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Cette

recherche anthropologique a été parrainée


par la Société des Explorateurs Français

© Éditions Tallandier, 2015


2, rue Rotrou – 75006 Paris
www.tallandier.com

EAN : 979-10-210-1082-6

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


The first problem is to know
when the dead are truly dead.
Dr Nathan Kline.
Zombi : de quoi parle-t-on ?

Depuis bientôt un siècle, les zombis ont servi d’archétype à la crainte


du retour des morts. Ils représentent autant la personnalisation des
altérations physiques post mortem (normalement invisibles car cantonnées
à l’intérieur du cercueil) que la crainte des erreurs de diagnostic de décès
(fausse déclaration de mort avec inhumation injustifiée).
Dans l’imaginaire occidental, ils ont servi d’exutoire aux angoisses et
aux fantasmes les plus crus et parfois les plus farfelus. D’abord limités à la
zone géographique des Caraïbes, les zombis vont ensuite devenir un
copier/coller du mythe du vampire, et se diffuser massivement au
continent nord-américain. Pour preuve, la profusion de films ou de séries
télévisées ayant trait au phénomène des zombis, principalement issus de
l’industrie cinématographique américaine : Vaudou. I walked with a
Zombie (Jacques Tourneur, 1943), La Nuit des morts-vivants (George
A. Romero, 1968) qui s’érige en parabole des maux de l’Amérique, la saga
Resident Evil, la série télévisée The Walking Dead (cinq saisons au total, et
un véritable succès planétaire), etc.
Mais ces êtres monstrueux n’ont en fait rien à voir avec le véritable
zombi, celui du vaudou haïtien. Ils représentent plutôt une sorte
d’actualisation du mythe médiéval du spectre putréfié (le « revenant
putride ») : ces morts-vivants sortent de terre, poursuivent hors le sol leur
putréfaction et transforment les humains en zombis par simple contact ou
morsure. Pour survivre, ils doivent tantôt manger des cerveaux, tantôt
sucer du sang… Comme si la zombification était une maladie
transmissible, sorte d’allégorie moderne de la peur ancestrale de la peste.
Le terme zombi revêt trois significations assez proches les unes des
autres : la première, qui n’est plus acceptée dorénavant, renvoie aux petits
1
enfants morts sans baptême, dont on capte l’âme pour se porter chance .
La deuxième correspond à un esprit fantôme qui, volé au cadavre au
moment de sa mort, circule, détaché d’un corps, comme une âme errante.
Il peut être de forme humaine ou n’avoir aucune forme particulière,
comme un nuage animé. Enfin, le dernier type – et le plus communément
admis – est l’individu à qui un poison a été administré, qui le met dans un
état cataleptique. On le fait alors passer pour mort et on l’enterre, avant
de l’exhumer du cimetière deux ou trois jours plus tard pour le produire
comme zombi.
Avec un double regard médico-légal et anthropologique, il m’a semblé
intéressant de repartir aux sources : pourquoi Haïti, cette île des Caraïbes,
s’inscrit-elle dans l’imaginaire collectif comme le territoire historique des
zombis ? À quoi correspondent les zombis ? Se résument-ils à de simples
victimes d’un poison animal ? Ne sont-ils qu’une création littéraire reprise
par l’industrie cinématographique ? Jouent-ils un rôle social, moral ou
politique ? Les travaux de Wade Davis, un ethnobotaniste nord-américain,
ont défriché le sujet dans les années 1980 en identifiant une molécule
mise en cause dans la zombification. Mais la recherche avance-t-elle
encore ? L’étude médicale et scientifique de nouveaux cas de zombis
permet-elle d’en savoir plus sur le processus de leur « fabrication » ?
Je suis donc parti réaliser une enquête anthropologique sur les traces
de ces êtres entre deux mondes. Une enquête anthropologique entre vie et
mort.
White Zombie

L’avion d’Air Caraïbes vole depuis plusieurs heures et doit se situer


approximativement à la verticale des Açores. Dans la pénombre, les
passagers dorment paisiblement ; certains ronflent en cuvant leurs
mignonnettes de punch coco… d’autres tentent leur coup avec les
hôtesses. J’en profite pour allumer mon ordinateur et regarder – pour la
centième fois ? – White Zombie, un vieux film américain en noir et blanc
(1932), qui signe l’une des premières apparitions de Béla Lugosi.
Ce film – la première œuvre cinématographique mettant en scène des
zombis – s’ouvre sur une calèche qui roule de nuit sur une route de
campagne serpentant au milieu de champs de canne à sucre ; elle
transporte deux Occidentaux qui viennent juste de débarquer à Port-au-
Prince. En chemin, ils tombent sur une cérémonie funèbre : des paysans
inhument l’un des leurs au beau milieu de la route en se lamentant.
« On dirait un enterrement…
– Sur la route ?… Que se passe-t-il ?
– Ce sont des funérailles, mademoiselle. Ils ont peur des voleurs de
cadavres, alors ils creusent les tombes au milieu de la route, là où il y a du
passage… », explique alors le cocher (un Haïtien au fort accent créole).
Surgissent alors, des plantations et d’un cimetière attenants, des
hommes au regard vitreux, à la démarche chaloupée, vêtus de guenilles.
La calèche se met à fuir l’arrivée des zombis en fonçant à tombeau ouvert.
« Vous auriez pu nous tuer en roulant à cette vitesse !
– Pire, Monsieur, nous aurions pu être capturés !
– Par qui ? Les hommes que nous avons croisés ?
– Ce ne sont pas des hommes, Monsieur. Ce sont des corps morts
(dead bodies)… Des zombis, des morts vivants, des cadavres volés dans les
tombes et qu’on fait travailler dans les moulins à sucre et les champs, la
nuit. »
Laënnec Hurbon

La sortie de l’aéroport est sportive. Il faut se frayer un chemin dans la


foule des familles qui viennent attendre leurs proches à la descente de
l’avion. Les camionnettes des Casques bleus siglées « UN » stationnent à
quelques mètres du tarmac. Des mitraillettes y sont nettement visibles.
Dehors, l’air sent l’Afrique plus que les Caraïbes. Une odeur familière,
celle de Cotonou, Lomé ou Lagos. Le ton est donné.
La voiture file à vive allure sur les routes défoncées en direction de la
périphérie de Port-au-Prince. Sur les trottoirs, des commerces ambulants
et de minuscules échoppes se suivent et se ressemblent sur des
kilomètres : Dieu seul maître boutique exhibe des pyramides de Prestige (la
bière locale), Sœur de Marie-Joseph rechaj propose une quantité de
recharges de téléphones portables, La Trinité computer services, Ave Maria
bar resto, Christ matériaux de construction, Avec Jésus dépôt de ciment,
Grâce divine quincaillerie, Père éternel loto, Tout à Jésus pharmacie, La
Nativité studio beauté, affiches bariolées de concerts nocturnes (Boukman,
Eksperyans… Alfazombie !), établissements religieux aux noms audacieux
(« Tabernacle croisade évangélique »), etc.
Sur la banquette arrière de la voiture traîne un exemplaire du
Nouvelliste (un des quotidiens de la République haïtienne) ; à la une
s’étale un grand titre consacré aux « chèques zombis », autrement dit, les
chèques en bois. Le concept de zombi est vraiment passé dans le moindre
des faits et gestes des Haïtiens… Au bout d’une heure, somnolant à
moitié, j’arrive au domicile de Laënnec Hurbon, sociologue et directeur de
recherches au CNRS. Sur la table basse du salon sont posés trois livres
d’art sur le vaudou haïtien. L’un d’eux, signé par Cristina García Rodero,
1
est impressionnant : la photographie de la couverture, en noir et blanc,
figure un jeune adepte du culte vaudou uniquement vêtu d’un pagne
sombre, immergé dans un lac de boue (le bain de chance) ; il se retourne
avec langueur et sensualité vers la chevrette qu’il porte sur ses épaules et
qu’il va bientôt sacrifier. Une image obsédante, fascinante.
Dès le début de notre conversation, Laënnec Hurbon m’invite à
prendre un peu de distance avec les zombis. Cet homme s’est
suffisamment penché sur ce que traverse aujourd’hui la société haïtienne
pour savoir que cette étroite relation entre les habitants et la mort
constitue presque une familiarité. Ici, on ne cherche pas à savoir si les
zombis existent ou pas. Dans la mystique des Haïtiens, le zombi est
important, et ils trouvent là un espace pour jouer et tricher avec la mort,
l’éviter. Dans ce phénomène, le traumatisme de la traite négrière a joué
un rôle non négligeable.
La mort exerce-t-elle une fascination, est-elle crainte ? Y a-t-il une
quotidienneté de la mort ? Sur le bord de la route, la pharmacie de la
Délivrance a peint sur sa devanture une citation biblique : « Il est bon
d’attendre en silence le secours de l’Éternel » (Lamentations 3, 17)… Très
rassurant. Sur le chemin entre l’aéroport de Port-au-Prince et le centre-
ville, j’ai compté près d’une centaine de maisons funéraires privées,
comme si les morts faisaient partie de la vie quotidienne, au même titre
que les vivants : Mille souvenirs salon funéraire ; Jackson Jeanty salon
funéraire, morgue privée ; Saint-Clair maison funéraire, assurance de décès,
gerbes de fleurs et couronnes ; Fils de Dieu, entreprise funéraire ; Entreprise
funéraire Bonne entente, etc. Presque à parts égales, et même parfois de
façon prépondérante : certains Haïtiens peuvent passer leur vie à préparer
leur tombe, leurs funérailles. Mourir, ici, est une chose qui arrive par
étapes. Une fois qu’on est mort, on entre dans un nouveau pèlerinage qui
doit conduire à devenir à son tour un dieu tutélaire pour la communauté,
le village ou la famille. L’individu doit éviter que son âme ne devienne
errante, et donc, captée par n’importe qui, serve à mauvais escient, c’est-à-
dire dans un contexte de sorcellerie. Il n’y a rien de pire que de telles
âmes errantes qui traînent leur condition dans les ruelles sordides ou sur
les grands axes routiers… Cet avenir est insupportable à penser pour un
Haïtien. En conséquence, il faut réussir sa mort.
Cette réussite passe par des rituels qui veulent que le défunt s’éloigne
de la communauté, car sa présence jette un trouble et constitue un
désordre général. Ce désordre se manifeste au niveau de l’environnement,
de la nature ; pour preuve, lorsqu’on demande à certains Haïtiens ce qui
se passe au moment de la mort, ils répondent : « Il y a une étoile qui
disparaît », « Un météore a traversé le ciel pour emporter son âme », etc.
Autrement dit, la nature elle-même rentre dans le processus de désordre
que représente la mort. On touche ici à la théorie du
microcosme/macrocosme (ce qui se passe ici-bas n’est que l’ombre de ce
qui se passe en haut, les humains ne sont que la « petitesse d’une
grandeur d’ailleurs »).
Il y a quelque chose de poétique dans la mort. La société haïtienne ne
fait pas du défunt quelque chose ou quelqu’un de disjoint du monde des
vivants ; à partir de cette idée, un va-et-vient permanent s’installe entre la
vie et la mort. D’ailleurs, le rituel des guédés (les esprits des défunts) est
l’un des plus importants en Haïti : celui qui est possédé par un guédé dit
des choses qui relèvent de la mort, bien entendu, mais aussi de la
sexualité (donc de la vie), oscillant donc périodiquement entre Éros et
Thanatos. Cette pléthore d’expressions sexuelles représente une sorte de
surenchère de la vie.
Le mort n’est pas vu ici comme quelque chose d’impur, mais plutôt
comme ce qui remet en question le système lui-même. Tous les rituels
funéraires auront pour but de bien séparer ce qui est vivant de ce qui est
mort, de s’assurer du départ définitif du mort de la communauté des
vivants, le défunt étant considéré comme potentiellement dangereux
puisque pouvant remettre en question l’ordre établi ; c’est seulement
a posteriori, au cours d’un rituel de réintégration du mort dans la
communauté, que celui-ci pourra devenir un protecteur potentiel. En
attendant, des pratiques magiques ont pour but d’empêcher le défunt de
revenir dans son foyer y semer le désordre : par exemple, dans les
campagnes, la conduite du mort au cimetière ne peut se faire sans
précautions. Les porteurs du cercueil doivent donner l’air de se tromper
de chemin, afin que le mort ne puisse plus retrouver la route qui le
2
ramènerait à la maison .
L’individu est toujours rattaché à une communauté. Tout ce qui relève
de la mort doit être maîtrisé, codé, ritualisé, symbolisé. Plus qu’une façon
d’organiser le chaos, c’est un moyen d’empêcher que le chaos n’existe. On
retrouve en Haïti des pratiques de toilette mortuaire importées d’Afrique
noire – il existe ainsi des « baigneurs de morts » dont le rôle est de
préparer le défunt pour ce voyage qui débute au dernier soupir. Car pour
les Haïtiens, la vraie vie commence au moment du décès : dès lors, ce
moment fatidique concentre énormément d’activités pour que le défunt
puisse s’en aller, condition sine qua non pour qu’il puisse rendre service
aux vivants. Pour les vaudouisants (les adeptes du vaudou), on doit ôter
aux morts la force protectrice qu’ils avaient durant leur vie ; le déssouné
(ou dissouni) est un rituel qui consiste ainsi à retirer le loa auquel ils ont
été consacrés, et qui est encore attaché à leur tête. Ce n’est pas une
désacralisation, mais une libération. Le loa est physiquement et
intrinsèquement attaché à l’individu, et lorsqu’il quitte l’enveloppe
corporelle, le mort peut bouger, se lever. Dans les morgues, il arrive qu’on
trouve des défunts assis par terre, alors qu’ils avaient été amenés sur des
brancards… Certains reprennent même leur place après. Il y a beaucoup
d’histoires autour des morts en Haïti… « Ça arrive », dit-on à ce sujet,
guère étonné.
La République haïtienne est à la confluence de trois cultures
principales : négro-africaine, caribéenne et française. Dans ces croyances
hétéroclites autour de la mort et du séjour des défunts, quelle est la place
du zombi ?
Les différents témoignages que j’ai pu obtenir de la part de houngans
ou de croque-morts décrivent à peu près ce processus : en Haïti, le défunt
est enterré dans les 24 heures qui suivent son décès. Pour diminuer ce
délai, en cas de zombification, le bokor (prêtre vaudou pratiquant la
magie maléfique) peut répandre autour de la maison un liquide à l’odeur
putride (provenant d’un cadavre en état de décomposition avancée) pour
faire croire qu’il y a urgence à procéder à l’inhumation. Pour l’attirer hors
de sa tombe, le bokor ou ses aides utilisent un des éléments spirituels de
la victime qu’on avait auparavant gardé pour le rendre zombi, et conservé
dans une bouteille (le ti-bon-anj) : le bokor se place au pied de la tombe
avec la bouteille et fait se soulever l’individu. Attiré par son « fragment
d’âme », le corps va être extrait de la tombe. Mais ne pouvant sortir seul,
le défunt est exhumé par des aides du bokor, les loups-garous
(généralement des maçons du cimetière, ou ceux qui baignent les morts,
ou encore les fossoyeurs), qui brisent la maçonnerie du tombeau réalisée
en mortier maigre, c’est-à-dire avec très peu de ciment. Ils s’emparent
ensuite du cercueil qu’ils placent la tête en bas pour faire affluer le sang
dans le cerveau du « défunt », sortent le corps, le frictionnent avec vigueur
pour décrisper les muscles et stimuler le retour veineux. Enfin, pour finir
de le réveiller totalement, les loups-garous font soit ingurgiter à l’individu
une potion faite de feuilles de concombre zombi trempées dans du clairon
(alcool fort), soit respirer la fumée des mêmes feuilles qu’on fait brûler à
ses pieds. On asperge ensuite le zombi avec de l’eau glacée pour finir
d’éveiller ses sens, puis de violents coups de fouet lui sont administrés
pour stimuler son système nerveux périphérique sensitif et moteur (et
notamment lui permettre de remarcher de façon efficace). Avec une
bande de tissu, on lui serre les mâchoires pour l’empêcher de crier. Alors,
un condeur (ou conducteur) l’enveloppe dans un linceul (pour qu’il ne soit
pas reconnu par les noctambules qui pourraient croiser l’étrange convoi),
lui passe une corde à la taille pour mieux ajuster le tissu et ne pas
entraver sa marche, puis l’emmène chez le bokor. Le condeur tient l’autre
bout de la corde. Tantôt les deux bras du zombi sont attachés dans son
dos, tantôt ses deux pouces sont liés devant lui, pour le déséquilibrer au
cas où il tenterait de prendre la fuite (les poings ou les pouces ainsi liés, il
tomberait immédiatement et serait facile à rattraper).
Dès ce moment, le zombi est téléguidé par cette bouteille remplie du
ti-bon-anj (l’image d’une télécommande a été utilisée par Laënnec
Hurbon), le bokor le dirigeant à gauche ou à droite de la façon la plus
élémentaire. L’utilisation de concombre zombi (Datura stramonium, pour
certains, Momordica elaterum, pour d’autres) au moment de l’extraction
du zombi du tombeau, et son éventuelle administration répétée au cours
de la période d’esclavage pourraient produire chez l’individu un état de
passivité psychologique extrême 3.
Le zombi représente l’idéal de l’individu esclave d’autrui. Il se place au
service de celui qui a commandé l’acte de zombification, sorte de punition
peut-être pire que la mort elle-même, généralement dictée par une
revanche, une vengeance. Le zombi va être mis dans un champ de canne à
sucre pour travailler, ou bien va servir de protecteur d’une maison (pour
surveiller les murs ou les habitants) parce qu’il fait peur. Dans tous les cas,
il travaille. Mais on ne doit pas lui donner n’importe quel aliment. On doit
lui servir son repas sur des feuilles de bananes (comme aux anciens
esclaves de Saint-Domingue), il ne doit pas fonctionner totalement
comme un humain (il est presque un humain, mais pas tout à fait).
L’alcool lui est interdit, comme toute substance qui pourrait le réveiller. Le
sel est également proscrit (par magie, le sel étant considéré comme
l’aliment de la vie ? ou pour laisser le zombi en hyponatrémie
chronique ?).
Dans cette acception de la zombification, il y a donc des éléments qui
relèvent du réel, et d’autres de l’imaginaire, du symbolique (ce qui pose
problème à de nombreux chercheurs qui viennent enquêter en Haïti sur le
zombi, mais sans savoir que ce terme recouvre deux entités bien
différentes tant socialement que spirituellement). L’obsession de certains
chercheurs pour les substances toxiques zombifères (principalement sous
l’influence des travaux de l’ethnobotaniste Wade Davis dans les
années 1980) leur fait parfois oublier les autres aspects plus sociaux ou
religieux du zombi. Certes, dans quelques poissons, crapauds,
feuilles, etc., on trouve des produits capables de réduire les capacités
vitales de quelques individus, de les mettre dans un état catatonique, et
même de leur donner l’apparence du mort. Mais tout n’est pas là : le
phénomène des zombis est bien plus complexe.
Ne serait-il pas possible d’ajouter à ces deux acceptions un troisième
type de zombi, de nature psychiatrique – c’est-à-dire des sujets qui, sans
avoir pris aucune drogue particulière, et sans être des fantômes au sens
magico-religieux, se trouvent dans un état anormal, donnant une
sensation de « mort-vivant » (sorte de nécromimie) ? Le diagnostic
différentiel de la zombification toxique pourrait en effet consister en
l’existence d’une maladie psychiatrique qui désociabiliserait l’individu ; on
pense principalement à la schizophrénie (dédoublement de personnalité),
mais il ne faut pas négliger une autre entité pathologique, la maladie de
Cotard. Cette maladie a été décrite par le neurologue français Jules
Cotard en 1880 : une patiente était venue le consulter, persuadée de
n’avoir ni cerveau, ni nerfs, ni poitrine, ni estomac, ni intestins et ne se
considérant que comme un corps en décomposition ; elle ne croyait ni en
Dieu ni en Satan, n’avait – d’après elle – pas d’âme, ni aucune nécessité de
s’alimenter (elle est d’ailleurs morte peu après de cachexie) 4. D’autres cas
ont depuis été décrits dans la littérature médicale, certains antérieurs à la
publication de Cotard : une femme âgée, victime d’une attaque en 1788,
qui, lors de sa convalescence, demanda à ses filles de la vêtir d’un suaire
et de la déposer dans un cercueil car elle était persuadée d’être morte
(elle survécut trois mois dans cet état) 5 ; une femme enceinte de 28 ans
convaincue que son foie était en train de se putréfier et qu’il lui manquait
un cœur ; un homme (Graham Harrison) 6 qui fit une tentative de suicide
par électrocution dans une baignoire, puis se réveilla à l’hôpital persuadé
qu’il était en état de mort cérébrale (son cerveau ayant « grillé » au cours
de l’incident), et consacra dès lors ses journées à fréquenter les cimetières
« pour se rapprocher de la mort »…
Pour Laënnec Hurbon, cette vision psychiatrique est trop occidentale,
et ce troisième type de zombi recoupe en grande partie le zombi social
(pour lequel les substances toxiques n’interfèrent d’ailleurs pas
systématiquement) : l’individu raconte en effet lui-même sa propre
zombification, qu’elle soit imaginaire (seul produit de l’individu) ou
causée par autrui. Le système du zombi est déjà formaté par la société : le
sujet entre dedans et n’a presque pas le choix des symptômes ni des
plaintes ; il s’identifie à un zombi type préexistant, avec tout son cortège
mythologique. Il développe cet ensemble de signes cliniques auprès de
ceux qui l’approchent, que ce soit un psychiatre, un prêtre, sa famille ou
des inconnus. Ainsi, pas de véritable trouble psychiatrique, mais une
adhésion complète aux croyances magico-religieuses de zombifications ou,
pour le moins, à leur forme sociale haïtienne. En somme, cette vision se
rapproche du concept africain traditionnel qu’aucune mort ni aucune
maladie n’est naturelle, mais toujours causée par autrui, et qu’il n’existe
pas de maladie psychiatrique, mais uniquement des possessions magiques
ou spirituelles.

Pour que cela soit devenu possible, il a fallu qu’un double problème
survienne dans la société haïtienne : le premier, relatif à l’identité ; le
second, relatif à la vision qu’ont les habitants du corps et de la mort.
L’identité, d’abord : un individu peut, au moment d’un décès, se
prendre pour son père, son grand-père, son frère, son cousin… parce qu’il
y a un véritable problème d’état civil en Haïti. De très nombreux habitants
naissent, vivent et meurent sans jamais avoir obtenu d’existence légale,
donc disparaissent sans jamais avoir existé (aux yeux des registres
nationaux). Ainsi, il est tout à fait possible de changer d’existence en
affirmant qu’un tel est mort, puis en prenant sa place au su et au vu du
reste de la famille qui accepte cette usurpation d’identité avec
bienveillance, sinon avec neutralité (à la manière du Retour de Martin
Guerre ou de cette Jeanne des Armoises qui, ayant usurpé l’identité de
Jeanne d’Arc après sa crémation en 1431, réussit à se faire reconnaître par
ses frères…). Cette appropriation d’individus peut se faire
progressivement, par paliers, comme une acceptation permettant de
résoudre un problème survenu au sein du clan : manque de bras, défaut
de moyens financiers, maladie « honteuse », etc. Mais ce cas reste rare :
habituellement, l’individu considéré comme zombi erre à travers le pays,
est caractérisé par un comportement social atypique, échoue aux
carrefours ou le long de la route sans aucun bien ; c’est sa reconnaissance
par un tiers qui lui donnera le nom de zombi (et non plus seulement de
vagabond) et fera de lui un être spirituellement à part. Mais il faut bien
comprendre qu’une enquête complète risque de montrer que le zombi
n’est jamais mort, pas plus qu’il n’a été drogué, et qu’il peut ne s’agir que
d’un sujet qui a profité d’un décès pour occuper une place laissée vacante
parce que ça lui a profité ou que ça profite à la communauté, et qu’il
« blanchit » ou « avalise » ce glissement d’identité sous le vocable et le
concept de la zombification. Cette situation est facilitée par le fantasme,
présent de façon diffuse en Haïti, que des zombis circulent parmi les
vivants.
Le corps, ensuite : dès le commencement de l’histoire d’Haïti, le corps
des hommes est un corps volé en raison de la traite négrière et de
l’esclavage. Un corps explanté de la terre africaine et emmené de force sur
l’île de Saint-Domingue dès 1517 sous l’impulsion de Charles Quint.
L’individu commence par mener un certain nombre d’activités pour
récupérer ce corps : la lutte menée par les esclaves pour sortir de cette
condition servile. Il faut dépasser le niveau superficiel des faits de guerre,
et s’intéresser aux efforts faits par les hommes pour se récupérer. C’est là
qu’on touche au sacré, et que le vaudou haïtien intervient : ce système
religieux est fondé sur le fait que, dans la mort, l’homme rejoint l’Afrique
(appelée Afrique-Guinée), donc les esprits et les dieux des origines. Une
chaîne symbolique a été rompue par l’esclavage, une chaîne qui relie
l’individu, la famille, les morts, les ancêtres et les divinités. C’est pourquoi
le culte des morts (guédé) est l’un des plus importants dans le vaudou
haïtien, auquel les esclaves ont été attachés très tôt, dès leur première
inscription dans le système dominguois : il est là pour combler une
absence et pour restituer les racines propres à chaque individu. Cette
prééminence persiste encore. L’individu aura besoin de consolider les
forces spirituelles qui permettent à son corps d’être un véritable corps
humain. Car un corps qui ne dispose pas de force protectrice n’est qu’une
masse de chairs dont on peut faire n’importe quoi (la métamorphoser en
animal, par exemple), et constitue une situation extrêmement
dangereuse. À partir du système africain d’anthropologie du corps, il y a
une surenchère, un surinvestissement de la vision même des forces
spirituelles qui protègent le corps, à cause de cet éloignement forcé, de
cette séparation brutale de la terre natale 7.
Mais de quoi est fait le corps ? D’une masse de chairs, d’abord, autour
de laquelle s’organisent deux éléments spirituels : le premier (petit bon
ange ou ti-bon-anj) correspond à la part immanente de l’individu qui est
en contact avec les esprits (loas), la mémoire, la conscience, l’autorité ; il
voyage pendant la nuit sous la forme des rêves, rencontre les esprits et
obtient un certain nombre de connaissances sur lui-même, sur la famille,
mais aussi des dons (de guérison par exemple). Le petit bon ange peut
sortir du corps de l’individu au moment de la possession par le loa ; il se
détache de l’enveloppe corporelle pour laisser au loa la place de s’installer
et prendre possession du sujet. Le second (gros bon ange ou gwo-bon-anj)
correspond à l’intelligence et à la volonté (le principe moteur). Une fois
qu’on a été initié au vaudou, une part du loa (auquel on a été consacré)
séjourne de façon permanente au sein de l’individu. Mais certains
vaudouisants peuvent même aller plus loin et obtenir plus des divinités :
ils peuvent par exemple mettre tout ou partie de leur petit bon ange (ou
de leur gros bon ange) dans une bouteille laissée sous protection dans un
péristyle (temple vaudou haïtien) pour que personne de mal intentionné
ne puisse le capter (c’est-à-dire le voler au moment de la mort ou avant,
au cours d’un processus de zombification). Pour l’initié, le risque est en
effet grand de subtiliser cet élément spirituel, ou d’introduire en lui un
élément qui serait source de désordre dans son propre corps et
désorganiserait son esprit. En conséquence, le dévot passe son temps à
éviter que les autres ne s’approprient son identité, ce qui explique le
caractère innombrable des pratiques rituelles rythmant le quotidien des
Haïtiens sous la forme de magie défensive et offensive. L’individu n’est en
fait pas obsédé par la mort, mais par la lutte contre sa propre mort
prématurée pouvant survenir à tout instant.
Pour des raisons historiques et contextuelles, le système haïtien est un
système de violence économique et sociale. Avec une population s’élevant
à plus de 10 millions d’habitants, l’espérance de vie à la naissance ne
monte qu’à 61 ans pour les hommes et les femmes. L’indice de fécondité
est de 3,81 enfants par femme, mais la mortalité infantile est
extrêmement importante, avec près de 60 décès pour mille naissances
(contre 3,37 en France). Au total, c’est 60 % de la population qui est âgée
de moins de 25 ans ; il faut dire que sitôt qu’on se promène dans les rues,
que ce soit dans la capitale ou dans les maquis, celles-ci sont remplies
d’écoliers en uniformes ; d’un autre côté, dès qu’un Haïtien porte des
cheveux blancs, on l’affuble de quolibets comme « papi », « l’ancien »,
« baba »…
Dans ce contexte où la mort est si fréquente, chacun peut voir ou
imaginer partout des individus capables de tuer ou de voler un esprit. À
certains moments clés, des crises peuvent survenir et laisser croire qu’il
existe de nombreuses sociétés secrètes présentes de façon diffuse, que des
pillages systématisés des cimetières surviennent, ou encore qu’il y a
pléthore de zombis. Le séisme du 12 janvier 2010 (ayant provoqué plus de
230 000 morts), comme toutes les catastrophes ou les périodes de crise, a
été l’occasion d’une véritable inflation des cas de zombification : plusieurs
zombis ont été décrits dans les camps de réfugiés. Sociologues et
spécialistes des religions s’y attendaient : en Haïti, le monde surnaturel est
continuellement présent, ou, pour reprendre l’expression d’Alice Corbet,
« les invisibles [sont] omniprésents 8 » (parlant des disparus du séisme). Il
n’y a en effet pas eu de funérailles individuelles pour ces victimes qui ont
généralement été enfouies à la hâte dans des fosses communes ; en outre,
tous les corps n’ont pas été retrouvés, et beaucoup sont restés sous les
décombres, désormais recouverts par de nouvelles constructions, en
dehors de tout contexte sépulcral, donc sans rituel d’accompagnement.
La population haïtienne, toutes générations confondues, a en général
une croyance complète aux zombis, et il est difficile de convaincre qui que
ce soit que ce phénomène n’existe pas. Et quand on pose à Laënnec
Hurbon la question de savoir s’il croit, lui, aux zombis, il répond sans
répondre : « Je crois que des gens peuvent, parce qu’ils sont
schizophrènes, rentrer à un certain moment dans le format de la
mythologie de la zombification, et qu’ils se déclarent zombi ; je crois que
c’est ce qui se passe le plus souvent. » Il est vrai que des substances
toxiques sont utilisées par les bokors pour mener un certain nombre
d’activités de magie offensive ou contre-offensive, parce que des clients
viennent leur demander de résoudre tel ou tel problème avec telle ou telle
personne (une résolution autant symbolique que réelle, efficace,
palpable). Avec les zombis, il y a un mélange de choses relevant non
seulement de la toxicité ordinaire (plantes, animaux, etc.), mais aussi
d’autres éléments magico-religieux (double système de réel et
d’imaginaire). À tous les carrefours, dans tous les cimetières, au pied de
tous les arbres imposants, on peut voir des roga, c’est-à-dire des objets
magiques visant un individu bien précis, et lorsque celui-ci passe devant
ou à proximité, il comprend tout de suite que ce sortilège est dirigé contre
lui, puis il tombe malade (par sympathie, autrement dit, sans même avoir
touché ni bu quoi que ce soit). À son tour, il devra aller consulter un
houngan (prêtre vaudou pratiquant la magie bénéfique) pour trouver la
solution à cet envoûtement et dénouer le sortilège en faisant de la contre-
magie. Il existe ainsi un spectre de pratiques qui peuvent aller de
gestuelles totalement bénignes jusqu’à ce cas extrême ou limite que
représente la zombification. Ce schéma-là est déjà présent dans la société,
qui peut choisir de l’exploiter ou pas.
C’est lorsque la foule identifie précisément un zombi qu’on constate
cette véritable familiarité avec la mort dans le peuple haïtien : les gens
sont presque trop à l’aise avec ce phénomène, et évoluent naturellement
avec lui. Peu osent en revanche le toucher (sous peine de risquer d’être
contaminé en quelque sorte), car ce serait presque toucher la mort… Sitôt
identifié zombi, celui-ci est emmené à l’église pour qu’un prêtre puisse lui
« passer un cordon », c’est-à-dire lui permettre de revenir à la vie
quotidienne ; sorte de nouveau baptême, dans les suites d’une nouvelle
naissance, puisque l’individu a connu la mort et en est revenu, il consiste
en une aspersion d’eau bénite. Le baptême catholique est d’ailleurs intégré
au système vaudou comme une force supplémentaire dont on a besoin
pour que le loa puisse fonctionner correctement. Ce n’est donc
absolument pas un exorcisme, mais un bain lustral puisque l’individu n’est
pas possédé mais au contraire privé de son âme. Par ces cérémonies, on
essaie de faire revenir le petit bon ange (ti-bon-anj) qui a été volé, et
généralement, celui-ci revient progressivement, par étapes. On voit bien là
un phénomène relevant d’un double système de réel et d’imaginaire
imbriqué dans la vision anthropologique haïtienne.
Dans les temples vaudou, amoncelées dans une pièce à l’écart du
passage, on peut voir fréquemment de nombreuses bouteilles jouxtant un
autel ou des fétiches ; elles sont remplies de l’âme des morts ou des
vivants, pour protection (rien ne peut théoriquement arriver à l’individu
qui a mis son âme au contact des loas : ni capture, ni zombification). Et la
tradition dit que lorsqu’on essaie de soulever ces bouteilles (ce sont
d’anciennes bouteilles ordinaires de vin ou de rhum de 50 à 100 cl), tout
mouvement est impossible : elles sont tellement « remplies d’âme » qu’on
ne peut même pas les incliner ou les décoller du sol, rapportent les
houngans et les vaudouisants. Nul ne peut les bouger. De toute façon,
personne n’a le droit d’y toucher hormis les prêtres. C’est donc parole
d’évangile…
De nos jours, les Haïtiens ont tellement peur de se faire zombifier
qu’ils prennent la tangente et se convertissent au protestantisme
(principalement aux mouvements pentecôtistes et baptistes, réservés aux
classes populaires, plus rarement méthodistes, mais aussi mormons et
témoins de Jéhovah) : ils se croient ainsi protégés, inattaquables, au-
dessus de toute magie. De fait, et sans le vouloir, les protestants
revitalisent tout l’imaginaire du vaudou, parce que les Haïtiens, sachant
que la situation sociale a totalement dégénéré (surtout suite au
tremblement de terre de 2010), considèrent désormais que tout individu
est vulnérable. C’est pour cette raison que le vaudou est obligatoirement
abandonné et diabolisé lors de la conversion. Ce moment de diabolisation
du vaudou est encore une autre manière de le maintenir en vie, puisque
c’est lui prêter une existence et un pouvoir réels ; dans les prédications, il
faut tout le temps parler du vaudou, déclarer qu’il est mauvais,
dangereux, source de conflits et de morts, et surtout la cause de tous les
malheurs sur l’île (sic !). En conséquence, nombre d’Haïtiens passent leur
temps à fréquenter toutes sortes d’églises ; ils ont besoin de ça pour sentir
qu’ils sont à l’abri. Mais le sont-ils vraiment ? Telle est la question. Ils ne
font en tout cas pas peur aux houngans, ni aux bokors.
Lorsqu’on demande où sont les zombis pendant la journée, et s’ils
travaillent dans les plantations, les Haïtiens répondent le plus
sérieusement du monde : « Ils sont là, mais on ne peut pas les voir car ils
disparaissent de la vue des autres. » En revanche, le soir, à la nuit tombée,
les zombis sont là, rassemblés, ils mangent sur des feuilles de bananiers
(ils ne mangent pas comme les humains, mais à la façon des esclaves, car
ils sont aux confins de la mort), et le lendemain matin, tout recommence.
Cette façon de voir, puis de ne plus voir le zombi, montre bien qu’on est
dans un fantasme commun, avec une part d’imaginaire qui est
extrêmement importante dans l’acception de la zombification.
Sont des sources potentielles de création de zombi les conflits de
terrains ou matrimoniaux, les jalousies professionnelles, les procès, etc.
Des parents ont même pu zombifier leurs enfants… à moins qu’il ne
s’agisse d’une simple escroquerie ? Ainsi, à Terrier-Rouge (au nord-est de
l’île), est survenue récemment (2010) une fausse zombification, une mise
en scène tout à fait réussie d’un houngan désirant démontrer qu’il avait
des capacités extraordinaires, et notamment celle de pouvoir « lever des
morts » ; il l’a ainsi fait sur son propre fils, qui a joué le rôle presque à la
perfection…
Un aperçu du vaudou haïtien

Depuis les années 1920, les études universitaires tant autochtones


qu’étrangères permettent de connaître de façon désormais très précise
l’organisation et le mysticisme du vaudou haïtien 1. Ces croyances
animistes sont fondées sur la transmission du fonds magico-religieux
Yoruba d’Afrique de l’Ouest à travers le commerce des esclaves, y compris
et surtout par l’intermédiaire de la musique 2. Le mot vaudou signifie avant
tout « esprit » ou « divinité » :

Dans la langue fon, parlée au Bénin, vodun signifie puissance


invisible, redoutable et mystérieuse, ayant la capacité
d’intervenir à tous moments dans la société des humains. La
déportation vers le Nouveau Monde de millions d’esclaves noirs
a entraîné la reconstitution dans les Amériques de croyances et
de pratiques africaines, sous des formes et des appellations
diverses ; candomblé au Brésil, santeria à Cuba, obeyisne à la
Jamaïque, shango cult à La Trinité, ou vaudou en Haïti […].
Face à un système esclavagiste qui prétend les destituer
totalement de leur humanité, les Noirs déportés d’Afrique
élaborent peu à peu à travers les rites du vaudou leur propre
religion : imaginaire radical en même temps que lien
communautaire réel qui constituera la base clandestine de leurs
diverses luttes pour la liberté 3.

Les adeptes du vaudou (hounsi) sont groupés au sein d’une société


dont le siège se trouve dans un hounfor où sont réalisés les rituels dirigés
par les prêtres et prêtresses appelés respectivement houngan et mambo.
Le baptême, imposé par les colons français à leurs esclaves et qui les
introduisait à leur nouvelle condition servile, a très vite été interprété
comme une véritable porte d’entrée aux rituels du vaudou ; dans le même
temps, ce baptême, mais aussi l’enseignement obligatoire sous forme de
catéchisme, ont été à l’origine de ce syncrétisme très particulier entre
chrétienté et religions traditionnelles d’Afrique noire. À force, les loas, ces
divinités tribales, ont plus ou moins été assimilés aux saints catholiques.
L’assimilation a été si forte que les statues mariales, les Vierges noires, les
bougies et les reliques sacrées ont également été incorporées aux rituels 4.
Les loas sont très actifs dans la vie religieuse et possèdent souvent les
fidèles par des épisodes de transes :

L’explication donnée par les sectateurs du vaudou à la transe


mystique est des plus simples : un loa se loge dans la tête d’un
individu après en avoir chassé le gwo-bon anj, l’une des deux
âmes que chacun porte en soi. C’est le brusque départ de l’âme
qui cause les tressaillements et soubresauts caractéristiques du
début de la transe. Une fois le bon anj parti, le possédé éprouve
le sentiment d’un vide total, comme s’il perdait connaissance.
Sa tête tourne, ses jarrets tremblent. Il devient alors non
seulement le réceptacle du dieu, mais aussi son instrument.
C’est la personnalité du dieu, et non plus la sienne, qui
s’exprime dans ses paroles […]. Le rapport qui existe entre le
loa et l’homme dont il s’empare est comparé à celui qui unit le
cavalier à sa monture 5.
On dit en effet que le loa « monte son serviteur » qui prend la forme
de l’esprit qui le domine : ainsi, un hounsi monté par Damballa dardera la
langue hors de sa bouche à la manière d’un serpent pendant ses
convulsions au sol. Des rituels sont pratiqués pour rendre hommage aux
loas (littéralement en les « nourrissant » : manjé-loa) dans le but avoué
d’attirer la chance sur soi…
Les sociétés secrètes sont caractérisées par la réalisation d’activités
jugées habituellement malveillantes sous couvert de la religion vaudou (ce
qui est la source, pour certains, de la mauvaise réputation donnée à cette
religion) ; ces sociétés se nomment Bizango, Cochon gris, etc. On les dit
pratiquant des sacrifices humains et cannibales (ce qui est
vraisemblablement exagéré), notamment au moment de la possession par
les animaux totémiques protecteurs (les baka). Ces derniers sont des
sortes d’esprits maléfiques prenant fréquemment des aspects animaux :
loup-garou, homme-léopard, homme-serpent, homme-éléphant, homme-
chouette, homme-crocodile, homme-lion – on voit que la grande majorité
de ces espèces animales ne sont pas endémiques en Haïti, et proviennent
bien d’une source africaine (un fonds inconscient). Certains prennent
même la forme d’oiseaux invisibles dont seule la trace lumineuse est
visible la nuit, sinon l’odeur de soufre de leur sillage… Lors de la dictature
haïtienne, les Duvalier père et fils (1957-1986) ont maintenu le doute sur
la nature véritable de leur milice, les Tontons macoutes, que la majorité
des Haïtiens considérait comme des membres de ces sociétés secrètes
dotés de pouvoirs magiques particulièrement dangereux…
Les bokors, ceux qui servent les loas « avec leurs deux mains », sont
des houngans ayant pris le parti de faire de la magie bénéfique mais aussi
maléfique (notamment participer aux rituels de zombification ou encore à
la consécration de ouangas – ou wangas –, ces dangereux talismans – des
paquets magiques – hébergeant des baka). L’angajan est ce pacte magico-
religieux contracté entre un fidèle et un loa, à des fins néfastes pour
quelqu’un.
Dans la religion vaudou, les êtres humains sont constitués de cinq
composantes basiques : corps (les chairs, devenant après la mort le
cadavre), n’âme (l’esprit qui anime les chairs, et qui, également mortelle,
devient une énergie transmise à la terre au moment du décès), z’étoile
(l’étoile du destin, qui réside au paradis, à distance du corps), gwo-bon-anj
et ti-bon-anj (les deux parties de l’âme). Dans la conception magico-
religieuse du vaudou haïtien, la mort n’est pas la cessation de la vie, mais
le changement d’une condition en une autre. Si le corps se décompose en
effet, si la n’âme disparaît dans les profondeurs du sol, le gwo-bon-anj
rejoint le soleil et Ginen (la communauté cosmique des esprits des
ancêtres) pour devenir un loa, tandis que le ti-bon-anj est cantonné au
royaume des morts.
Le ti-bon-anj ne quitte d’ailleurs pas directement le cadavre au
moment de la mort, mais plane autour de celui-ci pendant neuf jours qui
sont clôturés par une cérémonie dite « du neuvième soir », qui finit
d’enterrer le ti-bon-anj à l’intérieur de la tombe, véritable porte d’entrée
du séjour des morts. Si ce rituel n’est pas pratiqué, le risque est que le ti-
bon-anj erre sur terre et cause des malheurs aux proches du défunt… Par
un procédé magique, le houngan peut aussi forcer le ti-bon-anj à séjourner
un an et un jour dans les eaux sombres d’un lac, avant que la famille ne le
rappelle rituellement : devenu un esprit, celui-ci est fixé dans un govi (une
cruche entourée de colliers) qui sera soit spécialement dédié au culte
(donc nourri et adoré au même titre que n’importe quel loa), soit brisé et
ses fragments répartis sur plusieurs carrefours (pour libérer l’esprit et le
faire entrer au pays des morts).
Un autre procédé magique réalisé par le houngan, le dessounin (ou
desounen), permet de séparer le gwo-bon-anj du corps mort : les narines et
les oreilles du défunt sont fermées par du coton, tandis que les genoux et
les gros orteils sont liés ensemble, la bouche est fermée et les poches de
ses vêtements sont retournées. Puis le houngan projette du rhum local
(clairin) aux quatre coins cardinaux et sur le corps pour le purifier, secoue
son asson 6 sur le cadavre et allume des bougies. L’asson est ce hochet du
houngan ou de la mambo constitué d’une calebasse recouverte d’un filet
dans les mailles duquel sont insérées des graines de porcelaine ou des
vertèbres de couleuvre (attribut royal et symbole de puissance). Puis on
chuchote le nom du mort à ses oreilles, tandis que ses assistants réalisent
des sacrifices d’animaux et tracent des vévés consacrés aux défunts (celui
de Baron Samedi ou de Dame Brigitte, par exemple). Souvent, le houngan
est possédé par l’esprit du défunt, et cette transe est l’occasion de prévenir
l’avenir du groupe familial proche du mort. Tant que ce rituel (desounen)
n’est pas accompli, le mort est considéré comme encore vivant.
Bien sûr, il existe des moyens de retourner de façon maléfique ces
cérémonies ; pour réaliser une prise du mort, un bokor va dans un
cimetière, invoque Baron Samedi pour obtenir l’autorisation de sortir une
âme d’un tombeau, puis jette du rhum sur une pierre tombale en y
déposant aussi quelques pièces, enfin frappe la stèle avec une calebasse.
De la même façon, le bokor peut aussi voler le ti-bon-anj au cours de ce
délai fatidique des neuf jours suivant le décès ; en cas de capture (dans
une bouteille), celui-ci va devenir ce que les Haïtiens appellent un zombi
astral : contrairement au zombi classique, il n’a pas de caractère palpable
(c’est un esprit sans corps auquel le bokor peut commander des actions
multiples et variées, et qui ne trouvera jamais le repos).
De fait, comment empêcher les éventuels agissements néfastes d’un
bokor ? Comment s’assurer que le corps mort ne sera pas profané et que
les âmes ne seront pas emportées ? Idéalement, la famille ne doit quitter
le cimetière qu’une fois le défunt totalement enfermé dans son sépulcre,
par peur de vol du corps (et donc par crainte d’une zombification
éventuelle). Dans les morgues, s’il existe un doute sur le caractère « réel et
constant » de la mort, Laënnec Hurbon me confie que certains s’arrangent
pour « tuer une seconde fois » l’individu 7 (on ne le décapite pas, car le
défunt doit être présentable à la famille ou au public lors de l’exposition
dans l’église, donc on évite toute mutilation visible, mais on use plutôt de
poisons ou d’un coup de couteau en plein cœur).
On peut aussi avoir recours à des pratiques magiques : en dispersant
dans la tombe des aiguilles sans chas et des pelotes de laine, par exemple,
ou encore plusieurs milliers de graines de sésame, on croit que l’esprit du
mort sera si occupé à ces tâches impossibles qu’il n’entendra pas la voix
du bokor lui intimant l’ordre de sortir hors de sa tombe. D’autres encore
disposent un couteau dans la main du « cadavre », pour qu’il puisse le
planter dans le cœur du bokor ou de ses aides au moment de
l’exhumation. Constater que des ongles ont été coupés ou des cheveux
arrachés sur un corps mort est en revanche un signe indéniable qu’un
bokor est en train de réaliser un sortilège en rapport avec ce défunt…
Premier cimetière haïtien

Avec Laënnec Hurbon à son bord, notre voiture s’enfonce dans les
plantations de canne à sucre et longe des usines désaffectées. Au bout
d’une heure, nous arrivons dans le cimetière proche de l’habitation
sucrière coloniale des Digneron. Au milieu des tombes errent des chèvres
faméliques. Les herbes folles poussent sur les sépultures, et le bruit des
camions chargés de canne est assourdissant.
L’endroit est révélateur des pensées propres au devenir du défunt pour
les Haïtiens : le mort doit être bien enfermé, bien cimenté (même si aucun
mur d’enceinte ne délimite le cimetière stricto sensu). De nombreux
caveaux sont ainsi condamnés par des portes de fer scellées par de massifs
cadenas parce que les vols de cercueils (pour les réutiliser), d’objets du
défunt et de fragments de cadavres sont habituels. Principalement des
crânes, car de nombreuses pratiques magiques sont centrées sur cette
pièce anatomique de choix, au fort poids symbolique. C’est dans les
cimetières que de nombreux rituels ont lieu, parce qu’ils sont sous
l’autorité de Baron Samedi, ce loa chef de file de la mort et des pratiques
magiques offensives et défensives.
Dans les allées ou entre les tombeaux, quelques cercueils éventrés sont
visibles, sur lesquels montent des poulets à la recherche de nourriture ; un
cercueil d’enfant, tout blanc, est renversé, vide. Les cadavres ont été volés,
dans un contexte magique ou bien de simple vandalisme (dégradation
cultuelle). De plus en plus, on a l’impression, en Haïti, d’une inflation de
l’irrespect à l’égard des morts. Quand tout devient occasion de
déprédation, c’est que la culture connaît une crise qui touche jusqu’aux
fondements de la société : le tabou lié aux défunts. C’est dans ce ferment
que germe avec prédilection le fantasme de la zombification.
Certains caveaux sont béants (les animaux s’y réfugient pour fuir la
chaleur) : en jetant un coup d’œil à l’un d’eux, j’aperçois des ossements
d’enfant éparpillés, quelques lambeaux de vêtements, des bouteilles
d’alcool et quelques offrandes faites aux guédés ou à Baron Samedi (des
calebasses, des noix de coco ficelées, des bougies).
À la sortie du cimetière, dans le jardin d’une habitation privée, un
objet étrange est accroché à un arbre : il s’agit d’une petite chaise en osier
d’une trentaine de centimètres de hauteur, à laquelle sont ficelées une
poupée rouge vif et quelques offrandes alimentaires. Le tout, à près de
3 mètres de hauteur, tourne le dos à la maison. C’est le produit d’un rituel
vaudou très pragmatique destiné à anéantir ceux qui observent trop une
famille ou un individu. À l’issue d’une courte cérémonie, on « remet
l’autre à sa place », en lui intimant l’ordre suivant : « Assieds-toi là ! Ne
bouge plus. Tu me vois trop. » Pragmatisme vaudou… Au lieu de le tuer,
on l’enchaîne symboliquement, comme si on lui disait : « Reste tranquille,
mon cher ami… » La cible peut être figurée par une poupée (comme dans
le cas présent), par une pierre, une photographie, une mèche de
cheveux, etc.
Max Beauvoir

Sur le bas-côté de la route nationale qui file au sud vers Jacmel, une
enseigne surmonte un porche en fer forgé : « Péristyle Mariani ». Nichée
dans un parc immense, la maison de Max Beauvoir jouxte son sanctuaire
vaudou. Cette maison est magique, « organique », toute en rondeurs,
dessinée par ses propres soins. Les livres s’y étalent sur tous les murs,
voisinant avec des sculptures patinées par le temps, de vieilles
photographies, des meubles anciens, quelques fétiches. La nuit tombe
lorsque notre conversation débute, attablés à l’extérieur, sous un
manguier ; très vite, accablés par les moustiques et le crachin du soir, on
se réfugie dans son bureau, près d’un ventilateur en tôle peinte.
Max Beauvoir impose le respect : sa carrure, son autorité, sa voix
chaude, ses belles mains musculeuses, ses rides et ses cheveux blancs, ses
publications, tout fait qu’il habite les lieux avec une incroyable intensité.
C’est un houngan, mais il possède, par sa formation, une vision très
biologique (et, en l’occurrence, très toxicologique) du phénomène des
zombis. Depuis quelques années, il est ati, c’est-à-dire chef suprême du
vaudou haïtien, donc en charge de cette tradition culturelle et religieuse
du peuple haïtien. En tant que gardien de cette culture, il est forcé d’avoir
toujours en main la pratique du vaudou, tout en ayant un regard
naturaliste, par les plantes, la nature, les gens et les rapports qu’ils ont
entre eux. « En alliant les deux, affirme Max Beauvoir, il peut être possible
de comprendre d’abord ce qu’est l’homme, puis la vie, comment cette vie
est faite (avec cette double part de physique et de spirituel). » Autant
d’éléments qui ne sont pas enseignés dans les écoles, mais qui donnent,
pour lui, tout son sens à la vie.
Max Beauvoir était biochimiste de formation avant de devenir
houngan. Il a fait ses études à New York (City College), à Paris
(Sorbonne) et à Reims (Faculté des sciences) puis, de retour aux États-
Unis, à Cornell University avec un mémoire de chimie. À son retour en
Haïti, il a poursuivi sa thèse en recherchant de l’hydrocortisone dans les
plantes, ce qui l’a conduit à déposer un brevet dans ce domaine… Brevet
strictement limité aux États-Unis, et qui ne lui rapporte rien du tout ! Sa
fille, Rachel, poursuit le même parcours anthropologique et est devenue
mambo ; ce n’est pas Max qui l’a initiée, mais son père spirituel, André
Basquiat.
Max Beauvoir a été « révélé » au monde occidental en 1985 dans un
ouvrage signé par un ethnobotaniste canadien, Wade Davis. En 1981, le
professeur Kline (Harvard), que Beauvoir avait connu à Cornell University
(New York Hospital), appelle Max pour lui demander un service : il veut
en savoir davantage sur les zombis. Max invite alors un jeune scientifique
(Wade Davis) à venir passer un certain temps près de lui pour commencer
ses recherches sur ce phénomène. Voilà comment Davis résume son
expérience haïtienne : « Ma mission, telle que décrite succinctement par
Kline, était de se rendre en Haïti, trouver les sorciers vaudous
responsables [de la zombification] et obtenir d’eux des échantillons du
poison et de l’antidote, en observant leur préparation et si possible en
documentant leur utilisation 1 »… Ce qu’il fit en quelques semaines
seulement durant l’été 1982. Il paya très cher plusieurs échantillons en
justifiant ses achats tantôt par une recherche purement scientifique, tantôt
par son désir de « se débarrasser d’un ennemi »…
Cet échange avec l’universitaire nord-américain a permis à Max
Beauvoir d’enrichir sa vision propre sur les zombis, qui était au départ très
haïtienne… Avec ce double regard ethnologique et scientifique
(pragmatique et cartésien), il a pu mener des recherches beaucoup plus
originales.
Les bokors Haïtiens, même s’ils l’ignoraient, faisaient tout de même de
la grande chimie sans prendre toutes les précautions des scientifiques
modernes. Par exemple, ils fabriquaient leurs poudres toxiques à partir
d’un réchaud de cuisine en se protégeant uniquement avec un mouchoir
sur le nez, tandis que les meilleurs laboratoires américains ne se
hasardent à manipuler ces molécules si dangereuses que sous hotte, dans
des combinaisons sécurisées, etc.
Plusieurs semaines durant, Wade Davis, accompagné de Max Beauvoir
et de sa fille, a exploré les produits toxiques présents sur l’île et dans les
eaux avoisinantes. Il a focalisé son intérêt sur un poisson appelé fufu en
haïtien (équivalent du fugu au Japon), et tétrodon pour les scientifiques ;
le poison élaboré à partir dudit animal porte en conséquence le nom de
tétrodotoxine. Il s’agit ni plus ni moins du poisson-globe qui, lorsqu’il est
effrayé, peut se gonfler brutalement d’eau et devenir énorme, en dressant
les épines qu’il porte sur ses flancs. À l’intérieur de ce poisson et au niveau
de sa peau se trouve une substance particulièrement toxique que les
cuisiniers japonais connaissent bien, certains d’entre eux étant tombés en
syncope alors qu’ils préparaient ce mets (quand ce n’est pas un
consommateur qui devenait malade de l’avoir ingurgité…) ; l’obtention
d’un diplôme est même devenue nécessaire pour préparer puis vendre ce
poisson dans son restaurant. Les signes cliniques sont presque les mêmes
selon qu’on ingurgite les organes de ce poisson ou que la poudre extraite
de ceux-ci est absorbée à travers la peau de la victime. D’après ce que
Wade Davis et Max Beauvoir ont pu apprendre de leur enquête
anthropologique et toxicologique, mais aussi d’après des témoignages
japonais recueillis par le docteur Kao, un ensemble de symptômes
ralentissant les fonctions vitales s’installe à court terme chez l’individu,
pouvant aller jusqu’à la catalepsie (syncope), c’est-à-dire jusqu’à un état
de mort apparente. En l’absence de soins adaptés, la victime meurt
finalement bel et bien.
Ici, en Haïti, Wade Davis et Max Beauvoir ont fait une autre
expérience : ils ont eu la preuve, pour la première fois, que les zombis
n’étaient pas le fruit de fantasmes ou une simple création littéraire,
mais existaient réellement. Auparavant, nul n’en avait scientifiquement
décrit la présence ni la réalité ; il y avait toujours quantité
d’intermédiaires affirmant avoir connu quelqu’un qui avait vu un
zombi, etc. À l’issue de leur enquête, Davis et Beauvoir ont réussi à faire
reconnaître officiellement et par la communauté scientifique
internationale la présence de tels individus transformés par les drogues.
Au centre de leur démonstration se trouve un homme, Clairvius Narcisse,
retrouvé quelques années après sa « mort » dans un marché de l’Artibonite
(au nord de l’île). Cet homme, que Davis et Beauvoir ont étudié sous
toutes les coutures (ainsi que sa famille), peut être considéré comme le
zombi numéro 1 sur le plan scientifique. Son histoire complète a été
recueillie, tout comme son observation médicale : qu’il s’agisse de son
certificat de décès, de ses funérailles chantées, de son inhumation
publique (c’est-à-dire attestée par de nombreux témoins dignes de foi), de
son exhumation, de son passage par les hôpitaux, etc. Les véritables
recherches toxicologiques ont commencé lorsqu’il s’est agi de savoir
comment Clairvius Narcisse est devenu un tel zombi…
En débutant cette enquête, il me semblait logique de croire que
lorsqu’on est un houngan (ou un bokor, c’est-à-dire un prêtre privilégiant
la magie noire), les zombis font presque partie du quotidien, de l’habitude.
J’imaginais naïvement que lorsqu’un tel prêtre vaudou fait son
apprentissage professionnel, on lui enseigne de façon courante et
classique les procédés de zombification. Un cours comme un autre, en
somme. Je ne pensais certes pas que ce soit licite, ni même bien, mais
j’imaginais que ça existait, au moins dans l’apprentissage. Cette vision –
occidentale ? – est complètement erronée pour Max Beauvoir, pour qui
l’on n’apprend pas à faire des zombis, ni au moment de l’initiation, ni
d’ailleurs à aucun moment de sa vie d’initié. Celui qui est zombifié est
celui qui a reçu une sanction pour son mauvais comportement (un
comportement asocial ou antisocial). Un jugement est réalisé par un
groupe d’anciens possédant une réelle importance dans la communauté
haïtienne.
Dans le cas de Clairvius Narcisse, un tel jugement a été prononcé
après la mort de son père, lequel lui avait laissé un lopin de terre que
Clairvius, l’aîné de la famille, voulait vendre pour récupérer l’argent et
partir aux États-Unis (Miami, comme font beaucoup d’Haïtiens). À
l’époque, tout le monde avait essayé de le décourager, car ce petit terrain
servait à faire vivre toute sa famille, mais il s’est entêté, a demandé l’aide
des forces de police pour prendre possession du terrain en vue de le
vendre comme prévu. C’est alors qu’il a été jugé par ce qu’on appelle « la
Société » (la « Société secrète » des anthropologues ou, comme préfère le
dire Max Beauvoir, la « Société sacrée »), afin de le décourager. Mais
comme Clairvius a insisté encore, celle-ci n’a pas eu d’autre choix que d’en
faire un zombi. Et zombi il est resté pendant plusieurs années jusqu’à ce
que Wade Davis et Max Beauvoir viennent le « déranger » et le faire peu à
peu sortir de ce statut, jusqu’à lui redonner toute sa place parmi les
vivants. Clairvius Narcisse les a même emmenés visiter son caveau dans le
cimetière de l’Estère (près d’Artibonite), une tombe éventrée, leur a
raconté comment un clou du cercueil lui avait en partie arraché la joue
(dont sa peau gardait visiblement la cicatrice)… Autant d’arguments
prouvant – outre les témoignages de ses proches le reconnaissant
physiquement – que c’était bien de lui qu’il s’agissait. Le docteur Leslie
Desmangles avait en effet soulevé la possibilité d’une usurpation d’identité
car le corps de Clairvius Narcisse aurait été réfrigéré pendant une
vingtaine d’heures avant son enfouissement, ce qui rendrait peu
vraisemblable sa survie, même après une prise massive de toxiques…
Wade Davis était le partisan d’un poison unique utilisé pour la
zombification (il avait même déjà trouvé le nom de celui-ci : « poison
zombi » ou « zombinol »). Mais Max Beauvoir, qui, par nature, connaît
mieux l’âme haïtienne, a tenté de lui expliquer qu’il faisait fausse route et
que le problème était bien plus complexe. Davis est semble-t-il passé à
côté du fait que pour comprendre les zombis, il faut intégrer la part
spirituelle de l’homme, ou tout du moins la façon dont les Haïtiens voient
et considèrent l’homme : l’homme a un corps, bien sûr, mais aussi une
âme. Si le dire est facile, le vivre quotidiennement comme être un « esprit
avec un corps » se révèle bien différent. C’est être essentiellement esprit,
de la même nature que Dieu, et le corps, dans ce qui est nous, n’est rien
d’autre que, pour reprendre l’expression de Max Beauvoir, « les pépins
d’une pomme »… Ainsi, l’homme (la pomme) est bien plus que ce que l’on
pense, et ne se réduit pas à cette vision biaisée qu’on en a habituellement.
À l’issue de ses travaux de terrain et d’expérimentations menées aux
États-Unis sur des échantillons collectés in situ auprès de bokors et de
patients, Davis a néanmoins pu identifier environ cinq formules
différentes permettant de zombifier avec plus ou moins de succès un
individu, même si, comme le précise Max Beauvoir, les drogues ne font
pas tout : pour lui, la psychologie, l’éducation, la pression sociale
participent à part presque égale dans la constitution d’un zombi. Ces cinq
substances recueillies dans tout le territoire haïtien comportent toujours
des points communs dans leurs compositions, à commencer par le poisson
fufu.
Le concept des zombis est donc à la confluence de la toxicologie, de la
médecine, de la magie et de la religion. Un zombi est un adepte du
vaudou qui, en raison d’un mauvais comportement, a été jugé puis
condamné par les sociétés secrètes ; dans d’autres contextes chrono-
culturels, « on se servirait certainement d’un fusil ou d’une corde pour
résoudre le problème », dit Max Beauvoir avec un grand sourire
désarmant ; mais dans le cas présent, c’est une solution pire que la mort
qui est choisie : la zombification, c’est-à-dire l’anéantissement d’une vie
active, remplacée par la survie d’un être privé de tout pouvoir de décision
(un « légume »). C’est une solution contre ceux qui agissent mal : on leur
« bouge le petit-bon-ange », cette partie spirituelle de l’être humain qui
rend l’individu intelligent et libre de ses choix ; sitôt qu’elle est « bougée »,
l’individu existera toujours, mais ne pourra plus vouloir faire de mal. On
peut dès lors le remettre en liberté ou le confier à autrui, il ne causera
plus de problème à la société. Il ne pourra certes pas gagner sa vie, mais si
sa famille le reconnaît, libre à elle de le reprendre sous sa garde jusqu’à sa
mort. Clairvius Narcisse a bien profité de sa « nouvelle vie », soutenu par
les sœurs de Passe-Reine (sur les hauteurs de l’Artibonite), ayant bénéficié
de nombreux visas américains pour réaliser des visites touristiques et des
tournées universitaires aux côtés de Wade Davis… mais aussi pour
rencontrer sa deuxième femme (âgée de 18 ans quand il en avait plus de
50 !), et même avoir de nouveaux enfants, pour finir par mourir de sa
belle mort ! Preuve que les zombis peuvent avoir une deuxième vie, et
même bien remplie.
Max Beauvoir n’a jamais pensé que d’avoir participé à cette recherche
devait lui faire craindre pour sa vie. Pourtant, il rapporte qu’un bokor de
Saint-Marc, Marcel Pierre, est mort « dans de mauvaises conditions »
(c’est un euphémisme…). Celui-ci avait signé son arrêt de mort du fait de
sa participation aux investigations de Wade Davis, principalement en lui
ayant vendu très cher les échantillons de « poudre zombi » qui ont amené
à l’identification de la tétrodotoxine : honni par ceux qui n’avaient pas
compris sa démarche, détesté par la majorité de la population, il a
purement et simplement été liquidé. Il faut dire que son personnage, dans
l’adaptation cinématographique du livre de Wade Davis (L’Emprise des
ténèbres, réalisé par Wes Craven en 1988), est absolument détestable…
Wade Davis, lui, vit toujours en Amérique du Nord, mais il n’a plus
beaucoup de rapports avec Max Beauvoir. Quant aux zombis, depuis
Clairvius Narcisse, Max dit n’avoir croisé la route que de quelques-uns,
comme Ti Femme, par exemple.
Les évangélistes ont fait leurs choux gras de ces croyances dans les
zombis, et se sont même félicités du tremblement de terre de 2010 comme
d’une punition divine en réaction aux vaudouisants qui « servent Satan et
jouent avec la mort ». Ils se sont eux-mêmes mis à créer de faux zombis
dans le nord d’Haïti, avec des histoires stéréotypées voire caricaturales,
dans le but de se moquer des vaudouisants et d’étendre leur sphère
d’évangélisation.
Je parle à Max Beauvoir des adeptes du vaudou qui tentent de se
prémunir de la zombification en faisant enfermer une partie d’eux-mêmes
dans des bouteilles placées en protection dans un péristyle… Il ne lui
semble pas possible de déposséder les gens de leur « âme », fût-ce sous la
forme d’un ti-bon-anj dans une gourde ou une bouteille… « Comment un
homme aurait-il le pouvoir de défaire ce qu’a fait Dieu ? Ça ne marche
pas, dans le vaudou comme dans toutes les religions », dit-il sagement…
Ce qui n’empêche pas que l’homme puisse se prendre pour un démiurge
de temps en temps, mais Max Beauvoir ne dit pas tout, et n’avoue pas
publiquement croire en l’efficacité de ces cérémonies et lieux de
protection pour les âmes en danger. « C’est de la littérature un peu
exagérée… », confie-t-il seulement. Mais croit-il ce qu’il dit ?
La tétrodotoxine

Le temps est mauvais sur Port-au-Prince ; une ondée tropicale qui


s’abat sur la ville et ses faubourgs. Le ciel est totalement bouché sur la
mer des Caraïbes et aucun bateau ne sort du port, même les gigantesques
paquebots. C’est le moment idéal pour s’isoler en bibliothèque dans ce
qu’il reste de la Faculté de médecine. Tandis que les rues s’enfoncent dans
une profonde obscurité, une longue recherche bibliographique dans les
rayonnages rafistolés et sur des ordinateurs antédiluviens m’éclaire peu à
peu sur cette étrange substance : la tétrodotoxine (TTX).
Cette molécule, dont la formule chimique exacte est C11H17N3O8, est
un produit extrêmement toxique présent au sein de quelques rares
animaux aquatiques des régions tropicales 1 : poissons-globes
(Lagocephalus scleratus/Tetraodon stellatus/Diodon hystrix/Spheroides
testudineus, etc. ; le foie, la peau, les yeux et les gonades de ces poissons
sont particulièrement riches en poison, tandis que les muscles, sauf
contamination par les zones anatomiques précédentes, sont sans
danger) 2, pieuvres (Hapalochlaena lunulata, H. maculosa) 3, gastéropodes,
crabes 4, amphibiens (dendrobate, salamandre) 5, etc.
Il semblerait que ce ne soit pas le poisson-globe qui synthétise cette
toxine (à laquelle il est d’ailleurs résistant), mais des bactéries
(Pseudomonas) présentes au contact d’algues rouges (Rhodophyta) 6 ; en
s’alimentant, le poisson accumule cette toxine et la stocke dans plusieurs
de ses organes 7.
Classiquement, l’intoxication à la tétrodotoxine donne une progression
de signes cliniques assez stéréotypée 8. Grade 1 : fourmillements
(paresthésies) autour de la bouche, avec troubles gastro-intestinaux :
douleur au ventre, nausées, vomissements, brûlures d’estomac,
diarrhée, etc. ; grade 2 : fourmillements (paresthésies) gagnant le tronc et
les extrémités avec apparition de paralysies et de troubles de la
coordination des mouvements ; grade 3 : paralysie diffuse, hypotension
artérielle, aphasie ; grade 4 : perte de conscience, paralysie des muscles
respiratoires, hypotension artérielle sévère, trouble du rythme cardiaque.
Dans le même temps, une hypothermie ainsi qu’un important
ralentissement des battements cardiaques peuvent survenir, de telle sorte
9
que le tableau clinique peut être celui d’un état de mort apparente .
Avec l’amélioration des critères de diagnostic et des techniques de
réanimation, lorsque l’intoxication est identifiée, la mortalité est passée de
80 % au début du XXe siècle à environ 30 % actuellement 10. On compte
pourtant encore une cinquantaine de morts chaque année au Japon
malgré la préparation du fugu par des maîtres cuisiniers devant obtenir un
diplôme spécifique avant de proposer ce plat dans leur restaurant 11. La
consommation de ce poisson (fufu ou fugu) est si dangereuse que
l’empereur du Japon et les samouraïs avaient, dit-on, interdiction d’y
goûter (cette interdiction existe toujours pour le souverain nippon).
Aucun traitement efficace n’a, à ce jour, été mis en évidence, même si le
datura (Datura stramonium) et la strychnine ont, un temps, été
proposés 12.
Pour certains, dans une sorte de jeu avec la mort, le fin du fin de la
gastronomie japonaise veut qu’on laisse au contact de la viande de fugu
un petit morceau de foie pour obtenir chez le consommateur quelques
picotements au niveau des lèvres (correspondant au stade 1 de
l’intoxication en tétrodotoxine)…
En 1975, un célèbre acteur japonais de théâtre nô (Bando
Mitsugoro III) est mort après avoir mangé dans un restaurant de Kyoto
quatre portions de fugu kimo (du foie de poisson-globe) ; par bravade, ce
trésor national vivant avait affirmé être capable de survivre à l’ingestion
de ce plat dont la vente est pourtant interdite. Après avoir terminé son
assiette et celles de trois de ses invités, il est mort dans sa chambre d’hôtel
après sept heures d’agonie marquées par des convulsions et des paralysies.
Depuis, de nombreux cas d’intoxication à la tétrodotoxine ont été
décrits dans la littérature scientifique : 27 empoisonnements, dont
2 mortels, entre 1984 et 2009 au Brésil 13, 7 intoxications dont 1 mortelle
14 15
en 1995 à Hong Kong , 1 intoxication non mortelle en 1995 à Taiwan ,
16
3 intoxications non mortelles en 1996 en Californie , 1 intoxication non
mortelle en 1997 en Malaisie 17, 1 intoxication non mortelle en 1998 en
Australie 18, 53 intoxications dont 8 mortelles entre 2001 et 2006 au
19 20
Bangladesh , 37 intoxications dont 8 mortelles en 2002 au Bangladesh ,
9 morts entre 2003 et 2007 au Cambodge dans la région de
Sihanoukville 21, 6 intoxications dont 2 mortelles en 2005 à Taiwan 22,
3 intoxications non mortelles en 2006 en Malaisie 23, 3 intoxications au
Japon en 2008 dans la province de Nagasaki 24, 63 intoxications dont
25
14 mortelles en 2008 au Bangladesh , etc.
Jusque dans les années 1980, tant les ethnologues que la population
locale haïtienne ne savaient rattacher précisément la tradition des zombis
à de simples pratiques magiques ou à l’usage d’une substance encore
méconnue. Tout a changé en 1983 avec la publication d’un article
26
sensationnel signé de l’ethnobotaniste canadien Wade Davis , suivi de la
sortie d’un livre destiné au grand public 27 puis de sa soutenance de
thèse 28. L’hypothèse qu’il défend est celle d’une intoxication criminelle de
sujets humains à l’aide de décoctions contenant de la tétrodotoxine à un
dosage subléthal – autrement dit, la dose est suffisante pour plonger la
victime dans un état de mort apparente, justifiant des funérailles puis une
inhumation, avant que le corps ne soit récupéré a posteriori, réanimé puis
considéré socialement comme zombi.
Certains collègues doutent de la validité de cette hypothèse 29. Ils
soutiennent que la concentration de tétrodotoxine est trop variable d’un
échantillon à l’autre 30, et qu’elle ne produit presque jamais les produits
escomptés 31. Autrement dit, l’expérience n’est pas reproductible… Si
Davis n’a pas testé l’efficacité de telles substances sur l’homme sain, il a en
revanche induit une profonde léthargie chez des rats de laboratoire dans
le service du Dr Léon Roisin (New York State Psychiatric Institute) en leur
injectant le produit obtenu d’un bokor haïtien dans le péritoine. Par
ailleurs, plusieurs facteurs environnementaux peuvent expliquer
l’importante variation de concentration (donc d’efficacité ou de délai
d’action) des poudres à zombi récoltées par Wade Davis ou analysées par
la cohorte d’ethno-biologistes qui ont suivi : d’abord la saisonnalité dans
la production et le stockage de la tétrodotoxine par les poissons-globes ;
ensuite, l’altération progressive (par l’humidité, par la variation de pH) de
la poudre entre sa synthèse et son usage. Enfin, comme le mentionne très
justement Wade Davis, toute drogue psychoactive a en elle-même un
potentiel totalement ambivalent. Pharmacologiquement, elle induit une
certaine condition, simple matière première qui va être transformée en
particulier par les forces et les attentes culturelles ou psychologiques du
sujet et de la société qui l’entoure.

C’est ce que les experts appellent « set and setting » dans toute
expérience de prise de drogue. « Set » correspond aux attentes
de ce que le médicament va faire de l’individu ; « Setting »
correspond à l’environnement – à la fois physique et, dans ce
cas, social – dans lequel la substance est consommée 32.

Sauf que la tétrodotoxine n’est pas une drogue psychoactive, car elle
ne passe presque pas la barrière hémato-méningée (séparation entre le
système vasculaire et nerveux central), et que les éventuels effets neuro-
psychologiques qu’elle peut avoir ne sont que périphériques (action sur le
système nerveux à distance du cerveau et de la moelle épinière) ou liés à
une souffrance du tissu cérébral dûe à une trop faible vascularisation ou
oxygénation du sang 33.
Max Beauvoir se souvient qu’il avait été contacté en 1983 par la NASA
pour mettre les astronautes en état de catalepsie lors de vols
hypothétiques pour Mars ; ses ingénieurs avaient en effet imaginé pouvoir
« zombifier » ces derniers le temps de leur longue navigation en utilisant
les produits décrits par Davis et Beauvoir en Haïti… Sans suite. D’autres
scientifiques, plus réalistes, pensent pouvoir faire entrer la tétrodotoxine
dans les cocktails moléculaires pour les anesthésies locales prolongées 34,
35
ou comme antalgique .
Mon premier zombi

Jacques Ravix est mon premier patient en Haïti, mais aussi mon
confrère, puisqu’il est médecin gynécologue. En 1994, il est passé « de
l’autre côté » et conserve, depuis cet accident, quelques séquelles
neurologiques : une importante dysarthrie et des difficultés à la marche.
1
Comme il le dit, il a vécu « des moments tout à fait particuliers ». En
1974, à 33 ans, marié, trois enfants, il revenait tout juste de France
(facultés de médecine de Montpellier et de Besançon, où il a soutenu sa
thèse 2). Il exerçait la médecine comme généraliste et gynécologue dans
une maternité de Port-au-Prince. Puis il a enchaîné d’autres emplois, à la
Direction générale des impôts et même au département de la Justice (on
manquait, à l’époque, de cadres). En 1994, âgé de 53 ans, il a rencontré
des problèmes avec son épouse, si importants qu’ils ont fini par se séparer.
La mère de cette femme-là aurait alors voulu se venger de Jacques Ravix,
et l’aurait fait empoisonner à la tétrodotoxine…
Ce poison, Jacques le connaissait bien sur le plan scientifique et
professionnel : il avait déjà vu plusieurs de ses patients mourir après une
intoxication aiguë, en quelques heures seulement. Mais une prise
chronique, lente, insidieuse est également possible, jusqu’à obtenir l’effet
escompté : faire qu’un sujet ne soit ni un vivant, ni un mort. L’individu
survit, mais ne sait même pas ce qu’il fait. Il exécute les ordres sans aucun
sens critique, c’est le véritable zombi.
Pour Jacques, le poison n’était pas dans son café, ou répandu dans les
chaussures, à l’intérieur des vêtements ou sur le sol. C’est progressivement
qu’il a été intoxiqué, sur son propre lieu de travail : le poison avait été
déposé sur l’accoudoir de son fauteuil et pénétrait à travers la peau de ses
avant-bras à chaque fois qu’il s’asseyait, bras de chemise relevés comme à
l’accoutumée. Sa belle-mère se servait d’un intermédiaire pour déposer le
poison dans le bureau, ne prenant pas le risque de faire elle-même la
basse besogne.
Avec son regard scientifique, Jacques se demande encore comment
des gens « si peu évolués » (sic !) ont pu manipuler une drogue aussi
dangereuse sans s’intoxiquer eux-mêmes… « On dit la tétrodotoxine au
moins 100 fois plus puissante que le cyanure. Quelles manipulations ont
permis de fabriquer la dose nécessaire à faire chanceler la vie d’un
homme ? »
En médecin clinicien, Jacques Ravix est particulièrement compétent
pour décrire les symptômes de son intoxication : il affirme que la
sensation de départ est celle d’une profonde euphorie. Puis « on rentre
progressivement dans la nuit ». Au bout d’un mois d’exposition, les
premiers signes cliniques ont donc commencé à apparaître : à l’euphorie
initiale a succédé une sorte d’absence insidieuse qui s’aggravait jour après
jour. Ce qui ne l’empêchait pourtant pas d’exercer sa médecine et de
recevoir quotidiennement de vingt à quarante patientes, mais il travaillait
tout de même dans un état un peu particulier. Jusqu’à ce qu’un matin, il
ait l’impression qu’il allait mourir, mais « d’une belle mort », car l’euphorie
était toujours là. Une euphorie « qui emmène ailleurs ».
Son frère est immédiatement venu le chercher pour l’emmener en
urgence chez un houngan (Raymond Clavier) dont on disait qu’il savait
soigner ce type d’intoxication ; à l’origine, il était avocat, mais avait pris,
dans la seconde moitié de sa vie, cette charge de prêtre vaudou. Les
sensations de Jacques Ravix, pendant que sa santé chancelait, qu’il perdait
conscience et que les antidotes étaient en train de lui être délivrés,
restaient toujours positives. Il se sentait bien : « Au moins, l’expérience
n’était pas désagréable », avoue-t-il avec un demi-sourire. C’était comme si
un poids lui sortait du corps. À la fin d’une longue cérémonie, le houngan
a confié à la famille de Jacques une fiole d’un produit qu’il fallait lui
administrer par friction sur le corps, mais il a ajouté : « Méfiez-vous. En le
soignant, vous prenez un risque : que le poison qui l’a contaminé vous
contamine aussi. » En outre, le produit contenu dans la fiole n’était pas
sans danger…
Une fois rentré chez lui, peu après qu’on eut commencé à lui étaler
cette huile sur la peau, Jacques Ravix est tombé dans une sorte de
« coma ». Un coma très particulier qu’il n’avait jamais rencontré en
pratique clinique, car il pouvait encore s’alimenter, s’habiller et faire
quantité de choses en étant totalement inconscient. Ce qu’on appelle une
complète léthargie. Ses proches ne le laissaient pas sortir dans la rue, il ne
pouvait déambuler que dans sa chambre ou dans sa maison. Il dormait le
jour et la nuit, ne se réveillant que pour manger. Cet état n’a duré que
quelques jours, avant sa complète guérison.
Pour Jacques Ravix, c’est parce que la tétrodotoxine est extraite du
foie d’un poisson sans écailles (le fufu haïtien ou fugu japonais) que la
Bible interdit la consommation de poissons sans écailles… Lorsque le
bokor réalise sa poudre à zombi, il fait ouvrir ce poisson, récupérer le foie,
puis le laisse de côté. Mais ce n’est pas tout : il faut aussi récupérer un
crapaud bouga qu’on va mettre au contact d’une couleuvre, et on excite le
crapaud « jusqu’à ce qu’il crève de rage »… parce qu’il a une peur bleue de
la couleuvre. Quand il est mort, on prélève son venin que l’on mélange à
la tétrodotoxine, et l’on obtient le poison actif. Des éléments magiques
peuvent être ajoutés, comme de la poussière d’ossements humains qu’on
racle d’abord en copeaux, mais ils sont chimiquement sans véritable effet.
C’est ce venin de crapaud qui fait que certaines victimes ont des éruptions
cutanées extrêmement sévères et d’un type très particulier. D’autres
ingrédients rentrent traditionnellement dans la composition de la poudre à
zombi : mille-pattes, tarentule, peau de grenouille vénéneuse, racines et
graines de plantes toxiques, etc.
La tétrodotoxine détruit les fibres nerveuses sensitives, si bien que
Jacques Ravix est maintenant insensible aux piqûres ou aux petites
blessures. Certaines de ses muqueuses se sont nécrosées, notamment la
pointe de sa langue qu’il a sortie de sa bouche avec ses doigts (Jacques
Ravix parle d’une « pourriture immonde, infecte, puante »). Il a aussi
souffert au niveau de la vision : son champ visuel droit a été amputé, tant
et si bien qu’il ne conduit plus ; au cours de son intoxication, il ne savait
pas garder ses distances vis-à-vis des autres véhicules, et provoquait des
accrochages, sinon des accidents. Des troubles de la marche se sont
également installés, car ses ligaments se sont distendus considérablement,
si bien qu’au niveau de l’os coxal, la tête du fémur est sortie de la cavité,
occasionnant une luxation de hanche. Il a aussi cumulé des anomalies au
niveau du foie et même du pancréas qui l’ont rendu diabétique.
Récemment, il a passé un électrocardiogramme qui a montré l’existence
d’un infarctus récent… mais à nouveau, Jacques Ravix n’a rien senti. Est-
ce lié à la désensibilisation neurologique due à la tétrodotoxine ou aux
effets secondaires de la neuropathie diabétique ? Difficile à dire…
Sur le plan intellectuel, il a perdu la capacité de se concentrer pendant
un long temps ; quarante consultations par jour sont dorénavant
impossibles : il ne peut pas pratiquer plus de cinq à sept actes d’affilée. S’il
conserve encore une certaine logique, il n’a plus en revanche son libre
arbitre et adopte quelquefois des comportements totalement aberrants.
Hormis dans son cadre professionnel où il fonctionne « par habitude », il
ne fait que ce qu’on lui dit de faire. Il lui est impossible de dire non.
Si la drogue avait agi – autrement dit, si la dose convenable lui avait
été administrée ou si le houngan ne lui avait pas fourni l’antidote –
Jacques Ravix est persuadé qu’il aurait été enterré vivant, et que le bokor
à la charge de sa belle-mère serait venu le chercher et le sortir de son
tombeau peu après pour en faire un zombi, avec d’autres formules et l’aide
d’intermédiaires, des forces occultes.
En tant que médecin – donc scientifique et cartésien par nature –,
Jacques Ravix défend une position très particulière vis-à-vis de cette
drogue qui change le cours de la vie (et de la mort) des hommes :
« Réveiller quelqu’un au bout de trois jours passés dans un cercueil sans
ouverture, ce n’est pas possible », dit-il. « Il faut l’aide d’intermédiaire,
d’entités qui peuvent travailler pour le bokor. » Sa zombification avortée a
rendu Jacques mystique : « Au cours de la rébellion de Lucifer (qui est
devenu l’ange déchu), certains l’ont accompagné tandis que d’autres sont
restés fidèles au Père. Ceux qui ont suivi Lucifer – les suppôts de Satan –
ont pu se répandre parmi les hommes et faire quantité de choses
malsaines qui n’ont disparu qu’avec l’arrivée du Christ sur Terre et son
sacrifice. » Pour Jacques, les vaudouisants qui font des zombis sont des
descendants de ces êtres maudits, et il les considère comme satanistes
(une tradition dans la droite lignée des églises protestantes,
principalement pentecôtistes, auxquelles Jacques Ravix n’appartient
pourtant pas).
C’est sa façon de cicatriser. Cette expérience lui a permis de connaître,
en frôlant la mort, une vie mystique intense. Jacques considère que Dieu a
posé la main sur lui, le protège désormais : « C’est un certain confort, mais
il y a aussi l’angoisse… Les mystiques sont des angoissés, parce que
découvrir un autre monde, un monde parallèle, ça donne une telle
angoisse, une telle anxiété que souvent, sans le secours de la divinité, ce
serait insupportable. » Malgré tout, il ne se plaint pas, il sait ce qui
l’attend. C’est désormais dans les rimes qu’il fixe ses souvenirs et ses
espoirs puisqu’il est devenu écrivain et poète. Sa source d’inspiration reste
toujours sa mort avortée :

Qu’ils sont beaux, certains jours de fin de vie.


Quand les devoirs sont terminés, et les pupitres refermés.
Un enfant surpris par la pluie court vers la maison
Où son père l’attend debout devant sa porte.
Qu’ils sont beaux, certains jours de fin de vie.
Dans le péristyle d’Erol

Le péristyle d’Erol Josué n’est pas dans le centre historique de Port-au-


Prince, mais niché dans le quartier populaire de Martissant. Pour s’y
rendre, il faut prendre un de ces tap-tap (minibus) couverts de peintures
criardes, franchir les embouteillages permanents et, surtout, s’armer de
patience. Au bout d’une ruelle minuscule se trouve une porte en fer forgé
décorée du vévé (dessin rituel) de Baron Samedi. Derrière se dissimule,
dans la végétation, le hounfor (temple vaudou) de cet homme fascinant.
Sur le côté, le péristyle a été fraîchement reconstruit après le tremblement
de terre de 2010 : couvert d’un toit de béton, et de forme quadrangulaire,
il est aux normes antisismiques – peut-être le seul bâtiment en Haïti ! Sur
les fresques en partie repeintes, on lit « Société Lafrique Guinin »,
référence directe à ce territoire mythique d’Afrique noire d’où sont partis
les esclaves dès le XVe siècle, et où reviennent les âmes de leurs
descendants après la mort.
Médor, le chien d’Erol – qui ne devait pas être très inspiré au moment
de lui donner un nom –, erre dans ces lieux, s’allongeant avec prédilection
au pied du potomitan (ou poteau-mitan), au centre du péristyle : en relief,
il figure deux couleuvres vertes entrelacées comme un caducée (symbole
de Damballa, le dieu de la créativité, avec ses parts masculine et
féminine), tenant dans leurs gueules un œuf blanc (figure de la vie, de la
réussite). C’est ce pilier qu’empruntent les loas pour descendre sur terre.
De prime abord, on ne sait pas très bien si Erol (que le quotidien
Libération a surnommé « port de prince vaudou 1 ») est un prêtre ou une
rock star, avec sa voix éraillée, ses cheveux crépus teints en roux, ce
maquillage noir intense autour des yeux, ce sourire désarmant ;
aujourd’hui il porte un jean noir moulant et un large T-shirt Nirvana. Cet
artiste total (il est aussi chanteur et danseur) cumule les activités
culturelles puisque le nouveau président de la République haïtienne
(Michel Martelly, lui-même ancien chanteur à la mode) l’a propulsé
directeur du Bureau national d’ethnologie (BNE).
Dans le péristyle d’Erol, avant de boire le café qu’il a préparé, le
maître des lieux se lève et va en verser quelques gouttes aux quatre coins
cardinaux au pied du potomitan, en offrande aux loas, avant d’en servir
pour les vivants. Dans un coin, sur une paillasse en jonc, des instruments
du rituel à moitié recouverts de tissus élimés et poussiéreux : tambours,
baguettes, bouteilles vides (« ça boit beaucoup », comme dit Erol, sans
préciser s’il s’agit des dieux ou des dévots…).
Erol me reçoit sur une chaise en osier, au pied de la porte de la
chambre des secrets, à l’arrière du péristyle. Immédiatement, je lui
demande ce qui se cache derrière la porte : c’est l’autel des loas, le lieu des
mystères, là que résident les esprits et que sont entreposés les instruments
cultuels, les ornements, les poupées, les statues, les boissons favorites, les
cruches, les pierres précolombiennes (qui représentent les Taïnos), les
machettes, les accessoires, etc. C’est toute l’histoire d’Haïti qui y est
représentée. C’est un lieu sacré de prières et de concentration, c’est là
qu’est fait le culte ensuite exprimé autour du potomitan au centre du
péristyle à l’aide de danses et de chants.
Avant de rentrer dans la chambre des secrets (bagui), Erol frappe
(trois coups) pour prévenir les loas de son arrivée. D’ailleurs, en Haïti, en
frappant à la porte, il est d’usage de dire « Honneur », ce à quoi l’hôte
répond « Respect », avant d’inviter son visiteur à entrer. Erol entrouvre
une porte de sa chambre des secrets. S’en échappe une odeur faite de
terre mouillée, d’épices, d’huiles parfumées, de sang séché, d’alcool… Une
odeur que j’ai sentie, autrefois, dans les temples privés des bokonon
d’Abomey, au Bénin. En me penchant sur le côté (sans entrer, car je n’y ai
pas été invité par les loas), j’aperçois sur une table basse des crânes et
quelques os longs (tibias) accrochés au mur : ceux d’ancêtres (de sang ou
spirituels) qui sont autant de sources d’inspiration.
On distingue trois différents mystères, c’est-à-dire trois différents lieux
de résidence des esprits : ceux des loas d’Abomey (issus du Bénin et de la
terre africaine en général), ceux des loas créoles et ceux des loas guédé
(les loas des morts, généralement à l’écart du péristyle, dans une petite
case à part : celui d’Erol est encore en construction, tout en béton,
attendant sa consécration dans quelques semaines). Jouxtant le péristyle,
on trouve le lakou, qui reproduit à petite échelle l’organisation
architecturale et sociale du village africain (dont les esclaves ont perpétué
la mémoire) : les petites habitations réservées aux initiés (hounsi) se
suivent en arc de cercle et chacun se retrouve le soir au pied du potomitan
pour partager l’histoire du jour et les cérémonies vaudou. Rythment ces
réunions les décès, problèmes, initiations, premières communions
(rappelons-nous que les vaudouisants vont à l’église… peut-être aussi
pour pourvoir à une bonne éducation !), etc.
Erol me fait faire le tour du propriétaire. Le sol est humide, il a plu
pendant la nuit. Un coq erre dans la gadoue. Des fleurs fanées tombent
avec le vent du matin. Dans le jardin, j’observe des pelures d’oranges
accrochées aux arbres : pratique magique ? Nullement, juste un truc de
grand-mère pour chasser les moustiques… Cet exemple me remet en
mémoire la règle numéro un de l’anthropologue : ne pas surinterpréter.
De nouveau assis sur les petites chaises en rotin, Erol Josué devient
intarissable sur sa religion et les attaques dont elle est victime de façon
permanente sur son sol natal. Les nombreuses églises présentes sur le sol
haïtien mènent en effet d’interminables campagnes antivaudou : quatorze
au total depuis 1804. La plus importante s’est déroulée durant
l’occupation américaine (1915-1934), une autre dans les années 1960 2, et
la dernière après le départ des Duvalier (1986), au cours de laquelle ont
été lynchés et brûlés 1 700 initiés :

Toute l’action pastorale de l’Église en Haïti était organisée en


fonction de la lutte contre le vaudou. En effet, c’est à partir de
cette relation fort mal tolérée que l’Église a profité du cadre
légal en vigueur, particulièrement le décret-loi du président
Sténio Vincent datant de 1935 pour recourir en 1940 et 1941
au bras séculier en vue de mener des campagnes
antisuperstitieuses assimilées au vaudou dans les orientations
apostoliques. Ce décret-loi fut promulgué le 5 septembre 1935.
Il est l’un des documents de l’État haïtien qui prévient
l’accomplissement de tous actes pratiques ou autres
susceptibles d’entretenir les croyances superstitieuses nuisibles
à la renommée du pays 3.

Après le séisme de 2010, certains prédicateurs ont également affirmé


que c’était le vaudou qui avait apporté le choléra : une véritable chasse
aux sorcières s’en est suivie, avec une dizaine de houngans mis à mort par
la foule. Nouvelle incartade en juillet 2014, lorsque Chibly Langlois (le
tout premier cardinal haïtien) déclare dans une interview au journal
anglais The Guardian, que le vaudou est « un problème social […] qui ne
sauvera pas Haïti », pointant du doigt les vaudouisants comme des « mal
éduqués ». Des propos dénoncés immédiatement par un collectif
interreligieux (incluant des catholiques, des musulmans et des anglicans).
Pas de journée sans que des églises chrétiennes n’accumulent les
prêches antivaudou. Certaines simulent des cas de possession où la
victime déclare « avoir un loa dans la tête », « être le diable », « être
Lucifer », et autres folklores caricaturaux qui, pour Erol Josué,
assujettissent le peuple et continuent de « zombifier la société »,
établissant une forme de néocolonialisme dont témoignent les églises qui
poussent « comme du maïs » sur l’île. C’est ainsi qu’un des sites majeurs de
l’histoire du vaudou en Haïti (mais aussi de l’histoire même de la nation)
a été touché de plein fouet par cette crise de conscience : un arbre des
esclaves avait été élevé à Bois-Caïman le jour de la cérémonie du 14 août
1791 ; c’est au cours de cette cérémonie magico-religieuse que des
esclaves réunis autour de la mambo Cécile Fatiman ont bu le sang d’un
cochon noir égorgé pour se rendre invulnérables face aux balles des
colonisateurs. Cette cérémonie est à l’origine de la flambée
insurrectionnelle qui a abouti à la création de l’État haïtien, établissant du
même coup le vaudou comme religion protectrice de la révolution puis du
peuple tout entier. Or, cet arbre extrêmement symbolique a été coupé il y
a quelques années par des fanatiques chrétiens sous prétexte qu’il
« hébergeait le diable », puis des églises ont été construites sur le site
même pour le « décontaminer ». Qui a donné l’ordre de cette profanation
d’un lieu qui, en plus d’être un site religieux, est un symbole de
l’indépendance ? Un pasteur, petit-fils d’un houngan. Nouvelle
« zombification de la société » pour Erol Josué, qui en appelle à un État
fort pour lutter contre ce type de destruction insensée : « Ils ne viennent
pas évangéliser mais zombifier. Les missions arrivent avec leurs églises,
leur huile, leur lait sinistré, leur riz. Elles brandissent le drapeau haïtien
en disant que c’est le symbole du diable. Les Haïtiens n’ont pas de perte
d’identité mais une crise d’identité causée par ces gens-là. »
Pourtant, la prière de Dutty Boukman (un des instigateurs de la
cérémonie de Bois-Caïman) était une invocation des dieux du vaudou (les
loas), mais aussi un texte d’une profonde tolérance, qui s’élève contre
l’incompréhension du colonisateur (et de son dieu) :

Le dieu qui a créé la terre, qui a créé le soleil qui nous donne la
lumière.
Le dieu qui détient les océans, qui assure le rugissement du
tonnerre.
Dieu qui a des oreilles pour entendre : toi qui es caché dans les
nuages, qui nous montres d’où nous sommes, tu vois que le
blanc nous a fait souffrir.
Le Dieu de l’homme blanc lui demande de commettre des
crimes.
Mais le Dieu à l’intérieur de nous veut que nous fassions le
bien.
Notre dieu, qui est si bon, si juste, nous ordonne de nous
venger de nos torts.
C’est lui qui dirigera nos armes et nous apportera la victoire.
C’est lui qui va nous aider.
Nous devrions tous rejeter l’image du dieu de l’homme blanc
qui est si impitoyable.
Écoutez la voix de la liberté qui chante dans tous nos cœurs.

Dans Port-au-Prince trône dans un salon d’honneur de la Banque de la


République haïtienne un tableau récemment restauré par la France (Le
Serment des ancêtres, par Guillaume Guillon Lethière, 1822). Cette toile
est un des plus importants symboles de l’île et a été prise en charge à Paris
par le Centre de recherche et de restauration des musées de France
(C2RMF) après le séisme de 2010. On y voit deux esclaves, accoudés à
une stèle, prier pour l’indépendance. Dieu les domine, figuré sous la
forme d’un vieil homme… blanc. Les démons colonialistes ont la vie
dure !
Au Bureau national d’ethnologie (fondé en 1934 à Port-au-Prince),
Erol Josué répond point par point, et propose des avancées législatives
pour sauvegarder l’héritage et la vivacité du vaudou. Des lois pour
protéger les loas.
Erol Josué ne fait pas de zombi, lui, mais il connaît bien ce
phénomène. Dans le vaudou haïtien, ce sont les « sociétés secrètes »
(Shampwel, Bizango, Zobop, Cochon gris, Secte rouge, etc.) qui sont
responsables de ce côté-là, de ce côté sombre, infernal, de la religion.
Appelées « Tribunal du vaudou » ou « la Société », elles fonctionnent et
frappent la nuit, jugeant les individus désignés par leurs proches pour être
zombifiés ou, pour reprendre l’expression usuelle, « passés sous terre »,
voire tués. Si le vaudou décide de prendre en charge une affaire, alors on
envoie un kidnappeur chercher l’individu qui est présenté devant la
Société. On lui explique qu’il doit absolument changer son comportement,
on le sermonne, puis on le juge. Sept fois de suite, cet homme « qui
empêche à la société de vivre » va être jugé, et, s’il persiste, alors la
Société secrète peut décider qu’il ne peut finalement pas poursuivre son
action néfaste, et le zombifie ou le tue. Poison, mort sanglante (accident
provoqué, suicide forcé, simple assassinat, tous les moyens sont bons).
Parce qu’un homme est « trop viril » et nuit à la communauté, alors la
Société le castre, le casse, le réduit à néant, comme si elle lui disait
physiquement « Calme-toi ! » ; autrement dit, si l’on n’est pas simplement
et purement mis à mort, on peut se voir infliger une autre forme
d’existence, une « vie réduite » : une vie de zombi.
Les sociétés secrètes sont traditionnellement issues de l’armée
indigène de Jean-Jacques Dessalines, celle qui a mené la guerre pour
l’indépendance d’Haïti en se battant contre les soldats de Napoléon. Une
armée légitime, vaudou, qu’on ne voit pas, qui n’est pas l’armée officielle,
mais qui garde l’esprit des origines. Une armée qui pratique la justice
propre aux vaudouisants, en marge des lois nationales, car « ce n’est pas
tout ce qui est légal qui est juste », affirme Erol Josué avec un air
angélique. En effet, explique-t-il, les adeptes du vaudou ne font pas que
prier, boire de l’eau et danser. « Qui peut faire l’ange peut faire le diable »,
et parfois, il faut agir. Après des décennies de colonisation, Haïti n’a rien
perdu de son fond de superstitions et de pratiques magiques. Après la
mort de Dessalines (1806), quand s’est fait le repartimento avec le vol de
terrains dans les montagnes par les différentes factions armées, il a bien
fallu que le peuple haïtien fasse sa justice quand il n’y avait pas de Justice.
Il faut tout de même arrêter de fantasmer. On ne trouve pas de zombi
à tous les coins des rues, comme on ne fait pas des zombis dans tous les
hounfor. Même s’ils font partie du quotidien avec ce fond de légendes et
de pratiques magico-religieuses, les zombis restent rares et « ce n’est pas
souvent que ça marche » (ce qui veut dire que les erreurs de dosages de
tétrodotoxine sont fréquentes, et que la victime soit n’est que légèrement
malade, soit meurt pour de bon).
Erol Josué clame qu’il n’a jamais vu de zombi de sa vie… mais il y
croit, il sait que ça existe. Ça ne le tente pas plus que ça d’en voir un,
même par curiosité intellectuelle ou professionnelle d’ethnologue. Il n’en a
pas particulièrement peur. Erol rencontre d’autres formes de zombis, des
Haïtiens qui, par rapport à ce qui se passe dans leur vie, sont vus par
autrui comme zombi mais ne sont pourtant jamais « passés sous terre » :
une dépression sévère, un individu à qui l’on a envoyé un coup de mort
(c’est-à-dire que l’âme a été rendue malade par une potion délivrée par un
bokor), etc. Erol a sa propre philosophie de la vie, sa propre idée de la
manière dont il peut se venger ou prendre une revanche sur autrui ; il
prend ses précautions pour ne pas être frappé par les sortilèges. En
conséquence, il ne fait pas de zombi, ni la promotion des zombis, mais il
comprend très bien pourquoi le zombi est important dans les sociétés
secrètes.
En retrouvant le vacarme de la rue, je reprends mes esprits. Je suis
certain qu’Erol ne m’a pas dit toute la vérité, mais sur quoi ? Quel(s)
secret(s) doit-il protéger ?
Sur la tombe de Narcisse…

La voiture file hors de Port-au-Prince et longe la mer aux eaux lagon.


Source-Puante, Cabaret, Luly, Montrouis, Saint-Marc, Lafond, L’Estère…
Les villages se succèdent en même temps que décroît la lumière. Le soleil
n’est pas loin de se coucher lorsque j’arrive au cimetière de l’Artibonite, à
quelques kilomètres du bourg. L’endroit semble abandonné, sur le bord de
la route. Tandis que les ombres s’allongent, on entend le bruit fracassant
des camions chargés de marchandises qui filent à tombeau ouvert sur la
nationale #1.
J’avance dans le cimetière en évitant les ossements qui jonchent le
sol : mandibule d’enfant avec ses dents de lait, vertèbres d’une personne
âgée déformées par l’arthrose, ossements des pieds et des mains, etc. Au
fond du cimetière, encadrée par des tombeaux anciens, se trouve une
croix en béton toute noircie de cendres et de suie, mesurant la taille d’un
homme. Sur le revers, on lit, gravé dans le ciment au moment de sa
construction, le mot « Baron ». Tout autour d’elle, jonchant le sol, dans un
capharnaüm complet, d’innombrables bouteilles de bière et de rhum qui
ont été cassées, des offrandes dans des calebasses (certaines percées de
trous) qui ont été brûlées (l’une d’elles a encore sa bougie au centre de la
cavité, à moitié fondue), un carton avec des fientes de poulet et des
plumes dispersées sur le sol (en rapport avec des sacrifices animaux à cet
endroit précis ou avec une simple offrande de viande qu’on consacre au
loa puis qui est consommée par les fidèles : de la nourriture pour
l’assemblée et pour les dieux), une tête de poupée Barbie arrachée du
tronc (dont les cheveux blonds oxygénés font trois fois le tour de la tête et
masquent le visage), des vêtements et notamment des châles féminins
rouges ou bleus, des fragments de cordes, des bouteilles de Pepsi, des
céramiques brisées, des bougies incomplètement fondues, des oranges et
quantité d’autres fruits (désormais pourris) et d’innombrables pièces de
monnaie… Bref, les dévots donnent à manger et à boire, allument des
bougies et dispersent de l’argent en échange d’un service (une guérison,
une réussite professionnelle, une aide amoureuse, etc.). En général, on ne
demande pas à Baron Samedi de jeter des sorts, car c’est un protecteur.
Baron Samedi est l’une des formes du loa Baron, au même titre que
Baron cimetière ou Baron la Croix. En tant que divinité des morts, c’est le
père spirituel des guédés. Il est toujours vêtu d’un costume de soirée noir
et blanc, d’un chapeau haut de forme, de lunettes de soleil (dont un verre
est cassé), et ses narines sont bouchées par du coton (comme pour tout
cadavre, afin d’éviter les écoulements post mortem). Très libre
sexuellement, il excelle dans le banda, une danse très suggestive qui imite
l’acte reproducteur. Il doit son appellation au jour de la semaine qui lui
est consacré, chaque loa ayant son moment privilégié, comme Erzulie qui
a ses jours (le mardi et le jeudi). Certains l’invoquent pour tuer des
ennemis ou faire plier une épouse insoumise (notamment au moment
précis de l’aurore du premier samedi de juin). D’autres encore pour
charmer les abeilles et les diriger contre des cibles humaines à torturer.
Son territoire de prédilection est le cimetière, mais il accompagne
volontiers les âmes des morts sur le chemin vers la Guinée, ce territoire
mythique du retour post mortem aux sources africaines des esclaves
transplantés :

Il s’agit d’un lieu mythique qui, comme le ciel ou le paradis des


chrétiens, serait un endroit où les âmes se rendent après la
mort. Quand on meurt, dit-on, on retourne en Ginen en
passant sous les eaux. Ginen désignerait dans ce cas précis le
lieu d’origine des ancêtres primordiaux, l’endroit où les âmes se
réunissent après la mort et se sédentarisent de façon plus ou
1
moins permanente, le tertre primordial .

Le fossoyeur habite la maison d’à côté, sur la route. Deux jeunes filles
qui traversent le cimetière pour rentrer chez elles avant la nuit, et à qui
j’explique que je cherche la tombe de Clairvius Narcisse, se dépêchent
d’aller le chercher. Cet homme s’appelle Joseph Lixei. C’est un homme
âgé, voûté, qui marche en boitant avec des vêtements rapiécés, mais il a la
poignée de main forte et le regard droit. Son travail de fossoyeur à l’Estère
consiste uniquement à mettre le défunt en terre. C’est à la famille de
décider d’ajouter (ou pas, en fonction de ses moyens et de ses craintes) du
ciment sur la tombe pour rendre plus difficile la récupération éventuelle
du corps. Ce qui se passe après la dernière pelletée de terre ne l’intéresse
pas, ne fait plus partie de sa charge. Il s’en va d’ailleurs immédiatement
après. Si les proches veulent faire des offrandes, s’ils souhaitent revenir
sur le tombeau, c’est leur affaire. « Et si quelqu’un (comme un bokor)
vient la nuit déterrer un corps ? », je lui demande. Il sourit (façon de dire :
c’est la fatalité), mais ne répond pas…
Si jamais en creusant une nouvelle sépulture il tombe sur les restes
d’un autre défunt, il les recueille et les remet en terre à peu de distance,
sans plus de cérémonie. Le fossoyeur m’explique que lorsque les familles
ne savent pas exactement où se trouve la sépulture familiale (souvent
parce que la tombe, non entretenue, a été démolie ou réutilisée), alors
elles viennent enterrer leurs morts « près de Baron ». Le lieu est considéré
non pas comme protégé (notamment contre les profanateurs de
sépultures et les bokors), mais comme privilégié. Les vaudouisants
viennent de temps en temps faire des offrandes à Baron Samedi pour
demander une guérison, obtenir un succès amoureux ou une réussite aux
examens : « Baron ne sert pas qu’à protéger, Baron guérit tout. »
Même s’il n’est pas vaudouisant, le fossoyeur fait tout de même lui
aussi des offrandes à Baron Samedi (non pas comme à une divinité, mais
plutôt comme à un patron, comme si le dieu des morts était son supérieur
hiérarchique, son boss). Faire une offrande, en Haïti, n’est pas forcément
un signe d’allégeance ou une marque d’appartenance à une religion plus
qu’à une autre ; c’est surtout lié au fait que lorsqu’on parle à une divinité –
quelle qu’elle soit – on doit lui donner quelque chose en échange du vœu
exprimé. Un prêté pour un rendu. Comme lorsque l’on va à l’église et
qu’on donne à la quête au cours de la messe.
Alors que le soleil touche l’horizon, il retrouve dans un amas de
broussailles le tombeau où il a placé le corps de Clairvius Narcisse la
première fois. Le monument est en pierre, en grande partie bétonné, et
totalement éventré : et pour cause, puisqu’un cercueil en a été extrait il y
a plusieurs dizaines d’années, qui contenait le corps d’un homme encore
vivant. Quelques gravats et des herbes folles ont, depuis, envahi cette
cavité centrale.
Port-au-Prince, capitale de la mort

Le cimetière principal est noyé dans la ville, bordé par les rues
animées, la gare routière, un stade de football, des bidonvilles et les
innombrables maisons funéraires. On y entre comme dans un château
fort, par une sorte de pont-levis séparant le monde des morts de celui des
vivants, qui enjambe un massif égout à ciel ouvert. Juste avant de franchir
les hautes grilles du cimetière, une citation de Victor Hugo, peinte sur le
mur en grandes lettres noires, plante le tableau : « Je dis que le tombeau
qui sur les morts se ferme et ouvre le firmament et ce qu’ici-bas nous
prenons pour le terme est le commencement. » Au sol, sur le seuil, des
plumes de poulet, une bougie allumée et quelques gouttes de sang : les
restes d’un rituel vaudou destiné à protéger autant les vivants des mauvais
morts, que les morts des vivants animés de mauvaises intentions…
Les tombeaux se succèdent de façon relativement régulière le long des
allées principales, mais dans les contre-allées, tout redevient anarchique.
Les unes après les autres s’égrènent les épitaphes : « Je ne suis pas mort,
je n’ai fait que laisser la terre dans une autre vie », « Les bons soldats
meurent chez eux, disait le major au trépas », « L’Éternel est grand, Jésus
est le sauveur du monde », etc. À près d’une centaine de mètres de
l’entrée monumentale, trois hommes accroupis vêtus de noir se lèvent tout
d’un coup et se dispersent ; j’ai à peine eu le temps d’assister à leur rituel.
À leurs pieds, une calebasse en feu, un poulet dont le sang s’échappe à
gros bouillons de son cou tordu, quelques cigarettes fumant encore, et une
bouteille de rhum Barbancourt répandue au sol… L’offrande vient juste
d’avoir lieu, au croisement des travées du cimetière, lieu idéal de
circulation des énergies mystiques.
On connaît, depuis les travaux de William Seabrook, quelques-unes
des « recettes » utilisées par les bokors pour faire sortir les morts de leurs
tombeaux (puis les y faire retourner avant qu’ils ne se révèlent trop
dangereux), ou encore jeter des sorts néfastes. Qu’on juge plutôt de
l’implication d’entités catholiques et de divinités aux connotations
bibliques ou proche-orientales dans ces formules magiques et ces rituels
infernaux :

Pour évoquer les Esprits. Un vendredi à minuit, rendez-vous à


une croisée de chemins, procurez-vous une chandelle faite de
cire vierge d’abeille, de graisse de bœuf et de foie d’hirondelle
que vous allumerez à ce carrefour au nom de Belzébuth en
disant : « Belzébuth, je t’appelle et je t’invoque afin que tu me
fasses connaître en cet instant (telle ou telle chose…). » Vous
tirerez ensuite un seul coup de feu, l’arme devant être chargée
d’encens et de terre. Tirez vers l’est en disant : « Quand le
tonnerre grondera, que tous les rois de la terre s’agenouillent.
Que Puer, Agrippa Berke et Astaroth m’épargnent. Amen. »
Pour évoquer les morts. Allez dans un cimetière dans la nuit
d’un vendredi, à minuit, emportant avec vous une chandelle
blanche, une feuille d’acacia sauvage et un pistolet chargé, et
choisissez la tombe d’un homme. En y arrivant, vous direz :
« Exurget mortui et acmo venient (j’exige que le mort que tu es
vienne à moi). » Après avoir prononcé ces paroles, vous
entendrez le tonnerre ; n’ayez aucune crainte, et tirez un coup
de feu. Le mort vous apparaîtra alors ; vous ne devez pas vous
enfuir, mais reculer de trois pas en répétant trois fois : « Je
t’asperge d’encens et de myrrhe comme a été parfumée la
tombe d’Astaroth. »

Comment renvoyer un Esprit chez les morts après l’avoir évoqué.
Ramassez une poignée de terre que vous jetterez aux quatre
coins de l’horizon en disant : « Retourne d’où tu viens, car tu as
été créé poussière, et tu retourneras à la poussière. Amen. »

À ces imprécations centrées sur les défunts se mêlent d’autres recettes


aux connotations très pratiques : comment créer une figure humaine
invisible ; pour se préserver des balles ; contre la torture ; pour sortir de
prison ; pour se délivrer d’une personne qui vous persécute ; pour
soulager une femme des douleurs de l’enfantement ; pour guérir une
cheville foulée ; pour guérir un œil blessé ; contre le mal de dents, les
rhumatismes, la fièvre jaune ; etc. Réalisés dans un contexte tantôt
funéraire, tantôt domestique, ces rituels se rapportent directement aux
affres de la vie quotidienne (contemporaine des années 1920, date de leur
rédaction) : maladie, mort et lutte contre l’oppresseur occidental.

Revenons au XXIe siècle. À Port-au-Prince, le bokor qui souhaite se
servir en ossements humains ne rencontre aucune difficulté : quand on
vagabonde dans le cimetière principal, les squelettes sont partout : il me
suffit de prendre les contre-allées, de lézarder entre les concessions pour
tomber sur des atlas, des sacrums, des os longs, des mandibules ; de quoi
reconstituer aisément des dizaines de squelettes complets ! Rien de plus
simple pour les sorciers ; ils se rendent au cimetière avec un cabas en
plastique ou un sac à dos, se penchent discrètement, puis repartent une
fois leur forfait commis, la besace remplie d’ossements humains, prêts à
l’usage. On marche littéralement sur les squelettes, comme sur un tapis. Il
y en a partout : des vertèbres, des métatarsiens, des radius, des crânes.
Enfants, adultes, hommes, femmes : tout y est, parfois amoncelé en tas
malodorant. Ces chairs finissant de se décomposer au soleil me rappellent
les marchés aux fétiches d’Abomey, Ouidah ou Cotonou (Bénin)…
Le tremblement de terre de 2010 a évidemment accéléré le processus,
puisque de nombreux monuments funéraires ont été abîmés par le séisme,
ou se sont littéralement écroulés, déversant leur contenu dans les allées ;
mais d’autres ont été tout simplement abandonnés (les familles sont
parfois mortes dans la catastrophe, ou bien elles avaient d’autres priorités
que s’occuper des défunts anciens). De fait, de nombreux tombeaux sont
réoccupés par des vagabonds qui s’en servent comme habitation, ou par
d’autres familles qui y placent leur mort après avoir vidé le contenu initial
et repassé une couche de peinture pour effacer toute trace de l’ancien
propriétaire. D’autres même, par besoin d’argent, louent ou vendent une
partie de leur concession : sur les 4 caveaux que compte en général le
tombeau, deux sont proposés à la location, comme mentionné sur
l’écriteau jouxtant le nom de la famille du défunt Fernand Gesner : « Deux
chambres caves à en ferme »… C’est presque une crise de l’immobilier post
mortem.

Ce jour-là, j’assiste aux funérailles de deux hommes. Le premier défunt
avait 55 ans : sa famille (une trentaine d’individus) s’est mise sur son 31,
avec des habits de fête, noirs ou sombres, et des chaussures à talons
(15 cm de haut !) pour les femmes ; les sacs Louis Vuitton sont de sortie.
Les proches sont très souriants, rieurs, notamment au moment de la sortie
des gerbes du corbillard et de la répartition des couronnes et des bouquets
entre les différents parents du défunt. Ils blaguent, s’arrachent des fleurs
ou les plantent dans leurs cheveux ; on prend des photos ou on filme avec
son téléphone portable. On ne constate aucune tristesse visible dans ce
cortège qui suit en pagaille le cercueil blanc.
Le second défunt avait 67 ans : la famille (une cinquantaine
d’individus) toute de blanc et de noir vêtue, dont les âges s’échelonnent,
allant de jeunes enfants jusqu’à des personnes âgées, chante à tue-tête les
Psaumes de louange avec une joie non feinte depuis la rue menant au
cimetière jusqu’à la tombe, en suivant à pas lents le corbillard d’un noir
immaculé. Les proches ont le sourire aux lèvres : c’est plus une fête qu’un
enterrement dans le sens lugubre et triste du terme. Une fête du mort qui
commence sa véritable vie, l’éternelle.

En cheminant dans le dédale des ruelles boueuses qui serpentent entre
les sépultures, je tombe sur une concession monumentale dont l’usage a
été détourné pour en faire un temple vaudou. Elle est en fer forgé, avec
des anges des quatre côtés, des couronnes entourant des sabliers ailés.
C’est la sépulture de la famille Bienaimé Rivière dont le nom s’étale
encore en grand sur la façade, encadré par des palmes du martyre. La
grille est fermée par un cadenas, et l’intérieur ne se distingue que
difficilement derrière des bâches en plastique et de la toile de jute opaque
remontant sur toute la hauteur : devant ma curiosité, le houngan (Roland
Gilles) me laisse entrer. À l’intérieur, je découvre un capharnaüm avec de
nombreux crânes, vraisemblablement récupérés de tombes voisines, dont
certains sont posés sur des cercueils rouges avec des dorures comportant
des noms (Iazor, Florida…), des statues religieuses (chrétiennes : sainte
Marguerite, saint Expédit, sainte Claire, une Vierge noire, saint Martin, la
Vierge Marie, sainte Blandine, etc.), des sacs empaquetés dans du tissu
rouge et ficelés, des poupées en plastique avec une cigarette dans la
bouche, énormément de bouteilles d’alcool (certaines dévissées et dont
l’odeur âcre monte dans l’air), un petit autel central en marbre (celui de la
famille Rivière dont le nom est encore gravé dessus) sur lequel est posé
un crâne avec des bougies. On y a peint le prénom Marie (c’est celui de
Marie Rivière, la première à avoir été inhumée dans le monument, et dont
les restes osseux sont affublés de pouvoirs tout particuliers). Sur une
table, j’entrouvre un livre à la couverture défraîchie : L’Ange conducteur
des âmes dévotes dans la voie de la perfection chrétienne, par Goret (Tours,
maison Mame, éditeurs pontificaux) ; il est usé à force d’avoir été utilisé,
porte la trace d’innombrables soulignages. Des foulards sont accrochés à
une barre métallique derrière la porte d’entrée (tous avec une couleur
différente qui correspond aux loas auxquels ils sont consacrés : blanc pour
Damballa, violet et noir pour Baron Samedi et Dame Brigitte, bleu pour
Erzulie Dantor, rose pour Erzulie Freda, etc.). Juste à côté, un slip blanc
qui sèche : rien de religieux ni de magique, c’est celui du houngan…
Une quinzaine de photos jaunies et racornies sont punaisées sur le
mur ; certaines sont assez anciennes, probablement vieilles de dix ou
vingt ans, à en juger par les vêtements que portent les sujets
photographiés. Autant de fidèles ayant laissé une trace pour demander
une protection aux loas : guérir d’une maladie incurable ou non identifiée,
ramener un mari volage, réussir son mariage, sauver son emploi, etc.
Interdiction m’est faite de toucher les cercueils miniatures – rouges et
noirs – qui s’amoncellent dans un coin, près du sol ; certains sont là
depuis longtemps, comme en témoignent l’épaisse couche de poussière et
les crottes de rats qui en recouvrent de larges parties. « Trop dangereux »,
me dit le houngan, « évite même de les regarder trop longtemps… ».
Dans des bouteilles de lotion pour les cheveux (Aqua de Floride,
Murray y Lanman, New York), le prêtre vaudou stocke des « magies »
(sortes de préparations dont il a le secret, censées apporter la chance et
repousser les coups de poudre) : il en ouvre une, m’en étale le contenu
visqueux sur les avant-bras et la paume des mains. C’est une huile à la
citronnelle dont l’odeur est très forte, un peu poivrée. Je ne sais pas si
cette eau de chance protège des mauvais sorts et des poisons, mais
l’expérience a montré que c’est un répulsif à moustiques redoutablement
efficace !

Pas très loin du monument commémoratif aux victimes du
tremblement de terre de 2010, à l’est du cimetière, s’élève un arbre
majestueux haut d’une vingtaine de mètres. Il se dresse entre plusieurs
tombes, et une minuscule placette a été ménagée sur un côté, comme une
sorte de parvis. Il faut dire que cet arbre est un lieu de culte à lui tout
seul, couvert de poupées vaudou, de bouteilles, de chaises en osier, etc.
C’est là aussi, d’après le gardien du cimetière (Grégory Batau), que
viennent les bokors lorsqu’il s’agit de faire des zombis, pour accomplir
certains rituels et déposer des offrandes.
L’écorce disparaît presque derrière la multitude d’objets magiques
cloués au tronc. L’emplacement même du clou n’est pas choisi au hasard :
pour les poupées, c’est généralement au niveau du cœur, de la tête ou du
bassin, comme autant de cibles anatomiques. Et lorsque le clou rouille, les
poupées chutent de l’arbre et se répandent sur le sommet des tombes
voisines et dans les allées. C’est comme s’il pleuvait des poupées vaudou.
La grande majorité des poupées sont isolées : de couleur rouge,
figurant une silhouette humaine, elles sont remplies de tissus et cousues
sur les côtés. Sur la tête et au niveau du pubis sont également fixés des
cheveux ou des poils prélevés directement sur la victime – c’est-à-dire
l’individu sur qui est dirigée la malédiction. Le bokor s’approvisionne
toujours par des intermédiaires : soit celui qui lui demande le sortilège
récupère ces fragments organiques de la cible parce qu’il vit avec, soit il
paie la femme de ménage ou l’employé de maison pour qu’au petit matin
lesdits poils soient prélevés dans le lit de la future victime. Les poupées
uniques sont des sorts isolés : maladie, mort, perte d’un procès,
accident, etc. Les poupées doubles, enlacées avec des fils ou un cadenas,
rarement rouges mais plutôt noire et blanche, sont soit à vocation
amoureuse (provoquer l’attirance et la passion chez l’être désiré), soit
doublement maléfique (deux personnes sont visées par le sortilège et
unies dans cette malédiction).
Je profite de l’occasion pour collecter sept de ces poupées vaudou ;
elles vont transiter sur le balcon de ma chambre d’hôtel en attendant
d’être désactivées rituellement. Une fois revenu à Paris, un examen
radiographique révèle dans leur remplissage (bourre) la présence d’objets
appartenant à la cible : fermeture éclair, bouton, etc. D’autres sont
percées d’innombrables aiguilles : j’ai pu en compter jusqu’à une centaine
sur une des poupées doubles !
Sur l’arbre on remarque aussi des cordes de pendu stylisées (on
souhaite que la victime se suicide, ou tout simplement sa mort, quel que
soit le moyen utilisé tant que l’issue est fatale), des chaises sur lesquelles
sont ficelées des poupées ou des objets appartenant aux cibles (un slip
noir, une paire de lunettes, etc.), des sacs plastique avec des offrandes
(invisibles extérieurement) ou dissimulant des poupées à l’intérieur, un
papier-calque sur lequel est écrite une imprécation en créole avec des
signes magiques, des tissus de couleur violette consacrés à Baron
Samedi, etc. Aux branches sont également accrochés dans des zones
difficilement accessibles (il faut grimper sur les tombeaux adjacents pour
y parvenir) des fragments de bougie et des cuisses de poulet empaquetés
avec de la ficelle noire. Enfin, au pied de l’arbre se trouve une
anfractuosité ménagée dans un repli du tronc, fermée en partie par des
parpaings, dans laquelle ont été déposées quantité d’offrandes
alimentaires, principalement des bouteilles d’alcool et… des spaghettis à
la sauce tomate.
Il pousse quelques arbres dans le cimetière. Pourquoi celui-ci plutôt
qu’un autre est-il le siège de telles pratiques magiques ? Ceux qui y font
des offrandes me répondent : « Depuis tout petit, cet arbre a poussé là. Il
s’est nourri des morts qui l’entourent, qui se sont dissous et qui le
constituent. Personne n’oserait couper cet arbre, car c’est un esprit (loa)
qui le protège, et peut-être même de très nombreux esprits. » Pour
d’autres, la présence d’un arbre est anormale dans un cimetière : « Celui-ci
on ne l’a pas coupé, parce que c’est l’esprit d’un serpent qui est en lui, et
qui empêche qu’on lui fasse du mal. » Cet arbre est magique : non
seulement il sert de zone d’échange entre hommes et loas, mais aussi, à
son contact, il peut provoquer des visions, faire voir des choses éloignées
dans le temps et dans l’espace pour peu qu’on y fasse des offrandes.
C’est un arbre sacré. Au moment de prendre une feuille de l’arbre pour
en faire l’identification botanique, un hounsi m’indique que je dois jeter
une pièce dans le creux du tronc. Tout est échange : « Tu prends, tu
donnes. C’est la loi. »
Le nom local de cet arbre est mapiang, une épithète fréquemment
associée à Erzulie, mais son vrai nom haïtien est mapou. Il correspond au
Ceiba pentadra (fromager), un arbre des forêts tropicales et des littoraux
des Caraïbes, d’Amérique latine et d’Afrique de l’Ouest. Déjà considérés
comme sacré par les Taïnos, ces derniers n’utilisaient pas son coton
(kapok) car ils craignaient d’être possédés ou de subir des cauchemars.
Pour les Mayas, c’est un matou qui assurait le pivot du monde, et c’est sur
lui que montaient les défunts pour aller d’un niveau céleste à un autre.
C’est autour de mapou que les vaudouisants font habituellement leurs
cérémonies, qui prennent une force encore plus grande lorsque l’arbre est
situé à proximité d’un carrefour (lieu de rencontre des énergies, lieu de
circulation des loas). On recommande généralement aux enfants de ne pas
s’y aventurer la nuit, car des rituels dangereux – sanglants, dit-on pour les
effrayer – s’y déroulent alors, jusqu’à l’intérieur même du tronc !

Près du mur est du cimetière se trouve la croix de Baron Samedi.
Toute peinte de noir, entourée d’un muret également noir qui délimite la
zone des sacrifices ; elle est l’objet de rituels d’adoration extrêmement
fréquents tout le long de la journée. Une chèvre errante – bien grasse –
vient grignoter les offrandes déposées par les fidèles.
Alors que j’inspecte les cadavres de bouteilles d’alcool laissées au pied
du muret, une femme opulente surgit brutalement entre deux concessions
et se dirige à pas mesurés vers la croix. Elle porte, jetée en travers des
épaules, une chemise d’homme violette (couleur consacrée à ce loa). Ses
yeux sont révulsés (on n’en voit presque que le blanc, comment fait-elle
pour marcher ?), elle parle un langage qui n’est pas du créole – paroles
d’initiée ? –, s’adresse à Baron Samedi, fait claquer la paume de ses mains
sur les flancs de la croix, en fait plusieurs fois le tour, caresse ses propres
fesses, ses cuisses, ses seins, son visage (comme si elle recouvrait ses
parties anatomiques de particules de la croix), puis s’en va aussi
lentement qu’elle est arrivée. Des proches la suivent de loin, à distance
raisonnable, prêts à intervenir si sa possession se passe mal.
À un jet de pierre, Fanny, la mambo de Dame Brigitte, regarde la
scène d’un air désabusé. Assise sur l’escalier menant à une tombe
monumentale, en guenilles et pieds nus, opulente, sa longue pipe fumante
dans sa bouche quasi édentée, elle en a vu d’autres. Son territoire jouxte
celui de Baron Samedi : c’est une petite esplanade toute peinte de blanc,
avec des vévés funèbres et une fresque figurant un mariage de squelettes
dessinés sur les murs encadrés d’une inscription disant : « Bonne fête à
tous les morts. » Au centre, on trouve un autel central ménagé dans le sol
où brûlent quelques carcasses de poulets. Dans un coin, des dizaines de
bouteilles d’alcool (vides) et une paire de chaussures à talons (des
escarpins) attachée à la tombe d’à côté qui lui sert de maison. Pas très
loin, une poupée vaudou abandonnée (gorgée d’eau par les pluies de la
veille) : deux personnages en tissu gris et noir enlacés l’un à l’autre avec
une ficelle – visiblement un charme d’amour.

Antoine Sine, l’homme chargé de la sécurité dans le cimetière, voit
parfois des choses très étranges se produire dans l’enceinte de son lieu de
travail, surtout la nuit. L’arme qu’il porte à la ceinture (un 9 mm) est là
pour attester qu’il n’est pas ici pour rigoler. Il raconte ainsi qu’un soir il a
aperçu des gens accroupis à terre en train de faire « une espèce de petite
cérémonie », sans pouvoir être plus précis ; lorsqu’il s’est rapproché, ces
gens se sont enfuis à quatre pattes, comme des animaux, puis ont
subitement disparu. Antoine a été pris de fièvres peu après, comme s’il
avait dû subir leur vengeance d’avoir interrompu un rituel important. Il
s’est alors rendu à Léogâne, chercher conseil et réconfort auprès de
houngan qu’il connaissait, et c’est ce dernier qui l’a guéri. Depuis, s’il
tombe sur des hounsi ou un bokor pendant la nuit, il fait demi-tour…
Patrick Scott, qui m’accompagne dans le cimetière, rapporte une
anecdote comparable : un incident qui s’est passé à Port-Salut, sur la côte
sud d’Haïti, il y a au moins vingt ans. À l’époque, Patrick s’intéressait à
cette zone parce qu’il y avait une petite plage vraiment magnifique : une
ancienne piste d’atterrissage désaffectée redevenue un champ, et qui
descend doucement vers la mer. Donc, il se dirigeait vers cette anse-là, et,
presque arrivé à mi-distance, il a croisé un inconnu. (Patrick sourit,
comme pour se protéger de raconter quelque chose d’aussi énorme.)
C’était un homme, âgé de 30 à 40 ans, au regard un peu bizarre, dur (un
regard qu’il a déjà vu lors de cérémonies vaudou), maléfique, chargé de
reproches, comme s’il lui disait : « Que fais-tu ici, toi ? » Et c’est au
moment où il s’est retourné que Patrick a assisté à la transformation de
cet homme en bœuf. Il s’est mis à marcher d’une autre façon, son corps
s’est transformé : « Soudain, il n’y avait plus d’homme. » Il devait être en
mission, mais ce n’était pas nécessairement un houngan ou un bokor… « Il
y a des gens qui ont des pouvoirs, ici. Des pouvoirs qui ont été donnés par
les dieux, leurs dieux à eux. »
Des zombis au tribunal

Emmanuel Jeanty est avocat en droit pénal au barreau de Cap-Haïtien.


Je le rencontre à la cour d’appel de Port-au-Prince, un ensemble de
bâtiments préfabriqués dans lesquels s’est réorganisée la Justice haïtienne
après le tremblement de terre de 2010. Une cérémonie officielle de remise
de diplômes se déroule à l’extérieur, sous une tente. Toute une théorie de
magistrats en costume d’apparat se masse pour écouter un ministre
donner son discours. Dans la petite salle qui sent bon le bois fraîchement
coupé, maître Jeanty s’assied sur un coin de bureau et pousse un peu sa
voix, comme s’il plaidait.
Presque chaque jour, si l’on en croit la radio ou la télévision haïtienne,
on entend parler d’habitants décédés et dont les funérailles ont été
chantées, puis qui ont été retrouvées vivants quelque temps après. Ou de
bokors qui décèdent et chez qui l’on découvre, dans la cour de l’habitation,
une cabane abritant une dizaine de zombis. Ces cas accumulés finissent,
d’après lui, par créer des difficultés au sein même de la société, ce qui l’a
poussé à se pencher juridiquement sur les cas de ces zombis. Sa
préoccupation est très prosaïque : que faire des dettes laissées par ce non-
mort ? Comment gérer sa succession, puisqu’il n’est en fait pas
véritablement décédé ? Que faire du patrimoine ? Le lui restituer ou le
laisser à ses héritiers ? Comment redonner une existence légale à un
individu déclaré mort pour lequel les comptes ont été clôturés, la carte
d’identité découpée, le passeport déchiré et l’acte de décès signé ? La
législation haïtienne ne reconnaît pas les zombis, puisque légalement,
pour exister, il faut au moins un acte de naissance. Le zombi étant un sujet
faussement déclaré mort, il est impossible dans l’état actuel de faire
marche arrière. On ne peut pas établir un « acte de renaissance », ni une
« attestation de certificat de décès erroné ». Le zombi n’a aucune existence
légale, aucune nationalité, il n’est plus rien (et c’est exactement ce que
cherchent à faire les bokors).
Jusqu’à présent, dans la législation haïtienne, aucun « acte de
résurrection » n’est prévu. Cependant, le cas de Clairvius Narcisse a servi
de déclencheur à cette régularisation : il a voyagé à l’étranger, il s’est
remarié, a eu des enfants. Tout déplacement hors du territoire nécessite
une déclaration, comme toute naissance fait obligation au citoyen de
déclarer le nouvel enfant et le nom de son père… en théorie.
La majorité des magistrats haïtiens soutiennent que les cas de
zombification ne sont pas prévus dans le système législatif et judiciaire de
la République. Maître Jeanty pense le contraire ; l’article 246 du Code
pénal haïtien reconnaît en effet, non pas le statut de zombi (le mot n’y
figure pas), mais un « état de léthargie ». Est-ce suffisant ? Assez souvent
en Haïti, on entend les gens dire qu’il n’y a pas de provision légale pour
juger un individu pour zombification ; pourtant, maître Jeanty a fait une
analyse fondée sur le fait que le code utilisé en Haïti a été adopté en
1835, et est inspiré des codes napoléoniens. En décidant de prendre cette
législation qui arrivait d’un autre pays, le peuple haïtien a, ipso facto,
importé sur l’île également tous les problèmes, toutes les stratégies, toutes
les aspirations qui ravageaient la France à cette époque.
Cela veut-il dire que le phénomène des zombis existait aussi en Europe
dans la première moitié du XXe siècle ? Pas exactement. Mais depuis le
e
XVII siècle ont paru une quantité considérable d’ouvrages sur les non-
morts et les inhumations injustifiées ; les plus célèbres sont le De la
mastication des morts dans les tombeaux par Michaël Ranft (1725), le
Traité sur l’incertitude des causes de la mort, et l’abus des enterrements et
embaumements précipités par Jean-Jacques Bruhier d’Ablaincourt (Paris,
1742) et le Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires, ou les
revenants de Hongrie, de Moravie, etc. par le Lorrain dom Calmet (Paris,
1746). De véritables best-sellers qui ont diffusé l’idée qu’il était possible –
et fréquent, même – d’être enterré vivant. Ces recueils d’anecdotes ont
été si largement diffusés dans toute l’Europe et dans les colonies, qu’ils
ont influencé les esprits jusqu’à faire modifier les systèmes d’inhumation 1
et utiliser des instruments spécifiques pour vérifier l’absence de signe de
vie au moment de la mise en bière (aiguille en argent enfoncée sous
l’ongle du gros orteil en guettant une éventuelle réaction à la douleur,
section d’une veine ou d’une artère pour vérifier l’absence d’écoulement
de sang, etc.). Certains cas décrits par ces auteurs parlent en effet de
« morts qui mâchonnent » ou d’autres qui ont tenté de s’extraire de leur
cercueil en griffant le bois de l’intérieur ou qui se sont mangé les doigts
tellement ils avaient faim ou soif avant de mourir définitivement. D’autres
exemples – littéraires, cette fois – existent, comme dans Roméo et Juliette
de Shakespeare, Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas (Edmond
Dantès) ou encore Hadriana dans tous mes rêves de René Depestre. Les
zombis obéissent à une réalité qui semble universelle.
Pour preuve ces cas récents qui font généralement la une des
journaux, parce qu’ils répondent à une interrogation (et une crainte)
ancestrale : en 2014, le cœur d’une Américaine, victime d’une embolie
amniotique après son accouchement, cesse de battre pendant 45 minutes,
et repart juste avant que le médecin ne prononce le décès ; une Polonaise
de 91 ans déclarée morte et qui reprend connaissance à la morgue… et
même un médecin, Anna Bagenholm, ayant chuté dans l’eau glacée au
cours d’une randonnée, et qui a survécu à près d’une heure d’asphyxie 2.
Dans ma carrière de médecin légiste, je me souviens d’avoir été
confronté deux fois à de telles situations : dans le premier cas, une femme
avait fait une tentative de suicide à l’aide de médicaments ralentissant
fortement le rythme cardiaque (bêtabloquants) et avait été retrouvée en
état de mort apparente par sa femme de ménage à son domicile ; le mot
« décès » ayant été prononcé dès le départ, le médecin urgentiste n’avait
fait que signer le certificat de décès, puis le corps avait été pris en photo
par les policiers, et déplacé par les pompes funèbres jusqu’aux
réfrigérateurs de l’institut médico-légal où elle a fini par mourir
d’hypothermie. Dans le second cas, une femme âgée avait, de la même
façon, été déclarée morte de façon prématurée, mais les proches s’étaient
rendu compte de leur erreur au moment de lui ôter ses bijoux dans la
housse mortuaire ; immédiatement transportée en réanimation, elle a fini
par mourir trois jours plus tard d’un accident vasculaire cérébral massif.
L’article 246 du Code pénal haïtien mentionne ceci :

Est qualifié empoisonnement, tout attentat à la vie d’une


personne, par l’effet de substances qui peuvent donner la mort
plus ou moins promptement, de quelque manière que ces
substances aient été employées ou administrées, et quelles
qu’en aient été les suites.

Peu importe que le poison ait été mis à l’insu de la victime dans du jus
de fruits, de l’eau, ou toute autre boisson, dans sa nourriture, dans son
soulier, dans ses vêtements, peu importe qu’il se soit agi d’un liquide
ingéré ou d’une poudre répandue sur la peau, peu importe le procédé
utilisé, la manière du coup de poudre. Reprenons l’article 246 :

Est aussi qualifiée attentat à la vie d’une personne, par


empoisonnement, l’emploi qui sera fait contre elle de
substances qui, sans donner la mort, auront produit un état
léthargique plus ou moins prolongé, de quelque manière que
ces substances aient été employées et quelles qu’en aient été les
suites. Si, par suite de cet état léthargique, la personne a été
inhumée, l’attentat sera qualifié assassinat 3.

Comme le mentionne maître Jeanty :


Par prudence, la victime appelée à devenir zombi doit
nécessairement passer par le canal mortuaire afin que son
bourreau puisse éviter qu’il soit arrêté pour séquestration ou
enlèvement (kidnapping). De plus, l’article 306 du Code pénal
interdit les violations de sépulture et prescrit en outre : « Sera
puni d’un emprisonnement de trois mois à un an, quiconque se
sera rendu coupable de violation de tombeaux ou de
sépultures ; sans préjudice des peines contre les crimes ou les
délits qui seraient joints à celui-ci. » Donc, même quand ce
n’est pas suffisant, il existe quand même quelques textes
relatifs, même quand le terme zombification n’y est pas
4
expressément utilisé .

Reste à se demander comment il se fait qu’il soit possible d’enterrer un


individu poudré en état léthargique, en ignorant qu’en fait il vit encore. La
réponse se cache peut-être dans le Code civil haïtien, et notamment
l’article 77 qui se concentre sur les actes et les pièces :

L’acte de décès sera dressé par l’officier de l’état civil sur la


déclaration de deux témoins. Ces témoins seront, s’il est
possible, les deux plus proches parents ou voisins, ou,
lorsqu’une personne sera décédée hors de son domicile, la
personne chez laquelle elle sera décédée, et un parent ou autre.

Autrement dit, pour déclarer un décès, deux témoins suffisent. Il n’est


pas nécessaire de faire médicalement examiner le corps, ce qui ouvre la
porte à toutes les irrégularités : l’officier d’état civil ne demande aucune
justification médicale ou scientifique de l’état de mort du sujet. Deux
membres d’une famille souhaitant se débarrasser d’un parent gênant
peuvent ainsi le poudrer à l’aide d’un bokor, puis déclarer faussement mort
leur proche, et en faire un zombi sans être inquiétés par qui que ce soit.
Cet article, comme le reste du Code civil haïtien, a été adopté en
1826 ! Si l’on peut comprendre qu’en cette première moitié du XIXe siècle,
le nombre de praticiens était suffisamment faible pour qu’on soit obligé de
se passer d’eux pour déclarer un décès, il est possible de dire que la
situation a vraisemblablement changé en ce début de XXIe siècle. Une
spécialité nouvelle est apparue (la médecine légale), d’autres sont venues
compléter le champ des possibilités permettant – théoriquement – de
diagnostiquer avec certitude un décès : anesthésie, réanimation,
toxicologie. Il existe en effet de nombreuses circonstances mettant un
individu en état de mort apparente, de telle sorte qu’il puisse être
considéré par autrui comme décédé alors que ses fonctions vitales ne sont
qu’au ralenti : prise de toxiques (hormis la tétrodotoxine, il faut compter
les bêtabloquants – des médicaments qui diminuent la pression artérielle
et le rythme cardiaque – et les barbituriques), les troubles métaboliques
(hypoglycémie profonde, hypothyroïdie), l’hypothermie, le locked-in
syndrome (ou accident vasculaire cérébral au niveau du tronc cérébral,
une maladie bien décrite par Jean-Dominique Bauby dans son
autobiographie, Le Scaphandre et le Papillon), et les troubles
psychiatriques comme la nécromimie où certains patients « jouent à faire
le mort ».
Aujourd’hui, en Haïti, on ne peut plus laisser le soin à n’importe qui,
c’est-à-dire à des personnes qui n’ont pas étudié la médecine et qui n’ont
pas l’expérience du diagnostic précis de la mort, de déclarer de façon
irrévocable un décès. Peut-être cet article 77 devrait-il être modifié aux
fins de se calquer sur l’avancée des connaissances scientifiques et sur la
modernisation des pratiques médicales ? Pourtant, les funérailles ne
peuvent avoir lieu avant que 24 heures se soient écoulées depuis le décès
(en théorie, pour laisser le temps aux signes de mort d’apparaître : rigidité
et lividités cadavériques).
Le Code d’instruction criminelle haïtien (loi du 30 juillet 1835,
article 34), équivalent de notre Code de procédure pénale, précise les
conditions dans lesquelles doivent être examinés les corps morts :
S’il s’agit d’une mort violente, ou d’une mort dont la cause est
inconnue ou suspecte, le commissaire du Gouvernement se fera
assister d’un ou de deux médecins, chirurgiens ou officiers de
santé qui feront leur rapport sur les causes de la mort et sur
l’état du cadavre.

Si l’on se base sur les travaux réalisés par l’ethnobotaniste Wade Davis
– et notamment sur l’usage de tétrodotoxine chez certains sujets –,
comment un médecin devrait-il faire en Haïti pour s’assurer d’une mort
« réelle et constante » ? En utilisant des outils spécifiques tels qu’un
stéthoscope ou un sphingomanomètre (pour prendre la pression
artérielle). Une autre possibilité serait d’attendre que des signes de mort
indubitables surviennent pour diagnostiquer le décès puis procéder aux
funérailles : lividités cadavériques, rigidité, phlyctènes décollées, tache
verte abdominale, etc. Le plus souvent, en Haïti, la déclaration de décès
auprès de l’officier d’état civil se fait juste après que l’individu a trépassé,
sans attendre plus longtemps (on dit « sur cadavre encore chaud »).
À ce délai de rigueur et à la compétence de l’observateur viennent se
greffer la pertinence des outils utilisés pour le diagnostic de mort. La
simple inspection clinique – parfois rapide – doublée d’une auscultation
cardio-pulmonaire peut-elle permettre d’éliminer la possibilité d’un état
de mort apparente ? Pas toujours. Il est parfois nécessaire de faire
pratiquer des examens secondaires pour éviter un diagnostic erroné, car
ces outils ne sont pas adaptés pour les cas de zombification. De telle sorte
qu’il serait peut-être nécessaire, si l’on en croit maître Jeanty, de créer des
équipes spéciales biomédicales chargées du dépistage des zombis au
moment des déclarations administratives de décès en cas de mort
suspecte. Le seul problème est que presque toutes les morts sont suspectes
en Haïti… En cas de doute, la famille ou les ayants droit pourraient faire
appel à ces spécialistes pour détecter si l’individu n’est pas sous l’effet
d’une zombification, quitte à demander qu’un houngan leur prête main-
forte, ou qu’un conseil de houngan édicte un guide de bonnes pratiques ou
réalise une conférence de consensus aux fins de définir des critères fiables
et détectables de zombification. Sur le plan criminalistique, la réalisation
de prélèvements systématiques pourrait être mise en place de la même
façon, dans la limite évidente des finances des ministères incriminés
(Justice et Intérieur).
Pour maître Jeanty, le problème des zombis étant devenu
spécifiquement haïtien, il faut que le droit civil et pénal entourant la mort
soit lui aussi haïtien, libéré des influences européennes n’ayant plus
aucune justification pratique dans le contexte chrono-culturel actuel. Il
faut qu’il soit centré sur leurs propres difficultés, sur leurs spécificités,
pour être plus efficace et plus viable.
Le travail de cet avocat est centré sur une proposition d’avancées en
matière de législation pénale. Mais il s’intéresse aussi civilement à la
reconnaissance de ceux pour lesquels la zombification a déjà eu lieu, ceux
qui errent entre deux mondes, et qui ne sont plus rien sur le plan
administratif. Pour leur défense, maître Jeanty pense que l’utilisation de la
Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) peut être justifiée.
Le préambule dit ainsi : « La reconnaissance de la dignité, inhérente à
tous les membres de la famille humaine, et de leurs droits égaux,
constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le
monde. » Que peut donc faire la législation quant à la reconnaissance de
quelqu’un qui est « mort » dans des conditions qui se situent aux marges
de la science (c’est-à-dire non expliquées ou non élucidées), puis qui refait
surface ? Faut-il un procès pour le faire reconnaître à nouveau vif ? Si le
zombi cause un problème à un tiers, vers qui – quelle entité – ce dernier
va-t-il pouvoir se retourner ? L’État ? Les anciens parents du zombi ? Le
zombi lui-même (difficile, vu qu’il a été déclaré mort et n’a donc plus
aucune existence légale) ? À l’arrivée au tribunal, n’importe quel zombi
accompagné d’un bon avocat tiendrait à la main son certificat de décès en
disant : « Regardez, je suis mort, je ne peux donc pas être tenu
responsable de quoi que ce soit. » Pourquoi le responsable ne serait-il pas
alors le bokor, le sorcier qui l’a zombifié ? Mais alors, il faudrait une
enquête non seulement policière mais aussi scientifique qui fasse le lien
entre l’histoire médicale du patient devenu zombi et les substances
retrouvées au domicile du bokor…
Maître Jeanty est un don Quichotte, ici en Haïti. Il a fait tous ses
déplacements à ses propres frais parce que le sujet l’intéresse
énormément. Ses travaux sont diffusés sur le plan national et il commence
à faire mouche auprès du ministère de la Justice : une réforme ou, du
moins, une refonte des lois est en cours, sorte de désherbage dans les
textes trop anciens pour les actualiser un minimum. Est-ce des pays
étrangers que de nouvelles initiatives légales seront apportées par les
confrères avocats de maître Jeanty ? Le problème est que certaines
suspicions sont propres aux Haïtiens, et que le droit occidental n’est pas
forcément satisfaisant. En France (comme aux États-Unis, en Italie, en
Allemagne, etc.), lorsqu’un individu est brutalement retrouvé mort dans
son lit, c’est au médecin légiste de se prononcer sur les causes et
circonstances du décès ; en Haïti, la priorité est donnée à l’organisation
des funérailles, sans qu’on se préoccupe de déterminer le contexte précis
du décès, et sans que l’ouverture d’une enquête ne soit toujours évoquée.
Peut-être volontairement ?
Pas une année ne se passe sans qu’une affaire de zombi – fut-elle vraie
ou fausse – ne fasse surface. Parfois, un bokor est soudainement mort à la
campagne, et l’on découvre au moment de la succession qu’il avait une
maisonnette dans la cour de son habitation qui hébergeait des zombis ; et
puisque leur maître est mort, c’est-à-dire leur bourreau ou leur
kidnappeur, alors les zombis sont comme libérés, et se retrouvent à errer
sans but dans la rue ou sur les marchés. Personne, en général, ne se
préoccupe de ces individus, sauf lorsqu’ils ont la chance d’être reconnus
par des proches qui les croyaient morts et enterrés depuis longtemps. Mais
sur le plan légal, ils n’ont aucune existence : n’importe qui peut les
frapper, les tabasser, les violer, il n’encourra aucune peine puisque la
victime n’a aucune « consistance » en termes juridique. On ne peut même
pas appeler le zombi une « personne » puisqu’il ne possède plus d’acte de
naissance, plus d’identité. Il manque en fait un texte de loi reconnaissant
les zombis comme individus. Bien plus qu’une question sémantique, c’est
de la restitution de droits perdus par une action magique qu’il s’agit. La loi
ne reconnaît personne s’il n’a pas une existence légale, de même que les
esclaves n’étaient pas reconnus, au temps du commerce triangulaire,
comme sujets humains, mais comme animaux ou biens mobiliers. Il faut
donc que les textes de loi en Haïti se penchent sur les cas de ces gens,
aboutissant peut-être à une « loi Jeanty » qui reconnaîtrait enfin le statut
très particulier de ces sujets entre deux mondes…
La culture haïtienne est un terreau de choix pour l’apparition tant
sociale que religieuse des zombis. Faire un zombi, c’est échapper à la
justice classique. Faire un zombi, c’est exécuter une sentence qui est pire
que la mort : c’est faire vivre sa propre mort à un individu pour ensuite le
maintenir en vie tout en le privant de sa propre volonté. Le transformer en
esclave moderne, mais aussi lui ôter tout sens critique, toute
responsabilité, toute humanité.
Les Haïtiens, d’après maître Jeanty, répugnent, de prime abord, à faire
appel à un médecin légiste – même si l’on peut considérer que sur ce
territoire, comme sur tous ceux de tradition africaine, presque toutes les
morts sont suspectes : « Ils croient toujours que si l’individu a subi une
cérémonie de zombification, alors le médecin va tuer définitivement la
victime du bokor lors de la pratique de l’autopsie, et ce sera fini pour la
personne. » Une idée erronée, bien sûr, car le praticien s’assure
évidemment que le patient qu’il doit disséquer est bien mort – et quoi qu’il
en soit, il s’en rendrait compte au premier coup de scalpel par un
écoulement de sang pulsatile. Mais les médecins haïtiens ne sont pas tous
capables technologiquement de dépister les cas de zombification : un
simple examen clinique ne le permet pas systématiquement ni de façon
aisée ; des pulsations cardiaques rares et de très faible intensité ne sont
pas forcément palpables aux pouls ni à l’auscultation selon la position du
corps, les conditions d’examen et la masse pondérale du sujet. Maître
Jeanty appelle de ses vœux l’importation en Haïti de moyens de diagnostic
adaptés.
En Haïti, il n’existe que deux médecins légistes pour dix millions
d’habitants ; malgré la création en 1999 de l’Uramel (Unité de recherche
et d’action en médecine légale, qui a pour mission de faire la promotion
de la médecine légale et du droit de la santé auprès de tous les acteurs de
la vie haïtienne 5) par l’un d’eux (le docteur Jeanne Marjorie Joseph,
formée à l’université de Rennes), les autopsies médico-légales sont
rarissimes sur le territoire. Lorsqu’un corps mort est retrouvé dans la rue
ou qu’un meurtre s’est produit, un simple examen externe est réalisé par
un médecin après transport du corps à l’hôpital général, sans autopsie.
Pour quelle raison ? Vraisemblablement parce qu’aucun praticien ne veut
se charger de cette spécialité : celle d’ouvrir des cadavres pour la Justice.
À moins qu’il ne s’agisse d’une crainte propre au magistrat lui-même ?
Les magistrats ne sont pas habilités à déclarer officielle une mort (sauf
lorsqu’elle est évidente : tête sectionnée et à distance du corps, cadavre
totalement putréfié, carbonisé ou squelettisé, par exemple) ; ils sont
obligés de se reposer soit sur une démarche administrative tendancieuse
(la déclaration de décès par deux témoins pouvant présenter un énorme
conflit d’intérêts), soit sur un examen médical réalisé sans les moyens
modernes de dépistage des états de mort apparente. Maître Jeanty en
serait presque à demander (à espérer) un dosage systématique de
tétrodotoxine sur chaque « cadavre » haïtien, une équipe de spécialistes
scientifiques et des outils technologiques propres à dépister les zombis…
« On pourrait avoir des surprises ! » Il propose même qu’un collège de
houngans soit mobilisable pour se prononcer en cas de doute sur le
caractère véritable d’un décès ou d’une zombification. Une solution qui ne
plairait certainement pas aux bokors – et on sait les risques que comporte
le fait de s’opposer à leur pouvoir. De même que les médecins légistes
prêtent serment « d’apporter leur concours à la Justice en honneur et
conscience », pourquoi, dit-il, ne pas faire de même avec les houngans, en
les faisant jurer (sur le Code pénal haïtien ? Sur la Bible ?) de participer à
la manifestation de la vérité. L’idéal serait de détourner un bokor du côté
sombre (magie noire) auquel il consacre ses activités magico-religieuses,
ce qui ne semble pas impossible à maître Jeanty.
Le houngan en Haïti, ce « connaisseur dans le domaine des feuilles »,
est bien souvent vu comme un médecin, et consulté en conséquence par
les patients qui ne peuvent se déplacer jusqu’à un dispensaire ou qui ne
peuvent payer une hospitalisation temporaire ou une intervention
chirurgicale. Ce guérisseur – au sens large du terme – pourrait établir un
équivalent de certificat médical, que maître Jeanty appelle « certificat de
hounfor », c’est-à-dire un certificat établi dans le domaine de ses
compétences propres : les pratiques magico-religieuses. La reconnaissance
officielle de ces pratiques intervient déjà jusqu’au plus haut niveau de
l’État haïtien (même de façon indirecte), puisque des hommes politiques
de premier plan vont jusqu’à l’Artibonite se faire soigner leurs pathologies
neurologiques par des houngans renommés.
Le houngan est aussi vu dans un second temps comme un devin, un
voyant, un homme qui sait d’où vient le mal, mais également comme un
conseiller à la campagne ; il peut devenir un bokor quand il utilise les
procédés magiques à mauvais escient (pour faire du tort, pour maudire,
tuer ou zombifier), comme un être à double personnalité, à double
capacité, à double pouvoir. Mais tous les houngans n’ont pas cette part
sombre, et maître Jeanty est certain que la majorité d’entre eux viendront
prêter serment devant la justice du pays pour contrer les effets provoqués
par les bokors, comme dans une lutte manichéenne entre le bien et le mal.
Quand on lui dit que cette vision fait un peu penser à Harry Potter, il
sourit également, mais il y croit dur comme fer. « On ne parle pas de
baguette magique, ici, ni de balais qui volent. Il s’agit d’hommes enterrés
vivants dans des cercueils qu’il faut sortir avant qu’ils ne soient totalement
morts, ou dépister avant qu’ils ne soient mis sous terre. »
Le phénomène des zombis inspire de nombreux scientifiques, même
les moins honnêtes ou les plus audacieux : certains comptent en effet
utiliser la zombification comme une pratique expérimentale destinée à
guérir des maladies jugées graves et incurables comme le diabète ou
l’infection par le VIH ; dans leurs travaux (particulièrement controversés
et, très logiquement, absolument pas reconnus par la communauté
internationale), ils prétendent en effet que des sujets atteints de ces
maladies ont été involontairement « blanchis » (c’est-à-dire « guéris » ou
« améliorés ») après leur empoisonnement par la tétrodotoxine. Ne serait-
on pas plutôt ici dans une image du mythe de la renaissance, proche du
fantasme de la source de jouvence à laquelle s’abreuvent les âmes des
morts lors de leur séjour souterrain ? « Il s’agit de données anciennes, et il
faudrait tester scientifiquement cette hypothèse de travail sur des sujets
actuels… Hélas, on manque de volontaires », ajoute avec ironie maître
Jeanty.
Mais, on l’a vu, le vocable zombi peut recouvrir des réalités bien
différentes : le « vrai » zombi, fruit de pratiques toxicologiques et de
sorcellerie, un zombi qui présenterait un caractère social (avec un
changement d’identité plus ou moins volontaire, facilité par ce véritable
problème d’identité et de tenue des comptes d’état civil en Haïti), et enfin
le zombi à connotation presque psychiatrique (pathomomie, nécromimie,
personnalité multiple et notamment d’individu ayant connu la mort).
Pourquoi le zombi existe-t-il ? Pour maître Jeanty, le zombi comme
phénomène social répondant à une crise identitaire n’explique pas tout.
Aux Gonaïves, au Cap-Haïtien, vers Jacmel, à Saint-Louis-du-Sud, les cas
sont multiples d’individus passés de vie à trépas, puis qu’on revoit sains et
saufs. Trop nombreux, selon lui, pour qu’il s’agisse d’une simple
perversion du système à des fins d’échappatoire social. Le cas de Clairvius
Narcisse est peut-être le plus médiatique, le plus exploité sur le plan
scientifique. Mais celui de Natagete Joseph, dans les années 1960-1970,
est aussi particulièrement instructif. L’avocat, qui s’intéresse fortement
aux symboles et à la spiritualité, n’a pas hésité à arpenter toute l’île pour
se documenter au maximum sur les cas de zombis, mais aussi à aller
interroger les bokors pour « leur tirer les vers du nez ». Sans succès : faute
d’être un initié (hounsi), impossible d’avoir des informations sur leur
mode opératoire, du moins plus d’informations que celles que Wade Davis
avait pu obtenir dans les années 1980.
Maître Jeanty craint-il les houngans ou les bokors ? « Surtout pas »,
répond-il sans hésiter. En Haïti, la justice n’est pas souvent rendue comme
elle devrait l’être. S’il lui arrive quelque chose un jour, maître Jeanty
obtiendra vraisemblablement justice parce qu’il connaît ses droits, parce
qu’il fait partie d’un des plus grands cabinets de la République, parce qu’il
est consultant et professeur à l’université. Mais cette justice n’est pas
répartie de façon homogène sur l’île, et cette hétérogénéité creuse le lit du
pouvoir des bokors. Maître Jeanty a étudié leur façon d’être, de parler, de
travailler, il les connaît mieux que quiconque. Qu’on y croie ou qu’on n’y
croie pas, n’importe qui peut être touché par un coup de poudre, parce que
c’est chimique bien avant que d’être spirituel : il ne s’agit que de quelques
milligrammes déposés dans une chaussure ou sur des vêtements.
Comment lutter contre ? On a beau être catholique, protestant,
musulman, franc-maçon, agnostique, rien n’y fera, rien n’empêchera
l’action délétère du toxique sur le corps humain, rien ne s’opposera à
l’empoisonnement. Le cas est comparable à un pistolet chargé dirigé face
à la victime : le coup partira de toutes les façons sitôt qu’on appuiera sur
la détente, et quelles que soient les convictions de la victime.
Maître Jeanty a été révélé au grand public par un cas médico-légal
particulièrement médiatique : un homme habitait en République
dominicaine comme braseros (ouvrier ambulant), mais lui, comme ses
parents, servait les loas. Un beau jour, sa femme l’a appelé sur son
portable pour lui dire que s’il ne retournait pas en Haïti, un drame allait
survenir : « Il y a un loup-garou (une sorte de macanda) qui veut enlever
les âmes de nos deux enfants »… L’homme a donc acheté une dague en
République dominicaine, a fait une cérémonie là-bas, puis est revenu au
pays, a vécu deux mois sans voir la moindre manifestation démoniaque ni
la moindre apparition. Alors, il a pris un peu de riz et commencé à
préparer son voyage de retour vers la République dominicaine. Mais au
cours de cette même soirée, il a tout d’un coup entendu un bruit dans la
cour, et, lorsqu’il est sorti, il a vu une bête étrange qui avait les couleurs et
l’aspect d’un tigre et d’un chien. L’homme a immédiatement attaqué la
bête avec sa dague. Blessée, elle s’est enfuie et a traversé une petite haie
pour se retrouver dans l’habitation voisine, celle du père de cet homme.
Les coups de dague se sont succédé, puis la bête se serait transformée en
une personne humaine – le père de l’accusé – qui aurait dit en créole :
« Aujourd’hui c’est ma fin. »
Si l’histoire ressemble à un véritable conte, elle a malgré tout été
plaidée en cour d’assises comme assassinat et parricide (décembre 2008),
et maître Jeanty, du côté de la défense, a gagné le procès (qui a été filmé
en intégralité). Si, dans son article 247, le Code pénal haïtien stipule que
le parricide n’est jamais excusable, maître Jeanty a réussi à créer un
précédent puisque, dans le cas présent, il a fait reconnaître l’excuse
valable. Il n’a pourtant pas axé sa plaidoirie sur l’usage de poisons ou de
drogues qui auraient troublé la raison de l’accusé, mais l’a fondée plutôt
sur la « culture », pour reprendre ses propres termes : cet homme a fait
reconstruire la maison de son père – qui n’avait pas beaucoup de moyens
pour vivre –, l’entretenait, lui donnait des marques d’affection, de piété
filiale, lui achetait des vêtements, n’avait de cesse de lui envoyer de
l’argent depuis la République dominicaine ; pourquoi donc aurait-il tué
son père ?
Maître Jeanty n’a pas encore plaidé d’affaire de zombi, mais, comme il
le dit lui-même, il « attend ça avec impatience »… Maintenant, il est prêt.
Pavillon des zombis

Le docteur Girard exerce à l’hôpital psychiatrique de Port-au-Prince.


Son bureau s’ouvre dans un petit bâtiment de plain-pied dans la cour
principale de l’établissement. Aux murs, ses diplômes étrangers, des
photographies et des dessins réalisés par certains de ses patients. Dans les
armoires s’entassent ses livres de médecine, quelques revues spécialisées
et d’innombrables dossiers médicaux. Dans l’air, le tournoiement
insupportable des moustiques et la musique créole qui irradie de
l’extérieur (vendeurs ambulants de cassettes et de CDs). Sosie de Morgan
Freeman, le docteur Girard respire la bienveillance. Lui qui n’est pas
vaudouisant, il a en charge depuis quelques années une patiente
considérée comme zombi.
Cette femme (Adeline D.) a été déclarée morte le 25 juillet 2007, à
2 heures du matin, âgée de seulement 40 ans. Son acte de décès en fait
foi, établi sur la commune de Limonade, signé par deux témoins : sa sœur
(Marie D.) et un cousin nommé Destouches. De nombreuses morts
s’étaient produites autour d’elle peu avant : quatre décès quasiment
simultanés (dont son père, sa mère et une sœur). Avant ses funérailles, le
corps a séjourné environ trois jours à la morgue, puis Adeline D. a été
déposée dans le caveau fraîchement nettoyé. Mais au moment de
l’enfouissement, le fossoyeur a commencé à faire une pression financière
sur la famille : aucun mortier ni aucun ciment n’avaient été achetés, et les
palabres ont débuté au sujet de la somme convenable à donner. De guerre
lasse, vers 16 ou 17 heures, alors qu’il faisait presque nuit, les proches ont
abandonné le cadavre dans le caveau sans s’assurer que l’orifice allait être
correctement muré, et sont rentrés chez eux.
Elle a été redécouverte par sa sœur (une religieuse), totalement par
hasard, environ un an après sa « mort » officielle. La rencontre s’est
produite près d’un séminaire, au Cap-Haïtien, à une trentaine de
kilomètres de son cimetière. Adeline D. errait dans la rue, hagarde, les
cheveux rasés, cachectique. Sa sœur l’a immédiatement conduite chez les
pères catholiques pour subir un exorcisme (sans succès). Quelque temps
plus tard, sa sœur étant supérieure de la congrégation des Filles de Marie,
elle l’a ramenée avec elle à Port-au-Prince ; là, dans une petite case, en
guenilles, les cheveux coupés très courts, toujours avec les mêmes
vêtements (T-shirt rose, jupe verte, des sandales cassées), un chapelet au
poignet droit, très amaigrie, Adeline D. a survécu misérablement en
faisant de la vannerie. Devenue la patiente du docteur Girard en
novembre 2013 (date de son hospitalisation au centre psychiatrique), elle
refuse toujours de se laver et de changer de vêtements…
Adeline D. a donc passé entre 9 et 12 mois au service d’autrui, dans un
état de semi-conscience. Comment a-t-elle quitté son statut de zombi ?
Elle est allée un jour chercher du pain, puis il y a eu une bagarre ; elle
s’est alors enfuie et s’est retrouvée près du séminaire Sainte-Thérèse au
Cap-Haïtien où, trois mois après, sa sœur l’a retrouvée. Adeline D. a alors
disparu à nouveau pendant quelques mois avant de réapparaître et d’être
emmenée à Port-au-Prince. D’autres zombis ont été « libérés » à l’occasion
du tremblement de terre de 2010 au cours duquel leurs « maîtres » ont été
tués dans l’effondrement des habitations.
Bien évidemment, le docteur Girard a voulu vérifier l’identité
d’Adeline D. en comparant son ADN avec celui de ses proches.
Auparavant, elle a eu 4 enfants (l’un est mort, et parmi les 3 survivants,
on comptait des jumeaux). Les résultats furent problématiques : non
seulement les deux enfants (garçon et fille : Cathelin et Catheline) n’ont
pas de lien génétique avec Adeline D., mais en outre il semble qu’ils
n’aient pas de lien direct entre eux ! Tout est compliqué en Haïti : on l’a
dit, l’état civil est particulièrement mal tenu, et de nombreuses adoptions
ne sont pas déclarées – sans même parler des cas d’adultères… De fait, ces
résultats ne sont pas forcément interprétables, et ne permettent pas
d’exclure cette femme comme étant Adeline D. morte et enterrée le
25 juillet 2007. Le docteur Girard espère donc aller dès que possible à
Limonade vérifier s’il y a un corps ou pas dans ce caveau et, s’il persiste
des restes humains, identifier génétiquement ce cadavre en croisant les
résultats avec ceux d’autres membres de la famille (idéalement, ses
sœurs).
Le docteur Girard m’emmène visiter Adeline D. dans sa chambre – ou
plutôt sa cellule. Elle est en hospitalisation libre dans cet établissement,
c’est-à-dire qu’elle est autorisée à sortir en journée, mais doit réintégrer sa
chambre à la nuit tombante. Nous cheminons dans les jardins, passant
devant une plaque officielle à peine entretenue : « Ce pavillon est
construit avec le concours généreux de Son Excellence M. Jean-Claude
Duvalier, président à vie d’Haïti, Mme Simone O. Duvalier, première
dame de la République, la baronne Nicole de Montesquiou Ferenza,
Dr Nathan Kline, la Ligue nationale pour la santé morale. »
Un couloir s’enfonce dans les profondeurs du bâtiment principal ; dans
un angle, des grilles en fer rouillé condamnent un renfoncement sombre.
Mon confrère appelle la patiente, qui se lève de son grabat et, tâtonnant
dans l’obscurité, trouve sa clé, ouvre la grille et allume la lumière.
L’unique ampoule, au centre de la pièce, éclaire d’une lumière blafarde un
lieu totalement improbable.
Dans un coin, un matelas posé sur le sol lui sert de lit et de bureau :
ses papiers sont jetés sur les draps et la couverture, avec des stylos, des
crayons et quelques brochures. À l’opposé de la pièce, et dans un réduit
attenant, d’innombrables bouteilles en plastique sont entassées :
Adeline D. salive énormément et se promène toujours avec une de ces
bouteilles pour y cracher. Pour le docteur Girard, l’hypersalivation est un
des signes secondaires de l’intoxication à la tétrodotoxine, et peut revêtir
un caractère chronique ou séquellaire si l’on réchappe à cet
empoisonnement.
Sur tous les murs de l’établissement hospitalier, Adeline D. a dessiné
avec des charbons les vévés de Baron Samedi et Dame Brigitte, mais aussi
des phallus, des couteaux, des sabres, etc. Quand je lui demande
pourquoi, elle m’explique qu’elle a été invitée à souper avec eux lors de
son court séjour sous terre, et qu’ils lui ont enseigné ces symboles. Presque
aucun mur n’échappe aux signes kabbalistiques laissés par cette patiente,
à commencer par sa cellule, bien sûr, et jusqu’aux portes extérieures de
l’hôpital psychiatrique, comme si elle avait voulu mettre en place un
cercle de protection autour d’elle, ou consacrer ce lieu aux dieux de la
mort.
Elle ne dessine pas que sur les murs ; des pages entières sont
griffonnées de ses mots croisés, de ses calculs incertains, de ses symboles
hermétiques et de quelques portraits.
Le docteur Girard possède des clichés de sa patiente avant sa
« mort » : grande et élancée, souriante, plutôt jolie. Depuis son
hospitalisation, elle a repris du poids ; elle se coupe les cheveux toute
seule de temps en temps, et porte toujours du noir. Ses journées sont très
ritualisées : elle sort tous les matins à 8 heures, passe tout son temps au
parc, puis rentre tous les soirs à 17 heures. Chaque matin, elle mange les
sept mêmes aliments bien particuliers (notamment du pain, des
spaghettis, des figues et des mûres) dont la disposition au sol est
stéréotypée.
Quand elle était en état de zombification et réduite à l’état d’esclave à
domicile, elle s’occupait de deux enfants (Melita et Melissa) ; ses maîtres
lui ont donné un nouveau nom (Mirlande Antoine), et un surnom usuel
(Ti Momi). Ce changement d’identité est un des signes majeurs du
phénomène social de zombification. Adeline D. dessine fréquemment la
maison dans laquelle elle a séjourné et travaillé pendant qu’elle était
zombi : un bâtiment à quatre étages, avec la cuisine en bas, la salle à
manger au premier étage, la pièce de vie au deuxième étage, puis un
salon-chambre au dernier étage. Encadrant ce dessin, des personnages
(deux adultes et deux enfants), sans bras ni oreilles, signe direct de
l’absence complète de contact physique qu’elle pouvait avoir avec eux ;
toucher un zombi porte malheur, c’est une véritable souillure (les enfants
ne savaient vraisemblablement pas qu’elle était une zombi, mais ils
avaient reçu l’ordre de ne lier aucun rapport physique et encore moins
sentimental avec elle). En revanche, Adeline D. n’oublie pas de
représenter ses bras lorsqu’elle se dessine au milieu de cette maison.
Physiquement, Adeline D. présente des signes évidents de négligence
corporelle : ses ongles sont longs et sales, elle se lave très peu. Ses
symptômes associent une amnésie, des délires intermittents (de type
mystique, décrivant « des invisibles » autour d’elle), des épisodes
fréquents d’hyperexcitation sexuelle, des difficultés de concentration et
une désorientation temporo-spatiale. Elle n’a pas d’autre trouble du
langage que quelques épisodes de coprolalie. Pour le docteur Girard, son
tableau clinique est entièrement superposable à celui d’autres patients
décrits dans la vaste littérature biomédicale consacrée aux victimes de la
consommation de viande contaminée par la tétrodotoxine, notamment ses
absences fréquentes. Clairvius Narcisse avait, peu après sa « renaissance »,
des épisodes d’aphasie et/ou de dysarthrie qui se sont espacés au fur et à
mesure du temps.
Bien entendu, Adeline D. a subi une batterie complète d’examens
complémentaires. Sur le plan biologique, un bilan complet a été réalisé,
qui n’a révélé aucune anomalie (bilan thyroïdien – T3, T4, TSH –,
sanguin, urinaire, toxicologique). Elle a aussi passé une IRM avec
injection de produit de contraste (gadolinium) le 24 avril 2014 (c’est
peut-être la première fois qu’un sujet considéré comme zombi subissait ce
type d’examen complémentaire). Celui-ci a mis en évidence :

Changements évolutifs corticaux sans relation avec l’âge du


malade. Circonvolutions du cerveau et du cervelet normales.
Discret élargissement et approfondissement des sillons
corticaux à prédominance frontale et pariétale, système
ventriculaire symétrique de taille normale. Ganglions de la
base, capsule interne, corps calleux, thalamus et région de
l’hippocampe : normaux. Selle turcique, hypophyse, structures
parasellaires normales. Pas de pathologie au niveau de l’angle
ponto-cérébelleux ni des deux hémisphères. Développement et
pneumatisation des sinus paranasaux et de la région
mastoïdienne : normaux. Contenu orbitaire normal.

Autrement dit, Adeline D. est le siège d’une atrophie au niveau du


cortex en topographie frontale et pariétale ; c’est la seule anomalie mise
en évidence sur le plan cérébral, ce qui n’explique en rien son état. Son
comportement aurait-il une cause fonctionnelle plus qu’organique ?
Un électro-encéphalogramme a également été réalisé, dont voici les
conclusions :

Au début du tracé, au cours de son sommeil induit avec


hydrate de chloral, on enregistre une dissémination de pointes
avec prédominance en fronto-pariéto-temporal droit, pariéto-
occipital et fronto-temporal gauche. À droite, on recueille aussi
de brèves bouffées d’activité vers la fin du sommeil, l’amplitude
du tracé diminue et on recueille des ondes lentes et des
pointes. L’hyperpnée présente d’amples bouffées périodiques
séparées par des périodes de diminution d’amplitude créant
l’impression de spasmes. Au repos on enregistre une activité
plus ample en fronto-pariétal droite et gauche, et une
dissémination des ondes lentes et de pointes de faible
amplitude sur les autres dérivations. Autres stimulations non
pratiquées. Au total : tracé suggestif de multiples foyers
irritatifs, aucun signe de coma anoxique.
Cet examen montre donc qu’Adeline D. passe son temps (si l’on peut
dire) à faire des crises épileptiques, et son IRM montre que cela doit faire
probablement longtemps parce qu’elle présente déjà une atrophie fronto-
pariétale. Ses troubles du comportement peuvent donc être la somme des
crises frontales et de la psychose chronique des épileptiques non traités…
Impossible de déterminer s’il s’agit des conséquences d’une éventuelle
prise ancienne massive de tétrodotoxine.
Outre sa sœur qui l’a initialement reconnue, ses « enfants » viennent la
voir de temps à autre (confirmant implicitement son identité, bien que de
son côté, elle ne les reconnaisse pas), mais jamais son mari, qui vit vers
Cap-Haïtien. Adeline D. ne veut pas trop de visite et surtout, elle ne
supporte pas d’être un objet de curiosité ; lorsque ses enfants viennent
accompagnés d’autres personnes, elle peut parfois les repousser
violemment.
Mais elle sait être reconnaissante envers ceux qui lui sont venus en
aide. Un matin, sur son cahier d’écolière dont elle a déchiré une page, elle
a écrit (en créole) au docteur Girard :

Mon cher le Directeur APN [Administration pénitentiaire


nationale], en vérité, je te dirai comment, maintenant, je suis
contente, Dr Girard, car tu m’as soulagée et rendue heureuse
en me faisant venir ici à Port-au-Prince et en me faisant quitter
Limonade. Si je dois mourir, je remercie Dieu, remplie de foi.
Tu ne m’as pas laissée dehors à quémander, merci.

Le docteur Girard n’a pas peur d’elle ; il l’a même emmenée chez lui,
un jour où il faisait une fête, à laquelle elle a dansé. Beaucoup dansé,
même. Et avec beaucoup de gens qui ignoraient tous que c’était une
zombi. S’ils l’avaient su, les réactions n’auraient pas forcément été
violentes, elles auraient plutôt déclenché une importante curiosité. Mais
dans l’hôpital, mon confrère ne veut pas de tels comportements : tout le
personnel sait exactement qui est Adeline D., quelle est son histoire, et
l’accepte sans sourciller. Même les nouveaux étudiants stagiaires,
lorsqu’ils arrivent, sont tout de suite mis au pas : ne pas juger, simplement
soigner.
Quel est son avenir ? Adeline D. est rentrée à l’hôpital psychiatrique,
mais elle n’a aucun papier d’identité, aucune existence légale. Aidé de
maître Jeanty, le docteur Girard va essayer de faire avancer la loi
haïtienne et de faire reconnaître la vie volée de cette femme (en espérant
bien que cette reconnaissance fera jurisprudence pour les autres cas
présents et à venir). L’idée pourrait être d’aller aux archives et de faire
une déclaration tardive pour qu’elle soit réhabilitée au sein de la société.
Comme elle s’est habituée à son nouveau nom de Mirlande Antoine, c’est
ainsi qu’elle sera désormais appelée et reconnue légalement (et non
Adeline D.). Il ne s’agit donc pas d’un acte de naissance (et encore moins
de « renaissance »), mais d’une déclaration de reconnaissance qui sera visé
par une cour de justice. Quant à sa filiation, c’est difficile… L’intitulé exact
sera vraisemblablement « de parents inconnus », faute de mieux, et en
l’attente d’une expertise génétique complémentaire. À cette
reconnaissance pourrait être accolé un certificat d’adoption par le reste de
la famille, pour la réintégrer également au sein du groupe.
Le docteur Girard n’en est pas à son premier zombi. Il s’était
préalablement occupé d’une femme qui était réapparue sur la commune
de Beaumont, avait commencé à parler puis avait brutalement disparu
après avoir été menacée.
Une autre de ses patientes zombis était Jeanne Jacqueline, originaire
des Gonaïves, déclarée morte à l’institut médico-légal le 12 septembre
2011, et retrouvée bien vivante 13 mois plus tard. Elle ne parlait presque
plus depuis sa zombification, gardait sans cesse la tête baissée, les yeux
mi-clos, et semblait totalement amorphe. Elle a été filmée à plusieurs
reprises ; on peut donc la voir affublée d’une marinière rouge, qui porte
un portrait de Padre Pio et articule confusément quelques paroles
mystiques : « Je suis Jésus. Jésus est avec moi », en refusant qu’on la
touche. Reconnue par ses propres parents et même par l’ensemble de sa
famille, elle est morte du choléra quelques années après.
Le cas de Jeanne Jacqueline est véritablement unique, parce que les
parents ont voulu aller au cimetière de Savane Bout, près de Saint-
Raphaël (au nord de l’île), pour l’inhumer. Pourquoi ce cimetière en
particulier ? Dans tous les cimetières haïtiens, le premier défunt à être
enterré est assimilé à Baron Samedi (on l’appelle couramment « Baron ») ;
or, celui de Savane Bout était muet. On ne peut donc rituellement pas
déterrer les morts à cet endroit parce que l’autorisation préalable de
Baron est nécessaire – et, dans le cas présent, il ne peut pas la donner
puisqu’il lui est impossible de s’exprimer. Ce cimetière-là, caché au fond
de l’arrière-pays, gage quasi absolu de tranquillité post mortem, est très
couru. En conséquence, dans ce cimetière, point de zombi. Sauf que, dans
le cas présent, le corbillard n’y est jamais arrivé ! En cours de route, la
voiture a eu un accident, et le cercueil a été jeté sur le bas-côté. Quelque
temps après, Jeanne Jacqueline est revenue à la maison…
Maison funéraire Loubeau

L’établissement Pax Villa se niche depuis 1962 au cœur d’un vaste


domaine de jardins et de pelouses sur le bord de la route nationale
menant à l’aéroport Toussaint-Louverture de Port-au-Prince. Plusieurs
bâtiments de plain-pied sont dédiés au stockage des cadavres en chambre
froide, à leur embaumement pour transports internationaux et à la
présentation de cercueils destinés aux funérailles.
J’interroge une employée gérant les inscriptions et les stocks de
cercueils. Elle m’indique que désormais, près de 10 % des défunts sont
soumis à des crémations (ce qui représente 2 à 3 sujets par semaine),
tandis qu’on comptait environ 2 ou 3 crémations par mois avant le
tremblement de terre de 2010. Cette pratique est en constante
augmentation et, pour certains (à commencer par le propriétaire de
l’établissement, M. Loubeau), c’est le meilleur moyen de lutter contre
l’apparition d’éventuels zombis. Quitte à incinérer des individus qui ne
sont qu’en état de mort apparente… Une solution expéditive.
Les cercueils sont en bois ou en métal, majoritairement d’importation
américaine (Batesville, Indiana), tous capitonnés avec des coussins en
mousse recouverts de polyester blanc immaculé. Les cercueils ont un
verrou sur le côté, ils s’ouvrent à mi-longueur pour une présentation de la
partie supérieure du corps. Une fois enfermé à l’intérieur, le sujet ne peut
pas en sortir seul à cause de ce système de sécurité. De façon
systématique, tous les corps reçoivent une injection de produits
désinfectants en intra-abdominal et intrathoracique ; si des transports
nationaux ou internationaux sont programmés, alors un embaumement
complet est réalisé avec une exsanguination suivie d’injection
intravasculaire et intraviscérale de produits fixateurs de type formol.
Mambo Mireille

C’est par l’intermédiaire d’Herlyne Blaise que j’ai pu entrer en contact


avec Mireille Aïn, une mambo haïtienne d’origine française. Ancienne
cadre de l’administration culturelle, formatée aux écoles de la République
française, elle a un jour été « appelée » lors d’un voyage en Haïti et a
décidé d’y rester. Elle n’interrompt son séjour que quelques semaines par
an, pour subir un traitement en Guadeloupe.
Tout s’est très mal passé pour elle au départ, parce que le vaudou
correspond à un mode de pensée totalement différent de celui dans lequel
elle a été élevée. Au moment de ses premières transes, elle se souvient
s’être demandé ce qu’il se passait… « C’était très perturbant », avoue-t-
elle. Après, de transe en transe et de discussion en discussion, elle s’est
aperçue que les modèles dans lesquels elle a grandi ne sont pas les seuls,
et que les autres ne sont pas forcément mauvais. C’est au péristyle de Max
Beauvoir, à Mariani, qu’elle a été initiée.
Le rapport à la nature lui semble ainsi beaucoup plus intéressant dans
le vaudou, puisque ce n’est pas une appropriation d’une exploitation de la
terre et de la nature par l’homme. « Si on n’a pas les feuilles pour soigner,
si on n’a pas la nature avec soi, on est perdu. » C’est dans l’environnement
quotidien qu’on perçoit le mieux les loas… ce qui lui a permis de casser
totalement ses racines européennes. Mambo Mireille reconnaît dans le
milieu de vaudouisants une grande simplicité, « on ne m’a jamais dit “Tu
es blanche, reste ici, n’entre pas”, bien au contraire. On m’a initiée à
presque tout. Le vaudou, c’est un partage et une générosité qu’on ne
trouve pas toujours ailleurs. »
De fait, le vaudou est une religion très ouverte, « aucun vaudouisant,
aucun houngan, aucune mambo ne va refuser une initiation à quelqu’un
parce qu’il est protestant, catholique, homosexuel, etc. ». C’est une
religion où la femme a sa place, où elle est entière. Où le rapport au corps
est complètement différent (contrairement au comportement à l’église qui
est très stéréotypé, avec un dress code et une étiquette assez stricts) ; dans
le vaudou, on trouve des danses, des transes, etc., interprétés par les
colons comme autant d’orgies licencieuses. Si les assistants boivent, les
initiés (hounsis) boivent relativement peu « du moins, au début de la
cérémonie ». Mambo Mireille n’a jamais vu de désordre, mais si du
désordre survenait, notamment avec les guédés munis de batons en forme
de phallus, ce ne serait pas bien grave, puisque « c’est la mort qui féconde
la vie ». En les touchant (voire en les frappant carrément) avec leurs
objets rituels, ils les fertilisent.
Le dernier déchoukaj remonte à moins de trente ans : à la chute du
régime des Duvalier le 7 février 1986, des dizaines de tontons macoutes et
de houngans ont été lynchés ou brûlés vifs en pleine rue, accusés d’actes
de sorcellerie en faveur de la dictature. Dans les mois qui suivirent, les
prédicateurs protestants intensifièrent cette répression qui s’accompagna
du saccage de multiples hounfors. Suite à ces événements, les hounsi se
sont réunis dans une Confédération nationale des vaudouisants haïtiens
regroupant 16 organisations vaudou de l’île. Ils ont lancé des chaînes de
radio et de télévision spéciales : Canal 11 à Jacmel, radio Guinée, chaîne
Caraïbe, etc. Ils se sont remarquablement impliqués dans la sauvegarde de
l’environnement puisqu’ils considèrent de nombreuses sources, rivières,
criques, etc., comme sacrées et participent à leur dépollution ou à leur
nettoyage au titre du respect essentiel des loas. Quand un arbre est sacré,
on le dit servi, c’est-à-dire qu’on y pratique des sacrifices destinés à
honorer sa présence et le loa qui y habite.
Cette mambo n’a jamais rencontré de zombi, mais elle a beaucoup
entendu parler du processus de zombification ; elle fréquente quelques
pasteurs qui voient des zombis, « parce que c’est leur métier », mais ce qui
est certain, c’est que la zombification existe. Ce n’est pas une action de
malfaisance, c’est une action de justice sociale, une façon traditionnelle de
rendre la justice. Quelqu’un qui dérange une zone, « mais vraiment
déranger (violer des filles, faire des enfants de tous les côtés, voler des
terres, provoquer de grands désordres)… Vous connaissez la Justice du
pays ? La Justice suit son cours… vingt ans après, il n’y a plus personne ».
Sauf qu’il y a un zombi de plus. Ainsi, traditionnellement, on s’adressait au
houngan ou à la mambo qui, eux, ne zombifiaient pas. En allant leur
expliquer le problème, ils essayaient de le régler de la façon la plus
pacifique possible, en allant rencontrer ou en convoquant les différentes
parties, en essayant de trouver un arrangement en usant de leur autorité
morale, « mais quelquefois, quand on vagabonde trop, ça ne suffit pas ».
Alors, par dépit, on allait ensuite s’adresser au chef de Société, ce qui
explique que les sociétés secrètes aient très mauvaise réputation.
Mambo Mireille fait partie d’une Société (qui compte généralement
trente à quarante personnes), donc elle connaît très bien la façon de
fonctionner : en cas de plainte on rencontre à plusieurs reprises la
personne accusée, on discute avec elle, mais on interroge aussi le
plaignant, car certains se plaignent pour le plaisir de se plaindre ou par
malice, dans le but de récupérer des terres, etc. Cette mambo se souvient
d’avoir fait condamner un plaignant à plusieurs milliers de gourdes pour
plainte abusive et pour « avoir dérangé la Société de façon inutile ».
Il y a plusieurs types de punition dans les Sociétés, et la zombification
est vraiment la peine majeure : argent, coup de poudre, etc. Mais quand
on décide de zombifier un individu, alors c’est choisir de le condamner à
une perte de personnalité, de biens, de tout. C’est aussi parce que le
vaudou n’admet pas la peine de mort. Le vaudou ne tue pas, du moins,
pas les humains. Ainsi, quand on zombifie quelqu’un, on le plonge dans
une sorte de coma, puis on va le relever quelques heures après (pour que
ce coma soit réversible, car si l’individu reste trop longtemps dans son
cercueil, il finit par mourir), on le fait sortir du cimetière et transiter par
ce qu’on appelle les « pistes des sortilèges ». Alors, il est pris en charge par
une autre Société qui l’emmène à l’autre bout de la république. De
manière générale, les zombis finissent toujours loin de chez eux.
Quand on parle à la mambo Mireille des zombis travaillant dans les
champs de canne à sucre, elle avoue rire de ce fantasme colporté :

Ils sont gardés. Quand on dit que c’est pour l’exploitation, on


rigole beaucoup, parce que vu le prix de la main-d’œuvre en
Haïti… Les zombis, il faut s’en occuper, il faut les nourrir, il
faut les surveiller parce qu’ils ne sont pas très autonomes, il
faut veiller à ce qu’ils restent en état – peut-être pas de santé,
mais du moins qu’ils restent vivants, il faut leur préparer une
nourriture particulière, bref c’est tout un tas de contraintes
pour un rendement qui est pratiquement nul. Le zombi a en
effet des gestes automatiques, mais il les effectue à un rythme
excessivement lent.

Au moment de l’occupation américaine, beaucoup se sont emparés du


phénomène de la zombification : il fallait tout faire pour que les
vaudouisants soient diabolisés. De nombreux individus ont feint des cas
de possession « démoniaque » au service des pasteurs et/ou des hommes
politiques. À cette période, autant les faux zombis que les vrais zombis (en
représailles) ont connu une augmentation de fréquence extrêmement
importante. « C’est à ce moment-là qu’on a commencé à voir des bœufs
avec des dents en or dans toute la République. » L’expression cache une
tradition : lorsqu’on a expédié au cours d’une zombification un individu à
l’autre bout du pays et que la nouvelle revient au chef de la Société que le
zombi est bien arrivé sur son lieu de séjour définitif, alors on sacrifie un
bœuf qu’on présente devant toute la communauté pour signifier que
justice a été rendue.
Un second sens, tout aussi prosaïque, existe aussi pour cette
expression. Lorsqu’un bokor sent la mort approcher pour l’un des zombis
dont il a la garde, il le transforme en bœuf pour qu’il soit achevé ou meure
de sa belle mort. Mais au moment de débiter les morceaux ou même
encore sur les étals de marchés, on se rend compte « que le bœuf avait des
dents en or » (autrement dit, qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’un
homme transformé magiquement en animal)…
Pour mambo Mireille, s’il y a un fonds commun sur le plan
toxicologique pour la poudre zombi, chaque Société, quand elle connaît les
mystères de la zombification, a ses propres spécificités, utilisant tantôt
plus de poisson fufu (certaines privilégiant les arêtes, d’autres le foie),
tantôt plus de datura, etc.

Il faut comprendre une fois pour toutes que la médecine


vaudou – car ça fait partie de la médecine puisqu’il s’agit de
préparations biologiques – est constituée d’une partie physique
(avec des plantes, des animaux, des minéraux) et d’une partie
spirituelle ou mystique qui ne s’exporte pas.

Autrement dit, quand Wade Davis et ses collègues nord-américains ont


travaillé sur les échantillons de poudre zombi, ils n’ont fait que pénétrer
très superficiellement le phénomène. Le processus de fabrication est
extrêmement long : il faut parfois plusieurs mois pour ramasser les
ingrédients, certaines plantes ne pouvant être trouvées facilement, il va
alors falloir se déplacer ou les faire venir. Puis vient la période de la
préparation mystique, qui peut également être très longue.
Pour mambo Mireille, sans la préparation mystique, il ne peut pas y
avoir de zombi. Certains, avec beaucoup d’argent, ont pu acheter de la
poudre zombi et en ont donné à des victimes qui ont été plongées dans un
coma profond mais ne sont jamais devenues des zombis. « La
zombification repose sur une connaissance véhiculée par le vaudou sur la
personnalité humaine, sur le ti-bon-anj et le gwo-bon-anj, par exemple.
C’est là-dessus que ça se joue, aussi. »
On parle toujours de cette forme de zombi qui est spectaculaire, ceux
qui sont à moitié robots et qui ont perdu leur intellect ; il ne leur reste que
les fonctions vitales. Mais il y a aussi ce qu’on appelle le zombi bouteille :
lorsque quelqu’un meurt, par exemple à l’occasion de funérailles dans un
lakou, on prend une bouteille, on l’enveloppe dans un drap, on la place
dans le fond du caveau, puis on met le cercueil devant et l’on ferme le
caveau avec un mur de pierre ou de ciment. Le but est de tout verrouiller
pour que ce zombi ne soit pas enlevé. Ce qui est dans cette bouteille, c’est
une partie de l’âme de cette personne qui, après un certain rituel, peut
être utilisée. Dans ce cas, c’est un zombi qui n’est pas visible. Souvent,
quand un houngan ou une mambo meurt, on fait très attention à ce qu’il
ne soit pas déterré, on veille le temps qu’il faut, et on ne l’enterre
d’ailleurs pas n’importe où. Mambo Mireille connaît ainsi une mambo qui
a eu un enterrement factice : son cercueil était rempli de pierres et le vrai
corps mort a été enfoui ailleurs, en catimini, pour ne pas susciter la
convoitise des bokors. « Clairement, je peux vous dire que ce n’est pas
dans son tombeau officiel, au cimetière. »
Au Brésil, dans le candomblé, les mêmes rituels de protection sont
pratiqués : quand un fils-de-saint (filho-de-santo) meurt, on bat les
tambours pendant sept jours et sept nuits devant le corps 1. « Il ne faut pas
le quitter des yeux. »
Les cimetières d’Haïti ont plusieurs particularités : à l’entrée il y a la
tombe de Baron (Samedi) qui peut être un sépulcre factice ou bien
correspondre à la plus ancienne sépulture du cimetière. Baron Lacroix
correspond à Baron Samedi mais dans un lakou, parce qu’en Haïti on peut
enterrer chez soi. S’il s’agit d’une femme, on l’appellera Grande Brigitte.
C’est là que se feront les offrandes puisque ce sont eux les gardiens du
cimetière. L’autre particularité des cimetières haïtiens, c’est qu’ils sont
ouverts sans interruption (y compris la nuit).
Certains parlent encore d’une activité qui existe de moins en moins, le
travail cimetière. D’autres parlent d’exorcisme (bien que ce mot ne revête
pas du tout le même sens qu’en Europe chrétienne) : lorsqu’un individu
est très malade, on va l’enterrer, dans un trou creusé dans le cimetière
proprement dit ou dans la cour du lakou. On y allonge le corps sur une
feuille de bananier avant même qu’il ait expiré, en chantant un rituel. Le
but est de le réveiller de sa maladie, de le stimuler pour qu’il se batte
contre ce qui l’assaille.
Un autre rituel qui se déroule dans les cimetières haïtiens est le
manger pauvre. Quand un houngan ou une mambo décide d’une telle
cérémonie, il prévient le gardien du cimetière et arrive avec tous ses
hounsi. Du café et de la nourriture sont disposés sur les pierres tombales,
puis servis à tous ceux qui passent. Ensuite, tout le monde s’en va. C’est
un acte de charité vaudou, mais en l’occurrence ce sont les vivants qu’on
nourrit.
Les croix à l’entrée des cimetières sont fréquemment l’objet de rituels
et de sacrifices : sur celle de Jacmel, par exemple, des dizaines de bougies
fondues adhèrent encore à la pierre, mais aussi des plumes et du sang de
poulets. Comme le dit avec malice mambo Mireille, « il n’y a pas pire
destin qu’une poule en Haïti… ». Le vaudouisant peut y aller seul ou
accompagné d’un houngan ou d’une mambo. Chaque offrande est liée à
une demande faite par l’intermédiaire des ancêtres ou des loas : une
guérison, un vœu, mais aussi un désir de justice. Si Baron Samedi n’est
pas lié à la justice, son épouse en revanche y est rattachée.
En Haïti comme à l’extérieur du pays, le vaudou souffre d’être
méconnu. Avec le concordat, les campagnes du rejeté, le déchoucaj, etc., le
vaudou n’a pas eu (et n’a toujours pas) que des amis. Cette mauvaise
image est savamment entretenue par les congrégations protestantes.
Selon mambo Mireille, près de 80 % des enfants sont dans des écoles
congréganistes, où l’on commence très tôt à leur apprendre que « le
vaudou, c’est le diable ». Chaque année, entre Noël et le jour de l’an, un
ou plusieurs prêtres vocifèrent en déclarant à grands effets de chasuble
que les vaudouisants tuent les enfants lors de « messes noires » et les
pilent dans de gros mortiers pour en faire des potions magiques…
Il y a en fait deux modèles de développement en Haïti, deux modèles
qui coexistent mais qui pourtant ne se parlent pas : le modèle
occidentalisé, d’une part, et le modèle populaire fondé sur le passage,
l’échange et la justice rendue par les Sociétés, d’autre part. Chacun essaie
de détruire l’autre, mais les forces sont inégales, parce que l’argent n’est
pas du côté du vaudouisant. Après le tremblement de terre, les fonds ont
été largement débloqués pour reconstruire les cathédrales, les églises, les
séminaires et les écoles religieuses, mais presque aucun financement n’a
été obtenu pour rénover les péristyles. Quant aux écoles vaudouisantes, il
n’en existe pas. Ce qui n’empêche pas nombre de chrétiens de pratiquer
des cultes vaudou en parallèle.
Bureau national d’ethnologie

Dans un recoin du Bureau national d’ethnologie près des ruines du


Palais Présidentiel, à Port-au-Prince, à demi caché par les bibliothèques
remplies d’ouvrages dépareillés, est conservé un autel vaudou makaya
comportant de très nombreux personnages avec des crânes humains. Les
figurines sont d’aspect effrayant, avec des corps en papier mâché, des
vêtements rapiécés, des têtes de poupées figurant celles d’enfants, des
cornes d’animaux, le tout peint en rouge vif, violet ou noir. L’ensemble est
couvert d’une importante couche de poussière grise et de noir de fumée.
On devine un bébé avec trois cornes (il s’agit d’une poupée réutilisée) ;
une statue rouge ; une bouteille sur laquelle sont fixées deux jambes, une
main et une petite mignonnette sur la tête avec un visage effrayant ; un
individu avec deux têtes féminines portant un bébé dans les bras ; un petit
brasero avec deux bouteilles posées l’une sur l’autre ; un individu sur une
chaise qu’une autre personne est en train d’étrangler ; un individu assez
effrayant encore avec des cheveux humains qui lui tombent sur le visage
squelettisé, portant dans sa main droite une bouteille et dans la gauche un
petit bébé. Il s’agit de poupées bizango (correspondant à l’armée indigène,
la face secrète du vaudou, c’est-à-dire les sociétés secrètes) provenant de
plusieurs autels des ancêtres situés dans le nord de l’île. D’où viennent les
crânes ? Soit de récupérations dans les cimetières, soit de grands initiés
qui ont souhaité faire don de cette partie de leur corps et de leur âme
après la mort pour être utiles au rituel.
Le musée du quai Branly (Paris) a récemment fait l’acquisition d’un tel
bizango : haut d’un mètre environ, il figure un visage humain couvert d’un
taffetas noir parcouru d’éclats de miroir, monté sur un corps en tissu
rouge, tenant une paire de ciseaux volontairement tordus dans la main
droite, et une canne dans la gauche. L’outil radiographique permet
désormais de mieux connaître « l’anatomie des chefs-d’œuvre » (pour
reprendre l’expression de Christophe Moulherat) : de fait, il a été possible
de confirmer la présence (soupçonnée) d’un véritable crâne humain à
l’intérieur de ce fétiche vaudou. Sur le plan anthropologique, il s’agit du
crâne d’un sujet adulte, de morphologie féminine ; son aspect s’accorde
avec une origine négro-caribéenne : s’agit-il des restes d’une ancienne
mambo appartenant à cette société secrète ? Le crâne est totalement
squelettisé, et il ne persiste aucun reste organique (ni cerveau, ni muscle,
ni peau). Des éclats de verre (miroir) ont été apposés en regard des yeux,
des oreilles, du nez et de la bouche, en continuité avec les autres tessons
répartis sur le reste du corps. Presque plus aucune dent n’est en place :
beaucoup sont tombées avant le décès (molaires), les autres ont chuté
après la mort (décomposition, putréfaction, mobilisation du crâne) et ne
persistent que quelques fragments de racines. L’examen du reste de l’objet
ne met en évidence aucun autre reste osseux.
D’autres zombis… morts ou vifs

La religion vaudou reconnaît l’existence de trois différents types de


zombi (qui s’interpénètrent en réalité) : le zombi astral correspond à un
élément de l’âme pouvant être transmuté selon la volonté de celui qui la
possède (le bokor, généralement) ; le zombi cadavre est un « mort-vivant »
que l’on peut faire travailler ; le zombi savane correspond à un ancien
zombi de chair revenu à l’état de vivant.
Ces différents types de « faux morts » font littéralement partie du
patrimoine culturel et religieux d’Haïti. On raconte ainsi – mais ces
anecdotes sont devenues, au fil des années, de véritables contes et
légendes – qu’en 1918, l’usine de l’Haïtian-American Sugar Corporation
(Hasco) à Port-au-Prince avait eu besoin de main-d’œuvre bon marché, et
qu’un contremaître (Ti Joseph) et sa femme (Croyance) étaient venus
accompagnés de neuf hommes en guenilles, hébétés, au regard vitreux et
traînant les pieds. Ils furent présentés comme des paysans provenant des
montagnes aux confins de la République dominicaine, particulièrement
rustres, mais doués d’une force prodigieuse. Embauchés malgré tout, ils
abattirent en effet un travail incroyable du lever au coucher du soleil. Le
soir venu, ils ne mangeaient qu’une bouillie de millet non salée. C’étaient
évidemment des zombis… et la tradition vaudou rapporte que si un zombi
mange un jour du sel ou de la viande, alors il redevient conscient de son
horrible condition, pleure toutes les larmes de son corps et reprend
immédiatement le chemin de sa tombe (c’est-à-dire son emplacement
naturel). C’est exactement ce qui arriva. Un matin où Ti Joseph étant
absent, Croyance décida de « leur rendre le sourire » : après les avoir
emmenés à une procession religieuse (sans éveiller chez eux la moindre
réaction), elle donna à chacun d’entre eux des cacahuètes ; mais celles-ci
avaient été salées ! Arriva ce qui devait arriver : les zombis se mirent à
hurler à la mort et s’enfuirent en vociférant jusqu’à leur village natal
(Morne-au-Diable).

Ces morts marchant en file indienne furent aperçus par les


villageois […] sur la place du marché. La foule approcha et
chacun reconnut un père, un frère, une épouse, une fille que
l’on avait enterré quelques mois plus tôt. La plupart comprirent
immédiatement qu’ils avaient été arrachés à leur tombeau et
qu’ils étaient des zombis, mais quelques-uns espérèrent qu’un
miracle avait eu lieu en ce jour de Pâques et qu’ils étaient
ressuscités. Ils se précipitèrent pour les embrasser. Mais les
zombis traversèrent la place de leur pas de somnambule, sans
reconnaître personne, et comme ils s’engageaient sur le chemin
du cimetière, une femme dont la fille marchait avec les morts
se jeta en hurlant devant elle et la supplia de rester ; mais la
fille posa sur elle ses pieds glacés, et tous les autres marchèrent
1
sur la pauvre femme sans la regarder .

Ils se dirigèrent alors sans hésiter vers le cimetière et, retrouvant


chacun sa propre tombe, ils se mirent à gratter le sol puis s’allongèrent
dans leurs sépultures. Immédiatement, ils commencèrent à pourrir. On dit
en effet que les bokors ont le pouvoir, tout en faisant les zombis, d’en
empêcher la décomposition.
La vengeance des paysans ne se fit pas attendre, et un sortilège fut
confectionné contre le bokor :
On fit une collecte dans le village et, avec l’argent et la chemise
de Ti Joseph [volée pendant la nuit par un complice] les
hommes se rendirent chez un autre bokor habitant Trou
Caïman, qui fit un ouanga de mort dans un sac noir, le perça
d’aiguilles, le frotta d’excréments de bouc et l’enveloppa de
plumes de coq trempées dans du sang. De plus, au cas où
l’ouanga, affaibli par la contre-magie de Ti Joseph, ne serait pas
assez rapide, ils envoyèrent des hommes solides dans la plaine,
qui attendirent Joseph, et lui coupèrent un soir la tête avec des
machettes…

Cette anecdote est rapportée par un certain William Seabrook, qui la


tenait d’un fermier haïtien (Constant Polynice). Dans les années 1920, il
eut l’occasion d’observer de près trois zombis couper de la canne dans un
champ près de Picmy, chacun une machette à la main, sous la direction
d’une jeune femme (leur gardienne) :

Ma première impression des trois zombis, qui continuaient de


travailler, fut qu’ils avaient vraiment quelque chose de bizarre.
Ils avaient des gestes d’automates. Je ne pouvais pas voir leur
figure, penchés qu’ils étaient vers le sol, mais Polynice en prit
un par l’épaule et lui fit signe de se redresser. Docile comme un
animal, l’homme se releva et ce que je vis alors me causa un
choc douloureux. Le plus affreux, c’était le regard, ou plutôt
l’absence de regard. Les yeux étaient morts, comme aveugles,
dépourvus d’expression. Non, ce n’était pas des yeux
d’aveugles, mais des yeux de mort. Tout le visage était ainsi,
inexpressif, incapable d’expression 2.

Seabrook ne s’en tient pas à cette simple vue, mais s’empare d’une des
mains de cette créature, qu’il trouve molle, dure, humaine et calleuse.
On conviendra que l’histoire des zombis de l’Hasco avec leur
putréfaction au retour dans la tombe initiale ressemble peu ou prou à un
conte de bonne femme, et il est bien difficile, avec le temps, d’en extraire
le fond de vérité. Cependant, attirés par ce concept de « morts-vivants »,
les scientifiques cherchent, dès l’occupation américaine, à démêler le vrai
du faux : ils rencontrent les supposés zombis, les examinent
médicalement, réalisent des prélèvements, stockent les données. Ainsi,
l’ethnologue afro-américaine Zora Neale Hurston gagne en 1937 une
bourse Guggenheim pour aller en Haïti et en Jamaïque afin d’y conduire
des recherches sur la culture locale. Elle réussit à pénétrer les sociétés
secrètes et à assister à de nombreux rituels vaudou. Avec Seabrook, lui
aussi initié au vaudou haïtien, Hurston a ainsi été l’un des premiers
témoins non haïtiens à décrire une rencontre avec un zombi ; de fait,
l’enquête de Hurston constitue l’un des plus anciens témoignages
anthropologiques sur le sujet, mais l’ethnologue américaine a aussi été
l’auteur du premier cliché photographique d’un zombi.
Hurston rapporte ainsi qu’en octobre ou novembre 1936, on arrêta
une femme qui errait, hagarde et nue, dans la vallée de l’Artibonite ; elle
se dirigeait vers une ferme où son frère travaillait comme contremaître, et
c’est alors que les ouvriers la faisaient fuir que celui-ci reconnut la sœur
qu’il avait enterrée vingt-neuf ans plus tôt. Elle disait s’appeler Felicia
Felix-Mentor et était morte en 1907, des suites d’un coma brutal. La
famille était persuadée que la défunte avait été victime d’un
empoisonnement. Hurston vint la voir à l’hôpital des Gonaïves :

Nous avons trouvé le zombi dans la cour de l’hôpital. Ils


venaient juste de déposer son dîner devant elle, mais elle ne
mangeait pas. Au moment où elle a senti notre approche, elle a
cassé la branche d’un arbuste et a commencé à l’utiliser pour
nettoyer la poussière du sol et la table sur laquelle était sa
nourriture. Ses deux médecins lui disaient des paroles
bienveillantes et essayaient de la rassurer, mais elle semblait ne
rien entendre. Un des médecins a alors découvert sa tête
pendant un moment (elle l’avait couverte avec un chiffon),
mais elle frappa rapidement ses bras et les mains au-dessus
d’elle, comme si elle tentait d’écarter des choses qu’elle
redoutait. Enfin le médecin la força à rester tête découverte
et… la vision devint horrible. Son visage était sans expression,
avec des yeux morts. Ses paupières étaient blanches comme si
3
elles avaient été brûlées par de l’acide .

L’affaire a attiré l’attention internationale et a suscité un débat féroce


dans la communauté scientifique. Le psychiatre haïtien Louis P. Mars a
tenté de démystifier ce cas à l’aide d’une radiographie de la cheville de la
femme. Il a noté que Felix-Mentor avait subi une fracture de la cheville,
tandis que le zombi présumé n’en avait pas…
Zora Hurston a également décrit un autre zombi : Marie, une jeune
fille morte en 1909. Cinq ans après sa mort, d’anciens camarades de classe
la remarquent à la fenêtre d’une maison de Port-au-Prince. L’histoire fait
grand bruit, et la population s’émeut de cette brutale réapparition ; pour
clore définitivement le débat, on fait ouvrir le cercueil, et l’on y découvre
un squelette trop long pour le contenant, ne correspondant pas à la taille
de Marie. Les vêtements que la « défunte » portait lors de son inhumation
étaient soigneusement pliés à côté des ossements. La rumeur a dit que
Marie avait été déterrée et utilisée comme zombi jusqu’à ce que le bokor
qui l’avait faite ne meure ; la veuve du sorcier vaudou l’aurait alors remise
à un prêtre catholique qui l’aurait fait sortir d’Haïti dans le plus grand
secret. Elle aurait été secondairement placée dans un couvent où son frère
lui aurait rendu visite quelques années plus tard.
Comment savoir la vérité ? Pour Zora Hurston, la zombification était
le châtiment de ceux qui avaient trahi les mystères des sociétés secrètes
haïtiennes. Mais personne ne la crut ; « Zora Houston est très
superstitieuse », écrivit avec condescendance l’ethnologue français Alfred
Métraux…
« L’armée des ténèbres » : c’est le nom donné à une faction très
spéciale des Tontons macoutes, sous la mainmise des Duvalier, entre 1958
et 1986. En Haïti, la crainte des sorciers capables de créer des zombis est
si importante qu’elle entretient tous les fantasmes, au point d’avoir un
impact social et même politique. Le prestige des sociétés secrètes est en
effet accru par le mystère entourant leur pouvoir lié aux pratiques
vaudou. Si les sociétés secrètes ont eu un rôle crucial au moment du
soulèvement contre la domination coloniale française qui a donné son
indépendance à Haïti, celles-ci ont continué bien après à exercer une
influence dans l’histoire de la République, utilisées par les dirigeants
haïtiens tel François Duvalier comme éléments de leur pouvoir politique.
Jusqu’au renversement du régime des Duvalier en 1986, la rumeur a été
entretenue que leur police secrète, les Tontons macoutes (du nom du
méchant folklorique qui vole et mange les enfants), comptait dans ses
rangs de nombreux zombis asservis par des potions secrètes vaudou, mais
aussi que le dictateur lui-même était animé d’incroyables pouvoirs
magiques.
En 1966, l’anthropologue anglais Francis Huxley rapporte qu’un prêtre
catholique lui a confié avoir vu un zombi en train de ronger la corde qui
lui liait les poignets, puis boire de l’eau salée (qui symboliquement réveille
les morts). Peu après, il fut en état de dire son nom. On rechercha sa
famille, on retrouva sa tante qui confirma l’identité de cet homme et
expliqua qu’il avait été enterré quatre ans auparavant…
Le 2 mai 1962, à 13 h 15, le désormais célèbre Clairvius Narcisse, alias
Louis Ozias, décède à l’hôpital Albert-Schweitzer dans la ville de
Deschapelles, à peu de distance de son lakou de l’Estère. Il y était entré
trois jours plus tôt avec une fièvre et des courbatures, crachant du sang,
avant de sombrer bien vite dans le coma. Sa mort a été constatée par deux
médecins occidentaux, et la cause du décès fut notée dans le dossier
médical : « Une hypertension maligne et une urémie. » Le corps, identifié
par sa famille, a été inhumé le lendemain. Dix-huit ans plus tard, un
homme prétendant être Clairvius Narcisse entre en contact avec une de
ses sœurs (Angelina), affirmant qu’il a été ensorcelé et zombifié. Il décrit
son état d’alors comme conscient, mais, paralysé au moment de sa mort et
de l’enterrement, il a assisté sans pouvoir se défendre à son exhumation
par un groupe d’hommes présumés être le bokor et sa bande. Pendant
deux ans, il a été battu et asservi dans une plantation jusqu’à ce qu’un
autre travailleur tue son ravisseur (ou, selon une autre version, jusqu’à ce
qu’un de ses surveillants oublie de lui donner sa dose de drogue
journalière). Il se serait alors éloigné, dans un état qu’il décrit comme
onirique, totalement au ralenti, sans plus aucune volonté propre. Ayant
finalement retrouvé toute sa conscience, il aurait choisi de rester dans la
clandestinité jusqu’à la mort du frère avec qui il était brouillé avant sa
zombification, et qu’il accusait d’avoir payé le bokor pour l’empoisonner. Il
a fini par mourir bien des années plus tard, tenant sa Bible dans une
main, vraisemblablement de cause naturelle (pneumonie) ; sa famille l’a
enterré en Haïti dans le cimetière d’une mission américaine (il était
devenu évangéliste) 4. Clairvius Narcisse ne possédait pourtant pas un des
signes caractéristiques des zombis (et des guédés, ces loas des morts) : la
voix nasillarde…
C’est un médecin psychiatre d’origine haïtienne travaillant à
l’université McGill de Montréal, Lamarque Douyon, qui s’est emparé du
cas de ce patient puis spécialisé dans l’étude scientifique et pragmatique
des phénomènes de zombis, mais aussi des soins spécifiques devant leur
être apportés au moment de leur réapparition et de leur réintégration
dans le monde civil. Douyon, accompagné de l’ethnobotaniste Wade
Davis, s’est également penché sur le cas de Natagete Joseph : âgée
d’environ 60 ans, elle avait été « tuée » lors d’un différend foncier en
1966, puis reconnue errante dans son village natal en 1979 par le policier
qui, en l’absence de médecin, avait déclaré sa mort.
Un autre cas de zombi est apparu en 1979, quand une jeune femme
trentenaire nommée Francina Ileus a été découverte dans un état
catatonique par une amie. Francina aurait été enterrée le jour même de
son décès, dû à une brève maladie fébrile, le 23 février 1976, dans le
tombeau familial situé à côté de sa maison. Deux caractéristiques ont
rendu cette femme particulièrement crédible. D’abord, Francina a été
reconnue par sa mère, qui a confirmé son identité présumée grâce à une
marque du visage (cicatrice de l’enfance présente sur sa tempe). Sa fille
de 7 ans, ses frères et sœurs, son mari, le prêtre local ainsi que d’autres
villageois l’ont reconnue. Ensuite, lorsque la tombe a été rouverte sur
instruction d’un tribunal local, le cercueil a été consciencieusement
examiné. Il était rempli de pierres, mais vide de corps. Devenue une
patiente de Douyon dans l’hôpital psychiatrique de Port-au-Prince, celle
qu’on a surnommée Ti Femme est restée muette et incapable de se nourrir
pendant des années. Elle a été étiquetée « handicapée mentale » ou
atteinte de « schizophrénie catatonique »… Elle aurait été zombifiée pour
avoir refusé d’épouser l’homme que sa famille avait choisi pour elle (alors
qu’elle portait dans son ventre l’enfant d’un autre homme) 5 ou, selon
d’autres versions, par son mari jaloux d’elle après qu’elle ait eu une
liaison.
À l’examen clinique, elle semble beaucoup plus jeune et plus mince
que sur une photo de famille prise quelques années plus tôt. Elle gardait
sans cesse la tête dans une position abaissée, et marchait très lentement,
toute raide, réussissant à peine à mouvoir ses bras. Sur le plan musculaire,
on notait l’existence d’une diminution du tonus, mais il n’y avait aucune
flexibilité anormale. Elle ne répondait à aucune question, mais murmurait
occasionnellement quelques mots incompréhensibles et stéréotypés. Elle
restait totalement insensible aux événements. L’électroencéphalogramme
réalisé à l’hôpital psychiatrique était normal. Durant toutes les années où
elle a reçu ces soins, Ti Femme n’a jamais coopéré à la moindre évaluation
psychologique, ni aux vaines tentatives de réinsertion sociale. Les
neuroleptiques n’ont eu aucun effet sur ses symptômes. Alors qu’elle était
en sortie hospitalière sur un marché, elle a immédiatement été reconnue
par la foule comme étant un zombi.
Au Centre de psychiatrie de Port-au-Prince, le docteur Douyon a
également pris en charge sur la fin de sa vie deux autres individus
considérés comme zombis : Medula Charles, la fille unique d’une famille
de Gros-Morne, âgée de 24 ans, et Wilfried Pierre, un jeune homme de
30 ans, originaire de Dessource. Tous deux étaient extrêmement émaciés
et dénutris lorsqu’ils ont été hospitalisés. Ils connaissaient d’importantes
difficultés de concentration et étaient victimes d’hallucinations fréquentes.
S’ils étaient tous deux capables de reconnaître leurs parents, ils parlaient
des bokors qui les avaient retenus en détention comme de leurs papas. Ces
deux zombis avaient été retrouvés dans la vallée de l’Artibonite, mais
n’avaient strictement rien à voir l’un avec l’autre. La première avait été
zombifiée pour une sombre affaire de dénonciation d’un voleur, et était
même tombée enceinte en tant que zombi. On ne sait rien de ce qu’est
devenu l’enfant. Aucune des deux familles n’a accepté que les zombis
reviennent vivre en son sein.
En 1973, Jean Kerboull, missionnaire au séminaire de Saint-Jacques
(Port-au-Prince) puis dans la campagne haïtienne, livre deux témoignages
de zombis. Le premier se nomme Exilus, originaire de la région des Cayes.
Il est « mort » peu après avoir insulté un houngan et, comme une action
magique n’arrive jamais seule en Haïti, une vieille pendule de la maison
du défunt, qui ne fonctionnait plus, se remit subitement en marche à ce
moment-là. Deux ans après, un certain Bossuet informa le père d’Exilus
que son fils vivait toujours et travaillait dans une maison, « comme
esclave ». Entre-temps, sa veuve s’était remariée, mais une sorte de
malédiction semblait peser sur ce nouveau couple : le soir des noces,
l’époux chuta plusieurs fois du lit, puis il devint totalement impuissant et
tomba gravement malade. Il finit par quitter sa nouvelle femme : « Pour
les gens, pas de doute, cette mésaventure conjugale venait du fait
qu’Exilus vivait toujours ; l’influence du premier mari, dans son état de
zombi, paralysait le pauvre homme 6. »
Le second témoignage concerne une femme zombi, Médélia, dont
l’identité a été confirmée par une brûlure à la jambe occasionnée par la
chute d’une bougie allumée lors de la veillée mortuaire. C’est elle-même
qui, après avoir recouvré l’ensemble de ses fonctions intellectuelles,
raconte :

J’avais treize ans et j’étais élève des sœurs au bourg de Grande-


Rivière quand, un dimanche, je me sentis fiévreuse chez ma
tante Dorceline Dorcin (c’est à elle que mes parents de Milot
m’avaient confiée). C’était une commerçante, demeurant près
du marché […]. Dans la nuit du dimanche au lundi, une forte
indisposition me paralysa complètement. Au matin, de l’avis de
tous, j’étais morte. Apparemment, je n’étais certes qu’un
cadavre ; mais je conservais assez de lucidité pour me rendre
compte de ce qui se passait autour de moi. Ainsi je fus
consciente de mon transport de Grande-Rivière à Milot ;
consciente que mes funérailles furent chantées – le curé étant
absent – par le sacristain ; je pouvais suivre les cérémonies,
j’avais l’impression d’être dans un trou tout noir ; une fois dans
la fosse, j’entendis la terre tomber sur mon cercueil. Et puis,
après un certain temps, je perçus nettement une voix qui
criait : « N’âme… terre ! », et, brusquement, je me trouvais au
dehors, debout entre deux jeunes gens, consciente toujours,
mais sans volonté. J’étais la chose et je suis restée la chose de
mes ravisseurs – jusqu’au jour où, craignant la campagne des
Rejetés, ils nous chassèrent de chez eux moi et sept autres
compagnes… Après avoir quitté le cimetière, mes deux
compagnons me remirent entre les mains d’un monsieur qui
habitait une grande maison […]. Ma principale fonction, quand
on ne m’envoyait pas faire les commissions à l’extérieur,
consistait à maintenir la cour très propre, grâce au balayage et
au sarclage continuels, grâce aussi à l’interdiction d’y laisser
séjourner le moindre animal domestique, que ce soient des
poules, des cochons ou des chèvres… Bien des fois, ma mission
à l’extérieur était de voler 7.

Son prénom avait été changé par son bokor en celui de Lina.
En février 1988, Wilfred Doricent, un adolescent du village de Roche-
à-Bateau (sud d’Haïti) « succombe » brutalement à une maladie
paralysante. Sa famille l’enterre sans délai, mais en septembre 1989, un
ami le reconnaît en train d’errer dans un village voisin. L’individu portait
des cicatrices correspondant à celles de Wilfred, était taciturne et
handicapé mental. Des tests médicaux ont montré qu’il avait subi des
lésions cérébrales compatibles avec celles causées par une hypoxie.
Belavoix Doricent, un oncle qui avait une réputation locale de bokor, et
avec qui les parents de Wilfred avaient une querelle de famille, a été
accusé d’avoir empoisonné l’adolescent. En mars 1990, ce même Belavoix,
poursuivi au tribunal, a été reconnu coupable et condamné à la prison à
vie pour empoisonnement. C’est la seule condamnation qui ait jamais été
prononcée pour zombification.
Dans les années 2000, ce sont 17 zombis qui auraient été retrouvés
dans des conditions sordides près de Jacmel (sud de l’île) ; l’identité de
deux d’entre eux, Joceline Relufe et Elitan Danroufer, morts et enterrés
depuis plusieurs années, aurait été confirmée par les autorités de police.
Le bokor responsable de leur zombification a été arrêté en 2007. Peu
après, en 2008, un bokor de Port-Margot (Ti Boss) aurait laissé à sa mort
près d’un millier de zombis derrière lui (chiffre probablement amplifié par
la rumeur populaire…) dont une certaine Ciliane qui avait été zombifiée
trois ans auparavant ; à la disparition de son nouveau maître, comme les
enfants n’ont pas voulu reprendre les activités de leur père, elle a regagné
sa famille à Bande-du-Nord (près de Cap-Haïtien). Là, reconnue par ses
proches, elle a retrouvé ses deux enfants, sa mère et son mari.
En 2010, la police haïtienne a mené une enquête sur le cas d’Adelin
Seide, un jeune houngan de 30 ans, originaire de Fort-Liberté (Haïti).
Seide s’était rendu dans une taverne locale où il avait partagé des boissons
avec de nombreux convives, dont quelques inconnus. Il en sortit avec
d’intenses douleurs abdominales ; après avoir souffert toute la nuit, et
malgré les soins apportés, le jeune homme « mourut » le lendemain matin
(2 mai 2010), sur le chemin de l’hôpital. Selon la loi haïtienne, la mort a
été déclarée légalement par deux témoins (qui n’étaient pas médecins) et
un certificat de décès fut dûment signé. Le corps de Seide a été libéré de
la garde de son frère, également houngan, et envoyé dans une morgue
privée de Cap-Haïtien. Les funérailles ont eu lieu à l’église catholique de
Terrier-Rouge et Seide a été enterré le mercredi 5 mai, trois jours après sa
mort. À trois heures du matin, le 6 mai, les habitants jouxtant le cimetière
ont été réveillés par un étonnant vacarme. La police est arrivée et a trouvé
le père du défunt, Jeantery Seide, lui aussi un houngan, devant la tombe
de son fils, une machette et une bouteille à la main ; il affirmait qu’il
venait de sauver son fils des « éleveurs de la mort ». Lors de son enquête
ultérieure, la police haïtienne retrouva un cercueil vide et le jeune homme
vivant. Aucune plainte ni accusation judiciaire n’ont jamais été déposées
dans cette affaire.
La croyance dans les zombis existe dans certaines parties de l’Afrique.
Le mot zombi trouve d’ailleurs son origine dans diverses ethnies d’Afrique
centrale et se rapporte directement aux esprits errants, aux revenants 8. En
1993, Sipho Mdletshe, un jeune homme de 24 ans, a été déclaré mort à la
suite d’un accident de la circulation en Afrique du Sud ; son corps est
transporté à la morgue et placé dans une boîte en métal. Deux jours plus
tard, Mdletshe, qui n’était que dans le coma, repris conscience et
commença à appeler à l’aide. Immédiatement secouru, il est rentré chez
lui retrouver sa famille, mais a finalement été rejeté par sa fiancée, qui a
cru qu’il était un zombi revenu pour la hanter…

On le voit, les études sérieuses sur les cas de zombi sont rares. Certains
universitaires nord-américains, assez facétieux, se sont servis de ce mot
comme d’une figure de style pour étudier sur le plan neurologique les
altérations liées aux états de faible conscience ou de mort cérébrale 9. En
1997, la publication dans le Lancet – journal médical de réputation
mondiale – d’un article portant sur trois cas de zombis examinés
médicalement par un psychiatre anglais et son homologue haïtien
(Chavannes Douyon) a fait l’effet d’une bombe dans le milieu
scientifique 10. Après des investigations de terrain, des examens cliniques
et complémentaires (scanner et confrontation génétique avec les autres
membres de la famille, par exemple), les praticiens ont pu clore les trois
dossiers sélectionnés avec des diagnostics divers : schizophrénie
catatonique (pour la patiente « FI » correspondant très vraisemblablement
à Francina Ileus vue plus haut) ; lésions cérébrales postanoxique avec
épilepsie séquellaire ; usurpation d’identité.
Tracé de vévé

La nuit est tombée depuis bien longtemps lorsque je retourne chez


Erol Josué. La voiture a du mal à se faufiler dans le dédale de petites
ruelles encombrées de marchands de fruits et de pâtisseries. Des enfants
courent dans la lumière des phares. Il fait chaud, on voit les étoiles au-
dessus des maisons éclairées par des ampoules blafardes.
Avant de tracer un vévé, Erol le houngan est allé dans la chambre des
secrets pour demander l’autorisation de prendre les objets cultuels ;
accompagné du traceur, il doit saluer les 4 façades (les 4 points
cardinaux, les forces de l’espace). Celui qui trace porte une écharpe noire,
symbole de guédé, le rituel des morts, ce vévé étant appelé « cimetière »
car consacré à Baron Samedi dont les couleurs sont le noir et le violet. Le
houngan a également rapporté de la chambre des secrets plusieurs
bouteilles correspondant aux boissons de Papa Guédé après le tracé du
vévé, qui seront versées sur le sol en guise de salut, nécessaires à la
sacralisation de l’espace.
Je m’assieds sur une banquette en attendant la cérémonie. Tout prend
son temps en Haïti, c’est-à-dire que tout finit par se faire, mais on ne sait
jamais exactement quand. Les chiens hurlent à la mort dehors. La lumière
des bougies tressaute. Le vent souffle, l’orage n’est pas loin. Pour me faire
patienter, Erol me met un petit livre rouge dans les mains, dont la
couverture porte un vévé, celui d’Erzulie Dantor. C’est un recueil de chants
vaudou haïtiens composé par Max Beauvoir. Je tourne les pages à la lueur
de la bougie, sans trop savoir dans quel pays je suis, ni en quel siècle. Je
lis :

Le culte des morts fait amplement ressortir la croyance du


vaudouisant en l’immortalité de l’âme et en la liberté de la
volonté […]. Le rite des morts et les rituels appropriés sont, en
réalité, l’accomplissement des devoirs mystiques de chaque
individu à l’égard non seulement du disparu, mais encore de la
famille, de la société, de la communauté voire même de l’État,
voilà pourquoi y participent toujours tous, amis comme
ennemis du défunt. Ces rites témoignent de la croyance que
l’âme de l’individu, composée d’une multiplicité spirituelle […]
ne pouvant elle-même mourir, n’aurait fait que perdre
temporairement sa cohérence. Les fractions spirituelles de l’être
humain viennent en quelque sorte d’exploser et de se séparer
même du corps. La force vitale du défunt vient d’éclater en de
plus petites particules spirituelles qui concernent l’être,
l’intelligence, la connaissance, la volonté, la conscience,
l’intuition, etc. Est-ce pourquoi on accomplit pour eux les
cérémonies dites du dessouni, ce qu’on fait des fois avant même
ou peu après la mort physique de l’individu, la force vitale (ti-
bon anj) pouvant quitter le corps bien longtemps avant la mort.
Mais elle devra revenir près du cadavre ou à l’intérieur de
celui-ci, particulièrement à ce moment critique et social pour
l’individu ou pour la société que l’on appelle veillée. Elle
reviendra habiter la maison mortuaire et y restera parfois
durant toute la période de deuil. À ce moment-là, le mort vient
revivre avec les vivants les moments les plus marquants de sa
vie qui sont généralement rapportés par les amis au cours de
ces réunions. Il arrive même des fois que le mort pendant ce
temps se réveille et formule ses dernières recommandations
avant de repartir définitivement 1.

Cette lecture me rappelle l’anecdote rapportée par Laënnec Hurbon il


y a quelques jours : souvent, lors de la veillée mortuaire ou au moment de
la toilette du cadavre, les proches ou les baigneurs parlent avec le défunt,
comme s’il était vivant, établissant parfois de véritables conversations
(bien qu’un témoin n’entendrait vraisemblablement qu’une seule voix). Le
défunt, ainsi chargé de messages et de recommandations pourra partir
bien assuré vers le monde invisible.

Les parties les plus remarquables de ce rite des morts sont


constituées par des chants, des danses, des contes de toutes
sortes qui y sont rapportés… et par le départ de cette force
vitale qui peut être provoqué par une cérémonie spéciale dite
de renvoie qu’on fait le plus souvent 41 jours après ce grand
départ. Signalons qu’autrefois l’utilisation du roucou ou woucou
(« Rouge des morts ») pour saupoudrer les cadavres témoignait
également de sentiments analogues, celui de vouloir régler
coûte que coûte l’instable situation du défunt qui s’est acquitté
de la vie, qui en quelque sorte est sorti de sa fonction
(defunctus ou défunt), et qui erre dans l’incertitude en
attendant son grand départ 2.

Dans un coin se tient Louise Carmel-Bijoux, une collègue


anthropologue d’Erol au BNE. Toute menue, elle se fond dans les ombres
du péristyle, inspectant elle aussi les hounsi qui tracent le vévé. Trois
pigments sont utilisés pour ce dessin sur le sol : une poudre blanche de
maïs, une rouge de terre cuite (briques) pilée, et une noire de charbons
pilés. Louise m’explique que cet art, cette tradition, sont hérités des
Taïnos, et ont été repris par les esclaves au moment de perpétuer la
tradition des tableaux symboliques de leurs divinités. Pour certains, ce
sont les Taïnos qui ont livré ces images aux esclaves noirs africains, qui les
ont incorporées dans leurs rituels. Elle parle à voix basse car le moment
est sacré. Enfin, jusqu’à un certain point. Au bout de dix minutes, n’y
tenant plus, Erol monte dans ses appartements et en redescend aussitôt
avec trois bières bien fraîches.
Une fois tracées, ces images servent à la cérémonie, qui se déroule
autour d’elles. Ces images disent aux esprits : « Nous sommes prêts,
venez ! » Elles attirent l’énergie de l’esprit, servent à recueillir son
approbation pour la cérémonie. Les initiés, comme les invités, tournent
autour et bénéficient des traces et des bénédictions des loas à travers cette
image. Une fois la cérémonie achevée, cet espace auparavant considéré
comme sacré n’a plus grande importance et le vévé peut être effacé (quand
ce n’est pas la danse elle-même qui contribue à l’effacer au fur et à mesure
de ladite cérémonie).
Tracer un vévé fait déjà partie du rituel, de la cérémonie (parce que
l’esprit est là) ; ce tracé se fait traditionnellement à la lueur d’une bougie,
car c’est un premier pas vers la lumière. La façon de se vêtir pour le dévot,
l’ordre des dessins accomplis ne sont pas liés au hasard. Tout est pesé,
senti, réfléchi. Celui qui trace doit être « disposé » : sa salutation au
potomitan le met déjà dans de bonnes dispositions.
Le vévé de Baron Samedi figure une croix surmontant un cercueil, que
jouxte un squelette habillé d’un haut-de-forme et d’une canne, tenant une
bouteille d’alcool. Deux bougies sont ensuite disposées au pied de la croix
dessinée et au niveau du sexe. Enfin, Erol dépose sept bouteilles d’alcool
entre les différents éléments du vévé. Ainsi constitué, il est pleinement
consacré au dieu des morts et des cimetières, mais aussi à ceux qui
l’accompagnent, à commencer par les guédés-vie.
Dans la chambre des secrets…

Le vévé de Baron Samedi est désormais consacré et les adeptes, qui ont
dansé, chanté et (un peu) bu, lentement, se dispersent. Tandis que le
silence et le calme reviennent, je reprends ma conversation avec Erol
Josué. Il voudrait me convaincre du bien-fondé de cette justice vaudou
que constitue la zombification : « Être fait zombi ne tombe pas du ciel » ; il
s’agit d’une vengeance pire que la prison ou que la mort, car l’individu est
privé de toute volonté et transformé en véritable esclave jusqu’à son
véritable décès. Ce ne sont que certains comportements qui sont
particulièrement reprochés et conduisent à une zombification : ambition
excessive, querelle d’héritage, enlèvement d’une femme à un autre
homme, diffamation. Les erreurs « judiciaires » sont rares, pour ne pas
dire rarissimes, ou alors l’objet d’actes isolés de bokors totalement
déraisonnables qui finissent par être eux-mêmes zombifiés peu après par
les sociétés secrètes.
Dans l’avenir haïtien, le zombi devra faire face à la modernisation des
systèmes de santé permettant le dépistage d’une permanence de vie avant
l’enfouissement, mais aussi à sa réintégration légale et sociale une fois
sorti des griffes du bokor. C’est du moins ce à quoi travaillent ardemment
médecins hospitaliers et avocats pénalistes, main dans la main avec des
houngans éclairés souhaitant dédiaboliser le vaudou et permettre sa survie
face à la pression permanente des églises protestantes. Pour ne pas que ce
soit le vaudou qui devienne un zombi.
Erol sait que, demain, un avion me ramènera en France. Il est presque
minuit, il est éreinté. Malgré tout, avant de me raccompagner à ma
voiture, il me prend par le bras, et m’entraîne à l’arrière de son péristyle,
vers la porte de sa chambre des secrets. « En tant que fils de Zakpata, tu
as bien gagné le droit de voir l’autre côté du miroir… » Erol, bien informé,
sait que, en effet, j’ai été initié au vaudou près d’Abomey (Bénin), sous la
consécration de Zakpata, dieu tutélaire de la terre et des maladies de peau
(rougeole et variole, principalement).
Il frappe à la porte, rituellement, pour prévenir ses loas qu’un initié
demande à entrer. La porte en bois grince sur ses gonds. Quelques
marches, et je pénètre dans la première chambre, toute peinte en bleu
pastel, à la lueur d’une simple bougie qu’Erol tient à la main. C’est tout le
Bénin qui est là : je vois d’abord les loas blancs, ou loas rada (qui viennent
de l’ancien Arada, dans l’actuel Bénin), des esprits mélangés avec le
syncrétisme chrétien, au sein desquels on devine Damballa et ses deux
couleuvres, Erzulie Fréda, l’archange saint Michel… Par terre, les marassa,
ces fétiches pour les jumeaux morts devenus des esprits ; comme ce sont
des enfants, ils sont sur le sol, proches de la terre qui les a fait naître et
qui les a repris. À côté, les makout zaka, les esprits travailleurs, consacrés
aux paysans qui sont aux champs, figurés par des sacoches en osier
clouées aux murs (ce sont ces esprits qui apportent la connaissance de
l’agriculture, et à qui l’on apporte, au mois de mai, quantité de nourriture
déposée dans ladite sacoche). Ils jouxtent des chapeaux de paysans eux
aussi cloués aux murs. Partout sont déposées énormément d’offrandes :
des boissons, des talismans.
Cette pièce bleue communique avec une autre, toujours aussi exiguë,
la chambre rouge (ou chambre d’Erzulie Dantor), celle des loas petro
(originaires du monde créole) et congo (originaires d’Afrique centrale). On
y voit des couteaux (un des attributs d’Erzulie, justement, présentée
comme très austère, qui fait confiance mais qui, dans le même temps, se
défend et marque une distance), des bouteilles décorées, des fétiches de
jumeaux, etc. Dans un coin, un cercueil noir miniature (Erol me conseille
de ne pas trop y toucher), des crânes secs (humains et de chèvre), du pain
de maïs, des paires de lunettes, des boissons trafiquées, une poupée, un
balai (utilisé lors de rituels thérapeutiques pour « balayer le mal »), une
grande croix peinte en rouge (symbole plus de carrefour ou de croisée de
chemins que véritablement chrétien), une eau de Cologne « porte
chance ». Entre deux autels, un bassin rempli d’un fond d’eau qui sert à
faire des traitements et des bains rituels ; à y regarder de plus près,
j’aperçois dans le fond une toute petite tortue qui patauge au ralenti.
Personnification de la divinité, elle protège le péristyle (notamment des
orages, comme un paratonnerre) et amène dans l’eau quelque chose de
plus profond (comme si elle bénissait le liquide par sa présence). À côté,
sur et sous les tables d’autel, s’amoncellent des pots de tête ; ce sont des
tasses, des verres ou des céramiques déposés par chaque initié comme
réceptacle pour leur esprit. Ils contiennent quelques mèches de cheveux
ou des rognures d’ongles, et sont fermés par des tissus solidement ficelés,
parfois même avec du scotch (pour que le contenu ne s’envole pas). Je
regarde Erol : « Ça existe donc, ces âmes enfermées… » Il sourit,
complice.
La seconde porte se met à grincer. Je dois partir. Je reviendrai.
Postface

À Douala, début 2003, un cas sensationnel mobilisa les foules et la


presse nationale. Un jeune homme mort dans un accident de voiture était
réapparu, errant en ville comme le font souvent les malades mentaux au
Cameroun, et s’exprimant désormais en anglais. Reconnu par un proche, il
fut ramené au domicile familial où un public de plus en plus nombreux, et
bientôt payant, vint s’attrouper. Il était fortement question de rouvrir sa
tombe pour éclaircir le mystère lorsqu’une famille de la zone anglophone
reconnut sur les photos publiées dans la presse un fils parti en ville, et
dont elle était sans nouvelles. Une lamentable querelle enfla entre les
deux partis, et si la parentèle légitime finit par récupérer son malade,
certains persistèrent à contester son bon droit et à penser que l’accidenté
était bel et bien « revenu » 1. Il est vrai que dans la région, les affaires
d’« avions » qui font des allers-retours nocturnes entre le Cameroun et
l’Europe, ou emmènent des esclaves travailler pour leurs maîtres sur le
mont Koupé, à cent kilomètres du mont Cameroun 2, ne sont guère mises
en doute. D’autant plus que dans toute l’Afrique centrale il arrive que, s’il
faut relever des sépultures anciennes creusées le long des routes et
menacées par les travaux publics, la tombe soit vide ou ne recèle que des
débris de vêtements : le squelette, rongé par l’acidité du sol latéritique, a
complètement disparu, ce qui est considéré comme la preuve que le mort
s’en est évadé. Mais si partout abondent des histoires de revenants et de
morts vivants, on peut se souvenir que la France a dû faire face à des
zombis véritables en la personne de malheureux soldats de 1914-1918,
traumatisés et amnésiques, dont l’identité était perdue : des familles
déchirées par la disparition d’un proche eurent à se disputer le même
malade, toutes persuadées qu’elles le reconnaissaient, comme dans la
célèbre affaire Anthelme Mangin, le « soldat inconnu vivant 3 », qui inspira
Giraudoux pour Siegfried et le Limousin, et Anouilh pour Le Voyageur sans
bagage. Là, comme à Douala ou dans les cas haïtiens rapportés ci-après
(celui d’Adeline D. ou de Felicia notamment), on voit bien que la
confusion est entretenue par des questions de ressemblance physique et le
contexte de désordre affectif.
La figure littéraire du zombi apparaît pour la première fois dans ce qui
a été qualifié de premier roman colonial français sous la plume de
l’étonnant aventurier et « favori des belles », Pierre-Corneille Blessebois
qui voulut « tout à la fois servir Mars, Vénus et les Muses 4 ». Le Zombi du
grand Pérou, ou La Comtesse de Cocagne, fut publié en 1697, probablement
à Rouen où notre héros a peut-être revu sa Normandie après avoir été
condamné aux galères et vendu comme engagé en Guadeloupe. Le texte,
quelque peu licencieux 5 et surtout exotique, va fasciner les écrivains, de
Charles Nodier aux surréalistes. Toutefois, dans ce court roman où prose
et vers s’intercalent, le zombi est tout simplement ladite comtesse aux
pieds nus, qui désire se jouer de son amant en voulant se rendre invisible,
ce dont la persuade l’auteur, qu’elle croit doté de pouvoirs magiques (il
s’agit de Blessebois lui-même qui se met en scène). Même s’il y a un peu
d’Erzulie dans la comtesse, on est là davantage dans la farce à
déguisement moliéresque que dans l’ethnographie, mais une farce vieille
de trois cents ans qui nous rappelle combien le monde créole est plein de
ces créatures surnaturelles que sont, parmi d’autres, la manman-dlo,
mamy-wata en Afrique, sirène chez Homère, le chouval trwa patt qui
incarne le diable, le volant ou soucounyan, le baclou de la Guyane, un
petit golem qui travaille pour son maître ou encore le dorlis de la
Martinique, un incube venant violer les femmes, un « mari de nuit », tel
l’homme-au-bâton, célébré par Ernest Pépin6 et dont le souvenir hantait
encore la Côte-sous-le-Vent, en Guadeloupe, il n’y a pas si longtemps.
Toutes ces entités nécessitent un « protègement » qu’on porte en général
caché sur soi, et une vigilance particulière dans certains lieux, qu’on
évitera de traverser la nuit.
Haïti, ou Ayiti, « l’île montagneuse » (son nom amérindien), n’est
évidemment pas un morceau d’Afrique tombé dans la mer des Caraïbes, et
la plupart des traditions religieuses, tout comme la langue ou la cuisine y
sont un amalgame d’influences complexes où le souvenir des Taïnos (les
autochtones Arawaks) n’est éteint ni dans la tradition, ni dans la
génétique de ses habitants 6. L’ordre colonial, passablement transgressif si
on en croit Blessebois, n’est pas fait que de maîtres blancs et d’esclaves
noirs ; il y a aussi l’entreprenante classe des mulâtres et libres de couleur,
émergente et qui tient à s’affirmer, ainsi que ces nombreux petits Blancs,
travailleurs engagés surnommés « Bas rouges » ou « trente-six mois », la
durée de leur contrat, dont la condition est misérable 7. C’est dans cette
société perméable que se forment les figures du syncrétisme créole, à
l’exemple de carnaval qu’on fêtait sur le vieux continent mille ans avant
Vaval. Et l’Afrique, qui dans l’imaginaire antillais est un seul et mythique
pays, celui des lwa (loas) de Guinée, est bien sûr un continent immense
aux cultures nombreuses et différenciées ; si l’enracinement du vaudou se
trouve dans le golfe du Bénin, le mot zombi est quant à lui bantou et donc
beaucoup plus méridional 8. Mais le succès d’un terme à consonance si
lointaine et son incorporation dans l’imaginaire occidental tiendront à
l’occupation militaire américaine en Haïti pendant l’entre-deux-guerres,
période où le cinéma est mûr pour récupérer et dévier vers le Grand-
Guignol ce qui est à l’origine la figure universelle du mort rappelé à la vie
par des pratiques sorcières.
Cet épisode étasunien vient rappeler que l’ancienne et si prospère
colonie de Saint-Domingue s’est édifiée sur une longue suite de tragédies,
qui commence comme ailleurs avec le génocide amérindien et l’esclavage,
mais où les catastrophes naturelles, communes à tout l’arc antillais, ont
pris là, en raison du contexte social, une ampleur particulière, et où les
massacres et la répression ont été incomparablement plus atroces que
dans les îles voisines. Un tel terreau ne pouvait qu’être propice à la magie
et à la sorcellerie, jamais loin de la politique 9 si on se réfère à des
personnages tels que le légendaire Makandal 10. De nombreux et savants
travaux ethnologiques ont été consacrés au vaudou, un des plus classiques
étant celui d’Alfred Métraux 11, et le présent ouvrage n’a pas d’ambition
aussi vaste : il évoque davantage, avec les portraits consacrés à des
personnages et des sites remarquables, l’expérience de voyage d’un Paul
Morand, qui le conduit en 1927 vers le poète et militant Jacques
Roumain. C’est ce grand intellectuel trop tôt disparu qui dote Haïti d’un
Bureau national d’ethnologie dès 1941, un lieu d’où vont s’élaborer de
nombreuses recherches anthropologiques. Mais du voyage initiatique que
nous conte le docteur Charlier émerge, au milieu de cet univers surnaturel
où la vérité se dérobe sans cesse, un élément tangible, la piste de
l’ichtyosarcotoxisme, ou empoisonnement par la chair de poisson. Sa
forme la plus courante, nommée ciguatera, est assez répandue aux Antilles
où on compte une incidence annuelle de 35 cas pour 100 000 habitants 12
avec une mortalité faible, à la différence des effets du fugu japonais, des
poissons du genre takifugu, dont la toxine (tétrodotoxine) est
massivement mortelle. Ce groupe qui reste localisé à l’Asie appartient à la
grande famille des tétraodons, appelés notamment pelpète ou tchouf-
tchouf en créole. De si graves empoisonnements ne sont pas, que je sache,
signalés dans la Caraïbe, soit parce qu’on évite de consommer les
tétraodons (leur pêche est du reste interdite), soit parce que leurs effets
sont moins sévères qu’avec les espèces asiatiques. Dès lors, serait-il
plausible qu’une maîtrise de ce poison puisse induire des états de
catalepsie réversibles, où le sorcier parviendrait à réveiller la victime ?
Cela n’explique en rien la manipulation ultérieure et la « vie réduite » du
réveillé, mais c’est en tout cas l’hypothèse formulée par des
ethnobiologistes tels que Wade Davis, dont l’expérience est contée ici. On
sent dans la bibliographie que Philippe Charlier, à l’aise sur ce terrain où
le médico-légal n’est pas loin, argumente plus densément sur ce point,
d’autant que la législation haïtienne semble insuffisante sur la
prononciation du décès.
C’est que la médecine aime comprendre, et ne se satisfait pas
d’explications mystiques, même si elle sait que les grands mystiques et les
possédés présentent des symptômes des plus extraordinaires. La
psychiatrie n’est pas avare de cas extravagants tels que le syndrome de
Cotard, opportunément rappelé par l’auteur, un état délirant et suicidaire
incluant négation du corps et sentiment d’immortalité. Mais pour Laënnec
Hurbon, sociologue et théologien avec qui commence le récit, toutes ces
tentatives d’explication seraient trop rationnalisées et, sous-entendu, trop
ethnocentrées. Alors, à l’instar d’un romancier à succès qui imagine le
voyage extracorporel d’une accidentée plongée dans le coma 13, une
situation finalement assez analogue à l’expérience de zombification, doit-
on se laisser aller à se demander : « Et si c’était vrai ? » La misère, qui
pousse au désespoir, mène volontiers à la crédulité et au mystère, un
écueil sur lequel vient immanquablement buter l’esprit d’investigation.
Dans sa préface à l’ouvrage du journaliste et occultiste William Seabrook
sur Haïti 14 cité au chapitre 17, en face d’une photo d’un Papa Nebo en
robe blanche, jaquette et haut-de-forme, un crâne dans une main, une
pioche dans l’autre, Paul Morand a bien cerné cette frustrante limite à la
connaissance et cette impuissance à enquêter du dehors : « Je crois savoir
à quel point il est difficile d’assister à des cérémonies autres que celles
qu’on veut bien montrer aux étrangers. Tout ce qui est magique, par
définition, est secret. » Philippe Charlier, qui connaît bien (et de
l’intérieur) le vaudou des origines, n’entend pas lever le mystère mais, en
nous embarquant dans cet étrange et quelque peu angoissant périple
scandé de stations où sont interrogés lieux et témoins, il nous invite à
imaginer ce que le regard médical peut lire au-delà du visible.
Alain FROMENT,
Institut de recherche pour le développement,
Musée de l’Homme,
Département Homme, Nature et Société
Paris, avril 2015.
Notes

Note du chapitre 1

1. J. Kerboull, Le Vaudou. Magie ou religion ?, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 137.

Note du chapitre 3

1. C. G. Rodero, Rituales en Haiti, Madrid, TF Editores, 2001.


2. L. Hurbon, Les Mystères du vaudou, Paris, Gallimard, 1993, p. 87.
3. J.-M. Pelt, Carnets de voyage d’un botaniste, Paris, Fayard, 2013.
4. G. E. Berrios, R. Luque, « Cotard’s Delusion or Syndrome : a Conceptual History »,
Comprehensive Psychiatry, 36/3, 1995, p. 218.
5. H. Förstl, B. Beats, « Charles Bonnet’s Description of Cotard’s Delusion and Reduplicative
Paramnesia in an Elderly Patient (1788) », The British Journal of Psychiatry, 160, 1992, p. 416-418.
6. H. Thomson, « Mindscapes : First Interview with a Dead Man », New Scientist 23, mai 2013.
7. L. Hurbon, « Le statut du vodou et l’histoire de l’anthropologie », Gradhiva, 1, 2005, p. 53-163.
8. A. Corbet, « Les invisibles omniprésents. Les morts du séisme », in L. Hurbon (dir.), Catastrophes
et environnement. Haïti, séisme du 12 janvier 2010, Paris, Éd. de l’EHESS, 2014.

Notes du chapitre 4
1. M. Marcelin, Mythologie vodou, Port-au-Prince, Les Éditions haïtiennes, 2 t., 1949-1950 ;
J. Price-Mars, Ainsi parla l’oncle (1928), Montréal, Leméac, 1973 ; L. Hurbon, Dieu dans le vaudou
haïtien, Paris, Payot, 1972 ; M. Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard, 1959.
2. C. Dauphin, « Rôle et organisation de la musique dans les cérémonies de vaudou », Bulletin du
Bureau national d’ethnologie, h.s., 2014, p. 28-43.
3. L. Hurbon, Les Mystères du vaudou, Paris, Gallimard, 1993, p. 13 et 33.
4. Voir l’annexe 1 présentant la liste des assimilations entre loas et saints catholiques, infra, p. 217.
5. A. Métraux, Le Vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 1958.
6. J. R. Descardes, Dynamique vodou et droits de l’homme en Haïti, DEA d’études africaines,
université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1999.
7. J. Kerboull, Le Vaudou, op. cit., p. 138.

Note du chapitre 6

1. E. W. Davis, The Serpent and the Rainbow, New York, Simon & Schuster, 1985.

Notes du chapitre 7

1. C. H. Lee, P. C. Ruben, « Interaction between Voltage-Gated Sodium Channels and the


Neurotoxin, Tetrodotoxin », Channels, 2/6, 2008, p. 407-412.
2. U. G. Rege, G. H. Tilve, K. G. Nair, « Fresh Fish Poisoning », Journal of Postgraduate Medicine,
25/2, 1979, p. 67-69.
3. R. C. Prince, « Tetrodotoxin », TIBS, 13, 1988, p. 76-77.
4. M. Asakawa, G. Gomez-Delan, S. Tsuruda et al., « Toxicity Assessment of the Xanthid Crab
Demania Cultripes from Cebu Island, Philippines », Journal of Toxicology, 172367, 2010.
5. C. T. Hanifin, « The Chemical and Evolutionary Ecology of Tetrodotoxin (TTX) Toxicity in
Terrestrial Vertebrates », Marine Drugs, 8, 2010, p. 577-593.
6. B. L. Williams, « Behavioral and Chemical Ecology of Marine Organisms with Respect to
Tetrodotoxin », Marine Drugs, 8, 2010, p. 381-398.
7. T. Goto, Y. Kishi, S. Takahashi, Y. Hirata, « Tetrodotoxin », Tetrahedron, 21, 1965, p. 2059-2088.
8. Voir l’annexe 2, p. 219. B. W. Halstead, Poisonous and Venomous Marine Animals of the World,
Princeton, Darwin Press, 1978, p. 437-548.
9. C. Y. Kao, « Tetrodotoxin, Saxitoxin and their Significance in the Study of Excitation
Phenomena », Pharmacology Revue, 18, 1966, p. 997-1049.
10. World Health Organisation (WHO), Aquatic Marine and Freshwater Biotoxins. Environmental
Health Criteria, Genève, WHO, 1984.
11. A. R. Mills, R. Passmore, « Pelagic Paralysis », Lancet, 1, 1998, p. 161-164.
12. S. K. Chew, L. S. Chew, K. W. Wang, P. K. Mah, B. Y. Tan, « Anti-Cholinesterase Drugs in the
Treatment of Tetradotoxin Poisoning », Lancet, 2, 1984, p. 108.
13. C. C. P. Silva, M. Zannin, D. S. Rodrigues, et al., « Clinical and Epidemiological Study of
27 Poisoning Caused by Ingesting Puffer Fish (Tetrodontidae) in the States of Santa Catarina and
Bahia, Brazil », Revista do Instituto de Medicina Tropical de São Paulo, 52/1, 2010, p. 51-55.
14. F. L. Lau, C. K. Wong, S. H. Yip, « Puffer Fish Poisoning », Journal of Accident and Emergency
Medicine, 12, 1995, p. 214-215.
15. M. Y. Lan, S. L. Lai, S. S. Chen, D. F. Hwang, « Tetrodotoxin Intoxication in a Uraemic
Patient », Journal of Neurology, Neurosurgery, and Psychiatry, 67, 1999,p. 127-128.
16. P. Tanner, G. Przekwas, R. Clark et al., « Tetrodotoxin Poisoning associated with Eating Puffer
Fish Transported from Japan to California », Morbidity and Mortality Weekly Report (CDC), 45/19,
1996, p. 389-491.
17. Y. K. Loke, M. H. Tan, « A Unique Case of Tetrodotoxin Poisoning », Medical journal of
Malaysia, 52/2, 1997, p. 172-174.
18. J. Field, « Puffer Fish Poisoning », Journal of Accident & Emergency Medicine, 15, 1998, p. 334-
336.
19. F. R. Chowdhury, H. A. M. Nazmul Ahasan, A. K. M. Mamunur Rashid, A. Al Mamun,
S. M. Khaliduzzaman, « Tetrodotoxin Poisoning : a Clinical Analysis, Role of Neostigmine and
Short-Term Outcome of 53 Cases », Singapore Medical Journal, 48/9, 2007, p. 830-839.
20. H. A. M. N. Ahasan, A. A. Mamun, S. R. Karim et al., « Paralytic Complications of Puffer Fish
(Tetrodotoxin) Poisoning », Singapore Medical Journal, 45/2, 2004, p. 73-74.
21. L. Ngy, S. Taniyama, K. Shibano et al., « Distribution of Tetrodotoxin in Pufferfish Collected
from Coastal Waters of Sihanouk Ville, Cambodia », Journal of the Food Hygienic Society of Japan,
5/49, 2008, p. 361-365.
22. H. L. Yin, H. S. Lin, C. C. Huang et al., « Tetrodotoxication with Nassauris glans : a Possibility of
Tetrodotoxin Spreading in Marine Products near Pratas Island », American Journal of Tropical
Medicine and Hygiene, 73/5, 2005, p. 985-990.
23. H. H. Chua, L. P. Chew, « Puffer Fish Poisoning : a Familial Affair », Medical journal of
Malaysia, 64/2, 2009, p. 181-182.
24. Y. Nagashima, T. Matsumoto, K. Kadoyama et al., « Tetrodotoxin Poisoning due to Smooth-
Backed Blowfish Lagocephalus inermis and Toxicity of L. inermis caught off the Kyushu Coast,
Japan », Food Hygiene and Safety Science, 2/53, 2012, p. 85-90.
25. N. Homaira, M. Rahman, S. P. Luby et al., « Multiple Outbreaks of Puffer Fish Intoxication in
Bangladesh, 2008 », American Journal of Tropical Medicine and Hygiene, 83/2, 2010, p. 440-444.
26. E. W. Davis, « The Ethnobiology of the Haitian Zombi », Journal of Ethnopharmacology, 9,
1983, p. 85-104.
27. E. W. Davis, The Serpent and the Rainbow, op. cit.
28. E. W. Davis, The Ethnobiology of the Haitian Zombi, thèse de doctorat, Department of Biology,
Harvard University Archives, 1987.
29. W. H. Anderson, « Tetrodotoxin and the zombi phenomenon », Journal of Ethnopharmacology,
23, 1988, p. 121-126.
30. C. Benedek, L. Rivier, « Evidence for the Presence of Tetrodotoxin in a Powder used in Haiti for
Zombification », Toxicon, 27, 1989, p. 473-480.
31. T. Yasumoto, C. Y. Kao, « Tetrodotoxin and the Haitian Zombie », Toxicon, 24, 1986, p. 747-
749.
32. E. W. Davis, The Serpent and the Rainbow, op. cit.
33. G. B. Frank, C. Pinsky, « Tetrodotoxin-Induced Central Nervous System Depression », British
Journal of Pharmacology, 26, 1966, p. 435-443.
34. C. B. Berde, U. Athiraman, B. Yahalom et al., « Tetrodotoxin-Bupivacaine-Epinephrine
Combinations for Prolonged Local Anesthesia », Marine Drugs, 9, 2011, p. 2717-2728.
35. F. R. Nieto, E. J. Cobos, M. A. Tejada et al., « Tetrodotoxin (TTX) as a Therapeutic Agent for
Pain », Marine Drugs, 10, 2012, p. 281-305.

Notes du chapitre 8

1. J. Ravix, Temps de certitudes. Journal d’un itinéraire, Port-au-Prince, Thérad, 2002.


2. J. Ravix, Place de l’enclouage à foyer fermé dans le traitement des fractures de la diaphyse fémorale,
thèse de doctorat en médecine, université de Besançon, 1974.

Notes du chapitre 9

1. F. X. Gomez, « Erol Josué, port de prince vaudou », Libération, 12 avril 2013.


2. C. E. Peters, La Croix contre l’asson, Port-au-Prince, La Phalange, 1960.
3. B. A. Kesler, « Chant de deuil traditionnel haïtien : enjeux de patrimonialisation », Bulletin du
Bureau national d’ethnologie, h.s., 2014, p. 133-146.

Note du chapitre 10

1. M. Beauvoir, Lapriyè Ginen, Port-au-Prince, Edisyon Près Nasyonal d’Ayiti, 2008, p. 13.
Notes du chapitre 12

1. E. L. Bell, « The Historical Archaeology of Mortuary Behavior : Coffin Hardware from Uxbridge,
Massachusetts », Historical Archaeology, 24, 1990, p. 54-78.
2. M. Gilbert, R. Busund, A. Skagseth, P. Nilsen, J. Solbo, « Resuscitation from Accidental
Hypothermia of 13.7 °C with Circulatory Arrest », Lancet, 355/9201, 2000, p. 375-376.
3. Code pénal haïtien (mis à jour par Jean Vandal), section « Crimes et délits contre les
particuliers », Port-au-Prince, 2007, p. 59-60.
4. E. Jeanty, « Le statut juridique du zombi », Le Nouvelliste, 28 mai 2010.
5. http://www.uramel.org.

Note du chapitre 15

1. R. Bastide, Les Religions africaines au Brésil, Paris, Presses universitaires de France, 1995.

Notes du chapitre 17

1. W. Seabrook, L’Île magique. Les mystères du vaudou, Paris, J’ai lu, 1971, p. 120-121.
2. Ibid., p. 122-123.
3. Z. Neale Hurston, Tell my Horse, 1938.
4. B. Diederich, « Zombificateur of a Nation » and about Zombis and Zombification, Port-au-Prince,
Bibliothèque Nationale d’Haïti, 2014.
5. B. Diederich, « On the Nature of Zombi Existence », Caribbean Review, 12, 1983, p. 14-17, 43-46.
6. J. Kerboull, Le Vaudou, op. cit., p. 138-139.
7. Ibid., p. 139-144.
8. H. W. Ackerman, « The Ways and Nature of the Zombi », Journal of American Folklore, 414/104,
p. 466-494.
9. T. Verstynen, B. Voytek, Do zombies dream of Undead Sheep? A Neuroscientific View of the Zombie
Brain, Princeton, Princeton University Press, 2014.
10. R. Littlewood, C. Douyon, « Clinical findings in Three Cases of Zombification », Lancet, 350,
1997, p. 1094-1096.
Notes du chapitre 18

1. M. Beauvoir, Lapriyè Ginen, op. cit., p. 33-34.


2. Ibid., p. 35-36.

Notes de la postface

1. http://www.cameroon-info.net/stories/0,13014,@,douala-rebondissement-avantage-a-la-
famille-nformi-le-revenant-remis-a-sa-famill.html
2. Éric de Rosny (dir.), Justice et Sorcellerie, colloque international de Yaoundé, mars 2005,
Paris/Yaoundé, Katharla/Presses de l’université catholique d’Afrique centrale, 2006.
3. Jean-Yves Le Naour, Le Soldat inconnu vivant, Paris, Hachette, 2002.
4. L’Œuvre de Pierre-Corneille Blessebois : Le Rut ou la Pudeur éteinte ; Histoire amoureuse de ce
temps ; Le Zombi du Grand-Pérou, introduction et essai bibliographique par Guillaume Apollinaire,
Paris, Bibliothèque des Curieux, 1921.
5. « Nous allâmes à la messe, et de l’église nous revînmes au Marigot, où nous fîmes une débauche
qui dura deux heures plus longtemps que le soleil. La plupart des principaux habitants étaient de la
partie, et quiconque voulait mêler les blanches avec les noires se satisfaisait sans empêchement »…
6. J. C. Martínez Cruzado, « El uso del ADN mitocondrial para descubrir las migraciones
precolombinas al Caribe: Resultados para Puerto Rico y expectativas para la República
Dominicana », KACIKE: Revista de la Historia y Antropología de los Indígenas del Caribe, 2002,
édition électronique.Ernest Pépin, L’Homme-au-bâton, Paris, Gallimard, 1992.
7. La moitié de ces esclaves blancs mouraient avant la fin du contrat. En 1720, date où ce système
peu coûteux d’engagisme s’éteint, le prix d’un « nègre à talent » est énorme, de l’ordre de 2 000 à
3 000 livres, quand le salaire d’un ouvrier qualifié français est d’environ une livre par jour.
8. Certains auteurs comme Arsène Nganga ou Lilas Desquiron (Racines du vodou, Port-au-Prince,
Deschamps, 1990) plaident pour une réévaluation de la contribution bantoue et notamment kongo
du vaudou.
9. Laënnec Hurbon, « Le culte du vaudou. Histoire, pensée, vie », in G. Casalis et al. (dir.), Croyants
hors frontières. Hier, demain, Paris, Buchet/Chastel, 1975, p. 225-249.
10. François Makandal ou Mackandal, esclave pris en Afrique, condamné au bûcher en 1758 pour
empoisonnements et sorcellerie, suspecté d’être un prêtre vaudou, et considéré comme un des
précurseurs de la révolution haïtienne de 1791, bien que l’imagerie populaire ait aussi fait du
makanda un repoussoir.
11. Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 1958.
12. J.-P. Quod et al., « La ciguatera dans les Dom-Tom : aspects épidémiologiques et
physiopathologiques », Recueil de médecine vétérinaire, numéro spécial Mer, 1994, p. 1-6.
13. Marc Lévy, Et si c’était vrai ?, Paris, Robert Laffont, 2000.
14. William Buehler Seabrook, L’Ile magique, Paris, Firmin Didot, 1932.
ANNEXES
Annexe 1
Correspondances entre loas du vaudou
haïtien et saints/saintes catholiques

Loas Saints
Damballa « Arc-en-ciel » Moïse (rite rada)
Damballa « La-Flambeau » Saint Patrick (rite petro)
Tokan Aïda Ouèdo Notre-Dame de l’Immaculée
(principe féminin de Damballa) Conception ou sainte Véronique
Piè (Pierre) Damballa et Piè Dantor Saint Pierre
Grann (Grand-mère) Alouba ou Sainte Anne
Aloumandia
Legba Mèt Kafou (Maître Carrefour) Saint Lazare
Legba Mèt Pòtay (Maître Portail) Saint Pierre
Atibon Legba Saint Antoine (l’Hermite, rite
Rada ; de Padoue, rite Pétro)
Simbi dlo (eau) Saint Raphaël
Simbi Andeïzo (entre deux eaux) Saint André
Azaka Médé Saint Isidore le Laboureur
Maîtresse Erzulie Fréda Dahomey Sainte Rose, Vierge Miracle,
Mater Dolorosa, Vierge Caridad
ou sainte Élisabeth
Maîtresse Erzulie Dantor Notre-Dame de Czestochowa –
Mater Salvatoris, la Vierge
Noire de Pologne –, Notre-
Dame du Mont-Carmel, Notre-
Dame du Perpétuel secours ou
Notre-Dame d’Altagrâce
Maîtresse la Sirène Notre-Dame de l’Assomption
Baron Samedi Saint Martin de Porrès
Guédé Nibo Saint Gérard de Majella
Baron La Croix Saint François d’Assise
Bossou Trois Cornes Saint Vincent
Ogou Batallah Saint Philippe
Ogou Balendjo Saint Jacques le Majeur
Ogou Ferraille et Shango Saint Georges
Ogou Badagri Saint Joseph
Ogou saint Jean ou Jean Dantor Saint Jean le Baptiste
Agassou Gnenin (Djémé) Saint Augustin
Mambo Aïzan Vélékété Jésus-Christ durant son
baptême
Lenglesou Jésus-Christ crucifié et
ensanglanté sur la Croix
Maîtresse Clermesine Clermeil Sainte Claire
Maîtresse Philomise Pierre Sainte Philomène
Annexe 2
Liste des signes cliniques pouvant être
présents chez un sujet victime d’une
intoxication aiguë en tétrodotoxine (TTX)

Paresthésies (fourmillement et picotement) orales et péri-orales


Nausées
Vomissements
Diarrhée
Douleurs abdominales
Vertiges
Pâleur
Sensation de malaise
Ataxie
Engourdissement général avec sensation de flottement
Paresthésies des extrémités précédant la paralysie des membres
inférieurs et des extrémités
Modification de la sensibilité profonde (gorge et larynx étant touchés
en premier)
Dysphagie (trouble de la déglutition), voire aphasie complète
(impossibilité de déglutition)
Dysphonie (trouble de la voix)
Mydriase (dilatation des pupilles)
Bradycardie (ralentissement du rythme cardiaque)
Hypotension (diminution de la tension artérielle)
Hypersalivation
Hypothermie (diminution de la température corporelle)
Hypersudation
Asthénie (fatigue importante)
Cyanose (coloration bleuâtre) des extrémités et des lèvres
Hémorragies pétéchiales sur le corps
Remerciements

Cette enquête anthropologique n’aurait pas été possible sans l’aide et


la complicité d’Anaïs Augias, Max Beauvoir, Nadia Benmoussa, Herlyne
Blaise et sa famille, Louise Carmel-Bijoux, docteur Anne-Laure Chauveau-
Muller, docteur Louis-Marc Girard, Sylvain Girardeau, Laënnec Hurbon,
Sophie Jacqueline, Erol Josué, Stéphane Martin, Christophe Moulherat,
Anne-Laure Muller, Zlatko Orlic, Véronique Rabuteau, docteur Jacques
Ravix, Patrick Scott, Jean-Philippe Urbach… et les loas qui m’ont été
favorables.
Je remercie aussi Claudine Savare, visiteuse du péristyle de Port-au-
Prince dans les années 1970, et ma première initiatrice au vaudou haïtien.
L’écriture de cette enquête s’est terminée dans les meilleures
conditions possibles grâce à Lionel Aupart, Géraldine Varin et à l’équipage
du vol AF 217.
Enfin, merci à Isabelle, Jules, Paul et Louis d’avoir su éclairer par leur
tendresse les abîmes parfois très sombres de la zombification…
DU MÊME AUTEUR

Quand la science explore l’histoire, en collaboration avec David Alliot, Paris, Tallandier, 2014.
(dir.) Seine de crime, Paris, Le Rocher, 2014.
(dir.) Actes du 4e colloque international de pathographie (Saint-Jean-de-Côle, mai 2011), en
collaboration avec D. Gourevitch, Paris, De Boccard, « Pathographie » 9, 2013.
Henri IV, l’histoire du roi sans tête, en collaboration avec S. Gabet, Paris, Vuibert, 2013.
Paris au scalpel. Itinéraires secrets d’un médecin légiste, Paris, Le Rocher, 2012.
Autopsie de l’art premier, Paris, Le Rocher, 2012.
Les Secrets des grands crimes de l’histoire, Paris, Vuibert, 2012.
(dir.) Le Miroir du temps. Les momies de Randazzo (XVIIe-XIXe siècle), en collaboration avec L. Lo
Gerfo, Paris, De Boccard, « Pathographie » 7, 2011.
(dir.) Le roman des morts secrètes de l’histoire, Paris, Le Rocher, 2011.
(dir.) Actes du 3e colloque international de pathographie (Bourges, avril 2009), Paris, De Boccard,
« Pathographie » 6, 2011.
(dir.) Actes du 2e colloque international de pathographie (Loches, avril 2007), Paris, De Boccard,
« Pathographie » 4, 2009.
Male mort. Morts violentes dans l’Antiquité, Paris, Fayard, 2009.
Les Jeunes Filles et la mort. Catalogue de l’exposition, Bourges, Les 1000 univers, 2009.
Maladies humaines, thérapies divines. Analyse épigraphique et paléopathologique de textes de guérison
grecs, en collaboration avec C. Prêtre, Lille, PUS, 2009.
(dir.) Ostéo-archéologie et techniques médico-légales, Paris, De Boccard, « Pathographie » 2, 2008.
Les Monstres humains dans l’Antiquité. Analyse paléopathologique, Paris, Fayard, 2008.
(dir.) Actes du 1er colloque international de pathographie (Loches, avril 2005), Paris, De Boccard,
« Pathographie » 1, 2007.
Médecin des morts. Récits de paléopathologie, Paris, Fayard, 2006 ; « Pluriel », 2014.
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sur www.tallandier.com

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