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Le beau chardon

d’Ali Boron
Ali Boron, le petit âne gris, n’aimait pas les vacances.

C’est drôle ? Non.

Pendant les vacances,


les maîtres d’Ali Boron partaient en vacances.
Ils emportaient le chat et son panier, le chien et son collier,
le perroquet et son perchoir, les malles et les valises…
Mais… ils n’emmenaient pas Ali Boron !

1
Si petit qu’il fût, il aurait tenu trop de place
sur une banquette – même en première classe –
et, si doucement qu’il parlât, ses “hi-han, hi-han” sonores
auraient empêché les voyageurs de se raconter leurs histoires.

Et puis, le chemin de fer n’a pas prévu de billets pour les ânes.

Alors, pendant que tout le monde s’amusait dans le train,


Ali Boron s’ennuyait tout seul dans son pré.
C’est pour cela qu’il n’aimait pas les vacances.

2
Oh ! Le pré d’Ali Boron n’était pas triste. Au contraire.

C’était un vaste clos planté de pommiers


où poussait une herbe fine et serrée,
parsemée de trèfle et de pâquerettes.

Ali Boron pouvait y courir, y brouter,


y dormir tout à son aise.

Mais…DÉFENSE DE SORTIR ! Il y avait autour du pré


trois rangs de fils de fer hérissés de pointes.
Et dame ! Qui s’y frotte s’y pique !

3
Les vacances d’Ali Boron, après tout,
se seraient passées agréablement,
- car les ânes aiment assez à ne rien faire -
si, un jour qu’il galopait autour de son pré
comme un cheval de cirque, il n’avait aperçu,
dans le champ du voisin, un beau chardon.

- Hi-han ! Hi-han ! Halte-là !... cria le petit âne gris,


tout joyeux, en s’arrêtant si brusquement
que son arrière-train faillit passer par-dessus sa tête.

4
Le champ du voisin était une horreur de champ jaune,
brûlé par le soleil, couvert de ronces
et de maigres touffes de bardane.

Mais, juste à un mètre du clos d’Ali Boron,


un chardon, haut sur tige,
s’élevait fièrement d’un croisillon de feuilles
hérissées de piquants et larges comme la main.
Comme tous les ânes, Ali Boron adorait les chardons.

5
Il resta immobile à regarder celui
qui poussait de l’autre côté de la clôture.

Et les pâquerettes pouvaient s’épanouir,


et les herbes se mouiller de rosée,
et les trèfles sentir bon,
le petit âne gris ne voyait,
ne sentait que le chardon du voisin.

6
Ah ! S’il n’y avait pas eu de fils de fer bardés de pointes !
Ah ! S’il avait eu des ailes comme… … …

- Kirikiki ! dit un petit oiseau gris (qu’on appelle chardonneret


parce qu’il mange les graines de chardon).
Kirikiki ! Qu’est-ce que tu fais là sans bouger ?
Tu vas prendre racine !…

- C’est le chardon… dit Ali Boron.

Et son envie de manger le chardon était telle


que la salive coulait de ses lèvres jusque par terre.

7
Le petit oiseau s’envola
et se posa juste sur la fleur rose du chardon.

Il se mit à la becqueter si fort qu’il fit voler de tous côtés


une multitude de petits parachutes.

Poussées par le vent, les graines s’engouffrèrent


dans le nez d’Ali Boron qui reniflait d’envie.
- Atchoum ! Atchoum ! fit l’âne.

Comme il sent bon ce chardon!

8
Il faut absolument que j’aille le renifler de plus près,
car ce vilain oiseau va me l’abîmer !

Et Ali Boron, lui pourtant si douillet,


fourra sa tête entre deux fils de barbelés,
puis ses pattes de devant, puis son corps et les deux autres pattes,
la queue enfin, et passa.

Il passa, mais dans quel état, mes amis !…

9
Tout piqué, tout égratigné,
il laissa à chaque ronce de la clôture
une touffe de ses jolis poils gris.

Le petit oiseau, surpris, s’envola,


et le chardon, en se redressant, gifla le nez d’Ali Boron
qui en ferma les yeux.

10
Lorsqu’il les rouvrit, il resta tout ébloui…

Ce n’était pas un chardon qu’il y avait dans le champ du voisin,


mais dix, vingt, cinquante, cent chardons !

Le petit âne gris se mit à gambader de joie,


à ruer, à courir.
Il en oubliait de manger.

11
Lorsqu’il eut bien gambadé, rué, et couru,
il s’arrêta, regarda cet océan de chardons, et se dit :

- Voyons, lequel vais-je goûter pour commencer ?


Celui-ci ? Il n’est pas assez fleuri…
Celui-là ? Il l’est trop.

Atchoum ! Atchoum !…

Ce troisième est rabougri.


Ce quatrième est tout à fait à point,
si bien à point que je vais le garder pour la fin…

12
Autour du cinquième, un liseron amer s’était enroulé.
Sur un sixième, il y avait une limace rouge, pouah !…

Ali Boron ne pouvait se décider,


tant et si bien qu’il arriva à la lisière du champ
sans avoir rien mangé.

Sur un arbre du bois, le petit oiseau gris


nettoyait son bec contre une branche.
- Tiens ! un bois ! dit Ali Boron.

13
De l’autre côté de ce bois, il doit y avoir un champ
et, dans ce champ, d’autres chardons.
Je vais y aller voir.

J’ai toute la journée pour déjeuner !

Ali Boron traversa le bois, déboucha sur un petit chemin,


tourna la tête à droite, à gauche,
et se décida pour la droite.

14
Il arriva en vue d’une ferme basse au toit rouge,
et doucement, sans avoir l’air de rien,
il tourna encore à droite,
pour ne pas attirer l’attention
des enfants qui jouaient devant la maison.

Il s’engagea dans un champ de betteraves.

Il aurait pu en croquer une ou deux,


rien que pour y goûter.

15
Mais il voulait des chardons
et ne mangerait pas autre chose que des chardons.

Il y en avait sûrement par là un champ plus vaste


que celui des betteraves…

C’est un épouvantail qu’il rencontra ! Brrr !

Ali Boron fit un demi-tour à droite


et partit au galop le long d’un champ de seigle.

16
Plus loin, une bergère gardait ses moutons.

Il eut peur du chien et changea de direction encore une fois.

Enfin, il se trouva devant un pré


entouré de trois rangs de fils de fer barbelés.

Le petit âne s’arrêta absolument ravi.

Quel joli clos, mes amis !

17
Ali Boron resta planté sur ses pattes,
muet d’admiration et d’envie.

Il avait soif, et, dans ce clos, poussait une herbe tendre.

Il avait chaud, et, sous les pommiers, s’étendait une ombre fraîche.

Et quel parfum se dégageait de ce clos enchanteur :


pomme, trèfle, serpolet…

18
Le petit oiseau gris était là, perché sur un pieu.

- Kirikiki ! dit le chardonneret,


qu’est-ce que tu fais ici, sans bouger ?
Tu vas prendre racine !

- C’est ce joli clos !… répond Ali Boron.

Et sa soif était si grande


que sa langue était sèche et dure comme une semelle.

19
- Hé ! bien, grand sot, il est à moi, ce joli clos.

Et l’oiseau s’envola sur un pommier.

- Il faut absolument que je passe dans ce clos !


se dit le petit âne gris en secouant la tête.

Il passa ses oreilles entre deux fils de fer,


puis ses pattes de devant, son corps,
les deux autres pattes, et puis la queue.

20
Il passa… mais dans quel état, mes amis !

Écorché, repiqué, regriffé,


il laissait à chaque ronce de la clôture
une nouvelle touffe de ses jolis poils gris !

Ali Boron se roula dans la belle herbe fraîche,


et, tout en se roulant, il arriva au bout du pré.

Et que vit-il en se relevant ?…

21
De l’autre côté de la clôture, à un mètre à peine,
il y avait un chardon, le beau chardon
dont il avait eu si envie !

Comprenez-vous ce qui s’était passé ?

ALI BORON ÉTAIT REVENU DANS SON CLOS.

Plus de doute. C’est là qu’il avait franchi la clôture :


quelques touffes de ses jolis poils gris
étaient encore accrochées aux ronces.

22
Le chardon n’avait pas bougé, il le reconnaissait et…
il en avait encore envie !

Mais sa tête, son cou, son dos, son ventre,


ses pattes et sa queue lui faisaient trop mal.

Il eut peur de déchirer tout à fait sa belle robe grise.

23
Alors, il fit semblant de ne pas entendre
le chardonneret qui criait :
C’est bon les chardons !

Et, sagement, Ali Boron occupa le reste de ses vacances


à se rouler dans l’herbe fraîche,
à l’ombre des pommiers.

24

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