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HORS-SÉRIE

Réviser son bac


avec

Term L, ES
ve aux
Nou mmes
gra L’ESSENTIEL DU COURS
pro
• Des fiches synthétiques
•  Les points et définitions clés
du programme
• Les repères importants

DES SUJETS DE BAC


• D
 es sujets et questions
types
• L’analyse des termes
• Les problématiques
• Les plans détaillés
• Les pièges à éviter

DES ARTICLES DU MONDE


• Des
 articles du Monde
en texte intégral
• Un accompagnement
pédagogique de chaque
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Hors-série Le Monde, mars 2014

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Réviser son bac
avec

Histoire Terminale L, ES

Une réalisation de

© rue des écoles & Le Monde, 2014. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Avec la collaboration de :
Didier Giorgini
Cédric Oline
Mélanie Mettra-Geoffret
Sandrine Henry

En partenariat avec
AVANT-PROPOS
Depuis plus de soixante ans, le journal Le Monde analyse les grands événements et les grandes
évolutions du monde contemporain. Ses articles, rédigés par les meilleurs spécialistes, consti-
tuent une formidable ressource pour les historiens, les étudiants, mais aussi pour vous, candidat
au baccalauréat ! Dans cet ouvrage, vous trouverez toutes les clés de la réussite. Tout d’abord, de
quoi réviser en vue de l’épreuve : pour chaque chapitre, une synthèse du cours, accompagnée
des mots et notions clés ainsi que des dates essentielles. Ensuite, des sujets corrigés, qui vous
permettront de vous entraîner en appliquant les conseils prodigués dans les pages de méthodo-
logie. Des documents clés, textes et images, accompagnent chaque chapitre, vous pourrez les
confronter avec certaines des sources fondamentales pour les questions au programme. Enfin,
les articles constituent l’une des richesses de cet ouvrage et vous permettent une mise en pers-
pective du cours : ils l’approfondissent, en éclairent certains points, mobilisent les acquis en les
illustrant à travers un texte stimulant et pertinent. Et ils amènent un questionnement très forma-
teur pour apprendre à rédiger une problématique. Dans votre copie, vous pourrez ainsi exploiter
les connaissances et les exemples, différents de ceux du cours, tirés des articles. Par ailleurs, le
style de leur rédaction vous permet de vous familiariser avec une langue écrite riche et précise,
celle-là même que vous devez utiliser dans vos copies.
Le programme se focalise sur les grands enjeux du monde contemporain et est divisé en quatre
grands thèmes : le rapport des sociétés à leur passé ; idéologies et opinions en Europe de la fin
du XIXe siècle à nos jours ; puissances et tensions dans le monde de la fin de la Première Guerre
mondiale à nos jours et les échelles de gouvernement dans le monde de la fin de la Seconde Guerre
mondiale à nos jours. Plusieurs questions sont proposées pour chacun de ces thèmes. Elles per-
mettent de solliciter les acquis des années précédentes pour mieux questionner l’histoire et com-
prendre le temps présent.
Les modalités de l’examen sont également passées en revue. L’épreuve se compose de deux

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parties, l’une en histoire et l’autre en géographie : une composition, exercice obligatoire, et une
étude de documents, suivant une consigne donnée. Les sujets proposés dans cet ouvrage in-
tègrent le fait que, désormais, les sujets de composition peuvent reprendre tout ou partie des
intitulés des questions du programme en proposant, le cas échéant, de travailler sur une période
plus courte que celle étudiée en classe. On attend, dans ces épreuves, que vous mettiez en œuvre
des connaissances riches, développiez une argumentation qui, par son plan, réponde à une pro-
blématique, le tout en rédigeant de façon correcte.
Le présent ouvrage n’a d’autre but que de vous aider à préparer cette épreuve, en utilisant les
ressources du Monde, référence depuis maintenant plus d’un demi-siècle.
D. G.

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Edité par la Société Editrice du Monde – 80, boulevard Auguste Blanqui – 75013 Paris
Tél : +(33)01 57 28 20 00 – Fax : +(33) 01 57 28 21 21
Internet : www.lemonde.fr
Président du Directoire, Directeur de la Publication : Louis Dreyfus
Directrice de la rédaction : Natalie Nougayrède
Dépôt légal : mars 2014
Imprimé par Maury
Achevé d’imprimé : mars 2014
Numéro hors-série réalisé par Le Monde - © Le Monde – rue des écoles 2014
L’ESSENTIEL
SOMMAIRE
DU COURS

LE RAPPORT DES SOCIÉTÉS À LEUR PASSÉ p. 5


chapitre 01 – L’historien et la mémoire de la Seconde Guerre
mondiale en France p. 6
chapitre 02 – L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie p. 16
IDÉOLOGIES ET OPINIONS EN EUROPE
DE LA FIN DU XIXE SIÈCLE À NOS JOURS p. 25
chapitre 03 – Socialisme, communisme et syndicalisme
en Allemagne depuis 1875 p. 26
chapitre 04 – Médias et opinion publique dans les grandes
crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus p. 34

PUISSANCES ET TENSIONS DANS LE MONDE, DE LA FIN


DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE À NOS JOURS p. 41
chapitre 05 – Les États-Unis et le monde depuis les « 14 points »
du président Wilson (1918) p. 42

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chapitre 06 – La Chine et le monde depuis 1949 p. 52
chapitre 07 – Le Proche et le Moyen-Orient, un foyer de conflits
depuis la fin de la Première Guerre mondiale p. 60

LES ÉCHELLES DE GOUVERNEMENT DANS LE MONDE, DE LA FIN


DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE À NOS JOURS p. 69
chapitre 08 – Gouverner la France depuis 1946 :
État, gouvernement et administration.
Héritages et évolutions p. 70
chapitre 09 – Le projet d’une Europe politique depuis le congrès
de La Haye (1948) p. 78
chapitre 10 – La gouvernance économique mondiale
depuis 1944 p. 86
LE GUIDE PRATIQUE  p. 93
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le rapport

à leur passé
des sociétés

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L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
COLLABORATION
L’historien et la mémoire de
Politique entreprise par le régime
de Vichy, à sa propre initiative,
pour faire de la France un allié de
l’Allemagne, avec pour prétexte
la Seconde Guerre mondiale
d’adoucir les pressions de
l’occupant.
Elle avait d’abord une portée
économique, avec l’envoi de
en France
travailleurs en Allemagne par le

L
biais du Service du travail obli-
gatoire (STO) dès 1942. Elle s’est a Seconde Guerre mondiale constitue une période d’épreuves
ensuite élargie, avec la déporta-
tion des juifs et la lutte contre les
particulière pour la France. Le traumatisme de la défaite de 1940
résistants. et l’occupation allemande créent une situation tout à fait inouïe
qui conduit certains à la collaboration ou à un engagement dans la
LOI MÉMORIELLE
Texte de loi déclarant le point de Résistance et mène le plus grand nombre à se préoccuper surtout
vue de l’État sur un événement de sa propre survie. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale est
historique. Il peut s’accompagner
de dispositions punissant l’expres-
donc très complexe. Elle est faite de mémoires individuelles et collec-
sion d’idées sur certains événe- tives, de mémoires croisées et antithétiques. Elle est à la fois mémoire
ments et qui seraient contraires à
l’éthique ou hostiles au travail de
des heures sombres où la France collabora à l’effort de guerre nazi et
mémoire des victimes. à la Shoah, et celle d’un combat pour la liberté aux côtés des Alliés ou
dans la Résistance. Celle aussi de l’attentisme du plus grand nombre.

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MÉMOIRES
Ensemble des témoignages fondés Il existe ainsi des problèmes de points de vue et des problèmes de
sur des souvenirs personnels. Ces sources. L’historien contribue à créer à son tour une mémoire des
mémoires sont portées et trans-
mises par des individus ou par
événements. Comment peut-il, en étudiant les mémoires de la guerre,
des groupes. Elles relèvent donc de contribuer à l’élaboration d’une mémoire avec ses ambiguïtés pen-
la subjectivité, à la différence du
travail de l’historien, qui, à partir de
dant une période troublée ?
sources, dont les mémoires peuvent
faire partie si elles sont lues de La mise en place de mémoires le général de Gaulle refuse de la proclamer. Dans la
façon critique tend à l’objectivité. officielles (de 1945 au début même optique, on tente d’oublier très vite l’épuration
des années 1970) sauvage et ses 10 000 morts. La
RÉGIME DE VICHY Au lendemain de la guerre, priorité mémoire se focalise sur les grands
Nom donné à l’État français mis en est donnée à la reconstruction poli- procès de Laval et de Pétain, pensant
place à partir de juillet 1940. Dirigé tique et économique du pays. Les solder ainsi le phénomène de colla-
par le maréchal Pétain, il siège à historiens n’ont pas assez de recul. boration. Le travail législatif va dans
Vichy. Il met en place une politique La première des mémoires du conflit le sens de cet « oubli », comme le
antisémite dès octobre 1940 avec le est la mémoire gaulliste. Le général montrent les lois d’amnistie votées
« statut de juif » et engage le pays de Gaulle (au pouvoir jusqu’en dès 1947. En 1971 encore, le président
dans la voie de la collaboration. 1946 et à nouveau de 1958 à 1969) Georges Pompidou amnistie Paul
souhaite mettre en avant le rôle Touvier, chef de la milice lyonnaise
RÉSISTANCE combattant de la France, d’une part durant l’Occupation, au nom de
Ensemble des mouvements en lutte dans la Résistance avec les Forces la nécessité d’une réconciliation
contre l’occupation allemande et la françaises de l’intérieur, d’autre part entre les Français. En 1981, François
politique de collaboration. dans le combat au côté des Alliés au Mitterrand refuse que la République
sein des Forces françaises libres. Un assume les crimes de Vichy. Dans
SHOAH consensus se met en place autour de cette même perspective, rares sont
« Catastrophe » en hébreu. Désigne cette vision du conflit, qui répond les monuments mémoriels élevés.
l’extermination par les nazis de plus au besoin des gouvernements de Citons tout de même le mémorial
de cinq millions de juifs pendant la IVe République d’engager le pays de la Résistance au mont Valérien.
la Seconde Guerre mondiale. La dans la voie des réformes. L’idée va Charles de Gaulle (1890-1970) Parallèlement à cette mémoire
politique d’extermination nazie donc se développer que le régime officielle, le Parti communiste
frappa également les tziganes, les de Vichy est une parenthèse et que la République tente, dès 1945, de profiter des bénéfices politiques
handicapés et les homosexuels. n’a jamais cessé d’exister ; c’est pourquoi, d’ailleurs, de son engagement dans la Résistance (mouvement

6 Le rapport des sociétés à leur passé


L’ESSENTIEL DU COURS

des Francs-tireurs et partisans ou FTP). « Parti des


75 000 fusillés », il revendique d’avoir payé le plus haut
La mémoire de la Shoah réussit progressivement à
s’affirmer, ouvrant de nouveaux champs d’études
DATES CLÉS
prix pour son action. Peu d’historiens, par souci d’apai- aux historiens. Leur travail est précédé de celui de 15 AOÛT 1945
sement et par manque de données précises, rappellent cinéastes (Max Ophuls avec Le Chagrin et la Pitié, en Condamnation à mort du maréchal
que le Parti communiste n’est entré en Résistance qu’en 1971) et d’enquêteurs (Jacques Lanzmann avec Shoah, Pétain, peine commuée en déten-
1941. Le régime de Vichy fait, quant à lui, l’objet d’une en 1985). Les historiens doivent aussi réagir à l’appari- tion à perpétuité, eut égard à son
mémoire sélective. Sa participation au génocide est tion d’un courant négationniste : certains polémistes grand âge (89 ans).
largement refoulée dans le cadre d’un usage politique – qui se présentent comme des historiens – nient
de la mémoire mais aussi de l’oubli ; oubli facilité par l’existence de l’extermination. On établit également 1947
la difficulté d’accéder aux sources dans l’immédiat le fait que l’engagement dans la Résistance ou dans la Premières lois d’amnistie pour les
après-guerre. La spécificité de la Shoah dans le cadre collaboration n’a finalement concerné qu’une minorité coupables de collaboration.
de la déportation et du système concentrationnaire de Français, la majorité étant restée plutôt attentiste.
n’est que peu évoquée. Il faut attendre 1956 pour voir Enfin, on constate que l’opinion publique est passée 1954
sortir le film Nuit et Brouillard, dans lequel les images d’une adhésion assez large à Pétain à un rejet total Publication d’Histoire de Vichy de
de policiers français sont supprimées par la censure. de Vichy, quitte à ce que certains passent pour des Robert Aron.
Certains historiens commencent, par ailleurs, à donner « résistants de la dernière heure ».
une lecture ambiguë de l’action de l’État français, 1956
tendant même à le disculper. Ainsi, pour Robert Aron Sortie du film Nuit et Brouillard.
dans son Histoire de Vichy, le maréchal Pétain a fait tout
son possible pour alléger le sort des Français. 1960
Inauguration du mémorial du
Vers de nouvelles historiographies mont Valérien.
de la mémoire depuis les années 1970
À partir des années 1960, dans un contexte moins 1973
meurtri que celui de l’après-guerre, les historiens Publication de La France de Vichy
s’engagent dans une voie plus polémique, allant lire de Robert Paxton.
des sources désormais rendues accessibles. Dans un
1987

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premier temps, ce travail est plus aisé pour les his-
toriens anglo-saxons. L’année 1973 est un tournant : Début du procès de Klaus Barbie.
Robert Paxton publie La France de Vichy, dans lequel il
démontre que les autorités de l’État français ont volon- 1990
tairement engagé une politique antisémite et participé Vote de la loi Gayssot.
à la Shoah. D’autres travaux s’intéressent à la nature
du régime de Vichy, que l’on présente comme proche 1994
du fascisme, avec un véritable culte de la personnalité, Condamnation de Paul Touvier.
ou simplement autoritaire et conservateur, donnant
une nouvelle lecture de la « Révolution nationale ». 1995
Le travail de l’historien : Reconnaissance par Jacques Chirac
un « travail de mémoire » du rôle de la France dans la Shoah
CINQ ARTICLES DU MONDE À CONSULTER Depuis les années 1980, le travail des historiens est mis et rappel de la reconnaissance de
à profit par la justice et par le pouvoir législatif pour Français parmi les « justes ».
• Le procès de l’ancien chef milicien tenter d’apporter une réponse juste aux questions
devant la cour d’assises des Yvelines difficiles posées par la mémoire du conflit. Dans les 1997
« Les crimes de Touvier s’inscrivent dans années 1970, s’appuyant sur les travaux des historiens, Condamnation de Maurice Papon.
l’histoire de France » p. 10-11 des hommes, comme l’avocat Serge Klarsfeld, ont
(Laurent Greilsamer, 17 avril 1994) établi la responsabilité de certaines personnalités dans
des crimes contre l’humanité dans le cadre de la Shoah. PERSONNAGE
• M. Chirac reconnaît la « faute collective »
commise envers les juifs p. 11-12
De grands procès peuvent alors s’ouvrir. En 1987, Klaus
Barbie, chef de la Gestapo à Lyon, est jugé. Il s’agit du
CLÉ
(Jean-Baptiste de Montvalon, 18 juillet 1995) premier procès filmé, pour en garantir la mémoire. En ROBERT PAXTON
1994, Paul Touvier est condamné ; en 1997, c’est au tour Né en 1932, cet historien américain
• Le « parti » et la Résistance p. 13 de Maurice Papon, organisateur de la déportation des révolutionne, dans les années
(Michel Lefebvre, 10 décembre 2006) juifs de Bordeaux. 1970, l’histoire de la France sous
Les mémoires de la guerre sont donc multiples et le l’Occupation avec la publication
• Jacques Chirac inaugure le musée Charles- conflit n’est pas commémoré de la même façon selon de La France de Vichy. Cet ouvrage
de-Gaulle p. 13-14 les époques. Le travail de l’historien contribue à ce que met en avant la politique antisé-
(Raphaëlle Bacqué, 18 juin 2000) la mémoire et ses ambiguïtés soient assumées par l’État. mite de l’État français et sa parti-
En 1995, Jacques Chirac reconnaît ainsi la responsabilité cipation à la Shoah. Il contribue
• A Oradour-sur-Glane, mémoires vives de la France dans la déportation, tout en rappelant aussi de façon décisive à mieux
franco-allemandes p.14-15 l’engagement de ceux qui s’y opposèrent. Des lois comprendre la nature du régime de
(Thomas Wieder, 2 septembre 2013) mémorielles, comme la loi Gayssot en 1990, interdisent Vichy et notamment son lien avec
le fait de nier le génocide nazi. les fascismes européens.

Le rapport des sociétés à leur passé 7


UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS
DÉPORTATION
Composition :
Fait de déplacer de force, pendant
la Seconde Guerre mondiale, des Le rôle de l’historien dans le travail de mémoire
personnes vers l’Allemagne ou des
territoires qu’elle contrôle pour les sur le régime de Vichy
emprisonner ou les faire travail-
ler au service du Reich, dans des Analyse du sujet
camps de concentration ou pour Le sujet consiste à s’interroger sur la façon dont DOCUMENT CLÉ
y être mis à mort dans des camps les historiens ont contribué à ce que la France
d’extermination. reconnaisse la responsabilité du régime de Vichy
(1940-1944) dans la collaboration avec le nazisme.
DEVOIR DE MÉMOIRE Au-delà des mémoires, individuelles et collectives,
Obligation morale de ne pas oublier les historiens ont utilisé des sources qui ont permis
les aspects douloureux du passé de déterminer les responsabilités et de mieux com-
afin d’éviter que d’autres événe- prendre comment des Français ont pu prendre
ments du même type puissent se part à la déportation et à l’effort de guerre nazi,
reproduire et afin que les victimes ainsi qu’au combat contre les résistants. Cela pose
soient reconnues comme telles. également la question de comprendre quelle fut
l’action du régime de Vichy en France et comment
FASCISME elle fut perçue.
Au sens strict : idéologie du parti
qui gouverna l’Italie de 1922 à 1943, Proposition de plan
marquée par un pouvoir autori-
taire, le nationalisme, le culte du I. Le rôle de l’historien de l’immédiat après-guerre
chef et un embrigadement de la dans la mise en lumière du régime de Vichy

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société. 1. L’Occupation, la collaboration et la Résistance pour
Par extension de sens : désigne un légitimer le gaullisme
régime politique dictatorial dans 2. La Résistance et ses acteurs pour les héros du
lequel on retrouve la plupart de communisme
ces caractéristiques. 3. Le régime Vichy pour l’intégrer dans l’histoire des
fascismes européens
NÉGATIONNISME
Attitude niant l’existence de la II. Le travail de l’historien pour la mémoire et la
Shoah et défendue par un certain responsabilité
nombre d’auteurs dans les années 1. Les ambiguïtés des historiens et du régime de Vichy
1970. (R. Aron)
Contraires aux conclusions des 2. Les « faussaires de l’histoire » (R. Badinter) : le
historiens, pourtant fondées sur négationnisme et le refus des faits (Shoah)
des faits tangibles, les idées des 3. L’État français et le travail de mémoire : connaître le
négationnistes sont générale-
ment motivées par des partis pris
antisémites.
passé pour comprendre, juger, reconnaître et assumer
ses responsabilités À partir de 1942, dans la France occupée
par l’armée allemande, le régime
nazi demande, en échange du retour
Repères essentiels d’Allemagne des prisonniers français,
RÉGIME • Collaboration, crime contre l’humanité, déportation, des ouvriers qualifiés pour compenser
Forme que prend le gouvernement régime de Vichy, Shoah. le manque de main-d’œuvre dans les
d’un pays. Cette forme est liée à • Robert Aron, Robert Paxton. usines allemandes. Mais le volontariat
la nature du pouvoir, c’est-à-dire • Procès de Klaus Barbie, Paul Touvier et Maurice est en dessous des attentes et, à partir
à des institutions (monarchie, Papon. de 1943, les travailleurs sont recensés
république, etc.), mais aussi à la et une loi impose le Service du travail
façon dont il s’y exerce (démocratie obligatoire (STO). Des milliers de français
libérale, dictature, etc.). partent en Allemagne, d’autres, pour y
Ce qu’il ne faut pas faire échapper, entrent en clandestinité dans
TRAVAIL DE MÉMOIRE • Raconter l’histoire du régime de Vichy. la Résistance.
Processus qui consiste à progres-
• Ne citer aucun historien et parler de la mémoire
sivement mieux connaître un
de la Seconde Guerre mondiale en général.
passé difficile à accepter, de façon
à pouvoir en identifier les causes, • Ne pas évoquer les conséquences du travail
les conséquences et les acteurs. Le des historiens dans le domaine politique
but est de parvenir à reconnaître ou judiciaire.
les responsabilités de chacun.

8 Le rapport des sociétés à leur passé


UN SUJET PAS À PAS

Étude critique de document : ZOOM SUR…


Le bilan humain de la
Seconde Guerre mondiale
À l’aide du document, montrez l’évolution de en France
MILITAIRES
l’attitude de l’État français vis-à-vis de la mémoire – Soldats tués : 160 000
de la Shoah. – Prisonniers décédés en
Allemagne : 45 000
– Alsaciens et Lorrains enrôlés
dans l’armée allemande morts
Jacques Chirac, président de la République, et les responsabilités de l’État français au combat : 31 000

Il est dans la vie d’une nation des moments qui blessent la mémoire et l’idée que l’on se fait de son pays. RÉSISTANTS
Ces moments, il est difficile de les évoquer, parce que l’on ne sait pas toujours trouver les mots justes – Résistants tués au combat :
pour rappeler l’horreur, pour dire le chagrin de celles et ceux qui ont vécu la tragédie [...]. Il est difficile 20 000
de les évoquer, aussi, parce que ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à – Résistants morts en déporta-
notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par tion : 20 000
l’État français. Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, 450 policiers et gendarmes, sous les autorités de – Résistants fusillés par les
leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis. Ce jour-là, dans la capitale et la région parisienne, près Allemands : 25 000
de dix mille hommes, femmes et enfants juifs furent arrêtés à leur domicile, au petit matin [...]. La France,
patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait CIVILS
l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. Conduites au vélodrome – Morts en déportation (juifs et
d’Hiver, les victimes devaient attendre plusieurs jours, dans les conditions terribles que l’on sait, d’être tsiganes) : 76 000
dirigées sur l’un des camps de transit, Pithiviers ou Beaune-la-Rolande, ouverts par les autorités de Vichy. – Morts en Allemagne dans le
L’horreur, pourtant, ne faisait que commencer. Suivront d’autres rafles, d’autres arrestations. Soixante- cadre du STO : 40 000
quatorze trains partiront vers Auschwitz. Soixante-seize mille déportés juifs de France n’en reviendront – Morts dans les bombardements :

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pas. Nous conservons à leur égard une dette imprescriptible [...]. Les plus jeunes d’entre nous, j’en suis 67 000
heureux, sont sensibles à tout ce qui se rapporte à la Shoah. Ils veulent savoir. Et avec eux, désormais, de – Morts dans les opérations
plus en plus de Français décidés à regarder bien en face leur passé [...]. Je veux me souvenir que cet été terrestres : 58 000
1942, qui révèle le vrai visage de la « collaboration », dont le caractère raciste, après les lois anti-juives de – Victimes de l’épuration sauvage :
1940, ne fait plus de doute, sera, pour beaucoup de nos compatriotes, celui du sursaut, le point de départ 10 000
d’un vaste mouvement de recherches impitoyables de l’occupant et de la milice, par l’action héroïque et
fraternelle de nombreuses familles françaises. Le bilan matériel de la Seconde
Guerre mondiale en France
(Allocution de M. Jacques Chirac, président de la République,
prononcée le 16 juillet 1995, lors des cérémonies commémorant IMMEUBLES DÉTRUITS
la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942.) OU ENDOMMAGÉS
2,5 millions
Analyse du sujet l’État français a longtemps minimisé l’importance
Le document proposé est un discours prononcé par de la collaboration et plus encore de son implication PONTS DÉTRUITS
Jacques Chirac, président de la République depuis peu, dans celle-ci. 10 000
à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vél’
d’Hiv de 1942. Par ce discours, et pour la première fois, II. Une lente reconnaissance VOIES FERRÉES
un chef de l’État reconnaît la participation de l’État Il faut ensuite montrer que l’État français a progres- DÉTRUITES
français à la Shoah. sivement fini par reconnaître son implication dans 20 000 km
La consigne concernant « l’évolution de l’attitude de la collaboration, y compris s’agissant de la Shoah, et
l’État français vis-à-vis de la mémoire de la Shoah » expliquer pourquoi (pression des associations). TERRES INUTILISABLES
nous invite à regarder en amont et en aval pour com- 3 millions d’hectares
prendre comment on en est arrivé à cette reconnais- III. L’insistance sur le rôle de la Résistance
sance tardive, et quelles en ont été les conséquences. Jacques Chirac ne se contente pas de reconnaître les VILLES LES PLUS
errements de l’État français durant la Seconde Guerre TOUCHÉES PAR
Problématique mondiale, mais insiste également sur l’action des LES DESTRUCTIONS
En quoi le discours prononcé par Jacques Chirac résistants, dans une volonté de réconcilier les Français Brest, Caen, Le Havre, Saint-Malo,
en 1995 marque-t-il une inflexion majeure dans la avec leur passé. Saint-Nazaire, Cherbourg, Évreux.
mémoire officielle française de la Seconde Guerre
mondiale ? GARES DÉTRUITES
Ce qu’il ne faut pas faire 115
Proposition de plan • Oublier d’expliciter les nombreuses allusions
I. Une longue occultation à des événements relatifs à la Seconde Guerre WAGONS DE MARCHAN-
Il s’agit de rappeler, en s’appuyant sur les propos de mondiale présentes dans le texte. DISES DÉTRUITS
Jacques Chirac afin de ne pas être hors sujet, comment 65 %

Le rapport des sociétés à leur passé 9


9
LES ARTICLES DU

Le procès de l’ancien chef milicien


devant la cour d’assises des Yvelines
« Les crimes de Touvier s’inscrivent
dans l’histoire de France. »
P
laider. Encore plaider. Pour un sentiment, un argument, une Cinquante ans… L’avocat évoque destruction des juifs où qu’ils se
émouvoir, pour convaincre, réflexion. les dépouilles des quatorze per- trouvent. Ils entrent involontaire-
pour comprendre aussi. Au Ainsi Me Zaoui a-t-il longtemps sonnes mortes pour la France ment dans cette catégorie décrétée
dernier jour consacré aux parties réfléchi à voix haute sur ces cin- enterrées sous l’Arc de triomphe hors de l’humanité par le III Reich,
civiles, Me Michel Zaoui, Roland quante années qui séparent la fusil- après guerre. Des militaires. Des vouée à disparaître au terme d’un
Dumas, Alain Jakubowicz et Henri lade des sept otages à Rillieux-la- déportés résistants. Pas de juifs : massacre planifié, industriel.
Leclerc se sont regroupés sur le Pape de ce procès de Versailles. « En « Aucune place pour les soixante- Et les quatre mille officiers polo-
même banc. Pour un ultime assaut, cinquante ans, cela doit changer quinze mille juifs disparus. » Il n’y nais de Katyn anéantis sur ordre
à charge pour eux de répondre aux un individu…, suppose l’avocat. a aucune colère dans la voix de de Staline ? Et Georges Boudarel,
interrogations muettes les plus C’est le temps d’une métamor- Me  Zaoui. Il constate : « Il a fallu dans les camps vietminh ? Et le
profondes et les plus embarras- phose. » Un silence, et puis : « La attendre trente ans pour que l’étau Cambodge ? Me Zaoui se tourne
santes des jurés. À charge pour lecture du fameux cahier vert de se desserre, pour que l’on puisse vers Me Trémolet de Villers : « Si

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eux de ne rien laisser dans l’ombre Paul Touvier, son journal, nous parler, et vingt ans pour que cela ces procès n’ont pas lieu, est-ce
avant de laisser la parole à l’avocat a prouvé la permanence de son se traduise en termes judiciaires. notre faute, confrère ? Qu’on ne
général et à Me Jacques Trémolet antisémitisme. Mais ce cahier n’a Il a fallu cinquante ans pour se me fasse pas dire de ces crimes
de Villers, conseil de Paul Touvier. jamais été un moyen de démontrer dégager de la honte et de la douleur que les uns sont plus graves que
Premier au feu, Me Michel Zaoui le crime contre l’humanité que l’on vécues par nos aînés, cinquante ans les autres. »
aura été le plus simple, le plus reproche à Touvier », conclut-il pour briser un tabou, pour regarder Mais les jurés ont à juger Paul
sensible et le plus direct. Car lui provisoirement. « Vichy ce n’est Vichy en face, sans haine et sans Touvier. Pas un autre. Et Me Zaoui
aussi a hésité, douté. Lui aussi pas le nazisme. » crainte. » s’attache à montrer qu’il n’a pas
s’est posé des questions avant Et Me Zaoui revient au demi-siècle Justement. On ne lui fera pas sauvé la vie de juifs en contrepartie
d’accepter de représenter quatre enfui depuis l’Occupation. Il com- dire ce qu’il ne veut pas dire. du massacre des sept otages fusillés
associations, dont la Fédération prend le trouble que peut provo- Contrairement à de nombreuses le 29 juin 1944. Non, il a agi confor-
des sociétés juives de France. Oui, quer la tenue d’un procès trente parties civiles, il réfute paisible- mément à son idéologie, acceptant
il a eu «  l’impression que la France ans après la prescription des deux ment l’équation selon laquelle le d’obéir à des ordres lui agréant en
se donnait bonne conscience en peines de mort prononcées contre régime de Vichy est équivalent tous points, désireux qu’il était de
allant chercher un Touvier, du Paul Touvier. Mais il note bientôt : à celui du III Reich. « Vichy n’a « forger une France pure ». « C’est
menu fretin, un reître ». Oui, il « Ici, le temps permet d’accéder jamais légalisé le meurtre des cela le crime contre l’humanité,
s’est demandé s’il n’y avait pas là à la mémoire. » Voilà la méthode juifs. J’ai la conviction que Vichy, déclare l’avocat. Touvier a besoin
une manière de « faire l’économie de l’avocat : des phrases dites ce n’est pas le nazisme et que… des Allemands et les Allemands ont
d’autres procès », visant d’anciens sur le ton de la conversation. Pas Vichy n’est rien sans le nazisme », besoin de Touvier. »
collaborateurs de plus haut rang d’éloquence théâtrale. Pas d’effets dit-il. La conviction aussi que Un Touvier congelé dans ses
comme Maurice Papon. Oui, il de manches. « Touvier a quitté le procès de Versailles n’est pas certitudes, qui « a choisi de se
s’est interrogé sur le demi-siècle son histoire personnelle pour seulement celui d’un homme, plonger dans les eaux mortes du
écoulé et sur la nécessité de juger participer à l’histoire politique, mais d’un homme resitué dans le mensonge ». Un Touvier sur lequel
maintenant l’ancien chef milicien relève simplement Me Zaoui. Ses contexte de la Milice, de Vichy et le temps n’a pas eu de prise. Un
« devenu vieillard ». crimes s’inscrivent dans l’histoire du national-socialisme. Touvier tel qu’en lui-même, cin-
Et ces incertitudes-là, d’entrée, de France. » Les propos de François Mitterrand quante après. « Votre cour devra
ont fait la force de son propos. Me Zaoui cherche une image, une Me Zaoui n’entend pas non plus le juger comme au premier jour
Établissant entre lui et le jury ce comparaison. Un homme massacre faire endosser à l’accusé plus qu’il parce qu’il n’a pas changé », conclut
lien magique qui éveille l’intérêt, un voisin à coups de pioche. La n’a fait : « Il n’est pas responsable Me Zaoui.
force l’attention. Rassurant violence, l’horreur, sont patentes. de la Shoah. Je ne lui jetterai pas Me Roland Dumas, pour la FNDIRP,
les jurés sur la validité de leurs Mais qui niera que ce crime ne cet anathème. Il est responsable et Alain Jakubowicz, pour le Consis­
doutes secrets et leur fournissant renvoie qu’à lui-même alors que de la mort de sept juifs. » Mais toire central des communautés
quelques réponses. Point de belles le massacre de Rillieux concerne la précisément ces sept suppliciés juives de France, vont eux aussi
phrases ciselées, mais une tentative société tout entière ? « C’est notre s’inscrivent selon l’avocat dans le fortement souligner la nécessité
constante de cerner au plus près histoire à tous », dit Me Zaoui. plan concerté des nazis visant à la de ce procès. Des extraits d’un

10 Le rapport des sociétés à leur passé


LES ARTICLES DU

entretien accordé par le président Me Roland Dumas, ancien ministre juifs pour les juifs, c’est le procès de Touvier avant de faire fusiller à
de la République à l’historien des Affaires étrangères et ami de l’humanité contre l’inhumanité. » Rillieux sept otages juifs, Me Leclerc
Olivier Wievorka pour son livre François Mitterrand, a pour sa part Il revenait à Me Henri Leclerc, conseil clame : « Allons ! je pense qu’il
Nous entrerons dans la carrière affiché sa satisfaction de ce que le de la Ligue des droits de l’homme, a agi avec l’aval de Vichy et des
(éditions du Seuil), publiés dans procès Touvier ait lieu. « On nous de clore cette semaine de plaidoiries Allemands. Durant deux ans, en
le Monde du 14 avril, déterminent dira : à quoi sert d’approfondir des parties civiles. Tendu, ému, ce 1943-1944, il a non seulement été
la réaction de Me Jakubowicz. Que les déchirures françaises ? a-t-il dernier s’est attaché à faire ressortir un traître, mais le complice d’une
François Mitterrand note qu’on relevé. Mais ce procès servira à la spécificité de l’antisémitisme de des plus grandes entreprises crimi-
« ne peut pas vivre tout le temps les cicatriser. S’il est tardif, il n’est Paul Touvier et son embrigadement nelles de l’humanité. »
sur des souvenirs ou des ran- en aucune manière anachronique. au service du III Reich. « La Milice Me Leclerc fixe les jurés : « Il ne
cœurs », qu’une amnistie s’impose Au contraire, il va dans le sens de était une troupe allemande sous peut y avoir d’oubli, de pardon, tant
après un délai de vingt ans et qu’il l’histoire ! » uniforme français, a-t-il affirmé. que la justice n’a pas été rendue. »
n’y a plus grand sens à juger « des Ainsi Me Dumas a-t-il rappelé que On y parle français, mais on y pense Il se rassoit. Me Trémolet de Villers
vieillards » alors qu’il « ne reste plus la notion de crime contre l’huma- allemand. Non ! nazi. Que ce soit le a cessé depuis longtemps de
beaucoup de témoins » le révolte. nité, définie juridiquement en chef de la Gestapo lyonnaise, Knab, prendre des notes, marquant son
Sur le ton de la colère, il s’adresse 1945, a de nouveau été validée à que ce soit Joseph Darnand, chef de étonnement lorsque Me Leclerc a
aux jurés : « Je ne peux pas accepter l’initiative de la France au travers la Milice, que ce soit Touvier, pour parlé de « l’ignoble Robert
ces propos et vous ne pouvez pas d’une résolution des Nations unies eux les juifs sont des parasites, des Brasillach », écrivain et journaliste
les accepter. Comment… pourquoi en février 1993. Aussi cinquante bacilles, des poux. Simplement des collaborationniste exécuté à la
mépriser à ce point les sept fusillés années, aussi longues soient-elles, poux à écraser. Ils n’ont rien à dire. Libération. Me Trémolet a croisé les
de Rillieux ? Je ne comprends pas ! ne peuvent-elles être opposables, Pas besoin de les torturer : ils n’ont bras. Comme s’il en avait trop
Dans quelques jours, le président selon l’ancien ministre, à la justice qu’à mourir. » entendu.
ira se recueillir à Izieu, où Klaus saisie d’un crime contre l’huma- Écartant la controverse ouverte
Barbie a raflé quarante-quatre nité. « L’avocat général sera la par Me Arno Klarsfeld à propos de Laurent Greilsamer
enfants juifs. Est-ce qu’Izieu serait parole de la France, de celle qui l’origine des ordres reçus par Paul (17 avril 1994)
plus important parce que Barbie est a souffert, de celle qui demande
allemand et Rillieux moins parce réparation, a fait valoir l’avocat.
POURQUOI CET ARTICLE ?

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que Touvier est français ? » Je ferai mienne la peine qu’il ficité des mémoires de la Shoah,
Et Me Jakubowicz de s’étonner du demandera. » la mémoire politique également,
désir présidentiel de refermer ce Et Me Roland Dumas de conclure Cet article permet une immersion entre oubli et retour sur le régime
douloureux chapitre de notre his- à l’intention de la cour d’assises : dans le procès de Paul Touvier, de Vichy. Le travail de l’historien est
toire : « Il n’est pas digne de la « Votre “oui” à la condamnation sera qui se déroula en 1994, et met en utilisé dans ce contexte pour contri-
France de tourner cette page avant un “non” à l’oubli ». Dans un style avant les débats entre les avocats, buer à établir les faits. Par ailleurs,
qu’elle ait été écrite. Ce procès voisin, Me Alain Jakubowicz s’est dans lesquels apparaissent les on évoque également l’entretien
aurait-il dû être sacrifié sur l’autel adressé à l’avocat général Hubert différents enjeux des mémoires entre François Mitterrand et Olivier
de la réconciliation nationale ? C’est de Touzalin : « Vous allez bientôt de la Seconde Guerre mondiale. La Wievorka, où le positionnement du
un véritable chantage intellectuel ! requérir. C’est la noblesse de votre réflexion montre comment diffé- chef de l’État sur la question de la
Un “non” à l’oubli. » tâche. Vous ne le ferez pas au nom rentes mémoires s’articulent : la mémoire prend également valeur
Sans se référer aux propos du des victimes mais au nom de la mémoire des victimes, avec la spéci- de témoignage historique.
président de la République, France. Car ce n’est pas le procès des

M. Chirac reconnaît
la « faute collective » commise
envers les juifs
Les propos du président de la République sur la responsabilité de « l’État » dans la déportation,
qui tranchent avec l’attitude de son prédécesseur, ont suscité des réactions très positives.
Intervenant au cours de la cérémonie commémorative du cinquante-troisième anniversaire de
la rafle du Vel’ d’Hiv’, organisée dimanche 16 juillet sur les lieux de l’ancien vélodrome d’Hiver, le
président de la République a reconnu « les fautes commises par l’État » dans la déportation des

Le rapport des sociétés à leur passé 11


11
LES ARTICLES DU

juifs de France au cours de la Seconde Guerre mondiale et l’existence d’une « dette imprescrip-
tible » à leur égard. François Mitterrand avait refusé, lui, de reconnaître la responsabilité de l’État.
« Je ne ferai pas d’excuses au nom de la France. La République n’a rien à voir avec ça. J’estime
que la France n’est pas responsable », avait-il affirmé en septembre 1994. La vigilance doit se
manifester, selon M. Chirac, « avec plus de force que jamais », face à « l’esprit de haine, avivé ici
par les intégrismes de toute nature, alimenté là par la peur et l’exclusion » et face à « certains
partis politiques ».

E
ntre Seine et terre, c’est une Spitzer, qui porte l’inscription : se faisant représenter par le chef centrale dans notre mémoire col-
esplanade sans charme, « La République française, en de son état-major particulier. En lective », selon l’expression d’Henri
plantée là toute en longueur. hommage aux victimes des per- 1994 enfin, lorsqu’il avait inauguré Bulawko, président de l’Amicale des
En contrebas, les voitures filent sécutions racistes et antisémites le monument à la mémoire des anciens déportés juifs de France,
le long du quai, tandis que sur et des crimes contre l’humanité, victimes de la rafle du Vél’ d’Hiv’, allaient permettre d’en mesurer
les trottoirs, des grappes de tou- commis sous l’autorité de fait dite M. Mitterrand était une nouvelle l’ampleur. « Oui, la folie criminelle
ristes cheminent invariablement “gouvernement de l’État français” fois resté silencieux. « Je ne ferai de l’occupant a été secondée par
en direction de la tour Eiffel. Sur (1940-1944). N’oublions jamais ! » pas d’excuses au nom de la France, des Français, par l’État français »,
les lieux de l’ancien vélodrome Le 16 juillet 1992, lors de la commé- affirmait à nouveau M. Mitterrand s’exclamait Jacques Chirac après
d’Hiver, on ne visite rien ; rien moration du cinquantenaire de la le 12 septembre 1994. La République une brève introduction.
d’autre que la plus sombre partie rafle, des sifflets avaient accueilli n’a rien à voir avec ça. J’estime que Rappelant l’« atrocité » des arresta-
de l’invisible mémoire d’une François Mitterrand. Alors qu’un la France n’est pas responsable […]. tions opérées en juillet 1942, le chef
nation. mois auparavant un groupe d’intel- Ce sont des minorités agissantes et de l’État passait en une sombre
À l’aube du jeudi 16 juillet 1942, lectuels lui avait adressé un appel activistes qui ont saisi l’occasion de revue les responsabilités de l’État,
près de quatre mille cinq cents pour qu’il reconnaisse « que l’État la défaite pour s’emparer du pou- ne négligeant pas plus les éléments
fonctionnaires de police français français de Vichy est responsable voir et qui sont comptables de ces matériels « les bus parisiens et les

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entreprenaient l’arrestation, à de persécutions et de crimes contre crimes-là. Pas la République, pas la fourgons de la préfecture de police »
leur domicile, de familles juives. les juifs de France », le chef de l’État France ! » Lorsque son successeur, que la responsabilité morale d’actes
Celles-ci furent dirigées, sur venait de réaffirmer, le 14 juillet, Jacques Chirac, a pénétré dimanche commis par « la patrie des Lumières
des autobus à plate-forme, vers que la République n’était pas res- matin, à 11 heures, dans le square et des droits de l’homme » : « La
le Vél’ d’Hiv’, rue Nélaton, dans ponsable des crimes commis sous des Martyrs-du-Vél’-d’Hiv’, toute France, ce jour-là, accomplissait
le 15e  arrondissement de Paris. le régime de Vichy. « Ne demandez l’assemblée attendait donc les l’irréparable. » Une vingtaine de
Le bilan de cette opération qui pas de comptes à la République, termes de son intervention. minutes plus tard, M. Chirac quittait
répondait au doux nom de « Vent elle a fait ce qu’elle devait ! », décla- Le fait que le président de la la petite tribune bleutée pour aller
printanier » 12 884 personnes rait-il à l’époque. « L’irréparable » République prenne la parole en saluer les porte-drapeaux et les
(3 031 hommes, 5 802 femmes et M. Mitterrand se voyait, en outre, cette circonstance était déjà une représentants des associations.
4 051 enfants) appréhendées fut reprocher de faire déposer tous marque de rupture avec le passé.
inférieur aux prévisions établies les ans une gerbe sur la tombe Les mots qu’il devait prononcer Jean-Baptiste de Montvalon
par la préfecture de police, qui du maréchal Pétain, geste qu’il « en ce lieu qui tient une place (18 juillet 1995)
avait envisagé l’arrestation de près allait réitérer le 11 novembre 1992.
de 25 000 juifs. Les détenus furent L’ancien président de la République
parqués dans des camps en France, n’était pas intervenu ce jour-là, et
avant d’être envoyés en déporta- il avait fallu la colère de Robert POURQUOI CET ARTICLE ?
tion en Allemagne, d’où la plupart Badinter, alors président du Conseil
ne devaient pas revenir. constitutionnel, pour réduire au Cet article montre un basculement dans le rapport à la mémoire de
En cette matinée du dimanche silence les huées des protestataires. la Seconde Guerre mondiale. Le chef de l’État, Jacques Chirac, récem-
16 juillet 1995, jour de commé- L’année suivante, alors même ment élu, reconnaît la responsabilité de l’État français dans la dépor-
moration des atrocités commises qu’il avait institué par décret une tation des juifs. Le moment choisi est éloquent : la commémoration
voici cinquante-trois ans, plusieurs journée commémorative de la rafle de la rafle du vélodrome d’Hiver. Cette attitude rompt avec celle de
centaines de personnes, parmi du Vél’ d’Hiv’ et « des persécu- François Mitterrand, qui, dans la tradition des mémoires officielles
lesquelles les représentants de la tions racistes et antisémites », et des années 1950 à 1970, dissocie Vichy – illégitime – et la République,
communauté juive et des Églises de réclamé que soient mis en œuvre qui perdura dans la France libre et dans la Résistance. Le travail mené
France, se sont rassemblées à proxi- « tous les moyens que nous avons par les historiens sur la Shoah et le régime de Vichy a donc progres-
mité du monument inauguré l’an de perpétuer cette mémoire », sivement contribué à une nouvelle prise en compte de la mémoire
dernier par François Mitterrand. le président de la République ne par le pouvoir.
Une sculpture en bronze de Walter s’était pas rendu à la cérémonie,

12 Le rapport des sociétés à leur passé


LES ARTICLES DU

Le « parti » et la Résistance
L
e rôle du PCF dans la Jacques Duclos répond que « tout 1940 et comportant le fameux 1941. Le PCF s’est présenté, après
Résistance a longtemps été cela est une affaire de police et de appel, signé Jacques Duclos et la guerre, comme « le parti des
un enjeu politique. Après flics ». Pourtant, l’attaque subie Maurice Thorez. Or il s’agit d’un 75 000 fusillés ». Jean-Pierre
guerre, des polémiques sont nées, devant l’Assemblée nationale faux, fabriqué dans les années Besse et Thomas Pouty, dans Les
dans le contexte de la guerre va porter. En 1949, une enquête 1950, selon les auteurs, pour Fusillés, répression et exécutions
froide, en particulier avec les interne au PCF, gardée secrète, accréditer une orientation poli- pendant l’Occupation 1940-1944
gaullistes. Il s’agit d’une époque conclut que, de « la fin juin 1940 tique qui, en fait, ne fut adoptée (éd. l’Atelier), estiment que
où le PC représente un bon à octobre 1940, une orientation qu’au printemps 1941 : l’union 4 520 personnes ont été fusillées,
quart de l’électorat. Les critiques politique comportant de graves des communistes avec les autres en France, pendant la guerre,
à l’égard du parti de Maurice erreurs a été impulsée ». mouvements de Résistance. dont 80 % à 90 % de commu-
Thorez portent sur plusieurs Parmi les boucs émissaires, Quant à l’entrée massive des nistes.
points : la demande de reparu- Maurice Tréand se tait. Jean communistes dans l’action
tion de L’Humanité en juin 1940 ; Catelas, qui a aussi participé armée, la majorité des historiens Michel Lefebvre
l’« appel du 10 juillet », présenté aux négociations, a été tué estime qu’elle intervint à l’été (10 décembre 2006)
par les dirigeants communistes par les Allemands. Cette poli-
comme la preuve de leur choix tique, comme l’a montré Roger
de la Résistance dès l’été 1940 ; la Bourderon (La Négociation. Été POURQUOI duelles – qu’en 1941. La question de
date d’entrée des communistes 1940, éd. Syllepse, 2001), était CET ARTICLE ? l’autorisation de la publication du
dans l’action armée, avant ou celle de l’Internationale commu- journal L’Humanité par le régime
après l’attaque allemande contre niste et de Staline. Les commu- La question du rôle du Parti de Vichy, rendue possible par le
l’URSS en juin 1941. nistes, malgré des nuances, communiste français pendant la pacte germano-soviétique, deve-
Les travaux des historiens ont suivaient la ligne. À l’exception Seconde Guerre mondiale a long- nait également difficile à assumer.
apporté des rectifications. Sur du journaliste Gabriel Péri, qui temps constitué un point fort de Les historiens mentionnés dans

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la demande de reparution de refusa de se commettre dans ces la mémoire de ce conflit. Le parti, l’article, grâce à leur travail avec
L’Humanité, le discours du PCF a négociations. Sur l’« appel du structuré sur le modèle soviétique, les sources, semblent avoir réussi
d’abord consisté à nier ou à reje- 10 juillet », les historiens Jean- adopte une ligne officielle qui à remettre en cause cet aspect de
ter cette initiative sur des mili- Pierre Besse et Claude Pennetier tend à montrer qu’il préparait, dès la mémoire officielle du parti. De
tants égarés. En décembre 1947, présentent un document acca- 1940, son entrée dans la Résistance, même, d’autres historiens ont pu
face aux interrogations de Pierre blant. Il s’agit de la photographie qui ne fut effective – sauf excep- fortement relativiser le nombre de
de Chevigné, député centriste d’un numéro de L’Humanité tions liées à des initiatives indivi- fusillés appartenant au parti.
et compagnon de la Libération, clandestine daté du 10 juillet

Jacques Chirac inaugure


le Musée Charles-de-Gaulle
En consacrant une aile du musée des Invalides à la Seconde Guerre mondiale, le chef de l’État
poursuit son « devoir de mémoire ».

L
e président de la République la traditionnelle cérémonie de C’est la première fois que seront de revendiquer le parrainage gaul-
avait promis ce musée dès la recueillement au mont Valérien, montrées, dans un musée mili- liste, il entendait aussi rompre avec
fin 1995 aux quelque quatre Jacques Chirac devrait donc, enfin, taire, les images glorieuses de la l’histoire magnifiée d’une France
mille survivants de la France inaugurer le Musée Charles-de- Résistance mêlées à celles, plus ayant héroïquement gagné sa
libre. Il voulait y voir figurer les Gaulle, « Seconde Guerre mondiale, sombres, de la débâcle puis de place aux côtés des vainqueurs.
images d’une France héroïque France libre, France combattante », Vichy. M. Chirac a fait de ce « devoir Le chef de l’État, cédant au sym-
et courageuse au cœur du chaos qui occupera désormais une aile de mémoire » un des aspects mar- bole, a ainsi fait revenir dans son
de la Seconde Guerre mondiale, du Musée militaire des Invalides, quants de sa présidence. Dès son bureau le mobilier du général de
mais aussi celles de la collabo- quatrième musée français pour sa arrivée à l’Élysée, le président a en Gaulle. Mais, moins de trois mois
ration. Dimanche 18 juin, après fréquentation. effet montré que, s’il continuait après son élection, le 16 juillet

Le rapport des sociétés à leur passé 13


13
LES ARTICLES DU

1995, jour du 53e anniversaire de « Notre pays doit assumer toute


la rafle du Vél’ d’Hiv’, il a provoqué son histoire. Le blanc comme le POURQUOI CET ARTICLE ? ne constitue pas une source histo-
dans les rangs de son propre camp gris. Les heures de gloire comme rique en lui-même. En revanche,
une sorte de séisme idéologique, les zones d’ombre. Pour cela, pour Le choix fait par Jacques Chirac est les documents qui y sont présen-
historique et politique. Le choc bâtir son avenir sur des bases plus emblématique des rapports entre tés ont valeur de source. Comme
tenait en une phrase : « Oui, la claires, il accomplit aujourd’hui histoire et mémoire. À la fin du il est impossible de tout y présen-
folie criminelle de l’occupant a été, un difficile travail de mémoire. » XXe siècle, les mémoires vivantes ter, des choix doivent être opérés,
chacun le sait, secondée par des En ce 18 juin 2000, il devrait de la France combattante se trans- c’est là le rôle de l’historien. Il va
Français, secondée par l’État fran- encore insister sur ce « devoir de forment avec la disparition de la contribuer à construire un parcours
çais. » Jusqu’ici, au sein des rangs mémoire », même s’il ne manque plupart des acteurs de cette époque. muséal donnant du sens à la période
gaullistes notamment, beaucoup pas d’exalter les valeurs qui ont Afin que ces mémoires puissent concernée. Ainsi s’explique que,
s’en tenaient encore à la version de fondé la Résistance : le courage, continuer à être utilisées par les sans revenir à une mémoire gaul-
l’écrivain André Frossard, résumant l’héroïsme, l’honneur. historiens, le choix a été fait de leur lienne officielle, le musée confronte
la volonté du général de Gaulle : À la fin de 1995, c’est en ce sens que consacrer un musée. Un musée l’action de la France combattante
« Vichy fut une espèce de syndic M. Chirac a répondu à la démarche n’est pas un dépôt d’archives, il avec le régime de Vichy.
de faillite, ce n’était pas la France. » du général Jean Simon et de
Georges-Antoine Caïtucoli, pré-
« Assumer son histoire » sident et vice-président de l’Associa- la conception muséologique de autodissoute, « afin de ne pas offrir
Depuis, M. Chirac n’a jamais tion des Français libres, qui l’exposition. Plusieurs des derniers une image dégradée par l’accumu-
cessé d’appeler les Français à venaient évoquer avec lui la créa- représentants de la France libre, lation des ans ». Le musée aura pris
regarder leur histoire « en face ». tion de ce musée. Durant les quatre pour la plupart octogénaires, le relais.
Inaugurant, en 1997, le mémo- années qui auront été nécessaires à devraient être présents lors de
rial des Justes, en plein procès sa réalisation, le président a suivi l’inauguration. La veille, l’Associa- Raphaëlle Bacqué
Papon, le président a ainsi redit : l’avancement des travaux comme tion des Français libres se sera (18 juin 2000)

À Oradour-sur-Glane, mémoires

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vives franco-allemandes
C
ela s’est décidé le 23 mai, Etablir le programme d’une cérémonies annuelles organi- Depuis son élection à la pré-
à Leipzig, juste avant le visite d’État d’un dirigeant sées à Tulle, et vice-versa. Cent sidence de la République, en
début des cérémonies étranger est parfois un casse- dix kilomètres séparent la pré- mars 2012, il a pris l’habitude
du 150e anniversaire du Parti tête, a fortiori quand il s’agit fecture de la Corrèze du petit de jalonner ses déplacements à
social-démocrate, lors d’un d’y ménager une place pour les bourg de Haute-Vienne. l’étranger d’une étape dans un
tête-à-tête entre François blessures du passé. Pour celle- lieu marqué par le souvenir de
Hollande et Joachim Gauck. ci, une fois n’est pas coutume, Joachim Gauck, la barbarie nazie. En République
Ce matin-là, le président fran- l’histoire retiendra que les très investi sur le tchèque, ce fut Lidice, un bourg
çais invita son homologue choses se sont décidées simple- terrain mémoriel vidé de sa population puis rayé
allemand à venir en France ment, ce qui tient certainement Que Joachim Gauck ait accepté de la carte par les Allemands en
en septembre. Joachim Gauck au fait que François Hollande d’aller à Oradour n’est pas 1942. En Italie, ce fut Sant’Anna
répondit favorablement, mais et Joachim Gauck ont chacun plus surprenant. Peu connu di Stazzema, une commune de
expliqua qu’il souhaitait de vraies raisons de se rendre à des Français, compte tenu Toscane où 560 civils furent
marquer cette visite d’État Oradour-sur-Glane. du rôle secondaire qui est le massacrés lors du passage des
– la première d’un président Pour le président français, c’est sien dans un pays où le vrai SS, le 12 août 1944. En France, ce
allemand en France depuis l’évidence : l’histoire d’Oradour pouvoir appartient au chan- sera donc Oradour.
celle de Roman Herzog, en est intimement liée à celle de celier, le président allemand François Hollande, qui connaît
octobre 1996 – d’une halte dans Tulle, la ville dont il fut maire est très investi sur le terrain l’endroit, et Joachim Gauck,
un lieu symbolique. « Pourquoi de 2001 à 2008. En 1944, c’est mémoriel. Ancien pasteur, familier de ce type de lieux de
n’irions-nous pas ensemble la même division SS « Das figure de l’opposition qui pré- mémoire, adopteront-ils le ton
à Oradour-sur-Glane ? », lui Reich » qui, le 9 juin, exécuta cipita la fin de la République adéquat, mercredi 4 septembre,
proposa François Hollande. 99 hommes par pendaison dans d é m o c r at i q u e a l l e m a n d e , quand ils prendront l’un et
Joachim Gauck accepta dans la les rues de Tulle, et, le lende- c’est lui qui présida, après la l’autre la parole après avoir
minute. Mercredi 4 septembre, main, massacra 642 personnes réunification, la commission arpenté les ruines d’Oradour,
pour la première fois, un pré- à Oradour. Aujourd’hui, il est fédérale chargée des archives cheminé côte à côte à travers
sident allemand ira donc à de tradition qu’une délégation de la Stasi, l’ancienne police ce squelette de maisons sans
Oradour. venue d’Oradour assiste aux politique de RDA. toit et de murs sans fenêtres,

14 Le rapport des sociétés à leur passé


LES ARTICLES DU

et s’être recueillis dans l’église 83 abstentions. À l’exception mourra en 1971, sans avoir été fois reconnu la responsabilité de
qu’incendièrent les SS après y du groupe communiste, hostile inquiété. la France dans la Shoah. Ensuite
avoir entassé plus de 300 femmes à l’amnistie, toutes les familles Ni Georges Pompidou ni Valéry parce que le chef de l’État est venu
et enfants ? politiques sont divisées. Giscard d’Estaing n’iront à avec la ministre de la Culture,
Les habitants du Limousin ne Oradour durant leur mandat. Catherine Trautmann, et le suc-
Une affaire aussi franco- pardonneront pas à l’État cette Vingt ans après de Gaulle, François cesseur de celle-ci à la mairie de
française loi présentée par ses partisans Mitterrand est le premier pré- Strasbourg, Roland Ries. Autant
En réalité, le défi est tout autant comme un texte d’« apaisement » sident à y retourner, le 3 mai 1982. que les mots du président, qui
celui de François Hollande que mais synonyme, pour eux, de Mais il reste silencieux, conscient s’appuie sur l’exemple d’Oradour
de Joachim Gauck. Cela tient à la « trahison ». Au lendemain du peut-être de son intérêt à faire pour justifier sa récente décision
nature particulière du massacre vote, une vingtaine de communes profil bas : pendant la campagne de faire intervenir la France au
du 10 juin 1944, qui n’est pas de Haute-Vienne décident de faire présidentielle de 1965, des affiches Kosovo, un geste marque les
qu’une histoire franco-allemande, une « grève administrative ». À avaient été placardées dans le esprits ce jour-là : la main tendue
mais aussi une affaire franco- Tulle, le conseil municipal refuse village pour rappeler son vote de Catherine Trautmann au maire
française en raison de la présence la croix de guerre. À Oradour, de 1953 en faveur de l’amnistie… d’Oradour, signe de réconciliation
d’Alsaciens, autrement dit de res- le maire rend au préfet cette Mitterrand attendra la fin de entre l’Alsace et le Limousin mais
sortissants français, dans l’unité même croix de guerre qui lui a son second septennat, le 10 juin aussi entre l’État et Oradour.
qui extermina les habitants. Une été décernée en 1948, tandis que 1994, pour revenir à Oradour. Il y Quatorze ans plus tard, c’est cette
présence qui, pendant des années, la liste des députés ayant voté prononce cette fois un discours, réconciliation-là que François
a empoisonné les relations d’Ora- l’amnistie est placardée près des où il explique qu’« il appartient Hollande doit parachever.
dour avec l’État. ruines. L’affaire fait grand bruit. aux générations prochaines de Une réconciliation contrariée
L’origine du contentieux remonte Les élus concernés s’indignent, bâtir un monde où les Oradour ne le 8 mai 2010 quand Nicolas
au 12 janvier 1953, date de l’ouver- demandent au gouvernement de seront plus possibles ». L’accueil Sarkozy, à Colmar, déclara que
ture, devant le tribunal militaire faire retirer la liste, mais celui-ci est poli, même si la presse relève « les “malgré-nous” ne furent pas
de Bordeaux, du procès des bour- refuse d’intervenir. « Une telle que, dans le bourg reconstruit des traîtres mais, au contraire,
reaux d’Oradour. Sur les vingt et mesure soulèverait l’indignation après-guerre face aux ruines les victimes d’un véritable crime
un accusés, tous de grade infé- de la population », prévient le laissées intactes, des volets sont de guerre ».

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rieur, quatorze sont alsaciens. préfet de Haute-Vienne dans une délibérément restés clos pour la À Oradour, où l’ancien président
Les débats divisent le pays. En lettre adressée au directeur de venue du président. n’est pas venu, la phrase a
Alsace, on s’indigne contre le fait cabinet de René Coty, alors pré- À Oradour, l’apaisement des heurté. C’est aussi pour cela que
que soient jugés ensemble des sident de la République, le 1er août mémoires ne viendra qu’avec François Hollande y est attendu.
Allemands et des « malgré-nous », 1955. Les noms resteront affichés la venue de Jacques Chirac, le Pour poser les mots qui referme-
ces Français originaires des jusqu’au milieu des années 1960. 16 juillet 1999. Le prétexte est ront enfin cette plaie de la
départements annexés d’Alsace l’inauguration du Centre de la mémoire nationale. En somme,
et de Moselle, contraints pendant Des volets délibérément mémoire, mais le sens politique pour définitivement réconcilier
la guerre de porter l’uniforme restés clos de l’événement n’échappe à per- Oradour avec l’Allemagne, et
allemand. Dans le Limousin, à Longtemps, les représentants sonne. D’abord parce qu’il a lieu aussi avec la France.
l’inverse, on réclame un châti- de l’État ne seront pas les bien- quatre ans jour pour jour après le
ment impitoyable pour tous les venus à Oradour. Le 21 mai 1962, discours du Vel’d’Hiv, dans lequel Thomas Wieder
inculpés. le général de Gaulle s’y arrête. Jacques Chirac a pour la première (2 septembre 2013)
Dans un premier temps, les par- L’accueil est « sympathique et
tisans de la sévérité ont gain de bruyant », note l’envoyé spécial
cause. Dans le jugement rendu du Monde. Mais le chef de l’État POURQUOI la manière dont les victimes inno-
à Bordeaux le 13 février 1953, les laisse les habitants sur leur faim. CET ARTICLE ? centes sont aujourd’hui mises au
Alsaciens sont reconnus cou- Ceux-ci attendent un engage- premier plan dans la mémoire
pables et, même s’ils bénéficient ment fort en faveur de l’extra- Pour la première fois, en 2013, un française de la Seconde Guerre
des circonstances atténuantes, dition du général Lammerding, chef d’État allemand s’est rendu, mondiale  –  et ce, au détriment
leurs peines sont lourdes : la mort l’ancien commandant de la en compagnie de son homologue des combattants par exemple.
pour l’un, les travaux forcés pour division Das Reich, condamné à français François Hollande, sur Ensuite parce qu’elle met en
neuf d’entre eux, la prison pour mort par contumace à Bordeaux les lieux d’un des pires massacres lumière la façon dont la mémoire,
les autres. Quatre jours plus en 1953, et qui mène alors une commis par les nazis en France, fut-elle douloureuse, peut malgré
tard, pourtant, tout est remis en vie tranquille d’ingénieur à dans le village d’Oradour-sur- tout servir de terreau à la récon-
question avec le dépôt, à l’initia- Düsseldorf. « L’affaire se pour- Glane, devenu le symbole de la ciliation entre les peuples et les
tive de députés alsaciens, d’une suit », se contente de répondre barbarie nazie dans ce pays. Cette États. Une leçon dont on ferait
proposition de loi d’amnistie. de Gaulle, qui invoque les « bar- visite est importante à double bien de s’inspirer s’agissant des
Le 19 février, le texte est adopté rières internationales » empê- titre. D’abord en ce qu’elle illustre relations franco-algériennes.
par 319 voix pour, 211 contre, et chant l’extradition. Lammerding

Le rapport des sociétés à leur passé 15


15
L’ESSENTIEL DU COURS

NOTIONS CLÉS
HARKIS
Algériens servant comme auxiliaire
L’historien et les mémoires
dans l’armée française pendant la
guerre d’Algérie. Victimes de repré-
sailles après l’indépendance, certains
d’entre eux gagnent la France, où
de la guerre d’Algérie
L
ils vivent dans des conditions très
difficiles et demandent la recon- a récente reconnaissance, le 17 octobre 2012, par François
naissance de leur engagement. C’est
seulement en 2012 que le président
Hollande, de la sanglante répression qui eut lieu le 17 octobre
Nicolas Sarkozy fait une déclaration 1961 contre des manifestants en faveur de l’indépendance de
en ce sens. l’Algérie montre combien le souvenir de la guerre d’Algérie est tou-
KABYLES jours vif. Les mémoires de ce conflit sont liées à des blessures très
Peuple berbère vivant dans la région profondes et à des interprétations divergentes. Violences de part et
de la Kabylie. Leur langue, différente
de l’arabe, et leur culture ont été
d’autre depuis les attentats lancés par le FLN le 1er novembre 1954
victimes de la politique d’arabisa- et qui marquent le début de la guerre, déracinement des pieds-
tion entreprise dans le pays dans
les années 1960 et 1970. C’est seule-
noirs, emploi de la torture, traitement des harkis. La liste des bles-
ment après des années de reven- sures mal résolues lors de l’indépendance du pays en juillet 1962
dications, marquées notamment pourrait être encore plus longue. Comment l’historien peut-il, en
en 1980 par les manifestations du
« printemps berbère », que leurs France comme en Algérie, aider au travail de mémoire, sachant
spécificités ont davantage été prises que ces mémoires peuvent parfois difficilement être croisées avec

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en compte.
d’autres types de sources comme celles de l’armée française, pro-
OAS gressivement rendues accessibles, ou celles du gouvernement
Organisation de l’armée secrète.
Mouvement politique et terroriste
algérien, strictement contrôlées ?
en faveur du maintien de l’Algérie
française, fondé le 11 février 1961. pose problème car l’Algérie est composée
jusqu’à l’indépendance de trois dépar-
« PORTEURS DE VALISES » tements français, dont les préfectures
Français soutenant la cause de étaient Alger, Oran et Constantine. Un
l’indépendance algérienne et million de Français vivent en Algérie, qui
apportant leur soutien au FLN. Le est la principale colonie de peuplement
mot vient du « réseau Jeanson », et une des plus anciennes de l’empire
qui dissimulait faux papiers et colonial, conquise en 1830. De plus, la
argent dans des valises. guerre a profondément divisé l’opinion,
tant parmi les Français de métropole que
PUTSCH DES GÉNÉRAUX parmi ceux d’Algérie. Certains, parfois
Le 23 avril 1961, les généraux Challe, proches du Parti communiste mais pas
Jouhaud, Salan et Zeller font une exclusivement, s’engagent en faveur de
tentative de coup d’État à Alger l’indépendance du pays et vont jusqu’à
en faveur du maintien de l’Algérie aider le FLN : ce sont les « porteurs de
française et contre la politique de valises ». Des manifestations ont lieu en
négociation du général de Gaulle. France pour soutenir l’indépendance. Elles
Elle échoue très rapidement. sont réprimées de façon brutale, comme
le 17 octobre 1961, ou au métro Charonne
le 8 février 1962, où il y eut neuf morts.
PERSONNAGE Manifestation anti-OAS, le 8 février 1962, à Paris. D’autres souhaitent à tout prix le main-
CLÉ En France, l’historien et la mémoire
tien de l’Algérie française et considèrent
les négociations entreprises par le général de Gaulle
AHMED BEN BELLA de la « guerre sans nom » comme une trahison. En avril 1961, quatre généraux
(1916-2012) La mémoire de la guerre d’Algérie en France a tentent un putsch qui échoue. D’autres fondent l’Or-
Il est l’un des chefs historiques du longtemps été occultée. Les termes employés sont ganisation de l’armée secrète (OAS), qui perpètre des
FLN et fut président de la Répu­blique révélateurs : on parle alors des « événements », des attentats, entretenant ainsi un climat de terreur. Le
en Algérie de 1963 à 1965 avant sa « opérations de pacification » ou encore des « opéra- 22 août 1962, certains de ses membres organisent un
destitution par un coup d’État. tions de maintien de l’ordre ». Le terme de « guerre » attentat contre le général de Gaulle au Petit-Clamart.

16 Le rapport des sociétés à leur passé


L’ESSENTIEL DU COURS

Après l’indépendance, le gouvernement français


souhaite faire oublier ces déchirures et vote des lois
En Algérie : les historiens et la « guerre
patriotique »
DATES CLÉS
d’amnistie jusqu’en 1982. Le travail de l’historien Après l’indépendance, le 5 juillet 1962, un état auto- 1er NOVEMBRE 1954
est alors confronté à l’immédiateté des événements ritaire se met en place en Algérie, dirigé par le FLN. Vague d’attentats organisés
et peut difficilement s’appuyer sur des sources, non La guerre est alors utilisée pour fonder le nouveau contre les Français d’Algérie par le
encore accessibles. régime. Elle est appelée « guerre patriotique » pour FLN : début de la guerre d’Algérie.
Les mémoires de ce conflit sont cependant très montrer son rôle fondateur. Le nombre de victimes
vives. La multiplication des points de vue conduit est fixé par le gouvernement à un million, sans qu’il 19 MARS 1962
à une grande diversité, pouvant refléter des clivages soit possible aux historiens de vérifier ce chiffre. Le Accords d’Évian prévoyant
idéologiques, sociologiques, géographiques, voire régime étant d’inspiration socialiste, la mémoire l’indépendance du pays et la
économiques. Il existe ainsi les mémoires, souvent officielle reprend la rhétorique des guerres de libéra- possibilité pour les Français
politisées, de ceux qui se sont engagés dans un camp tion nationale soutenues par le bloc de l’Est dans les d’Algérie d’opter pour la natio-
ou dans l’autre. Michel Rocard, par exemple, dénonça années 1950 : anticolonialisme, exaltation du peuple nalité algérienne.
dès 1957 le bien-fondé d’une lutte pour le maintien de en armes, glorification des héros de la révolution
l’Algérie française, alors que Maurice Papon, préfet devenus chefs de l’État. Un grandiose monument aux 5 JUILLET 1962
de police de Paris de 1957 à 1968, mène une politique martyrs et héros de la guerre est érigé à Alger en 1982. Indépendance du pays, suivie de
de répression contre le FLN et ses sympathisants. Le patrimoine historique est transformé pour faire l’exode des Français d’Algérie.
On trouve aussi les mémoires vécues du million de oublier l’époque coloniale. Les statues de Jeanne d’Arc
Français rapatriés d’Algérie qui, malgré les accords érigées par les Français en Algérie sont ainsi démontées 22 AOÛT 1962
d’Évian (signés le 18 mars 1962), qui devaient leur et souvent remplacées par des monuments à la gloire Attentat du Petit-Clamart.
permettre de pouvoir rester en Algérie, ont eu le choix de l’indépendance.
entre « la valise ou le cercueil » et ont été confrontés Cela permet au régime de gommer certaines réalités, 1975
à des conditions de vie très difficiles. Constitués en comme le fait que le FLN n’était pas le seul parti à Première visite d’un président
associations, ils entretiennent le souvenir du pays combattre pour l’indépendance du pays ou encore le français en Algérie (Valéry Giscard
où ils vécurent pendant plusieurs générations. Ils ont fait qu’une importante minorité berbère souhaitait d’Estaing).
recours à un travail historique pour garder vivante voir ses spécificités reconnues au sein de la nation.
la mémoire et assurent un rôle de sauvegarde du Les historiens algériens peuvent très difficilement 3 DÉCEMBRE 1982

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patrimoine culturel français en Algérie. Les Algériens accomplir leur travail dans ce contexte. Dans les années Vote de la dernière loi d’amnistie
engagés en faveur de l’Algérie française et qui servirent 1980, cependant, cette mémoire officielle est remise des membres de l’OAS.
dans l’armée française furent également contraints en cause. En 1984, des Kabyles manifestent pour que
à l’exil. Ces harkis connaissent des conditions de vie leur culture soit valorisée au-delà de la rhétorique sur 1982
difficiles car leur mémoire a longtemps été gênante la guerre. En 1992, la victoire des islamistes du Front Inauguration du monument aux
pour les relations diplomatiques franco-algériennes. islamique du salut montre que les membres du FLN au martyrs de la guerre patriotique
C’est seulement dans les années 1990, avec l’ouverture pouvoir ne peuvent plus utiliser l’héritage de la guerre à Alger.
progressive des archives de l’Outre-mer, du ministère comme seule source de légitimité pour le pouvoir.
de l’Intérieur et du ministère de la Défense, que les Depuis les années 2000, un certain apaisement a vu 1983
historiens ont pu entreprendre des travaux permet- le jour. Des historiens français, comme Benjamin Stora, Première visite d’un président
tant de faire avancer le travail de mémoire national. né en Algérie, travaillent avec leurs homologues algé- algérien en France (Chadli
Des questions comme la torture sont envisagées et riens pour transmettre le devoir de mémoire. Le pré- Bendjedid).
font l’objet de travaux historiques. sident Bouteflika a reconnu, en 2006, que certains
éléments de la guerre devaient être éclaircis par les JUIN 1999
En 1999, l’expression « guerre d’Algérie » est officiel- historiens. Cependant, il a insisté également sur la L’Assemblée nationale vote à
lement reconnue. En 2003, Jacques Chirac se rend en nécessité pour la France de reconnaître le lourd héri- l’unanimité le terme de « guerre
Algérie et reconnaît cet héritage difficile. En 2012, tage du colonialisme, allant même jusqu’à parler de d’Algérie ».
Nicolas Sarkozy admet que la France n’a pas honoré « génocide culturel » de la part de la France. L’historien
ses engagements vis-à-vis des harkis. Les dernières doit ainsi constater que l’histoire de la guerre d’Algérie 2001
déclarations de François Hollande, le 17 octobre 2012, ne peut s’écrire qu’en prenant en compte les mémoires Émeutes en Kabylie.
montrent que ce travail se poursuit. présentes sur les deux rives de la Méditerranée.
2003
Voyage de Jacques Chirac en
QUATRE ARTICLES DU MONDE À CONSULTER Algérie et déclaration sur le rôle
de la France dans cette guerre.
• La guerre d’Algérie face aux pièges de la mémoire p. 20-21 (Nicolas Weill, 5 avril 1996)
2005
• France-Algérie, la mémoire lourde p. 21-22 (Gérard Courtois, 24 octobre 2012) Adoption puis retrait en France
d’une loi reconnaissant le « rôle
• M. Sarkozy reconnaît la responsabilité de la France dans l’abandon des harkis p. 22-23 positif » de la présence française
(Élise Vincent, 7 avril 2012) en Afrique du Nord.

• Une proposition de loi relance le débat sur la commémoration de la guerre d’Algérie p.23-24 2007
(Thomas Wieder, 25 octobre 2012) Visite du président Bouteflika à
Paris.

Le rapport des sociétés à leur passé 17


UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS
ASSOCIATION
Composition : 
MÉMORIELLE Le travail de l’historien face aux mémoires
Association qui regroupe des
personnes ayant une mémoire de la guerre d’Algérie
commune, parce qu’elles ont
une identité commune, qu’elles
ont vécu les mêmes événements
Analyse du sujet
La guerre d’Algérie (1954-1962) est un des événements
DOCUMENT CLÉ
ou bien parce qu’elles sont des les plus douloureux pour les deux pays impliqués
descendantes de ces personnes. depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle a profondé-
Les associations mémorielles ment divisé les Français et elle est marquée par l’exis-
collectent souvent une documen- tence de plusieurs mémoires, souvent douloureuses,
tation importante et contribuent pour les rapatriés d’Algérie et les harkis par exemple.
à l’entretien du patrimoine. Elles L’historien utilise ces témoignages pour son travail.
peuvent aussi agir auprès des Ils sont pour lui des sources, mais partielles, qu’il
pouvoirs publics pour contribuer convient de lire en parallèle et de croiser avec d’autres
au devoir de mémoire à l’échelle sources. Son travail contribue aussi à entretenir cette
nationale. mémoire.

MÉMOIRES Proposition de plan


Ensemble des souvenirs vécus
par les témoins d’un événement
ou d’une période. Ces mémoires I. Le travail de l’historien : reconstituer les faits
peuvent être transmises par des 1. La spirale de la violence (terrorisme, FLN, OAS)
témoignages oraux ou écrits, 2. La torture militaire
peuvent être individuelles ou 3. Les données à analyser pour toucher à la réalité des

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collectives. faits (données démographiques, nombre de morts)
Au singulier, ce terme désigne 4. La « grande guerre patriotique » (FLN) et la nais-
le souvenir qu’un groupe de sance d’une nation
personnes ou qu’une nation
choisit d’entretenir car il possède II. L’histoire et le travail sur la mémoire vivante
une valeur morale ou éthique 1. La mémoire des rapatriés d’Algérie
particulière, liée à un devoir de 2. La mémoire des harkis
mémoire. 3. Recouper les sources et s’extraire de la subjectivité Une de L’Humanité, du 8 février 1962

RECONNAISSANCE III. Le travail de mémoire : reconnaître et assumer


MÉMORIELLE
Fait de reconnaître la valeur
d’une mémoire. Il s’agit souvent
ses responsabilités
1. Ouverture des archives par l’État français
2. Les « événements » d’Algérie deviennent la « guerre »
A près les violences policières, orches-
trées par le préfet Papon, envers les
Algériens lors de la manifestation du 17 oc-
de la mémoire d’un épisode d’Algérie tobre 1961 et la radicalisation de l’OAS, qui
d’épreuves ou de souffrances. 3. Assumer la responsabilité de l’État français dans la fait régner un climat de terreur, une grande
Ceci permet de redonner une répression sur le territoire algérien et sur le territoire manifestation est organisée à l’appel du
dignité aux victimes, que l’on français Parti communiste, à Paris, le 8 février 1962,
souhaite ainsi honorer. pour soutenir l’autodétermination de
Cette reconnaissance peut Repères essentiels l’Algérie. Les forces de l’ordre la répriment
s’exprimer par des lois mémo- • Attentats, FLN, OAS, torture. violemment, forçant les manifestants à se
rielles ou l’organisation de • Accords d’Évian, harkis, rapatriés d’Algérie. réfugier dans la station de métro Charonne,
commémorations. • Reconnaissance mémorielle, sources historiques, fermée par des grilles. Le mouvement de
témoignages, travail de l’historien, travail de panique qui s’ensuit cause neuf morts et
SOURCES HISTORIQUES mémoire. des centaines de blessés.
Ensemble des documents qui
permettent à l’historien d’écrire
l’histoire. Il peut s’agir de docu-
Ce qu’il ne faut pas faire
ments officiels, mais aussi
• Se limiter à donner une liste des travaux
de récits et de témoignages.
L’historien doit ensuite procéder des historiens sans problématiser le devoir.
à l’étude critique de ces sources • Dresser un tableau incomplet des mémoires
en les confrontant pour tenter de la guerre d’Algérie.
d’appréhender les événements • Ne pas prendre en compte la mémoire
de la façon la plus complète de la guerre en Algérie après l’indépendance.
possible.

18 Le rapport des sociétés à leur passé


UN SUJET PAS À PAS

Étude critique de document : MOTS CLÉS


ALN (ARMÉE DE
LIBÉRATION NATIONALE)
Expliquez les objectifs de la loi du 23 février 2005 et les C’est le nom de la branche armée
raisons pour lesquelles elle a suscité une vive polémique du FLN qui mène la guerre d’in-
dépendance en Algérie. Elle est
ayant conduit à la suppression de son article 4. devenue l’armée de l’État algérien
depuis l’indépendance de 1962 et
y possède toujours un pouvoir
Extrait de la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la nation important. C’est elle notamment
et contribution nationale en faveur des Français rapatriés qui a dirigé la répression contre les
islamistes durant les années 1990.
Article 1 : La nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre
accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en FIS (FRONT ISLAMIQUE
Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. DU SALUT)
Il s’agit d’un parti politique isla-
Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres miste créé à la faveur de l’instau-
des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements ration du multipartisme en Algérie
liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu’à leurs en 1988. Vainqueur des élections
familles, solennellement hommage. […] en 1992 au détriment du FLN qui
monopolisait le pouvoir depuis
Article 4 : Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française 1962, l’armée le prive du pouvoir en
Outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. annulant le processus électoral, ce
qui plonge le pays dans une guerre
Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française Outre-mer, civile de dix ans.
notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée
GIA (GROUPES

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française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit.
ISLAMIQUES ARMÉS)
Article 5 : Sont interdites : toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de Il s’agit des groupes d’insurgés
personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplé- islamistes qui combattent l’ar-
tives ou assimilés ; toute apologie des crimes commis contre les harkis et les membres des formations mée, à laquelle ils reprochent de
supplétives après les accords d’Évian. leur avoir volé la victoire électo-
rale durant la guerre civile des
années 1990.
Analyse du sujet En soi, cela ne constitue en rien une entorse à l’his-
Le sujet propose d’analyser cette célèbre loi de 2005 toire, mais on peut s’étonner que seule une partie PIEDS-NOIRS
afin d’en déceler les objectifs et d’en repérer les de victimes de la guerre (les partisans de l’Algérie Appellation familière qui désigne
aspects polémiques. On sait en effet que, suite à la française) soient ici évoqués, les autres étant passées les populations algériennes d’ori-
mobilisation de certains historiens, son article 4 a sous silence. gine européenne. Il n’est pas syno-
finalement été retiré. nyme de « rapatriés » car certains
II. Vers une histoire officielle ? rapatriés (harkis, juifs) n’étaient
Problématique L’article le plus surprenant, et qui ne manqua pas de pas des pieds-noirs.
En quoi ce texte de loi témoigne-t-il des rivalités faire polémique, est le quatrième puisque le législa-
entre groupes de pression mémoriels et ne pouvait teur entend y définir les programmes de recherches RAPATRIÉS D’ALGÉRIE
manquer de raviver les querelles entre eux ? universitaires et imposer une certaine vision de Français d’Algérie quittant le pays
l’histoire dans les écoles. après l’indépendance, dans des
Proposition de plan Bien sûr, c’est le rôle d’un législateur de définir les conditions très difficiles, liées au
I. Une loi influencée par le lobby des rapatriés programmes scolaires, mais est-ce le rôle d’un cours climat de violence régnant dans
À la lecture du texte de loi, on décèle clairement d’histoire de dégager des aspects « positifs » ou le pays (par exemple massacre
une volonté de la part de son auteur de flatter les « négatifs » du passé ? De porter sur lui un regard d’Européens à Oran le jour de
populations « rapatriées » d’Algérie, qu’il s’agisse moralisateur ? On sait que la mobilisation de certains l’indépendance).
des pieds-noirs ou des harkis, en reconnaissant leur historiens contre cet article a abouti à sa suppression.
dévouement à la France et les souffrances qu’elles Une association, nommée « Liberté pour l’histoire », FLN
ont eues à subir. s’est d’ailleurs créée à l’occasion de ce combat. Front de libération nationale. Parti
fondé en 1954 en Algérie pour sou-
tenir l’indépendance. Il se double
Ce qu’il ne faut pas faire d’une organisation militaire,
l’Armée de libération nationale.
• Rédiger une longue digression sur la polémique suscitée par cette loi sans référence au document : c’est Arrivé au pouvoir en 1962, son
lui qui doit rester au cœur de votre analyse. chef, Ahmed Ben Bella, devient le
premier président du pays.

Le rapport des sociétés à leur passé 19


LES ARTICLES DU

La guerre d’Algérie face aux pièges


de la mémoire
L
a situation dans laquelle sous-estimer ? Le 1er novembre Mohammed Harbi, de l’univer- à jamais occultés par l’histo-
l’Algérie se trouve plongée 1954, ici simple incident de sité Paris-VIII, dont les ouvrages riographie officielle, comme
depuis janvier 1992 ravive parcours dans une guerre de ont longtemps circulé sous le les luttes internes entre mes-
les plaies de la guerre d’indé- décolonisation, est là-bas, depuis manteau, parle sans détour des salistes et FLN, par le même
pendance. « Révolution » ou l’école, perçu comme un évé- innombrables luttes de faction FLN, des villageois de Melouza,
« guerre de libération », comme nement majeur de l’histoire à l’intérieur du FLN, des aveux en 1957.
on dit à Alger, ce conflit, qui universelle. extorqués sous la torture à Il ne faut pas céder à la tentation
prend fin en 1962, semble avoir l’époque du complot du colonel de lire systématiquement, dans
eu pour prolongement l’affron- Amouri (1958-1959) ou des les cruautés de la guerre d’indé-
tement de deux mémoires her- Culture de la violence tentatives de mainmise sur le pendance, la cause lointaine de
métiques l’une à l’autre, la fran- Du côté algérien, le nationalisme Maghreb, initiées par l’Égypte la guerre civile actuelle, ce qui
çaise et l’algérienne, chacune exacerbé, alimenté par des nassérienne. serait une autre façon de tomber
produisant ses déformations, manuels scolaires que rédigèrent Comment ne pas déceler des dans les pièges que la mémoire
ses « faux patriotiques », ses après 1962 des étudiants arabi- lignes de continuité avec les tend à l’histoire. Ce qui est en jeu,
chiffres de victimes minimisés sants formés au Caire, comme événements d’aujourd’hui dans c’est plutôt la possibilité nou-
ou gonflés au-delà de toute l’a montré Hassan Remaoun, cette propension manifestée, dès velle des Algériens d’apprécier

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mesure. de l’université d’Oran, n’a guère 1958, par les dirigeants de l’état- de façon critique et scientifique
Ne peut-on appliquer à son favorisé la formation d’une major de l’armée algérienne à le legs de l’indépendance, et de
histoire ce que Benjamin Stora, connaissance objective et scien- dépasser le cadre strict de leur restituer à la naissance de l’Al-
dans une communication écrite tifique. Il n’en reste pas moins fonction pour s’immiscer dans gérie contemporaine la dimen-
(menacé de mort, il vit désormais que la brèche est là, ouverte, et des sujets gouvernementaux sion maghrébine et arabe que
en exil), dit de la filmographie qu’en Algérie même une vérité voire civils ? Une certaine culture les Français lisent exclusivement
de la guerre d’Algérie, marquée, historique, aussi dérangeante de la violence après l’indépen- à la lumière de leurs propres
selon lui, par une « volonté de soit-elle, est prête à prendre le dance, relayée par l’éducation, divisions politiques.
cloisonnement des mémoires », relais d’une mémoire sujette à n’a-t-elle pas aussi sa part de Longtemps enfin, la guerre d’Al-
un « refus absolu (ou gêné) de toutes les manipulations. responsabilité dans le déchaîne- gérie aura été racontée presque
reconnaissance des motivations Même si bon nombre de ceux ment terroriste actuel, comme le sans sources écrites. L’ouverture
de l’autre » ? qui écrivent cette histoire en suggère le Français Guy Pervillé ? problématique des archives fran-
Cependant, à voir universitaires Algérie en ont été aussi partie Voilà qui n’entraîne pas, loin s’en çaises et algériennes, en 1992,
et chercheurs algériens réunis à prenante, certains n’en osent faut, l’adhésion des historiens représente un adjuvant énorme
Paris, avec les historiens français, pas moins sortir d’une geste algériens. pour le passage du mythe à
prendre en charge « le souci de nationale pesamment codifiée Pourtant, nombre d’entre eux l’histoire.
soi » sans concession à l’adver- à l’époque Boumediene, parfois n’hésitent pas à discuter de À cet égard, il convient de
saire, mais sans complaisance par le président en personne ! sujets qu’on aurait pu croire saluer le travail des archivistes
non plus pour l’historiographie
officielle, on peut penser qu’une
page commence, difficilement, à
POURQUOI CET ARTICLE ? la part de groupes islamiques armés officielles et à l’opacité des archives.
être tournée.
qualifiés par certains de véritable À la confusion, également, des
Certes, remarque Charles-Robert Rédigé en 1996, cet article montre guerre civile. La brutalisation de la termes employés et des chiffres
Ageron, de l’université Paris-XII, comment les mémoires de la société algérienne trouve l’une de proposés. Pourtant, il montre
le temps n’est pas venu encore, guerre d’Algérie ont pu être instru- ses sources dans la question de la comment, dans les années 1990,
pour les ennemis d’hier, de mentalisées dans le cadre des mémoire de la guerre. Une mémoire des historiens tant algériens que
produire en commun une his- troubles qui ont lieu en Algérie violente. Une mémoire dont l’au- français poursuivent leurs travaux,
toire acceptable pour les deux dans les années 1990. Le gouverne- teur montre qu’elle pose des défis de façon à mettre les mémoires en
ment du FLN est alors confronté à importants à l’historien. Celui-ci est perspective pour mieux distinguer
camps. Pudeur française face à
une violente contestation armée de confronté au poids des mémoires les enjeux du présent.
une défaite qu’on aurait tort de

20 Le rapport des sociétés à leur passé


LES ARTICLES DU

français du service historique chercheurs les premières pistes ceux de Mahfoud Kaddache sur mérites de cette rencontre de
de l’armée de terre. Avec leur menant à l’établissement des le nationalisme algérien, n’ont l’avoir fait une des toutes pre-
Inventaire des archives de l’Al- faits. Mais les travaux pion- pas attendu 1992. Restait à mières fois.
gérie (tome II 1945-1967) discrè- niers sur une histoire, trop confronter les adversaires sur
tement publié en 1994, ils ont célébrée en Algérie, trop le terrain de l’histoire, sans Nicolas Weill
enfin mis à la disposition des occultée en France, comme trop de passion. C’est un des (5 avril 1996)

France-Algérie,
la mémoire lourde
P
arce qu’elle s’y inscrit et reconnaît avec lucidité ces faits. présidente du Front national, tiers de sa population, puis
l’écrit au quotidien, parce Cinquante et un ans après cette Marine Le Pen, lui a emboîté le d’une colonisation brutale où le
que le récit de son action tragédie, je rends hommage à la pas : « Je commence à en avoir moindre soulèvement se soldait
pèse autant que sa réalité, parce mémoire des victimes. » soupé de ces représentants de par une implacable répression,
que l’imaginaire est l’un de ses C’est presque aussi sec et mini- la France qui n’ont de cesse jusqu’à ces huit années d’une
ressorts, la politique entretient maliste qu’un constat d’huissier, que de la salir », avant de qua- « guerre » qui n’osa dire son nom
avec l’histoire des rapports validant les recherches menées lifier de « bobard » la terrible qu’en 1999, trente-sept ans après
jaloux, volontiers manipula- depuis une vingtaine d’années répression du 17 octobre 1961 et la proclamation de l’indépen-

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teurs, voire incestueux. par quelques historiens coura- d’« acte de lâcheté absolue » le dance algérienne.
En France plus qu’ailleurs, dit- geux et tenaces. Et évitant – trop communiqué présidentiel. Si aucun de ceux qui l’ont
on. « Nous sommes un pays de prudemment diront certains –, Rien ne surprend vraiment dans vécue – et bien souvent leurs
mémoire lourde. Nous passons de pointer du doigt responsables ces réactions pavloviennes. Ni enfants – n’a oublié les drames
une partie de notre temps à com- ou coupables, en l’occurrence la la défense aveugle des œuvres de cette séparation sanglante,
mémorer nos libérations et nos police parisienne et ses chefs de complètes du général de Gaulle, beaucoup n’en ont pas fait le
victoires, mais aussi nos haines l’époque, à commencer par le en dépit de ses parts d’ombre. Ni deuil, murés dans d’indicibles
civiles, à remuer le couteau dans préfet Maurice Papon. la condamnation de la « repen- souvenirs, enfermés dans des
la plaie vive de nos rancunes, Mais il a suffi que le président tance » (cette « mode exécrable » mythes rassurants autant que
à reconstruire le passé au gré de la République rompe un que dénonçait déjà Nicolas dans les silences officiels des
de nos passions », écrit ainsi silence officiel d’un demi-siècle Sarkozy en 2007), sans s’aviser responsables des deux pays.
l’historien Michel Winock, dans pour déclencher les foudres de qu’il n’y en a précisément pas Pour la France, cela aura été
Parlez-moi de la France (Perrin, la droite. Il est « intolérable de trace dans le communiqué de le second grand traumatisme
2010). mettre en cause la police républi- M. Hollande. Ni la vitupération national du siècle, après
Il n’est guère d’épisode de notre caine et avec elle la République contre l’anti-France, ou peu s’en l’effondrement de 1940. Pas
histoire contemporaine où cette tout entière », a dénoncé faut, qui est depuis toujours seulement pour le million de
mémoire lourde soit plus évi- Christian Jacob, le président du l’un des procès simplistes dont rapatriés dont l’Algérie était
dente que dans le douloureux groupe UMP à l’Assemblée, sans raffole l’extrême droite. la patrie, à défaut d’avoir su y
chapitre de la guerre d’Algérie. se soucier de savoir ce qui fut le Il est vrai que la vérité de la tra- construire une nation. Mais
François Hollande vient d’en plus « intolérable », les faits ou gédie algérienne blesse cruel- aussi pour les deux millions
apporter une nouvelle démons- leur occultation, au prix d’un lement la mémoire – ou plutôt d’appelés qui eurent 20 ans
tration. On pouvait pourtant mensonge d’État. les mémoires. « Tragédie » ? dans les Aurès. Enfin pour
difficilement imaginer commu- Candidat à la présidence de Raymond Aron employait le l’ensemble d’un pays qui vécut
niqué plus lapidaire que celui l’UMP, François Fillon n’y est mot dès 1957. Comment qualifier là, entre massacres et torture, le
publié par l’Élysée, la semaine pas non plus allé par quatre autrement cette histoire de vio- dernier épisode d’une histoire
passée : « Le 17 octobre 1961, chemins : « J’en ai assez que lence, de mort et de mépris qui coloniale – et d’une puissance
des Algériens qui manifestaient tous les quinze jours la France s’est écrite pendant cent trente impériale – où la République
pour le droit à l’indépendance se découvre une nouvelle res- ans : depuis les longues années avait trouvé l’un de ses fonde-
ont été tués lors d’une sanglante ponsabilité, mette en avant sa d’une conquête féroce qui coûta ments et la France une part de
répression. La République culpabilité permanente. » La à l’Algérie, en 1830 et 1860, le sa « grandeur ».

Le rapport des sociétés à leur passé 21


21
LES ARTICLES DU

En outre, aujourd’hui encore, conquise par ceux qui impo- France et l’Algérie en sont encore dramatique, pour ne pas savoir
comment ne pas voir dans saient une conception policière loin, mais le travail des histo- inventer un avenir partagé et
le refoulement de ce drame de l’action, le boulet d’une his- riens, autant que la lucidité des assumé.
l’origine de ce que l’historien toire officielle immuable, tout dirigeants tracent la voie.
Benjamin Stora a appelé « le cela a engendré les drames et les Français et Algériens ont un Gérard Courtois
transfert de mémoire » : l’impor- paralysies dont l’Algérie reste, trop long passé commun, fût-il (24 octobre 2012)
tation, en « métropole » d’une aujourd’hui encore, prisonnière.
mémoire coloniale où se mêlent Comme ce fut longtemps le
la peur du « petit blanc » et le cas à propos de Vichy, la vérité POURQUOI CET ARTICLE ? tal de la vie politique dont il révèle
sentiment d’abandon qui lui est fait mal. Il fallut un demi-siècle certains clivages. Cette mémoire
lié, son angoisse identitaire pour que Jacques Chirac dise, Dans cet article, nous voyons invite l’historien à s’interroger sur
face à l’islam, son racisme anti- en 1995, la responsabilité de comment la question des le pourquoi d’une telle force polé-
maghrébin et les crispations l’État français dans la rafle du mémoires de la guerre d’Algérie mique dans tout ce qui concerne la
occupe une place spécifique dans guerre d’Algérie. L’auteur se réfère
identitaires antagonistes qui en Vél’ d’Hiv et dénonce la colla-
un processus qui concerne par donc aux travaux de deux histo-
résultent. boration avec l’occupant nazi. Il ailleurs également la mémoire riens pour mieux comprendre
Pour l’Algérie, le traumatisme aura fallu aussi longtemps pour de la Seconde Guerre mondiale. ce processus. Michel Winock tout
fut tout aussi profond, même que François Hollande recon- Après la déclaration de François d’abord, Benjamin Stora ensuite
s’il était celui d’une libération. naisse la réalité de ce sinistre Hollande sur la répression de avec la question du « transfert de
La violence du nationalisme 17 octobre 1961. manifestation du 17 octobre 1961, mémoire » proposent des clés de
Paul Ricœur faisait précisément les avis exprimés par des membres lectures qui permettent de prendre
algérien – contre la France
de l’UMP et du FN montrent que du recul avec les mémoires et de
bien sûr, mais aussi contre une de la « reconnaissance » la
l’usage politique de la mémoire est les analyser, de les intégrer dans le
partie des Algériens, dissidents condition de ce « petit miracle, toujours un processus fondamen- champ du travail de l’historien.
ou harkis –, la suprématie alors une mémoire heureuse ». La

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M. Sarkozy reconnaît
la responsabilité de la France
dans l’abandon des harkis
À Perpignan, le président-candidat s’est acquitté d’une promesse faite il y a
cinq ans.

F
inalement, il l’a fait. À huit pourchassés et massacrés après d’un champ d’éoliennes, se électorale stratégique du Front
jours du premier tour de la l’indépendance, en 1962, car trouvent toujours, à l’abandon, national, le chef de l’État est
présidentielle, cinquante considérés comme des traîtres. les vestiges d’un camp où ont venu déposer une gerbe de
ans après la fin de la guerre « La France se devait de pro- été parquées, à partir de 1962 fleurs. Pour l’occasion, il s’était
d’Algérie et cinq ans après téger les harkis de l’histoire. – et jusqu’au milieu des années adjoint la compagnie de deux
l’avoir promis, Nicolas Sarkozy Elle ne l’a pas fait. C’est cette 1970 – plusieurs dizaines de de ses figures symboles de
a reconnu, samedi 14 avril dans responsabilité que je suis venu milliers de harkis. Pour diffé- la « diversité » : la secrétaire
une petite salle en parquet ciré reconnaître », a déclaré le chef rentes raisons (notamment d’État à la Jeunesse et à la Vie
de la préfecture de Perpignan, de l’État. sécuritaires), la France ne sou- associative, Jeannette Bougrab,
la « responsabilité historique » Un peu plus tôt, M. Sarkozy haitait pas, alors, encourager et la présidente de l’Agence
de la France dans « l’abandon » s’était rendu à Rivesaltes, une leur « intégration ». nationale pour la cohésion
des harkis – ces natifs d’Algérie commune à quelques kilo- Sur cette plate étendue de gar- sociale et l’égalité des chances
qui ont combattu avec les mètres de Perpignan. Au bout rigue balayée par la tramon- (Acsé), Salima Saa. Deux filles
troupes françaises, avant d’être d’un chemin en terre, à l’écart tane, nichée dans une région de harkis.

22 Le rapport des sociétés à leur passé


LES ARTICLES DU

Depuis le geste surprise de regrette notamment que seul l’État au mémorial du camp de de candidat pour participer à
M. Sarkozy, les réactions des « l’abandon » des harkis ait Rivesaltes. Depuis plus de dix un meeting à Bompas, une
représentants locaux des harkis été reconnu, et non pas aussi ans, le terrain est abandonné commune proche de Perpignan.
sont mitigées, partagées entre les « massacres » dont ils ont aux pousses de thym sauvages Et devant 2  500 militants
satisfaction et regrets de la visée été victimes. « Ce n’est pas la et aux oliviers. Un bras de fer environ, il a comme immédia-
« électoraliste » de l’annonce. même chose pour ouvrir la oppose l’État aux conseils tement cherché à relativiser ses
« C’est un peu tard, mais c’est voie à des compensations maté- général et régional locaux annonces en déminant ce mot
bien. Cela aurait été juste un peu rielles », pointe-t-il. Dans un (socialistes) qui ne veulent pas qu’il hait tant de « repentance ».
mieux il y a un an, plutôt qu’à communiqué rédigé dimanche prendre seuls à leur charge les « La repentance, c’est s’excuser
quelques jours de l’élection », 15 avril, il appelle à voter pour 25 millions d’euros du projet. […], ici, j’ai voulu dire que la
commente ainsi Mohamed M. Hollande. M. Sarkozy a également promis France avait une dette morale »,
Bounoua, 76 ans, président « Une page sombre de l’his- la construction d’un « monu- a-t-il indiqué.
d’une association de harkis à toire de France se tourne. […] Il ment national » à Paris.
Perpignan, et qui a vécu quatre n’est jamais trop tard pour bien Après son intervention, le chef Élise Vincent
ans dans le camp de Rivesaltes. faire », estime toutefois Amar de l’État a repris ses habits (7 avril 2012)
Djelloul Mimouni, le président Meniker, président du collectif
de l’une des plus grosses asso- Génération harkis. « On a perdu
ciations de harkis de la région, un certain nombre de nos vieux POURQUOI CET ARTICLE ?
l’AJIR 66, et membre du col- mais pour le peu qui reste, c’est
lectif Nord-Sud, qui regroupe quand même bien », commente Dans le cadre de la campagne des blessures mémorielles et des
électorale de 2012, le président clivages politiques. La question
une soixantaine d’associations Albert Pelican, président de la
Nicolas Sarkozy se rend à Rive- centrale de l’érection d’un monu-
à travers la France, se montre Coordination nationale des saltes et prononce un discours ment à la mémoire des harkis
aussi très réservé. Début avril, rapatriés. revenant sur la responsabilité de est aussi liée à la possibilité,
il faisait partie d’une délégation la France dans le sort des harkis. pour les historiens, de clarifier

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reçue par François Hollande, et L’article propose une analyse de encore certaines zones d’ombre,
il a boycotté la visite du pré- « Monument national » l’utilisation de l’histoire dans notamment celles concernant les
sident à Rivesaltes. C’est que, samedi, dans son le discours politique. Il montre massacres des harkis par le FLN
également que les mémoires de en Algérie ou le choix fait par la
Pour lui, M. Sarkozy n’a reconnu discours, le chef de l’État a
la guerre d’Algérie sont toujours France de maintenir ceux-ci dans
la responsabilité de la France aussi lâché sur un point de vives. En effet, les réactions des camps au lieu de favoriser
que de façon « incomplète friction de longue date avec contrastées montrent à la fois leur intégration.
et relative ». M. Mimouni les harkis : la participation de

Une proposition de loi relance


le débat sur la commémoration
de la guerre d’Algérie
Droite et gauche s’affrontent sur le choix du 19 mars comme « Journée
nationale du souvenir ». Le gouvernement est embarrassé

C
’est un débat dont proposition de loi à forte charge La gauche est pour, la droite qu’aucune réponse consensuelle
François Hollande se polémique : la reconnaissance est contre, et le gouvernement, n’ait été trouvée. Depuis la fin du
serait bien passé. À du 19 mars comme « Journée conscient de la passion avec conflit, le combat pour la recon-
quelques semaines du voyage nationale du souvenir et de laquelle chaque camp défend naissance du 19 mars est porté par
du président de la République recueillement à la mémoire des sa position, est très embarrassé. la principale association de vété-
en Algérie, prévu d’ici à la fin victimes civiles et militaires de Comment commémorer la guerre rans, la Fédération nationale des
de l’année, le Sénat doit exa- la guerre d’Algérie et des com- d’Algérie ? Voilà cinquante ans anciens combattants en Algérie,
miner, jeudi 25 octobre, une bats en Tunisie et au Maroc ». que la question est posée, sans Maroc et Tunisie (Fnaca), qui

Le rapport des sociétés à leur passé 23


23
LES ARTICLES DU

revendique 358 000 adhérents. Valéry Giscard d’Estaing interdit de la Fnaca, les associations avocat Alain Néri, sénateur
L’argument est le suivant : jour de la présence d’une musique mili- d’anciens combattants, qui socialiste du Puy-de-Dôme. En
l’entrée en vigueur du cessez-le- taire lors des cérémonies organi- regroupent environ un million de 2002, alors député, il avait déjà
feu au lendemain de la signature sées le 19 mars. personnes, auxquelles s’ajoutent défendu une proposition de loi
des accords d’Évian, le 19 mars Conscients toutefois qu’ils ne les associations de rapatriés et en faveur de cette date, dont
1962 marque une « étape impor- peuvent avoir gain de cause s’ils de harkis, veulent maintenir le Jean-Marc Ayrault et François
tante » vers « la paix », la guerre n’imposent pas une alterna- 5 décembre, moins par attache- Hollande comptaient parmi
étant qualifiée de « cauchemar », tive, les détracteurs du 19 mars ment à celui-ci que par rejet du les signataires. Celle-ci avait
selon les termes employés lors du cherchent une autre date. Mais 19 mars. C’est la position que été votée par 57 % des députés
congrès de la Fnaca, en 1963. laquelle ? En 1977, un événement défendra, jeudi 24 octobre, présents, dont quelques-uns de
À l’origine, la date ne faisait pas vient à leur secours : le 16 octobre le sénateur UMP de la Sarthe, droite, mais jamais adoptée par
réellement polémique. Le 19 mars de cette année-là, un « soldat Marcel-Pierre Cléach : « On peut le Sénat.
1964, quand la Fnaca organisa une inconnu des combats d’Afrique comprendre que les anciens du Pour M. Néri, « il est temps de
cérémonie à l’Arc de Triomphe, du Nord » est inhumé à la nécro- contingent [qui forment les gros revenir sur le 5 décembre, qui est
les pouvoirs publics autorisèrent pole nationale Notre-Dame-de- bataillons de la Fnaca], soient une offense aux victimes de la
la présence d’une musique mili- Lorette d’Ablain-Saint-Nazaire attachés au 19 mars, qui fut pour guerre d’Algérie, car elle n’a
taire. Le général de Gaulle, artisan (Pas-de-Calais). eux un soulagement. Mais pour aucune valeur historique ou
des accords d’Évian, pouvait Il y rejoint les corps de les militaires d’active, ce jour symbolique ». Pour lui, le choix
difficilement s’opposer à ceux 20 000 anciens combattants est un échec. Et pour les harkis du 19 mars s’impose : « La guerre
qui voulaient les célébrer. Mais tombés en 1915 lors de la bataille et les pieds-noirs, c’est un jour d’Algérie est restée trop long-
il lui était pour autant difficile d’Artois, ainsi que ceux d’un de grand deuil, la fin de l’Algérie temps une guerre sans nom. Elle
d’officialiser une telle date : c’eût soldat inconnu de la guerre française, le jour où ils n’ont plus ne peut pas rester indéfiniment
été reconnaître que les « événe- de 1939-1945 et d’un déporté eu le choix qu’entre la valise et une guerre sans date. »
ments » d’Algérie n’étaient pas, inconnu de la Seconde Guerre le cercueil », explique M. Cléach.
comme on le disait à l’époque, de mondiale. À travers cette céré- Au Palais du Luxembourg, jeudi, Thomas Wieder
simples « opérations de maintien monie, la guerre d’Algérie est le 19 mars aura pour principal (25 octobre 2012)
de l’ordre ». Rappelons qu’il fallut symboliquement reliée aux

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attendre 1999 pour que la France grandes guerres du passé. Ses
reconnaisse qu’il y avait bien eu vétérans s’inscrivent dans la POURQUOI CET ARTICLE ? famille. Mais, pour les pieds-
une « guerre »… lignée des précédentes « géné- noirs et les harkis, dont certains
rations du feu ». Dans les années Querelle en apparence anodine furent victimes d’exactions et de
Alternative suivantes, le 16 octobre aura la voire ridicule, la question de la massacres après ce cessez-le-feu
C’est dans les années 1970 que faveur d’une partie des milieux date à laquelle doit être célé- qui n’en fut donc pas vraiment
la bataille autour du 19 mars anciens combattants, pour qui brée la fin de la guerre d’Algé- un, commémorer une telle date
s’est politisée. En 1971, la Fnaca la date a l’avantage de rappeler rie est pourtant l’une des plus est un affront. Sans parler des
lance une campagne nationale l’héroïsme des soldats et non une âprement disputées. C’est que soldats de métier, pour qui on
en direction des municipalités défaite de l’armée française. chacun des groupes qui ont été ne peut décemment commé-
pour que celles-ci baptisent des Pas plus que le 19 mars, toutefois, impliqués dans ce conflit n’en a morer une défaite, la deuxième
« rues du 19-mars-1962 » (il y en a le 16 octobre ne fait l’unanimité. pas la même vision, et que la fin d’affilée après celle d’Indochine.
environ 1 700 aujourd’hui, essen- Pour réconcilier les mémoires, de la guerre n’a pas été la même On voit par là comment une
tiellement dans des communes une troisième date fait l’objet pour tous. Ainsi le 19 mars, commémoration, destinée à
de gauche). À droite, la contre- d’un décret en 2003 : celle du date officielle du cessez-le-feu, l’origine à apaiser les mémoires
offensive est notamment menée 5 décembre. Elle ne correspond à constitue-t-il un bon souvenir, en rendant hommage au retour à
par deux jeunes députés, Alain rien, sinon à l’inauguration par digne d’être commémoré pour la paix, peut raviver les blessures
Griotteray et Charles Pasqua. Jacques Chirac, un an plus tôt, les anciens appelés, qui en ont mal cicatrisées d’une guerre
Cette mobilisation est efficace : d’un mémorial aux combattants fini ce jour-là avec un dur conflit dont on ne parvient pas à tour-
en 1975, un an après son élection d’Afrique du Nord, quai Branly à qui les tenait éloignés de leur ner la page.
à la présidence de la République, Paris. Aujourd’hui, à l’exception

24 Le rapport des sociétés à leur passé


en europe

à nos jours
idéologies et opinions

de la fin du xixe siècle

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L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
COMMUNISME
Dans la doctrine marxiste, état
Socialisme, communisme
ultime de l’histoire, où toute pro-
priété est abolie et où l’humanité
accède au bonheur. Les partis
et syndicalisme en
Allemagne depuis 1875
communistes poursuivent ce but
ultime, mais il n’a pu être mis en
œuvre dans aucun État où le parti
communiste a été au pouvoir.

L
IIE INTERNATIONALE
Association de partis politiques ’étude du socialisme, du communisme et du syndicalisme en
socialistes fondée en 1889. Les Allemagne depuis 1875 montre comment des idées politiques
communistes fondèrent une
IIIe Internationale en 1919.
et sociales se sont structurées et de quelle manière elles ont
été confrontées à la réalité. On voit également que les grands évé-
MARXISME-LÉNINISME nements ont marqué le pays : guerres mondiales, division pendant
Doctrine politique élaborée en
URSS et associant les idées poli- la guerre froide, expériences totalitaires avec le nazisme, mais aussi
tiques de Karl Marx et celles de avec la dictature communiste en RDA. Quels sont les liens entre
Lénine sur la façon de mener la
Révolution et d’organiser le pou- socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis
voir dans un état communiste. 1875 ? En quoi ont-ils été marqués par l’histoire du pays et suivant
SOCIAL-DÉMOCRATIE
quelles modalités en ont-ils été l’un des acteurs ?

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Désigne, dans le cas présent, une
idée politique qui associe des 1875-1919 : naissance et affirmation chefs, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont tués.
éléments socialistes réformistes du socialisme et du syndicalisme La division est profonde et durable entre le SPD et le
à l’acceptation des règles du libé- en Allemagne KPD. Le mouvement syndical, qui avait obtenu des
ralisme économique. lois sociales au début du XXe  siècle est un des plus
C’est en 1875 qu’apparaît un parti socialiste unifié importants d’Europe en nombre d’adhérents. Il éclate
SOCIALISME en Allemagne. Lors du congrès de Gotha, deux en 1919 entre un syndicat proche du SPD (l’ADGB), qui
Doctrine politique dont le sens partis socialistes s’unissent pour former le SAP privilégie la négociation, et un syndicat proche du
varie suivant le contexte. Pour (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands). En KPD (le RGO). L’arrivée au pouvoir du parti nazi en
les socialistes réformistes, il 1890, il prend le nom de SPD (Sozialdemokratische 1933 conduit à l’interdiction du SPD et du KPD, ainsi
Partei Deutschlands). Ce parti existe encore et a
désigne la volonté de faire que de tous les syndicats. De nombreux militants
gardé son nom d’origine. Il adopte les idées de Karl
évoluer les sociétés et les États sont déportés.
Marx, critiquant le capitalisme et appelant à une
dans le sens d’une plus grande
révolution prolétarienne pour une abolition de la
justice, notamment dans la propriété privée, et adhère à la IIe Internationale. De 1945 à nos jours : socialisme,
répartition des richesses. Les communisme et syndicalisme dans
communistes emploient aussi Dans un premier temps, le pouvoir s’oppose au un pays divisé puis réunifié
ce terme, mais pour désigner un socialisme. Le chancelier Bismarck fait voter une Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, SPD
régime politique dans lequel la loi antisocialiste en 1878. Dans les années 1890, ces et KPD se reconstituent. La division de l’Allemagne
propriété privée est abolie, au lois sont abolies et la majorité des membres du SPD va cependant avoir des conséquences décisives. En
profit de la propriété collective. évoluent vers des idées réformistes. La révolution 1949, la République fédérale d’Allemagne (RFA)
Il s’agit d’une étape sur la voie du russe d’octobre 1917 conduit à une fracture au sein est créée dans les zones d’occupations occidentales
communisme. du mouvement. et la République démocratique allemande (RDA)
dans la zone d’occupation soviétique. À l’Est, le
SOCIALISTES 1919 - 1945 : de la division SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands),
RÉFORMISTES à l’effacement communiste, devient un parti unique. Il dirige un
Socialistes qui souhaitent agir En janvier 1919, le parti communiste allemand, État qui est une démocratie populaire, c’est-à-dire
par la voie de la démocratie le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands) est une dictature strictement contrôlée par l’URSS.
pour accéder au pouvoir et fondé. Les plus radicaux de ses membres, appelés Toute revendication sociale y est interdite, les
transformer l’économie et les les Spartakistes en référence à Spartacus, chef des syndicats étant aux ordres du pouvoir. La révolte
sociétés par la voie légale. Ils esclaves révoltés de la Rome antique, lancent un des ouvriers de 1953 à Berlin-Est est très violem-
se distinguent des socialistes mouvement révolutionnaire. Les socialistes du SPD, ment réprimée. Le marxisme-léninisme devient
révolutionnaires, qui souhaitent réformistes et dirigés par Freidrich Ebert, dirigent la doctrine officielle, qui est enseignée dans les
une action immédiate, totale et depuis novembre 1918, le nouveau régime qui a rem- écoles et les universités. L’origine allemande de
radicale pour renverser les cadres placé l’empire : la République de Weimar. Ils décident Karl Marx est également exaltée. En RFA, le KPD
politiques et sociaux. de réprimer violemment la révolte spartakiste. Ses est interdit en 1956.

26 Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

DATES CLÉS
1875
Congrès de Gotha, fondation
d’un parti socialiste unifié, le
SAP.

1878
Lois antisocialistes.

1890
Création du SPD suite à l’unifi-
cation de plusieurs mouvements
socialistes.

1er JANVIER 1919
Création du KPD.

JANVIER 1919
Révolte des Spartakistes.

1933
Interdiction des partis politiques
par Hitler.

1946
Le SPD, qui est alors dans l’opposition car le pays est dernier dirigeant de la RDA, Erich Honecker, est exclu Création du SED.

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gouverné par la droite, avec les démocrates-chrétiens du parti, qui tente ainsi de trouver une certaine
du CDU/CSU, s’engage encore plus dans la voie du respectabilité. Pourtant, le parti n’a pas survécu à la 1949
réformisme. Lors du congrès de Bad-Godesberg en fin de la RDA. Son héritage est repris par un nouveau Création de la RFA et de la RDA.
1959, il abandonne toute référence au marxisme et parti socialiste, le PDS (Partei des Demokratischen
adopte les idées de la social-démocratie. Il s’intègre Sozialismus). Le SPD revient au pouvoir en 1998, avec 1953
à la vie politique, profitant de l’alternance et gouver- le chancelier Gerhard Schröder. Il choisit de s’allier Soulèvement ouvrier en RDA.
nant le pays à deux reprises, de 1969 à 1982, avec les avec le parti écologiste. La politique qu’il mène reste
chanceliers Willy Brandt puis Helmut Schmidt. Le attachée au libéralisme économique et mécontente 1956
syndicalisme suit la même voie réformiste. La DGB une partie de la gauche : une gauche qui ne se Interdiction du KPD en RFA.
(Deutscher Gewerkschaftsbund) adopte le principe de reconnaît plus dans la social-démocratie s’affirme
la cogestion, siégeant avec le patronat pour résoudre alors. Le PDS élargit son audience et prend le nom 1959
les conflits par la voie de la négociation. C’est le de Linkspartei (Parti de gauche) en 2005. L’ancien Congrès de Bad-Godesberg : le
cas du syndicat IG Metall, associé à la plupart des membre dirigeant du SPD, Oskar Lafontaine, le SPD adopte la social-démocratie.
décisions importantes dans le domaine de l’industrie rejoint la même année. En 2007 un nouveau parti
sidérurgique, par exemple. Pourtant, l’idée d’un est créé, intégrant le Linkspartei et le WASG 1969
socialisme radical ne disparaît pas totalement en (Wahlalternative Arbeit und soziale Gerechtigkeit) : Willy Brandt devient chancelier
RFA. Il est ravivé lors du mouvement de mai 1968 et le parti Die Linke obtient plus de 10 % des voix en de la RFA.
dans les années 1970 ; certains activistes s’engagent 2009. Le mouvement syndical a été lui aussi marqué
dans la voie du terrorisme, comme les membres de par cette évolution, avec le retour à des revendica- 1989
la bande à Baader. tions plus radicales de la part de certains militants. Chute du mur de Berlin, abandon
La réunification de l’Allemagne, le 3 octobre 1990, Pourtant, les six millions de syndicalistes allemands du rôle dirigeant du SED en RDA.
change la donne. Depuis 1989 et la chute du mur de restent très majoritairement attachés à la voie de la
Berlin, la SED a abandonné son rôle dirigeant. Le négociation. 1990
Réunification de l’Allemagne.

TROIS ARTICLES DU MONDE À CONSULTER 1998


Gerhard Schröder devient
• Rétro n° 8 : 15-16 novembre 1959 1. Le SPD envoie Karl Marx au musée p.. 30 chancelier.
(Henri de Bresson, 29 juillet 2009)
2005
• La longue nuit du PC de Berlin-Est p. 31-32 (Henri de Bresson, 10 décembre 1989) Le PDS devient le Linkspartei.

• Le SPD, laboratoire de la gauche européenne – Quel projet pour la social-démocratie ? p.32-33 2007
(Jean-Pierre Stroobants, 23 mai 2013) Création du parti Die Linke.

Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours 27


UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS
COGESTION
Composition :
Principe selon lequel une entre- Socialisme, communisme et syndicalisme
prise doit être administrée par
des représentants du patronat en Allemagne de 1945 à nos jours
et des salariats. Elle est mise en
place en Allemagne à partir de Analyse du sujet III. Le triomphe de la social-démocratie et le renou-
1951, où elle est fondée sur la Le sujet prend en compte trois aspects fonda- veau d’une gauche radicale
participation de syndicats puis- mentaux de l’engagement politique et social en 1. La social-démocratie du SPD de Gerhard Schröder :
sants, représentatifs des salariés. Allemagne : socialisme et communisme sont du sous le signe du libéralisme économique
domaine politique. Le syndicalisme, s’il n’est pas 2. Le réveil syndicaliste et la montée d’une gauche
DÉMOCRATIE LIBÉRALE nécessairement à gauche, trouve son origine histo- plus exigeante
Démocratie fondée sur des élec- rique dans des engagements proches du socialisme
tions représentatives, garantis- au début du XXe siècle. Il prend en compte la période Repères essentiels
sant les libertés individuelles. où l’Allemagne est divisée en zones d’occupations • RDA, RFA.
Elle est caractérisée par une (1945-1949), puis en deux États, la RFA et la RDA • Congrès de Bad-Godesberg, Linkspartei, PDS, SED, SPD.
séparation et un équilibre entre (de 1949 à 1990), ainsi que la période qui va de la • Cogestion, communisme, socialisme, social-
les pouvoirs législatifs-, exécutif réunification à nos jours. démocratie, syndicalisme.
et judiciaire. C’est le système mis
en place en RFA. Proposition de plan
I. La RDA et la toute-puissance du Parti communiste Ce qu’il ne faut pas faire
DÉMOCRATIE 1. L’arrivée au pouvoir du SED • Faire une partie sur le socialisme, une autre
POPULAIRE 2. La rhétorique marxiste-léniniste et la justification sur le communisme, une troisième
Démocratie dans laquelle le d’un état totalitaire sur le syndicalisme (« plan à tiroirs »).
peuple est théor iquement II. La RFA et le tabou du communisme • Ne pas tenir compte du contexte général
au pouvoir à travers le Parti 1. La guerre froide et l’ennemi communiste : inter- en ne soulignant pas les moments clés

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communiste, qui représente diction du KPD de l’histoire du pays.
le prolétariat. La RDA en est un 2. Du marxisme à la social-démocratie : la reconver- • À l’inverse, « raconter » l’histoire de l’Allemagne,
exemple. Dans les faits, il s’agit sion du SPD en ne faisant que ponctuellement allusion
d’une dictature dans laquelle le 3. Temporisation du mouvement syndical : la aux termes du sujet.
parti confisque le pouvoir et les cogestion
libertés.

ÉTAT TOTALITAIRE
Système politique dans lequel

DOCUMENT CLÉ
l’État, structuré par une idéologie
officielle, contrôle totalement la
société et prive les citoyens de
leurs libertés individuelles. Ce fut
le cas en RDA.
Portraits de Karl
Liebknecht et de
GAUCHE RADICALE Rosa Luxemburg
Terme désignant les partis qui
défendent une lutte radicale
contre toutes les formes d’oppres-
sions liées au capitalisme.
Son emploi est très large. Il peut
désigner des partis s’inscrivant
dans le jeu démocratique, mais
aussi des mouvements qui, dans
les années 1970, peuvent aller
jusqu’à l’emploi du terrorisme.

MOUVEMENT OUVRIER
Ensemble des actions militantes,
portées par les syndicats, mais
aussi par toutes les formes
R osa Luxemburg et Karl Lieb-
knecht sont membres du
SPD, le parti social-démocrate
du parti, en particulier lors du
déclenchement de la Première
Guerre mondiale. En opposition
le Parti communiste allemand
(KPD). Leurs discours militants
leur valent de nombreuses peines
d’engagements associatifs ou allemand. Défenseurs d’un totale avec le SPD qui vote les cré- d’emprisonnement et ils trouvent
individuels, qui militent pour marxisme radical, leurs posi- dits de guerre, ils fondent la Ligue la mort lors des soulèvements
l’amélioration des conditions de tions les éloignent petit à petit spartakiste, qui devient ensuite de 1919.
vie et de travail des ouvriers.

28 Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours


UN SUJET PAS À PAS

PERSONNAGES
Étude critique de document : CLÉS
Étudiez de façon critique le document en insistant en KARL MARX (1818-1883)
particulier sur le contexte dans lequel il a été élaboré. Vous Philosophe allemand, il analyse
l’histoire de l’humanité comme
montrerez en quoi il est révélateur des permanences et des le résultat d’une perpétuelle lutte
des classes. Pour remporter celle-
changements du socialisme allemand. ci, le prolétariat, dont Marx se
veut le défenseur, doit s’organiser
Analyse du sujet à l’échelle internationale en vue
Le programme du Parti social-démocrate La consigne qui accompagne le document est d’instaurer une « dictature du
allemand (SPD), défini au congrès de détaillée et indique clairement sur quoi il faudra prolétariat », étape transitoire en
Bad Godesberg, en RFA, en 1959 mettre l’accent dans l’analyse. Il est explicite- vue de l’avènement de la société
ment demandé de porter un regard critique sur communiste qu’il érige en idéal.
Valeurs fondamentales du socialisme : nous le document et de le replacer dans son contexte, Avec Friedrich Engels, il fonde en
nous opposons à toute dictature, toute forme pour bien en comprendre le sens et la portée. On 1847 la Ligue des communistes et
de domination totalitaire et autoritaire où la précise également qu’il est nécessaire de restituer rédige le Manifeste du parti commu-
dignité de l’homme est méprisée, sa liberté ce document dans le cours de la longue et chaotique niste en 1848.
supprimée et ses droits réduits à néant. Le histoire du SPD.
socialisme ne se réalisera que par la démocratie ; ERICH HONECKER
la démocratie ne peut s’accomplir que par le Problématique (1912-1994)
socialisme. [...] Les communistes se réclament En quoi la rupture opérée au congrès du SPD de Bad Emprisonné dans les années 1930
à tort de la tradition socialiste. En réalité, ils Godesberg en 1959 peut-elle être considérée comme du fait de son engagement commu-
en ont trahi la pensée. Les socialistes veulent le fruit d’une lente maturation ? niste, il est libéré en 1945 et promu
instaurer la liberté et la justice, tandis que les au sein de la nouvelle RDA. Leader
Proposition de plan

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communistes exploitent les divisions sociales du SED, il orchestre la construction
pour installer la dictature de leur parti. L’État : I. Un contexte de guerre froide du mur de Berlin en 1961, avant de
la division de l’Allemagne menace la paix. La Montrez les nombreuses allusions au contexte prendre la tête du pays en 1971. Il
surmonter est indispensable pour le peuple de guerre froide et de division de l’Allemagne qui quitte le pouvoir en 1989, juste
allemand. Le Parti social-démocrate allemand se jalonnent le texte. Celles-ci permettent de com- avant l’effondrement du mur, et
reconnaît dans une démocratie où l’autorité de prendre pourquoi le SPD se détourne du marxisme, s’exile au Chili, où il meurt en 1994.
l’État émane du peuple et où le gouvernement considéré comme un attribut du bloc soviétique.
est toujours responsable devant le Parlement. WILLY BRANDT (1913-1992)
[...] L’expansion économique : le but de la poli- II. Une rupture dans l’histoire du socialisme Engagé très jeune dans des mouve-
tique économique du Parti social-démocrate allemand ments socialistes, dès 1929, il s’oppose
est l’accès de tous à la prospérité croissante. Expliquez en quoi l’abandon du marxisme, même au nazisme. Pendant la guerre, il se
[...] La libre consommation et le libre choix de s’il s’explique par le contexte du congrès, constitue réfugie en Norvège et résiste au
l’emploi sont des points fondamentaux ; la libre malgré tout pour le SPD une véritable révolution et régime nazi, qui le déchoit de la natio-
concurrence et la libre entreprise sont des élé- une rupture avec son histoire. nalité allemande. En 1948, il adhère
ments importants d’une politique économique au SPD, qu’il dirige de 1964 à 1987.
social-démocrate. [...] Une économie totalitaire III. Le résultat d’une lente évolution idéologique De 1969 à 1974, il devient le premier
ou dictatoriale détruit la liberté. C’est pourquoi Mettez en lumière les évolutions qui laissaient chancelier social-démocrate en RFA.
le Parti social-démocrate approuve un marché présager et ont finalement mené à cette rupture,
libre où règne la concurrence. Notre parcours : qui n’est donc pas aussi radicale qu’on pourrait le GERHARD SCHRÖDER
le mouvement socialiste accomplit une mission croire au premier abord, mais est au contraire le (NÉ EN 1944)
historique. Il est né d’une protestation naturelle point final d’un long processus de rénovation Membre du SPD depuis 1963, député
et morale des travailleurs salariés contre le sys- interne du SPD. depuis 1980, puis président du Land
tème capitaliste. [...] Éliminer les privilèges des de Basse-Saxe dans les années 1990,
classes dirigeantes et donner à tous les hommes il accède à la chancellerie en 1998.
liberté, justice et bien, c’est là tout le sens du
Ce qu’il ne faut pas faire Allié aux écologistes, il gouverne
socialisme. Malgré de lourds revers et nombre • La formulation de la consigne laisse clairement durant sept ans, au cours desquels
d’erreurs, le mouvement ouvrier a pu, aux xixe et apparaître le plan attendu. Mieux vaut donc il lance de vastes réformes impo-
xxe siècles, gagner la reconnaissance d’un grand éviter d’en choisir un autre. pulaires qui lui valent les critiques
nombre de ses revendications. • Attention à ne pas présenter le congrès de son propre camp. Retiré de la
seulement comme une rupture radicale ou vie politique depuis sa défaite
(Extraits de la déclaration finale du congrès comme un épiphénomène : il faut au contraire électorale de 2005, il jouit désor-
du Parti social-démocrate allemand, à Bad montrer qu’il est un tournant, mais que celui-ci mais d’une forte popularité car ses
Godesberg, RFA, 1959.) était prévisible et résulte d’une évolution réformes douloureuses sont consi-
entamée de longue date. dérées comme la cause de l’actuelle
prospérité allemande.

Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours 29


LES ARTICLES DU

Rétro n° 8 : 15-16 novembre 1959


1. Le SPD envoie Karl Marx au musée
Lors d’un congrès extraordinaire à Bad-Godesberg, le Parti social-démocrate alle-
mand abandonne toute référence au marxisme

C
’est dans la salle des fêtes tive privée. » Le SPD réclame un Longtemps pacifiste et hostile Rovan, « sortir du ghetto de son
de Bad-Godesberg, petite nouvel « ordre économique et à tout réarmement, il se électorat traditionnel voisin de
ville au sud de Bonn, social » fondé sur les valeurs de prononce en faveur d’une 30 % » et faire peau neuve.
que le Parti social-démocrate liberté, de justice et de solidarité. défense nationale mais souligne Trente ans avant la chute du
allemand (SPD) choisit de faire Influencé par de jeunes éco- que la République fédérale « ne mur de Berlin, le SPD se guérit
ce qui apparut au fil du temps nomistes comme Karl Schiller, doit ni produire ni utiliser de sa sclérose doctrinale. Aux
comme une révolution. Du 13 qui a comme devise « libre des armes atomiques ». Enfin, élections de 1961, Willy Brandt, le
au 15 novembre 1959, 340 délé- concurrence autant que pos- pour mieux séduire l’électorat maire de Berlin, un des artisans
gués révisent, lors d’un congrès sible, planification autant que chrétien, le SPD affiche son de ce tournant réaliste, est candi-
extraordinaire, les tables de la nécessaire », et le futur chancelier anticommunisme et « renonce dat à la chancellerie. En 1966, il
loi du SPD et suppriment toute Helmut Schmidt, le programme à la séparation de l’Église et de participe à un gouvernement
référence au marxisme. Erich de Bad-Godesberg défend le l’État ». dirigé par la CDU. Et, en 1969, il
Ollenhauer, le président du capitalisme mais ne renonce pas La presse française, y compris devient chancelier.
SPD, se défend de tout « esprit à le réguler. La propriété privée Le Monde, traite avec discrétion Dès lors, le congrès de
d’abdication et de résignation », doit être encouragée « tant qu’elle Bad-Godesberg. « On a voulu Bad-Godesberg devient l’étalon

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mais souligne que si son parti n’empêche pas la mise en place présenter ce congrès doctrinal de la mutation doctrinale. De
reste fidèle à Marx il ne sera d’un ordre social juste ». Mais comme celui de la rupture avec manière récurrente, le Parti
plus « qu’une secte condamnée il insiste sur la nécessité d’un l’idéologie marxiste, écrit l’en- socialiste français est accusé de
à disparaître ». contrôle public sur l’économie, voyé spécial du Monde […]. Si n’avoir toujours pas accompli
Au terme de trois jours de encourage la cogestion et n’exclut rupture il y a, c’est bien plutôt « son Bad-Godesberg ». Pourtant,
débats, « attentivement suivis pas la nationalisation en jugeant avec toute forme d’idéologie et dès 1982, en choisissant une
mais rarement animés », note légitime une « mise en commun de perspectives à long terme. » politique de rigueur dans le
l’envoyé spécial (anonyme) du des moyens de production » De fait, le parti d’Heidelberg cadre de l’économie de marché,
Monde, le nouveau programme là « où il n’est pas possible de a amorcé sa mue réformiste François Mitterrand avait
du SPD, qui rompt avec le garantir par d’autres moyens un aux congrès de Berlin (1954) abandonné la rupture avec le
précédent d’Heidelberg en ordre sain des conditions dans et de Stuttgart (1958) qui capitalisme.
1925, est largement adopté, par lesquelles s’exerce le pouvoir préfigurent l’aggiornamento Mais, en faisant une « paren-
324 voix contre 16. Le SPD se économique ». de Bad-Godesberg. Après trois thèse », le PS de Lionel Jospin
définit d’emblée comme « le défaites électorales successives, refusa de théoriser cette
parti de la liberté de l’esprit » Mutation doctrinale en 1949, en 1953 et en 1957, conversion réformiste. Ce n’est
et « des réformes ». Il arbore un D’autres ruptures se produisent où la CDU-CSU du chancelier qu’en juin 2008 que le PS s’est
« socialisme démocratique » qui à Bad-Godesberg. Le SPD adopte Adenauer creuse l’écart, Erich enfin défini officiellement
« prend racine en Europe dans les principes de la démocratie Ollenhauer accélère le rythme comme « un parti réformiste ». 
l’éthique chrétienne, dans l’hu- parlementaire. Il se montre de la mutation. Pour accéder au
manisme et dans la philosophie favorable à la perspective d’une pouvoir, le SPD devait, selon la Michel Noblecourt
classique ». réunification de l’Allemagne. formule de l’historien Joseph (29 juillet 2009)
Sur le plan économique, la
social-démocratie se convertit à
l’économie de marché. La plate- POURQUOI CET ARTICLE ? Marx au profit de valeurs issues politique de la RFA, pays fortement
forme de Bad-Godesberg affirme du christianisme, de l’humanisme ancré dans le bloc de l’Est dans le
que le dogme du « passage de la Cet article revient sur l’un des et de la philosophie. Un enjeu contexte de la guerre froide. Il
propriété privée à la socialisa- moments clés du socialisme en économique, avec la conversion à s’agissait également de trouver des
tion des moyens de production Allemagne : le congrès de Bad- l’économie de marché. Un enjeu valeurs communes dans la perspec-
est abandonné. Les bases de Godesberg. Le SPD opère une social, avec l’appel à davantage de tive de la construction européenne.
la politique économique sont transition complète vers la social- justice et de solidarité, sanction- Une transition qui a permis au
désormais le libre choix de la démocratie, dont l’article montre nant l’ancrage à gauche du parti. Il parti de revenir aux affaires, dans
consommation et du lieu de tous les enjeux. Un enjeu idéolo- s’agissait pour les membres du SPD les années 1960, en répondant aux
travail, ses éléments essentiels gique : abandon de la référence à de s’intégrer pleinement à la vie attentes des citoyens.
la libre concurrence et l’initia-

30 Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours


LES ARTICLES DU

La longue nuit du PC de Berlin-Est


À l’issue de débats confus, le Parti communiste de RDA s’est donné un nouveau chef,
avant de décider de changer de nom et de programme.
Nommé, samedi matin majorité qualifiée, le congrès poste de travail tant la décep- qu’il était plus facile de faire
9 décembre, président du PC avait voté auparavant dans la tion des gens serait grande. Tel des discours que de prendre des
est-allemand, l’avocat Gregor nuit pour abandonner le nom autre enfin avouait sa peur de mesures concrètes et réelles.
Gysi a déclaré que le parti de Parti socialiste unifié d’Alle- se déclarer encore membre du L’incapacité d’organiser en si
devait définir une nouvelle voie, magne (SED), sous lequel le PC parti dans son entreprise, affir- peu de temps un débat véri-
caractérisée, notamment, par avait été créé en 1946 lors de la mant que ses collègues avaient table sur le futur programme du
une « démocratie radicale ». À fusion forcée de l’ancien Parti cessé de lui adresser la parole. parti donnait un aspect quelque
Prague, les négociations entre communiste et du Parti social- Certains auraient souhaité des peu cosmétique aux réformes
le pouvoir et l’opposition démocrate de la zone d’occu- solutions beaucoup plus radi- de structures envisagées. Il ne
ont abouti, vendredi soir, à pation soviétique. Le nouveau cales. Un délégué d’Erfurt est s’est pas passé cinq jours en
un accord pour la formation nom du parti ne sera toutefois venu proposer la dissolution effet entre la dissolution de
d’un gouvernement où les décidé que le week-end pro- pure et simple du parti. Il s’est l’ancien comité central et celle
communistes seront minori- chain. Le congrès extraordi- fait accueillir par des sifflets. La de l’ancien bureau politique, et
taires. À Sofia, le comité central naire reprendra en effet ses proposition, qui reflète néan- l’ouverture du congrès.
a procédé à un remaniement travaux dans une semaine pour moins un courant encore mino-
important de la direction du débattre des grandes lignes des ritaire, a été repoussée dans la
Rompre avec le passé
stalinien
parti, qui renforce la position nouveaux programmes et des nuit par le Congrès. Le premier
Le report de la décision sur le
de M. Mladenov, successeur de statuts dont il entend se doter. ministre, M. Hans Modrow,
nouveau nom du parti corres-

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M. Jivkov, lequel a été exclu du était lui-même intervenu avec
Dissolution refusée pond à une certaine logique.
comité central. À Moscou enfin, véhémence, à la reprise des
Après avoir accepté d’ouvrir le Des délégués avaient fait valoir
le comité central s’est réuni, travaux à huis clos, contre une
congrès à la presse, les délégués qu’il ne s’agissait pas de mettre
samedi matin, à trois jours de la telle extrémité, affirmant que
n’ont cessé de manifester à son la charrue devant les bœufs.
session du Congrès des députés, son gouvernement avait besoin
égard leur hostilité, applaudis- L’élection du comité directeur et
dans une atmosphère tendue, de s’appuyer sur un parti en
sant bruyamment dès que l’on du nouveau président du parti
en raison des mises en garde état de fonctionnement pour
demandait aux journalistes n’a pas lui non plus donné lieu
répétées des conservateurs. poursuivre les réformes.
d’interrompre l’interview des à de réels débats.
Selon les délégués le Premier
Berlin-Est de notre dirigeants et de regagner leur Les listes de candidats à la
ministre aurait appelé le
envoyé spécial place à l’issue des interruptions parti à ne pas prendre trop
direction avaient été arrêtées
La nuit a été très longue dans de séance. d’avance par les conférences
de risques et aurait fait valoir
le stade couvert du célèbre La presse a fini par être prise régionales de délégués, et il n’y
que M. Gorbatchev lui-même
club Dynamo de Berlin-Est où comme bouc émissaire au a eu que quelques candidats
aurait demandé de se montrer
les 2 800 délégués du congrès milieu de la nuit et priée de en plus du nombre prévu de
prudent, car un échec en RDA
extraordinaire du Parti com- vider les lieux alors que l’on membres du comité directeur.
menacerait tout mouvement
muniste est-allemand ont élu, se disputait dans les rangs sur L’avocat Gregor Gysi a été de la
de réformes en Europe de l’Est.
samedi 9 décembre, aux pre- la manière de poursuivre les même manière le seul candidat
Le congrès parviendra-t-il à
mières heures du jour, l’avocat débats. pour la présidence. Le maire de
donner au pays l’image d’un
Gregor Gysi, quarante et un ans, Ceux-ci ont fait ressortir Dresde, M. Wolfgang Berghofer,
nouveau départ ? Les nouveaux
président d’un parti sans nom, l’énorme pression qui pèse qui a présidé les débats au cours
dirigeants avaient bien senti, en
dont la structure de direction actuellement sur les militants de la nuit et qui passait pour l’un
avançant d’une semaine la date
a été entièrement changée. Les du parti. Tel délégué est venu des candidats les plus sérieux,
d’ouverture de ce congrès, que
délégués ont ensuite procédé dire que dans son entreprise avait renoncé par avance à se
le vide politique dans lequel
à l’élection d’un comité direc- le parti avait dû se retirer sous présenter contre M. Gysi. Dans
le pays s’enfonce en raison de
teur (Vorstand) d’une centaine la menace de grèves. Tel autre son discours à l’ouverture du
l’absence de force politique
de membres pour remplacer que, si l’on n’était pas capable congrès, ce dernier s’est pro-
capable de représenter réelle-
l’ancien comité central. Il n’y de s’entendre sur des décisions noncé avec force pour une
ment la population présentait
a plus ni bureau politique concrètes, il ne serait pas à rupture radicale avec le passé
un risque grave. Mais le dérou-
ni secrétaire général. À une même de regagner lundi son stalinien de la RDA. Avec des
lement des travaux a montré
accents qui rappelaient certains

Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours 31


LES ARTICLES DU

débats socialistes en France à la et les privilèges que s’étaient Il a rappelé qu’il était prêt à p e r s p e c t ive concernant
fin des années 1970, il a reven- assurés les anciens dirigeants un renforcement considérable l’avenir des deux Allemagnes
diqué une « troisième voie » seraient menées jusqu’au bout. de la coopération avec l’Alle- devait être laissée pour le
socialiste entre les errements du Il a également défendu la disso- magne fédérale et a indiqué futur.
passé et une domination par le lution de l’ancien ministère de que, si l’on pouvait avancer
« complexe militaro-industriel la Sécurité d’État (Stasi). Il s’est dans la voie de structures Henri de Bresson
international ». « Notre combat, prononcé pour la suppression confédérales, toute autre (10 décembre 1989)
a-t-il dit, vaut contre toutes les des « groupes de combat » de
structures monopolistiques de la classe ouvrière, que le gou-
POURQUOI CET ARTICLE ?
domination, que ce soit dans vernement avait déjà décidé en
En décembre 1989, l’« au- principes de la démocratie et
l’économie, la politique, la vie début de semaine de désarmer.
tomne des peuples » conduit les libertés fondamentales, le
intellectuelle. Cette troisième De son côté, M. Modrow, le
à la chute des régimes com- but étant de sauver le parti, et
voie vers le socialisme que Premier ministre, auquel il était munistes en Europe centrale avec lui l’État de RDA, en lui
nous voulons se caractérise revenu de prononcer la pre- et orientale. Les partis com- donnant de nouveaux diri-
par une démocratie radicale, mière allocution du congrès, a munistes, face à la pression geants capables d’assurer la
l’État de droit, l’humanisme, consacré celle-ci à un plaidoyer du peuple, abandonnent pro- transition vers la démocratie.
la justice sociale, la protection en faveur de l’existence de deux gressivement leur rôle diri- On sait que cette tentative fut
de l’environnement, l’égalité États allemands. « Stabilisons geant et tentent de se rénover vaine et que la RDA disparut.
de la femme. Il ne s’agit pas ce pays en toute souverai- pour survivre politiquement En revanche, l’héritage de la
de changer la tapisserie, nous neté. Ne nous laissons pas dans un contexte pluraliste. SED rénovée a perduré grâce à
voulons un nouveau parti », a acheter par la République L’article montre le climat l’action de certains de ses diri-
d’effervescence qui règne geants, qui se sont intégrés à
proclamé M. Gysi avec force fédérale. La réunification
alors dans les instances diri- la gauche allemande après la
sous les acclamations de la salle. n’est pas à l’ordre du jour »,
geantes de la SED. Le constat réunification, que ce soit dans
Le nouveau président du parti a-t-il proclamé en soulignant du divorce entre l’opinion et le cadre du SPD ou bien du

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a également rappelé que les le danger d’un « chauvinisme le parti conduit à admettre les Linkspartei.
enquêtes sur les abus de pouvoir grand-allemand ».

Le SPD, laboratoire de la gauche


européenne – Quel projet pour
la social-démocratie ?
La création de l’Alliance progressiste pourrait être le signe d’un nouveau discours sur
l’Europe et la mondialisation

L
es intéressés minimisent On peut s’étonner qu’il ait fallu le dit Jean-Michel De Waele, doyen au fonctionnement d’une Europe
soigneusement sa portée, tant de temps à des dirigeants de la faculté des sciences politiques qui n’est plus perçue comme un
mais la création, en marge socialistes pour s’émouvoir du de l’Université libre de Bruxelles. Il moteur de la démocratie mais
de l’Internationale socialiste fait que « leur » Internationale ait prépare, avec d’autres auteurs, un comme une menace pour celle-ci.
(IS), d’une « Alliance progres- abrité aussi longtemps le Tunisien Manuel pour la social-démocratie en « Aucun politologue ne peut m’ex-
siste » en est le signe le plus Ben Ali ou l’Égyptien Moubarak : Europe, à paraître en septembre à pliquer qu’une démocratie regrou-
évident : la social-démocratie jusqu’au « printemps arabe » – que Londres. pant 500 millions d’habitants sur
européenne se cherche et tente la social-démocratie européenne Dans le nord de l’Union euro- un territoire aussi divers soit ima-
d’élaborer une doctrine, un n’avait, pas plus que d’autres, péenne, le projet dévolu à l’Alliance ginable », note par exemple René
projet, une initiative un tant vu venir –, ni le SPD ni d’autres progressiste est plus clair : il s’agit Cuperus. Cet historien néerlandais
soit peu fédératrice. n’étaient troublés par cette étrange de se distancier des partis du Sud, collabore à la fondation Wiardi
Le SPD est à l’origine de la situation. Elle était pourtant « ter- perçus comme archaïques, mais, Beckman, le groupe de réflexion
manœuvre et aurait déjà séduit rible, invraisemblable pour des pro- aussi, de remettre en question du Parti social-démocrate néerlan-
plus de 70 autres formations. gressistes et démocrates », comme l’adhésion, souvent sans réserve, dais (PVDA), et à Policy Network,

32 Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours


LES ARTICLES DU

une institution britannique qui, le politologue belge. Pour lui, les pas cher et 30 heures de travail globalisé qu’en transférant « tous
à travers une initiative baptisée récentes élections italiennes ont hebdomadaires ? » les pouvoirs à Bruxelles ».
« Amsterdam Proces », ambitionne symbolisé les carences actuelles de René Cuperus, de son côté, Jean-Michel De Waele ne va pas
de réinventer le message de la la social-démocratie. « On a assisté insiste : sans remise en ques- aussi loin. Il déplore cependant que
social-démocratie. à une victoire de la droite en raison tion d’un projet européen « qui la social-démocratie donne l’im-
« L’Europe affirme qu’elle est un de la seule incapacité de la gauche n’a plus de majorité », la social- pression de ne plus avoir « ni réfé-
bouclier contre la mondialisation, à convaincre. Et que l’on ne me dise démocratie se fourvoiera défi- rences, ni idées, ni débats ». Et plus
mais, en définitive, elle en est une pas que cela est uniquement dû nitivement. « Aussi longtemps de véritable leader non plus. « La
courroie de transmission », expli- aux talents de communication de qu’elle a apporté le bien-être et droite a sans doute gagné ce qu’An-
quait récemment M. Cuperus dans M. Berlusconi ! » le progrès, l’Europe était tolérée. tonio Gramsci appelait la “bataille
le magazine belge Knack. D’où sa Plus généralement, analyse M. De Lorsqu’elle est devenue source de culturelle”, mais elle ne va pas vrai-
critique du fait que, pour la social- Waele, « la social-démocratie peine conflits et de chômage, le soutien ment mieux que la gauche. C’est
démocratie européenne, l’adhésion à prendre en compte les transfor- est devenu très mince », affirme donc désormais une crise du sys-
à l’Europe soit devenue « une idéo- mations du monde moderne. Elle l’historien. tème démocratique qui menace »,
logie de substitution ». « Le tout-à- n’arrive pas à renouveler sa pensée Il a d’ailleurs surpris son propre estime le professeur belge. Son
l’Europe serait une bonne chose, sur la mondialisation, ni sur les camp en appuyant le récent confrère néerlandais la voit poindre
mais en pratique, les sociaux- grands thèmes contemporains : le discours du Premier ministre même en Allemagne où, souligne-
démocrates soutiennent ainsi un vieillissement, les migrations, la conservateur britannique, David t-il, « le clash de type populiste
projet néolibéral, qui heurte la sécurité, la solitude, la politique Cameron, sur l’Europe. Parce qu’il entre l’élite et le peuple n’a pas
démocratie et ne rencontre pas de la ville… » Sa réflexion conduit aurait insisté sur la nécessité de encore eu lieu ». Et, si tel était le cas,
d’écho à la base. Une situation tota- ce social-démocrate à des ques- « retrouver le contact avec la qu’adviendrait-il de l’Europe et de
lement schizophrène », estime-t-il. tions qui seront au cœur de son population » à propos du projet la gauche ? « Une idée angois-
Au lieu de favoriser la gauche, la ouvrage : « Où est l’indispensable européen. Et parce qu’il a remis en sante », juge M. Cuperus.
crise économique et financière a utopie de la gauche ? Et qu’est- question « une fable éternelle »,
illustré ses faiblesses, estime quant ce donc cette “société du bon- celle qui voudrait que l’Europe Jean-Pierre Stroobants
à lui le professeur De Waele. « Elle heur” qui nous était promise : l’iPad ne puisse survivre dans le monde (23 mai 2013)
n’a pas su capitaliser sur sa critique

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du néolibéralisme. En réalité, les
crises ne sont pas bonnes pour POURQUOI CET ARTICLE ? tie plus modérée. C’est pourquoi, d’autres comme étant l’initiateur
elle. Elle est apte à partager les en France, les jugements à son d’un mouvement de glissement à
fruits de la croissance, pas les effets Le SPD est souvent considéré égard ont toujours été ambiva- droite des gauches européennes
de la crise. Et elle est, sauf rares comme un parti socialiste d’avant- lents. Alors que certains estiment dont il faudrait donc se détourner.
exceptions, incapable d’élaborer garde : il est à la fois un des plus qu’il est « en avance » et que les Quoi qu’il en soit, le SPD demeure
une alternative pour les vrais per- vieux d’Europe et un de ceux qui a socialistes français devraient le ainsi, en bien ou en mal, une réfé-
dants de la mondialisation. Elle le plus tôt et le plus radicalement prendre pour modèle en procé- rence incontournable de tout dé-
doit, par ailleurs, bien admettre que tourné le dos au marxisme pour dant eux aussi à un aggiornamen- bat sur le socialisme européen, et
le cadre européen qu’elle défend se convertir à une social-démocra- to idéologique, il est vilipendé par notamment français.
n’est pas protecteur », diagnostique

Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours 33


L’ESSENTIEL DU COURS

NOTIONS CLÉS
BOURRAGE DE CRÂNE
Expression inventée par les
Médias et opinion
« poilus » de 1914 pour désigner
l’action de la propagande, voire de
la censure, qui contrôlait l’informa-
publique dans les grandes
crises politiques en France
tion donnée pour éviter de briser
le moral des troupes et de l’arrière.

CRISE POLITIQUE

depuis l’affaire Dreyfus


Moment clé de l’histoire politique
d’un pays au cours duquel celui-ci
devient difficilement gouvernable.
La crise politique peut être liée à
des éléments internes ou bien au

P
contexte international.
resse écrite, radio, télévision, Internet… depuis la fin du
DREYFUSARD/ XIXe siècle, la France a connu une véritable révolution média-
ANTIDREYFUSARD tique. Celle-ci a accompagné la vie de la République, à la
Partisan de l’innocence ou de la
culpabilité du capitaine Alfred fois dans son enracinement, mais aussi dans ses crises. En effet,
Dreyfus, accusé d’espionnage au les médias révèlent les opinions exprimées dans le pays mais les
profit de l’Allemagne en 1894.
Cette division profonde de l’opi-
façonnent également, surtout depuis que la loi du 29 juillet 1881 a
nion traversa parfois même des garanti la liberté d’expression et a donné ses limites, qui sont l’in-
familles et cristallisa toutes les
terdiction de la diffamation et de l’appel à l’atteinte aux biens d’au-

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passions du moment : anticlé-
ricalisme, antimilitarisme d’un trui et à la sécurité publique. Lors de certains moments clés qui
côté, antisémitisme, nationa- engagent le destin du pays, le lien entre médias et opinion publique
lisme de l’autre, sans pour autant
recouvrir totalement le clivage devient déterminant. La France a, en effet, connu un certain nombre
droite-gauche. de crises politiques, c’est-à-dire de moments où le destin du pays
LIGUES a ou aurait pu basculer, qui se sont caractérisées par des fractures
Mouvements nationalistes, profondes au sein de l’opinion publique.
souvent d’extrême droite, issus
des mouvements d’anciens
Comment les médias ont-ils été des acteurs lors des grandes crises
combattants de la Première politiques ? Quels engagements ont-ils révélés et quels furent leurs
Guerre mondiale et organisés rapports avec l’opinion publique ?
de façon parfois paramilitaire.
On peut citer le mouvement des
Croix-de-Feu, dirigées par le colo- Les médias et l’enracinement de l’idée
nel de la Roque. républicaine (1894-1918)
Au début du XXe siècle, l’action des médias – à
LOI DU 29 JUILLET 1881
cette époque, il s’agit essentiellement de la presse
S’inscrivant parmi les grandes lois
écrite – est fondamentale pour comprendre com-
sur les libertés, fondatrices de la
ment la République s’affirme et comment se
République, elle garantit la liberté définit la nation française.
d’expression, sauf provocation au
meurtre, au vol ou à l’incendie. Deux grandes crises la marquent en effet. Tout d’abord
l’affaire Dreyfus. Elle survient alors que la diffusion
MÉDIA de la presse s’accroît. Les lois scolaires de Jules Ferry
Terme latin repris en français et ont, en effet, fait progresser l’alphabétisation. Plus
signifiant « moyen ». Il désigne nombreux, les journaux voient leur coût baisser, et
tous les moyens de communica- leur présence dans les lieux de sociabilité, comme les politique. Le 1er novembre 1894, le journal d’extrême
tion – presse écrite, radio, télévi- cafés, augmentent encore leur lectorat. Il s’agit pour droite, très antisémite, La Libre Parole, d’Édouard
sion, Internet – et tout spéciale- l’essentiel d’une presse d’opinion marquée par le grand Drumont, accuse le capitaine Dreyfus, qui est juif,
ment ceux qui s’adressent aux débat du moment, portant sur la laïcité. À gauche, on de trahison et d’espionnage au profit de l’Allemagne.
masses, c’est-à-dire à un nombre trouve L’Humanité, à droite, La Croix, par exemple. Dreyfus est condamné. Une partie de la presse
important de personnes recevant Cette politisation de la presse va faire naître l’affaire prend alors sa défense. Le terme d’« intellectuel »
le même message. Dreyfus et contribuer à en faire un moment de crise est alors forgé pour désigner les journalistes qui s’y

34 Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

expriment. Deux textes se distinguent dans cette relayent les informations, comme Libération  ; DATES CLÉS
presse : le « J’accuse » d’Émile Zola dans L’Aurore et Radio Londres est écoutée clandestinement. Le
« Les preuves » de Jean Jaurès dans La Petite République. 19 décembre 1944, le journal Le Monde est fondé, 29 JUILLET 1881
Cette bipolarisation de la presse reflète et alimente succédant au Temps. Il accompagne le retour à l’ordre Loi sur la liberté d’expression.
celle de l’opinion et contribue à surmonter la crise avec républicain.
la réhabilitation de Dreyfus en 1906 et donc la victoire 1894
des dreyfusards, le tout dans un contexte de victoire Début de l’affaire Dreyfus.
de la laïcité avec les lois de 1905.
La Première Guerre mondiale a constitué une autre 13 JANVIER 1898
épreuve pour la République. L’« union sacrée » de tous Publication dans L’Aurore du
les partis politiques conduit aussi à un strict contrôle « J’accuse » de Zola.
de la presse pour éviter le défaitisme, notamment
en 1917 alors que le moral des troupes et de l’arrière 1906
faiblit. Certains journalistes dénoncent toutefois ce Dreyfus est réhabilité.
« bourrage de crâne » : en 1915, Maurice et Jeanne
Maréchal fondent Le Canard enchaîné, hebdomadaire 1915
satirique. Fondation du Canard enchaîné.

Médias entre crises et guerres 6 FÉVRIER 1934


(1918-1945) Manifestation des ligues d’extrême
Dans les années 1930, la crise économique frappe Médias et opinion dans les crises droite devant l’Assemblée natio-
le pays et conduit à raviver les tensions. Depuis des IVe et Ve Républiques nale. L’intervention de la police fait
le lendemain de la Première Guerre mondiale, (1946 à nos jours) 15 morts.
répondant à la « brutalisation » des sociétés lors Les médias accompagnèrent les Français dans
du conflit, des partis politiques aux choix plus la guerre d’Algérie. Celle-ci aboutit à une crise 10 JUILLET 1940
extrêmes apparaissent, et avec eux une presse politique le 13 mai 1958. La presse, presque Vote des pleins pouvoirs au maré-
encore plus mobilisée. À droite, on peut citer L’Action unanime, soutient le retour du général de Gaulle chal Pétain.

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française de Charles Maurras. À gauche, le journal au pouvoir. Il utilise alors les médias comme
L’Humanité devient communiste suite à la scission relais avec l’opinion publique, d’autant plus que 13 MAI 1958
entre socialistes et communistes au congrès de certains de ces médias sont très contrôlés par Retour au pouvoir du général de
Tours en 1920. La radio apparaît également avec l’État. L’ORTF possède le monopole des émissions Gaulle suite au risque de coup
la première émission publique en 1921, mais elle de télévision. Elles sont émises depuis 1947, mais d’État lié à la guerre d’Algérie.
se diffuse surtout à la fin des années 1930 et est les téléviseurs entrent lentement chez les Français
strictement contrôlée par l’État. Le 6 février 1934, avant les années 1960. Le Général prononce 23 AVRIL 1961
une nouvelle crise politique intervient. Suite à des dans ces années de nombreux discours lors des Putsch des généraux à Alger.
scandales comme l’affaire Stavisky, qui implique moments clés de la vie de la nation. La radio est
des députés, des ligues d’extrême droite organisent encore un outil efficace : en dénonçant dans MAI 1968
ce jour-là une importante manifestation devant un message le « quarteron de généraux à la Mouvement des étudiants, rejoints
l’Assemblée nationale. La presse donne alors deux retraite », le général de Gaulle fait échouer le ensuite par les travailleurs.
versions des faits, comme lors de l’affaire Dreyfus : putsch d’avril 1961 en s’adressant directement
pour les journaux de gauche, il s’agissait d’une aux appelés du contingent pour qu’ils ne suivent 21 AVRIL 2002
tentative de coup d’État, pour ceux d’extrême pas les putschistes. Cependant, les événements Jean-Marie Le Pen au second tour
droite, d’une répression sanglante face à une simple de mai 1968 montrent que les médias officiels des élections présidentielles.
manifestation. Ce ressentiment de l’extrême droite souffrent d’un déficit de crédibilité chez les jeunes
s’exprima pleinement en juillet 1940 avec la mise et les travailleurs. Une nouvelle presse, plus
en place du régime de Vichy. Devant l’instauration indépendante, fleurit dans les années 1970. PERSONNAGE
d’un régime autoritaire, antisémite et collaborateur,
les médias se divisent. La presse officielle est
La dernière crise politique qu’a connue la France est
celle qui intervient le 21 avril 2002, avec la présence
CLÉ
maréchaliste, la presse d’extrême droite, comme Je de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection ÉMILE ZOLA (1840-1902)
suis partout, pousse le régime à se durcir. Radio Paris présidentielle. De nouveaux médias sont apparus, Célèbre auteur de romans, prin-
est strictement contrôlée. Une partie de la presse notamment Internet. Ils permettent la diffusion cipal représentant du courant
entre alors en Résistance. Des journaux clandestins de l’information : les sondages qui n’avaient pas naturaliste, il s’engagea auprès de
annoncé un tel résultat, mais la gauche dans les batailles sociales
aussi les messages de mobilisation menées sous la IIIe République. Il
DEUX ARTICLES DU MONDE À CONSULTER utilisant les courriels et les SMS. prit parti publiquement pour
Les médias ont ainsi accompagné Dreyfus dans un texte intitulé
• Pamphlétaires et enquêteurs p. 38-39 la vie politique en France et joué « J’accuse », inaugurant l’enga-
(Thomas Ferenczi, 13 janvier 1998) un rôle clé dans les moments de gement des intellectuels dans
crises politiques. Cristallisant les la presse. Une constante qui
• L’ORTF bâillonné p. 39-40 opinions, ils ont ancré en France se retrouve lors de toutes les
(Catherine Humblot, 26 avril 1998) une liberté fondamentale : la liberté grandes crises politiques des XXe et
d’expression. XXIe siècles.

Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours 35


UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS
AFP (AGENCE FRANCE
Composition : 
PRESSE) Médias et grandes fractures de l’opinion publique
Créée en 1944, elle fournit aux
autres médias une information lors des grandes crises politiques en France
impartiale sous la forme de
dépêches.
(de la fin du XIXe siècle à nos jours)
BIPOLARISATION Analyse du sujet 2. Les médias comme contre-pouvoir (soutien à
Division de l’opinion en deux Le sujet porte l’attention du candidat sur les divi- Dreyfus et antimilitarisme, révélations des journaux
camps. Les médias reflètent cette sions profondes de l’opinion publique lors des crises d’opinion : de l’affaire du canal de Panamá aux
bipolarisation, mais y contribuent politiques majeures. Une des constantes des crises écoutes de l’Élysée, de l’affaire Stavisky au finance-
également. C’est pour la première majeures est de conduire à une bipolarisation plus ment des partis)
fois pendant l’affaire Dreyfus que ce radicale de l’opinion publique. Les médias sont plei-
concept fonctionne, avec une affaire nement investis dans ce processus. Il s’agit de prendre Repères essentiels
qui pousse chacun à prendre parti. en compte l’ensemble des médias, suivant leur date • Liste des grandes crises de la vie politique française.
d’apparition et l’évolution de leur diffusion dans • Noms des grands organes de presse suivant leur
CSA (CONSEIL SUPÉ- l’opinion. type (journal, magazine, etc.), leur positionnement
RIEUR DE L’AUDIOVISUEL) politique, de même que les grands réseaux de radio
Créé en 1989, il a pour mission de Proposition de plan et de télévision, sites internet, etc.
surveiller les médias télévisuels et I. Les grandes crises politiques et leurs enjeux • Acteurs de l’engagement dans la presse (journalistes,
radiophoniques afin de s’assurer de 1. Les grandes crises politiques (au choix : affaire chroniqueurs, éditorialistes), textes importants (par
la conformité de leur contenu avec Dreyfus, Première Guerre mondiale, mai 1968, exemple « J’accuse » de Zola).
la loi. En période électorale, c’est lui avril 2002, etc.)
qui veille au respect de l’égalité du 2. Les médias existants (radiophonique, télévisuel,
temps de parole entre les différents presse) et leur lien avec les crises : prises de position,
Ce qu’il ne faut pas faire

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candidats. prises de parole
II. Les médias, relais de la parole officielle
OPINION PUBLIQUE 1. Les médias et leur relation avec le pouvoir • « Raconter » l’ensemble de la vie politique
Terme qui désigne les convictions, 2. La difficile limite entre l’information et la propa- française de la période en faisant de temps
les avis, les jugements de l’ensemble gande (presse de gauche dans les années 1930, presse en temps allusion aux médias.
des citoyens. Elle peut être unie ou d’extrême droite sous Vichy, versatilité des médias • Ne parler que de la presse écrite et pas
divisée, suivant les points considé- face aux changements de majorité) des autres médias.
rés. Les médias en sont le reflet mais III. Les médias, tribunes de l’opinion • N’évoquer qu’une partie de la presse engagée
peuvent également l’influencer. 1. Les médias porteurs d’une parole contestataire en négligeant les autres points de vue.
(mai 1968)
ORTF
Office de radiodiffusion télévision
française. De 1964 à 1974, il possède
une situation de quasi-monopole
de diffusion sur les ondes. Il faut DOCUMENT CLÉ
attendre 1981 pour que les radios
indépendantes puissent émettre
sur la bande FM et 1984 pour
qu’apparaisse la première chaîne
privée de télévision.
D ans la tradition des écrivains
défenseurs des grandes
causes politiques, à l’instar d’un
Voltaire ou d’un Victor Hugo,
PRESSE D’OPINION Émile Zola prend position dans
Presse écrite qui a pour vocation non la défense du capitaine Dreyfus.
seulement de relayer l’information, Dans son article « J’accuse » paru
mais aussi d’en donner une inter- dans le journal L’Aurore le 13 jan-
prétation suivant un point de vue vier 1898, il s’adresse au président
assumé. Cette presse couvre tout de la République Félix Faure et
l’éventail politique, depuis l’extrême récuse les décisions de justice
gauche jusqu’à l’extrême droite. prises à l’encontre de Dreyfus. Jugé
pour ses propos antimilitaristes
PRESSE INFORMELLE et accusateurs, il est condamné
Presse échappant au système à l’exil.
commercial et qui est produite et
diffusée par des réseaux associatifs La une de L’Aurore, « J’accuse »
ou politiques.

36 Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours


UN SUJET PAS À PAS

Étude critique de documents : ZOOM SUR…


Les principales crises
Montrez que ces deux documents reflètent les fractures de politiques françaises depuis
la fin du xixe siècle
l’opinion publique lors de l’affaire Dreyfus. Permettent-ils de
SCANDALE DES
comprendre les rapports entre médias et opinion publique ? DÉCORATIONS (1887)
Le scandale éclate lorsque la presse
révèle que le gendre du président
Jules Grévy monnaye son influence
J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam auprès de son oncle à des personnes
d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur souhaitant obtenir la Légion d’hon-
judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et neur. Jules Grévy est finalement
d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, contraint à la démission.
depuis trois ans, par les machinations les plus
saugrenues et les plus coupables. […] J’accuse SCANDALE DE PANAMÁ
enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé (1892)
le droit, en condamnant un accusé sur une Cette affaire de corruption, qui
pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil implique des députés mais aussi
de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par des journalistes, est liée à des verse-
ordre, en commettant à son tour le crime juri- ments de pots-de-vin par la compa-
dique d’acquitter sciemment un coupable. […] gnie chargée de la construction du
Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais canal de Panamá.
pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux
ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que 6 FÉVRIER 1934
des entités, des esprits de malfaisance sociale. Ce jour-là, une manifestation

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Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen organisée principalement par les
révolutionnaire pour hâter l’explosion de la ligues d’extrême droite se termine
vérité et de la justice. Je n’ai qu’une passion, en émeute place de la Concorde.
celle de la lumière, au nom de l’humanité qui Plusieurs manifestants sont tués
a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma par les forces de l’ordre, qui tentent
protestation enflammée n’est que le cri de de les empêcher de franchir la
mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour Seine et de pénétrer dans le Palais-
d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! Bourbon, siège de l’Assemblée
nationale.
(Émile Zola, « J’accuse », extraits, Caricature de Caran d’Ache, parue dans Le Figaro,
le 14 février 1898.
une du journal L’Aurore du 13 janvier 1898.) CRISE DU 13 MAI 1958
Ce jour-là est créé un Comité de salut
public à Alger, en faveur du maintien
de l’Algérie française, qui menace le
L’analyse du sujet Problématique gouvernement de la IVe République
La consigne est relativement longue, car elle contient En quoi la presse a-t-elle été tout à la fois le reflet et d’une tentative de putsch. On fait
en fait plusieurs éléments, deux précisément. Dans l’instrument des débats d’idées qui agitèrent la société alors appel, le 29 mai, au général
un premier temps, il s’agit de montrer en quoi les française pendant l’affaire Dreyfus ? de Gaulle, qui apparaît comme
deux documents permettent d’illustrer et de com- l’homme providentiel. Il accepte, à
prendre les clivages causés par l’affaire Dreyfus dans Proposition de plan condition de pouvoir proclamer une
l’opinion publique de l’époque. Puis il est demandé de I. La presse, reflet des divisions suscitées par nouvelle Constitution, au pouvoir
réfléchir à l’impact des médias sur l’opinion publique l’affaire Dreyfus exécutif fort.
dans le cadre de ce que l’on a appelé « l’Affaire ». Toute Insister sur le rôle de la presse d’opinion, dont sont
la difficulté est de parvenir à donner une réponse extraits les deux documents à analyser : à l’inverse de MAI-JUIN 1968
commune à ces deux questions, en montrant le lien la presse d’information, qui se contente de relater des Parti des universités de la région
qu’il y a entre elles. événements de manière neutre, la presse d’opinion parisienne, le mouvement de
se concentre sur le commentaire et l’analyse des protestation de mai-juin 1968
événements autour desquels elle entretient le débat. se propage ensuite au reste de
Ce qu’il ne faut pas faire la France. Bientôt les ouvriers se
• La problématique étant double, il ne faut pas II. La presse et son rôle d’acteur dans l’affaire Dreyfus mettent en grève et rejoignent les
négliger un des deux aspects, et rester attentif En publiant le texte de Zola, L’Aurore fait rebondir étudiants dans les rues. La crise
à bien la traiter dans son ensemble. l’Affaire et lui donne une ampleur nouvelle. Le journal prend fin avec les accords de
• Ne pas confronter entre eux les deux possède donc une influence sur le cours des choses Grenelle et surtout le triomphe
documents. qui explique qu’on peut le considérer comme un des électoral du président de Gaulle
protagonistes à part entière de l’Affaire. en juin.

Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours 37


LES ARTICLES DU

Pamphlétaires et enquêteurs
En publiant « J’accuse », Zola s’inscrit dans une forte et glorieuse tradition de la presse
française, celle de la lutte contre les pouvoirs. Toutefois l’affaire Dreyfus ne fut pas
seulement une bataille d’opinions, mais aussi une bataille d’informations.

L
a « Lettre à M. Félix Avant que n’existe le métier de d’une série d’articles de toutes militaire allemand, innocentant
Faure, président de la journaliste, qui s’organise dans tendances qui, depuis la fin de Dreyfus.
République », publiée par le dernier quart du XIXe siècle, l’année 1894, ont été l’occasion, Tout au long de l’affaire,
L’Aurore sous le titre « J’accuse », les hommes politiques, souvent, pour les journalistes, de rivaliser dreyfusards et antidreyfusards
appartient à un genre journa- et les écrivains, parfois, ont pra- dans la recherche du « scoop » et s’affrontent donc, par journaux
listique bien défini : l’éditorial tiqué cet exercice, qui donne de multiplier enquêtes, inter- interposés, à coup de témoi-
militant. Un tel article relève aux journaux leur ton. views, reportages. gnages inédits, de renseigne-
de la longue tradition du jour- Balzac cite, parmi les meil- C’est La Libre Parole, de Drumont, ments exclusifs, de documents
nalisme d’opinion et même de leurs représentants du qui, le 29 octobre 1894, révèle l’ar- ignorés. De ce point de vue,
polémique, dont la Révolution genre, Benjamin Constant, restation du capitaine Dreyfus, l’affaire Dreyfus marque une
française a marqué la véritable Chateaubriand, Paul-Louis sur le mode interrogatif, et sans étape décisive dans la naissance
naissance avant que le XIXe siècle Courier sous la Restauration, dévoiler l’identité de l’accusé. d’un journalisme d’information
ne l’illustre à son tour. puis, sous la monarchie de L’agence Havas, L’Éclair, La Patrie qui se définit peu à peu face
Avant même que la loi de 1881 Juillet, Lamennais, même si, confirment l’information, et Le au journalisme d’opinion. Ainsi

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n’ait consacré la liberté de la selon lui, « ce grand écrivain a Soir, le premier, rend public le est-ce le patient travail d’investi-
presse, celle-ci a surtout servi oublié que le pamphlet est le nom de Dreyfus. Au cours des gation mené par Bernard Lazare
de tribune politique à tous ceux, sarcasme à l’état de boulet de mois et des années qui suivent, et par d’autres journalistes qui
de quelque bord qu’ils fussent, canon ». Après eux, d’autres les journaux tentent d’exploiter sert de base au pamphlet de
qui voulaient défendre leurs grands noms de la littérature, de les « fuites », les confidences, les Zola.
idées ou attaquer celles des Victor Hugo à Maurice Barrès, révélations, vraies ou fausses, De ce nouveau journalisme,
autres. Publié sur six colonnes ont conféré au journalisme venues de l’un ou l’autre bord. qui recourt aux techniques
à la une, le texte de Zola a béné- d’idées, considéré comme le Ainsi L’Éclair, en septembre anglo-saxonnes du reportage
ficié, il est vrai, d’un traitement grand journalisme, ses lettres 1896, lève-t-il le voile sur la pièce ou de l’interview et qui préfère
exceptionnel, à la mesure de la de noblesse. secrète, accablante pour Dreyfus, les faits aux idées, l’auteur de
bataille engagée par L’Aurore. En publiant « J’accuse », Zola dont on devait apprendre « J’accuse » est loin d’être un
Car c’est bien au service d’une s’inscrit donc dans une forte ensuite qu’elle avait été forgée fervent partisan. « Le flot de
bataille politique que l’auteur et glorieuse tradition de la par le colonel Henry. l’information à outrance, écrit-il
des Rougon-Macquart a mis sa presse française, celle de la En novembre 1896, Le Matin en 1888, a transformé le journa-
plume. « J’accuse » est un écrit lutte contre les pouvoirs. publie le fac-similé du fameux lisme, tué les grands articles de
de combat, voire un pamphlet. L’arme de cette lutte n’était bordereau, ce qui permet aux discussion, tué la critique litté-
« Le pamphlétaire est rare, écri- pas seulement le journal, amis de Dreyfus d’en comparer raire, donné chaque jour plus
vait Balzac dans sa Monographie c’était aussi la brochure : pré- l’écriture avec celle du capitaine. de place aux dépêches, aux nou-
de la presse parisienne, plus cisément, sur l’affaire Dreyfus, En novembre 1897, Le Figaro velles grandes et petites, aux
d’un demi-siècle avant l’affaire entre ses derniers articles du désigne, sans le nommer, mais procès-verbaux des reporters
Dreyfus ; il doit d’ailleurs être Figaro, en décembre 1897, et d’une façon que les initiés et des interviewers ». Il n’est pas
porté par les circonstances ; son premier article de L’Aurore, peuvent comprendre, Esterhazy le seul, à l’époque, à s’inquiéter
mais il est alors plus puissant en janvier 1898, Zola a diffusé comme l’auteur du document. des dérives du « nouveau jour-
que le journal. » Si le pamphlé- en brochures sa « Lettre à la Deux semaines plus tard, il nalisme », qui flatte son public
taire est rare entendons le pam- jeunesse » et sa « Lettre à la publie une lettre compromet- au lieu de l’éduquer.
phlétaire de talent, celui dont France ». Toutefois l’affaire tante du même Esterhazy à son Dans un article du Figaro, un
le texte fait mouche parce qu’il Dreyfus ne fut pas seulement amie, Mme de Boulancy. En mois avant « J’accuse », il dis-
est « sans faute », le tribun, lui, une bataille d’opinions, elle fut avril 1989, Le Siècle divulguera tingue trois sortes de journaux,
bon ou mauvais, ne manque aussi une bataille d’informa- des propos privés du colonel qu’il condamne avec la même
pas dans l’histoire de la presse. tions. « J’accuse » vient au terme von Schwarzkoppen, attaché sévérité : « La basse presse en

38 Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours


LES ARTICLES DU

rut, battant monnaie avec les des effets positifs. En dépit de Journaliste « à l’ancienne », par journalisme moderne, dont il eut
curiosités malsaines » ; les sa nostalgie de la presse d’antan, son attachement à une presse la lucidité de dénoncer les excès
« journaux à un sou », coupables l’auteur des Rougon-Macquart pour tribuns et écrivains, l’auteur et de percevoir les vertus.
« d’obscurcir la conscience est de ceux qui comprennent le de « J’accuse » sut aussi, à ce
publique et d’égarer tout un mieux les nouvelles tendances moment-charnière de l’histoire Thomas Ferenczi
peuple » ; et « la grande presse, la et qui contribuent même à leur de la profession, ouvrir la voie au (13 janvier 1998)
presse dite sérieuse et honnête », développement. Ainsi accorde-
qui se contente « de tout enre- t-il de nombreuses interviews, POURQUOI CET ARTICLE ?
gistrer avec un soin scrupuleux, au moment où le genre devient
la vérité comme l’erreur ». La à la mode. Il a lui-même lon- L’auteur nous plonge dans le Le journalisme moderne est en
raison de cette faillite générale guement collaboré à plusieurs contexte de l’affaire Dreyfus train de naître. L’affaire Dreyfus
est, pense-t-il, que « la presse publications. Il va même jusqu’à qu’il replace dans le cadre du est donc un moment-clé dans
immonde a dévoyé la nation ». conseiller aux jeunes roman- XIX e siècle français. En effet, lequel la presse prend conscience
l’affaire s’inscrit dans un temps de sa force mais aussi de sa diver-
Une partie de la presse, pour- ciers de s’essayer à cet exercice
où des écrivains qui sont aussi sité. C’est d’ailleurs la presse elle-
tant, à commencer par celle afin de forger leur style sur des polémistes révolutionnent même qui a créé l’affaire, en tant
qui a ouvert ses colonnes « l’enclume toujours chaude, la presse. C’est le sens de la com- que telle, en tissant un lien entre
à Zola, a sauvé l’honneur. Le toujours retentissante du jour- mémoration du centenaire du un procès qui se révéla être une
goût du reportage, le recours à nalisme ». C’est lui qui, en 1893, « J’accuse » d’Émile Zola, publié le erreur judiciaire et une opinion
l’enquête, l’attention portée à conduit à Londres la délégation 13 janvier 1998. La notion d’« intel- publique qui jugeait cette affaire
l’événement, la mise en scène de française au premier Congrès lectuel » apparaît donc en même souvent par des présupposés idéo-
temps que celle d’« information ». logiques.
l’actualité peuvent donc avoir international des journalistes.

L’ORTF bâillonné

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Alors que le pays est paralysé depuis le 13 mai, il faudra attendre le 25 pour que les
journalistes, exaspérés et humiliés, se mettent en grève… au moment où la tendance
est à la reprise.

Q ui ne se souvient de
cette affiche, une des
premières apparues
sur les murs de Paris ? Le sigle
télévision sous de Gaulle (INA).
Le Général la regarde beaucoup,
mais la considère comme un
organe du gouvernement. Elle
moins. La hiérarchie est généra-
lement nommée par le pouvoir.
La prise de la Sorbonne, le 3 mai,
jette la confusion. Tandis que
deux magazines sont censurés.
Juste avant « Panorama », le
10 mai, des représentants des
ministères de l’Information
ORTF (Office de radio-télévision est l’objet d’une surveillance les radios collent à l’événement, et de l’Éducation nationale
française) entouré d’un cercle tatillonne. On commence la télévision attend dix jours ont visionné l’émission avec
de barbelés. Sortie de l’atelier à parler du mystérieux SLII avant de donner la parole aux le directeur de la télévision.
des Beaux-Arts en grève, l’image (service de liaison intermi- étudiants. Elle est vilipendée Pas question de montrer les
était emblématique de ce que nistériel pour l’information), par les manifestants. Alors que « enragés » ! Des producteurs
pensait toute une génération. organisme créé par l’ancien le pays est en grève depuis le et des réalisateurs réagissent
Télé = censure. ministre de l’Information, 13 mai et que l’intersyndicale publiquement. Le maga-
La télévision en 1968 ? Deux Alain Peyrefitte. Les rédacteurs de l’ORTF (13 syndicats, 173 zine sera finalement diffusé
chaînes seulement. La première, en chef sont convoqués chaque catégories de personnels, plus (remanié) le lendemain. Pareil
en noir et blanc. La seconde jour pour vérifier les menus de 12 000 personnes) a rejoint pour « Zoom », qui invite
lancée quatre ans auparavant, des JT de décembre 1967 à le mouvement, les journalistes des contestataires à discuter
est en couleur depuis un an. mars 1968, l’affaire éclate au restent hésitants. Il faudra une avec le recteur de l’univer-
Mais son empire s’étend. En grand jour. La presse et l’oppo- série d’incidents pour qu’ils sité. Nouveau communiqué.
dix ans, de 1958 à 1968, le taux sition ne cessent de dénoncer se mobilisent : la direction « Zoom » sera montré. Les
d’équipement des ménages est les interventions du pouvoir. empêche les tournages sur journalistes commencent à se
passé de 5 % à 62 %, note Jérôme L’ORTF est très syndicalisé les barricades ou s’oppose à réveiller. Ils créent un comité
Bourdon dans son Histoire de la mais les journalistes beaucoup la diffusion des images, puis chargé de veiller au respect et

Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours 39


LES ARTICLES DU

à l’objectivité de l’information augmentations de salaires, évolution, il faudra attendre le l’idée que la télévision n’a
et négocient au jour le jour mais aucun changement de départ du général de Gaulle, en diffusé aucune information,
avec la direction. Ils obtiennent statut pour l’ORTF. « Vous avril 1969, et la nomination de disent-elles, parce qu’on a assi-
la retransmission du débat à reprenez les choses en main, Pierre Desgraupes à la direc- milé la grève de l’ORTF au
l’Assemblée nationale, le 21 mai, vous mettez les trublions à tion de la première chaîne. mutisme du JT. Or il faut beau-
mais se heurtent à un refus net la porte et puis voilà », a dit Restent les images, les discours coup nuancer. » Elles ont
pour deux tribunes, dont une le général de Gaulle à son diffusés par la télévision visionné plus d’une vingtaine
consacrée aux réactions des ministre de l’Information, pendant un mois. Autant les d’heures éditions quotidiennes
politiques après l’allocution Georges Gorse. Il veut des études sont nombreuses sur du JT, jusqu’au 25 mai (« après,
du général de Gaulle du 24 mai têtes de grands noms pour l’histoire de l’ORTF en 68, c’est le service minimum ») et
(photo). Exaspérés, humiliés, l’exemple. Elles tomberont dès autant manquent les magazines. « Les Français
les journalistes entament leur le mois d’août. Prétextant un recherches sur ce qui a été regardaient la télévision,
grève le 25, alors que la tendance « allégement » de ses struc- produit. Marie-Françoise Levy concluent-elles. Les taux
est à la reprise dans tout le pays. tures, la direction de l’ORTF (Institut d’histoire du temps d’écoute étaient supérieurs à la
97 voix pour la grève, 23 contre. va licencier, muter, mettre présent) et Michelle Zancarini- moyenne. Dès qu’un événe-
Les « jaunes » assurent un en congé spécial entre 77 et Fournel (université Paris-VIII) ment était retransmis par la
« service minimum ». « Entre
144 réalisateurs, producteurs sont en train de combler ce radio, l’audience de la TV
grévistes et non-grévistes
et journalistes (les chiffres vide. Elles travaillent depuis montait, on voit que les gens
s’instaure un climat de guerre
varient selon les sources). deux ans sur les images de mai, cherchaient les images. » La
civile », écrivent Christine
Les journalistes sont les plus dans le cadre d’un séminaire de révolution audiovisuelle se
Manigand et Isabelle Veyrat-
touchés. Certains iront vers les l’IHTP. Quel rôle la télévision mettait en marche.
Masson dans Mai 68 à l’ORTF,
radios périphériques. D’autres a-t-elle joué dans la perception
o uv r a g e q u i r a s s e m b l e
seront réintégrés, plus tard. des événements et la formation Catherine Humblot
plusieurs travaux de chercheurs
Pour cela et pour une véritable des opinions ? « On accrédite (26 avril 1998)
(Comité d’histoire de la télévi-

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sion/INA, Documentation fran-
çaise). Un climat d’autant plus POURQUOI CET ARTICLE ?
lourd qu’un certain nombre
de non-grévistes ont créé un Mai 68 a été un des grands mo- de la société de consommation et de donc pas que le monde de la télévi-
Comité d’action civique qui ments de contestation du pouvoir la communication de masse, et était sion, comme celui de la presse, soit
exige des sanctions contre des et peut donc être assimilé à une donc particulièrement contrôlé par lié aux évolutions profondes de
journalistes, réalisateurs et crise politique. L’article montre le pouvoir. Les récents travaux des l’opinion. Les images tournées à
producteurs grévistes, dûment quel a été le rôle de la télévision historiens, auxquels cet article fait cette époque, récemment redécou-
dans ce contexte. En effet, en à peine écho, soulignent cependant la mobi- vertes, ont donc bien rendu compte
nommés. Une liste noire.
une vingtaine d’années, ce nouveau lisation des travailleurs de l’ORTF. des principaux aspects de la crise
L’intersyndicale négocie avec le média est devenu l’un des symboles Le contrôle du pouvoir n’empêchait que connaissait le pays.
pouvoir. Le bilan sera maigre :

40 Idéologies et opinions en Europe de la fin du xixe siècle à nos jours


puissances
et tensions dans
le monde, de la fin

mondiale à nos jours


de la première guerre

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L’ESSENTIEL DU COURS

DATES CLÉS
• 8 janvier 1918 : discours de
Wilson devant le Congrès, où il
Les États-Unis et le monde
expose ses « 14 points ».
• 1920 : refus d’adhésion à la SDN. depuis les « 14 points »
• 7 décembre 1941 : attaque
japonaise sur Pearl Harbour.
• 6 août 1945 : bombardement
atomique d’Hiroshima.
du président Wilson (1918)
L
• 4 avril 1949 : création de
l’Organisation du traité de
e 8  janvier 1918, le président des États-Unis Thomas
l’Atlantique Nord (OTAN). Woodrow Wilson prononce devant le Congrès des États-Unis
• 1950-1953 : guerre de Corée. un discours justifiant, en 14 points, l’engagement du pays
• 1962 : crise des missiles à Cuba.
dans la Première Guerre mondiale. Depuis cette date, les États-
• 1963-1973 : guerre du Vietnam.
Unis sont présents en tant que puissance majeure sur la scène
mondiale. Leur engagement y est politique, diplomatique, écono-
• 1991 : disparition de l’URSS.
mique et culturel, et s’articule entre un « hard power » (une puis-
• 1991 : première guerre du Golfe.
sance militaire déployée sur toute la planète) et un « soft power »
• 11 Septembre 2001 : attaque
terroriste contre le World Trade
(hégémonie culturelle), mais systématiquement justifié par la
Center à New York. défense de la démocratie et des droits fondamentaux. Ce mélange
d’idéalisme et de pragmatisme est une constante de la présence

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• 2001 : intervention en
Afghanistan avec l’aval de l’ONU. des États-Unis dans le monde. Quelles en furent les modalités ?
• 2003 : seconde guerre du Golfe. Comment la puissance américaine s’est-elle affirmée ? Quelles
• 2011 : Barak Obama décide furent les limites de cette puissance ?
du retrait des troupes en Irak.
avec la doctrine Monroe, l’hégémonie sur le conti-

PERSONNAGES nent américain, et depuis 1898, ils administrent les


Philippines, prises à l’Espagne.
CLÉS L’idéalisme apparaît surtout dans l’idée de fonder un
nouveau type de diplomatie basée non sur les rapports
THOMAS WOODROW de force mais sur une entente entre les nations. Wilson
WILSON (1856-1924) souhaite donc qu’une Société des Nations (SDN)
Président des États-Unis de 1913 soit créée. Cependant, lors du congrès de Versailles,
à 1921, il fait entrer son pays Wilson ne peut empêcher un règlement du conflit où
dans la Première Guerre mon- triomphent les ambitions de chacun. Désavoué par le
diale. Il souhaite renouveler les Congrès dans son propre pays, il ne peut empêcher un
règles des relations internatio- retour à l’isolationnisme. Les États-Unis refusent ainsi
nales, fondées sur le droit et la d’entrer dans la SDN. Leur présence dans le monde
démocratie. reste donc essentiellement économique. Possédant
désormais un tiers du stock d’or mondial, ils pèsent
FRANKLIN DELANO cependant de tout leur poids dans la gouvernance
ROOSEVELT (1882-1945) économique mondiale et influencent le règlement
Président des États-Unis de 1933 de la question des réparations exigées à l’Allemagne.
à 1945. Il met en application la
politique du New Deal pour lutter L’entrée en guerre est justifiée par Wilson suivant
Champignon atomique sur la ville de Nagasaki, le 9 août 1945
plusieurs principes énoncés dans ses « 14 points » :
contre la crise économique. Hostile
le pays ne revendique aucun territoire. Il agit pour
à l’isolationnisme, il engage son L’entrée en scène d’une grande le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes,
pays dans la Seconde Guerre puissance (1918-1945) soutenant l’indépendance de la Pologne ou des
mondiale. Il tient à résoudre le Dès le mois d’avril 1917, les États-Unis se sont engagés peuples de l’Empire austro-hongrois.
conflit en créant une organisation dans la guerre aux côtés des Alliés. Ils ont ainsi rompu
des Nations unies dans laquelle avec leur traditionnel isolationnisme. En réalité, les Depuis 1939, une polémique existe aux États-Unis
son pays s’engage de façon États-Unis n’avaient pas attendu 1917 pour s’engager pour juger de l’opportunité d’une entrée en guerre
déterminante. dans le monde. En effet, depuis 1823, ils revendiquent, aux côtés des Alliés, notamment à cause de la présence

42 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
L’ESSENTIEL DU COURS

d’une forte minorité d’origine allemande dans le pays. Ronald Reagan, président des États-Unis à, partir de
Comme en 1914, les tensions entre interventionnisme 1980, signifie un retour en force du pays. « America MOTS-CLÉS
et isolationnisme apparaissent. L’attaque lancée par le is back. » Il ravive la mystique de l’engagement du
Japon sur Pearl Harbour le 7 décembre 1941 place de pays au nom de valeurs universelles contre l’URSS, DISSUASION NUCLÉAIRE
façon brutale les Américains devant leurs responsabi- qualifiée d’« Empire du mal ». Il relance la course aux Doctrine stratégique consistant
lités de grande puissance. Leur engagement contre les armements et conduit les Soviétiques à une crise à utiliser la possession de l’arme
forces de l’Axe (Japon-Allemagne-Italie) apporte une majeure de leur système économique, déjà à bout de nucléaire comme moyen de
contribution déterminante aux Alliés. Leur territoire, souffle. En 1989, le bloc soviétique disparaît, suivi par dissuader l’adversaire de passer à
sanctuarisé, leur permet de disposer d’une force pro- l’URSS en 1991. l’offensive.
ductive qui, par le biais de la loi du prêt-bail, alimente
en armes les pays combattants et leur permet de De l’« hyperpuissance » au monde « ÉTATS PARIAS »
s’enrichir. En 1945, le pays est devenu une superpuis- multipolaire (1991 à nos jours) Terme employé par l’adminis-
sance. Il dispose du monopole de l’arme atomique, Les États-Unis peuvent ainsi apparaître comme la tration de George W. Bush pour
employée le 6 août 1945 sur Hiroshima, puis le 9 sur seule superpuissance, une « hyperpuissance ». Le pays désigner les États soutenant le
Nagasaki. Lors des conférences de Yalta et Potsdam, en va alors alterner le jeu d’une gouvernance mondiale terrorisme ou les réseaux illégaux,
février et juillet 1945, le président Roosevelt, puis son assurée par l’ONU et celui de l’unilatéralisme. Encore ou menant des actions contraires
successeur Truman jettent, avec les Britanniques et les une fois, valeurs universelles et intérêt national s’entre- aux droits de l’homme.
Soviétiques, les bases du monde de l’après-guerre. Du croisent. On peut ainsi citer la différence entre les deux
point de vue économique, le pays dispose désormais guerres du Golfe. La première est menée sous mandat « HARD POWER »,
des deux tiers du stock d’or mondial, métal sur lequel de l’ONU en 1991 pour libérer le Koweït envahi par « SOFT POWER »
repose alors le système monétaire mondial. l’Irak. La seconde est entreprise en 2003, sans mandat Concepts développés par Joseph
de l’ONU, pour abattre le régime de Saddam Hussein. Nye désignant pour l’un le pou-
L’une des deux superpuissances Cette fois sous mandat de l’ONU, les États-Unis sont voir de contraindre par les voies
pendant la guerre froide (1945-1991) présents en Afghanistan pour lutter contre le régime traditionnelles de rapport de force
La période suivante est marquée par un monde bipo- des talibans. Pendant les présidences de George W. politique et militaire, pour l’autre
laire où les États-Unis sont confrontés à l’URSS, l’autre Bush (2001-2009), la vision du monde des États-Unis un pouvoir d’influence qui peut
superpuissance. Cet affrontement passe tout d’abord est manichéenne : « nouvel ordre mondial » contre passer par les voies de l’économie

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par la définition d’un bloc occidental dans lequel les « États parias ». Cette vision est renforcée par les et de la culture.
États-Unis disposent du leadership. Dans ce bloc, le attentats du 11 Septembre 2001, la première attaque
modèle américain s’impose avec une culture diffusée du sol américain depuis Pearl Harbour. Cet acte HÉGÉMONIE
par les produits américains et les médias. Le pays est terroriste montre les limites de l’hyperpuissance. Situation de domination absolue.
devenu le pivot de l’économie mondiale depuis les Les États-Unis ont cependant recherché de nouvelles Elle peut être totale ou bien
accords de Bretton Woods (1944), qui font du dollar la modalités d’action, allant du soutien à des solutions s’exercer dans un domaine parti-
seule monnaie convertible en or. Par l’aide Marshall, négociées (entre Israël et les Palestiniens) jusqu’à des culier, ou sur un territoire donné.
ils permettent de relancer les économies européennes interventions armées unilatérales (comme en Irak en
et de continuer à soutenir leur système productif. Du 2003). Pourtant, l’image des États-Unis dans l’opinion ISOLATIONNISME
point de vue militaire, un réseau de bases américaines mondiale est profondément ternie, au Moyen-Orient Doctrine qui considère qu’un pays
s’installe dans le monde, relayé sur les océans par des notamment. Depuis la crise économique de 2008, doit se tenir à l’écart des conflits
flottes qui contrôlent tous les espaces maritimes. le pays semble devoir composer avec d’autres puis- et des alliances. Les États-Unis
Une véritable « pactomanie » a lié les États-Unis à sances dans le cadre d’un monde multipolaire, et adoptèrent cette position avant et
leurs alliés : création de l’OTAN en 1949, de l’ANZUS notamment avec la Chine, ou encore les puissances après la Première Guerre mondiale
(Australia, New Zealand, United States Security Treaty) émergentes d’Amérique latine. Ainsi, si le PIB améri- en refusant de s’engager dans la
en 1951, de l’OTASE (Organisation du traité de l’Asie cain représentait 19 % du PIB mondial en 1913, s’il en SDN, mais l’abandonnèrent défini-
du Sud-Est) en 1954, pacte de Bagdad (1955). L’ONU constituait la moitié en 1945, il n’est plus que de 23 % tivement après la Seconde Guerre
leur permet de disposer d’un pouvoir important car, actuellement. mondiale.
avec leurs alliés, ils disposent de la majorité des sièges
de membres permanents du Conseil de sécurité. SUPERPUISSANCE
L’affrontement avec le bloc de l’Est occupe alors le TROIS ARTICLES DU MONDE Puissance capable de s’affirmer
devant de la scène. Suivant la phrase de Raymond Aron, À CONSULTER dans suffisamment de domaines
« guerre improbable, paix impossible », l’affrontement (politique, diplomatie, armée,
prend souvent la forme de conflits périphériques : • Cinquante ans d’« équilibre de la terreur » etc.) pour exercer une domina-
guerre de Corée de 1950 à 1953, puis du Vietnam de p.  46-47 (Michel Tatu, 25 juillet 2005) tion déterminante sur un vaste
1963 à 1973. On assiste aussi à des crises comme les ensemble de territoires. Le terme
deux crises de Berlin en 1948 et 1961, ou encore celle • Nous sommes tous Américains p.  47-48 d’« hyperpuissance » (prononcé
de Cuba en 1962. Par ailleurs, la puissance américaine (Jean-Marie Colombani, 13 septembre 2001) pour la première fois par Hubert
s’affirme dans la course aux armements dans le cadre Védrine, ministre français des
de la dissuasion nucléaire. L’« équilibre de la terreur » • L’homme qui a bousculé « l’Empire Affaires étrangères en 1999) est
est ainsi justifié par la « défense du monde » libre face du mal » p.  49-50 (Michel Tatu, 8 juin 2004) utilisé lorsqu’il n’y a qu’une super-
à la dictature communiste. Cependant, dans les années puissance dans le monde, comme
1970, les États-Unis semblent connaître des revers. • En Syrie, le paradoxe américain p.  50-51 ce fut le cas en 1991. Les attentats
L’image du pays pâtit de la critique de son engagement (Alain Frachon, 29 août 2013) du 11 Septembre 2001 ont montré
au Vietnam et de la crise économique. L’action de les limites de ce concept.

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 43
UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS
DIPLOMATIE
Composition :
Ensemble des relations inter- La puissance des États-Unis dans le monde
nationales entretenues par les
États. Elles impliquent des négo- depuis 1918
ciations menées soit par les diri-
geants du pays, soit par le corps Analyse du sujet III. Une puissance contrastée (1991 à nos jours)
diplomatique. Il s’agit, pour traiter ce sujet, de mettre en évidence 1. Une puissance économique secouée par la
les fondements, les manifestations et les limites de la multipolarité du monde (concurrence des pays
IMPÉRIALISME puissance des États-Unis dans le monde depuis leur asiatiques)
Doctrine politique visant à établir choix d’intervenir dans la Première Guerre mondiale. 2. Une puissance politique nuancée et contestée dans
une domination complète sur Tous les aspects de la puissance doivent être envi- la défense du droit international (guerre en Irak, en
certains territoires. Cette domina- sagés : politique, militaire, culturel. On peut recourir Afghanistan)
tion peut être politique, militaire aux notions de « hard power » et de « soft power ». 3. Un unilatéralisme profondément ancré mis en
ou culturelle, et passe par l’impo- équilibre précaire (pays émergents dans le domaine
sition de sa propre supériorité à Proposition de plan économique, attentats du 11 Septembre dans le
d’autres peuples ou civilisations. I. Le renforcement de la puissance américaine domaine politique)
Ce terme est souvent utilisé pour (1918-1945)
critiquer la politique d’influence 1. Une économie puissante (développement indus- Repères essentiels
menée par un pays. triel, course aux gratte-ciel) • Première et Seconde Guerres mondiales, guerre
2. Une puissance politique au service de la liberté froide, « nouvel ordre mondial », attentats du
MANDAT DE L’ONU et de la démocratie (engagement dans les conflits 11 Septembre.
Mission confiée par l’ONU à un mondiaux, création de l’ONU) • Hégémonie, superpuissance, hyperpuissance,
État visant à faire appliquer, avec 3. Un pays à la démographie dynamique (émigration, unilatéralisme.
engagement de la force militaire si triomphe des self-made men) • Hard power et soft power.
nécessaire, le droit international. 4. Une puissance tempérée par les crises écono-

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Il peut s’agir, comme dans le cas miques, démocratiques et la tentation de l’isolation-
de la première guerre du Golfe en nisme (crise de 1929, prohibition, refus de la SDN) Ce qu’il ne faut pas faire
1991, de venir au secours d’un État II. Les États-Unis, leader du monde occidental (1945-1991) • Privilégier une période plutôt qu’une autre,
membre de l’ONU. 1. La guerre froide et le leadership américain (OTAN, en donnant l’impression de ne traiter
OTASE, etc.) que certaines étapes d’un sujet traitant
« MONDE LIBRE » 2. La diffusion du modèle américain (pratiques éco- d’une période longue.
Désigne, pour les États-Unis, les nomiques, alimentaires, culturelles : cinéma, séries • Ne pas centrer le travail sur la notion
États dont le système politique télévisées, etc.) de puissance et simplement « réciter le cours ».
est une démocratie libérale dans 3. La tentation de l’impérialisme et les contestations • Ne pas traiter certains aspects de la puissance
laquelle les libertés fondamen- (refus de la France d’entrer dans l’OTAN, contestations et ne traiter que les relations internationales
tales sont garanties. Pendant la au sein de la population américaine : guerre du par exemple.
guerre froide, désigne plus large- Vietnam, Watergate)
ment tous les pays alliés aux États-
Unis, quel que soit leur système
politique.
DOCUMENT CLÉ
MONDE MULTIPOLAIRE
Monde dans lequel coexistent
plusieurs puissances dont aucune I° Des conventions de paix, III° Suppression, autant que C’est lors du discours du 8 jan-
ne peut prétendre à l’hégémonie. préparées au grand jour ; après possible, de toutes les barrières vier 1918 devant le Congrès
Après le monde bipolaire de la quoi il n’y aura plus d’ententes économiques, et établissement américain que le président
guerre froide et la décennie de particulières et secrètes d’aucune de conditions commerciales Wilson présente les 14 points
l’hyperpuissance américaine (1991- sorte entre les nations, mais la égales pour toutes les nations qui doivent permettre de
2001), le monde est de plus en plus diplomatie procédera toujours consentant à la paix et s’asso- mettre fin à la Première
marqué par cette configuration franchement et à la vue de tous. ciant pour son maintien. Guerre mondiale. De l’auto-
multipolaire. II° Liberté absolue de la naviga- IV° Échange de garanties suffi- détermination des peuples
tion sur mer, en dehors des eaux santes que les armements de au désarmement, de la fin
PUISSANCE territoriales, aussi bien en temps chaque pays seront réduits au de la diplomatie secrète au
En géopolitique, ce terme désigne de paix qu’en temps de guerre, minimum compatible avec la libre-échange, la plupart de
la capacité d’imposer ses volontés sauf dans le cas où les mers sécurité intérieure. ces « points » resteront lettre
et de tirer profit d’un ordre qu’on seraient fermées en tout ou en morte.
Les quatre premiers points
peut organiser et garantir. La partie par une action interna- du président Wilson
puissance peut passer par la voie tionale tendant à faire appliquer
des accords internationaux.
politique, militaire, économique,
culturelle.

44 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
UN SUJET PAS À PAS

ZOOM SUR…
Étude critique de document : Les principaux présidents
américains
En analysant ce document, que vous replacerez dans son WOODROW WILSON
contexte, vous expliquerez en quoi il est caractéristique (1856-1924)
Issu du Parti démocrate, il devient
du modèle américain, mais aussi de ses limites. président en 1912, poste qu’il
occupe jusqu’en 1920. Contre la
tradition isolationniste de son
pays, il décide en 1917 d’intervenir
Deuxième message de J. F. Kennedy sur l’état de l’Union (11 janvier 1962) lors de la Première Guerre
mondiale. En 1918, il propose
Au cours de l’année écoulée, j’ai voyagé non seulement à travers notre propre pays, mais dans d’autres – au ses « 14 points » comme base de
Nord, au Sud et par-delà les mers. Et j’ai constaté que les peuples du monde entier, malgré des déceptions refondation des relations inter-
passagères, comptent sur nous – non sur notre richesse ou notre puissance, mais sur la splendeur de nos nationales et appelle à la création
idéaux, car notre nation a reçu mission de l’histoire d’être soit le témoin de l’échec de la liberté, soit l’artisan de la Société des Nations. Mais
de son triomphe. [...] Cette tâche doit d’abord être accomplie chez nous, car si nous pouvons réaliser nos le Congrès américain refuse d’y
propres idéaux, nous ne pouvons pas espérer que d’autres les acceptent. [...] Une Amérique forte ne peut adhérer. Il reçoit le prix Nobel de
négliger les aspirations de ses concitoyens – l’amélioration de la condition des nécessiteux, les soins aux la paix en 1920.
personnes âgées, l’éducation de la jeunesse. Car nous ne développons pas les richesses de la nation pour
elles-mêmes. La richesse n’est qu’un moyen, dont la population est une fin. Toutes nos richesses matérielles FRANKLIN D. ROOSEVELT
ne nous apporteront pas grand-chose si nous ne les employons pas pour augmenter les chances offertes (1882-1945)
à la population. [...] Nous avons entrepris l’an dernier un nouvel effort massif dans l’espace exosphérique. Issu du Parti démocrate, il mène
Notre but n’est pas seulement d’arriver les premiers sur la Lune, pas plus que le véritable but de Charles une brillante carrière politique
Lindbergh n’était d’arriver le premier à Paris. Son but était de développer les techniques et la maîtrise de malgré une grave maladie et
son pays et d’autres pays dans le domaine de l’atmosphère. Et l’objectif que nous poursuivons en entrepre- devient président en 1932, en

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nant cet effort qui, nous l’espérons, nous permettra de déposer l’un de nos concitoyens sur la Lune, est de pleine crise économique. Par
développer au sein d’une nouvelle frontière de la science, du commerce et de la coopération, la position des son « New Deal », il contribue à
États-Unis et celle du monde libre. Cette nation est parmi les premières à explorer cette nouvelle frontière redresser l’économie américaine
et nous entendons être parmi les premiers, sinon les premiers. Nous offrons nos connaissances et notre et est réélu à trois reprises, un
coopération aux Nations unies. Nos satellites fourniront bientôt aux autres nations des renseignements record jamais égalé. Contre une
météorologiques améliorés. Et j’enverrai au Congrès une mesure tendant à régir le financement et le opinion majoritairement isola-
fonctionnement d’un système international de communications par satellites, d’une façon compatible tionniste, il engage progressive-
avec l’intérêt public et notre politique étrangère. ment son pays dans la Seconde
Guerre mondiale, mais meurt
en avril 1945, peu avant la fin du
conflit.
Analyse du sujet II. Une réaffirmation du modèle américain
À travers le discours du président Kennedy, il Dans son discours, Kennedy réaffirme en effet HARRY S. TRUMAN
convient de montrer comment sont mobilisés les les valeurs et les principes qui fondent le modèle (1884-1972)
grands thèmes structurants de l’identité américaine américain et qui constituent sa principale force Issu du Parti démocrate, il succède
et de son rapport spécifique au monde. Le plan à d’attraction dans le monde. Il espère ainsi rassurer à Roosevelt, dont il était le vice-
suivre vous est donné implicitement : le contexte, ses alliés, qui pourraient douter de la capacité président, suite à son décès en
le modèle américain, ses limites. américaine à les défendre et les aider. 1945. Il fait entrer les États-Unis
dans la guerre froide par sa
Proposition de plan III. Un modèle perfectible célèbre doctrine énoncée en 1947.
I. Un contexte international incertain Si Kennedy vante les vertus du modèle américain, il Il y oppose le modèle américain à
Il faut rappeler le contexte de guerre froide, mais ne néglige cependant pas d’en pointer les limites, celui de l’URSS et prône l’« endi-
aussi l’élection récente de Kennedy, de même que notamment sociales. En effet, combattre la misère guement » du communisme.
l’imminence de la crise de Cuba, qui constituera le aux États-Unis est un moyen de valoriser le modèle
véritable test de vérité pour le plus jeune président américain et de contrecarrer la propagande sovié- RONALD W. REAGAN
de l’histoire des États-Unis. tique. (1911-2004)
Issu du Parti républicain, cet
ancien acteur de cinéma dirige
la Californie avant d’accéder à la
Ce qu’il ne faut pas faire présidence en 1984. Défenseur
• Le document fait surtout référence à des problèmes internes aux États-Unis, ce qui peut vous conduire du libéralisme économique, il
à faire un hors-sujet, puisque vous devez parler du rapport des États-Unis au monde. Il faut donc être voue une haine viscérale à l’URSS,
en mesure de montrer en quoi les problèmes intérieurs des États-Unis ont des répercussions sur leur contre laquelle il intensifie la
position internationale. lutte, contribuant à accélérer son
effondrement.

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 45
LES ARTICLES DU

Cinquante ans
d’« équilibre de la terreur »
La bombe d’Hiroshima a bouleversé toutes les règles de la stratégie militaire. La su-
prématie américaine puis l’équilibre précaire entre les États-Unis et l’Union soviétique
ont multiplié les scénarios possibles. Bien peu se sont concrétisés. La dissuasion a
néanmoins empêché la guerre froide de devenir chaude.

A
u début, tout est simple, Truman, le seul président amé- novembre 1952, un « engin » de doit n’avoir aucun doute qu’il subira
ou presque. Les militaires ricain qui a décidé d’employer ce type, mais il pèse à lui tout seul un dommage bien supérieur à tous
américains n’avaient pas l’atome, estime, à la différence de 65 tonnes. Les Soviétiques, eux, tes- les gains qu’il pourrait espérer d’une
eu d’états d’âme pour employer la ses chefs de guerre, que la bombe teront en août 1953 une bombe H agression ». Bref, et bien que Dulles
bombe atomique contre Hiroshima « n’est pas une arme militaire ». déjà opérationnelle. parle déjà de « réponse flexible »,
et Nagasaki, ils n’en ont pas plus « Elle sert à détruire des femmes, Une autre raison est le changement c’est bien d’une escalade délibérée
pour intégrer la nouvelle arme à des enfants et des gens désarmés, de gouvernement à Washington. qu’il s’agit, de ce qu’on appellera le
leur arsenal. Et celle-ci s’inscrit tout pas à atteindre un but militaire », Eisenhower et ses amis républicains brinkmanship, la tendance à jouer
naturellement dans la panoplie des explique-t-il à David Lilienthal, un reprochent aux démocrates d’avoir « au bord du gouffre » une partie où
« bombardements stratégiques » des premiers industriels de l’atome « perdu la Chine » et de s’être englués l’ambiguïté est plus calculée que le
qui ont dominé la dernière année aux États-Unis. dans la guerre de Corée, la première risque. En fait, et pas plus que la doc-

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de la campagne contre l’Allemagne Dès novembre 1945, d’ailleurs, au cours de laquelle les États-Unis trine du roll back (le refoulement du
et le Japon. On calcule simplement Truman a signé avec Attlee, le n’ont pas remporté la victoire. Or, communisme) également formulée
qu’il aurait fallu 730 bombar- Premier ministre britannique, une si l’Amérique a été rattrapée, elle par Dulles, celle des représailles mas-
diers B-29 pour exécuter ce qu’un déclaration affirmant qu’« aucun est encore de loin la plus forte. Avec sives ne sera jamais appliquée, mais
seul d’entre eux a fait à Hiroshima, pays ne peut avoir le monopole la multiplication des essais, menés c’était bien le but recherché : il n’y a
mais qu’il aurait fallu tout de d’utilisation » de ces armes. Cette à grande échelle à Bikini dans le pas eu de défi communiste sérieux
même 400 bombes pour infliger à bonne volonté se traduira quelques Pacifique en 1946, puis à Eniwetok à entre la fin de la guerre de Corée en
l’Allemagne les destructions qu’elle mois plus tard par le plan Baruch, partir de 1948, leur arsenal est passé 1953 et les premières pressions de
a connues en quatre ans. qui prévoit la gestion par un orga- de 3 bombes en 1945 à 400 en 1949, Khrouchtchev sur Berlin en 1958.
Sans doute quelques théoriciens pré- nisme international des installa- au moment de la première bombe A Tout cela va en effet changer avec
curseurs, comme Bernard Brodie en tions nucléaires de tous les pays. soviétique, à plusieurs milliers dès l’annonce, en août 1957, du lance-
mai 1947, posent-ils les vraies ques- Le refus du représentant soviétique le début des années 50. Et l’US Air ment de la première fusée inter-
tions en observant : « Jusqu’à pré- à l’ONU, un certain Andreï Gromyko, Force dispose d’une formidable continentale russe (ICBM), confirmé
sent, le but principal des appareils qui signe ainsi son premier « niet », flotte de près de deux mille bom- en octobre par le premier satellite
militaires a été de gagner les guerres. enterrera en juillet 1946 ce premier bardiers capables d’atteindre l’URSS, artificiel, le Spoutnik. Cette fois,
Il sera dorénavant de les empêcher. » essai de mise sous contrôle de alors que la réciproque n’est encore l’Amérique doit se rendre à l’évi-
Mais ces « appareils », précisément, l’énergie atomique jusqu’à sa reprise qu’embryonnaire. dence : son territoire, ses villes, sont
ont tout simplement remplacé dans sous une autre forme, pour les seuls C’est ici qu’intervient John Foster vulnérables à une attaque nucléaire.
leurs calculs l’Allemagne vaincue par pays non nucléaires, avec l’agence Dulles, le tout-puissant secrétaire Et cette attaque peut surgir comme
une Union Soviétique de plus en atomique de Vienne et les méca- d’État d’Eisenhower. Sans doute a-t-on un coup de tonnerre dans un ciel
plus hostile et qui n’a pratiquement nismes du traité de non-prolifération. quelque peu caricaturé sa doctrine bleu, surtout lorsque l’on a affaire
pas désarmé : elle sera traitée de la La politique américaine va se des « représailles massives ». Telle à une dictature entourée de secret
même manière en cas de conflit, durcir à partir de 1953, sous l’effet qu’il la formule en 1954, elle n’est pas comme l’est l’Union soviétique.
grâce à un monopole atomique que de plusieurs facteurs. D’abord, le la panacée ni le « tout ou rien », mais Le choc psychologique a été terrible, il
l’on estime devoir durer dix à quinze monopole américain a été brisé l’une des options que Washington se provoque aux États-Unis une floraison
ans. Un des premiers plans de guerre plus tôt que prévu, avec le premier réserve en cas de nouvelle agression sans précédent d’analyses, d’études
de l’US Air Force, déposé en mai 1948 essai soviétique de 1949. Moscou communiste : plutôt que de résister et de théories. McNamara, le brillant
sous le nom de « Demi-Lune » (Half va d’ailleurs mettre les bouchées sur le terrain comme on l’a fait en ministre de John Kennedy, installé au
Moon), prévoit une phase initiale doubles en passant plus vite que Corée, on se permettra de « riposter Pentagone en janvier 1961, consacre
de bombardements de trente jours, les États-Unis à ce que l’on appelle vigoureusement aux endroits et avec la notion de « destruction mutuelle
pas tous atomiques d’ailleurs, contre alors la « superbombe », la bombe les moyens de son choix », laissant assurée » que doit assurer une
70 zones-cibles soviétiques peuplées à hydrogène, deux cents fois plus l’agresseur dans l’ignorance de ce lieu « seconde frappe » toujours disponible
de quelque 28 millions d’habitants… puissante que la bombe A. Sans et de ces moyens. quoi qu’il arrive. Cela se traduit en
En fait, les dirigeants politiques doute les États-Unis sont-ils Et la riposte sera « massive » dans anglais par MAD, un mot qui signifie
ne l’entendent pas de cette oreille. les premiers à faire exploser, en la mesure où « l’agresseur potentiel « fou », mais dont la gauche libérale

46 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

américaine, jusqu’à Reagan, va faire sans jamais pouvoir expliquer com- que sont les villes de l’ennemi, et rattraper les États-Unis sur le plan
son credo. C’est lui aussi qui fixe les ment et quand on s’en servirait, encore afin d’éviter les représailles contre des quantités, à défaut d’égaler leur
limites de l’arsenal américain : très moins rassurer les Européens situés les siennes, on s’en prendra d’abord technologie. Brejnev, qui se réjouit de
exactement 1 054 ICBM et 656 SLBM au cœur dudit « théâtre ». Certains aux cibles « dures » que sont les consacrer ainsi sa « parité » avec l’autre
(les missiles embarqués à bord de croiront bien faire, vingt ans plus objectifs militaires (Carter raffinera Super Grand, ira jusqu’à accumuler
sous-marins, qui ont fait leur appari- tard, en développant la « bombe à en ajoutant à la liste les bunkers de 45 000 armes nucléaires et poussera
tion en 1961 avec les premiers Polaris), neutrons », qui tue par radiation les la nomenklatura soviétique). ses pions partout où il le pourra, mais
environ 400 bombardiers lourds. soldats dans leurs chars mais limite les Mais, du coup, les missiles eux- sans jamais s’approcher du seuil fati-
C’est beaucoup, mais ces chiffres « dommages collatéraux », autrement mêmes deviennent vulnérables : dique ni mettre en cause sauf chez lui
ne seront jamais dépassés, même dit les massacres de civils. Ce sera un on a beau les avoir enfouis dans la remarquable stabilité que « l’équi-
lorsque les Soviétiques, avec Brejnev, déchaînement de propagande contre des silos renforcés, ils invitent une libre de la terreur » aura apportée aux
auront largement crevé ces plafonds. cette bombe « capitaliste », qui « tue « première frappe désarmante ». relations internationales.
En revanche, McNamara, sans trop les gens mais épargne les propriétés ». Le missile à tête multiple, ou MIRV, Aujourd’hui encore, on reste sur
y croire d’ailleurs, lance un projet Deux autres « progrès » sont encore qui apparaît chez les Américains un paradoxe et une question. Le
vite avorté de construction d’abris plus déstabilisants : à la différence en 1968, n’arrange pas les choses, paradoxe est que la guerre froide n’a
antinucléaires aux États-Unis et le des premiers missiles, qu’il fallait puisque celui qui attaquera le pre- jamais été aussi chaude qu’à la fin
premier programme « Sentinelle » longuement alimenter en carburant mier neutralisera plusieurs armes des années 40 (blocus de Berlin et
de missiles antimissiles (ABM), juste avant la mise à feu, les nou- chez l’ennemi avec une seule des guerre de Corée) alors que la dissua-
toutes choses qui contredisent la veaux engins à combustible solide siennes. Rien de bon à attendre non sion, du fait du monopole nucléaire
philosophie du « MAD ». Enfin, le peuvent partir dans la seconde, plus de la défense antimissile ABM, américain, aurait dû être à son niveau
mépris dont il écrase les « capacités sans aucun préparatif visible : cela dont les Soviétiques ont pris l’initia- maximal. Le surarmement soviétique
nucléaires indépendantes, dange- ne laisse plus que vingt minutes tive dès le début des années 60 et est allé de pair, au contraire, avec une
reuses, coûteuses, sujettes à obso- à la victime pour prendre ses que Ronald Reagan relancera vingt conduite plus raisonnable.
lescence et manquant de crédibilité décisions… En outre, ces missiles ans plus tard avec la « guerre des La question, heureusement restée
en tant que force de dissuasion » sont de plus en plus précis : d’une étoiles » : celui qui cherche à se pro- théorique, est celle de savoir ce que
ne suffit bien évidemment pas à erreur probable de 1 000 mètres téger des représailles ne prépare-t-il les États-Unis auraient fait en cas
convaincre de Gaulle de renoncer à en 1965, on passe à 200 mètres dès pas un mauvais coup ? d’agression soviétique « classique »

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la force de frappe française. les années 1970 pour les missiles En fait, les esprits se calmeront bien contre l’Europe seule. Mais la stabilité
À partir de là, l’évolution sera beaucoup balistiques, et l’on fait beaucoup avant la fin de la guerre froide : avec a été faite précisément de ces incerti-
moins rapide et dépendra surtout des mieux encore de nos jours avec les la crise de Cuba d’abord, qui a fait tudes. Comme l’écrit l’historien bri-
innovations technologiques, toujours missiles de croisière. Schlesinger, passer sur tout le monde le vent du tannique Lawrence Freedman, « le roi
en avance sur les doctrines d’emploi. le dernier secrétaire à la Défense boulet, ensuite avec l’ouverture des de la dissuasion était nu, mais il est
Un premier « progrès » a été la minia- de Nixon, en tire les conclusions négociations SALT, puis START, sur le resté le roi ».
turisation des armes et la réduction en confirmant en 1974 l’orientation contrôle des armements stratégiques.
des charges explosives : dès 1957, les « antiforce » de son arsenal : plutôt Comme par hasard, celles-ci s’ouvrent Michel Tatu
expériences américaines tombent au que de viser les cibles « molles » en 1969, année qui voit l’URSS (25 juillet 2005)
niveau de la kilotonne d’équivalent
TNT. Cette évolution va à l’encontre
POURQUOI CET ARTICLE ?
des idées reçues qui identifient pro-
lifération et « overkill » (capacité de Le rôle des États-Unis dans le monde rentes doctrines stratégiques arti- siècle, la constitution de cette puis-
« surtuer ») : de fait, le mégatonnage depuis 1945 a été fortement mar- culent une rhétorique de puissance sance a été prodigieusement rapide,
total de l’arsenal américain sera divisé qué, tout particulièrement dans le et de compétition avec l’URSS et une car le pays ne dispose dans les années
par quatre en trente ans. contexte de la guerre froide, par la rhétorique de défense du monde 1930 que d’un potentiel militaire
Mais elle conduit aussi à l’aberration question de la dissuasion nucléaire. Il libre. La capacité pour les États-Unis très limité. Elle a été rendue possible,
qu’est l’arme nucléaire « tactique » est donc important de procéder à une de frapper l’adversaire en tout point comme cela est montré à de nom-
(ANT). Qu’il s’agisse d’« obus ato- lecture à la fois chronologique et ana- de la planète crée une situation iné- breuses reprises, par la mobilisation
miques », de « mines nucléaires » ou lytique de cet aspect de la question. dite qui confère au pays une capacité constante au profit de l’armement,
d’autres projectiles dits « de théâtre », L’article met tout particulièrement majeure en matière de hard power. des avancées technologiques et des
on entreposera dans les années 1950 en évidence comment les diffé- On remarquera qu’à l’échelle du capacités économiques du pays.
jusqu’à 7 000 de ces ANT en Europe,

Nous sommes tous américains


D
ans ce moment tragique sommes tous américains ! Nous comme dans les moments les plus devons la liberté, et donc notre
où les mots paraissent si sommes tous new-yorkais, aussi graves de notre histoire, profondé- solidarité.
pauvres pour dire le choc sûrement que John Kennedy se ment solidaires de ce peuple et de Comment ne pas être en même temps
que l’on ressent, la première chose déclarait, en 1963 à Berlin, berlinois. ce pays, les États-Unis, dont nous aussitôt assaillis par ce constat : le
qui vient à l’esprit est celle- ci : nous Comment ne pas se sentir en effet, sommes si proches et à qui nous siècle nouveau est avancé.La journée

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 47
LES ARTICLES DU

du 11 Septembre 2001 marque l’entrée POURQUOI CET ARTICLE ?


dans une nouvelle ère, qui nous paraît
bien loin des promesses et des espoirs Cet éditorial de Jean-Marie Colom- un constat : les États-Unis prennent démocratie libérale. Le texte montre
d’une autre journée historique, celle bani, alors directeur du Monde, est conscience de la réalité d’un antiamé- également que les attentats ouvrent
du 9 novembre 1989, et qu’une année l’un des textes majeurs publiés lors ricanisme violent dans le monde de un futur incertain. Pearl Habour
quelque peu euphorique, l’an 2000, des attentats du 11 Septembre 2001. Il l’après guerre froide. Au-delà du dis- avait conduit les États-Unis à entrer
que l’on croyait pouvoir se conclure s’agit d’une analyse, au lendemain cours passionnel attaché à l’image des en guerre. Comment vont-ils réagir
par la paix au Proche-Orient, avait des attentats, de la façon dont ceux- États-Unis – entre haine et fascina- après le 11 Septembre 2001 ? La ré-
fait naître. ci conduisent à un bouleversement tion – dans les pays qui constituent les flexion de l’auteur se porte alors vers
Un siècle nouveau s’avance donc, tech- complet dans la modalité de pré- « Suds », notamment dans le monde le rôle et la place des États-Unis dans
nologiquement performant, comme sence au monde des États-Unis. Cette musulman. La phrase restée célèbre un monde où les menaces prennent
le montre la sophistication de l’opé- mise en perspective comporte un « Nous sommes tous américains » un nouveau visage, inconnu, bien
ration de guerre qui a frappé tous les parallèle avec l’attaque de Pearl Har- montre que, malgré tout, le pays différent de celles qui existaient au
symboles de l’Amérique : ceux de la bour en 1941, puis elle se poursuit par reste dans le monde le symbole de la temps de la guerre froide.
surpuissance économique au cœur
de Manhattan, de la « puissance » en Europe, de la guerre du Golfe Quand en 1941, Charles Lindbergh déclarations ridicules, sinon odieuses.
militaire au Pentagone, et enfin de la à l’utilisation des F16 par l’armée faisait une tournée de conférences en Mais, cette fois, la haine inextinguible
puissance tutélaire du Proche-Orient israélienne contre les Palestiniens, Europe pour plaider contre toute impli- qui nourrit ces attentats tout comme le
tout près de Camp David. Les abords de sous-estimé l’intensité de la haine cation américaine, une large partie de choix des cibles et le caractère militaire
ce siècle sont aussi inintelligibles. Sauf qui, des faubourgs de Djakarta à ceux l’opinion Outre-Atlantique rêvait déjà de l’organisation nécessaire limitent le
à se rallier promptement et sans pré- de Durban, en passant par ces foules d’un repli sur l’espace latino-améri- nombre des auteurs possibles.
cautions au cliché déjà le plus répandu, réjouies de Naplouse et du Caire, se cain, laissant l’Europe à ses ruines et à Au-delà de leur apparente folie
celui du déclenchement d’une guerre concentre contre les États-Unis. ses crimes. Après Pearl Harbor tout a meurtrière, ces derniers obéissent
du sud contre le nord. Mais dire cela, Mais la réalité, c’est peut-être aussi changé. Et l’Amérique a tout accepté, malgré tout à une logique. Il s’agit
c’est créditer les auteurs de cette folie celle d’une Amérique rattrapée par le plan Marshall comme l’envoi de évidemment d’une logique barbare,
meurtrière de « bonnes intentions » ou son cynisme : si Ben Laden est bien, GI’s sur tous les points du globe. Vint d’un nouveau nihilisme qui répugne
d’un quelconque projet selon lequel il comme semblent le penser les auto- ensuite la déchirure vietnamienne, à une grande majorité de ceux qui

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faudrait venger les peuples opprimés rités américaines, l’ordonnateur de la qui a débouché sur une nouvelle doc- croient en l’islam, dont la religion
contre leur unique oppresseur, l’Amé- journée du 11 Septembre, comment trine, celle de l’emploi massif et rare n’autorise pas plus le suicide que le
rique. Ce serait leur permettre de se ne pas rappeler qu’il a lui-même de la force, accompagné du dogme christianisme ; à plus forte raison le
réclamer de la « pauvreté », faisant été formé par la CIA, qu’il a été du « zéro mort » américain comme suicide couplé au massacre des inno-
ainsi injure aux pauvres ! Quelle mons- l’un des éléments d’une politique, cela fut illustré pendant la guerre du cents. Mais il s’agit d’une logique
trueuse hypocrisie. Aucun de ceux qui tournée contre les Soviétiques, que Golfe. Tout cela est désormais balayé : politique qui par la montée aux
ont prêté la main à cette opération les Américains croyaient savante. nul doute que tous les moyens seront extrêmes veut obliger les opinions
ne peut prétendre vouloir le bien de Ne serait-ce pas alors l’Amérique qui utilisés contre des adversaires restés à musulmanes à « choisir leur camp »,
l’humanité. Ceux-là ne veulent pas d’un aurait enfanté ce diable ? ce jour insaisissables. contre ceux qui sont couramment
monde meilleur, plus juste. Ils veulent En tout état de cause, l’Amérique La nouvelle donne qui s’esquisse désignés comme « le grand Satan ».
simplement rayer le nôtre de la carte. va changer. Profondément. Elle est dans le sang comporte à ce stade au Ce faisant, leur objectif pourrait bien
La réalité est plus sûrement celle, en comme un grand paquebot, glissant moins deux conséquences prévisibles. être d’étendre et de développer une
effet, d’un monde sans contrepoids, longtemps sur une même trajec- Toutes deux ont trait aux alliances : crise sans précédent dans l’ensemble
physiquement déstabilisé donc dan- toire. Et lorsque celle-ci est infléchie, c’en est bel et bien fini d’une stra- du monde arabe.
gereux, faute d’équilibre multipo- elle l’est durablement. Or même si tégie tout entière conçue contre la À long terme, cette attitude est évi-
laire. Et l’Amérique, dans la solitude le langage est galvaudé, les États- Russie alors soviétique. La Russie, du demment suicidaire. Parce qu’elle
de sa puissance, de son hyperpuis- Unis viennent de subir un choc sans moins dans sa partie non islamisée, attire la foudre. Et qu’elle peut l’attirer
sance, en l’absence désormais de précédent. Sans remonter à la toute va devenir le principal allié des États- sans discernement. Cette situation
tout contre-modèle soviétique, a première agression sur son terri- Unis. Mouvement que le président commande à nos dirigeants de se
cessé d’attirer les peuples à elle ; toire, celle de 1812 où l’armée britan- Poutine a saisi dès le soir du drame. hisser à la hauteur des circonstances.
ou plus précisément, en certains nique détruisit la première Maison Peut-être en est-ce fini aussi d’une Pour éviter aux peuples que ces fau-
points du globe, elle ne semble plus Blanche, l’épisode le plus proche qui alliance que les États-Unis avaient teurs de guerre convoitent et sur
attirer que la haine. Dans le monde s’impose est celui de Pearl Harbor. esquissée dès les années trente et soli- lesquels ils comptent d’entrer à leur
régulé de la guerre froide où les ter- C’était en 1941, loin du continent, dement établie dans les années 1950 tour dans cette logique suicidaire. Car
rorismes étaient peu ou prou aidés avec des bombardiers contre une avec l’intégrisme musulman sunnite, on peut le dire avec effroi : la techno-
par Moscou, une forme de contrôle flotte militaire : l’horreur de Pearl tel qu’il est défendu notamment en logie moderne leur permet d’aller
était toujours possible ; et le dialogue Harbor n’est rien en regard de ce Arabie Saoudite et au Pakistan. Aux encore plus loin. La folie, même au
entre Moscou et Washington ne s’in- qui vient d’arriver. Elle est au sens yeux de l’opinion américaine et de ses prétexte du désespoir, n’est jamais
terrompait jamais. Dans le monde propre sans commune mesure : hier dirigeants, l’islamisme, sous toutes ses une force qui peut régénérer le
monopolistique d’aujourd’hui c’est 2 400 marins engloutis, aujourd’hui formes, risque d’être désigné comme monde. Voilà pourquoi, aujourd’hui,
une nouvelle barbarie, apparem- bien plus de civils innocents. le nouvel ennemi. Certes, le réflexe nous sommes américains.
ment sans contrôle, qui paraît vou- Pearl Harbor avait marqué la fin d’un anti-islamiste avait déjà donné lieu,
loir s’ériger en contre-pouvoir. Et isolationnisme, ancré au point d’avoir aussitôt après l’attentat d’Oklahoma Jean-Marie Colombani
peut-être avons-nous nous-mêmes résisté même à la barbarie de Hitler. City contre un immeuble fédéral, à des (13 septembre 2001)

48 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

L’homme qui a bousculé


« l’Empire du mal »
« L
’Empire du mal » : qui vient de commencer ses soviétique est à un tournant. Pour mettre fin à l’impasse sur
l’expression a réformes économiques et à Ronald Reagan, en même temps les euromissiles, il propose de
fait florès, au laquelle Alexandre Haig, alors qu’il dénonce la boulimie sovié- renoncer à tout : les Russes à
point de résumer toute la poli- secrétaire d’État, offre des armes tique en la matière, lance donc leurs SS-20 ainsi qu’à toutes
tique de Ronald Reagan à l’égard dès juin 1981, ainsi que vers à Moscou le défi d’une « course leurs armes à moyenne portée
de l’Union soviétique pendant l’allié commun pakistanais. aux armements que vous ne capables d’atteindre l’Europe ;
son premier mandat (1981-1985). Il aide aussi, beaucoup plus pourrez gagner ». Et cette course les Américains aux Pershing-II
Pour les propagandistes sovié- directement que Washington se déroulera non pas sur le et missiles de croisière qu’ils
tiques de l’époque, « Reagan ne l’avait jamais fait depuis la plan de la quantité, mais sur se préparent à installer sur
le cow-boy » est vite devenu guerre du Vietnam, les forces celui de la qualité. C’est tout le le vieux continent. Refus
« Hitler », l’homme qui pouvait qui s’opposent au communisme sens de l’« Initiative de défense indigné de Moscou, où l’on
conduire à la Troisième Guerre sous toutes ses formes : la résis- stratégique » (IDS) annoncée le n’est prêt (Brejnev le confirme
mondiale et contre qui il fallait tance afghane, la Somalie vic- 23 mars 1983. quelques semaines plus tard à
mettre en garde les dirigeants time d’empiétements de la part Cet ambitieux projet, vite bap- Bonn) qu’à offrir « une réduc-
européens « raisonnables ». de l’Éthiopie, sans parler des tisé « guerre des étoiles » par tion » du déploiement des
Dans les faits, il en a été de «  contras » au Nicaragua. Tout la presse, vise à édifier, à grand SS-20 contre « une renoncia-

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l’antisoviétisme de Ronald cela le conduira à se fourvoyer renfort de satellites tueurs, un tion totale » de l’OTAN à son
Reagan comme de son idéo- dans le scandale de l’Irangate et bouclier spatial antimissiles programme…
logie conservatrice à l’intérieur : aussi à sous-estimer le danger au-dessus des États-Unis, mais Réticences aussi chez certains
plus de mots que d’actions, du fondamentalisme islamique. aussi sur le territoire soviétique alliés, qui trouvent que, avec
un pragmatisme à géométrie Mais l’objectif immédiat est lui-même : les engins russes ou sans SS-20, le « recouplage »
variable compensé par un credo atteint : pour la première fois seront stoppés « à la source » dès entre le théâtre européen et
invariant. depuis la fin de la guerre du leur mise à feu. Pour Moscou, l’arsenal américain est une
Et puis, on ne voit pas très bien Vietnam, l’Amérique renverse dont l’industrie électronique bonne chose. Finalement, c’est
ce qu’un autre aurait fait de l’image traditionnelle d’un pays accuse un retard croissant, c’est Ronald Reagan qui a raison :
mieux dans les circonstances de « conservateur » confronté à presque un casus belli, d’autant son option zéro sera bien la
l’époque. Ronald Reagan a tiré le la subversion « révolution- que ce projet met en cause le solution retenue, mais six
meilleur parti de la glaciation naire » du « camp socialiste ». traité ABM interdisant les anti- ans plus tard seulement, avec
des relations Est-Ouest pendant Désormais, c’est ce dernier missiles, signé en 1972. Gorbatchev… Entre le « bâton »
son premier mandat, mais il a qui se défend et l’Amérique C’est aussi un sujet d’inquié- et la « carotte » qu’ont toujours
aussi accompagné sans diffi- qui « contre-attaque ». La tude pour les Européens, dont la été pour les stratèges améri-
culté aucune le dégel qui suivit, contre-attaque est encore plus France, puisque l’IDS met à mal cains les relations économiques
et qui était d’ailleurs largement décisive dans le domaine des la doctrine de la « destruction avec les pays communistes,
dû à son action. armements. Certes, c’est Carter mutuelle assurée » (MAD) qui Ronald Reagan a officiellement
Renouvelant la politique inau- et non pas Reagan qui a com- est à la base de sa dissuasion. choisi le bâton : les restrictions
gurée une douzaine d’années mencé, après l’invasion de Mais Ronald Reagan s’accroche à l’exportation de technologies
plus tôt par Richard Nixon, l’Afghanistan, le réarmement à son projet sans négliger pour sont encore durcies dans le
Ronald Reagan ne se presse américain. autant l’interminable dossier cadre du Cocom, l’organisme de
pas pour parler avec Moscou. Il C’est lui aussi qui, dès la fin des des négociations sur le « désar- coordination occidentale établi
laissera s’écouler six ans entre années 1970, a décidé d’installer mement » ouvert depuis plus à Paris. Mais les sanctions ne
le dernier sommet soviéto- des fusées nucléaires en Europe de dix ans avec Moscou. Mais doivent pas heurter les élec-
américain, tenu entre Carter pour faire pièce aux SS-20 sovié- là encore, il en renouvelle le teurs américains. Les ventes de
et Brejnev, à Vienne en 1979, et tiques. Mais, à la différence de contenu et l’esprit. Une de céréales à l’URSS, interrompues
celui qu’il aura plus tard avec son prédécesseur, le nouveau ses brillantes intuitions est par Jimmy Carter pour cause
Gorbatchev. Comme Nixon, il Président républicain sent l’« option zéro », annoncée le d’invasion de l’Afghanistan,
regarde ailleurs : vers la Chine, intuitivement que le régime 18 novembre 1981. reprennent dès 1981.

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 49
LES ARTICLES DU

Les années 1983 et 1984 sont sentiments : « Il existait entre sur l’Afghanistan : le tandem second et ultime mandat, est
pourtant des années noires, Gorbatchev et moi quelque Gorbatchev-Chevardnadze a une sorte d’apothéose. En mai,
celles de l’« Empire du mal », chose de chimique, assez admis dès le début le principe Ronald Reagan se rend enfin à
celles de la destruction d’un proche de l’amitié […] J’aimais d’un retrait de l’armée rouge, Moscou, pour la première fois
Boeing sud-coréen par la Gorbatchev bien qu’il soit aussi qui deviendra effectif en 1989. de sa vie, pour la ratification des
chasse soviétique (269 morts, attaché au communisme que Tout cela n’empêche pas Ronald accords START sur les arme-
le 31 août 1983), du déploiement moi au capitalisme. » Reagan d’insister sur ce qui reste ments stratégiques. Il tient
des Pershing en Europe et de la De fait, la « chimie » fonctionne à faire. Le 12 juin 1987, en visite encore avec le couple
suspension de toutes les négo- presque trop bien lors du second à Berlin, il met au défi Mikhaïl Gorbatchev, en décembre à New
ciations de désarmement, du sommet de Reykjavik, en 1986. Gorbatchev d’abattre le Mur, York, un ultime sommet
boycottage par l’URSS des Jeux À la frayeur de ses conseillers, dont il souligne le caractère quelque peu assombri par le
olympiques de Los Angeles, Reagan manque de peu de sous- contre-nature et provisoire… tremblement de terre d’Ar-
enfin des incertitudes sur le crire à un vaste programme de Encore une anticipation bien ménie : le dirigeant soviétique
pouvoir à Moscou. Celles aussi désarmement nucléaire général audacieuse pour l’époque… doit rentrer précipitamment à
pendant lesquelles Washington que lui soumet son interlocu- C’est au successeur, George Moscou, où l’attendent encore
montre ses muscles, à la teur. Les deux hommes buttent Bush, qu’il reviendra de présider d’autres séismes…
Grenade en octobre 1983. C’est in fine sur l’obstacle de la guerre aux changements encore plus
avec l’arrivée de Gorbatchev des étoiles, si chère au président grandioses à venir. Mais déjà, Michel Tatu
au pouvoir, en mars 1985, que américain. l’année 1988, la dernière du (8 juin 2004)
les choses vont changer réelle- L’année 1987 voit la percée
ment. Comme tout le monde, décisive, avec l’accord sur les
Ronald Reagan ne s’attendait euromissiles, premier véritable POURQUOI CET ARTICLE ?
sans doute pas, en tout cas pas traité de désarmement conclu Ronald Reagan apparaît aux yeux froide, non par un conflit mais par
si vite, à de tels changements. entre les deux Grands depuis de nombreux Américains comme une série d’étapes passant progres-

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Mais il n’a plus qu’à recueillir les débuts de la guerre froide. le président dont la politique a sivement du bras de fer à la négo-
le fruit de ses efforts. Ronald Reagan n’a pas eu à conduit à la victoire des États-Unis ciation. Un pragmatisme qui prend
Compensant le « silence radio » modifier ses positions : c’est face à l’URSS. L’auteur de l’article en compte les atouts réels des États-
propose, à l’occasion de la mort Unis : leurs capacités économiques,
de son premier mandat, il aura le partenaire qui s’est rallié à
de Ronald Reagan, le 5 juin 2004, leur avance technologique. Ronald
en tout cinq sommets avec le son « option zéro », nonobs- une relecture de son action poli- Reagan accompagne ce pragma-
nouveau dirigeant soviétique tant l’IDS qui n’est toujours tique. Celle-ci est remise en pers- tisme d’un discours plus radical,
pendant le second. Sans doute pas abandonnée. Il en va de pective : Jimmy Carter, son prédé- destiné à mobiliser son peuple
ne s’emballe-t-on pas au début : même des autres dossiers du cesseur, avait commencé à réagir autour des grands idéaux démocra-
il ne se passe pratiquement désarmement (en matière aux avancées soviétiques et c’est tiques et en diabolisant l’adversaire,
rien à la première rencontre, à de contrôle notamment, on son successeur, George W. Bush, l’« Empire du mal ». Il incarne donc
qui a vu tomber le mur de Berlin et le retour des États-Unis comme
Genève en novembre 1985, et s’est mis d’accord dès 1986
disparaître l’URSS. C’est pourtant la moteurs des relations internatio-
ce n’est que beaucoup plus tard, sur une série de « mesures de politique pragmatique de Reagan nales et jette les bases de l’« hyper-
dans son autobiographie, que confiance » jusque-là rejetées qui a permis de sortir de la guerre puissance » des années 1990.
le président américain dira ses en bloc par Moscou) ainsi que

En Syrie, le paradoxe américain


B
arack Obama, le Elle tirerait les fils des tragédies Exemples. La presse du Caire aux Occidentaux. Sur le Net, une
contraire d’un homme en cours. Cheftaine du monde accuse les États-Unis d’avoir rumeur incrimine l’hypocrisie
à la gâchette facile, s’ap- occidental, elle manipulerait, cor- propulsé les Frères musulmans prétendue de Barack Obama : le
prête à sanctionner par la force romprait, intimiderait ou séduirait au pouvoir pour mieux asservir président américain, voyez-vous,
l’emploi de l’arme chimique les uns et les autres avec toujours l’Égypte – les éditorialistes ne n’attendait qu’un prétexte, celui
en Syrie. Au Proche-Orient, le même sinistre et noir désir : précisent pas comment. La pro- de l’attaque chimique du 21 août,
l’épisode renforcera dans leurs priver les Arabes de la maîtrise de pagande de Damas affirme que pour intervenir en Syrie…
convictions tous ceux – ils sont leur destin. Bachar Al-Assad est victime d’un La légende de la surpuissance des
nombreux – qui diabolisent L’Amérique en éternelle puissance complot américano-israélo-djiha- États-Unis – et de son président –
l’Amérique : quoi qu’il arrive, suzeraine du Proche-Orient ? C’est diste – Washington, Al-Qaida et ne s’embarrasse pas des faits. Elle
coupable de tous les malheurs un mythe, une légende. Mais ils Israël coalisés pour en finir avec les ignore. Elle est l’une des formes
de la région ! sont plus partagés que jamais. le seul régime qui tienne tête d’une maladie que l’Organisation

50 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

mondiale de la santé (OMS) a la tragédie syrienne. Deux jours suspens, d’une interruption de l’aide défense des droits de l’homme a
oublié de traiter dans la région : la après l’attaque au gaz perpé- militaire de 1,3 milliard de dollars été à géométrie variable, au gré des
« complotite ». trée dans la banlieue de Damas, accordée chaque année au Caire intérêts des États-Unis.
Comme tout mythe, celui-là a M. Obama confie à CNN : « Trop depuis 1979. Enfin, pour expliquer ce reflux de
sa part de vérité. L’Amérique a souvent, notre capacité à résoudre Dans l’affaire égyptienne, les alliés l’influence américaine au Proche-
sûrement beaucoup à se faire par- une situation aux composantes locaux de l’Amérique sont divisés Orient, il y a le facteur Obama.
donner. Ancrée dans une double aussi complexes est surestimée. » – et torpillent son influence. Le D’éventuelles frappes sur la Syrie
alliance – avec l’Arabie saoudite Qatar et la Turquie soutiennent les ne doivent pas tromper. Le 44e pré-
depuis 1945 et avec Israël depuis Influence « surestimée » Frères musulmans. L’Arabie saoudite sident des États-Unis veut se désen-
1967 –, sa présence au Proche- De même que la capacité des États- et les autres pays du Golfe appuient gager de la région. Il estime qu’elle
Orient a servi ses intérêts éco- Unis à exercer une influence sur la les militaires égyptiens. Ils mettent est aujourd’hui de moindre intérêt
nomiques et stratégiques. Ce fut situation en Égypte s’est avérée lar- 12 milliards de dollars d’aide incon- stratégique et économique pour
vrai du temps de la guerre froide. gement « surestimée ». À plusieurs ditionnelle à la disposition du Caire. l’Amérique. Il laisse presque transpa-
Et plus encore durant ce court reprises, les Américains ont mis en Et compensent à l’avance, et au-delà, raître comme une lassitude devant
moment où, de la chute du mur de garde Mohamed Morsi contre sa une éventuelle suspension de l’aide la malédiction proche-orientale
Berlin en 1989 au début des années dérive autoritaire, sectaire et sui- des États-Unis à l’Égypte. – cette succession ininterrompue
2000, l’Amérique s’est retrouvée cidaire. Sans succès. Passé le coup La crédibilité politique des États- de guerres et de massacres, quand
en situation de domination quasi d’État du 3 juillet, ils ont supplié le Unis – de « l’Occident » en général – le reste du monde paraît intelligem-
absolue. nouveau « patron » de l’Égypte, le n’est pas au plus haut non plus. ment occupé au développement
Ce n’est plus vrai. L’influence amé- général Abdel Fattah Al-Sissi, de ne M. Obama devait redorer un blason économique.
ricaine dans la région recule. Le pas aller à l’affrontement avec les singulièrement terni par George M. Obama a pris la mesure des
pouvoir américain ne cesse d’y Frères musulmans. Là encore, sans W. Bush, son prédécesseur. Mais limites du pouvoir américain au
perdre de son emprise. Les évé- le moindre succès. Guantanamo n’est pas fermé. Mais Proche-Orient. Il n’est pas sûr que
nements des dernières semaines Aucune des pressions exercées le dossier israélo-palestinien, aban- cela le chagrine.
le confirment, en Égypte comme par Washington n’a intimidé les donné durant quatre ans, vient
en Syrie. Paradoxe : la probable généraux égyptiens. Pas même seulement d’être rouvert. Mais, Alain Frachon
frappe de missiles américains sur la menace esquissée, et restée en dans les « printemps arabes », la (29 août 2013)

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ce dernier pays est le reflet d’un
leadership en perte de vitesse.
Elle n’est pas que cela, mais elle
est aussi cela, un geste destiné à POURQUOI CET ARTICLE ?
enrayer une crédibilité passable- Écrit à un moment où une inter- des États-Unis au Proche-Orient. Autrement dit, il y a aujourd’hui
ment ébranlée. vention militaire en Syrie pour S’ils demeurent un acteur incon- plus de coups à recevoir que de
Washington prépare un tir de sanctionner l’emploi d’armes tournable de cette région, ils y bénéfices à tirer pour Washing-
semonce. Les missiles de croisière chimiques par Bachar Al-Assad ont cependant moins les cou- ton dans cette région du monde.
doivent d’abord porter un mes- semblait imminente, cet article dées franches que par le passé. On ne sera donc pas étonné
sage politico-stratégique : non conserve toute sa pertinence Ils sont en effet contraints d’observer un désengagement
à l’emploi de l’arme chimique. bien que celle-ci n’eut finale- de jouer un difficile exercice progressif de cette région par les
Leur objectif premier n’est pas ment pas lieu. Plus encore, il per- d’équilibriste pour tenter de dé- États-Unis, qui se tournent au-
de changer la donne sur le ter- met de comprendre pourquoi fendre leurs intérêts tout en ne jourd’hui vers une Asie à la fois
rain. Au-delà de l’assistance cette option a finalement été froissant aucun de leurs nom- plus simple et potentiellement
qu’elle apporte à une partie de abandonnée. Il montre en effet breux alliés, dont les intérêts plus prometteuse que l’« Orient
la rébellion, l’Amérique ne veut toute l’ambiguïté de l’influence sont eux-mêmes fort divergents. compliqué ».
pas s’immiscer plus avant dans

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 51
L’ESSENTIEL DU COURS

DATES CLÉS
1945
La Chine et le monde
La Chine nationaliste obtient un
siège de membre permanent au
Conseil de sécurité de l’ONU.
depuis 1949
Q
1ER OCTOBRE 1949
Proclamation de la République uand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. C’est ainsi
populaire de Chine (RPC) par Mao qu’Alain Peyrefitte intitulait en 1973 un livre qui attirait
Zedong.
l’attention du grand public francophone sur le formidable
1950 potentiel de l’empire du Milieu. Pays le plus peuplé du monde, la
Traité d’alliance avec l’URSS.
Chine s’est progressivement affirmée sur la scène internationale.
DÉBUT DES ANNÉES 1960 D’abord dominée par les Occidentaux et l’éternel rival japonais dans
Rupture sino-soviétique.
la première moitié du xxe siècle, elle s’est émancipée au lendemain
1964 de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à devenir, aujourd’hui, l’un
La Chine fait exploser sa première des acteurs essentiels d’un monde où la hiérarchie des puissances
bombe atomique (bombe H).
est en pleine recomposition. L’adoption de la voie communiste par
1971 la Chine, puis son ouverture à l’économie de marché la placent
La RPC récupère le siège de
membre permanent du Conseil dans un rapport au monde marqué à la fois par la fermeture – à la
de sécurité de l’ONU au détriment démocratie et à la circulation de l’information par exemple – et par
l’ouverture – aux marchés financiers et aux exportations. Comment

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de Taïwan.

1976 la Chine est-elle parvenue, en à peine un demi-siècle, à s’affirmer


Mort de Mao. sur la scène internationale ?
1978
Début des réformes économiques les Chinois sont alors divisés
de Deng Xiaoping. entre les partisans du nationa-
liste Tchang Kaï-chek, leader
1989 du Guomindang, et ceux du
Répression du mouvement étu- communiste Mao Zedong,
diant place Tian’anmen à Pékin. leader du Parti communiste
chinois. Bientôt, la guerre entre
1997 ces deux camps, qui avait été
Rétrocession de Hong Kong par la interrompue par l’invasion japo-
Grande-Bretagne. naise, reprend de plus belle.
Vainqueurs, les communistes
1999 proclament, le 1er octobre 1949,
Rétrocession de Macao par le la création de la République
Portugal. populaire de Chine (RPC). Mais
les hommes de Tchang Kaï-chek
2001 sont parvenus à se réfugier sur
Admission de la Chine dans La place Tian’anmen. l’île de Taïwan et ne recon-
l’Organisation mondiale du naissent pas la légitimité de la RPC. Avec la bénédiction
commerce. La Chine divisée de Washington, soucieux en ces temps de guerre
Attaquée par le Japon en 1937, la Chine recouvre son froide d’endiguer la progression du communisme, ils
2008 indépendance avec la défaite de celui-ci en août 1945, conservent le siège de la Chine au Conseil de sécurité
Admission de la Chine dans le suite aux bombardements atomiques d’Hiroshima de l’ONU. La Chine populaire n’est donc reconnue que
G20. et Nagasaki par les Américains. Le pays se voit par par le bloc de l’Est et signe, en 1950, un traité d’alliance
ailleurs reconnu comme une puissance mondiale avec l’URSS.
2010 puisqu’il devient un membre permanent du Conseil
La Chine devient la deuxième de sécurité de la toute jeune Organisation des Nations Mao et le monde
puissance économique mondiale, unies (ONU), un privilège qu’elle ne partage qu’avec Dans un premier temps, la RPC se fait le relais de
reléguant le Japon à la troisième quatre autres pays (États-Unis, Royaume-Uni, Russie l’influence soviétique en Asie. Elle tente notamment
place. et France) et qui lui confère un droit de veto. Mais de propager le communisme dans les pays de la région

52 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
L’ESSENTIEL DU COURS

fraîchement décolonisés. Mais Mao maintenant le contrôle du Parti com- NOTIONS CLÉS
ne supporte pas longtemps d’être muniste sur le pays, il engage une
relégué dans l’ombre de Moscou, et il vague de libéralisation de l’économie « GRAND BOND
s’écarte progressivement du modèle destinée à attirer les investisseurs EN AVANT »
soviétique, dont il mesure les limites, étrangers désireux de profiter du bas Politique entreprise par Mao, de
et finit par rompre toute relation coût de la main-d’œuvre chinoise. 1958 à 1960, visant à accroître
avec l’URSS en 1963. Pour eux, il crée sur le littoral des rapidement la production du
Pour accélérer la mise en place du zones économiques spéciales (ZES) pays.
communisme, il lance en 1958 le exemptées d’impôts. En 1989, les Elle se solde par un échec et
« Grand Bond en avant », censé étudiants, qui réclament qu’une une famine qui fait plusieurs
accroître la production du pays, mais libéralisation politique accompagne millions de morts.
qui se solde par un désastre. Malgré cette libéralisation économique, sont
ses échecs en Chine, la doctrine violemment réprimés sur la place GUOMINDANG
maoïste jouit d’une forte popularité Portrait de Mao Zedong. Tian’anmen à Pékin. La RPC fait alors Nom donné au parti nationaliste
dans le monde grâce à une habile l’objet de vives critiques de la part des chinois fondé en 1912. Il forme
propagande. Fondée sur une grande radicalité et le Occidentaux, mais les importantes opportunités écono- un gouvernement en 1921, dirigé
culte du chef et de ses maximes, compilées dans Le Petit miques dont recèle le pays font vite taire ces critiques. par Tchang Kaï-chek à partir de
Livre rouge, elle se propose d’opérer un renouvellement En 2001, la Chine intègre l’OMC, ce qui lui permet 1928.
radical de la société avec la Révolution culturelle lancée d’exporter dans le monde entier ses productions. Forte À partir de 1949, seule l’île de
en 1967. d’un taux de croissance économique de près de 10 % Taïwan reste sous l’autorité
La « voie chinoise » est alors adoptée dans quelques par an durant la décennie 2000, la Chine s’impose du gouvernement dirigé par le
pays, comme la Tanzanie, et surtout le Cambodge, dans bientôt comme l’« atelier du monde ». Pour assurer son Guomindang.
lequel les Khmers rouges provoquent la mort d’un approvisionnement en matières premières et afficher
quart de la population du pays entre 1975 et 1979. En ses ambitions, la Chine ne se contente pas d’accueillir PETIT LIVRE ROUGE
Occident, le maoïsme séduit une partie de la jeunesse des investissements, elle en réalise également de plus Appellation française du recueil
en quête d’engagement dans la foulée des événements en plus partout dans le monde, notamment en Afrique. de citations de Mao Zedong le
de mai 1968 et désabusée par les dérives du stalinisme. Le pays peut également compter dans le monde entier, plus célèbre. Publié en 1964 à

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Disposant de l’arme atomique à partir de 1964, la Chine et en premier lieu en Asie, sur la présence d’une forte l’initiative de la RPC, il est dif-
populaire affirme ses ambitions militaires. En 1969, des diaspora chinoise composée d’au moins 35 millions de fusé dans une quarantaine de
accrochages à la frontière sino-soviétique manquent de personnes. langues et aurait été imprimé
dégénérer en guerre ouverte. Cette montée des tensions Elle n’abandonne pas pour autant son affirmation à près de 800 millions d’exem-
avec l’URSS explique que Mao opère à cette époque un géostratégique à l’échelle régionale : après avoir obtenu plaires depuis sa parution.
rapprochement avec les États-Unis, ce qui lui permet en la rétrocession de Hong Kong en 1997 et de Macao en
1971 de récupérer le siège chinois de membre permanent 1999, elle revendique désormais certaines îles de la RÉVOLUTION
du Conseil de sécurité de l’ONU. La même année, le mer de Chine, comme l’archipel Senkaku, appartenant CULTURELLE
président américain Richard Nixon effectue une visite officiellement au Japon. Mouvement lancé de 1967 à 1969
officielle en Chine. La Chine a ainsi fait preuve, au cours de la seconde pour raviver l’ardeur révolu-
Lorsque Mao meurt en 1976, la Chine est une puissance moitié du xxe siècle, d’une étonnante capacité à concilier tionnaire. De jeunes militants,
reconnue dans le « grand jeu » diplomatique de la les contraires. Dogmatique d’un côté, avec le culte d’un les « gardes rouges », formés
guerre froide, mais il reste fort à faire pour redresser maoïsme dont les piètres résultats n’ont pas écorné la aux idées maoïstes, luttent
son économie à l’agonie. figure du « Grand Timonier », la Chine a su se montrer contre la sclérose du parti et
pragmatique quand Deng Xiaoping a fait le choix de ce qui reste de la culture tradi-
Le tournant Deng Xiaoping la conversion du pays au libéralisme économique. Un tionnelle chinoise (les « quatre
Après la mort de Mao, la place de la Chine dans le monde pari réussi qui a sans doute permis au régime de se vieilleries »).
se transforme, suite à la rupture radicale opérée par maintenir, alors que l’URSS s’est effondrée comme un Il s’agit en fait d’un mouvement
Deng Xiaoping, qui dirige le pays à partir de 1978. Tout en château de carte au début des années 1990. orchestré par Mao pour procéder
à une purge du parti et récupérer
le pouvoir.

CINQ ARTICLES DU MONDE À CONSULTER ZONE ÉCONOMIQUE


SPÉCIALE (ZES)
• La Chine s’affirme comme grande puissance mondiale p.  56 (Bruno Philip, 8 octobre 2009) Zone souvent située dans un
espace portuaire, dans laquelle
• La Chine a procédé à son deuxième essai nucléaire de l’année p.  57 (18 août 1995) les règles de l’économie socia-
liste sont aménagées de façon à
• De Mao à Deng Xiaoping, comment la Chine a retrouvé son rang p. 57-58 permettre des échanges avec les
(Erik Izraelewicz, 26 octobre 2012) espaces où s’exerce l’économie
de marché.
• Le cruel envers du décor de la « Chinafrique » p.58-59 (Editorial du Monde, 6 août 2012) Elles permettent un enrichisse-
ment rapide de la Chine dans les
• L’étrange colère chinoise contre le Japon p.59 (Editorial du Monde, 20 septembre 2012) années 1980. La première a été
créée en 1979.

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 53
UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS
ÉMERGENCE
Composition :
Affirmation d’un pays sur la scène L’affirmation de la Chine sur la scène internationale
économique mondiale, mais qui
peut aussi désigner une puissance de 1949 à nos jours.
s’affirmant militairement, politi-
quement ou diplomatiquement. Analyse du sujet III. L’atelier du monde (les années 2000)
Le sujet part du présupposé que la Chine s’est 1. Entrée de la Chine dans l’OMC (2001)
NATIONALISME affirmée sur la scène internationale. Il va donc 2. La Chine tire profit de sa main-d’œuvre abon-
Idée politique centrée sur l’idée falloir s’interroger sur les modalités de cette affir- dante pour opérer un spectaculaire rattrapage
de nation. En Chine, il correspond mation, sur sa portée et sur ses limites. Il s’agit économique
aux idées du Guomindang, qui d’un sujet d’histoire, mais aussi de géopolitique,
souhaite promouvoir l’indépen- et il faut mobiliser le vocabulaire spécifique de Les repères essentiels
dance et la puissance de la Chine. cette discipline, comme les notions de puissance, • Proclamation de la RPC, repli des nationalistes à
d’émergence, d’hégémonie, de zone d’influence, etc. Taïwan, rivalité pour le siège à l’ONU
VOIE DE DÉVELOPPEMENT • Rupture sino-soviétique, rapprochement RPC/
COMMUNISTE Proposition de plan États-Unis
Choix d’un développement marqué I. La Chine maoïste (1949-1976) • Réformes de Deng Xiaoping, création des ZES,
par la propriété collective des 1. La victoire de Mao et l’alliance avec l’URSS : intégration de l’OMC
moyens de production et d’échange. la promotion du communisme dans les pays
L’État occupe un rôle central par le asiatiques décolonisés
biais de la planification. 2. La rupture avec l’URSS et la diffusion du Ce qu’il ne faut pas faire
maoïsme à travers le monde (Le Petit Livre rouge,

PERSONNAGES jeunesses maoïstes)


3. Le rapprochement avec les États-Unis (visite
• Poser une problématique artificielle
qui consisterait à se demander si la Chine
CLÉS de Nixon en Chine, entrée au Conseil de sécurité s’est réellement affirmée sur l’échiquier mondial,

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de l’ONU) la réponse étant contenue dans le sujet.
TCHANG KAÏ-CHEK • Escamoter une des périodes de l’histoire
(1887-1975) II. La Chine s’ouvre à l’Occident (1976-années en faisant des parties trop déséquilibrées
Principal dirigeant du Guomindang 1990) en longueur.
à partir de 1925. Replié à Taïwan 1. Les réformes économiques de Deng Xiaoping • Ne pas clairement définir les notions à mesure
depuis 1949, il dirige le pays de (libéralisation, ZES) qu’elles apparaissent.
1950 jusqu’à sa mort, exerçant le 2. L’absence de réforme politique (le massacre
pouvoir de façon autoritaire. de la place Tian’anmen et ses répercussions
internationales)
MAO ZEDONG
(1893-1976)
Membre fondateur du Parti
communiste chinois en 1921, il DOCUMENT CLÉ
en devient le chef en 1935 après
l’épisode de la Longue Marche.
Il proclame la République popu-
laire de Chine (RPC) en 1949 et en
est le président jusqu’à l’échec du
« Grand Bond en avant ». Écarté
S ur cette affiche, les travailleurs, issus
des mondes paysan et ouvrier, et
les militaires mettent leurs forces au
du pouvoir, il revient au premier service du « Grand Bond en avant ». Ce
plan grâce à la Révolution cultu- programme ambitieux lancé par Mao
relle et dirige le pays jusqu’à sa a pour but la construction d’une Chine
mort. nouvelle et conquérante, en rupture
avec la Chine traditionnelle, représen-
HU JINTAO (1942-) tée par le panneau de bois que brise
Président de la République popu- l’ouvrier, qui serre contre lui Le Petit
laire de Chine depuis 2003 et Livre rouge, manifeste politique de Mao.
secrétaire général du PCC de 2002 à
2012. Il mène une politique accom-
pagnant l’affirmation du pays sur
la scène internationale et, par la
théorie du « développement scien-
tifique », tente de faire profiter une Affiche de propagande
large part de la société des fruits de communiste chinoise, 1974.
la croissance.

54 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
UN SUJET PAS À PAS

ZOOM SUR…
Étude critique de documents : Les dates clés des relations
sino-américaines
En quoi ces deux documents témoignent-ils de l’évolution 1945
de la politique étrangère chinoise dans les années 1970 ? Roosevelt décide d’inclure la Chine
comme membre permanent du
Conseil de sécurité de l’ONU.

« Un appel inquiétant » 1954


Accord de défense entre les États-
Commentant les déclarations Unis et Taïwan.
de M. Deng Xiaoping en faveur
d’une coalition antisoviétique 1971
sino-américaine, L’Humanité La « diplomatie du ping-pong »
du mardi 30 janvier écrit : « Un permet un premier rapprochement
tel appel à l’union avec l’impé- entre les deux pays par le biais de
rialisme américain et les autres leurs équipes de tennis de table.
impérialismes contre l’Union
soviétique et d’autres pays socia- 1972
listes ne contribue certes pas à Visite à Pékin du président Nixon,
la détente dans le monde. Il est préparée en 1971 par plusieurs
même inquiétant lorsqu’on sait voyages secrets d’Henry Kissinger.
d’autre part qu’il entre dans les
plans de M. Brzezinski, conseiller 1975
du président Carter pour les Visite du président Ford à Pékin.
affaires de sécurité nationale.
1979

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Dans le monde d’aujourd’hui,
la seule puissance militaire sus- Établissement des relations
ceptible de neutraliser les visées diplomatiques entre la RPC et les
de l’impérialisme américain est États-Unis.
celle de l’Union soviétique. Toute Visite aux États-Unis de Deng
tentative de rompre, au profit Xiaoping.
des États-Unis, un équilibre qui a Coca-Cola ouvre une usine d’em-
jusqu’ici évité de grandes confla- bouteillage à Shanghai.
grations ne peut qu’être grave-
Deng Xiaoping avec le président américain Jimmy Carter, à Washington, le 31 janvier
ment dommageable à la paix. » 1980
1979, lors de l’établissement des relations diplomatiques entre les États-Unis et la (Le Monde daté du 31.01.1979) Premier vol commercial entre la
République populaire de Chine. Chine et les États-Unis depuis 1949.

Analyse du sujet 1984


Les deux documents proposés portent sur le rappro- Ce qu’il ne faut pas faire Visite en Chine du président
chement sino-américain opéré à la surprise générale • Quand vous avez une photographie à analyser, Reagan.
dans les années 1970, suite à la rupture par la Chine de ne pas oublier de bien la décrire, en veillant
son traité d’amitié avec l’URSS. Il faut en expliquer les si nécessaire à utiliser les termes appropriés 1989
causes, les implications et les réactions qu’il a suscitées. (premier plan, arrière-plan, etc.). Le président Bush décrète un
embargo sur les ventes d’armes
Problématique II. Une trahison vue de Moscou à la Chine suite au massacre de la
En quoi le rapprochement sino-américain boule- Il n’est dès lors pas étonnant de constater dans le place Tian’anmen.
verse-t-il l’équilibre mondial des puissances dans les document 2 que cette alliance est perçue dans le camp
années 1970 ? communiste comme une grave trahison qui ne ferait 1990
que renforcer le prétendu « impérialisme » américain Ouverture du premier restaurant
Proposition de plan et affaiblir « la paix » que prétend défendre l’URSS. MacDonald’s en Chine.
I. Une alliance de raison plus que de cœur
Le rapprochement sino-américain n’avait rien III. Une opportunité vue de Pékin 1997
d’évident, tant les modèles politico-économiques de Mais, pour Pékin, cette ouverture diplomatique est Visite du président chinois Jiang
ces deux puissances étaient radicalement opposés. une chance qui prélude à son ouverture économique. Zemin aux États-Unis.
Qui plus est, les États-Unis étaient alors l’allié par Deng Xiaoping (document 1) est en effet le père du
excellence du Japon, rival de Pékin. C’est donc par tournant libéral chinois, l’inventeur des ZES, qui vont 1999
pur pragmatisme que les deux pays finissent par se progressivement permettre à la Chine de s’affirmer Les États-Unis apportent leur
rapprocher pour mieux isoler leur rival commun comme une grande puissance économique, alors soutien à la candidature chinoise
soviétique. même que l’URSS finit par s’effondrer. à l’OMC.

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 55
LES ARTICLES DU

La Chine s’affirme comme grande


puissance mondiale
L
’impressionnante parade consente à apprécier sa monnaie (La Chine en quête de ses fron- de « non-interférence » dans les
militaire organisée à Pékin, nationale, fortement sous-évaluée tières, Presses de Sciences Po, affaires intérieures d’autres pays
jeudi 1er octobre, à l’occasion par rapport au dollar, le moment 2005), Jean-Pierre Cabestan et a donné lieu ces derniers temps à
du 60e  anniversaire de la fonda- était mal choisi : la Chine finance Benoît Vermander ont fait une « des ajustements pragmatiques
tion de la République populaire une partie de la dette des États- analyse de la sémantique utilisée de la part de Pékin, mais la plupart
vient de boucler un cycle d’occa- Unis puisqu’elle a déjà acheté pour par le pouvoir, remarquant que le du temps en conjonction avec des
sions qui ont montré à quel point quelque 800 milliards de dollars terme da guo (grande puissance) pressions internationales pour
les dirigeants de la troisième éco- de bons du Trésor américains… était utilisé de manière croissante intervenir dans des crises d’ordre
nomie mondiale revendiquent La Chine suscite à l’étranger des en Chine. Certes, ajoutaient-ils, humanitaire ». Interventions
désormais sans complexe le statut réactions complexes : elle est « ce statut n’est pas considéré [par dans laquelle s’engage de manière
de grande puissance pour leur perçue comme une puissance les Chinois] pleinement acquis croissante l’armée chinoise.
pays. « Aujourd’hui, la Chine avec laquelle il est nécessaire encore ». Ils insistaient sur le À Pékin, des voix modérées n’hé-
socialiste se tient solidement d’avoir des relations apaisées. fait que si sa politique étrangère sitent pas à relativiser les limites
debout à l’est, face à l’avenir », a Mais son « émergence » – et est en phase « expansionniste » de la « puissance » de cet empire
proclamé dans son discours du peut-être la façon dont Pékin se et s’oriente dans un rôle voulu du Milieu au rôle central. Comme
1er octobre le président Hu Jintao, rengorge devant les manifesta- de puissance de premier plan, le dit Shi Yinhong, professeur de
vêtu d’un costume similaire à tions de sa nouvelle puissance la Chine estime que son statut politique internationale à Pékin :
celui que Mao portait soixante – est source d’inquiétude. Entre de leadership mondial « ne [lui] « La Chine a récemment fait de
ans plus tôt. autres exemples, sa compétitivité sera reconnu que si elle prouve grands progrès mais doit encore

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En août 2008, les Jeux olym- dans le domaine des échanges sa capacité à jouer avec maîtrise surmonter de nombreuses fai-
piques de Pékin avaient sym- commerciaux a, selon des ins- et pondération dans son environ- blesses : elle n’est pas très avancée
bolisé le retour en fanfare de tituts de recherche américains nement régional ». en matière technologique, son
la Chine sur la scène mondiale. indépendants, fait perdre en La Chine, grand pays qui fera environnement écologique est
En novembre 2008, au G20 de moyenne 350 000 emplois par de plus en plus faire valoir les dégradé et, dans certaines de ses
Washington, la Chine était an aux États-Unis depuis que la droits conférés par sa puissance, campagnes, on vit dans un climat
apparue comme un acteur essen- Chine est devenue membre de tout en se comportant comme d’anarchie partielle. On peut vrai-
tiel du sauvetage de l’économie l’Organisation mondiale du com- un « bon citoyen » du village ment faire mieux, beaucoup
mondiale mise à mal par la crise merce (OMC), en 2001. global ? Richard Baum, sinologue mieux ! »
financière. Au G20 de Londres, au Dans le domaine militaire, en et professeur à l’université de Los
printemps, des commentateurs revanche, les menaces que pour- Angeles, estime que le principe Bruno Philip
avaient même avancé que le G20 rait faire peser sur le nouvel ordre cardinal de la diplomatie chinoise (8 octobre 2009)
devrait s’appeler G2, puisqu’il n’y a mondial une armée engagée dans
que deux pays qui comptent vrai- un processus de modernisation POURQUOI CET ARTICLE ?
ment : les États-Unis et la Chine ! n’alarment pas – encore – les
En juillet, lors du sommet sino- experts : en termes de « capa- Cet article permet de faire un devenue un créancier des États-
américain de Washington, il était cité de projection » loin de ses bilan complet de la puissance de Unis, ce qui n’est que l’un des
frappant de voir comment de frontières, la Chine est encore en la Chine au lendemain des jeux aspects des concurrences entre
nombreux experts chinois des retard de deux décennies par rap- Olympiques de Pékin, en 2008. ces deux puissances dans le cadre
questions stratégiques et finan- port aux Américains si elle voulait L’auteur montre comment le pays d’un monde de plus en plus multi-
cières analysaient le rapport de soutenir un conflit prolongé. articule soft power et hard power, polaire. Les jeux Olympiques eux-
force entre Washington et Pékin : Si le XXe  siècle fut celui des pour reprendre l’expression de mêmes ont été un moment fort
le ton de leurs interviews laissait Américains, le XXI e serait-il Joseph Nye. L’auteur dresse un pour la Chine en termes d’image.
clairement entendre que la Chine celui de la Chine ? L’assertion est bilan de la puissance chinoise, en L’article évoque également les
était désormais en mesure de prématurée, même si ce que les montrant quels sont ses aspects, différentes échelles de puissance :
dicter certaines de ses conditions. responsables pékinois ont baptisé ses enjeux, ses moyens. L’affir- une Chine qui s’affirme en Asie,
Un certain professeur Yu Wanli, « ascension pacifique » prouve mation de la Chine sur la scène dans les « Suds », dans le monde.
du Centre des études internatio- aujourd’hui, et de manière sans internationale passe ainsi par une Par ailleurs, les limites de cette
nales et stratégiques de l’univer- doute durable, que la Chine ne va affirmation de la puissance mili- puissance sont abordées à la fin
sité de Pékin, se réjouissait à la pas cesser de se hisser sur les bar- taire, mais aussi par un rôle crois- de l’article, où l’on voit que la
pensée que, si Washington voulait reaux de l’échelle de la diplomatie sant dans l’économie mondiale. Chine est encore confrontée à de
faire à nouveau pression sur la mondiale. Dans leur livre consacré On voit ici comment la Chine est nombreux défis.
République populaire afin qu’elle à la confrontation sino-taïwanaise

56 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

La Chine a procédé à son deuxième essai


nucléaire de l’année
La reprise des tests français toujours contestée dans le Pacifique.

A
u lendemain de l’expulsion comprise entre 20 et 80 kilotonnes
de militants de Greenpeace de TNT. L’essai chinois intervient POURQUOI CET ARTICLE ?
venus manifester sur la alors que la décision française de
place Tiananmen, à Pékin, leur reprendre prochainement ses L’affirmation de la Chine comme puissance nucléaire intervient en
hostilité aux essais nucléaires, la propres tests est toujours 1964, alors que le pays a déjà rompu son alliance avec l’URSS. Elle se
Chine a annoncé, jeudi 17 août, contestée. Les ministres de l’envi- dote de cette capacité de dissuasion au moment même où les deux
qu’elle avait procédé à un nouvel ronnement de plusieurs pays du grands entament un processus de contrôle de l’arme atomique de
essai souterrain, le deuxième de Pacifique sud ont demandé, le façon à éviter la prolifération nucléaire. En 1963, le traité de Moscou
l’année après un précédent test 17 août, à Paris de renoncer à sa interdit les essais atmosphériques, mais il faut attendre 1980 pour que
effectué le 15 mai et le 43e depuis décision. La Commission euro- les Chinois, sans le signer, acceptent d’en adopter les dispositions. La
1964, année de l’explosion de la péenne de Bruxelles a demandé Chine, déjà puissance nucléaire, accepte pragmatiquement de signer
première bombe atomique que la réunion d’experts, en pré- le traité de non-prolifération de 1968. En 1996, le traité d’interdiction
chinoise. Selon le centre sismolo- sence de représentants français, des essais nucléaires doit être signé. Deux puissances procèdent alors
gique australien de Canberra, cet initialement prévue « avant la fin à des derniers essais : la France et la Chine, suscitant l’indignation des
essai a été effectué à 1 heure (GMT) du mois d’août », se tienne « avant mouvements écologistes. La Chine s’affirme ainsi comme une puis-
sur le site de Lop Nor, dans la la fin de cette semaine ». sance qui affirme son indépendance stratégique et qui est capable
région du Xinjiang (dans l’ouest du d’un certain unilatéralisme, même après la fin de la guerre froide.
pays) et sa puissance serait (18 août 1995)

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De Mao à Deng Xiaoping,
comment la Chine a retrouvé
son rang
Le Monde publie le deuxième volume de la collection « Comprendre un monde qui
change ». Chine : de la révolution à la naissance d’un géant est coordonné par Erik Izrae-
lewicz, qui en a rédigé la préface.

L
’anomalie de l’histoire ne de ses amis ensuite) ont à leur le tiers de la richesse mondiale règne, le régime reste autoritaire
réside pas dans le retour tour contribué à un affaiblissement au début du XIXe siècle. Elle n’en et centralisé. Sur le front écono-
actuel de la Chine parmi les violent du pays. pesait plus que 1 % à peine au mique, Deng engage en revanche
grandes puissances mais plutôt Mao laisse à ses successeurs, à milieu du XXe ! […] une double libéralisation avec la
dans la longue éclipse qu’elle a la fin des années 1970, un pays Des trois dogmes qui structuraient fin du tout-État à l’intérieur et les
connue, entre 1830 et 1980. fermé au reste du monde, isolé la période maoïste – les pleins débuts de l’ouverture avec l’exté-
L’empire était puissant, riche et de tout et de tous, souffrant de pouvoirs au Parti, l’étatisation de rieur. [...]
innovant. Après les guerres de terribles famines et dont l’intelli- l’économie et le « compter sur ses La Chine a ainsi fait, en l’espace
l’opium (1839-1860), les occupa- gentsia a été décimée par la révo- propres forces » –, Deng Xiaoping d’une seule génération (trente
tions étrangères (européenne, lution culturelle. Mais avant sa n’en conservera finalement qu’un ans) sa « révolution industrielle »,
américaine puis japonaise) et descente aux enfers, la Chine avait seul, celui qui assure la domina- cette phase de décollage écono-
les errements de la vie politique longtemps été la première puis- tion du PCC sur l’ensemble de la mique que l’Europe et l’Amérique
interne (l’admiration sans bornes sance économique de la planète, société. Sur ce plan, très politique, avaient connue un siècle et demi
de l’Occident dans une première selon l’historien de l’économie malgré peut-être ce qu’il en pense, plus tôt et qui avait nécessité,
phase, le dogmatisme de Mao et Angus Maddison. Elle représentait Deng ne touche à rien. Sous son dans ces régions-là, deux ou trois

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 57
LES ARTICLES DU

fois plus de temps. Tout en Chine croissance fondée sur la consom- politiques notamment. Elle est au Cette nouvelle dynastie n’a pas
s’est fait beaucoup plus rapide- mation des ménages, les services centre des débats, intenses, voire encore fait ses choix. Elle va devoir
ment : le transfert de l’agriculture et l’innovation. « Communiste », violents, qui agitent avec plus ou en tout état de cause davantage
vers l’industrie, de la campagne la Chine a en réalité besoin d’une moins de transparence le sommet compter sur son peuple, plus riche,
vers les villes, l’émergence d’une double révolution : « socia- de l’appareil communiste chinois mieux formé et informé, plus
classe moyenne et les débuts liste », avec la mise en place d’un à la veille de la grande transition connecté aussi. Les 500 millions
d’une consommation de masse. État-providence, et « libérale », qui doit conduire, en mars 2013, de Chinois qui surfent sur le Net et
La production y a ainsi progressé avec l’instauration d’un État de à l’installation d’une nouvelle les 250 millions d’utilisateurs de
en moyenne de près de 10 % par droit, le développement de réels équipe à la tête du pays. Une nou- Weibo, le service de microblogging
an. Elle a été multipliée par sept en contre-pouvoirs et la promotion velle génération, la cinquième, local, sont désormais une force
trente ans. Du jamais-vu. de l’esprit d’initiative. Le Parti dit-on à Pékin, va prendre les politique qui compte, sur laquelle
Jamais en effet dans l’histoire éco- et l’État disent y travailler. C’est commandes. Celle-ci n’a connu les maîtres de l’empire doivent en
nomique un pays aussi grand n’a par exemple l’objectif du projet ni la révolution, ni la guerre, ni tout cas compter. En Chine, même
connu une croissance aussi forte visant à assurer une protection les famines. Cette génération en ce début de XXIe siècle, Mao
pendant une période aussi longue. minimale à tous les citoyens en sera-t-elle prête à poursuivre la n’est pas mort. Autour de la Cité
Cela étant, malgré ses milliar- matière de santé, de chômage libéralisation et l’ouverture de interdite, près de la place
daires, ses villes champignons et ou de retraite. C’est aussi celui l’économie tout en amorçant celle Tiananmen, son ombre continue
son appétit pour le luxe occidental, recherché avec l’effort mis sur de la vie politique ? Acceptera- de circuler. Le Net pourrait lui être
la Chine est au début du XXIe siècle l’éducation et la formation de t-elle de prendre, comme le lui fatal.
un pays riche peuplé de pauvres, haut niveau. demandent ses partenaires occi-
un pays jeune mais à la population Mais cette double révolution se dentaux, ses responsabilités dans Erik Izraelewicz
vieillissante avant même de s’être heurte à de nombreux obstacles, les affaires du monde ? (26 octobre 2012)
enrichie. Numéro deux, derrière
les États-Unis, par son produit
intérieur brut total, elle se situe POURQUOI CET ARTICLE ? facteurs qui accompagnent cette quences sociales de ces évolutions
en fond de classement, pas loin croissance. Elle est liée à un rapport doivent être nuancées : la Chine
de la 100e place, si l’on prend en L’auteur présente une donnée fon- très particulier entre politique et reste un pays aux écarts de richesses

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considération le produit intérieur damentale en commençant par économie. Après le rattrapage in- importants, largement marqué par
brut par habitant – un indicateur replacer l’affirmation de la Chine dustriel opéré à l’époque de Mao, le la pauvreté. Surtout, l’apparition
plus pertinent du niveau de vie de sur la scène internationale comme maintien par Deng Xiaoping, et ses d’une classe aisée et d’une classe
la population. […] un processus lié au « temps long ». successeurs, d’un pouvoir politique moyenne crée de nouvelles at-
Pour maintenir son rang, comme En effet, c’est l’éclipse qu’a connue le dictatorial et communiste a permis tentes : une nouvelle articulation du
le suggère le XIIe Plan, la Chine pays au XIXe et au début du XXe siècle une ouverture à l’économie de mar- « socialisme » et du « libéralisme »
doit désormais passer d’une crois- qui est une anomalie. On peut trou- ché qui n’a pas déstabilisé le cadre doit donc être envisagée.
sance alimentée par l’exportation, ver dans l’article l’ensemble des des pouvoirs. Cependant, les consé-
l’investissement et la copie à une

Le cruel envers du décor


de la « Chinafrique »
L
e meurtre du directeur avaient réagi aux revendica- américaine a plaidé en faveur est pas à sa première incursion
chinois d’une mine de tions des mineurs en leur tirant d’un modèle de partenariat qui sur ce terrain : en visite à Lusaka
charbon en Zambie, dessus à balles réelles, blessant « ajoute de la valeur plutôt que en 2011, elle s’était déjà inquiétée
samedi 4 août, au cours d’af- 12 d’entre eux. L’année suivante, de l’extraire ». « Les États-Unis, des « pratiques chinoises en
frontements avec les mineurs les Zambiens élirent un nouveau a poursuivi Mme Clinton, défen- matière d’aide et d’investisse-
révoltés par le niveau de leurs président, Michael Sata, partisan dront la démocratie et les droits ment en Afrique, pas toujours en
salaires, illustre cruellement d’un rééquilibrage des relations de l’homme universels, même accord avec les normes internatio-
les risques qui accompagnent entre son pays et Pékin. Pour lorsqu’il peut paraître plus facile nales de transparence et de bonne
la croissance spectaculaire de lui, l’investissement chinois en ou plus rentable de détourner la gouvernance ».
l’investissement chinois en Zambie « doit être une voie à tête et de continuer à exploiter les Comme l’Europe, les États-
Afrique. double sens ». ressources. Tout le monde n’a pas Unis n’ont pas toujours eu une
Ce ne sont pas les premières dif- Hillary Clinton n’a pas dit autre cette ligne de conduite. Nous, si. » conduite exemplaire en Afrique.
ficultés de la Chine en Zambie, chose, le 1er août à Dakar, au Les dirigeants chinois n’ont pas Mme Clinton le reconnaît. Mais
premier producteur mondial de début d’une tournée de onze eu besoin de chercher longtemps le continent africain, qui abrite
cuivre. En 2010, dans la même jours en Afrique. Sans nommer qui se cachait derrière « tout le sept des dix économies du monde
mine de Collum, les cadres chinois la Chine, la chef de la diplomatie monde ». Car Hillary Clinton n’en à la croissance la plus rapide, ses

58 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

ressources naturelles, sa démo- dénoncé par l’agence Xinhua, les Chinois contre un modèle remédier – en commençant par
graphie et son dynamisme sont n’est pas d’une suprême sophisti- d’échanges commerciaux avec augmenter les salaires des
aujourd’hui l’objet de toutes les cation, mais Mme Clinton n’est l’Afrique qui « n’est pas soute- mineurs zambiens.
attentions. Depuis que la Chine a pas la seule à y recourir. En juillet nable à long terme ». Le meilleur
supplanté les États-Unis comme à Pékin, le président sud-africain moyen de mettre fin à ces cri- Éditorial du Monde
premier partenaire commercial de Jacob Zuma a aussi mis en garde tiques, pour la Chine, serait d’y (6 août 2012)
l’Afrique en 2009, l’Afrique est un
nouveau théâtre de la rivalité sino-
américaine. Pékin vient de doubler POURQUOI CET ARTICLE ? tir dans des pays bannis par la faire tourner les gigantesques
sa ligne de crédit à l’Afrique, portée communauté internationale en usines chinoises. Mais si les ou-
à 20 milliards de dollars. Un temps accueillis à bras raison de leurs manquements au vriers chinois acceptent, sous la
Washington veut donc projeter ouvert par les dirigeants afri- respect des droits de l’homme, contrainte, les dures conditions
l’image positive d’un partenariat cains, les investisseurs chinois les autorités de Pékin doivent de travail qu’on leur impose, il
durable, soucieux de progrès ont vite suscité les inquiétudes repenser leur partenariat avec n’en est pas de même pour les
social et de démocratie, par oppo- puis les récriminations. Accusés l’Afrique. Une Afrique dont ils employés africains des entre-
sition aux Chinois qui ne de néocolonialisme par les uns, ont un réel besoin car elle re- prises chinoises, qui entendent
cherchent qu’à rapatrier les stigmatisés pour leur manque cèle de nombreuses matières bien réclamer une juste rétri-
richesses du sous-sol africain. de scrupules, qui les fait inves- premières, nécessaires pour bution.
L’argument, vigoureusement

L’étrange colère chinoise contre le Japon


D
epuis une semaine, que les États-Unis ont placés sous pays – usines brûlées, fermées, gages donnés au courant le plus
Pékin et Tokyo se défient

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le parrainage du Japon en 1972 etc. –, torrent de colère sur le nationaliste à l’intérieur du Parti
en mer de Chine orien- après les avoir occupés au cours Net, cependant qu’une flottille communiste chinois ?
tale. C’est un jeu dangereux, de la Seconde Guerre mondiale. de bateaux de pêche chinois Toute cette gesticulation est
dans une zone à hauts risques. Aujourd’hui, le Japon comme se dirige vers les îlots, que pro- conforme à la manière passable-
On frôle chaque jour l’accro- la Chine affirment disposer de tègent les garde-côtes japonais. ment agressive avec laquelle la
chage qui pourrait dégénérer droits inaliénables sur ces îlots L’ire pékinoise aurait été suscitée Chine traite ses différends ter-
en incident armé. Reçu ces – dont les alentours sont riches par la décision du gouvernement ritoriaux avec ses voisins du
jours-ci à Pékin, le secrétaire en poisson… et sans doute en de Tokyo de « nationaliser » les Pacifique. Pékin affirme sa sou-
américain à la défense, Leon pétrole et en gaz. Les ultras des îles. Il s’agit de les racheter à veraineté sur l’ensemble de la
Panetta, tente de calmer les deux camps en font une affaire leurs propriétaires privés, afin zone et s’affiche comme la
esprits. de dignité nationale. Ce n’est que ceux-ci ne les vendent pas à puissance régionale prépondé-
L’affaire dépasse le différend bila- jamais de bon augure entre deux des ultranationalistes japonais. rante. Ses voisins ont peur et
téral, aussi explosif soit-il. Elle pays dont la mémoire n’a pas Plutôt un geste d’apaisement, sollicitent l’autre grande puis-
témoigne de l’attitude générale effacé les tragédies d’une histoire en somme. sance des parages, les États-
de la Chine à l’adresse de tous ses douloureuse. Pour des raisons qui tiennent Unis. Le Pacifique abrite un
voisins du Pacifique. Elle est sans Depuis quelques jours, Pékin a sans doute aux débats internes face-à-face stratégique des plus
doute liée à une transition poli- laissé se déchaîner en Chine une à la direction chinoise, Pékin a dangereux.
tique difficile à Pékin à quelques vague de protestations antijapo- choisi ce prétexte pour déclen-
semaines d’un 18e congrès qui naises sur le thème des « îles ». cher cette campagne à l’encontre
doit renouveler toute la direction Manifestations violentes contre de l’un de ses principaux parte- ╔Éditorial du Monde
chinoise. Ce cocktail-là, mélange les intérêts nippons dans le naires économiques. S’agit-il de (20 septembre 2012)
de difficultés intérieures et de
crispation nationaliste sur un
sujet extérieur, est un concentré POURQUOI CET ARTICLE ? tées pour receler d’importantes à l’autre qu’on n’a rien oublié du
de nitroglycérine politique… richesses sous-marines,… point qui passé et qu’on n’a pas renoncé à
Les raisons de la querelle sino- À première vue, la querelle reste cependant à confirmer. Mais tenter à l’avenir de revenir sur les
nippone sont connues. La Chine entre le Japon et la Chine pour le surtout, ces îlots servent de points héritages (frontaliers en l’occur-
revendique la souveraineté sur contrôle de quelques îlots inha- de fixation pour l’orgueil nationa- rence) de celui-ci. Le risque est
un ensemble d’îlots que les aléas bités peu paraître disproportion- liste de deux peuples qui se sont évidemment qu’à trop jouer les
de l’Histoire ont placés sous la née. Mais il faut bien voir qu’elle souvent, et cruellement, fait la gros bras la Chine et le Japon ne
tutelle du Japon. La première recouvre en fait des intérêts bien guerre au xxe siècle. Aussi le véri- se trouvent embarqués dans un
les nomme les Diaoyu et assure plus importants. En premier lieu, table enjeu de ce duel en haute engrenage qui les conduirait à un
qu’ils sont chinois depuis la les eaux territoriales auxquelles mer est-il avant tout une question affrontement militaire dans le-
dynastie des Ming (1368-1644). ces îlots donnent droit sont répu- d’honneur : il s’agit de montrer quel aucun des deux n’a à gagner.
Le second les appelle les Senkaku,

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 59
L’ESSENTIEL DU COURS

DATES CLÉS
1920
Après la disparition de l’Empire
Le Proche et le
ottoman, attribution de mandats
à la France et à la Grande-Bretagne. Moyen-Orient, un foyer de
1932
Indépendance de l’Irak.

1948
conflits depuis la fin de la
Première Guerre mondiale
Indépendance de l’État d’Israël ;
première guerre israélo-arabe.

1956
Crise de Suez.

« P
1967
oudrière », ce terme et souvent utilisé pour désigner
Guerre des Six-Jours ; occupation le Proche et le Moyen-Orient. En effet, la région a été,
de Gaza et de la Cisjordanie par depuis la fin de la Première Guerre mondiale, une de
Israël.
celles qui a connu le plus de conflits. Ces conflits répondent à des
1973 logiques spécifiques et répondent à des enjeux locaux, à cause des
Guerre du Kippour.
différentes appartenances ethniques, religieuses et politiques qui s’y
1975-1990 côtoient. Ces conflits sont également liés à un « grand jeu » géopo-
Guerre civile au Liban.
litique en raison des ressources en hydrocarbures de certains États

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1979 de la région. Leurs origines sont aussi à rechercher dans les grands
Révolution islamique en Iran. rapports de force aux XXe et XXIe siècles : colonisation et décoloni-
1980-1988 sation, guerre froide et nouvel ordre mondial défendu par les États-
Guerre Iran-Irak. Unis. Pour quelle raison le Proche et le Moyen-Orient connaissent-
1991 ils de nombreux conflits ? Quels en sont les enjeux ?
Première guerre du Golfe.
Une mosaïque culturelle et religieuse majoritairement arabes de l’ancien Empire ottoman,
1993 Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, dont la Turquie est l’héritière. La France reçoit un
Accords de Washington entre l’Empire ottoman, dont le sultan est turc, domine la mandat de la Société des Nations (SDN) pour la Syrie
Palestiniens et Israéliens. région. Cet empire multiethnique et multiculturel et le Liban, et la Grande-Bretagne pour la Palestine,
contrôle ainsi les lieux saints de l’islam et intègre la Jordanie et l’Irak. Les lieux saints de l’islam sont
2003 des populations très diverses. D’un point de vue attribués à l’Arabie saoudite, qui est indépendante.
Deuxième guerre du Golfe. ethnique, l’Empire comporte des populations arabes, Les frontières de ces mandats sont tracées suivant
majoritaires au Machrek, des Turcs en Anatolie les besoins des Occidentaux, au mépris de leur

MOTS CLÉS et des Kurdes. Un autre État de la région, l’Empire


perse, qui prend le nom d’« Iran » en 1935, est peuplé
cohérence. Dans chacun d’entre eux sont présentes
d’importantes minorités ethniques ou religieuses.
majoritairement de Persans. Certains territoires Lors de l’indépendance de ces territoires, les fron-
ISLAM SUNNITE/ arabes sont marqués par la colonisation britannique, tières ne sont pas remises en cause, dans un souci
ISLAM CHIITE comme le Yémen et le Koweït. D’un point de vue de stabilité. C’est le cas pour l’Irak en 1932, pour la
Branches de l’islam issues d’un religieux, la situation est également très complexe : Syrie et le Liban en 1946. On trouve des Kurdes – qui
schisme au VIIIe  siècle entre ceux des communautés juives sont présentes dans toutes ne possèdent pas d’État – en Turquie, en Iran, en Irak
qui suivent la tradition la Sunna et les grandes villes de la région. Les chrétiens, témoins et en Syrie.
ceux qui sont partisans (Shi’a) d’Ali, des cultures antérieures à la conquête musulmane,
gendre du prophète. sont divisés en près de dix-sept Églises de traditions Des conflits identitaires
Au sein de ces grandes branches différentes. L’islam, largement majoritaire, est Cette situation a conduit à des conflits, et notam-
de l’islam existent également plu- divisé en plusieurs familles spirituelles. L’islam sun- ment au conflit israélo-arabe, qui marque tout par-
sieurs courants. nite est globalement majoritaire, mais l’islam chiite ticulièrement la région. Depuis la fin du XIXe siècle,
est majoritaire en Iran et présent chez nombre de le mouvement sioniste, soutenu par la Grande-
ISLAMISME populations arabes, en Irak et au Liban par exemple. Bretagne depuis la déclaration de Balfour en 1917,
Mouvement politique souhaitant Après la Première Guerre mondiale, la défaite et milite pour la création d’un « foyer national juif »
faire de l’islam la source unique de le démembrement de l’Empire ottoman, les puis- en Palestine. Le nombre d’immigrants juifs pro-
la loi et du droit. sances européennes se partagent les territoires gresse fortement. En 1948, la Palestine accède à

60 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
L’ESSENTIEL DU COURS

l’indépendance, sans que soit appliqué le plan de ils agissent pour installer un régime favorable en MANDAT DE LA SDN
partage de l’ONU en 1947 : celui-ci prévoyait un Iran, éliminant le Premier ministre Mossadegh et Territoire placé sous tutelle d’une
partage de la Palestine entre un État juif et un État restaurant les pouvoirs absolus du shah. Ils établissent puissance coloniale par la Société
arabe. L’État d’Israël naît le 14 mai 1948. un réseau d’alliance avec les pétromonarchies du des Nations (SDN) en attente de
Trois guerres israélo-arabes ont lieu en 1948, 1967 Golfe en profitant de la logique de guerre froide. son accès à l’indépendance.
– la guerre des Six-Jours – et 1973 avec la guerre du Avec la disparition de l’URSS en 1991, ils affirment
Kippour. Elles sont toutes gagnées par Israël. Il faut encore leur présence. En 1991, ils dirigent la coalition SIONISME
leur ajouter la crise de Suez en 1956, impliquant la organisée par l’ONU pour libérer le Koweït envahi Mouvement fondé à la fin du
France et la Grande-Bretagne, mais aussi les États- par l’Irak. En 2003, ils entreprennent sans mandat XIXe  siècle par Theodor Herzl,
Unis et l’URSS dans le contexte de la guerre froide. de l’ONU une guerre contre l’Irak de façon à chasser militant en faveur de l’installation
Depuis 1967, Israël occupe ainsi la Cisjordanie et Saddam Hussein du pouvoir. Pourtant, leur action des juifs en Palestine de façon à
la bande de Gaza, appelées désormais « territoires est fortement contestée dans la région. En 1979, la assurer leur sécurité. Le choix de
occupés », et annexe le plateau du Golan. « révolution islamique » conduit à l’établissement la Palestine est expliqué par des
Depuis les années 1980, les Palestiniens tentent de d’une théocratie en Iran. Le régime est violemment raisons historiques, en référence
faire valoir leurs droits. Yasser Arafat engage l’OLP anti-américain et dénonce le soutien apporté par au royaume d’Israël.
dans une lutte armée puis dans une voie ouvrant à les États-Unis à Israël. Un violent conflit oppose de
la négociation, qui culmine avec les accords d’Oslo 1980 à 1988 l’Iran à l’Irak, conflit à l’initiative de ce THÉOCRATIE
en 1993. Mais ce processus de paix est remis en dernier,qui occasionne la mort de près d’un million Régime politique dans lequel les
cause par la montée de l’islamisme avec le Hamas de personnes et se termine par une victoire indécise. religieux exercent le pouvoir. C’est
du côté palestinien et la poursuite de la colonisation À partir du milieu des années 2000, l’Iran développe le cas en Iran depuis 1979, où le
israélienne dans les territoires occupés. Ce conflit a un programme nucléaire qui pourrait déboucher à la clergé chiite (mollahs et ayatol-
fortement marqué la région, déjà fragile. f abrication de l’arme atomique. L’islamisme connaît lahs) contrôle le pouvoir politique.
dans la région un développement important depuis
les années 1980. Il prend parfois la forme d’organisa-
tions terroristes, entretenant un climat de conflit et PERSONNAGES
d’insécurité. Un autre enjeu pour la région est celui de
la possibilité d’y établir de véritables démocraties. Les
CLÉS
YASSER ARAFAT

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révoltes du « Printemps arabe » de 2011 suscitent des
espoirs, mais aussi des inquiétudes face à la question (1929-2004)
de l’islam politique. D’autres tensions pourraient dés- Chef historique du mouvement
tabiliser la région, comme la question de l’accès aux palestinien. Il dirigea à partir de
ressources en eau, rare mais vitale dans une région 1969 l’Organisation de libération
marquée par un fort accroissement démographique. de la Palestine (OLP). Il mena
Les conflits du Moyen-Orient et du Proche-Orient tout d’abord une lutte armée
Forces égyptiennes, syriennes, omanaises, koweïtiennes témoignent donc d’enjeux multiples, tous liés les puis des négociations (accords
et françaises en 1991, après la guerre du Golfe uns aux autres et dont la résolution doit tenir de Washington en 1993) ; il fut le
compte d’enjeux politiques, mais aussi culturels premier président de l’autorité
Au Liban, une violente guerre civile éclate en 1975. et sociaux. Palestinienne.
Le pays, partagé à peu près à égalité entre chrétiens
et musulmans (chiites et sunnites), abrite de nom- SADDAM HUSSEIN
breux réfugiés palestiniens, ce qui conduit Israël à CINQ ARTICLES DU MONDE (1937-2006)
intervenir sur son territoire en 1982 et en 2006. Le À CONSULTER Arrivé au pouvoir en 1962, il gou-
Liban a ensuite été occupé par l’armée syrienne, verna tout d’abord suivant les prin-
mais peine à retrouver sa stabilité depuis le retrait • Les 60 ans du Monde cipes du parti Baas (également au
de celle-ci. L’Irak est cruellement déchiré depuis 5. 1948 Naissance d’Israël p. 64-65 pouvoir en Syrie) : modernisation
2003 par de violentes actions terroristes à cause de (Gilles Paris, 16 octobre 2004) et nationalisme arabe. Il exerça
l’affrontement entre sunnites (minoritaires, mais cependant le pouvoir de façon dic-
exerçant le pouvoir à l’époque de Saddam Hussein) • Les chrétiens vont-ils disparaître tatoriale. Après la défaite de l’Irak
et chiites, majoritaires. Le nord du pays, peuplé de du Moyen-Orient ? p. 65-66 lors de la première guerre du Golfe,
Kurdes, est devenu une région largement autonome. (Stéphanie Le Bars, 4 novembre 2010) ill est laissé au pouvoir. Il en est
La guerre civile en Syrie actuellement en cours a chassé lors de la défaite de l’Irak en
pour une de ses causes, outre le rejet du régime de • Tandis que les négociations de paix ont 2003, puis arrêté et exécuté.
Bachar El-Assad, la volonté de la majorité sunnite repris à Washington, Israël et l’OLP se
de prendre le pouvoir, contrôlé par les alaouites, préparent à une reconnaissance mutuelle DAVID BEN GOURION
adeptes d’une des branches de l’islam chiite. Au-delà du provisoire p. 66-67 (1886-1973)
(Mouna Naim, 2 septembre 1993) Homme politique appartenant au
Des conflits aux enjeux multiples parti travailliste israélien. Il a été le
La région du golfe Persique est également le lieu de • Quand l’Arabie saoudite défie l’ami fondateur de l’État d’Israël en 1948,
conflits liés aux importantes ressources en gaz et américain p. 68 puis le premier Premier ministre
en pétrole qu’elle contient, à la différence des pays (Christophe Ayad, 30 octobre 2013) du pays. Il crée également Tsahal
bordant la Méditerranée. Les États-Unis y sont donc (acronyme de « Armée de défense
particulièrement présents. Dans les années 1950, d’Israël »).

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 61
UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS
CONFLITS AU LIBAN
Composition : 
Depuis 1975, le pays est régulière- Les facteurs d’instabilité au Moyen-Orient depuis
ment déstabilisé à cause du fragile
équilibre existant entre chrétiens, la fin de la Première Guerre mondiale
sunnites, chiites et Druzes. Par
ailleurs, le pays a été victime de Analyse du sujet
l’affrontement israélo-palestinien Le sujet invite à considérer les causes constitutives DOCUMENT CLÉ
et des ambitions de ses voisins : de la situation d’instabilité que connaît la région
le sud du pays a été occupé par depuis près d’un siècle. Il ne s’agit donc pas de
Israël et l’armée syrienne a long- raconter les événements qui s’y déroulent, mais Gestion de l’eau en Israël, Cisjordanie et Gaza
temps été présente sur le reste du de les analyser, de considérer leurs causes à la fois
territoire. profondes et immédiates.

CONFLIT ISRAÉLO- Proposition de plan


PALESTINIEN I. Le Moyen-Orient : une mosaïque de peuples et
Conflit lié au partage de l’ancien de cultures
mandat britannique de Palestine. 1. Le berceau des trois grandes religions monothéistes
En 1947, le plan de partage de 2. Des peuples aux cultures diverses (Perses, Turcs,
l’ONU prévoit deux États et une Kurdes, Arabes)
zone sous contrôle international 3. Une région aux frontières politiques arbitraires
pour Jérusalem. Actuellement,
l’État d’Israël et l’autorité pales- II. Un lieu de tensions exacerbées et radicalisées
tinienne (elle-même divisée 1. Les tensions religieuses (entre branches d’une
entre Cisjordanie et bande de même religion, interreligieuses, guerres civiles :
Gaza) tentent difficilement de Liban, Irak, Syrie)

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parvenir à un règlement, alter- 2. La naissance de l’État d’Israël et les conflits israélo-
nant périodes d’apaisement et palestiniens (territoires occupés, OLP et Hamas,
de conflit. guerre des Six-Jours, du Kippour, attentats)
3. Le berceau de l’islamisme politique (révolution
GUERRES DU GOLFE iranienne de 1979)
Guerres menées en 1991 et 2003
contre l’Irak. En 1991, les États- III. Un lieu déstabilisé par des enjeux internationaux
Unis agissent dans le cadre d’une 1. Les mandats territoriaux et les tensions entre
coalition sous mandat de l’ONU puissances étrangères pour le contrôle de la région
pour libérer le Koweït. En 2003, ils 2. Les enjeux énergétiques : un pétrole tant convoité
agissent de façon unilatérale pour (guerres Iran-Irak, Koweït)
mettre fin au régime de Saddam 3. Le difficile partage de l’eau (plateau du Golan,
Hussein. tensions entre Israël et la Syrie)

ISLAMISME POLITIQUE Les repères essentiels


Doctrine politique qui considère • Empire ottoman, mandats de la SDN, décolonisa-
que la loi religieuse musulmane tion, Israël, Palestine, territoires occupés.
doit être la source unique de la • Guerres israélo-arabes, guerre Iran-Irak, première
loi civile. Il peut être appliqué de guerre du Golfe, seconde guerre du Golfe.
façon modérée et respecter le jeu • Contexte géopolitique : cadre des États, des peuples
démocratique (Turquie), ou de et des religions dans la région.
façon radicale. Il peut, lorsqu’il
est radical, constituer l’idéolo-
gie de régimes totalitaires (Iran)
L e Jourdain est la seule source majeure d’eau
dans le Proche-Orient. Il est alimenté par
quatre rivières, Yarmouk, Banias, Hasbani et
ou de mouvements terroristes Ce qu’il ne faut pas faire Dan, qui confluent sur le territoire d’Israël.
(al-Qaida). Ce dernier occupe également depuis 1967 le
• Raconter l’histoire de la région, plateau du Golan, revendiqué par la Syrie, où
PÉTROMONARCHIES sans problématiser ni argumenter naissent une partie des affluents du Jourdain,
Monarchies du golfe Persique sur les facteurs de déstabilisation. ce qui lui assure la maîtrise de l’amont du
riches en hydrocarbures : Arabie • Ne pas réussir à définir clairement réseau fluvial. En aval, ses voisins palestiniens et
saoudite, Koweït, Qatar, Bahreïn, les territoires, les peuples et les religions jordaniens sont donc entièrement dépendants
Émirats arabes unis, Oman. Tous considérées. d’Israël pour leur approvisionnement en eau, ce
les pays producteurs de pétroles • Ne pas adopter un point de vue neutre. qui crée des tensions extrêmes autour de cette
de la région ne sont pas des monar- ressource vitale.
chies, comme l’Iran et l’Irak.

62 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
UN SUJET PAS À PAS

ZOOM SUR…
Étude critique de document : Les minorités
du Moyen-Orient
À l’aide de ce document, expliquez en quoi le pétrole a été LES KURDES
un enjeu majeur dans les conflits du Moyen-Orient depuis Avec les Palestiniens, ils sont le
principal peuple sans État du
les années 1950. Proche-Orient. On les trouve princi-
palement en Irak (où ils bénéficient
d’une très large autonomie depuis
l’intervention américaine de 2003),
en Turquie (où leur branche armée,
le PKK, est solidement implantée),
ainsi qu’en Syrie et en Iran.

LES ALÉVIS
Ces musulmans hétérodoxes, qui
boivent de l’alcool et n’ont pas de
mosquées, représentent environ
20 % de la population de la Turquie,
pays qui en regroupe la plus forte
communauté.

LES COPTES
Chrétiens égyptiens héritiers de
la culture anté-islamique du pays,
ils représentent environ 10 % de

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la population du pays. Comme
nombre de chrétiens d’Orient,
ils font fréquemment l’objet de
persécutions.
(Source : BP Statistical Review of World Energy, juin 2007.)
LES MARONITES
Ces chrétiens d’Orient, disciples du
Analyse du sujet enjeu dans les nombreux conflits qui ont affecté le monastère de Saint-Maron, sont
Alors que le programme couvre la période qui va de Moyen-Orient depuis les années 1950. principalement présents au Liban,
1918 à nos jours, le sujet à traiter ne porte que sur dont le président est, par tradition,
la deuxième moitié du xxe siècle. La raison en est Proposition de plan toujours issu de cette communauté
évidente : c’est en effet à cette époque que le pétrole I. Le Moyen-Orient, cœur de l’économie pétro- depuis 1943. Beaucoup vivent
du Moyen-Orient commence à être massivement lière mondiale aujourd’hui en Occident car ils ont
exploité. L’analyse documentaire consiste pour Il faut montrer la place cruciale qu’occupe le fui la guerre civile qui a déchiré
l’essentiel à interpréter la courbe de l’évolution du Moyen-Orient dans la production et l’exportation leur pays dans les années 1990.
prix du pétrole afin de déterminer si les hausses de pétrole, ce qui en fait une région particulière-
et les baisses sont corrélées avec les événements ment stratégique. On évoque également ici le rôle LES CHIITES
géopolitiques de cette région du monde. de l’OPEP. Ces musulmans dissidents sont
minoritaires dans tous les pays
Problématique II. L’impact des conflits du Moyen-Orient sur les du Moyen-Orient, à l’exception de
En s’appuyant sur le document, il s’agit de montrer cours du pétrole l’Iran, de l’Irak et du Bahreïn, où
en quoi les ressources en pétrole ont constitué un On ne peut que constater, en regardant de près le pouvoir est cependant détenu
l’évolution des cours du pétrole, que celle-ci est par un souverain sunnite. Ils
intimement liée à l’histoire des conflits au Moyen- sont également nombreux et très
Ce qu’il ne faut pas faire Orient. De toute évidence, dès qu’une crise agite la influents au Liban. À la différence
• Attention à ne pas tomber, comme c’est sou- région, cela se répercute sur les prix, qui partent des sunnites, les chiites ont un
vent le cas lorsqu’on parle de pétrole, dans les à la hausse. clergé très hiérarchisé.
théories du complot simpliste qui voudraient
tout expliquer par le désir secret qu’auraient III. Le pétrole, une source de conflits au Moyen- LES ALAOUITES
certaines puissances, en premier lieu les États- Orient ? Ces musulmans dissidents sont
Unis, de contrôler les ressources pétrolières À plusieurs reprises depuis 1950, le pétrole a essentiellement présents en Syrie,
mondiales. Le pétrole peut être une source de contribué au déclenchement de graves conflits au où ils représentent environ 10 %
guerres, mais il en est rarement le seul facteur Moyen-Orient. Ce fut par exemple le cas de la de la population. Le président
explicatif. longue et meurtrière guerre qui opposa l’Iran à Bachar el-Assad est issu de cette
l’Irak dans les années 1980. communauté.

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 63
LES ARTICLES DU

Les 60 ans du Monde


5. 1948 Naissance d’Israël
Le rêve perdu de la paix également sur le jeu ambigu pour réécrire à son avantage le par leurs intérêts nationaux
Lorsque David Ben Gourion pro- d’Abdallah de Transjordanie, partage de 1947, et qui une fois que par le sort de la population
clame l’État d’Israël au Musée avec lequel ils sont en contact engagé n’hésitera pas à recourir palestinienne pour se prendre
de Tel-Aviv, devant le Conseil et qui pourrait avoir intérêt au à tous les moyens pour parvenir en main.
populaire juif, le 14 mai 1948, à dépeçage de la Palestine pour à ses objectifs, qui passent par En 1948, le sionisme touche au
16 heures, la partie est loin d’être consolider un royaume aux l’expulsion de la plus grande but. Un peu plus de cinquante
gagnée. Les armées des pays contours artificiels. partie possible de la population ans après le congrès fondateur
arabes alentour n’attendent La proclamation de l’État arabe autochtone. de Bâle, en 1897, à la fin d’un
que cette décision pour passer d’Israël entraîne bien la guerre, siècle qui a vu prospérer les
à l’offensive et prendre le relais renvoyant Abdallah dans le L’année nationalismes et les colonisa-
de forces palestiniennes qui, camp arabe, mais les troupes de la « catastrophe » tions, ses responsables peuvent
après de premiers succès fin israéliennes en définitive l’em- Pour les Palestiniens, l’année regarder avec fierté le chemin
1947, sont en difficulté depuis portent sur leurs adversaires. 1948 reste celle d’une tout parcouru et les objectifs atteints
le mois de mars. Dans les mois qui suivent ce autre célébration, celle de la en dépit de l’adversité.
Adopté en novembre 1947, 14 mai 1948, les mythes fonda- « catastrophe », la Naqba. La La popularité d’Israël, dans
le plan de partage des toutes teurs de l’État juif se gravent fin d’un âge d’or, l’écroulement un monde encore stupéfié par

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jeunes Nations unies prévoyant dans les esprits. Pour long- d’une société, l’exil de 700 000 l’horreur de la Shoah, est sans
la création de deux États vivant temps. Entraîné contre son gré d’entre eux vers les pays arabes doute à son zénith. « L’État d’Is-
côte à côte sur le territoire de la dans le conflit, Israël, pourtant voisins, où ils s’établiront dans raël sera ouvert à l’immigration
Palestine mandataire est resté très inférieur numériquement, la précarité, condamnés à une juive et au rassemblement des
lettre morte. a gagné seul une guerre au cours interminable attente. exilés ; il développera le pays
de laquelle ses troupes se sont Car 1967 va répéter 1948 avec pour le bénéfice de tous ses
Jérusalem, un enjeu comportées honorablement. la victoire écrasante de l’armée habitants ; il se fondera sur
Pour le camp arabe, sûr à la fois Cette guerre a entraîné le départ israélienne sur les troupes la liberté, la justice et la paix
de sa force et de son droit, les volontaire d’une grande partie syriennes, égyptiennes et jorda- telles que les envisageaient les
concessions territoriales qu’il de la population arabe, mal niennes. Cette catastrophe fera Prophètes d’Israël ; il assurera
implique sont inconcevables, conseillée par des dirigeants paradoxalement le jeu du mou- la complète égalité de droits
et si les représentants juifs du aveuglés par leur haine des juifs, vement national palestinien. politiques et sociaux à tous ses
Yishouv se montrent officiel- et qui attendait la fin des com- Encore balbutiant en 1948, il habitants, quelles que soient
lement prêts à jouer le jeu, on bats pour revenir chez elle après profitera de la déroute cuisante leur religion, conscience,
voit mal en vérité comment ils la victoire. Le sort contraire des d’États arabes plus préoccupés langue, éducation et culture ;
s’accommoderaient d’un terri- armes a transformé les fuyards
toire disparate, privé qui plus en réfugiés. POURQUOI CET ARTICLE ?
est de Jérusalem. D’autant que À partir des années 1980 et avec
les circonstances jouent objec- l’ouverture des archives israé- À l’occasion des 60 ans du jour- froide avec l’engagement des
tivement en leur faveur. liennes, un groupe d’historiens nal Le Monde, cet article revient États-Unis mais aussi de l’URSS
Alors que la guerre froide est et de journalistes revisite les sur un des événements majeurs au Moyen-Orient. Ces logiques
en passe d’imposer ses fron- grands chapitres de cette his- du XXe siècle au Moyen-Orient : se conjuguent en 1948 en faveur
tières, ils peuvent compter à la naissance de l’État d’Israël. de la naissance du nouvel État. Se
toire officielle pour dresser un
L’auteur montre quelles dyna- posent alors également deux ques-
la fois sur la sympathie des tableau plus nuancé. miques, parfois contradictoires, tions toujours ouvertes. La pre-
États-Unis et sur l’objectif de Apparaît alors un pays tout étaient à l’œuvre dans ce proces- mière est la relation d’Israël et des
l’Union soviétique de pousser aussi prêt à la guerre que ses sus. Il replace cette création dans États arabes voisins, dont l’article
la Grande-Bretagne, le mentor voisins, rapidement plus puis- son contexte : fin de la Seconde montre les ambiguïtés, la seconde,
des principaux États arabes, sant qu’eux sur le plan mili- Guerre mondiale et découverte celle du sort des Palestiniens après
hors du jeu oriental. Les jeunes taire, déterminé à profiter de de la Shoah, décolonisation avec la « Naqba » et dans le cadre des ter-
dirigeants sionistes spéculent le départ des Britanniques, guerre ritoires occupés depuis 1967.
l’occasion qui lui est donnée

64 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

il veillera à la sauvegarde des main « aux habitants arabes le feu aux poudres, dresser les conclus avec l’Égypte et la
Lieux saints de toutes les reli- d’Israël » et « aux États arabes murailles au lieu de les abattre. Jordanie, Israël n’en est toujours
gions et sera fidèle aux prin- de la région ». Mais, pour lui, le destin du sio- pas sorti.
cipes de la Charte des Nations Le dirigeant le plus prestigieux nisme, sa réalisation, passe par Gilles Paris
unies. » Telles sont, le 14 mai de l’histoire du pays sait pour- l’épreuve de force. (16 octobre 2004)
1948, les promesses de David tant que la proclamation de Plus d’un demi-siècle plus tard,
Ben Gourion, qui tend alors la l’État va au contraire mettre et malgré les traités séparés

Les chrétiens vont-ils


disparaître du Moyen-Orient ?
Quelles sont les menaces qui pèsent sur eux ?

La prise d’otages qui s’est soldée, Des données fragiles exception faite du Liban où les des années, se montrent moins
dimanche 31 octobre, par la Face à ces craintes, les réalités chrétiens constituent encore accueillantes. Une partie des
mort de 46 fidèles syriaques sont très contrastées. Les pays une forte minorité. L’exode et la candidats à l’exil partent aussi
catholiques dans une église de les plus touchés par les départs plus faible natalité des familles en Occident. La France et l’Alle-
Bagdad provoquera-t-elle une sont parmi les plus instables chrétiennes expliquent cette magne ont, ces deux dernières

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nouvelle fuite des chrétiens de la région. L’Irak, qui aurait tendance. années, accueilli plusieurs
d’Irak ? C’est ce que craignent perdu près de la moitié de sa milliers de chrétiens irakiens
certains responsables religieux population chrétienne en une De nombreuses menacés dans leur pays.
du pays. « Nous n’avons plus vingtaine d’années, le Liban diasporas Les causes de l’exode « Les
notre place ici. Tout le monde et les territoires palestiniens Au XIXe siècle, les chrétiens chrétiens émigrent pour des
va partir », a affirmé le vicaire occupés fournissent les plus de Syrie, du Liban ou de raisons économiques, à cause
épiscopal de Bagdad, Mgr importants flux de migration. Palestine se sont expatriés, de l’instabilité de la région
Pios Kasha, au lendemain de Mais qu’il s’agisse du nombre ralliant l’Europe ou l’Amé- et des conflits », a résumé le
l’attaque. de chrétiens sur place, de la rique latine. Ainsi, quelque patriarche d’Alexandrie des
Durant quinze jours, en octobre, part de ceux qui émigrent ou de 300 000 Palestiniens vivent Coptes, Antonios Naguib, en
le Vatican s’était penché sur ceux qui reviennent au pays, les aujourd’hui au Chili et 10 % des marge du synode d’octobre.
le sort de ces minorités chré- chiffres sont difficiles à cerner Argentins sont d’origine syro- Un ensemble de raisons éco-
tiennes, redoutant « un exode avec précision. libanaise. Aujourd’hui, ceux nomiques, politiques, sécu-
mortel ». Il y a quarante-cinq En Égypte, le nombre de Coptes qui le peuvent rejoignent une ritaires, démographiques et
ans, lors de sa visite historique varie du simple au triple selon diaspora implantée en Europe, religieuses explique cette lente
en Terre sainte, le pape Paul VI que l’on se réfère aux statis- aux États-Unis, au Canada, érosion.
avait déjà émis la crainte que tiques gouvernementales ou à en Amérique du Sud ou en Le conflit israélo-palestinien et
« les lieux saints ne se trans- celles des autorités religieuses. Australie. la politique des grandes puis-
forment en musées » après la Ces dernières affirment que, Les chrétiens d’Irak, eux, sont sances occidentales dans la
« disparition » des chrétiens depuis dix ans, « 1,5 million de contraints de quitter leurs villes région sont présentés comme
d’Orient, qui figurent parmi Coptes a émigré, principale- pour des raisons sécuritaires l’une des sources principales de
les plus anciennes commu- ment vers les États-Unis ou le et parfois dans l’urgence, ils cet exode. Au-delà du contexte
nautés chrétiennes du monde. Canada », rapporte M. Guitton. rallient, pour certains, les sécuritaire, les chrétiens payent
« Certains observateurs pré- Il est communément admis provinces kurdes du nord du parfois leur proximité supposée
disent qu’au siècle prochain qu’en un siècle, la proportion pays, au risque d’y créer une avec les Occidentaux. En Irak, la
la Terre sainte pourrait s’être de chrétiens dans la région n’a enclave ethnico-religieuse. relative protection dont ils ont
entièrement vidée de ses chré- cessé de baisser ; ils ne repré- Cette région offre, jusqu’à pré- disposé sous Saddam Hussein
tiens », écrit René Guitton, dans senteraient que 3 % à 6 % des sent, des conditions de vie plus a aussi alimenté des tensions
Ces chrétiens qu’on assassine populations locales (15 % à sûres. D’autres ont rejoint la intercommunautaires, selon
(Flammarion, 2009). 20 % au début du XXe  siècle), Syrie ou la Jordanie, qui, au fil M. Guitton.

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 65
LES ARTICLES DU

Mais depuis quelques années, pratique chrétienne, estiment


POURQUOI CET ARTICLE ?
le clergé et les fidèles mettent les communautés sur place.
surtout en avant l’islamisation Enfin, souvent mieux formés Cet article met en évidence un mane au VIIe siècle. Aujourd’hui,
croissante des sociétés dans les- que la moyenne grâce à leur aspect essentiel de l’identité du devenus largement minoritaires,
quelles ils vivent. « Les musul- réseau d’écoles et d’universités, Moyen-Orient : l’organisation des ils sont confrontés dans certains
sociétés en confessions religieuses pays à la pression de mouve-
mans ne distinguent pas religion les chrétiens ont plus de faci-
dont les rapports peuvent être paci- ments radicaux. Ils sont égale-
et politique », rappelaient les lités pour obtenir des visas et fiques ou conflictuels suivant les ment confrontés aux blocages
évêques lors du synode. Au-delà rejoindre une diaspora différents contextes. La situation politiques, sociaux, économiques
de l’islam radical ou du terro- ancienne, aux États-Unis, en actuelle des chrétiens de la région causés par les problèmes que
risme islamiste, à l’œuvre en Irak Europe ou en Amérique latine, en est un exemple. Les chrétiens du connaît la région. Le mouvement
notamment, la confrontation prête à les accueillir. Moyen-Orient sont les témoins de migratoire que connaissent les
avec un islam plus affirmé et la religion majoritaire, des langues différentes communautés est
(araméen, copte) présentes dans la donc un révélateur des évolutions
plus identitaire rend difficile le Stéphanie Le Bars
région avant la conquête musul- profondes de la région.
maintien d’une culture et d’une (4 novembre 2010)

Tandis que les négociations de paix ont


repris à Washington, Israël et l’OLP se
préparent à une reconnaissance mutuelle

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Au-delà du provisoire
Tandis que s’ouvrait, mardi 31 août, à Washington, par une réunion purement formelle,
la 11e session des pourparlers de paix israélo-arabes, à Jérusalem, la radio militaire
annonçait, mercredi matin, que les discussions secrètes entamées, quelque part en
Europe, entre Israël et l’OLP sur une reconnaissance mutuelle étaient sur le point
d’aboutir. La signature de l’accord de principe que les deux parties ont déjà conclu
sur un régime d’autonomie dans les territoires occupés, avec pour point d’application
« Gaza et Jéricho d’abord », dépend maintenant des Palestiniens. Si les États-Unis ont
fini par exprimer leur « soutien total » à cet accord, les pays arabes impliqués dans le
processus de paix, notamment la Jordanie et la Syrie, se sont émus d’avoir été placés
par l’OLP devant le fait accompli, sans être consultés, alors qu’en Israël de hauts res-
ponsables de l’armée faisaient part de leurs réserves.
Washington de notre envoyée l’étudier et examiner quels en sont consultations entre Israéliens et menacé, il y a deux jours, de
spéciale. On savait que Haïdar les tenants et les aboutissants de la décision de s’en tenir là pour démissionner pour protester
Abdel Chafi était plutôt rabat-joie, pour vérifier s’ils répondent à nos la journée. « Le gouvernement contre les négociations parallèles
ou en tout cas extrêmement objectifs fondamentaux », a israélien a approuvé l’accord. C’est qui ont conduit au projet d’accord
mesuré. Sa déclaration, mardi soir déclaré le chef de la délégation à présent aux Palestiniens de faire israélo-palestinien. Loin donc de
31 août, après la brève reprise des palestinienne, à sa sortie du dépar- de même pour que nous puissions la fébrilité de la classe politique et
négociations israélo-palesti- tement d’État où ont lieu les pour- finaliser le document et le signer de la presse israéliennes, mais
niennes à Washington, n’en a parlers. En fait, il n’y a pas eu de ici à Washington », a déclaré, pour aussi de la surenchère euphorique
quand même pas moins refroidi véritable réunion israélo-palesti- sa part, M. Bentzur, vice-directeur à laquelle se sont livrés, de leur
plus d’un : « Nous ne sommes pas nienne. Abdel Chafi et son vis-à-vis du ministère des affaires étran- côté, les responsables de l’OLP, les
en mesure de dire que nous israélien, Eytan Bentzur, se sont gères, qui remplaçait pourparlers bilatéraux de
pouvons signer l’accord dont contentés d’une rapide discussion M. Rubinstein, chef en titre de la Washington semblent devoir
chacun parle. Nous devons informelle, en aparté, suivie de délégation israélienne, qui avait évoluer lentement. Y aurait-il des

66 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

différences de vue entre les délé- quelque part en Europe entre norvégienne. Quant à une reprise Chaath, conseiller de Yasser Arafat,
gués palestiniens à Washington et l’OLP et le gouvernement israélien du dialogue entre les États-Unis et qui pilote en coulisses, à
la direction de l’OLP à Tunis ? « Je réussissent, elles renforceraient l’OLP, interrompu au mois de Washington, la négociation avec
n’ai pas dit ça, a assuré Abdel Chafi, considérablement la position de juin 1990, à l’initiative de Israël. Certains poussent même la
mais nous voulons comprendre M. Arafat face à ses nombreux Washington, il n’est pas à l’ordre lecture plus loin : si le projet
les choses clairement. » Le fond de détracteurs. Quoi qu’il en soit, dès du jour, a-t-il indiqué, non sans « Gaza-Jéricho d’abord » était
l’affaire est que la vraie discussion mardi matin, c’est-à-dire plusieurs entrouvrir une fenêtre à l’inten- concluant, il permettrait d’éviter
continue d’avoir lieu ailleurs, heures avant l’ouverture de la tion de l’OLP : « L’environnement la période intérimaire, ou, en tout
entre des représentants de Yasser onzième session des pourparlers est en train de changer très rapide- cas, il la raccourcirait considérable-
Arafat et du gouvernement israé- de paix, prévue en milieu d’après- ment et nous suivons les dévelop- ment dans une négociation plus
lien. Elle porterait notamment, midi, Palestiniens et Israéliens pements de très près », a-t-il souli- rapide sur le statut définitif de la
mais pas seulement, sur une s’étaient employés à dissiper gné. Le projet d’accord auquel ont Cisjordanie et de la bande de Gaza.
reconnaissance mutuelle de l’OLP l’impression que la signature de abouti les négociations d’Oslo est Quel que soit le moment de la
et d’Israël. Le ministre des affaires l’accord était imminente, qu’elle se une déclaration de principe qui signature et les éventuelles modi-
étrangères, Shimon Pérès, a répété, ferait avant la fin de la semaine, devrait guider le transfert des fications qui pourraient être
mardi, sur la chaîne de télévision voire que le premier ministre pouvoirs des Israéliens aux apportées à la formulation du
américaine CBS, que si l’OLP israélien ou M. Pérès se déplace- Palestiniens, au cours de la période texte, une négociation devra
renonçait à sa charte – qui prévoit rait, pour l’occasion, à Washington. intérimaire d’autonomie de cinq ensuite s’engager sur chacun des
la destruction de l’État juif –, il n’y En principe, disait-on dans les ans, prévue pour Gaza et la points de l’accord et les choses
aurait plus de problèmes. Le fait deux délégations, ce sont ces Cisjordanie. Le texte inclut un risquent d’être difficiles. Il est bien
est qu’entre Israéliens et dernières qui doivent signer. paragraphe spécial sur « l’option évident que le projet d’accord
Palestiniens il y a un certain déca- Néanmoins, si Israël et l’OLP se Gaza-Jéricho d’abord ». Par rapport israélo-palestinien a occulté les
lage. Le gouvernement israélien a, reconnaissent mutuellement, les au reste des territoires occupés, trois autres volets des pourparlers
en effet, approuvé le projet d’ac- signataires pourraient être des ces deux régions bénéficieraient de Washington qui mettent Israël
cord, conclu au terme de quatorze hauts responsables des deux d’un statut particulier, en ce sens face à la Syrie, à la Jordanie et au
rencontres à Oslo entre des délé- parties, étant entendu que cette que l’armée israélienne s’en retire- Liban. La paix ne pouvant être que
gués de l’OLP et des collaborateurs reconnaissance réciproque ne rait. En réalité, le texte de l’accord globale, des progrès sur l’un des

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de M. Pérès, alors que le comité devrait pas faire partie des termes va au-delà d’une simple « déclara- volets ne peuvent qu’avoir des
exécutif de l’OLP ne l’a pas encore de l’accord ; il n’en serait qu’une tion de principe ». Il servira d’ac- incidences positives sur les autres,
fait. Ce décalage aurait pu n’être conséquence. Il faut battre le fer cord-cadre pour les négociations a dit, en substance, Moaffaq
que secondaire dans la mesure où tant qu’il est chaud, mais cela ne ultérieures, un peu à la manière de Al Allaf, chef de la délégation
la centrale palestinienne ne fonc- doit pas se faire aux dépens des ce que furent les accords de Camp syrienne. Ainsi, un éventuel succès
tionne pas nécessairement sur le questions de fond, disait, en subs- David, signés par les Israéliens et de la négociation palestinienne
mode d’un État. Reste à savoir tance, un délégué palestinien. Le les Égyptiens au mois de contribuerait certainement à
pourquoi M. Arafat, qui avait document est « potentiellement septembre 1978, explique un délé- dédouaner la Syrie, si elle envisa-
réuni, la semaine dernière, à Tunis, un tournant historique », déclarait gué palestinien. Le document geait quelque assouplissement sur
le comité exécutif, n’a pas alors la porte-parole palestinienne, « dresse un calendrier pour le l’évacuation par Israël du plateau
jugé bon de lui soumettre pour Hanane Achraoui. Il faut attendre règlement définitif » de la ques- du Golan.
approbation ce projet d’accord, « quelque chose d’articulé », un tion des territoires occupés. « Il va
voire de le présenter au conseil document « dûment signé et dont bien au-delà d’un accord intéri- Mouna Naim
central qui, depuis le mois de toutes les composantes sont maire », n’a pas hésité à dire Nabil (2 septembre 1993)
novembre 1988, c’est-à-dire depuis établies », a-t-elle ajouté. Si deux,
la proclamation par l’OLP de trois jours, voire davantage sont POURQUOI CET ARTICLE ?
« l’État palestinien », tient lieu de nécessaires pour que « l’infras-
« gouvernement provisoire » de tructure que l’on mettra en place Cet article, rédigé en 1993, nous tutélaire de la négociation montre
cet État en attendant que « le soit assez solide, alors il faut replonge au cœur d’une étape combien la stabilisation de la
peuple puisse exercer pleinement prendre son temps », renchéris- essentielle des négociations région est un enjeu majeur. Depuis
sa souveraineté ». M. Arafat atten- sait-on du côté israélien. « Bien d’Oslo qui débouchèrent sur les 1993, les acteurs sont les mêmes,
dait-il que le gouvernement israé- au-delà d’un accord intérimaire » accords de Washington. Il rappelle mais le processus de paix a connu
lien ait d’abord entériné le projet Nul ne conteste l’importance du que les rapports entre Israéliens plusieurs coups d’arrêt. Lorsque
d’accord ? Voulait-il auparavant en projet d’accord qui doit être para- et Palestiniens sont faits de celui-ci est relancé, les accords
communiquer lui-même la teneur phé. Pas même le secrétaire d’État conflits mais aussi de négocia- d’Oslo demeurent une référence.
aux dirigeants arabes pour ne pas américain qui est allé, mardi, bien tions. Le texte montre quels sont Par ailleurs, ils ont confirmé Yasser
être accusé de faire cavalier seul ? au-delà des circonlocutions du les acteurs de ce processus : Pales- Arafat, mort en 2004, dans son rôle
Voulait-il que le contenu soit porte-parole du département tiniens et Israéliens, mais aussi de père fondateur de l’autorité
d’abord expliqué à la population d’État, la veille (le Monde du d’autres États du Moyen-Orient, palestinienne. Quant au signataire
des territoires occupés – mission 1er septembre). Il s’agit d’une comme la Syrie, le Jordanie ou le israélien des accords, le premier
confiée à Fayçal Husseini, chef en « percée conceptuelle », d’un « pas Liban qui, bien que non présents ministre Yitzhak Rabin, assassiné
titre de toutes les délégations majeur sur la voie » d’un règle- lors des négociations, doivent en 1995, il est devenu la figure tuté-
palestiniennes aux négociations ment de paix, a dit Warren être pris en compte. Enfin, le rôle laire des Israéliens favorables à une
de paix ? En tout cas, si les discus- Christopher, qui a rendu des États-Unis comme puissance solution négociée au conflit.
sions parallèles qui continuent hommage à la diplomatie

Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 67
LES ARTICLES DU

Quand l’Arabie saoudite


défie l’ami américain
E
n renonçant à siéger au Si les sorts du Tunisien Zine vague de scrutins libres : les Frères échangeait un coup de téléphone
Conseil de sécurité des El-Abidine Ben Ali et du Libyen musulmans, tenus par Riyad pour avec son homologue iranien, le
Nations unies pour un Mouammar Kadhafi n’ont guère des rivaux pour la suprématie reli- premier depuis la révolution isla-
mandat de deux ans et pour ému l’establishment saoudien, gieuse dans le monde sunnite, mique de 1979. Il n’en fallait pas
la première fois de l’histoire, celui réservé à l’Égyptien Hosni voire des ennemis depuis leur plus pour que les dirigeants saou-
l’Arabie saoudite a perdu une Moubarak, meilleur ami et fidèle soutien à l’invasion du Koweït par diens se persuadent que
bonne occasion de faire un pas serviteur du Royaume, a ulcéré l’Irak en 1990 puis leur ralliement Washington était prêt à les aban-
vers le statut – qu’elle convoite Riyad, qui n’a pas compris pour- au Qatar, son concurrent dans le donner et à changer d’alliance au
depuis des années – de chef quoi Washington avait lâché Golfe. En Égypte, Riyad a toujours Proche-Orient.
de file du monde arabe et de aussi facilement un homme qui encouragé un retour de l’armée
puissance régionale reconnue a toujours défendu les intérêts au pouvoir et n’a pas apprécié Christophe Ayad
et respectée. occidentaux dans la région et fait les condamnations – même de
(30 octobre 2013)
Cette décision, prise à la surprise régner l’ordre dans son pays. pure forme – par les États-Unis du
même des diplomates saoudiens Au moment où l’Arabie saoudite coup d’État du 3 juillet contre le
qui avaient travaillé d’arrache-pied perdait son obligé en Égypte, elle président Mohamed Morsi. POURQUOI
à l’accession du royaume wahha- voyait se lever une menace autre- Mais c’est à propos de la Syrie CET ARTICLE ?
bite au saint des saints diploma- ment redoutée à ses portes : le que les divergences entre Riyad
tiques, en dit long sur les incohé- soulèvement bahreïni de février et Washington sont apparues au La manière dont Washington
rences de la politique étrangère 2011 introduisait la dangereuse grand jour. Cette fois-ci, l’Arabie a laissé s’effondrer les régimes
saoudienne, qui est plus le fruit idée d’un possible mouvement saoudite a activement soutenu dictatoriaux du Proche-Orient

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d’une accumulation de décisions, révolutionnaire dans le Golfe le soulèvement de la majorité en proie au soulèvement popu-
parfois contradictoires, prises par et risquait de mettre à bas une sunnite contre le régime de laire du « printemps arabe »
les différentes factions du pouvoir, dynastie régnante sunnite – celle Bachar Al-Assad en raison de sa n’a pas manqué de susciter
c’est-à-dire les branches concur- des Khalifa – au profit d’une répu- dimension confessionnelle. Le l’inquiétude des dirigeants
rentes de la famille royale, que le blique à dominante chiite. pouvoir syrien, issu de la minorité saoudiens. Ils ont en effet pu
fruit d’une politique cohérente alaouite, une branche dissidente constater que malgré les liens
menée par un État. La Syrie, pomme du chiisme, est en effet un allié étroits qui unissaient, par
Mais, au-delà des contradictions de discorde stratégique de l’Iran, le grand rival exemple, le régime de l’Égyp-
apparentes et du caractère inédit Après la perte de l’Irak par les sun- régional de l’Arabie saoudite. Riyad tien Moubarak aux États-Unis,
de la décision de boycotter le nites en 2003 au profit de chiites a voulu casser en Syrie le « crois- ces derniers n’avaient rien fait
Conseil de sécurité, justifiée par affiliés à l’Iran khomeyniste, c’était sant chiite » qui va de Téhéran au pour le soutenir face à la colère
l’inaction des Nations unies en attiser la crainte d’une sécession sud du Liban, via Bagdad et Damas. de son peuple. Dès lors, les diri-
Syrie et par leur politique de des riches régions pétrolifères de Le royaume a donc livré des armes geants saoudiens ont pris peur
deux poids deux mesures dans l’Est, voisines de Bahreïn et peu- en grande quantité à la rébellion à l’idée de la répétition d’un tel
le conflit israélo-palestinien, le plées d’une majorité de chiites syrienne. Mais Washington n’a pas scénario dans leur propre pays.
geste spectaculaire de l’Arabie saoudiens. Ces derniers, très lar- suivi et l’alliance, qui avait permis Or ils sont d’autant plus enclins
saoudite exprime un méconten- gement minoritaires, sont traités de venir à bout de l’Armée rouge en à s’inquiéter que les États-Unis
tement avant tout dirigé contre en citoyens de seconde zone au Afghanistan dans les années 1980, ont également entamé un rap-
Washington, tenu pour son meil- nom de la doctrine wahhabite, n’a cette fois-ci pas fonctionné. Les prochement diplomatique avec
leur allié et aujourd’hui accusé le dogme musulman officiel en États-Unis, lassés par une décennie l’Iran, qui se trouve être leur
de manquer à tous ses devoirs. En Arabie saoudite marqué par un de guerre dans le monde arabe pire ennemi. Une inquiétude
s’affranchissant des obligations ultrarigorisme sunnite. et musulman, échaudés par les renforcée par le fait que les
et contraintes de consensus, inhé- Washington n’a pas réagi à l’in- conséquences de la destruction États-Unis n’ont plus guère be-
rentes au Conseil de sécurité de tervention militaire de l’Arabie de l’État en Irak en 2003 et par soin du pétrole saoudien pour
l’ONU, l’Arabie saoudite signifie saoudite (mais aussi des Émirats la montée en puissance des dji- subvenir à leurs besoins énergé-
à ses ennemis, mais aussi avant arabes unis et du Koweït) chez son hadistes en Syrie, ont fini par tiques, et qu’ils n’ont donc plus
tout à ses amis, qu’elle poursuivra voisin bahreïni. Mais la méfiance s’accommoder du régime Assad. de raisons objectives de sou-
désormais la politique de ses seuls initiale n’a cessé de se renforcer, Le renoncement à des frappes mili- tenir un pays dont les valeurs
intérêts. nourrie par la sympathie affichée taires après l’attaque chimique du sont aux antipodes des leurs
Tout a commencé avec le « prin- par Washington à l’égard des pro- 21 août a marqué ce basculement. et qui a fourni l’essentiel des
temps arabe », perçu très rapide- cessus électoraux dans les pays L’amertume saoudienne a viré à la auteurs des attentats du 11 Sep-
ment par les dirigeants saoudiens gagnés à la révolution et envers les colère et à la psychose lorsque le tembre 2001.
comme une dangereuse menace. grands vainqueurs de la première 27 septembre, Barack Obama

68 Puissances et tensions dans le monde, de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours
les échelles
de gouvernement

de la seconde guerre
mondiale à nos jours
dans le monde, de la fin

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L’ESSENTIEL DU COURS

DATES CLÉS
9 OCTOBRE 1945
Création de l’École nationale
Gouverner la France depuis
d’administration (ENA).

27 OCTOBRE 1946
1946 : État, gouvernement
Proclamation de la Constitution
de la IVe République.

4 OCTOBRE 1958
et administration.
Adoption de la Constitution de
la Ve République.

1962
Héritages et évolutions
Élection du président de la

G
République au suffrage universel
direct. ouverner la France depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale a posé un certain nombre de défis. En 1946, la
1963
Création de la Délégation de France sort d’une crise profonde. Malgré la continuité de la
l’aménagement du territoire et République dans le cadre de la France libre, le régime de Vichy a été
à l’action régionale (DATAR).
profondément discrédité. Afin de tenter de bâtir un système poli-
1969 tique stable, deux Républiques se succèdent : la IVe République, de
Rejet du référendum sur la
régionalisation.
1946 à 1958, puis la Ve, dont la Constitution est toujours en vigueur.
Il s’agit de gouverner le pays, mais de l’administrer à toutes les

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1982 échelles : locale, régionale et nationale. L’État s’investit également
Loi Defferre instituant
22 Régions. dans les domaines économique et culturel. Quels sont les grands
enjeux liés au gouvernement de la France depuis 1946 ? Quelles
1986-1998, 1993-1995,
1997-2002
permanences et quelles mutations ont été notées dans la façon
Périodes de cohabitation. dont l’État administre le pays ?
2000 Deux Constitutions, deux modes Le nouveau régime est de type semi-présidentiel.
Réforme de la Constitution insti- de gouvernement : les IVe et En effet, le Premier ministre est toujours choisi
tuant le quinquennat. Ve Républiques parmi la majorité parlementaire, mais l’Assemblée
Depuis 1946, le cadre des institutions françaises a été nationale est élue au suffrage universel suivant un
caractérisé par deux Républiques qui se succèdent. La scrutin uninominal. Il est donc plus facile pour une
PERSONNAGE IVe  République est organisée par la Constitution du majorité nette d’y apparaître. Le Sénat est élu au
CLÉ 27 octobre 1946. Il s’agit d’un régime parlementaire. Le
président de la République, élu au suffrage universel
suffrage indirect et partage le pouvoir législatif avec
l’Assemblée.
CHARLES DE GAULLE indirect, dispose de peu de pouvoir. Le président du
(1890-1970) Conseil, nom donné au chef du gouvernement, qui Les pouvoirs du président de la République sont
Le 16 juin 1946, dans le discours exerce le pouvoir, est issu de la majorité parlementaire étendus. Il signe les décrets d’application des
de Bayeux, il se prononce pour dans une Assemblée élue au scrutin proportionnel. lois, est chef de l’armée, dispose depuis 1960 de
un pouvoir exécutif fort. N’étant De ce fait, il est difficile à un parti d’obtenir une large l’emploi de l’arme atomique, peut dissoudre l’As-
semblée nationale en cas de crise politique, peut
pas suivi par les partis rédigeant majorité, et ce sont des coalitions qui se succèdent.
faire appel à l’avis des Français par référendum.
la Constitution, il avait quitté le On voit donc 24 gouvernements se succéder en
En cas de péril, il peut, en utilisant l’article 16 de la
pouvoir le 20 janvier de la même douze ans, dont le plus court ne dura qu’un jour. Le
Constitution, disposer des pleins pouvoirs.
année. général de Gaulle critique violemment ce système
En mai 1958, il est rappelé au politique et quitte le pouvoir en 1946. Il souhaite Depuis 1962, le président est élu au suffrage universel
pouvoir pour résoudre la crise un pouvoir exécutif fort qui imprime au pays une direct, ce qui crée un lien tout particulier avec
algérienne. Il accepte à condi- direction claire. La crise du 13 mai 1958 lui permet les Français. C’est donc dans le cadre de ces deux
tion de fonder une nouvelle de revenir au pouvoir. Il pose comme condition Républiques que la France a été gouvernée.
République. Élu en 1958 et 1965, la rédaction d’une nouvelle Constitution. Celle-ci
il dispose de pouvoirs étendus. naît donc en lien avec l’image du « grand homme » De nouvelles pratiques du pouvoir
Il démissionne en 1969 après providentiel. Le 4 octobre 1958, celle-ci est adoptée, Malgré les critiques dont elle a fait l’objet, le bilan de la
l’échec d’un referendum sur le fondant la Ve République. En signe de continuité, elle IVe République comporte des points positifs. En effet,
Sénat et la régionalisation. conserve le préambule de la Constitution de 1946. au-delà de la succession rapide des gouvernements,

70 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
L’ESSENTIEL DU COURS

des hommes politiques très compétents ont travaillé


dans plusieurs gouvernements successifs, assurant la
formation de la haute fonction publique avec l’École
nationale d’administration (ENA), née en 1946, qui
MOTS CLÉS
continuité. Certains présidents du Conseil réussissent prolonge les formations reçues dans les Instituts CONSTITUTION
à imprimer leur marque. C’est le cas de Pierre Mendès d’études politiques (IEP). Même si le personnel qui en Texte fondamental d’un régime
France de juin 1954 à février 1955. La IVe  République est issu est parfois accusé d’établir une technocratie, politique qui en définit les valeurs
réussit à mettre en place la Sécurité sociale et à il a permis de donner une cohérence à la gestion du et les grands principes.
ancrer la France dans l’Europe avec la CECA en 1951 territoire. Outre le territoire, cette gestion a également Elle règle aussi les rapports entre
et le traité de Rome en 1957. Sous la Ve  République, un fort impact économique, car une des spécificités les différentes institutions dont
la personnalisation du pouvoir est plus importante, françaises est l’importance de l’État comme acteur elle définit les compétences.
centrée sur la figure du président de la République. de l’économie. D’importantes entreprises nationales En France, elle peut être révi-
L’aura du général de Gaulle (président de 1958 à 1969) (énergie, industrie automobile, transports, banques…) sée soit par référendum, soit
a mis en exergue cette présidence forte. Avec Georges ont été créées par des nationalisations en 1945-1947 et par le Congrès (réunion des
Pompidou (1969-1974), cet héritage est conservé. 1981 (outre celles de 1936), qui firent naître de grandes deux chambres qui forment le
Malgré le nouveau style imprimé par Valéry Giscard entreprises gérées par l’État, souvent dirigées par des Parlement, c’est-à-dire du Sénat
d’Estaing (1974-1981), c’est sous les présidences de hommes issus de la haute fonction publique. Une et de l’Assemblée nationale, à
François Mitterrand (1981-1995) et de Jacques Chirac planification incitative est mise en œuvre dès 1946. Versailles, dans le but d’une révi-
(1995-2007) que de nouvelles pratiques apparaissent. Les privatisations intervenues depuis 1986 n’ont sion constitutionnelle).
Il s’agit d’une part de l’alternance : les Français tendent pas totalement remis en cause le rôle de l’État dans
à faire alterner droite et gauche. D’autre part, on voit la vie économique. Quant aux échelles d’action du DÉCENTRALISATION
apparaître des cohabitations. L’Assemblée nationale gouvernement et de l’administration, elles ont été Transfert de compétences de l’État
étant élue pour cinq ans et le président pour sept profondément transformées depuis 1946. L’ancrage vers des collectivités territoriales
ans, on voit à trois reprises apparaître une majorité de la France dans la CEE puis dans l’Union européenne ou des établissements publics.
parlementaire qui met en minorité le parti dont est issu a conduit à l’émergence d’une nouvelle échelle de
le président de la République. En 1986, par exemple, pouvoir, supranationale. Les décisions prises par DÉCONCENTRATION
François Mitterrand, socialiste, est président de la l’Union européenne engagent la France : gouverne- Délégation de pouvoir depuis les
République, et l’Assemblée nationale nouvellement ment et administration doivent les mettre en œuvre. services centraux de l’État vers des
élue a une majorité de droite, et Jacques Chirac (qui La France connaît aussi une véritable révolution en échelons inférieurs.

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appartient au RPR) est nommé Premier ministre. Le limitant la tradition centralisatrice. Ces mouvements
Premier ministre et son gouvernement sont donc d’un de décentralisation et de déconcentration sont lancés SCRUTIN
parti opposé à celui du président : ils se partagent un dans les années 1960 avec la création de la Délégation MAJORITAIRE
certain nombre de compétences, le président gardant le à l’aménagement du territoire et à l’action régionale Élection dans laquelle un seul
rôle de chef de l’armée et un rôle important en matière (DATAR). Mais le transfert de pouvoir aux collectivités candidat est élu sur un territoire
de relations internationales. Pour limiter les risques territoriales est assez tardif. La création de Régions est donné. Cela suppose qu’il obtienne
de cohabitation, Jacques Chirac décide, en 2000, de ralentie par l’échec du référendum proposé à ce sujet la majorité des voix pour être élu.
procéder à une révision de la Constitution pour limiter en 1969. C’est seulement en 1982 que la loi Defferre
à cinq ans le mandat présidentiel. institue 22 Régions. Il s’agit de la première grande loi SCRUTIN
de décentralisation. Ce nouvel échelon entre l’État PROPORTIONNEL
et les départements dispose aujourd’hui de compé- Élection dans lequel chaque parti
tences élargies et d’un véritable pouvoir exécutif. obtient un nombre de sièges en
On assiste ainsi à un partage des compétences et des fonction du pourcentage de voix qu’il
personnels. Dans le domaine de l’Éducation nationale obtient. Il s’agit donc d’un scrutin de
notamment, les écoles dépendent des communes, les liste, chaque parti déposant la sienne.
collèges, des départements, les lycées, des Régions.
Par ailleurs, l’État reste présent à l’échelle locale avec
un préfet nommé dans chaque département et dans PERSONNAGE
chaque Région. CLÉ
PIERRE MENDÈS FRANCE
TROIS ARTICLES DU MONDE (1907-1982)
À CONSULTER Homme politique français, membre
du Parti radical puis du Parti radical-
François Mitterrand en 1984 • L’ENA a soixante ans et cherche socialiste. Il est président du Conseil
un nouvel élan p. 74 de juin 1954 à février 1955. Pendant
De nouveaux modes d’administration (Claire Guélaud, 16 octobre 2005) ces quelques mois de l’« expé-
L’administration du pays est aussi placée entre rience PMF », il met fin à la guerre
héritages et innovations. Tout d’abord, le processus • La fin de la monarchie républicaine d’Indochine et tente de renforcer le
de décolonisation, mené par la IVe puis par la p.  75-76 (Éric Dupin, 5 mai 2002) pouvoir exécutif. Il est cependant
Ve République est achevé en 1962 avec l’indépendance mis en échec par le système des
de l’Algérie, ce qui ramène le pays dans son cadre • A Colombey, M. Sarkozy assume son partis. Sous la Ve République, il
métropolitain. Les territoires d’Outre-Mer reçoivent hyperprésidence p.  77 (Arnaud Leparmentier, s’oppose à l’exercice très person-
le statut de départements ou territoires d’Outre-Mer. 10 novembre 2010) nalisé du pouvoir mis en place par
On doit à la IVe  République d’avoir créé un outil de le général de Gaulle.

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 71
UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS Composition :


ADMINISTRATION
Ensemble des acteurs assurant
État, gouvernement et administration de la France
la gestion d’un territoire dans
tous les secteurs nécessitant une
de 1946 aux lois de décentralisation de 1982-1983
action de l’État ou des collectivités
territoriales.
incluses
COLLECTIVITÉ Analyse du sujet III. De la libéralisation de l’économie à la décen-
TERRITORIALE Le sujet part d’un constat : depuis la fondation de la tralisation : les nouvelles voies de la Ve République
Division administrative du terri- IVe République (1946), l’État central a redéfini son champ 1. Valéry Giscard d’Estaing et la libéralisation progres-
toire dotée d’un certain nombre et ses moyens d’action. La construction européenne, sive de l’économie (désengagement du capital des
de décisions. d’une part, l’essor des demandes d’autonomie locale, entreprises nationalisées)
On peut citer en France les d’autre part, ont contribué à une redéfinition du gou- 2. Les socialistes et la décentralisation (lois Deferre)
Régions, les départements et les vernement et de l’administration de la France, comme 3. Composer avec ses partenaires : la France dans la
communes. en témoignent les lois de décentralisation de 1982. construction européenne (partage de la souveraineté,
directives européennes et droit français)
ENTREPRISE NATIONALE Proposition de plan
Entreprise dont le capital est I. Le bilan de la IVe République Les repères essentiels
entièrement ou majoritairement 1. La valse des gouvernements : douze ans d’instabilité • IVe République, Ve République.
possédé par l’État. Il s’agit souvent parlementaire (unions et divisions entre les partis, élec- • Institutions : Assemblée nationale, président de la
de secteurs clés en matière de tions des députés suivant un scrutin proportionnel). République, gouvernement.
transports et d’énergie. 2. La naissance d’une administration solide et stable • Décentralisation, collectivités territoriales, aména-
(ENA) gement du territoire.
ÉTAT 3. Un État investi socialement et économiquement • ENA, Sécurité sociale, lois Defferre.
Organisation politique exerçant (reconstruction après guerre, nationalisations, créa-

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son pouvoir sur un territoire tion de la Sécurité sociale)
donné. L’État peut être de plusieurs II. La Ve République de 1958 à 1974 : continuités et ruptures Ce qu’il ne faut pas faire
types. 1. Retour de la stabilité parlementaire et renforce- • Ne pas problématiser le sujet et raconter
On parle d’État « centralisé » ment du pouvoir présidentiel (élections au suffrage l’histoire de France sur la période.
lorsque l’État central applique universel du président de la République, élection des • Ne pas clairement distinguer les termes
directement ses décisions sur le députés suivant un scrutin uninominal) du sujet et utiliser en les confondant les mots
territoire sans recourir à des éche- 2. Le maintien d’une forte implication de l’État (amé- « État », « gouvernement » et « administration ».
lons intermédiaires. nagement du territoire, ministère de la Culture de • Oublier de rappeler les grandes articulations
On parle d’État « fédéral » lorsque Malraux, réévaluation du franc) chronologiques (changement de régime politique,
plusieurs États se soumettent aux 3. Une toute-puissance contestée (montée de la mandats des présidents de la République).
décisions d’un gouvernement gauche, mai 1968)
commun.

FONCTION PUBLIQUE
Ensemble des personnes employées
DOCUMENT CLÉ
par une administration. Elle est
constituée de fonctionnaires. 1. Au lendemain de la victoire 2. Il proclame, en outre, comme dans son travail ou son emploi,
On distingue la fonction publique remportée par les peuples libres particulièrement nécessaires à en raison de ses origines, de ses
d’« État », dont les fonctionnaires sur les régimes qui ont tenté d’as- notre temps, les principes poli- opinions ou de ses croyances.
servir et de dégrader la personne tiques, économiques et sociaux 6. Tout homme peut défendre
sont employés par l’adminis-
humaine, le peuple français ci−après : ses droits et ses intérêts par
tration centrale, et la fonction
proclame à nouveau que tout être 3. La loi garantit à la femme, l’action syndicale et adhérer au
publique « territoriale », dont les
humain, sans distinction de race, dans tous les domaines, des syndicat de son choix.
fonctionnaires sont employés par de religion ni de croyance, possède droits égaux à ceux de l’homme. 7. Le droit de grève s’exerce dans
les collectivités territoriales. des droits inaliénables et sacrés. 4. Tout homme persécuté en le cadre des lois qui le régle-
Il réaffirme solennellement les raison de son action en faveur mentent.
GOUVERNEMENT droits et libertés de l’homme et du de la liberté a droit d’asile sur
Institution qui décide de la direc- Extrait du texte introductif de la
citoyen consacrés par la Déclara- les territoires de la République. Constitution de la Ve République,
tion des affaires d’un pays. Il fait tion des droits de 1789 et les prin- 5. Chacun a le devoir de travail- repris de la IVe
partie du pouvoir exécutif. Dans cipes fondamentaux reconnus par ler et le droit d’obtenir un
une démocratie parlementaire, il les lois de la République. emploi. Nul ne peut être lésé,
doit être issu de la majorité parle-
mentaire sous la IVe République, La Constitution du 4 octobre 1958 inaugure la Ve République. Elle regroupe la Déclaration des droits de
son chef porte le nom de président l’homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution de la IVe République (1946), qui, dans
du Conseil, sous la Ve République, l’immédiate après-guerre, marquée par l’Occupation et le régime de Vichy, redéfinissait les droits et
libertés du peuple français. Y a été ajoutée, depuis 2004, la Charte de l’environnement.
celui de premier Ministre.

72 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
UN SUJET PAS À PAS

ZOOM SUR…
Étude critique de document : Les différents niveaux
de gouvernement
À partir de l’étude critique du document, montrez COLLECTIVITÉS
en quoi il rend compte du rôle de l’administration TERRITORIALES
Il s’agit des communes, inter-
dans le gouvernement de la France de la IVe et de la communalités, départements
et Régions. Du fait des lois de
Ve République. décentralisation adoptées à partir
de 1982, leur rôle est de plus en
plus important. Ce sont elles qui
Ce qu’il ne faut pas faire
La carrière d’un haut fonctionnaire, fixent les objectifs des aménage-
Paul Delouvrier (1914-1995), • Se contenter de décrire le parcours de ments locaux et en organisent la
évoquée par le journal L’Humanité Delouvrier : il faut surtout l’interpréter réalisation. Elles sont dirigées par
par rapport au sujet. des élus, mais contrôlées par les
Avec la mort, hier, de Paul Delouvrier, c’est • Se contenter de citer les différents organismes préfets, qui sont des hauts fonc-
l’un des derniers grands serviteurs de l’État dont Delouvrier a eu la charge au cours de sa tionnaires nommés par l’État. Ils
du temps du général de Gaulle qui vient de carrière : il faut expliquer leur rôle. ont notamment pour mission de
disparaître. Inspecteur des finances, il participa s’assurer que les décisions prises
aux combats de la Résistance dans la région de par les autorités élues localement
Nemours, fit partie, à la Libération, d’un cabinet Analyse du sujet ne contreviennent pas au droit
ministériel, avant de diriger, en 1948, la section Le sujet propose, à partir d’un article nécrolo- national.
financière du commissariat général du Plan. gique publié suite au décès de Paul Delouvrier,
Dix ans plus tard, il sortit de l’ombre, à la faveur grand commis de l’État à la charnière des IVe et LES DROM-COM
du retour au pouvoir du général de Gaulle, qui Ve Républiques, de montrer le rôle de l’adminis- Les départements et Régions
le nomma délégué général du gouvernement en tration dans le gouvernement de la France : à d’outre-mer, et plus encore les

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Algérie. L’anecdote veut que, tenté de refuser ce travers le parcours qui fut celui de Paul Delouvrier, Communautés d’outre-mer, sont
poste, il objecta : « Mon général, je ne suis pas comment les hauts fonctionnaires ont-ils joué un des collectivités territoriales
de taille. » Ce à quoi il lui fut répondu : « Vous rôle considérable dans l’action des gouvernements spécifiques car ils bénéficient
grandirez, Delouvrier ! » Pendant près de deux successifs ? Il faut également se demander si ce de marges de manœuvre plus
ans, il fut donc l’un des hommes clés de la poli- rôle a évolué dans le temps et, le cas échéant, le importantes que les autres.
tique algérienne de De Gaulle, avant de devenir, démontrer et l’expliquer. Ils ont notamment le droit de
en 1961, celui de la restructuration de la région procéder à des adaptations du
parisienne. Nommé délégué général de ce qui Problématique droit national à leurs spéci-
s’appelait alors un « district », il attacha son De quelle manière sous la IVe République et dans la ficités locales : on parle alors
nom au projet des « villes nouvelles » et, d’une première partie de la Ve, le rapport entre les gouver- d’autonomie.
façon plus générale, à l’élaboration, en 1965, du nants, élus du peuple, et les hauts fonctionnaires
premier schéma directeur d’aménagement de nommés par l’État s’est-t-il articulé ? L’ÉTAT
l’Île-de-France. Préfet de la région parisienne Acteur traditionnellement très
de 1966 à 1969, Paul Delouvrier avait gardé un Proposition de plan puissant en France du fait de
œil critique sur l’expérience qu’il avait initiée I. Un haut fonctionnaire en IVe République la tradition centralisatrice du
et sur ses développements ultérieurs. « On Il faut montrer comment Delouvrier, à l’origine pays, il conserve un rôle impor-
rêve d’un idéal et la vie en offre rarement le inspecteur des finances, poste très prestigieux tant dans le pilotage du pays.
spectacle », confiait-il, il y a moins d’un mois, de l’administration française, fait carrière sous la Néanmoins, il est affaibli par
au journal Libération, avant de tenter cette IVe République, notamment grâce au soutien de ses difficultés financières et a
définition : « Une ville, c’est un référendum de Gaulle. dû déléguer une partie de ses
permanent. » Ou encore : « Une banlieue, compétences traditionnelles
c’est une zone d’habitation qui ne propose II. Un haut fonctionnaire sur le devant de la aux collectivités territoriales et
pas les équipements d’une ville. En ce sens, scène à l’Union européenne.
un banlieusard est un citoyen mutilé. » Paul Il faut montrer l’impact pour Delouvrier du passage
Delouvrier présida ensuite aux destinées d’EDF de la IVe à la Ve République : des coulisses, il passe L’UNION EUROPÉENNE
– de 1969 à 1979 – puis, jusqu’en 1984, à celles à la lumière en se voyant confier par de Gaulle une Elle a un pouvoir de plus en
de l’établissement public du parc de La Villette. difficile mission en Algérie. plus important puisque les lois
Il était âgé de quatre-vingts ans. adoptées par le Parlement euro-
III. Un administrateur en mission pour l’État péen sont ensuite retranscrites
(Source : L’Humanité, 18 janvier 1995.) Après la guerre d’Algérie, Delouvrier se voit confier en droit français. Par ailleurs,
des missions d’un nouveau genre : représenter l’Union européenne impose des
l’État à la tête d’institutions ou d’entreprises règles et des normes, notamment
publiques. Des postes qui témoignent du rôle financières, que tous les États
économique important, bien que sur le déclin, de membres sont tenus de respec-
l’État en France. ter, sous peine de sanctions.

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 73
LES ARTICLES DU

L’ENA a soixante ans et cherche


un nouvel élan
L’École nationale d’administration, née en octobre 1945 de la volonté de reconstruire
les élites d’après-guerre, connaît une crise similaire à celle de l’État lui-même. Concur-
rencée par les business schools anglo-saxonnes, elle tente cependant de s’ouvrir à
l’Europe.
Après soixante ans d’existence, l’École nationale d’administration (ENA) souhaite
revenir à sa fonction initiale : former des grands serviteurs de l’État. L’école, qui a formé
deux présidents de la République, est sous le feu des critiques : trop élitiste, trop pari-
sienne. Elle souffre du « pantouflage » (passage dans le privé) de ses anciens élèves.
Pour le sociologue Michel Bauer, l’ENA doit abandonner « son rêve de concurrencer
les business schools, alors même qu’aujourd’hui les « fils de famille partent faire un
MBA aux États-Unis ». Sophie Brocas, qui est entrée à l’ENA à 37 ans, juge pour sa part
la formation « pas très adaptée » aux défis de la haute fonction publique. Le directeur
de l’école, Antoine Durrleman, a réformé le cursus : l’Europe constitue désormais un

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tiers des enseignements et le management a été intégré à la formation.

S
oixante ans après sa création serait devenue au fil des ans, à en conformisme tend à s’imposer, le à la retraite des générations
dans la fièvre réformatrice croire ses détracteurs, l’une des développement des aptitudes n’est nombreuses de l’après-guerre,
et idéaliste de la Libération, figures négatives de l’exception pas encouragé, la connaissance Antoine Durrleman, directeur
l’École nationale d’administra- française. Et l’une de nos grandes des administrés et des entreprises depuis décembre 2002, s’efforce
tion (ENA) rêve de renouer avec la écoles les plus caricaturales, avec n’est guère stimulée et l’ouverture depuis trois ans d’apporter des
mission originelle que le général l’X : trop française, trop bour- au monde reste frileuse », déplo- réponses. L’ancien conseiller social
de Gaulle lui avait assignée en geoise, trop parisienne, trop tech- rait-il, dans un raccourci saisissant de M. Juppé à Matignon est un
octobre 1945 : former, d’abord, de nocratique et, bien entendu, trop pour une école qui a formé, depuis homme du sérail. Il a fait l’École
grands serviteurs de l’État. sûre d’elle-même. 1945, plus de 2 600 étrangers et normale supérieure et l’ENA,
Définitivement installée à Les critiques les plus féroces ont 5 600 Français. où son classement de sortie lui
Strasbourg au terme d’un démé- été proférées par ses propres La commission Silguy a pourtant a permis d’accéder directement
nagement qui a mis plus de douze élèves. En 1967, lorsque Jean-Pierre écarté l’idée de supprimer l’ENA, à la Cour des comptes, l’un des
ans à se faire – la promesse de Chevènement, Didier Motchane et agitée par certains de ses anciens trois grands corps de l’État avec le
vente à Sciences-Po de l’immeuble Alain Gomez inventèrent, sous le élèves les plus connus comme Conseil d’État et l’inspection des
parisien de la rue de l’Université a pseudonyme de Jean Mandrin, le Laurent Fabius, Michel Rocard finances.
été signée mercredi 12 octobre –, néologisme d’« énarchie » pour et Alain Juppé. Mais elle a aussi Sensible aux critiques adressées
résolument tournée vers l’Europe, désigner la formation d’une caste insisté sur la nécessité d’une véri- à l’institution, M. Durrleman a
l’institution veut donner aux monopolisant tous les leviers de table réforme : « Aujourd’hui, il réformé le cursus, réaffirmé l’an-
jeunes générations le goût du commande. En 2001, lorsque 96 ne s’agit pas de proposer des amé- crage européen de l’ENA, diminué
service public avant celui du pou- des 103 élèves de la promotion nagements à la marge de l’ENA. par deux le nombre d’épreuves
voir. Vaste programme pour une Nelson Mandela s’en prirent, dans L’enjeu pour l’État est d’une tout de classement, et s’est engagé
école qui a formé deux présidents une pétition, à la « médiocrité » de autre portée : comment pourra- dans une logique de gestion pré-
de la République (Valéry Giscard la formation et à une institution t-il maintenir l’attractivité de la visionnelle des emplois et des
d’Estaing et Jacques Chirac), sept devenue « une machine à classer » haute fonction publique dans un compétences.
chefs de gouvernement, 8 des qui « renforce les corporatismes ». environnement politique, démo- Les administrations interro-
32 ministres du gouvernement Deux ans plus tard, dans un graphique, économique, social et gées sur l’ENA, ayant insisté sur
Villepin, et qui concentre sur elle rapport que lui avait commandé universitaire totalement différent les progrès à accomplir dans le
un feu de critiques. Jean-Pierre Raffarin, l’ancien com- de celui qui prévalait lors de la domaine du management, l’école
Figure d’un élitisme républicain missaire européen Yves-Thibault création de l’école ? » a pris conscience de la nécessité de
dévoyé, symbole de la fermeture de Silguy, énarque lui-même, À cette question qui peut former des hauts fonctionnaires
de nos classes dirigeantes, l’ENA n’était guère plus tendre : « Le devenir brûlante avec les départs qui soient à la fois des experts et

74 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

des managers. Et revoit, pour ce surtout plus précoce, l’ENA peut naires. À la fois sur le terrain des France accepte au préalable de
faire, l’ensemble de ses formations mettre en avant, depuis 2000, rémunérations – le différentiel avec répondre aux deux questions
et stages. le nombre élevé de candidatures le privé devenant rapidement consi- suivantes : « Quel État voulons-nous
L’installation définitive à Stras­ qu’elle suscite (+ 25 % en trois ans dérable – et sur celui de la gestion de et de quels fonctionnaires a-t-il
bourg, qui eût été impossible sans pour le concours externe). carrière. Mais une telle évolution besoin ? »
la détermination de deux anciens L’État n’en aura pas moins fort à suppose, comme l’a souvent rappelé
premiers ministres non énarques, faire, dans les prochaines années, Arnaud Teyssier, président de l’Asso- Claire Guélaud
Édith Cresson et M. Raffarin, a pour fidéliser ses hauts fonction- ciation des anciens élèves, que la (16 octobre 2005)
donné l’occasion à l’institution
de se repenser. Le recrutement ne
s’est pas démocratisé, mais l’ENA POURQUOI CET ARTICLE ?
est cependant moins parisienne La question de la formation du nir sur son apport à la mise en place fort – et la décentralisation. Toutefois,
qu’elle ne fut. personnel de la haute fonction d’une administration centrale efficace le texte fait écho d’un certain nombre
Son directeur juge les nouvelles publique française a reçu en 1945 une et qui assure la continuité au-delà des de critiques adressées à l’ENA, portant
générations moins enclines que réponse très particulière, qui n’exis- changements de gouvernement. Cet sur le recrutement, l’esprit de corps ou
leurs aînées « à voir l’entreprise tait alors dans aucun pays d’Europe : anniversaire permet aussi de faire un l’accusation de technocratie. Autant
comme l’horizon certain du bon- la création d’une École nationale bilan face aux grands défis que sont de défis que l’école doit relever pour
heur ». Si le « pantouflage » (le d’administration. Les soixante ans l’ancrage dans l’Europe – l’installation s’adapter aux évolutions du contexte
passage dans le privé) reste impor- de cette école sont l’occasion de reve- de l’ENA à Strasbourg a été un signe socio-économique du pays.
tant – 20 % des promotions – et est

La fin de la monarchie républicaine

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À la domination élyséenne des débuts de la Ve République a succédé une présidence
affaiblie dès la première cohabitation de 1986.

L
a prééminence présiden- Elles ont digéré les alternances et cantonner au « domaine réservé » d’intervenir dans les affaires
tielle, qui a marqué les les cohabitations. Mais le fonda- de la politique étrangère, il est publiques. Sa méfiance à l’égard
débuts de la Ve République, teur de la Ve République ne recon- intervenu dans des choix écono- du réformisme de Jacques Chaban-
a fortement reculé avec les années naîtrait plus, dans les pratiques miques décisifs comme celui du Delmas a accentué cette montée
de cohabitation. Certains plaident actuelles, son précieux héritage. « plan de stabilisation » de 1963 en puissance de l’élysée. La nomi-
aujourd’hui pour un pouvoir Chacun sait que « l’esprit » ou du refus de dévaluer en 1968. nation de Pierre Messmer à l’Hôtel
du président renforcé, d’autres des institutions – c’est-à-dire C’est lui qui a conduit la tortueuse Matignon, en 1972, a spectaculaire-
pour un régime plus nettement l’interprétation de ceux qui les politique algérienne de la France, ment illustré la prédominance pré-
parlementaire conduisent – importe plus que en prenant soin de faire ratifier son sidentielle sur un premier ministre
La « clé de voûte » de la cathédrale leur lettre. La vision gaulliste a changement de cap indépendan- qui venait de recevoir la confiance
institutionnelle, bâtie de 1958 toujours été d’une clarté cristal- tiste par référendum. Quoi qu’on de l’Assemblée nationale. Malgré
à 1962, menace de s’effondrer. line. Le général a exercé son pou- en pense, de Gaulle est resté fidèle la maladie, le septennat écourté
L’expression est de Michel Debré, voir en conformité avec… le texte au fil rouge de son propre « des- de Pompidou restera, lui aussi,
l’un des principaux géniteurs de la d’un avant-projet constitutionnel sein », l’indépendance nationale. marqué par une idée directrice,
Constitution de la Ve République. retiré en 1958 à la demande des Et il a quitté volontairement le celle de « l’industrialisation ».
Elle désigne la fonction présiden- ministres de l’époque : « Assisté pouvoir lorsqu’il fut désavoué, en Avec Valéry Giscard d’Estaing, élu
tielle. Sacré par le suffrage uni- du gouvernement », le président 1969, par les électeurs. en 1974, la fonction présidentielle
versel direct, le chef de l’État est de la République « définit l’orien- Paradoxalement, ce n’est pas sous continue sur sa lancée d’une per-
au cœur du système politique. Or, tation de la politique intérieure son règne que le « pouvoir per- sonnalisation du pouvoir. Le jeune
à de multiples égards, l’élection de et extérieure du pays ». Quelques sonnel » a été le plus flagrant. De chef de l’État arrive au « château »
2002 sanctionne sa crise profonde. années plus tard, de Gaulle expli- Gaulle laissait une assez grande avec son propre « grand dessein » :
Le général de Gaulle a certes légué cite publiquement sa conception latitude d’action à son premier « moderniser » la société française.
à la France une Constitution qui a en estimant, le 31 janvier 1964, que ministre, Georges Pompidou. Il impulse des réformes de société,
franchi avec succès l’épreuve de la l’autorité de l’État est « confiée tout Une fois élu à l’élysée, celui-ci a comme le droit de vote à 18 ans ou
durée. Depuis plus de quarante ans, entière au président par le peuple sensiblement « présidentialisé » l’avortement, et s’essaie à l’exercice
ces institutions hybrides – semi- qui l’a élu ». le régime. L’ancien chef de gou- périlleux d’une « décrispation » de
présidentielles, semi-parlemen- Le général a franchement appliqué vernement, bon connaisseur des la vie politique française. Son goût
taires – ont montré leur souplesse. ses propres principes. Loin de se dossiers, avait trop pris l’habitude d’ancien ministre des Finances

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 75
LES ARTICLES DU

pour les questions économiques de deux ans après son élection, il ne le contre-pied. Cette désinvol- attribué le pouvoir. Comme si le
alimente encore l’intervention- songe pas une seconde à consulter ture n’a pas peu contribué au choix d’une majorité parlemen-
nisme élyséen. La mésentente les Français. Et se dispense même discrédit de la fonction présiden- taire était devenu l’enjeu majeur.
avec son premier ministre Jacques de leur expliquer clairement ce tielle. Chirac a ensuite provoqué D’autant plus que les conditions
Chirac se soldera par une reprise en qui sera souvent ressenti comme lui-même un franc désaveu du atypiques du second tour vident
main, avec son remplacement par une véritable rupture de contrat. corps électoral par sa dissolu- largement de sens, cette année,
Raymond Barre en 1976, assurant la En 1986, en acceptant sans hésiter tion de l’Assemblée nationale en l’élection du chef de l’État. La
suprématie présidentielle. En fin de la « cohabitation », le chef de l’État 1997. Cela ne l’a pas empêché de monarchie élective s’est décom-
mandat, accablé par des attaques franchit une étape décisive dans pratiquer la cohabitation. Son posée. « La fonction présiden-
personnelles, Giscard s’est enfermé l’affaiblissement de la fonction pré- implication dans l’échec de la tielle, en France, ne continuera à
dans une solitude de palais qui a sidentielle. Pour la première fois droite explique sans doute pour- s’affirmer que si elle est exercée
contribué à sa défaite de 1981. depuis 1958, l’essentiel du pouvoir quoi, contrairement à Mitterrand, par des titulaires correspondant
L’apogée de la domination ély- passe sur la rive gauche de la Seine. Chirac s’est souvent montré au profil de l’homme d’État »,
séenne sur le système politique Mais c’est le deuxième septennat léthargique face à son adversaire prévenait Jean-Louis Quermonne.
français s’est produit sous le de Mitterrand qui signe l’affaisse- de premier ministre. Là encore, Au-delà des faiblesses individuelles,
premier septennat de François ment de la domination élyséenne. le rôle présidentiel s’est dégradé, c’est l’exercice d’un pouvoir per-
Mitterrand. Le premier président Les conditions mêmes de sa réé- le chef de l’État étant même inca- sonnel qui est contestable et
de gauche arrive d’abord à l’élysée lection sont déjà révélatrices. Le pable de se poser en sévère vigie contesté. L’archaïsme du « présiden-
avec un projet – les fameuses contrat passé avec les Français par des choix gouvernementaux. Le tialisme à la française » tient à ce
110 propositions – aussi précis celui qu’ils choisissent comme manque d’allant de la campagne qu’il combine, en faveur de l’élysée,
qu’un programme législatif. Par président manque, cette fois-ci, du premier tour de 2002 illustre un formidable potentiel de concen-
la dissolution, il bâtit une majo- de clarté. Mitterrand se contente l’épuisement du système. Jacques tration du pouvoir avec l’extraordi-
rité parlementaire à sa botte. Pour d’une vague Lettre à tous les Chirac, dont l’autorité morale a naire faculté de se défausser sur le
contrôler une équipe ministérielle Français et fait miroiter l’ouver- été atteinte par les « affaires », gouvernement. Le grand perdant,
sans expérience, la présidence de ture au centre d’une « France n’a pas osé décliner un projet dans cette affaire, n’est autre que le
la République se transforme en unie ». L’ancien ministre de la fort. Lionel Jospin n’a pas su principe de responsabilité politique.
« supra-gouvernement ». Alors IVe République, resté parlemen- s’incarner dans un rôle élyséen. Les anglophones ont un excellent

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que le nombre des collaborateurs tariste dans l’âme, revient à une Le quinquennat ne renforce pas mot pour résumer cela : « accounta-
de l’élysée tournait autour d’une « présidence paternelle », selon forcément le président qui perd bility ». Il est pratiquement intradui-
bonne vingtaine sous les prési- l’expression d’Alain Lancelot. Sa l’avantage de la durée sur les sible en français.
dences antérieures, Mitterrand cohabitation suspicieuse avec députés. Or, depuis 1981, ce sont
s’adjoint d’emblée trente-six Michel Rocard se traduit par une plus souvent les élections législa- Éric Dupin
conseillers. Et ce chiffre gonfle au guérilla éclairante sur la perversité tives que présidentielles qui ont (5 mai 2002)
cours des ans. Les ministres sont de la dyarchie à la tête de l’État.
parfois étroitement contrôlés par Affaibli par la maladie, Mitterrand POURQUOI CET ARTICLE ?
les hommes du président. laisse ensuite sa deuxième coha-
Qu’il s’agisse de l’étendue des bitation affermir la position de Le 5 mai 2002 a lieu le second tour ouvert la possibilité d’une limite à ce
nationalisations en 1981 ou du Matignon. Il a bel et bien brouillé de l’élection présidentielle opposant pouvoir. C’est ainsi que les périodes
tournant de la « rigueur » en 1983, l’image du chef de l’État, même s’il Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. de cohabitation ont remis en cause
c’est Mitterrand qui tranche sur l’es- faut lui reconnaître la cohérence L’article est rédigé à la veille du vote les pouvoirs du président. Rédigé à un
sentiel. Sans négliger l’accessoire de son engagement européen. et procède à une relecture de l’évo- moment où la vie politique traverse
des innombrables nominations. Le présidentialisme n’a pas res- lution des pouvoirs du président une crise après le choc du 21 avril 2002,
Cette centralisation du pouvoir de suscité avec Jacques Chirac, loin de la République depuis le début l’article peut aujourd’hui être relu de
la part de l’auteur du Coup d’État s’en faut. Le fondateur du RPR de la Ve République. On y voit que façon rétrospective. La fonction prési-
permanent s’accompagne cepen- s’est plus fait élire, en 1995, sur le régime semi-présidentiel permet dentielle a su résister dans ses préro-
dant de sérieux coups de canif à un positionnement de campagne une certaine souplesse dans sa mise gatives fondamentales, alors que le
l’orthodoxie gaullienne. Lorsque (« la fracture sociale ») que sur un en œuvre, ce qui a permis l’affirma- quinquennat limite – mais n’exclut
Mitterrand change radicalement véritable projet. Pire, il n’a pas tion de la fonction présidentielle, mais pas – l’éventualité d’une cohabitation.
d’orientation économique moins mis six mois avant d’en prendre

76 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

À Colombey, M. Sarkozy assume son


hyperprésidence
« Si la France m’a appelé à lui servir de guide, ce n’est pas pour présider à son som-
meil », a-t-il dit mardi citant de Gaulle

C
’était il y a quatre ans. et d’être un « des problèmes de la être l’homme de la réforme perma- Il n’empêche, il assume pleinement
Le 9 novembre 2006, France ». L’UMP fait bloc et s’efforce nente. Il a renoncé à faire une pause son hyperprésidence si contestée
Jacques Chirac célébrait de montrer qu’elle est rassemblée, en fin de quinquennat et compte et il n’est pas question de changer
à Colombey-les-Deux-Églises à la différence de ce qui se passait ouvrir de nouveaux chantiers en avec le nouveau gouvernement.
(Haute-Marne), la mort du lorsque M. Sarkozy sapait l’autorité 2011 (dépendance, fiscalité, justice, Rien de bien nouveau, si l’on relit
général de Gaulle. De Saint- de Jacques Chirac. social), pour ne pas sombrer dans cette citation du fondateur de la
Étienne, où il prononçait un La troupe présidentielle est partie l’immobilisme de fin de mandat Ve République choisie par M. Sarkozy
discours sur la mondialisation, mardi matin en hélicoptère de dont il accuse Jacques Chirac et et M. Guaino : « Que désormais
Nicolas Sarkozy lançait : « Le gaul- l’aéroport militaire de Villacoublay Lionel Jospin. le chef de l’Etat soit réellement la
lisme ne se commémore pas, il (Yvelines). Président et Premier La réforme des retraites est censée tête du pouvoir, [...] qu’il désigne
se vit. » En 2010, tout a changé. ministre voyagent à part, sécurité incarner l’esprit de réforme de réellement le gouvernement et en
L’ancien homme de la rupture, oblige. Et le protocole a séparé M. Sarkozy. Tant pis si c’est au prix préside les réunions, qu’il nomme
que Jacques Chirac jugeait en Xavier Bertrand, secrétaire général d’une impopularité qu’il espère réellement aux emplois civils,
privé « libéral, atlantiste et com- de l’UMP, de Jean-François Copé, provisoire et d’une mobilisation militaires et judiciaires, [...] bref
munautariste », invoque à son patron des députés UMP, qui brigue massive des Français. De Gaulle qu’émane réellement de lui toute

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tour les mânes du gaullisme. son poste : le premier voyage avec « savait qu’en repoussant trop long- décision importante aussi bien que
En quête d’un rebond pour la prési- M. Sarkozy, le second avec M. Fillon, temps la décision les souffrances toute autorité. »
dentielle de 2012, le chef de l’État se tout comme Michèle Alliot-Marie, seraient plus grandes encore », M. Sarkozy assumera donc ses
rend à Colombey pour célébrer les garde des Sceaux et ex-présidente devait dire M. Sarkozy. « Le devoir responsabilités en choisissant
quarante ans de la mort du général. du RPR. Peu après 11 heures, le pré- du président de la République, sa prochainement son gouverne-
À l’ordre du jour, un discours rédigé sident devait déposer une gerbe responsabilité devant la nation, ment. Face aux diatribes de M. de
avec sa « plume », Henri Guaino, sur la tombe du général, visiter c’est de décider dans le seul intérêt Villepin mais aussi de la gauche,
sur le rôle du chef de l’État, au qua- son bureau à La Boisserie en com- général », qui doit être placé « au- M. Sarkozy rappelle comment fut
druple message : le président de la pagnie d’Yves de Gaulle – petit-fils dessus des intérêts particuliers ». traité de Gaulle : « On l’accusa de
Ve République « n’est pas seulement du général – et prononcer enfin Certes, chacun est légitime à les coup d’État permanent, lui qui
un arbitre, il a le devoir d’agir » ; il un discours au pied de la croix de exprimer. Mais dans certaines avait sauvé deux fois la
doit le faire dans « le seul intérêt Lorraine devant un millier d’invités. limites. Charles de Gaulle « avait République. » Une pique inhabi-
général » ; c’est indispensable, car compris que les féodalités n’étaient tuelle contre François Mitterrand.
« lorsque rien ne change il n’y a pas Réforme permanente plus dans les donjons et qu’elles À l’approche de la présidentielle,
d’autre issue que le déclin ». Enfin, Le discours de M. Sarkozy trace renaissaient sans cesse sous le flirt avec l’héritage du président
s’il convient d’être « constamment des parallèles implicites entre la d’autres formes et que ce combat socialiste est révolu. L’ouverture
tourné vers l’avenir », il faut agir philosophie du général de Gaulle n’était jamais terminé ». Depuis le aussi. Il faut rassembler ses
en étant conscient de ses racines, et son action. « Si la France m’a début de son mandat, M. Sarkozy a troupes, à commencer par la
car « on ne construit rien sur le appelé à lui servir de guide, ce été accusé de maltraiter les corps famille gaulliste.
reniement de soi ». n’est certes pas pour présider à intermédiaires, mais n’a pas réalisé
Bref, une nouvelle tentative de prési- son sommeil », devait-il dire, en le chamboulement qu’il avait envi- Arnaud Leparmentier
dentialisation, alors que M. Sarkozy citant de Gaulle. Le président veut sagé en 2007. (9 novembre 2010)
va remanier son gouvernement et
prendre après le sommet de Séoul
des 11 et 12 novembre la présidence POURQUOI CET ARTICLE ?
du G20, qui rassemble les prin- Par son intense activité et sa pro- tage du fondateur de la droite poli- Alors que De Gaulle disposait d’un
cipales puissances de la planète. pension à intervenir dans tous les tique contemporaine pour justifier mandat de sept ans, Sarkozy n’a été
Son action s’inscrira, selon Henri dossiers, le président Sarkozy a cette attitude qu’on lui reproche élu que pour cinq ans. Et surtout,
Guaino, « dans la vision gaullienne été caricaturé sous les traits d’un mais que lui estime nécessaire et la construction européenne et la
habituelle de la France : chercher « hyperprésident », un président efficace. Reste que la comparaison décentralisation sont passées par là
la voie étroite entre le marché et la omnipotent et partout à la fois. À a ses limites tant l’État à la tête et ont retiré à l’État nombre de ses
règle, le laissez- faire et l’État ». l’occasion d’une visite à Colombey- duquel régnait le général de Gaulle prérogatives. Un État dont les dif-
C’était sans compter sur Dominique les-Deux-Églises, le fief du général était infiniment plus puissant que ficultés financières limitent au de-
de Villepin, qui a accusé M. Sarkozy de Gaulle, il se réclame de l’héri- celui dirigé par Nicolas Sarkozy. meurant les marges de manœuvre.
d’abîmer la fonction présidentielle

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 77
L’ESSENTIEL DU COURS

NOTIONS CLÉS
APPROFONDISSEMENT
DE L’UE
Le projet d’une Europe
Processus consistant à intensifier
la mise en commun des décisions
politiques et économiques enga-
geant les pays membres de l’Union
politique depuis le congrès
européenne. Elle nécessite la
mise en place d’une gouvernance
commune.
de La Haye (1948)
CITOYENNETÉ DE L’UE
Citoyenneté attribuée automati-
quement à tout citoyen d’un pays
membre de l’Union européenne ;
elle s’ajoute à la citoyenneté
nationale.

ÉLARGISSEMENT DE L’UE
Processus visant à accueillir dans
l’Union européenne de nouveaux

L
pays. Il faut pour cela qu’ils fassent
acte de candidature et répondent a Seconde Guerre mondiale a poussé les Européens à s’inter-
à des critères politiques, en ayant
un régime démocratique, et éco- roger sur la nécessité d’unir leurs forces face au désastre qui
nomique, en ayant une économie venait de se jouer sur le Continent. Cette idée s’est finalement
incarnée dans la Communauté économique européenne à partir

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capable de s’intégrer à celles des
pays membres.
de 1957, devenue en 1992 l’Union européenne. Pourtant, c’est par
EUROSCEPTICISME
Attitude qui consiste à considérer
le moyen de l’économie que cette Europe s’est construite, et le
que l’idée d’une Europe politique, projet d’une Europe politique révèle encore de nombreux défis à
ou sa mise en œuvre, ne peut rem- relever. Comment l’idée d’une Europe politique s’est-elle affirmée
placer le cadre national. Il peut
aussi s’agir d’une attitude critique et à quels obstacles a-t-elle été confrontée ?
vis-à-vis de l’Union européenne
sous sa forme actuelle, souvent De l’idée d’une Europe politique à la il énonce des règles pour le respect des droits de
considérée comme peu représen- réalité d’une Europe économique l’homme et de la démocratie.
tative des citoyens. Dès 1943, certains résistants réfléchissent à un mou-
vement fédéraliste européen, constatant que des
MAJORITÉ QUALIFIÉE Européens menaient le même combat. Au lendemain
Actuellement, les décisions au sein de la guerre, des hommes politiques, des démocrates-
du Conseil de l’Union européenne chrétiens, comme Jean Monnet et Robert Schuman en
doivent être adoptées par 73,9 % France, Alcide de Gasperi en Italie, Konrad Adenauer
des voix, sachant que chaque pays en Allemagne, mais aussi des socialistes réfléchissent
dispose d’un nombre de vote selon à la manière de prolonger ce projet. Ils accèdent très
son poids démographique. rapidement à des responsabilités politiques. Par
ailleurs, les États-Unis souhaitent favoriser l’entente
« PÈRES FONDATEURS » entre les États européens, de façon à ce qu’ils pré-
DE L’EUROPE sentent un front commun face à la progression du
Hommes politiques originaires communisme. L’aide Marshall est ainsi attribuée
des six premiers pays signataires globalement aux États européens qui l’ont acceptée.
de la CECA après la Seconde Guerre Pour se la répartir, les Européens doivent s’entendre
mondiale, qui jetèrent les bases au sein de l’Organisation européenne de coopéra-
d’une association entre les pays tion économique (OECE). Afin d’approfondir cette
européens. La plupart d’entre dynamique, les associations favorables à une Europe
eux appartenaient aux partis économique organisent un congrès à La Haye en mai
démocrates-chrétiens, comme 1948. Ils y débattent, sans toutefois réussir à définir
Robert Schuman (France), Konrad quel type d’union politique doit être mis en place.
Adenauer (RFA), Alcide de Gasperi Pourtant, la première institution européenne est Robert Schuman (1886-1963) est considéré comme l’un
(Italie), Henri Spaak (Belgique). créée : le Conseil de l’Europe. Siégeant à Strasbourg, des pères fondateurs de la construction européenne

78 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
L’ESSENTIEL DU COURS

Devant ces difficultés, c’est finalement en jetant les Posant comme conditions la nature démocratique DATES CLÉS
bases d’une Europe économique que les dirigeants de l’État candidat et des engagements économiques,
convaincus de l’idée européenne décident d’agir. Le elle accepte en son sein la Grèce en 1981, l’Espagne • Mai 1948 : congrès de La Haye.
plan de Robert Schuman vise à mettre en commun et le Portugal en 1986. En 1995, elle admet la Suède, • Mai 1949 : création du Conseil
les ressources stratégiques en charbon et acier de la Finlande et l’Autriche. En 2004, d’anciens pays de l’Europe.
l’Allemagne de l’Ouest et de la France, de façon à créer du bloc soviétique entrent dans l’Union – Pologne, 1951 : création de la CECA.
une solidarité qui rende nécessaire l’union politique. République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Estonie, • 1954 : échec du projet de la CED.
En 1951 est créée la Communauté économique du Lettonie, Lituanie –, ainsi que Malte, la Slovénie et • 1955 : conférence de Messine.
charbon et de l’acier (CECA), constituée de la France Chypre. En 2007, la Roumanie et la Bulgarie y entrent • 25 mars 1957 : traité de Rome
et de la RFA, mais aussi de l’Italie, de la Belgique, du à leur tour. instituant la CEE.
Luxembourg et des Pays-Bas. Ils tentent ensuite de • 1986 : « acte unique européen »
doter les pays européens d’une armée commune. Mais L’Europe politique s’approfondit également. L’acte par lequel les États de la CEE s’en-
ce projet de Communauté européenne de défense unique de 1986 conduit à la signature du traité gagent à approfondir leur union.
(CED) est rejeté par la France, qui craint de voir renaître de Maastricht en 1992 : la CEE devient l’Union • 7 février 1992 : signature du traité
une armée allemande. Le projet européen semble européenne. Une citoyenneté de l’Union euro- de Maastricht. La CEE devient
péenne est instituée. L’accord de Schengen, signé
dans l’impasse. L’idée de relancer la construction l’Union européenne.
en 1985, entre en vigueur en 1997, permettant
européenne s’affirme lors de la conférence de Messine, • 2001 : signature du traité de Nice
la libre circulation des personnes entre les pays
en 1955. Les dirigeants des pays membres de la CECA instituant la majorité qualifiée.
membres. La monnaie unique, l’euro, commence
décident alors de poursuivre l’approfondissement de à circuler en 2002. • 2005 : rejet, par référendum, en
leur projet en suivant la voie économique. Le 25 mars France et aux Pays-Bas, du projet de
1957 est signé le traité de Rome, qui donne naissance à La question de la gouvernance d’une Union élargie Constitution européenne.
la Communauté économique européenne (CEE), dont pose également question : comment obtenir l’una- • 2007 : traité de Lisbonne.
le but est de créer un espace économique commun nimité nécessaire ? En 2001, le traité de Nice adopte
mais qui comporte aussi les dispositifs nécessaires
pour créer des institutions destinées à assumer pro-
le principe de la majorité qualifiée de 73,9 % des
voix au Conseil de l’Union européenne, liée au poids PERSONNAGES
gressivement un rôle politique. démographique de chaque État. En 2004, un projet de
constitution de l’Union européenne est rédigé. Suite
CLÉS
Affirmation et approfondissement JACQUES DELORS

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à son rejet, c’est le traité de Lisbonne qui, en 2007,
du projet européen renforce l’Europe politique en créant un président du (1925-)
Des institutions européennes sont créées qui par- Conseil européen. Homme politique français, il pré-
ticipent à la gouvernance économique de l’espace sida la Commission européenne
commun. Elles assument progressivement un rôle Les limites et les obstacles au projet de 1985 à 1995. Il a ainsi été la che-
politique. Le Parlement européen donne des direc- d’Europe politique ville ouvrière de toutes les grandes
tives. Depuis 1979, il est élu au suffrage universel, de Malgré ces efforts, le projet d’Europe politique a été réformes qui, depuis l’acte unique
façon à ancrer l’Europe dans les pratiques citoyenne. confronté à diverses questions. La première concerne de 1986, ont abouti en 1992 au
La Commission européenne met en œuvre les déci- le contenu à donner à cette Union. Dès le congrès de traité de Maastricht, instituant
sions communautaires mais partage le pouvoir exé- La Haye en 1948 s’affrontent trois idées. La première l’Union sous sa forme actuelle.
cutif avec le Conseil des ministres de pays membres. est celle d’une Europe fédérale, plutôt défendue par
Une cour de justice est créée à La Haye. Le principe est l’Allemagne dans les années 1960. La deuxième est celle ROBERT SCHUMAN (1886-
celui de décisions prises à l’unanimité pour respecter d’une Europe souverainiste, où les États conservent les 1963)
la souveraineté des États. Des politiques communes principales prérogatives. C’est la position du général Homme politique français,
sont lancées, comme Euratom en 1958 ou la politique de Gaulle, qui boycotta les institutions européennes membre du MRP, il fut deux
agricole commune en 1962. en 1965 lorsqu’on parla de revenir sur la règle des fois président du Conseil sous
L’Union poursuit alors un double mouvement d’élar- décisions à l’unanimité ou qui s’opposa à l’entrée du la IVe  République. Il est consi-
gissement et d’approfondissement. En 1973, elle Royaume-Uni dans la CEE. C’est finalement une Europe déré, avec Jean Monnet, comme
accueille le Royaume-Uni, le Danemark et l’Irlande. supranationale qui l’emporta : une voie moyenne un des « pères fondateurs » de
dans laquelle les États cohabitent avec les institutions l’Europe. Il élabore en 1950 le
européennes, avec recours au principe de subsidiarité. « plan Schuman », qui aboutit à
TROIS ARTICLES DU MONDE À CONSULTER L’Europe peine également à entretenir un lien avec ses la création de la CECA. De 1958 à
citoyens. Elle apparaît souvent comme un ensemble de 1960, il fut le premier président
• Jean Monnet visionnaire de l’Europe directives procédant de décisions complexes. Ainsi, en du Parlement européen.
concrète p. 82-83 2005, le projet de Constitution européenne est rejeté
(Michel Noblecourt, 29 avril 2004) suite à un référendum en France et aux Pays-Bas.
L’Europe politique apparaît aussi comme une Europe NOTION CLÉ
• Le vote français plonge l’Europe dans « à géométrie variable » : certains pays ont refusé
une période d’incertitudes p. 84 d’adopter l’euro, d’autres, de signer les accords de PRINCIPE
(Henri de Bresson [avec le bureau de Bruxelles], Schengen. DE SUBSIDIARITÉ
31 mai 2005) Ainsi, l’idée d’Europe politique s’est peu à peu incarnée Principe selon lequel l’Union euro-
dans des institutions et dans une citoyenneté. péenne fait appliquer ses décisions
• Et pourtant, elle bouge ! p. 85 (Arnaud Cependant, héritée d’une construction liée essentiel- par les différents États et n’agit
Leparmentier, 20 décembre 2012) lement à l’économie, elle peut être encore approfondie directement que s’ils ne peuvent
pour répondre aux attentes des Européens. le faire.

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 79
UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS
CONSTRUCTION
Composition :
EUROPÉENNE Le projet d’une Europe politique depuis 1948 :
Ensemble des processus qui
tendent à associer entre eux les idées et réalisations
pays de l’Europe. Il s’agit d’un
processus à la fois politique, écono- Analyse du sujet membres, concrétisation de l’idée de citoyenneté
mique et culturel. Le sujet consiste à confronter les grandes idées qui européenne)
présidèrent à la mise en œuvre de la construction 2. Les difficultés du nombre (difficulté des prises de
FÉDÉRALISME d’une Europe politique avec les réalités de cette décision, instauration de la majorité qualifiée, traités
Principe qui associe plusieurs États construction. Il conviendra donc de voir quelles de Nice et de Lisbonne)
sous un gouvernement commun. sont ces idées, qui les a mises en œuvre, par quels 3. Une construction politique soumise aux divisions
moyens et pour quels congrès de La Haye, considéré et aux lourdeurs technocratiques (fédéralistes et
POLITIQUES COMMUNES comme une étape fondamentale dans l’idée de souverainistes, le référendum de 2005 et le désin-
Projets portés par plusieurs pays « construction européenne ». térêt des citoyens)
de l’Union européenne, voire
par l’ensemble des pays. Il en Proposition de plan Les repères essentiels
existe dans le domaine écono- I. Une idée germée sur le terreau des guerres : la • Supranationalité, souverainisme, fédéralisme,
mique, mais aussi culturel et naissance de l’Europe fonctionnalisme.
environnemental. 1. Le traumatisme de la guerre : s’unir pour ne plus • Majorité qualifiée, institutions européennes.
s’affronter (idées humanistes, congrès de La Haye, • Élargissement, approfondissement, politiques
SOUVERAINISME plan Marshall et OECE, Conseil de l’Europe) communes.
Idée selon laquelle, au sein de l’Eu- 2. Une Europe d’abord économique (CECA, CEE, traité • Traité de Rome, traité de Maastricht, traité de Nice,
rope politique, les nations restent de Rome) traité de Lisbonne.
souveraines et peuvent décider
d’appliquer ou non les décisions II. La CEE : une communauté économique mais

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prises. aussi politique
1. Des règles d’entrée basées sur des principes écono- Ce qu’il ne faut pas faire
SUPRANATIONALITÉ miques mais aussi politiques (respect des droits de
Principe selon lequel il existe des l’homme, régime démocratique) • Ne pas mettre les aspects politiques
institutions supérieures aux États 2. Des institutions démocratiques (idée de citoyen- au premier plan et les traiter comme un élément
qui élaborent des réglementations neté, Parlement européen, Conseil de l’Europe) parmi d’autres.
que les États doivent appliquer une 3. L’instauration du principe de supranationalité • Ne parler que des réalisations et pas des idées
fois qu’ils les ont adoptées. et politiques communes (PAC, Euratom, politiques liées à la construction européenne.
culturelles, rôle des régions européennes) • Parler uniquement de la CEE
TECHNOCRATIE puis de l’Union européenne en négligeant
Système dirigé par des experts III. L’Union européenne : accélération et revers les réalisations qui ont vu le jour
et des spécialistes qui n’ont pas d’une Europe politique entre 1948 et 1957.
été élus. L’Union européenne 1. L’Europe politique à marche forcée (traité de
a été accusée d’en être une lors Maastricht, engouement des pays à entrer dans
des débats autour du référen- l’Union et augmentation rapide du nombre d’États
dum de 2005 sur la Constitution
de l’Union européenne, car la
Commission européenne n’est
pas composée de membres élus.
Ils sont cependant nommés par
DOCUMENT CLÉ
des gouvernements nationaux qui
ont été élus et sont représentatifs Article 4 du traité de Rome, 1957
des citoyens.
Article 4 : – un CONSEIL ; Chaque institution agit dans les
ORGANISATIONS La réalisation des tâches confiées – une COMMISSION ; limites des attributions qui lui
ÉCONOMIQUES à la Communauté est assurée par: – une COUR DE JUSTICE ; sont conférées par le présent
INTERNATIONALES – un PARLEMENT EUROPÉEN ; – une COUR DES COMPTES. traité.
O r g a n i s at i o n s r e g r o u p a n t
plusieurs États et dont le but
est de garantir leur prospérité Le traité de Rome, signé le 25 mars 1957, instaure la CEE. Il règle avant tout les principes économiques
économique. Certaines ont une qui vont régir la nouvelle communauté (libre circulation des biens, règlements sur les tarifs douaniers,
vocation mondiale (OMC, FMI, interdiction du dumping, aides et programmes économiques commun), mais jette déjà les bases
etc.), d’autres ont pour cadre une d’une Europe politique, en mettant en place des institutions démocratiques, et l’idée de citoyenneté
région du monde, comme l’Union est semée.
européenne ou l’Alena.

80 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
UN SUJET PAS À PAS

ZOOM SUR…
Étude critique de document : Les institutions de l’UE
LE CONSEIL EUROPÉEN
Après avoir replacé le document dans son contexte, Il réunit à Bruxelles, depuis 1974,
montrez quelle conception particulière de la au minimum deux fois par an,
l’ensemble des chefs d’État et de
construction européenne a son auteur. gouvernement de tous les États
membres de l’UE, ainsi que le
Cette conception est-elle partagée par l’ensemble président de la Commission. Il fixe
les grandes orientations et impulse
des participants au congrès ? le travail de la Commission.

Extraits du discours prononcé par Winston Churchill au congrès de La Haye (7 mai 1948) LE CONSEIL DE L’UNION
EUROPÉENNE
« Le mouvement pour l’unité européenne, ainsi que le constate notre projet de rapport, doit être un élan Parfois appelé « Conseil des
positif, puisant sa force de notre sentiment commun des valeurs spirituelles. C’est l’expression dynamique ministres », il réunit tous les
d’une foi démocratique basée sur des conceptions morales et inspirée par le sentiment d’une mission. Au ministres des États membres
centre de notre mouvement, il y a l’idée d’une charte des droits de l’homme, sauvegardés par la liberté et concernés par un sujet donné, afin
soutenus par la loi. Il est impossible de séparer les problèmes d’économie et de défense des problèmes de de dégager entre eux un consen-
structure politique générale. L’aide mutuelle dans le domaine économique et une organisation commune sus sur la politique à mener. Ils
de défense militaire doivent inévitablement être accompagnées, pas à pas, d’un programme parallèle partagent avec le Parlement la
d’union politique plus étroite. D’aucuns prétendent qu’il en résultera un sacrifice de la souveraineté mission de discussion et de vote
nationale. Je préfère, pour ma part, voir l’acceptation progressive par toutes les nations en cause de cette des lois et du budget européens.
souveraineté plus large qui seule pourra protéger leurs diverses coutumes distinctives, leurs caractéris-
tiques et leurs traditions nationales, qui, toutes, disparaîtraient sous un système totalitaire, fut-il nazi, LA COMMISSION
fasciste ou communiste. [...] EUROPÉENNE

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L’Europe a besoin de tous les apports que peuvent lui donner les Français, les Allemands, et chacun de C’est le gouvernement de l’UE,
nous. Je souhaite donc la bienvenue ici à la délégation allemande, que nous avons conviée parmi nous. Pour dont le siège est à Bruxelles. Elle
nous, le problème allemand est de restaurer la vie économique de l’Allemagne et de ranimer l’ancienne est composée de 28 commissaires
renommée de la race allemande, sans pour autant exposer ses voisins et nous-mêmes à la réaffirmation (un par État membre), qui sont
de sa puissance militaire. L’Europe unie constitue la seule solution qui réponde à ce double problème ; l’équivalent d’un ministre, chacun
et c’est aussi une solution qui peut être adoptée sans retard. Il est nécessaire que le pouvoir exécutif des ayant en charge un domaine
seize pays associés pour les projets du plan Marshall prennent des dispositions précises qui ne peuvent précis (économie, justice, agri-
s’appliquer actuellement qu’à ce qu’il est convenu d’appeler l’Europe occidentale. » culture, etc.). Ils sont nommés
par les États membres et investis
(Source : CVCE – www.cvce.eu/viewer/-/content/58118da1-af22-48c0-bc88-93cda974f42c/fr.) par le Parlement. Ce sont eux qui
dirigent l’UE au quotidien. Depuis
peu, la Commission s’est dotée
Analyse du sujet d’un haut représentant pour la
Dans ce discours, Churchill, qui préside le congrès, II. La tentation fédérale politique étrangère, afin de tenter
fait la synthèse, comme sa fonction l’y oblige, des Parmi les partisans de l’unification européenne, de mieux faire entendre l’UE sur
différents avis exprimés. La principale difficulté dans certains sont favorables à une construction de type la scène internationale.
l’analyse du document consiste à distinguer dans les fédéral qui verrait les États nationaux abandonner
propos de Churchill ce qui relève de sa propre opinion leur souveraineté à une instance supranationale. LE PARLEMENT
de ce qui n’est que le compte rendu des différentes EUROPÉEN
positions des participants. Il faut bien mettre en évi- III. Les réticences des unionistes Cette assemblée, qui siège en alter-
dence sa stratégie de discours qui consiste à mettre en Face à ce projet d’inspiration fédéraliste, une partie nance à Bruxelles et à Strasbourg,
avant ce qui fait consensus et à minimiser les divisions. des délégués se montrent réticents. Pour les partisans est composée de 736 députés élus
d’une union qui se contente de faire coopérer les États pour cinq ans au suffrage univer-
Problématique sans remettre en cause leur souveraineté nationale, sel direct dans les États membres.
En quoi le discours de Churchill permet-il de repérer le fédéralisme est un renoncement à l’indépendance Ils ont pour mission de représen-
les principaux clivages qui divisent les militants et à la grandeur de leurs pays respectifs qu’ils ne ter les citoyens de l’UE. Ils votent
de l’unification européenne au lendemain de la sauraient accepter. le budget et des lois.
Seconde Guerre mondiale ?
LA COUR DE JUSTICE
Proposition de plan EUROPÉENNE
I. Un socle de valeurs communes Ce qu’il ne faut pas faire Elle siège à Luxembourg et a
Si les participants au congrès de La Haye ont de • Ne pas oublier d’expliciter le sens des termes pour mission de s’assurer du
nombreux désaccords sur la forme qu’ils souhaitent utilisés pour analyser le document : unionistes, respect du droit européen et, le
donner à une future Europe unie, tous partagent un fédéralistes… cas échéant, de condamner ceux
certain nombre de valeurs fondatrices. qui l’enfreignent.

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 81
LES ARTICLES DU

Jean Monnet visionnaire


de l’Europe concrète
Il y a quarante-neuf ans, l’acte de naissance de la Communauté économique
européenne.

L
e mot d’accompagnement, des politiques, de droite comme Le destin du paysan charentais il rédige sa profession de foi : « Il
bref, tenait du faire-part de gauche, à l’exception des bascule de nouveau en 1938. Le n’y aura pas de paix en Europe
de naissance, ou du bul- gaullistes et des communistes, chef du gouvernement, Édouard si les États se reconstituent sur
letin de victoire : « Ci-joint, et des syndicalistes des six Daladier, le charge d’acheter des une base de souveraineté natio-
votre enfant. » pays défricheurs de la cause avions de guerre aux États-Unis. nale, avec ce que cela entraîne
Ce 6 mai 1955, il y a quarante- européenne. En septembre 1939, le voilà pré- de politique de prestige et de
neuf ans, Jean Monnet rece- D’emblée, Monnet met la sident du comité de l’effort de protection économique. »
vait, à son domicile parisien, barre haut : « Il faut écarter guerre franco-britannique. À
le Mémorandum des pays du les faux-semblants. Une simple Londres, il négocie d’arrache- Pragmatisme
Benelux aux six pays de la CECA. coopération entre les gouver- pied le projet de fusion des deux Et Monnet d’ajouter : « Si les
Rédigé par Paul-Henri Spaak, nements ne saurait suffire. Il empires, français et britan- pays d’Europe se protègent
ministre belge des affaires est indispensable que les États nique, que Winston Churchill à nouveau les uns contre les
étrangères, ce texte préco- délèguent certains de leurs propose en vain à Paul Reynaud. autres, la constitution de vastes
nisait une nouvelle étape de pouvoirs à des institutions Fusion, intérêts communs, armées sera à nouveau néces-

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la construction européenne : fédérales européennes, man- dépassement des égoïsmes saire. » Le poids des budgets
après la Communauté euro- dataires de l’ensemble des pays nationaux guideront dès lors militaires bloquera les réformes
péenne du charbon et de l’acier participants. Il s’agit en même son action. sociales. La conclusion coule
(CECA), l’Euratom et l’échec de temps d’assurer une association L’échec de l’Union franco-bri- de source : « La France est liée
la Communauté européenne étroite de la Grande-Bretagne tannique le stimule. « Je venais à l’Europe. Elle ne peut s’en
de défense (CED), il s’agis- aux réalisations nouvelles. » de comprendre, écrit-il dans ses évader. […] De la solution du
sait de mettre sur pied une Mémoires (1976, Fayard), que problème européen, dépend la
« Communauté économique ». la recherche de l’unité, fût-elle vie de la France. » Le chemin
Pierre après pierre, Jean Supranationalité circonscrite aux problèmes de la prospérité, c’est le grand
Monnet, ce laboureur de l’Eu- Dès l’âge de 17 ans, à l’aube matériels, ceux de la produc- large.
rope aux racines charentaises de ce XXe siècle de guerres et tion, de l’armement, des trans- Visionnaire de l’Europe, Jean
et aux rêves planétaires, se de fureurs, Jean Monnet, fils ports, mettait en jeu, au-delà Monnet est l’adepte d’une
lançait dans l’« aventure ful- de négociant en cognac, né à de la décision administrative, démarche pragmatique.
gurante » de la construction Cognac en 1888, non-bachelier, toute l’autorité politique des L’Europe se construit par
européenne. Le mémorandum tombe dans la marmite de la pays engagés dans une lutte petites touches et grands pans,
de Spaak, adopté par la confé- supranationalité. Pour trouver commune. Quand les peuples par projets concrets, l’acier
rence des six États pionniers à des clients afin de renflouer l’en- sont menacés par un même puis le charbon, le nucléaire, la
Messine, les 1er et 2 juin 1955, treprise familiale, il parcourt le danger, on ne traite pas séparé- défense, l’union économique
c’était le coup d’envoi au Marché monde, de Bruxelles à Londres, ment les différents intérêts qui puis, un jour, l’union politique.
commun de 1957. Monnet venait des États-Unis au Canada. En concourent à leur destin. » La « fédération de l’Ouest »
d’abandonner la présidence de 1916, réformé, on le retrouve Du second conflit mondial, qu’il dessine en 1948 part d’une
la Haute Autorité de la CECA dans les premiers organismes où, loin d’être inerte, il est un union franco-allemande, se pro-
pour se dédier à la cause de sa communs franco-anglais, les artisan du rapprochement longe par un amarrage de la
vie : les États-Unis d’Europe. Allied Executive Councils, pour entre les généraux Giraud et Grande-Bretagne et s’affirme
Pour ramener Messine à sa juste le blé puis le fret maritime. de Gaulle, il forge la conviction en partenaire indépendant des
proportion – un acte fondateur, Il apprend à « penser inte- européenne, qui ne le quittera États-Unis : « Il n’est pas pos-
mais une étape –, l’ancien com- rallié ». Brièvement secrétaire plus : l’avenir est à une « entité sible, à mon avis, que l’Europe
missaire général au Plan, alors général adjoint de la Société européenne », une fédération demeure “dépendante” très
âgé de 67 ans, fonde le Comité des Nations, il démissionne en d’États fondée sur une unité longtemps, et presque exclusi-
d’action pour les États-Unis 1922 et retourne aux affaires économique commune. À l’été vement, pour sa production, des
d’Europe, auquel participeront familiales. 1944, dans sa maison de Cognac, crédits américains, et pour sa

82 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

sécurité, de la force américaine, qui disparaîtra avec nous […], ce le sommet de Paris d’octobre jamais douté, ajoutait-il, que ce
sans que les conséquences mau- sont des institutions », il pour- 1972, lançant un processus processus nous mène un jour à
vaises se développent ici et en suit sa course. d’Union économique et moné- des États-Unis d’Europe, mais je
Europe. » En 1960, il plaide pour « une taire, ou, en 1975, l’instauration ne cherche pas à en imaginer
Monnet n’a jamais été ministre confédération européenne » du Conseil européen. Mais avec, aujourd’hui le cadre politique,
– sauf « en mission » en 1944 – dotée d’un « conseil suprême au coin du cœur, un sentiment si imprécis sont les mots à
ni n’a appartenu à un parti des chefs de gouvernement ». de déception, face à des gouver- propos desquels on se dispute :
politique. Mais le visiteur, le En 1973, il propose aux diri- nements incapables de donner confédération ou fédération.
familier ou l’ami de Roosevelt, geants de la Communauté euro- à leurs peuples l’envie d’Europe. […] Cette Communauté est
Churchill, John Kennedy – qui péenne de « se constituer en À la fin de 1975, il semble fondée elle-même sur des ins-
disait de lui que, « par son gouvernement européen pro- désabusé : « Les institutions titutions qu’il faut renforcer,
impulsion », l’Europe « s’est visoire ». Entre-temps, l’Europe européennes avaient en charge tout en sachant que la véritable
davantage rapprochée de son se peuple d’institutions : une d’immenses secteurs d’activité autorité politique dont se dote-
unité qu’elle ne l’avait fait Commission, un Parlement, sur lesquels elles exerçaient ront un jour les démocraties
auparavant en mille ans » –, une Cour de justice. La méthode la part de souveraineté qui européennes reste à concevoir
Konrad Adenauer, Edward « fédératrice » triomphe. leur était déléguée. Mais elles et à réaliser. »
Heath, René Pleven et Robert Sans relâche, et dès l’origine, avaient besoin pour fonctionner Un quart de siècle après sa
Schuman eut plus d’influence Jean Monnet se bat pour que efficacement que les gouverne- mort, l’Europe n’est ni une
que bien des chefs d’État et de la Grande-Bretagne rejoigne ments eussent la même volonté confédération ni une fédéra-
gouvernement. De tous les actes la maison commune, ne par- européenne et qu’ensemble, tion. Le promoteur d’une
fondateurs de l’Europe, il a été donnant pas à de Gaulle son agissant comme une autorité « fédération de l’Ouest » n’au-
l’inspirateur. Il en est de même opposition. Ce faisant, il donne commune, ils fussent prêts à rait pu que se réjouir de ses
de la proposition française du à l’Europe une vision planétaire. transférer les suppléments de successifs élargissements,
9 mai 1950 sur la CECA, « véri- « L’unité économique et poli- souveraineté qu’appelait une comme de l’idée d’une
table document d’origine de tique de l’Europe comprenant union européenne véritable », Constitution européenne. Mais

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la Communauté » à ses yeux. l’Angleterre et l’établissement de écrit-il. il aurait sûrement déploré
« L’Europe, souligne-t-il alors, relations de partenaires d’égal à l’absence de l’Europe sur la
ne se fera pas d’un coup ni dans égal entre l’Europe et les États- Une étape scène internationale. Le rêve de
une construction d’ensemble ; Unis, écrit-il le 26 juin 1962 au Difficile de dire ce que le Jean Monnet sur « l’ordre nou-
elle se fera par des réalisations nom de son comité d’action « citoyen d’honneur de l’Eu- veau du monde » ne s’arrêtait
concrètes, créant d’abord une [qu’il ne prend pourtant pas la rope », mort le 16 mars 1979, sans doute pas aux frontières
solidarité de fait. » peine de réunir], permettront plus de dix ans avant la chute de l’Europe. Son intuition
Quand le traité sur la CECA est seuls de consolider l’Occident du mur de Berlin, penserait de n’était-elle pas que « la
signé solennellement, le 18 avril et de créer ainsi les condi- l’Europe de 2004. « Personne Communauté elle-même n’est
1951 à Paris, Monnet savoure cet tions d’une paix entre l’Est et ne peut dire aujourd’hui la qu’une étape vers les formes
instant de pur bonheur euro- l’Ouest. » L’époque est à l’affron- forme qu’aura l’Europe où nous d’organisation du monde de
péen : « Un de nos collaborateurs tement « froid » entre « monde vivrons demain, car le chan- demain » ?
nous avait réservé une surprise, libre » et « bloc soviétique ». gement qui naîtra du change-
raconte-t-il dans ses Mémoires, Mais quand, en avril 1972, la ment est imprévisible », écrit-il Michel Noblecourt
en présentant un exemplaire du France ratifie, par référendum dans ses Mémoires. « Je n’ai (29 avril 2004)
traité qu’il avait fait composer mais avec une forte abstention
par l’Imprimerie nationale, sur (39,75 %), l’élargissement à la
POURQUOI CET ARTICLE ?
du papier de Hollande, avec de Grande-Bretagne, à l’Irlande et
l’encre allemande. La reliure au Danemark, l’Européen anglo- La vie de Jean Monnet est indisso- européenne lors de la conférence de
était offerte par la Belgique et phile ne cache pas sa déception : ciable de la naissance d’une Europe Messine. Outre l’action institution-
le Luxembourg, les signets de « Il était clair que, pour que politique. L’article permet de voir nelle, l’idée d’une Europe suprana-
soie par l’Italie. » le sentiment se concrétisât en comment l’itinéraire de ce « père tionale est donc née du réseau que
adhésion politique, il faudrait fondateur » de l’Europe l’a préparé Jean Monnet a su mobiliser autour
Maison commune que le spectacle ne soit plus à la définition de l’idée de supra- de cette idée. Il s’agissait de relan-
Mais il n’y a pas de pause pour le seulement celui de la discus- nationalité. Dans ce creuset appa- cer la construction européenne
raissent la vie personnelle, mais à chacune de ses étapes, comme
laboureur de l’Europe, qui a fait sion mais celui de la décision.
aussi les engagements politiques par exemple au lendemain de la
sien le principe d’Ibn Saoud : À Bruxelles, on discutait beau-
de l’avant-guerre et l’action pen- conférence de Messine. Un rythme
« Pour moi, tout n’est qu’un coup et l’on décidait peu. » dant celle-ci. Souvent employé à des qui est toujours celui de l’Union
moyen, même l’obstacle. » Jusqu’à son retrait du combat missions nécessitant des talents de européenne dans ses dynamiques
Convaincu que « ce que nous européen actif, en 1976, Monnet conciliateur, il les utilise à nouveau d’approfondissement et d’élargis-
pourrons laisser, ce ne sera pas salua chaque étape de la lors de la nécessaire relance de l’idée sement.
notre expérience personnelle, construction de l’Union, comme

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 83
LES ARTICLES DU

Le vote français plonge l’Europe


dans une période d’incertitudes
Bruxelles appelle à poursuivre les ratifications de la Constitution.

À
Bruxelles et dans la plu- tion ». « L’Europe, concluent-ils, a déjà M. Juncker va recevoir à Luxembourg Elle a plutôt intérêt à temporiser en
part des autres capitales euro- connu des moments difficiles et elle ses pairs, à commencer, lundi 30 mai, attendant de savoir si elle pourra ou
péennes, les appels à pour- a su à chaque fois en sortir renforcée, par les premiers ministres belge et non échapper à son propre référen-
suivre le processus de ratification meilleure qu’avant, prête à faire face tchèque. Il rencontrera le président dum sur la Constitution.
de la Constitution se sont multipliés aux défis et aux responsabilités qui français le 9 juin. Celui-ci aura Quant à la France, très affaiblie par le
au soir du non français, dimanche sont les siens. Aujourd’hui, l’Europe également le 10 une rencontre avec non, elle court le risque d’une confu-
29 mai. Tony Blair, le premier ministre continue et les institutions fonc- le chancelier Schröder, en France, sion qui la rendrait imprévisible
britannique, dont on estime qu’il se tionnent pleinement. Nous sommes en présence des deux ministres des jusqu’aux échéances électorales de
passerait bien d’avoir à organiser le conscients des difficultés mais nous affaires étrangères, puis avec Tony 2007. Jacques Chirac, qui n’est plus
référendum qu’il a lui même promis, avons confiance que de nouveau Blair, lequel effectue une tournée en position de prendre des initia-
a toutefois réservé sa réaction pour nous trouverons les moyens de faire européenne pour préparer son tives, a annoncé dimanche soir,
lundi. Son ministre des affaires étran- progresser l’Union européenne. » sommet du G8, en juillet. dans son intervention télévisée, qu’il
gères, Jack Straw, a estimé que le vote Les chefs des principaux groupes au Il était initialement prévu que le défendrait bec et ongles les intérêts
français « pose de sérieuses questions Parlement européen ont réagi eux Conseil européen soit consacré exclu- français, c’est-à-dire avant toute la
pour tout le monde ». aussi dans ce sens. sivement à la négociation du budget politique agricole commune.
Le traité doit être ratifié par tous Du côté des États, le chancelier de l’Europe élargie pour la période Autant dire que les chances de parve-
pour entrer en vigueur. Mais il allemand Gerhard Schröder, qui 2007/2013. Mais aucun des trois nir à un accord sur le financement de

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prévoit, dans une déclaration annexe, s’est entretenu par téléphone avec grands États n’est en mesure d’ac- l’Union avant la fin de 2006 sont
qu’au bout du processus, si quatre le président Chirac, s’est refusé à cepter des compromis. L’Allemagne singulièrement réduites. Un an après
cinquièmes des États ont ratifié et dramatiser. C’est « un revers pour va avoir des élections anticipées à un élargissement à Vingt-Cinq qui a
que les autres ne l’ont pas fait, les le processus de ratification de la la rentrée de septembre, et le chan- rendu son fonctionnement plus diffi-
chefs d’État et de gouvernement des Constitution mais pas sa fin », a-t-il celier Schröder, dont les chances de cile, l’Union européenne entre dans
Vingt-Cinq se réuniront pour décider fait savoir par son service de presse, conserver sa majorité sont faibles, une période d’incertitudes dont on
quoi faire. Neuf pays, dont l’Alle- en soulignant que « ce n’est pas non ne prendra aucun engagement qui ne voit pas l’issue dans l’immédiat,
magne, l’Italie et l’Espagne, ont déjà plus la fin du partenariat franco- impliquerait un effort financier avec de surcroît une Commission qui
approuvé le traité, les autres doivent allemand dans et pour l’Europe ». supplémentaire pour son pays. La n’a pas fait la preuve de son efficacité
le faire d’ici à 2006. Les Pays-Bas De nombreux dirigeants se sont Grande-Bretagne, qui exercera au dans les premiers mois de son
votent à leur tour mercredi 1er juin, exprimés pour que les ratifications se 1er juillet la présidence de l’Union, mandat.
et là aussi le non est largement en poursuivent. C’est le cas du premier doit faire face à de fortes pressions
tête des pronostics. Les formations ministre suédois, Göran Persson, pour renoncer au rabais qui lui a été Henri de Bresson (avec le bureau
populistes et d’extrême gauche qui comme du vice-président du conseil consenti en 1984 sur sa contribution. de Bruxelles) (31 mai 2005)
appellent à voter non se sont félici- italien, Gianfranco Fini. Le chef du
tées du vote des Français. gouvernement espagnol, José Luis
POURQUOI CET ARTICLE ?
Dans une déclaration commune, les Zapatero, considère que « le traité a
présidents des trois grandes insti- déjà été approuvé par neuf pays, […] Cet article montre comment le projet d’une Europe politique a été
tutions européennes – le premier et doit donc être soumis au vote des confronté en 2005 au « non » des Français à la Constitution européenne
ministre du Luxembourg, Jean- autres États de l’Union », a déclaré son lors du referendum du 29 mai. Le chef de l’État, Jacques Chirac, avait remis
Claude Juncker, dont le pays exerce porte-parole. Le gouvernement irlan- aux électeurs l’acceptation du projet de Constitution, préférant cette voie
la présidence tournante du Conseil, dais a indiqué que le vote français ne à celle d’une ratification par le Parlement. Le défi consistait à associer plus
le président de la Commission, José remettait pas en cause le référendum étroitement les citoyens à une étape décisive de la construction d’une
Manuel Barroso, et le président du irlandais. Europe politique. Cet échec remet profondément en cause plusieurs aspects
Parlement européen, Josep Borrell  – Jean-Claude Juncker, le président en importants de la dimension politique de l’Europe, et c’est un des intérêts
ont indiqué qu’elles partaient du exercice de l’Union, qui a eu égale- de cet article que de les présenter tels qu’ils se posaient juste au moment
principe que le processus irait ment un entretien téléphonique où le refus des Français remet en cause des points importants. Il s’agit tout
jusqu’au bout. « Le résultat du réfé- dimanche soir avec Jacques Chirac, a d’abord de réussir à conserver un cap dans la gouvernance de l’Union,
rendum français mérite une analyse indiqué que la suite à donner aux réfé- notamment dans ses aspects financiers. Par ailleurs, on constate la diversité
approfondie, en premier lieu de la rendums français et néerlandais serait du point de vue des différents pays sur la portée à donner au « non » français,
part des autorités françaises. […] Les examinée lors du prochain Conseil ainsi que, dans certains cas, du divorce entre les gouvernements favorables
institutions européennes devront des chefs d’État et de gouvernement au projet et certains de leurs citoyens. Cette situation préfigure la façon
également, pour leur part, réfléchir, européen, les 16 et 17 juin à Bruxelles. dont la construction de l’Europe s’est poursuivie, par une suite d’accords
le moment venu, sur les résultats de Celui-ci va donner lieu à d’intenses et de traités qui tentent d’opérer les compromis les plus étroits possibles.
l’ensemble des processus de ratifica- consultations préparatoires.

84 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

Et pourtant, elle bouge !


E pur si muove ! Avec notre modestie habituelle, nous reprendrons l’aparté – sans doute
apocryphe – de Galilée, après avoir abjuré que la Terre se mouvait autour du Soleil,
pour l’adapter à l’Europe : et pourtant elle bouge !

N ous le susurrons, pour ne


pas subir les foudres des
fédéralistes, comme notre
ami Jean Quatremer, qui dénonce
avec Libération une « Europe
était prête à succomber face aux
attaques des marchés. Depuis, les
Européens ont progressivement
corrigé les failles de construction
du traité de Maastricht, et les cam-
son cheminement difficile et se
confronter à une année 2013 pleine
de chausse-trappes. Si les marchés
financiers vont chercher querelle
aux États-Unis et au dollar, les
nord, à commencer par l’Allemand,
tandis que les concitoyens latins se
retrouvent dans la situation humi-
liante de quémandeur. La situation
est démocratiquement intenable.
congelée », ou l’eurodéputée Sylvie bistes ne parient plus sur l’éclate- Européens vont bénéficier d’un L’Europe politique se trouve sous
Goulard, qui combat sans relâche ment de l’union monétaire. répit dangereux. Il faut avancer la coupe de l’Allemagne, comme
les chefs d’État et de gouvernement Oublions un instant les querelles sur les réformes, sur la supervision naguère les devises européennes
comme Don Quichotte les mou- politiciennes françaises : le pro- bancaire. Bref, se muscler écono- sous celle de la Bundesbank.
lins. Elle les compare au professeur cessus s’est engagé à la fin du quin- miquement, ne pas s’accorder le Osons la démocratie, exhortent
Calys, dans L’Étoile mystérieuse de quennat de Nicolas Sarkozy et s’est moindre répit. La récession euro- les fédéralistes. Ils nous proposent
Tintin, qui fait diversion, alors que accéléré sous François Hollande. péenne n’est pas assez grave pour quelques recettes faciles : un pré-
la Terre échappe de peu à la destruc- Cet été, pressée par le président que la Commission européenne sident de la Commission politisé
tion : « Aimez-vous les caramels de la Banque centrale européenne prononce une levée générale de la responsable devant un Parlement
mous ? », propose Calys à Tintin. (BCE), Mario Draghi, et le chef de discipline budgétaire. Mais François européen renforcé, libre de lever
Le crime des dirigeants européens ? l’État français, la chancelière Angela Hollande compte sur sa mansué- l’impôt. Mais souhaite-t-on vraiment
Ne pas avoir proposé de grand soir Merkel a décidé que la Grèce res- tude, espère qu’elle examinera non que le président de la Commission
fédéral lors du dernier sommet à terait dans l’union monétaire. La pas le retour des déficits publics croise le fer avec la chancelière alle-

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Bruxelles, mais de simples sucreries. perspective d’un Lehman Brothers français sous la barre des 3 % du PIB mande ou le président français sur
Sans doute aurait-il fallu demander de l’euro s’est enfin éloignée, et tout – l’engagement ne sera pas tenu –, des bases gauche-droite ? Le nouvel
aux Allemands de garantir les dettes s’est enchaîné, un peu comme par mais l’évolution des dépenses fran- homme fort doit-il être la tête de liste
de tous les Européens en annonçant miracle : la BCE a confirmé qu’elle çaises pour épargner la France de des principaux partis aux élections
dès à présent la création d’euro-obli- soutiendrait de manière illimitée ses foudres. européennes ?
gations, violant toutes les promesses la monnaie unique ; la Cour consti- Il convient aussi de mener quelques Les Européens auront à choisir entre
faites à Maastricht. Il eût été néces- tutionnelle allemande a validé le clarifications dans notre système le social-démocrate allemand
saire de se lancer sans tarder dans un Mécanisme européen de stabilité institutionnel. « Qui décide en der- Martin Schulz, le conservateur fran-
grand débat institutionnel, sept ans invité à voler au secours des États nier ressort ? », s’interroge l’eurodé- çais Joseph Daul, le libéral belge Guy
après le non retentissant des Français en faillite ; les électeurs néerlan- puté UMP Alain Lamassoure, qui a Verhofstadt. Oui, à condition que ce
à la Constitution rédigée par Valéry dais n’ont pas cédé aux sirènes examiné les pouvoirs dans l’Union soit le Vert Daniel Cohn-Bendit ! Le
Giscard d’Estaing. Avec un résultat europhobes ; la France a adopté européenne. L’Europe a un banquier, souvenir du règne de Jacques Delors
garanti, ruiner définitivement le le pacte de stabilité budgétaire ; la BCE, et un patron, le Conseil euro- a brouillé les esprits : le président de
projet européen, invendable aux l’union bancaire a été décidée. péen. Mais le Parlement et le juge la Commission avait une force poli-
populations, alors que le chômage Soucieuse de déminer le terrain à de l’Union européenne, ce sont le tique majeure, parce que ses propo-
va continuer de s’envoler sous les l’approche des élections générales Bundestag et la Cour constitution- sitions techniques faisaient mouche.
coups de la récession. allemandes de septembre 2013, nelle de Karlsruhe, qui valident in La légitimité politique ne se décrète
L’Europe était un projet des élites Angela Merkel a même annoncé fine les décisions des Vingt-Sept. Et pas.
éclairées. Face à la méfiance crois- l’effacement probable d’une partie faute d’impôt européen, le finan-
sante des peuples, elle a ensuite de la dette publique grecque en cier – citoyen de l’Europe – donne Arnaud Leparmentier
avancé par la ruse, selon l’expression 2014. Enfin, les vieux serpents de l’impression d’être l’Européen du (20 décembre 2012)
de Pierre Sellal, secrétaire général mer sont arrivés à bon port : la taxe
du Quai d’Orsay. Aujourd’hui, elle sur les transactions financières va POURQUOI CET ARTICLE ?
s’impose dans l’urgence. Contre les être mise en œuvre, qui pourra
peuples. peut-être permettre de financer Depuis 2005 et le rejet par les qui sont d’abord historiques :
Car le chemin accompli au cours les réformes dans certains pays. électeurs français et néerlandais l’unité de l’Europe s’est construite
des derniers trimestres est consi- Après trois décennies de tergiver- du traité constitutionnel euro- précisément dans des moments
dérable. Il y a un peu plus d’un an, sations, le brevet européen a enfin péen, l’Europe est entrée dans une comme celui que nous vivons.
au G20 de Cannes de novembre été adopté. Et il ne se passe rien en période de blocage institution- Des moments où, placés au pied
2011, l’euro était donné pour mort : Europe ? nel que la crise économique n’a du mur par les circonstances,
la Grèce de Georges Papandréou La fin du monde prédite par le fait qu’aggraver. Dans cet article les dirigeants européens ont été
entraînait le Vieux Continent dans professeur Calys et le calendrier apparaissent cependant des rai- contraints de trouver un consen-
le suicide collectif avec son projet maya n’interviendra malheu- sons d’espérer en un sursaut de sus pour surmonter les blocages
de référendum sur l’euro, tandis reusement pas ce 21 décembre : l’Union européenne. Des raisons et aller de l’avant.
que l’Italie de Silvio Berlusconi l’Europe va donc devoir poursuivre

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 85
L’ESSENTIEL DU COURS

DATES CLÉS
22 JUILLET 1944
Signature des accords de Bretton
La gouvernance
Woods et création du FMI et de
la BIRD.

JUIN 1947
économique mondiale
Lancement du Plan Marshall
destiné à soutenir la reconstruc-
tion de l’Europe.
depuis 1944
P
30 OCTOBRE 1947
Signature des accords du GATT. endant la Seconde Guerre mondiale, des économistes réalisent
1948
le rôle de la crise économique de 1929 dans l’arrivée au pouvoir
Création de l’OECE (Organisation des régimes totalitaires dans les années 1930, et notamment du
européenne de coopération nazisme. Garantir l’ordre économique se révéla donc une des condi-
économique) destinée à gérer les
fonds du plan Marshall. tions nécessaire pour garantir la paix. C’est pourquoi dès 1944 des
cadres nouveaux furent posés, destinés à établir une gouvernance
1961
L’ O E C E d e v i e n t l ’ O C D E
économique mondiale. Néanmoins, ces cadres furent remis en cause
(Organisation de coopération et par les événements politiques, et les rythmes économiques, par de
de développement économique).
nombreuses résistances. La gouvernance économique mondiale
1964 a donc dû s’ajuster à ces mutations et au reclassement des puis-
sances. Comment s’organise la gouvernance économique mondiale

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Réunion de la première Cnuced
organisée par l’ONU et fondation
du « G77 ». depuis 1944 ? Quels en ont été les enjeux et les acteurs ?
1971 Le système de Bretton Woods à
Premier Forum économique l’épreuve de la guerre froide (1944-1971)
mondial à Davos. Avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale,
les bases d’une nouvelle gouvernance économique
15 AOÛT 1971 mondiale sont posées lors de la conférence de
« Choc Nixon », fin de la converti- Bretton Woods. Le 22 juillet 1944, elle se conclut
bilité du dollar. par des accords qui doivent garantir la stabilité
de l’économie mondiale et ainsi garantir la
1973 paix. L’ensemble est largement inspiré des idées
Premier choc pétrolier. de l’économiste John Maynard Keynes. Tout
en s’inscrivant dans le respect du libéralisme
1975 économique, l’État intervient dans le domaine de
Création du G7, devenu G8 après l’économie en soutenant l’investissement pendant
l’admission de la Russie en 1998. les périodes de crise. Le système de Bretton Woods
consacre l’hégémonie des États-Unis sur l’économie
1979 mondiale. Les accords stabilisent les monnaies
Second choc pétrolier. et institutionnalisent l’hégémonie du dollar sur
l’économie mondiale. La monnaie américaine
1995 est désormais la seule convertible en or (à 35 $
Création de l’OMC (Organisation de l’once), et toutes les autres monnaies ont une Harry Dexter White (à gauche) et John Maynard Keynes
mondiale du commerce), rempla- parité fixe avec le dollar. Des institutions sont en 1946. Ils furent les deux principaux protagonistes de la
çant les négociations des accords créées pour veiller au bon fonctionnement du conférence tenue à Bretton Woods.
du GATT. système. Le Fonds monétaire international (FMI)
sert à garantir la stabilité du système monétaire. pays du tiers-monde, qui remettent également en
2001 Une Banque internationale pour la reconstruction cause le système de Bretton Woods, dans lequel ils
Premier Forum social mondial à et le développement est créée. Les accords voient un aspect de la domination du « Sud » par
Porto Alegre (Brésil). commerciaux doivent désormais être négociés le « Nord ». L’ONU leur sert de tribune. Ils créent
dans des rounds, conformément aux accords du en 1964 la Conférence des Nations unies sur le
1999 GATT. Cette gouvernance est cependant contestée, commerce et le développement (Cnuced). Soixante-
Création du G20 notamment par le bloc de l’Est, qui possède ses dix-sept des pays y participant s’organisent sous le
propres institutions, comme le CAEM, et par certains nom de « G77 ». En 1967, dans la Déclaration d’Alger,

86 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
L’ESSENTIEL DU COURS

ils militent pour un nouvel ordre économique


mondial. De plus, dès les années 1950, le système de
l’Union européenne, l’euro, en circulation depuis 2002,
a également modifié les enjeux monétaires mondiaux.
MOTS CLÉS
la parité face au dollar ne peut être maintenu face La gouvernance économique mondiale s’est adaptée CHOCS PÉTROLIERS
aux dévaluations rendues nécessaires par l’inflation. à cette nouvelle donne. En 1995, le GATT est remplacé Brusque augmentation des prix
par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En du pétrole de la part des pays
La gouvernance économique mondiale 2001, la Chine y est admise. Des groupes informels producteurs.
face à la crise (de 1971 au milieu existent également : Forum économique mondial En 1973, le choc est causé par une
des années 1990) à Davos, réunions du G8 regroupant les principales décision des pays de l’Organisation
En 1971, le système de Bretton Woods vole en éclats. Le puissances économiques mondiales (États-Unis, des pays producteurs de pétrole
15 août de cette année-là, le président des États-Unis Japon, Allemagne, France, Grande-Bretagne, Russie, (Opep) et en 1979 par les consé-
Richard Nixon décide de suspendre la convertibilité en Italie, Canada). Depuis 1999 il existe également un quences de la révolution islamique
or du dollar. L’importance des déficits américains liés G20 (mais la première réunion ne date que de 2008), en Iran.
au financement de la guerre du Vietnam et l’utilisation qui regroupe les pays du Nord et du Sud les plus
du dollar comme monnaie de réserve avaient, en effet, influents économiquement et représentant 85 % FORUM ÉCONOMIQUE
rendu intenable le système de la parité. Cette action du PIB mondial. Les associations internationales MONDIAL
unilatérale montrait que la gouvernance économique régionales assurent un relais à cette gouvernance Organisé à Davos tous les ans
mondiale était très liée aux États-Unis. Face aux plaintes économique mondiale. On peut citer l’Union depuis 1971, il réunit tous les
de leurs partenaires économiques, le secrétaire d’État européenne, ou encore l’Alena, qui, avec les États- acteurs de la mondialisation libé-
au trésor John Connaly aurait répondu : « Le dollar est Unis, le Canada et le Mexique, associent deux pays du rale : hommes politiques, chefs
notre devise, mais c’est votre problème. » Par ailleurs, Nord et un pays du Sud. La gouvernance économique d’entreprises, économistes.
les chocs pétroliers de 1973 et 1979, liés aux conflits du mondiale apparaît comme un puissant vecteur de
Moyen-Orient, déstabilisent l’économie. Après avoir la mondialisation libérale. Elle est donc remise en FORUM SOCIAL MONDIAL
cru percevoir dans cette situation les signes de « la question par le mouvement altermondialiste. Un Organisé systématiquement
crise finale du capitalisme », les autorités soviétiques Forum social mondial est ainsi organisé en parallèle depuis 2001 dans une ville du Sud,
voient leur système économique s’effondrer face à son du Forum économique de Davos depuis 2001. La il réunit l’ensemble des associa-
incapacité d’adaptation. Le rôle des États est ainsi entré prise en compte de la question du développement tions s’opposant à la mondialisa-
dans une crise profonde. Certains États sont frappés durable et des enjeux environnementaux est aussi tion libérale.

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par un endettement incontrôlable, comme le Mexique un défi majeur pour les acteurs de la gouvernance
en 1982. Le FMI répond par une politique de rigueur économique mondiale. Les aspects économiques de KEYNÉSIANISME
leur imposant un strict contrôle en contrepartie du la question environnementale ont donc été pris en Doctrine adoptant les idées de
financement de leur économie. Les États tendent à compte dans le protocole de Kyoto en 1997. John Maynard Keynes (1883-1946),
se désengager de la gouvernance économique, sous selon lequel l’État doit « réamorcer
l’influence des doctrines économiques néolibérales. Le poids économique des États-Unis, et plus lar- la pompe » en injectant des fonds
De 1979 à 1990, Margaret Thatcher mène une politique gement des pays industrialisés, est relativisé par dans l’économie en cas de crise et
de ce type en Grande-Bretagne. l’émergence de certaines économies du Sud. Ces en menant une politique sociale
pays émergents – on parle souvent des Brics, soit pour soutenir la consommation,
le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du fût-ce au prix d’un déficit public.
Sud – contribuent à donner l’image d’un espace
économique mondial multipolaire. Le poids des LIBÉRALISME
acteurs institutionnels a, par ailleurs, diminué
ÉCONOMIQUE
face à celui des banques et des agences de nota-
Doctrine fondée sur la liberté
tion, comme le montre la gestion de la crise depuis
de circulation des biens et des
2008, mais aussi des firmes transnationales et des
grandes marques. Les ONG sont également de plus capitaux, la propriété privée et la
en plus actives et prennent position en matière de fixation des prix suivant les lois de
gouvernance économique. l’offre et de la demande.

NÉOLIBÉRALISME
Doctrine économique qui, depuis
Wall Street, l’un des symboles de la puissance
QUATRE ARTICLES DU MONDE À CONSULTER les années 1960, prône un retour
économique américaine
aux principes du libéralisme contre
La gouvernance économique • Dans les archives du Monde | Nixon les excès supposés de la doctrine
mondiale face aux défis d’un monde suspend la convertibilité du dollar en or p. 89 keynésienne. L’économiste
(9 octobre 2012)
multipolaire (du milieu des années Friedrich Hayek (1899-1992) en est
1990 à nos jours) • L’autre monde de Porto Alegre p. 89-90 un des théoriciens.
Depuis la fin de la guerre froide et la décomposition (Serge Marti, 27 janvier 2002)
du bloc économique soviétique (dont certains pays PARITÉ MONÉTAIRE
ont intégré, en 2004 et 2007, l’Union européenne), • Le G7 s’élargit au G20 pour une meilleure Idée selon laquelle la stabilité de
le contexte économique a profondément changé. concertation économique p. 91 l’économie mondiale doit être
(Babette Stern, 17 décembre 1999)
Le système économique libéral n’a plus face à lui de fondée sur un système de parité fixe
contre-modèle, d’autant plus que la Chine, depuis • Retour à Bretton Woods p. 91-92 entre les monnaies et garantie par
1978, s’est elle-même engagée l’économie libérale. Par (Paul Jorion, 3  novembre 2010) la convertibilité en or d’au moins
ailleurs, l’affirmation de la monnaie unique au sein de une monnaie de référence.

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 87
UN SUJET PAS À PAS

NOTIONS CLÉS
CRISE ÉCONOMIQUE
Composition :
Dégradation de la conjoncture Enjeux et acteurs de la gouvernance économique
économique. Elle se double généra-
lement d’une crise sociale liée à la mondiale depuis 1944
rétractation du marché de l’emploi.
Les crises peuvent être sectorielles Analyse du sujet III. L’émergence d’une nouvelle gouvernance éco-
(crise financière, crise de l’indus- Ce sujet invite à montrer qui a tenté de mettre nomique mondiale
trie, etc.), générales, liées à une en place une gouvernance économique mondiale 1. La fin des États ? Le néolibéralisme et les nou-
région du monde (crise asiatique depuis 1944, et dans quel but. Il implique donc que veaux acteurs financiers (banques, entreprises, fonds
de 1997) ou bien mondiales (crise l’on s’interroge sur la portée d’une telle démarche d’investissements)
de 2008). La crise économique des et de l’intérêt poursuivi par ceux qui la mettent 2. Le poids des économies émergentes dans les ins-
années 1970 et 1980 (les « vingt en place : organisations internationales, États, titutions économiques mondiales (Brics, G8, G20)
piteuses ») a été marquée par entreprises… 3. La crise actuelle : opportunités ou risques pour les
une association de la stagnation acteurs ? (crises bancaires, crises des fonds d’inves-
de l’économie et de l’inflation (la Problématique tissement, renouveau du rôle des gouvernements,
« stagflation »). Suivant quelles logiques et de quelle manière les nouveaux horizons pour les économies émergentes)
différents acteurs de l’économie mondiale ont-ils
GOUVERNANCE tenté de mettre en place une gouvernance écono- Les repères essentiels
ÉCONOMIQUE mique mondiale depuis 1944 ? Depuis cette époque, • La conférence de Bretton Woods, le « choc Nixon »,
La gouvernance est un terme comment les enjeux de cette gouvernance se sont-ils les doctrines keynésiennes et néolibérales.
désignant les pratiques de gouver- adaptés aux nouvelles donnes économiques et • Les grands acteurs de la gouvernance économique.
nement et la façon dont elles s’ef- politiques ? • Les États, avec les pays industriels à économie de
forcent généralement de répondre marché, et en premier lieu les États-Unis, les pays du
à des règles compatibles avec des Proposition de plan Sud, les pays émergents.
principes éthiques. En matière I. Le système de Bretton Woods et les outils d’une • Les organisations internationales : FMI, BIRD, OMC,

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d’économie, la notion de gouver- gouvernance mondiale G8, G20, Forum économique mondial.
nance pose un certain nombre 1. Une nouvelle pensée économique (Keynes, White) • Les acteurs privés : grandes firmes transnationales
de questions, comme celle de la 2. Les accords de Bretton Woods et le nouvel ordre et fonds d’investissement financier.
concertation entre les différents économique mondial (conversion dollar/or, parité
acteurs, dont les objectifs peuvent monnaies nationales/dollar)
être antagonistes. 3. De nouveaux acteurs sur la scène économique Ce qu’il ne faut pas faire
(institutions : FMI, BIRD)
LIBRE-ÉCHANGE • Scinder enjeux et acteurs en consacrant
Principe économique qui consi- II. La remise en cause du système de Bretton Woods une partie aux uns et l’autre aux seconds.
dère que rien ne doit entraver la et les crises des années 1970 • Faire un devoir dans lequel n’apparaissent
circulation des biens pour une 1. La marche difficile des pays du Sud contre l’hégé- pas les évolutions chronologiques.
totale application des lois de la monie du Nord (Cnuced, déclaration d’Alger, G77) • Oublier que les transformations
concurrence. En effet, les États 2. Les crises des années 1970 et l’ébranlement du de la gouvernance économique sont également
peuvent être tentés de favoriser système (chocs pétroliers, inflation, fin de la parité liées aux évolutions de la gouvernance politique.
leurs produits nationaux en prati- du dollar)
quant le protectionnisme, c’est-
à-dire en taxant par des droits de
douanes les produits étrangers.
DOCUMENT CLÉ
TIERS-MONDE
Extrait de l’article 1er des statuts du Fond monétaire international
Expression forgée en 1952 par
l’économiste français Alfred Article I : Buts en ce qui concerne les problèmes développement des ressources
Sauvy et désignant les pays du Les buts du Fonds monétaire monétaires internationaux. productives de tous les États
Sud qui pourraient revendiquer international sont les suivants : 2. Faciliter l’expansion et membres, objectifs premiers de
un nouvel ordre mondial face 1. Promouvoir la coopération l’accroissement harmonieux la politique économique.
aux deux blocs. Il est surtout monétaire internationale au du commerce international et […]
devenu un terme désignant les moyen d’une institution perma- contribuer ainsi à l’instauration Dans toutes ses politiques et déci-
pays confrontés à des problèmes nente fournissant un mécanisme et au maintien de niveaux élevés sions, le Fonds s’inspire des buts
de développement. Ce terme est de consultation et de collaboration d’emploi et de revenu réel et au énoncés dans le présent article.
aujourd’hui peu employé, compte
tenu de la diversité des « Suds ». Le Le FMI a été créé en juillet 1944, dans le cadre de la conférence de Bretton Woods, fixant la parité des
monnaies sur le dollar, pour garantir la stabilité des taux de change des monnaies. Depuis la fin du système
tiers-mondisme trouva plusieurs
de Bretton Woods, le FMI n’a plus le rôle de régulateur des monnaies. Il intervient désormais auprès des
voies d’expression dans les années
pays ayant des difficultés financières et dans la régulation du commerce. Son libéralisme et son dirigisme
1960 et 1970 comme la Cnuced ou
font l’objet de nombreuses critiques, en particulier dans les pays en développement.
le « groupe des 77 »

88 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

Nixon suspend la convertibilité


du dollar en or
Alors que la balance commerciale américaine est déficitaire pour la première fois de-
puis 1893, le président américain annonce, le 15 août 1971, la suspension de la conver-
tibilité en or du dollar, victime de la spéculation.
des réserves officielles, le cours Exchange Standard était inter- l’embargo sur l’or, décrété le
L’aveu
de l’or sur le marché libre ouvert venue de la même manière : dix 6 mars 1933, devait amener la
La fiction, selon laquelle rien
aux personnes privées […]. Il pays, cette année-là, laissèrent dévaluation de 40,9 % du dollar
de fondamental n’était changé
s’agit d’une décision capitale, fluctuer librement leurs mon- en janvier 1934. La crise n’a pas
dans le système international
puisque la libre convertibilité naies. Parmi elles se trouvait la pris cette fois des proportions
des paiements, s’est évanouie
du dollar en or était la pierre livre sterling. aussi catastrophiques […].
avec le discours du président
angulaire des accords de Autre analogie avec les événe-
Nixon, qui marque la fin d’une
Bretton Woods, tentative pour ments de cette époque :
période de l’histoire monétaire. (9 octobre 2012)
rétablir un système multila-
Au-delà de l’embargo sur les
téral des paiements, lui-même POURQUOI CET ARTICLE ?
exportations d’or par les Etats-
condition de la restauration du
Unis, l’imposition d’une surtaxe

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libre-échange entre les nations. Cet article permet de revenir les exportations d’or. La cessation
de 10 % sur les importations de la convertibilité leur permet
La faiblesse du dollar apparut sur un des moments les plus
industrielles apparaîtra comme critiques de la gouvernance de retrouver le contrôle de leur
au grand jour dès octobre 1960,
l’équivalent, ou peu s’en faut, économique mondiale depuis monnaie, qu’ils peuvent dévaluer
avec la brusque montée du prix
d’une dévaluation du dollar. 1944 : le « choc Nixon ». Le 15 août de façon déguisée pour redevenir
de l’or sur le marché de Londres 1971, le président annonce la fin de compétitifs. Cette dissociation de
Sur le terrain proprement
[…]. Depuis trois ans environ, la convertibilité en or du dollar. la monnaie de sa valeur or est,
monétaire, on imaginait mal les
on assiste à l’agonie du Gold Le texte revient sur les causes pour l’auteur, un signe d’une crise
Etats-Unis assister impuissants
Exchange Standard. La libre de cette décision unilatérale en économique majeure, car c’est ce
au lent, mais sûr, épuisement qui s’est produit dans les années
fluctuation du deutschemark, montrant que l’or était devenu
de leurs réserves métalliques. un produit spéculatif, tout comme 1930 lorsque les grandes puis-
du florin et du dollar canadien
L’embargo sur le métal pré- le dollar. Leur stabilité était sances avaient abandonné l’une
traduit la volonté de l’Allemagne,
cieux est la suite logique de la donc compromise et avec elle, le après l’autre la parité fixe de leurs
des Pays-Bas et du Canada de contrôle de l’économie mondiale devises avec l’or, mettant fin, de
décision, prise sur l’initiative
ne plus acheter de dollars. En par les États-Unis, c’est pourquoi fait, au système du Gold Exchange
de Washington le 17 mars 1968,
1931, la condamnation du Gold ils avaient imposé un embargo sur Standard.
de cesser de soutenir, au moyen

L’autre monde de Porto Alegre


Le mouvement antimondialisation se réunit, du 31 janvier au 5 février, à Porto Alegre
(Brésil) pour « refaire le monde ». Qui est-il ? Quels sont ses dirigeants, ses objectifs ?

P
orto Alegre contre Davos de militants luttant contre les s’efforcer d’occuper l’espace paraît assuré de l’emporter, ne
ou vice versa. Duel de excès d’une globalisation jugée médiatique. Le Forum écono- fût-ce qu’aux points. En jan-
forums, choc des deux ultralibérale, et le Forum éco- mique de Davos en est à sa vier 2001, plus de 15 000 per-
mondialisations. Programmés nomique mondial de l’autre, 32e édition annuelle ; le ras- sonnes, dont 4 700 délégués et
à la même date, du 31 janvier rendez-vous annuel du gotha semblement de Porto Alegre une poignée de responsables
au 5 février, le Forum social de la politique et du business, va simplement souffler sa politiques, avaient fait le
mondial d’une part, composé avocats du libre-marché, vont seconde bougie et, déjà, il voyage ; un an plus tard, ce

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 89
LES ARTICLES DU

sont près de 50 000 partici- d’action, comme l’affirment ses économique, que, bien sûr, Times salue en le présen-
pants, venus de 110 pays, dont détracteurs. de l’action des 40 000 mani- tant comme « la première
environ 10 000 délégués, qui Enfin, les attentats perpétrés le festants venus à Seattle, en grande synthèse théorique du
sont attendus dans l’État du Rio 11 Septembre aux États-Unis ont, novembre 1999, pour bloquer nouveau millénaire ».
Grande do Sul. pendant un temps, anesthésié la avec succès la réunion de l’Or- Une consécration littéraire
Comment expliquer le succès contestation, qui a craint d’être ganisation mondiale du com- autant que politique qui montre
prévisible de ce Porto Alegre II ? assimilée à un parti antiamé- merce (OMC), un événement, le chemin parcouru par les
D’abord, par l’impact inattendu ricain au moment où les États- largement repris par les médias sociétés civiles et leurs diffé-
de la première version du Unis déclenchaient leur combat et qui a donné au mouvement rents modes d’intervention sur
Forum social mondial, qui a contre le terrorisme. Il conve- ses lettres de créance. la scène de l’antiglobalisation.
motivé les indécis. Désormais, nait donc de rappeler qu’avant Parallèlement, Internet lui Celle-ci est devenue aussi une
toutes les grandes figures de la comme après cette tragédie a fourni son armature logis- estrade électorale pour tous
contestation – l’Américaine Lori demeurent les problèmes glo- tique. Instrument de commu- ceux, politiques et syndica-
Wallach, le Malais Martin Khor, baux devant lesquels le monde nication, de coordination, la listes, qui avaient loupé Porto
la Franco-Américaine Susan politique avoue son impuissance Toile s’est transformée en outil Alegre I et qui sont aujourd’hui
George et le Français Bernard et auxquels la société civile a de combat au service d’une au rendez-vous. Fin janvier, pour
Cassen au nom d’Attac, l’une entrepris de s’attaquer. « information alternative la deuxième édition du Forum
des principales organisations C’est le sens des 700 ateliers, mondialisée » par le biais d’in- social, la gauche française qui
à l’origine du rassemblement articulés autour de vingt-six nombrables sites sur lesquels avait tardivement compris le
de janvier 2001, ou encore thèmes de débat – allant de se retrouvent experts indépen- message, dépêche sur place,
l’Indienne Vandana Shiva – la demande de taxation des dants et militants chevronnés. outre ses traditionnels hérauts
seront présentes dans la ville flux de capitaux spéculatifs et Le mouvement antimondiali- de la majorité plurielle, pas
brésilienne connue pour avoir de la suppression des paradis sation est quasiment consubs- moins d’une demi-douzaine de
érigé le principe de « démo- fiscaux à la réorganisation de tantiel au réseau Internet avec ministres et de secrétaires d’État.
cratie participative » en modèle la production agricole, en pas- lequel il partage son caractère Sans aller jusqu’à descendre dans
de gouvernement. sant par l’annulation de la dette décentralisé, déhiérarchisé, la rue pour manifester contre « la
Ensuite, les 2  000 mouve- des pays en développement –, déterritorialisé. « C’est sur ce marchandisation du monde » en

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ments de la société civile qui autour desquels vont s’orga- terrain qu’il y a actuellement prônant « une autre mondialisa-
ont décidé de faire le voyage niser les discussions du Forum la lutte la plus ouverte », relève tion » comme l’avaient fait, un
de Porto Alegre ont conscience social de Porto Alegre. Celles-ci Antonio (dit Toni) Negri, l’un an plus tôt, José Bové et Jean-
qu’il faut redonner de la crédi- sont le discours d’étape d’un des représentants historiques Pierre Chevène­ment, ils feront
bilité au mouvement et éviter cheminement protéiforme né de l’extrême gauche italienne, indirectement partie, eux aussi
le brouillage d’image après les aussi bien des effets de la crise qui a récemment écrit avec de cette « Internationale civile »
violences qui ont marqué le asiatique de 1997, de l’échec, l’Américain Michael Hardt qui s’est mis en tête de rénover la
sommet européen de Göteborg l’année suivante, de l’Accord Empire, un ouvrage que se gouvernance mondiale.
en juin et le G7-G8 des chefs multilatéral sur l’investisse- sont aussitôt approprié les
d’État et de gouvernement de ment (AMI), première victoire contestataires du libéralisme Serge Marti
Gênes en juillet. Il leur faut des opposants au libéralisme sauvage et que le New York (27 janvier 2002)
démontrer, par un catalogue
de propositions concrètes bâti
Cet article montre comment s’or- de façon participative, très ouverte, entreprises) du Forum économique
autour d’un slogan rassem-
ganise la réaction face à la gou- avec des représentants de la société de Davos auquel le Forum social
bleur, « Un autre monde est pos- vernance économique mondiale civile, du monde politique et asso- entend répondre. Ce n’est donc pas
sible », que l’impressionnante alors que le second Forum social ciatif. Le recours aux nouvelles à une lutte contre la mondialisation
nébuleuse du mouvement anti- mondial est sur le point de se réu- technologies, à l’Internet, pour que les militants sont conviés, mais
globalisation est autre chose nir. L’auteur opère un retour sur créer une réelle mobilisation est à un « altermondialisme » qui mon-
qu’un bric-à-brac cosmopolite le forum de l’année précédente. À déjà en soi une critique du modus trerait que les réseaux de la mon-
d’organisations que ne relient la différence de la mondialisation operandi (intervention d’acteurs dialisation peuvent être mobilisés
ni leur histoire ni leurs objec- libérale, le mouvement est conçu politiques, du monde des grandes pour davantage de solidarité.
tifs, pas plus que leur mode

90 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

Le G7 s’élargit au G20 pour une meilleure


concertation économique
C
’est par un dîner au Russie et en Amérique latine, désaccords qui fâchent, comme une source de financement
Reichstag, à Berlin, ont mis en évidence la néces- les grandes questions finan- bonifié pour des États capables
que les ministres des sité d’un échange d’idées entre cières internationales, la cor- d’obtenir facilement des capi-
Finances et les gouverneurs les poids lourds traditionnels ruption ou le commerce ; le taux privés, ni une agence
de banques centrales de de l’économie mondiale et les « syndrome de Seattle » qui a vu d’aide à long terme pour des
20 pays riches et en dévelop- pays émergents qui peuvent s’opposer le Nord et le Sud étant États incapables de renoncer
pement ont inauguré, mer- représenter un danger pour omniprésent dans les esprits. à leurs mauvaises habitudes
credi 15 décembre, un nouveau l’ensemble du système finan- Les ministres des Finances économiques ».
forum de dialogue, baptisé cier. Les responsables du FMI, devaient se contenter d’évoquer, Le G20 peut être considéré par
G20, dont la création avait de la Banque mondiale, de la une énième fois, la nouvelle certains comme un « groupe de
été décidée en septembre à Banque centrale européenne architecture financière inter- plus ». Au lendemain de l’échec
Washington lors des assem- et le président en exercice de nationale et « la vulnérabilité de la réunion de Seattle qui a
blées annuelles du FMI et de l’Union européenne, sont éga- financière externe et interne » vu l’Organisation mondiale du
la Banque mondiale. Ce groupe lement conviés. À eux tous, de l’économie mondiale. commerce vivement chahutée
de discussions, informel, est ils représentent près des deux Le secrétaire américain au pour l’opacité de ses décisions,
destiné à compléter le Groupe tiers de la population de la Trésor, Larry Summers, avait il s’agit plutôt d’une avancée
des Sept (G7), jugé par beau- planète et produisent plus de exigé, la veille de la réunion, vers un fonctionnement plus
coup inefficace et inadapté, 85 % des richesses. que les engagements finan- démocratique des grandes ins-
en associant désormais aux ciers du FMI envers les États titutions multilatérales.
débats de nouveaux protago- « Syndrome de Seattle » soient « plus limités, plus

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nistes de la scène économique Pour cette première réunion, sélectifs et à court terme. Babette Stern
internationale (l’Union euro- on ne devait pas aborder les [Le FMI] ne devrait pas être (17 décembre 1999]
péenne en tant que telle et la
Russie, l’Argentine, l’Australie, POURQUOI
le Brésil, la Chine, l’Inde, l’In- CET ARTICLE ?
donésie, le Mexique, l’Arabie
saoudite, l’Afrique du Sud, la En 1999, la réunion de l’OMC à émergentes et aux pays du Sud la souhaitaient les manifestants de
Corée du sud et la Turquie). Seattle voit se dérouler d’impor- possédant des matières premières Seattle ? Certes, un nombre accru
« Il devient de plus en plus tantes manifestations des alter- stratégiques. Il se différencie donc de pays participent à une organi-
difficile et de moins accepté mondialistes. Elles avaient pour du G7, constitué de pays dévelop- sation de ce type, l’émergence de
que les décisions se fassent but de protester contre le manque pés à économie de marché. Le G20 nouvelles puissances et le monde
par un petit groupe », a déclaré de démocratie dans le cadre de a essentiellement pour vocation multipolaire qui en découle sont
récemment l’Italien Tomaso la gouvernance économique d’être un lieu de dialogue, chaque pris en compte. Pourtant, la parti-
Padoa-Schioppa, membre du mondiale. Quelques mois plus État membre restant maître de cipation des citoyens et de la société
directoire de la Banque cen- tard, à Berlin, le G20 se réunit ses décisions. S’agit-il d’un élar- civile n’est en rien garantie car elle
trale européenne. La crise asia- pour la première fois. Cette insti- gissement de la gouvernance dépend de la représentativité du
tique, survenue à l’été 1997, tution s’ouvre aux économies économique mondiale, telle que gouvernement de chaque État.
puis celles qui l’ont suivie en

Retour à Bretton Woods


A
lors que les chefs d’État et depuis 1971, en l’occurrence sur les en 1944. La situation était alors système de survivre encore dix
de gouvernements du G20 décombres des accords historiques devenue intenable pour les États- ans. Quand la Suisse puis la France
affirment vouloir définir un de 1944. Unis depuis une dizaine d’années réclamèrent aux États-Unis l’or cor-
nouvel ordre monétaire interna- Pourquoi parler de « décombres » ? déjà. En 1961, il avait fallu, pour respondant aux dollars accumulés,
tional en empruntant la voie pro- Parce que les accords de Bretton maintenir la parité prévue ini- Nixon s’exécuta… avant de fermer
posée sans succès par Keynes lors Woods sont morts en 1971, quand tialement de 35 dollars pour une le robinet une fois pour toutes.
des accords de Bretton Woods en le président américain Richard once d’or, créer un London Gold Pourquoi le système mis en place
1944, il est bon de rappeler le cadre Nixon les dénonça et mit fin à Pool rassemblant huit nations. en 1944 s’est-il effondré ? En raison
au sein duquel les nations opèrent la parité dollar-or, convenue Ce regroupement avait permis au du « dilemme de Triffin », du nom

Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 91
LES ARTICLES DU

de l’économiste Robert Triffin, qui de référence exige au contraire que c’est ce qu’il s’apprête à faire économiques entre nations doit se
analysa le premier la contradic- celle-ci soit déficitaire. Aucun pays encore pour un nouveau mil- déplacer du domaine des devises
tion qui le minait. Une nation gère ne peut, bien entendu, jamais faire lier de milliards de dollars. Mais à celui d’un équilibre de leurs
sa monnaie en en maintenant le les deux. C’est là le « dilemme de dans l’après-Bretton Woods, la comptes courants, et en proposant
stock à la mesure de la richesse Triffin », qui dénonçait en 1961 « les devise américaine vaut-elle ce que ceux-ci ne puissent dévier de
créée sur son territoire. Mais quelle absurdités associées à l’usage de que M. Bernanke suppose au nom plus de 4 % du produit intérieur
quantité doit-elle en créer lorsque devises nationales comme réserves des États-Unis ou bien ce que le brut (PIB) – qu’il s’agisse d’un
cette monnaie sert de référence au internationales ». reste du monde en pense ? excès d’importations ou d’expor-
monde entier ? Elle doit en créer La parité or ayant été abandonnée Face à la machine à créer de l’argent tations –, le secrétaire du Trésor
plus ! en 1971, les États-Unis se sont des États-Unis, les autres nations se américain, Tim Geithner, a défini la
Le seul moyen pour elle d’y par- retrouvés en possession d’une sont retranchées. La seule parade problématique d’un nouvel ordre
venir est d’acheter à l’étranger machine à créer de l’argent : la pour une autre devise consiste à monétaire… à la façon de John
davantage que l’étranger ne lui modération à laquelle ils étaient lier son sort à celui du dollar, et Maynard Keynes en 1944 !
achète, autrement dit, d’avoir autrefois astreints n’était plus c’est ce qu’a fait la Chine avec le Nous voilà donc enfin revenus à la
une balance commerciale des de mise. Les autres pays étant yuan. En réponse, les Américains bifurcation de Bretton Woods,
paiements déficitaire. Alors que la preneurs de dollars, pourquoi se sont braqués sur la valeur de enfin prêts à emprunter la bonne
bonne gestion de sa devise comme ne pas en créer à volonté ? C’est celui-ci. voie. Il s’agit maintenant d’aller
monnaie domestique exige un ce que M. Bernanke, président de Mais, en affirmant le vendredi résolument de l’avant.
équilibre de sa balance des paie- la Réserve fédérale américaine 22 octobre à Gyeongju (Corée du
ments, une bonne gestion de sa (Fed), fit en 2009 à hauteur de Sud), au cours du G20 Finances, Paul Jorion
qualité d’émettrice d’une monnaie 1 750 milliards de dollars, et qu’une pacification des relations (3 novembre 2010)

POURQUOI CET ARTICLE ?

La question d’un ordre monétaire monnaie était la seule convertible sur la puissance américaine, a non mique mondial. Un ordre, cepen-
international est un des aspects en or. Depuis le « choc Nixon » seulement vécu, mais est désor- dant, dans lequel les États-Unis

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fondamentaux de la gouvernance en 1971, ce système avait volé en mais appelé à être remplacé par ont encore un poids important,
économique mondiale. L’ordre dé- éclat. Le fait que dans le cadre du des négociations qui prennent en comme le montre le rôle moteur
fini à Bretton Woods en 1944 avait G20, en 2010, se pose la question compte deux aspects nouveaux accordé au secrétaire du Trésor
pour but de garantir la stabilité de d’un nouvel ordre monétaire du monde contemporain : l’émer- dans la définition de ces nouvelles
l’économie en se fondant sur la montre que l’ordre économique gence de nouvelles puissances et problématiques.
puissance des États-Unis, dont la mondial, garanti exclusivement la mutipolarité de l’espace écono-

92 Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours
LES ARTICLES DU

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Les échelles de gouvernement dans le monde, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 93
le guide pratique

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LE GUIDE PRATIQUE

CONSEILS
DE RÉVISIONS Méthodologie et conseils
• Apprendre ses cours régulière-
ment pendant l’année : les relire le
soir même et les apprendre avant
chaque évaluation.
• Apprendre son cours de façon
problématisée : se poser des ques-
tions, essayer de chercher l’idée
directrice de chaque partie. Cela
vous entraîne à problématiser et
à argumenter.
• Faire éventuellement des fiches
de révisions. Attention aux fiches
inutiles : celles qui sont trop lon-
gues (quelle différence avec le
cours ?) ou trop courtes.
• Être attentif tout au long de
l’année aux publications (presse,
livres) ou aux émissions de télé-
vision ou de radio qui peuvent
être consacrés aux thèmes traités
et qui peuvent vous intéresser et
mieux vous les faire comprendre.

GESTION

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DU TEMPS
Il n’existe pas de règle générale
en la matière. On peut cependant
considérer qu’on peut consacrer
2 h 30 à la composition et 1 h 30 à
l’étude de document. Pour la com- L’épreuve d’histoire-géographie dans une langue écrite correcte, témoignant d’une
position, cela suppose de consa- L’épreuve des baccalauréats ES et L en histoire- maîtrise suffisante du vocabulaire spécifique de
crer 1 h à l’ensemble des étapes au géographie se compose de deux exercices. La durée l’histoire ou de la géographie.
brouillon et 1 h 30 à la rédaction. de l’épreuve est de 4 heures ; son coefficient est de Il n’existe pas de barème précis avec un nombre de
Pour l’étude de documents, on 4 en L et de 5 en ES. points attribués à chacun des deux exercices. La note
peut consacrer 40 minutes au tra- Le premier exercice est une composition d’histoire est attribuée globalement à l’ensemble de la copie.
vail au brouillon et 50 minutes au ou de géographie. Deux sujets au choix sont propo- Cela veut dire que vous ne devez négliger aucun des
propre. Mais ces valeurs ne sont sés, mais dans la même discipline. On ne peut donc deux exercices mais qu’à l’inverse un exercice parti-
qu’indicatives ! pas choisir entre histoire et géographie : il y a deux culièrement bien réussi peut contribuer à valoriser
sujets possibles en histoire et deux sujets possibles en la copie.
PRÉSENTATION géographie. Attention, il est clairement indiqué dans
le Bulletin officiel spécial n°7 du 6 octobre 2011, que La composition d’histoire
DE COPIE ET « le libellé du sujet peut prendre des formes diverses : Le but d’une composition est de produire un texte
ORTHOGRAPHE reprise partielle ou totale d’intitulés du programme,
question ou affirmation ; la problématique peut être
répondant à une problématique liée à un sujet. Il
s’agit donc d’utiliser ses connaissances au service
Il n’y a pas de nombre de points explicite ou non. » d’une pensée structurée en fonction de la probléma-
précis attribués au soin de la copie Le deuxième exercice est une analyse d’un ou deux tique et de la réponse que l’on compte lui apporter.
et à l’orthographe. Néanmoins, documents. Une consigne est donnée pour guider le Plusieurs étapes sont nécessaires au brouillon comme
une copie peu lisible, sale, négli- candidat dans son étude. Un seul sujet est donné, soit au propre.
gée indisposera le correcteur. Par en histoire, soit en géographie. Dans ce second cas, Au brouillon :
ailleurs, il est presque impossible l’exercice peut comporter la production d’un schéma – analyser le sujet. Il faut lire le sujet et y repérer
pour le correcteur, de dissocier le ou d’un croquis. les mots-clés, qu’il faut comprendre et analyser, le
fond et la forme. Il est difficile de L’évaluation de ces épreuves est basée sur plusieurs cadre spatial et temporel de l’étude, pour éviter un
juger qu’une copie est brillante si points. Tout d’abord la maîtrise d’un certain nombre hors-sujet et les connecteurs logiques, qui aident à
sa lecture est rendue fastidieuse de connaissances nécessaires pour mener une repérer les liens entre les différents termes du sujet ;
par la présence d’un grand nombre réflexion historique ou géographique. Ensuite, la – trouver une problématique. Il s’agit d’une question
de fautes d’orthographe. capacité à produire un travail problématisé, struc- principale, parfois complétée d’une ou plusieurs
turé et argumenté. Enfin, la capacité à s’exprimer questions secondaires qui lui sont liées, qui guidera

94 Le guide pratique
LE GUIDE PRATIQUE

toute l’étude. Dans la problématique, on doit trouver


les mots-clés du sujet, des termes qui sont importants
– noter les éléments de présentation du document
(nature, auteur, date, contexte, public visé) ;
CE QU’IL NE
pour le thème traité et des connecteurs logiques ; – trouver trois (ou deux) thèmes directeurs qui FAUT PAS FAIRE
– trouver un plan et le détailler. Trouver tout d’abord permettent de répondre à la consigne. Surligner dans
les trois (éventuellement deux) grandes parties qui le document les parties qui s’y rapportent. Si trop de Pour la composition
répondent soit à des thèmes, soit à des périodes. parties du texte restent non surlignées, ou bien si trop • Réciter votre cours tel quel, sans
Trouver ensuite les sous-parties de chaque partie de parties sont surlignées plusieurs fois, considérez vous adapter à la problématique.
(deux ou trois généralement). Trouver ensuite deux que les thèmes choisis ne conviennent pas ; • Se contenter d’une probléma-
ou trois points importants dans chaque sous-partie. – rédiger au brouillon l’introduction et la conclu- tique qui recopie le sujet (même
Pour chacun d’entre eux, trouver une idée, la démon- sion. On reprendra le même schéma que pour l’intro- s’il est précédé de « est-ce que » et
trer, l’associer à un exemple ; duction de la composition. On remplacera dans suivi d’un « ? », ce qui ne trompe
– rédiger au brouillon l’introduction et la conclu- l’introduction la définition des termes du sujet par personne…).
sion. L’introduction comporte une accroche (on une présentation du document. Dans la conclusion, • Ne pas donner d’exemple après
commence par une idée générale, une citation ou on veillera à faire référence au document. avoir donné une idée.
un événement important qui permet d’entrer dans Au propre : • Rédiger la conclusion direc-
le sujet, on définit ensuite les termes importants, – adopter les mêmes normes que pour une composi- tement au propre, sans l’avoir
on délimite son cadre spatial et temporel), la pro- tion. Votre travail sera néanmoins plus court, compte préparée au brouillon juste après
blématique précédemment établie et une annonce tenu du temps disponible ; l’introduction. Le risque est que
du plan. La conclusion comprend un rappel du plan, – rédiger chaque sous-partie en veillant à faire sys- la conclusion ne réponde pas à la
avec ses différentes parties, une réponse (nuancée tématiquement référence au texte, soit en le citant problématique.
et argumentée) à la problématique et une ouverture entre guillemets, soit en indiquant les numéros de • Faire des fautes d’orthographe
vers un autre aspect du sujet, vers une autre période, lignes si c’est un texte, soit en indiquant précisément et de français. Parmi les plus fré-
vers un autre espace géographique. un élément si le document est une image ou une quentes, on peut signaler l’emploi
Au propre : carte. Après avoir fait référence au texte, vous devez de « dû à » en tête de phrase, alors
– rédiger le devoir. Après avoir recopié l’introduction, obligatoirement utiliser des connaissances précises qu’on n’emploie cette formule
il faut rédiger à partir du plan sans rendre apparent pour l’expliquer. Expliquer un document consiste qu’après avoir donné son antécé-
les numéros de parties et transformer les titres du à montrer comment il confirme ou vient nuancer dent…. Apprendre à conjuguer les

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plan détaillé en phrases. Au début de chaque grande ce que l’on sait par ailleurs sur le contexte. Il s’agit verbes « croire » et « conquérir »
partie, prévoir quelques lignes annonçant le thème donc également d’adopter une lecture critique du est de la plus haute utilité en his-
de la partie. À la fin de chaque grande partie, faire document : quelle est sa portée ? Quelles sont ses toire.
une transition vers la suivante. Et enfin, recopier la limites ? • Ne pas faire de transition entre
conclusion. Ne sauter des lignes qu’entre les grandes – prêter le même soin à la correction et la fluidité les différentes parties, ne pas
parties, après l’introduction et avant la conclusion. de la langue écrite que pour la composition. introduire chaque partie par une
Aller à la ligne sans sauter de ligne entre chaque phrase. Cela est nécessaire car c'est
sous-partie ; un moyen pour le correcteur de
– intégrer à la copie, si vous le souhaitez, des sché- juger de la qualité de votre argu-
mas et/ou des organigrammes qui expliquent un mentation à travers la rigueur de
processus historique, mais à condition d’introduire votre plan.
et de commenter ces productions graphiques, même
brièvement ; Pour le commentaire
– adopter une écriture lisible et un propos clair. • S’il y a deux documents, consa-
Utilisez un langage soutenu comportant le vocabu- crer une grande partie à chacun
laire spécifique de l’histoire. Employez des phrases des documents. Il faut au contraire
qui ne soient pas trop longues. Attention aux fautes montrer que l’on réussit à les lier.
d’orthographe lexicales (mots mal orthographiés) Pour cela, on peut montrer leurs
et surtout grammaticales (accords des verbes, par- différences ou bien leur complé-
ticipes passés, etc.). Relisez-vous attentivement en mentarité.
gardant le temps nécessaire pour cela avant la fin • Paraphraser le texte, c’est-à-dire
de l’épreuve. redire ce qu’il dit déjà, sans mettre
les citations entre guillemets.
Commentaire d’un ou deux • Se contenter de mettre bout à
documents bout des citations du texte sans
Cet épreuve a pour objectif de construire un com- utiliser la moindre connaissance
mentaire du ou des documents proposés. Il faut pour personnelle pour les expliquer.
cela trouver un axe directeur, un plan et utiliser des • Ne pas repérer les différences
connaissances pour expliquer le document. entre date de rédaction, date de
De même que pour la composition, au brouillon publication et date des événe-
comme au propre, plusieurs étapes sont nécessaires. ments dont parle le document. Il
Au brouillon : est important de voir si un texte
– lire la consigne avant de lire les documents, pour est un témoignage sur le vif ou
avoir une première idée des éléments que l’on doit bien une analyse a posteriori. 
y chercher ;

Le guide pratique 95
Crédits

LE RAPPORT DES SOCIÉTÉS À LEUR PASSÉ


L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France
p.6 DR ; p.7 © Rue des Archives/ RDA ; p.8 © Rue des Archives/ Tallandier
L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie
p.16 © Gérald Bloncourt/ Rue des Archives ; p.18 © Rue des Archives/ Tallandier

IDÉOLOGIES ET OPINIONS EN EUROPE


DE LA FIN DU XIXE SIÈCLE À NOS JOURS
Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875
p.27 © iStockphoto/ Thinkstock ; p.28 DR
Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques
en France depuis l’affaire Dreyfus
p.34 © Fotolia ; p.35 © Ingram Publishing/ Thinkstock ; p.36 © Rue des Archives/ RDA  ; p. 37 DR

PUISSANCES ET TENSIONS DANS LE MONDE


DE LA FIN DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE À NOS JOURS
Les États-Unis et le monde depuis les « 14 points » du Président Wilson (1918)
p.42 DR
La Chine et le monde depuis 1949
p.52 © Comstock/ Thinkstock ; p.53 © Fotolia

© rue des écoles & Le Monde, 2014. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
p.54 © The Granger Collection NYC/ Rue des Archives  ; p. 55 DR
Le Proche et le Moyen-Orient, un foyer de conflits depuis la fin de la Première Guerre mondiale
p.61 DR ; p.62 © Philippe Rekacewicz/ Le Monde diplomatique  ; p. 63 DR

LES ÉCHELLES DE GOUVERNEMENT DANS LE MONDE


DE LA FIN DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE À NOS JOURS
Gouverner la France depuis 1946 : État, gouvernement et administration.
Héritages et évolutions
p.71 DR
Le projet d’une Europe politique depuis le congrès de La Haye (1948)
p.78 haut © iStockphoto – p.78 bas DR
La gouvernance économique mondiale depuis 1944
p.86 : DR
p.87 © Karen-Struthers/ Fotolia

LE GUIDE PRATIQUE
p.93 © Istockphoto ; p.94 © Purestock/ Thinkstock
p.95 © Istockphoto/ Thinkstock
HORS-SÉRIE
Réviser son bac
avec

Term L, ES
ve aux
Nou mmes
gra L’ESSENTIEL DU COURS
pro
• Des fiches synthétiques
•  Les points et définitions clés
du programme
• Les repères importants

DES SUJETS DE BAC


• D
 es sujets et questions
types
• L’analyse des termes
• Les problématiques
• Les plans détaillés
• Les pièges à éviter

DES ARTICLES DU MONDE


• Des
 articles du Monde
en texte intégral
• Un accompagnement
pédagogique de chaque
AGISSONSPOURLEDUCATION.FR article

Hors-série Le Monde, mars 2014

3’:HIKPNE=YU\^U]:?k@a@a@n@f";
À la MAIF, en tant que mutuelle d’assurance conçue par des enseignants, nous pourquoi, à la MAIF, nous créons régulièrement des outils éducatifs qui facilitent
UN GUIDE PRATIQUE
M 05344 - 3H - F: 7,90 E - RD
sommes convaincus de cette priorité depuis longtemps. Alors nous agissons l’apprentissage de la lecture, de la culture ou de la sécurité routière. Et pour
aux côtés des parents et des enseignants pour favoriser l’éducation s’engager davantage, la MAIF a créé le Fonds MAIF pour l’Éducation, • L
 a méthodologie
des enfants. Nous savons que leur avenir dépend de ce que nous leur car favoriser l’accès à l’éducation pour tous aujourd’hui, c’est aider des épreuves
aurons appris et des valeurs que nous leur aurons transmises. Voilà à construire demain une société plus juste et plus responsable. • A
 stuces et conseils

MAIF - Société d’assurance mutuelle à cotisations variables - 79038 Niort cedex 9. Filia-MAIF - Société anonyme au capital de 114 337 500 e entièrement libéré - RCS Niort : B 341 672 681
79076 Niort cedex 9. Entreprises régies par le Code des assurances.

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