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TRACES 46 PB-PP B 19464

BELGIE(N) - BELGIQUE

DE MÉMOIRE
PÉDAGOGIE ET TRANSMISSION
Éditeur responsable: Henri Goldberg - ASBL Mémoire d’Auschwitz - Rue aux Laines 17/Boîte 50 - 1000 Bruxelles - Bureau de dépôt BRUXELLES X - Numéro d’agrégation P801056

UNE PUBLICATION TRIMESTRIELLE DE OCTOBRE - NOVEMBRE - DÉCEMBRE 2022


L’ASBL MÉMOIRE D’AUSCHWITZ

LES BOURREAUX e
2 PARTIE
Actualité
À quel moment devient-il
impossible de les aimer ?
Katrin Himmler
p. 2

Auschwitz
Rouages dans la mécanique
de la cruauté :
Fritzsch et Palitzsch
p. 4

Interrogation
SS-Standartenführer Paul Blobel
p. 6
+ fiche pédagogique p. 9

Approfondissement
Le régimes des Khmers rouges
au Cambodge
p. 10

No Comment
p. 15

Le saviez-vous ?
Maria Mandl était surnommée
« la bête d’Auschwitz »
p. 16

Biblio
La mémoire dessinée
p. 17

Réflexion
La brutalité des gardiens allemands
du SS-Auffanglager de Breendonk
p. 18

Varia
p. 20

APRÈS LECTURE, MERCI DE


ME PASSER À VOS COLLÈGUES
actualité

À QUEL MOMENT DEVIENT-IL


IMPOSSIBLE DE LES AIMER ?
KATRIN HIMMLER
Quand on porte un nom de famille tel que Himmler, il semble assez naturel de vouloir en changer. Pourtant, Katrin Himmler a c hoisi
de garder son patronyme au lieu de prendre celui de son mari israélien.
Katrin Himmler est née en 1967 et étudie les sciences politiques. Son grand-père, mort à Berlin en 1945, est Ernst Himmler, le plus
jeune frère du dignitaire nazi Heinrich Himmler. La famille de Katrin a toujours soutenu que son grand-père n’avait aucune ambition
politique, et qu’il n’était aucunement impliqué dans les méfaits de son frère. La vérité est pourtant tout autre, puisque Kat rin a fini
par découvrir qu’Ernst était membre du NSDAP, et même de la SS. Dans son livre Les frères Himmler. Une histoire de famille alle-
mande (2005), elle fait face à son héritage familial.

Katrin Himmler est la petite-nièce livré à des actes criminels pen- avec lui, Katrin s’est heurtée à un
du chef de la SS. Son grand-père dant la guerre. Katrin Himmler ex- mur. Au l de ses investigations sur
était en effet le plus jeune frère de plique : « Dans notre famille, Hein- son grand-père, qu’elle n’a d’ail-
celui qu’Hitler surnommait der rich était si mauvais, si monstrueux, leurs jamais connu, elle a en outre
Treue Heinrich. Sa famille a tou- qu’il éclipsait tous les autres déterré les sombres secrets
jours afrmé qu’aucune des atro- membres de la famille Himmler. Ils d’autres membres de sa famille,
cités commises au temps du na- étaient, eux aussi, de fervents na- par exemple sa grand-mère : « Je
zisme n’était imputable à Ernst zis, mais personne n’en parlait. l’aimais beaucoup. Je tenais
Himmler… jusqu’à ce que Katrin Personne ne posait de question. » énormément à elle. Ça a été un
mène sa propre enquête et fasse Après avoir mis au jour ce terrible vrai choc de découvrir ses lettres
éclater la vérité sur les agisse- passé, elle a décidé d’interroger et de réaliser qu’elle était restée
ments de son aïeul. Elle a ainsi dé- son père, preuves à l’appui. Mal- en contact avec d’anciens nazis.
couvert que son grand-oncle gré la bonne relation qu’elle en- Elle a même envoyé des colis à un
n’était pas le seul Himmler à s’être tretenait – ou pensait entretenir – criminel de guerre condamné à

2 TRACES DE MÉMOIRE
Heinrich Himmler naît en 1900 à Munich. À 23 ans, il rejoint le NSDAP et par-
ticipe à la tentative de putsch d’Hitler. Il intègre ensuite la SS dès sa création,
en 1925, pour y acquérir, quatre ans plus tard, le titre de Reichsführer. Sous
ses ordres, ce qui n’était au départ qu’une faction de la SA se transforme
progressivement en un véritable « ordre noir ». Un an après la Machtsüber-
nahme, Heinrich Himmler succède à Göring à la tête de la Gestapo.
En 1936, il nationalise différentes forces de police, et s’impose ainsi comme
l’un des hommes les plus puissants de l’empire nazi. Pendant la Seconde
Guerre mondiale, sa SS devient un outil du judéocide. La carrière d’Himmler
atteint toutefois son apogée en 1943, lorsqu’il est nommé ministre de l’In-
térieur. À la fin de la guerre, il négocie de son propre chef avec les Alliés,
ce qui lui vaut d’être relevé de ses fonctions par Hitler. Heinrich Himmler est
finalement arrêté par l’armée britannique le 22 mai 1945 et se suicide le
lendemain. Heinrich Himmler et sa femme ont eu un enfant biologique :
Gudrun Burwitz, née Himmler (voir Traces de mémoire 48).

Katrin Himmler : J’ai tout essayé pour donner

© TDR
une note positive à ce nom...

mort. J’en ai été malade. Ce fut des gens préfèrent que leurs se- voir échapper au passé et suivre
très difcile pour moi », a-t-elle crets restent enfermés à double leur propre voie, ou ils leur vouent
déclaré à ce sujet. tour. » une loyauté et un amour incondi-
En 2005, Katrin Himmler a publié Katrin s’est aussi interrogée sur tionnel et balaient tout le négatif
un livre intitulé Les frères Himmler. l’amour qu’une personne peut sous le tapis. Je pense qu’il est très
Une histoire de famille allemande. porter à ses proches malgré les compliqué de ne pas tomber
Pour elle, raconter l’histoire de sa horreurs dont ils se sont rendus dans l’un de ces deux extrêmes. »
famille était capital. Ce projet a coupables pendant la Seconde Katrin Himmler conclut son entre-
en revanche été moins bien ac- Guerre mondiale. Elle a formulé sa tien en précisant : « J’ai fait de
cueilli par certains membres de sa réponse comme suit : « Je pense mon mieux pour associer quelque
famille, qui lui en ont voulu de dé- que la vraie question est : où xer chose de positif à ce nom en étu-
voiler au monde un secret qu’ils la limite ? Où est la frontière entre diant cette partie de l’histoire.
auraient préféré garder pour eux. les gens qui étaient un peu moins Personnellement, j’estime qu’il est
« Ça m’a vraiment fait du bien responsables qu’Heinrich, et ceux temps d’arrêter d’avoir honte. J’ai
d’écrire ce livre, et c’est aussi une qui étaient un peu plus impliqués fait de mon mieux pour prendre
bonne chose pour mon ls, mais je que mon grand-père ? C’est dif- de la distance et examiner ce lien
ne peux pas me prononcer pour cile à dire. Les limites sont oues. familial d’un œil critique. Je sais
ma famille. Je pense que certains Je me demande toujours : à quel que je ne suis pas au bout de mes
d’entre eux ne le voient pas de moment devient-il impossible peines. Je pense que c’est un pro-
cet œil », a déclaré Katrin, avant d’aimer ces parents ? Jusqu’où cessus sans n. C’est un travail de
de poursuivre : « Parfois, les liens peut-on encore les aimer ? Où est longue haleine. Je sais que ça me
familiaux se brisent. Ça arrive, sur- le point de rupture ? Je pense que poursuivra toute ma vie. »
tout quand on sort de tels ca- c’est une question très difcile, et
davres des placards. C’est tou- que chacun des enfants concer-
jours douloureux. Je trouve dom- nés y répond à sa manière. Je
mage que certains membres de pense que pour la plupart des en-
ma famille m’en veuillent et aient fants de grands criminels nazis, il
choisi de couper les ponts. Ça fait est impossible de trouver l’équi- Johan Puttemans
mal […] C’est une conséquence libre. En général, ils renient com- Coordinateur pédagogique
que je dois assumer : la plupart plètement leurs parents pour pou- ASBL Mémoire d’Auschwitz

N° 46 - DÉCEMBRE 2022 3
auschwitz

ROUAGES
, DANS
LA MECANIQUE,
DE LA CRUAUTE
FRITZSCH ET PALITZSCH

© TDR
Karl Fritzsch à Auschwitz

Après les commandants du camp d’Auschwitz, place aux SS de rang inférieur qui ont, eux aussi, laissé aux
survivants des souvenirs traumatisants. Karl Fritzsch et Gerhard Palitzsch étaient tous deux SS-
Hauptsturmführer, et sont mentionnés dans presque tous les ouvrages (généraux) sur Auschwitz en raison
de leur cruauté extrême envers les détenus.

Karl Fritzsch est né en 1913 à place. Kolbe a survécu deux rience a été menée par Fritzsch
Nassengrub (Mokřiny), dans la ré- semaines sans manger, et a na- dans les caves du Block 11. Des
gion tchèque des Sudètes. Il a re- lement reçu une injection létale captifs polonais et soviétiques
joint le NSDAP et la SS en 1930, de phénol. Fritzsch avait pour ha- épuisés ou malades sont ainsi
et a commencé à travailler à bitude de prononcer un « mot de morts dans d’atroces souffrances
Dachau trois ans plus tard. Quand bienvenue » à l’intention des nou- après avoir été gazés au Zyklon B,
Auschwitz est entré en service, veaux arrivants. Il entretenait le un pesticide utilisé pour nettoyer
en mai 1940, il y est devenu Schutz- système de terreur au sein du les baraques du camp. En fé-
haftlager-führer et successeur camp, sélectionnait lui-même les vrier 1942, Karl Fritzsch est devenu
du commandant Rudolf Höß. détenus qui seraient condamnés commandant du camp de Flos-
En juillet 1941, Fritzsch a laissé le à mourir de faim, et a même été senbürg. En novembre 1943, il a
frère Maximiliaan Kolbe prendre chargé des premiers essais visant été condamné à une peine
la place d’un Polonais marié à utiliser le Zyklon B pour l’élimina- d’emprisonnement avec sursis
et père de famille dans une cel- tion massive des prisonniers. Le pour avoir abusé de ses préroga-
lule du Block 11 du Stammlager premier test à grande échelle a tives. En 1944, il a pris la tête de
d’Auschwitz I. Un détenu s’était été organisé en septembre 1941 deux sections du camp de Mittel-
en effet échappé du camp plus dans le but de supprimer les ma- bau-Dora. À l’automne 1944, il a
tôt dans l’année, et la règle vou- lades encombrant les cellules (et été affecté à la 18e Panzergrena-
lait que les autres soient punis à sa jugés inutiles par les nazis). L’expé- dier-Division de la SS et envoyé au

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front. La date exacte de son dé- fusillant lui-même des détenus au bon ménage avec une position
cès est inconnue, mais il est pos- Mur de la mort et participant aux qui lui donnait le droit de vie ou de
sible qu’il soit tombé lors de la ba- premières expériences de ga- mort sur des détenus. Palitzsch a
taille de Berlin, en mai 1945. zage de masse au Zyklon B. été arrêté pour avoir eu des rela-
Palitzsch faisait partie de ces SS tions sexuelles avec une détenue
Gerhard Palitzsch est né en 1903 à qui n’avaient besoin d’aucun juive. Il a toutefois été libéré grâce
Grossopitz-Tharandt, près de ordre pour exécuter des prison- à l’intervention du commandant
Dresde, et était agriculteur de niers. Il a notamment abattu plu- Höß, et a ensuite été affecté au
métier. Il a intégré le NSDAP et la sieurs ofciers polonais arrivés au camp satellite de Brno en tant
SS en 1933. Sa carrière dans les camp le 15 août 1940. Une mise que commandant pour être ar-
camps de concentration a dé- en accusation ultérieure du Rap- rêté un mois plus tard, accusé de
marré un an plus tard. En portführer a révélé qu’il les avait li- « honte à la race » et d’enrichisse-
mai 1940, il a quitté Sachsenhau- quidés parce qu’ils avaient refusé ment personnel aux dépens du
sen pour rallier le tout nouveau d’embrasser ses bottes. Gerhard Reich. Il a ainsi été envoyé au
camp d’Auschwitz en même Palitzsch est devenu Rap- camp de Danzig-Matzkau, et
temps que le premier groupe de portführer du camp pour hom- condamné à plusieurs années de
criminels allemands (triangles mes en 1942, puis directeur du détention par un tribunal de la po-
verts). Il y est devenu Rap- Zigeunerlager. Après avoir perdu lice et de la SS. Il a nalement été
portführer, c’est-à-dire sous-of- sa femme, décédée le 4 no- gracié par la SS en juin 1944, mais
cier responsable de l’exactitude vembre 1942 du typhus, une ma- a tout de même été rétrogradé et
des effectifs. Il a rapidement ma- ladie perpétuellement présente à relégué dans une unité de réinser-
nifesté une cruauté sans bornes, Auschwitz, Palitzsch a basculé tion. Palitzsch a perdu la vie en
dans l’alcool et la violence. À Hongrie le 7 décembre 1944 lors
Auschwitz, les résistants l’appe- de la bataille de Budapest.
laient « der größte Lump von
Auschwitz » (la pire crapule
d’Auschwitz). Il souffrait vraisem- Frédéric Crahay
blablement de graves problèmes Directeur
psychiques qui ne faisaient pas ASBL Mémoire d’Auschwitz
© Musée national d’Auschwitz-Birkenau

Gerhard Palitzsch

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interrogation

LE SS-STANDARTENFÜHRER PAUL BLOBEL


PLUSIEURS CRIMES, UN SEUL COUPABLE

Le 10 avril 1948, le Tribunal militaire international de Nuremberg organisé par les Alliés a rendu son verdict
dans le cadre du procès no 9 contre les dirigeants des unités mobiles d’extermination, ou Einsatzgruppen.
Quatre des 23 accusés ont été pendus à la prison de Landsberg le 7 juin 1951. L’un d’entre eux était Paul Blobel,
chef du sous-commando 4a de l’Einsatzgruppe C, déployé en Ukraine. Blobel a rejoint le banc des accusés en
raison de sa responsabilité dans l’élimination de prisonniers de guerre, de prisonniers politiques, de malades
mentaux, d’asociaux, de Roms, de Sinti, et surtout de Juifs – autant de crimes commis sur ses ordres entre
juin 1941 et début 1942, c’est-à-dire après l’invasion de l’Union soviétique. Les chefs d’accusation portaient
plus précisément sur sa responsabilité dans le massacre perpétré à Babi Yar, près de Kiev, en septembre 1941.
Blobel n’a en effet jamais été inquiété pour le rôle qu’il a joué dans l’élimination des traces des crimes nazis
en sa qualité de responsable de l’opération menée par le Sonderkommando 1005. L’avocat de Blobel, le
Dr. Willi Heim, a affirmé que son client ne pouvait être poursuivi pour des activités qui ont eu lieu après la
période sur laquelle portait l’inculpation, c’est-à-dire, dans le cas des Einsatzgruppen, après juillet 1943.
L’opération était également délicate pour le droit occidental, puisqu’il aurait fallu créer une nouvelle législa-
tion en marge des lois relatives aux « crimes contre l’humanité ». Le procureur a donc dû renoncer à l’oppor-
tunité historique d’interroger Blobel au sujet de l’Aktion 1005.

Les historiens n’ont jamais pu dé- Juifs d’Europe, permettant dans de Blobel, ces agents étaient en-
terminer le nombre exact de vic- un même temps aux coupables tièrement soumis à l’autorité de
times. Comme l’a expliqué Rudolf de nier l’existence même de la leurs supérieurs, mais jouissaient,
Höß, qui fut chargé, à la n de Shoah. L’étude de cette dernière chacun dans leur domaine, d’un
l’été 1942, d’effacer les traces des phase du processus d’extermina- statut de mandataire exclusif.
crimes commis à Birkenau : « Les tion est capitale, car il s’agit là de
corps devaient être éliminés de la mission d’un seul homme investi Ces bourreaux, choisis au sein du
sorte qu’on ne puisse tirer aucune d’un mandat spécial ratié par mécanisme de répression,
conclusion quant au nombre de une autorité supérieure. Au vu de n’étaient pas promus au hasard.
personnes incinérées. » Höß a la portée de ses activités, nous Pour intégrer le système d’extermi-
ajouté que Blobel était le seul à pouvons supposer qu’il sufsait nation, il fallait en effet répondre
avoir eu entre les mains un rapport parfois, pour mener à bien un pro- à des critères bien précis.
recensant avec précision les jet à grande échelle, de recourir à L’exemple de Blobel est particu-
fosses communes dans les terri- une poignée d’ « agents zélés » lièrement instructif, puisqu’il per-
toires conquis de l’Est, et attestant placés à des postes clés et dispo- met de suivre l’évolution d’un
par conséquent de l’étendue des sant de l’appui policier néces- homme qui a progressivement
crimes nazis. La destruction des saire, du soutien logistique de l’ar- perdu toute empathie pour
traces compromettantes faisait mée, et d’une réserve de main- l’ « autre » – un processus qui s’est
partie intégrante du processus d’œuvre forcée renouvelable et enclenché dans son cas, pendant
d’extermination systématique des exploitable à souhait. Dans le cas la Première Guerre mondiale.

6 TRACES DE MÉMOIRE
Paul Blobel,
quelques instants avant son exécution

Paul Blobel en 1939,


© TDR
© TDR

détail d’une photo d’identité


du Volkswohlfahrt

Blobel a en outre appris à se re- tion des opposants au régime. cès, Blobel a tenté de se dédoua-
tourner contre ses compatriotes Pour Blobel, cette reconversion ner des éliminations de masse
allemands pendant la répression professionnelle a marqué la n commises sous sa direction en
interne des années 1930 – une des difcultés économiques, mais soulignant qu’il dépendait du
propension qui s’est fortement ac- le début d’une plongée volon- commando militaire de von Rei-
centuée pendant la guerre, et taire au cœur de la barbarie. chenau. Il a également tenté de
notamment lors de la campagne Même s’il n’appartenait pas au minimiser sa responsabilité en se
d’extermination menée dans les noyau dur formé par les tout pre- présentant comme physique-
pays de l’Est. miers adeptes du parti, Blobel a ment et mentalement faible,
rejoint le NSDAP avant que les na- avançant pour preuve ses nom-
La génération de Blobel a en zis accèdent au pouvoir, et donc breux séjours à l’hôpital pour
outre été confrontée à une se- moins par opportunisme que par cause de maladie. La èvre ty-
conde expérience négative, à sa- conviction idéologique, même si phoïde l’a par exemple contraint
voir la difculté de trouver ou de les circonstances économiques à une quarantaine d’un mois – à
conserver un emploi après la Pre- ont joué un rôle dans son adhé- savoir tout le mois de juillet – à
mière Guerre mondiale. Fruit de la sion. l’hôpital de Lublin. Il a également
discipline et de l’autorité prus- été admis dans un hôpital psy-
siennes, Blobel a toujours eu du Quand la Seconde Guerre mon- chiatrique à la suite d’un épisode
mal à se plier aux exigences du diale a éclaté, Blobel avait 45 ans, psychotique qui s’est produit à
secteur privé et de la libre entre- était marié et père de deux en- Loutsk au début de la campagne
prise. La crise économique fants. En 1941, il a été placé à la de Russie, en juillet 1941. Complè-
d’après-guerre a simplement mis tête du Einsatzkommando 4a, tement confus, Blobel aurait me-
un terme dénitif au cours « nor- une sous-section de la Einsatz- nacé de son pistolet des Wehr-
mal » de sa carrière. Contraint de gruppe C. Il faisait partie des machtofziere et d’autres per-
vivre des allocations de chômage chefs les plus âgés et les moins di- sonnes se trouvant autour de lui,
à partir de 1930, Blobel a décidé plômés de ces unités. Il semblait hurlant qu’il était impossible de
de s’aflier au parti national-so- donc n’être qu’un « petit poisson » tuer autant de Juifs, et qu’ils de-
cialiste en 1931, et de rejoindre la à côté d’hommes comme Otto vaient labourer la terre avec une
SS en janvier 1932, ce qui lui a per- Ohlendorf et Heinz Jost, tous deux charrue.
mis d’obtenir un poste dans la docteurs en droit et spécialistes
Stapo (ou Staatspolizei) de Düssel- de l’économie. Son expérience Il s’est remis de cette crise, mais à
dorf en mars 1933. Un an plus tard, militaire et répressive, son esprit la mi-août 1941, il a contracté la
en juin 1934, il a été muté au SD pratique et son dévouement total èvre de Volhynie (une sorte de
(Sicherheitsdienst), le service em- à la cause national-socialiste ont paludisme), dont il a réussi à con-
bauchant du personnel versé toutefois largement compensé trôler les maux grâce à l’alcool,
dans la répression politique ainsi son manque de qualications mais qui l’a tout de même inva-
que dans la poursuite et l’arresta- académiques. Pendant son pro- lidé pendant plus de deux

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semaines. Il n’a toutefois jamais sion de Blobel était claire : effacer Blobel est devenu une sorte d’ins-
présenté sa maladie comme une toute trace des massacres com- tructeur pour les nazis respon-
raison d’arrêter de travailler ; au mis dans les pays de l’Est. sables de la destruction des corps
contraire, ces problèmes de santé Pour mener à bien cette mission, des Juifs assassinés. Lors de son
n’ont fait qu’exacerber son zèle. Blobel s’est vu attribuer des com- procès, Blobel a toutefois nié avoir
Sa consommation excessive d’al- pétences et des accréditations exploité et tué des prisonniers,
cool lui a ensuite valu un ulcère à validées par Müller, dont il rece- peu désireux d’ajouter ces crimes
l’estomac et une cirrhose. Blobel vait des ordres directs, mais tou- aux charges qui pesaient déjà
a nalement été relevé de ses jours oraux. À partir de ce mo- contre lui.
fonctions et renvoyé à Berlin en ment, Blobel a multiplié les allers-
1942. retours entre Berlin et les territoires Sa mission au poste de comman-
de l’Est, avec pour tâche de loca- dement de l’Aktion 1005 s’est
Reinhard Heydrich, le directeur du liser les fosses communes, de poursuivie jusque n 1944. Il devait
RSHA, lui a toutefois offert la coordonner ses activités avec les ensuite rallier, avec d’autres
chance de refaire ses preuves et différents corps d’armée, et par- membres de l’Aktion 1005, le
de revenir en force. Après avoir fois de s’assurer de leur soutien lo- siège d’une unité baptisée Iltis et
participé aux massacres perpé- gistique. Il a créé des commandos dédiée à la lutte antipartisans en
trés dans les pays de l’Est, Blobel spéciaux composés d’un com- Carinthie et en Yougoslavie, mais
avait déjà atteint le point de non- mandant du SD et de plusieurs de nouveaux problèmes de santé
retour. Il ne pouvait donc pas re- membres d’antennes locales de se sont mis en travers de sa route.
fuser et, de toute manière, il n’en la Sipo-SD basées au sein du Ge- Devant la gravité de son état, il a
avait pas non plus envie : le poste neralgouvernement, en Ukraine, dû renoncer à sa mission pour se
était fait pour lui. Assez paradoxa- dans les États baltes et en Biélorus- faire soigner dans un sanatorium
lement, cette nouvelle mission lui sie, et dont les dirigeants étaient de Maribor. Paul Blobel a été ar-
a permis de mettre à prot ses soumis à ses ordres. Les services rêté par les Américains le
compétences dans le domaine de police allemands de la SchuPo 8 mai 1945, à Rastatt. La victoire
de l’architecture (bien qu’il n’ait (Schutzpolizei) ou de l’OrPo (Ord- des Alliés a ainsi mis un terme à la
jamais obtenu son diplôme d’ar- nungpolizei) étaient chargés de la folle ascension de l’un des servi-
chitecte), ses qualités de leader surveillance interne des différents teurs les plus zélés du régime.
et sa connaissance technique sites, tandis que des unités de sou- Blobel n’était au nal qu’un
d’outils de combat comme les tien locales ou des Volkdeutsche homme sans destin précis qu’un
lance-ammes et la dynamite. Il a s’occupaient de la surveillance certain nombre de choix et de
été propulsé au commandement externe. Chaque personne impli- convictions idéologiques ont pro-
de l’Aktion 1005 en mai 1942. Hey- quée était tenue au secret. Les gressivement transformé en bour-
drich a mis Blobel à la disposition Juifs, les prisonniers de guerre so- reau, et en technicien de la mort.
d’Heinrich Müller, chef de la Ges- viétiques et les prisonniers poli-
tapo (division IV du RSHA). Müller tiques utilisés comme main-
l’a ensuite redirigé vers Eichmann d’œuvre gratuite étaient éliminés Frédéric Crahay
pour qu’il l’informe sur la « Solution dès la n de chaque chantier ; au- Directeur
nale » à la question juive. La mis- cun d’entre eux n’a été épargné. ASBL Mémoire d’Auschwitz

8 TRACES DE MÉMOIRE
application Les bourreaux qui nient toute responsabilité et ceux qui sont fiers de leur « travail »
pédagogique

Nom et prénom Classe / Cours


Vous trouverez chaque trimestre dans votre TRACES DE MÉMOIRE une application pédagogique avec une fiche didactique à utiliser en classe ou à conserver.

Nous voyons régulièrement deux réactions extrêmes émerger


lorsque les auteurs de crimes se présentent à leur procès :

Il y a ceux qui se justient en évoquant « l’obéissance aux ordres » d'un côté et


ceux qui racontent avec une certaine erté comment ils ont défendu
leur pays et/ou leur idéologie, même en exécutant les atrocités les plus inavouables.

Cherche des exemples des deux cas.


Ces fiches sont également à télécharger sur notre site internet www.auschwitz.be sous l ’onglet « pédagogie ».

Dans un cas, s'agit-il seulement de lâches ?


Dans l'autre cas, s'agit-il exclusivement de psychopathes sadiques ?

Explique ta réponse à l'aide d'exemples.

Remarques de l’enseignant/e TRACES DE MÉMOIRE


est une publication trimestrielle de
l’ASBL Mémoire d’Auschwitz

www.auschwitz.be

FICHE PÉDAGOGIQUE N° 25 (TRACES DE MÉMOIRE N° 46)


approfondissement LE RÉGIME DES
KHMERS ROUGES
AU CAMBODGE
Le 17 avril 1975, les Khmers rouges se sont emparés du pouvoir au Cambodge. Ils ont évacué les villes à grand renfort de violence, vidé
les hôpitaux et les monastères bouddhistes, fermé les écoles, les usines et les bibliothèques, et aboli la monnaie et les salaires. La
liberté d’expression, de circulation et de culte a disparu pendant près de quatre ans, tout comme le droit à l’association, au rassem-
blement et au débat. La vie de famille n’a pas non plus été épargnée, les Cambodgiens ayant par exemple été forcés à prendre leurs
repas dans des salles collectives. Le communisme des Khmers rouges peut être considéré comme une forme d’« ultramaoïsme », un
régime féodal radicalement antiurbain inspiré de la révolution culturelle qui s’est déroulée en Chine entre 1966 et 1976. D’avril 1975 à
janvier 1979, le Kampuchéa démocratique a été géré comme une sorte de camp de prisonniers géant dont le nombre de victimes est
aujourd’hui estimé à 1,7 million1, soit 20 % de la population actuelle du Cambodge.

La montée au pouvoir des Khmers et produisait peu de biens de con- guerre de Pol Pot – est rentré au
rouges sommation destinés aux zones ru- Cambodge en 1953 après avoir
Dans le Cambodge d’avant la ré- rales. De nombreux paysans con- proté d’une bourse d’études en
volution, les paysans étaient sidéraient par conséquent les France. Dans les années 1960, il
mieux traités que leurs voisins viet- villes comme les centres d’une s’est allié à d’autres jeunes com-
namiens ou thaïlandais : les terres autorité politique et économique munistes cambodgiens ayant,
étaient assez équitablement ré- inégalitaire exercée par des pour la plupart, le même passé
parties, et la plupart des agricul- étrangers. Pour « purier » le pays, académique, pour prendre la
teurs possédaient leurs propres les Khmers rouges ont ordonné, tête du Parti ouvrier du Kampu-
terrains. La population rurale était dès leur accession au pouvoir, le chéa, une organisation provietna-
cependant endettée, et le déplacement des citadins « con- mienne qui s’était opposée au
nombre de fermiers et de mé- taminés » vers les campagnes an colonialisme français pendant
tayers dépouillés de leurs terres a de les « rééduquer ». que Pol Pot vivait à Paris. En 1966,
quintuplé entre 1950 et 19702. Une Un autre facteur fut la revitalisa- les nouveaux dirigeants du parti le
nouvelle classe de paysans ruinés tion fulgurante qu’a connue l’en- rebaptisent « Parti communiste du
s’est ainsi développée en marge seignement dans les années 1960, Kampuchéa » (PCK) et entament
de la classe moyenne composée après une longue période de né- leur ascension vers le pouvoir en
de propriétaires fonciers. La situa- gligence sous le règne colonial s’opposant au gouvernement
tion de ces misérables était suf- français (1887-1954). Ce nouvel neutraliste du prince Norodom Si-
samment désespérée pour qu’ils essor a créé un clivage généra- hanouk (1922-2012).
n’aient rien à perdre en cas de ré- tionnel entre les agriculteurs et les Le régime toujours plus répressif
volution sociale. Le fossé entre jeunes instruits, qui peinaient bien de Sihanouk a poussé une partie
ville et campagne est l’un des souvent à trouver du travail après de la population à se rebeller, per-
principaux facteurs de la prise de leurs études secondaires, et al- mettant à l’élite khmère menée
pouvoir d’un mouvement né en laient par conséquent grossir les par Pol Pot de rallier les vétérans
1951 : les Khmers rouges. Alors que rangs des dissidents politiques. de la lutte pour l’indépendance
les campagnes étaient dominées Dans les années 1960, les Khmers de 1953 à son projet de révolte
par les Khmers, les villes abritaient rouges ont ainsi recruté une profu- pour 1967-1968. Pol Pot a proté
de larges communautés eth- sion d’enseignants et d’étudiants. du désaccord qui régnait entre
niques chinoises et vietna- Saloth Sâr (1925-1998) – le futur les communistes chinois et vietna-
miennes. L’industrie urbaine était leader des Khmers rouges, connu miens concernant le Cambodge
en outre assez peu développée, à partir de 1975 sous le nom de pour s’attirer le soutien des Chinois

10 TRACES DE MÉMOIRE
© 4plebs

Pol Pot à l'époque où il était à la


tête du Kampuchéa démocratique,
entre 1975 et 1979

et s’offrir une précieuse marge de nom de Angkar (« Organisation »), gure de la population, trop limi-
manœuvre contre les commu- a lancé son programme de puri- tée à leur goût. Pour Pol Pot, le
nistes khmers provietnamiens. Si cation dans les années 1960 en Cambodge n’avait rien à envier à
les ambitions politiques de Pol Pot éliminant les membres du parti ses voisins. Il lui fallait tout simple-
étaient purement internes, elles considérés comme trop proches ment retrouver sa gloire préboud-
ne se seraient jamais concrétisées des communistes vietnamiens. dhique en restaurant la robuste
si les États-Unis n’avaient pas pro- Après la prise de pouvoir de 1975, économie de l’empire médiéval
fondément ébranlé la stabilité les purications par la violence se d’Angkor et en récupérant les
économique et militaire du Cam- sont multipliées. Les personnes ar- « territoires perdus » qu’étaient le
bodge à partir de 1966. Le rêtées étaient envoyées au cœur Vietnam et la Thaïlande. Le Kam-
18 mars 1966, l’armée de l’air du système de terreur : la prison puchéa démocratique valorisait
américaine a secrètement en- du service de sûreté intérieure la « race » cambodgienne, et non
voyé ses bombardiers B-52 à l’as- (Santebal, la police politique) de les individus. Les « impuretés » na-
saut de bases vietnamiennes pré- Phnom Penh – nom de code : Of- tionales incluaient donc les per-
sumément dissimulées dans la ce S-21. Environ 20 000 per- sonnes instruites à l’étranger (à
campagne cambodgienne. Un sonnes, principalement des fonc- l’exception de Pol Pot et de ses
an plus tard, le prince Norodom Si- tionnaires régionaux et des dissi- suiveurs qui avaient pourtant étu-
hanouk a été renversé par le gé- dents présumés, ont été torturées dié à Paris), et les ennemis de l’hé-
néral Lon Nol (1913-1985), soutenu et assassinées entre 1976 et 1979 ritage cambodgien – en particu-
par les États-Unis. La guerre du dans cet établissement, qui abrite lier les Vietnamiens. Le Cam-
Vietnam a ensuite brouillé la fron- aujourd’hui le musée du géno- bodge s’est par conséquent peu
tière vietnamo-cambodgienne, cide Tuol Sleng. Le chef du Sante- à peu coupé du monde : ferme-
et entraîné une nouvelle guerre bal, Kaing Guek Eav, alias ture des frontières, invasion mili-
civile au Cambodge. Les bom- Duch (1942-2020), dépendait di- taire des pays limitrophes, inter-
bardements américains sur les rectement de Son Sen (1930- diction de parler une langue
campagnes cambodgiennes se 1997), le ministre de la Défense du étrangère, démantèlement des
sont intensiés entre 1970 et le régime de Pol Pot. ambassades et des agences de
15 août 1973, tuant près de Outre les modèles stalinien et presse, dissolution des antennes
150 000 Cambodgiens. Des cen- maoïste, l’un des fondements de télévisées et des journaux locaux,
taines de milliers de paysans ont la vision politique des adeptes de conscation des radios et des vé-
alors progressivement gagné les Pol Pot était la poursuite d’une los, répression des appels télépho-
villes, d’abord pour échapper aux certaine grandeur nationale et ra- niques et des échanges de cour-
bombes américaines, ensuite ciale. Leurs divergences d’opi- riers… Les Cambodgiens ont très
pour se soustraire au régime des nions avec les communistes viet- vite réalisé qu’il valait mieux dissi-
Khmers rouges. namiens rencontrés à Paris au dé- muler toute connaissance ou
but des années 1950 avaient prin- compétence « contaminée » par
Les purications internes et l’idéo- cipalement trait à la grandeur des inuences étrangères. Les in-
logie des Khmers rouges symbolique du temple khmer mé- teractions humaines ont été ré-
La direction du PCK, connu sous le diéval d’Angkor Wat, et à l’enver- duites à la transmission d’instruc-

N° 46 - DÉCEMBRE 2022 11
Duch lors d'une audience du tribunal
cambodgien, le 5 décembre 2008

© Tang Chhin Sothy/ AFP

tions et d’ordres. Entre le dévoue- nement basé à Phnom Penh les a an, le bouddhisme a été quasi
ment de la population deman- alors obligés à porter un foulard éradiqué du Cambodge. Début
deuse d’un réveil nationaliste, la bleu pour marquer leur prove- 1977, le pays ne comptait plus au-
mobilisation inévitable d’une résis- nance orientale – ce n’est pas cun monastère actif, et les moines
tance, et l’inexibilité d’un régime sans rappeler l’étoile jaune impo- avaient tous disparu de la circula-
prêt à tout pour atteindre son sée aux Juifs par les nazis entre tion.
idéal, toutes les conditions étaient 1941 et 1945 –, avant de les exter- Les principales minorités eth-
réunies pour faire du Cambodge miner. niques au Cambodge avant 1970
le théâtre d’une tuerie de masse Les dirigeants les plus puissants, étaient les Vietnamiens, les Chi-
ou d’un génocide. Entre 1975 et c’est-à-dire les responsables des nois et les Chams islamiques. Con-
1979, la majorité khmère a éliminé tueries de masse et du génocide trairement à la plupart des autres
15 % du peuple rural, et 25 % des cambodgien, étaient établis à régimes communistes, le gouver-
habitants des villes3. Au départ, le Phnom Penh (la capitale cam- nement de Pol Pot a choisi d’igno-
Kampuchéa démocratique faisait bodgienne), et connus sous le rer ces groupes ethniques qui
une distinction entre les « anciens nom de « Centre du parti ». La po- constituaient, avec 20 autres mi-
citoyens » (ceux qui habitaient litique génocidaire a donc norités nationales, plus de 15 % du
déjà les territoires privilégiés par émané de ce petit groupe d’an- peuple cambodgien. La position
les Khmers rouges avant 1975) et ciens cadres du parti qui a pris les ofcielle du régime était que ces
les « nouveaux citoyens » (ceux rênes du pays à partir de 1960. ethnies ne représentaient que1 %
qui vivaient dans les villes, les der- Parmi les grandes gures du mou- de la population. Cette radiation
niers vestiges du régime de Lon vement, on retrouve Pol Pot (Frère statistique ne les a toutefois pas
Nol). Les villes ont beau avoir été numéro 1), Nuon Chea (1926- protégées d’une violente persé-
évacuées en avril 1975, personne 2019, Frère numéro 2), Ieng Sary cution physique. La communauté
n’a été épargné par les mas- (1925-2013, Frère numéro 3) et vietnamienne a par exemple été
sacres puricatoires de 1977-1978, Khieu Samphân (1931 –, Frère nu- complètement éradiquée. Selon
dont le plus effroyable de tous méro 4). les dires de témoins issus d’autres
s’est déroulé lors des six derniers groupes ethniques, notamment
mois du régime dans la partie est Les victimes du régime et les mo- des Khmers mariés à des Vietna-
du pays, lorsque la population de tifs raciaux de l’oppression miens, il s’agissait purement et
cette zone frontalière du Vietnam Le gouvernement de Pol Pot vou- simplement d’une campagne
a été soupçonnée de dissidence lait bannir le bouddhisme au d’extermination raciale.
politique. Après avoir éliminé des Cambodge. Selon les dires de té- Les Chinois soumis au régime de
centaines de personnes lors moins oculaires, les Khmers rouges Pol Pot ont connu la plus grande
d’exécutions de masse, les ne se contentaient pas d’éliminer tragédie n’ayant jamais touché la
Khmers rouges ont déporté des di- les moines : ils forçaient les survi- diaspora chinoise en Asie du Sud-
zaines de milliers de villageois vers vants à se déshabiller avant de les Est : des 425 000 Chinois établis au
le nord-ouest du pays. Le gouver- prendre en chasse. En à peine un Cambodge en 1975, seuls

12 TRACES DE MÉMOIRE
La prison de Tuol Sleng (aujourd'hui transformée
en musée), avec, au premier plan,
sa potence collective

© Jean Pickery / Fondation Auschwitz, 2012

200 000 ont survécu aux quatre surrections. Lorsque les autorités après avoir formé une nouvelle ar-
années suivantes. Ces Chinois ha- ont tenté de rassembler tous les mée cambodgienne capable de
bitaient principalement les villes, exemplaires du Coran sur une île défendre le pays sans aide exté-
et les Khmers rouges leur ont rapi- du Mékong, les villageois ont pro- rieure. Dans les dix ans qui ont suivi
dement collé l’étiquette de cita- testé en organisant une manifes- le renversement de Pol Pot, de
dins archétypes et de prisonniers tation. Les troupes des Khmers nombreuses organisations juri-
de guerre. Ils n’ont pas été exécu- rouges ont alors tiré sur la foule. diques de renom ont proposé
tés pour des motifs raciaux, mais, Les Chams se sont vengés en as- d’envoyer des délégations en-
à l’instar d’autres victimes de sassinant une demi-douzaine de quêter sur les crimes du Kampu-
l’évacuation des villes, ils ont été soldats à coups d’épée et de poi- chéa démocratique. Sous cette
contraints de travailler beaucoup gnard. Peu de temps après, l’ar- démarche altruiste se cache ce-
plus dur et dans des circonstances mée de Pol Pot a assailli les 113 vil- pendant un complexe jeu de
beaucoup plus déplorables que lages chams du pays. Environ forces géopolitiques, les États-
les habitants des campagnes. 100 000 Chams ont trouvé la mort, Unis, la Chine et la Thaïlande
Pour eux, le non-respect d’une et les rescapés se sont retrouvés ayant, pour diverses raisons, choisi
quelconque directive était bien éparpillés en petits groupes de de soutenir le régime de Pol Pot
souvent synonyme de peine capi- quelques familles. La religion et les an de mettre des bâtons dans les
tale. Il s’agissait donc ici d’une dis- écoles islamiques ont été inter- roues du Vietnam et de l’Union so-
crimination systématique basée dites, tout comme la langue viétique.
sur les origines géographiques et cham. Des milliers de musulmans La lutte pour traduire en justice les
sociales de chacun. La minorité ont été obligés de manger de la leaders des Khmers rouges a com-
chinoise a également été déci- viande de porc. Bon nombre mencé à porter ses fruits après les
mée par la faim et des maladies d’entre eux ont été exécutés pour élections de 1993 (parrainées par
telles que la malaria. avoir refusé. l’ONU), lorsque les Khmers rouges
En 1975, les Chams islamiques ont assassiné des gardiens de la
étaient au moins 250 000. Avec La chute des Khmers rouges et le paix bangladais, bulgares, japo-
leur religion, leur langue et leur sort des coupables nais et chinois. Après le retrait de
culture distinctes, leurs grands vil- L’armée vietnamienne a envahi l’ONU, en 1994, le nouveau gou-
lages et leurs réseaux indépen- le Cambodge en janvier 1979 et vernement de coalition cambod-
dants, ils étaient perçus comme chassé les Khmers rouges. Un ré- gien a déclaré la révolution des
une menace pour la société et gime beaucoup moins répressif a Khmers rouges illégale. Le parti a
étaient donc surveillés de près par été instauré sous l’égide de Hun alors commencé à imploser, et les
les acolytes de Pol Pot. Le nou- Sen (1952 –), d’abord en tant que trahisons et la paranoïa des lea-
veau gouvernement de Pol Pot ministre des Affaires étrangères, ders ont fait le reste. Craignant
s’est attaqué à cette commu- puis en tant que Premier ministre à d’être trahi, Pol Pot a fait assassi-
nauté dès 1975, provoquant par partir de 1985. Les troupes vietna- ner Son Sen en juin 1997. Dans la
la même occasion de violentes in- miennes se sont retirées en 1989, jungle du nord du Cambodge, les

N° 46 - DÉCEMBRE 2022 13
© Jean Pickery / Fondation Auschwitz, 2012
Le mémorial Choeung Ek,
au cœur des killing fields

derniers militaires dèles à Pol Pot, cide. Il faut évidemment préciser Convention de 1948 pour la pré-
qui venaient de quitter déniti- que toutes les victimes cambod- vention et la répression du crime
vement leur base, ont écrasé de giennes ne sont pas imputables de génocide. Selon eux, le régime
leurs camions les corps de leurs au régime de Pol Pot ; de nom- des Khmers rouges a « commis à
dernières victimes : Son Sen, sa breuses personnes ont péri à l’encontre de la population cam-
femme Yun Yat et une douzaine cause de la guerre menée par les bodgienne presque tous les
de leurs proches. Ta Mok (1926- Américains et du bombardement crimes énumérés dans la Conven-
2006, pseudonyme d’Ung des zones peuplées du Cam- tion .» Ta Mok est décédé en 2006
Choen), nouveau et dernier lea- bodge entre 1969 et 1973, sans alors que son procès était prévu
der des Khmers rouges, a alors pris oublier la croissance démogra- pour 2007. Il n’a donc jamais été
les devants : il a arrêté Pol Pot et a phique enrayée par l’instabilité, jugé. Khieu Samphân et Nuon
organisé un procès-spectacle les migrations et les conditions de Chea ont été reconnus cou-
dans la jungle lors duquel Pol Pot vie déplorables qui ont marqué le pables de crimes contre l’huma-
a dû répondre du meurtre de Son Cambodge dans les années 1970. nité le 7 août 2014 et condamnés
Sen. Pol Pot est mort dans son 1,7 million de morts sont toutefois à perpétuité. En 2018, ils se sont vu
sommeil le mois suivant, alors que directement attribuables au ré- iniger la même peine pour géno-
les conits entre les différentes gime des Khmers rouges. La popu- cide. Duch a pour sa part été
factions battaient toujours leur lation a par ailleurs subi de lourds condamné à perpétuité le 3 fé-
plein. Les Khmers rouges ont of- traumatismes psychologiques. vrier 2012 pour homicide, torture,
ciellement cessé d’exister en dé- Malgré cela, il a fallu un certain viol et crimes contre l’humanité.
cembre 1999. temps avant que le monde re- Parmi tous ces coupables, Duch
En décembre 1998, les plus hauts connaisse le génocide cambod- est le seul à n’avoir jamais exprimé
dignitaires des Khmers rouges en- gien. D’après la Convention de le moindre remords.
core en vie – à savoir Nuon Chea, 1948, les classes politiques ne pou-
ancien secrétaire adjoint du parti, vaient être impliquées dans un Frédéric Crahay
et Khieu Samphân, ancien chef génocide. Il faut dire que sans Directeur
d’État du Kampuchéa démocra- cette clause, l’Union soviétique – ASBL Mémoire d’Auschwitz
tique – se sont rendus au gouver- qui comptait parmi les pays signa-
nement. Les troupes cambod- taires de la Déclaration universelle
giennes ont ensuite capturé Ta des droits de l’Homme – aurait ris-
Mok en mars 1999. Un mois plus qué d’atterrir sur le banc des ac-
tard, Duch, l’ancien comman- cusés.
dant de la prison de Tuol Sleng, a Le tribunal cambodgien de 1 L’étude la plus complète à ce jour est
été repéré par un journaliste bri- Phnom Penh a nalement vu le celle de Yale. Voir :
tannique, et arrêté dans la foulée jour en 1997, et les experts de https://gsp.yale.edu/case-studies/cambo-
par la police de Hun Sen. Les pro- l’ONU ont conclu, en 1999, que les dian-genocide-program,consulté le
13 septembre 2022.
cureurs de Phnom Penh ont an- Khmers rouges devaient être ac- 2 Ben Kiernan, Boua Chanthou (eds.),

noncé que Duch et Mok seraient cusés de crimes contre l’humanité Peasants and Politics in Kampuchea, Lon-
accusés de génocide, et que et de génocide. Dans leur rap- dres, Zed Press, 1982, p. 4.
3 Ben Kiernan, The Cambodian Genocide,
Nuon Chea et Khieu Samphân se- port, ils ont afrmé que les évène-
1975-1979 , The Holocaust and other
raient assignés à témoigner, et ments de 1975-1979 répondaient Genocides, Amsterdam, Amsterdam Uni-
également accusés de géno- bel et bien à aux dénitions de la versity Press, 2012, p. 83.

14 TRACES DE MÉMOIRE
Dans cette rubrique : des images, des textes, des liens Internet, sans
commentaire. Que sais-tu du contenu de cette page ? Quel est le lien
avec le thème et quelle est ton opinion critique ? Envoie ta réponse à
ces trois questions par mail via georges.boschloos@auschwitz et no comment
gagne une de nos publications au choix.

Les photos de la rubrique NO COMMENT des quatre Traces de Mémoire de 2022-2023 se complètent.
© USHMM
© USHMM

N° 46 - DÉCEMBRE 2022 15
le saviez-vous ?

Maria Mandl lors de son

© TDR
extradition vers la Pologne

Maria Mandl était surnommée « la bête d’auschwitz »


« […] Pendant ces sélections, l’accusée Mandl torturait les déportés avec cruauté ; elle frappait les femmes, les hommes et les
enfants avec un fouet, et distribuait des coups de pied à tout va. Elle arrachait les enfants des bras de leur mère, et quand celles-
ci essayaient de rejoindre leurs enfants et de les protéger, elle les battait violemment. Un jour, une jeune mère de 20 ans qui se
trouvait juste à côté de moi a essayé d’approcher son enfant de deux ans. Elle s’est fait attraper, et Mandl l’a battue jusqu’à ce
qu’elle ne puisse plus se relever. » Cette citation est extraite du témoignage livré par Sala Feder lors du procès d’Auschwitz, qui s’est
tenu en 1947 à Cracovie. Elle résume en quelques mots les terribles « activités » de la gardienne SS Maria Mandl, et explique également
pourquoi cette dernière était surnommée « la Bête ».

Maria Mandl (parfois orthogra- d’hommes, et à asseoir son auto- Mérite de guerre) de 2e classe.
phié Mandel) est originaire de rité sur les détenues féminines Lorsqu’il devient évident que l’Al-
l’Empire d’Autriche. Née en 1912 comme sur leurs homologues lemagne va perdre la guerre,
au sein d’une famille modeste, masculins. Elle ne rend d’ailleurs Mandl est envoyée au KL de
elle décide de s’installer à Munich de comptes qu’à Rudolf Höß et Mühldorf, un camp satellite du KL
après l’Anschluss de 1938. La ses successeurs (voir Traces de de Dachau. Elisabeth Volkenrath
même année, en octobre, elle mémoire n° 45). Elle se voit ensuite lui succède à Auschwitz, elle y
postule comme SS-Aufseherin coner le commandement de sera arrêtée peu après. En
(gardienne) au KL de Lichtenburg plusieurs camps satellites ratta- mai 1945, Maria Mandl fuit vers le
(voir Traces de mémoire n°45). chés à Auschwitz, et nomme Irma sud de la Bavière, où elle est arrê-
Moins d’un an plus tard, elle re- Grese (voir Traces de mémoire tée environ trois mois plus tard par
joint le KL de Ravensbrück, où elle n° 48) à la tête de la section du l’armée américaine. Ses interro-
s’attire rapidement les bonnes camp pour femmes de Birkenau gateurs découvrent alors une
grâces de ses supérieurs. Elle n’est réservée aux détenues hon- femme intelligente qui s’est ac-
toutefois promue qu’en avril 1942, groises. quittée de son travail dans les
soit un an après avoir rejoint le Sa brutalité est sans égale. Elle camps avec le plus grand dé-
NSDAP. Elle accède alors au prend par exemple pour habitude vouement. En septembre 1946,
grade de SS-Oberaufseherin. Pour de se poster à l’entrée du camp Maria Mandl est livrée à la Po-
elle, ce nouveau poste est syno- pour y attendre le retour des tra- logne.
nyme de pouvoir : outre le recru- vailleurs forcés. Quiconque ose Le procès des bourreaux
tement des nouvelles Aufseherin- sortir des rangs est immédiate- d’Auschwitz s’ouvre à Cracovie
nen, elle est, en effet, chargée du ment emmené… pour ne jamais un an plus tard. Après avoir
fonctionnement quotidien du réapparaître. Par ailleurs, la co- entendu différents témoins ocu-
camp, ce qui signie qu’elle peut lonne de travailleurs doit marcher laires, la cour la reconnaît cou-
distribuer des punitions à sa guise au rythme d’un orchestre féminin pable et la condamne à mort.
pour y faire régner l’ordre… ou la formé par Mandl elle-même. Elle Elle demande à être pardonnée
terreur. En octobre 1942, elle est est également présente à l’arri- peu avant son exécution, mais
mutée à Auschwitz pour y rempla- vée des trains de déportation. est malgré tout pendue le 24 jan-
cer Johanna Langefeld (voir Pendant plus de deux ans, elle vier 1948, à l’âge de 36 ans, pour
Traces de mémoire n° 45). prend activement part à la sélec- les actes de cruauté qu’elle a per-
À son arrivée sur place, elle est tion des détenus envoyés à la pétrés pendant l’ère nazie.
nommée SS-Lagerführerin du chambre à gaz, signant ainsi l’ar-
camp pour femmes, qu’elle ré- rêt de mort de près d’un demi-mil-
gente avec tout autant de bruta- lion d’êtres humains. Les loyaux
lité et de cruauté. En raison de sa services de la « Bête d’Auschwitz » Johan Puttemans
bestialité, Maria Mandl parvient à sont même récompensés par une Coordinateur pédagogique
s’imposer dans un monde Kriegsverdienstkreuz (croix du ASBL Mémoire d’Auschwitz

16 TRACES DE MÉMOIRE
biblio

commémoration de l’autodafé remember@auschwitz.be


Le 10 mai 2023, nous commémo- concernant la Shoah et d'autres
rerons l'autodafé qui a eu lieu à meurtres de masse et génocides.
Berlin, le 10 mai 1933, il y a 90 ans.
Nous proterons également de
À cette occasion, la Fondation l'occasion pour présenter notre
Auschwitz vous accueillera pour vaste bibliothèque et nos publica-
une soirée littéraire à la librairie tions.
bruxelloise TROPISMES, située au
11 Galerie des Princes, à 19 h. Un invité y lira quelques textes.

Nous nous concentrerons sur les Cette activité est gratuite, mais
ouvrages récemment publiés l'inscription est obligatoire.

séance de cinéma gratuite pour votre classe georges.boschloos@auschwitz.be


Depuis plusieurs années, l'ASBL roman du même nom de Markus
Mémoire d’Auschwitz organise Zusak.
chaque année, le premier mardi
de février, une séance de cinéma Vous recevrez une che pédago-
gratuite pour les écoles. gique sur laquelle vous pourrez
travailler ensemble en classe
En 2023 également, vous pourrez après le lm.
inscrire votre classe à la projection
gratuite d'un lm. Le titre choisi est Contactez-nous pour obtenir le
« La voleuse de livres », basé sur le règlement.

la bd dans l’actualité emmanuel.verschueren@auschwitz.be


Ces derniers mois, nous avons mente de la Shoah. »
constaté un intérêt manifeste La bibliothèque de la Fondation
pour la bande dessinée en tant Auschwitz met également à la dis-
que messager de l'histoire de la position des étudiants et des en-
Shoah : La bande dessinée Deu- seignants une vaste collection de
xième Génération de Michel bandes dessinées et de romans
Kichka a été adaptée au cinéma graphiques. Voici quelques-uns
sous le titre Les Secrets de mon des titres disponibles pour la con-
Père ; un concours de BD est ac- sultation (sur rendez-vous) : Maus
tuellement en cours au War Heri- d'Art Spiegelman, les collections
tage Institute : Bulles de Mémoire complètes de Femmes en Résis-
(voir Traces de mémoire n° 42) et tance de Régis Hautière, de L’en-
un article dans ce numéro est volée sauvage de Laurent Galan-
consacré à la nouvelle exposition don, Spirou d’Émile Bravo et bien
à Paris : « Spirou dans la tour- d’autres encore…

N° 46 - DÉCEMBRE 2022 17
réflexion

À gauche : Arthur Prauss

© TDR

© TDR
À droite : Johann Kantschuster

LA BRUTALITÉ DES GARDIENS ALLEMANDS


DU SS-AUFFANGLAGER DE BREENDONK
Dans le numéro précédent (45), nous avons parlé des commandants du SS-Auffanglager de Breendonk. Il
faut toutefois préciser que, hormis quelques exceptions, leurs crimes relevaient entièrement de leur respon-
sabilité, puisque tout ce qui se passait dans le camp leur était imputable.
Dans cet article, nous évoquerons deux responsables directs des atrocités commises contre les détenus de
Breendonk : Arthur Prauss et Johann Kantschuster.

Arthur Prauss, la brute rabaisser pour faire de Breendonk l’avoir reconnu après la Seconde
Né à Berlin en 1892, Arthur Prauss un véritable enfer sur terre. Au Guerre mondiale.
combat lors de la Première camp, Prauss est omniprésent : sur
Guerre mondiale. En avril 1933, il le chantier, dans les chambres, à Johann Kantschuster,
devient membre de la SA, et re- l’inrmerie, dans la salle de tor- le psychopathe
joint la SS peu après. Quatre ans ture, sur la place d’appel… im- Johann Kantschuster naît en 1897
plus tard, il s’aflie au NSDAP. possible pour les prisonniers de se en Bavière. Lors de la Première
En octobre 1940, cet homme soustraire à ses récriminations et à Guerre mondiale, il combat au
pourtant quasi analphabète est ses agressions physiques. Sa con- front et subit quelques blessures.
détaché en Belgique pour y assu- sommation (abusive) d’alcool ne Après la Grande Guerre, il travaille
rer, sous la direction de Philipp fait rien pour adoucir son carac- comme ouvrier et revendique son
Schmitt, la gestion quotidienne du tère, qui se dégrade encore appartenance à l’extrême droite
tout nouveau SS-Auffanglager de lorsqu’il apprend que sa femme en s’afliant à un Freikorps. Il re-
Breendonk (voir Traces de mé- et ses enfants, restés en Alle- joint le NSDAP en 1928, et intègre
moire n° 25). Son rôle consiste à magne, ont été tués à la suite de la redoutée SS dans la foulée.
organiser le camp d’accueil. Pour frappes aériennes. Rongé par la Dans les années 1920, il est con-
le reste, il a carte blanche. Usant rancœur et l’alcoolisme, Arthur damné à plusieurs reprises pour
de sa position d’ofcier allemand Prauss est en proie à des accès de des faits de violence.
il fait régner la terreur à Breen- colère de plus en plus fréquents. Kantschuster entame sa sinistre
donk, et devient rapidement l’un Il est l’un des derniers SS à prendre besogne de gardien dès le début
des SS les plus craints en raison de la fuite, quittant Breendonk le de l’ère des camps nazis ; en mars
sa brutalité verbale et physique 2 septembre 1944 pour rentrer en 1933, il est affecté au KL de Da-
sans limites. Il instille ainsi la peur Allemagne. On suppose qu’il a chau, où il fusille personnellement
chez les détenus à coups de perdu la vie pendant la bataille un détenu peu de temps après
poings ou de fouet, n’hésite pas à de Berlin (avril 1945), même si son arrivée. Un peu plus tard, la
les injurier, à les intimider et à les quelques personnes ont prétendu police annule le mandat d’arrêt

18 TRACES DE MÉMOIRE
Réflexion éthique :
Caricature de Prauss par Jacques Ochs, détenu à Breendonk

On voit régulièrement des gar-


diens ou autres tortionnaires
avoir des problèmes de boisson.
On a parfois prétendu que ce
problème d'alcool serait une
conséquence des atrocités
qu'on leur ordonne d'accomplir.
D'autres affirment que les atro-
cités qu'ils font subir aux autres
sont plus probablement le résul-
tat de leur dépendance à l'al-
cool. Qu’en pensez-vous ?

dont il fait l’objet pour lui per-


mettre de poursuivre sa carrière. À
partir de 1938, le sort commence
à lui être moins favorable, ses pro-
blèmes d’alcool interférant avec
ses fonctions au sein du système
des camps de concentration na-
zis. Victime de son comporte-
ment, Johann Kantschuster est
muté une première fois et quitte
Dachau pour le KL de Ra-

© TDR
vensbrück, où il traite les détenues
féminines avec une brutalité sans
nom. Continuant à boire plus que son corps se dégrade à vue d’œil. donk un enfer. Johann Kantschus-
de raison, il fait une mauvaise Les médecins le déclarent alors in- ter n’y a passé que 7 mois, mais
chute et tombe sur la tête. Cet capable de continuer à servir la cela a suf à faire de cette pé-
accident lui laisse des séquelles Waffen-SS. Il ne subsiste aucune riode la plus meurtrière de l’his-
psychiques qui ont pour effet de trace de Kantschuster pendant toire du camp.
décupler sa cruauté. Sa brutalité les premières années de la Se- Après une dernière mutation, en
à Ravensbrück oblige ses supé- conde Guerre mondiale, jusqu’à avril 1943, il a dénitivement dis-
rieurs à le muter une nouvelle fois. ce qu’il refasse surface en sep- paru des radars. Une fois la Se-
Ils l’affectent alors au KL de Mau- tembre 1942 en tant que gardien conde Guerre mondiale termi-
thausen. Un jour, après une alter- à Breendonk. née, des recherches ont été lan-
cation avec un autre gardien, Jo- Il devient rapidement l’un des SS cées en Belgique et en Alle-
hann Kantschuster dégaine son les plus craints du camp ! En plus magne dans le but de le retrou-
arme dans la cantine du camp, et d’être ivre dès le matin et jusque ver, bien qu’il ait été déclaré dis-
met en joue son collègue SS. Il est tard le soir, ses tendances psycho- paru au printemps 1945. Ces ef-
alors contraint de passer un exa- pathes font de son service une forts ont été ofciellement aban-
men psychiatrique. Le diagnostic bien macabre période. Johann donnés en 1982. Le sort de l’un
est sans appel : Johann Kantschuster a semé la mort et la des gardiens les plus redoutés de
Kantschuster n’est plus tout à fait désolation partout dans son sil- Breendonk reste donc un mystère.
maître de ses actes. En guise de lage : en plus d’avoir la gâchette
dernier avertissement, il est à nou- facile, il aimait donner le coup de
veau muté, avec pour nouvelle grâce aux otages fusillés. Avec Johan Puttemans
destination le KL de Sachsenhau- son tempérament exceptionnel- Coordinateur pédagogique
sen. À cause de l’abus d’alcool, lement agressif, il a fait de Breen- ASBL Mémoire d’Auschwitz

N° 46 - DÉCEMBRE 2022 19
varia
QUAND SPIROU CROISE
FELIX NUSSBAUM
ET LES VICTIMES DE LA SHOAH

Quel rapport y a-t-il entre Spirou, personnage de bande dessi-


née, grand héros belge, et le peintre juif allemand Felix Nuss-
baum, assassiné à Auschwitz  ? La tétralogie L’Espoir malgré
tout, d'Émile Bravo, dans laquelle fiction et réalité, petite et
grande histoire se croisent.
Mais aussi une exposition, du 9 décembre 2022 au 30 août 2023,
au Mémorial de la Shoah, à Paris.

Le dessinateur Émile Bravo, dans sa administration, sa vie quotidienne,


tétralogie L’Espoir malgré tout, fait l’attitude de sa population à la fois
se rencontrer Spirou, personnage résistante, opportuniste, collabora-
de fiction, avec cette figure réelle, trice ou encore résignée et les per-
victime de la Shoah. Parfaitement sécutions contre les Juifs en Bel-
documenté, Bravo décrit les condi- gique.
tions de survie du couple d’artistes
juifs allemands que forme le La rencontre fictive entre
peintre avec son épouse, et intègre Spirou et le peintre méconnu,
Spirou dans leur quotidien pré- figure de la Nouvelle Objectivité,
caire. Felix Nussbaum et de sa femme
Felka, déportés en 1944 à
Un véritable chef-d’œuvre qui a Auschwitz, entraîne le personnage
reçu le Fauve d’Or de la meilleure sé- de bande dessinée dans la tour-
rie, à l’occasion du 49e Festival de la mente de la Shoah.
Bande dessinée d’Angoulême.
Il découvre les déportations des
Suite à la sortie du quatrième et Juifs depuis la Belgique et notam-
dernier tome de la série paru le ment de la Caserne Dossin à Ma-
20 mai 2022 aux éditions Dupuis, lines, principal lieu de départ des
qui fêtent leurs 100 ans cette an- convois des Juifs déportés de Bel-
née, le Mémorial de la Shoah retrace gique et du Nord-Pas de Calais.
la rencontre Spirou/Nussbaum
dans une exposition à découvrir à L’exposition replace également
partir du 8 décembre 2022. Spirou dans ses origines réelles. En
effet, Spirou, c’est aussi un hebdo-
À travers la confrontation des madaire créé en 1938, dont le ré-
planches du Spirou d’Émile Bravo, dacteur en chef, Jean-Georges
d’œuvres originales de Felix Nuss- Evrard dit Jean Doisy, est engagé
baum, de documents d’archives et dans diverses structures antifas-
d’images fixes et animées, cette ex- cistes depuis plusieurs années. Dès
position permet de comprendre 1940, il intègre le Front de l’Indé-
l’Occupation de la Belgique : son pendance, utilisant le journal et sur-

20 TRACES DE MÉMOIRE
tout le théâtre de marionnettes le
Farfadet (qui inspirera Émile Bravo)
comme couverture à ses actions de
résistance.

Il recrute notamment pour le Co-


mité de défense des Juifs, Victor
Martin, connu comme « l’espion
d’Auschwitz », et Suzanne Moons,
alias « madame Brigitte », qui sauve
à elle seule plusieurs centaines
d’enfants juifs belges. Ses fonc-
tions de rédacteur en chef du Jour-
nal de Spirou lui permettent d’éta-
blir un lien privilégié avec les di-
zaines de milliers de lecteurs à qui,
chaque semaine, il enjoint de tenir
bon face à l'adversité. Certains sui-
vront ses conseils et intégreront les
rangs de la résistance.

La série L’Espoir malgré tout


d’Émile Bravo interroge la notion
d’héroïsme, d’engagement, d’hu-
manité, de solidarité, de justice,
Spirou devenant le témoin de la
guerre et de l’Occupation en obser-
vant comment les individus s’orga-
nisent et les ressorts d’une résis-
tance face à l’injustice.

Infos :
www.memorialdelashoah.org

N° 46 - DÉCEMBRE 2022 21
varia
© Fondation Auschwitz/Georges Boschloos

VOYAGE D’ÉTUDES

Les visites guidées (en français) sont complétées par de


nombreux plans, dessins, photos et témoignages

Nous visitons plusieurs musées exceptionnels.


Ci-contre le musée Radegast à Łódź

© Fondation Auschwitz/Georges Boschloos

Depuis quarante ans, la Fonda- ment de nombreux autres pays, sidant dans le Gouvernement gé-
tion Auschwitz et l’ASBL Mémoire Auschwitz s’est développé en tant néral et les 400 000 Juifs habitant
d’Auschwitz organisent chaque qu’archétype de la destruction dans la région de Białystok.
année un voyage d’études à des Juifs en Europe. Il est vrai que Au cours de ce nouveau voyage
Auschwitz et Birkenau. C’est là lorsqu’Auschwitz devient entière- d’études : « Sur les Traces de la
que la majorité des Juifs de Bel- ment opérationnel, la plus grande Shoah en Pologne » de huit jours,
gique ont été déportés. Les Juifs partie de l’« Aktion Reinhardt » nous visiterons les cinq autres
aptes au travail étaient enfermés (l’annihilation des Juifs du Gouver- centres d'extermination – c’est-à-
dans le camp de concentration nement général) était déjà ac- dire Chełmno, Majdanek, Bełżec,
et les autres tués dans le centre complie. Sobibór et Treblinka –, avec les
d’extermination. Après la première phase de la villes, ghettos (Varsovie, Łódź, Lu-
Sans vouloir minimiser le rôle destruction des Juifs, c’est-à-dire blin) et lieux de déportation cor-
d’Auschwitz – aussi bien pour l’his- après les actions meurtrières me- respondants, dans une perspec-
toire de la destruction qui a nées par les Einsatzgruppen (la tive historique et pédagogique –
frappé la communauté juive en « Shoah par balles », dans les Pays en nous aidant notamment de té-
Belgique, que pour l’importance baltes, en Biélorussie, en Ukraine moignages, de cartes et de pho-
d’Auschwitz dans son ensemble – et en Russie), qui furent psycholo- tographies –, pour retracer le par-
il est également important d’ana- giquement trop « éprouvantes » cours des déportés juifs d’Europe
lyser la Shoah en d’autres lieux à pour les meurtriers, une nouvelle de l’Est.
l’Est. Rassemblant les déportés de méthode devait être trouvée Ce voyage se déroulera selon un
l’Europe de l’Ouest, mais égale- pour les quelque 2 284 000 Juifs ré- parcours chronologique et lo-

22 TRACES DE MÉMOIRE
VOYAGE D’ÉTUDES

Lors de la visite du centre de mise-à-mort,


Treblinka, nous organisons une cérémonie de clôture

Après avoir visité l’ancien ghetto des villes,


nous nous arrêtons à l’Umschlagplatz du lieu,
endroit d’où partaient les trains de déportation
vers les centres d’extermination

© Fondation Auschwitz/Georges Boschloos

© Fondation Auschwitz/Georges Boschloos

L’ancien ghetto est le point de départ


© Fondation Auschwitz/Georges Boschloos dans chaque ville que nous visitons

gique ; nous visitons à chaque un arrêt sur le lieu où la population Départ : 7 août 2023
étape la ville concernée et l’an- juive a entamé son dernier Retour : 14 août 2023
cien ghetto qui s’y trouvait. Il est voyage.
important de présenter la vie, la Une séance de formation obliga- Prix : 750,00 € par personne sur
tradition et la culture juive toire est organisée quelques se- base de chambre double (un sup-
d’avant la Seconde Guerre mon- maines avant le départ, an d’ini- plément de 150,00 € par personne
diale. tier le futur participant à la struc- sera demandé pour une chambre
An de permettre le fonctionne- ture complexe et à l’histoire de la individuelle). Ce prix comporte le
ment de l’« Aktion Reinhardt », Shoah en Pologne. La matière vol aller-retour Bruxelles-Varsovie,
trois centres d’extermination ont présentée durant cette séance 7 nuitées dans des hôtels confor-
été construits (Bełżec, Sobibór et est indispensable pour une bonne tables avec copieux buffet au pe-
Treblinka) ; ceux-ci étaient totale- compréhension de ce pan de tit-déjeuner, deux repas chauds
ment différents de l’image que l’histoire de la Shoah. Celle-ci per- par jours, bus privé avec chauf-
nous avons d’Auschwitz en ce qui mettra à l’accompagnateur de feur tout le long du séjour, les
concerne leur structure. À partir replacer, durant le voyage, ces guides dans différents musées et
de début 1942 et jusque n 1943, lieux méconnus dans un en- tous les tickets d’entrée pour les
environ 1 650 000 Juifs ont été dé- semble cohérent. musées et les sites que nous visi-
portés des ghettos et exterminés tons en groupe.
dès leur arrivée. ATTENTION !
Avant de nous rendre sur le centre DERNIÈRE OCCASION DE VOUS Renseignements et inscriptions :
d’extermination, nous marquons INSCRIRE POUR 2023 ! georges.boschloos@auschwitz.be

N° 46 - DÉCEMBRE 2022 23
varia

DÉCOUVREZ LE FONDS
DES TÉMOIGNAGES
AUDIOVISUELS DE LA
FONDATION AUSCHWITZ

Depuis 1992, la Fondation dédié aux témoignages


Auschwitz a collecté 250 audiovisuels.
témoignages de victimes À la fois outil de recherche
de la persécution nazie (res- et lieu de mémoire virtuel,
capés juifs, résistants, en- ce site souhaite rendre
fants cachés…). hommage aux témoins et
L’objectif de l’ASBL Mé- perpétuer leur action en
moire d’Auschwitz qui gère faisant circuler leur parole.
ce fonds est à présent de Vous y trouverez des infor-
rendre ces récits acces- mations liées aux témoins
sibles au plus grand et aux interviews ainsi que
nombre, notamment via un des extraits de leurs témoi-
site web spéciquement gnages.
Visitez notre site web : https://fortunoff-testimonies.be

mémoire d’auschwitz asbl - fondation AuschwitZ www.auschwitz.be


rue aux laines 17/Bte 50 - 1000 Bruxelles - Tél.: +32 (0)2 512 79 98 info@auschwitz.be
Directeur de la publication : Henri Goldberg Avec le soutien de :
Rédacteurs en chef : Frédéric Crahay, Johan Puttemans
Secrétaire de rédaction : Georges Boschloos
Comité de rédaction : Jean Cardoen, Dirk Lagast,
Yves Monin, Thierry De Win, Yannik van Praag
Traductions vers le Français : Ludovic Pierard SPF Sécurité Sociale
Services des
Graphiste : Georges Boschloos Victimes de la Guerre

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