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TRACES 47 PB-PP B 19464

BELGIE(N) - BELGIQUE

DE MÉMOIRE
PÉDAGOGIE ET TRANSMISSION
Éditeur responsable: Henri Goldberg - ASBL Mémoire d’Auschwitz - Rue aux Laines 17/Boîte 50 - 1000 Bruxelles - Bureau de dépôt BRUXELLES X - Numéro d’agrégation P801056

UNE PUBLICATION TRIMESTRIELLE DE JANVIER - FÉVRIER - MARS 2023


L’ASBL MÉMOIRE D’AUSCHWITZ

LES BOURREAUX
e
3 PARTIE
ACTUALITÉ
NIKLAS FRANK
P. 2
AUSCHWITZ
WILHELM BOGER,
LE TIGRE D’AUSCHWITZ
P. 4
BIBLIO
P. 7
APPROFONDISSEMENT
GÉNOCIDES EN DIRECT
À LA TÉLÉVISION
P. 8
NO COMMENT
P. 13
INTERROGATION
L’ÉVOLUTION DE L’ÉTUDE
DES CRIMINELS
P. 14
+ FICHE PÉDAGOGIQUE
P. 17
LE SAVIEZ-VOUS ?
THERESE BRANDL,
LA TERRIBLE ASSISTANTE
DE MARIA MANDL
P. 18
RÉFLEXION
LES SS FLAMANDS
DE BREENDONK
P. 19
VARIA
P. 21

APRÈS LECTURE, MERCI DE


ME PASSER À VOS COLLÈGUES
actualité

MA MOTIVATION PROFONDE
ÉTAIT L’ESPOIR DE TROUVER
QUELQUE CHOSE DE POSITIF
AU SUJET DE MON PÈRE
NIKLAS FRANK
« La sueur te coule entre les épaules, dans la raie du cul, les liens qui attachent tes pieds rendent ta démarche ridicule, et puis ils te
tiennent à gauche et à droite par le haut des bras, comme ils le font en tout lieu en tout temps, à croire que dès l’arrestation on ne
sait plus marcher. Ils t’ont fait monter les treize marches, la cagoule sur la tête, la corde autour du cou et hop, bon voyage vers
l’éternité. Le craquement de ta nuque m’a évité une vie foutue, comme tu m’aurais empoisonné la cervelle avec tes conneries. C’est
ce qui s’est passé pour la majorité silencieuse de ceux de ma génération qui n’ont pas eu la chance que leur père soit pendu. Voilà
pourquoi je suis content d’être ton fils. » Ces mots, de prime abord, extrêmement durs, viennent tout droit du livre que Niklas Frank
a écrit pour régler ses comptes avec son père, le tristement célèbre chef nazi Hans Frank.

Fils du « bourreau » et de la « reine partie centrale de la Deuxième au garde-à-vous – et peut-être


de Pologne » République de Pologne, fraîche- que son membre aussi – en par-
ment annexée et morcelée par lant avec Hitler au téléphone. Il
Niklas Frank est le petit dernier de les nazis et les Soviétiques. Il té- s’est ensuite tourné vers ma mère,
la famille fondée par Hans Frank moigne de cet épisode comme rayonnant, et lui a dit : “Brigitte, le
et son épouse Brigitte Herbst. Il naît suit : « Mère a décroché le télé- Führer m’a nommé gouverneur
à Munich en 1939, au moment où phone et a crié à mon père : général de Pologne !” Mon père
son père atteint l’apogée de sa “Hans, le Führer, vite, dépêche-toi est devenu, conformément aux
carrière en recevant d’Hitler sa enn, le Führer !” Il est sorti de la lois du Troisième Reich, le repré-
nomination au poste de gouver- baignoire en pataugeant, nu sentant d’Hitler, le remplaçant di-
neur du Gouvernement général, comme un ver. C’est en tout cas rect du Führer dans les territoires
un État tampon composé de la ce qu’a dit ma mère. Il se tenait polonais occupés. »

2 TRACES DE MÉMOIRE
Hans Frank naît en 1900. Ayant étudié le droit, il parvient à intégrer, en 1920, le
cercle des conseillers juridiques d’Hitler. En 1923, il rejoint le NDSAP et la SA, et
profite de ce tremplin pour devenir l’avocat d’Hitler après la tentative de putsch
de ce dernier. En 1930, il est élu au Reichstag, et lorsque Hitler accède à la chan-
cellerie en 1933, Hans Frank est promu ministre de la Justice de Bavière. Il dé-
croche toutefois sa plus grosse promotion à l’automne 1939, lorsqu’il est placé à
la tête du Gouvernement général. Frank y est immédiatement chargé de l’établis-
sement des ghettos et, à partir du printemps 1942, des centres d’extermination
de l’Aktion Reinhardt. Lui et sa famille mènent une vie confortable à Cracovie. En
1945, il est arrêté et jugé au procès de Nuremberg. Il fait partie des rares nazis à
reconnaître ses fautes et à exprimer des remords… ce qui ne l’empêche pas
d’être condamné à mort pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Hans
Frank est pendu en 1946. Les atrocités commises sous sa responsabilité lui auront
valu le surnom de « Boucher de la Pologne ».

© Droits réservés
Niklas Frank : « à chaque témoignage,
j’exécute à nouveau mes parents »

Niklas Frank est un journaliste et qu’il était, il s’agissait même des emplois pour les véritables Al-
écrivain allemand. En 1987, il règle d’agréables sorties avec son père lemands. Oui, je suis inquiet. »
ses comptes avec son père dans – un fait que l’adulte qu’il est au-
un livre justement intitulé Der Va- jourd’hui, a encore du mal à ac- Une rancœur bouillonnante aux
ter. Eine Abrechnung (traduit en cepter. racines profondes
français sous le titre Le père, un rè- Force est toutefois de reconnaître
glement de compte). Quant à sa Témoigner pour toucher le plus de que Niklas Frank a bel et bien es-
mère, il la décrit de manière sati- monde possible sayé d’aimer ses parents : pen-
rique dans un livre teinté de ran- Niklas Frank n’a jamais tenté de dant trois décennies, l’auteur n’a
cœur paru en 2005 : Meine deut- fuir ou de nier son passé. Il consi- eu de cesse de chercher de nou-
sche Mutter (pas de traduction dère qu’il est de son devoir de velles informations sur les activités
française). parler du passé, et d’en parler à de son père. « Je dois avouer
Lorsque Niklas pense à ses pa- autant de monde que possible. qu’au fond de moi, j’ai pleine-
rents, il se remémore une enfance C’est pourquoi il donne des con- ment conscience du quatrième
sans chaleur. Il dépeint sa mère férences dans les écoles et n’hé- commandement : “Tu honoreras
comme une femme peu aimante, site pas à présenter ses parents ton père et ta mère.” Mais je ne
voire dominante, qui était très at- comme des monstres, car c’est peux pas. Je ne peux tout simple-
tachée à sa position d’épouse du ainsi qu’il les a toujours perçus. Il ment pas, et à chaque fois que
gouverneur général, à laquelle témoigne surtout pour mettre en j’essaie, je fais face à d’énormes
elle devait son surnom de « Reine garde le public, lui dire que le mal blocages […] Ma motivation pro-
de Pologne ». Niklas a un avis très existe. À ses yeux, les récits du fonde était l’espoir de trouver
tranché sur sa relation avec sa passé sont autant d’avertisse- quelque chose de positif au sujet
mère : « Ma mère n’en avait rien à ments. Lorsqu’il témoigne devant de mon père. Je me disais qu’il
faire de nous. Il n’y a pas si long- des adultes, il ne mâche d’ailleurs avait peut-être sauvé la vie de
temps, j’en ai parlé avec mon pas ses mots : « Malheureuse- quelqu’un. Peut-être même d’un
frère. Je lui ai demandé : “Est-ce ment, je doute toujours de nous, Juif ou d’un Polonais. Mais je n’ai
que tu te souviens d’un seul câlin les Allemands […] Qui sait ? Si rien trouvé. Jusqu’ici, je n’ai rien
ou d’un baiser de nos parents, et l’économie venait à se dégrader trouvé. » Il conclut avec ces mots
en particulièr de notre mère ?” Et à nouveau, certains envisage- forts : « Je fais le tour des écoles
il m’a répondu : “Non, il n’y en a raient peut-être de se rallier à un depuis des années et, à chaque
jamais eu.” » leader charismatique, de limiter visite, j’exécute à nouveau mes
Accompagnant parfois son père les minorités ethniques, peut-être parents. Et d’un autre côté, je me
pendant ses jeunes années, il a même de les enfermer. Sans aller dis qu’ils le méritent. »
même été témoin d’actes odieux jusqu’à parler de camps de con-
perpétrés dans les camps de con- centration, certains pourraient
centration. À l’époque, il n’était consentir à un petit homicide, Johan Puttemans
pas du tout conscient de la gra- par-ci par-là. Juste de quoi purier Coordinateur pédagogique
vité de la situation. Pour l’enfant un peu la population, et libérer ASBL Mémoire d’Auschwitz

N° 47 - MARS 2023 3
auschwitz

WILHELM BOGER
LE TIGRE D’AUSCHWITZ

Wilhelm Friedrich Boger (1906-1977) était un SS-Oberscharführer allemand et un criminel de guerre. Il était
membre de la SS et du personnel du Politische Abteilung (la Gestapo) affecté au KL Auschwitz, où il a intro-
duit une méthode de torture qui porte, aujourd’hui encore, le nom de « balançoire de Boger ».

Wilhelm Boger en 1937

Fruit de la classe moyenne infé-


rieure, Boger est déjà membre de
la Jeunesse national-socialiste (or-
ganisme précurseur des Jeu-
nesses hitlériennes) à 16 ans. Il est
également actif dans des organi-
sations d’extrême droite völkisch
telles que l’Artamanenbund (la
ligue d’Artam). Il rejoint le NSDAP
et la SA en 1929, puis la SS en 1930.
Après avoir travaillé dans plusieurs
commerces, il se retrouve sans
emploi en 1932. En 1933, il est em-
bauché au siège de la police po-
litique du Wurtemberg, où il suit
une formation technique pour ac-
céder au rang de commissaire.
Au début de la Seconde Guerre
mondiale, lorsque l’Allemagne
entreprend d’envahir la Pologne,
il est envoyé au poste de police
des frontières d’Ostrolenka, et
hérite rapidement du surnom de
« Bourreau d’Ostrolenka ». En
mai 1940, il est muté au bureau de
la police d’État de Hohensalza,
dans le Gau Wartheland, une par-
tie de la Pologne directement an-
nexée à l’Allemagne.
À l’été 1940, il est condamné pour
© Domaine public

complicité d’avortement par le


tribunal de police et de la SS de
Berlin, et est incarcéré à la prison
de la Gestapo de la Prinz-Al-
brecht-Straße quelques mois plus

4 TRACES DE MÉMOIRE
© Domaine public
Boger en 1958, après son arrestation

tard. À cause de cette sentence, invente même un nouvel instru- secrets vers Buchenwald. De
il est obligé de suivre une brève ment baptisé la « balançoire de février à avril 1945, la section poli-
formation militaire et d’intégrer, Boger » : une barre horizontale sur tique l’envoie au camp de con-
sous conditions, un bataillon de laquelle un prisonnier est plié en centration de Mittelbau-Dora, où
police SS. En mars 1942, Boger est deux, pieds et poings liés, et doit il encadre une Marche de la mort
blessé sur le Front de l’Est près de soit rester ainsi, soit subir un mou- après l’évacuation, en avril 1945.
Leningrad (aujourd’hui Saint-Pé- vement de balancier vertical. Il est ensuite censé partir au front
tersbourg). Remis sur pied et af- Tout à leur cynisme, les SS appel- avec un groupe de combat, mais
franchi de sa liberté condition- lent cet instrument la « machine à ce dernier est dissout avant
nelle, Boger est affecté au camp parler ». La balançoire permet en même d’avoir pu entrer en ac-
de concentration d’Auschwitz en effet d’interroger une victime sans tion. Boger disparaît ensuite de la
décembre 1942. Sous les ordres défense à grand renfort de coups circulation jusqu’à ce que la po-
de Maximilian Grabner (1905- de bâton et de fouet, parfois lice militaire américaine le re-
1948), il y devient responsable jusqu’à ce que mort s’ensuive. trouve à Ludwigsburg, où vivaient
d’une unité de la section politique Cette horrible pratique vaut à ses parents. Le 19 juin 1945, Boger
chargée d’enquêter sur les éva- Boger son second surnom de est arrêté et emprisonné au camp
sions, les vols et les disparitions. « Tigre d’Auschwitz ». d’internement de Dachau. Pen-
À Auschwitz, Boger fait fusiller des En janvier 1945, c’est-à-dire peu dant sa captivité, il livre volontai-
détenus au hasard, et n’hésite avant la libération d’Auschwitz rement le récit de sa vie et de ses
pas à recourir à la torture lors par l’Armée rouge, Boger est activités au sein du camp de con-
d’« interrogatoires poussés ». Il chargé de transporter des dossiers centration d’Auschwitz.

N° 47 - MARS 2023 5
© www.holocaustresearchproject.org
Dessin de la balançoire de Boger

Le 22 novembre 1946, il s’échap- mandat d’arrêt à l’encontre de déchu à vie de ses droits civiques.
pe lors de son extradition vers la Boger et d’autres criminels nazis. Au terme du procès, Boger dé-
Pologne en faussant compagnie Le 8 octobre 1958, Boger est ar- clare : « Aujourd’hui, je réalise que
à son escorte à Furth im Wald, évi- rêté sur son lieu de travail et inter- l’idée à laquelle je m’accrochais
tant ainsi une mort quasi certaine. rogé au siège de la police de était fausse et néfaste. »2
Il survit ensuite à la procédure de Stuttgart. Le dossier est ensuite pris Il ne plaide toutefois coupable
dénazication sans être trop in- en main par Fritz Bauer (1903- d’aucune des charges retenues
quiété. Le tribunal de Stuttgart dé- 1968), procureur général du Land contre lui. Il décède en prison en
clare en effet qu’« il ne donne pas de Hesse et ancienne victime du 1977. La demande de clémence
l’impression d’un homme sau- régime nazi, qui parvient enn à déposée par son épouse n’est ja-
vage et brutal, mais plutôt d’un boucler l’enquête en avril 1963. mais traitée, et, avec cette sen-
commissaire raisonnable et bien Wilhelm Boger est accusé d’avoir tence, Wilhelm Boger devient l’un
éduqué »1, avant de clore l’af- participé à des sélections, au « vi- des rares criminels nazis à être ré-
faire aux frais du trésor public. dage » de bunkers et à des fusil- ellement puni pour ses actes.
Boger mène alors une vie de petit lades, mais aussi d’avoir tué des
bourgeois discret. Lorsque ses prisonniers lors d’interrogatoires.
connaissances ou voisins évo- Le procès de Francfort s’ouvre le Frédéric Crahay
quent son passé au camp 20 décembre 1963. Les 22 accu- Directeur
d’Auschwitz, il se contente de ré- sés nient toute implication dans ASBL Mémoire d’Auschwitz
pondre qu’il n’a rien à se repro- d’éventuels crimes commis à
cher. Auschwitz. Boger invective même
Le 1er mars 1958, le parquet de le public, et exécute un salut hitlé-
Stuttgart reçoit une lettre d’un ex- rien dans la salle d’audience. Il af-
détenu d’Auschwitz dénommé rme que tout ce qu’il a fait sous
Adolf Rögner. Dans cette missive, l’administration national-socialiste
Rögner expose les agissements de était de suivre sans réserve les
Wilhelm Boger et d’autres anciens ordres de ses supérieurs. Il nit tou- (1) Kienzle, M. & Mende, D. (2006). Fritz
membres de l’équipe de la SS af- tefois par admettre sa culpabilité Bauer – Wilhelm Boger. Reihe
fectée à Auschwitz. Il faut toute- lors du 145e jour de procès. Denkblatt. Voir :
fois attendre mai 1958 pour que le Le 19 août 1965, après 183 jours http://www.geissstrasse.de/le_dow-
Comité international d’Auschwitz, d’audition, Wilhelm Boger est con- nload/33/bauer_boger.p, consulté le
1er décembre 2022.
dont fait notamment partie l’ex- damné à la réclusion à perpé-
prisonnier Hermann Langbein tuité, et à 15 ans de prison supplé- (2) Voir : https://www.auschwitz-
(1912-1995), ait rassemblé suf- mentaires pour meurtre dans au prozess.de/zeugenaussagen/Schluss-
samment de témoins pour forcer moins cinq cas, ainsi que pour worte_der_Angeklagten/, consulté le
le ministère public à lancer un meurtre collectif. Il est en outre 1er décembre 2022.

6 TRACES DE MÉMOIRE
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La Fondation Auschwitz met à relation entre l'histoire et la mé- au Rwanda, en ex-Yougoslavie,
votre disposition une bibliothèque moire, du racisme, de l'antisémi- etc. sont également proposés.
multilingue de plus de 13 000 ou- tisme, de la xénophobie et de sa
vrages. Les livres et les revues cou- résurgence, ainsi que du néga- Le personnel scientique de l'ASBL
vrent l'étude de la Seconde tionnisme et de l'extrémisme à Mémoire d'Auschwitz est dispo-
Guerre mondiale, du fascisme, du l’époque actuelle. nible, sur rendez-vous, pour aider
national-socialisme dans le Troi- Les génocides des Juifs, des Roms les lecteurs dans leurs recherches.
sième Reich, des persécutions ra- et Sinti, persécutés par les nazis,
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cales, des crimes de guerre, des mais d'autres meurtres de masse une sélection de notre catalogue
politiques génocidaires, de la et génocides commis en Arménie, sur le thème des bourreaux.

1 Mark Van den Wijngaert, Patrick Nefors, Olivier Van der Wilt, Tine Jorissen, Dimitri Roden, Les bourreaux de
Breendonk, Bruxelles, Racine, 2012, 215 p. (ISBN 978-2-87386-777-5)

2 Christopher Browning, Politique nazie, travailleurs juifs, bourreaux allemands, Paris, Tallandier, 2009, 278 p.
(ISBN 978-2-84734632-9)

3 Rudolf Hoess, Le commandant d'Auschwitz parle, Paris, La Découverte, Coll. Poche Essais - n° 193, 2005, 268 p.
(ISBN 978-2-7071-4499-7)

1 2 3

informations et rendez-vous : emmanuel.verschueren@auschwitz.be

N° 47 - MARS 2023 7
approfondissement

LES GÉNOCIDES AU RWANDA


ET À SREBRENICA
Quand le monde a découvert l’horreur de la Shoah, après la Seconde Guerre mondiale, sa première réaction fut de
s’écrier : « Plus jamais ! » Et pourtant… Après le procès Eichmann, en 1961, le grand public a compris que le génocide des
Juifs d’Europe par le régime nazi n’avait « rien à voir » avec les affrontements militaires typiques d’une guerre mondiale.
Mais comment aurait-on pu arrêter le massacre alors même que les conflits qui déchiraient le monde accaparaient l’at-
tention de tous, protégeant ainsi les génocidaires de toute intervention extérieure ? En réalité, les victimes n’avaient
pas l’ombre d’une chance. Il est en revanche plus difficile de rationaliser les évènements qui se sont produits d’avril à
juillet 1994 au Rwanda ou en juillet 1995 en Bosnie : ici, aucun conflit généralisé n’empêchait la communauté internatio-
nale de réagir. Pourtant, nous nous sommes contentés de suivre ces génocides depuis le confort de notre canapé.

Le génocide des Tutsis au Dans la soirée du 6 avril 1994, la disparition d’Habyarimana, la


Rwanda l’avion présidentiel approche de direction de l’État revient auto-
Le génocide de 1994 au Rwanda l’aéroport de Kigali avec à son matiquement à la Première mi-
est le fruit d’une crise écono- bord le président rwandais nistre Agathe Uwilingiyimana
mique, d’une guerre civile, d’une Habyarimana, le président du (1953-1994). Le lendemain, Uwilin-
explosion démographique, et Burundi Cyprien Ntaryamira et giyimana et les dix soldats belges
d’une lutte pour le pouvoir. Après d’autres gures des autorités poli- chargés d’assurer sa protection
s’y être longuement opposé, le tiques et militaires rwandaises. Ils sont assassinés.
président rwandais de l’époque, rentrent de Tanzanie, où ils ont À l’annonce de la mort du prési-
Juvénal Habyarimana (1937- participé à un débat sur les ac- dent, le Rwanda plonge dans le
1994), avait accepté de se plier cords d’Arusha. Alors que l’équi- chaos le plus total. Un groupe de
aux accords d’Arusha et de page français amorce la des- hauts fonctionnaires militaires, di-
mettre un terme à la crise et à la cente vers Kigali, deux missiles rigé, entre autres, par Bagosora,
guerre civile qui faisait rage de- sont tirés depuis une zone proche s’empare rapidement du pouvoir.
puis plusieurs années déjà. Cette de la piste d’atterrissage. L’appa- De nombreux Tutsis et Hutus mo-
guerre civile avait commencé à reil est touché, s’écrase, et le dérés sont assassinés dans la fou-
l’automne 1990, lorsque la crash ne laisse aucun survivant. lée, sous l’impulsion de l’armée et
branche armée du Front patrio- Ayant appris le décès d’Habyari- des milices Interahamwe. Au dé-
tique rwandais (FPR) avait atta- mana, le général Roméo Dallaire, part, la situation n’est pas tout à
qué le Rwanda. Le FPR était prin- de la MINUAR (Mission des Nations fait claire. Les reportages télévisés
cipalement composé de Tutsis unies pour l’assistance au montrent de longues colonnes de
exilés en Ouganda et avec les- Rwanda), se rend au quartier gé- Rwandais fuyant leur pays avec
quels Habyarimana avait été néral de l’armée rwandaise, où il leurs possessions pendant que de
forcé de signer un compromis. Re- rencontre le colonel Théoneste jeunes hommes aux habits miteux
venons sur les évènements qui ont Bagosora (1941-2021), un Hutu pur scandent « Hutu Power » en bran-
précédé le massacre. et dur. Dallaire déclare qu’avec dissant des machettes ou en tirant

8 TRACES DE MÉMOIRE
en l’air avec des armes lourdes. humanitaire international com- tion est unique en son genre : au
Des piles de cadavres bordent les mises entre le 1er janvier et le Rwanda, les coupables sont des
routes et jonchent les fossés, mais 31 décembre 1994 à l’intérieur voisins qui ont décidé de tuer
les observations et les analyses comme à l’extérieur des frontières après des années de cohabita-
des médias ne sont pas claires. Au rwandaises. Le Rwanda, membre tion. Ils sont disséminés dans toutes
total, plus de 800 000 personnes temporaire du Conseil en 1994, est les couches de la population, et
perdent la vie en à peine trois le seul pays à voter contre l’érec- pas seulement au sein des or-
mois. Pourtant, le président améri- tion d’un tel tribunal2. Le Tribunal ganes militaires. Du jour au lende-
cain Bill Clinton réduit le génocide pénal international pour le main, de simples citoyens se sont
à un simple produit de « haines tri- Rwanda est établi à Arusha (Tan- laissé aveugler par la propa-
bales », conrmant, ce faisant, zanie), dans le bâtiment où les ac- gande de la Radio Télévision Libre
plusieurs préjugés tenaces sur cords d’Arusha avaient été si- des Mille-Collines (RTLM) et se sont
l’Afrique1. gnés. Il restera en fonction donné pour mission d’éliminer les
Le 8 novembre 1994, le Conseil de jusqu’en 2015. « cafards ». Dans les années qui
sécurité de l’ONU institue un tribu- Après le génocide, plus de suivent le génocide, de nombreux
nal pour poursuivre les personnes 100 000 Hutus sont jetés en prison survivants émigrent en Belgique,
responsables du génocide et sous l’inculpation de participation mais de nombreux coupables
d’autres violations graves du droit aux atrocités de 1994. Cette situa- font de même. Que ce soit au

Trois auteurs jugés par un gacaca


© Thijs B. Bouwknegt

N° 47 - MARS 2023 9
Rwanda ou en Belgique, rescapés du génocide est condamné à Serbes considèrent toutefois cette
et génocidaires sont alors con- 35 ans de réclusion, et décèdera province comme une partie inté-
traints de cohabiter, dans la me- en prison. grante et inaliénable de la Serbie.
sure du possible. Il faudra des an- Au printemps 1981, le mouvement
nées pour juger et, le cas Le nettoyage ethnique en Bosnie albanais pour l’autonomie du
échéant, condamner individuel- Relatée dans tous les médias, Kosovo, soutenu par de larges
lement chaque accusé. Sans ou- la guerre en Yougoslavie s’est groupes d’Albanais kosovars, fait
blier qu’entre-temps, le pays a be- déroulée sous les yeux du monde l’objet d’une violente répression
soin de tous ses citoyens pour se entier, mais au lieu d’intervenir, de la part de la police et de
reconstruire. Pour accélérer les la communauté internationale a l’armée fédérale du gouverne-
choses, certaines tâches sont préféré suivre les affrontements ment nationaliste serbe. En 1989,
conées aux gacaca. Ces tribu- sur son petit écran. Il faut dire l’autonomie du Kosovo est
naux populaires rwandais sont no- que la stupéante complexité ofciellement révoquée. La pro-
tamment chargés de découvrir de cette guerre civile n’arran- pagande serbe dépeint les Alba-
ce qu’il s’est réellement passé, geait rien : à la télévision, les nais comme des barbares primitifs
d’accélérer les procédures rela- gens voyaient des Serbes se qui se reproduisent à tout va dans
tives aux génocides, de lutter battre contre des musulmans le but d’user de leur surnombre
contre la culture de l’impunité, et bosniaques et croates, des pour prendre le dessus sur les
de réconcilier les Rwandais. Entre Croates lutter contre des Serbes autres races. Les Albanais sont
2002 et 2012, ces 12 000 gacaca et des musulmans bosniaques, également accusés de vouloir
traiteront plus d’un million d’af- des musulmans bosniaques lutter assassiner les braves paysans
faires3. Théoneste Bagosora, con- contre des Croates et des Serbes, serbes et monténégrins pour
sidéré comme la tête pensante le tout dans une République fédé- s’emparer de leurs terres et violer
Théoneste Bagosora lors de son procès
rale de Yougoslavie considérée, leurs femmes. D’après la rumeur,
devant le Tribunal pénal international pour jusqu’alors, en règle générale, les Albanais ont pour ambition de
le Rwanda à Arusha (Tanzanie)
comme un pays paisible et ethni- quitter la Serbie pour l’Albanie.
quement ouvert. Si ces allégations sont largement
Reprenons dès le début. À partir infondées, elles n’en nourrissent
de 1945, le commandant des Par- pas moins la peur et le sentiment
tisans Josip Broz Tito (1892-1980) de menace de la population
régit le pays sous la forme d’un serbe locale. En Yougoslavie,
État socialiste à parti unique. La ce mécanisme de polarisation
crise commence à se proler sera utilisé à plusieurs reprises au
après 1980, avec comme premier cours de la décennie suivante.
signe avant-coureur une de- Dans un contexte d’instabilité et
mande d’autonomie croissante d’insécurité croissantes, il arrive
des Albanais du Kosovo, une pro- souvent que certains groupes
vince du sud de la Serbie. Les Al- se sentent menacés par d’autres
banais représentent près de 80 % et se posent dès lors en victimes.
de la population kosovare et, En général, cette peur de l’autre
dans la pratique, la province est nit par entraîner des conits vio-
© Kigali Memorial Center

déjà dirigée par une élite majori- lents, une règle à laquelle
tairement albanaise. À présent, n’échappe pas la Yougoslavie à
cette dernière exige l’indépen- l’époque qui nous intéresse, la
dance pure et simple du Kosovo Slovénie et la Croatie protant du
ainsi qu’un statut égal à celui des chaos pour déclarer leur indépen-
six républiques4. De nombreux dance en 1991.

10 TRACES DE MÉMOIRE
En 2000, les États-Unis ont promis jusqu'à 5 millions de dollars
de récompense pour toute information menant à la capture
de Milosevic, Karadzic et Mladic

Karadzic (1945-), et le comman-


dement militaire de Ratko Mladic
(1942-). Des dizaines de milliers de
musulmans bosniaques se sont ré-
fugiés à Srebrenica pour échap-
per à d’autres nettoyages eth-
niques perpétrés dans la région,
et la zone est ofciellement proté-
gée par le Dutchbat, un bataillon
d’environ 370 Casques bleus
néerlandais envoyés par l’ONU.
© Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie

Trop peu nombreux, trop peu ar-


més, et privés de soutien aérien
malgré leurs demandes répétées,
les soldats du Dutchbat sont inca-
pables de repousser l’offensive
serbe. Après la chute de Srebre-
nica, l’armée serbo-bosnienne sé-
pare les hommes musulmans de
leurs femmes et leurs enfants. Ces
derniers sont parqués dans des
camions et des bus, puis déportés
vers des territoires contrôlés par le
gouvernement bosnien, tandis
que les hommes sont emmenés
ailleurs pour y être exécutés.
Quelque 8 372 musulmans bosnia-
Au début du mois de mars 1992, la breuses personnes perdent la vie ques sont ainsi fusillés entre le 11 et
Bosnie-Herzégovine devient à son pendant cette guerre. Certaines le 16 juillet. Conformément au
tour un pays indépendant dirigé victimes civiles trouvent la mort au plan de l’envahisseur, les femmes
par le président bosnien Alija Izet- milieu des combats, mais la plu- des victimes n’oseront jamais re-
begovic (1925-2003). Peu après, part périssent lors de « nettoyages venir dans la région. Il faudra un
des affrontements éclatent à Sa- ethniques » qui ne sont ni plus ni certain temps avant que le
rajevo, la capitale de cette nou- moins que des pratiques génoci- monde découvre l’horreur de ces
velle république. La guerre y du- daires. Les nettoyages ethniques exécutions de masse, et il faudra
rera trois ans et demi, et se termi- causent d’énormes dégâts maté- plus de temps encore avant qu’il
nera en novembre 1995. Le dé- riels et poussent d’innombrables réalise qu’il s’agit d’un véritable
roulement de ce conit reète la citoyens à fuir leur patrie. Et toutes génocide perpétré par l’armée
composition ethnique et idéolo- les parties prenantes sont cou- de la République serbe de Bosnie.
gique complexe de la population pables à leur manière. En août 1995, la communauté in-
de l’ex-Yougoslavie, surtout en L’une des pires atrocités est com- ternationale, choquée par l’ef-
Bosnie-Herzégovine. Au moins dix mise entre le 6 et le 16 juillet 1995, froyable massacre de Srebrenica,
factions armées prennent part lors de la conquête de la « zone condamne la passivité des États-
aux combats dans un ballet d’al- de sécurité » de Srebrenica Unis, de l’OTAN et de l’ONU de-
liances changeantes : des grou- par l’armée de la République vant les agissements des Serbes.
pements principalement serbes, serbe de Bosnie, placée sous la Les coupables tentent alors de
croates et bosniaques. De nom- direction politique de Radovan cacher leurs fosses communes en

N° 47 - MARS 2023 11
© Wikipedia
réenterrant les corps plus près des Radislav Krstic la toute première
Ces cartes montrent la
frontières pour faire croire à des condamnation pour génocide ja-
situation turbulente qui prévalait
dommages collatéraux, mais sans mais prononcée en Europe. Parmi dans l'ex-Yougoslavie
succès. À partir de la n du mois les 160 suspects inculpés par les et le résultat final aujourd'hui
d’août, les avions de l’OTAN bom- procureurs, on retrouve Slobodan
bardent systématiquement les in- Milosevic (1941-2006), ancien pré-
frastructures serbes autour de Sa- sident serbe et premier chef
rajevo et ailleurs en Bosnie, obli- d’État à être accusé de crimes de
geant les Serbes de Bosnie et les guerre et de génocide. Il décè-
dirigeants serbes à se retirer et à dera toutefois avant le prononcé (1) Des Forges, A. (1999). Aucun té-
prendre part à des négociations de sa sentence. Radovan Karad- moin ne doit survivre. Le génocide au
de paix. La guerre prend ofcielle- zic et Ratko Mladic écopent tous Rwanda, Human Rights Watch, p. 28.
ment n en décembre 1995, lors- deux d’une peine de prison à per- (2) Van Haperen, M. (2012). The Rwan-
dan Genocide, 1994. The Holocaust
que toutes les parties prenantes si- pétuité. Dans ce cas précis, la
and other Genocides, p. 113.
gnent les accords de Dayton sous perception du « coupable » est (3) Ingelaere, B. (2016). Inside
la contrainte des États-Unis et de toutefois assez particulière, car Rwanda’s Gacaca Courts: Seeking
la communauté internationale. aujourd’hui encore, la population Justice After Genocide. University of
En février 1993, le Tribunal pénal serbe de Bosnie et de Serbie con- Wisconsin Press.
international pour l’ex-Yougosla- sidère Milosevic, Karadzic et Mla- (4) Zwaan, T. (2012). Crisis and Ge-
vie est établi à La Haye sous l’im- dic comme des héros populaires, nocide in Yugoslavia, 1985-1995. The
pulsion des Nations unies. Ce tribu- et non comme des criminels de Holocaust and other Genocides, p.
126.
nal est la première cour pénale in- guerre5.
(5) Koen Vidal : « En ex-Yougoslavie, la
ternationale à voir le jour depuis la glorication des criminels de guerre
Seconde Guerre mondiale et les Frédéric Crahay est plus présente que jamais », dans :
procès de Nuremberg. En 2001, il Directeur De Standaard, 10 juillet 2020 (traduc-
rend à l’encontre du général ASBL Mémoire d’Auschwitz tion libre).

12 TRACES DE MÉMOIRE
Dans cette rubrique : des images, des textes, des liens Internet, sans
commentaire. Que sais-tu du contenu de cette page ? Quel est le lien
avec le thème et quelle est ton opinion critique ? Envoie ta réponse à
ces trois questions par mail via georges.boschloos@auschwitz et no comment
gagne une de nos publications au choix.

Les photos de la rubrique NO COMMENT des quatre Traces de Mémoire de 2022-2023 se complètent.
© USHMM
© USHMM

N° 47 - MARS 2023 13
interrogation

L'ÉVOLUTION DE
L'ÉTUDE DES CRIMINELS
DEPUIS LA FIN DE LA
SECONDE GUERRE MONDIALE

Cette étude entend contribuer au processus d’étude des responsables de la Shoah qui a vu le jour en 1945. Puisqu’il est
question de « représentation de l’acte », je commencerai par revenir sur l’évolution de l’étude classique des coupables
et sur ces principaux ouvrages, résultats et changements de paradigme. Au cours de la dernière décennie, l’étude des
coupables a bénéficié d’une prise de distance par rapport aux évènements (laissant plus d’espace à la recherche scien-
tifique) et connu un élargissement croissant du groupe des responsables, une hausse de complexité, et un approfondis-
sement des questions sur les processus et les interactions ayant mené au chaos de la Shoah.

La première représentation des Il s’agit bien entendu de deux so- que tout est mis sur le dos d’or-
bourreaux (Exzeßtäter) et des phismes qui ne changent rien à ganes comme la SS et la Gestapo,
meurtriers de bureau (Schreib- ce qu’ils ont fait, mais qui décou- qui sont devenus l’« alibi d’une
tischtäter) a entraîné l’hypothèse lent d’un réexe de conservation, nation », comme l’indique le titre
de la folie ou du mal incarné : les un besoin impérieux de ne pas d’un ouvrage de l’historien alle-
coupables de violences collec- être tenu responsable et mand Gerald Reitlinger. Paul Ger-
tives étaient soit intrinsèquement d’échapper ainsi à la peine de hard a décrit cette première
mauvais, soit atteints de l’un ou mort. Ces réactions soulèvent tout phase de répudiation et de dia-
l’autre trouble psychologique. Le de même quelques interroga- bolisation minutieuses des cou-
diagnostic variait donc entre mal- tions. Ces raisonnements sont-ils pables comme une période de
veillance et psychopathologie. Le uniquement des outils de dé- « prise de distance par l’exterrito-
coupable était ainsi réduit à son fense, ou ont-ils également joué rialisation, la criminalisation et la
seul acte, et son comportement un rôle lors de la perpétration des diabolisation ». Les coupables
criminel était considéré comme crimes en question ? Dans quelle étaient fous ou foncièrement
un raté du processus de civilisa- mesure les auteurs se sont-ils sentis mauvais, et symbolisaient l’autre
tion. Une conclusion parfaitement obligés de poser l’un ou l’autre camp. Les réalités politiques de la
compréhensible juste après une acte ? À quel point l’image créée guerre froide ont toutefois
confrontation avec des crimes de pour déshumaniser certains changé la donne : l’Allemagne
masse particulièrement effroya- groupes et empoisonner la so- de l’Ouest (secteurs ouest) con-
bles. Lors de leurs procès, de nom- ciété a-t-elle contribué au mas- damnait une pérennisation de la
breux criminels ont utilisé des sacre ? À l’époque, personne ne dictature en Allemagne de l’Est
techniques de défense classiques s’est posé ces questions sous-ja- (secteur soviétique), tandis que le
comme la logique du simple res- centes, et encore moins le grand secteur public démocratique alle-
pect des ordres (« Les ordres sont public. La responsabilité pour le mand (la RDA) accusait l’Ouest
les ordres. ») et l’argument du « tu mal inigé a ainsi pu être imputée de maintenir d’anciens nazis à
quoque » (« Vous aussi, vous avez à des individus bien précis. Le pro- de hautes fonctions particulières
commis des crimes de guerre ! ») blème avec cette approche est ou institutionnelles. De son côté,

14 TRACES DE MÉMOIRE
l’Autriche blâmait l’ensemble de eux-mêmes, mais uniquement recueils et d’archives ont été ras-
l’Allemagne. L’un des documents l’effroyable résultat nal. Par con- semblés et mis en sécurité pour
les plus marquants est le LIVRE séquent, la faute a été rejetée sur que les générations futures puis-
BRUN : Les Criminels de Guerre et l’ensemble du peuple allemand. sent les étudier à leur tour, géné-
les Criminels Nazis en République Visuellement, mais aussi verbale- ralement avec une nouvelle pers-
Fédérale et à Berlin-Ouest, publié ment. L’une des afches de déna- pective et un autre degré d’impli-
par le Conseil national du front zication visuelle portait ainsi le cation.
national de l’Allemagne démo- slogan « Ces actes honteux sont
cratique et le Centre de docu- de votre faute. » De son côté, la Les années soixante ont marqué
mentation des archives natio- société allemande ne se sentait le début d’une nouvelle période.
nales de la RDA. Du rôle perpétuel pas responsable, et a réagi en fai- Plusieurs grands auteurs tels que
du complexe de l’IG Farben aux sant valoir son propre statut de Raul Hilberg, Hannah Arendt et,
interminables listes d’anciens avo- victime : elle aussi souffrait de la plus tard, Hans Mommsen, ont fait
cats nazis, SS, agents de police et désolation semée par le national- éclater les dogmes et les idées re-
autres dans la section « Justice de socialisme. Il est alors devenu évi- çues en se penchant sur les mul-
Bonn », la position de la RDA était dent qu’il fallait absolument tra- tiples rouages qui ont mené à la
claire : les criminels du national- quer et condamner un groupe Shoah. Avec le recul, ces auteurs
socialisme étaient dans l’autre restreint de « véritables nazis ». ont pu proposer de nouvelles in-
camp. En 1967, Alexander et Mar- Mais comment les identier ? Le terprétations des documents et
garete Mitscherlich ont déclen- Centre de documentation de Ber- archives rassemblés plus tôt. La
ché un scandale en publiant Le lin a publié un pamphlet intitulé Destruction des Juifs d’Europe de
deuil impossible, un ouvrage dans Faits relatifs à la procédure d’ad- Raul Hilberg est la preuve formelle
lequel ils étudient d’un point de hésion au parti nazi pour justier la de ce changement d’approche.
vue psychoanalytique diverses at- collecte à grande échelle de Dans cette œuvre monumentale,
titudes défensives largement ré- cartes de membre et d’autres Hilberg déconstruit dénitivement
pandues au sein de la société al- pièces susceptibles de fournir des la vision de la Shoah comme le
lemande. informations sur l’empire nazi. Les fait d’Hitler et d’une poignée de
anciens camps de concentration criminels. Sur la base d’une ana-
Le problème est qu’à cette ont été transformés en camps lyse approfondie d’innombrables
époque, l’identité des coupables d’internement où enfermer les na- sources et dossiers de procès, il
et la nature de leurs crimes zis présumés. Des livrets Connais- dénonce les personnes, services,
étaient encore oues. Les hor- sez-vous cet homme ? contenant institutions et organisations qui ont
ribles photos dévoilées au public de nouvelles photos des anciens également contribué au drame.
montrent des piles de cadavres et surveillants des camps ont com- Alors que l’étude de la Shoah
quelques surveillants chargés de mencé à circuler pour faciliter s’était jusque-là principalement
jeter les corps dans des fosses l’identication des coupables et concentrée sur les victimes et
communes. Cette vague d’ima- le recueil de témoignages. C’est la reconnaissance de leurs souf-
ges imposées après coup n’ex- également à cette période que frances, Hilberg s’est intéressé
pose pas les criminels ou les crimes toutes sortes de documents, de aux coupables et aux specta-

N° 47 - MARS 2023 15
teurs, forgeant ainsi l’image d’une voire comme un clown ou un et remettre en question cette
machine aux multiples rouages pantin. Bref, ce qui caractérisait image diabolisante des cou-
qui a mené à un épouvantable Eichmann, c’était un manque de pables (et non l’acte lui-même !).
massacre. Raul Hilberg a notam- réexion propre, et non une na- La vision qu’elle a proposée impli-
ment mis en lumière la répartition ture diabolique ou une personna- quait une complexité nouvelle et
des tâches entre les coupables, lité pathologique2. Hannah la prise en compte de nombreux
une machine bureaucratique qui Arendt a publié ses rapports sur le rouages supplémentaires, et cer-
a systématiquement permis et fa- procès d’Eichmann dans le New tains avaient en outre du mal
cilité l’extermination des Juifs Yorker, et plus tard dans son livre avec son style analytique, qui leur
d’Europe. Dans ses travaux, Han- Eichmann à Jérusalem. Ce der- semblait aseptisé. Toujours est-il
nah Arendt propose, elle aussi, nier, qui a pour sous-titre Rapport que ses découvertes et son inter-
une analyse plus fonctionnaliste sur la banalité du mal, a eu l’effet prétation des sources existantes
des coupables. Spécialiste de d’une bombe, surtout au sein du ont jeté les bases nécessaires à la
l’antisémitisme, de l’impérialisme jeune État-nation d’Israël, où le construction d’un nouveau para-
et du totalitarisme, elle avait été procès d’Eichmann a eu lieu. L’un digme. La théorie des rouages
chargée de rédiger un compte- des cerveaux de la Shoah y est en mérite également une critique
rendu (journalistique) du procès effet dépeint comme un simple plus approfondie, mais cela at-
d’Adolf Eichmann, qui s’est tenu à mortel, un homme comme les tendra un prochain article.
Jérusalem. Eichmann faisait partie autres. La critique s’est tant
des chefs nazis qui ont en grande enammée que certains érudits
partie organisé la Shoah, de l’émi- se sont ouvertement demandé Dr Christophe Busch
gration à l’extermination, en pas- si Arendt n’était pas passée du Hannah Arendt Instituut
sant par la déportation1. Dans le côté des nazis. Sa théorie de la
portrait qu’Arendt dresse du cou- platitude et de la banalité du mal-
pable Eichmann, elle s’éloigne du faiteur était diamétralement op- Le texte intégral sera publié, accom-
stéréotype de la pathologie pour posée à la représentation des pagné de toutes les notes dont seule-
se pencher sur les travers de la bu- coupables qui reposait sur la mal- ment une sélection est reprise ici, dans
notre revue scientique Témoigner :
reaucratie. Eichmann était un im- veillance intrinsèque ou la patho-
Entre histoire et mémoire (avril 2023).
pitoyable meurtrier de bureau qui logie. Les interviews antisémites
se distinguait non pas par des données par Eichmann à l’ancien
traits diaboliques, mais bien par sa SS et journaliste Wilhelm Sassen
banalité. Arendt fait par exemple (les fameux « entretiens Sassen »)
référence à son langage standar- montrent toutefois qu’Eichmann (1) Cesarani, D. (2010). Adolf Eich-
disé, à son raisonnement adminis- s’était bel et bien enfoncé dans le mann, Éditions Tallandier
Sur le rôle d’Eichmann lors de la Con-
tratif et bureaucratique, à son mal. D’après moi, Hannah Arendt
férence de Wannsee, voir : Roseman,
sens du devoir, à sa loyauté en- a toutefois su utiliser les sources M. (2002). Ordre du jour : génocide, le
vers la SS et à son obéissance aux disponibles à l’époque et faire 20 janvier 1942. L. Audibert
ordres. Elle décrit Eichmann preuve d’un courage infaillible (2) Arendt, H. (1991). Eichmann à Jéru-
comme un personnage ordinaire, pour bouleverser les codes établis salem. Gallimard

16 TRACES DE MÉMOIRE
application Le sous-titre du livre de Hannah Arendt sur Eichmann est : Rapport sur la banalité du mal
pédagogique

Nom et prénom Classe / Cours


Vous trouverez chaque trimestre dans votre TRACES DE MÉMOIRE une application pédagogique avec une fiche didactique à utiliser en classe ou à conserver.

Quelle était à l'origine la profession de Hannah Arendt et comment en


est-elle venue à écrire un livre sur Eichmann ?

Elle choisit comme sous-titre « Rapport sur la banalité du mal ».


Regardez le titre original en anglais et comparez les différentes signica-
tions possibles dans les deux langues.
Ces fiches sont également à télécharger sur notre site internet www.auschwitz.be sous l ’onglet « pédagogie ».

Quel sens vous vient d'abord à l'esprit en lisant ce titre, sans connaître le
contenu du livre ?

Le sens est-il toujours le même lorsque vous savez ce qui est décrit dans
le livre ? Expliquez votre réponse.

Remarques de l’enseignant/e TRACES DE MÉMOIRE


est une publication trimestrielle de
l’ASBL Mémoire d’Auschwitz

www.auschwitz.be

FICHE PÉDAGOGIQUE N° 26 (SUPPLÉMENT AU TRACES DE MÉMOIRE N° 47)


le saviez-vous ?

THERESE

© Domaine public
BRANDL
LA TERRIBLE ASSISTANTE DE MARIA MANDL
Therese Brandl lors de son arrestation en 1945

Après la Seconde Guerre mondiale, un rescapé d’Auschwitz du nom d’Andreas Larinciakos a levé le voile sur les méfaits commis, entre
autres, par Therese Brandl. Dans son témoignage, l’Italien, déporté à l’âge de neuf ans à peine, décrit son calvaire comme suit :
« Quand j’étais au camp, le docteur Mengele m’a prélevé du sang de nombreuses fois. En novembre 1944, tous les enfants ont été
transférés vers le « camp tsigane ». Quand ils nous ont comptés, ils ont réalisé qu’il en manquait un. Du coup, la responsable du camp
Mandl et son assistante Brandl ont décidé de nous jeter dans la rue un matin et de nous laisser debout dans le froid glacial jusqu’au
lendemain. » Therese Brandl était certes subordonnée à Maria Mandl (voir TdM 46), mais elle n’en était pas moins une tortionnaire à
part entière.

Therese Brandl est née en Bavière Ravensbrück, elle est envoyée au consœurs, mais n’y tient qu’un
en 1902, et travaillait comme ser- fameux Stammlager d’Ausch- rôle d’Aufseherin. Ses activités au
vante. Comme de nombreux tra- witz I, dont elle gère la laverie en sein de ce camp sont toutefois
vailleurs, elle a rejoint le DAF en tant que Rapportaufseherin. À beaucoup moins connues. En
1934. Le DAF, Front allemand du l’automne, elle est mutée au tout avril 1945, elle fuit vers les mon-
travail (Deutsche Arbeitsfront) est nouveau camp d’Auschwitz II – tagnes bavaroises, mais ses
une organisation syndicale fon- Birkenau, où elle est rejointe par crimes la rattrapent rapidement :
dée par les nazis qui s’est imposée Maria Mandl, une Oberaufseherin en août de la même année, elle
comme la seule option des tra- qui a, elle aussi, fait ses armes à est arrêtée par l’armée améri-
vailleurs après l’abolition de tous Ravensbrück. Une nouvelle pro- caine et placée en détention pré-
les syndicats créés sous la Répu- motion la propulse ensuite au ventive en attendant d’être inter-
blique de Weimar. Le DAF préten- rang de Erstaufseherin (première rogée sur sa collaboration avec le
dait défendre les travailleurs alle- surveillante), une fonction qu’ob- régime nazi. Elle est remise aux
mands en luttant pour l’améliora- tient également Irma Grese (voir autorités polonaises en no-
tion de leurs conditions et de leur TdM 48). À l’été 1943, l’année de vembre 1947. Lors du procès
environnement de travail. En son afliation au NSDAP, Therese d’Auschwitz, organisé à Cracovie
échange, l’organisation exigeait Brandl reçoit une Médaille du mé- en décembre 1947, Therese
de ses membres une obéissance rite de guerre pour « comporte- Brandl est reconnue coupable de
totale. Therese Brandl commence ment exemplaire » en récom- crimes contre l’humanité en rai-
sa sinistre carrière dans le système pense de ses bons et loyaux ser- son de sa participation à des sé-
des camps de concentration en vices au sein des camps de con- lections ayant entraîné la mort
1940. Embauchée au camp pour centration. Les « services » en des personnes visées. En jan-
femmes de Ravensbrück, elle y est question consistaient à prendre vier 1948, elle est pendue à la pri-
formée par la SS-Oberaufseherin part à la sélection des nouveaux son de Montelupich, à Cracovie,
(surveillante en chef) Johanna arrivants (femmes et enfants) à éli- en même temps que d’autres
Langefeld (voir TdM 45). Elle est miner directement, des détenus condamnés à mort. Son corps est
ensuite promue au poste de Rap- à envoyer aux chambres à gaz, ensuite remis à l’université de Cra-
portaufseherin (ou Rapportführe- mais aussi à brutaliser physique- covie pour y servir de sujet
rin, c’est-à-dire responsable des ment les prisonniers – enfants d’étude aux étudiants en méde-
rapports). Son rôle consiste à compris. Avec l’approche de l’ar- cine.
compter les détenues et à veiller mée soviétique, en 1944, Brandl
à l’exécution des sanctions pro- est envoyée au KL de Mühldorf Johan Puttemans
noncées. En mars 1942, soit plus (un camp satellite du KL de Coordinateur pédagogique
d’un an après son arrivée au KL de Dachau) avec plusieurs de ses ASBL Mémoire d’Auschwitz

18 TRACES DE MÉMOIRE
réflexion

LES SS FLAMANDS DE
BREENDONK
Lorsque l’Allemagne envahit du camp en tant que Hilfspolizei-
l’Union soviétique, le 22 juin 1941, beamten (agents auxiliaires), et
les tensions déjà présentes en Bel- sont en outre chargés de garder
gique s’intensient. Les commu- les prisonniers. À partir de 1942, ils
nistes belges s’opposent à l’opé- prennent également part aux
ration Barbarossa, qu’ils considè- exécutions et aux « interrogatoires
rent comme une violation du poussés » dans la salle de torture.
pacte de non-agression conclu De nombreux anciens détenus
par Hitler et Staline en 1939. De déclareront plus tard que les SS
son côté, l’envahisseur nazi dé- amands étaient encore plus bru-

© Breendonk Memorial/WHI
cide d’empêcher la formation de taux que leurs supérieurs alle-
groupes de résistance commu- mands. Lors de la répression de
nistes en emprisonnant préventi- la collaboration d’après-guerre
vement tous les communistes et (1944-1951), au moins treize SS a-
citoyens russes connus. La plupart mands de Breendonk seront con-
d’entre eux sont alors enfermés au damnés à mort pour les crimes
fort de Breendonk, un camp de perpétrés au camp. Au nal, sept
transit établi en septembre 1940 d’entre eux passeront devant le
Fernand Wyss, probablement le
par la Sipo-SD (Sicherheitspolizei- peloton d’exécution. plus connu des SS flamands
Sicherheitsdienst), la police de sû-
reté allemande. À Breendonk, pri- Fernand Wyss
sonniers politiques, Juifs et otages De tous les SS amands de Breen- plus sous l’inuence de son col-
découvrent la privation, la persé- donk, Fernand Wyss est sans lègue SS Richard De Bodt.
cution, le travail forcé et la malnu- doute le plus (tristement) connu. Lorsqu’ils sont en service en même
trition. À partir de 1942, les exécu- Né le 20 janvier 1920 à Deurne, ce temps, Wyss et De Bodt sont la
tions et les séances de torture mécanicien de profession oc- cruauté incarnée. De Bodt est
viennent s’ajouter à l’horreur. Les cupe son temps libre dans son rusé et sait comment stimuler son
estimations font état de 3 600 dé- club de lutte local. Après la capi- collègue. Wyss maltraite tellement
tenus, dont près de 300 périront tulation belge du 28 mai 1940, il in- de détenus qu’il sera incapable
dans l’« enfer de Breendonk » ou tègre la branche amande de la de reconnaître ses victimes après
à l’hôpital militaire d’Anvers. Les Waffen-SS. Au printemps 1940, il la guerre. Il participe également
autres niront par être déportés reçoit une formation militaire à aux interrogatoires dans la salle
vers un autre camp du Reich, où Munich, suivie d’une éducation de torture et est présent à chaque
la moitié d’entre eux perdront la politique à Oberau. Le 13 sep- exécution. En à peine trois ans à
vie. tembre 1941, Wyss demande à Breendonk, il aura tué au moins
Devant le ux constant de nou- être libéré de la Waffen-SS pour 16 prisonniers et en aura torturé
veaux détenus, la Sipo-SD est con- pouvoir intégrer la Sipo-SD. Deux 167, dont 113 souffriront de mala-
trainte d’engager des collabora- jours après sa mutation, il devient die ou d’une incapacité de travail
teurs locaux pour renforcer l’un des premiers SS amands en à la suite des mauvais traitements
l’équipe de surveillance du fort, et poste à Breendonk. Il s’y illustre ra- inigés par Wyss.
les premiers SS amands arrivent à pidement comme l’un des surveil- Si Fernand Wyss fait preuve d’une
Breendonk dès septembre 1940. lants les plus brutaux. À partir de férocité inouïe envers les prison-
Ils contribuent à l’administration l’été 1942, il se radicalise encore niers à sa charge, il n’en est pas

N° 47 - MARS 2023 19
Réflexion éthique

moins soumis aux règles édictées Les surveillants amands tels que Nous voyons que Fernand Wyss
par ses supérieurs allemands. Au Fernand Wyss se voient comme se radicalisait de plus en plus
printemps 1944, Wyss est sous le des idéalistes qui risquent tout ce sous l’influence de son collègue
coup d’une mesure disciplinaire, qu’ils ont pour offrir un avenir meil- SS Richard De Bodt. Il s’agit ici
et la direction du camp de Breen- leur à la Flandre, mais se sentent d’un comportement que l’on re-
donk l’envoie au Ersatzkom- relégués au rang de gardes de se-
marque régulièrement : les « ca-
mando der Waffen-SS in Flandern conde zone par leurs supérieurs
marades » s’influencent pour le
und Wallonien, un service basé allemands. Pour Wyss, cette muta-
rue de la Loi à Bruxelles, qui assure tion à Bruxelles est une véritable
meilleur ou pour le pire quand ils
le recrutement pour la Waffen-SS brimade. Le 19 mars 1944, il écrit : sont ensemble ou en groupe.
et la Croix rouge allemande. Wyss « je n’arrive pas à me dire que ces
y monte la garde en attendant sa hommes qui laissent tout couler à Quelle est ton opinion sur les
sanction. Le 17 mars 1944, il se Breendonk me laissent crever ici… deux réflexions suivantes :
plaint de son sort dans une lettre non, ce n’est pas possible, ce se- C’est le plus fort qui influence le
adressée à son épouse : rait un scandale. La seule solution plus faible pour confirmer son
« … personne n’a encore parlé de est de demander une décharge, pouvoir – ou plutôt – c’est le plus
me mettre au trou, mais une mais on ne te la donne quand faible qui incite le plus fort pour
chose est sûre : je me réjouis de même pas, ou alors il faut être accomplir ce qu’il n’oserait pas
me tirer d’ici. Le Kämper [le com- malade ou inapte, alors peut- faire seul.
mandant adjoint allemand de être, sinon on fonce droit dans un
Breendonk] et le chef m’ont dit mur de fer. Une fois qu’on est de-
que j’avais pris 3 jours et une se- dans, on n’en sort pas facilement
maine dans le corps de garde. […] Je pourrais écrire un livre sur 14 novembre 1946. Après un nou-
C’est déjà une peine sufsante, et tout ce qu’on subit en tant que veau déboutement en cassation,
si je dois rester plus longtemps, il S.D. Et pourtant on tient, pas pour Wyss soumet, comme bien
risque de m’arriver des bricoles, la solde, pas pour les maigres d’autres avant lui, une demande
parce que tenir le coup au milieu francs qu’on ramène à la maison, de grâce au prince régent. Dans
des Hongrois et des Roumains, ce mais parce qu’on sert une cause cette demande, son avocat af-
n’est pas facile pour un bon Fla- juste, parce qu’on sert le Führer, rme que l’ancien SS « conrme
mand. Ce qui se passe ici est une voilà ce qu’on en retire […]. »2 ses aveux, mais [s’] oppose for-
honte sans nom : c’est l’anarchie, Peu avant la Libération, Fernand mellement à toute accusation de
les guichets doivent être verrouil- Wyss fuit vers l’Allemagne, où il (complicité de) meurtre ou (de)
lés en permanence contre les vo- entre à nouveau au service de la tentative de meurtre. » Fernand
leurs… Je jure que je ne tiendrais Waffen-SS. Il revient en Belgique à Wyss argue qu’il a une femme et
pas un mois […]. À part ça, la la n du mois de mai 1945, alors une petite lle de trois ans, mais
nourriture n’est pas mauvaise et il que le Krijgsraad d’Anvers (tribu- rien n’y fait : le 10 avril 1947, il ap-
y en a beaucoup, donc c’est une nal militaire) l’a condamné à mort prend que le prince régent a re-
bonne chose. Le travail n’est pas pour collaboration militaire le jeté sa demande de grâce. Il est
difcile, mais le manque de ca- 21 février 1945. Au centre de exécuté à Anvers deux jours plus
maraderie envers les Flamands est rapatriement de Turnhout, Wyss tard.
agrant. On doit tout faire, quitter est rapidement reconnu et arrêté.
nos familles, supporter la haine et Son exécution est toutefois diffé- Dr Dimitri Roden
la jalousie et se faire traiter de rée pour qu’il puisse également Collaborateur scientique
traître… Quand je suis parti, le répondre des actes commis à du War Heritage Institute
chef a encore dit qu’il fallait faire Breendonk devant la justice
régner l’ordre, et que je devais de Malines. Le 7 mai 1946, Fer-
bien me tenir, mais s’il ne respecte nand Wyss est frappé d’une se-
pas sa parole, je ne suis pas res- conde peine de mort ; sentence (1) et (2) Traduction libre de l’original
ponsable de mes actes. »1 qui est conrmée en appel le néerlandais.

20 TRACES DE MÉMOIRE
varia

La revue académique internatio-


nale de la Fondation Auschwitz
en 1994 et en Bosnie en 1995. Le
dossier est introduit théorique- commandez
Témoigner. Entre histoire et mé-
moire consacrera son numéro
ment avec le résultat des re-
cherches de haut niveau par le Dr votre exemplaire
d'avril 2023 au thème annuel « Les
bourreaux ». La revue a déjà
Christophe Busch, criminologue et
directeur du Hannah Arendt Insti- du numéro d’avril
abordé la question du « bourreau
(nazi) » dans son 100e numéro.
tuut.
Plus d'informations et commandes qui reprend
Cette fois, la perspective se con-
centrera sur les auteurs de plu-
à l'adresse suivante :
https://auschwitz.be/fr/publica- le thème des
sieurs génocides du XXe siècle, tels
que ceux perpétrés au Rwanda
tions/revue-scientique-temoi-
gner/presentation-de-la-revue ‘bourreaux’
Stèle de commémoration près
de la gare de Boortmeerbeek

journée d’étude le
19 avril 2023
le 20 convoi...
e

...il y a 80 ans
Le mercredi 19 avril 2023 mar- 19 avril – également le jour du dé-
quera le 80e anniversaire d'une at- but du soulèvement du ghetto de
taque sans précédent contre le Varsovie. Des intervenants de tout
© Fondation Auschwitz/Georges Boschloos

20e convoi. Ce train, qui devait le pays, témoins et historiens,


emmener plus de 1 600 Juifs de aborderont les différents aspects
Belgique vers Auschwitz, a été ar- de l'action contre le 20e convoi.
rêté par trois résistants à Boort-
meerbeek. Un exploit unique dans Musée juif de Belgique
l'histoire de la résistance en Eu- Rue des Minimes, 21,
rope. La Fondation Auschwitz et le 1000 Bruxelles
Musée juif de Belgique ont décidé
de consacrer une journée Entrée gratuite mais inscription
d'étude à cet événement à la obligatoire sur :
date doublement symbolique du info@auschwitz.be

N° 47 - MARS 2023 21
varia

UN OUTIL DE
RÉFLEXION SANS
PRÉTENTION
ACADÉMIQUE

LE DEVOIR DE
MÉMOIRE

Fondateur et président du Comité Na- livre très personnel construit sur une vie kens rappelle combien le devoir de
tional Belge du Souvenir, Jean-Pierre d’engagement et de rencontres. Il n’a mémoire n’est pas une expression
Schellekens a publié l’année passée pas de prétention académique. C’est creuse, vide de sens, une vague obli-
un livre court et singulier consacré au un outil de réexion destiné au grand gation morale. Il en fait un acte impor-
devoir de mémoire. Un des aspects public, aux enseignants ou à toute tant, sinon central de nos sociétés.
originaux de cet essai est d’envisager personne impliquée de près ou de loin Rappeler les sacrices consentis par
la période 1914-1945 comme un en- dans le travail de mémoire. La der- les millions de femmes et d’hommes
semble unique, l’auteur considérant nière partie du livre est d’ailleurs une aux quatre coins de la planète pour
qu’elle constitue une seule charnière sorte de boîte à outils donnant une sé- que nous vivions libres aujourd’hui
de l’histoire. Envisagé sous l’angle his- rie de pistes utiles (ouvrages de réfé- n’est pas qu’une question de respect
torique, ce n’est pas une nouveauté ; rence, lieux de mémoire, musées, ro- et de gratitude, il s’agit de savoir d’où
d’un point de vue mémoriel, ça l’est mans, lms, œuvres d’art, etc.) à qui- nous venons. C’est également un an-
probablement davantage. Un autre, conque voudrait aller plus loin, que ce tidote contre l’indifférence.
est sa tentative d’intégrer les aspects soit dans une démarche personnelle
humains, militaires, sociaux, politiques ou éducative, avec des groupes de
et scientiques de ces années dans jeunes ou de moins jeunes. Plus d’infos et commande :
une réexion globale. Enn, c’est un Au l des pages, Jean-Pierre Schelle- souvenir.herdenking@gmail.com

22 TRACES DE MÉMOIRE
varia

Bringing voices alive


and becoming one
© Kazerne Dossin

PLACE BASED ET PROJECT BASED LEARNING


SUR LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Le Centre Max Mannheimer et Euro- cent sur le travail en collaboration. Il Guerre mondiale, et l'histoire person-
clio ont lancé un appel pour leur pro- est ainsi plus facile d'enquêter et de nelle d'une victime. Pour cela, ils ont
jet « Qui étaient les victimes des natio- répondre à des questions de re- utilisé les sources primaires fournies par
naux-socialistes ? » au début de 2022. cherche complexes, car les forces le centre de recherche de Kazerne
Au total, cinq équipes de cinq pays sont unies. Cela permet également Dossin.
européens différents ont participé. aux élèves de s'approprier le proces- Ils ont ensuite relié les informations sur
Pour la Belgique, une équipe s'est for- sus et incite, entre autres, la pensée in- la victime à des événements impor-
mée entre Kazerne Dossin et le LAB ge- novante et critique. En tant qu'ensei- tants de l'histoire de la Belgique et de
dreven onderwijs. gnant, vous y jouez le rôle de coach l'Europe pendant la Seconde Guerre
L'objectif était de permettre aux plutôt que d'enseignant. En d'autres mondiale. Ils ont ainsi pu se faire une
jeunes de mieux comprendre les termes, il vous permet d'accroître l'en- idée globale de ces mécanismes in-
formes contemporaines de discrimina- gagement de vos élèves et de les en- temporels et du contexte historique.
tion en faisant des recherches sur les courager à apprendre par la décou- Grâce à l'analyse et à la recherche
victimes des nazis. An d'afner leurs verte. des différentes sources, ils ont ainsi fait
compétences en matière de re- L’équipe belge a concrètement com- revivre la voix de chaque victime à
cherche, d'accroître leur engage- mencé par découvrir le monument travers un projet de site web. Ils sont
ment et leur résilience, le travail a été qui se trouve devant la caserne Dos- aussi devenus eux-mêmes une voix
effectué selon les principes du Place sin, à savoir un wagon de train. Pour active en comprenant le comporte-
Based et du Project Based Learning. ce faire, nous avons demandé aux ment des spectateurs au cours d'un
Tous ces projets ont été rassemblés élèves de leur présenter le wagon sans atelier intitulé « Des héros très ordi-
dans une boîte à outils qui sera mise à donner d'explication et leur avons de- naires ». Ils ont traduit ces connais-
disposition à partir de mars 2023. mandé d'écrire : sances en conseils concrets pour que
Le Place Based Learning pousse les - Que voulez-vous demander à ce les jeunes deviennent des témoins ac-
élèves à sortir de la salle de classe et monument ? tifs.
les met en contact avec l'environne- - Avez-vous des commentaires ?
ment. C'est plus que la traditionnelle - Que voudriez-vous changer si cela Intéressé(e) ? Jetez un coup d'œil au
sortie scolaire, car c'est un point de était possible ? tutoriel réalisé par nos étudiants ! Vous
départ pour mener des recherches à pouvez aussi vous lancer vous-même
partir des connaissances et des expé- Ce moment a été le point de départ dans l'utilisation de la « boîte à outils »,
riences acquises. Il s'agit d'une ma- de la réexion : on s'est demandé qui sera disponible dès le mois de
nière différente de s'engager avec les pourquoi ce wagon était là, quel pou- mars, notamment sur le site internet de
matériaux d'apprentissage où l'envi- vait être le lien avec les environs, Kazerne Dossin et sur la page Face-
ronnement joue un rôle pour créer un quelle était l'histoire du monument. book du LAB.
parcours d'apprentissage authen- Après le kick-off, les élèves ont com-
tique, signicatif et personnel. Il leur mencé à travailler en groupes sur une Plus d'informations ?
permet de décider eux-mêmes ce question de recherche basée sur leur Contactez Ann-Katrien de Clippele ou
qu'ils veulent découvrir et comment ils connaissance d'un certain nombre de Isabelle Diependaele via :
veulent l'explorer. Et ce, en fonction mécanismes, tels que la classication, ann-katrien.declippele@labonder-
des points forts, des besoins et des in- la discrimination, la déshumanisation, wijs.be
térêts de chaque apprenant. la polarisation, la persécution ... sous le isabelle.diependaele@kazernedos-
Le Project Based Learning met l'ac- règne des nazis pendant la Seconde sin.eu

N° 47 - MARS 2023 23
236-LAND(ES)CAPES
varia
FROM THE 20TH CONVOY
MUSÉE JUIF DE BELGIQUE
du 20.01 au 14.08.2023

Cette exposition propose un regard


artistique sur un épisode exception-
nel de l’histoire de la Seconde Guerre
mondiale. Le 19 avril 1943, le 20e con-
voi quittait le camp de transit de Ma-
lines pour déporter 1631 Juifs vers
Auschwitz. Grâce à des actions de ré-
sistance menées à la fois depuis l’inté-
rieur et l’extérieur des wagons, 236
de ces déportés parvenaient à sauter
du train qui les destinait à l’extermina- ÉCRIRE UN POÈME APRÈS AUSCHWITZ EST BARBARE
tion.

Revenant sur cet acte de rébellion


unique dans l’Europe occidentale Tel est le constat qu’émettait, en 1949, le philosophe allemand Theodor W.
sous administration nazie, le photo- Adorno. À travers deux perspectives issues des arts visuels, c’est cette
graphe Jo Struyven nous donne à voir question de l’(im)possibilité de l’art après la Shoah que pose cette exposi-
les paysages qui ont servi de cadre à tion.
cette histoire méconnue.

Placées en dialogue avec ces photo- Organisée en partenariat avec la Fondation Auschwitz, cette exposition
graphies, deux peintures de Luc Tuy- sera accompagnée d’un ouvrage-catalogue (sortie de presse prévue le
mans évoquent la destruction des 19 avril 2023), ainsi que d’un espace pédagogique qui présentera les témoi-
Juifs et des Roms d’Europe. gnages d’évadés du 20e convoi de déportation.

Renseignements pratiques :
Musée Juif de Belgique 02 512 19 63
Rue des Minimes 21 – 1000 Bruxelles info@mjb-jmb.org
Ouvert de 10 à 18 h – Entrée 10 Euro www.mjb-jmb.org

Visite guidée (gratuite) possible à partir de 15 h

mémoire d’auschwitz asbl - fondation AuschwitZ www.auschwitz.be


rue aux laines 17/Bte 50 - 1000 Bruxelles - Tél.: +32 (0)2 512 79 98 info@auschwitz.be
Directeur de la publication : Henri Goldberg Avec le soutien de :
Rédacteurs en chef : Frédéric Crahay, Johan Puttemans
Secrétaire de rédaction : Georges Boschloos
Comité de rédaction : Jean Cardoen, Dirk Lagast,
Yves Monin, Thierry De Win, Yannik van Praag
Traductions vers le Français : Ludovic Pierard SPF Sécurité Sociale
Services des
Graphiste : Georges Boschloos Victimes de la Guerre

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