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TRACES

n° 18 BELGIQUE - BELGIË
PP
Décembre BRUXELLES X
2015 1/9464

DE MÉMOIRE
PÉDAGOGIE ET TRANSMISSION
CENTRE D’ÉTUDES ET DE DOCUMENTATION
MÉMOIRE D’AUSCHWITZ ASBL
| TRIMESTRIEL N° 18 | OCTOBRE - NOVEMBRE - DÉCEMBRE 2015
| BUREAU DE DÉPÔT : BRUXELLES X | N° AGRÉGATION P 801056

SOMMAIRE

ACTUALITÉ
Der Anständige
Heinrich Himmler
Interview de Vanessa Lapa p. 2

INTERROGATION
Les représentations de
l’Allemagne nazie aujourd’hui :
dés pédagogiques p. 5
+ application pédagogique
p. 9
© Tous droits réservés

APPROFONDISSEMENT
« Law is always better than war »
De l’agression criminelle et des
principes du droit de la
guerre p. 11
+ application pédagogique
p. 16
Vanessa Lapa, réalisatrice de Der Anständige

VARIA p. 17
Frédéric Crahay rencontre Vanessa Lapa, réalisatrice
d’un documentaire récent sur Heinrich Himmler, l’un des
instigateurs principaux de la « Solution finale ».
À lire p. 2

Éditeur responsable
Henri Goldberg
ASBL Mémoire d’Auschwitz
65, rue des Tanneurs - 1000 Bruxelles
ACTUALITÉ

Der Anständige Heinrich Himmler


Interview de Vanessa Lapa

Jérusalem. Interview par Frédéric Crahay.

D’ importantes archives
ont été retrouvées
dans la maison des
ménage. Nous pouvons ainsi re-
tracer leurs dépenses durant les
années 1940-1945. Il y a aussi le
Himmler en mai 1945. De quels document des Hitlerjugend de
types de documents s’agit-il ? son ls adoptif, son bulletin sco-
Combien y en a-t-il et où sont-ils laire et environ 135 photos de fa-
conservés aujourd’hui ? mille. Nous ignorons ce qu’il est
advenu de ces archives entre
Les documents ont été emmenés 1945 et 1960. Mais cette année-là,
par les Américains quand ils ont la collection tombe entre les
pénétré dans la maison. La mains de Rhein Rosenthal, un
collection comporte environ 350 Israélien qui l’a littéralement gar-
lettres envoyées par Himmler à dée sous son matelas pendant
Marga [Margarete Boden, son quarante ans. En 2006, son ls l’a
épouse] entre 1927 et 1945. On a convaincu de la remettre à
également retrouvé 15 journaux quelqu’un an qu’on puisse en
personnels, dont celui de sa lle et faire un bon usage. Ce ls a con-
celui de Marga. Certains de ces tacté un professeur de l’université
carnets reètent vraiment la vie de Tel Aviv qui me connaissait et
quotidienne de la famille Himmler: qui m’en a parlé. Pour ce qui est
le cahier des dépenses, la liste des du trou entre 1945 et 1960, il y a
cadeaux de Noël, le carnet du plusieurs options: Rosenthal a

2 TRACES DE MÉMOIRE
trouvé les documents sur un mar- Le documentaire exige des con- mais plutôt à son père. Des oppo-
ché aux puces, à Bruxelles ou à naissances préalables, non seule- sants politiques, des communistes,
Los Angeles, où il les a reçus ment sur Himmler mais aussi sur le des catholiques – pas des Juifs,
d’un couple d’Américains qui national-socialisme, l’entre-deux- bien sûr – sollicitaient son aide
franchissaient la frontière avec guerres et la Seconde Guerre pour échapper aux camps de
le Mexique. Aujourd’hui, les ar- mondiale. Quel est le public prin- concentration.
chives appartiennent à cipal que vous visez ?
RealWorks, notre société de pro- Dans votre documentaire, vous
duction, et sont gardées en lieu J’espère que nous pourrons tou- utilisez la gure d’Heinrich
sûr à Tel Aviv. cher un large public, des jeunes Himmler pour soulever des ques-
comme des vieux. Il est exact que tions beaucoup plus larges.
Une partie de ces archives était à nous supposons que le spectateur Himmler peut être considéré
l’origine en couleur. Pourtant, connaît déjà l’une ou l’autre comme un « homme ordinaire »,
vous avez choisi de réaliser tout le chose à propos de Himmler et de qui a dû choisir et qui a fait les
lm en noir et blanc. Pourquoi ? la Seconde Guerre mondiale mauvais choix. Pouvez-vous
avant de regarder le lm. Mais en mettre son histoire en relation
La collection ne contient aucune fait, moi-même je ne savais rien avec le concept de la « banalité
image animée. Le lm est donc le de Himmler et j’ai choisi autant du mal » tel qu’il a été déni par
résultat de cinq années de que possible des informations qui Hannah Arendt ?
recherches visuelles. 151 sources n’étaient pas déjà largement
ont été utilisées, dont la plupart connues. Comme il n’y a pas de Pour moi, l’histoire de Himmler est
proviennent d’archives privées narrateur, le lm contient des cha- beaucoup plus large que cela : à
et de vidéos familiales. Vous avez pitres qui esquissent le contexte et travers sa biographie, j’essaie de
raison, une petite partie de ces le cadre historique. Mais dans raconter l’histoire de tous les
images est en couleur parce que, l’ensemble, je donne la priorité au Allemands de la classe moyenne
dès les années 1920 et 1930, texte plutôt qu’au contexte. J’es- de son époque, mais aussi celle
les familles riches lmaient en père – non je suis sûre que le lm de nombreux Européens. Il a fait
couleur. Mais nous avons dû pren- fournit sufsamment d’informa- des choix et il a choisi le mal. Je
dre une décision an de créer tions pour que le public com- pense que le mal de Himmler n’a
une continuité. Je crois que prenne l’histoire. Pour moi, l’his- rien de banal, qu’il n’y a rien de
mélanger des images en couleur toire se suft à elle-même. banal dans ses choix. En fait, la
et en noir et blanc aurait provo- plupart de ses contemporains ont
qué une confusion quant à la On apprend que l’entourage di- fait des choix différents, moins ex-
chronologie du lm parce que, rect de Himmler lui demandait trêmes. La trajectoire de Himmler
dans mon esprit, le noir et blanc des faveurs personnelles, par est donc tout sauf banale. Dans
évoque le passé. Si le budget exemple pour faire sortir une situation économique et géo-
l’avait permis, j’aurais mis en cou- quelqu’un d’un camp de concen- politique dans laquelle un chef
leur toutes les images an de don- tration. Qu’est-ce que les lettres comme Hitler peut rallier tout un
ner une idée de présence et de contenues dans les archives nous peuple derrière lui, ces choix de-
montrer avec précision ce disent à propos de cela ? Est-ce viennent très dangereux. Ils peu-
qu’était réellement la vie à cette que c’était très fréquent ? vent conduire non seulement à
époque. Cela nous aurait coûté l’effondrement de tout un pays,
des millions de dollars, alors nous C’était fréquent, c’est pour cela mais aussi au massacre de millions
avons opté pour le noir et blanc. que nous avons inclus une scène de gens, comme nous l’avons vu.
Notre équipe avait suivi une for- dans le lm. Les demandes
mation de restauration numé- n’étaient pas directement adres- Himmler est Der Anständige,
rique à Londres et s’est mise à tra- sées à Himmler parce qu’en 1933, « l’homme décent ». Ce terme re-
vailler sur le lm pendant dix mois, quand il a inauguré Dachau, il vient tout au long du documen-
en deux groupes qui se sont re- était déjà très haut dans la hiérar- taire. Pendant vos recherches,
layés chaque jour, an de créer chie nazie. C’est pourquoi les
cette continuité en noir et blanc. gens ne lui écrivaient pas à lui, Suite p. 4

N°18 - DÉCEMBRE 2015 3


ACTUALITÉ

Suite de la p. 3 view. Elle a refusé. Je lui ai même C’était exactement mon inten-
proposé une interview « off the tion. Quand Hitler entre en scène,
vous avez été en contact étroit record », sans caméra, mais elle quelque chose tourne mal au
avec la famille Himmler. Est-elle n’a pas accepté non plus. Cela niveau familial et quelque chose
« décente » à vos yeux ? fait sept ans qu’elle décline toutes tourne très mal au niveau
mes propositions. mondial.
En néerlandais, anständig se tra-
duit par fatsoenlijk (« comme il Il paraît que vous avez coopéré En juxtaposant les paroles de
faut »), qui est pour moi un meil- avec Katrin Himmler pour ce Himmler et le portrait d’Hitler, est-
leur équivalent que « décent » en projet ? ce que vous suggérez qu’Hitler a
français ou en anglais. Mais bien contribué à créer ce « paradis »
sûr, Heinrich Himmler n’était pas Oui, c’est exact. Katrin a été en ou, au contraire, qu’il est celui qui
quelqu’un de décent. Cet adjec- fait la première personne que j’ai y a mis n ?
tif ne s’applique pas du tout à lui. approchée. Elle est la petite-
Si nous l’avons choisi pour en faire nièce d’Heinrich Himmler, la Eh bien, on peut interpréter cela
notre titre, c’est parce que petite-lle de son plus jeune frère. de manières très différentes et
Himmler l’utilisait sans cesse : nous En plus, c’est une universitaire c’est précisément le dé du lm,
l’avons lu d’innombrables fois et une travailleuse sociale. l’engagement que nous deman-
dans les archives. Dans le lm, ce Elle a écrit il y a 15 ans un livre sur dons au spectateur. En mettant
mot est mentionné à treize re- les frères Himmler et je savais donc en rapport la phrase de Himmler –
prises. Il est clair que, pour qu’elle serait intéressée par le « rien ne détruira notre paradis » –
Himmler, la décence était la va- sujet. C’est pourquoi je me suis et le portrait d’Hitler, je me référais
leur la plus importante dans la vie, mis en contact avec elle et lui au fait qu’Hitler a détruit l’histoire
celle qu’il inculquait à ses soldats ai demandé de s’associer à nos d’amour de Marga et Heinrich.
et à ses enfants. Cela culmine en recherches. En parallèle à son Heinrich aimait la nation, et donc
1943, lorsqu’il afrme qu’il y a une travail sur le lm, Katrin a écrit le Führer, plus que sa femme.
manière « décente » de tuer. L’ex- un livre sur les archives des C’est alors qu’il a trompé Marga
pression reète alors la perversion Himmler en compagnie de pour la première fois. Hitler est ce-
absolue de cet homme : tout ce Michael Wildt, un historien de lui qui a fait disparaître le paradis
qui est décent à ses yeux est dé- l’université Humboldt à Berlin. Le dans lequel Himmler et Marga
testable aux nôtres. lm et le livre sont sortis en même avaient vécu. J’aime l’idée de
temps en Allemagne, aux voir en Hitler quelqu’un qui détruit
Après la guerre, la lle de alentours de février 2014. Le texte le paradis humain.
Himmler, Gudrun, surnommée est à présent traduit en 14 langues
Püppi, a collaboré avec Stille étrangèresi.
Interview: Frédéric Crahay
Hilfe, une organisation qui a aidé
Directeur
d’anciens nazis à s’enfuir Dans l’une de ses lettres, Himmler ASBL Mémoire d’Auschwitz
d’Europe. Avez-vous eu des con- discute avec sa femme du
tacts avec elle durant vos re- « paradis qu’ils ont créé et que Traduction : Michel Teller
cherches ? personne ne pourra jamais leur
reprendre ». Ces mots coïncident
J’ai voulu l’interviewer, lui parler, avec des images d’Hitler Cet article a été publié dans
la revue Témoigner entre
la rencontrer. Notamment parce à l’écran. Pendant la scène, histoire et mémoire, n° 120 (2015).
que son journal intime, écrit entre la musique va crescendo Le sommaire et les résumés
l’âge de douze et seize ans, fait jusqu’à en devenir presque du numéro sont disponibles sur
le site de la Fondation Auschwitz
partie de la collection trouvée menaçante. On voit apparaître un www.auschwitz.be
dans la maison familiale. Quand Hitler tout sourire, mais on sent
nous avons commencé nos re- que les choses peuvent vite
cherches sur les archives, nous tourner mal. Le spectateur peut
(1) Katrin Himmler et Michael Wildt,
avons proposé de lui rendre ce pratiquement avoir la sensation Himmler Privat. Briefe eines Massenmör-
journal en échange de l’inter- du danger à ce moment-là. ders, Piper Verlag, München, 2014.

4 TRACES DE MÉMOIRE
INTERROGATION

Les représentations de
l’Allemagne-nazie aujourd’hui
Défis pédagogiques

Dans le contexte des récentes controverses à propos du passage de


Mein Kampf dans le domaine public en Allemagne, Stefanie Rauch discute des problèmes
complexes d'éducation et de réception par rapport à l'Allemagne nazie dans la littérature
et le cinéma.

70 ans après le suicide


d’Adolf Hitler,
droits d’auteur de ce
les
attendue pour janvier 2016. L’édi-
tion critique de l’Institut für
Zeitgeschichte (IfZ – Institut d’His-
qui constitue peut-être la publica- toire contemporaine) fournira le

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tion la plus célèbre du XXe siècle contexte historique, présentera
arriveront à expiration à la n de les sources d’Hitler et montrera
2015. Si d’anciennes et de nou- l’impact de ce livre au travers de
velles éditions de son Mein Kampf 3500 notes et de 5000 commen-
sont en vente dans le monde en- taires scientiques parsemant le
tier, le gouvernement de Bavière, texte original. L’IfZ espère ainsi ap- Réimpression de journaux allemands de
qui a hérité des droits sur cet ou- porter une précieuse contribution la période 1933-1945
vrage après 1945, n’a cessé de à la recherche et à l’éducation et
s’opposer à toute nouvelle publi- promouvoir une approche plus
cation du livre en Allemagne de sobre et plus rationnelle, en dé-
peur qu’il n’incite à la haine et ne montant des mythes et des ta-
nourrisse des sentiments antisé- bous populaires qui entourent
mites. En 2012, la Bavière a intenté Mein Kampf.
un procès à l’éditeur britannique Lors du dernier festival de
Albertas Limited, qui envisageait Weimar, Rimini Protokoll, une
de publier en Allemagne des par- compagnie de théâtre berlinoise,
ties de Mein Kampf, et a réussi à a voulu dédramatiser le débat sur
empêcher cette publication. la mise à l’index de Mein Kampf.
Quelques années plus tôt, un tri- Adolf Hitler: Mein Kampf, Volume
bunal allemand s’était prononcé 1&2 – à ne pas confondre avec
contre le gouvernement bavarois Mein Kampf, une pièce satirique
et avait autorisé ce même éditeur écrite en 1987 par George Tabori
à réimprimer à des ns éducatives qui propose une vision polémique
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des journaux allemands de la pé- de l’évolution d’Hitler – est une ex-


riode 1933-1945. D’ici peu, après ploration méta-narrative de la
s’être opposée au projet et l’avoir meilleure manière d’aborder au-
privé de subventions en 2013, la jourd’hui le livre, en rejetant toute
Bavière ne pourra qu’assister à la censure. Le collectif Rimini
première édition scientique Couverture pour l’édition critique de
allemande de Mein Kampf, Suite p. 6 Mein Kampf (IfZ, Münich, 2016)

N°18 - DÉCEMBRE 2015 5


INTERROGATION
Couverture de Il est de retour de Timur Vermes
(Er ist wieder da, Cologne, Eichborn Verlag, 2012)

Suite de la p. 5

Protokoll a cherché à « démysti- sur l’accueil de celles-ci par d’un


er » Hitler, un objectif partagé public non initié. Les spectateurs
par l’IfZ, et rappelle ainsi le dis- sont souvent supposés prendre
cours des médias allemands à pour argent comptant l’histoire
propos des lms La Chute (Alle- qu’on leur raconte et en ap-
magne/Italie/Autriche, 2004) et prendre plus d’un lm que de
Mon Führer (Allemagne, 2007) au sources traditionnelles. Cela a-t-il
moment de leur sortie1. Si la presse pour effet de les sensibiliser da-

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a salué l’ambition de la pièce, son vantage ou au contraire de faus-
prosaïsme et son didactisme ex- ser leur perception de l’histoire ?
cessif ont également été critiqués. Les critiques et les chercheurs ne
Le débat sur les divers projets sont pas d’accord sur ce point2.
de réédition de Mein Kampf ainsi En particulier, la manière de re-
que les représentations d’Hitler et présenter les bourreaux est deve-
de l’Allemagne nazie au théâtre, nue une question majeure ces
dans des documentaires et des dernières années, la plupart des
œuvres de ction reètent une lms oscillant entre la diabolisa- (1) Frankfurter Allgemeine Zeitung, « Ri-
crainte commune, implicite ou ex- tion et l’humanisation d’Hitler, de mini Protokolls „Mein Kampf“: Wir spie-
plicite, concernant leur réception l’élite nazie et des gardiens des len heute mal Provokation » (5 Septem-
ber 2015), http://www.faz.net/ak-
par un public non initié – une camps. tuell/feuilleton/buehne-und-kon-
crainte dont on trouve un écho Les éducateurs et les cher- zert/mein-kampf-von-rimini-protokoll-in-
récent dans le bestseller Il est de cheurs expriment souvent leurs in- weimar-13785895.html [06/10/2015]; Ri-
mini Protokoll, Adolf Hitler: Mein Kampf,
retour de Timur Vermes (Alle- quiétudes quant à l’impact po-
Band 1&2, http://www.rimini-proto-
magne, 2012) : le roman imagine tentiel de certains lms sur la cons- koll.de/website/de/project_6854.html
qu’Hitler se réveille dans le monde cience historique, la compréhen- [06.10.2015]; Institut für Zeitgeschichte
actuel et acquiert une grande sion et le souvenir de la Seconde München-Berlin, « Hitler, Mein Kampf –
eine kritische Edition », http://www.ifz-
popularité grâce à un mélange Guerre mondiale et de l’Holo- muenchen.de/aktuelles/themen/edi-
de populisme et de bon sens. causte. An d’évaluer l’impact tion-mein-kampf/ - [06.10.2015]; Die
L’avertissement sous-jacent est des représentations d’Hitler au ci- Welt, « "Skandalnudel", "gefährlich",
"Verharmlosung": Weitere Kritik an "Mein
que si un dictateur comme Hitler néma sur des étudiants allemands
Führer" », (10 janvier 2007),
surgissait aujourd’hui, les gens et les implications sur la manière http://www.welt.de/kultur/ar-
tomberaient à nouveau sous son dont l’Allemagne aborde son ticle707804/Skandalnudel-gefaehrlich-
charme. passé national-socialiste, des Verharmlosung-Weitere-Kritik-an-Mein-
Fuehrer.html [06.10.2015]; Spiegel On-
Si on craignait que de récents chercheurs ont interviewé des line, « ”Der Untergang”: Die unerzähl-
projets d’édition, en reproduisant étudiants qui avaient vu les lms bare Geschichte », http://www.spie-
des documents originaux, ne puis- La Chute (un « docudrame » histo- gel.de/kultur/kino/der-untergang-die-
unerzaehlbare-geschichte-a-
sent être blessants ou inciter à la rique) et Mon Führer (une œuvre
318031.html [06.10.2015];
haine, les lms et les documen- de ction satirique). Ces deux (2) Voir e. a. Ilan Avisar, Screening the
taires sur le sujet font face à des études distinctes, basées sur des Holocaust: Cinema’s Images of the Uni-
critiques d’un autre ordre, qui questionnaires quantitatifs, ont maginable, Indiana University Press,
Bloomington et Indianapolis, 1988; Yo-
concernent entre autres leur pou- débouché sur plusieurs constats sefa Loshitzky, Spielberg’s Holocaust:
voir de banalisation, de simplica- communs : les étudiants qui Critical Perspectives on Schindler’s List,
tion et de sensationnalisme. Alors avaient vu ces lms étaient plus Indiana University Press, Bloomington,
1997; Annette Insdorf, Indelible Sha-
que les réactions des universi- enclins à percevoir Hitler comme
dows: Film and the Holocaust, Cam-
taires, critiques ou responsables un être humain et éprouvaient bridge University Press, Cambridge,
politiques face aux représenta- moins d’émotions négatives en- 2003; Lawrence Baron, Projecting the
tions de l’Allemagne nazie sont vers lui. Cependant, pour com- Holocaust into the present: the chan-
ging focus of contemporary Holocaust
généralement bien documen- prendre l’impact de ces lms sur cinema, Rowman & Littleeld, Oxford,
tées, on en sait beaucoup moins les étudiants, il fallait aussi tenir 2005.

6 TRACES DE MÉMOIRE
Poster du film Le Garçon au pyjama rayé
(The Boy in the Striped Pyjamas, GB/USA, 2008)
réalisé par Mark Herman

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ticipants, à des degrés divers, de
nouvelles informations ou des
perspectives différentes et ont
même pu éveiller leur intérêt pour
ces questions. En même temps,
certaines de leurs interprétations

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suggèrent que, souvent, la com-


préhension historique qu’ils en ont
retirée est, au mieux, limitée et
simpliée, au pire déformée.
Pourtant, au lieu de systémati-
quement prendre au pied de la
Poster du film Mein Führer (Allemagne, 2007) Poster du film The Reader (USA/Allemagne, 2008) lettre ce qui leur est présenté, de
réalisé par Dani Levy réalisé par Stephan Daldry nombreux participants à l’étude
ont aussi eu une réexion sur le ci-
néma en tant que média, sur son
degré d’exactitude historique et
compte du prol sociologique et abordés dans l’enseignement, le sur l’impact qu’il avait sur eux.
de leur personnalité3. discours public et d’autres repré- Cette disposition à rééchir sur ses
Mes propres recherches, en- sentations de la guerre. La mesure propres réactions émotionnelles
treprises dans le cadre d’une dans laquelle cela a été le cas était la plus forte parmi ceux qui
thèse, visaient à mieux com- dépend largement du lm. Ceux avaient vu Le Garçon au pyjama
prendre comment sont perçus les qui sont basés sur des « histoires rayé et The Reader. Cela indique-
lms sur l’Holocauste 4. J’ai réalisé vraies », en particulier Conspira- rait la capacité de lms de ction
dans ce but une étude empirique tion et Les Insurgés, ont eu un im- à explorer des émotions sans que
et qualitative de la réaction du pact plus mesurable sur les partici- les spectateurs se laissent néces-
public à des lms récents. 68 per- pants à l’étude en termes de con- sairement emporter tandis que la
sonnes, essentiellement britan- naissances nouvelles ou de com- recherche et l’afrmation d’au-
niques, ont été interrogées, au préhension historique, surtout si le thenticité historique de lms tels
moyen d’interviews approfondies scénario concernait une histoire que Conspiration, Les Insurgés et
et semi-structurées et lors de dis- peu connue. Même certaines The Grey Zone semblent les dé-
cussions en groupe, après avoir vu parties de récits ctifs tels que The courager de faire une telle intros-
l’un des cinq lms suivants : Cons- Reader et Le Garçon au pyjama
piration (GB/USA, 2001), Le Gar- rayé ont été prises pour potentiel- Suite p. 8
çon au pyjama rayé (GB/USA, lement vraies par certains specta-
2008), Les Insurgés (USA, 2008), The teurs, ce qui a entraîné des géné-
Reader (USA/Allemagne, 2008) et ralisations historiques abusives ba- (3) Wilhelm Hofmann, Anna Baumert et
The Grey Zone (USA, 2001). Les ré- sées sur le scénario de ces lms. Manfred Schmitt, « Heute haben wir Hi-
tler im Kino gesehen: Evaluation der
sultats ont des ramications qui Les spectateurs en ont retiré Wirkung des Films des Films “Der Unter-
vont au-delà de l’étude de lms différents types de savoirs, allant gang” auf Schüler und Schülerinnen
et qui ont une pertinence pour la d’une reconnaissance et d’une der neunten und zehnten Klasse »,
sensibilisation à l’Holocauste. Zeitschrift für Medienpsychologie, 17: 4,
nouvelle prise de conscience de
2005, pp. 132-46; Anna Baumert, Wil-
L’un des constats essentiels la réalité d’un événement jusqu’à helm Hofmann et Gabriela Blum,
concerne la transmission de la des interprétations de la condition « Laughing about Hitler? Evaluation of
compréhension historique au tra- humaine et des motivations des the movie My fuehrer--The truly truest
truth about Adolf Hitler », Journal of Me-
vers des lms. Pour de nombreux responsables. La tendance géné- dia Psychology: Theories, Methods, and
participants à l’étude, les lms ont rale était de disculper ceux-ci Applications, 20: 2, 2008, pp. 43-56.
complété leur connaissance et dans une certaine mesure, de les (4) Stefanie Rauch, Making sense of Ho-
leur compréhension de l’histoire locaust Representations: a reception
considérer comme des victimes
study of audience responses to recent
en traitant d’aspects particuliers et de décontextualiser leurs lms (Thèse de doctorat, University of
de l’Holocauste qui sont rarement crimes. Les lms ont fourni aux par- Leicester, 2014).

N°18 - DÉCEMBRE 2015 7


Poster du film Defiance (USA, 2008)
réalisé par Edward Zwick
INTERROGATION
Poster du film The Grey Zone (USA, 2001)
réalisé Tim Blake Nelson

Suite de la p. 7 man, d’un lm ou d’un documen-


taire. En deuxième lieu, le sens
pection. Ceci remet en cause la donné à tout document est large-

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perception courante des cher- ment inuencé par les idées pré-
cheurs et des éducateurs, selon la- conçues de la personne, qui peu-
quelle le public ne peut pas faire vent provenir de nombreuses
la distinction entre réalité et ction sources différentes.
et consomme sans esprit critique Il est peu probable que les Al-
des représentations ctives d’évé- lemands se rueront en masse dans
nements historiques. les librairies pour acheter et lire
Ce qui est plus frappant en- l’an prochain l’édition critique de
core, c’est le degré auquel les Mein Kampf. Il n’est pas possible
idées préconçues des partici- de prévoir l’impact que le livre
pants à l’étude ont eu un impact exercera sur les lecteurs d’au-
sur leur manière d’interpréter le jourd’hui, mais il est certain que

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lm. Celui-ci a fréquemment été toute personne qui le prendra en
vu à travers le prisme de connais- main aura déjà un certain degré
sances et d’idées puisées ailleurs, de connaissance et d’idées pré-
d’autres représentations de l’Ho- conçues sur Hitler, le national-so-
locauste ainsi que d’expériences cialisme et l’Holocauste et qu’il le
et d’intérêts personnels et profes- lira à la lumière de ces éléments-
sionnels. C’est aussi une remise en là. L’attitude de la Bavière, qui a
question de l’idée selon laquelle fait usage de ses droits pour em-
un lm, voire toute représentation, pêcher non seulement la réédi-
exerce un « effet » ou un « im- tion de l’édition originale de Mein
pact » évident et inévitable. En Kampf, mais aussi une édition cri-
fait, le processus de réception est tique et scientique de l’ouvrage,
beaucoup plus complexe et stra- est révélatrice d’une méance
tié. En ce sens, l’étude corrobore vis-à-vis des lecteurs potentiels et

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d’autres recherches empiriques d’un désir d’imposer une réaction
récentes, lesquelles indiquent que appropriée, non seulement face
la connaissance que les gens ont à Mein Kampf mais aussi à la ma-
de l’Holocauste provient d’un nière d’aborder plus générale-
large éventail de sources, qui en- ment le passé nazi. Quand on
tretiennent toutes leur compré- songe à la complexité du proces-
Poster du film Conspiracy (GB/VSA, 2001)
hension du sujet et leurs idées pré- sus de réception, un élément cru- réalisé par Frank Pierson
conçues5. cial de toute éducation devrait
Dans les lms utilisés au sein de être d’apprendre à adopter une
cette étude, la gure d’Hitler oc- attitude critique face à toute
cupait tout au plus une place forme de représentation histo- (5) Anna Reading, The Social Inheri-
marginale, mais l’analyse reste rique plutôt que de vouloir recou- tance of the Holocaust: Gender, Cul-
pertinente pour les débats con- rir à la censure. ture and Memory, Palgrave, Londres,
cernant la réédition de Mein 2002; Christian Gudehus, Stewart An-
derson et David Keller, « Understanding
Kampf dans la mesure où elle Hotel Rwanda: A reception study », Me-
touche à deux enjeux clés : d’une mory Studies, 3, 2010, pp. 344-63; Mi-
part, les chercheurs et les éduca- chael Gray, « Understanding Pupil Pre-
conceptions of the Holocaust in English
teurs ne peuvent pas contrôler ou Schools », Holocaust Studies: A Journal
prédire comment des étudiants, Stefanie Rauch
of Culture and History, 17: 1, 2011, pp.
Docteur en histoire moderne
des lecteurs ou des spectateurs in- 1-28; Thomas McKay, A multi-generatio-
Stanley Burton Centre for nal oral history study considering English
terpréteront n’importe quel docu- Holocaust and Genocide Studies collective memory of the Second
ment, qu’il s’agisse d’un livre, World War and Holocaust (Thèse de
d’une source primaire, d’un ro- Traduction : Michel Teller doctorat, University of Leicester, 2012).

8 TRACES DE MÉMOIRE
APPLICATION
PÉDAGOGIQUE Hitler à l’écran : utiliser des films sur le nazisme en classe

Poster du film La Chute (Der Untergang, Allemagne/


Italie/Autriche, 2004) réalisé par
Oliver Hirschbiegel

Objectifs d’Albert Speer. La séquence sélec-


tionnée, souvent reprise et parodiée,
montre le moment où Hitler reconnaît
 Analyser la représentation d’Hitler sa défaite.
et de l’Allemagne nazie à partir de
deux séquences lmiques  Exercice
 Comparer les représentations l- Les étudiants sont invités à proposer
miques de l’Allemagne nazie et de la des qualicatifs pour décrire Hitler et

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Shoah à travers différents genres ciné- l’Allemagne nazie à partir des posters
matographiques et à comparer ceux-ci à leurs idées
 Développer une réexion critique (reçues) sur la question. Ils sont invités
sur les dimensions historiques et à lister aussi d’autres images ou lms
éthiques de ces représentations qui sous-tendent leur représentation
du personnage d’Hitler en particulier
et des nazis en général.
Matériaux et activités Les étudiants visionnent ensuite les
deux séquences et sont invités à dé-
Les étudiants analyseront les sé- crire les éléments suivants pour les
quences suivantes : deux séquences, sous forme de grille : rences avec les images de l’époque
 Le Dictateur  Quelle est l’atmosphère évoquée et des nazis qu’ils avaient évoquées
(c. 5min du lm - 15’ à 20:30’ - dans la séquence ? auparavant
https://www.youtube.com/  Quels sont les sentiments exprimés  Les différences de représentation
watch?v=Z4UhJpviVYg) par Hitler/Hynkel ? et de réception entre les deux sé-
 La Chute  Quelle est l’impression qu’ils don- quences en fonction du genre ciné-
(c. 5min du lm - 39’ à 44:30’ - nent en tant que leader à partir des matographique utilisé
https://www.youtube.com/ éléments visuels et discursifs ?  D’autres exemples de lms sur
watch?v=WcJWCiXbfxs)  Qui sont les autres personnages ? l’époque qui relèvent des mêmes
 Quels sont les sentiments et les ré- genres et à considérer les objectifs
 Films actions de ces personnages/du public éventuels de ces types de lm : édu-
Le lm satirique Le Dictateur de lors du discours ? Pourquoi ? cation, information historique, divertis-
Charlie Chaplin date de 1940. Il ra-  Quels sont vos sentiments et réac- sement, avertissement, critique, etc.
conte l’histoire d’un barbier juif qui est tions en tant que spectateurs ? Pour-  La légitimité et l’utilité de ces ob-
persécuté par les troupes d’Adénoïde quoi ? jectifs et des genres cinématogra-
Hynkel, le dictateur de Tomania, et  Quelle est la langue utilisée dans phiques en question par rapport au su-
que l’on confond par la suite avec le lm ? Comparez l’usage de l’an- jet du nazisme
Hynkel. La séquence sélectionnée re- glais dans les deux séquences (com-  Les connaissances historiques
présente un discours du dictateur, mentaires et sous-titres) qu’ils pensent pouvoir tirer des lms et
Adénoïde Hynkel.  Décrivez le setting et son effet leurs rapports à d’autres sources de
La Chute est un lm allemand d’Oliver  Quel est le contenu des deux dis- savoir. Quel est le savoir à (ne pas) dé-
Hirschbiegel, sorti en 2004, qui met en cours ? Quelles sont les ressemblances river de ce type de sources ?
scène les derniers jours d‘Hitler. Le lm et les différences ?  La mesure dans laquelle ces
se base sur plusieurs sources dont, no- lms/séquences ou d’autres lms ont
tamment, l’étude Inside Hitler’s Bunker  Discussion inuencé ou changé leur vision de
de l’historien Joachim Fest, les mé- À partir de cette grille, les étudiants l’époque
moires de l’une des secrétaires de peuvent considérer
Hitler, Traudl Junge, et les mémoires  Les ressemblances et les diffé- Suite p. 10

N°18 - DÉCEMBRE 2015


INTERROGATION

Suite de la p. 9

Extension
Pour approfondir ces discussions, les
étudiants sont invités à rééchir sur le
contexte dans lequel les deux lms ont
été créés et le contexte dans lequel ils
sont visionnés aujourd’hui :
 Charlie Chaplin, le directeur et
acteur principal du Dictateur a noté
dans son autobiographie qu’il n’aurait
pas été capable de faire ce lm en
connaissant l’étendue des horreurs
des camps. Les élèves peuvent dé-
battre de cette afrmation par rap-
port au genre et aux choix représenta-
tionnels du lm.
 Les élèves connaitront ou pour-
ront prendre connaissance des paro-
dies sur La Chute et discuter des ques-
tions suivantes : quelles sont les raisons
expliquant la popularité de ce pas-
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sage ? Comment et pour quels objec-


tifs la scène est-elle utilisée ? Est-ce
que la scène est amusante ? Est-ce
que les parodies inuencent notre per-
ception de la gure d’Hitler ? Les
élèves peuvent faire une recherche
en ligne pour voir les parodies et con- Poster du film Le Dictateur
sidérer les réactions ou objections que (The Great Dictator, USA, 1940)
celles-ci ont parfois suscitées. réalisé par Charlie Chaplin

mentaire de Leni Riefenstahl et com- logues, des personnages et de l’in-


Éléments de reponse ment il illustre la politique expansion- trigue. On peut aussi les amener à
niste de l’Allemagne nazie et l’idéolo- prendre conscience des effets de la
gie du régime, y compris son antisémi- mise en scène cinématographique
 Les élèves pourront considérer tisme. (notamment lumière, angle, son).
l’effet de la langue sur leur perception  Les élèves peuvent analyser la re-  Les élèves peuvent débattre du
de la scène et son rapport aux genres présentation humaine d’Hitler dans La potentiel et des limites de lms histo-
lmiques : l’effet de la traduction dans Chute, en comparant celle-ci à la fa- riques en matière d’éducation histo-
Le Dictateur et son rapport au carac- çon dont les autres personnages sont rique, de prise de conscience et d’ac-
tère satirique du lm, l’effet de l’alle- mis en scène dans la séquence. Ils cès au passé, leur pouvoir de critique
mand dans La Chute, des sous-titres peuvent aussi s’interroger sur le choix sociale ou politique et les risques de
anglas et de leur détournement dans des réalisateurs de se focaliser sur les simplication et de banalisation po-
les parodies Youtube. derniers jours du régime nazi. tentielles de l’Allemagne nazie et de
 Les élèves pourront prendre en  En comparant les lms, les élèves la Shoah.
compte le moment de la sortie du peuvent débattre de la question de
Dictateur : une grande partie des Juifs savoir dans quelle mesure une repré-
exterminés pendant la Shoah étaient sentation peut être authentique, y
encore en vie à ce moment-là mais le compris pour ce qui est des documen-
lm est sorti après la « Nuit de Cristal » taires et des « histoires vraies ». Toute
et le début de la Seconde Guerre représentation a ses limites et ne peut Stefanie Rauch
Docteur en histoire moderne
mondiale. Les élèves pourront consi- prétendre à une réelle exactitude his-
Stanley Burton Centre for
dérer comment le discours d’Hynkel torique. On peut attirer l’attention des Holocaust and Genocide Studies
se rapporte à la propagande dans Le élèves sur les libertés prises par le met-
Triomphe de la volonté, le lm docu- teur en scène, au niveau des dia- Traduction : Fransiska Louwagie

10 TRACES DE MÉMOIRE
APPROFONDISSEMENT

« Law is always better than war. »


De l’agression criminelle et des principes
du droit de la guerre

Distinguer agression et tique de populations civiles ? mettre la guerre au respect de


La Charte de Nuremberg certaines règles, leur résistance
crime de guerre ébauchait une réponse à ces déclina à mesure que de plus en
questions. Le titre II, article 6 dé- plus de règles contraignantes fu-
En signant le 8 août 1945 la Charte nissait les compétences du futur rent adoptées. Par contre, nom-
de Nuremberg (dite aussi Charte tribunal de Nuremberg. L’article breux sont ceux, dont Robert
de Londres), les quatre grandes dissimule son caractère révolu- Jackson, le procureur américain
puissances alliées (États-Unis, tionnaire sous une formulation ap- en chef du tribunal de Nurem-
France, Royaume-Uni et Union so- paremment simple : « Les actes berg, qui virent dans la codica-
viétique) mirent formellement un suivants, ou l’un quelconque tion d’une interdiction des guerres
terme aux débats houleux qui agi- d’entre eux, sont des crimes sou- d’agression en tant que telles la
taient depuis plus d’un an des ju- mis à la juridiction du Tribunal et principale réalisation de la Charte
ristes, des fonctionnaires et des entraînent une responsabilité indi- de Nuremberg2. Ce qui avait
hommes politiques. Le bain de viduelle : (a) les crimes contre la longtemps été considéré comme
sang de la Seconde Guerre mon- paix : c’est-à-dire la direction, la une coutume et que des juristes
diale avait choqué le monde en- préparation, le déclenchement progressistes avaient péniblement
tier. Pour les alliés, il était indispen- ou la poursuite d’une guerre cherché à lire entre les lignes dans
sable que les responsables subis- d’agression (…), (b) les crimes de le Pacte Briand-Kellogg (1928) et
sent un châtiment juste. Mais leurs guerre : c’est-à-dire les violations dans d’autres traités3 était désor-
crimes étaient d’une telle am- des lois et coutumes de la mais une norme écrite, indiscu-
pleur, et à certains égards si nou- guerre, (c) les crimes contre l’hu- table et contraignante.
veaux, que le cadre légal en vi- manité (…) »1.
gueur était insufsant. Des indivi- L’article 6(a-b) établit donc Suite p. 12
dus qui avaient commis des une distinction entre les actes qui
crimes à la demande de leurs su- conduisent à une agression, dé- (1) Voir https://www.icrc.org/ap-
plic/ihl/dih.nsf/INTRO/350?OpenDocu-
périeurs pouvaient-ils être jugés sormais qualiés de criminels ment.
par d’autres États ? Fallait-il renon- (crimes contre la paix), et les (2) Entre autres dans l’avant-propos de
cer au principe de l’immunité des crimes commis au cours des hosti- Sheldon Glueck (voir note 3); voir aussi
Norbert Ehrenfreund, De erfenis van
chefs d’État ? Était-il possible de lités elles-mêmes (crimes de Neurenberg. Hoe de nazi-processen
sanctionner en vertu d’une res- guerre). En soi, cette seconde ca- het internationaal recht hebben
ponsabilité collective (apparte- tégorie n’était pas vraiment beïnvloed, Omniboek, Utrecht, 2013,
nance à une organisation crimi- neuve : si de nombreux ofciers chapitre 2.
(3) Sheldon Glueck, The Nuremberg
nelle) ? Et qu’en était-il de l’exter- supérieurs avaient initialement mis Trial and Aggressive War, A. A. Knopf,
mination planiée et systéma- en doute la possibilité de sou- New York, 1946 (surtout le chapitre 2).

N°18 - DÉCEMBRE 2015 11


APPROFONDISSEMENT

Suite de la p. 11 août 1990, par les troupes ira- à cette question, il est utile d’avoir
kiennes, le président américain quelques grands principes à l’es-
La Charte établissait ainsi ce George W. Bush décida, avec prit.
que de nombreux penseurs l’appui explicite du Conseil de Sé- Le premier est celui de la
avaient implicitement présumé curité de l’ONU, de l’Union sovié- cause juste. L’utilisation d’une vio-
depuis longtemps : qu’il y a une tique, de la Ligue arabe et du lence massive pour une cause
distinction entre les circonstances Congrès des États-Unis, et après que cette violence ne justie pas
qui peuvent justier une guerre (le d’intenses concertations diplo- est immorale et ne saurait donc
ius ad bellum) et la manière de matiques, de restaurer l’intégrité être tolérée. On peut discuter de
faire cette guerre (ius in bello). territoriale du Koweït. Une bonne ce que sont exactement ces
Dans sa Lettre sur la guerre contre dizaine d’années plus tard (2003), « causes justes », mais certaines
les Turcs (1530), l’humaniste hol- son ls George Bush junior ignora d’entre elles font tout de même
landais Erasme dénonçait déjà les critiques, tant aux États-Unis l’objet d’un large consensus. Si
une double erreur à ses yeux : qu’à l’étranger, ainsi que les ap- nous acceptons que tout individu
penser que les chrétiens n’au- pels à la prudence de l’ONU pour, a le droit de protéger son intégrité
raient pas le droit de faire la à la tête d’une coalition réduite, physique et celle des autres (le
guerre (« certains estiment en ef- envahir l’Irak de manière « pré- droit à l’auto-défense), il paraît
fet que, par dénition, les chré- emptive », à la recherche aussi légitime de le faire de ma-
tiens n’auraient jamais le droit de d’armes de destruction massive nière collective et organisée,
faire la guerre. Je trouve qu’une qui ne furent jamais trouvées (et avec des armées. Cela signie
telle conception est d’une absur- qui très probablement n’existaient qu’une guerre défensive ou une
dité sans nom »), mais aussi qu’ils pas ou plus, d’après ce qu’afr- violence collective visant à proté-
se comporteraient de manière maient des spécialistes depuis ger sa propre existence (comme
plus correcte que leurs adver- longtemps)5. Entre ces deux le soulèvement du ghetto de
saires musulmans (« ce que nous dates, les milices hutus exterminè- Varsovie en avril-mai 1943, destiné
voyons est monnaie courante rent en 1994 entre un demi-million à empêcher la déportation de la
dans toutes les guerres. Y compris et un million de Tutsis et de Hutus population juive vers une mort
dans celles que nous, chrétiens, modérés au Rwanda6. quasiment certaine) peut être
menons depuis des années de la Rares seront sans doute ceux considérée comme justiée.
manière la plus impie contre qui ont le sentiment que les Tutsis
d’autres chrétiens »)4. Cet article et les Hutus modérés n’avaient
est centré sur les principes qui réa- pas le droit de s’opposer à une
gissent les comportements avant politique qui menaçait de les dé-
et pendant la guerre et analyse truire entièrement ou partielle-
plus en profondeur le ratio legis, ment, même s’ils devaient pour
les fondements éthiques et juri- cela utiliser eux-mêmes la vio-
diques sur lesquels reposent ces lence. Tout aussi rares seront pro-
règles. Il aborde d’abord le ius ad bablement ceux qui pensent que
(4) Desiderius Erasme, De Turkenkrijg,
bellum (le droit qui dénit les con- le recours à la violence dont a fait Ad Donker uitgeverij, Rotterdam, 2012
ditions permettant de recourir à la usage le président Bush en 1990 (1e édition 1530), p. 38 (traduction MT).
violence) et ensuite le ius in bello, pour mettre n à l’occupation du (5) Richard Clarke, Tegen alle vijan-
les règles de droit que les protago- Koweït était contraire à l’éthique. den. Hoe Amerika Al-Qaeda onder-
schatte, Bert Bakker, Amsterdam, 2004,
nistes sont tenus de respecter Mais la guerre déclenchée par pp. 314-323; Hans Blix, Missie Irak. Ach-
après le déclenchement des hos- son ls en 2003 sera sans doute ter de schermen van de wapeninspec-
tilités. considérée comme moralement ties, Balans, Amsterdam, 2004.
(6) M. Cairo, The Gulf. The Bush presi-
problématique par de nom- dencies and the Middle East, University
Le ius ad bellum - principes breuses personnes. Comment ex- Press of Kentucky, Lexington, 2012 (sur-
pliquer cette double norme ? Sur tout chapitre 3-4); Scott Straus, « The
et raisons d’être quelle base autorise-t-on le re- historiography of the Rwandan ge-
nocide », Dan Stone (éd), The historio-
cours à la violence dans un cas et graphy of genocide, Éditions Macmil-
Après l’invasion du Koweït, le 2 pas dans l’autre ? Pour répondre lan, Basingstoke, 2010, pp. 517-542.

12 TRACES DE MÉMOIRE
De même, peu de gens qualie- tiques et sous-étatiques peuvent
ront d’illégitime la violence utilisée déclarer la guerre à tout moment
contre une force d’occupation et pour n’importe quelle raison, les
ou une autorité qui ne respecte bains de sang et les souffrances
pas les droits fondamentaux de la humaines risquent de se multiplier
population (en asservissant par à l’inni. Il est dès lors impératif de
exemple une partie de celle-ci). limiter les guerres et les violences
Mais même dans de tels cas, de masse au minimum. C’est ainsi
le recours à la violence ne va pas que certains combats destinés à
de soi. S’il est possible de mettre s’auto-protéger (Hutus-Tutsis; in-
un terme à une occupation par surrection du ghetto de Varsovie)
des négociations, une médiation ainsi que l’intervention du prési-
ou des sanctions économiques, la dent Bush sr sont généralement ju-
violence collective n’est pas un gés légitimes (cette dernière visait
moyen légitime. En effet, les un but légitime, était un ultime re-
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guerres sont toujours des situations cours, pouvait s’appuyer sur un


d’exception (dans lesquelles les large soutien national et interna-
règles habituelles, comme l’inter- tional et était efcace), alors que
diction de tuer, sont suspendues) celle de son ls est considérée
et doivent dès lors être un ultime comme moralement et juridique-
recours. C’est précisément pour Couverture de The ethics of insurgency où le
ment problématique (tous les
cette raison que les frappes dites politologue israélien Michael Gross analyse les moyens de paix n’avaient pas été
« préemptives »7 (faites avant principes éthiques de la guerre asymétrique épuisés, l’usage de la force ne bé-
d’être soi-même attaqué) sont (Cambridge University Press, 2015) néciait pas du tout d’un large
toujours proscrites : elles sont en consensus, l’objectif invoqué – le
effet inconciliables avec le prin- telle violence est quasi nulle. On démantèlement d’armes de des-
cipe d’un ultime recours. Bien en- ne peut dès lors pas justier les truction massive et la n d’un ré-
tendu, un État ne doit pas guerres qui sont a priori inef- gime de terreur – semblait plutôt
attendre d’être effectivement caces. être un prétexte et en tout cas n’a
agressé avant de réagir militaire- En outre, une guerre doit être pas été atteint).
ment ; mais il faut tout de même déclarée et menée par une auto-
que l’on puisse au moins parler rité légitime (quatrième principe). Suite p. 14
d’une menace claire, explicite et Il s’agit souvent du chef du pou-
immédiate pour sa sécurité8. voir exécutif (le président, le roi, le (7) On parle de « guerre préemptive »
Même si les deux premiers premier ministre) ; dans les démo- lorsqu’un belligérant anticipe une me-
nace de guerre ou d’invasion qu’il
principes (cause juste et ultime re- craties, l’existence d’une majorité juge imminente et inéluctable et prend
cours) sont respectés, on ne peut élue permet aussi d’appeler des lui-même l’initiative d’attaquer. À ne
pas utiliser n’importe quelle forme citoyens sous les drapeaux. Cette pas confondre avec une « guerre pré-
ventive », qui vise un objectif à plus
de violence : encore faut-il que le légitimité est moins évidente pour long terme : elle cherche à empêcher
moyen utilisé ait le potentiel d’at- les mouvements de guérilla. Elle un pays d’avoir les moyens de faire la
teindre l’objectif visé. Le troisième doit être démontrée, sur le plan guerre en détruisant son potentiel mili-
principe fondamental est donc national et international (en prou- taire, mais sans qu’il y ait encore de
menace imminente.
celui de l’efcacité. Ainsi, il serait vant que la lutte sert un objectif (8) Pour une analyse des guerres pré-
difcile de justier le bombarde- justié et que la violence utilisée ventives, voir Michael Walzer,
ment d’Abuja, la capitale du est nécessaire et efcace), tandis Rechtvaardige en onrechtvaardige
oorlogen. Een ethische beschouwing
Nigeria, dans le but de con- que l’absence d’un transfert de met historische illustraties, Uitgeverij
traindre le groupe sunnite Boko pouvoir formalisé (élections) rend Atlas, Amsterdam et Anvers, 2006, pp.
haram de libérer les jeunes lles généralement le recrutement 129-142.
qu’il a enlevées : la probabilité beaucoup plus problématique9. (9) Michael L. Gross, The ethics of insur-
gency. A critical guide to just guerilla
que ce mouvement islamique ra- Il n’y a pas de guerre sans warfare, Cambridge University Press,
dical se laisse convaincre par une atrocités. Si tous les acteurs éta- Cambridge, 2015, pp. 37-44.

N°18 - DÉCEMBRE 2015 13


APPROFONDISSEMENT

le refus de recueillir des naufragés Dieu (l’interdiction de combattre


en mer... De tels actes sont quali- certains jours de fêtes religieuses)
és de crimes de guerre. n’ont été que très rarement res-
Même après le début des hos- pectées10. Si la Croix-Rouge, le
tilités, les belligérants doivent se Croissant-Rouge et le Cristal-
tenir à certaines règles, comme le rouge (étoile de David) ont tous la
respect de la distinction entre possibilité d’évacuer de manière
ceux qui prennent part ou non sûre les blessés des champs de
aux combats, de l’intégrité des bataille et de les soigner, il y a de
combattants capturés, la garan- fortes chances pour que toutes les
tie d’une « fair ghting chance » parties respectent l’immunité de
et du « principe de proportionna- leur personnel.
lité » (cf. infra), pour ne citer que D’autre part, il faut tenir
quelques exemples des principes compte du but d’une guerre
éthico-juridiques auxquels ils sont (juste), qui est de restaurer la paix
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tenus. Ces principes ne procè- (le principe de nalité). Tuer l’en-


dent pas uniquement de considé- nemi ou piller son territoire ne sont
rations idéologiques (« nous de- donc pas des buts de guerre, mais
vons nous comporter correcte- tout au plus des moyens pour
ment entre nous ») ou de l’obliga- mettre plus rapidement un terme
tion de respecter des traités au conit. C’est ce qu’afrmait au
Oeuvre fondatrice de Carl von Clausewitz (comme les conventions de Ge- dix-neuvième siècle le stratège
au sujet de la guerre (première publication 1832)
nève, qui ont été ratiées par la Carl von Clausewitz dans son cé-
quasi-totalité des États) – en lèbre ouvrage Vom Kriege : le but
temps de guerre, les barrières de la guerre est toujours et exclu-
idéologiques ou juridiques ne sont sivement de mettre l’ennemi hors
en effet que trop souvent igno- d’état de nuire11. Cette idée
Suite de la p. 13 rées : ces règles ont aussi une uti- n’avait rien de neuf : près de 2000
lité et un avantage pour les belli- ans auparavant, Cicéron écrivait
Le ius in bello - comment gérants eux-mêmes. déjà que les guerres devaient être
Une première exigence pour menées pour que nous puissions
faire la guerre ? avoir des règles claires et contrai- vivre en paix, sans injustice, et
gnantes est qu’elles ne s’appli- qu’une fois la victoire obtenue,
L’invasion de la Pologne, en sep- quent pas seulement à « nous », ceux qui n’ont pas fait preuve de
tembre 1939, fut un exemple clair mais à tout le monde (principe cruauté doivent être épargnés12.
d’agression : l’Allemagne avait d’universalité). Ainsi, il ne sert à C’est précisément pour cela qu’il
monté de toutes pièces une soi- rien de garantir l’immunité au per- est tout à fait insensé (et du reste
disant attaque polonaise contre sonnel européen de la Croix- illégal) de poursuivre les hostilités
un émetteur allemand en vue de Rouge si des organisations simi-
pouvoir envahir le pays et de le laires aux États-Unis, en Asie ou en
partager avec l’Union soviétique. Afrique ne bénécient pas aussi
Cette agression criminelle d’une telle protection. La raison
(10) David Whetham, Just wars and
(comme celle contre les Pays-Bas, en est simple : si la règle n’est moral victories. Surprise, deception
la Belgique et la France ainsi que avantageuse que pour une seule and the normative framework of Euro-
l’invasion de l’Union soviétique) des parties en présence, elle ne pean war in the later Middle Ages, Brill
uitgeverij, Leiden et Boston, 2009, pp.
fut suivie d’un grand nombre sera jamais respectée par l’autre 40-48.
d’autres violations des usages et ou par les autres. C’est pourquoi, (11) Carl Von Clausewitz, Vom Kriege,
des lois de la guerre : le bombar- au Moyen Âge, la Paix de Dieu (la Anaconda Verlag, Keulen, 2010, p. 48.
(12) Marcus Tullius Cicero, De Ofciis
dement de villes sans intérêt mili- protection en temps de guerre
(On moral duties), Little Brown and
taire, les conditions exécrables in- des pauvres, des femmes et des Company, Boston, 1887, paragraphe
igées aux prisonniers de guerre, prêtres non armés) et la Trêve de 11, http://oll.libertyfund.org/titles/542.

14 TRACES DE MÉMOIRE
lorsque l’adversaire a demandé à forme (il leur est interdit de revêtir guerre, mais un massacre et un
se rendre (il est interdit de « ne pas l’uniforme de l’adversaire) et ne bain de sang15. C’est la raison
faire de quartier » : les membres peuvent pas s’établir volontaire- pour laquelle la conférence de La
d’une force combattante qui se ment dans des régions civiles dans Haye (1899) a interdit entre autres
rendent doivent être faits prison- l’espoir que l’adversaire renon- que des projectiles soient lancés
niers et correctement traités). cera alors à les attaquer. S’ils depuis des montgolères – un
Sans cela, on oblige l’adversaire à constituent malgré tout un tel moyen contre lequel l’adversaire
poursuivre le combat et on fait « bouclier humain », ils commet- au sol pouvait en effet difcile-
couler inutilement davantage de tent un crime, mais cela ne ment se défendre. C’est ce qui
sang, y compris dans son propre change rien à l’immunité due au autorise aussi les combattants de
camp. C’est aussi pour cela qu’il caractère civil de la région14. mouvements de guérilla à être ex-
est insensé (et illégal) de prendre Même si la frontière entre ceptionnellement dispensés du
en otages et de tuer des inno- combattants et non combattants port de l’uniforme : comme ils mè-
cents : cela rebute des alliés mili- est souvent oue, l’interdiction de nent généralement de petites ac-
taires éventuels, cela fait perdre viser des civils est absolue. Mais si tions avec peu de moyens, ils
toute sympathie et cela com- des dirigeants politiques et mili- n’auraient aucune chance s’ils
plique fortement la recherche taires devaient se justier pour devaient eux aussi s’identier
d’interlocuteurs après la guerre tout bombardement qui a invo- comme combattants. Le polito-
(pour l’indispensable collabora- lontairement causé des victimes logue américain Norman
tion économique, politique ou civiles, cela rendrait à peu près Finkelstein s’est servi de cet argu-
autre). À cause de ses violations toute guerre soit impossible, soit ment pour tourner en ridicule le
agrantes des droits humains, criminelle. C’est pourquoi le droit rapport d’Amnesty International
l’Allemagne a cependant dû international prescrit que les belli- sur la récente guerre de Gaza
combattre (tout comme le gérants doivent veiller à ce que le (2014) : si les combattants du
Japon) « jusqu’au dernier hom- préjudice subi par les objectifs ci- Hamas violent le droit internatio-
me » en 1945 : toute autre conclu- vils soit moindre que les avan- nal parce qu’ils lancent des pro-
sion de la guerre avait été rendue tages attendus de l’objectif mili- jectiles (pratiquement la seule
impossible par l’attitude du ré- taire (principe de proportionna- arme dont dispose l’organisation)
gime13. lité). Ainsi, il serait illégal et immoral sans savoir s’ils toucheront des
Ceux qui prennent part aux d’assaillir, d’assiéger et d’affamer cibles militaires ou civiles et s’ils ne
hostilités doivent en supporter les la population d’une grande ville peuvent faire feu que d’un en-
risques et les conséquences : ils sous prétexte que celle-ci abrite droit où vivent peu de civils (la
peuvent être tués, blessés, captu- un petit noyau d’opposants ar- bande de Gaza est l’une des ré-
rés et incarcérés. Mais les « non- més : même si on parvenait à éli- gions les plus densément peu-
combattants » et les civils ne peu- miner ces derniers, ce résultat se- plées au monde), « autant leur
vent pas être entraînés dans le rait sans commune mesure avec
conit par les belligérants. Ceux-ci le grand nombre de victimes ci- Suite p. 16
ont l’obligation de faire une dis- viles.
tinction stricte, de « discriminer », Enn, le principe de propor-
entre les combattants et les civils ; tionnalité s’applique aussi à la
en cas de doute, il faut supposer guerre d’une autre manière. Au
qu’il s’agit de civils. Ce principe début des hostilités, chacun des (13) Ian Kershaw, Tot de laatste man.
Hitlers Duitsland, 1944-1945, Spectrum,
de distinction ou de discrimination belligérants doit avoir une Anvers, 2011; John Dower, War without
n’est que logique si on accepte chance de l’emporter (principe mercy. Race and Power in the Pacic
l’idée qu’un tiers ne peut pas être d’équilibre). Certes, il ne faut pas War, Pantheon Books, New York, 1986.
(14) Crowe, Jonathan et Weston-
contraint d’éponger les dettes que chacun dispose exactement Scheuber, Kylie. Principles of Internatio-
d’un autre ou de purger une du même nombre d’hommes et nal Humanitarian Law. Cheltenham en
peine de prison pour un crime d’armes, mais une guerre dans la- Northampton, Edward Elgar Publishing
qu’il n’a pas commis. Il implique quelle l’un des adversaires n’a Ltd: 2013 (surtout chapitre 4).
(15) Sur le concept de « fair ghting
que les combattants doivent manifestement aucune perspec- chance », voir Michael L. Gross, op.
s’identier par le port d’un uni- tive de victoire n’est pas une cit., pp. 45-48.

N°18 - DÉCEMBRE 2015 15


APPROFONDISSEMENT Biographie récente de Benjamin Ferencz,
juriste et militant de la paix,
par Tom Hofman (McFarland, 2013)

Suite de la p. 15 chocolat, après quoi le gosse


dégoupille une grenade et les fait
demander de s’aligner comme exploser tous les deux. Je peux
des canards et faire venir vous garantir que, dans de telles
l’aviation »16. circonstances, tous les enfants
Même si le droit de la de ce village seront tués et que
guerre est logique, utile, humain le village sera réduit en cendres.
et contraignant, il n’est pas C’est ce qui se passera. Ma

© Tous droites réservés


certain qu’il soit respecté. réponse à cela est que le seul
En 2005, le juriste américain moyen d’éviter les crimes de
Benjamin Ferencz (procureur en guerre, et de protéger les gens,
chef lors du procès contre les est d’éviter la guerre. D’où
Einsatzgruppen à Nuremberg) a mon slogan : “law is better than
exposé sa vision du droit de la war“ »17. S’il y a un siècle, bannir les
guerre devant l’American Bar guerres d’agression semblait un
Association. « Quel que soit le vœu pieux hors d’atteinte,
nombre de lois adoptées, il n’y aujourd’hui, leur interdiction est (16) Interview du prof. Norman Finkels-
aura jamais de guerre sans un fait juridique. tein à propos du rapport d’Amnesty sur
atrocités », a-t-il argumenté. l’offensive de Gaza en 2014, publiée le
6 août 2015, voir: https://www.you-
« [Prenons] l’exemple du Viet- tube.com/watch?v=mC1Mytf7XV4
nam : un soldat américain pé- (17) Discours de Benjamin Ferencz,
Fabian Van Samang
nètre dans un village où surgit un Docteur en histoire moderne
« Nuremberg and the birth of interna-
tional law », American Bar Association,
petit enfant. Le soldat le cajole un Professeur au Klein Seminarie Roeselare 11 novembre 2005, http://www.c-
peu et lui donne une barre de Traduction : Michel Teller span.org/video/?189880-1/nuremberg-
birth-international-law.

APPLICATION
PÉDAGOGIQUE Les conflits dans le monde face au droit international

On peut soumettre à chaque des faits ; des articles de presse ne ga- ouest. Après la prise du pouvoir par un
élève un cas concret d’un conit inter- rantissent ni l’objectivité du journaliste, gouvernement de gauche radicale,
national, tiré d’un passé récent ou plus ni celle de sa source ; il faut une éva- en octobre 1983, le président Ronald
lointain (Grèce, Corée du Nord, Viet- luation méticuleuse pour savoir si tous Reagan décida d’envoyer des
nam, Algérie, Israël, Israël, Irak, les moyens paciques ont été épuisés troupes sur l’île, de renverser le gouver-
Afghanistan, Nicaragua, Kosovo, avant de déclarer la guerre ; l’afrma- nement et de renvoyer quelques étu-
Libye). Les élèves peuvent esquisser tion selon laquelle l’objectif n’était pas diants américains d’une école de mé-
l’histoire du conit, les parties en pré- de toucher des cibles civiles doit être decine. Sans doute était-ce pour lui un
sence, l’enjeu, le déroulement, les mise en regard des faits… moyen de redorer son image après le
conditions légales en vigueur et l’issue Prenons comme exemple l’inva- retrait précipité de ses troupes du Li-
de la guerre. Ils peuvent ensuite s’in- sion de l’île de Grenade. Au début des ban (début 1984) et un attentat sui-
terroger sur la légitimité de ce conit années 1980, Grenade était le plus pe- cide qui, en octobre 1983, avait coûté
(était-il justié, dans ce cas précis, de tit État indépendant de l’hémisphère la vie à plus de 240 Américains.
faire usage de la violence) et sur l’atti-
tude des protagonistes durant les hos- Ius ad bellum Ius in bello
tilités (ont-ils enfreint des usages mili- Cause juste ? Principe d’universalité ?
taires ou des règles de droit internatio-
nales, pourquoi l’ont-ils fait et pour- Ultime recours ? Principe de finalité ?
quoi ce type de comportement est-il Efficacité ? Principe de discrimination ?
interdit)? Autorité légitime ? Principe de proportionnalité ?
Au cours de cet exercice, on peut
Combat loyal ( ’fair fighting possibility ’) ?
sensibiliser les élèves à l’importance
d’une information objective. Les dé- Fabian Van Samang
clarations d’un président, afrmant Docteur en histoire moderne
que son pays est menacé, ne corres- Professeur au Klein Seminarie Roeselare
pondent pas forcément à la réalité Traduction : Michel Teller

16 TRACES DE MÉMOIRE
VARIA

Sonderkommando et Arbeitsjuden
Les travailleurs forcés de la mort

Le ls de Saul tourne depuis sibilité sans précédent, alors que


quelques semaines dans nos salles chaque année plus d’un million
obscures. Ce lm poignant nous de visiteurs se rendent à
parle d’un membre du Sonder- Auschwitz, la reconnaissance du
kommando juif de Birkenau en Sonderkommando et des Ar-
1944. Saul croit reconnaitre son ls beitsjuden, témoins au plus près
dans un enfant assassiné et de la « Shoah par gazage », est
n’aura à partir de ce moment encore difcile à acquérir. Les ga-
qu’une obsession : sauver la dé- zages, seraient-ils relégués à l’ar-
pouille des ammes du créma- rière-plan ? Les agents contraints
toire et offrir à son ‘ls’ une sépul- et forcés du dispositif de crime de
ture décente en règle avec la tra- masse le plus sophistiqué de la

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dition rabbinique. Le problème est modernité seraient-ils toujours des
que trouver un rabbin dans le parias de l’histoire comme de la
monde dantesque qu’est celui du mémoire ? Ce recueil, reprenant
centre d’extermination de Birke- les interventions du colloque, per-
nau s’avère extrêmement difcile. met pour la première fois en Eu-
Le lm de Laszlo Nemes fut ac- rope de faire un bilan historiogra- Poster du film Fils de Saul
de Laszlo Nemes
clamé pour sa façon respec- phique et testimonial sur ces ques-
tueuse de montrer l’inmontrable. tions et d’ouvrir le débat sur la
Déjà en 2013, l’ASBL Mémoire place qu’occupent ces hommes
d’Auschwitz organisait un col- dans la mémoire de la Shoah et
loque sur les Sonderkommando et de la terreur nazie. Les meilleurs
Arbeitsjuden qui eut lieu du 23 au spécialistes de la question ont ap-
25 mai dans l’International Press porté ici leur contribution.
Center du Residence Palace et
dans la Bibliothèque royale de Frédéric Crahay
Belgique. Alors que l’ampleur des Directeur
massacres à l’Est a acquis une vi- ASBL Mémoire d’Auschwitz

EN PRATIQUE - Le lm EN PRATIQUE - Notre publication

SAUL FIA SONDERKOMMANDO


Hongrie - 2015 - 107 min. ET ARBEITSJUDEN
Laszlo Nemes Collection “Entre Histoire et Mémoire”
© Tous droits réservés

Grand Prix du Jury - Cannes 2015 2015, 255p (n° 11).


ISBN 978-2-84174-730-6
Ce film fera partie Paris, éditions Kimé
de la programmation de notre ciné-club Prix: €25
PASSEURS D’IMAGES
édition 2016 Commande en ligne : info@auschwitz.be

N°18 - DÉCEMBRE 2015 17


VARIA

Aidez-nous à améliorer votre


TRACES DE MÉMOIRE
Un outil pédagogique accessible à tous

Le bulletin pédagogique de l ’ASBL Mémoire d’Auschwitz a été repensé il y


a cinq ans. Chaque trimestre, nous envoyons plus de 3 000 exemplaires de TRACES
DE MÉMOIRE dans les écoles. Nous recevons régulièrement des demandes, des
suggestions, des critiques de la part des enseignants. Il est temps de faire le bilan
sur le contenu de notre publication, d’établir les points forts et d’améliorer les points qui
pourraient mieux vous aider dans vos tâches pédagogiques et ainsi contribuer à garder
vivantes les traces de mémoire chez nos jeunes.

Questions générales Votre souscription à TRACES DE MÉMOIRE


Depuis quand êtes-vous actif en tant qu’enseignant ? Depuis quand recevez-vous TDM ?

Dans quel type d’enseignement êtes-vous actif ? Comment recevez-vous TDM ?


En nom propre
Par le biais de l’école où j’enseigne
Par des collègues
Dans quel grade enseignez-vous ? Recommanderiez-vous TDM à des collègues ?
Oui
Non
Comment avez-vous perçu l’évolution de l’ancien
Quels sont les cours que vous enseigner ? bulletin pédagogique vers le TDM actuel ?

18 TRACES DE MÉMOIRE
Votre « version personnelle » de TRACES DE MÉMOIRE
Utilisez-vous TDM en préparation de vos cours ?
Oui À quelle fréquence ? Une seule fois Régulièrement
De temps en temps À presque chaque n°
Non
Utilisez-vous TDM pour votre enrichissement intellectuel personnel ?
Oui À quelle fréquence ? Une seule fois Régulièrement
De temps en temps À presque chaque n°
Non
Utilisez-vous TDM en classe avec vos élèves ?
Oui À quelle fréquence ? Une seule fois Régulièrement
De temps en temps À presque chaque n°
Non
Quelles sont les rubriques les mieux adaptées à votre propre utilisation ?
ACTUALITÉ INTERROGATION
APPROFONDISSEMENT VARIA
Quelles sont les rubriques les moins bien adaptées à votre propre utilisation et pourquoi ?
ACTUALITÉ APPROFONDISSEMENT INTERROGATION VARIA
Trop long
Trop court
Trop compliqué
Trop simple
Trop approfondi
Trop superciel
Utilisez-vous les applications pédagogiques ?
Oui Je les trouve mal adaptées à ma propre utilisation en classe parce que :
Trop long Trop simple
Trop court Trop approfondi
Trop compliqué Trop superciel

Je les trouve parfaitement adaptées à ma propre utilisation en classe

Non Quels sont les changements qui pourraient vous inciter à les utiliser ?

Nous vous proposons de nouvelles rubriques en p. 20. Lesquelles vous semblent intéressantes ?
AUSCHWITZ SAVIEZ-VOUS... ?
RÉFLEXIONS À NE PAS MANQUER
N’hésitez pas à nous communiquer vos suggestions et idées

N°18 - DÉCEMBRE 2015 19


VARIA

En préparation...
Un nombre de nouvelles rubriques en
vue d‘encore mieux pouvoir assister
l’enseignant dans son quotidien pédagogique

Répondant à une demande grandissante, nous voulons ajouter


un nombre de nouvelles rubriques au contenu existant de TRACES DE
MÉMOIRE. Ci-dessous un bref résumé de ces nouvelles sections.
Merci de nous donner votre avis sur ces propositions dans notre enquête.

cartes, des dessins, des photos, des erronées que trouvent nos jeunes sur
1 AUSCHWITZ documents historiques. les médias sociaux, et fournir à
l’enseignant les arguments fondés
Cette rubrique se concentrera sur le 3 RÉFLEXION pour y répondre. Cette rubrique
contexte historique d'Auschwitz. On pourra être complétée par une ap-
nous a fait remarquer à plusieurs La rubrique intitulée RÉFLEXION (titre plication pédagogique.
reprises que l'histoire d'Auschwitz est de travail) vise à fournir aux ensei-
souvent absente de TRACES DE MÉ- gnants des sujets moraux ou philoso- 4 À NE PAS MANQUEZ
MOIRE. Chaque article portera sur un phiques d’éducation et de médita-
sujet ayant un lien historique direct tion entrelacés qui peuvent être Chaque trimestre, nous pourrons
avec le camp de concentration et le utilisés en classe. Le sujet est toujours établir une liste de livres, de lms et
centre de mise à mort d'Auschwitz- lié aux génocides, aux droits de de pièces de théâtre intéressants, de
Birkenau. Cette méthode de travail l'homme, de la citoyenneté, et ce musiques captivantes et de sites Web
« questions – réponses » semble une dans le but d’enseigner la pensée qui peuvent fournir des informations
bonne approche pour cette nouvelle critique, de développer la réexion utiles et précises sur l'éducation mé-
rubrique. personnelle et l'expression dans la morielle, sur les droits de l’homme et
société. Êtes-vous un enseignant sur la citoyenneté en général. Pas
2 LE SAVIEZ-VOUS... ? motivé, jeune novice ou richement forcément sous forme d’agenda,
expérimenté ? Donnez-vous cours mais plutôt comme une liste de « re-
Il s’agirait d’une section d'informa- dans un domaine pour lequel cette commandations » que l'enseignant
tions étendue qui se focalisera sur les rubrique peut être utile et voulez-vous peut utiliser soit comme source de
questions historiques liées à la Shoah nous faire part d’une réexion morale renseignements personnels ou pour
en général, sur les faits et les dates, à traiter ? Envoyez-nous le travail que l’utiliser en classe avec ses élèves.
mais aussi sur les protagonistes qui ont vous désirez partager et nous publie-
écrit cette page sombre de notre rons vos articles après sélection dans
histoire. La rubrique LE SAVIEZ- notre prochain numéro. Dans cette Johan Puttemans
VOUS...? (titre provisoire) peut conte- section nous voulons aussi mettre en Responsable pédagogique
nir des textes, mais également des évidence les afrmations souvent ASBL Mémoire d’Auschwitz

POUR UNE PRISE ASBL Mémoire d’Auschwitz - Tél.: 02/5127998 info@auschwitz.be


DE CONTACT Fondation Auschwitz
Rue des Tanneurs 65, 1000 Bruxelles
Fax : 02/5125884 www.auschwitz.be

Directeur de la publication : Henri Goldberg, Philippe Mesnard Publication réalisée grâce au soutien de
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Marjan Verplancke, Marie-Pierre Labrique, Johan Puttemans
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20 TRACES DE MÉMOIRE - N°18 - DÉCEMBRE 2015

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