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TRACES

n° 23 BELGIQUE - BELGIË
PP
Mars BRUXELLES X
2017 1/9464

DE MÉMOIRE
PÉDAGOGIE ET TRANSMISSION
CENTRE D’ÉTUDES ET DE DOCUMENTATION
MÉMOIRE D’AUSCHWITZ ASBL
| TRIMESTRIEL N° 23 | JANVIER - FÉVRIER - MARS 2017
| BUREAU DE DÉPÔT : BRUXELLES X | N° AGRÉGATION P 801056

SOMMAIRE

ACTUALITÉ
Entretien avec l’enfant cachée
Regina Sluszny
p. 2

AUSCHWITZ
Barbara Puc, l’enfant qui naquit
à Auschwitz... et y survécut
p. 5

APPROFONDISSEMENT
Passages du livre Rae dans
les Marolles de Joost Loncin
p. 6

SAVIEZ-VOUS QUE...
...Nicholas Winton a sauvé
plus de 600 enfants ?
p. 9

INTERROGATION
© DR

Les enfants enlevés de Lidice


ACTUALITÉ
ont survécu au massacre, mais
ont-ils pour autant été sauvés ?
p. 11 Charel et Anna, des gens « ordinaires » qui ont
commis des actes extraordinaires. Non seulement
RÉFLEXION ils ont sauvé la fillette juive Regina, mais ils ont
Comment Marie Doležalová fut toujours respecté ses traditions.
sacriée pour sauver
Ingeborg Schiller
p. 14

VARIA
p. 16
Chacun est libre de
Éditeur responsable
choisir le bien !
Henri Goldberg
ASBL Mémoire
Mémoire d’Auschwitz
d’Auschwitz
ASBL
65,
Ruerue
auxdes
Laines,
Tanneurs
17 bte- 50
1000
- 1000
Bruxelles
Bruxelles
ACTUALITÉ

Chacun est libre


de choisir le bien !
Entretien avec l’enfant
cachée Regina Sluszny

INTRODUCTION Dans cet article, nous nous inté-


resserons aux « enfants cachés »,
Elle n’avait qu’un an lorsque la
guerre a éclaté. Si elle avait été
victimes oubliées de la Shoah et déportée, elle n’aurait pas sur-
L’ENFANT COMME SYMBOLE
de la folie nazie. Les morts et les vécu à la tragédie, mais elle a été
D’INNOCENCE rescapés des camps ne sont pas
les seules personnes à commémo-
accueillie dans une famille a-
mande ordinaire. « Ordinaire »
rer : le mal a en effet inigé des dans le sens où cette famille
Assassiner des enfants, symboles blessures très profondes à la po- n’avait rien de spécial. Ce qui est
de l’innocence, c’est priver un pulation. Les enfants cachés ont extraordinaire, c’est que cette fa-
peuple de son avenir. Il va de soi certes été sauvés, ils ont survécu, mille, en agissant comme elle l’a
que chaque enfant, peu importe mais à quel prix ? Toute sa vie, fait, n’a pas sauvé que le bébé :
où il est né, doit être protégé en l’homme se souvient souvent in- les descendants de Regina doi-
tout temps, ainsi que l’afrme la consciemment et porte en lui les vent eux aussi leur existence à ces
Convention des Droits de l’Enfant expériences vécues dans son en- gens (extra)ordinaires. Regina a
(ONU, 1989). Malheureusement, fance. La guerre est une expé- échappé à une mort certaine et
ce droit a été bien trop souvent rience qu’aucun enfant ne de- a bénécié de l’éducation dé-
bafoué au cours de l’histoire. vrait connaître. bordante d’amour et d’affection
En 2017, l’ASBL Mémoire d’Ausch- Le philosophe français Jean-Paul que mérite chaque enfant de cet
witz s’intéressera tout particulière- Sartre afrmait que l’homme est âge. Au cours d’un entretien, Re-
ment à l’enfant, avec pour slogan condamné à être libre. Et, en gina Sluszny raconte son histoire
« Une jeunesse perdue ». Le ciné- temps de guerre, un homme extraordinaire et repense aux per-
club Passeurs d’Images présen- n’est-il pas libre de faire ce qu’il sonnes inoubliables qui l’ont sau-
tera plusieurs exemples de cette ne ferait pas dans d’autres cir- vée.
« jeunesse perdue ». Le bulletin constances ? Il y a donc toujours
pédagogique Traces de Mémoire des hommes qui en des temps in-
consacrera également quatre de habituels d’extrême violence ont Johan Puttemans
ses numéros aux expériences vé- agi avec une très grande bonté. Coordinateur pédagogique
cues par les enfants pendant la Nous aimerions raconter l’histoire ASBL Mémoire d’Auschwitz
Shoah. de la jeune Juive Regina Sluszny. Trad. : Emilie Syssau
Il existe de nombreux exemples
d’enfants qui sont parvenus à sur-
vivre grâce à des gens qui se sont Le livre Vergeten oorlogskinderen
impliqués pour sauver l’inno- qui contient les témoignages de
Regina Sluszny et de Georges
cence, sauver l’enfant. Des Suchowolski est uniquement
hommes ordinaires ont littérale- disponible en néerlandais.
ment accompli des actes hé-
Renseignements
roïques sans faire aucune diffé- et commande :
rence de race ou de nationalité.
Ils ont fait preuve de courage, de georges.boschloos@auschwitz.be
charité et même d’abnégation Prix : 22,50 €
envers des jeunes gens qu’ils ne (+ frais de port)
© ASP

connaissaient pas.

2 TRACES DE MÉMOIRE
traordinaire pour un enfant. À
Regina Sluszny est née en 1939 à An- l’âge adulte, j’ai compris que ce
vers dans une famille juive orthodoxe. qu’ils avaient fait était extraordi-
Enfant cachée (de 1942 à 1945), elle a naire, mais Charel a toujours
survécu à la Shoah. Après la guerre,
elle est retournée vivre chez ses pa- trouvé cela « normal ». Il faut sa-
rents tout en conservant un lien solide voir que Charel a fait beaucoup
avec sa « famille adoptive ». Après plus que simplement sauver un
une vie réussie dans le monde des af- enfant. Il risquait sa vie en sortant
faires, Regina a commencée à témoi-
gner devant petits et grands. Au- la nuit à vélo, ce qui était interdit,
jourd’hui vice-présidente du Forum quand il apportait de la nourriture
à mes parents. Imaginez un peu :

© ASBL Mémoire d’Auschwitz/J.P.


juif, elle a été durant deux ans prési-
dente de l’organisation « L’Enfant ca- il y avait des tickets de rationne-
ché ».
ment et on ne mangeait pas tou-
jours à sa faim. Il me racontait
aussi ce que vivaient mes parents.
Et ça allait encore plus loin que
Regina Sluszny lors de l’entretien : Charel et Anna ça. Charel et Anna m’ont donné
ne sont jamais loin, leur photo a reçu une
place d’honneur parmi les photos de famille
une éducation remplie d’amour.
Mais surtout, ils ont respecté ma
tradition tout le temps que j’étais

ENTRETIEN
cela allait à l’encontre du code cachée chez eux : ils ne m’ont ja-
alimentaire dont je n’avais au- mais donné de viande de porc
cune idée. Comme ma mère [interdite par le code alimentaire
trouvait que le néerlandais res- juif, NDLR] et n’ont jamais essayé
semblait trop à l’allemand, on de me convertir. Ils ont fait preuve
JP : Pourriez-vous raconter votre m’a changée d’école pour une de respect envers l’enfant et la
vie depuis la n de la Seconde institution religieuse francophone personne que j’étais. Anna m’a
Guerre mondiale ? pour lles. Après des études de se- demandé plusieurs fois de l’appe-
RS : Quand j’ai eu six ans, Charel crétariat à Anvers, j’ai été embau- ler « moeke » (« maman », NDLR).
et Anna [ses parents adoptifs à chée comme secrétaire chez un Je lui répondais : « La semaine
Hemiksem, NDLR], chez qui j’avais diamantaire. Un an plus tard, je prochaine ». Il y a probablement
passé trois ans, m’ont dit que je me suis mariée avec Georges une raison pour que j’aie répété
devais partir avec ma mère, et re- [Suchowolski, lui aussi un enfant ça sans cesse. Inconsciemment,
tourner vivre à Anvers. Ça faisait caché, NDLR] et nous avons eu je devais savoir qu’elle n’était pas
des années que je ne l’avais plus des enfants. Plus tard, j’ai tenu un ma mère et que ma mère vivait
vue. C’était étrange de m’en- restaurant chinois kasher à An- encore. Elle ne m’en a jamais
tendre dire que je devais rentrer vers. Depuis les années 1990, où voulu. Rétrospectivement, je me
« chez moi… » Car je me sentais j’ai pu prendre ma pension, j’ai dis que j’aurais peut-être mieux
chez moi à Hemiksem. Ma mère commencé à témoigner devant fait de le dire ; cela n’aurait fait
leur a demandé comment elle petits et grands. Contrairement de mal à personne !
pourrait un jour les remercier. aux témoignages des rescapés
Charel lui a répondu : « Ne la pre- des camps, l’histoire des enfants JP : Que devraient avant tout
nez pas complètement. » Et c’est cachés a longtemps été plongée garder en mémoire ceux qui lisent
ce qu’il s’est passé : j’allais leur dans l’oubli. Il fallait y remédier. votre témoignage : l’image de la
rendre visite tous les weekends. femme qui a été sauvée et ra-
Mes parents, des Juifs orthodoxes JP : Quels souvenirs gardez-vous conte aujourd’hui son histoire ou
traditionnels, respectaient les de la famille qui vous a aidée à celle de la llette d’antan ?
commandements. J’ai donc dû survivre à la Shoah ?
les apprendre à mon tour. Je me RS : Pour moi, ça a été très
souviens que ma mère m’a giée simple dès le départ. Charel et
une fois où je lui avais demandé Anna étaient des gens simples,
un verre de lait après le dîner : cela ne paraissait pas non plus ex- suite à la p.4

n° 23 - MARS 2017 3
ACTUALITÉ

RS : Quand je témoigne devant Nous sommes tous nés égaux et JP : Qu’auriez-vous chuchoté à
des enfants, ils montrent tous de nous sommes tous égaux. Mais on l’oreille de la llette cachée d’au-
l’intérêt, ils écoutent attentive- a toujours le choix de faire soi- trefois ?
ment et osent poser des ques- même quelque chose de bien. » RS : C’était une enfant heu-
tions. Mais en général, ils en sa- C’est Charel qui m’a appris le reuse ! Il n’y avait donc rien à lui
vent très peu sur les événements. « bien ». Il m’a appris que dans dire. Mais peu d’enfants ont eu la
Pour les enfants de plus de huit une boutique, le client est roi, peu vie que j’ai eue. À ce moment-là,
ans, il est important de com- importe qui il est. J’ai toujours ap- je menais une vie plus que nor-
prendre quel type d’enfant a été pliqué ce principe par la suite. male et heureuse.
sauvé. Je n’aime pas leur parler « Chaque homme est un homme !
des horreurs de la Shoah, je pré- On doit choisir soi-même le bien JP : Quel conseil donnez-vous
fère évoquer la bonté de Charel que l’on fait aux hommes. » aux jeunes ?
et Anna. On ne doit pas les ou- Quand j’avais des problèmes ou RS : « Chacun est libre de choisir
blier. En racontant des choses né- que j’avais besoin d’un conseil, je le bien ! » C’est ce qu’a fait Cha-
gatives aux enfants, on les dé- n’allais pas voir mes parents, mais rel et c’est le droit de chacun de
vaste. Je leur parle d’Hemiksem et Charel et Anna. faire de même. Néanmoins, tout
de tous les baisers et de l’amour En 2011, après que j’ai lancé la le monde ne fait pas le bien. Car
que j’y ai reçu. procédure, Charel et Anna ont « faire le bien » signie que l’on
L’histoire de Georges, mon mari, été reconnus comme « Justes doit donner beaucoup et que
est tout autre. Il a connu une exis- parmi les Nations » par Yad Vas- l’on ne reçoit pas toujours beau-
tence beaucoup plus dure et hem. Le diplôme a été remis au ls coup en retour.
cela se reète dans ses souvenirs. de la sœur d’Anna à Hemiksem
Tout était négatif. C’était complè- en présence des descendants
tement différent pour moi : je ra- des villageois. Je suis désolée que Entretien mené par
conte aux enfants des souvenirs ce soit arrivé si tard. J’aimerais Johan Puttemans
très heureux de mon enfance l’avoir fait beaucoup plus tôt ! Coordinateur pédagogique
pendant la guerre. Mais je suis restée leur « enfant » ASBL Mémoire d’Auschwitz
jusqu’à la n. Trad. : Emilie Sissau
JP : À quel point êtes-vous re-
connaissante envers Charel et
Anna ? Regina Sluszny, en compagnie de feu son époux Georges Suchowolski, lui aussi
RS : Il ne s’agit pas uniquement « un enfant caché »
d’eux, vous savez. Charel et Anna
n’avaient pas d’enfant. Leur voisi-
nage a donc dû trouver bizarre
de les voir soudain avec une l-
lette, en pleine guerre qui plus est.
Tout le quartier [Saint-Bernard,
NDLR] connaissait mon existence,
mais personne ne m’a ni trahie ni
dénoncée. Le mot « bien » n’est
pas assez fort pour décrire ce
qu’ils ont fait.
Charel était un homme instruit, il
maîtrisait le néerlandais et le fran-
çais. Il avait vécu la Première
Guerre mondiale, donc il connais-
sait les atrocités de la guerre et la
violence et savait très bien quel
danger il courait. Mais il afrmait
avec passion : « Il y a une solution
© DR

pour tout, il suft de la trouver !

4 TRACES DE MÉMOIRE
La petite Barbara
dans les bras de
AUSCHWITZ
Stefania Peronczyk

Barbara Puc, l’enfant qui naquit


à Auschwitz... et y survécut
d’Oświęcim, fut envoyé dans le sauva de la famine. Que Barbara
camp de concentration soit une enfant miraculée se con-
© DR

d’Auschwitz. Comme une en- rme encore quand elle échappa


quête était en cours à leur sujet, ils de justesse à la folie raciale du
ne furent pas dans le système docteur Mengele. Il avait remar-
Le camp de concentration concentrationnaire, mais se sont qué ce bébé aux cheveux blonds
d’Auschwitz-Birkenau n’avait à retrouvés dans une cellule qui et aux yeux bleus et l’avait sélec-
l’origine aucun équipement pour était sous la surveillance de la tionné pour un projet de « germa-
les enfants, ni pour les nouveau- Gestapo, dans le Block 11 (connu nisation » raciale. Par suite de la si-
nés. Néanmoins, quelques cen- parmi les détenus sous le nom de tuation chaotique, Mengele la
taines d’enfants vont y naître. Il est « Bloc de la Mort »). Après perdit de vue.
inimaginable que ce lieu de mort quelques mois, durant lesquels au- Il était impensable pour Stefania
et de désolation ait servi de lieu cune preuve à charge ne fut ap- d’abandonner sa petite lle. À
de naissance. Le système nazi portée, le futur père de Barbara l’évacuation du camp, elle récu-
n’hésita pourtant pas à placer Puc fut déporté vers le camp de péra quelques vêtements dans les
des femmes enceintes en camp concentration de Mauthausen où baraques de tri, entre autres une
de concentration, avec les con- il dut travailler comme un esclave. veste avec une étoile jaune. Elle y
séquences qui devaient en dé- Sa femme enceinte fut transférée enveloppa sa petite lle et l’em-
couler. Même si la plupart des bé- vers le camp de concentration de mena sur son dos pendant les
bés étaient assassinés dès leur Birkenau, où elle devait donner la marches de la mort. Quand elle
naissance, certains, comme Bar- vie peu de temps après. Stefania pensa être arrivée, elle fut arrêtée
bara Puc, en réchappèrent. se retrouva dans une baraque avec d’autres femmes par des
avec essentiellement des femmes soldats allemands qui avaient re-
La septuagénaire Barbara Puc russes. Par miracle, une sage- marqué l’étoile jaune sur l’habit
n’a plus, fort heureusement pour femme, Stanisława Leszczynka de sa lle. Un des Allemands la
elle, de souvenirs du lieu qui la vit aida Stefania à accoucher dans prenait pour une Juive, ce qui
naître ni des conditions qui y ré- des conditions très défavorables. était une situation très dange-
gnaient. À l’âge de dix ans, sa Barbara Puc vit le jour sur le sys- reuse. Une femme du groupe, qui
mère polonaise et catholique lui tème de chauffage primitif de son parlait l’allemand expliqua la si-
t le récit de sa venue au monde. baraquement… c’est sur des tuation et l’implora de les épar-
En 1943 Stefania Peronczyk, âgée briques qu’elle poussa son pre- gner, requête à laquelle il donna
de 21 ans, était enceinte de son mier cri. Peu de gens s’atten- curieusement suite…
premier enfant. Son mari, Sta- daient à ce que le nouveau-né Non seulement Barbara a survécu
nisław Peronczyk, qui était ouvrier survive dans des conditions ter- aux horreurs d’Auschwitz, mais
dans une fabrique de locomo- ribles mais normales à Auschwitz. elle a fondé une grande famille
tives fut soupçonné de sabotage. La mère exténuée ne pouvait en devenant mère, grand-mère
Bien que les nazis ne puissent pas nourrir son enfant, par manque de et arrière-grand-mère.
fournir de preuves de sa culpabi- force. Sans lait, l’enfant ne tien-
lité, le couple fut arrêté. Cette drait pas bien longtemps. Un se- Johan Puttemans
mesure préventive faisait partie cond miracle se produisit : une Coordinateur pédagogique
de la procédure standard du sys- femme qui avait accouché dans ASBL Mémoire d’Auschwitz
tème concentrationnaire nazi. la même baraque et qui avait
Une arrestation administrative perdu son bébé put donner le sein
avec des conséquences impor- à l’enfant. En signe de gratitude, Texte intégral sur notre site :
tantes, puisque Stefania était en- Stefania donna Weronika comme http://www.auschwitz.be/images
ceinte de trois mois. Le jeune second prénom à son enfant, en /_expertises/2016-puttemans-
couple, qui habitait dans la région mémoire de la femme qui la naissance_auschwitz.pdf

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APPROFONDISSEMENT

J acky n’a que quatre


ans. Sa mère l’aban-
donne au cœur des
Marolles, quartier populaire de
tendant les élastiques des pattes
et de la tête. Ce n’est que beau-
coup plus tard que Jacky com-
prendrait qu’il s’agissait d’un ca-
était orphelin. L’année 1943 –
entre la n de 1942 et le début de
1944, pour être précis – était un
grand vide. C’était un trou dans
Bruxelles. Cruauté ? Non, mais deau d’adieu. Sa mère enla le son existence.
nous sommes en 1943. La mère de long couloir et disparut sans se re- (…)
Jacky est juive, et elle a pris la dé- tourner. Jacky Borzykowski, Gabriel Zim-
cision héroïque de sauver son en- Le souvenir de cette séparation merman et son frère Édouard,
fant avant de disparaître elle- poursuivit Jacky pendant toute sa ainsi qu’Henri Szlamowicz sont
même dans la tourmente nazie. vie. Et il n’est même pas certain quatre ketjes des Marolles qui, du-
Avant la Deuxième Guerre mon- que ses souvenirs soient parfaite- rant la Seconde Guerre mondiale,
diale, 65 000 Juifs habitaient notre ment exacts. Pendant près de furent cachés dans la même fa-
pays, dont 4 000 dans les Marolles. soixante ans, il s’est efforcé de mille de Meulemeester à Sainte-
Mais c’était avant le registre des considérer le petit chien jouet, la Croix-lez-Bruges. Voici plus de
Juifs, l’étoile juive, les raes et les valisette, le petit banc et le long vingt-cinq ans, Édouard Zimmer-
trains pour Auschwitz… Peu à peu, couloir comme plus crédibles que man mourut de chagrin à la suite
le refus s’organise. Celui des l’adieu glacial de sa mère. de ce qui était arrivé à sa famille.
mères juives d’abord, puis des voi- Le quartier des Marolles est un lieu Mais les trois autres sont toujours
sins, l’aide aux pauvres et les grou- populaire, grouillant mais en vie. Voici leur histoire. C’est
pements de Résistance enn. agréable, comme on en trouve celle de quatre enfants juifs qui
Jacky trouvera refuge avec trois dans toutes les capitales du partagèrent par hasard le même
autres petits garçons dans une monde. Jacky était un véritable canot de sauvetage. C’est aussi
même famille, à Bruges. Il sera « ketje des Marolles ». Il était aussi l’histoire de la façon dont les Juifs
sauvé, mais non ses parents. un ketje juif. On a totalement ou- des Marolles sauvaient leurs en-
25 000 Juifs de Belgique mourront blié qu’une importante commu- fants, avant de disparaître eux-
à Auschwitz. nauté juive vivait dans les Marolles mêmes dans l’holocauste. C’est
entre 1920 et 1942. Les parents de une histoire dont les ls conduc-
Nous présentons une sélection de pas- Jacky, Chana Borzykowska et teurs sont la terreur et le hasard, le
sages du livre Raes dans les Marolles, Benjamin Blacherman, disparu- courage et la misère.
évoquant une ahurissante histoire à rent dans l’holocauste. Ils habi-
partir de témoignages.
taient au 117 de la rue Blaes, au
cœur des Marolles. La baronne
L’année perdue
Jacky, lui, survécut. À la crèche
où l’avait abandonné sa mère, il
des Marolles
de Jacky : 1943 fut recueilli peu après par deux
jeunes femmes qui le mirent à
À l’origine, l’assistance aux Juifs se
t spontanément et de façon indi-
Jacky avait quatre ans et demi l’abri dans leur famille, aux envi- viduelle. Ou plutôt, les Juifs de-
lorsque sa mère l’abandonna. rons de Bruges. Jacky n’a que de mandèrent d’abord spontané-
C’était à la n de 1942. Elle le très vagues souvenirs de cette vie ment et individuellement de
laissa dans un quartier populaire clandestine. Il n’a pas su quelle l’aide aux voisins, amis, clients,
de Bruxelles que l’on appelle les était cette famille, ni où elle vivait. concurrents, collègues, condis-
Marolles. Jacky ne reverrait plus La seule certitude était que, au ciples, etc. Ils les approchèrent
jamais sa mère. Il était assis sur un début de 1944, quelques mois avec toute la prudence requise
petit banc, dans un long couloir. avant la Libération de la Belgique, pour savoir s’ils étaient disposés à
Vêtu de ses plus beaux habits, il il fut transféré pour l’une ou l’autre les aider. En septembre 1942, il
serrait sur ses genoux une petite raison dans une famille de fer- n’existait pas encore d’organisme
valise qui contenait ses affaires. miers, à Buggenhout, en Flandre de Résistance qui pût aider les
Jacky avait reçu un petit jouet de Orientale. Jacky y vécut pendant Juifs à entrer dans la clandestinité.
sa maman : un petit chien en bois plus de deux ans, parce qu’il était Il se ferait encore attendre pen-
que l’on pouvait faire sauter en devenu clair, entre-temps, qu’il dant quelque six mois. Il semble

6 TRACES DE MÉMOIRE
qu’il fût mal interprété, donna
conance aux Juifs. L’Association
Rae dans les Marolles. des Juifs contrôlée par l’occupant
Quatre enfants juifs ne pouvait créer des orphelinats
sauvés de la Shoah. et des écoles que pour des en-
fants juifs « isolés ». Cette mesure
Louvain-La-Neuve,
avait pour objet de maintenir le
Versant Sud, 2003. mensonge de la « mise au tra-
ISBN : 978 2 930358 154 vail ». Ainsi naquit l’idée que les
enfants étaient épargnés. Fela
Perelman, l’épouse du professeur
Chaïm Perelman, un notable de
l’Association des Juifs, avait la di-
rection de ces petites écoles. Bien
que Fela Perelman t ainsi un pas
dans la logique des Juifs, elle con-
seillait en secret aux mères juives
de ne pas lui coner leurs enfants
mais de les mettre en sécurité
© DR

chez des parents non juifs.

paradoxal que cela ait duré si sur soi) pendant quelque temps. Baby Henri
longtemps parce que ce sont pré-
cisément la persécution des Juifs
La réaction des Belges donnait
conance à ceux qui tentaient
13 octobre 1943
et les raes qui donnèrent une im- l’aventure de la clandestinité. Ils La famille Szlamowicz avait entre-
pulsion formidable et violente à la voulaient assurément aider les en- temps déménagé vers la com-
Résistance antinazie. Mais il était fants. Ils avaient déjà eu cette ré- mune de Saint-Gilles. Le père Szla-
plus facile d’organiser du sabo- action pendant les étés de 40 et mowicz y exploitait un magasin
tage et des attentats meurtriers 41. Les structures et les moyens de de chaussures, rue J. Robie. La fa-
que le sauvetage de toute une liaison grâce auxquels les petits ci- mille vivait à l’arrière du magasin,
communauté juive. tadins affamés avaient été ame- fermé faute de clients. La mère
Ce que t alors la Résistance, nés dans les compagnes pour se d’Henri avait obtenu des Alle-
c’est de lancer un appel dans la fortier furent réactivés, mais mands l’autorisation de travailler
presse clandestine aux industriels, cette fois pour permettre aux en- dans un atelier de couture juif.
propriétaires, hôteliers, rentiers et fants juifs d’entrer dans la clan- Sous la contrainte, on confection-
aux fermiers pour qu’ils engagent destinité. Les directeurs et direc- nait des uniformes d’hiver pour les
des couples juifs moyennant loge- trices d’internats et de centres de Allemands. Les travailleuses juives
ment et subsistance. Mais, surtout santé ne posaient pas de ques- du textile étaient spécialisées en
au début, les Juifs ne purent tions quand une mère, avec un doublures de peaux de lapin. La
compter que sur eux-mêmes. L’ar- enfant, venait demander du loge- famille Szlamowicz se considérait
gent économisé fut compté, des ment. Et ils acceptaient que l’en- sans doute à l’abri et n’était pas
provisions constituées. On essayait fant prolonge son séjour au-delà encore entrée en clandestinité.
de calculer combien de temps on de la période que pouvait payer Toutefois, Rachel, la demi-sœur
pourrait tenir. Au cours de ce la mère. On assista même à la d’Henri, avait été mise en sécu-
chaotique été de 42, chacun constitution d’un véritable circuit rité.
était convaincu que la guerre ne de familles qui acceptaient un Jusqu’après l’été de 1943, des mil-
durerait plus que quelques mois. hôte juif moyennant nances. Les liers de Juifs pouvaient encore ha-
Les Allemands avaient perdu la tarifs étaient toutefois élevés, par- biter en ville en toute légalité et y
guerre : c’était clair pour tout le fois tout à fait excessifs.
monde. Il s’agissait donc de Les Allemands eux-mêmes
« mordre sur sa chique » (prendre avaient lancé un signal qui, bien suite à la p.8

n° 23 - MARS 2017 7
APPROFONDISSEMENT

travailler. Les Juifs de nationalité le curé ignorait tout comme lui ce retour, Gabriel rencontra une sen-
belge et ceux qui possédaient qu’il fallait faire. Heureusement, tinelle allemande au pont du che-
une autorisation de travail son vicaire Balthasar le savait. Bal- min de fer, à la chaussée de La
n’étaient pas inquiétés. Mais thasar était l’aumônier de la Hulpe. Ils n’étaient plus qu’à
cette situation elle aussi allait troupe scoute locale, où se trou- quelques centaines de mètres de
prendre n. Et les Juifs belges se- vait Gabriel Zimmerman. Baltha- leur maison. Gabriel et le soldat al-
raient déportés. Même la protes- sar le savait grâce aux « tantes de lemand furent aussi effrayés l’un
tation de la reine mère Élisabeth la Résistance » du garçon, Made- que l’autre. Le soldat quitta le
ne pourrait rien y faire. leine et Manuelle de Meulemees- pont et projeta sa lampe de
Le 13 octobre 1943, Sura Gola fut ter. Elles lui avaient demandé de poche vers Gabriel. Celui-ci t
arrêtée, en même temps que sa rester en alerte. Comme elles ap- semblant d’être un peu simplet et
sœur Feigla et son beau-frère Ka- partenaient elles-mêmes au mou- longea à vélo le talus du chemin
rol Rozenberg. Ces derniers habi- vement scout, les de Meulemees- de fer. L’Allemand laissa faire le
taient au coin de la rue Robie, au ter y avaient envoyé Gabriel. Bal- garçon et le regarda s’éloigner.
n° 30 de la rue Garibaldi. Sura thasar allait demander à ces deux Derrière son dos, Madeleine et
était par hasard en visite chez les dames si serviables de prendre Manuelle de Meulemeester pas-
Rozenberg. Lorsqu’elle fut enregis- encore un petit enfant en charge. sèrent le pont à toute vitesse.
trée au camp de rassemblement Manuelle et Madeleine allèrent Ce ne sont pas les audacieuses
de Malines, elle t modier immédiatement chercher le petit jeunes femmes qui s’occupèrent
l’adresse sur la che préparée Henri. Elles emmenèrent le coura- du bébé, mais leur gouvernante
pour son mari par la Gestapo. Elle geux Gabriel. Gabriel précédait anversoise, Hélène Van Den Bril
t biffer rue Robie pour la rue Ga- ses « tantes » sur sa bicyclette (47 ans). Hélène, qui n’était pas
ribaldi, où les Allemands avaient pour que son phare éclaire la rue : mariée, se prit immédiatement
tout de même déjà pénétré. Elle il faisait déjà sombre et le couvre- d’affection pour Henri. Durant la
espérait ainsi protéger son mari et feu était de rigueur. C’est une pro- semaine, elle soignait le bébé
son enfant. Depuis ce moment-là, menade de plusieurs heures, de dans la maison de Meulemeester.
Abraham Szlamowicz habita Boitsfort à Saint-Gilles : d’abord Quand elle disposait de week-
donc en fait clandestinement à traverser le Bois de la Cambre par ends libres, elle l’emmenait chez
son adresse ofcielle. la chaussée de La Hulpe, ensuite elle, à Kontich. Elle habitait là
Henri avait à ce moment à peine par la chaussée de Waterloo avec son frère Émile, sa sœur Julia
un peu plus d’un an. Sa sœur Ra- jusqu’au cœur de Saint-Gilles. Le et le petit garçon de celle-ci,
chel, 10 ans, était cachée depuis chemin dans le Bois de la Cambre Jean-Marie Pigeon. Julia avait
le début de 1943 dans le couvent était étroit et désert, quoique perdu son mari en 1942 et était
Saint-Vincent-de-Paul, à Obourg. bordé de belles villas. Plus on s’ap- devenue fort pauvre. Elle était re-
Le Comité juif de Défense s’en prochait de la ville, plus les quar- venue avec son ls dans la maison
était occupé. Rachel portait le tiers devenaient populaires et les familiale.
numéro de code 666. Après l’ar- maisons modestes. Gabriel roulait
restation de sa femme, Abraham de coin de rue en coin de rue, de Sélection des passages :
Szlamowicz resta seul avec son manière à pouvoir annoncer s’il Johan Puttemans
bébé. Une situation impossible. apercevait une patrouille alle- Coordinateur pédagogique
Bien que Rachel eût été aidée mande. Manuelle et Madeleine ASBL Mémoire d’Auschwitz
par la Résistance, Abraham ne sa- poussaient un landau pour em-
vait absolument pas à qui il pou- mener le bébé.
vait demander de l’aide pour Abraham Szlamowicz les atten-
Henri. Le Comité juif de Défense dait dans son arrière-boutique.
Joost Loncin (1955) est diplômé
était clandestin. Il n’avait pas un Elles prirent le bébé, ne dirent rien
en philologie germanique à la
guichet où s’adresser. et ne restèrent que quelques ins-
K.U.Leuven. Il était responsable
En désespoir de cause, Abraham tants. Le père ne dit rien non plus.
des nouvelles de l’étranger au
Szlamowicz demanda de l’aide Sans autre cérémonie, le bébé fut journal Het Volk et il fut rédac-
au curé Buisseret de la paroisse couché dans le landau et les teur au journal Het Nieuwsblad.
Sainte-Alène, dans l’avenue des sœurs de Meulemeester retournè-
Villas, près du parc de Forest. Mais rent chez elles. Sur le chemin du

8 TRACES DE MÉMOIRE
SAVIEZ-VOUS QUE...

... Nicholas
Winton a
sauvé plus
de 600
enfants ?
© DR

Les actes courageux de Nicholas Winton ont


été découverts par le public en 1988 lors d’une

N
émission télévisée diffusée par la BBC That’s Life
quand l’homme a été confronté par surprise avec
icholas Winton, né au rat Böhmen und Mähren [protec- nombre de personnes qui avaient été sauvées par lui
Royaume-Uni, vient torat de Bohème-Moravie], toute
d’une famille juive al- la région tombe sous l’autorité na-
lemande qui s’est installée en zie et la population juive court un “I never thought what I did
Grande-Bretagne en 1907, deux réel danger. Le jeune Britannique seventy years ago was
ans avant sa naissance. Pour s’in- ne peut y assister passivement.
going to have such a big
tégrer plus facilement dans la so- Quand son propre enfant, victime
ciété anglaise, elle a changé son du syndrome de Down, décède à impact as apparently it
patronyme allemand de Wer- l’âge de six ans, Winton décide has. And if it is now got a
theim en Winton. Pendant l’en- de venir en aide aux enfants vul- story, which helps people
fance de Nicholas, ses parents se nérables.
convertissent et le font baptiser. À partir de juillet 1939, Nicholas to live for the future, well,
L’adolescence de Nicholas est Winton fait transférer 669 enfants that will be an added
caractérisée par un engagement tchèques à Londres. Pour leur bonus.”
social. Dès les années 1930, il pres- trouver un gîte, Winton et sa
sent les dangers du nazisme dans femme publient des photos des « Je n’ai jamais pensé que
l’Allemagne tombée entre les jeunes réfugiés dans le journal Pic- ce que j’ai fait il y a
mains d’Adolf Hitler. ture Post. Des familles anglaises
Le 15 novembre 1938, en réaction peuvent ainsi réagir et accueillir septante ans allait avoir un
aux événements inquiétants dans ces enfants. La plupart seront les impact tel que celui qu’il
l’Allemagne nazie lors de la nuit seuls survivants de leur famille. Ni- semble avoir aujourd’hui.
de Cristal, la House of Commons cholas Winton écrit aussi à des
britannique (comparable à la personnalités, parmi lesquelles le
Et si cela constitue
Chambre des représentants de président américain F. D. Roose- maintenant une histoire
Belgique) adopte un décret qui velt. Son cri d’alarme reste cepen- qui aide les gens à vivre
accorde aux réfugiés de moins de dant sans réponse. Il constatera
17 ans l’accès au territoire britan- plus tard que 2 000 autres enfants
leur vie, alors ce sera
nique. Pendant l’hiver 1938-1939, auraient pu être sauvés. un plus. »
Nicholas Winton se rend à Prague Le 1er septembre 1939, un train
pour aider un ami dans ses activi- avec 250 enfants à bord doit par- Sir Nicholas Winton, 2009
tés bénévoles. Avec la création, tir pour Londres, mais il ne dé-
en mars 1939, du Reichsprotekto- marre pas, car la guerre a éclaté suite à la p.10

n° 23 - MARS 2017 9
"Sir Nicholas stal se v Česku legen- Sir Nicholas Winton est une légende
SAVIEZ-VOUS QUE... dou, hrdinou a symbolem ak-
tivního dobra. Jeho příběh
en République tchèque, un héros qui
symbolise le « bien en action ». Son
ukazuje, že prolomení pasivního histoire nous montre l’importance de
sledování blížící se katastrofy, sortir de la passivité quand une ca-
která může zasáhnout ostatní a tastrophe menace les autres et com-
aktivní snaha pomoci, může ment un effort concret peut sauver
zachraňovat lidské životy. Nicho- des vies. Nicholas Winton a laissé des
las Winton zanechal v historii traces profondes de ses « bienfaits »
. Svědectví dans l’histoire. Les 669 « enfants de
669 „wintonových dětí“ jejichž Winton » ont pu grandir et fonder
rodiny se dnes ve třetí a čtvrté chacun leur propre famille. La troi-
generaci rozrostly na několik tisíc sième et la quatrième génération
úspěšných lidí je nejsilnějším comptent aujourd’hui des milliers de
důkazem významu Wintonova personnes qui ont réussi dans la vie.
odkazu pro současnost a inspirací Ils sont la preuve la plus marquante
de son important héritage et sont
Jaroslav Kurfürst une source d’inspiration pour la jeu-
Ambassadeur de la République nesse.
tchèque en Belgique

Nicholas Winton a réussi à sauver plus de 600 enfants en or-


ganisant plusieurs trajets en train partant de Tchécoslovaquie
vers Londres. Ce véritable mouvement de sauvetage a finale-
ment permis à presque 10 000 enfants de fuir la Shoah en
rejoignant ces transports par trains qui sont partis d’Alle-
magne, d’Autriche, de Pologne et de Tchécoslovaquie. L’ar-
tiste allemand Frank Maisler, qui lui aussi réussit à s’évader
© ASBL Mémoire d’Auschwitz/G.B.
avec un transport d’enfants, créa le projet « Trains to life,
Trains to death » dont nous voyons ici une sculpture que l’on
retrouve en face de la gare de Friedrichstraβe à Berlin
Gerda Mayer, née en 1926, est
une des enfants sauvés par Ni-
cholas Winton. Après la Seconde
Guerre mondiale, elle étudie la en Pologne. Des enfants de ce l’enquêtrice Elisabeth Maxwell.
littérature anglaise et se fait con- train, seuls deux (moins de 1 %) Cette liste dénombre tous les en-
naître pour ses poèmes. Celui ci- survivront à la Shoah. fants sauvés par Sir Winton. Des
dessous est de sa main. Lorsque, au printemps 1940, le lettres sont envoyées à une
Royaume-Uni s’engage aussi quatre vingtaine d’ « enfants Win-
(Bernini’s Cat, p. 90) ton » repérés en Grande-Bre-
dans la Seconde Guerre mon-
THE CHILDREN ARE diale, Nicholas Winton, objecteur
de conscience, refuse de partici-
tagne. En février 1988, lors de
l’émission télévisée That’s Life dif-
THE CANDLES WHITE per militairement au conit. Il sert fusée par la BBC, Winton béné-
THEIR VOICES ARE cependant auprès de la Croix-
Rouge. Plus tard, il change d’avis
cie d’une reconnaissance mon-
diale. Il reçoit ensuite des dizaines
THE FLICKERING LIGHT et combat dans la R.A.F. de reconnaissances et distinctions
THE CHILDREN ARE Après la Seconde Guerre mon-
diale, il travaille entre autres au-
dans plusieurs pays. Il n’a cepen-
dant jamais été reconnu « Juste
THE CANDLES PALE près de l’Organisation internatio- parmi les Nations » par l’Institut
THEIR SWEET SONG nale pour les réfugiés (OIR) puis
auprès de la Banque internatio-
Yad Vashem, étant donné qu’il
était Juif de naissance.
WAVERS IN THE GALE nale pour la reconstruction et le Sir Nicholas Winton, surnommé « le
développement (BIRD) à Paris. Schindler britannique » est dé-
En 1983, la reine Elisabeth II le fait cédé en 2015 à l’âge de 106 ans.
STORM, ABATE ! membre du Most Excellent Order
WIND, TURN ABOUT ! of the British Empire (MBE) en ré-
compense de ses mérites. Quand,
OR YOU WILL BLOW à la n des années 1980, sa Johan Puttemans
femme trouve dans une armoire Coordinateur pédagogique
THEIR VOICES OUT un livre renfermant une liste de ASBL Mémoire d’Auschwitz
noms d’enfants, elle la transmet à Trad. : Emilie Syssau

10 TRACES DE MÉMOIRE
INTERROGATION

Les enfants enlevés


de Lidice ont survécu
au massacre
Mais ont-ils pour
© DR

autant été sauvés ?


La destruction complète du village de Lidice

Fin 1941, l’Obergruppenführer races nordiques : yeux bleus, che- tation médicale indiquant
Reinhard Heydrich, véritable or- veux blonds, silhouette élancée. qu’elles ne souffrent pas de mala-
ganisateur de la Shoah, est La craniométrie, discipline pseu- dies héréditaires. Le slogan
nommé vice-Reichsprotektor de doscientique qui accorde une « Schenk dem Führer ein Kind »
Bohème et de Moravie. Il règne grande importance à la distance [Offre un enfant au Führer] est le
en véritable roi dans la pitto- entre le devant et l’arrière de la mot d’ordre pour les femmes alle-
resque Prague. Il est si convaincu tête, est intégrée à la politique mandes en bonne santé.
d’être craint de la population qu’il démographique nazie. Les résul- ● Assurer une « éducation germa-
prend peu de mesures de protec- tats sont consignés dans des nique » aux enfants nés aryens
tion. « tables d’aryanité » pour leur Du fait du mélange racial, il arrive
Le 27 mai 1942, les résistants tché- conserver un caractère scienti- que des enfants aryens naissent
coslovaques attentent à la vie du que et pouvoir offrir une base dans des familles non aryennes.
« boucher de Prague », un des sur- « objective » à la politique. Ce précieux sang aryen doit être
noms donnés à Heydrich. Après Selon les nazis, la défaite de l’Alle- récupéré. Les nazis enlèvent alors
quelques jours passés à l’hôpital, magne impériale durant la Pre- à leur famille biologique les en-
la « bête blonde » succombe le mière Guerre mondiale a porté un fants présentant des caractéris-
4 juin à ses blessures. Abattu par rude coup à la dignité de la po- tiques physiques aryennes et les
l’attentat contre Heydrich, dont il pulation allemande. Pour que l’Al- attribuent à une famille alle-
parle comme de « l’homme au lemagne puisse se relever glorieu- mande avec ou sans enfants qui
cœur de fer », Hitler veut faire un sement sous Hitler, le peuple doit doit leur donner une éducation
exemple et donne l’ordre de se être mieux représenté. En dé- « germano-allemande ». Ces en-
montrer impitoyable. cembre 1935, Heinrich Himmler, fants perdent alors tout lien avec
chef de la SS – une organisation les membres de leur famille, on
raciale en soi déjà élitiste –, crée leur donne un nouveau patro-
Lebensborn : la société Lebensborn e.V. dont nyme et une nouvelle langue
créer et récupérer les deux principaux objectifs sont :
● Élever des enfants aryens
remplace leur langue maternelle.
Après la Seconde Guerre mon-
La foi des nazis dans le mythe ra- Des femmes à l’aryanité recon- diale, bon nombre de ces enfants
cial aryen prend des proportions nue peuvent se porter candidates « germanisés », qui connaissent
inquiétantes après la Machtsüber- pour être fécondées par des Alle- souvent des problèmes d’identité
nahme [prise de pouvoir] : des mands de race aryenne ou des et de développement, sont ren-
groupes de population de race Germains sur présentation du voyés dans leur famille biologique
inférieure sont chassés et exclus, Großes Abstammungsnachweis (qui leur est devenue étrangère).
et l’Übermensch aryen est délibé- [grand certicat d’origine], établi
rément créé. L’idéologie sanitaire en remontant jusqu’au 1er jan-
nazie est appliquée. Cela signie vier 1800 an de prouver leur ori-
qu’il faut « produire » des enfants gine aryenne. Les femmes doivent
possédant le phénotype des également disposer d’une attes- suite à la p.12

n° 23 - MARS 2017 11
INTERROGATION

ère
Le cas de Lidice (1 partie) : Ce jour-là, une division SS en-
cercle le village et enferme tous
rien ne doit rappeler la commu-
nauté qui y vivait précédem-
les enfants aryens les hommes de plus de 15 ans ment… Peu après la n de la Se-
volés de Liditz dans une remise. Le lendemain,
ces 192 hommes sont fusillés. Les
conde Guerre mondiale, Lidice a
été reconstruite à côté du village
femmes sont d’abord enfermées d’origine. Le précédent emplace-
Le petit village de Lidice, dont le avec les enfants dans l’école du ment du village est aujourd’hui un
nom a été germanisé en Liditz, est village. Quelques jours plus tard, ils grand mémorial qui rappelle au
situé à une vingtaine de kilo- sont 184 à être déportés au camp visiteur la folie destructrice des na-
mètres à l’ouest de Prague et de concentration de Ra- zis.
compte quelques centaines vensbrück. Un quart d’entre eux
d’habitants. Après la mort de Hey- ne survivra pas à la guerre. Des 23 enfants intégrés au pro-
drich, ce village tombe dans la Quelque 105 enfants sont séparés gramme Lebensborn, six n’ont pas
ligne de mire des nazis avides de de leur mère et transférés à survécu dans les orphelinats.
vengeance, des rumeurs portant Litzmannstadt (le nom germanisé 17 ont été renvoyés à leur famille
à croire que des partisans locaux de la ville polonaise de Łódź). 23 biologique après la Seconde
y ont trouvé refuge. L’appel puni- enfants tchèques au phénotype Guerre mondiale. Les enfants qui
tif d’Hitler à la suite du décès de aryen sont intégrés au « pro- sont revenus après la guerre – seu-
Reinhardt Heydrich est aussitôt mis gramme de germanisation » ra- lement 15 % du nombre total des
en pratique. cial. Un tout autre sort est réservé enfants de juin 1942 – ont certes
Le 9 juin 1942, Karl Hermann Frank aux 80 % restants ; nous y revien- survécu à la barbarie nazie, mais
et Kurt Daluege donnent l’ordre drons en détail dans le prochain ont-ils été réellement sauvés ?
macabre. Le lendemain, 10 juin numéro de Traces de Mémoire.
1942, des représailles sanglantes Lidice est réduite en cendres et
ont lieu contre toute la population rayée de la surface de la Terre.
tchèque, indépendamment du Pour anéantir toute trace d’une Johan Puttemans
sexe ou de l’âge. L’événement vie antérieure dans le village, les Coordinateur pédagogique
est entré dans l’histoire sous le nazis enterrent même les ca- ASBL Mémoire d’Auschwitz
nom de « massacre de Lidice ». davres et chassent le gibier. Plus Trad. : Emilie Syssau

Lidice avant et après la


destruction complète
par les nazis

Un impressionant mémorial a été érigé


à l’endroit où se trouvait le village
original de Lidice
© ASBL Mémoire d’Auschwitz/J.P.

© DR

12 TRACES DE MÉMOIRE
APPLICATION
Les villes martyres
PÉDAGOGIQUE

N O M
CLASSE
Vous trouverez chaque trimestre dans votre TRACES DE MÉMOIRE une application pédagogique avec une fiche didactique à utiliser en classe et/ou à conserver

Lidice. Situe le village actuel, près de Prague, sur une carte. Cherche cette même
petite ville au temps de l’occupation nazie.
Que remarques-tu ? Argumente ton observation.

Ležáky. Dans le cadre d’une activité de groupe, on peut reconstituer l’histoire de


ce village tchèque. Compare avec l’histoire de Lidice.

Remarques de l’enseignant/e TRACES DE MÉMOIRE


est une publication
trimestrielle de
l’ASBL Mémoire d’Auschwitz

www.auschwitz.be

FICHE PÉDAGOGIQUE N° 3 - TRACES DE MÉMOIRE N° 23


RÉFLEXION

Comment Marie Doležalová fut sacrifiée


pour sauver Ingeborg Schiller

M arie Doležalová naît


en août 1932 dans le
petit village tchèque
de Lidice, où toute sa famille ha-
mère et la grand-mère de Marie
sont déportées dans le camp de
concentration pour femmes de
Ravensbrück (au nord de Berlin).
amis, ses camarades de classe,
son environnement familier, sa
maison, son nom, sa culture, son
passé. Marie Doležalová n’est
bite et où elle va à l’école pri- La llette aux cheveux blonds est plus. Un couple allemand de la
maire. alors jugée bonne candidate à la ville polonaise de Poznań, alors
« germanisation » et conée à un annexée au Reich sous le nom de
Elle n’a que neuf ans quand les SS couple allemand sans enfants qui Pozen, accueille alors une cer-
encerclent son village et débu- souhaitait en avoir. Marie, la pe- taine Ingeborg Schiller.
tent leurs agissements sangui- tite Tchèque, doit « disparaître » : La llette « aryenne » ne maîtrise
naires en juin 1942. Son père est li- plus rien ne doit révéler son iden- pas du tout l’allemand, la nou-
quidé, comme tous les hommes tité, les Tchèques étant, selon velle langue avec laquelle elle
du village. Marie est emmenée l’idéologie nazie, des Slaves, donc doit communiquer. C’est pour-
avec sa mère et sa grand-mère des Untermenschen. tant la seule langue dans laquelle
dans le gymnase du village voisin Marie perd soudainement tout ce elle est autorisée à s’exprimer en-
de Kladno, où on les sépare. La qu’elle avait : ses parents, ses vers ces personnes inconnues

Photo de classe de Marie, prise en 1942


dans la cour de l’école de Lidice
© DR

14 TRACES DE MÉMOIRE
dans un environnement hostile.
Elle ne doit pas évoquer ses ori-
gines, c’est un sujet tabou. Mais
bien sûr, les nazis n’ont pu effacer
les souvenirs et l’histoire de Marie.

Après la Seconde Guerre mon-


diale, la Commission « Victimes du
fascisme » recueille des enfants
retirés à leurs parents. Ingeborg,
redevenue Marie, retrouve alors
sa mère gravement malade. Elles
ne peuvent plus communiquer
entre elles, car l’adolescente ne
maîtrise plus le tchèque, sa
langue maternelle. Les retrou-
vailles mère-lle sont de courte
durée : la mère de Marie meurt
quatre mois plus tard, des suites
des mauvaises conditions de vie
dans le camp de concentration
de Ravensbrück. La jeune lle
traumatisée est soudain orphe-
line. Elle est adoptée par sa tante,
qui s’est installée dans la ville de
Lidice reconstruite à partir
de 1948. Marie témoigne au pro-
cès de Nuremberg des méfaits
commis par les SS à Lidice.

© DR
Marie se marie et s’installe égale-
ment à Lidice où elle habite au-
jourd’hui encore. Elle s’implique Marie retrouve sa maman qui est gravement malade
dans le travail de mémoire au Mé- et avec qui elle ne pourra pas communiquer,
morial de Lidice. elle a tout oublié de sa langue natale

Johan Puttemans
Coordinateur pédagogique
ASBL Mémoire d’Auschwitz Extraits de la Convention relative aux Droits de l’Enfant, 1989
Trad. : Emilie Syssau
Article 7 (Nom et identité)
Source: www.stiftung-denkmal.de 1. L'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit
d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents
Réexions éthiques : et d'être élevé par eux.
Article 8 (Maintien de l’identité)
1. (L’engagement) à respecter le droit de l'enfant de préserver son identité, y
Es-tu d’accord avec le titre compris sa nationalité, son nom et ses relations familiales, tels qu'ils sont reconnus par la
« Comment Marie fut loi, sans ingérence illégale.
sacriée an de sauver 2. Si un enfant est illégalement privé des éléments constitutifs de son identité ou de
certains d'entre eux, les États parties doivent lui accorder une assistance et une
Ingeborg ? » protection appropriées, pour que son identité soit rétablie aussi rapidement que possible.
Article 9 (Séparation des parents)
Chaque enfant a-t-il le droit 1. Les États parties veillent à ce que l'enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur
de connaître son passé ? gré (…)

Développe ta réponse.

n° 23 - MARS 2017 15
VARIA

ciné-club
PASSEURS D’IMAGES
Le thème de cette troisième édition : Une enfance perdue

28 MARs 25 AvRIL 30 MaI


19 h 30 19 h 30 19 h 30

© DR
NAPOLA - ELITE FÜR DEN LEL LABERINTO DEL FAUNO IDI I SMOTRI
FÜHRER (before the fall) (le labyrinthe de pan) (requiem pour un massacre)
Dennis Gansel Guillermo del Toro Elem Klimov
Allemagne - 2005 Espagne/Mexique/EU - 2006 Union Soviétique - 1985

Allemagne - 1942. Friedrich a dix- 1944. Après la victoire de Franco, Un lm anti-guerre fort qui parle
sept ans, il vit dans un quartier de la jeune Ofelia et sa mère, veuve d'un garçon, un adolescent, en-
la classe ouvrière de Berlin et est du père d’Ofelia et enceinte de core un enfant, qui est incorporé
un boxeur doué. Son talent lui son nouveau mari, partent dans le à un groupe de partisans pen-
ouvre les portes d'une Napola, une nord de l'Espagne où ils iront vivre dant la Seconde Guerre mon-
de ces Académies nationales po- chez le beau-père, le capitaine diale. Au début, il aime le côté
litiques qui étaient des écoles où Vidal, un homme dur et brutal qui aventureux, mais confronté aux
fut formée la future élite. Il y dé- se bat sans relâche contre les re- horreurs de la guerre, le vernis
couvrira une rude concurrence, belles. Ofelia essaye de fuir ces s’écaille très vite. Quand il est sé-
mais aussi une amitié inattendue atrocités et fera la rencontre d’un paré de son groupe au cours d’un
pour Albrecht, un garçon calme faune mystérieux qui lui dit qu'elle combat, il essaie de rebrousser
et sensible qui a plus l’âme d’un est en réalité une princesse. Ofelia chemin vers son village natal
poète que celle d’un combat- devra résoudre comme il se doit avec l’aide d’une jeune lle, mais
tant. Puis vient le moment où la les énigmes du faune, sinon elle tout a été détruit par les Alle-
jeune élite inexpérimentée va dé- ne reverra plus son vrai père, roi mands et la population a été dé-
couvrir le revers de leur formation d'un monde dans lequel l’émer- cimée. Il se rend compte alors de
à travers une mission macabre gence du fascisme de Franco son impuissance et de son pas-
concernant des prisonniers de n’existe pas. Guillermo del Toro est sage à l’état d’adulte. Superbe
guerre échappés. Napola est un un metteur en scène sensationnel, photographie d’Alexei Rodionov
lm dur dans lequel le spectateur qui réalise ici un produit remar- et excellentes performances
sera confronté à des choix dirigés quable qui aura un impact du- d’acteurs. L’histoire se passe en
de jeunes garçons allemands. rable. Biélorussie vers 1943.

16 TRACES DE MÉMOIRE
Où ?
Cinéma AVENTURE
Rue des Fripiers 15 (Galerie du Centre)
1000 - Bruxelles

La troisième édition de notre ciné- la présence d'un public dèle. Le nous soutenir dans ce beau pro-
club Passeurs d’Images commen- thème choisi pour cette édition jet. Le prix d'entrée est toujours de
cera le 28 mars. L'innovation de 2017 est « Une jeunesse perdue ». six euros.
cette année : nous avons pro- La programmation offrira une
grammé six projections (quatre en large gamme de lms internatio- Georges Boschloos
2015 et quatre en 2016). Cela naux de genres très différents. Le ASBL Mémoire d’Auschwitz
grâce à un succès croissant et à Cinéma Aventure continue à www.cineclub.brussels

26 SEPTEMBrE 31 OcTOBre 28 NOVEMBre


19 h 30 19 h 30 19 h 30

© DR
HOTARU no HAKA UNDER SANDET BEASTS OF NO NATION
(le tombeau des lucioles) (land of mine)
Isao Takahata Martin Zandvliet Cary Joji Fukunaga
Japon - 1988 Danemark/Allemagne - 2015 EU - 2015

Le Tombeau des lucioles est con- Le lm danois Land of Mine veut Un pays africain non spécié. Un
sidéré comme l'un des plus beaux raviver une affaire pénible dont jeune garçon perd ses parents
lms d'animation jamais produit. on n’a pas parlé pendant de dans un conit entre le gouverne-
Ce lm impressionnant du Studio longues années : après la capitu- ment et les rebelles. Il est enlevé
Ghibli est basé sur l'histoire vraie lation allemande des prisonniers de son village et formé par un
d’Akiyuki Nosaka. Seita et Setsuko de guerre allemands ont été obli- chef de milice / père de substitu-
sont frère et soeur pendant la Se- gés de désamorcer 2 millions de tion pour devenir une machine de
conde Guerre mondiale au Ja- mines enfuies le long de la côte combat impitoyable. Mais avec
pon. Après la mort de leur père au danoise. C'était tout à fait con- l’aide de son ami sourd Strika, il se
cours d'une bataille navale et de traire à la Convention de Genève. débrouille pour résister aux crimes
leur mère tuée par un raid aérien, Des 2 600 soldats allemands, pour et pour détourner les privations de
ils se réfugient chez leur tante qui la plupart très jeunes, beaucoup la guerre. Le réalisateur a choisi
leur fait vite comprendre qu’ils sont morts et d’autres ont été gra- de ne pas montrer l’horreur trop
sont une gêne pour la famille. Ils vement blessés. Inspiré de faits ré- explicite, mais il a assez de talent
ne peuvent plus compter que l’un els, ce lm parvient à vous glacer pour faire de ce lm, au moyen
sur l'autre pour trouver un abri et le sang, mais l'accent est surtout de suggestions intelligentes, un
de la nourriture. Ce lm boulever- mis sur les relations entre l’ofcier, récit glacial. Ce qui est remar-
sant est absolument à découvrir. une vraie brute au départ, et les quable dans ce lm plus que
Un premier remake (en télélm) a jeunes Allemands. Le lm devait louable, est la performance d'un
été produit en 2005, réalisé par sortir le 22 mars 2016 en Belgique, gamin de 14 ans du Ghana à qui
Tôya Satô et un deuxième en 2008 mais a été reporté à cause des at- a été offert un avenir différent de
réalisé par Tarû Hyûgaji. tentats. celui des enfants soldats.

n° 23 - MARS 2017 17
VARIA

Dessiner pour faire face


au passé...
De père en fils

La déportation a volé l’adolescence


d’Henri Kichka et l’a empêché de développer
sa passion pour le dessin.
Depuis des années, Henri témoigne dans
les écoles et met les jeunes en garde
contre les dangers des extrêmes

linat. Henri se lie d’amitié avec un


© ASBL Mémoire d’Auschwitz/G.B.

autre Belge et ensemble ils déci-


dent de reprendre la vie quoti-
dienne et partagent un petit
appartement. Henri rencontre
alors sa future femme avec qui il
aura quatre enfants. Mais le sort
s'acharnera, puisqu'il en perdra
deux. Doté d'une force morale
peu ordinaire, il reste debout. Il
voit la beauté plutôt que la gri-
Henri Kichka fêtera ses 91 ans le Auschwitz le 12 septembre 1942 saille et survit.
14 avril prochain. Il vit dans son par le IXe convoi qui comptait Depuis tout petit, Henri dessine. Il
appartement à Bruxelles, entouré 1 000 personnes (dont 228 en- se souvient d’un de ses premiers
de photos de ses enfants, petits- fants). Ses deux sœurs seront dessins représentant Blanche-
enfants et arrière-petits-enfants. gazées et leurs corps brûlés à Neige et les sept nains, il avait
Henri est un rescapé de la Shoah. Auschwitz. Sa mère subira le cinq ou six ans. Il observe et des-
Il a perdu sa famille à la suite des même sort. Son père et lui séjour- sine tout ce qu’il voit. Il essaye de
déportations des Juifs de Bel- neront durant 33 mois dans diffé- copier avec son crayon ce que
gique organisées par l’occupant. rents camps de travaux forcés : le monde lui montre. La Seconde
Il a quatorze ans quand la barba- Sakrau, Klein-Mangersdorf, Tar- Guerre mondiale ne lui enlève
rie nazie l’arrache à son quoti- nowitz, Sint-Annaberg, Shoppinitz, pas seulement le droit à une vie
dien. En mai 1940, il fuit en France Blechhammer (Auschwitz IV). Ils normale, mais l’empêche aussi
avec ses parents et ses deux participent à la Marche de la de continuer à grandir dans le
sœurs. Après avoir été internés mort jusqu’à Groß-Rosen et Bu- cadre de sa passion. Il est impen-
dans les camps d’Agde et de chenwald où ils seront libérés le sable que dans l’enfer des
Rivesaltes, ils reviennent en Bel- 11 avril 1945. Malheureusement, camps il puisse y avoir la moindre
gique et sont arrêtés à Bruxelles son père y laissera la vie. Rapatrié chance de dessiner… À ce pro-
par la Gestapo lors de la rae du en Belgique le 5 mai 1945, Henri pos, il raconte un de ses souve-
3 septembre 1942. Après huit sera hospitalisé durant un mois, nirs, un détail pour nous, mais un
jours d’internement à la Caserne résidera seize mois dans un sana- événement tellement marquant
Dossin, ils sont déportés à torium, puis un an dans un orphe- pour celui à qui c’est arrivé :

18 TRACES DE MÉMOIRE
Henri Kichka a essayé de traduire ses souvenirs
dans les innombrables dessins au crayon qu’il
a réalisés. Plus tard, il va également les raconter
dans un livre

Les années passent et Henri se met


aussi à peindre en couleur, même en
doré. Les souvenirs sombres se
transforment en imagination riche,
en formes et en couleurs qui dansent
ensemble sur ses toiles

quelques jours après son arrivée sur ces 33 mois d’exil et sortait par sine en couleurs des formes
dans le camp, un des gardiens la pointe de ses crayons. Les géométriques, des symboles, des
nazis l’a frappé au visage telle- dessins se multiplient, Henri com- gures entrelacées. Il utilise du
ment fort que ses lunettes se sont mence à parler de son vécu et doré dans ses peintures, la vie lui
cassées. Mais Henri a vu, il a ob- nalement il décide de témoi- sourit à nouveau. Son ls Michel,
servé, il a retenu ce qu’il a vécu gner de son histoire. Il com- qui vit en Israël, est devenu un
tout au long de ses 33 mois et à mence ses visites dans les écoles, des plus grands dessinateurs de
son retour il s’est remis à dessiner. partage ses souvenirs avec les caricatures politiques de ces
Il se rappelle avoir fait rire tous les jeunes, et les met en garde dernières années. En 2012, il a
malades du sanatorium en fai- contre le danger des extré- sorti son livre Deuxième Généra-
sant un croquis d’Hitler avec un mismes. Un jour, un élève lui de- tion. Ce que je n'ai pas dit à mon
pot de chambre sur la tête. Lors- mande si ce n’est pas insuppor- père. Henri fait voir èrement ses
que la vie normale reprend, il table de revivre tout ça dans sa dessins, mais c’est quand il nous
essaye de tourner la page, mais tête chaque fois qu’il en parle en montre les photos de son dernier
les images restent. Sa famille classe. Henri lui répond qu’il par- arrière-petit-ls que ce qu’il a
grandit, Henri est heureux et tage son vécu avec 20, 30 ou 70 voulu exprimer au début de cet
construit son avenir et celui de autres êtres humains chaque fois, entretien devient compréhen-
ses proches, mais les images res- ce qui lui rend « la tête plus lé- sible : « Avoir aujourd’hui plusieurs
tent. Et Henri se remet à dessiner. gère ». dizaines d’enfants, petits-enfants
Il dessine les portraits des gens C’est ce qui se passe aussi en et arrière-petits-enfants, est le
qu’il a pu rencontrer pendant la 2005 quand il écrit son livre Une plus grand pied de nez que j’ai
période qu’il a passée en enfer. Il adolescence perdue dans la nuit pu faire aux nazis ».
dessine au crayon, du noir et du des camps. Les dessins changent,
gris, comme si la grisaille qu’il Henri ne se limite plus à dessiner
refuse de voir dans la vie de tous ses souvenirs, mais laisse libre Georges Boschloos
les jours demeurait concentrée cours à son imagination : il des- ASBL Mémoire d’Auschwitz

n° 23 - MARS 2017 19
VARIA

Enfants de nazis
Comment vivre avec
un nom à jamais diabolisé

© DR
par l’histoire ?
Jusqu’en 1945, leurs pères étaient par l’humanité entière. Enfants de hantés par le destin paternel, le
des héros. Après la défaite alle- nazis retrace l’ascension et le passé nazi reste présent à nos mé-
mande, ils sont devenus des bour- quotidien à la fois fastueux et ba- moires. C’est en ce sens que leur
reaux. Eux, ce sont les enfants de nal de dignitaires accomplissant histoire rejoint l’Histoire. Un docu-
Himmler, Göring, Hess, Frank, Bor- chaque jour leur travail de mort ment passionnant et de troublants
mann, Höss, Speer et Mengele, avant de s’égayer auprès de leurs portraits de famille.
ces noms synonymes de l’horreur familles, installées parfois à portée
nazie. Ces petits Allemands ont de vue des camps. Il dépeint en-
vécu la Seconde Guerre mon- suite les expériences uniques de Tania Crasnianski,
diale en privilégiés, entourés par ces enfants devenus adultes : la Enfants de nazis,
des parents affectueux et tout- déchéance, la misère, la honte Paris, Grasset, 2016,
puissants. Pour eux, la défaite alle- ou le repli. Quels liens ont-ils entre- 288 p.
mande a été un coup de ton- tenu avec leurs pères ? Comment
nerre. Innocents, inconscients des vivre avec un nom à jamais dia-
crimes paternels, ils en ont décou- bolisé par l’histoire ? Quelle part Recension de cet ouvrage dans
vert toute l’étendue. Certains ont de responsabilité des crimes est- la revue de la Fondation
condamné, d’autres n’ont cessé elle transmise aux descendants ? Auschwitz Témoigner. Entre histoire
de révérer ces hommes honnis Comme ces enfants sont toujours et mémoire n°124

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20 TRACES DE MÉMOIRE - N° 23 - MARS 2017

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