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n° 05 BELGIQUE - BELGIË
P.P.
Septembre BRUXELLES X
2012 1/9464
de mémoire
Pédago gie et tr ansmissi on
CENTRE D’ÉTUDES ET DE DOCUMENTATION
« MÉMOIRE D’AUSCHWITZ » ASBL
| trimestriel n°5 | juillet – août – septembre 2012
| BUREAU DE DéPÔT : BRUXELLE S X | N° Agrégation P 801056
sommaire
actualité
Entre Holocauste
et droits de l’homme.
Les activités éducatives
à Kazerne Dossin p.2
Relais de mémoire p.6
Éditeur responsable : Baron Paul Halter – ASBL Mémoire d’Auschwitz – 65, rue des Tanneurs – 1000 Bruxelles
Interrogation
Broder une Histoire :
Le rapport de Brodeck
de Philippe Claudel p.7
© awg architecten
Approfondissement
Leonardo Conti et ses
rapports avec les médecins actualité
belges pendant la Seconde
Guerre mondiale p.13
Application pédagogique p.16
Entre Holocauste
et droits de l'homme
Varias p.18
Entre Holocauste
et droits de l'homme
Les activités éducatives
à Kazerne Dossin
L’inauguration du nouveau musée Kazerne Dossin
n
de « Kazerne Dossin. Mémorial, Musée
et Centre de Documentation sur l’Holo-
est prévue pour décembre 2012. En tant que responsable
causte et les Droits de l’Homme ». Il est
du service éducatif du musée, Marjan Verplancke présente donc temps de lever quelque peu le voile
les enjeux du nouveau projet et les activités prévues. Il y a le danger latent,
© Kazerne Dossin
sur ce que ce projet nous apportera.
mais très réel, de la banalisation
Mission
du judéocide. Une comparaison
«C
Les autorités flamandes ont explicite-
du génocide juif, si singulier,
e musée peut être consi- fréquenté. Ce sont surtout les enseignants ment demandé à Kazerne Dossin d’insérer d’autres génocides tout aussi complexes. fait génocidaire, notamment la discrimina-
déré comme ‘réussi’ dans la qui ont fortement apprécié l’exposition l’histoire de la Shoah en Belgique dans le avec d’autres formes Par ailleurs, on se heurte à la ques- tion et la violence de masse, afin d’examiner
mesure où il parviendra à chronologique sommaire, qui pouvait ser- contexte plus large des droits de l’homme. tion de savoir comment l’on pourrait comment ces facteurs jouent aussi un rôle
de violations des droits de
transmettre au visiteur une compréhension vir d’outil didactique pour leurs cours sur Cela implique que le fonctionnement édu- sélectionner les violations massives qui dans d’autres situations, même si celles-ci
durable des possibilités qu’a l’individu d’agir la persécution des Juifs. Le succès inespéré catif de Kazerne Dossin se trouve actuel- l’homme, uniques à leur façon « mériteraient » une place dans le musée. ne conduisent pas forcément à la mise à
dans le contexte d’une société déraillée, expli- a toutefois aussi entraîné certains inconvé- lement au confluent de l’éducation à la Pourquoi le Darfour mais non le Kosovo, mort des victimes.
ou parfois moins extrêmes,
citant que face à une masse militante, il faut nients : le nombre réduit des effectifs du Shoah et de celle aux droits de l’homme. par exemple ? Quelle attitude adopter face En se focalisant sur ces deux méca-
toujours chercher les marges qui permettent personnel et l’infrastructure limitée ne suf- Au sein du volet sur la Shoah, le nouveau ne saurait suggérer qu’ils sont à ce problème de choix ? nismes sous-jacents, il devrait être possible
de dire “non” ! » 1 (Le curateur Herman Van fisaient pas à accueillir convenablement la parcours tente de fournir un cadre histo- En troisième lieu, il y a le danger latent, d’éviter les trois pièges susmentionnés. Ce
interchangeables.
Goethem dans sa note conceptuelle ) foule de visiteurs fidèles revenant chaque rique et éthique concernant la persécution mais très réel, de la banalisation du judéo- concept n’impose pas l’ambition de déve-
année. raciale pendant la Seconde Guerre mon- cide. Une comparaison du génocide juif, lopper une expertise de premier plan sur
Natan Ramet avait 17 ans quand il Voilà pourquoi les autorités fla- diale. Le volet sur les droits de l’homme, si singulier, avec d’autres formes de viola- d’autres formes de violence de masse. En
fut enfermé avec des milliers d’autres dans mandes ont décidé en 2001 d’étendre ce par contre, ne part pas nécessairement du Tout d’abord, notre propre spécia- tions des droits de l’homme, uniques à leur outre, il permet d’éviter la mise en place
la caserne Dossin à Malines, d’où il fut petit musée. Sont projetés dès cette date passé, mais cherche des points de repère lisation pose un certain nombre de pro- façon ou parfois moins extrêmes, ne saurait d’un ‘canon’ des violations des droits de
déporté vers une mort certaine. Il a sur- un nouveau bâtiment prestigieux, une concrets dans l’actualité et dans le vécu blèmes. D’une part, il semble logique que suggérer qu’ils sont interchangeables. l’homme. Finalement, l’analyse des méca-
vécu, contrariant ainsi les visées nazies. En extension considérable des effectifs du quotidien du public ciblé, le but étant de les autorités s’adressent à un musée sur Sous l’impulsion du curateur Herman nismes sous-jacents permet de comparer
1996, il a célébré son 70e anniversaire et il a personnel et un élargissement au niveau sensibiliser ce dernier à l’importance des l’Holocauste quand il s’agit de parler de vio- Van Goethem, le nouveau musée affronte les processus entre eux, sans juxtaposer
ouvert, dans ce qui fut l’antichambre de sa du contenu. Le vieil espace muséal dans droits humains, non seulement dans des lations massives des droits de l’homme. En ces difficultés. les différentes souffrances endurées. Car
déportation, le Musée juif de la Déporta- la caserne Dossin serait transformé en un contextes extrêmes, mais aussi dans des fin de compte, les musées sur l’Holocauste Hormis l’étude minutieuse de l’Holo- quel est le lien entre le débat actuel sur la
tion et de la Résistance. Personne ne pou- Mémorial, rappel permanent des milliers contextes moins exceptionnels. sont souvent les vecteurs principaux de causte, le choix ne s’est pas porté sur l’ap- migration et la situation de la communauté
vait soupçonner alors à quel point cette de personnes déportées à partir de Malines la recherche et de l’éducation concernant profondissement d’autres cas de violation juive d’avant guerre, sinon qu’on y trouve
initiative modeste prendrait son envol. Le et assassinées dans des conditions effroy- Pièges possibles l’une des violations les plus extrêmes des des droits de l’homme. Par contre, il sera bel des processus sociologiques semblables ?
site est rapidement devenu un musée très ables. Un bâtiment flambant neuf érigé et choix stratégiques droits de l’homme que le monde ait jamais et bien possible d’utiliser l’expertise dont Autrefois comme maintenant, il s’agit d’un
face à l’ancienne caserne, conçu par l’archi- connues. D’autre part, l’on perd parfois de dispose le musée en matière de recherche groupe de personnes considérées comme
tecte bOb Van Reeth, abriterait l’exposition L’association de l’éducation à la Shoah vue que, étant donné le domaine très spé- sur l’éducation à la Shoah pour élaborer des « l’autre » absolu, comme un groupe pour
(1) Van Goethem, H., Kazerne Dossin : Mémorial,
Musée et Centre de Documentation sur l'Holocauste et
historique permanente sur la persécution et de l’éducation aux droits de l’homme est cifique dans lequel travaillent ces musées, cadres analytiques pouvant servir à l’étude lequel nous ne devons plus assumer de
les Droits de l'Homme, http://www.kazernedossin.be/ raciale en Belgique. cependant loin d’être évidente. De nom- il leur manque l’expertise, le personnel et la d’autres violations des droits de l’homme. responsabilité humaine. Il va de soi que les
fr/content/note-conceptuelle. La version finale de
ce document sera publiée au moment de l’ouverture
Ce projet aujourd’hui mené à bien, breux pièges se présentent, qu’il est parfois documentation nécessaires pour se profi- Plus concrètement, les recherches porte-
du musée. nous voici arrivés à la veille de l’ouverture difficile d’esquiver. ler soudainement comme des spécialistes ront sur les mécanismes sous-jacents au Suite p.4 w
© Kazerne Dossin
dans un contexte éducatif a une grande trois objectifs de base définis dans ces avis,
valeur, et cela pour différentes raisons. c’est-à-dire le savoir et la compréhension,
En premier lieu, l’éducation mémo- l’empathie et l’engagement, l’action et la
rielle concernant l’Holocauste ne s’est pas réflexion.
simplifiée ces dernières décennies. Les c En deuxième lieu, il nous paraît cru-
éducateurs qui enseignaient la Shoah il y cial qu’une visite à Kazerne Dossin ne soit
w Suite de la p.5
de Philippe Claudel
En guise de conclusion
P
L’éclat qui ira de pair avec l’ouverture
solennelle de ce projet au public ne sau- rès d’un quart de siècle Enregistrées patiemment – souvent
rait faire oublier que pour notre regretté après cet avertissement, avec beaucoup d’émotion – tout au long
président Natan Ramet, mais aussi pour force est de constater que de l’année scolaire 2011-2012 dans le cadre Cet article offre quelques perspectives
n
son épouse chérie, ses enfants et ses petits- l’entreprise révisionniste ou négationniste du projet « Nommer les Noms »4 par plu- analytiques sur le roman Le Rapport de Brodeck de Philippe
enfants, la cour intérieure de la caserne n’a pas atteint sa cible. En Europe et de par sieurs dizaines de jeunes rhétoriciens issus Claudel, un livre qui, à travers des références à la Seconde
Dossin n’évoque qu’une seule association : le monde, de nombreux projets ont à cœur de différentes écoles du royaume, ces listes Guerre mondiale, pose des questions fondamentales sur la
celle de la profonde humiliation de Judka de transmettre aux nouvelles générations interminables de noms devraient davan-
Ramet devant son fils de 17 ans. Une humi- l’« innommable ». tage (re)donner « vie » à la déportation
culpabilité de l’Homme et sur le rôle de la mémoire.
liation qui s’est finalement révélée n’être Avec le projet Kazerne Dossin, l'ini- tout en suscitant d’inévitables questions.
qu’une étape dans la destruction en masse tiative de la Communauté flamande est Grâce à l’engagement de tous ces jeunes
«J
de 25 000 hommes, femmes et enfants à ce titre exemplaire. Outre les aspects dans ce projet, l’«innommé» n’est donc pas
innocents. n proprement pédagogiques (présentés par à l’ordre du jour de la génération présente. e m’appelle Brodeck et je Poupchette. Le rapport qu’on lui impose de mort de l’Anderer, mais le deuxième texte
Marjan Verplancke, Marjan Verplancke ci-dessus) qui devraient Plus que jamais, n’est-il pas mainte- n’y suis pour rien » (p. 111). rédiger est supposé faire « comprendre » et que Brodeck rédige à part. Les commen-
Responsable du service éducatif à Kazerne Dossin idéalement être abordés dans les écoles en nant du devoir des éducateurs et des ensei- C’est ainsi que commence faire « pardonner » le meurtre de l’Anderer. taires de Brodeck portent cependant à
Traduction : Stijn Verleyen interdisciplinarité, Kazerne Dossin permet- gnants à mesurer l’importance des enjeux, le roman de Philippe Claudel, présenté Or, l’enquête que mène Brodeck sur cette croire qu’il existe certains parallèles entre les
tra un moment d'intériorité aux classes le entre histoire et mémoire de la Shoah ? n comme un « rapport » rédigé à la première affaire nous ramène aux événements de deux projets d’écriture. D’abord, les textes
souhaitant. En effet, à quelques dizaines de Éric B. Lauwers, personne. Le « rapport » dont il est ques- la guerre. En marge de son rapport, Bro- sont tous les deux rédigés à la première
k en pratique mètres du nouveau musée, là où se situait Professeur au Collège Saint-Guibert Gembloux tion porte sur le meurtre de l’Anderer. Lieu deck se met dès lors à rédiger un deuxième personne. Ensuite, la narration se dote dans
l'ancien Musée de la Déportation et de la du crime : un village dont le lecteur ignore texte, où il parle de ce qui lui est arrivé avant l’un et l’autre cas d’une dimension collec-
_ Kazerne Dossin ouvre ses portes
début décembre. Des visites en
Résistance – lieu véritable de l'ancienne (1) Aron Jean-Marie Lustiger (1926-2007) : le nom, où les habitants parlent un dialecte et pendant sa déportation. Il y montre la tive. En ce qui concerne le « rapport » pro-
groupes sont possibles à partir caserne Dossin, antichambre de la dépor- né à Paris dans une famille juive pratiquante d’origine qui tient de l’allemand. Moment du crime : responsabilité des villageois mais dévoile prement dit, cette application étendue du
de janvier 2013. Les ateliers polonaise, il se convertit au catholicisme au début
tation – prendra place un mémorial où de la Seconde Guerre mondiale au grand désarroi un an après cette guerre que le lecteur pré- aussi certains de ses propres actes de cette « je » est d’emblée explicitée :
thématiques démarrent en mars
2013.
pourront se rendre les classes. Dans ces de son père (sa maman déportée à Auschwitz y perd sume être la Seconde Guerre mondiale, époque : aux camps, il a fait honte aux « D’accord, ai-je dit, je vais raconter,
la vie au cours de l’année 1943). Ordonné prêtre en
_ Réservations : Tél. 015/290660
locaux seront diffusés en boucle les noms, 1954, il gravit les échelons de l’Église catholique pour
avec sa purification raciale et ses camps autres détenus en acceptant de se faire je vais essayer, je vous promets que je vais
ou info@kazernedossin.be prénoms et âges des quelque 25 484 Juifs et devenir archevêque de Paris en 1981, puis cardinal de la mort. En somme, un lieu et un temps traiter comme un chien, et il est coupable essayer, je dirai “je” comme dans mes rap-
deux ans plus tard. Il est élu à l’Académie française
351 Tsiganes3 déportés de force au départ en 1995. Artisan du rapprochement entre la
suffisamment précis pour interpeller le d’avoir volé de l’eau à une jeune mère et son ports, parce que je ne sais pas raconter autre-
de la Belgique. communauté juive et les autorités romaines, savoir historique du lecteur, mais suffisam- enfant. Au début du chapitre 27, Brodeck ment, mais je vous préviens, ça voudra dire
il épaulera Jean-Paul II et ensuite Benoît XVI dans
cette tâche titanesque.
ment vagues pour ouvrir les événements à désigne dès lors le deuxième texte qu’il tout le monde, tout le monde vous m’enten-
(2) Contribution de J.-M. Lustiger au livre une dimension « universelle ». La victime : rédige comme une « confession » ; l’aveu dez. Je dirai “je” comme je dirais tout le village,
Auschwitz-Birkenau « que l'innommable ne devienne l’Anderer, un « étranger » de nom inconnu, du vol ne se fera cependant que vers la fin tous les hameaux autour, nous tous quoi,
pas l'innommé » (Paris, Criterion, 1990). Texte paru
dans Le Monde, 29.8.1989, disponible dans Cardinal installé au village depuis trois mois. Les cou- du texte. d’accord ? » (p. 22)
J.-M. Lustiger, Dieu merci, les droits de l'homme, Paris, pables : les hommes du village, effarés par D’autre part, pour ce qui est de
w Presses-Pocket, 1992, p. 251-257. Pour un accès en
Passage de témoin (2 mai 2012). ligne : http://www.institutlustiger.fr/documents/OC/ les portraits que l’Anderer a dessinés d’eux. Rapport et confession la « confession », les aveux de Brodeck
Enregistrement à Malines des noms des JML_1989_Auschwitz_Birkenau_Que_l_ Le rapporteur : Brodeck. Ce personnage,
déportés du transport XXVI par les élèves innommable_ne_devienne_pas_l_innomme.pdf
vraisemblablement juif, est revenu des Malgré le titre du livre, le lecteur Suite p.8 w
du Collège Saint-Guibert de Gembloux en (3) Chiffres projet « Nommer les Noms », 2011.
présence de Paul Sobol, déporté avec sa (4) Projet initié par Kazerne Dossin et chapeauté par
camps de la mort et vit au village avec la s’aperçoit que le texte qu’il a reçu à lire n’est (1) Nous nous référerons à l’édition de poche
famille via ce convoi. madame Betty Swaab et les professeurs participants. vieille Fédorine, sa femme Emélia et la petite pas le « rapport » proprement dit sur la (Stock, 2010).
w Suite de la p.7 « laver », choisissent notamment de se d’« égout » pour les « souillures » confes-
En réfléchissant à une L’enquête du réel et de l’irréel
confesser, de demander pardon aux vic- sées par les villageois, est parfaitement
rejoignent ceux d’autres personnages : les times mêmes, de rejoindre les morts ou conscient de la crainte que les paroissiens « sentence » de son ancien Le passage entre les événements
confessions des villageois recueillies par le de racheter leur innocence par des actes nourrissent envers lui. Brodeck ressent à récents dont traite le « rapport » et le passé
professeur d’université,
prêtre du village, la lettre-confession de l’an- de compensation, qui recréent une petite son tour une menace permanente autour qui fait l’objet des « confessions », est opéré
cien instituteur Diodème et les confidences « zone pure » dans leur conscience. Certains de lui. Lorsque l’Anderer dévoile, par ses selon laquelle « l’homme par le biais de l’enquête que mène Brodeck.
de l’aubergiste Schloss. Le registre confes- prônent l’oubli collectif, à l’instar du maire portraits, à quel point il a « compris » les Le modèle de l’enquête, que l’on retrouve
est un animal qui toujours
sionnel établit donc des parallèles entre le du village, ou s’inventent une nouvelle réa- Dörfermesch et leurs actes pendant la aussi chez d’autres auteurs contemporains,
discours des différents personnages. lité, pour remplacer celle qui est devenue guerre (p. 320), la réaction de la foule ne se recommence », Brodeck permet notamment de faire le pont entre
Si les deux récits sont proches l’un de « insupportable » (p. 360). D’autres tentent fait guère attendre. L’Anderer paie de sa vie un fait divers actuel et les tensions irrésolues
se demande notamment
l’autre, c’est donc encore parce qu’ils visent d’assumer le souvenir de leur crime de sa « compréhension » trop perspicace, que et collectives du passé2. Même si Brodeck
tous les deux à faire « comprendre » et à manière durable – tel que Brodeck, qui se les villageois veulent l’empêcher de « rap- si l’homme ne répéterait pas affirme être ni un « avocat » ni un « poli-
obtenir le « pardon ». Mais quel pardon ? souviendra « toute sa vie » de ses propres porter » ailleurs (p. 130). Ses dessins sont cier », le recours aux témoignages et aux
surtout ses propres erreurs.
Celui de Dieu, désavoué tant par Brodeck « victimes » – ou interprètent leurs mal- d’ailleurs brûlés sur le champ, à l’instar du documents cadre dans cette double quête
que par le prêtre Peiper ? Celui de Brodeck, heurs ultérieurs comme des « punitions ». « rapport » final de Brodeck. de vérité (p. 134). Cela dit, la recherche
qui pourrait pardonner les bourreaux du c Enfin, certains ont tendance à mettre en acharnée de la vérité n’empêche pas que,
camp et les villageois responsables de Alle verwunden, eine tödtet (Toutes vedette leur propre qualité de victimes L’espèce humaine revisitée pour Brodeck, cette dernière ne colle pas
sa propre déportation et du viol de sa blessent, une tue). Dans Le Rapport pour mieux expliquer, voire excuser, leurs toujours étroitement à la réalité :
de Brodeck, Philippe Claudel cite cette
femme ? Celui des victimes, dont certains devise inscrite sur une montre de actions. Le succès de ces différentes straté- Les rapprochements entre victimes d’université, selon laquelle « l’homme est Vivre, continuer à vivre, c’est peut-être
actes de Brodeck en déportation ont hâté carrosse allemande du XVIIe siècle, gies de « purification » demeure incertain : et bourreaux suscitent également des ré- un animal qui toujours recommence » décider que le réel ne l’est pas tout à fait, c’est
la mort ou suscité la honte ? Celui des fabriquée par Benedikt Fürstenfelder, « Schloss avait de gros ongles sales. Au fur flexions au sujet de l’espèce humaine et (p. 175), Brodeck se demande notamment peut-être choisir une autre réalité lorsque
horloger à Fridberg.
notables du village, qui s’érigent en tribu- et à mesure qu’il me racontait son enfant, de ses connexions avec les autres espèces si l’homme ne répéterait pas surtout ses celle que nous avons connue devient d’un
nal pour « juger » le rapport que Brodeck il essayait de les nettoyer, sans même les animales. De fait, les comparaisons entre propres erreurs. En outre, le maire du vil- poids insupportable ? N’ai-je pas fait cela
rédige sur le meurtre de l’Anderer ? Celui enfer pour les coupables » (p. 166) s’est regarder, mais il ne parvenait pas à enlever hommes et animaux sont extrêmement lage lui montre que le principe de l’éternel d’ailleurs au camp ? N’ai-je pas choisi de vivre
des administrateurs ou des juges de la Capi- effondré face à la réalité. Le personnage sait la noirceur qui les bordait » (p. 179). Pour fréquentes : cela s’explique entre autres par « recommencement » s’applique aussi aux dans le souvenir et le présent d’Emélia, en
tale, auxquels ce même rapport semble être désormais qu’« il y a davantage de loups leur part, les victimes sont également mar- la fonction professionnelle de Brodeck, qui cochons : ceux-ci « broient », « avalent » et rejetant mon quotidien dans l’irréalité du
destiné jusqu’à ce que le maire le brûle ? que d’agneaux » (p. 59). Les isotopies de quées par une « souillure » interne dont consiste à rédiger des « rapports » de type « chient » sans interruption et sans songer cauchemar ? L’Histoire serait-elle une vérité
Celui du lecteur, qui est, en définitive, le la souillure et de la pureté permettent de elles n’arrivent pas à se défaire. Même l’acte naturaliste. Les comparaisons surgissent au passé (p. 51). Enfin, Brodeck avance que majeure faite de millions de mensonges indi-
seul à prendre connaissance du rapport de montrer au lecteur la présence diffuse du de raconter, que l’Anderer définit, dans les notamment pour décrire les réactions de le village est le «lieu ultime» où tout se finit viduels cousus les uns aux autres, comme ces
Brodeck et des confessions que ce dernier Bien et du Mal dans la société en général et mots de Primo Levi, comme un « remède peur et, par extension, les relations de forces plutôt que de « recommencer » (p. 257). vieilles couvertures que fabriquait Fédorine,
émet ou transcrit ? Ou bien ce lecteur se chez les différents villageois en particulier. sûr », ne mène souvent, d’après Brodeck, entre différents groupes humains. Ainsi, La seule voie qui semble, en défini- pour nous nourrir lorsque j’étais enfant, et qui
trouve-t-il à son tour pris dans l’engrenage D’après Brodeck, la notion de « souil- qu’à entretenir les plaies. les victimes sont désignées comme du tive, permettre de sortir du « rien » et de paraissaient neuves et splendides, dans leur
complexe des bourreaux et des victimes, lure » a en premier lieu partie liée avec celle L’omniprésence de la souillure et la « gibier » « traqué » par des chiens. L’image retrouver un avenir « humain », est celle de arc-en-ciel de couleurs, alors qu’elles étaient
qui semble entraver le pardon aussi bien de Fremdër ou d’« étranger ». La société quête de compréhension, de pardon et des « chiens » ne sert d’ailleurs pas seule- l’amour. Déjà en tant que Chien Brodeck – constituées de rebuts de tissu, de formes dis-
que le jugement ? Est-ce la « compréhen- tente périodiquement de se « purifier » de d’oubli engendre un rapport difficile à la ment à désigner les bourreaux, car Brodeck c’est-à-dire au moment où il semblait être parates, de laines de qualités incertaines, de
sion » que le roman vise à susciter ? ces « souillures ». En effet, en des moments mémoire. Ainsi, le prêtre du village, qui sert révèle au lecteur que l’une des humiliations sorti du registre humain et était devenu la provenances inconnues ? (p. 360)
de peur collective, elle expulse les Fremdër qu’il a subies au camp consistait à jouer honte des autres déportés – le protagoniste Le discours factuel du rapport et de
La souillure pour les « sacrifier » comme « victimes le rôle de chien docile. L’ambivalence de a survécu en se réfugiant dans le souvenir la confession se trouve en effet contaminé
expiatoires ». Le premier exemple de cette Les isotopies de la souillure la figure du chien, de même que l’omni- de l’amour d’Emélia. Au village, ensuite, il par les interprétations sélectives auxquelles
En interrogeant les catégories du pratique est la « Pürische Nacht » (p. 239), et de la pureté permettent présence de la peur, soulignent encore la chérit la petite Poupchette, enfant « souil- les personnages soumettent la réalité. De
bourreau et de la victime, Claudel remet qui, par certains aspects, rappelle la Nuit de proximité entre victimes et bourreaux. lée », comme une « rose » venue d’une ce fait, Brodeck se méfie de la sincérité des
aussi en question la dichotomie entre Cristal. Or, ceux qui participent aux mouve- de montrer au lecteur En fin d’analyse, l’expérience des « terre de sanie », ou encore, comme témoins qu’il interroge. Ensuite, il avoue
le Bien et le Mal, représentée tantôt par ments de « purification » se salissent inévi- la présence diffuse du Bien camps semble donc remettre en question sa propre « chance » et son « pardon »
l’opposition entre la souillure et la pureté, tablement les mains et la mémoire. le concept même d’humanité. L’échec (p. 316). L’amour permet, en fin d’analyse, Suite p.10 w
tantôt par les figures de Dieu et du Diable. Les stratégies utilisées pour se débar- et du Mal dans la société des anciennes définitions de l’homme de retrouver l’humanité qui s’était perdue
Le savoir « simple » que Brodeck avait assi- rasser de cette nouvelle « souillure », ou en général et chez les différents empêche en outre de renouer avec l’idée dans les camps : « Nous n’étions plus des (2) Voir entre autres Claire Gorrara, « Reflections on
Crime and Punishment : Memories of the Holocaust
milé pendant son enfance, selon lequel pour parvenir à vivre avec son souvenir, d’une espèce unique. En réfléchissant à hommes. Nous n’étions qu’une espèce »
« il y avait un Paradis pour les justes et un sont légion. Ceux qui souhaitent s’en villageois en particulier. une « sentence » de son ancien professeur (p. 91).
in Recent French Crime Fiction », Yale French Studies,
108, 2005, pp. 131-145.
w Suite de la p.9 seule « preuve » réside en fin de compte Le livre relie la destruction Monument et mémoire Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien. k à lire
dans la «disparition» même des preuves, et Brodeck, c’est mon nom. _ Yvonne Hsieh, « L’Emprise du
qu’il tait à son tour « l’essentiel » sans le notamment des dessins de l’Anderer. du temps et de la réalité à la fois Le livre relie la destruction du temps Brodeck. passé : crime, châtiment et culpabilité
« faire exprès » (p. 134). Il se corrige en effet La dissociation entre le réel et le récit à l’impact massif de certains et de la réalité à la fois à l’impact massif de De grâce, souvenez-vous. dans la création de Philippe
Claudel », Voix plurielles, 7 : 2, 2010,
parfois lui-même – « Pourquoi est-ce que ne résulte pas uniquement des points de certains événements historiques, à des Brodeck. (p. 375) pp. 2-15.
je viens d’écrire cette phrase, qui n’est pas vue subjectifs du narrateur et des person- événements historiques, interprétations mythiques et à la négation Au début du récit, l’affirmation « je
_ Philippe Mesnard, « Versus,
complètement la vérité ? » (p. 233) – et ses nages, mais s’explique aussi par le fait que à des interprétations des faits. L’affrontement entre ces diffé- n’y suis pour rien » se rapporte à la dispari- confronter Les Bienveillantes au
propres confessions n’émergent qu’au fur le texte participe de la fable et du mythe. rentes attitudes vis-à-vis du passé entrave tion de l’Anderer ; à la fin du récit, elle ren- Rapport de Brodeck », Dominique
et à mesure. Ainsi, il mentionne déjà dans Alors que Brodeck nie être un « conteur » mythiques et à la négation la possibilité d’écrire « une vérité majeure » voie à celle du village, qui cesse d’exister Viart (éd.), Nouvelles écritures
littéraires de l'Histoire, Écritures
le chapitre 9 la présence d’une « très jeune (p. 134), il renvoie néanmoins à plusieurs des faits. L’affrontement entre sur l’histoire. Il révèle aussi le clivage entre la au moment où Brodeck le quitte. Les rap- contemporaines 10, Minard-Lettres
femme » avec un « petit enfant » dans le reprises aux anciennes traditions de Fédo- mémoire homogène que semble incarner ports incertains entre le réel, la fiction et la modernes, 2010, pp. 239-263.
wagon de la déportation, alors qu’il avoue rine et, dans le dernier chapitre, se trans- ces différentes attitudes vis-à-vis le monument commémoratif du village – mémoire sont donc maintenus jusqu’à la _ Laurent Urnauer, Guide
seulement dans le chapitre 37 qu’il s’est forme lui-même en personnage de fable. celui-ci reprend les noms de tous ceux qui fin du roman. Cela n’empêche que Brodeck pédagogique : Philippe Claudel,
du passé entrave la possibilité Le rapport de Brodeck, coll. Romans
emparé de l’eau qui leur appartenait. La référence au modèle de la fable contri- sont morts pendant la guerre, que ce soit fait appel à la mémoire du lecteur pour d’aujourd’hui – lycée, CNDP-CRDP,
En outre, Brodeck a du mal à faire le bue aussi à expliquer pourquoi le lieu et le d’écrire « une vérité majeure » par accident, sous les mains de l’occupant éviter sa propre disparition. L’insistance sur 2011 [coffret avec DVD].
tri entre la réalité et ses cauchemars, qui temps du texte sont peu précis et sortent sur l’histoire. ou dans les camps de la mort – et l’hétéro- le nom et, partant, sur l’individu humain,
semblent à leur tour « tellement vrais ». La du cadre strictement historique. Le mythe généité des deuils individuels. En définitive, résume l’une des isotopies majeures du livre
critique du vieux maître Limmat concer- dépasse en effet le réel, tel que le montrent Claudel déconstruit les discours mémoriels et de la littérature des camps en général. n
nant la première version du « rapport » encore les paraboles religieuses sur Dieu et Le rôle accordé à des facteurs contingents des personnages, sans cependant élaborer Fransiska Louwagie, (3) Sidra Dekoven Ezrahi, By Words Alone. The
porte précisément sur ce mélange entre le Diable. En outre, Brodeck conclut de sa tels que la pluie ou le soleil renforce à pre- un rapport plus « authentique » vis-à-vis Holocaust in Literature, Chicago – London, University
Lecturer in French Studies, University of Leicester of Chicago Press, 1980, p. 152ss.
songe et réel qu’opère Brodeck. Le prota- conversation avec le prêtre Peiper que la mière vue cet effet. Or, Brodeck prend soin du passé. La fin du livre revient d’ailleurs en (4) Voir aussi la structure circulaire de la lettre de
goniste sait d’ailleurs qu’il ne détient aucune distinction entre la parabole et le délire n’est de dénier à ces facteurs respectifs le statut boucle sur le début du texte4 : Diodème dans le chapitre 29.
preuve de ce qui s’est passé au village et pas toujours nette. d’« excuses ».
Diodème va jusqu’à contester que l’Anderer La présence du mythe exerce une D’autre part, Le Rapport de Brodeck
ait vraiment existé. Au dire de Brodeck, la double influence sur la représentation analyse également la façon dont les mythes
du passé. D’une part, le recours au mythe sont utilisés par les différents actants histo- a
donne une signification universelle aux
événements. Comme l’a montré entre
riques. Brodeck affirme notamment que
les paraboles sont ouvertes à interprétation
Application
pédagogique Éléments d'analyse
autres Sidra Dekoven Ezrahi, ce genre d’uni- et que les villageois comprennent ce qu’ils
versalisation engendre en premier lieu une souhaitent comprendre dans le discours de
réflexion éthique sur le problème du Mal l’occupant, comme l’illustre en particulier Les éléments ci-dessous offrent quelques pistes pour analyser certaines structures
en tant que phénomène profondément la parabole des papillons dans le chapitre narratives et isotopies qui sont importantes pour le roman. Les élèves peuvent débattre
humain3 : dans Le Rapport de Brodeck, les 23. De même, le maire oppose ses propres entre eux de certains aspects et opérer ensuite une mise en commun pour comparer leurs
notions de victime et de souillure se pro- « images» à celles de Brodeck pour lui expli- conclusions et pour voir quelles sont les implications éthiques du roman pour notre vision
longent en effet au-delà de la guerre et quer le besoin d’un oubli collectif. Et c’est le de l’Homme et pour notre rapport à la mémoire et au passé.
certains topoi de la littérature des camps nom du « Diable », soufflé par le prêtre, qui
– tels le pouvoir ou l’impuissance de la joue un rôle décisif dans les actions que les
poésie, le nom des individus, les concepts villageois vont entreprendre contre l’An- 1/ Analyse du titre ✔ En étudiant le rapport entre posé reconstituer les événements menant à
d’absence et de disparition – traversent les derer. Le Rapport de Brodeck pose ainsi le et du genre du texte. le titre et le récit, les élèves se rendent l’Ereigniës, c’est-à-dire à la mort de l’Anderer.
différentes parties du texte. L’interpréta- problème de l’usage idéologique des méta- compte que le texte qu’ils lisent n’est Ce premier texte tient donc de l’enquête,
tion mythique du Mal implique en même phores et du discours en général. Dans la
Dans quelle mesure pas « le rapport » de Brodeck. Le roman même si le narrateur affirme n'être ni poli-
temps une décontextualisation historique, même veine, le narrateur met d’ailleurs en s’agit-il d’un roman, se présente en effet comme un deuxième cier ni avocat. Le deuxième récit, celui que
susceptible d’éclipser la question des res- vedette le caractère construit – et donc d’un rapport, d’un récit que Brodeck rédige en parallèle à son nous lisons, contient des souvenirs de Bro-
ponsabilités individuelles et collectives. peu fiable – de son propre « rapport », en témoignage, du récit rapport officiel. En analysant les commen- deck sur les événements qui se sont dérou-
Dans le roman de Claudel, l’interprétation affirmant qu’il «brode» un roman – ce der- taires de Brodeck au sujet de ces deux lés avant, pendant et après la guerre, dans
c
En 2008, Philippe Claudel réalisa le film du comportement humain en termes de nier verbe se trouve d’ailleurs à l’origine du
d’une vie… ? projets d’écriture, les élèves parviennent à le village et dans les camps. On y trouve le
Il y a longtemps que je t’aime, avec Kristin
Scott Thomas. Le film explore à son tour réflexes bestiaux risquerait notamment de nom du personnage, comme l’a expliqué dégager la spécificité respective de ces der-
les questions du Mal et de la culpabilité. présenter le Mal comme une loi naturelle. Philippe Claudel dans plusieurs interviews. niers. Dans le « rapport », Brodeck est sup- Suite p.12 w
w Suite de la p.11
w Suite de la p.15 En 1946, le professeur Daels est de table – lesquelles ? » Il s’agit ici des d’autres élèves ou groupes, y a-t-il des noms http://lib.ugent.be (UGent), http://www.
condamné à mort par contumace. Pris en sources ‘archivistiques’ – que l’on trouve qui reviennent ? Qu’est-ce que cela nous bib.ulb.ac.be/ (ULB), www.bib.ucl.ac.be
hove, responsable des sages-femmes fla- charge par un réseau catholique de soutien, dans des archives communales, privées ou apprend sur la qualité de l’article ?). Dans le (UCL). Les élèves pourront aussi consul-
mandes. Dès septembre 1940, le professeur il est hébergé d’abord à l’abbaye de West- nationales. La recherche archivistique est cas de Leonardo Conti, on trouvera un site ter UniCat, le nouveau catalogue collectif
Daels écrit à Nanna Conti pour l’informer vleteren, pour se réfugier ensuite en Suisse. cependant très spécifique et dès lors moins internet sommaire et anonyme, rédigé en des bibliothèques universitaires belges, sur
D
epuis plus d’une dizaine restreintes, voire négligées et, avec ceux- teurs. À cette sombre liste, il faut également derrière eux de nombreuses fosses qui sont uns pouvant inspirer celles des autres, et
d’années, on constate et ci, l’émergence de sources documentaires ajouter ceux qui ont été impliqués dans l’objet d’identification. Un travail similaire inversement) qui les rapprochent, tout en
annonce à la fois la dispa- encore peu exploitées comme les fonds des pogroms comme celui, récemment mis est mené en Espagne sur les sites de tueries teur qui réduise indirectement l’attention, les différenciant.
rition des témoins rescapés photographiques venant de criminels et au jour, du village de Jedwabne où plus de perpétrées par les troupes franquistes. Ces encore relative, accordée aux gazages des
de la Shoah et des camps nazis. Cet évé- les fosses des lieux de tuerie. 1 600 Juifs ont été massacrés par la popula- facteurs ont impulsé une reconfiguration Juifs dans les centres de mise à mort et au C’est dans ce sens, comme à propos
nement qui sera un important tournant tion polonaise en juillet 1941. Par ailleurs, de la cartographie mémorielle des pays processus qui y conduisait, notamment de nombreux autres questions relatives aux
dans l’histoire de cette mémoire a été lar- Notons bien, aucun de ces éléments des témoins qui n’étaient ni victimes, ni cri- concernés. avec les ghettos. De toute façon, de ces violences extrêmes et à leur mémoire, que
gement anticipé, depuis la fin des années et des débats qu’ils suscitent n’est nouveau. minels ont plus retenu l’attention qu’aupa- centres, seul Auschwitz-Birkenau conserve la Fondation Auschwitz a inscrit dans sa
1980, par les programmes d’enregistrement Il est question ici de la reconnaissance qu’ils ravant. Du côté des « Justes », Jan Karski Concernant la Shoah, on enregistre une véritable visibilité. Qui sait véritable- charte éthique le principe suivant : il est
vidéo Fortunoff à Yale University auquel ont acquise dernièrement et de la place qui est dernièrement revenu sur le devant de donc un déplacement épistémologique ment en quoi a consisté l’Aktion Reinhard, de première importance de donner une
a participé la Fondation Auschwitz, puis leur est accordée à la fois dans la culture, la scène, mais surtout, du côté de ce que des centres d’intérêt de la recherche vers comment ont fonctionné les trois camps approche différenciée des violences et d’ap-
de la Shoah Foundation Institute for Visual dans les médias et pour la recherche.. Raul Hilberg appelle les Bystanders, il y a les violences exercées sur les territoires de qui ont été ouverts dans le cadre de cette prendre à ne pas les penser en les confon-
History and Education créée par Steven tous les paysans, villageois ou citadins qui l’Est qui, pour être évidemment connues opération, quels étaient les autres lieux de dant, mais, au contraire, d’en souligner les
Spielberg. Pourtant, progressivement En effet, les criminels ont une place ont assisté aux massacres des Juifs par les et déjà étudiées depuis longtemps, n’en gazage tels que Chelmno ? Combien de spécificités et toute la complexité. Dans ce
depuis les années 1990, d’autres phéno- médiatique et historique de plus en plus Einsatzgruppen. restaient pas moins jusqu’alors en manque chercheurs s’intéressent à ces groupes de sens, nous devons contrer toute tentative
mènes mémoriels émergent dans notre importante qui, sans contester la réalité des de visibilité au regard de la position centrale Juifs contraints de travailler sur les lieux de généralisation conduisant à incriminer
culture et se constituent en tendance violences perpétrées sous le nazisme, offre Parmi les sources nouvellement des camps de concentration et d’Auschwitz mêmes des gazages (Sonderkommandos, globalement une population ou un groupe
lourde de l’évolution contemporaine de un autre point de vue. L’exposition sur les accessibles, on doit bien sûr compter sur (je reviendrai sur ce point). Deux réflexions Arbeitsjuden) ? ethnique, et apprendre que le monde ne se
notre conscience des violences extrêmes crimes de la Wehrmacht initiée en 1995 l’ouverture plus ou moins conditionnelle s’imposent. L’autre point concerne la crainte que partage pas simplement entre vainqueurs
dans lesquelles le génocide des Juifs et la ou les nombreux documents photogra- des archives des pays de l’Est et, plus par- la singularité de la Shoah soit remise en et vaincus, entre bien et mal. n
terreur nazie occupent une place centrale. phiques sur les ghettos ou sur la vie des SS ticulièrement, de l’ex-Union soviétique. Comment gérer pédagogique- cause. Car, en effet, ces territoires de l’Est Philippe Mesnard,
Ces phénomènes modifient considérable- à Auschwitz (le fameux album de Karl Höc- Autre fait important, les fosses où les Juifs ment la complexité de ces violences sans ont été touchés par deux terreurs distinctes Directeur de l'ASBL Mémoire d'Auschwitz
ment l’équilibre mémoriel reposant sur les ker) ont considérablement enrichi notre ont été assassinés sont devenues un pôle réduire aucune à une vision stéréotypée mais contemporaines l’une de l’autre, celle
témoins sans pour autant que la fonction connaissance de ce qui a eu lieu du côté majeur de l’attention portée sur la Shoah. qui donne l’impression, comme c’est d’Hitler et celle de Staline, jusqu’à devenir
moderne du témoin, croissante depuis la des criminels. S’ajoute à ceux-ci le nombre Depuis 2004, le facteur majeur de cette désormais souvent le cas, que les faits et des Bloodlands, pour reprendre l’expres-
guerre de 1914-1918, soit remise en ques- tristement non négligeable de ceux qui, des visibilité de ladite « Shoah par balles » a été leur enchaînement sont facilement maîtri- sion de Timothy Snyder. De là, on risquerait
tion. Il s’agit de la prise en compte d’autres pays baltes à la Biélorussie, de l’Ukraine aux le vaste programme d’archéologie des tue- sables et explicables ? En effet, la première d’assimiler les deux programmes criminels, k en pratique
témoins qui ne sont pas des victimes, Balkans, ont non seulement participé aux ries des Einsatzgruppen en Ukraine mené crainte que l’on puisse éprouver face à ce de mettre toutes les victimes sur le même _ Pour toute information :
comme les criminels et les spectateurs des tueries, mais les ont commises à la place des par l’association Yahad-In Unum et le père déplacement de l’intérêt vers les tueries plan, de relativiser l’antisémitisme hitlérien www.auschwitz.be ; info@auschwitz.be
tueries occupant jusqu’alors des places SS offrant à ceux-ci une place de specta- Patrick Desbois. L’écho médiatique dont ce perpétrées à l’Est serait qu’il y ait là un fac- comme s’il n’était qu’une dimension ou un
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