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Traces

n° 05 BELGIQUE - BELGIË
P.P.
Septembre BRUXELLES X
2012 1/9464

de mémoire
Pédago gie et tr ansmissi on
CENTRE D’ÉTUDES ET DE DOCUMENTATION
« MÉMOIRE D’AUSCHWITZ » ASBL
| trimestriel n°5 | juillet – août – septembre 2012
| BUREAU DE DéPÔT : BRUXELLE S X | N° Agrégation P 801056

sommaire

actualité
Entre Holocauste
et droits de l’homme.
Les activités éducatives
à Kazerne Dossin p.2
Relais de mémoire p.6
Éditeur responsable : Baron Paul Halter – ASBL Mémoire d’Auschwitz – 65, rue des Tanneurs – 1000 Bruxelles

Interrogation
Broder une Histoire :
Le rapport de Brodeck
de Philippe Claudel p.7
© awg architecten

Application pédagogique p.11

Approfondissement
Leonardo Conti et ses
rapports avec les médecins actualité
belges pendant la Seconde
Guerre mondiale p.13
Application pédagogique p.16
Entre Holocauste
et droits de l'homme
Varias p.18

Les activités éducatives à Kazerne Dossin


n Le nouveau musée Kazerne Dossin se prépare à ouvrir
ses portes au public.
w Lire page 2
actualité

Entre Holocauste
et droits de l'homme
Les activités éducatives
à Kazerne Dossin
L’inauguration du nouveau musée Kazerne Dossin
n
de « Kazerne Dossin. Mémorial, Musée
et Centre de Documentation sur l’Holo-
est prévue pour décembre 2012. En tant que responsable
causte et les Droits de l’Homme ». Il est
du service éducatif du musée, Marjan Verplancke présente donc temps de lever quelque peu le voile
les enjeux du nouveau projet et les activités prévues. Il y a le danger latent,

© Kazerne Dossin
sur ce que ce projet nous apportera.
mais très réel, de la banalisation
Mission
du judéocide. Une comparaison

«C
Les autorités flamandes ont explicite-
du génocide juif, si singulier,
e musée peut être consi- fréquenté. Ce sont surtout les enseignants ment demandé à Kazerne Dossin d’insérer d’autres génocides tout aussi complexes. fait génocidaire, notamment la discrimina-
déré comme ‘réussi’ dans la qui ont fortement apprécié l’exposition l’histoire de la Shoah en Belgique dans le avec d’autres formes Par ailleurs, on se heurte à la ques- tion et la violence de masse, afin d’examiner
mesure où il parviendra à chronologique sommaire, qui pouvait ser- contexte plus large des droits de l’homme. tion de savoir comment l’on pourrait comment ces facteurs jouent aussi un rôle
de violations des droits de
transmettre au visiteur une compréhension vir d’outil didactique pour leurs cours sur Cela implique que le fonctionnement édu- sélectionner les violations massives qui dans d’autres situations, même si celles-ci
durable des possibilités qu’a l’individu d’agir la persécution des Juifs. Le succès inespéré catif de Kazerne Dossin se trouve actuel- l’homme, uniques à leur façon « mériteraient » une place dans le musée. ne conduisent pas forcément à la mise à
dans le contexte d’une société déraillée, expli- a toutefois aussi entraîné certains inconvé- lement au confluent de l’éducation à la Pourquoi le Darfour mais non le Kosovo, mort des victimes.
ou parfois moins extrêmes,
citant que face à une masse militante, il faut nients : le nombre réduit des effectifs du Shoah et de celle aux droits de l’homme. par exemple ? Quelle attitude adopter face En se focalisant sur ces deux méca-
toujours chercher les marges qui permettent personnel et l’infrastructure limitée ne suf- Au sein du volet sur la Shoah, le nouveau ne saurait suggérer qu’ils sont à ce problème de choix ? nismes sous-jacents, il devrait être possible
de dire “non” ! » 1 (Le curateur Herman Van fisaient pas à accueillir convenablement la parcours tente de fournir un cadre histo- En troisième lieu, il y a le danger latent, d’éviter les trois pièges susmentionnés. Ce
interchangeables.
Goethem dans sa note conceptuelle ) foule de visiteurs fidèles revenant chaque rique et éthique concernant la persécution mais très réel, de la banalisation du judéo- concept n’impose pas l’ambition de déve-
année. raciale pendant la Seconde Guerre mon- cide. Une comparaison du génocide juif, lopper une expertise de premier plan sur
Natan Ramet avait 17 ans quand il Voilà pourquoi les autorités fla- diale. Le volet sur les droits de l’homme, si singulier, avec d’autres formes de viola- d’autres formes de violence de masse. En
fut enfermé avec des milliers d’autres dans mandes ont décidé en 2001 d’étendre ce par contre, ne part pas nécessairement du Tout d’abord, notre propre spécia- tions des droits de l’homme, uniques à leur outre, il permet d’éviter la mise en place
la caserne Dossin à Malines, d’où il fut petit musée. Sont projetés dès cette date passé, mais cherche des points de repère lisation pose un certain nombre de pro- façon ou parfois moins extrêmes, ne saurait d’un ‘canon’ des violations des droits de
déporté vers une mort certaine. Il a sur- un nouveau bâtiment prestigieux, une concrets dans l’actualité et dans le vécu blèmes. D’une part, il semble logique que suggérer qu’ils sont interchangeables. l’homme. Finalement, l’analyse des méca-
vécu, contrariant ainsi les visées nazies. En extension considérable des effectifs du quotidien du public ciblé, le but étant de les autorités s’adressent à un musée sur Sous l’impulsion du curateur Herman nismes sous-jacents permet de comparer
1996, il a célébré son 70e anniversaire et il a personnel et un élargissement au niveau sensibiliser ce dernier à l’importance des l’Holocauste quand il s’agit de parler de vio- Van Goethem, le nouveau musée affronte les processus entre eux, sans juxtaposer
ouvert, dans ce qui fut l’antichambre de sa du contenu. Le vieil espace muséal dans droits humains, non seulement dans des lations massives des droits de l’homme. En ces difficultés. les différentes souffrances endurées. Car
déportation, le Musée juif de la Déporta- la caserne Dossin serait transformé en un contextes extrêmes, mais aussi dans des fin de compte, les musées sur l’Holocauste Hormis l’étude minutieuse de l’Holo- quel est le lien entre le débat actuel sur la
tion et de la Résistance. Personne ne pou- Mémorial, rappel permanent des milliers contextes moins exceptionnels. sont souvent les vecteurs principaux de causte, le choix ne s’est pas porté sur l’ap- migration et la situation de la communauté
vait soupçonner alors à quel point cette de personnes déportées à partir de Malines la recherche et de l’éducation concernant profondissement d’autres cas de violation juive d’avant guerre, sinon qu’on y trouve
initiative modeste prendrait son envol. Le et assassinées dans des conditions effroy- Pièges possibles l’une des violations les plus extrêmes des des droits de l’homme. Par contre, il sera bel des processus sociologiques semblables ?
site est rapidement devenu un musée très ables. Un bâtiment flambant neuf érigé et choix stratégiques droits de l’homme que le monde ait jamais et bien possible d’utiliser l’expertise dont Autrefois comme maintenant, il s’agit d’un
face à l’ancienne caserne, conçu par l’archi- connues. D’autre part, l’on perd parfois de dispose le musée en matière de recherche groupe de personnes considérées comme
tecte bOb Van Reeth, abriterait l’exposition L’association de l’éducation à la Shoah vue que, étant donné le domaine très spé- sur l’éducation à la Shoah pour élaborer des « l’autre » absolu, comme un groupe pour
(1) Van Goethem, H., Kazerne Dossin : Mémorial,
Musée et Centre de Documentation sur l'Holocauste et
historique permanente sur la persécution et de l’éducation aux droits de l’homme est cifique dans lequel travaillent ces musées, cadres analytiques pouvant servir à l’étude lequel nous ne devons plus assumer de
les Droits de l'Homme, http://www.kazernedossin.be/ raciale en Belgique. cependant loin d’être évidente. De nom- il leur manque l’expertise, le personnel et la d’autres violations des droits de l’homme. responsabilité humaine. Il va de soi que les
fr/content/note-conceptuelle. La version finale de
ce document sera publiée au moment de l’ouverture
Ce projet aujourd’hui mené à bien, breux pièges se présentent, qu’il est parfois documentation nécessaires pour se profi- Plus concrètement, les recherches porte-
du musée. nous voici arrivés à la veille de l’ouverture difficile d’esquiver. ler soudainement comme des spécialistes ront sur les mécanismes sous-jacents au Suite p.4 w

2 traces de mémoire n°05 – septembre 2012 3


actualité

w Suite de la p.3 cratiques et la défense des libertés indivi-


duelles occupent une place centrale. »
deux situations ne sont pas comparables. Cette mission articule une double
Mais dans les deux cas, il faut dénoncer visée, selon laquelle tous nos projets se
les mécanismes sous-jacents et toujours focalisent d’une part sur la discrimination
actuels que sont la xénophobie et l’exclu- et l’exclusion, et d’autre part, sur la violence
sion. de masse et les mécanismes avec lesquels
celle-ci va de pair.
L’importance de l’actualisation Il va de soi que le fonctionnement
éducatif de Kazerne Dossin est également
Bien qu’il s’agisse d’un équilibre pré- conforme aux avis formulés par le Comité
caire, nous sommes convaincus que l’actua- spécial pour l’éducation à la mémoire. Dans
lisation de l’histoire des persécutions raciales toutes nos activités, nous poursuivons les

© Kazerne Dossin
dans un contexte éducatif a une grande trois objectifs de base définis dans ces avis,
valeur, et cela pour différentes raisons. c’est-à-dire le savoir et la compréhension,
En premier lieu, l’éducation mémo- l’empathie et l’engagement, l’action et la
rielle concernant l’Holocauste ne s’est pas réflexion.
simplifiée ces dernières décennies. Les c En deuxième lieu, il nous paraît cru-
éducateurs qui enseignaient la Shoah il y cial qu’une visite à Kazerne Dossin ne soit

© Kazerne Dossin – Fonds Kummer


Le nouveau musée et l’ancienne caserne.
a vingt ans pouvaient transmettre un mes- pas considérée comme un one shot ou un
sage clair et univoque : « Ne votez pas pour événement isolé. Il serait utopique de croire
l’extrême-droite ». Depuis lors, force est de l’homme pour une troisième raison encore : site en effet une actualisation de l’histoire. qu’une seule visite de musée puisse servir
constater que même notre démocratie ne les enseignants, les équipes éducatives et les En reliant l’éducation à l’Holocauste avec de vaccin contre le racisme. Voilà pourquoi
garantit pas une société solidaire et non accompagnateurs des enseignants en sont celle aux droits de l’homme, nous répon- il est important que la visite soit préparée et
violente. Il ne suffit pas (ou plus) d’influen- demandeurs. Pourquoi ? Nos classes sont dons donc à une demande concrète éma- s’intègre dans un trajet d’apprentissage plus c
cer le comportement électoral. L’objectif différentes de celles d’il y a une vingtaine nant tant du sommet que de la base de développé. Pour cette raison, nous offrons Arrivée de prisonniers dans la cour intérieure de la caserne Dossin, 1942.
de l’éducation mémorielle est d’ores et déjà d’années. Les victimes de différentes viola- notre système éducatif. toujours deux leçons introductives et une
d’obtenir une attitude individuelle d’ouver- tions des droits de l’homme et leurs enfants tâche d’intégration ou de réflexion. Bien
ture, de respect actif, de responsabilité et vivent aujourd’hui parmi nous. En classe, Approche entendu, nous sommes conscients du fait de masse, et qu’elle nous fournit ainsi une celle-ci misera désormais pleinement sur
de sens critique. Le curateur Herman Van ces élèves posent des questions : « Pour- qu’il faudrait aller plus loin encore, mais ce clé permettant de reconnaître ces proces- l’interaction avec les élèves. En outre, nous
Goethem parle à ce sujet de « la recherche quoi devons-nous étudier l’histoire du Le fonctionnement éducatif de suivi n’est pas uniquement de notre res- sus dans la société actuelle. encouragerons vivement les professeurs à
des marges qui permettent de dire “non” nazisme tandis que notre propre famille a Kazerne Dossin est basé sur quelques prin- sort. Il serait en effet indiqué d’intégrer les Finalement, nous visons un public utiliser le matériel offert afin de préparer
contre la masse militante ». été exterminée, en Tchétchénie, au Kosovo, cipes-clés. Au niveau du contenu, il s’inspire objectifs de l’éducation mémorielle, tout bien spécifique. Nous nous adressons en en classe la visite de manière approfondie.
« Genocide does not start as a geno- au Rwanda ou au Darfour ? ». de la mission de Kazerne Dossin : comme les autres objectifs relevant des priorité aux élèves des 2e et 3e degrés de Le concept des droits de l’homme,
cide » : cette thèse semble être une évi- À ces arguments s’ajoute la globali- « Kazerne Dossin prend pour point de compétences transversales, dans la culture l’enseignement secondaire. Par ailleurs, un qui apparaît dans l’exposition des faits his-
dence. Toutefois, elle offre un deuxième sation actuelle des informations. La presse, départ le récit historique de la persécution quotidienne de l’école, et de les rappeler programme adapté aux cours généraux de toriques dans le but d’interpeller le visiteur,
argument pour ne pas se limiter à l’étude les médias et les moyens de communica- des Juifs et de l’Holocauste en relation avec tout au long de la scolarité de l’élève. l’enseignement professionnel sera égale- mais qui n’y est nullement traité de façon
du génocide proprement dit, mais pour tions modernes font en sorte que nous le cas belge, pour analyser les phénomènes En troisième lieu, nous nous propo- ment disponible, ainsi qu’un programme exhaustive, sera approfondi dans une série
inclure également toutes les étapes qui le sommes informés de massacres éloignés actuels de racisme et d’exclusion de groupes sons consciemment d’offrir dans notre éducatif pour des élèves plus jeunes. de dossiers éducatifs. Les mécanismes de la
précèdent, à petite et à grande échelle. Il dans l’espace. Ici aussi, les élèves posent des de population et la discrimination en raison matériel tant la perspective des « vic- discrimination et de la violence de masse
ne suffit pas que les élèves soient capables questions : « Pourquoi faut-il étudier une de l’origine, la croyance, la conviction, la cou- times » que celle des «bourreaux » et celle Offre y seront traités en priorité. Les groupes
de distinguer un ‘véritable’ génocide d’un guerre qui a eu lieu il y a 70 ans ? Pourquoi leur de peau, le sexe, l’orientation sexuelle. des « témoins ». Cette combinaison n’im- qui envisagent une visite à Kazerne Dossin
conflit armé ou d’un massacre. Il est plus ne pas parler des conflits actuels ? ». Kazerne Dossin souhaite également plique nullement que l’histoire des victimes Kazerne Dossin maintiendra l’offre pourront choisir entre différents thèmes
important qu’ils apprennent à reconnaître Voilà pourquoi, en Belgique, les com- analyser la violence de groupe en société, passe au second plan. Mais il va de soi que de visites guidées. Une équipe de soixante précis tels que « Roms et Sinti », « Fuir »,
les germes latents de la violence collective, pétences terminales et les eindtermen comme une étape possible vers les génocides. l’étude du point de vue des bourreaux et guides motivés ayant suivi une formation « Bourreaux et témoins », « Propagande »
chez autrui mais aussi chez eux-mêmes. imposés par les ministres de l’éducation des Ainsi appréhendé, ce musée conduit des témoins permet d’approfondir notre intensive sera à votre disposition pour des ou « Droits de l’homme et non-discrimina-
L’éducation à l’Holocauste doit communautés respectives sont formulés de façon fondamentale à un projet éducatif compréhension des dynamiques psycho- visites guidées de l’exposition permanente.
fusionner avec l’éducation aux droits de en ce sens. L’apprentissage du passé néces- citoyen où la citoyenneté, les valeurs démo- sociales incitant des groupes à la violence Les modalités de la visite ont été revues et Suite p.6 w

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actualité interrogation

w Suite de la p.5

tion ». Ici encore, nous offrirons du matériel


Relais de mémoire
permettant de travailler en classe le thème
choisi, en guise de préparation. La visite à nRedoutant par-dessus tout un anéantissement –
délibéré ou non – de la mémoire de la Shoah, J.-M. Lustiger1
Broder une Histoire
Le Rapport de Brodeck
Kazerne Dossin sera en plus enrichie d’un
atelier dans le centre d’apprentissage ouvert. criait gare en 1989 : « Il ne faut pas que l'innommable
devienne l'innommé »2.

de Philippe Claudel
En guise de conclusion

P
L’éclat qui ira de pair avec l’ouverture
solennelle de ce projet au public ne sau- rès d’un quart de siècle Enregistrées patiemment – souvent
rait faire oublier que pour notre regretté après cet avertissement, avec beaucoup d’émotion – tout au long
président Natan Ramet, mais aussi pour force est de constater que de l’année scolaire 2011-2012 dans le cadre Cet article offre quelques perspectives
n

son épouse chérie, ses enfants et ses petits- l’entreprise révisionniste ou négationniste du projet « Nommer les Noms »4 par plu- analytiques sur le roman Le Rapport de Brodeck de Philippe
enfants, la cour intérieure de la caserne n’a pas atteint sa cible. En Europe et de par sieurs dizaines de jeunes rhétoriciens issus Claudel, un livre qui, à travers des références à la Seconde
Dossin n’évoque qu’une seule association : le monde, de nombreux projets ont à cœur de différentes écoles du royaume, ces listes Guerre mondiale, pose des questions fondamentales sur la
celle de la profonde humiliation de Judka de transmettre aux nouvelles générations interminables de noms devraient davan-
Ramet devant son fils de 17 ans. Une humi- l’« innommable ». tage (re)donner « vie » à la déportation
culpabilité de l’Homme et sur le rôle de la mémoire.
liation qui s’est finalement révélée n’être Avec le projet Kazerne Dossin, l'ini- tout en suscitant d’inévitables questions.
qu’une étape dans la destruction en masse tiative de la Communauté flamande est Grâce à l’engagement de tous ces jeunes

«J
de 25 000 hommes, femmes et enfants à ce titre exemplaire. Outre les aspects dans ce projet, l’«innommé» n’est donc pas
innocents. n proprement pédagogiques (présentés par à l’ordre du jour de la génération présente. e m’appelle Brodeck et je Poupchette. Le rapport qu’on lui impose de mort de l’Anderer, mais le deuxième texte
Marjan Verplancke, Marjan Verplancke ci-dessus) qui devraient Plus que jamais, n’est-il pas mainte- n’y suis pour rien » (p. 111). rédiger est supposé faire « comprendre » et que Brodeck rédige à part. Les commen-
Responsable du service éducatif à Kazerne Dossin idéalement être abordés dans les écoles en nant du devoir des éducateurs et des ensei- C’est ainsi que commence faire « pardonner » le meurtre de l’Anderer. taires de Brodeck portent cependant à
Traduction : Stijn Verleyen interdisciplinarité, Kazerne Dossin permet- gnants à mesurer l’importance des enjeux, le roman de Philippe Claudel, présenté Or, l’enquête que mène Brodeck sur cette croire qu’il existe certains parallèles entre les
tra un moment d'intériorité aux classes le entre histoire et mémoire de la Shoah ? n comme un « rapport » rédigé à la première affaire nous ramène aux événements de deux projets d’écriture. D’abord, les textes
souhaitant. En effet, à quelques dizaines de Éric B. Lauwers, personne. Le « rapport » dont il est ques- la guerre. En marge de son rapport, Bro- sont tous les deux rédigés à la première
k en pratique mètres du nouveau musée, là où se situait Professeur au Collège Saint-Guibert Gembloux tion porte sur le meurtre de l’Anderer. Lieu deck se met dès lors à rédiger un deuxième personne. Ensuite, la narration se dote dans
l'ancien Musée de la Déportation et de la du crime : un village dont le lecteur ignore texte, où il parle de ce qui lui est arrivé avant l’un et l’autre cas d’une dimension collec-
_ Kazerne Dossin ouvre ses portes
début décembre. Des visites en
Résistance – lieu véritable de l'ancienne (1) Aron Jean-Marie Lustiger (1926-2007) : le nom, où les habitants parlent un dialecte et pendant sa déportation. Il y montre la tive. En ce qui concerne le « rapport » pro-
groupes sont possibles à partir caserne Dossin, antichambre de la dépor- né à Paris dans une famille juive pratiquante d’origine qui tient de l’allemand. Moment du crime : responsabilité des villageois mais dévoile prement dit, cette application étendue du
de janvier 2013. Les ateliers polonaise, il se convertit au catholicisme au début
tation – prendra place un mémorial où de la Seconde Guerre mondiale au grand désarroi un an après cette guerre que le lecteur pré- aussi certains de ses propres actes de cette « je » est d’emblée explicitée :
thématiques démarrent en mars
2013.
pourront se rendre les classes. Dans ces de son père (sa maman déportée à Auschwitz y perd sume être la Seconde Guerre mondiale, époque : aux camps, il a fait honte aux « D’accord, ai-je dit, je vais raconter,
la vie au cours de l’année 1943). Ordonné prêtre en
_ Réservations : Tél. 015/290660
locaux seront diffusés en boucle les noms, 1954, il gravit les échelons de l’Église catholique pour
avec sa purification raciale et ses camps autres détenus en acceptant de se faire je vais essayer, je vous promets que je vais
ou info@kazernedossin.be prénoms et âges des quelque 25 484 Juifs et devenir archevêque de Paris en 1981, puis cardinal de la mort. En somme, un lieu et un temps traiter comme un chien, et il est coupable essayer, je dirai “je” comme dans mes rap-
deux ans plus tard. Il est élu à l’Académie française
351 Tsiganes3 déportés de force au départ en 1995. Artisan du rapprochement entre la
suffisamment précis pour interpeller le d’avoir volé de l’eau à une jeune mère et son ports, parce que je ne sais pas raconter autre-
de la Belgique. communauté juive et les autorités romaines, savoir historique du lecteur, mais suffisam- enfant. Au début du chapitre 27, Brodeck ment, mais je vous préviens, ça voudra dire
il épaulera Jean-Paul II et ensuite Benoît XVI dans
cette tâche titanesque.
ment vagues pour ouvrir les événements à désigne dès lors le deuxième texte qu’il tout le monde, tout le monde vous m’enten-
(2) Contribution de J.-M. Lustiger au livre une dimension « universelle ». La victime : rédige comme une « confession » ; l’aveu dez. Je dirai “je” comme je dirais tout le village,
Auschwitz-Birkenau « que l'innommable ne devienne l’Anderer, un « étranger » de nom inconnu, du vol ne se fera cependant que vers la fin tous les hameaux autour, nous tous quoi,
pas l'innommé » (Paris, Criterion, 1990). Texte paru
dans Le Monde, 29.8.1989, disponible dans Cardinal installé au village depuis trois mois. Les cou- du texte. d’accord ? » (p. 22)
J.-M. Lustiger, Dieu merci, les droits de l'homme, Paris, pables : les hommes du village, effarés par D’autre part, pour ce qui est de
w Presses-Pocket, 1992, p. 251-257. Pour un accès en
Passage de témoin (2 mai 2012). ligne : http://www.institutlustiger.fr/documents/OC/ les portraits que l’Anderer a dessinés d’eux. Rapport et confession la « confession », les aveux de Brodeck
Enregistrement à Malines des noms des JML_1989_Auschwitz_Birkenau_Que_l_ Le rapporteur : Brodeck. Ce personnage,
déportés du transport XXVI par les élèves innommable_ne_devienne_pas_l_innomme.pdf
vraisemblablement juif, est revenu des Malgré le titre du livre, le lecteur Suite p.8 w
du Collège Saint-Guibert de Gembloux en (3) Chiffres projet « Nommer les Noms », 2011.
présence de Paul Sobol, déporté avec sa (4) Projet initié par Kazerne Dossin et chapeauté par
camps de la mort et vit au village avec la s’aperçoit que le texte qu’il a reçu à lire n’est (1) Nous nous référerons à l’édition de poche
famille via ce convoi. madame Betty Swaab et les professeurs participants. vieille Fédorine, sa femme Emélia et la petite pas le « rapport » proprement dit sur la (Stock, 2010).

6 traces de mémoire n°05 – septembre 2012 7


interrogation

w Suite de la p.7 « laver », choisissent notamment de se d’« égout » pour les « souillures » confes-
En réfléchissant à une L’enquête du réel et de l’irréel
confesser, de demander pardon aux vic- sées par les villageois, est parfaitement
rejoignent ceux d’autres personnages : les times mêmes, de rejoindre les morts ou conscient de la crainte que les paroissiens « sentence » de son ancien Le passage entre les événements
confessions des villageois recueillies par le de racheter leur innocence par des actes nourrissent envers lui. Brodeck ressent à récents dont traite le « rapport » et le passé
professeur d’université,
prêtre du village, la lettre-confession de l’an- de compensation, qui recréent une petite son tour une menace permanente autour qui fait l’objet des « confessions », est opéré
cien instituteur Diodème et les confidences « zone pure » dans leur conscience. Certains de lui. Lorsque l’Anderer dévoile, par ses selon laquelle « l’homme par le biais de l’enquête que mène Brodeck.
de l’aubergiste Schloss. Le registre confes- prônent l’oubli collectif, à l’instar du maire portraits, à quel point il a « compris » les Le modèle de l’enquête, que l’on retrouve
est un animal qui toujours
sionnel établit donc des parallèles entre le du village, ou s’inventent une nouvelle réa- Dörfermesch et leurs actes pendant la aussi chez d’autres auteurs contemporains,
discours des différents personnages. lité, pour remplacer celle qui est devenue guerre (p. 320), la réaction de la foule ne se recommence », Brodeck permet notamment de faire le pont entre
Si les deux récits sont proches l’un de « insupportable » (p. 360). D’autres tentent fait guère attendre. L’Anderer paie de sa vie un fait divers actuel et les tensions irrésolues
se demande notamment
l’autre, c’est donc encore parce qu’ils visent d’assumer le souvenir de leur crime de sa « compréhension » trop perspicace, que et collectives du passé2. Même si Brodeck
tous les deux à faire « comprendre » et à manière durable – tel que Brodeck, qui se les villageois veulent l’empêcher de « rap- si l’homme ne répéterait pas affirme être ni un « avocat » ni un « poli-
obtenir le « pardon ». Mais quel pardon ? souviendra « toute sa vie » de ses propres porter » ailleurs (p. 130). Ses dessins sont cier », le recours aux témoignages et aux
surtout ses propres erreurs.
Celui de Dieu, désavoué tant par Brodeck « victimes » – ou interprètent leurs mal- d’ailleurs brûlés sur le champ, à l’instar du documents cadre dans cette double quête
que par le prêtre Peiper ? Celui de Brodeck, heurs ultérieurs comme des « punitions ». « rapport » final de Brodeck. de vérité (p. 134). Cela dit, la recherche
qui pourrait pardonner les bourreaux du c Enfin, certains ont tendance à mettre en acharnée de la vérité n’empêche pas que,
camp et les villageois responsables de Alle verwunden, eine tödtet (Toutes vedette leur propre qualité de victimes L’espèce humaine revisitée pour Brodeck, cette dernière ne colle pas
sa propre déportation et du viol de sa blessent, une tue). Dans Le Rapport pour mieux expliquer, voire excuser, leurs toujours étroitement à la réalité :
de Brodeck, Philippe Claudel cite cette
femme ? Celui des victimes, dont certains devise inscrite sur une montre de actions. Le succès de ces différentes straté- Les rapprochements entre victimes d’université, selon laquelle « l’homme est Vivre, continuer à vivre, c’est peut-être
actes de Brodeck en déportation ont hâté carrosse allemande du XVIIe siècle, gies de « purification » demeure incertain : et bourreaux suscitent également des ré- un animal qui toujours recommence » décider que le réel ne l’est pas tout à fait, c’est
la mort ou suscité la honte ? Celui des fabriquée par Benedikt Fürstenfelder, « Schloss avait de gros ongles sales. Au fur flexions au sujet de l’espèce humaine et (p. 175), Brodeck se demande notamment peut-être choisir une autre réalité lorsque
horloger à Fridberg.
notables du village, qui s’érigent en tribu- et à mesure qu’il me racontait son enfant, de ses connexions avec les autres espèces si l’homme ne répéterait pas surtout ses celle que nous avons connue devient d’un
nal pour « juger » le rapport que Brodeck il essayait de les nettoyer, sans même les animales. De fait, les comparaisons entre propres erreurs. En outre, le maire du vil- poids insupportable ? N’ai-je pas fait cela
rédige sur le meurtre de l’Anderer ? Celui enfer pour les coupables » (p. 166) s’est regarder, mais il ne parvenait pas à enlever hommes et animaux sont extrêmement lage lui montre que le principe de l’éternel d’ailleurs au camp ? N’ai-je pas choisi de vivre
des administrateurs ou des juges de la Capi- effondré face à la réalité. Le personnage sait la noirceur qui les bordait » (p. 179). Pour fréquentes : cela s’explique entre autres par « recommencement » s’applique aussi aux dans le souvenir et le présent d’Emélia, en
tale, auxquels ce même rapport semble être désormais qu’« il y a davantage de loups leur part, les victimes sont également mar- la fonction professionnelle de Brodeck, qui cochons : ceux-ci « broient », « avalent » et rejetant mon quotidien dans l’irréalité du
destiné jusqu’à ce que le maire le brûle ? que d’agneaux » (p. 59). Les isotopies de quées par une « souillure » interne dont consiste à rédiger des « rapports » de type « chient » sans interruption et sans songer cauchemar ? L’Histoire serait-elle une vérité
Celui du lecteur, qui est, en définitive, le la souillure et de la pureté permettent de elles n’arrivent pas à se défaire. Même l’acte naturaliste. Les comparaisons surgissent au passé (p. 51). Enfin, Brodeck avance que majeure faite de millions de mensonges indi-
seul à prendre connaissance du rapport de montrer au lecteur la présence diffuse du de raconter, que l’Anderer définit, dans les notamment pour décrire les réactions de le village est le «lieu ultime» où tout se finit viduels cousus les uns aux autres, comme ces
Brodeck et des confessions que ce dernier Bien et du Mal dans la société en général et mots de Primo Levi, comme un « remède peur et, par extension, les relations de forces plutôt que de « recommencer » (p. 257). vieilles couvertures que fabriquait Fédorine,
émet ou transcrit ? Ou bien ce lecteur se chez les différents villageois en particulier. sûr », ne mène souvent, d’après Brodeck, entre différents groupes humains. Ainsi, La seule voie qui semble, en défini- pour nous nourrir lorsque j’étais enfant, et qui
trouve-t-il à son tour pris dans l’engrenage D’après Brodeck, la notion de « souil- qu’à entretenir les plaies. les victimes sont désignées comme du tive, permettre de sortir du « rien » et de paraissaient neuves et splendides, dans leur
complexe des bourreaux et des victimes, lure » a en premier lieu partie liée avec celle L’omniprésence de la souillure et la « gibier » « traqué » par des chiens. L’image retrouver un avenir « humain », est celle de arc-en-ciel de couleurs, alors qu’elles étaient
qui semble entraver le pardon aussi bien de Fremdër ou d’« étranger ». La société quête de compréhension, de pardon et des « chiens » ne sert d’ailleurs pas seule- l’amour. Déjà en tant que Chien Brodeck – constituées de rebuts de tissu, de formes dis-
que le jugement ? Est-ce la « compréhen- tente périodiquement de se « purifier » de d’oubli engendre un rapport difficile à la ment à désigner les bourreaux, car Brodeck c’est-à-dire au moment où il semblait être parates, de laines de qualités incertaines, de
sion » que le roman vise à susciter ? ces « souillures ». En effet, en des moments mémoire. Ainsi, le prêtre du village, qui sert révèle au lecteur que l’une des humiliations sorti du registre humain et était devenu la provenances inconnues ? (p. 360)
de peur collective, elle expulse les Fremdër qu’il a subies au camp consistait à jouer honte des autres déportés – le protagoniste Le discours factuel du rapport et de
La souillure pour les « sacrifier » comme « victimes le rôle de chien docile. L’ambivalence de a survécu en se réfugiant dans le souvenir la confession se trouve en effet contaminé
expiatoires ». Le premier exemple de cette Les isotopies de la souillure la figure du chien, de même que l’omni- de l’amour d’Emélia. Au village, ensuite, il par les interprétations sélectives auxquelles
En interrogeant les catégories du pratique est la « Pürische Nacht » (p. 239), et de la pureté permettent présence de la peur, soulignent encore la chérit la petite Poupchette, enfant « souil- les personnages soumettent la réalité. De
bourreau et de la victime, Claudel remet qui, par certains aspects, rappelle la Nuit de proximité entre victimes et bourreaux. lée », comme une « rose » venue d’une ce fait, Brodeck se méfie de la sincérité des
aussi en question la dichotomie entre Cristal. Or, ceux qui participent aux mouve- de montrer au lecteur En fin d’analyse, l’expérience des « terre de sanie », ou encore, comme témoins qu’il interroge. Ensuite, il avoue
le Bien et le Mal, représentée tantôt par ments de « purification » se salissent inévi- la présence diffuse du Bien camps semble donc remettre en question sa propre « chance » et son « pardon »
l’opposition entre la souillure et la pureté, tablement les mains et la mémoire. le concept même d’humanité. L’échec (p. 316). L’amour permet, en fin d’analyse, Suite p.10 w
tantôt par les figures de Dieu et du Diable. Les stratégies utilisées pour se débar- et du Mal dans la société des anciennes définitions de l’homme de retrouver l’humanité qui s’était perdue
Le savoir « simple » que Brodeck avait assi- rasser de cette nouvelle « souillure », ou en général et chez les différents empêche en outre de renouer avec l’idée dans les camps : « Nous n’étions plus des (2) Voir entre autres Claire Gorrara, « Reflections on
Crime and Punishment : Memories of the Holocaust
milé pendant son enfance, selon lequel pour parvenir à vivre avec son souvenir, d’une espèce unique. En réfléchissant à hommes. Nous n’étions qu’une espèce »
« il y avait un Paradis pour les justes et un sont légion. Ceux qui souhaitent s’en villageois en particulier. une « sentence » de son ancien professeur (p. 91).
in Recent French Crime Fiction », Yale French Studies,
108, 2005, pp. 131-145.

8 traces de mémoire n°05 – septembre 2012 9


interrogation

w Suite de la p.9 seule « preuve » réside en fin de compte Le livre relie la destruction Monument et mémoire Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien. k à lire
dans la «disparition» même des preuves, et Brodeck, c’est mon nom. _ Yvonne Hsieh, « L’Emprise du
qu’il tait à son tour « l’essentiel » sans le notamment des dessins de l’Anderer. du temps et de la réalité à la fois Le livre relie la destruction du temps Brodeck. passé : crime, châtiment et culpabilité
« faire exprès » (p. 134). Il se corrige en effet La dissociation entre le réel et le récit à l’impact massif de certains et de la réalité à la fois à l’impact massif de De grâce, souvenez-vous. dans la création de Philippe
Claudel », Voix plurielles, 7 : 2, 2010,
parfois lui-même – « Pourquoi est-ce que ne résulte pas uniquement des points de certains événements historiques, à des Brodeck. (p. 375) pp. 2-15.
je viens d’écrire cette phrase, qui n’est pas vue subjectifs du narrateur et des person- événements historiques, interprétations mythiques et à la négation Au début du récit, l’affirmation « je
_ Philippe Mesnard, « Versus,
complètement la vérité ? » (p. 233) – et ses nages, mais s’explique aussi par le fait que à des interprétations des faits. L’affrontement entre ces diffé- n’y suis pour rien » se rapporte à la dispari- confronter Les Bienveillantes au
propres confessions n’émergent qu’au fur le texte participe de la fable et du mythe. rentes attitudes vis-à-vis du passé entrave tion de l’Anderer ; à la fin du récit, elle ren- Rapport de Brodeck », Dominique
et à mesure. Ainsi, il mentionne déjà dans Alors que Brodeck nie être un « conteur » mythiques et à la négation la possibilité d’écrire « une vérité majeure » voie à celle du village, qui cesse d’exister Viart (éd.), Nouvelles écritures
littéraires de l'Histoire, Écritures
le chapitre 9 la présence d’une « très jeune (p. 134), il renvoie néanmoins à plusieurs des faits. L’affrontement entre sur l’histoire. Il révèle aussi le clivage entre la au moment où Brodeck le quitte. Les rap- contemporaines 10, Minard-Lettres
femme » avec un « petit enfant » dans le reprises aux anciennes traditions de Fédo- mémoire homogène que semble incarner ports incertains entre le réel, la fiction et la modernes, 2010, pp. 239-263.
wagon de la déportation, alors qu’il avoue rine et, dans le dernier chapitre, se trans- ces différentes attitudes vis-à-vis le monument commémoratif du village – mémoire sont donc maintenus jusqu’à la _ Laurent Urnauer, Guide
seulement dans le chapitre 37 qu’il s’est forme lui-même en personnage de fable. celui-ci reprend les noms de tous ceux qui fin du roman. Cela n’empêche que Brodeck pédagogique : Philippe Claudel,
du passé entrave la possibilité Le rapport de Brodeck, coll. Romans
emparé de l’eau qui leur appartenait. La référence au modèle de la fable contri- sont morts pendant la guerre, que ce soit fait appel à la mémoire du lecteur pour d’aujourd’hui – lycée, CNDP-CRDP,
En outre, Brodeck a du mal à faire le bue aussi à expliquer pourquoi le lieu et le d’écrire « une vérité majeure » par accident, sous les mains de l’occupant éviter sa propre disparition. L’insistance sur 2011 [coffret avec DVD].
tri entre la réalité et ses cauchemars, qui temps du texte sont peu précis et sortent sur l’histoire. ou dans les camps de la mort – et l’hétéro- le nom et, partant, sur l’individu humain,
semblent à leur tour « tellement vrais ». La du cadre strictement historique. Le mythe généité des deuils individuels. En définitive, résume l’une des isotopies majeures du livre
critique du vieux maître Limmat concer- dépasse en effet le réel, tel que le montrent Claudel déconstruit les discours mémoriels et de la littérature des camps en général. n
nant la première version du « rapport » encore les paraboles religieuses sur Dieu et Le rôle accordé à des facteurs contingents des personnages, sans cependant élaborer Fransiska Louwagie, (3) Sidra Dekoven Ezrahi, By Words Alone. The
porte précisément sur ce mélange entre le Diable. En outre, Brodeck conclut de sa tels que la pluie ou le soleil renforce à pre- un rapport plus « authentique » vis-à-vis Holocaust in Literature, Chicago – London, University
Lecturer in French Studies, University of Leicester of Chicago Press, 1980, p. 152ss.
songe et réel qu’opère Brodeck. Le prota- conversation avec le prêtre Peiper que la mière vue cet effet. Or, Brodeck prend soin du passé. La fin du livre revient d’ailleurs en (4) Voir aussi la structure circulaire de la lettre de
goniste sait d’ailleurs qu’il ne détient aucune distinction entre la parabole et le délire n’est de dénier à ces facteurs respectifs le statut boucle sur le début du texte4 : Diodème dans le chapitre 29.
preuve de ce qui s’est passé au village et pas toujours nette. d’« excuses ».
Diodème va jusqu’à contester que l’Anderer La présence du mythe exerce une D’autre part, Le Rapport de Brodeck
ait vraiment existé. Au dire de Brodeck, la double influence sur la représentation analyse également la façon dont les mythes
du passé. D’une part, le recours au mythe sont utilisés par les différents actants histo- a
donne une signification universelle aux
événements. Comme l’a montré entre
riques. Brodeck affirme notamment que
les paraboles sont ouvertes à interprétation
Application
pédagogique Éléments d'analyse
autres Sidra Dekoven Ezrahi, ce genre d’uni- et que les villageois comprennent ce qu’ils
versalisation engendre en premier lieu une souhaitent comprendre dans le discours de
réflexion éthique sur le problème du Mal l’occupant, comme l’illustre en particulier Les éléments ci-dessous offrent quelques pistes pour analyser certaines structures
en tant que phénomène profondément la parabole des papillons dans le chapitre narratives et isotopies qui sont importantes pour le roman. Les élèves peuvent débattre
humain3 : dans Le Rapport de Brodeck, les 23. De même, le maire oppose ses propres entre eux de certains aspects et opérer ensuite une mise en commun pour comparer leurs
notions de victime et de souillure se pro- « images» à celles de Brodeck pour lui expli- conclusions et pour voir quelles sont les implications éthiques du roman pour notre vision
longent en effet au-delà de la guerre et quer le besoin d’un oubli collectif. Et c’est le de l’Homme et pour notre rapport à la mémoire et au passé.
certains topoi de la littérature des camps nom du « Diable », soufflé par le prêtre, qui
– tels le pouvoir ou l’impuissance de la joue un rôle décisif dans les actions que les
poésie, le nom des individus, les concepts villageois vont entreprendre contre l’An- 1/ Analyse du titre ✔ En étudiant le rapport entre posé reconstituer les événements menant à
d’absence et de disparition – traversent les derer. Le Rapport de Brodeck pose ainsi le et du genre du texte. le titre et le récit, les élèves se rendent l’Ereigniës, c’est-à-dire à la mort de l’Anderer.
différentes parties du texte. L’interpréta- problème de l’usage idéologique des méta- compte que le texte qu’ils lisent n’est Ce premier texte tient donc de l’enquête,
tion mythique du Mal implique en même phores et du discours en général. Dans la
Dans quelle mesure pas « le rapport » de Brodeck. Le roman même si le narrateur affirme n'être ni poli-
temps une décontextualisation historique, même veine, le narrateur met d’ailleurs en s’agit-il d’un roman, se présente en effet comme un deuxième cier ni avocat. Le deuxième récit, celui que
susceptible d’éclipser la question des res- vedette le caractère construit – et donc d’un rapport, d’un récit que Brodeck rédige en parallèle à son nous lisons, contient des souvenirs de Bro-
ponsabilités individuelles et collectives. peu fiable – de son propre « rapport », en témoignage, du récit rapport officiel. En analysant les commen- deck sur les événements qui se sont dérou-
Dans le roman de Claudel, l’interprétation affirmant qu’il «brode» un roman – ce der- taires de Brodeck au sujet de ces deux lés avant, pendant et après la guerre, dans
c
En 2008, Philippe Claudel réalisa le film du comportement humain en termes de nier verbe se trouve d’ailleurs à l’origine du
d’une vie… ? projets d’écriture, les élèves parviennent à le village et dans les camps. On y trouve le
Il y a longtemps que je t’aime, avec Kristin
Scott Thomas. Le film explore à son tour réflexes bestiaux risquerait notamment de nom du personnage, comme l’a expliqué dégager la spécificité respective de ces der-
les questions du Mal et de la culpabilité. présenter le Mal comme une loi naturelle. Philippe Claudel dans plusieurs interviews. niers. Dans le « rapport », Brodeck est sup- Suite p.12 w

10 traces de mémoire n°05 – septembre 2012 11


interrogation approfondissement

w Suite de la p.11

compte rendu de la persécution raciale,


déportation. À leur façon, les deux projets
d’écriture se présentent dès lors comme le
récit d’un crime. Ils posent ainsi la question
une certaine mesure, les deux récits se pré-
sentent également comme des contes ou
des fables. En effet, Brodeck n’hésite pas à
Leonardo Conti
mais au-delà de cette dimension testimo-
niale, le récit se présente également comme
de savoir dans quelle mesure l’acte narratif
permet au coupable de se justifier, de se
soulever la dimension spéculative de ses
interprétations et les descriptions imagées et ses rapports avec
les médecins belges pendant
une confession personnelle, dévoilant l’acte faire pardonner, et plus largement, de com- qui traversent le roman se prêtent facile-
meurtrier qu’a commis Brodeck pendant la mémorer ou d’oublier le passé. Or, dans ment à des interprétations métaphoriques.

2/ Analyse des dimensions historiques


la Seconde Guerre mondiale
et universelles du récit
n En tant que Reichsgesundheitsführer, et à la mise à l’écart des médecins juifs. Dans
✔ Les deux projets d’écriture pourquoi le romancier évite de situer son rique, au sein d’une réflexion sur le genre Leonardi Conti fut responsable de différentes initiatives un article du Völkische Beobachter (1932), il
de Brodeck nous ramènent dans le récit de façon précise dans l’histoire. De humain en tant que tel. En repérant les dif- national-socialistes visant à préserver la ‘santé’ déclare « qu’il n’est pas une profession plus
temps, détaillant d’une part l’histo- ce point de vue, il est important de noter férents types de crime et de culpabilité ou et la ‘pureté raciale’ de la population allemande. Dans cet souillée par l’infiltration juive que le corps
rique de l’Ereigniës et d’autre part celle l’absence de dimension historique dans le de complicité dans le récit, le professeur médical »1. Son antisémitisme se manifeste
de la guerre que le village et Brodeck rapport sur l’Ereigniës. Ce dernier récit se peut notamment examiner la pertinence
article, Marc Verschooris et Yves Louis montrent comment également au niveau de la Santé publique,
viennent de traverser. Le récit sur la dote en effet d’une portée universelle, ren- du concept de « zone grise » proposé par la médecine était sous le nazisme mise au service du contrôle où il œuvre pour la limitation des contacts
guerre et la déportation contient des réfé- forcée par sa proximité voulue avec le genre Primo Levi pour l’analyse du roman. Cette biologique. Ils se focalisent en particulier sur les rapports entre Allemands et Juifs, pour l’interdiction
rences obliques à l’histoire de la Seconde de la fable. D’ailleurs, le nom de l’Anderer notion, que Levi applique à son expérience de Leonardo Conti avec la Belgique. des bains publics aux Juifs, et ainsi de suite.
Guerre mondiale. Les élèves peuvent retra- n’est jamais dévoilé : l’Anderer représente concentrationnaire, permet une approche Il vise ainsi à éradiquer le « bacille » juif pour
cer ces résonances historiques, notamment dès lors l’Autre absolu dans ses rapports nuancée de la question de la culpabilité, préserver la pureté raciale et la santé du
au niveau de la langue fictive utilisée dans difficiles avec la société. Les parallélismes évitant une division manichéiste (c’est-à- Leonardo Conti peuple allemand. La majorité des méde-
le texte et des descriptions de la persécu- entre les deux fils narratifs amènent le dire une vision noir et blanc) des bourreaux et le national-socialisme cins allemands adhèrent à cette idéologie
tion. En même temps, le professeur peut lecteur à envisager la problématique du et des victimes. de biopolitique, soit par fanatisme, soit, de
les inviter à réfléchir à la question de savoir crime et de la culpabilité à un niveau géné- Leonardo Conti est né le 24 août manière plus banale, par carriérisme.
1900 à Lugano (Suisse) d’un père d’origine Sous la direction de Conti, l’adminis-
suisse et d’une mère prussienne. Il étudie tration de la Santé vise à mettre en place
la médecine en Allemagne et est cofon- un système de contrôle biologique et une
dateur en 1918 d’une ligue militante anti- politique de sélection2. Conti est person-
3/ Analyse des isotopies dans le roman sémite, la Deutsche Volksbund. À partir de nellement impliqué dans des actes de
1923, il devient membre de l’organisation stérilisation forcée et d’euthanasie. Sa par-
✔ Les élèves analysent différents > Mémoire et oubli texte, non seulement notre accès au réel paramilitaire Sturmabteilung (SA) où il ticipation à des expériences sur des êtres
fils signifiants, par petits groupes, en > Réel, irréel, imagination est souvent partiel ou incertain, mais notre figure comme premier médecin. Il devient humains ne fait aucun doute.
rassemblant des passages sur les diffé- jugement se trouve facilement influencé membre de la SS en 1933, peu après la prise En octobre 1939, un décret signé par
rents thèmes énumérés ci-dessous. Ils La mise en commun de différents par des discours ou des images biaisés de pouvoir par les nazis. En 1939, Conti Adolf Hitler en personne institue la mise
analysent les rapports entre les passages passages du texte permettra aux élèves et/ou polyinterprétables. Le Rapport de Bro- devient chef de la Santé publique du Reich en place du programme T4 (Aktion T4).
sélectionnés et entre les différentes isoto- de constater que le roman pose plusieurs deck vise ainsi à déconstruire notre maîtrise (Reichsgesundheitsführer). En 1944, il est L’administration du programme est loca-

© Ceges Bruxelles – 205257


pies. Voici quelques fils signifiants perti- questions éthiques, notamment sur le illusoire du réel et du passé et nous invite à promu au rang de général (SS-Obergrup- lisée à Berlin à la Tiergartenstrasse 4, d’où
nents pour l’analyse du roman : comportement humain et sur le rôle de reconnaître les différentes manifestations penführer) et se montre un secrétaire d’État son nom. Ce redoutable programme, dirigé
la mémoire au sein de la société. Ils s’aper- du mal en l’homme, de manière à éviter les docile aux ordres de son ministre Himmler.
> Propreté, saleté cevront en même temps que le roman ne jugements hâtifs ou unilatéraux. n Il applique strictement le Führerprinzip Suite p.14 w
> Culpabilité, confession, jugement, pardon formule pas de réponse ou de jugement (selon lequel la volonté du chef fait loi),
(1) Dr Yves Ternon-Dr Socrate Helman, Les médecins
> L’espèce humaine et ses rapports aux final par rapport à ces questions mais offre rendant la médecine étroitement tributaire allemands et le national-socialisme, Bruxelles,
animaux au contraire une mise en garde quant aux du pouvoir central. Casterman, 1973, p. 59.
c (2) Dr François Bayle, Psychologie et Éthique du
>  Images et paraboles et leurs différents interprétations que nous pourrions impo- Reichsgesundheitsführer L’antisémitisme fanatique de Conti le national-socialisme, Paris, Presses universitaires de
usages ser au réel. De fait, comme le montre le Leonardo Conti, Berlin, 1943. pousse à participer à la persécution des Juifs France, 1953, p. 286.

12 traces de mémoire n°05 – septembre 2012 13


approfondissement

Sous la direction de Conti,


w Suite de la p.13 l’administration de la Santé vise mais ophtalmologue. Le choix de Conti se Leonardi Conti et l’AVGV14 souligner cette proximité. L’un des méde- Dans les pays occupés, dont la Bel-
porte sur Speleers en guise de récompense cins présents lors de la visite de Conti est gique, Nanna Conti contrôle en personne
par Conti, fait plus de 200 000 victimes, à mettre en place un système pour ses sympathies nazies9. Speleers revoit Le Reichsgesundheitsführer SS est le Dr Frans Van Hoof, secrétaire de l’AVGV, l’organisation des sages-femmes et des
enfants et adultes. Le 24 août 1941, l’Aktion de contrôle biologique et Conti à Berlin le 4 mai 1943 lors de la remise accueilli en Belgique du 21 juin au 24 juin antisémite notoire, qui deviendra plus tard maternités de type Lebensborn. Elle s’oc-
T4 est suspendue sur ordre d’Hitler car des du rapport de l’expertise par le professeur 1941. La même année, il a effectué un le « Führer » de l’ordre des médecins par la cupe en particulier de la structure de la
rumeurs sur l’existence de ce programme une politique de sélection. Conti Ferenc Orsos, chef de la délégation hon- voyage aux Pays-Bas, du 23 au 25 mars, où grâce des Allemands. Le rapprochement maternité (Lebensborn) au Château Nérum
avaient suscité une grande inquiétude au est personnellement impliqué groise. Raymond Speleers et Frans Daels il a eu des contacts avec Anton Mussert (le avec l’AVGV contraste avec la méfiance de Levedale à Wolvertem (Meise), dans la
sein de la population allemande3. La mise jouissent très tôt d’une grande confiance leader du NSB ou Nationaal-Socialistische de l’occupant nazi envers la Fédération banlieue de Bruxelles. Entre 1942 et 1943,
à mort de personnes handicapées se pour- dans des actes de stérilisation de la part de l’occupant allemand et sont Beweging der Nederlanden), le Dr F. Reu- médicale belge, association concurrente la nomination des sages-femmes en chef
suit cependant plus discrètement à l’inté- forcée et d’euthanasie. Sa considérés comme des Führende Natio- ter (Obermedizinalrat), H. Rauter (SS-Bri- de l’AVGV à tendance plus unioniste, diri- et la structure des services sont explici-
rieur des camps nazis. nalflamen (dirigeants des nationalistes gadeführer) et les dirigeants du Medisch gée par le Dr Glorieux de Bruges, et envers tement mentionnées dans les moindres
À partir de 1942, le pouvoir de Conti participation à des expériences flamands)10. Front NSB (association médicale collabo- les associations francophones. L’excès de détails dans sa correspondance officielle
s’atténue au profit du Dr Karl Brandt, géné- sur des êtres humains Qui sont donc ces médecins ? Pen- rationniste). Le programme de rencontre zèle affiché notamment par l’AVGV lors avec le Dr Holm, Oberstabsarzt16. Wolver-
ral SS et médecin personnel préféré d’Hitler, dant la Première Guerre mondiale, Ray- en Belgique est calqué sur celui de la visite de la visite officielle de Conti à Gand inva- tem est choisi pour sa proximité avec la
qui sera condamné à mort au procès de ne fait aucun doute. mond Speleers exerce brièvement le poste hollandaise. Conti est reçu avec tous les lide d’ailleurs la thèse de la réquisition alle- capitale, mais également pour son carac-
Nuremberg et exécuté le 2 juin 19484. de recteur à la von Bissing Universiteit – égards réservés aux plus hauts dignitaires mande des médecins et du personnel des tère champêtre, bénéfique aux femmes
Après la capitulation de l’Allemagne, nouvelle dénomination de l’Université de nazis dont témoignent les différents rap- soins de santé, invoquée après la guerre. enceintes. Les lignes directives pour la
les médecins nazis sont cités à comparaître de Dachau. Leonardo Conti, l’inculpé prin- Gand, rebaptisée du nom du gouverneur ports concernant la préparation méticu- maternité sont établies en août 1942, les
au « procès des médecins » qui se déroule cipal, est arrêté à Flensburg le 19 mai 1945. allemand de l’époque, qui adopte le néer- leuse du programme, de la sélection des Nanna Conti et premières femmes admises sont des Reichs-
devant le premier tribunal militaire interna- Il se pend dans sa cellule à Nuremberg le landais comme langue véhiculaire. Après invités et des lieux à visiter. le Lebensborn de Wolvertem deutsche Frauen. Dans un premier temps,
tional à Nuremberg, du 9 décembre 1946 6 octobre 1945, avant le début du procès. la guerre, il vit en exil aux Pays-Bas, ayant La visite de Conti en Belgique consti- une sage-femme est déléguée de l’Hôpital
jusqu’en août 1947. C’est le premier de été condamné pour sa collaboration active tue un signe de soutien aux collaborateurs Nanna Pauli Conti (1881-1951), Brugmann à Bruxelles pour chaque accou-
douze Nachfolgeprozesse, où les principaux Contacts de Conti avec l’occupant allemand. Après la capi- flamands déjà répertoriés et affichés, qui la mère du Reichsgesundheitsführer, s’est chement. Il est prévu d’engager ensuite une
criminels de guerre du Troisième Reich sont avec la Belgique tulation belge au début de la Seconde avaient prêté allégeance au national-socia- également impliquée dans bon nombre sage-femme à temps plein en fonction de
jugés5. Vingt médecins ainsi que trois non- Guerre mondiale, le 28 mai 1940, Speleers se lisme même avant l’arrivée des nazis. La ren- de programmes et d’initiatives issus de la l’augmentation du taux d’occupation. Le
médecins sont inculpés pour des méfaits à Au cours de sa carrière, Conti a plu- démène pour récupérer sa chaire d’ophtal- contre avec l’AVGV (Algemeen Vlaamsch doctrine national-socialiste. Elle adhère lait destiné aux enfants est livré par la lai-
caractère médical, notamment des expéri- sieurs contacts directs avec des médecins mologie qu’il rejoint le 13 septembre 194011. Geneesheeren Verbond – groupement des en 1929 au NSDAP. Pendant l’été 1933, elle terie de Londerzeel. Tout est mis en œuvre
mentations forcées sur des êtres humains, belges. Le 4 décembre 1940, six mois après Il devient également membre du conseil médecins flamands créé en 1921) vise à est nommée présidente de l’Union natio- pour éviter les fausses couches. Les enfants
des homicides et des actes d’euthanasie. la capitulation de la Belgique, deux pro- des dirigeants du VNV de Staf De Clercq. nal-socialiste des sages-femmes (Reichshe- « génétiquement » destinés à la race pure
Quelques coupables sont décédés avant le fesseurs de médecine de l’Université de Frans Daels, quant à lui, dirige la cli- bammenführerin) et elle occupera ce poste des SS sont enregistrés selon la procédure
début du procès, se sont suicidés ou ont été Gand, Frans Daels et Raymond Speleers, nique de gynécologie de l’Université de (10) Bart Carnewal, op. cit., p. 221. jusqu’à la fin du régime en 1945. prévue dans le programme Lebensborn. Les
précédemment condamnés lors du procès se rendent en Allemagne à l’occasion des Gand. Pendant l’entre-deux-guerres, il a (11) Ibidem, p. 149. Dans le cadre de l’Aktion T4, Leo- médecins impliqués sont censés agir en
fêtes commémoratives en l’honneur d’Emil été actif dans le mouvement nationaliste (12) Cf. Le dossier personnel de Hans Handovsky nardo Conti publie un décret confidentiel toute discrétion17.
dans les archives de la Rijksuniversiteit Gent. Pour
von Behring, premier prix Nobel de méde- flamand. Avec Corneel Heymans, il dicte un portrait de Handovsky, voir Marc Verschooris, qui oblige les sages-femmes et médecins La Mutterheim de Wolvertem se fait
(3) Michael Tregenza, Aktion T4, Paris, Calmann Lévy, cine6. Ces festivités ont lieu à Marburg, sous l’éviction de l’université de Gand du Dr Schrijven in de schaduw van de dood, Heule, Snoeck, à signaler la naissance d’enfants handica- vite supplanter par une institution équi-
2005.
2011, Annexe 6 : Chronologie du programme T4. les auspices de Conti. Ce dernier y fait une Hans Handovsky, Autrichien d’origine (13) L’antisémitisme de Van Hoof et de Soenen
pés. Le duo Conti mère-fils diffuse des ins- valente érigée à Wégimont. Situé en pro-
(4) Ernst Klee, La médecine nazie et ses victimes, Paris, allocution en terminant par les paroles juive12. apparaît entre autres dans la correspondance avec tructions concernant les interruptions de vince de Liège, le château de Wégimont,
Solin/Actes Sud, 1999, p. 109. Titre original : Auschwitz Oberstabsarzt dr. Karl Holm ; Archives nationales,
Die NS-Medizin, Fisher Verlag, Frankfurt, 1997. du Führer Adolf Hitler : « Cet État ne sera Un autre professeur pronazi que l’on Paris, cote AJ/40/69 Dossier médecins juifs.
grossesse et les stérilisations forcées. Nanna bien équipé, isolé et étroitement surveillé,
(5) Bruno Halioua, Le procès des médecins de pas une puissance sans culture. L’armure retrouve à l’Université de Gand au cours de (14) Archives nationales, Paris, cote AJ/40/69 Dossier
Conti et son fils s’occupent aussi de causes est destiné aux femmes « de sang germa-
Nuremberg, Paris, Vuibert, 2007, p. 56. d’un peuple ne se justifie moralement que cette période est Roger Soenen, nommé n° 5 Reichsgesundheidsführer Dr. Conti Besuch in d’apparence plus vertueuses de méde- nique ». Les pères biologiques font partie de
(6) Archives Rijksuniversiteit Gent, Faculté de Belgien.
Médecine (1940-1944).
lorsqu’elle est le bouclier et l’épée d’une par les Allemands professeur en « anthro- cine préventive comme les programmes la SS, de la Wehrmacht ou de la Waffen SS.
(15) Norbert Moisse, Aspekte der Geburtshilfe in
(7) Archives Prof. Dr. J. Van Canneyt, ‘Behring zum mission plus élevée »7.  pologie raciale », spécialiste de l’eugénisme der Zeit des Nationalsozialismus, 1933 bis 1945, Mütter-Kind et l’accouchement à domicile Nanna Conti effectue une visite en
Gedächtnis’, Bruno Schultz Verlag, Berlin, 1942, p. 14. En juin 1941, Frans Daels et Raymond et membre de la SS. Ce dernier n’hésite pas Doktorgrades der Medizin, Ludwig Maximilians, (Propagierung der Hausgebürte in Dritten Belgique entre le 15 et le 19 mai 1942. À
(8) Bart Carnewal, Collaboratie van Professoren en Universität zu München, 2005, pp. 16-19.
Speleers accueillent Conti lors de sa visite à dénoncer les médecins et étudiants juifs Reich), qui font également partie de l’idéo- Bruxelles, elle rencontre le professeur Daels
Assistenten aan de Rijksuniversiteit Gent tijdens de (16) Archives nationales, Paris, cote AJ/40/60
Tweede Wereldoorlog, Universiteit Gent, Faculteit der à Gand8. Deux ans plus tard, Speleers est aux autorités allemandes13. Conti l’invite en dossier « Personnel sanitaire et maison de santé logie nazie15. Ils s’impliquent également et sa fidèle collaboratrice Adèle Vankerck-
Letteren en Wijsbegeerte, 1992, p. 184. nommé expert à la commission d’enquête Allemagne en 1943 en compagnie du Dr (1940-1943) ». dans le projet Lebensborn, qui œuvre à la
(9) Archives nationales, Paris, cote AJ/40/69 dossier (17) Archives nationales, Paris, cote AJ/40/60
Rapports sur le charnier de Katyn (octobre 1940 –
sur le massacre des officiers polonais à Jan De Rouck, autre spécialiste en « anthro- dossier « Personnel sanitaire et maison de santé
création d’une progéniture nombreuse et
février 1944). Katyn, alors qu’il n’était pas médecin légiste, pologie raciale ». (1940-1943) ». racialement « pure ». Suite p.16 w

14 traces de mémoire n°05 – septembre 2012 15


approfondissement

w Suite de la p.15 En 1946, le professeur Daels est de table – lesquelles ? » Il s’agit ici des d’autres élèves ou groupes, y a-t-il des noms http://lib.ugent.be (UGent), http://www.
condamné à mort par contumace. Pris en sources ‘archivistiques’ – que l’on trouve qui reviennent ? Qu’est-ce que cela nous bib.ulb.ac.be/ (ULB), www.bib.ucl.ac.be
hove, responsable des sages-femmes fla- charge par un réseau catholique de soutien, dans des archives communales, privées ou apprend sur la qualité de l’article ?). Dans le (UCL). Les élèves pourront aussi consul-
mandes. Dès septembre 1940, le professeur il est hébergé d’abord à l’abbaye de West- nationales. La recherche archivistique est cas de Leonardo Conti, on trouvera un site ter UniCat, le nouveau catalogue collectif
Daels écrit à Nanna Conti pour l’informer vleteren, pour se réfugier ensuite en Suisse. cependant très spécifique et dès lors moins internet sommaire et anonyme, rédigé en des bibliothèques universitaires belges, sur

© Fabian Van Samang


de la situation des sages-femmes en Bel- Adèle Vankerckhove est par la suite pro- appropriée pour une première collecte anglais (sans véritable bibliographie mais http://www.unicat.be/. Certaines études
gique, notamment en Flandre, et de son mue directrice d’un Institut pour enfants d’information. avec quelques renvois à des textes perti- ne se trouveront que dans des institutions
intention d’appliquer le modèle et l’orga- handicapés à Westende : l’on s’y réfère à sa (b) « Que pensez-vous pouvoir nents et au catalogue de la bibliothèque de recherche spécialisées, en Belgique ou à
nisation national-socialistes. Directrice participation à la Katholieke Arbeidersjeugd, trouver dans des encyclopédies, à nationale allemande). D’autres élèves l’étranger : http://www.cegesoma.be/cms/
de l’école provinciale des infirmières à passant sous silence ses antécédents colla- c quelle(s) entrée(s) chercheriez-vous ? » trouveront dans certaines encyclopédies catalogue_nl.php (CEGES/SOMA) ou
Gand, Adèle Vankerckhove est égale- borationnistes19. n La pierre commémorative érigée Il s’avèrera rapidement que la question de générales un bref article sans bibliographie ; http://www.ushmm.org/research/library/
à la Tiergartenstrasse n° 4.
ment présente lors de la visite du Reichsge- Dr Yves Louis, Académie Belge de Pédiatrie recherche de l’article est trop complexe ceux qui travaillent avec les encyclopédies (le United States Holocaust Memorial
sundheitsführer SS Leonardo Conti à Gand Marc Verschooris, Haute École de Gand pour y répondre à l’aide d’une encyclopé- spécialisées auront plus d’informations et Museum).
en juin 1941. Elle est invitée à son tour à Une version étendue de cet article a été die. Des encyclopédies spécialisées sont aussi des renvois aux sources, et ceux qui (b) Pour approfondir encore le
Berlin les 28 et 29 janvier 1943. Dans une (18) Archives provinciales de la Flandre publiée dans la revue Témoigner, entre peut-être plus appropriées (telles que se servent d’études historiques trouveront volet heuristique, on pourra clarifier
orientale (documents de la Provinciale School histoire et mémoire (n° 112, pp. 124-136).
lettre adressée à Nanna Conti, elle déclare Pour le sommaire et les résumés de ce
l’Encyclopédie de l’Holocauste ou l’‘Ency- non seulement l’auteur (en consultant par la façon dont les ouvrages sont classés
voor Verpleegkunde, dossier personnel
son admiration ardente pour Hitler. À la fin A. Vandekerckhove). numéro, voir http://www.auschwitz.be/ clopaedia Judaica’ ). À quelles entrées cher- exemple l’index alphabétique de l’ouvrage), dans les bibliothèques. Étant donné qu’un
de la guerre, elle est démise de ses fonctions (19) Archives provinciales de la Flandre index.php?option=com_content&view=arti cherait-on (médecine, Conti, T4, procès des mais aussi une ample bibliographie. classement alphabétique ou chronolo-
orientale (documents de la Provinciale School cle&id=749:sommaire-et-resumes-du-nd-
par la députation permanente, à partir du voor Verpleegkunde, dossier personnel 112&catid=36 médecins, euthanasie) ? C’est là une bonne (b) À l’aide des informations trou- gique serait peu pratique (dans de grandes
29 septembre 194418. A. Vandekerckhove). amorce. vées, on peut établir conjointement une bibliothèques, ce genre de classement
(c) Quels mots-clés pourrait-on liste des études les plus importantes sur ferait perdre trop de temps), la plupart des
saisir dans les moteurs de recherche sur le rapport entre nazisme et médecine. bibliothèques optent pour un système de
Internet ? Comment combiner les mots- L’exercice révélera probablement que le classement thématique. À cet effet, on a
clés ? Qu’est-ce qui donne les meilleurs premier résultat trouvé sur internet n’offre conçu le système SISO (surtout utilisé en
a résultats? pas forcément l’information la plus com- Flandre) et la Classification Décimale de
Application
pédagogique Enquête heuristique La méthode:
plète, ni peut-être la plus exacte. Une fois
la liste établie, on peut localiser les études
Dewey (plus en vogue en Belgique fran-
cophone). Ces systèmes opèrent avec un
application pratique (sans qu’on doive les retrouver physique- chiffre de base (1, 2, 3, …), auquel s’ajoutent
ment). les chiffres (et les lettres) indiquant la spé-
(a) Les élèves sont sans doute le cialisation au sein du thème général (pour
plus familiarisés avec la recherche La méthode : plus d’informations, voir http://www.leren.
Introduction aide les élèves à développer cette compé- La méthode : d’informations sur internet. On peut approfondissement nl/artikelen/2004/siso.html ou http://www.
tence d’une manière systématique. une première ébauche diviser les élèves en groupes (un groupe mrugala.net/Divers/Dewey.html). De cette
✔ Le plus souvent, les élèves/étu- saisit des mots-clés sur internet, un autre (a) Une fois que les élèves ont éta- façon, les élèves apprennent non seule-
diants ne sont confrontés qu’au pro- Problématique ✔ Pour débroussailler le terrain, se sert d’encyclopédies généralistes, un bli une liste de références, ils peuvent ment à retracer les sources d’information
duit final de la recherche historique : un tour de table en classe pourra son- troisième d’encyclopédies spécialisées, un essayer de repérer les livres ou les articles de façon virtuelle, mais ils acquièrent aussi
ils lisent des extraits sommaires d’études ✔ Dans l’article portant sur der les connaissances préalables des quatrième travaille avec des ouvrages his- en question. Ils ont ainsi la possibilité de se la compétence nécessaire pour aller les
historiques, ils analysent des sources (sou- Leonardo Conti, les auteurs attirent élèves. En réponse à la question initiale, toriques appropriés) ; on leur donne un familiariser avec des catalogues de biblio- consulter sur place. n
vent partielles) qui leur sont proposées l’attention sur l’interaction du régime l’enseignant peut s’attendre notamment questionnaire à remplir (trouve-t-on des thèques en ligne : sur www.bibliotheek.be Fabian Van Samang,
par l’enseignant, ou ils suivent leur manuel, national-socialiste avec le monde de à : « dans des livres », « sur internet », ou informations à l’aide des mots-clés ou des ou www.bibliotheques.be, on retrouve les Docteur en histoire
qui juxtapose différents thèmes confor- la médecine. Leur contribution dans – selon les connaissances préalables et le entrées utilisés ? Peut-on retrouver l’auteur catalogues des bibliothèques (commu- et enseignant au Klein Seminarie Roeselare
mément aux plans d’étude et aux compé- cette revue est le produit tangible d’une type d’enseignement – « dans des ency- des informations? Que sait-on sur la fia- nales) publiques de Flandre, de Bruxelles Traduction : Stijn Verleyen
tences terminales (transversales). Alors que recherche historique préalable, non visible. clopédies ». L’enseignant peut alors appro- bilité de l’auteur (expérience, formation, et de Wallonie. On constatera assez vite
le repérage de sources et de travaux est une La question de recherche sera donc : « en fondir ce premier tour d’horizon de la façon spécialiste du domaine,…) ? S’agit-il d’un que bon nombre d’études spécialisées font
compétence importante pour l’historien, la supposant que l’on veuille étudier l’impli- suivante : article sommaire ou plus développé ? défaut dans ces catalogues. Il faudra parfois
recherche préparatoire (l’heuristique) se voit cation des médecins dans le régime nazi, (a) « L’article repose aussi sur des L’auteur cite-t-il ses sources ? La liste des consulter des catalogues de bibliothèques
en général accorder une place très modeste comment et où peut-on trouver des infor- sources d’information qui n’ont pas références est-elle longue ou brève – et (universitaires) plus spécialisées : http://bib.
dans l’offre didactique. Le présent exercice mations à ce sujet ?». encore été mentionnées dans le tour quand on la compare à celle trouvée par kuleuven.be/bibc/collecties/ (K.U. Leuven),

16 traces de mémoire n°05 – septembre 2012 17


varias

a Journée d’études dernier a bénéficié est considérable. Non


seulement, nous l’avons signalé, de nou-
Qui sait véritablement en quoi caractère parmi d’autres du programme de
domination nazi alors qu’il s’est singularisé
les nouvelles tendances veaux témoins se font entendre au devant
de la scène mémorielle, mais la question
a consisté l’Aktion Reinhard,
comment ont fonctionné
par la volonté et la mobilisation technique
et matérielle de tout mettre en œuvre pour
de l’historiographie des traces se trouve largement approvi-
sionnée. Alors que les SS avaient pris soin les trois camps qui ont été
l’élimination des Juifs d’Europe à l’Ouest
comme à l’Est, au Sud comme au Nord,
de la Shoah de faire disparaître les centres de mise à
mort et, avec eux, les corps des victimes,
ouverts dans le cadre de jusqu’au dernier. S’il est vrai qu’il y a là, avec
certains acteurs politiques pour la plu-
tous les pays de l’Est regorgent encore des cette opération, quels étaient part nationalistes, voire ultranationalistes,
Le 9 décembre 2012, à Bruxelles, la Fondation
n ossements des communautés juives entiè- les autres lieux de gazage notamment, des pays baltes et d’Ukraine,
Auschwitz et Mémoire d’Auschwitz ASBL organisent rement massacrées sur place. Coïncidence des enjeux politiques importants extrê-
tels que Chelmno ? Combien
dans le cadre de la Task Force for Holocaust Education and ou convergence mémorielle ? Toujours mement actuels face à l’ancien oppresseur
Remembrance une journée d’étude sur les nouveaux outils est-il que les fosses ont acquis une certaine de chercheurs s’intéressent soviétique, il y a aussi une sorte de barrière
actualité avec le génocide des Tutsis au qui, depuis les débats de l’Historikerstreit
et nouvelles orientations de la recherche sur la Shoah. Rwanda par les Hutus extrémistes et la puri- à ces groupes de Juifs contraints en 1985, parasite les tentatives de penser
fication ethnique des Bosniaques durant le de travailler sur les lieux ces deux types de violence et les rapports
conflit en ex-Yougoslavie par les troupes de méthodologiques, structurels, fonction-
Milosević qui, l’un comme l’autre, ont laissé mêmes des gazages ? nels, voire mimétiques (les initiatives des

D
epuis plus d’une dizaine restreintes, voire négligées et, avec ceux- teurs. À cette sombre liste, il faut également derrière eux de nombreuses fosses qui sont uns pouvant inspirer celles des autres, et
d’années, on constate et ci, l’émergence de sources documentaires ajouter ceux qui ont été impliqués dans l’objet d’identification. Un travail similaire inversement) qui les rapprochent, tout en
annonce à la fois la dispa- encore peu exploitées comme les fonds des pogroms comme celui, récemment mis est mené en Espagne sur les sites de tueries teur qui réduise indirectement l’attention, les différenciant.
rition des témoins rescapés photographiques venant de criminels et au jour, du village de Jedwabne où plus de perpétrées par les troupes franquistes. Ces encore relative, accordée aux gazages des
de la Shoah et des camps nazis. Cet évé- les fosses des lieux de tuerie. 1 600 Juifs ont été massacrés par la popula- facteurs ont impulsé une reconfiguration Juifs dans les centres de mise à mort et au C’est dans ce sens, comme à propos
nement qui sera un important tournant tion polonaise en juillet 1941. Par ailleurs, de la cartographie mémorielle des pays processus qui y conduisait, notamment de nombreux autres questions relatives aux
dans l’histoire de cette mémoire a été lar- Notons bien, aucun de ces éléments des témoins qui n’étaient ni victimes, ni cri- concernés. avec les ghettos. De toute façon, de ces violences extrêmes et à leur mémoire, que
gement anticipé, depuis la fin des années et des débats qu’ils suscitent n’est nouveau. minels ont plus retenu l’attention qu’aupa- centres, seul Auschwitz-Birkenau conserve la Fondation Auschwitz a inscrit dans sa
1980, par les programmes d’enregistrement Il est question ici de la reconnaissance qu’ils ravant. Du côté des « Justes », Jan Karski Concernant la Shoah, on enregistre une véritable visibilité. Qui sait véritable- charte éthique le principe suivant : il est
vidéo Fortunoff à Yale University auquel ont acquise dernièrement et de la place qui est dernièrement revenu sur le devant de donc un déplacement épistémologique ment en quoi a consisté l’Aktion Reinhard, de première importance de donner une
a participé la Fondation Auschwitz, puis leur est accordée à la fois dans la culture, la scène, mais surtout, du côté de ce que des centres d’intérêt de la recherche vers comment ont fonctionné les trois camps approche différenciée des violences et d’ap-
de la Shoah Foundation Institute for Visual dans les médias et pour la recherche.. Raul Hilberg appelle les Bystanders, il y a les violences exercées sur les territoires de qui ont été ouverts dans le cadre de cette prendre à ne pas les penser en les confon-
History and Education créée par Steven tous les paysans, villageois ou citadins qui l’Est qui, pour être évidemment connues opération, quels étaient les autres lieux de dant, mais, au contraire, d’en souligner les
Spielberg. Pourtant, progressivement En effet, les criminels ont une place ont assisté aux massacres des Juifs par les et déjà étudiées depuis longtemps, n’en gazage tels que Chelmno ? Combien de spécificités et toute la complexité. Dans ce
depuis les années 1990, d’autres phéno- médiatique et historique de plus en plus Einsatzgruppen. restaient pas moins jusqu’alors en manque chercheurs s’intéressent à ces groupes de sens, nous devons contrer toute tentative
mènes mémoriels émergent dans notre importante qui, sans contester la réalité des de visibilité au regard de la position centrale Juifs contraints de travailler sur les lieux de généralisation conduisant à incriminer
culture et se constituent en tendance violences perpétrées sous le nazisme, offre Parmi les sources nouvellement des camps de concentration et d’Auschwitz mêmes des gazages (Sonderkommandos, globalement une population ou un groupe
lourde de l’évolution contemporaine de un autre point de vue. L’exposition sur les accessibles, on doit bien sûr compter sur (je reviendrai sur ce point). Deux réflexions Arbeitsjuden) ? ethnique, et apprendre que le monde ne se
notre conscience des violences extrêmes crimes de la Wehrmacht initiée en 1995 l’ouverture plus ou moins conditionnelle s’imposent. L’autre point concerne la crainte que partage pas simplement entre vainqueurs
dans lesquelles le génocide des Juifs et la ou les nombreux documents photogra- des archives des pays de l’Est et, plus par- la singularité de la Shoah soit remise en et vaincus, entre bien et mal. n
terreur nazie occupent une place centrale. phiques sur les ghettos ou sur la vie des SS ticulièrement, de l’ex-Union soviétique. Comment gérer pédagogique- cause. Car, en effet, ces territoires de l’Est Philippe Mesnard,
Ces phénomènes modifient considérable- à Auschwitz (le fameux album de Karl Höc- Autre fait important, les fosses où les Juifs ment la complexité de ces violences sans ont été touchés par deux terreurs distinctes Directeur de l'ASBL Mémoire d'Auschwitz
ment l’équilibre mémoriel reposant sur les ker) ont considérablement enrichi notre ont été assassinés sont devenues un pôle réduire aucune à une vision stéréotypée mais contemporaines l’une de l’autre, celle
témoins sans pour autant que la fonction connaissance de ce qui a eu lieu du côté majeur de l’attention portée sur la Shoah. qui donne l’impression, comme c’est d’Hitler et celle de Staline, jusqu’à devenir
moderne du témoin, croissante depuis la des criminels. S’ajoute à ceux-ci le nombre Depuis 2004, le facteur majeur de cette désormais souvent le cas, que les faits et des Bloodlands, pour reprendre l’expres-
guerre de 1914-1918, soit remise en ques- tristement non négligeable de ceux qui, des visibilité de ladite « Shoah par balles » a été leur enchaînement sont facilement maîtri- sion de Timothy Snyder. De là, on risquerait
tion. Il s’agit de la prise en compte d’autres pays baltes à la Biélorussie, de l’Ukraine aux le vaste programme d’archéologie des tue- sables et explicables ? En effet, la première d’assimiler les deux programmes criminels, k en pratique
témoins qui ne sont pas des victimes, Balkans, ont non seulement participé aux ries des Einsatzgruppen en Ukraine mené crainte que l’on puisse éprouver face à ce de mettre toutes les victimes sur le même _ Pour toute information :
comme les criminels et les spectateurs des tueries, mais les ont commises à la place des par l’association Yahad-In Unum et le père déplacement de l’intérêt vers les tueries plan, de relativiser l’antisémitisme hitlérien www.auschwitz.be ; info@auschwitz.be
tueries occupant jusqu’alors des places SS offrant à ceux-ci une place de specta- Patrick Desbois. L’écho médiatique dont ce perpétrées à l’Est serait qu’il y ait là un fac- comme s’il n’était qu’une dimension ou un

18 traces de mémoire n°05 – septembre 2012 19


varias

© Fondation Auschwitz
a Éducation
Concours de
dissertation
a Visite

de la Fondation Voyage à Auschwitz-


Auschwitz Birkenau en avril 2013

L e Concours de dissertation est destiné aux


deux classes terminales de l'enseignement
secondaire supérieur belge tous réseaux
confondus. Il se présente sous la forme d'un sujet
sur lequel développer une réflexion. Un prix par
E n 2013, la Fondation Auschwitz
et la Mémoire d'Auschwitz
ASBL organisent leur 36e voyage
d'études annuel durant les vacances de
Pâques. D'une durée de cinq jours, il se
✔ Des rescapés des camps
de concentration et d'extermina-
tion prennent part aux visites dans
les camps et aux débats. Ils sont les
témoins de cette période tragique de
province et pour la Région de Bruxelles-Capitale déroulera du 1er au 5 avril. L'accompa- notre histoire contemporaine.
est attribué conjointement avec les collèges pro- gnement que nous proposons a pour ✔ Coût : 450 € par personne
vinciaux des provinces d'Anvers, Brabant flamand, souci de ne jamais dissocier l'explica- (le solde est pris en compte par la
Brabant wallon, Flandre occidentale, Flandre tion de l'implication subjective, de Mémoire d'Auschwitz ASBL).
orientale, Limbourg, Namur, Hainaut, Liège et maintenir l'équilibre entre émotion et ✔ Sont inclus dans le prix : le
Luxembourg. Chaque prix consiste en un diplôme rationalité. Plus de 2 000 enseignants et voyage en avion et les taxes d’aéroport,
délivré par le jury, une somme de 125 € attribuée responsables pédagogiques ont déjà le logement en chambre commune en
en espèce et une invitation à participer gratui- participé à ces voyages d’études pension complète à l'auberge MDSM
tement au voyage d'étude que nous organisons à Oswiecim, les visites des camps avec
annuellement à Auschwitz-Birkenau, durant les Informations pratiques des guides-interprètes, le transport sur
vacances de Pâques. ✔ Le déplacement est prévu en place, les séminaires…
avion et le logement au Centre de Ren- ✔ Ne sont pas inclus : l’assurance
Informations pratiques contre Internationale MDSM, dans la assistance/annulation/bagages, les
✔ Les établissements scolaires qui sou- ville d’Oswiecim même, en pension pourboires aux guides et chauffeurs,
haitent participer à ce Concours annuel sont priés complète. les frais de passeport et les dépenses
de contacter Nathalie Peeters (nathalie.peeters@ ✔ Le programme comprend : des personnelles. n
auschwitz.be) afin d’obtenir un formulaire d’ins- visites guidées dans les différents camps
cription. Ils recevront dans le courant du mois de (Auschwitz I, Birkenau), des échanges
janvier une circulaire avec les modalités pratiques avec des survivants d’Auschwitz, des
de déroulement du concours qui a lieu chaque projections de films, une introduction k inscriptions
année le 27 janvier (cette année le 26 janvier, le 27 générale aux caractéristiques du sys- _ Nathalie Peeters
étant un samedi), date anniversaire de la libéra- tème concentrationnaire et génoci- nathalie.peeters@auschwitz.be
tion d’Auschwitz-Birkenau. daire nazi, etc.

pour une prise ASBL Mémoire d’Auschwitz – Tél. : 02/5127998 info@auschwitz.be


de contact Fondation Auschwitz. Fax : 02/5125884 www.auschwitz.be
Rue des Tanneurs 65, 1000 Bruxelles

Directeurs de la publication : Henri Goldberg,


Philippe Mesnard Rédacteurs en chef : Publication réalisée grâce au soutien de
Fransiska Louwagie, Fabian Van Samang
Secrétaire de rédaction : Frédéric Crahay SPF Sécurité Sociale
Comité de rédaction : Eric Lauwers, Service des
Frédéric Crahay, Sylvain Keuleers, Victimes de la Guerre
Marjan Verplancke, Marie-Pierre Labrique
Graphiste: Yann Collin (www.wakeupdesign.fr) Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles
Imprimeur: Hayez (www.hayez.be)

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