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Traces

n° 03 BELGIQUE - BELGIË
P.P.
Mars BRUXELLES X
2012 1/9464

de mémoire
Pédago gie et tr ansmissi on
CENTRE D’ÉTUDES ET DE DOCUMENTATION
« MÉMOIRE D’AUSCHWITZ » ASBL
| trimestriel n°3 | janvier – février – mars 2012
| BUREAU DE DéPÔT : BRUXELLE S X | N° Agrégation P 801056

sommaire

actualité
My Dog Lala. L’histoire
vraie d’un jeune garçon
dans un ghetto polonais p.2

Interrogation
« A WARNING TO ALL
Éditeur responsable : Baron Paul Halter – ASBL Mémoire d’Auschwitz – 65, rue des Tanneurs – 1000 Bruxelles

JEWS… ». The Survivor


From Warsaw (1947),
monodrame d’Arnold
Schönberg p.5
© Fondation Auschwitz

Application pédagogique p.11

Approfondissement
Thyl Ulenspiegel entre
littérature et propagande
p.14 actualité
Application pédagogique p.18

My Dog Lala
Varias p.20

L’histoire vraie d’un jeune garçon


dans un ghetto polonais
n L'ASBL Mémoire d'Auschwitz publie la traduction
du témoignage de Roman Kent, en français et en néerlandais.
w Lire page 2
actualité

My Dog Lala de s’accomplir. Ces deux textes sont com-


plétés par un carnet de photos sur le ghetto
de Lódz en 1941-1942.
« Je ne savais absolument pas
que mon existence insouciante
antiaérienne. De temps en temps, on voyait
un éclat de lumière dans le ciel et on regar-
dait un avion tomber à pic sur le sol dans un
L’histoire vraie d’un jeune garçon Les auteurs
était en train de prendre fin amas de fumée et de flammes. On s’amu-
sait à deviner quel était le prochain avion
dans un ghetto polonais Roman [Kniker] Kent et son petit
rapidement et que l’été 1939
serait le dernier à Podebie. »
qui allait peut-être tomber du ciel.
[...]
frère Léon sont arrivés aux États-Unis après Au milieu de la nuit, nous avons pris
nRoman R. Kent, My Dog Lala. La touchante histoire vraie avoir survécu à la Shoah. Ils ont été envoyés part à la course folle vers la gare ferroviaire.
d’un jeune garçon et de son chien durant l’Holocauste, suivi de : Gustavo Corni, à Atlanta, en Géorgie, où ils ont été scola- Un après-midi du début des années Plus on se rapprochait, plus la foule s’agran-
Le ghetto de Lódź/Litzmannstadt de 1940 à 1944. L’illusion d’une production risés et sont devenus de bons Américains. 1930, aux environs de mes 10 ans, nous dissait. Tout ce qu’on pouvait voir, au fur
et d’une autonomie juive autocratique. Léon a été neurochirurgien et Roman, sommes rentrés de l’école et avons décou- et à mesure qu’on s’approchait, c’était une
homme d’affaires à New York. vert qu’une adorable boule de poils dorés foule de gens qui se dirigeaient dans la
Roman Kent est actuellement pré- était miraculeusement apparue dans même direction.
sident de l’A ssociation américaine des l’appartement immaculé de maman. Quel Finalement, un train de passagers

À
survivants de l’Holocauste, trésorier de la jour merveilleux dans notre vie ! Nous nous arriva et la marée humaine se rua pour
partir de ses souvenirs et retrouver enfermée dans le ghetto. Accom- Conférence pour les réclamations maté- sommes immédiatement mis d’accord remplir les espaces, chaque centimètre
avec l’innocence recons- pagnée par une jeune chienne élevée en rielles des Juifs contre l’Allemagne et vice- pour appeler cette petite chienne Lala, qui carré d’espace à bord. Les gens se tenaient
tituée de son regard symbole de l’humanité vacillante, l’auteur président de la Fondation juive pour les signifie poupée en polonais. debout sur les marches, entre les wagons,
d’enfance, Roman R. Kent nous raconte nous conduit au seuil de la Shoah. Ce bref Justes. [...] s’accrochaient là où ils pouvaient. C’était un
comment une famille juive bascule d’une récit d’un survivant est accompagné d’une Gustavo Corni est professeur titu- Les étés de mon enfance étaient miracle de pouvoir rester ensemble étant
, vie tranquille, à Łódź, en Pologne, dans un étude historique de Gustavo Corni sur le laire d’histoire contemporaine au dépar- emplis de joie, de rires et de bons moments. donné qu’on avait été littéralement jetés
Roman (né Kniker) Kent est le deuxième en
partant de la gauche sur cette photo de famille monde où elle perd tout ce qu’elle pos- ghetto de Łódź. Le lecteur découvre ainsi tement de Lettres de l’Université de Trente À la fin de la saison, j’étais toujours surpris dans un des wagons.
datant d’environ 1930. sède après l’occupation allemande pour se les deux versants de la catastrophe en train (Italie). Il est spécialiste de l’histoire de de la vitesse à laquelle les semaines étaient […]
l’Allemagne et des dictatures du XXe siècle, passées et je me disais qu’il serait vraiment « Le gouvernement allemand a pris
notamment de l’histoire sociale des deux chouette que l’été dure éternellement. Éter- possession de cette propriété. »
guerres mondiales. Ses plus récentes publi- nellement. En un clin d’œil, tous nos biens maté-
cations : Fascismo. Condanne e revisioni riels avaient disparu. Il ne nous restait plus
(Roma, Salerno, 2011), Popoli in movimento Le début de la guerre que les vêtements que nous portions et
(Palermo, Sellerio, 2009), Hitler (Bologna, Il Je ne savais absolument pas que mon notre bien-aimée Lala. Mais nous avions
Mulino, 2009), Hitler’s Ghettos. Voices from a existence insouciante était en train de eu plus de chance que la plupart des autres.
beleaguered society (London, Arnold, 2002). prendre fin rapidement et que l’été 1939 […]
serait le dernier à Podebie. La situation pour les Juifs de Łódź
Nous étions toujours là-bas le 1er sep- est devenue de plus en plus désespérée.
Roman Kent : My Dog Lala tembre, lorsque la Seconde Guerre mon- En plus des autres restrictions, les couvre-
diale a commencé, le jour où l’Allemagne feux et les étoiles de David, les Allemands


Mon nom est Roman Kent. a envahi notre pays. Des bombes étaient nous ont dit en février que nous devions
Aujourd’hui je suis grand-père, larguées et il y avait des soldats partout. aller dans un ghetto, un lieu fermé où nous
mais il fut un temps où j’étais un jeune gar- L’école fut remise à plus tard et Tatush serions entassés dans la pire partie de la
çon qui vivait à Łódź, en Pologne. Nous décida que nous resterions à la campagne ville. La plupart des bâtiments de cette
vivions dans un beau logement résidentiel parce qu’il pensait que nous serions plus en zone étaient vieux, en bois et délabrés.
composé de nombreuses pièces et d’un sécurité là où nous étions. Nous allions être séparés des autres
long couloir. Ma mère était femme au foyer, Comme nous étions des enfants, Polonais avec qui nous avions vécu pen-
un métier très difficile à cette époque. De nous ignorions ce qui était en train de se dant des siècles et être enfermés derrière
l’autre côté de la rue de notre maison se passer autour de nous. Nous vivions tran- des barrières de fils barbelés, surveillés par
trouvait la grande usine de textile de mon quillement dans la villa et notre passe- des soldats allemands.
père. J’avais deux grandes sœurs et un petit temps favori était de regarder dans le ciel
frère, et nous étions très, très heureux. les avions et les traces laissées par la défense Suite p.4 w

2 traces de mémoire n°03 – mars 2012 3


actualité

w b
Intérieur d’une Lieu de
fabrique de vêtement, rassemblement
ghetto Łód . non identifié
1941-1942. administré
par le Conseil juif
au ghetto de Łód .
1941-1942.

© Foto-Grosman (Mendel Grosman)

© Foto-Kasprowy (Lajb Maliniak)


w Suite de la p.3

[…] Gustavo Corni : Le ghetto leurs aptitudes à travailler (2). Łódź, sur- sept mois, tous les principaux centres de Juifs et amasser ceux-ci à Łódź (ce qui signi- (1) Ce texte se fonde sur ma propre monographie :
Hitler’s Ghettos. Voices from a Beleaguered Society
Mais un jour, une annonce fut faite, de Łódź/Litzmannstadt de nommé «le Manchester de Pologne», était la région disposaient de leur propre ghetto fiait quelque 100 000 habitants de plus), le [Les Ghettos d’Hitler. Les voix d’une société assiégée],
exigeant que tous les « chiens juifs » soient 1940 à 1944. L’illusion d’une un centre industriel prospère dans lequel les même si, dans tout le Warthegau, aucune responsable officiel du ghetto fit une obser- Londres, 2002. Pour une étude plus récente sur
le sujet, consultez le livre d’Andrea Löw,
rendus aux Allemands. Bien que Lala se soit production et d’une autonomie Juifs, aussi bien des chefs d’entreprise que méthode régulière ne fut adoptée pour vation : « Il est clair que si l’on entasse un Juden im Getto Litzmannstadt : Lebensbedingungen,
faufilée dans le ghetto, il n’y avait aucun juive autocratique des ouvriers, avaient, en général, un rôle leur création. tel nombre d’êtres humains dans le ghetto Selbstwahrnehmung, Verhalten [Les Juifs dans
le Ghetto de Litzmannstadt : conditions de vie,
moyen de nier qu’elle nous appartenait ; économique important. Il faut rappeler […] sans une planification préalable suffisante, perception de soi, comportement] Göttingen, 2006.
les Allemands n’avaient qu’à consulter les En décembre 1939, les autorités alle- que la concentration de la population juive Au fil des mois, les problèmes pra- les conséquences seront sans aucun doute (2) Adolf Diamant, Ghetto Litzmannstadt. Bilanz eines
nationalsozialistischen Verbrechens (Le ghetto de
registres, donc, il était impossible de la mandes commencèrent à établir des plans de Łódź dans un ghetto doit être analysée tiques relatifs au fonctionnement du désastreuses (5). » n Lizmannstatd. Bilan d’un crime nazi), Francfort, 1986,
cacher. Les peines pour avoir caché Lala pour la création d’un ghetto à Łódź (aussi dans le contexte de plans de redistribution ghetto ainsi qu’à l’organisation d’une p. 3.
seraient très sévères ; nous serions tués. appelé Litzmannstadt), la plus grande ville des populations polonaises et allemandes. structure économique ont pris le pas sur Les photos du ghetto de Łódź ont été gracieusement (3) Rapport du Rechnungshof, publié dans Susanne
mises à notre disposition par la Wiener Library de Heim et Götz Aly, (éd.) Bevölkerungsstruktur und
Lentement mais sûrement, le jour du de l’ouest de la Pologne, où vivaient 200 Ce projet avait pour objectif de réformer la le concept initial des ghettos en tant que Londres, que monsieur Jaros en soit remercié très Massenmord. Neue Dokumente zur deutschen Politik
jugement dernier arriva et Lala dut nous 000 Juifs, soit 33,5 % de la population (1). La structure démographique de la ville et ainsi forme d’emprisonnement provisoire pour chaleureusement. Toute notre reconnaissance der Jahre 1938-1945 [Structure de la population et
également à Miriam Arani (Prix de la Fondation exécutions massives. Nouveaux documents sur la
quitter pour toujours. Je ne me souviens région qui entourait la ville était annexée de privilégier les citoyens allemands et le les Juifs. Il n’est pas plus grande preuve des Auschwitz 2010) sans qui ce cahier photos n’aurait politique allemande des années 1938-1945], Berlin,
pas de ce qui s’est passé ce jour-là, à part au Reich et portait le nom de Gau Warthe- Volksdeutsche (« Allemands par le peuple ») contradictions présentes au cœur de la pas pu être réalisé. 1991, p. 64. Le ghetto est décrit ici comme une
« mesure défensive ».
que Lala ne voulait pas quitter l’apparte- land. Elle devait être vidée de ses habitants en leur offrant les meilleures conditions de politique de ghettoïsation que la comparai-
(4) Götz Aly, op. cit., p. 104.
ment et qu’elle s’est cachée en dessous du (des Polonais et des Juifs) et être occupée logement, tout en reléguant les Polonais et son entre la déclaration clairement radicale (5) Dokumenty i Materialy do Dziejow Okupacji
lit jusqu’à ce que mes parents l’en retirent. par des colons allemands afin de former un les Juifs dans les zones moins favorisées (3). de Himmler faite en novembre 1939 : «Il est k en pratique Niemeckiej [sic] w Polsce. Getto Lodzkie [Documents
sur l’histoire de l’occupation allemande en Pologne.
L’amour… Lala fut la première à m’ap- « mur racial ». D’après le projet d’origine, le Comme cela deviendra évident par la temps de rassembler toute cette racaille _ Traduit de l’américain par Céline Le Ghetto de Łódź], Varsovie, p. 184. Ce document
prendre la véritable signification et l’inter- ghetto devait être construit dans la partie suite, le ghetto créé effectivement à Łódź le dans des ghettos, d’y introduire ensuite des Denis, 2012, 54 p. ISBN 978-2-84174- est daté du 3 juin 1941.
575-3 ; 7 €.
prétation de ce mot. Qu’on soit dans notre la plus au nord de la ville et les quelque 10 mai 1940 était considérablement diffé- épidémies et de les laisser tous mourir (4) »,
_ Information et commandes :
bel appartement en ville, dans notre villa 100 000 Juifs résidant au sud seraient sélec- rent du plan établi. Les projets grandioses et la modération évidente des responsables
ASBL Mémoire d’Auschwitz –
d’été, dans notre logement à l’étroit à l’usine tionnés en fonction de leurs capacités de en vue du grand déplacement de la popu- du Gettoverwaltung [Administration du Fondation Auschwitz
ou dans la pièce lugubre du ghetto avait travail. Ces Arbeitsfähige (exploitables) lation sont, dans une large mesure, restés ghetto]. Face aux demandes des maires des 65, rue des Tanneurs, 1000 Bruxelles.


peu d’importance pour Lala. seraient amassés dans ce qu’on appelle des lettre morte alors que la nécessité d’une plus petites villes du Warthegau, qui dési- Tél. : +32 (0) 2 512 79 98
e-mail : info@auschwitz.be
Kasernenblocks afin que l’on exploite mieux guerre représentait la priorité. Après six à raient libérer leurs propres populations des

4 traces de mémoire n°03 – mars 2012 5


interrogation

« A WARNING TO ALL JEWS… » tiques se contaminent. Le lecteur trou-


vera en annexe des pistes pédagogiques
À sa création, l’œuvre provoqua
un court-circuit entre le concept
sincere (…). » (1) [La seconde exécution sem-
bla beaucoup plus claire que la première, et

The Survivor From Warsaw (1947), interdisciplinaires pour chacun des points
d’intérêt. de la composition et les a priori
le tonnerre d’applaudissements qui suivit
était des plus sincères.] Le revirement de
la stupéfaction à l’enthousiasme s’explique

monodrame d’Arnold Schönberg


esthétiques du public. […]
Description de l’œuvre par le fait qu’une deuxième écoute s’affran-
Le revirement de la stupéfaction chit des attentes quant à un modèle de
Survivor est un monodrame d’envi- à l’enthousiasme s’explique par composition. En répétant qu’il s’agit d’une
ron huit minutes pour voix parlée (basse), œuvre « descriptive, accompanied by a nar-
nThe Survivor From Warsaw d’Arnold Schönberg est une œuvre chœur d’hommes et orchestre de chambre. le fait qu’une deuxième écoute ration/spoken words » [descriptive, accom-
musicale complexe et passionnante. Peter Malisse analyse l’imbrication Schönberg en a signé la musique et le livret. s’affranchit des attentes quant pagnée d’une narration/de mots parlés], le
des éléments de mémoire dans ce monodrame, précise les motivations de L’œuvre a pour idée maîtresse que la souf- correspondant laisse entendre que le public
france individuelle et la mort sont en fin de à un modèle de composition. attendait probablement une évocation
Schönberg et se penche sur les réceptions divergentes dont l’œuvre fut l’objet.
compte sublimées par le retour collectif à symphonique, qui panserait (cf. Survivor)
la foi, qui rétablit de l’intérieur l’identité de les blessures des souffrances de la guerre (cf.
la communauté juive. Deux textes (voir Warsaw) endurées par les Juifs, plutôt que

© Used by permission of Belmont Music Publishers


encadré p. 10-11) sont ainsi étroitement noires et blanches d’un clavier de piano – et des fragments de textes baignant dans un
liés dans la composition : un monologue que l’on relie les uns aux autres de diverses flot angoissant de dissonances. La musique,
dramatique est suivi du Shema Yisroel, manières : en accords, superpositions, qui parvient à convoquer le souvenir d’un
la profession de foi juive. Le monologue miroir, renversements, etc. Ce motif sonore passé problématique, s’attaque ainsi à la
relate l’appel quotidien au cours duquel les dissonant dépouille la profession de foi de mémoire historique de l’auditeur et à l’auto-
Juifs étaient sélectionnés pour être gazés. son caractère liturgique identifiable, et les désignation inhérente, « c’est là où nous Juifs
Un survivant décrit comment, à moitié paroles « oubliées depuis tant d’années » nous tenons et où nous nous tiendrons en
conscient, il entend les aboiements tou- (cf. livret : « the long forgotten creed ») raison de notre passé ».
jours plus agressifs du Feldwebel être recou- résonnent ainsi comme si elles étaient nou- D’un point de vue contemporain,
verts par le chœur spontané du credo juif. velles. Enfin, la partie d’orchestre, également l’étiquette «  cantate » dont on affuble
Trois univers sonores se chevauchent dodécaphonique, fournit les références aujourd’hui Survivor, et qui promet un
c dans cette composition délibérément extra-musicales (par exemple sonneries rapport interne musico-poétique, est tout
Sprechstimme dans The Survivor from Warsaw. expressionniste. La basse solo ne chante pas, de trompettes militaires, roulements de aussi trompeuse, une cantate présentant
elle ne déclame pas, mais débite son texte tambour), crée l’atmosphère (chaos, ter- une forte interdépendance entre musique

L
selon un procédé élaboré par Schönberg, reur, béatitude) et illustre le texte (doute, et paroles. Or le titre de travail était initia-
e 4 novembre 1948, à rées entre deux chefs-d’œuvre de l’histoire Nous nous concentrerons ici sur la Sprechstimme. Les notes (avec indica- brutalité, exaltation). lement assorti de la seule mention « for
l’Université du Nouveau- de la musique allemande : une véritable l’œuvre de commande et de circons- tion exacte des durées, des bémols et des narrator, choir and orchestra » [pour nar-
Mexique d’Albuquerque, déclaration d’intention ! Le fondateur de tance de Schönberg (Vienne, 1874 – Los dièses) ne sont pas écrites sur une portée, Effet d’aliénation : rateur, chœur et orchestre], ce qui classe
eut lieu un concert mémorable, organisé la KFM, le contrebassiste réfugié Serguei Angeles,  1951), qui dessine un réseau mais au-dessus, sur ou en dessous d’une conception versus perception bien davantage Survivor au rang des mono-
par la Koussevitsky Music Foundation Koussevitsky (1874-1951), était lui aussi à complexe de traces vers le passé de seule et même ligne. Ainsi, l’intonation drames ou des mélodrames. Cette forme,
(KFM). Au programme : J. S. Bach, Komm, la fois juif russe et partisan notoire de la l’Holocauste. Après une description de et l’articulation sont conduites de façon À sa création, l’œuvre provoqua un populaire à la fin du XVIIIe siècle et au
Süßer Tod (cantate religieuse) ; Arnold musique contemporaine. Ce programme l’œuvre, nous aborderons trois thèmes. purement psychologique, ce qui donne un court-circuit entre le concept de la compo- début du XIXe siècle, est définie comme un
Schönberg, The Survivor From Warsaw [Le de concert était donc également repré- Tout d’abord, nous nous intéresserons à aspect surnaturel à l’évocation du texte. sition et les a priori esthétiques du public. monologue parlé, respectivement chanté,
Survivant de Varsovie] (création mondiale, sentatif à double titre de la scène musicale l’effet d’aliénation par lequel l’œuvre veut L’unisson du chœur surprend à son tour, On lit ainsi dans le compte-rendu de assorti, simultanément ou en alternance,
1948, ci-après Survivor) ; Jaromír Weinber- moderniste de l’Amérique de l’après-guerre exhorter la communauté juive à ne jamais du fait de l’utilisation de la Zwölftontech- l’Albuquerque Journal que le public majo- de musique instrumentale. L’individu fait
ger, Concerto for Timpani, four Trumpets en général, et du fonctionnement de la refouler l’horreur nazie. Ensuite, nous ana- nik, ou dodécaphonie, un système lui aussi ritairement juif fut tellement « breathless
and four Trombones [Concerto pour tim- Fondation en particulier : la forte représen- lyserons le soudain engagement juif de élaboré par Schönberg. Visant un langage and bewildered » [pantelant et abasourdi] Suite p.8 w
bales, quatre trompettes et quatre trom- tation d’émigrants juifs dans le milieu de Schönberg compositeur, qui nous ramène toujours plus expressif, ce mode de com- après l’accord final que le chef d’orchestre
bones] (1939), et Ludwig von Beethoven, la « musique nouvelle » et la promotion à la discussion ancestrale sur l’identité et position atonal renonce à la tonalité pour décida de rejouer l’œuvre. « The second (1) N.N. : Civic Symphony Gives First Playing Of
Symphonie n° 8. Deux œuvres contempo- d’œuvres novatrices ou d’avant-garde en les l’auto-désignation. Enfin, nous montrerons syntaxe musicale. La mélodie est rempla- playing seemed much clearer than the first », Exciting New Schoenberg Work in Albuquerque
Journal, Nov. 5 (1948). Cité dans Arnold Schoenberg
raines signées par des compositeurs juifs programmant entre (lire : en les associant à) que dans l’évaluation et l’appréciation de cée par des séries de douze sons que l’on remarqua le journaliste, « and the thunde- 1874-1951. Lebensgeschichte in Begegnungen (1998),
respectivement autrichien et tchèque, insé- des chefs-d’œuvre reconnus. l’œuvre, les arguments éthiques et esthé- choisit soi-même – imaginons les touches ring applause which followed was altogether document 1371.

6 traces de mémoire n°03 – mars 2012 7


interrogation

w Suite de la p.7 forget that even people who did not do it k à lire à charge qu’à décharge de ces trois consi- Bien que l’on puisse

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themselves, agreed with them and many of _ Arnold Schoenberg 1874-1951. dérations. On y lit que le concept de Survi-
ainsi participer son public, de façon com- them found it necessary to treat us this way. Lebensgeschichte in Begegnungen. vor repose sur une idée antérieure, avortée discuter de sa qualité
Éd. Nuria Nono-Schoenberg, Ritter,
plètement autarcique (dimension du « je ») » [une mise en garde à tous les Juifs de ne Klagenfurt – Vienne, 1998.
en raison du prix trop élevé demandé par intrinsèque, il convient bel
à son monde affectif et philosophique jamais oublier ce qui nous a été fait, de ne _ Wlodarski, Amy Linn : « An Idea Can
Schönberg (1  000 dollars) – du moins
intime, intérieur (dimension du « nous »). jamais oublier que même les gens qui ne Never Perish » : Memory, the Musical pour le commanditaire qui voulait intégrer bien d’écouter et d’analyser
Schönberg avait déjà précédemment le firent pas eux-mêmes les approuvaient, Idea, and Schoenberg’s A Survivor l’œuvre à un ouvrage de commémoration Survivor comme une musique
insufflé une nouvelle vie au genre, avec le et que beaucoup trouvaient nécessaire de From Warsaw (1947). Dans : The artistique sur la Shoah. Il s’agissait de la
Journal of Musicology 24, 4 (Automne
psychodrame Erwartung (1907). Mono- nous traiter de cette façon.] 2007), California UP, p. 581-608. chorégraphe juive russe réfugiée Corinne artistique, façonnée par « non
drame expressionniste, Survivor crée un _ Calico, Jy H. : Schoenberg’s Symbolic Cochem qui avait incité le compositeur à moins que » Schönberg.
effet d’aliénation, qui fait office d’appel à Schönberg : l’homme Remigration. A Survivor from Warsaw s’emparer du texte et de la musique de Zog
la vigilance contre le danger de refoule- versus le compositeur in Postwar West Germany. Dans : mit keyn mol oz du gehts den letzten Weg
The Journal of Musicology, 26, 1
ment du traumatisme de guerre. Le genre (Hiver 2009), California UP, p. 17-43.
[Ne dis pas que c’est ton dernier chemin], le
monodrame permet aussi à Schönberg de Schönberg quitta d’abord Vienne chant résistant qu’auraient entonné les Juifs que l’œuvre était « décidément la pire ordure établit rapidement un canon d’artefacts
réunir la mémoire individuelle et collective (1921) puis l’Europe (1933) du fait des du ghetto de Vilnius au moment de leur dont nous pouvions nous bombarder ». Les qui soit mettaient un point final au passé,
de l’Holocauste. De fait, le monologue non brimades, humiliations et intimidations déportation. Comme ce trajet de mémoire puristes associèrent la cacophonie de l’art soit rompaient radicalement avec lui, et
musical lutte contre le crescendo orchestral antisémites. Juste après son arrivée dans soudain, en 1947-1948, il y a Survivor, suivi ancré dans l’histoire a été laissé de côté pour tonal moderniste à la morale dégénérée qui notamment avec le nazisme, l’impéria-
de la terreur nazie, qui est tout aussi peu le Nouveau Monde, cet homme exces- de trois autres œuvres qui présentaient la un renouvellement anhistorique de l’expé- dominait selon eux la sous-culture des Juifs. lisme et le colonialisme. Parmi les ouvrages
étouffé par le chœur, réservé mais résolu, sivement sûr de lui établit un Four-Point résurrection (en Palestine) du peuple juif rience, certains estiment que l’on doit voir Dans le cas de Hans Schnoor, on en vint déterminants dans ce sens, on trouve l’essai
des prisonniers juifs. Ces frictions esthé- Program for Jewry [Programme en quatre mis à l’épreuve comme le retour de Dieu en Survivor la reconquête de la véritable foi même au procès (2). Cet éminent critique Commitment (1962) dans lequel Theodor
tiques donnent à entendre un rituel de pas- points pour la communauté juive], de (sur terre) : Dreimal Tausend Jahre (1949), par Schönberg. Sa mise en musique dodé- musical allemand s’emporta contre les pro- Adorno regrette que Survivor n’ait pas la
sage, dans lequel la souffrance individuelle portée délibérément sioniste. On a même Psalm (1950) et Moderner Psalm (1950). caphonique du credo juif s’entend alors grammations de concerts infâmes dans le radicalité du tableau Guernica de Picasso. Il
terrestre défie, brave et surmonte la mort conservé un croquis où il se voit lui-même En conséquence, Schönberg s’imposa en comme la subordination de son identité genre de celle d’Albuquerque. Combien reconnaît néanmoins « [that it made] the
par la profession de foi commune. Ceci per- en président d’un État juif autonome au modèle dans le nouveau débat sur l’auto- allemande de compositeur à son identité de temps, s’interrogeait-il, les « Allemands unthinkable appear to have had some mea-
mit à tous les Survivants (= le public-cible sein des États-Unis. Cependant, il n’y a désignation, articulé notamment autour de juive d’homme. respectables » devraient-ils encore tolé- ning » [[que l’œuvre] montra que l’impen-
juif) de revivre collectivement l’expérience dans sa musique aucune trace d’engage- la dichotomie « judaïsme ethno-religieux et rer toutes ces « obscénités provocantes », sable avait eu une certaine importance]. À
particulière du Survivant (= le narrateur). ment juif… jusqu’à après la guerre (l’opéra judaïsme culturellement assimilé » : dans Histoire de la réception : où l’on affichait des morceaux comme compter des années 1960, les principales
Étant donné cette double dimension, la Moses und Aaron et l’oratorio Der Jakobs- Survivor et les œuvres de la même veine, le jugement de valeur pour Haßgesang de Schönberg aux côtés de raisons d’existence du monodrame ne
trace de mémoire de Schönberg ne peut leiter, tous deux inachevés, ne furent créés Schönberg s’exprimait-il en tant qu’Alle- auto-désignation L’Ouverture d’Egmont de Beethoven ? Cité furent plus la profession de foi des Juifs et/
être réduite à un document historique, d’où qu’en 1951 et 1958 respectivement). Et mand juif ou en tant que compositeur juif- à la radio pour son antisémitisme, il intenta ou l’humiliation allemande, mais la force
aussi l’apparente incohérence « sewers of allemand ? Le monodrame devait-il alors La critique musicale qui s’attaqua à l’office de la radio et de la télévision un de persuasion de son langage musical pro-
Warsaw – Gaskammer » [égouts de Var- être considéré comme une affirmation à Survivor dans divers pays et à diverses procès pour calomnie, mais fut lui-même gressiste.
Dans Survivor et les œuvres
sovie – chambres à gaz] qui dérangea politique ou comme une affirmation reli- époques est elle aussi une trace de condamné, non pas sur le fond, mais parce S’extirpant enfin du joug nazi, l’Europe
certains critiques. En laissant le récitant de la même veine, Schönberg gieuse ? Ou les deux ? mémoire. On y remarque systématique- qu’il continuait à utiliser un langage nazi. continua à voir inconditionnellement dans
douter à maintes reprises de son niveau de Un musicologue conclut de l’adap- ment la contamination entre éthique et L’association judéité/progressisme Survivor et d’autres œuvres de la même
s’exprimait-il en tant
conscience, en créant un chevauchement tation de la technique dodécaphonique esthétique  : de fait, l’évaluation et/ou en musique n’est pas tout à fait tirée par veine un document pacifiste. Un rapport
spatio-temporel du ghetto et du camp de qu’Allemand juif ou en tant à la profession de foi juive que Schönberg l’appréciation de l’œuvre contiennent les cheveux, bien sûr. D’après un témoin différent à la guerre, la médiatisation déme-
concentration, et en choisissant Varsovie « avait assuré la suprématie de la musique souvent un point de vue personnel sur notoire, la première de l’œuvre à Paris – surée et l’esthétisation de la tragédie du
que compositeur juif-allemand ?
comme dénominateur commun de tous allemande pour les cent années à venir ». Un la problématique juive en soi. Ainsi, la le centre de l’avant-garde – en décembre Vietnam conduisirent à une attitude pour
les enfers individuels de la Shoah, le com- Le monodrame devait-il alors autre chercheur considérait que Schönberg première exécution de Survivor sur le sol 1948, aurait été vécue « in the greatest le moins réservée dans la réception améri-
positeur a créé une dystopie à laquelle on visait une remigration symbolique vers son allemand (Darmstadt, 20 août 1950) fut calm, and with a seriousness I have but caine récente. Ainsi, Richard Taruskin débla-
être considéré comme une
ne peut échapper que par un renouveau pays natal, à savoir non pas un retour phy- l’occasion pour des esprits pas encore vrai- rarely met » (3) [dans le plus grand calme et téra impitoyablement en 1995 : « Were the
commun de la foi juive. La dernière phrase affirmation politique ou comme sique mais un retour sous la forme d’une ment dénazifiés de prendre position. Si l’on avec une émotion rarement rencontrée]. La
Suite p.10 w
du Shema Yisroel, à savoir « Tu les inculque- musique judéo-idéologique. Finalement, peut encore comprendre le désistement de réception positive hors d’Allemagne peut
une affirmation religieuse ?
ras à tes enfants et tu en parleras » rappelle Schönberg fut de ceux à qui l’on reprochait quelques membres du chœur d’hommes aussi s’expliquer par le fait que l’Europe
(2) Cité dans Wlodarski, 2007, p. 30 ; pour le cas
aussi que Schönberg concevait son œuvre Ou les deux ? de s’être servi de l’Holocauste à des fins pour raisons politiques, le soliste/récitant libérée pouvait à nouveau se pencher à sa de l’ex-nazi Hans Schnoor : Ibid., p. 31-40.
comme « a warning to all Jews, never to lucratives. L’échange de lettres autour de choqua amis et ennemis lorsque, craignant guise sur son identité culturelle. La théo- (3) René Leibowitz, compositeur et chef d’orchestre
forget what has been done to us, never to la genèse de Suvivor peut servir aussi bien probablement pour son image, il décréta rie et l’histoire de l’art de l’après-guerre franco-polonais influent de l’époque, cité dans Calico
2009, p. 30.

8 traces de mémoire n°03 – mars 2012 9


interrogation

w Suite de la p.9 confession de l’impuissance de l’art.] De

© Used by permission of Belmont Music Publishers


name of its composer not surrounded by a
même que les évaluations et appréciations
précédentes contenaient en permanence a
Application
Objectifs
_ Traiter la musique et, par extension, tous les arts, de
façon dénuée de préjugés mais néanmoins personnelle.
_ Élargir l’horizon de perception dans une perspective
historico-culturelle, transhistorique, psycho-biographique
et sociologique/psychologique/philosophique.
historiographical aureole, were its musical un élément d’auto-désignation, de même
pédagogique _ Former et formuler un jugement de valeur personnel _ Contribuer, via l’expérience de la musique et, par
idiom not safeguarded by its inscrutability, Taruskin s’exprime en fait ici tacitement
et fondé sur les œuvres d’art, tout en étant ouvert au extension, de l’art, au développement de citoyens cultivés
its B-movie (…) would be painfully obvious, sur l’éthique hollywoodienne de la culture jugement de valeur des autres. et émancipés.
and no one would ever think to program américaine de l’après-guerre, qui s’attacha
such banality alongside Beethoven’s Ninth as davantage à la perception qu’aux mérites
has become fashionable. That kind of post- artistiques de l’œuvre. Mais, bien que l’on ✔ Dans l’exposé, nous avons abordé que de façon interdisciplinaire, en relation de Survivor et, par extension, de tout l’art
Auschwitz poetry is indeed a confession of puisse discuter de sa qualité intrinsèque, The Survivor From Warsaw de Schönberg étroite avec les autres cours qui relèvent engagé et lié à des évènements. La per-
art’s impotence. » [Si le nom de son com- il convient bel et bien d’écouter et d’ana- comme un problème éthico-esthétique. des sciences humaines. Les pistes pédago- ception, interaction entre observation
positeur n’était pas affublé d’une auréole lyser Survivor comme une musique artis- Nous avons essentiellement porté notre giques ci-après sont liées aux trois princi- sensorielle et réflexion, joua des tours au
historiographique, si son langage musical tique, façonnée par « non moins que » attention sur la zone de tension « menta- paux axes de notre exposé : la perception public d’Albuquerque pour diverses raisons.
n’était pas préservé par son impénétrabi- Schönberg. Inversement, l’« impuissance vers l’écoute (appréciation esthétique) mais lité – sens artistique » et sur la façon dont de l’œuvre, l’identité de l’artiste et l’histoire Nous proposons de placer les élèves dans
lité, ses manières de film de série B seraient artistique » (lire : infériorité esthétique) par aussi à travers le jugement objectif et sub- des jugements artistiques et moraux non de la réception. une situation similaire, sans préparation.
lamentablement évidentes, et personne définition ne rend pas éthiquement mal- jectif (évaluation et appréciation éthique) seulement se complètent mais aussi se On écoutera de même non pas deux mais
ne songerait à programmer une telle bana- honnête un film de série B. Le principe de de l’œuvre et de son créateur. n contaminent parfois. Ainsi, l’esthétique, perspective esthétique trois fois une version (live de préférence) sur
lité aux côté de la Neuvième de Beethoven cette contribution est dès lors que le trajet Peter Malisse, qui se penche sur ce thème au titre de YouTube et on prendra des notes à chaque
comme c’en est devenu la mode. Ce genre mémoriel de The Survivor From Warsaw se professeur d’esthétique au Klein Seminarie à Roulers « philosophie, psychologie et sociologie de ✔ Notre première perspective
de poésie post-Auschwitz est en réalité une poursuit aujourd’hui non seulement à tra- Traduction : Émilie Syssau l’art » (Petit Robert), ne peut être enseignée «  esthétique » concerne la perception Suite p.12 w

THE SURVIVOR FROM WARSAW


RÉCITANT malgré moi. On frappa ensuite à la tête tous ceux d’entre nous qui
Je ne peux me souvenir de tout. J’ai dû perdre conscience la plupart ne pouvaient se relever.
du temps. Je ne me souviens que du grandiose instant où, comme
VOICE I heared it though I had been hit very hard, so hard that I could not s’ils l’avaient préparé, tous se mirent à chanter la vieille prière qu’ils J’ai dû perdre conscience. Ce dont je me souviens ensuite, c’est d’un
I cannot remember everything. I must have been unconscious most help falling down. We were all on the ground who could not stand up avaient négligée depuis tant d’années – la profession de foi oubliée soldat disant : « Ils sont tous morts. » sur quoi le sergent ordonna
of the time. I remember only the grandiose moment when they all were then beaten over the head. depuis tant d’années ! Mais je n’ai aucun souvenir de la façon dont qu’on nous évacue de là. Je gisais à l’écart, à demi-conscient.
started to sing, as if prearranged, the old prayer they had neglected j’ai pu me retrouver sous terre, à vivre dans les égouts de Varsovie Un grand calme s’était fait. Crainte et souffrance.
for so many years – the forgotten creed ! But I have no recollection I must have been unconscious. The next thing I knew was a soldier pendant si longtemps. Puis j’entendis le sergent crier : « Comptez-vous ! »
how I got underground to live in the sewers of Warsaw for so long saying : « They are dead », whereupon the sergeant ordered to do Ils commencèrent lentement et irrégulièrement : un, deux, trois,
a time. away with us. There I lay aside – half-conscious. Le jour commença comme d’habitude. Réveil bien avant le jour : quatre.
It had become very still – fear and pain. « Sortez ! » « Silence ! », cria à nouveau le sergent. « Plus vite ! Recommencez !
The day began as usual : Reveille when it still was dark. – Get out ! Then I heard the sergeant shouting : « Abzählen ! » Que vous dormiez ou que les soucis vous aient tenu éveillé toute Dans une minute je veux savoir combien j’en envoie à la chambre à
Whether you slept or whether worries kept you awake the whole They started slowly and irregularly : one, two, three, four - la nuit. gaz ! Comptez-vous ! ».
night. « Achtung ! » the sergeant shouted again, « Rasher ! Nochmal von Vous avez été séparé de vos enfants, de votre femme, de vos parents ; Ils recommencèrent, d’abord lentement : un, deux, trois, quatre,
You had been separated from your children, from your wife, from your vorn angefangen ! In einer Minute will ich wissen, wie viele ich zur vous ignorez ce qui leur est arrivé – alors, comment auriez-vous puis de plus en plus vite, si vite que l’on aurait dit le bruit d’un galop
parents ; you don’t know what happened to them – how could you sleep ? Gaskammer abliefere ! Abzählen ! » pu dormir ? de chevaux sauvages, et soudain en plein milieu, ils commencèrent
They began again, first slowly : one, two, three, four, became faster à chanter le Shema Yisroel :
The trumpets again – Get out ! and faster, so fast that it finally sounded like a stampede of wild Les trompettes encore : « Sortez ! Le sergent sera furieux ! »
The sergeant will be furious ! They came out ; some very slow : horses, and all of a sudden, in the middle of it, they began singing the Ils sortirent, les uns très lentement : les vieillards, les malades ; CHŒUR D’HOMMES
the old ones, the stick ones ; some with nervous agility. They fear Shema Yisroel. d’autres, avec une agilité nerveuse. Ils craignent le sergent. Ils se Écoute, Israël ! L’Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel.
the sergeant. They hurry as much as they can. In vain ! dépêchent autant qu’ils le peuvent. En vain ! Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme
Much too much noise, much too much commotion – and not fast MALE CHOIR Beaucoup trop de bruit, beaucoup trop d’agitation – et pas assez vite ! et de toute ta force.
enough ! Shema Yisroel Adonoy elohenoo Adonoy ehod. Le Feldwebel crie : « Silence ! Garde à vous ! Ça vient ? Ou faut-il que Et ces commandements que je te donne aujourd’hui seront dans
The Feldwebel shouts : « Achtung ! Stilljestanden ! – Na wirds mal ? Veohavto es Adonoy eloheho behol levoveho oovehol nafsheho je vous aide avec la crosse de mon fusil ? Eh bien, si vous y tenez ton cœur.
– Oder soll ich mit dem Jewehrkolben nachhelfen ? - Na jutt : wenn oovehol Vehoyoo haddevoreem hoelleh asher onohee metsavveho absolument ! » Tu les inculqueras à tes enfants, et tu en parleras quand tu seras
ihrs durchaus haben wollt ! » hayyom al levoveho. Le sergent et ses subordonnés frappèrent tout le monde : jeune dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te coucheras
The sergeant and his subordinates hit everybody : young or old, quiet Veshinnantom levoneho vedibbarto bom beshivteho beveteho ou vieux, fort ou faible, coupable ou innocent. Quelle peine de les et quand tu te lèveras.
or nervous, guilty or innocent. It was painful to hear them groaning ooveleyteho baddereh ooveshohbeho oovekoomeho. entendre geindre et se plaindre.
and moaning. J’entendais, bien que l’on m’ait frappé fort, si fort que j’étais tombé Deutéronome 6, 4-7

w Traduction adaptée de : http://www.clg-roquepertuse.ac-aix-marseille.fr/spip/IMG/pdf/schoenberg.pdf

10 traces de mémoire n°03 – mars 2012 11


interrogation

w Suite de la p.11 tation entre différents genres musicaux multimédia et la jeunesse modèle souvent Commitment (1962), 12 p. : http://www. Souvent, nous utilisons, leurs idées. En ce qui concerne la première
ou entre langages musical et visuel autour son éthos sur celui de ses « idoles » (mot scribd.com/doc/57256778/Adorno-Com- catégorie, on peut s’appuyer sur un texte
écoute. La première fois (= écoute) : sans du même sujet. Il nous arrive parfois de grec pour miroir). Or, les images en ques- mitment. Il s’agit d’un questionnement sur consciemment ou non, critiquant les médias, comme le dernier
le texte, avec une connaissance préalable comparer Gulf War, un collage sonore tion s’estompent au fur et à mesure que l’art et l’engagement d’autres représentants la catégorie esthétique « laid chapitre de Défaite de la pensée d’Alain
limitée au contexte historique et au genre (soundscape), de Jacob ter Veldhuis (1991) grandit le fossé avec le passé, et que les d’un art critique de la société, en particulier Finkielkraut : le toujours actuel (malgré les
monodrame. Réflexion : (1) impression et Guernica de Picasso (1937) ; de compa- témoins/témoignages se font plus rares. En Sartre, Brecht, Picasso, Kafka et Beckett. beau » comme argument références quelque peu anciennes) We are
générale, (2) « particularité esthétique » rer l’utilisation atypique de la ballade dans outre, le créateur « disparaît » de l’image, pour qualifier quelque chose the World, we are the Children (Gallimard,
(= quel détail reste le plus en mémoire). Jaurès de Jacques Brel (1977) et Russians reléguant son œuvre artistique au rang ✔ On pourra en guise d’actualisa- Paris, 1987).
La deuxième fois (= écoute approfondie) : de Sting (1985) ; ou d’examiner le traite- d’icône du souvenir. Sur le plan éthique, tion souligner le risque que les œuvres d’art de moralement « mauvais
avec le texte, en portant son attention sur ment cinématographique « colorisant » cela entraîne grosso modo deux défauts : soient dissociées des idées de leur créateur. bon ». la réception
le caractère aliénant des liens et des dis- des bruits et de la musique dans La Liste de « l’inconnu rend impopulaire » et « the La récente affaire du Mémorial de l’Holo-
sociations entre les niveaux de commu- Schindler, film en noir en blanc de Spielberg. medium is the message » [le medium est le causte de Harrisburg (Pennsylvanie) en ✔ Pour ce qui est de la réception,
nication (Sprechstimme – orchestration message]. Cela étant, les écrits théoriques constitue un exemple douloureux. Lors universelle ? Et que se serait-il passé si le enfin, on peut faire prendre conscience
dodécaphonique – chant du chœur à perspective éthique peuvent accroître la compréhension de la de la restauration du monument, son pro- concepteur avait été non Steve Ascalon à l’élève du danger de la contamination
l’unisson). Réflexion : quel est, pour l’ex- conception de l’homme, du monde et de priétaire, la Fédération juive locale, avait mais, disons, Keith Haring ? (voir http:// éthico-esthétique, contre laquelle Fin-
pression d’un thème tel que celui-ci, la ✔ Notre deuxième perspective soi-même d’un artiste. Concomitamment à supprimé le nom de l’artiste et remplacé aandalawblog.blogspot.com/2011/02/ kielkraut décoche ses flèches. Souvent,
plus-value du contraste « Sprechstimme «  éthique  » se concentre sur l’artiste. l’approche de Survivor, on pourra, au choix par de l’acier inoxydable la gigantesque imi- dont-mess-with-my-sculpture-visual.html nous utilisons, consciemment ou non, la
– chœur – orchestre » au sein du concept L’« éthos » désigne l’ensemble des moda- individuellement ou en groupe, étudier tation de barbelés qui devait rouiller pour et http://online.wsj.com/article/SB1000 catégorie esthétique « laid/beau » comme
inhabituel du monodrame, par oppo- lités par lesquelles des individus ou des les considérations Does the World Lack a symboliser la libération et la rédemption. 14240527487034470045754497935181 argument pour qualifier quelque chose
sition au dialogue « chant solo – chant groupes expriment leur image du monde, Peace-Hymn [Manque-t-il un hymne paci- On pensait probablement que l’anonymat 69052.html). On peut dès lors souligner de moralement « mauvais/bon ». Du fait
de groupe – orchestre » dans le concept de l’homme et d’eux-mêmes : un com- fique au monde] de Schönberg (1926), afin et l’inaltérabilité renforceraient le carac- l’écart entre l’idolâtrie qui met les perfor- de l’esthétique de la laideur, vers laquelle
habituel de la cantate ? La troisième fois (= portement normé, des attitudes liées au de confronter ses idées d’avant et d’après- tère éternel et universel du message de ce mers en position d’imposer leurs visions, tendent de nombreuses contre-cultures
vivre) : se montrer ouvert à la composition, caractère mais aussi à la situation, des poses guerre sur la musique d’orientation poli- mémorial. L’artiste et sa vision particulière et les artistes invisibles qui, par leurs com- musicales, cette question est aujourd’hui
« trace de mémoire » de souffrances indi- artificielles et directes. La pose/exposure est tique. Ou encore, plus largement, la lecture doivent-ils être gommés pour faire d’une positions, leurs sculptures et autres repré- plus prégnante que jamais. De même que
viduelles derrière les lettres de la Grande devenue déterminante dans notre culture de l’essai déjà cité Adorno, Theodor W. : œuvre d’art une «  trace de mémoire » sentations, perdent aussi le contrôle de nous avons montré quelques exemples de
Histoire auxquelles sont tenus les livres cette contamination à propos de Survivor,
d’histoire. Réflexion finale : chacun pour l’étudiant peut, par une recherche sur
soi, évaluation (objective, sur la base des DOCUMENT Internet, réunir et comparer les évaluations
constatations collectives) et appréciation et appréciations d’un engagement musical
(subjective, à partir du ressenti personnel). A. SCHÖNBERG, Does the World Lack a message, which does indeed often serve in La question de la guerre et de la paix réconciliation des hommes. contemporain similaire dans la musique
Peace-Hymn (1928) in Style and Idea. works of art to divert one’s attention from the n’est pas une question humaine, mais, À travers sa pitoyable qualité. De même, populaire ou sérieuse. Le résultat de cette
Selected Writings of Arnold Schoenberg. Ed. ideas that lie far below – perhaps such naked au contraire, une question politique (…), la musique, à un niveau comparable
✔ Cette démarche peut être appli- by Leonard STERN, Faber & Faber, and open poverty could have some sort of et je préférerais garder pour moi mes d’inorganisation, peut être une plate-forme recherche peut faire l’objet d’une discus-
quée par adaptation à tout art qui s’engage California UP, 1975, p. 500-501. effect in reconciling the peoples. Through its opinions inappropriées. mondiale de banalité et d’absence d’idées, sion de groupe, avec écoute et exposé.
en faveur d’un passé formateur d’identité : pitiful quality. Similarly, music at a et servir à « relier les gens ». Mais il n’est Par exemple, il est intéressant de noter les
The question of peace and war is not a human comparably unorganized level can be a world- Il existe d’autres raisons pour lesquelles on ni à espérer ni à souhaiter qu’une œuvre d’art
à titre de complément, d’alternative ou de one but, on the contrary, a political one (…), wide platform for banality and lack of ideas, ne peut croire sérieusement que les arts puisse exercer une telle influence. (…) nuances d’auto-désignation dans les likes &
mission future, nous conseillons d’analy- and I would rather be allowed to keep my and to serve to ‘put the peoples in touch’. influencent les évènements politiques. dislikes, qui agrémentent plusieurs versions
ser le langage visuel du film Survivor réalisé irrelevant private opinions to myself. But what a work of art should exert any such Artistiquement parlant, peu importe que l’on Je n’ai aucune information exacte YouTube d’une même chanson ou compo-
influence is neither to be hoped nor to be peigne, écrive ou compose ; le style est ancré sur le moment où des chansons guerrières
par Saskia Boddeke & Peter Greenaway en There are further reasons why one cannot wished. (…) dans son époque. Mais quel accord comme La Marseillaise, L’Internationale, ou sition. Ainsi, nous nous sommes intéressés
guise de niveau de communication sup- seriously believe that the arts influence permettrait de diagnostiquer une confession l’hymne fasciste virent le jour, mais je crois en classe aux commentaires qui accom-
plémentaire : http://www.youtube.com/ political happenings. Artistically speaking, it I have no exact information as to when marxiste dans un morceau de musique, que La Bataille de Vittoria de Beethoven n’a pagnent les chansons de cabaret néerlan-
is all the same whether someone paints, war-songs such as the Marseillaise, the et quelle couleur une confession fasciste été écrite qu’après la victoire de Wellington.
watch ?v=NFRbjCDoQII. L’enseignant peut writes or composes ; his style is anchored in Internationale, or the Fascist hymn saw the dans un tableau ? Et dans toutes les questions politiques, dophones des années 1970. L’attaque de
également découvrir de nouvelles idées his time. But by what chord would one light, but I believe Beethoven’s ‘Battle of cela me semble être la seule forme Suvivor par Taruskin s’estompe à côté de la
dans le livre-CD de Paul Knevel & Marg van diagnose the Marxist confession in a piece of Victoria’ was written only after Wellington’s Peut-être l’infime surface d’un hymne de comportement recommandable aux teneur souvent négative de ces commen-
music, and by what colour the Fascist one in victory. And in all political matters that seems pacifique, le message clair, simple, direct du musiciens : respecter le temps – post festum.
der Burgh, Muziek, oorlog en vrede. Muzikaal the picture ? to me the only form of behaviour worth mot, ce qui d’ailleurs sert souvent dans les La musique arrive alors juste à temps taires. Mais tous deux illustrent que nous
commentaar op vijf eeuwen oorlog (2001) recommending to musicians as in keeping œuvres d’art à détourner l’attention d’idées pour la fête. modelons notre propre identité par rap-
[Musique, guerre et paix. Commentaire Perhaps the outmost surface of a peace- with the times – post festum. Music then plus profondes – peut-être qu’une pauvreté port à l’a/Autre et que nous révélons cette
hymn, the word’s bright, simple, direct arrives just in time for the feast. ainsi nue et ouverte pourrait influencer la
musical de cinq siècles de guerre]. Il est en identité dans chaque jugement que nous
outre possible de procéder à une confron- portons sur l’a/Autre. n

12 traces de mémoire n°03 – mars 2012 13


approfondissement

Thyl Ulenspiegel plutôt des Lamme Goedzak que des Thyl


Ulenspiegel » (1), ce que son collègue du
Le personnage d’Ulenspiegel
soulève des questions

entre littérature et propagande


Vlaams Belang, Filip Dewinter, confirma à
contre-cœur : les Flamands, a-t-il dit dans
intéressantes pour l’historien :
une interview « tendent trop à être des
Lamme Goedzak et trop peu à être des comment un personnage
Thyl Ulenspiegel » (2). Il entendait par là que
Marnix Beyen analyse la récupération littéraire échoue-t-il dans
n les Flamands n’osaient pas défendre suf-
de Thyl Ulenspiegel comme figure de fisamment leurs droits vis-à-vis des fran- la propagande politique ?
propagande par des mouvements politiques cophones, mais sans doute aussi vis-à-vis
Et comment se fait-il que
de gauche et de droite. Il examine aussi des immigrés non-européens. Curieuse-
ment, Thyl Ulenspiegel fut honoré aussi des courants politiques opposés
comment les interprétations actuelles par des partisans de l’autre bout du spectre
du personnage d’Ulenspiegel se rapportent réfèrent au même personnage
politique. L’actrice Marijke Pinoy, pour sa
à l’image littéraire construite par Charles part, était l’une des figures de proue de la littéraire ?
De Coster. résistance contre l’éventuelle scission de la
Belgique. S’opposant à un courant politique
qui, d’après elle, voulait faire triompher en
Flandre une culture nationaliste bornée, elle qui se fichait de toutes les conventions et Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays

L
qualifia les partisans de son propre mou- qui agaçait tout le monde. Avec l’inven- des Flandres et ailleurs, par le journaliste
e nom de Thyl Ulenspiegel ou les tortures subies par vement comme des « libre-penseurs sans tion de l’imprimerie, ces récits purent se bruxellois Charles De Coster. Celui-ci travail-
n’évoque probablement sa mère. Mais même ces gêne, à l’instar de Thyl Ulenspiegel » (3). répandre à une échelle beaucoup plus large lait pour une revue satirique et estudiantine
plus grand chose pour la aspects ont bien entendu leur En d’autres mots, il semble que Thyl et acquirent ainsi une immense popularité. dont le nom était Uylenspiegel, notamment
plupart des jeunes en Belgique. Jusqu’il y place dans la littérature de jeunesse. Ulenspiegel ne soit pas seulement un héros Très vite, les autorités politiques et ecclé- parce qu’elle se moquait de tout, à l’image
a vingt ans, c’était bien différent. Ulenspie- Cela n’empêche que la figure de la littérature (pour jeunes), mais égale- siastiques se rendirent compte que cette du héros lui-même. Quand la rédaction
gel était le personnage principal de bandes d’Ulenspiegel diffère d’autres ment une figure de propagande politique popularité pouvait être exploitée. Lors de la de cette revue demanda à De Coster de
dessinées, de livres pour jeunes et de films anciens héros de ce type de litté- – propagande qui, et c’est encore plus éton- scission des Pays-Bas à la fin du XVIe siècle (4), refondre l’histoire ancienne d’Ulenspiegel
d’animation. Qui plus est, il avait donné son rature. D’abord, il est en tout cas nant, est menée par des courants politiques l’Église catholique aviva un culte autour du dans un nouveau moule littéraire, celui-ci y
nom à de nombreuses sections locales de moins oublié que les autres. très divergents. Voilà pourquoi le person- personnage de Thyl Ulenspiegel. Le bruit vit l’occasion parfaite de réaliser son grand
mouvements de jeunesse, à des cafés et à S’il y prête attention, le lecteur nage d’Ulenspiegel soulève des questions courait comme quoi la tombe d’Ulenspie- rêve : devenir un écrivain célèbre.
des radios libres. En Belgique francophone, d’aujourd’hui trouve encore des intéressantes pour l’historien : comment gel se trouvait près de l’église de la petite Pour faire de l’ancien livre populaire
beaucoup de jeunes ont fait la connais- références sporadiques à Ulenspiegel un personnage littéraire échoue-t-il dans ville de Damme, proche de la frontière avec un ouvrage littéraire moderne, De Coster
sance d’Ulenspiegel à l’école, du fait qu’il dans les journaux et les revues. Il est la propagande politique ? Et comment se la République du nord. La tombe devint ne pouvait se limiter à adapter la langue.
était le personnage principal de l’un des certainement beaucoup moins pro- fait-il que des courants politiques opposés une espèce de lieu de pèlerinage, et les gens Il devait monter une trame narrative et y
livres les plus importants de la littérature bable de découvrir de telles références se réfèrent au même personnage littéraire ? des Pays-Bas méridionaux furent de plus donner une place aux différents person-
belge de langue française. En Flandre aussi, au « Witte van Zichem » ou à « Bartje ». Si Un bref aperçu historique permettra peut- en plus amenés à considérer Ulenspiegel
il était tout sauf exclu qu’un enseignant celles-ci existent, elles figureront sans doute être de répondre à ces questions. comme l’un des leurs. Pourtant, les récits Suite p.16 w
enthousiaste confronte ses élèves à la figure dans le supplément littéraire ou dans une eux-mêmes changèrent à peine. Il est vrai
(1) Bart De Wever dans Ivan Put, “'Een mens die niet
d’Ulenspiegel. rubrique destinées aux jeunes. Sur ce der- Un brigand qui devient héros qu’ils devinrent quelque peu plus sages et verandert, is een saai mens' De Wever en Bracke over
Sans doute, beaucoup d’adultes se nier point aussi, Ulenspiegel fait exception. pudiques, mais Ulenspiegel resta avant tout politiek, IJzertorens en het Vlaamse lied”,
De Standaard, 8 mei 2010 http://www.standaard.be/
souviendront dès lors aujourd’hui d’Ulens- En effet, on retrouve ce personnage dans Pour bien comprendre la popularité un farceur. artikel/detail.aspx?artikelid=6C2PU6PI
piegel comme l’exemple-type d’un héros des articles ou des textes d’opinion sur la durable d’Ulenspiegel, il faut tout d’abord Tout ceci changea radicalement (2) Filip Dewinter dans Raf Liekens, “De overlever
de jeunesse : un jeune homme drôle et politique intérieure, ou dans des inter- savoir que ce personnage est né il y a très pendant les derniers jours de l’année 1867, in Filip Dewinter”, P-Magazine, 7 décembre 2010,
p. 38-41.
courageux, qui commet de nombreuses views avec des politiciens belges. Au longtemps déjà. À la fin du Moyen Âge, quand une maison d’édition bruxelloise
(3) Marijke Pinoy, “Marijke Pinoy uit de kleren: Straks
farces et qui vit toutes sortes d’aventures. cours des dernières années, une telle d’abord dans quelques villes du nord de publia un livre qui changerait radicalement staat heel ons land in zijn blootje”, De Wereldmorgen,
Pour certains, ce nom évoquera peut-être occurrence s’est produite à plusieurs l’Allemagne et ensuite un peu partout la figure d’Ulenspiegel. Le long titre de cet 17 februari 2011 (http://www.dewereldmorgen.be).
(4) Au nord, les Provinces-Unies, à majorité
surtout des événements tragiques, comme reprises. Ainsi, Bart De Wever, leader de en Europe du nord, des récits commen- ouvrage était La Légende et les aventures protestante ; au sud, les Pays-Bas méridionaux
la mort du père d’Ulenspiegel sur le bûcher, la N-VA, avança que les Flamands « sont cèrent à circuler à propos d’un brigand héroïques, joyeuses et glorieuses de Thyl (ou espagnols), à majorité catholique.

14 traces de mémoire n°03 – mars 2012 15


approfondissement

w Suite de la p.15 prend jamais les armes lui-même, mais qui De Coster appelle cette patrie ‘la Flandre’. progressiste libérale ou socialiste. En tant Le cas d’Ulenspiegel nous elles se sont influencées mutuellement, la
incite partout à la lutte. Son désir illimité de L’auteur utilise ce terme pour renvoyer à qu’« esprit de la Flandre », au contraire, il différence entre les deux est quand même
nages. Le contexte politique de son époque liberté est constamment opposé au carac- l’ancien comté dont faisait partie Damme, répond plutôt à un idéal nationaliste qu’on apprend qu’il faut être attentif tout à fait remarquable. Ce qui est plus frap-
lui servit de source d’inspiration. Depuis tère répressif de Philippe II, une figure dans mais aussi pour désigner l’ensemble des peut qualifier d’« essentialiste ». Dans une aux implications politiques pant encore, c’est qu’elles peuvent toutes
1851, l’empereur Napoléon III régnait en laquelle beaucoup de contemporains ont Pays-Bas – comme il était encore de cou- telle vision, la nation est considérée comme les deux être ramenées à l’interprétation
France de façon autoritaire. Il avait forte- peut-être dû reconnaître l’image de Napo- tume de le faire au XVIe siècle. En effet, De une « essence » éternelle, immuable et du texte même quand il s’agit que Charles De Coster a donnée à la figure
ment favorisé l’Église catholique et vou- léon III. Coster n’était pas seulement un patriote homogène. Cette essence peut être carac- d’une œuvre de fiction. d’Ulenspiegel au XIXe siècle. L’interpréta-
lait étendre le territoire de son pays. De De Coster alla néanmoins plus loin belge, il espérait aussi le rétablissement térisée par des aspects exclusivement tion progressiste de la gauche correspond
nombreux Belges craignaient que l’armée encore dans ses tentatives de transformer de l’ancienne unité entre la Belgique et culturels, comme la langue, la religion et nettement mieux à la préférence politique
française n’envahisse aussi leur pays. Ils s’ar- son Ulenspiegel en une grande œuvre litté- les Pays-Bas. Or, Ulenspiegel est considéré les coutumes, mais elle est souvent aussi porel l’emporte sur l’aspect historique. Des de l’auteur et au contenu explicite dont il
mèrent dès lors physiquement et morale- raire. En plus d’un roman politique et histo- comme « l’esprit » qui anime cette concep- définie de façon biologique et raciale. Seuls tournures comme « les cendres de Claes a investi son livre. L’interprétation natio-
ment. Cependant, en Belgique même, le rique, il en fit aussi un drame de famille. De tion de la Flandre. En d’autres mots, il per- ceux qui sont conformes à cette essence battent sur mon cœur » et le passage final naliste de droite, quant à elle, est née de
combat idéologique s’intensifia dans cette fait, ce qui incite Ulenspiegel au combat, ce sonnifie la lutte de l’ensemble des Pays-Bas sont susceptibles de faire partie de la du livre, cité plus haut, continuent à être quelques procédés littéraires dont De Cos-
période, opposant les libéraux, qui vou- ne sont pas des considérations abstraites contre l’Espagne (et, par analogie, de toute nation. Celle-ci doit par conséquent être répétés afin d’insister sur l’importance et le ter s’est servi. Le côté propagandiste de la
laient une séparation stricte entre l’État et sur la liberté, mais des expériences trauma- la Belgique contre la France). Mais il n’est défendue non seulement contre les intrus caractère éternel des traditions nationales. figure d’Ulenspiegel n’est donc pas né mal-
la religion, aux conservateurs, qui souhai- tisantes concrètes. Sa mère a été condam- pas le seul personnage du livre à fonction- externes, mais également contre les enne- Nele, qui incarne ces traditions, se voit dès gré la littérature, mais grâce à celle-ci. Est-il
taient au contraire maintenir la position de née comme sorcière devant ses yeux. Par ner comme métaphore pour la Flandre. mis internes. Dans le nationalisme essenti- lors attribuer un rôle prépondérant dans pour autant dangereux de lire la Légende
l’Église. Beaucoup de libéraux considéraient ailleurs, il a vu son père Claes mourir sur le Lamme Goedzak, autre personnage déjà aliste, ce ne sont pas la liberté et le bien-être cette tradition, tandis que Lamme est en d’Ulenspiegel ou l’une des nombreuses ver-
les conservateurs comme des adeptes de bûcher. Recueillant ses cendres, Ulenspiegel évoqué plus haut, est appelé le « ventre de de l’individu, mais l’intérêt d’une collectivité général méprisé comme celui qui n’ose sions retravaillées ? Bien sûr que non, mais
Napoléon III qui voulaient annuler les liber- les pendra même autour de son cou. Par la la Flandre » et Nele, la bien-aimée d’Ulens- – la nation – qui est primordiale. pas se battre pour l’intérêt de la nation. En le cas d’Ulenspiegel nous apprend qu’il faut
tés acquises. Toutefois, la discorde montait suite, chaque fois qu’il s’engage dans la lutte, piegel, est considérée comme « le cœur de C’est précisément à cause de ce outre, le nom de « Flandre » qu’on trouve être attentif aux implications politiques du
aussi au sein du parti libéral lui-même. Il y il s’écrie : « Les cendres de Claes battent sur la Flandre ». Ce faisant, De Coster mit en double message politique que la figure chez De Coster est systématiquement texte, même quand il s’agit d’une œuvre
avait d’un côté les « doctrinaires », défen- mon cœur ». En d’autres mots : son com- scène trois aspects de la nation qu’il voulait d’Ulenspiegel a pu être revendiquée à partir utilisé dans son sens moderne, désignant de fiction. n
dant surtout la liberté de la bourgeoisie bat constitue non seulement une prise de défendre: l’aspect convivial, mais en même de la fin du XIXe siècle dans la propagande la partie néerlandophone de la Belgique. Marnix Beyen,
capitaliste, et de l’autre côté les «radicaux » position politique, mais s’inscrit également temps paresseux et matérialiste (Lamme), de deux courants politiques opposés. Voilà comment Ulenspiegel put se trans- Chargé de cours principal
ou progressistes, pour lesquels l’émanci- comme un devoir familial. les traditions séculaires et immuables Pour ce faire, chacun des deux courants former en un héros radical du nationalisme en Histoire politique, Université d’Anvers
Traduction : Stijn Verleyen
pation des classes populaires paupérisées Cela dit, la lutte d’Ulenspiegel ne (Nele) et l’aspect combattif et dynamique, a dû mettre l’accent sur certains aspects flamand. Puisque la plupart des nationa-
était primordiale. De Coster adhérait à ces concernait pas seulement sa famille au le désir indomptable de la liberté (Ulens- du livre en passant sous silence d’autres listes flamands de l’entre-deux-guerres
derniers : il interprétait les « libertés belges » sens restreint, car il ne voulait pas seule- piegel). À la fin du livre, il s’avère que ce dimensions. Les libéraux progressistes, les considéraient le catholicisme comme une
dans un sens très démocratique et il vou- ment venger son père, mais toute sa patrie. sont surtout ces deux derniers aspects de socialistes et les communistes (jusque dans caractéristique essentielle de la Flandre, Une version étendue de cet article a été
lait les défendre tant contre l’impérialisme Dans son roman pourtant francophone, la nation qui sont immortels aux yeux de l’Union soviétique !) sont en général restés leur Ulenspiegel ne se battait pas contre publiée dans la revue Témoigner, entre
histoire et mémoire (n° 111, p. 85-98),
français que contre l’Église catholique et le De Coster. Après une vision commune, les très proches du livre en décrivant le combat l’Église catholique, mais plutôt contre tous au sein d’un dossier thématique intitulé “Art
pouvoir du grand capital. Son Ulenspiegel corps de Thyl et Nele restent immobiles du gueux contre le tyran. Dans leur version, ceux qui menaçaient l’identité propre de & propagande: jeux inter-dits” (coordination:
devait manifestement incarner ce combat dans le sable. Quand les gens s’apprêtent à Lamme Goedzak est en général représenté la Flandre – que ce soient l’État belge, les Luba Jurgenson et Philippe Mesnard).
En tant que gueux, Ulenspiegel Pour le sommaire et les résumés de ce
démocratique, libéral, et patriotique. les enterrer, Ulenspiegel se lève et s’exclame : de façon positive, fonctionnant comme un francophones, les communistes ou les Juifs. numéro, voir http://www.auschwitz.be/index.
De Coster était cependant bien symbolise, dans la Légende, « Est-ce qu’on enterre Ulenspiegel, l’esprit, symbole du peuple qui aspirait à la prospé- Cette version nationaliste d’Ulenspiegel put php?option=com_content&view=article&id=5
48:inhoudstafel-nr-111&catid=37.
conscient du fait qu’un ouvrage littéraire toute lutte contre la répression, Nele le cœur de la mère Flandre ? Elle aussi rité et au bien-être. En revanche, on accorde dès lors facilement revêtir des traits antidé-
est très différent d’un pamphlet politique. peut dormir, mais mourir, non. » beaucoup moins d’importance à la figure mocratiques et antilibéraux. Ainsi, pendant
C’est pourquoi il choisit de ne pas situer qu’elle soit politique, religieuse de Nele. Les planches de Frans Masereel la Seconde Guerre mondiale, Ulenspiegel Suite p.18 w
son récit au présent, mais dans le passé. Plus ou autre. Ainsi, il entre Un double message politique des années 1920 (5), les différentes versions apparut même sur des affiches de la Waf-
particulièrement, il s’inspira d’un épisode d’Ulenspiegel écrites par Hugo Claus à la fen-SS destinées à recruter des Flamands (5) Elles sont parues notamment dans une édition
historique que beaucoup de ses cama- parfaitement dans une L’on constate dès lors que la Légende fin des années 1960 (6) et un film russe sur pour le Front de l’est. C’est à cet Ulenspiegel
allemande du livre : Die Geschichte von Ulenspiegel
und Lamme Goedza : und ihren heldenmässigen,
rades libéraux prenaient pour exemple : vision progressiste libérale d’Ulenspiegel ne recèle pas un seul, mais au Ulenspiegel datant de 1979 (7) sont autant que renvoie Filip Dewinter dans la citation fröhlichen und glorreichen Abenteuern im Lande
Flandern und anderwärts, Munich, Wolff, 1926.
le combat des gueux contre le souverain moins deux messages politiques. En tant de représentants éminents de cette tradi- ci-dessus, fût-ce d’une manière quelque
tyrannique et ultra-catholique Philippe II ou socialiste. que gueux, Ulenspiegel symbolise, dans la tion, qui résonne encore dans les propos peu moins radicale.
(6) Une première pièce de théâtre, sous le titre de
Ulenspiegel, fut jouée pour la première fois en 1965 ;
au XVIe siècle. Sous la plume de De Coster, Légende, toute lutte contre la répression, de Marijke Pinoy, cités ci-dessus. Même si ces deux traditions d’Ulens- la deuxième pièce, beaucoup plus radicale, s’appela
Tand om tand, et ne fut mise en scène qu’en 1969.
Ulenspiegel fut transformé en une sorte de qu’elle soit politique, religieuse ou autre. Par contre, dans l’interprétation piegel ne peuvent pas toujours être stricte- (7) Il s’agit du film Legenda o Tile des metteurs en
gueux archétypique, un personnage qui ne Ainsi, il entre parfaitement dans une vision nationaliste d’Ulenspiegel, l’aspect atem- ment séparées l’une de l’autre, et même si scène Aleksandr Alov et Vladimir Alov.

16 traces de mémoire n°03 – mars 2012 17


approfondissement

Eléments de réponse 2 l’affiche communiste), mais aussi les armes porains). Toutefois, du fait de la présence
a utilisées (respectivement un crayon électo- de Lamme, c’est le Thyl communiste qui
Application
pédagogique Thyl Ulenspiegel revisité ✔ La ressemblance principale réside
dans le fait que dans chacun des dessins,
ral, un journal clandestin et un fouet). Une
différence frappante entre l’affiche commu-
reste le plus proche de la figure créée par
Charles De Coster. En effet, dans l’imaginaire
Ulenspiegel chasse un ou plusieurs enne- niste et les deux autres dessins réside dans le des nationalistes flamands, Lamme est en
mis, en riant. Ce qui diffère, ce ne sont pas fait que la première est la seule à représenter général représenté comme le contraire de
Ulenspiegel ? Et à laquelle des deux inter- trois mois après l’invasion de l’armée alle- seulement les ennemis (toute une série Lamme Goedzak. Les trois images mettent Thyl, alors que sur cette affiche, il apparaît
prétations du personnage, discutées dans mande en Belgique. En outre, il est impor- d’« ennemis du peuple » sur l’image natio- en scène Thyl comme l’esprit ‘immortel’ comme son partisan.
l’article, le dessin se réfère-t-il ? Finalement, tant de déterminer quel type de journal naliste, Hitler sur la couverture du livret de de la résistance (il porte des habits du XVIe
essayez de repérer toutes les informations était Volk en Staat, et qui étaient le dessi- Frans Notelaars et les membres du VNV sur siècle, mais chasse des adversaires contem-
nécessaires pour donner une interprétation nateur A. Panis et l’auteur F. Vercnocke. Les
approfondie de cette image. élèves pourront repérer toutes ces infor-
mations notamment dans la Nieuwe Ency- Cependant, la façon dont est cité ce passage
Eléments de réponse 1 clopedie van de Vlaamse Beweging. Ce qui DOCUMENT indique en même temps une certaine dis-
est plus important encore, c’est de com- tance vis-à-vis de ce type de nationalisme.
✔ L’indice principal pour détermi- prendre le sens des six noms inscrits au-des- En guise d’introduction : Tout d’abord, dans le texte néerlando-
ner qu’il s’agit de Thyl Ulenspiegel est la sus du wagon. De fait, il faut savoir que les Thyl Ulenspiegel cosmopolite phone, la citation apparaît dans sa langue
tournure “Op mijn borst klopt de assche quatre premiers noms font référence à des originale, le français, ce qui est significa-
Le livre de Charles De Coster est devenu une sorte de Bible pour de nombreuses
van Klaas, mijn vader” (« Sur mon cœur camps français où l’on envoyait les nationa- personnes dans ce pays. tif dans le cas de Craeybeckx. En effet, de
battent les cendres de Claes, mon père »). listes flamands déserteurs pendant la Pre- Pour beaucoup, Thyl Ulenspiegel passe pour l’incarnation d’une attitude d’esprit. façon quelque peu paradoxale, l’auteur laisse
Le choix de cette phrase indique également mière Guerre mondiale. Les deux derniers Quand il dit « Les cendres battent sur mon cœur », il façonne avec fierté entendre plus loin dans le texte que le carac-
que nous avons affaire ici à l’interprétation noms renvoient à des endroits en France l’exigence absolue de la liberté que pose la conscience. tère flamand du livre ressort d’autant mieux
Pour les Flamands, Thyl est plus qu’un farceur amusant. Il est pour nous le
nationaliste flamande d’Ulenspiegel. Ceci où l’on déportait (entre autres) les natio- que le livre n’est pas écrit en « flamand ». En
symbole du courage de vivre et de la force de l’esprit. Il incarne l’attitude humaine
est confirmé évidemment par le bouclier nalistes flamands juste après l’invasion alle- qui consiste à se servir de l’humour, parfois même comme arme offensive, en cas deuxième lieu, Craeybeckx ne mentionne
figurant un lion sur sa poitrine. L’essentia- mande, au moyen de « trains fantômes » de contretemps, de répression ou de persécution. C’est pourquoi les Flamands pas que les cendres sur le cœur de Thyl sont
lisme se manifeste aussi dans la combinai- de peur qu’ils ne forment une Cinquième auront toujours un respect et une gratitude durables envers Charles De Coster. celles de son père Claes. Est-ce par hasard ?
son d’une figure aux habits médiévaux et colonne. Ce n’est qu’au moment où l’on Dans un livre écrit de façon magistrale, il a donné à Thyl une forme d’expression En tout cas, voilà une allusion clairement
évoquant tout ce qui constitue pour nous la beauté la plus noble de la Flandre. Cet
Question 1 d’un arrière-fond plus moderne. En outre, dispose de toutes ces informations que l’on nationaliste qui est supprimée – c’est-à-dire
aspect proprement flamand ressort d’autant mieux que le livre n’est pas écrit en
dans le vers qui figure au bas du dessin, on saisit qui sont « al mijne gemartelde broe- langue flamande. la suggestion que la lutte de Thyl servait à
✔ Regardez le dessin ci-dessus, renvoie explicitement à l’avenir (“tot de dag ders » (« tous mes frères torturés »), et quel Le lion est le symbole de prédilection des Flamands. Mais la figure de Thyl venger la mort de son père (et par extension
publié le 15 août 1940 dans le quoti- der vergelding slaat!” – « jusqu’à ce que le train est représenté derrière Ulenspiegel. Ulenspiegel méritait peut-être tout autant ce statut. Ce serait bien si les l’oppression de sa patrie).
dien Volk en Staat, et répondez ensuite jour de la vengeance arrive!»). Pour bien On comprend dès lors que l’État belge est Flamands pouvaient réfléchir à cette idée à l'occasion de cette exposition. En effet, dans la suite du texte, Craey-
aux questions suivantes : comment peut- comprendre le dessin, il faut tout d’abord implicitement représenté comme l’oppres- Lode Craeybeckx beckx souligne encore qu’Ulenspiegel lut-
w Pour l’original néerlandophone de ce document,
on savoir que la figure représentée est Thyl se rendre compte qu’il fut publié seulement seur principal. voir Sporen van herinnering n° 3 (mars 2012), www.auschwitz.be. tait pour une valeur universelle, à savoir la
« liberté de la conscience », qui s’oppose à
des fléaux tout aussi universels, comme « la
Question 2 Question 3 Eléments de réponse 3 répression et la persécution», et ce à l’aide de
l’arme universelle de l’humour. Même dans
✔ Regardez attentivement les trois ✔ On trouvera ci-dessus une intro- ✔ Il y a dans ce texte certains éléments le titre, il est dit explicitement qu’Ulenspiegel
images ci-contre. Il s’agit respectivement duction, de la main du maire anversois qui vont dans le sens du nationalisme essen- est un «cosmopolite», et non un «Flamand
d’un dessin électoral publié dans Volk en Lode Craeybeckx, au catalogue publié à tialiste, surtout quand Craeybeckx men- archétypique ». À cela s'ajoute le fait que
Staat le 1er avril 1939, d’une page de cou- l’occasion de l’exposition Tijl Uilenspiegel tionne « l’aspect proprement flamand » Craeybeckx associe exclusivement la figure
verture d’un livret de blagues de guerre Wereldburger («Thyl Ulenspiegel cosmo- qu’exprimerait le livre de De Coster. Le terme d’Ulenspiegel au livre de De Coster. Voilà ce
(1945) et d’une affiche communiste (juillet polite »), organisée en 1968. Laquelle des «flamand» est incontestablement utilisé ici qui permet de conclure que ce texte s’ins-
1939) ; discutez en détail les ressemblances interprétations de la figure d’Ulenspiegel, dans son sens moderne. Le fait que Craey- crit plutôt dans la tradition progressiste «de
et les différences. Les Ulenspiegel repré- discutées dans l’article, retrouve-t-on dans beckx cite la phrase « Les cendres battent gauche » esquissée dans l’article. Dès lors, il
sentés appartiennent-ils à des traditions ce texte et qu’est-ce qui permet d’arriver à sur mon cœur» montre une certaine affinité n’est guère étonnant que Craeybeckx fût un
différentes ? cette conclusion ? avec le nationalisme flamand essentialiste. maire socialiste. n

18 traces de mémoire n°03 – mars 2012 19


varias

a Spectacle
Dur, mais indispensable...
Le non de Klara
de Soazig Aaron

P aris, août 1945. Klara, jeune


femme juive allemande revient
d’Auschwitz, après vingt-neuf
mois d’absence. Angélika, sa belle-
a Exposition
Art Spiegelman
sœur et amie l’accueille. D’emblée, Klara
refuse de revoir sa fille de trois ans. Jour au Centre
après jour, pendant un mois, Angélika Pompidou
écoute Klara et tente, en rappelant
leur passé et leur ancienne complicité,
d’amener son amie à reconnaître ce
qu’elle a vécu, à retrouver son enfant,
à revenir dans la vie normale… Mais
Klara, « comme un champ de ruines »,
M aus, seule bande dessinée à avoir
obtenu le prix Pulitzer, est au centre
de l'exposition que la Bibliothèque
publique d'information (Bpi) du Centre Pom-
pidou à Paris consacre à Art Spiegelman de
chargée de la mémoire de tous ceux mars à mai 2012. Conçue et inaugurée pour
qui ne sont pas revenus, se sentant le festival d'Angoulême 2012, cette exposition
« morte à l’intérieur » dit non à tout, présente pour la première fois à Paris l'oeuvre
pour préserver la vie autour d’elle. d'Art Spiegelman. Au sein des espaces de la
Soazig Aaron est née en 1949. Elle bibliothèque, environ 400 pièces sélectionnées
habite à Paris pendant quelques années k en pratique par Art Spiegelman lui-même — planches
où elle tient une librairie. Elle publie _ Du 19 avril au 26 mai 2012 originales, esquisses, dessins préparatoires, fac-
son premier roman Le Non de Klara en _ Théâtre de la place des Martyrs, similés — évoquent son œuvre. n
2002, récompensé par la bourse Gon- Place des Martyrs 22, 1000 Bruxelles
court et par le prix Emmanuel-Roblès. Informations / réservations : Du 21 mars au 21 mai 2012 – 12h00 - 22h00
02 21602 223 32 08
Elle se retire alors en Bretagne où elle loc@theatredesmartyrs.be
Centre Pompidou (Paris), Bpi, 2e étage.
écrit le livre La Sentinelle tranquille sous www.theatredesmartyrs.be Entrée libre – www.bpi.fr
la lune, publié en février 2010. n

pour une prise ASBL Mémoire d’Auschwitz – Tél. : 02/5127998 info@auschwitz.be


de contact Fondation Auschwitz. Fax : 02/5125884 www.auschwitz.be
Rue des Tanneurs 65, 1000 Bruxelles

Directeurs de la publication : Henri Goldberg,


Philippe Mesnard Rédacteurs en chef : Publication réalisée grâce au soutien de
Fransiska Louwagie, Fabian Van Samang
Secrétaire de rédaction : Frédéric Crahay SPF Sécurité Sociale
Comité de rédaction : Eric Lauwers, Service des
Frédéric Crahay, Sylvain Keuleers, Victimes de la Guerre
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Imprimeur: Hayez (www.hayez.be)

20 traces de mémoire – n°03 – mars 2012

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