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TRACES 41 PB-PP B 19464

BELGIE(N) - BELGIQUE

DE MÉMOIRE
PÉDAGOGIE ET TRANSMISSION
JUILLET - AOÛT - SEPTEMBRE 2021
Éditeur responsable: Henri Goldberg - ASBL Mémoire d’Auschwitz - Rue aux Laines 17/Boîte 50 - 1000 Bruxelles - Bureau de dépôt BRUXELLES X - Numéro d’agrégation P801056

UNE PUBLICATION TRIMESTRIELLE DE


L’ASBL MÉMOIRE D’AUSCHWITZ

LA RÉSISTANCE
LA POPULATION RÉSISTE
Préface
p. 2

Actualité
Les postiers de Breendonk
p. 3

Auschwitz
Victor Martin. Un résistant belge
en mission à Auschwitz
p. 6

Interrogation
Quand la gauche collaborait et
la droite (extrème) résistait
p. 8

No comment
p. 13

Approfondissement
Le XXe Convoi, un convoi très spécial
p. 14
+ fiche pédagogique p. 24

Le saviez-vous ?
LA ou LES résistance(s)
p. 25

Réflexion
Femmes résistantes:
les oubliées de l’histoire
p. 28

Varia
p. 30

APRÈS LECTURE,
MERCI DE ME DÉPOSER
DANS LA SALLE DES PROFS.
préface

,
Chere lectrice, cher lecteur,
S’intéresser à la Seconde Guerre et l’oppression de l’occupant, Dans l’espoir d’informer les jeunes
mondiale ne doit pas se limiter à qu’ils l’aient ou non manifesté scolarisés et de les inviter à réé-
l’étude des crimes commis au clairement [cf. La résistance pas- chir au sens à donner ou non à la
cours de cette période. Par rap- sive]). résistance, tout en interpellant un
port à ceux-ci, et bien que toute public plus large sur ce thème, je
classication soit inévitablement Le bulletin pédagogique Traces vous souhaite à toutes et tous, au
arbitraire, on peut distinguer trois de Mémoire consacrera quatre nom de l’ASBL Mémoire
groupes principaux au sein des numéros à la résistance au cours d’Auschwitz, une lecture intéres-
populations de l’Europe occu- de l’année scolaire 2021-2022 : sante et captivante.
pée : les auteurs (et leurs collabo- N° 41 – La population résiste
rateurs), les spectateurs (ceux qui N° 42 – La résistance dans les
n’ont rien pu ou voulu entre- camps
prendre) et les résistants (les N° 43 – La résistance passive Johan Puttemans
femmes et les hommes qui n’ac- N° 44 – Commémorer la résis- Coordinateur pédagogique
ceptaient pas les règles imposées tance ASBL Mémoire d’Auschwitz

© DR

2 TRACES DE MÉMOIRE
actualité

LES POSTIERS DE BREENDONK


Entretien avec Dimitri Roden, chercheur à l’École royale militaire

Le 10 mai 1940, l’Allemagne nazie envahit notre pays et occupe rapidement la totalité du
territoire. Parmi la population se développe un courant qui se range individuellement ou
collectivement du côté de l’envahisseur, tantôt par idéologie, tantôt par intérêt et instinct
de survie, tandis qu’une autre partie s’engage parallèlement dans la lutte contre l’occupant.
La Résistance est née. Des organisations voient le jour, certaines armées, d’autres plus pas-
sives. L’homme de la rue qui n’appartient pas à ces groupes ne se soumet pas pour autant à
l’invasion de l’Allemagne nazie et résiste à l’envahisseur. De par la particularité de leur mé-
tier, les postiers, par exemple, avaient fréquemment l’occasion de contrecarrer certains
plans. Plusieurs d’entre eux furent arrêtés et envoyés au Fort de Breendonk.

Qui étaient ces hommes qui, au centre de tri de Bruxelles. En quelques facteurs qui étaient dé-
risque de leur propre vie, ont dé- d’autres termes, il s’agit de col- légués syndicaux avant la guerre
terré la légendaire hache de lègues qui se sont rencontrés sur le auraient lancé des appels à la
guerre contre l’occupant ? lieu de travail dans leur combat grève.
commun contre l’occupant, pour Au moins 18 postiers ont été re-
Les facteurs incarcérés à Breen- lequel ils paieront nalement un connus comme résistants après la
donk en septembre 1942 étaient lourd tribut. guerre, dont la majeure partie
des citoyens moyens de la région comme membres de l’Armée se-
bruxelloise qui ont résisté par pa- Quelles actions ont-ils pu me- crète (13), le restant appartenant
triotisme à l’occupation de la Bel- ner ? Ont-ils pu empêcher des aux milices patriotiques du Front
gique par l’Allemagne. Tradition- actions importantes ? de l’Indépendance (4) ou au
nellement, la résistance est per- Mouvement national royaliste (1).
çue comme un ensemble d’acti- Nous ne disposons que de peu de
vités menées par des jeunes, mais sources sur les activités de résis- Pendant combien de temps ont-
l'histoire des postiers bruxellois tance menées par les facteurs. À ils pu échapper aux radars et
prouve que ce ne fut pas toujours l’issue du conit, ils sollicitent tous comment ont-ils nalement été
le cas. Du haut de ses 18 ans, l’An- leur reconnaissance comme pri- découverts ?
derlechtois Jean Cnops n’en est sonniers de guerre. L’État belge
encore qu’au début de sa car- leur demande alors pourquoi ils
rière, alors que Paul Claeys, âgé ont été arrêtés. Il ressort claire-
de 63 ans, voit déjà poindre sa ment de leurs déclarations que les
mise à la retraite. De manière gé- postiers ont utilisé leur position
nérale, les facteurs arrêtés sont dans le centre de tri pour diffuser
des quarantenaires mariés avec librement des journaux clandes-
une famille. Ce qui rend en outre tins antiallemands et pour com-
le cas précité si particulier, c’est mettre des sabotages, probable-
que, à quelques exceptions près, ment en détournant des courriers
les postiers sont tous employés au adressés à l’occupant. En outre,

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 3
François Vanderveken, un des postiers
détenus à Breendonk. Photo prise
avant son arrestation.
De :
James M. Deem,
‘De gevangenen van Breendonk’, 2015

© Breendonk Memorial/WHI
© James M. Deem

François Vanderveken,
photographié après
sa libération du Fort
de Breendonk.

tiers furent transférés le jour même Breendonk. Il sera conduit devant de l’industrie de guerre alle-
au Fort de Breendonk, aménagé le peloton d’exécution un an plus mande. Le fait que de « simples »
depuis septembre 1940 par la tard, le 12 avril 1947, à Malines. citoyens appellent à la grève et
Sipo-SD en camp d’internement osent même souiller l’image du
pour résistants, Juifs et prisonniers Ces personnes peuvent-elles être vainqueur allemand pose un pro-
politiques. Fin octobre 1942, trois considérées comme des héros blème particulièrement important
autres facteurs de la région ou ont-elles plutôt agi « par ins- à l’administration d’occupation,
bruxelloise y rejoignirent leurs col- tinct » ? sans oublier qu’à ses yeux, les fac-
lègues. teurs « abusent » de leur métier es-
La plupart d'entre eux intègrent la Que des pères de famille mettent sentiel pour lutter contre les Alle-
cellule de Guillaume « René » Her- leur vie en jeu parce qu’ils souhai- mands.
mans, un ancien sous-ofcier de tent un avenir meilleur pour leurs
Hasselt arrêté comme résistant, enfants est admirable. Les activi- Quel sera le destin nal des « fac-
mais qui prendra rapidement le tés de résistance des facteurs teurs de Breendonk » ?
parti de l’occupant une fois in- semblent à première vue bien
terné à Breendonk. En tant que moins spectaculaires que celles Les 42 facteurs bruxellois payèrent
responsable de la cellule, ou de leurs collègues des groupes ar- un lourd tribut pour leur résistance.
« Zugführer » dans le jargon du més, mais les risques et l’impact Bien que 31 d’entre eux furent li-
camp, René Hermans veillera à de leurs actions ne peuvent être bérés de Breendonk après
ce que Breendonk se transforme sous-estimés. En diffusant des jour- quelques mois de détention, la
en véritable enfer pour les pos- naux clandestins antiallemands dureté du régime en vigueur dans
tiers. Non seulement il consquera ou en appelant à la grève, ils sa- le camp les marqua à jamais. Peu
régulièrement leurs maigres ra- pent ouvertement l’ordre public après leur libération, quelques-uns
tions, mais il ne manquera pas non établi en Belgique occupée. En se rent photographier en secret.
plus de les dénoncer auprès des effet, l’occupant met tout en Les images de leurs corps déchar-
nazis. René Hermans sera con- œuvre pour maintenir le calme nés ont été utilisées comme
damné à la peine de mort en an que l’économie belge puisse preuves par le tribunal militaire
1946 pour ses crimes commis à être entièrement mise au service belge après la guerre dans le pro-

4 TRACES DE MÉMOIRE
cès intenté contre les anciens sur- le 20/11/1943, son collègue Fran- différents mouvements à la Libéra-
veillants du camp de Breendonk. çois De Waepenare décède en tion. Pourtant, la Résistance gagne
Mais tous n’ont pas survécu. Cinq février 1945 en un lieu toujours in- petit à petit en reconnaissance,
facteurs succombèrent à Breen- connu. comme le montrent la série docu-
donk des suites des privations, des mentaire populaire « Les enfants
mauvais traitements et du travail Quel regard peut-on porter au- de la Résistance» et l’apparition
forcé, qui consistait à déblayer et jourd’hui sur ces hommes et leurs toujours plus fréquente de noms
à évacuer la terre recouvrant les actions ? de rue et de monuments y faisant
structures du fort, soit 300 000 m³ ouvertement référence. En tant
selon les estimations. Des témoins Le cas des postiers montre que la qu’historien, j’estime important de
visuels ont rapporté que les pos- résistance pendant la Seconde souligner que la guerre n’a pas
tiers auraient été principalement Guerre mondiale est plus diversi- été gagnée que par des militaires,
affectés aux wagonnets Decau- ée que sa seule version armée. mais aussi par des citoyens qui mi-
ville à cause de leur chef de cel- En Belgique, leurs mérites et ceux rent leur propre vie en jeu au nom
lule, René Hermans, une des de la Résistance en général n’ont de la liberté.
tâches les plus lourdes, d’après les pas reçu la reconnaissance et
survivants de Breendonk. l’attention qui leur sont dues. Les
Enn, l’occupant déporta six fac- raisons de ce manquement sont
teurs dans des camps de multiples, allant d’une rapide réin-
l’Allemagne nazie. Deux d’entre tégration de collaborateurs dans Dimitri Roden
eux n’en reviendront pas. la société belge à la lutte de pou- Interviewé par Georges Boschloos
Pierre Poot meurt à Buchenwald voir politique qui éclata entre les pour l’ASBL Mémoire d’Auschwitz

Désiré Piens (postier en chef à Bruxelles),


Les postiers à Breendonk, 1947, 352 p.

Bulletin pédagogique
« Une visite préparée
du Fort de Breendonk »
Demandez votre exemplaire
gratuit par mail :
info@auschwitz.be

Dimitri Roden est docteur en histoire (Ugent)/


docteur en sciences militaires et sociales (KMS)
et conservateur du site WHI de Breendonk.
Il travaille actuellement à l'École royale
militaire sur un projet de recherche
concernant les collaborateurs exécutés en
Belgique après la Seconde Guerre mondiale.
Ses principaux intérêts de recherche sont la
Seconde Guerre mondiale et ses conséquences,
l'histoire militaire et la justice pénale militaire
en temps de guerre. Dimitri Roden gagnait
le Prix International de la Fondation Auschwitz
en 2016.

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 5
auschwitz

VICTOR MARTIN
UN RÉSISTANT BELGE
EN MISSION À AUSCHWITZ1

Victor Martin est né le 19 janvier 1912 à Blaton dans le Hainaut. Docteur en sociologie,
c’est un brillant universitaire qui parle couramment l’allemand. Il intègre le Front de
l’indépendance en septembre 1942 à un moment où la déportation de Juifs vers l’Est
s’est considérablement amplifiée. Dans les milieux de la Résistance, le nom d'Auschwitz
est connu, mais les rumeurs au sujet des massacres qui s’y déroulent sont imprécises.
C’est pourquoi à la fin de l’année, le Comité de Défense des Juifs – qui dépend du Front
de l’Indépendance - décide d’envoyer Victor Martin en mission pour retrouver la trace
des Juifs déportés de Belgique.

Pour entrer en Allemagne, Victor fants et les vieillards y sont tués et Martin précisera : « des bruits cir-
Martin prétexte un soi-disant pro- brûlés. Pour vérier ces allégations culaient sur l'arrivée – toujours
jet de recherche en sociologie et auxquelles il peine à croire, Victor nocturne – des convois, avec des
obtient l’autorisation de se rendre Martin se rend à Katowice où il femmes et des enfants hurlant,
à Cologne et Wrocław an de re- sympathise avec des Français, ou- pleurant, qu'on ne revoyait jamais
prendre contact avec des profes- vriers volontaires et déportés du plus ni au travail, ni ailleurs. Ainsi
seurs d’université rencontrés STO (Service du Travail obliga- s'expliquait l'activité incessante
avant-guerre. De Wrocław, il toire). Grâce à eux, il parvient à du gigantesque four crématoire
poursuit clandestinement son pé- s’approcher du camp. Ces Fran- du camp, que ne pouvait justier
riple et se rend à Sosnowiec en çais lui apparaissent comme une à lui seul le nombre de ceux qui
Haute-Silésie. Il y rencontre, à l’hô- source able car ils côtoient quo- mouraient là de maladie ou
pital du ghetto, quelques Juifs ori- tidiennement des déportés du d'épuisement : le four travaillait
ginaires de Belgique qui étaient camp d’Auschwitz III (Buna-Mo- comme instrument d'extermina-
auparavant affectés à des com- nowitz). Ils lui conrment que les tion systématique des Juifs ame-
mandos extérieurs d’Auschwitz. femmes et les enfants sont tués à nés au camp et des détenus
Ceux-ci lui décrivent les terribles leur arrivée et que les SS ont cons- d'Auschwitz. » 2 Victor Martin es-
conditions de travail des hommes truit un four crématoire de grande time en savoir sufsamment et en-
au camp et afrment que les en- capacité. Dans son rapport Victor tame son retour en Belgique. Mais

6 TRACES DE MÉMOIRE
Victor Martin a 30 ans lorsqu’il est
envoyé sur les traces des Juifs
déportés de Belgique

Victor Martin, un résistant sorti de l’oubli


de Bernard Krouck, aux
Éditions Les Éperonniers
© DR

© DR
il est arrêté par la Gestapo à Dès son retour, Victor Martin ré- Arrêté par la Gestapo le
Wrocław, ramené à Katowice et dige un rapport4 aux dirigeants du 20 juillet 1943, il est incarcéré à la
emprisonné. Interrogé par les ser- Comité de Défense des Juifs et du prison de Charleroi et ensuite à
vices de renseignement militaires, Front de l'Indépendance qui celle de Saint-Gilles.
sa couverture scientique main- transmettent à leur tour le rapport Le 8 avril 1944, il est transféré au
tient le doute sur les raisons de sa à Londres. L’information sur le sort camp de Vught aux Pays-Bas. Il
présence dans la région. Il est des Juifs déportés est diffusée au- parvient une nouvelle fois à s’éva-
malgré tout accusé d’espion- près de la communauté juive en der et à rejoindre la Belgique où il
nage industriel et envoyé au Belgique, ce qui incite nombre participe aux combats pour la li-
camp de Rattwitz3. Il parvient à d’entre eux à passer dans la clan- bération.
s’enfuir et, de train en train, sans destinité et à cacher leurs enfants.
passeport, il passe clandestine- Victor Martin lui-même passe Sarah Timperman
ment la frontière belge près de dans la clandestinité et reprend Archiviste
Malmedy et rentre à Bruxelles. son activité dans la Résistance. ASBL Mémoire d’Auschwitz

1 Voir Bernard Krouck, Victor Martin, un Production, 52 minutes, 2000 (Docu- beitserziehungslager »).
résistant sorti de l'oubli, Éditions Les mentaire) 4 Ce texte qui se trouvait auparavant

Éperonniers, Bruxelles, 1995 ; « La mis- 2 Extrait du rapport Victor Martin cité à la Wiener Library de Londres avec
sion Victor Martin à Auschwitz (1943) » dans Revue d’Histoire de la Shoah, la mention « First information on
dans Revue d’Histoire de la Shoah, op. cit. p. 80. Auschwitz », se trouve à présent à
n°172, 2001/2, p. 66-96 ; Didier Roten, 3 Situé à Ratowice, il s’agit d’un Yad Vashem sous le numéro de réfé-
La mission de Victor Martin, La Huit camp d’éducation par le travail (« Ar- rence 02/300.

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 7
interrogation

QUAND LA GAUCHE COLLABORAIT


ET LA DROITE (EXTRÊME) RÉSISTAIT
C'est un cliché de supposer que l'extrême droite a collaboré en masse avec l'occupant
allemand en 1940. En Belgique, ces forces comprenaient principalement le Vlaams Nationaal
Verbond (VNV) de Staf De Clercq et le Rex de Léon Degrelle. Les forces politiques de gauche
ont quant à elles surtout rejoint la résistance. Ou n'était-ce pas si simple après tout ? Cette
rubrique « Questionnement » vise à dépasser la représentation en noir et blanc de la
« résistance de gauche » et de la « collaboration de droite ». Nous examinerons plus
particulièrement deux cas : celui d'un mouvement d'extrême droite (Verdinaso) et celui d'un
homme politique socialiste (de gauche), Hendrik De Man.

Qu'est-ce que la gauche,


qu'est-ce que la droite en vergent généralement vers la pro- dans les expressions « être assis à
politique ? motion d'idéaux progressistes et la droite du Père » et « être la main
En politique, il est d'usage de divi- d'égalité, la critique de l'ordre so- droite de quelqu'un ». En latin,
ser les partis politiques en catégo- cial et le souci d'une plus grande dexter signie « à droite » ou « fa-
ries générales qui établissent for- justice sociale. Cela inclut la so- vorable », tandis que sinistre signi-
mellement une division selon deux cial-démocratie, le radicalisme, le e « à gauche » ou « sinistre ». Le
axes : la gauche et la droite. Dans socialisme, le communisme et terme « droite » a continué à exis-
l'ensemble du champ politique, certains courants de l'anar- ter et a été de plus en plus utilisé
les forces politiques sont globale- chisme. Ce terme est utilisé non comme un néologisme pour dési-
ment : la gauche, la droite, le seulement pour les partis, mais gner les idées de ceux qui sui-
centre, l'extrême droite et aussi pour les syndicats et les asso- vaient et étaient favorables à
l'extrême gauche. La notion de ciations. l'ordre établi. Aujourd'hui, en Bel-
gauche et de droite en politique En politique, le terme « droite » dé- gique, les mouvements politiques
est une construction qui remonte signait à l'origine le côté droit de dits de « droite » correspondent
à la n du 18e siècle. l'Assemblée nationale (selon le plus généralement à des mouve-
La gauche fait référence au côté modèle français) dans le demi- ments politiques ayant une doc-
gauche du demi-cercle d'une as- cercle, vu du siège du président. trine, une tradition ou une idéolo-
semblée parlementaire et aux À l'époque de la Révolution fran- gie plutôt conservatrice, qu'ils
personnes et partis qui y siègent çaise, ceux qui étaient dèles au soient économiquement libéraux
habituellement. Par conséquent, régime en place se plaçaient du ou non, et qui, en tout cas, mani-
le terme gauche (comme le côté droit, car la droite représen- festent un certain attachement à
terme droite) n'a pas de contenu tait symboliquement ce qui était la liberté et à l'ordre, considéré
idéologique xe et a priori. Aujour- préférable et devait servir de comme juste ou comme un
d'hui, les partis de gauche con- règle. Cette signication se reète moindre mal. La droite est souvent

8 TRACES DE MÉMOIRE
qualiée de conservatrice, mais que les termes « gauche » et crise interne entre le 20 mai 1940
cette étiquette est inadéquate « droite » couvrent des signica- et le 10 mai 1941, deux factions du
pour reéter un éventail de cou- tions uctuantes dans l'histoire et Verdinaso s'affrontent sur le
rants idéologiques et politiques peuvent traiter de manière va- thème de la collaboration. Les af-
aux vues parfois très différentes. riable de la progression et du con- frontements conduisent à une
Selon les pays et les circons- servatisme. 1 scission dénitive au sein de l'an-
tances, certains de ces courants cien Verdinaso et à la dispersion
peuvent parfois être classés Le choix littéralement « déchi- de ses membres parmi les groupes
comme étant de gauche. Par rant » du Verdinaso en 1940-1941 solidaristes et rexistes.
exemple, on trouve plus souvent Après la campagne des dix-huit Le 10 mai 1941, une faction mino-
les libéraux à gauche lorsque jours, du 10 au 28 mai 1940, l'armis- ritaire du Verdinaso fusionne avec
l'interventionnisme économique tice est déclaré. La Belgique est le mouvement unitaire VNV,
est prôné et que l'enjeu politique occupée par le Troisième Reich, à l'époque le plus important parti
est centré sur la morale (comme et dans les cercles d'extrême d'extrême droite de la partie
aux États-Unis, où les libéraux sont droite comme d'extrême gauche, néerlandophone du pays, qui
assimilés aux sociaux-démo- il s'agit de deviner ce qui va se avait en tête une Flandre indé-
crates) ou, à l'inverse, à droite lors- passer. Le Verdinaso2 était une or- pendante. Cependant, certains
que le libéralisme économique ganisation politique fasciste a- dirigeants de Verdinaso refusent
prédomine et que la morale n'est mande fondée en 1931, de na- de rejoindre le VNV et se rassem-
pas en cause (comme dans la ture corporatiste et ne craignant blent autour de Louis Gueuning
France contemporaine) ou, enn, pas un antisémitisme virulent. Le (1898-1971), qui est le chef des
ces deux aspects peuvent être parti, qui était actif en Belgique et « provinces romanes » de Verdi-
observés simultanément (comme aux Pays-Bas, était dirigé par naso depuis le 4 mai 1940 3. Pen-
en Allemagne ou dans les pays Joris Van Severen (1894-1940). Il dant la guerre, le « groupe Gueu-
scandinaves, par exemple). Il est est dissous par les nazis au début ning » a agi clandestinement, a
donc important de se rappeler de l'Occupation, et après une distribué des pamphlets et des

L'Assemblée nationale française devait se prononcer


en 1789 sur certains privilèges du roi. Ceux qui voulaient
le maintien de ces privilèges devaient se mettre à droite
du président de l'Assemblée, ceux qui souhaitaient
l'abolition des privilèges, devaient se positionner à gauche.

© Gravure d'Isidore Stanislas Helman, DR

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 9
Drapeau du Verdinaso : charrue,
roue dentée et épée dressée
© DR

sur fond orange

écrits de Van Severen et a entre- pouvaient constituer les pierres lorsqu'il a occupé le poste de Pre-
tenu quelques contacts avec cer- angulaires d'une nouvelle idéolo- mier ministre de facto à partir de
tains groupes qui faisaient partie gie socialiste, qu'il a commencé à juin 1940, directement sous l'occu-
de la « résistance thioise ». propager au cours des années pation nazie. Ce plan, connu sous
suivantes. Cela a fait de lui l'un le nom de « Plan De Man », est un
Le cas d'Hendrik De Man, du pa- des plus importants théoriciens so- exemple de planisme. Alors que
ciste au collaborateur cialistes de l'entre-deux-guerres, certains afrment que le plan
Hendrik De Man (1885-1953) était mais il a été fortement impliqué était similaire au New Deal de
un homme politique belge, leader dans la collaboration pendant Franklin Roosevelt, d'autres souli-
du Parti ouvrier belge (POB). For- l'occupation allemande de la Bel- gnent qu'il était très différent du
tement inuencé par ses expé- gique au cours de la Seconde New Deal en ce sens qu'il ne
riences pendant la Première Guerre mondiale. Ses vues sur le s'agissait pas d'un let de sécurité
Guerre mondiale, il visite la Russie socialisme et sa révision du mar- sociale et d'autres avantages,
et les États-Unis et conclut que xisme sont controversées. Sa pro- mais d'un mouvement anti-démo-
seule la démocratie libérale, mal- motion de l'idée de « planisme », cratique conçu par un homme
gré ses défauts, peut garantir ou planication, a été inuente désillusionné par la démocratie et
l'épanouissement du socialisme. au début des années 1930. la classe ouvrière. Le « Plan De
En d'autres termes, la hiérarchie De Man est à l'origine d'un plan Man » aurait dépouillé les travail-
était nécessaire pour faire bouger qui, selon certains, était destiné à leurs et leurs syndicats de leur pou-
les masses et le travailleur devait stopper la montée du fascisme en voir politique, ne leur laissant
être éduqué et dirigé par une Belgique, mais qui, selon la plu- qu'un semblant de représenta-
élite. Il a également acquis la part des autres historiens - et tion, et l'aurait placé entre les
conviction que le patriotisme au- même ses propres mémoires l'at- mains des propriétaires et du gou-
thentique et l'esprit d'abnégation testent - faisait partie de son vernement. Hendrik De Man au-
dont les soldats ordinaires du propre virage vers le fascisme. rait également restreint la liberté
monde entier avaient fait preuve Cela est apparu très clairement de la presse.

10 TRACES DE MÉMOIRE
© DR

Hendrik De Man dans les années 30

Hendrik De Man a également été guerre. Il a participé à la création taire et de la ploutocratie capita-
conseiller du roi Léopold III et de d'une association de syndicats, liste » comme un « salut » pour la
sa mère, la reine Elisabeth. Il avait l'Union des travailleurs manuels et classe ouvrière4. Il considère que
vécu en Allemagne et avait une spirituels (UTMI), qui réunirait les le rôle politique du POB est épuisé
affection particulière pour ce syndicats existants et chercherait et lance nalement un appel aux
pays, mais en Belgique, dans les également à intégrer le travail militants socialistes pour qu'ils rejoi-
années 30, il préconisait de laisser manuel et intellectuel. Les pre- gnent un parti unique loyal au roi
la politique expansionniste d'Hitler miers socialistes ont qualié ce et désireux de réaliser la souverai-
sauver la Belgique du sort écra- plan de fasciste et l'UTMI a été neté du travail. Tel était le con-
sant qu'elle avait subi plus tôt au considérée comme une organisa- tenu du manifeste, qu'il a pré-
cours de la Première Guerre mon- tion fasciste parce que les travail- tendu par la suite avoir rédigé
diale, une politique que les autres leurs n'avaient que peu ou pas de avec l'accord du roi. Cependant,
nations démocratiques appe- contrôle sur ce « syndicat ». le décret allemand du 20 juillet in-
laient l'apaisement. En général, C'est dans l'atmosphère très parti- terdisant à Léopold III de s'enga-
les forces pacistes qui avaient culière qui suit la capitulation ger dans une activité politique
émergé après la Première Guerre belge et française que Hendrik De rend cette décision impuissante.
mondiale se sont retrouvées dans Man rédige son célèbre mani- Hendrik De Man se consacre en-
une position délicate lorsqu'il est feste du 28 juin 1940. Convaincu suite à des tâches non politiques :
devenu évident qu'Adolf Hitler ré- que le fascisme peut jouer un rôle le sort des prisonniers, la défense
armait l'Allemagne. Après la capi- révolutionnaire, en éliminant vio- des salariés et diverses dé-
tulation de l'armée belge en 1940, lemment les obstacles qui se sont marches en faveur de nombreux
De Man publie un manifeste à toujours dressés sur le chemin de pétitionnaires. Avec la reprise des
l'intention des membres du POB, la justice sociale et de la paix eu- activités économiques, il a estimé
dans lequel il voit dans l'occupa- ropéenne, il présente « l'effondre- nécessaire de ne pas laisser les ini-
tion allemande une opportunité ment d'un monde décadent » et tiatives patronales sans contrôle
d'action neutraliste pendant la « la débâcle du régime parlemen- et a fortement encouragé la ré-

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 11
activation des syndicats. L'UTMI novembre 1941 dans un alpage situ (le Maquis) étaient gloriés.
était auparavant composée de isolé à La Clusaz en Haute-Savoie, L'État français (le régime de Vichy
dirigeants syndicaux de toutes où il reste jusqu'en août 1944, à de Philippe Pétain) ayant forte-
orientations politiques, mais elle a l'exception de quelques courts ment collaboré avec l'occupant
rapidement été affaiblie par des voyages en Belgique et en allemand, reste une tache difcile
défections dues à l'accentuation France. Il a été condamné par à effacer en France après la Se-
des tendances extrémistes et anti- contumace à 20 ans de prison, à conde Guerre mondiale. De fait,
belges soutenues par les Alle- la rétrogradation militaire et au la résistance est d'autant plus mise
mands. La lettre de protestation paiement de 10 millions de francs en avant. Alors que les forces de
que De Man leur adresse en de dommages et intérêts. Il est gauche étaient auparavant asso-
mars 1942, alors qu'il a déjà quitté mort en exil en Suisse en 1953. Mal- ciées à la résistance et à la dépor-
la Belgique, conrme un échec gré sa collaboration, on peut dire tation, la résistance des forces
qui ne se limite pas à l'UTMI. Face que De Man a contribué au mo- d'extrême droite a été quelque
aux contradictions croissantes, il dèle ultérieur de consultation so- peu occultée. La situation des
avait compris trop tard qu'une po- ciale 5 . personnes ayant des sympathies
litique de présence ne pouvait fascistes, mais qui en même
que conduire à la collaboration Le statut du résistant après la Se- temps professaient un patriotisme
ou à l'isolement. Déjà désavoué conde Guerre mondiale très développé, a conduit à des si-
par les plus déterminés de ses an- La politique belge de commémo- tuations schizophrènes, tant en
ciens camarades, méprisé par les ration après la Seconde Guerre France qu'en Belgique. Les
nationalistes amands qui lui re- mondiale s'adressait principale- exemples du Verdinaso et du par-
prochaient son « belgicanisme », il ment aux résistants qui avaient cours de vie extraordinaire de
avait également suscité la mé- été déportés dans l'un ou l'autre Hendrik De Man montrent que la
ance des Allemands parce qu'il camp de concentration alle- réalité est plus complexe qu'une
ne partageait pas leur Flamenpo- mand. Les résistants qui n'ont pas histoire binaire gauche-droite.
litik. Cette politique avait pour but été déportés et sont donc restés
de creuser un fossé entre les en Belgique sont moins sous les
Belges de Flandre et de Wallonie. feux de la rampe. Cette situation Frédéric Crahay
Complètement isolé et privé de contraste fortement avec la situa- Directeur
toute inuence, il s'exile en tion française, où les résistants in ASBL Mémoire d’Auschwitz

1 Danic Parenteau, Ian Parenteau, Les hebdomadaire du CRISP (nr. 715-716), 5Jan Craeybeckx, Alain Meynen, Els
idéologies politiques. Le clivage gau- 1976, 44 p. Witte, La Belgique politique de 1830 à
che-droite, Québec, Presses de l’Uni- 4 Jan-Willem Stutje, Hendrik De Man, nos jours : les tensions d'une démo-
versité du Québec, 2017, 228 p. en ligne sur : https://www.belgium- cratie bourgeoise, Bruxelles, Labor,
2 Groupement des solidaristes thiois. wwii.be/belgique-en-guerre/person- 1987, 639 p.
3 Etienne Verhoeyen, L'extrême nalites/henri-de-man.html
droite en Belgique in : Courrier

12 TRACES DE MÉMOIRE
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N° 41 - SEPTEMBRE 2021 13
approfondissement

e
Le XX Convoi,
un convoi très spécial
Entre le 4 août 1942 et le 31 juillet 1944, 28 transports ont emmené 25 272 Juifs et 353 Roms vers le complexe d’Auschwitz-Birkenau,
ses camps de concentration, ses Kommandos de travail et son centre de mise à mort. Cinq transports exceptionnels acheminent
encore 218 Juifs à Ravensbrück, Buchenwald, Bergen-Belsen ou Vittel. Moins de 5 % de l’ensemble de ces déportés, hommes, femmes
et enfants, ont survécu. Ce taux si faible traduit bien le bilan génocidaire.


Quand, dans le courant du mois de juin 1942, les nazis mettent en œuvre la Solution finale  en Belgique et dans le nord de la France,
ils choisissent une discrète caserne malinoise pour y établir l’unique SS-Sammellager für Juden (camp de rassemblement pour Juifs)
sur ces territoires. Après la capitulation de la Belgique, le 28 mai 1940, l’occupant s’était déjà servi du bâtiment pour y détenir pendant
quelques semaines des prisonniers de guerre alliés. La caserne Dossin est une très vaste construction organisée autour d’une cour
intérieure, dans laquelle des camions peuvent aisément manœuvrer. La surveillance peut être assurée par quelques hommes. Les
chambrées où les militaires belges logeaient auparavant sont encore partiellement meublées. L’endroit, bien desservi par les chemins
de fer, se trouve à proximité du camp de Breendonk ainsi qu’à mi-chemin entre Bruxelles et Anvers, les villes où se concentre l’essen-
tiel de la population juive du pays. Ces critères font de la caserne Dossin un lieu de rassemblement et de départ tout à fait adapté
pour la déportation génocidaire [Schram, 2017, p. 50-51].

Petite mise au point Spécicité démographique porte l’âge ou le sexe.


Le Transport XX se distingue à plu- La formation du Transport XX se Comme le soulignait justement
sieurs égards dans l’histoire géné- déroule dans un contexte très dif- l’historien Maxime Steinberg, l’ef-
rale des convois partis de la ca- férent de celui des convois précé- fectif du Transport XX est « un pur
serne Dossin. dents. On est bien loin du temps produit de la chasse à l’homme,
Évidemment devenu fameux des convocations pour une soi-di- de la traque des clandestins, des
pour l’attaque menée par Youra sant mise au travail, des grandes dénonciations malveillantes. Sa
Livschitz, Robert Maistriau et Jean raes de l’été 1942 ou du « rapa- composition offre une photogra-
Franklemon, on oublie de s’inté- triement » des forçats juifs em- phie du groupe ciblé par la persé-
resser à toutes les particularités de ployés par l’Organisation Todt. cution antisémite nazie, un reet
ce transport. Pour rappel, l’action Pour la première fois, le temps mis d’une population juive vulnérable
téméraire des trois jeunes résis- à rassembler l’effectif de ce con- en Belgique : des familles entières,
tants a permis à 17 déportés de voi s’étend sur trois mois. Les ins- des hommes, des femmes, des
sauter de l’unique wagon qu’ils criptions sur la Transportliste débu- enfants, des vieillards, des ma-
avaient réussi à ouvrir. C’est à tort tent le 16 janvier et s’achèvent le lades… » [Steinberg & Schram,
qu’on leur attribue le mérite des 17 avril, deux jours avant le dé- 2008, p. 36].
219 autres évasions survenues le part. Au cours de cette période, Parmi les 1 631 déportés, 206 ont
19 avril 1943. Faits peu connus, on relève 41 jours sans enregistre- dépassé l’âge de 60 ans. Le
celles-là ont été préparées à l’in- ment. Pendant ces trois mois, la doyen du transport est Jacob
térieur même du camp de ras- Sipo-SD et ses auxiliaires se livrent Blom, Juif néerlandais installé à
semblement, grâce à la compli- à une traque impitoyable qui vise Berchem depuis 1927, déporté à
cité de détenus. toute la population juive, qu’im- 90 ans passés. Les enfants de

14 TRACES DE MÉMOIRE
moins de 15 ans sont 237. un nombre élevé de personnes Parmi eux, quatre sont des multiré-
On y identie le plus jeune « inaptes au travail » aux yeux des cidivistes [AGR-SVG, Dossiers SDR
des enfants juifs déportés de Ma- SS chargés de la sélection. Abramowicz, Holzer, Posesorski et
lines : Suzanne Kaminski, née le Tabakman]. Après avoir été mis
11 mars 1943 à Bruxelles. Suzanne Le retour des Flitsers au travail forcé dans le nord de la
est arrêtée avec sa maman, José- Après les 246 évasions du double France dans le cadre de l’Organi-
phine Schutz, dans leur logement convoi XVI et XVII et les 67 des sation Todt, Lejb Posesorski, âgé
clandestin à Waterloo. Deux se- Transports XVIII et XIX, les nazis de 24 ans et d’origine polonaise,
maines plus tard, elle est déportée adaptent les conditions de dépor- est l’un des 246 évadés du 31 oc-
à Auschwitz-Birkenau alors qu’elle tation. L’escorte est renforcée et tobre. Arrêté le 23 janvier 1943, il
n’a que 38 jours. L’intervention sol- disposée à l’avant et à l’arrière du est inscrit sur la liste spéciale du
licitée par sa tante auprès du roi train, le départ a lieu le soir, les Transport XX, dont il s’enfuit en-
Léopold III n’a eu pour réponse trains de voyageurs sont désor- core une fois. Son destin se scelle
qu’un simple accusé de récep- mais remplacés par des wagons lorsqu’il est réarrêté par les nazis,
tion [Archives du Palais royal- de marchandises, les ouvertures probablement le 18 octobre 1943.
Bruxelles, Cabinet du Roi, sont rétrécies par des « barreaux » Le second est Arthur Israël Holzer,
Liasse 42]. Joséphine et sa petite ou par des barbelés [Prowizur- un Viennois de 37 ans, qui saute
Suzanne sont juives et n’ont pas la Szyper, 1979, p. 105]. successivement des Trans-
nationalité belge. Aucune d’elles Une autre particularité du Trans- ports XVIII, XX et XXIII. Salomon
n’a survécu. Une mère accompa- port XX est que pour la première Abramowicz, également né à
gnée d’un nouveau-né n’avait fois, une liste spéciale est jointe à Vienne, déporté à 26 ans,
aucune chance de passer la sé- la liste de déportation initiale s’échappe par trois fois des Trans-
lection. Inaptes au travail, elles [AGR-SVG, XX. Transportliste]. ports XVII, XVIII et XX. Cet ancien
ont été assassinées dans les nou- Cet addendum comporte les forçat du Mur de l’Atlantique est
velles chambres à gaz-créma- noms de 19 Juifs qui ont sauté repris par l’occupant et ramené
toires de Birkenau. Tout comme des doubles transports XVI et XVII, au camp de rassemblement le
Jacob Blom. et XVIII et XIX partis respective- 23 septembre 1943. Il y est enregis-
Les femmes et les enfants de ment le 31 octobre 1942 et le tré sur la liste spéciale du con-
moins de 15 ans constituent plus 15 janvier 1943. voi XXIII.
des deux tiers de l’effectif du Un examen minutieux des listes de Enn, Majer Tabakman est l’un
convoi, tandis que moins de déportation du Transport XX per- des piliers du Linke Poale Sion, le
300 hommes, âgés de 15 à 50 ans met d’encore identier onze éva- parti ouvrier sioniste de gauche et
y gurent. Cette composition pour dés supplémentaires inscrits sur la de son organisation de solidarité
le moins déséquilibrée incorpore liste de transport principale. Le Secours mutuel. [Stein-

Annette Schutz adresse sa requête au roi Léopold III, en vue


© Archives du Palais royal, Cabinet du Roi, Bruxelles

d'éviter la déportation à ses sœurs et à sa nièce. Dans le coin


supérieur gauche, l'annotation signifie « accusé de réception
avec sollicitude ».

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 15
© AGR/Dossier Police des étrangers
Majer Tabakman, résistant et
évadé multi-récidiviste

berg & Schram, 2009, p. 133]. nouvelles se propagent à l’inté- termination des Juifs apparaissent
Après s’être échappé du Trans- rieur de la caserne Dossin au cours déjà au mois de juin 1942 par le
port XIX, il relate son évasion dans des trois mois que prend le ras- biais de la BBC. Elles se répètent
l’organe clandestin du Comité de semblement de l’effectif du Trans- régulièrement dans la presse
défense des Juifs (CDJ) [Le Flam- port XX. Nul doute que les internés clandestine [Steinberg, 1983,
beau, n° 1, 1943, p. 3.]. Mais le ont appris la défaite des nazis à pp. 234-246]. Le 17 octobre 1942,
10 avril 1943, la Sipo-SD s’empare Stalingrad le 2 février 1943. La le quatrième numéro du Bulletin
de lui et le ramène à Dossin. Il s’en- nouvelle se diffuse dans la popu- intérieur du Front de l’indépen-
fuit du Transport XX avant d’être lation du camp. Les SS sont de plus dance alerte ses lecteurs :
arrêté et déporté à nouveau, en plus nerveux et méants. « Or, La Gestapo s’apprête à dé-
cette fois avec son épouse, Rosa porter l’ensemble de la popula-
Kibel, par le Transport XXIII. Rosa Une rumeur persistante tion juive de Belgique. Des di-
est rapatriée seule en Belgique en Sans compter les terribles ques- zaines de milliers d’êtres humains
1945. tions que tous se posent. Quel a sont exposés à une mort ef-
Ces quatre rebelles à la S  olution été le sort réservé aux quelque frayante. Le temps presse. Il faut
nale  embarquent tous à bord 18 000 personnes déportées par mettre tout en œuvre pour les
du convoi XXIII, qui arrive le les précédents convois ? Nul ne sauver. […] JUIFS, sauvez votre vie
17 janvier 1944 à Auschwitz-Birke- croit plus à une soi-disant mise au en vous cachant. […] Arrachez les
nau, une destination dont ils ne re- travail, même si inconsciemment, armes aux brutes de la Gestapo
viendront jamais. d’aucuns s’y raccrochent. Pour- et abattez-les comme des chiens.
Lorsque les fugitifs retombent quoi des femmes enceintes, des En résistant, votre sort ne pourrait
entre les griffes des nazis, ils sont bébés, des invalides, des malades être plus grave que si vous vous
ramenés à la caserne Dossin. Cer- ou des vieillards ont-ils été arrêtés laissez conduire aux abattoirs de
tains rejoignent les chambrées sans ménagement lors des Pologne. »
communes des Transportjuden, grandes raes de l’été 1942 ? Et Certes, l’audience de ces jour-
tandis que d’autres sont assignés les membres de la famille, les naux clandestins est limitée, mais
à la « salle des Flitsers », la salle des amis, les connaissances, que sont- les bruits relatifs à l’extermination
évadés. Ils ne sont pas forcément ils devenus ? Où sont ceux dont on se font de plus en plus insistants.
gardés à l’écart des autres déte- est sans nouvelles depuis leur dé- Même si la population juive est à
nus. Ils racontent leur fuite, le tra- part de Malines ? Qu’advient-il mille lieues d’imaginer l’assassinat
vail forcé et les conditions de vie d’eux dans cet « Est lointain » dont par les gaz de centaines de mil-
dans les camps de l’Organisation personne ne revient ? liers, de millions de Juifs d’Europe,
Todt. Autant de rumeurs que de En Belgique, les mentions de l’ex- elle se doute que tout ce qui se

16 TRACES DE MÉMOIRE
passe là-bas est dangereux, voire « […] entre eux, les prisonniers par- Pendant leur enfermement, ces
mortel. Sinon, pourquoi tenter laient que les déportés à « Bruxellois » se rapprochent les
l’aventure périlleuse de la clan- Auschwitz partaient sans espoir uns des autres, même s’ils sont en-
destinité ? Pourquoi le Comité de de retour. » [Audition de Marcus trés à des moments différents.
défense des Juifs (CDJ) s’achar- Alfred] Dans ce petit groupe, Majier
nerait-il à sauver les enfants juifs ? Ces informations, vraies ou Tabakman est le seul à connaître
Pourquoi, à l’intérieur de Dossin fausses, sèment le trouble parmi un peu les rouages de Dossin et
fait-on encore autant d’efforts les détenus. Dans leurs esprits se avoir déjà fait l’expérience de
pour échapper à la déportation ? mêlent espoir et angoisse, impuis- l’évasion.
Chaja Wajcblum conrme que sance et désir de liberté, soumis- Nouant des relations avec
tous les détenus de Dossin étaient sion et soif d’action, résignation quelques internés privilégiés, em-
conscients du danger de mort qui ou rêves de vengeance. L’atmos- ployés dans l’administration ou
planait sur eux : « Ouvertement il phère à l’intérieur du camp de- dans les ateliers du camp, ces ré-
ne nous a pas été dit que nous vient de plus en plus tendue. sistants organisent secrètement
étions condamnés à mort, mais leur évasion. Plusieurs points en-
nous avions tous la conviction L’arrivée des partisans trent en considération : ne pas se
qu’on devait mourir. » [Audition En outre, l’arrivée à Dossin d’au faire remarquer par les gardes et
de Wajcblum Chaja] moins une dizaine de résistants et ni dénoncer par des codétenus,
Après leur rapatriement, plusieurs partisans armés juifs de Bruxelles, parvenir à se rassembler dans les
survivants du transport XX témoi- capturés par les nazis, encourage mêmes wagons, s’arranger pour y
gnent du fait que les SS du camp indubitablement d’autres internés disposer d’outils dissimulés, béné-
de rassemblement colportaient à la rébellion. Si ces détenus parti- cier de la complicité des internés
eux aussi des bruits alarmants. culiers sont amenés au camp de chargés de fermer les portes…
Eugénie Drummer-ova, déportée rassemblement, c’est soit parce L’entreprise est plus que hasar-
à 19 ans, se souvient qu’« un jeune que l’occupant n’a pas pu les deuse. Préserver le secret est indis-
SS belge […] nous a dit […] que identier comme résistants, soit pensable. Il faut jauger les person-
nous allions bientôt partir pour parce que l’administration mili- nalités pour savoir à qui se er, de
Auschwitz et que là-bas, nous se- taire allemande les a conés à la qui se méer.
rions mis au four crématoire. » responsabilité de la Sipo-SD en L’inscription sur la liste de déporta-
[Audition de Drummer-ova Eugé- charge de la déportation raciale. tion se déroule selon le moment
nie] Cette rumeur se répand à Ceux qui sont livrés à la caserne de l’entrée au camp : premier ar-
l’intérieur de la caserne, comme Dossin y sont internés comme Juifs rivé, premier inscrit. Les numéros
le souligne Alfred Marcus : et uniquement comme Juifs. de la liste gurent sur les cartons

Témoignage de Majer Tabakman dans


« Le Flambeau », organe clandestin du
Comité de Défense des Juifs
© AGR/CEGESOMA

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 17
d’identication que les internés Dans l’un de ses témoignages, Eva Fastag a pris de gros risques.
portent autour du cou. Cet ordre Eva Fastag relate le terrible « dé- Les numéros donnés au camp -
numérique détermine la réparti- sordre administratif » qui a régné gurent également dans le chier
tion dans les chambrées ainsi que la veille du départ, lors de la pré- des Juifs de la Sipo-SD de
l’embarquement dans les wa- paration de l’embarquement [In- Bruxelles, sur les copies des Trans-
gons. Or, les numéros attribués terview d’Eva Fastag, 2004]. Les portlisten et sur les ches de ré-
aux résistants, amenés entre le numéros des déportés ne corres- ception des colis. Or, ces docu-
3 et le 13 avril, sont très éloignés pondent plus au double de la ments lui sont inaccessibles… Si la
les uns des autres, ce qui implique liste. Le commandant en second supercherie avait été décou-
qu’ils ne sont ni dans les mêmes du camp de Malines, Rudolf verte, les conséquences pour Eva
salles ni dans les mêmes wagons. Steckmann explose de colère, vo- Fastag auraient pu être fatales.
cifère contre les secrétaires juives Au moment de l’embarquement
Falsier les Transportliste et les menace. Eva Fastag ex- à bord des trains, les SS ont l’habi-
Résoudre cette équation néces- plique qu’elle aurait réussi à con- tude de désigner un « chef de wa-
site la complicité de la secrétaire vaincre le SS de mettre les futurs gon », à qui il était dit qu’il serait
juive de l’Aufnahme, le bureau déportés en le comme ils souhai- tenu pour responsable de tout in-
d’enregistrement du camp. Là, taient être rassemblés dans les cident lors du voyage. Ils optent
Eva Fastag est chargée de dacty- dortoirs, et donc dans le transport évidemment pour quelqu’un qui
lographier les listes de déporta- et de les enregistrer de cette fa- a beaucoup à perdre, souvent un
tion. Le hasard fait bien les choses. çon. Steckmann, énervé par la si- père de famille accompagné des
Jacques Cyngiser, un ancien tuation, procède selon cette pro- siens. Pour les partisans, il était
membre des Brigades internatio- position. donc essentiel de se retrouver
nales lors de la guerre d’Espagne Maxime Steinberg relève une des dans les « bons » wagons, avec
la connaît déjà. Il l’approche et la conséquences de ces falsica- des déportés susceptibles de
convainc d’échanger les numé- tions : s’évader, de les aider ou qui, au
ros et donc de falsier les docu- « une méprise macabre au cime- pire, ne les empêcheraient pas de
ments [Témoignage de Cyngiser tière de Borgloon, le 24 avril. Les sauter [Schram, 2017, p. 214].
Jacques]. Eva Fastag accepte de délégués de l’AJB viennent y ré- Cyngiser conrme : « À la discrète
retaper certaines pages des listes, cupérer la dépouille de Léon intervention d’Eva, je fus désigné
notamment celles de la série Mogielnicki, n° 748, dont la comme chef de groupe, comme
1360 à 1381. Jacques Cyngiser, Sicherheitspolizei leur a signalé la responsable d’un wagon peu
Abraham Fischel, membres du mort lors de son évasion. Or le fos- avant le départ. » [Témoignage
corps mobile des partisans, Icek soyeur déterre le cadavre d’une de Cyngiser Jacques]
Wolman et Dyna Rosenstein, du femme. Léon Mogielnicki, évadé
Comité de défense des Juifs, sous le numéro 1212, est bel et Les outils de la liberté
Abraham Bloder, résistant com- bien vivant. Il avait échangé son Reste encore à se procurer des
muniste, et Majer Tabakman em- numéro avec la malheureuse Her- outils et à trouver des complices
barquent à bord du « wagon de mine Steiner, tuée en sautant du pour les dissimuler dans la paille
la résistance » [Steinberg, 1987, train. » [Steinberg & Schram, 2008, des wagons à bestiaux. Scies,
p. 78]. p. 19] couteaux, limes, barres de fer, tire-

18 TRACES DE MÉMOIRE
bouchon, tout peut venir à point. Il a été amené à Malines le ran de la guerre d’Espagne et
Si certains témoignages attestent 26 janvier 1943 et inscrit sur la liste chef de la compagnie balka-
d’objets dissimulés dans les colis, de déportation. Il sait qu’il ne peut nique du Corps mobile des Parti-
l’essentiel des outils provient des compter que sur lui-même pour sans. Or, la date de son
ateliers du camp. Des électriciens, s’échapper [Fichier SD, Gorski Da- internement à Malines, le
des menuisiers, des cordonniers, vid]. Il s’occupe d’obtenir de l’ar- 29 janvier 1943, notée dans le coin
des porteurs de colis… en sont les gent pour les achats ou pour ai- supérieur gauche de la liste, ne
fournisseurs principaux, souvent der les évadés lors de leur fuite. correspond pas à celle du chier
volontairement, mais quelquefois Gorski repère Leon Landau, régis- de la Sipo-SD. Ceci indique que
sous la contrainte. Jacques Cyngi- seur du Théâtre royal néerlandais ces partisans ont eux aussi pu bé-
ser se retrouve encore à l’initiative d’Anvers, détenu depuis le nécier de la complicité d’Eva
de cette collecte si particulière. 22 janvier. Ce sioniste convaincu, Fastag et d’autres travailleurs
Rubin Liberman, David Gorski et encore protégé par sa nationalité juifs : l’électricien Abram
Leon Landau forment le « comité belge, est intégré à l’équipe des Dobruszkes, les porteurs Albert
des trois » [Steinberg, 1987, p. 78]. porteurs du camp [AGR-SVG, SDR Clément, Lucien Osias Cohen et
Le premier, qui n’appartient à au- Landau Leon]. Outre cette fonc- Léon Landau [Steinberg &
cun mouvement organisé, est le tion, il est chargé de répartir la Schram, 2008, p. 22].
chef de l’atelier de cordonnerie. Il paille à bord des wagons à bes- Dans le wagon spécial réservé
entre à Dossin le 30 novembre tiaux. Sa complicité est essentielle aux Flitsers, Samuel Perl, un évadé
1942, où il se trouve toujours au pour la réussite de l’opération. du Transport XVIII, embarque. Ils
moment de la libération, le 4 sep- L’évasion de Gorski et Cyngiser en sont 19 récidivistes dans ce wa-
tembre 1944 [Fichier SD, Liberman est la preuve. gon spécial. Après la guerre, il ex-
Rubin]. Il connaît donc bien les Dans un autre wagon, dans la sé- plique comment sa cavale a été
rouages du camp. Très apprécié rie des numéros 360 (ou peut-être organisée à l’intérieur du camp :
des gardiens SS, il bénécie de même 329) à 383, d’autres résis- « Nous étions prévenus par le per-
leur conance totale. Les Alle- tants sont parvenus à embarquer sonnel juif de la caserne que
mands lui accordent la possibilité en groupe. cette fois-ci nous serions surveillés
de recevoir des visites ainsi que de Baruch Leib (dit Léon) Kutnowski si sévèrement qu’il n’y aurait pas
sortir régulièrement pour acquérir et Hersz (dit Henri) Silbersztejn sont moyen de nous échapper. Par
du matériel. Ces privilèges lui per- des communistes du Corps des conséquent, nous prîmes des pré-
mettent de se procurer des cou- partisans de Bruxelles [Steinberg & cautions. Nos amis, les menuisiers
teaux, des scies, des burins, des Gotovitch, 2007, p. 18]. du camp, avaient placé dans le
tenailles, des ciseaux à bois, des Le 2 février 1943, ils ont été arrêtés wagon des scies, des marteaux et
leviers, des vilebrequins… La ensemble pour des motifs raciaux. des tournevis. » [Schmidt, 1969,
somme de 1 000 FB, fournie par Au SS-Sammellager, ils sont inscrits p. 184]
David Gorski, aurait servi à payer sur la Transportliste XX sous les nu- Quand le convoi s’ébranle, pen-
ces achats à l’insu des nazis. méros 338 et 383. dant plus de deux heures, les Flit-
Gorski est un militant communiste Le 16 mars 1943, ils sont rejoints par sers s’échinent à se frayer des pas-
stalinien et un membre actif Sander (dit Alexandre) Weisz, sages. Les candidats à l’évasion
du Front de l’indépendance. autre résistant communiste, vété- sautent à intervalles de deux ou

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 19
Évasions du Transport XX,
dessin de Gyorgy Bekeffi, Malines, 1944

© NS-Dokumentationszentrum, Köln
Simone Veil in Birkenau in 2005

trois minutes. L’escorte est placée Hors du camp, les rumeurs et les relations pour se procurer un petit
derrière leur wagon. Six hommes informations relatives au mas- calibre. Il entraîne Jean Frankle-
tentent leur chance, bravant tous sacre des Juifs se répandent éga- mon et Robert Maistriau, deux an-
les dangers. Ils sont bien cons- lement dans les mois qui précè- ciens camarades de l’Athénée
cients des risques encourus, mais dent le départ du Transport XX. En d’Uccle dans son sillage.
ils sont sûrs que leur sort à destina- mars 1943, les lecteurs du Flam- L’attaque, préparée à la hâte, se
tion sera bien pire. Certains des beau peuvent apprendre dans un fera avec une franche volonté,
déportés, n’ayant pas été préala- article intitulé « Les Beautés de une folle inconscience et beau-
blement mis au courant du plan, l’Ordre nouveau » que : coup d’amateurisme. Les trois
leur emboîtent le pas dans cette « La Pologne est le pays qu’Hitler a jeunes gens partent à bicyclette.
aventure. Tous sont probable- choisi pour y massacrer les Juifs. La Ils détiennent un seul revolver, une
ment persuadés que la mort est Pologne entrera dans l’histoire lampe-tempête, une pince cou-
au bout du voyage au point de comme le grand cimetière des pante et 50 000 FB en petites cou-
risquer leur vie. Juifs. C’est là que l’on concentre pures. Cette somme devait être
les Juifs de tous les pays de l’Eu- distribuée aux évadés pour les ai-
Acte héroïque, acte téméraire rope pour y être exterminés […] à der dans leur fuite. Entre Boort-
Tandis que les résistants préparent la mitrailleuse ou enfermés dans meerbeek et Wespelaar, ils se ca-
leur évasion à l’intérieur du camp des chambres hermétiquement chent dans les buissons après
de rassemblement, à l’extérieur se closes et gazés. » avoir placé la lampe qui doit aler-
trame un acte de résistance ex- Relativement conscient du judéo- ter le conducteur du train et le for-
ceptionnel : une attaque visant à cide, le fondateur du Comité de cer à stopper sa machine. Il était
sauver des Juifs, un fait unique en défense des Juifs, Hertz Jospa est prévu que Youra tienne ce dernier
Europe. Cet épisode a déjà été probablement à l’origine de en joue pendant que ses com-
étudié en profondeur par des his- l’idée d’attaquer le Transport XX. plices ouvrent le plus de wagons
toriens et auteurs tels que Maxime Mais le CDJ n’a aucun moyen de possible, aident les déportés juifs à
Steinberg ou Marc Michiels [Mi- réaliser cet acte téméraire. Même s’en extraire et leur prodiguent
chiels & Van den Wijngaert, 2012], les partisans du FI refusent de s’y quelques billets.
pour ne citer qu’eux. Ce sujet sera risquer. Youra (Georges) Livschitz Dans leur hâte, ils ne s’étaient pas
ici très résumé. entre alors en scène. Il use de ses attendus à ce que l’escorte soit

20 TRACES DE MÉMOIRE
renforcée. Des Schupos ont pour mort. Il décède en 1977 dans un Dénoncé par un « camarade » à
la première fois pris place à village près de Francfort [Michiels la solde de l’occupant nazi, il est
l’avant du train. Rien ne se passe & Van den Wijngaert, 2012, p. 34, arrêté le 14 mai 1943. À l’avenue
comme prévu. Youra, un moment 129-130]. Louise, Youra parvient à s’empa-
aux prises avec les gardes, doit Robert Maistriau poursuit son par- rer du revolver et à s’enfuir des
abandonner. Franklemon, pris cours de résistant au sein du caves de sinistre réputation. Avec
d’assaut par un des Schupos, est Groupe G, un réseau d’experts en son frère Alexandre, qui com-
impuissant. Lui aussi doit s’enfuir. sabotage. Il y est chargé de l’or- mande une compagnie du Corps
[AGR-SVG, Rapport Jean Frankle- ganisation, du recrutement et de de Bruxelles des partisans, il tente
mon] Les gardes ouvrent le feu, la formation à la manipulation des de se réfugier en Angleterre. Vic-
Maistriau parvient à forcer les explosifs. Robert Maistriau se réfu- times d’une nouvelle trahison, les
portes d’un seul wagon. Il libère gie un temps du côté de Saint-Hu- deux résistants sont capturés le
17 personnes, enregistrées autour bert, dans la province de Luxem- 26 juin 1943. Les nazis considèrent
du n° 750 sur la liste de déporta- bourg avant de rejoindre Youra comme communiste et
tion. Bruxelles. « chef d’une bande de terro-
Les conséquences de l’action hé- L’occupant s’empare de Robert ristes ». Pour un Juif, le seul fait
roïque des trois jeunes gens sont Maistriau le 20 mars 1944 à d’être en possession d’une arme
lourdes. Bruxelles. De la prison de Saint- à feu suft pour être condamné à
Jean Franklemon est arrêté le Gilles, il est envoyé à Breendonk le mort. Après avoir été emprisonné
4 août 1943 et emmené au Fort 6 mai et déporté à Buchenwald le à Breendonk, il est fusillé comme
de Breendonk. Le 15 mars 1944, il 8 mai 1944. En avril 1945, il est éva- « otage terroriste » le 17 février
est condamné à six ans de prison cué à Bergen-Belsen, où il est li- 1944, une semaine avant que son
pour des actes de violence béré. Le 28 avril 1945, Robert frère ne subisse le même sort.
contre des membres de la Wehr- Maistriau est rapatrié en Belgique. [AGR-SVG, SDR Livschitz Youra]
macht et pour la libération de dé- Après avoir été décoré et re-
portés juifs d’un transport. connu prisonnier politique en Un bilan macabre
Enfermé dans la prison de Saint- 1949, Yad Vashem le distingue par Le bilan pour ceux qui ont tenté
Gilles du 11 mars 1944 au 8 avril un titre de « Juste parmi les Na- leur chance est aussi marqué par
1944, il est transféré dans les tions ». [Schram, Robert Maistriau, la mort. Des 236 évadés, 26 sont
camps de concentration de Son- 2016, pp. 234-236] abattus ou mortellement blessés
nenburg puis de Sachsenhausen. Celui qui paie le plus lourd tribut lors de leur fuite. 92 sont repris et
Il survécut aux marches de la est sans nul doute Youra Livschitz. une nouvelle fois déportés plus

De gauche à droite : Youra (Georges) Livschitz (1917-1944), fusillé comme « otage terroriste » -
Robert Maistriau (1921-2008), survivant - Jean Franklemon (1917–1977), survivant
© Mémorial Fort de Breendonk, Willebroek

© Kazerne Dossin, Malines

© Kazerne Dossin, Malines

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 21
Avec le Convoi XX, les Juifs sont déportés pour
la première fois dans ce type de wagon
© NMBS Groep, Brussel – Groupe SNCB, Bruxelles

tard du camp de rassemblement évacuer avant leur départ, sur le le complexe concentrationnaire
de Malines ou d’ailleurs. lieu et la nature de leur destina- d’Auschwitz-Birkenau.
Arrivé à destination le 22 avril, le tion prochaine. […] Les 276 hommes sont identiés par
Transport XX débarque 1 395 dé- Je demande que vous en preniez les numéros 117 455 à 117 730,
portés sur l’Alte Judenrampe, en acte pour application. tandis que les 245 femmes sont im-
rase campagne entre Auschwitz Je demande spécialement que matriculées dans la série 42 451 à
et Birkenau. Les Juifs, indociles et les commandos d’escorte reçoi- 42 695.
paniqués, ont posé des pro- vent régulièrement des instruc- La plupart des 85 hommes rapa-
blèmes aux SS qui effectuent la tions pour s’assurer que, pendant triés ont été employés à des tra-
sélection. Au point de susciter les le voyage, aucune allusion ne vaux lourds à Monowitz avant de
doléances du commandant SS sera faite, susceptible de provo- prendre part aux marches de la
d’Auschwitz-Birkenau ainsi qu’un quer une quelconque résistance mort. Selon leurs témoignages,
sévère rappel à l’ordre de la Ges- de la part des Juifs ou de n’éveiller plus de 250 hommes ont été af-
tapo de Berlin. L’auteur, Rolf aucun soupçon sur la façon dont fectés à ce Kommando.
Günther, est l’un des collabora- ils seront traités. » [CDJC, XXVc- Quant aux femmes sélectionnées
teurs d’Adolf Eichmann. Il est 240] (Traduction de l’auteur) pour le « travail », beaucoup
chargé de veiller à l’organisation d’entre elles - peut-être même
de la déportation des Juifs d’Eu- À l’issue de la sélection, 874 Juifs toutes - servent de cobayes à des
rope occidentale [Wikipedia, Rolf (63 % de l’effectif), surtout des médecins SS, dont le docteur Carl
Günther]. Dans son télex du femmes, des enfants et des per- Clauberg. Ce gynécologue spé-
29 avril 1943, adressé entre autres sonnes âgées, sont assassinés cialisé dans la stérilisation sévit
à Ernst Ehlers, le responsable de la dans les nouvelles chambres à dans le Block X du camp
Sipo-SD de Bruxelles, il écrit ceci : gaz-crématoires du centre de d’Auschwitz [Steinberg & Schram,
« Pour des raisons évidentes, le mise à mort de Birkenau. 2008, p. 22 & Lang, 2004]. Celles
camp d’Auschwitz réitère sa de- Les 521 personnes jugées aptes qui ont tenu le coup subissent la
mande de ne donner aucune in- au travail sont rasées, tondues, marche de la mort vers Ra-
formation inquiétante aux Juifs à tatouées et intégrées dans vensbrück et ses Kommandos.

22 TRACES DE MÉMOIRE
C’est également à Ravensbrück [Steinberg & Schram, 2008, p. 22] étonnamment élevé par rapport
que se retranche Clauberg, qui Mais cette particularité-là fait à la moyenne de l’ensemble des
poursuit là ses expérimentations. l’objet d’un autre chapitre de cet transports qui est de 5 %.
La probabilité existe que l’éva- ouvrage.
cuation à Ravensbrück de Carl Exceptionnellement, trois enfants,
Clauberg et celle de ses sujets déportés à 13 ou 14 ans, gurent Dr. Laurence Schram
d’expérience soient liées. Néan- parmi les rapatriés. Le taux de sur- Senior Researcher
moins, 65 déportées survivent. vie (11 %) de ce transport est Kazerne Dossin

Hans-Joachim Lang, Die Namen der Nummern. Wie es gelang, die 86 Opfer eines NS-Verbrechens zu identifizieren, Hamburg, Hoff-
mann und Campe Verlag, 2004.
Marc Michiels en Mark Van den Wijngaert, Het XXste transport naar Auschwitz. De ongelijke strijd op leven en dood, Antwerpen,
Standard Uitgeverij, 2012.
Claire Prowizur-Szyper, Conte à rebours, une résistante juive sous l’occupation, Bruxelles, Éd. Louis Musin, 1979, p. 105.
Laurence Schram, Dossin, l’antichambre d’Auschwitz, Bruxelles, Racine, 2017.
Laurence Schram, Biographie de Robert Maistriau, in : Nouvelle Biographie nationale - 13, Bruxelles, Académie royale des sciences,
des lettres et des beaux-arts de Belgique, juin 2016, pp. 234-236.
Maxime Steinberg & Laurence Schram, Le XXe transport - Malines-Auschwitz, Malines, VUB Press, 2008.
Maxime Steinberg & Laurence Schram (sous la dir. d’Adriaens Ward), Mecheln-Auschwitz - 1942-1944, Bruxelles, VUB Press, 2009.
Maxime Steinberg, L’Étoile et le Fusil, tome 1, La Question juive, 1940-1942, Bruxelles, Vie ouvrière, 1983.
Maxime Steinberg, L’Étoile et le Fusil, tome 4, La traque des Juifs II - 1942-1944, Bruxelles, Vie ouvrière, 1987.
Maxime Steinberg & José Gotovitch, Otages de la terreur nazie. Le Bulgare Angheloff et son groupe de Partisans juifs - 1940-1943,
Bruxelles, VUB Press, 2007.
Ephraïm Schmidt, L’histoire des Juifs à Anvers, Antwerpen, publisher not identified, 1969.
AGR-Service des Victimes de la Guerre, Dossier SDR 294 353, Landau Leon, 19/06/1910, Anvers ; Dossier SDR 56.499, Livschitz Youra
(dit Georges), 30/09/1917, Kiev.
AGR-Service des Victimes de la Guerre, Fichier de la persécution et de la déportation des Juifs et des Tsiganes de Belgique (dit
Fichier SD), Fiches de Gorski David, 23/09/1904, de Liberman Rubin, 27/03/1896.
AGR-Service des Victimes de la Guerre, R.497 - Tr. 246 139, Rapport d’enquête auprès de Jean Franklemon.
Auditorat militaire, Procès Boden, Farde 2, Section 4 - Témoins généraux (D), Audition de Drummer-ova Eugénie, Bruxelles, 8 août
1949 ; Farde 3, Section 2 - Affaires Vanderham Bernard et Israëls Betty (B), Audition de Marcus Alfred, Bruxelles, 29 avril 1949 ;
Farde 3, Section F - Attentats à la pudeur, doc. n° 305, Audition de Wajcblum Chaja, Liège, 21 mars 1949.
CEGESOMA, 183-0143, « Je suis un évadé », in: Le Flambeau, n° 1, mars 1943, p. 3.
CEGESOMA, 183-0143, « Les Beautés de l’Ordre nouveau », in: Le Flambeau, mars 1943, p. 1.
K.D., Fonds Blum, Interview d’Eva Fastag par Johannes Blum, Strassbourg, 9 juin 2004.
Mémorial de la Shoah, XXVc-240, Télex, daté du 29/04/1943, du SS-Sturmbannführer Rolf Günther du Reichssicherheitshauptamt
(RSHA) à Berlin, adressé aux commandos de la Sipo-SD de La Haye, Paris, Bruxelles et Metz, concernant la déportation des Juifs au
camp d'Auschwitz.
Wiener Library, Témoignage de Cyngiser, Jacques, Doc. N°. P.III.g. N° 1049 : 34 pages. Reel : 52.

https://de.wikipedia.org/wiki/Rolf_G%C3%BCnther_(SS-Mitglied)

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 23
« (...) le rêve de ma vie est devenu réalité. J’ai été témoin du combat
application héroïque et glorieux des combattants juifs. » (Mordechaj Anielewicz)
pédagogique

Nom et prénom Classe / Cours


Vous trouverez chaque trimestre dans votre TRACES DE MÉMOIRE une application pédagogique avec une fiche didactique à utiliser en classe ou à conserver.

À l’automne 1940, les nazis décident de regrouper dans un ghetto les habitants juifs de Varsovie. Un
grand nombre d’entre eux mourront de la surpopulation, des conditions de vie misérables, du
manque d’hygiène et du climat de violence. Dès le début, des initiatives sont prises pour résister,
même si elles se limitent principalement à des actions purement passives et intellectuelles, comme les
tentatives d’Emmanuel Ringelblum de rassembler un maximum d’informations pour le futur.
Entre l’automne 1941 et le printemps 1942, plusieurs événements tels que les massacres à l’Est et les
déportations vers des centres d’extermination comme Kulmhof et Belzec font prendre conscience aux
Juifs de ce dont les nazis sont capables. Par peur des représailles, le chef du Conseil juif du ghetto de
Varsovie, Adam Czerniaków, refuse d’apporter son soutien à la résistance armée.
Le début des déportations de masse vers Treblinka à la n du mois de juillet 1942, où la majeure partie
de la population du ghetto sera assassinée en à peine deux mois, déclenche une prise de
conscience parmi les habitants restés sur place, principalement des jeunes hommes utilisés comme
Ces fiches sont également à télécharger sur notre site internet www.auschwitz.be sous l ’onglet « pédagogie ».

main-d’œuvre qui comprennent que la résistance armée est leur seule et dernière option. Plusieurs
groupes d’importance sont rassemblés en une seule organisation (plus) puissante : le ŻOB.

Tâches pédagogiques

1. Effectue une recherche sur internet pour répondre aux questions suivantes. Tu peux travailler en
groupe, individuellement en classe ou à la maison :
- Quand la révolte du ghetto de Varsovie a-t-elle commencé et quand a-t-elle pris n ?
- De combien de combattants chaque camp disposait-il ? Combien ont été tués ?
- Qui étaient les chefs de chaque camp ?
- Retrace le déroulement des combats.
- Quelles armes ont été utilisées par chaque camp durant les combats ?
- Qui est sorti vainqueur de cette révolte ?
- Comment la révolte du ghetto de Varsovie est-elle commémorée aujourd’hui ?

2. Présente les résultats de tes recherches individuellement ou en groupe. Essaye de les présenter sous
la forme d’un récit unique ou rédige un texte.

3. Selon toi, quelles sont les similitudes et les différences entre les révoltes (le XXe convoi et le ghetto de
Varsovie) qui ont éclaté ce même jour ?

Remarques de l’enseignant/e TRACES DE MÉMOIRE


est une publication trimestrielle de
l’ASBL Mémoire d’Auschwitz

www.auschwitz.be

FICHE PÉDAGOGIQUE N° 20 (ANNEXE AU TRACES DE MÉMOIRE N° 41)


le saviez-vous ?

LA OU LES
RÉSISTANCE(S) ?
La résistance n’est pas monolithique. Elle varie de pays en pays et d’une période à l’autre. Elle est
polymorphe tant dans ses motivations que dans ses modalités d’action. Voici les caractéristiques
principales de la résistance antifasciste au cours de l’entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre
mondiale : Il est difficile de parler de LA résistance dans la mesure où elle a revêtu des formes très
diverses suivant les pays concernés. En effet, en Allemagne, en Italie, en France, en Hongrie ou en
Espagne, la résistance antifasciste est née afin de contrer les mouvements fascistes influents, pré-
sents au cœur même du territoire, ou lorsque ceux-ci ont pris le pouvoir. Dans d’autres nations, elle
s’est construite parallèlement à la domination en place pendant l’occupation militaire des troupes
allemandes ou italiennes.

La résistance : des modalités tance belge à elle seule a permis En Allemagne, en Italie et en Bul-
d’action très différenciées d’éditer plus de 650 journaux garie, on luttait avant tout contre
La résistance présente des moda- clandestins différents tout au long les restrictions liberticides et pour
lités d’action très différenciées se- du conit. De même, ses sabo- la préservation d’acquis sociaux
lon les pays comme selon ses ac- tages réalisés notamment par le et politiques. Dans les pays limi-
teurs en fonction de leurs compé- Groupe G ont été à l’origine de la trophes, la résistance se levait
tences. La résistance peut être « Grande Coupure » qui par la pour les persécutés, on soutenait
active ou passive, armée ou non, destruction ciblée de certaines les réfugiés et antifascistes alle-
faire la part belle aux sabotages lignes électriques a eu des réper- mands et italiens. On se battait au
comme aux attentats. Elle peut cussions jusque dans le bassin in- niveau politique contre les organi-
apporter une aide substantielle dustriel de la Ruhr en Allemagne. sations fascistes qui convoitaient
aux Juifs, aux réfractaires ou aux Enn, une résistance plutôt sociale le pouvoir dans d’autres pays. Le
résistants brûlés. La résistance a été à l’origine de grandes caractère politique de la résis-
peut également être « intellec- grèves comme celles qui se sont tance a évolué dès l’éclatement
tuelle », psychologique et veiller déroulées en 1941 en Hollande, de la Seconde Guerre mondiale.
au moral de la population par la en Belgique et dans le Nord de la Il ne s’agissait plus seulement
distribution de tracts, la produc- France, ralentissant la production d’exercer une solidarité avec les
tion de presses clandestine. Ainsi si industrielle au prot de l’occu- persécutés, les antifascistes et les
l’étendue du pays ou la géogra- pant. victimes du racisme à l’étranger :
phie du terrain permet facilement les libertés et l’intégrité person-
à de nombreux maquis de se dé- La résistance : des motivations nelle de chaque citoyen étaient
velopper en URSS comme en You- multiples désormais en jeu, de même que
goslavie ou en France, au point Les voies par lesquelles on entrait l’indépendance du pays.
de constituer de véritables ar- en résistance différaient égale-
mées de partisans, d’autres pays ment en fonction des spécicités L’exercice d’une solidarité con-
comme la Belgique ou les Pays- nationales. Les antifascistes réa- crète : une forme importante de
Bas développent davantage une gissaient aux mesures que prenait résistance
guerre « psychologique ». La résis- le pouvoir fasciste dans leur pays. La résistance antifasciste ne se

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 25
Jean Cardoen et Ulrich Schneider,
Résistance en Europe (1922-1945)
2015, Editeur Husson Éditions, 335 p.

© DR
manifestait pas uniquement dans servateurs, athées et cercles chré- tance au même titre que leurs ho-
la lutte contre le nazisme ou dans tiens, ont convergé face à l’en- mologues masculins… jusqu’à
le travail politique. Aider les persé- nemi. Les vieilles oppositions entre tomber elles aussi sous les balles
cutés et les exclus était, notam- groupes politiques et sociaux sont des pelotons fascistes ou nazis.
ment, une forme importante de passées au second plan. Il fallait
résistance. On empêchait ainsi la de même dépasser les anciens La résistance : un concept inter-
mise en œuvre des visées du pou- dogmes et exclusions, au prot national, si pas internationaliste
voir nazi. Quand des hommes ai- d’alliances et de coopérations Le nazisme représentait une me-
daient des Juifs à prendre la fuite nouées dans l’intérêt patriotique nace pour la liberté de TOUS les
ou quand un village entier se tai- commun. Cette unité des antifas- peuples. Une action commune,
sait sur l’existence d’illégaux, cistes est, d’abord et en partie, par-delà les frontières, s’imposait
quand le meurtre programmé de née dans les lieux de détention, dès lors. Cet internationalisme
personnes handicapées était dans les camps de concentration dans la lutte des résistances s’est
étalé au grand jour, quand des et dans la clandestinité. entre autres traduit par le secours
hommes fournissaient des den- aux antifascistes en exil, l’adhé-
rées alimentaires ou d’autres La résistance : l’affaire des sion aux Brigades internationales
aides aux parents de persécutés, hommes et des femmes en Espagne ou aux rangs des par-
quand, dans les camps de con- Chaque pays a compté de nom- tisans. Il s’exprimait aussi dans le
centration, les prisonniers poli- breuses femmes dans les rangs de soutien aux personnes victimes de
tiques se préoccupaient particu- « sa » résistance. Si la majorité discrimination, aux exclus d’une
lièrement des détenus les plus d’entre elles faisaient partie des « communauté du peuple » dénie
faibles, des enfants et des jeunes groupements idéologiquement en termes racistes, aux « étrangers »,
et assuraient leur survie, alors plus à gauche comme ceux des ou aux « ennemis du peuple ».
cette solidarité était une expres- partisans soviétiques, commu- Cet internationalisme s’est sans
sion de la résistance. nistes grecs ou yougoslaves, on les doute le mieux incarné auprès
retrouvait également dans des ré- des protagonistes de l’Afche
La résistance au-delà des opposi- seaux d’évasion en Belgique ou rouge, également appelés le
tions politiques et religieuses en France, dans la presse clan- Groupe Manouchian, au sein du-
L’occupation nazie – mais pas uni- destine ou dans le renseignement quel opéraient des Français, des
quement – a suscité de nouvelles en Italie ou au Danemark, dans la Arméniens, des Juifs, des Polonais,
coalitions aux contours politiques lutte politique en Espagne ou en etc. Mais il s’est également ma-
très vastes contre la menace Allemagne. Ces femmes ont gniquement exprimé au sein du
commune. Communistes et con- exercé toutes les formes de résis- NKFD (Comité national pour une

26 TRACES DE MÉMOIRE
© Jean Cardoen

Monument dédié au Groupe G,


ULB, Bruxelles

Allemagne libre), regroupant des tions concrètes : produire et distri- contre l’occupation ou la terreur
militaires antifascistes allemands buer des tracts, imprimer des jour- nazie, mais aussi un combat pour
avec les hommes d’autres natio- naux clandestins, afcher de fa- la préservation des libertés, pour
nalités qu’ils étaient censés com- çon ostentatoire des mots d’ordre les acquis sociaux et l’émancipa-
battre, Soviétiques, Roumains, antifascistes, employer tous les tion des sociétés. Les survivants
Grecs… moyens légaux pour signier pu- de Buchenwald n’ont rien dit
Les exemples internationalistes bliquement son opposition au d’autre quand ils ont formulé en
sont légion ; ces différents faits, pouvoir de l’occupant, et – forme avril 1945 le mot d’ordre « Créer un
émanant d’individus de toutes les radicale de la résistance – com- nouveau monde de paix et de li-
classes sociales, les ont unis dans battre la menace fasciste l’arme berté ». Nous en retrouvons des
une seule et même solidarité anti- à la main, en tant que partisan exemples emblématiques dans
fasciste, y compris jusque dans les dans les rangs des forces alliées. certains textes, comme dans les
camps de concentration, comme Le combat des partisans visait di- tracts visionnaires de la Rose
le montre l’existence de comités rectement les objectifs militaires Blanche ou dans le célèbre
clandestins internationaux, no- du fascisme allemand, et cha- poème du pasteur protestant
tamment à Buchenwald. La résis- cune de leurs actions contribuait Martin Niemöller.
tance aux mains des « triangles à restreindre les options de l’ar- Enn, nous en retrouvons un ac-
rouges » s’y est en effet particuliè- mée fasciste. Les partisans entra- complissement concret dans le
rement illustrée en organisant non vaient le ravitaillement, mobili- programme du Conseil national
seulement la solidarité entre déte- saient des troupes qui man- de la Résistance en France, dans
nus dans le camp, mais surtout quaient dès lors sur d’autres par- le Manifeste de la Résistance eu-
par l’insurrection qu’elle mena le ties du front. Si les succès militaires ropéenne (contenant en germes
11 avril 1945 pour libérer le lieu directs n’étaient pas toujours ma- un énoncé des valeurs qui sont à
avant l’arrivée des avant-gardes nifestes, la force de frappe de l’ar- la base de la création de l’Eu-
américaines. mée fasciste n’en était pas moins rope), ou encore dans la Déclara-
amoindrie. tion universelle des Droits de
Entrer en résistance : une décision l’Homme adoptée par les Nations
individuelle ? La résistance : une vision d’avenir unies le 10 décembre 1948.
La résistance n’était pas le fait de inscrite dans ses idéaux
groupes anonymes. Chaque indi- La résistance antifasciste entrete-
vidu devait avoir le courage ou la nait des liens avec les oppositions Jean Cardoen
conviction nécessaire pour se po- sociales de son temps. Elle n’était Président de la Commission
sitionner ouvertement par des ac- pas uniquement un combat pédagogique francophone

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 27
© Coll. Privée M.P. d'Udekem d'Acoz
RéFLExion

FEMMES
RÉSISTANTES :
LES OUBLIÉES
DE L’HISTOIRE ?

Andrée de Jongh, cheffe de la


Ligne d'évasion Comète (1941)

Si l’on se réfère aux statistiques of- raient surtout à reprendre le cours certaine formation intellectuelle
cielles établies après la guerre, normal de leur vie. et ont décidé, par conviction, de
les femmes ne représentent que À côté des gures connues de la se lancer dans la lutte aux côtés
15 % des résistants en Belgique1. Résistance féminine en Belgique des hommes. D’autre part, on
Or, de toute évidence, elles (mais moins que leurs homologues trouve des femmes plus âgées,
étaient bien plus nombreuses à masculins) que sont Suzanne mariées, mères de famille qui ont
avoir combattu et joué un rôle ac- Spaak, Andrée de Jongh ou Mar- fourni une aide ponctuelle à des
tif dans la Résistance. Si leur impli- guerite Bervoets, des milliers de proches engagés dans l'action
cation fut limitée, elle n’en fut pas femmes ont résisté de multiples fa- clandestine, en particulier leur
moins bien réelle2. Alors pourquoi çons. S’il est difcile d’appréhen- mari. Mais dans un cas comme
cette sous-estimation ? Lorsqu’il der le phénomène dans sa globa- dans l’autre, les femmes ont rare-
s’est agi de faire reconnaître leur lité, on peut néanmoins dégager ment occupé des fonctions diri-
statut de résistante, bon nombre deux prols de femmes résis- geantes au sein des réseaux ou
d’entre elles n'ont pas fait de dé- tantes. D’une part, des jeunes endossé des responsabilités dites
marches estimant que, comme femmes, âgées d’une vingtaine masculines, encore moins mené
elles étaient engagées aux côtés d’années au plus, célibataires ou une lutte armée. Elles ont assuré
de leur époux, la seule reconnais- mariées, mais sans enfant qui se des fonctions qui leur étaient tra-
sance de celui-ci valait pour le sont émancipées avant-guerre à ditionnellement conées au sein
couple. Les plus jeunes quant à travers le militantisme politique ou de leur foyer comme l’inten-
elles ne voyaient pas toujours au sein de mouvements de jeu- dance, la liaison, l’hébergement
l'intérêt d'être reconnues pour leur nesse. Elles exerçaient une acti- de clandestins, le travail de secré-
action dans la Résistance et aspi - vité professionnelle, avaient une tariat ou la presse clandestine.

28 TRACES DE MÉMOIRE
Une ligne d’évasion très féminine lité de la présence hommes- seau féminin, ce sont les quelques
La réseau Comète, qui venait en femmes et la proportion de jeunes femmes qui ont réussi à ac-
aide aux aviateurs et soldats alliés, femmes décédées pour faits de céder à des fonctions plus impor-
apparaît comme une structure où résistance y est signica- tantes telles que guides Internatio-
les femmes ont été particulière- tive (35 %). D’un point de vue or- naux ou responsables de secteur.
ment présentes, voire y ont ganisationnel, les femmes sont Par ailleurs, le charisme d’Andrée
exercé des responsabilités3. Au présentes majoritairement dans de Jongh, en tant que créatrice
mois d’août 1941, une jeune l’hébergement, la liaison, le cour- et cheffe de réseau, a accentué
femme de 25 ans, Andrée de rier et les boîtes aux lettres. Une ré- le mythe de Comète.
Jongh cofonde la ligne d’évasion partition qui rejoint celle que l’on
Comète, elle en deviendra la retrouve dans les autres mouve- Sarah Timperman
cheffe4. Contrairement aux ments de résistance. Mais ce qui a Archiviste
autres, ce réseau tend vers l’éga- donné à Comète l’image d’un ré- ASBL Mémoire d’Auschwitz

Les archives audiovisuelles de la Fondation Auschwitz


comptent sept témoignages de membres féminins du
réseau Comète. (De gauche à droite et de haut en bas :
Elsie Maréchal, Elisabeth Ferraille, Clémentine Lucas,
Andrée Dumont, Jacqueline Mondo, Elisabeth Liégeois
et Amanda Stassart)
© Cegesoma

Imprimerie clandestine de
La Libre Belgique (1944)

1 Fabrice Maerten, « Femmes dans la gique et en zone interdite 1940-1944, mythe et réalité », dans Femmes et
résistance » en ligne le site Belgium édité par Robert Vandenbussche, Ins- résistance en Belgique et en zone in-
WWII (https://www.belgium- titut de recherches historiques du terdite, ibid., p. 57-72.
wwii.be/belgique-en-guerre/ar- Septentrion, Bondue, 2006. 4 Voir la biographie de Marie-Pierre

ticles/femmes-dans-la-resis- 3 Voir l’étude d’Adeline Remy, « L’en-


d'Udekem d'Acoz, Andrée de Jongh :
tance.html) gagement des femmes dans la ligne une vie de résistante, Bruxelles : Ra-
2 Voir Femmes et résistance en Bel- d’évasion Comète (1941-1944). Entre cine, 2016.

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 29
varia

Concours annuel d’expression citoyenne


L’ASBL Mémoire d’Auschwitz et la Fondation Auschwitz organisent chaque année un concours destiné
aux élèves des deux dernières années de l’enseignement secondaire supérieur de tous les réseaux
d’enseignement. Pour l’année scolaire 2020-2021 nous n’avons pas relancé le concours à cause des
restrictions liées à la pandémie, mais pour cette année-ci, nous espérons à nouveau recevoir vos
inscriptions afin de donner l’occasion aux élèves de s’exprimer et de concourir pour le titre de lauréat
de la Fondation Auschwitz. Le thème annuel sera communiqué aux écoles inscrites avant le 01/12/2021.

30 TRACES DE MÉMOIRE
varia

En exemple sur ces pages,


quelques-unes des œuvres
participantes.
Découvrez aussi les textes
d’autres lauréats en suivant
le lien vers notre site web :

https://auschwitz.be/fr/activites/
concours-exprime-toi

Vous y trouverez également


le règlement et les modalités
pratiques pour participer
avec votre classe.

N° 41 - SEPTEMBRE 2021 31
* Les camps de concentration
Auschwitz I et II
* L’ancien centre de
mise à mort Birkenau
* Le musée et les
pavillons nationaux
Un voyage d’études, organisé * Cracovie :
par l’ASBL Mémoire d’Auschwitz l’ancien quartier

visite r juif et l’ancien ghetto


* Sur les traces de la

AUSCHWITZ présence juive à


Oświęcim

&
B I R K E N AU
* Témoignages
* Projection de
documentaires
* Conférences

DU 11 AVRIL AU
15 AVRIL 2022
infos et inscriptions :
info@auschwitz.be

mémoire d’auschwitz asbl - fondation AuschwitZ www.auschwitz.be


rue aux laines 17/Bte 50 - 1000 Bruxelles - Tél.: +32 (0)2 512 79 98 info@auschwitz.be
Directeur de la publication : Henri Goldberg Avec le soutien de :
Rédacteurs en chef : Frédéric Crahay, Johan Puttemans
Secrétaire de rédaction : Georges Boschloos
Comité de rédaction : Jean Cardoen, Dirk Lagast,
Yves Monin, Thierry De Win, Yannik van Praag
Traductions vers le Français : Ludovic Pierard SPF Sécurité Sociale
Graphiste : Georges Boschloos Services des
Victimes de la Guerre

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