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TRACES

n° 26 BELGIQUE - BELGIË
PP
Décembre BRUXELLES X
2017 1/9464

DE MÉMOIRE
PÉDAGOGIE ET TRANSMISSION
CENTRE D’ÉTUDES ET DE DOCUMENTATION
MÉMOIRE D’AUSCHWITZ ASBL
| TRIMESTRIEL N° 26 | OCTOBRE - NOVEMBRE - DÉCEMBRE 2017
| BUREAU DE DÉPÔT : BRUXELLES X | N° AGRÉGATION P 801056

SOMMAIRE

ACTUALITÉ
L’image de l’enfant dans
le roman dystopique
p. 2

AUSCHWITZ
Le sort des enfants à
Auschwitz-Birkenau
p. 4

APPROFONDISSEMENT
Des enfants et des hommes
p. 6

SAVIEZ-VOUS QUE...
...les enfants peuvent devenir
victimes d’images ?
p. 10

INTERROGATION
Le cas de Lidice
(troisième partie)
p. 13 + che pédagogique

RÉFLEXION
La vérité nue
p. 15
© DR

VARIA
p. 18
actualité

La victime
devient le sauveur
Le roman dystopique connaît un immense succès
Éditeur responsable
Henri Goldberg depuis quelques années. On y découvre une toute autre
Mémoire d’Auschwitz ASBL
Rue aux Laines, 17 bte 50 - 1000 Bruxelles image de « l’enfant dans les zones de conflit ».
actualité

L’image de l’enfant dans


le roman dystopique
De la victime au héros

P ublié en 1954, le livre


Sa Majesté
Mouches de William
Golding n'est pas le premier récit
des
nir ? Jusqu'où ces garçons iront-ils
pour protéger leur espace, vont-ils
s'entraider ou sera-ce chacun
pour soi ? Ce sont tous les agisse-
dystopique à rejoindre les rayons ments d'une population traumati-
des bibliothèques, mais son origi- sée par la Seconde Guerre mon-
nalité est d'être centré sur les en- diale qui sont passés à la loupe :
fants. Comme victimes, mais aussi ceux qui ont proté du pouvoir qui
comme bourreaux. La loi du plus leur a été octroyé temporaire-
fort, la propagande, le pouvoir ment, ceux qui ont souffert sous
des mots, l'esprit grégaire, le bouc l'autorité de ces fous aveuglés, les
émissaire, tous les ingrédients sont déserteurs, ceux qui ont résisté et
réunis pour transformer en état to- ceux qui sont restés solidaires mal-
talitaire ce qui, au début, n'est gré le danger latent, mais aussi
qu'un microcosme composé par ceux qui étaient trop heureux de
un pur hasard d'une bande de prendre leur part du gâteau et,
petits bouts d'homme perdus. Wil- surtout, ceux qui ont suivi comme
liam Golding fait s'écraser sur une des moutons, parfois en pleine
île déserte, quelque part dans connaissance de cause. L'histoire
l'océan Pacique, plusieurs en- se termine par la venue de soldats
fants fuyant la guerre lors d'une intrigués par la fumée qu'ils ont re-
opération d'évacuation. Bien vite, pérée. Les militaires confrontent
leur espoir d'être secourus se alors les enfants à la cruauté de
transforme en lutte pour « ré- leurs actes avant d'embarquer sur
gner ». Les leaders naturels et les le navire qui les remmènera dans
amoureux du pouvoir vont rapi- une guerre qui sévit toujours.
dement entrer en opposition di- Il faudra attendre 1962 pour qu'un
recte. Doit-on élire un chef ? Ou le adolescent tienne à nouveau le
plus fort, le plus intelligent, le meil- rôle principal dans une autre his-
leur chasseur doit-il prendre auto- toire relatant le désespoir :
matiquement la tête du groupe ? L'Orange mécanique d'Anthony
Et que faire des faibles, des Burgess. Les récits dystopiques
ignares, des fainéants, des don- d'avant cette période mettent
neurs de leçons ronchons ? généralement en scène de
© DR

Doit-on voter des lois ? Doit-on pu- jeunes adultes amoureux qui sou-

2 TRACES DE MÉMOIRE
haitent échapper à la société nesse, où la nouvelle dystopie en-
froide et injuste où ils vivent, voire registre triomphe sur triomphe : Ar-
la faire tomber : dans Le meilleur mageddon's Children de Terry
des mondes (1932) d'Aldous Hux- Brooks, La Cité de l'Ombre de
ley, La Ferme des animaux (1945) Jeanne DuPrau, la trilogie des
et 1984 (1949) de George Orwell Hunger Games de Suzanne Col-
et Fahrenheit 451 (1953) de Ray lins, la trilogie L'épreuve de James
Bradbury, on ne retrouve pas en- Dashner et la trilogie Divergente
core l'image de l'enfant. de Veronica Roth sont des his-
En 1969, Stephen King écrit toires dont tous les adolescents
Marche ou crève, un roman qui d'Europe et d'Amérique ont lu le
ne paraîtra que 10 ans plus tard livre ou vu le lm. Ils dressent le
sous le pseudonyme de Richard portrait de l'enfant en temps de
Bachman. L'histoire se passe dans guerre, de troubles et de confu-
une Amérique alternative, où l'Al- sion absolue, pratiquement tou-
lemagne a gagné la Seconde jours en l'absence totale de toute
Guerre mondiale et où des en- protection parentale. L'enfant
fants sont obligés de courir un ma- reste une victime, mais il prend
rathon, dont le prix est leur propre également les choses en mains, il
vie. Le roman regorge de réfé- devient le héros et sauve d'autres
rences aux jeunes élites de Hitler enfants, parfois même les parents.
et trahit le dilemme absolu entre La conance dans les adultes dis-
solidarité et rébellion d'une part, paraît ou est trahie, si tant est
sage docilité d'autre part, lorsque qu'elle ait jamais existé. Au
sa propre vie est en danger. 21e siècle, la représentation de
Dans les années 1970, 1980 et l'enfant pendant un conit est à
1990, on ne publie que peu des années-lumière des images
d'œuvres littéraires dont le rôle du bambin enfermé dans le
principal est tenu par des enfants, ghetto, de l'enfant en pyjama
mais depuis le nouveau millé- rayé ou de la petite lle au na-
naire, on assiste à une véritable palm.
explosion du genre : enfants et
adolescents apparaissent dans Georges Boschloos
chaque histoire à succès, et no- ASBL Mémoire d’Auschwitz
© DR

tamment dans la littérature jeu- Traduction : Ludovic Pierard

N° 26 - DÉCEMBRE 2017 3
auschwitz

Le sort des enfants à


Auschwitz-Birkenau
exemples sont des exceptions à la Auschwitz--Birkenau en 1943 et
règle, car normalement les déte- 1944. La majorité de ces enfants
nus étaient strictement séparés fut ensuite transférée vers des
par sexe. Le médecin SS Josef camps spéciaux pour enfants près
Mengele pratiquait des expé- de Lódz, en particulier vers Potu-
riences sur des enfants d'origine lice et Konstantynów.
juive et tsigane à Birkenau, ceci Jusqu'à la moitié de l'année 1943,
donna un court _ mais cruel _ sursis tous les enfants nés à Auschwitz
de vie à ces enfants cobayes. Les étaient tués d'une piqure de phé-

O
deux sous camps furent nale- nol dans le cœur et ce, sans dis-
utre les adultes, de- ment liquidés et les enfants qui tinction d'origine. Passé cette
puis 1940, les nazis dé- étaient encore en vie à ce mo- date, les enfants non-juifs sont lais-
portèrent aussi des ment ont été assassinés. D'autres sés en vie. D'un point de vue ad-
enfants polonais vers Auschwitz. (venant essentiellement de Biélo- ministratif ils étaient considérés
En 1942-1943 des enfants de la ré- russie) ont été déportés vers comme de nouveaux arrivés et
gion de Zamość (dont la plupart
furent rapidement assassinés) ont
été déportés avec des adultes
vers Birkenau. En 1944, des enfants
de Varsovie ayant survécu à la ré-
volte de la ville en août de la
Intérieur de la baraque 13 du
même année arrivèrent égale-
ment. Les enfants juifs eux, furent
camp des femmes (B1a) à Birkenau
déportés dès 1942, en compa-
gnie de leurs parents. La grande
majorité fut expédiée à la
chambre à gaz. Il arrivait cepen-
dant que des garçons et des lles
soient maintenus en vie et en-
voyés au travail. En général il
s'agissait de ceux âgés de plus
de 14 ans, mais des exceptions
d'enfants plus jeunes sont con-
nues. Les enfants du ghetto de
Theresienstadt ont été envoyés
dans le Theresienstadt Familienla-
© Frediano Sessi / Carlo Saletti

ger, un sous camp à l'intérieur de


Birkenau, le BIIb. Dans un autre
« camp des familles », celui des-
tiné aux Tsiganes, on retrouve
également des enfants en com-
pagnie de leurs parents. Ces deux

4 TRACES DE MÉMOIRE
À la libération du camp
d’Auschwitz, les enfants
montrent leurs bras tatoués

de ce fait, tatoués sur les cuisses


ou le postérieur. En raison des
mauvaises conditions de vie dans
le camp, peu de nourrissons arri-
© www.auschwitz.org

vaient à survivre. Les enfants de


mères juives étaient assassinés jus-
qu'à la n octobre 1944, date à la-
quelle les exterminations cessè-
rent. Selon les données, au moins
700 enfants sont nés à Auschwitz- Auschwitz pour y être assassinés. Pendant l'évacuation du camp,
Birkenau (y compris les Tsiganes). Les Polonais (non-juifs) étaient des enfants ont été obligés de
À partir de l'automne 1943, les en- déportés dans des conditions très participer aux marches de la
fants étaient installés dans des ba- dures. La région autour de la ville mort. Environ 700 furent « libérés »
raquements à part (le n° 31 et 32) de Zamość était jugée intéres- à Auschwitz et Birkenau le 27 jan-
dans le camp des femmes (BIa) à sante par les nazis compte tenu vier 1945, n'ayant pas eu la force
Birkenau. À cause du taux de mor- de la fertilité des sols et de la pré- de participer à l'évacuation. Les
talité élevé, les autorités du camp sence de Volksdeutschen depuis recherches récentes du Dr Lau-
ont ni par permettre des condi- le XIXe siècle. Le déplacement des rence Schram ont démontré que
tions un peu plus favorables à la Polonais avait encore un autre as- depuis la Belgique 4 245 enfants
survie. Ainsi, les rations furent aug- pect : les enfants « germani- juifs de moins de 15 ans ont été
mentées et certains baraque- sables » étaient envoyés en Alle- déportés vers Auschwitz. Seule-
ments furent même décorés de magne, après des sélections ra- ment huit garçons et six lles en re-
dessins par des détenus. Le Fami- ciales très rigoureuses, pour vinrent vivants.
lienlager des Juifs de Theresiens- agrandir des familles allemandes
tadt et celui des Tsiganes dispo- n'ayant pas pu en avoir. Ceci Frédéric Crahay
saient même d'écoles rudimen- n'était toutefois jamais d'applica- Directeur
taires. tion pour les enfants juifs ni pour la ASBL Mémoire d’Auschwitz
Depuis 1942, des enfants polonais plupart des enfants slaves. On es-
de la région de Zamość (dans le time ainsi qu'entre 200 et 300 en- L'ASBL Mémoire d'Auschwitz or-
sud-est de la Pologne actuelle) fu- fants, pour la plupart des lles, de
ganise annuellement le voyage
rent déportés avec leurs parents la région de Zamość furent tués
dans le cadre de l'Aktion Zamość. au phénol à Birkenau. L'histo- d'études Sur les traces de la
Cette action faisait partie du Ge- rienne Helena Kubica évalue que Shoah en Pologne. Lors de ce
neralplan Ost élaboré par les nazis 232 000 enfants ont été déportés voyage vous visiterez Zamość et
qui avait pour but de coloniser à Auschwitz, dont environ 216 000 en apprendrez davantage sur
des terres fertiles à l'Est par des Al- enfants juifs, 11 000 enfants tsi-
lemands. An d'atteindre ce but, ganes, 3 000 enfants polonais et
l'Aktion Zamość et le Generalplan
les populations locales devaient plus de 1 000 enfants d'origine bié- Ost. Vous trouverez plus d'infor-
être déplacées. Pour les Juifs cela lorusse, russe ou ukrainienne. mations concernant ce voyage
signiait concrètement une dé- 22 342 enfants et jeunes gens (de dans la rubrique Varia de ce nu-
portation vers les centres d'exter- moins de 14 ans) ont été enregis- méro de Traces de Mémoire.
mination de Bełżec, Majdanek et trés dans les registres du camp.

N° 26 - DÉCEMBRE 2017 5
APPROFONDISSEMENT

Des enfants
et des hommes
15 juillet 1937. Weimar. 149 prisonniers du camp de concentration de Sachsenhausen arrivent
en camion. Bientôt, la forêt de la colline de l'Ettersberg tombe sous les coups de haches des opposants
au régime nazi. Démunis de tout, sans chevaux, sans wagons, les hommes ont pour mission de
déboiser le terrain, de poser des canalisations, des lignes électriques et de construire des routes. Le
rythme et les conditions de travail sont infernaux. Ils commencent à l'aube et ne s'arrêtent qu'à la
tombée d'une longue journée d'été. Les esclaves œuvrent à l'édification d'un nouveau camp de
concentration, le camp de Buchenwald. D'autres détenus arriveront en renfort, les indésirables, les
parasites de l'industrieuse société allemande. La Gestapo a mené une vaste opération d'arrestation de
mendiants, de vagabonds, de chômeurs, de tziganes et d'alcooliques et les a acheminés à Weimar.
Leur nombre s'élève à 4 000, soit 59 % de la population du camp en construction. Les antifascistes
allemands et autrichiens, représentent quant à eux 21 % et les Juifs, allemands et autrichiens, 16 % ; on
compte également des témoins de Jehova et des criminels de droit commun.

A u cours de l'évolution
de la guerre, la popu-
lation de Buchenwald
s'internationalise, se diversie mais
kopf, augmente. Vu les conditions
de recrutement strictes, à savoir,
entre autres, « être jeune, en
bonne santé », la majorité des
tout effectués sous la surveillance
constante des SS. Le sort de toute
cette jeunesse, qui augmente en
nombre, éprouvée tant physique-
aussi, elle rajeunit. Les statistiques hommes eux avaient, à l'ouver- ment que psychologiquement, li-
démographiques montrent une ture du camp, moins de 21 ans et vrée à elle-même et vouée à une
augmentation quasi constante les plus jeunes, 16 ans. Plus tard, mort inéluctable ne laisse pas cer-
entre l'été 1940 et l'hiver 1944. En ces derniers seront appelés à re- tains détenus indifférents. Des ini-
décembre 1944, les moins de 20 joindre les rangs de la Waffen-SS tiatives personnelles, ponctuelles
ans, et parmi eux des enfants, en action sur le front où ils seront ou organisées se multiplient. Elles
constituent un tiers du nombre de plus utiles. Des hommes de 30 à 40 ont pour but, dans la mesure du
détenus. Fin septembre 1944, la si- ans, voire même des invalides de possible, de mettre à l'abri les en-
tuation est telle que le chef du guerre, les remplaceront au fants et les adolescents, de les
camp, Hermann Pister, donne camp. préserver de l'épuisement phy-
l'ordre d'envoyer à Auschwitz un Les enfants et les jeunes internés à sique, de la violence des gardes,
transport composé exclusivement Buchenwald sont originaires des de la détresse, et aussi des pédo-
d'enfants et d'adolescents tsi- pays tombés sous le joug nazi. Lors philes déclarés ou occasionnels.
ganes, qui seront assassinés dans de l'invasion de la Pologne, la SS Sur la carte du camp de 340 hec-
les chambres à gaz. enrôle de force des jeunes Polo- tares, plusieurs emplacements se
Paradoxalement, l'âge moyen nais, Juifs et Roms condamnés distinguent par la présence d'en-
des SS chargés de la surveillance aux travaux de construction qui fants et de très jeunes adoles-
du camp, les escadrons SS Toten- par nature sont exténuants et sur- cents. Tandis que leurs aînés âgés

6 TRACES DE MÉMOIRE
© www.ushmm.org

de 17 à 20 ans, et donc jugés gnés aux travaux forcés de cons- Le Kleine Lager et le Kinderblock
aptes au travail, sont affectés aux truction, est le résultat de tracta- 66
Kommandos de travail avec les tions entre les SS et des détenus
adultes, les plus jeunes, eux, se re- communistes. En 1943, le doyen En 1942, Buchenwald se dote
trouvent dans une situation très du camp, le communiste Erich d'une zone connue sous le nom
précaire puisque pour les SS, ils Eschke, propose aux SS d'ouvrir de « Petit Camp ». Cette zone de
sont totalement « inutilisables » et une école destinée à ces adoles- quarantaine sépare les hommes
donc courent le risque d'être en- cents pour leur inculquer la disci- du camp des nouveaux arrivants
voyés dans les chambres à gaz à pline du camp, leur enseigner l'al- qui se retrouvent parqués dans
Auschwitz. Cependant, seuls trois lemand et même les former au d'anciennes écuries.
lieux, le Block 8, le Kleine Lager (le métier de maçon. Cet exploit fut Les premiers enfants du Kleine La-
« Petit Camp ») et le Kinderblock rendu possible grâce à la déter- ger sont juifs, sinti et roms. Ils vien-
66, sont indiqués à l'attention des mination de Wilhelm Hammann, nent d'Auschwitz pour augmenter
visiteurs. homme politique et pédagogue la main - d'œuvre nécessaire aux
allemand, Franz Leitner, commu- besoins croissants de l'industrie al-
Block 8 niste autrichien et Fyodor Mi- lemande. Trois ans plus tard, le
kailichenko, un jeune Russe de 16 Petit Camp surpeuplé se méta-
L'hébergement dans ce block de ans. Tous trois reçurent le titre de morphose en un mouroir indes-
jeunes Polonais, Juifs et Tziganes, « Juste parmi les Nations » après criptible : les SS évacuent les
envoyés à Buchenwald et assi- la guerre. camps de l'Est vers l'Allemagne et

N° 26 - DÉCEMBRE 2017 7
APPROFONDISSEMENT

Jedem das Seine, librement traduit


par « à chacun ce qu’il mérite » était la
phrase d’accueil au dessus de la porte
d’entrée du camp de Buchenwald
© Caroline Heine

les nombreux prisonniers des d'aide spontanés envers les 200 enfants destinés à Auschwitz.
« marches de la mort » afuent à jeunes viennent s'ajouter, comme Le numéro du jeune garçon gure
Buchenwald. En janvier 1945, le celui d'Ernst Klimt, un jeune Sinti. sur ladite liste. En dernière minute,
Comité International Communiste Ernst a 14 ans lorsqu'il se retrouve douze matricules sont changés
du camp et le réseau de résis- seul à Buchenwald après avoir dont celui d'Ernst reconnu par les
tance juive parviennent à rassem- été interné à Auschwitz et y avoir prisonniers responsables du choix
bler, au sein même du Petit perdu sa famille. Ernst fait preuve des personnes destinées au trans-
Camp, des centaines d'enfants d'un tel courage, de détermina- port. Le lendemain, Ernst se re-
dans un Block qu'ils placent sous tion et d'audace qu'il se forge trouve dans un Kommando exté-
la responsabilité d'Antonin Kalina, sans le savoir une réputation rieur loin des SS.
un communiste tchécoslovaque. parmi les prisonniers. Déclaré inu- Avec l'aide de camarades du Bu-
Les conditions de vie atroces, les tile car à bout de forces, on le re- reau des Statistiques, de l'inrme-
maladies qui infestent cette partie tire des usines Gustloff situées en rie et du doyen du camp, Baptist
du camp protègent en quelque bordure du camp pour l'envoyer Feilen, communiste allemand,
sorte les jeunes des SS qui ne s'y dans une carrière où il se blesse. sauve des jeunes Soviétiques et
rendent que très rarement par Après quelques jours de repos, il Polonais en les intégrant dans le
crainte d'être infectés. Un fait demande à un SS de le transférer Kommando de la lessive. Cette
unique et exceptionnel, les en- ailleurs. Il se fait passer pour un tail- affectation leur évite de travailler
fants sont dispensés des appels à leur et se retrouve à l'atelier de à la construction des routes, poste
l'extérieur. On les compte à l'abri couture. Pour prouver au SS qu'il très éprouvant physiquement et
du froid dans le Block 66. Les pri- ne lui a pas menti, il doit lui con- soumis à la violence des SS.
sonniers font leur possible pour les fectionner un pantalon en deux Ce ne sont que quelques exem-
occuper, leur apporter de la nour- jours, mission vouée à l'échec. ples parmi d'autres.
riture, du réconfort et un senti- Deux tailleurs s'acquittent de la Parmi les milliers d'enfants et
ment de protection. tâche à sa place et Ernst devient jeunes déportés à Buchenwald,
En plus de ces initiatives organi- leur apprenti. Son histoire fait le seuls 904 sont encore en vie lors-
sées par les divers réseaux de ré- tour du camp. Quelques se- que la Third US Army libère le
sistance de Buchenwald, des té- maines plus tard, les SS ordonnent camp. Les médecins américains
moignages individuels d'actes d'établir une liste de transport de s'occupent d'eux immédiatement

8 TRACES DE MÉMOIRE
Un petit cheval,
sculpté dans un bout de
bois par des détenus
adultes pour essayer de
distraire les enfants

© Caroline Heine

mais en dépit des soins, certains voit pas l'ensemble de statues de


meurent. Les enfants qui n'ont pu prisonniers et l'enfant tenant la
être réunis avec leur famille sont main de l'un d'eux. Pourtant, il y a Bibliographie
envoyés en Suisse, en Grande- quelques années, des bornes inte-
COMBE, Sonia, Une vie contre une
Bretagne, en France et en Tché- ractives étaient posées à l'empla- autre : échange de victime et mo-
coslovaquie où ils continuent cement des Blocks 8 et 66 et à ce- dalités de survie dans le camp de
d'être soignés. lui du « Petit Camp ». Le visiteur Buchenwald, Paris, Fayard, 2014.
Mais qu'en est-il de la commémo- pouvait s'y arrêter et écouter l'his-
ration de ces actes de résistance, toire de chacun des endroits et les STEIN, Harry, Buchenwald Concen-
de résilience et de solidarité qui souvenirs de quelques enfants y tration Camp, 1937-1943: a Guide
ont eu lieu dans un contexte de ayant vécu. Il est dommage to the Permanent Historical Exhibi-
tion, Gedenkstätte Buchenwald,
déshumanisation totale, dans un qu'elles aient été enlevées. Enn,
Wallstein, 2010.
monde où la survie individuelle dans le bâtiment réservé à l'expo-
prédomine ? N'oublions pas que sition permanente sur l'histoire du Buchenwald-Kinder, Eine Hörinstal-
les chances de survie des jeunes camp se trouvent quelques vi- lation an drei Orten, Gedenkstätte
étaient très faibles, et que malgré trines abritant des objets qui rela- Buchenwald, s.d.
tout, des prisonniers ont fait le pari tent la collaboration entre les pri-
de s'investir dans leur avenir, plus sonniers et l'attention portée aux HERBERT, Ulrich, ORTH, Karin,
qu'incertain, en prenant d'énor- enfants. Mais sont-elles à même DIECKMANN, Christoph, Die natio-
nalsozialischen Konzentrationsla-
mes risques parfois au péril de leur de faire prendre conscience des
ger, Entwicklung und Struktur Band
vie. La présence d'une population accomplissements extraordinaires I, Wallstein, 2002
juvénile à Buchenwald ne saute de quelques hommes, des actes
pas vraiment aux yeux du visiteur rééchis et spontanés qui ont per- STEIN, Sabine, "Es gibt hier keine
du Mémorial. Sans guide, on mis à certains enfants et adoles- Kinder, Jugendliche und Kinder im
risque peut-être de passer à côté cents de survivre dans l'enfer de KZ Buchenwald", in : Treffen der
des indications marquant ces Buchenwald? Nachkommen, Vortrag, 9 Septem-
lieux remarquables. Si on ne se ber 2017.
rend pas à la Tour de la Libération, Sabine Bordon
située à l'écart du camp, on ne Chercheur associé CEGESOMA

N° 26 - DÉCEMBRE 2017 9
saviez-vous que...

...les enfants peuvent devenir victimes d’images ?

La « Hitlerjugend »,
une jeunesse « malléable »

Lorsque le NSDAP, le parti nazi Reichsjugendführer von Schirach réalité des arrière-pensées plus si-
d'Hitler, voit le jour au début des nistres : l'éducation morale de la
années 1920, ses idéologues jet- jeunesse par les idéologues nazis.
tent leur dévolu sur la jeunesse al- En 1931, Hitler place le jeune aris- Bien qu'aucun jeune ne soit forcé
lemande qui, dès ce moment, tocrate Baldur von Schirach à la de faire partie de la Hitlerjugend,
sera endoctrinée1 et immergée tête de la Hitlerjugend. Sa mission ceux qui refusent seront victimes
dans l'idéologie nazie. Hitler et les est d'homogénéiser les nombreux d'intimidations et d'exclusion de la
siens doivent rééduquer une gé- mouvements de jeunesse éparpil- communauté.
nération d'adultes, mais ils pour- lés du Reich. Ce qui, à première La première formation donnée
ront entièrement modeler les vue, ressemble à du simple scou- aux jeunes, et la plus importante,
jeunes selon les idéaux du natio- tisme (vivre des aventures sous le est de tendre vers la perfection
nal-socialisme. signe de la fraternité) dissimule en physique, suivie bien entendu par

En 1938, Hitler résume donc l'édu- Le jour de son dernier anniversaire, Hitler
cation de la jeunesse allemande félicite la jeunesse engagée dans la bataille
comme suit : « Cette jeunesse
de Berlin, perdue d avance
n'apprend rien d'autre que pen-
ser et agir en Allemand. Si un gar-
çon ou une lle âgée de 10 à 14
ans devient membre de nos orga-
nisations, il ou elle commence par
la Jungvolk, puis la Hitlerjugend.
Ensuite, nous les intégrons dans le
parti, l'Arbeitsfront, la SA ou la SS.
S'ils ne sont toujours pas de vrais
nationaux-socialistes, ils sont trans-
férés au Service du Travail. Si tout
sentiment de classe ou de rang
n'a pas disparu, la Wehrmacht les
prendra en charge pendant deux
ans pour l'annihiler dénitivement.
Et ils ne s'en détacheront plus de
© DR

toute leur vie. »2

10 TRACES DE MÉMOIRE
Une affiche du film Quex. Le sous-tittre
interpelle le lecteur : « Un film sur l’esprit de
sacrifice de la jeunesse allemande »
© DR

d'autres vertus, comme en té- âge. Ses camarades le surnom- Le roman Hitlerjunge Quex paraît
moigne Klaus Mauelshagen ment Quex, ce qui signie mer- dès la n de l'année de son dé-
(jeune hitlérien) : « Les garçons de cure en allemand, en raison de la cès. À l'automne 1933 sort, sur
la Jungvolk sont forts, silencieux et diligence avec laquelle il exécute l'insistance de Joseph Goebbels,
loyaux. Les garçons de la Jung- les ordres. En 1932, âgé de 15 ans, ministre de la Propagande, le lm
volk sont des camarades. Leur alors qu'il distribue de la propa- Hitlerjunge Quex - Ein Film vom
plus grand bien est l'honneur. »3 gande nazie à l'approche des Opfergeist der deutschen Ju-
L'éducation paramilitaire de la élections, son équipe croise le gend, basé sur le livre. Herbert
jeunesse allemande sert une Rote Jungfront, un groupe de Norkus est interprété par le jeune
cause « supérieure » : fournir des jeunes communistes, et une ba- acteur allemand Jürgen Ohlsen,
soldats à la SS, l'ordre noir de garre éclate dans la rue. Herbert dans un récit adapté pour coller à
Himmler. Norkus est poignardé et décède l'idéologie défendue. À la n du
de ses blessures. lm, Quex connaît une mort des
Les idéologues nazis vont veiller à plus héroïques. Affalé dans les
Quex, le jeune héros nazi alle- ce que la mort d'Herbert Norkus bras de ses camarades, il regarde
mand sur grand écran ne passe pas inaperçue. Le droit devant lui, gravement
meurtre de Quex doit servir une blessé, et marmonne vaillamment
cause supérieure et inspirer un ces dernières paroles avant de
Né en 1916, Herbert Norkus est un culte des martyres au sein de la rendre l'âme : « Notre drapeau
nazi engagé dès son plus jeune jeunesse. otte devant nous... » S'ensuit

N° 26 - DÉCEMBRE 2017 11
saviez-vous que...

Le film Quex apprend à la jeunesse


hitlérienne manipulable comment se sacrifier
pour le peuple allemand. Beaucoup
de ces enfants périront dans la bataille.

© DR

l'image d'une marche héroïque dèle à suivre. Quex, tout comme


de jeunes, accompagnée du Herbert Norkus, était prêt à tout. Il Exposition « Les victimes de
Fahnenlied der Hitlerjugend, un est allé jusqu'à mourir pour son l'image »
chant écrit par Baldur von Schi- Führer bien-aimé. Tout ça avait un
rach. Commençant par la devise côté très mystique. »5 Cette exposition itinérante et
« Vorwärts! Vorwärts! » (« En Une mort en martyre et la pro- gratuite de l'ABSL Mémoire
avant ! En avant ! »), le message messe d'une gloire éternelle ne d'Auschwitz a pour but d'inci-
qu'il transmet ne laisse planer au- laissent aucun jeune insensible. ter le visiteur à rééchir sur le
cun doute. Le refrain reprend des Sally Perel pose néanmoins une pouvoir et le sens des repré-
passages du livre : « Unsere Fahne question essentielle : « Peut-on sentations contemporaines.
attert uns voran - In die Zukunft commettre plus grand crime Ce qu'elles permettent de
ziehen wir Mann für Mann - Wir contre la jeunesse ? Faire croire comprendre ou font voir sans
marchieren für Hitler - durch ça à des gamins de 12 et 13 comprendre, mais aussi ce
Nacht und durch Not (...) Und die ans. »6 qu'elles cachent ou ce qui
Fahne führt uns in die Ewigkeit! - Ja À la n de la guerre, les grands di- leur échappe.
die Fahne ist mehr als der Tod! » rigeants nazis sacrient la jeunesse
(« Notre drapeau otte devant allemande. Goebbels crée la Plus d’informations dans la ru-
nous - Nous affrontons l'avenir Volkssturm, une milice populaire brique VARIA de cette publi-
côte à côte - Nous marchons pour composée de vieux et d'enfants. cation.
Hitler - traversant la nuit et les périls Les membres innocents des Jeu-
(...) Et le drapeau nous guide vers nesses hitlériennes ne deviennent
l'éternité ! - Oui, pour nous, le dra- alors ni plus ni moins que des en-
peau est plus important que la fants-soldats précipités dans un
mort ! »)4 combat perdu d'avance, avec
une n tragique pour beaucoup... (1) Chercher à gagner (qqn) à
une doctrine, un point de vue, Le
Approche critique Survivant de la Shoah, Imo Mosz- nouveau Petit Robert, 1996, p.
kowicz raconte : « Coupables ? 757
Non, ces jeunes n'ont jamais été (2) Série documentaire Hitlers
coupables. Ils ont été transformés beulen. 4e partie : Baldur von
Le lm ne présente pas Norkus
Schirach, La jeunesse sous Hitler,
comme une victime des commu- en coupables par les parents, le
ZDF-Production, 2002
nistes, mais comme l'enfant qui se Fähnleinführer et Baldur von Schi- (3) Ibid.
sacrie pour son pays et son rach. »7 (4)http://ingeb.org/Lie-
Führer. der/vorwarts.html
Wolfgang Weiss, qui était à Johan Puttemans (5) Série documentaire Hitlers
l'époque membre des jeunesses Coordinateur pédagogique beulen,op. cit.
hitlériennes, témoigne après la ASBL Mémoire d’Auschwitz (6) Ibid.
guerre : « Pour nous, il était un mo- Traduction : Ludovic Pierard (7) Ibid.

12 TRACES DE MÉMOIRE
interrogation

Le cas de Lidice
(3e partie)

© www.lidice-memorial.cz
Comment peut-on visualiser
l’inqualifiable dans un mémorial ?
L’artiste Marie Uchytilova

D ans les éditions de


Traces de Mémoire
des mois de mars et
juin 2017, nous avions déjà évo-
tue devait avoir exactement les
traits de l'enfant qu'elle représen-
tait. L'artiste rencontra des mères
de Lidice qui avaient survécu.
Marie Uchytilova, ils ont repris leur
place auprès de leurs parents as-
sassinés.
Comme la plupart des monu-
qué le sort terrible des habitants Pendant le temps que Marie ments publics, celui des enfants
de Lidice en République tchèque Uchytilova travailla aux statues, de Lidice a eu à souffrir de vanda-
après l'attentat réussi contre le di- son atelier fut visité par des di- lisme. En novembre 2010, malgré
rigeant nazi Reinhard Heydrich. La zaines de milliers de personnes ve- l'aspect presque sacral que repré-
vengeance d'Hitler fut sans li- nant des quatre coins du monde. sente ce lieu pour les Tchèques, la
mites : après le massacre et la dé- La version en plâtre du monument statue d'une llette fut dérobée.
portation des parents, les enfants fut achevée en 1989. Le but était L'affaire t grand bruit et l'argent
« germanisables » furent envoyés cependant de réaliser les statues pour couler une nouvelle statue
en Allemagne, an d'y grandir en bronze, ce qui fut trop onéreux fut vite rassemblé. Dès lors, 82 sta-
dans de nouvelles familles (TDM pour Marie Uchytilova qui ne put tues se dressent à nouveau der-
n°23). Les 82 enfants qui n'ont pas en concevoir que trois sur 82. rière un tapis de eurs et de jouets
réussi à passer les sélections rigou- Comme un malheur n'arrive ja- que les visiteurs viennent déposer
reuses des nazis ont été envoyés mais seul, elle décéda subitement de temps à autre. Aujourd'hui, ces
durant l'été 1942 vers le centre le 16 novembre 1989, victime enfants sont devenus le symbole
d'extermination de Chełmno an d'une crise cardiaque. Son rêve de tous les enfants qui ont à souf-
d'y être assassinés dans des ca- de voir érigées les 82 statues en frir de la guerre, ainsi que le voulut
mions à gaz (TDM n°24). Ils symbo- bronze sembla condamné dans leur créatrice.
lisent depuis cet événement le un premier temps. C'était cepen-
crime des crimes au cœur de dant sans compter sur la ténacité Frédéric Crahay
cette tragédie. Les enfants, qui de son époux Jirí Václav Hampl, Directeur
sont par essence innocents, on n'y qui reprit le ambeau dès 1990 et ASBL Mémoire d’Auschwitz
touche pas. Après la guerre, s'en alla trouver des subsides pour
quand les plaies furent pansées, financer les travaux. La Répu-
on s'interrogera sur la manière de blique tchèque intervint et des
commémorer dignement ce fonds privés vinrent de l'étranger.
crime. Entre 1995, année du coulage du
La réponse vint d'une femme, une socle en béton et 2000, date à la-
artiste et enseignante en sculp- quelle la dernière statue en
ture de Prague : Marie Uchytilova. bronze fut apposée, le projet ne
© www.lidice-memorial.cz

Elle décida, dès 1969, de réaliser connut plus de répit. Depuis, 42


une statue grandeur nature de statues de lles et 40 de garçons
Détail du
chacun des 82 enfants. Le travail contemplent la vallée où se monument
lui prit près de deux décennies. Le dressa jadis leur village. Dans l'es- des enfants
dé fut de taille, car chaque sta- prit de Jirí Václav Hampl et de de Lidice

N° 26 - DÉCEMBRE 2017 13
APPLICATION
Comment les images d’enfants t’inspirent-elles ?
PÉDAGOGIQUE

N o M
cLASse

Cherche un autre monument qui montre la souffrance de l’enfance.


Vous trouverez chaque trimestre dans votre TRACES DE MÉMOIRE une application pédagogique avec une fiche didactique à utiliser en classe ou à conserver

Pour t’aider, réfère-toi à la statue à Londres


(Traces de Mémoire n° 23, mars 2017, p. 10).
Tu trouveras certainement quelque chose sur Janusz Korczak ou
quelqu’un d’autre !

Devoir :
Écris un poème autour des émotions que ces images provoquent ou
évoquent chez toi.

Par exemple
J’ai choisi pour la forme poétique Haiku
« Forgé en bronze,
nous fixant les yeux,
jamais nous n’oublierons. »
Johan Puttemans

Pour ceux qui veulent aller plus loin :


Tu peux également te laisser inspirer par le thème du concours annuel
de l’ASBL Mémoire d’Auschwitz : « les limites de la vérité. »

Remarques de l’enseignant/e
TRACES DE MÉMOIRE
est une publication
trimestrielle de
l’ASBL Mémoire d’Auschwitz

www.auschwitz.be

FICHE PÉDAGOGIQUE N° 7 - TRACES DE MÉMOIRE N° 26


réflexion

La vérité nue
Deux fillettes...

Un pavé de mémoire, ai-je pensé combats de la guerre du Viêt et soignée, elle pourra entamer
immédiatement en découvrant, Nam. Les troupes d'invasion amé- une nouvelle vie aux États-Unis,
dans un journal, la photo d'un pe- ricaines soutiennent l'armée sud- après les souffrances inimagi-
tit garçon irakien de deux ans, nu, vietnamienne dans ses tentatives nables qu'elle a subies à l'âge de
dorloté dans les bras robustes et de faire barrage au régime com- l'insouciance. Enfant, elle s'est
rassurants d'un militaire, où il avait muniste du Nord-Viêt Nam et aux trouvée au mauvais endroit, un vil-
atterri après la reddition du com- rebelles du Viêt-Cong, mais sans lage où les rebelles du Viêt-Cong
battant de Daesh qui l'utilisait succès. Les combats s'intensient se terraient parmi les habitants.
comme bouclier humain. D'un sol- et la violence sauvage, omnipré- Elle devenait donc une ennemie.
dat à l'autre, l'enfant dévêtu, sans sente, devient incontrôlable. La Un dommage « collatéral ». Une
défense et vulnérable a connu la région s'enamme, un feu qui enfant.
violence de la guerre à Mossoul. s'étend hors de tout contrôle, La lle de Kalevi-Liiva est devenue
J'ai « trébuché » sur cette photo avec l'utilisation entre autres de la victime anonyme des brutalités
dans le journal. Je n'arrivais pas à pilonnages massifs, de l'agent dégradantes fomentées par les
en détacher les yeux, seul, dévoré orange toxique et du napalm. nazis et les SS, mais imaginées et
par l'envie de serrer ce petit gar- Kim Phuc deviendra le symbole exécutées par des êtres humains.
çon dans mes bras comme s'il eût de l'horreur des bombardements Lors de la Judenaktion menée
été mon propre petit-ls. Mossoul au napalm et de la violence de la dans les dunes d’Estonie, elle mar-
devenait soudain si proche. La vé- guerre en général. Cette photo cha au-devant de sa mort, vic-
rité, nue, devenait soudain si montre crûment comment une time sans défense d'Einsatzgrup-
proche. De tout temps, les enfants petite lle et les autres enfants qui pen impitoyables. Elle devait être
ont été les victimes d'une violence l'entourent sont transformés en détruite. Parce qu'elle était juive,
insensée, comme l'illustrent à ja- simples marionnettes, acteurs et donc une ennemie. Elle ne fut
mais deux photos de lles nues et d'un spectacle cruel. Grâce à la pas un « dommage collatéral ».
désemparées, prises lors de télévision, ces images apocalyp- Elle a été assassinée intentionnel-
scènes de guerre à Kalevi-Liiva tiques rent irruption sans crier lement.
(Estonie) en 1942-1943 et au Sud- gare dans nos foyers au début Qui est cette lle ? Il ne reste plus
Viêt Nam en 1972. Une même des années 1970. Sans la moindre rien d'elle, si ce n'est cette photo
souffrance atroce, à trente ans pudeur. Pour la première fois, la prise par un des bourreaux du
d'intervalle. guerre et la violation des droits de Kommando, qui eut envie d'im-
l'Homme se retrouvaient au cœur mortaliser l'instant en souvenir de
d'un traitement médiatique con- l'Aktion. On ne lui a pas laissé la
Innocentes tinu. moindre chance. Elle n'a pas été
Qui eut toutefois le mérite de ré- recueillie. Elle n'a pas été conso-
veiller les consciences dans le lée. Pour elle, pas d'échappa-
Gravée dans notre mémoire col- monde entier : ce n'est pas pos- toire. Que du contraire : son droit
lective, la photo de Kim Phuc, La sible, c'est inacceptable. La fondamental à la vie lui a été ar-
petite lle au napalm (1972), nous photo de La petite lle au napalm raché brutalement. Pas par un ins-
montre une gamine fuyant son vil- t très forte impression au sein de trument anonyme, mais par un
lage qui vient d'être détruit par un l'opinion publique, d'autant plus être humain proche, qui l'a mise
bombardement au napalm. Nous qu'elle a une histoire : la petite lle en joue, l'a visée délibérément, ne
sommes plongés au plus fort des porte un nom, elle sera accueillie voulait ou ne pouvait gaspiller une

N° 26 - DÉCEMBRE 2017 15
réflexion

Cette photo qui montre


un enfant dont le corps
a été brûlé au napalm,
à réveillé la conscience
du monde entier
© Huynh Cong Ut

balle um sonst et a abattu la lle blées dans des albums photo of- est déjà presque une femme, ac-
nue. Dans le dos. ferts aux supérieurs. cepte son destin inéluctable et
Pourquoi devait-elle être élimi- La lle de Kalevi-Liiva n'est pas croise les mains comme pour
née ? Parce qu'elle était juive. Elle gravée dans notre mémoire col- prier. Comme si elle tentait ainsi
se trouvait au mauvais endroit et lective. Pas encore. de supporter l'inacceptable,
elle appartenait à un groupe l'insupportable. Où est Dieu ? Où
d'individus de « race inférieure ». est le soleil ? N'y a-t-il personne ?
L'ennemi donc. Pour eux, elle Seules Malgré son désespoir, une force
n'était pas un être humain. Pour intérieure émane d'elle, pourtant
les nazis et les SS, la lle de Kalevi- abandonnée de tous, unique-
Liiva était un Stück, Balastexistenz Elles sont toutes les deux sans dé- ment entourée de bourreaux lour-
zum vernichten. Telle est la vérité fense, victimes d'une violence et dement armés. C'est comme si la
nue, dont ne doit pas détourner le d'une sauvagerie inimaginables. lle chuchotait ne m'oubliez pas,
regard. Et les images à l'époque ? Je suis pris d'un sentiment d'im- ne m'abandonnez pas, racontez
Le monde ignorait, ne voulait pas puissance incommensurable face mon histoire au monde, priez
savoir. Le monde ne le voyait pas, à la destruction intolérable de la avec moi, priez pour moi. On ne
il ne regardait pas ce qui se pas- jeunesse innocente. On ne s'y ha- s'y habitue jamais.
sait im Osten. Ceux qui les con- bitue jamais. Elles sont toutes les deux dans
templait avec satisfaction étaient La petite lle au napalm hurle l'ombre de la silhouette d'un sol-
les dirigeants nazis et les SS. Ces pour exprimer la douleur qui la dat : un militaire sur la photo de La
photos et ces images rendaient brûle et l'angoisse qui l'envahit. petite lle au napalm, un membre
compte de l'évolution des Aktio- Elle est entourée d'autres enfants, du groupe d'intervention sur celle
nen des Einsatzgruppen. Elles seuls eux aussi avec leur souf- de la lle de Kalevi-Liiva. Le mili-
étaient même souvent rassem- france. La lle de Kalevi-Liiva, qui taire l'éloigne de l'incendie, le

16 TRACES DE MÉMOIRE
Les exécutions massives à
RÉFLEXIONS ÉTHIQUES
Kalevi-Liiva ont fait des
milliers de victimes parmi Que penses-tu des réexions
des Juifs venus d’Allemagne suivantes ?
et de Theresienstadt - Mieux vaut commémorer un
enfant connu que cent-mille
enfants inconnus.
- Commémorer un enfant c’est
commémorer un symbole.
- Mieux vaut commémorer un
symbole inventé qu’une foule qui
risque d’être oubliée.

et un nom, pour ne jamais l'ou-


blier, pour la prendre dans mes
bras et la choyer, comme ma
propre petite-lle. Pour ne jamais
oublier qu'elle est un des 1,5 mil-
lion d'enfants juifs arrachés à la vie
par la terreur nazie et SS entre
1939 et 1945. Neuf enfants juifs sur
dix en Europe. Sans raison, bruta-
lement, par des êtres humains. On
ne s'y habitue jamais.
© DR

Continuons à « trébucher » sur


chaque atteinte aux droits à la
foyer de violence. Témoin de la Intemporel vie, à l'inviolabilité de l'enfant in-
cruauté, il l'incite à fuir l'apoca- nocent. Anonyme ou non, Liiva...
lypse pour la diriger vers une sécu- Par respect, en signe d'espoir et
rité précaire. Il tente de la proté- Je « trébuche » sur ces photos pour le graver dans notre mé-
ger d'un plus grand malheur en la parce que ces atrocités ne s'arrê- moire collective.
guidant vers un refuge et l'espoir tent jamais : abuser d'enfants, de
d'être à l'abri. Il n'y a pas d'espoir jeunes vies, et les exposer à l'hor- Bruno Neuville
dans la photo de la lle de Kalevi- reur et à la barbarie de la guerre. Traduction : Ludovic Pierard
Liiva. Le tas de vêtements visible à En les voyant, je m'interroge sur la
l'arrière-plan, touchant et évoca- vie, et surtout sur le droit à la vie et
teur, suggère ce qui a précédé la au bonheur des enfants. Les pho-
scène. La lle a d'abord été for- tos de Mossoul, du Viêt Nam et de Bruno Neuville est guide à la
cée de se déshabiller entière- Kalevi-Liiva sont proches de Caserne Dossin à Malinnes
ment, pour ensuite être abattue l'intemporalité. La liste des lieux té-
d'une balle dans le dos, nue et moins de violences et de viola- Son année : 1954. Il est conteur et
sans défense, humiliation ultime, voyageur, sobre et rééchi, il aime
tions des droits de l'homme contre
être en famille et ailleurs dans le
avant d'être jetée dans une fosse des hommes, des femmes et des
monde. Il recherche le calme et il
commune. Personne ne l'a enten- enfants qui disparaissent souvent recherche la communication. Il
due. Aucun journal n'en a parlé. dans l'anonymat est intemporelle construit des ponts et des relations
Personne n'a vu ses mains jointes. et sans n. humaines. Il regarde le passé et va
Personne ne s'est soucié d'elle. La La lle de Kalevi-Liiva n'a pas de vers l’avant. Il est constamment en
lle a disparu. Il ne restait plus rien nom. Appelons-la Liiva. Je retiens route pour bouger des montag-
de son jeune corps et de son âme. son visage frêle, angoissé, et le nes.
Rien. On ne s'y habitue jamais. nom que je lui donne. Une photo

N° 26 - DÉCEMBRE 2017 17
VARIA

Exposition
itinérante

VICTIMES
DE L’IMAGE
Demandez les modalités d’em-
prunt de cette exposition (gratuit).

Il existe un catalogue pédago-


gique et des carnets didactiques
qui accompagnent les panneaux.

N’hésitez pas à nous contacter


pour plus de renseignements ou
pour réserver l’exposition.

georges.boschloos@auschwitz.be

Victimes de guerre, de catas- présenter la violence radicale, la cins sans frontières


trophes naturelles, d’épidémies… terreur, l’horreur, le Mal. Mais ces Servons-nous d’elle ! – dit Bernard
Les victimes civiles ont envahi de- images dont on sature mainte- Kouchner. Doit-on vraiment se ser-
puis un demi-siècle notre quoti- nant notre champ visuel représen- vir de l’image ? N’est-ce pas ce
dien. Nous les voyons dans les tent-elles vraiment les victimes ? que faisait la propagande ? N’as-
journaux, à la télévision, sur des af- Un simple cliché surligné d’un slo- siste-t-on pas à de nouvelles
ches dans la rue, dans le métro. gan, comme toute publicité, ne formes de propagande ?
Elles sont devenues en quelque masque-t-il pas une réalité diffé- Dans les années 1990, Les humani-
sorte banales, provoquant parfois rente ? Les moyens journalistique, taires, photographes et journa-
l’effet inverse souhaité… publicitaire et/ou humanitaire listes commencent à critiquer
Aujourd’hui, les victimes civiles de ont-ils le pouvoir d’expliquer ces si- cette mise en scène spectacu-
violences collectives, qu’elles tuations et ces événements extrê- laire de la victime en danger. Ils
soient dues à des catastrophes mement violents auxquels ils font s’interrogent : peut-on se passer
naturelles, des épidémies, des référence ? d’images ? Le public sait-il lire ?
guerres ou des génocides sont « Sans image, pas d’indignation : Ces remises en question aboutis-
presque toutes rapidement pré- le malheur ne frappe que les mal- sent parfois à de nouveaux com-
sentées comme des victimes qu’il heureux. La main de secours et portements, de nouvelles ma-
faut sauver et dont on devra se des fraternités ne peut alors se nières d’agir.
souvenir. Ces images sont con- tendre vers eux. L’ennemi essen- Cette exposition a pour but
çues pour nous émouvoir, pour tiel des dictatures et des sous-dé- d’amener à rééchir sur le pouvoir
nous faire réagir rapidement, l’es- veloppements reste la photogra- et le sens des représentations con-
pace de ces quelques secondes phie et les sursauts qu’elle dé- temporaines. Ce qu’elles permet-
où notre regard se porte sur elles. clenche. Acceptons-la sans nous tent de comprendre ou font voir
Elles empruntent des codes et des y résigner : c’est la loi du tapage. sans nous faire comprendre, mais
stéréotypes déjà enregistrés dans Servons-nous d’elle. » Bernard aussi ce qu’elles cachent ou leur
notre mémoire culturelle pour re- Kouchner, fondateur de Méde- échappent.

18 TRACES DE MÉMOIRE
En pratique :

L’exposition - jusqu’au 30 janvier 2018


à la Caserne Dossin à Malines

Le dossier pédagogique (5,00 €)


info et commandes par courriel :
sarah.timperman@auschwitz.be

Dossier pédagogique « Le Passage du Témoin »


Dans le cadre de la commémo- En lien avec l’exposition, nous
ration des 75 ans de la déporta- proposons un dossier pédago-
tion des Juifs de Belgique, l’ASBL gique qui contextualise les diffé-
Mémoire d’Auschwitz collabore à rents thèmes abordés dans les
l'exposition « Le passage du té- extraits audios proposés. Outre
moin » proposée par le Musée juif une notice historique et une
de Belgique. Cette exposition, abondante iconographie, les
présentée au musée Kazerne séquences audios sont retrans-
Dossin jusqu’au 30 janvier 2018, crites et accompagnées, ici aus-
est constituée de 37 portraits de si, de codes QR qui permettent
rescapés des camps nazis réalisés d’entendre chaque témoignage.
par le photographe André Gold- Ce dossier pédagogique a pour
berg en 1994. Chaque portrait but d’offrir aux enseignants du
donne la possibilité d’entendre, matériel didactique pour leurs
muni d’un smartphone ou d’une cours consacrés à la Shoah. Il est
tablette, un extrait de leur témoi- disponible auprès de la Mémoire
gnage via un code QR. d’Auschwitz.

N° 26 - DÉCEMBRE 2017 19
varia

SUR LES TRACES DE LA


V OYA G E
D’ÉTUDES SHOAH
EN POLOGNE
du 9 au 16 juillet 2018

La visite d'Auschwitz-Birkenau est une ville, nous évoquons la cul- français. Le 3 février 2018, nous or-
l'une des principales activités de ture juive, nous passons par l'Um- ganisons une séance d'informa-
la Fondation Auschwitz / Mémoire schlagplatz lieu de départ des dé- tion où vous pourrez découvrir
d'Auschwitz ASBL depuis 40 ans. portations, et nous nous rendons à (gratuitement et sans engage-
Ce voyage d'études durant le- l'endroit où l'histoire s'est arrêtée ment) les détails de ce voyage
quel chaque année des rescapés pour les déportés : le centre de d'études exceptionnel.
partagent leur vécu avec les par- mise à mort.
ticipants est un véritable concept Le 26 mai 2018, nous organiserons
pour les enseignants et les histo- Les lieux que nous visitons sont une journée de formation pour
riens. Mais ce qui est trop souvent Varsovie, Łódz, Radom, Lublin, vous familiariser avec le contexte
oublié : Auschwitz représente l’é- Zamość, Włodawa et Siedlce. historique du voyage. Le prix est
pisode nal du processus de l’ex- Nous visitons les monuments, les de 650 € par personne (calculé sur
termination nazi. mémoriaux et les musées de base de chambres doubles). Sont
Chełmno nad Nerem, de Majda- inclus : les vols aller et retour
C'est pourquoi nous avons créé il nek, de Bełżec, de Sobibór et de (Bruxelles / Varsovie), bus privé
y a quatre ans, un nouveau Treblinka. avec chauffeur pendant 8 jours, 7
voyage d'études : Sur les Traces nuits dans des hôtels confortables
de la Shoah en Pologne. Chaque visite est soutenue de avec un petit déjeuner complet,
Ce voyage de 8 jours guide un manière didactique par des des- deux repas chauds par jour, tous
groupe d'environ 20 personnes à sins et des plans, des photogra- les billets d'entrée des visites de
travers les anciens ghettos, les phies et des documents d'ar- groupe. Un paiement en trois ver-
lieux de déportation et les centres chives, ainsi que des témoignages sements vous est offert.
d'extermination. de survivants et de bourreaux.
Renseignements et inscriptions :
À chaque fois que nous visitons Nos propres historiens guident en georges.boschloos@auschwitz.be

POUR UNE PRISE ASBL Mémoire d’Auschwitz - Tél. : 02 512 79 98 info@auschwitz.be


DE CONTACT Fondation Auschwitz
Rue aux Laines, 17 bte 50 - 1000 Bruxelles
Fax : 02 512 58 84 www.auschwitz.be

Publication réalisée grâce au soutien de

Directeur de la publication : Henri Goldberg


Rédacteurs en chef : Frédéric Crahay, Johan Puttemans
Secrétaire de rédaction : Georges Boschloos
Comité de rédaction : Marjan Verplancke, Thierry
De Win, Yves Monin, Jean Cardoen, Yannik van Praag SPF Sécurité Sociale
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Imprimeur : EVM Print Victimes de la Guerre

20 TRACES DE MÉMOIRE - N° 26 - DÉCEMBRE 2017

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