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"Cette brume insensée où s'agitent des ombres, comment pourrais-je l'éclaircir ?

"
(Raymond Queneau)

"Je n'écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n'écris pas pour dire que je n'ai rien
à dire. J'écris : j'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai été un
parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j'écris
parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est
l'écriture : leur souvenir est mort à l'écriture ; l'écriture est le souvenir de leur mort
et l'affirmation de ma vie." (Georges Perec, "W ou le souvenir d'enfance",
L'imaginaire, Gallimard, chapitre VIII, pages 63-64)

S'il y a des livres qui méritent le qualificatif de "littérature à l'estomac", pour


reprendre l'expression de Julien Gracq, c'est bien "W ou le souvenir
d'enfance" de Georges Perec, l'un de ces livres qui vous marquent pour la
vie.

On sait que la vie de Georges Perec fut précocement marquée par la


disparition (le titre de l'un de ses romans) : celle de son père tout d'abord,
Icek Peretz (1909-1940), engagé volontaire contre l'Allemagne, mortellement
blessé en juin 1940, celle de sa mère, Cyrla Szulewitz (1913-1943), déportée
à Auschwitz en 1943. Mariés en 1934, tous deux étaient d'origine juive
polonaise.
Georges Perec naît le 7 mars 1936, dans une maternité du 19ème
arrondissement de Paris et passera son enfance rue Vilin, dans le quartier de
Belleville.

En 1941, pour lui sauver la vie, la mère du petit Georges l'expédie à Villars-
de-Lans par un train de la Croix-Rouge. Il y est baptisé et son nom, francisé,
devient Perec. L'enfant y passera le reste de la guerre avec une partie de sa
famille paternelle.

Georges retourne à Paris en 1945 où il est adopté par la sœur de son père,
Esther, et son mari, David Bienenfeld.

"W ou le souvenir d'enfance" ce n'est pas un, mais deux livres "entrelacés"
(dans la pension de Villars-de-Lans, le petit Georges s'amuse à entrelacer
des bandes de papier verticales et horizontales de deux couleurs différentes,
"une occupation dans laquelle j'excellais."), comportant alternativement deux
textes apparemment sans lien l'une avec l'autre, mais dont on comprend peu
à peu le rapport : l'évocation minutieuse d'un fantasme d'enfant, une cité
utopique tout entière vouée au culte du sport et l'évocation par l'auteur de son
enfance pendant la guerre. Philippe Lejeune (La mémoire et l'oblique, Paris,
POL, 1991) parle de "biographie psychanalytique".

La cité olympique se révèle une allégorie du nazisme et de l'univers


concentrationnaire ; dans le dernier chapitre, le chapitre XXXVIII, le narrateur
rapproche d'ailleurs explicitement son "utopie" du célèbre ouvrage de David
Rousset "L'univers concentrationnaire", lu "des années plus tard", dans
lequel Rousset montre que la structure des camps étaient commandée par
deux orientations fondamentales : pas de travail, du sport, une dérision de
nourriture.

Les deux textes s'éclairent l'un l'autre, chacun disant ce que l'autre ne dit pas
: d'un côté le récit empreint d'une souffrance indicible d'une vie d'enfant juif
pendant la guerre, "pauvre d'exploit et de souvenirs, fait de bribes éparses,
de blancs, d'oublis, de doutes, d'hypothèses, de maigres anecdotes", de
l'autre un récit d'aventure qui tourne court pour embrayer sur l'évocation d'un
univers kafkaïen dans lequel l'absurde le dispute à l'atroce.

On retrouve, comme souvent chez Georges Perec le jeu sur la symbolique


des lettres et des noms : "W" est le nom de l'île, la première lettre du nom de
celui qui la découvrit (Wilson), mais aussi de Winckler, le "héros malgré lui"
qui la découvre en se lançant à la recherche de son "homonyme noyé"
Gaspar Winckler, un jeune sourd-muet disparu au cours d'un naufrage.
Le mot "disloqué" revient à plusieurs reprises dans la description
géographique de l'île et évoque la cassure d'où est sortie ce livre, semblable
à la lettre "W", la moitié du titre.

L'autre moitié "Le souvenir d'enfance" (remarquer le singulier) tente, non pas
de donner un sens, à ce qui n'en a pas mais "de reconstituer dans la trame
de l'écriture les fils brisés qui rattachent le narrateur à son enfance", non pas
de "dire l'indicible", mais de parler à partir de l'indicible et malgré l'indicible.

Le narrateur du premier récit s'appelle Gaspard Winckler ; on n'apprend son


nom qu'au cours du chapitre V (page 32) au cours du dialogue entre le
narrateur et Otto Apfelstahl, le mystérieux inconnu du bar de l'hôtel Berghof,
18 Nurmbergstrasse ("Berghof" : S. Freud habitait 19, Berggasse à Vienne et
Nuremberg est la ville où est né le nazisme et celle où il a été jugé ; par
ailleurs le "Berghof" , également connu sous le nom de "nid d'aigle" ou
Khelsteinhaus était une résidence d'Adolf Hitler conçue selon les plans de
son architecte Albert Speer, située dans l'Obersalzberg, montagne des Alpes
bavaroises, près de Berchtesgaden).

- Vous êtes Gaspard Winckler ? me demanda-t-il, mais en fait la phrase était


à peine interrogative, c'était plutôt une constatation.
- Euh... Oui... répondis-je stupidement, et en même temps je me levai, mais il
me retint d'un geste..."

Le narrateur du second récit est l'auteur, Georges Perec ; il s'agit d'un récit
autobiographique. Georges Perec évoque son enfance de 1939 à 1945, de
l'âge de 5 ans à l'âge de 10 ans.

Le père de Gaspard Winckler est mort des suites d'une blesssure, alors qu'il
allait avoir six ans (chapitre I, page 15) ; il n'est pas question de sa mère,
mais le narrateur est adopté par l'un des deux voisins de son père. Gaspard
Winckler s'engage comme soldat en France, est envoyé en opération et
déserte à l'occasion d'une permission (remarquer l'initiale du lieu : "V."), il est
pris en charge par une organisation d'objecteurs de conscience et s'installe
d'abord en Allemagne, puis à H., près de la frontière luxembourgeoise.

Points communs avec Georges Perec : la disparition précoce du père, le


silence sur la mère (l'indicible), l'orphelin "recueilli", la prise en charge par
une organisation caritative (Georges Perec : la Croix Rouge, Gaspard
Winckler, une association d'objecteurs de conscience), l'initiale des deux
prénoms : Georges/Gaspard. Ils sont tous les deux en situation irrégulière :
Gaspard Winckler est un déserteur et Georges Perec est un enfant juif.
Gaspard Winckler s'est engagé comme soldat, comme le père de Georges
Perec (pour défendre la France, son pays d'adoption contre l'Allemagne),
mais il déserte, alors que le père de Georges Perec est tué.

S. Freud a montré dans la "Traumdeutung" (Le travail du rêve) à travers la


notion de "condensation" que l'inconscient du rêveur pouvait "amalgamer"
des caractéristiques disparates et logiquement inconciliables dans la réalité.
Georges Perec s'identifie au père, "soldat héroïque", mais aussi à un
"déserteur" : l'identification au père mort se double du sentiment de culpabilité
du "survivant".

Il en est de même dans le domaine de l'art et de la création littéraire : Gradiva


"est" à la fois une jeune fille réelle, une jeune fille rêvée, un fantasme et une
sculpture sur un bas-relief, la vierge et sainte Anne "sont" aussi la mère
biologique et la mère adoptive de Léonard de Vinci (cf. "Der Wahn und die
Traüme in W. Jensens Gradiva", "Délire et rêve dans la Gradiva de
Jensen" et "Eine Kindheintserinnerung des Leonardo da Vinci", "Un souvenir
d'enfance de Léonard de Vinci").

Gaspard Winckler reçoit comme mission d'un mystérieux inconnu, Otto


Apfelstahl, de se mettre à la recherche d'un jeune enfant d'une dizaine
d'années disparu dans le naufrage du yacht le Sylvandre, au large de la Terre
de Feu : "Nous avons repéré Le Sylvandre dix-huit heures seulement après
qu'il eut envoyé ses signaux de détresse. Il s'est éventré sur les brisants d'un
minuscule îlot, au sud de l'île Santa Ines, par 54°35' de latitude sud et 73° 14'
de longitude ouest. En dépit d'un vent extrêmement violent, une équipe de
secours de la Protection civile chilienne a réussi à atteindre le yacht quelques
heures plus tard, le lendemain matin. A l'intérieur, ils ont trouvé cinq cadavres
et ils ont réussi à les identifier : c'étaient Zeppo et Felipe (les deux matelots
maltais), Angus Pilgrim (le précepteur du jeune Gaspard Winckler, "spécialisé
dans l'éducation des sourds-muets"), Hugh Barton ("un ami de Caecilia qui
était en quelque sorte le commandant de bord") et Caecilia Winckler (la mère
du jeune Gaspard, une célèbre cantatrice). Mais il y avait un sixième nom sur
la liste des passagers, celui d'un enfant d'une dizaine d'années, Gaspard
Winckler, et ils ne retrouvèrent pas son corps." (chapitre IX, page 69)

Otto Apfelstahl s'avère être le responsable d'une société de secours aux


naufragés qui dépend du "Bureau Veritas" (la Vérité), "une organisation
philanthropique chargée de rassembler toutes les données concernant les
navires en détresse et, dans la mesure de ses faibles moyens, de leur porter
secours."

Frédéric Yvan voit dans le personnage d'Otto Apfelstahl (mi pomme, mi acier,
c'est à dire "grenade", bombe à retardement) une "figure (légèrement
satirique) de l'analyste" : "Êtes-vous médecin ? Ma question - contrairement à
ce que j'avais naïvement pensé - ne parut pas le surprendre. C'est à peine s'il
sourit. - En quoi le fait que je ne fume le cigare qu'après mon repas du soir
vous conduit-il à penser que je puisse être médecin ?" (page 33)... "Et
ensuite ? - Et ensuite quoi ?" (page 65)

Le nom du personnage amalgame la possibilité du "transfert" et du "contre-


transfert". Les personnages de Perec ne sont pas des "entités
psychologiques", mais des constructions onomastiques, ce sont elles qui
supportent le sens et construisent le réseau signifiant du récit.

Il y a là tous les ingrédients de l'incipit d'un roman policier et/ou d'un roman
d'aventures traditionnels (ce que les anglo-saxons appellent un "thriller")
destinés à créer du "suspens", à tenir le lecteur en haleine : la lettre armoriée,
le rendez-vous dans un bar, le mystère du "motif", le thème de l'homme
inconnu, la mission, les coïncidences étranges (le "détective" et la "victime"
portent le même nom)... On pense à Jules Verne ("L'île mystérieuse"), à
"Sans famille" ou "Le mousse" d'Hector Malot, aux romans-feuilletons du
XIXème siècle, aux romans d'espionnage...

Perec joue sur le triple sens du mot "histoire" (devenir historique, science du
passé - l'allemand a deux mots distincts pour désigner ces deux sens :
"Geschichte" et "Historie", alors que le français n'en a qu'un - et enfin récit)
et sur son étymologie : L'ouvrage d'Hérodote, le père des historiens,
s'intitule Histoires ou Enquête, du grec Ἱστορία / Historía — littéralement
« recherche, exploration », de ἵστωρ, « celui qui sait, qui connaît ».

La mission précise confiée à Gaspard Winckler par Otto Apfelstahl est de


retrouver et de sauver le jeune sourd-muet. Au cours du chapitre XI,
Apfelstahl donne des précisions complémentaires au narrateur sur les
circonstances de la mort du commandant de bord, des deux matelots, du
précepteur, de la mère de l'enfant et sur le mystère de la disparition de ce
dernier.

La deuxième partie du roman est précédée du signe (...) et d'une citation de


Raymond Queneau ("Cette brume insensée où s'agitent des ombres, - est-ce
donc là mon avenir ?") ; dans le chapitre XII (à partir de la page 93), il n'est
plus question du jeune naufragé, le roman d'aventure traditionnel tourne court
pour faire place à l'évocation de l'île "W", sa géographie, son Histoire et la
description minutieuse des us et coutumes de ses habitants : "ce qui frappe
dès l'abord, c'est que W est aujourd'hui un pays où le Sport est roi, une
nation d'athlètes où le Sport et la vie se confondent en un même magnifique
effort." (page 96) ; le lecteur est surpris par l'absence de solution de
continuité (apparente) entre les deux parties du récit.

La dimension réaliste du roman d'aventure fait place à une dimension


onirique (l'évocation d'une utopie). Ce passage d'un genre à l'autre n'est pas
arbitraire, on comprend à la fin du roman la "motivation intime" de ce "hiatus
diégétique" qui ne fait que refléter le rapport entre l'histoire personnelle de
l'auteur et l'Histoire, ou plus exactement la "résonance imaginaire" de
l'Histoire dans son histoire intime. Le narrateur-relai de Georges Perec,
Gaspard Winckler, part à la recherche de lui-même.

On remarque l'emploi du présent de l'indicatif (présent d'habitude ou à valeur


descriptive), succédant aux temps traditionnels du récit (passé
simple/imparfait/plus-que-parfait, futur dans le passé) ; quant au statut du
narrateur, s'il est clairement identifié dans la première partie (narrateur
interne, homodiégétique), il se transforme en "voix off", en narrateur externe,
quasiment hétérodiégétique. Le narrateur n'est pas vraiment dans le récit,
mais il ne lui est pas non plus totalement extérieur, comme dans les rêves.

Ce n'est pas un hasard si le jeune naufragé, Gaspard Winckler est sourd-


muet ; sauver le petit Gaspard, c'est lui donner la parole, l'aider à parler ; son
homonyme est donc en quelque sorte le double, le remplaçant du précepteur
Angus Pilgrim (deuxième figure de l'analyste), mort au cours du naufrage. Le
but du périple du Sylvandre était d'aider à sortir l'enfant de son mutisme, à
guérir de son rachitisme, à se développer, à vivre. Mais le narrateur suggère
que l'enfant a été abandonné au cours du voyage, comme Georges Perec.
Le prénom "Gaspard" fait référence à Gaspard Hauser, l'orphelin le plus
mystérieux et le plus célèbre du XIXème siècle.

L'enfant représente la part muette de Georges Perec, l'enfant en lui et sa


souffrance indicible, la souffrance de l'indicible. Écrire "W ou le souvenir
d'enfance", c'est essayer non pas de parler de l'indicible, mais de tenter une
parole à partir de l'indicible, de renouer les fils brisés avec l'enfance meurtrie
("L'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie.").

Georges Perec entreprit en 1949, à l'âge de 13 ans, une psychothérapie


avec Françoise Dolto. Acte de foi dans les vertus du langage, "W ou le
souvenir d'enfance" s'inscrit dans une démarche similaire. Dans W ou le
souvenir d'enfance, Perec "travaille" alternativement sur les deux "matériaux"
de la psychanalyse : les souvenirs et les rêves (ainsi que sur des dessins ,
souvenirs et récits non verbaux et des fantasmes, rêves éveillés ou "faux"
souvenirs devenus vrais). Il reprendra cette analyse de 1956 à 1957 avec
Michel de M'Uzan, puis, l'approfondira de mai 1971 à juin 1975 avec J.-B.
Pontalis.

"La publication en mai 1975 de "W ou le souvenir d'enfance" apparaît signifier


un point d'achèvement du travail psychanalytique ; Perec décide de mettre fin
à son analyse avec Pontalis un mois plus tard." (Frédéric Yvan, Figure de
l'analyste chez Perec, Savoirs et cliniques 1/2005 (n°6), pages 141-148)

La mère du petit sourd-muet s'appelle Caecilia, celle de Georges Perec,


Cyrla, mais page 49, le narrateur précise : "Cyrla Schulevitz, ma mère, dont
j'appris, les rares fois où j'entendis parler d'elle, qu'on l'appelait plus
communément Cécile."

Otto Apfelstahl décrit de façon détaillée à Gaspard Winckler les circonstances


de la mort de Cécilia Winckler. Georges Perec ne connaît pas les
circonstances exactes de la mort de sa propre mère. On le voit sans cesse
réduit aux conjectures, aux hypothèses. La précision du récit imaginaire vient
combler les lacunes du réel.

Le deuxième récit, (chapitre II, page 17), commence par une assertion
déceptive et paradoxale : "Je n'ai pas de souvenirs d'enfance. Jusqu'à ma
douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j'ai perdu
mon père à quatre ans, ma mère à six ; j'ai passé la guerre dans diverses
pensions de Villars-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari
m'adoptèrent."

Le narrateur, Georges Perec adulte, va s'employer à dire sur le peu dont il se


souvient, presque rien : deux souvenirs antérieurs ne sont pas
invraisemblables, celui de la (fausse) lettre hébraïque spontanément tracée
par l'enfant à l'âge de trois ans et qu'il assimile à la naissance (naître = naître
à l'écriture) et celui de la pièce d'or avalée, mais le narrateur suggère que ce
peuvent être des fantasmes, le travail de "mémoire" s'appuie sur des
documents de l'époque, sur des photographies : "sur la photo le père a
l'attitude du père...." ou sur le témoignage de proches.

Mais il ne s'agit pas, à proprement parler de souvenirs. Le reste du récit qui


évoque les années de guerre passées à Villars-de-Lans se caractérisent pas
une très grande imprécision : emploi du conditionnel et de formules telles que
"il me semble", "je crois que...", "il est possible que...", "je ne me souviens
pas si....", "je ne sais pas, j'ai longtemps cru que...". Le roman est donc bâti
sur un paradoxe : l'évocation de l'aventure de Gaspard Winckler et de la cité
olympique (la fiction), est beaucoup précise que les souvenirs personnels de
l'auteur.

Les deux souvenirs d'injustices subies par l'enfant (la poussée dans l'escalier
et la petite fille qu'on l'accuse faussement d'avoir enfermée dans un placard)
peuvent être réels, mais font penser aux Confessions de Jean-Jacques
Rousseau et donc à un souvenir littéraire.

Dès le début du chapitre XII (Deuxième partie), la description géographique


de l'île comporte des éléments dysphoriques : "Sa configuration générale
affecte la forme d'un crâne de mouton dont la mâchoire inférieure aurait été
passablement disloquée." Le mot "disloqué" que l'on retrouvera au début du
chapitre XIII (page 97) : "Désormais, les souvenirs existent, fugaces tenaces,
futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble. Ils sont comme cette écriture
non liée, faite de lettres isolées incapables de se souder entre elles pour
former un mot, qui fut la mienne jusqu'à dix-sept ou dix-huit ans, ou comme
ces dessins dissociés, disloqués, dont les éléments épars ne parvenaient
presque jamais à se relier les uns aux autres (...)"

"bas-fonds que des récifs rendent extrêmement dangereux", "marécages


pestilentiels"...

"...mais que W ait été fondée par des forbans ou par des sportifs, au fond
cela ne change pas grand chose. Ce qui est vrai, ce qui est sûr, ce qui
frappe dès l'abord, c'est que W est aujourd'hui un pays où le Sport est roi,
une nation d'athlètes où le Sport et la vie se confondent en un même
magnifique effort (...)" (page 96)

Nous sommes donc en présence d'une description grandiose d'une cité


parfaite, composée d'êtres parfaits, animés d'un noble idéal où affleurent des
notations "dysphoriques" sur la géographie, l'Histoire et l'origine des
habitants.

Ces notations "dysphoriques" vont se multiplier au cours du récit,


transformant le rêve grandiose en cauchemar.
"Utopie" : 1532 , du latin moderne "utopia" (Thomas Morus, 1516), forgé sur
le grec "ou" (non) et "topos" (lieu)

a) L'Utopie : pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple


heureux

b) 1710 : plan d'un gouvernement imaginaire à l'exemple de la République de


Platon. L'utopie de Fénelon dans Le Télémaque. (Le Petit Robert)

La cité olympique de W a toutes les caractéristiques d'une utopie: une île,


une société organisée par des règles précises et immuables, une
organisation du temps et de l'espace qui ne laisse rien au hasard : quatre
villages situés aux points cardinaux de l'île, un stade par village, un stade
central ; les compétitions sont parfaitement définies une fois pour toutes, ainsi
que le lieu et le moment où elles doivent se dérouler...

Mais le narrateur glisse peu à peu des détails dysphoriques : les vainqueurs
sont portés en triomphe et nourris somptueusement, mais les vaincus sont
privés de nourriture, les vaincus de certaines compétitions sont soumis à des
traitements humiliants, voire mis à mort, on ne garde qu'une femme sur cinq,
les sportifs sont dépersonnalisés : les vainqueurs portent le nom de celui qui
a gagné pour la première fois l'épreuve.

La question de la sexualité qui est au cœur de la plupart des utopies est


réglée par une épreuve au cours de laquelle les femmes sont lâchées sur le
stade et violées par les vainqueurs, le sort des enfants est particulièrement
tragique : ils sont élevés à part et ensemble par les femmes de façon
heureuse et insouciante, puis deviennent "novices" (apprentis sportifs) et sont
plongés du jour au lendemain dans la violence et à l'absurdité du "monde
W"... La vie sur W est une guerre permanente et impitoyable de tous contre
tous.

Il y a des règles, mais en même temps, il n'y en a aucune ; à tout instant les
règles peuvent être détournées : "Mais l'on connaît assez le monde W pour
savoir que ses Lois les plus clémentes ne sont jamais que l'expression d'une
ironie un peu plus féroce. L'apparente générosité des règles qui déterminent
l'accession aux postes officiels se heurte chaque fois au bon plaisir de la
Hiérarchie : ce qu'un Chronométreur suggère, un Arbitre peut le refuser ; ce
qu'un Juge propose, un Directeur en dispose ; ce qu'un Directeur concède,
un autre peut le nier. Les grands Officiels ont tout pouvoir ; ils peuvent laisser
faire, comme ils peuvent interdire ; ils peuvent entériner le choix du hasard ou
lui préférer un hasard de leur choix ; ils peuvent décider, et revenir à tout
instant sur leur décision."

Le monde W est donc à la fois une "utopie" et une "contre-utopie". Perrec


montre qu'il n'y a en fait aucune différence entre les deux. La contre-utopie
n'est pas une "déviation" de l'utopie, mais une conséquence logique liée à
l'essence même de l'utopie.

Dans le titre du roman "W ou le souvenir d'enfance", il faut remarquer que le


mot "souvenir" est au singulier ; il s'agit d'un seul et unique souvenir, la
disparition de la mère ; "ou" a un double sens ; il s'agit à la fois d'une
conjonction (= et)... c'est les sens du "ou" dans le conte philosophique de
Voltaire "Candide ou l'optimiste", mais aussi d'une disjonction (= ou bien) :
"W" est un souvenir d'enfance (une utopie olympique imaginée par Georges
Perec lorsqu'il était enfant), mais c'est aussi pour Georges Perec adulte, une
manière de combler les vides de son histoire personnelle.

En reprenant cette utopie enfantine, en la "retravaillant", Perec tente de


renouer les fils de son histoire, d'essayer de "concevoir" ce que l'enfant ne
pouvait que subir.

La cité olympique symbolise évidemment le nazisme : "les orphéons aux


uniformes chamarrés jouent L'Hymne à la Joie. Des milliers de colombes et
de ballons multicolores sont lâchés dans le ciel. Précédés d'immenses
étendards aux anneaux entrelacés que le vent fait claquer, les Dieux du
Stade pénètrent sur les pistes, en rangs impeccables, bras tendus vers les
tribunes officielles où les grands Dignitaires W les saluent."

Le narrateur dévoile la véritable nature de la société W : " Il y a deux mondes,


celui des Maîtres et celui des esclaves. Les Maîtres sont inaccessibles et les
esclaves s’entre-déchirent." (page 218)... "Il faut les voir, ces Athlètes qui,
avec leurs tenues rayées, ressemblent à des caricatures de sportifs 1900,
s'élancer coudes au corps, pour un sprint grotesque (...) il faut voir
fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une
efficacité implacable, à l'anéantissement systématique des hommes..."

La fin du récit est tout à fait explicite : "Celui qui pénétrera un jour dans la
Forteresse n'y trouvera d'abord qu'une succession de pièces vides, longues
et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnés lui
fera peur, mais il faudra qu'il poursuivre longtemps son chemin avant de
découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d'un
monde qu'il croira avoir oublié : des tas de dents en or, d'alliances, de
lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers
poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité..."

Le dernier chapitre du roman, le chapitre XXXVII établit un parallèle entre


entre le monde W et l'Univers concentrationnaire décrit par David Rousset :
"La structure des camps de répression est commandée par deux orientations
fondamentales : pas de travail, du "sport", une dérision de nourriture (...)"
Le roman se termine par les lignes suivantes qui montrent que tout peut
toujours recommencer sous une forme ou sous une autre : "Jai oublié les
raisons qui, à douze ans, m'ont fait choisir la Terre de Feu pour y installer W :
les fascistes de Pinochet se sont chargés de donner à mon fantasme une
ultime résonance : plusieurs îlots de la Terre de Feu sont aujourd'hui des
camps de déportation." (Paris-Carros-Blévy, 1970-1974)

Quelques remarques complémentaires :

- Les deux citations de Raymond Queneau placées respectivement au début


de la première et de la seconde partie du récit donnent la clé de la démarche
de Georges Perec : "Cette brume insensée où s'agitent des ombres,
comment pourrais-je l'éclaircir ?" ; "Cette brume insensée où s'agitent des
ombres, - est-ce donc là mon avenir ?"

- Remarquer la dédicace : "pour E" qui fait évidemment penser à "La


Disparition" ; en hébreu, Hé est la lettre du souffle de vie.

En français, la voyelle "e" (dans l'hébreu biblique, on n'inscrivait pas les


voyelles) est considérée comme "féminine", notamment en prosodie (rimes
féminines).

Georges Perec fait donc explicitement le lien, dès l'ouverture du roman


entre "W ou le souvenir d'enfance" et "La Disparition" (roman "lipogramme"
dans lequel la voyelle "e" n'est jamais employée), incitant ainsi le lecteur à
voir dans "La Disparition" autre chose qu'un simple jeu formel. "E" symbolise
évidemment la mère disparue ; c'est à elle que le roman est dédié.

- Le nom du yacht "le Sylvandre", est aussi le nom d'un coléoptère, d'un
papillon. Le papillon symbolise la transformation, au cours de la vie terrestre
et/ou après la mort (cf. Elisabeth Kübler-Ross découvrant au camp de
concentration nazi de Majdanek les papillons noirs dessinés par les enfants
avant de mourir).

Dans un excellent roman policier paru récemment chez JC Lattès (collection


10/18, Grands détectives), "Séduction" de Catherine Gildiner, le symbolisme
du papillon est évoqué à travers un dialogue imaginaire entre la narratrice et
l'héroïne du roman, Kate Fitzgerald, et la fille de Sigmund Freud, Anna
Freud :
(...) "Les papillons ne voient jamais leur mère. Après l'accouchement, la
femelle de retrouve jamais le père, sauf socialement, ni les oeufs qu'elle
pondra. Ils deviennent des chenilles, puis des chrysalides dont ils émergent
complètement formés et s'éloignent libres de liens affectifs, complexes
d'Oedipe ou lassitude maternelle." Tout en versant l'Earl Grey dans la
passoire en argent, j'ajoutai : "Ce n'est pas étonnant qu'on désigne ce
phénomène comme une métamorphose."
- Les Grecs croyaient que, après la mort, l'âme quittait le corps sous forme
de papillon, le saviez-vous ? Leur symbole pour l'âme était une jeune fille aux
ailes de papillon, qu'ils nommaient - c'est digne d'intérêt - Psyché."

- Le blason dans la lettre adressée au narrateur, Gaspard Winckler, par Otto


Apfelstahl est une sorte de test de Rorschach (du moins en ce qui concerne
trois des cinq figures) : "Je ne parvins à reconnaître clairement que deux des
cinq symboles qui le composaient : une tour crénelée, au centre, sur toute la
hauteur du blason, et, au bas, à droite, un livre ouvert, aux pages vierges ;
les trois autres, en dépit des efforts que je fis pour les comprendre, me
demeurèrent obscurs ; il ne s'agissait pas pourtant de symboles abstraits, ce
n'étaient pas des chevrons, par exemple, ni des bandes, ni des losanges,
mais des figures en quelque sorte doubles, d'un dessin à la fois précis et
ambigu, qui semblait pouvoir s'interpréter de plusieurs façons sans que l'on
puisse jamais s'arrêter sur un choix satisfaisant : l'une aurait pu, à la rigueur,
passer pour un serpent sinuant dont les écailles auraient été des lauriers,
l'autre pour une main qui aurait été en même temps racine ; la troisième était
aussi bien un nid qu'un brasier, ou même une couronne d'épines, ou un
buisson ardent, ou même un cœur transpercé."

Sur les cinq figures, deux sont "clairement reconnaissables" : la tour


crénelée et le livre ouvert ; elles ne sont pas susceptibles d'interprétation en
ce qui concerne leur identité, mais seulement en ce qui concerne leur
signification et trois sont "ambiguës" et susceptibles d'interprétations et de
projections.

"Un serpent sinuant dont les écailles auraient été des lauriers" : l'utopie nazie,
"une main qui aurait été en même temps une racine" : le passé et l'avenir,
l'inné et l'acquis, le "ça" et le "moi", l'émergence du sujet... ; "un nid, un
brasier, une couronne d'épines, un buisson ardent, un cœur transpercé" : la
mère disparue.

L’ambiguïté des figures recouvre l'ambivalence des affects ; le nazisme :


fascination (les lauriers) / compréhension critique (le serpent) - les figures
parentales, le judaïsme, la culpabilité : la dépendance (la racine) /
l'autonomie, l'émergence du sujet (la main) - la disparition de la mère :
souffrance précise et intolérable (un brasier, une couronne d'épines, un cœur
transpercé) / souffrance exprimée et banale (un nid, un buisson ardent). Le
nid symbolisant la première naissance et le buisson ardent symbolisant la
souffrance, la parole et la délivrance (la renaissance).

Le livre ouvert aux pages vierges : l'écriture (plus précisément la biographie


psychanalytique) et la tour (la mise en sécurité du "moi" ) ; le livre et la tour :
la mise en sécurité du moi en vue de l'émergence du sujet, à travers
l'élucidation psychanalytique.
Perec sait bien que la psychanalyse ne promet pas la sécurité totale (la
régression vers la relation fusionnelle avec la mère, le "sentiment océanique"
intra-utérin), l'absence de souffrance, la "guérison" (l'idée fausse que l'on s'en
fait si guérir, c'est guérir de notre humanité), mais, comme le dit Freud,
l'échange d'une "souffrance précise" et intolérable subie et incomprise contre
une "souffrance banale", assumée et comprise.

La tour ne représente donc pas (seulement) la "sécurité régressive" et/ou la


défense du moi contre les pulsions (le refoulement et la dénégation) ; elle est
surmontée de créneaux et d'un chemin de guet ; la cure psychanalytique
comporte des aspects et des moments "régressifs", mais son but ultime est
l'accession à la lumière, la prise de conscience : "Who es war, soll ich
werden." ; "Là où c'était, je dois advenir" "Partout où/Chaque fois qu'/ il était
inconscient, un élément doit parvenir à la conscience du Moi, c'est un travail
de civilisation comme l'assèchement du Zuydersee" ("Es ist Kulturarbeit wie
die Trockenlegung der Zuydersee.")
Étonnamment diverse et originale, l’œuvre de Georges Perec (1936-1982) a renouvelé les
enjeux de l'écriture narrative et poétique ("Les Choses", Prix Renaudot 1965, "Espèces
d'espaces") ; inventeur de nouvelles formes d'autobiographie ("La Boutique obscure", "W
ou le souvenir d'enfance", "Je me souviens"), chroniqueur du renoncement au monde
("Un homme qui dort"), Georges Perec a transformé le langage en un "jubilatoire terrain de
jeux et d'inventions" ("Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?", "La
disparition", "Les revenentes"). Il fut l'un des membres les plus importants de l'OULIPO
(Ouvoir de Littérature Potentielle) ; "La Vie mode d"emploi" (Prix Médicis 1978), offre la
synthèse de toutes ses recherches.

Georges Perec, "W ou le souvenir d'enfance", L'imaginaire Gallimard / Denoël.

Cinéma : "Un homme qui dort" (1974) de Georges Perec et Bernard Queysanne avec
Jacques Speisser, voix off de Ludmilla Mickaêl :

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