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TRACES

n° 17 BELGIQUE - BELGIË
PP
Septembre BRUXELLES X
2015 1/9464

DE MÉMOIRE
PÉDAGOGIE ET TRANSMISSION
CENTRE D’ÉTUDES ET DE DOCUMENTATION
MÉMOIRE D’AUSCHWITZ ASBL
| TRIMESTRIEL N° 17 | JUILLET - AOÛT - SEPTEMBRE 2015
| BUREAU DE DÉPÔT : BRUXELLES X | N° AGRÉGATION P 801056

SOMMAIRE

ACTUALITÉ
Les commémorations du
Centenaire de la Première
Guerre mondiale en Belgique :
La République fédérale
d'Allemagne et l'éthique
reconstructive p. 2

INTERROGATION
Le roman graphique Irmina :
un entretien sur la
discrimination, les choix
personnels et la mémoire p. 5
© Frédéric Crahay

+ application pédagogique
p. 10

APPROFONDISSEMENT
La jeunesse juive française
sous Vichy : ACTUALITÉ Tombes de soldats écossais au
nouvelles perspectives p. 14 No Man’s Cot Cemetery à Boezinge (Ypres)
+ application pédagogique
p. 18
Les commémorations du Centenaire de la Première
VARIA p. 19 Guerre mondiale en Belgique : La République fédérale
d’Allemagne et l’éthique reconstructive
Geneviève Warland, Laurence van Ypersele et Valérie Rosoux offrent un
regard sur les récentes cérémonies commémoratives dans notre pays.
Éditeur responsable
À lire p. 2
Henri Goldberg
ASBL Mémoire d’Auschwitz
65, rue des Tanneurs - 1000 Bruxelles
ACTUALITÉ

LES COMMÉMORATIONS DU CENTENAIRE DE LA


PREMIÈRE GUERRE MONDIALE EN BELGIQUE
La République fédérale
d’Allemagne et l’éthique reconstructive
En août 2014, plusieurs cérémonies de commémoration se sont tenues à l'occasion du
Centenaire de l'invasion de la Belgique, en présence de hauts fonctionnaires allemands.
Cet article analyse les thèmes majeurs de la commémoration : la responsabilité, le regret,
la réconciliation - et une éthique reconstructive.

«M on pays a toujours
honte », titrait La Libre
Belgique dans un entre-
Trois thèmes ressortent des
discours prononcés par les représen-
tants ofciels allemands sur le terri-
Luxembourg ont été tués dès les
premiers jours de la guerre. Les
troupes allemandes en portent la
tien avec l’Ambassadeur d’Alle- toire belge2. D’abord, l’entière re- responsabilité. »
magne auprès du Royaume de Bel- connaissance de la responsabilité Le deuxième thème concerne
gique, Eckart Cuntz1. La honte et les allemande dans les crimes commis les regrets, teintés de honte, de cha-
regrets sont les sentiments exprimés en Belgique au début de la guerre : grin et de consternation (comme
dans les discours des représentants violation de la neutralité du pays, dans le discours de l’ambassadeur
ofciels de la République fédérale massacres de civils, incendies et Cuntz le 28 février 2013), les excuses
d’Allemagne lors des commémora- pillages. Évoquant « la terrible dans plusieurs cas et la volonté de
tions du Centenaire de la Première “Grande Guerre”, qui allait être la rendre hommage aux victimes en se
Guerre mondiale en Belgique. Le première des deux Guerres mon- rassemblant « en mémoire des
programme de la journée du lun- diales », le Président Joachim Gauck morts4. »
di 4 août 2014 était chargé pour le précise, le 4 août à Liège, que « […]
Président Joachim Gauck : le matin, il la guerre commença en Europe
prit part à la cérémonie ofcielle occidentale par l’invasion de la Bel- (1) Entretien avec Christian Laporte, La
organisée au Mémorial interallié de gique neutre par les troupes alle- Libre Belgique, 26 août 2014, p. 53.
Cointe (Liège), en présence du Roi mandes, une invasion que rien ne (2) Nous nous basons ici sur les discours du
Philippe et de la Reine Mathilde ainsi pouvait justier. » Il mentionne l’Ap- Président de la République fédérale d’Al-
que d’une vingtaine de chefs d’États pel, qu’il qualie de honteux, des lemagne prononcés à Liège et à Louvain
ou de délégués représentant au total intellectuels allemands en 1914 justi- le 4 août 2014 et disponibles en allemand
et en traduction française, anglaise et/ou
83 pays ayant été impliqués dans le ant « […] les crimes commis contre le
néerlandaise sur sa page internet
conit ; l’après-midi, il prononça un pays et ses habitants, et aussi tout (http://www.bundespraesident.de/DE/
discours à l’Université catholique de spécialement les attaques contre la Bundespraesident-Joachim-Gauck/
Louvain et, le soir, il assista à la céré- culture. » Reden-und-Interviews), ainsi que sur les
monie organisée au cimetière L’Ambassadeur d’Allemagne discours, aimablement communiqués par
germano-britannique de Saint-Sym- souligne, le 15 août 2014, à Dinant le Service culturel de l’Ambassade d’Alle-
phorien à Mons. L’Ambassadeur alle- qu’« il est important que nous recon- magne à Bruxelles, de l’Ambassadeur
d’Allemagne auprès du Royaume de Bel-
mand, Eckart Cuntz, n’est pas en naissions les massacres et les crimes
gique et du Délégué du gouvernement
reste. Il y a quelques mois, il a entamé qui ont été perpétrés3». 3». Enn, dans fédéral aux questions des droits de
un véritable marathon commémoratif son allocution prononcée à Arlon le l’homme le 28 février 2013.
et participe à toutes les manifesta- 28 février 2013 à l’occasion de (3) La Libre Belgique, 26 août 2014, art. cit.
tions du souvenir en l’honneur des l’inauguration d’une plaque com- (4) Les excuses sont formulées tant par
soldats et des civils belges tués il y a mémorative en souvenir des civils de l’Ambassadeur que par le Délégué aux
cent ans, organisées par les villes la province de Luxembourg, le Délé- questions des droits de l’homme. C’est
Joachim Gauck qui souligne à Louvain
martyres du Sud (Andenne, Dinant, gué du gouvernement fédéral aux
l’importance de la « mémoire des morts »,
Tamines, Visé…) et du Nord de la questions des droits de l’homme tandis que le Délégué aux questions des
Belgique (Aarschot, Dendermonde, indique : « 786 civils de différentes droits de l’homme insiste sur l’hommage
Louvain…). communes de la province de aux victimes.

2 TRACES DE MÉMOIRE
Au milieu : Monsieur Eckart Cuntz,
Ambassadeur de la République
fédérale d’Allemagne, lors de
l’inauguration de l’exposition
« Belgique 1914-1945 »
au Parlement de la Fédération
Wallonie-Bruxelles
© Georges Boschloos

Cela non seulement par rapport à la l’Union européenne6». 6». La thématique symboliques de réconciliation depuis
première invasion, extrêmement de l’Union européenne invite les une trentaine d’années ?
brutale, du territoire belge, mais aussi représentants ofciels de l’Allemagne À suivre le philosophe français
par rapport à la seconde, en à souligner que le nationalisme, à Jean-Marc Ferry, les discours des
mai 1940. C’est le cas, notamment, l’origine de la violence allemande autorités allemandes analysés ci-
dans le discours qu’a tenu le Prési- durant la Grande Guerre, sévit en- dessus relèveraient davantage de la
dent allemand à Louvain. Le registre core à l’heure actuelle et nourrit de seconde tendance. Ils se situeraient
des émotions et sentiments peut nombreux conits dans le monde. dans la ligne d’un renouvellement
également prendre un tour positif : Leur persistance montre la nécessité des usages du passé par les chefs
plutôt que de se confondre en ex- non seulement de ne pas oublier d’État et les acteurs de la politique
cuses, Joachim Gauck préfère, dans l’enseignement issu des guerres mon- étrangère.
son allocution à l’Université catho- diales par des discours d’hommage Suite p.4
lique de Louvain le 4 août, exprimer et de mémoire, mais aussi d’agir
sa gratitude envers une université qui contre les violations des droits de
(5) De manière générale, la couverture
a œuvré rapidement, après 1945, à la l’homme dans le monde actuel, des commémorations en souvenir de l’in-
réconciliation belgo-allemande et à comme l’afrme Gauck à la n de vasion de la Belgique par les troupes alle-
la construction européenne. son discours au Mémorial interallié de mandes début août 1914 est plus réduite
La construction européenne, Cointe. dans la presse néerlandophone que fran-
garante de la paix et de la sécurité Quelle signication accorder cophone. Cela dit, les journaux du Nord
entre les anciens belligérants, consti- aux actes et paroles des représen- comme du Sud du pays consacrent de
belles pages aux commémorations du
tue le dernier l rouge de ces dis- tants ofciels de l’Allemagne à
Centenaire le lundi 4 août. Ils citent plu-
cours. À Liège, le Président Joachim l’occasion des commémorations du sieurs propos du Président allemand et sa-
Gauck prononce ces mots qui reçoi- Centenaire de 1914-18 en Belgique ? luent son attitude de recueillement.
vent un large écho dans la Faut-il les interpréter comme étant (6) Discours de Monsieur l’Ambassadeur
presse belge francophone et néer- dotés d’une solennité particulière Dr. Eckart Cuntz lors de sa visite à Dinant,
landophone5: « Au lieu du droit du étant donné la date anniversaire de mardi 5 août 2014. Dans cette ligne, la
plus fort, c’est la force du droit qui 100 ans qui évoque symboliquement force de l’amitié franco-allemande a été
soulignée par plusieurs gestes commémo-
règne aujourd’hui en Europe. » Il un changement de régime mémoriel,
ratifs des Ambassadeurs allemand et fran-
ajoute : « Si, à Bruxelles, petits et à savoir le passage d’une mémoire çais en Belgique : tels la gerbe commune
grands États membres de l’Union communicative basée sur la transmis- déposée le 15 août 2014 à Dinant en mé-
européenne cherchent ensemble sion d’événements vécus à une mé- moire des victimes civiles et leur présence
des positions communes et moire culturelle où ce lien vivant conjointe lors de diverses commémora-
s’accordent sur une politique com- n’existe plus7 ? tions en 2013.
mune, c’est un acquis de civilisation Ou bien ces commémorations (7) Cette distinction, qui a eu un grand re-
tentissement, a été introduite par l’égyp-
qu’il ne faut pas sous-estimer. » reètent-elles, plus profondément,
tologue et historien de la culture, Jan As-
L’Ambassadeur Eckart Cuntz une orientation éthique dans les mann, dans son livre Das kulturelle
estime, lui aussi, que « […] l’œuvre relations internationales, où se sont Gedächtnis. Erinnerung und politische
des pères fondateurs a banni dura- multipliés les actes de contrition, les Identität in frühen Hochkulturen, Mün-
blement la guerre à l’intérieur de demandes de pardon et les gestes chen, Beck, 2013.

N°17 - SEPTEMBRE 2015 3


ACTUALITÉ

Suite de la p.3 « La guerre en Europe quent en quelques mots la présence


du Président Gauck ou de
occidentale commença par
En effet, ce qui les caractérise est une l’Ambassadeur Cuntz dans les villes et
attitude morale qu’il nomme l’invasion de la Belgique neutre les villages martyrs. La Libre a même
« éthique reconstructive8 ». Le philo- par les troupes allemandes, consacré une pleine page à
sophe la dénit comme l’expression l’interview avec l’Ambassadeur
d’un regret, marqué par la reconnais-
une invasion que rien ne d’Allemagne, comme indiqué ci-
sance des violences passées à pouvait justier » dessus. Mais on cherchera en vain
l’égard des nations victimes et la prise des analyses ou des commentaires.
en compte par les nations coupables délivrent est clair et bouleversant. La Sans doute, ce silence s’explique-t-il
de cette histoire comme faisant par- souffrance, la détresse et l’angoisse par le fait que la plupart des Belges
tie intégrante de leur propre histoire. étaient partout les mêmes et avaient oublié ces tragiques événe-
Un tel récit autocritique serait à n’opéraient aucune différence entre ments et qu’ils les redécouvrent au-
l’œuvre, pour prendre un exemple l’ami et l’ennemi. Aujourd’hui, à tra- jourd’hui jusqu’à l’écœurement. Sans
auquel Ferry se réfère, dans le dis- vers nos commémorations, nous doute faudra-t-il que ces émotions
cours prononcé le 8 mai 1985 devant rappelons aussi que, par-delà les s’apaisent et que ce passé soit réel-
le Bundestag par l’ex-Président alle- antagonismes, la souffrance fut une lement intégré par les Belges, pour
mand, Richard von Weiszäcker, souffrance commune. » que les médias fassent preuve d’une
à l’occasion du quarantième Dès lors, c’est bien dans l’esprit réaction digne de l’attitude actuelle
anniversaire de la n de la Seconde de l’éthique reconstructive que se de l’Allemagne en matière mémo-
Guerre mondiale, proclamant la trouvent les discours des représen- rielle.
responsabilité du peuple allemand à tants ofciels de l’Allemagne : par
l’égard de la folie meurtrière du ré- l’évocation des crimes commis et leur
Geneviève Warland, Laurence
gime national-socialiste et la nécessi- prise en compte dans l’histoire natio- van Ypersele et Valérie Rosoux,
té de se souvenir (« die Erinnerung nale ; par la reconnaissance de la Université Catholique de Louvain
wachzuhalten9 »). responsabilité permanente envers ces
L’éthique reconstructive, que derniers ; enn, par leur intégration Traduction : Anneleen Spiessens
Ferry qualie aussi d’« éthique de la dans une histoire et une mémoire
responsabilité tournée vers le pas- communes, qui sont celles des vio-
sé »10, comporte deux dimensions : lences et des souffrances de la
une dimension intellectuelle de con- guerre, subies par tous les individus et Cet article a été publié dans la revue Témoigner
naissance des violences ; une dimen- peuples indépendamment des fron- entre histoire et mémoire n° 119, au sein d'une
sion morale de reconnaissance par tières. Cette mémoire, qui tend à nouvelle rubrique intitulée « Laboratoire mémoriel ».
Le sommaire et les résumés du numéro sont
laquelle ces violences sont portées devenir culturelle et non plus com- disponibles sur le site de la Fondation Auschwitz :
dans l’espace public et suivies municationnelle cent ans après les www.auschwitz.be
d’actes de réparation symbolique. En événements, s’impose comme un
outre, si elle se tourne vers le passé impératif moral visant le maintien de
par l’évocation des crimes et des la paix et le respect des droits inalié- (8) Jean-Marc Ferry, L’Éthique reconstruc-
tive, Paris, Le Cerf, 1996. L’auteur est titu-
victimes, elle se situe d’emblée dans nables de l’être humain sur le conti-
laire de la Chaire de Philosophie de l’Eu-
le présent en les rappelant à la mé- nent européen et dans le monde. rope à l’Université de Nantes.
moire. Enn, elle se caractérise par sa Telle est la leçon que l’« histoire fu- (9) Ce discours est disponible sur le site du
réexivité particulière – c’est l’élé- neste » de l’Allemagne pour re- Président fédéral d’Allemagne (voir
ment autocritique –, laquelle impli- prendre les mots que Gauck a pro- http://www.bundespraesident.de/Sha-
que, dans le contexte évoqué ci- noncés à Liège, a enseignée à ses redDocs/Reden/DE/Richard-von-Weiz-
dessus, un décentrement par rapport compatriotes ; elle s’adresse au- saecker/Re-
den/1985/05/19850508_Rede.html). Pour
à sa propre mémoire et une ouver- jourd’hui à tous les États et à toutes
d’autres exemples, parmi lesquels se
ture mutuelle des mémoires natio- les nations. trouve la commémoration des raes du
nales pouvant aboutir à la « recon- Face à une telle démarche, Vel d’Hiv par le Président Jacques Chirac
naissance de soi dans l’autre11. » on ne peut manquer de s’étonner du en 1995, on peut se reporter à l’article de
C’est ce qu’exprime Joachim Gauck peu de réactions de la part des mé- Ferry, « L’idée d’une justice reconstructive
dans son discours à l’Université catho- dias belges. Cela d’autant plus que dans les relations internationales », dispo-
lique de Louvain en montrant les journaux, les radios et les télévi- nible sur son site internet (http://users.sky-
net.be/sky95042).
l’universalité de la souffrance causée sions ne cessent de raconter, depuis
(10) Jean-Marc Ferry, L’Éthique recons-
par la Première Guerre mondiale. des mois et avec force détails, les tructive, op. cit., p. 40.
Résumant sa lecture de journaux de atrocités d’août 1914 perpétrées par (11) Jean-Marc Ferry, Europe, la voie kan-
soldats des deux côtés du front, il les troupes allemandes contre les tienne. Essai sur l’identité postnationale,
constate que « le message qu’ils civils belges. Certes, les médias évo- Paris, Le Cerf, 2005, p. 86.

4 TRACES DE MÉMOIRE
INTERROGATION

LE ROMAN GRAPHIQUE IRMINA


Un entretien sur la discrimination,
les choix personnels et la mémoire

Le roman graphique

I rmina raconte l’histoire


d’une jeune lle alle-
mande qui voulait me-
dans les souvenirs des familles et les
sentiments de culpabilité qui accom-
pagnent ceux-ci, comme l’a dit Ha-
ner sa propre vie mais qui, à la suite de rald Welzer dans son livre Opa war
circonstances, d’un manque d’initia- kein Nazi. Des vides qui, souvent, ne
tive et peut-être de considérations peuvent plus être comblés aujourd’hui
pragmatiques, devient vecteur d’un parce que cette génération a en
discours nazi auquel elle avait grande partie disparu.
d’abord été assez indifférente. Cette Je ne sais pas si nous posons un autre
exploration de « ce qui a mal tourné » type de questions que la dernière gé-
est-elle une quête personnelle de sens nération, celle de nos parents. Mais je
et peut-être aussi une question incon- suis certaine que de nombreuses
tournable pour la « troisième généra- questions n’ont pas été posées à ce
tion » en Allemagne ? Dans quelle me- jour.
sure les questions posées dans le ro-
man graphique diffèrent-elles de A.K. : Je voudrais abonder dans le
celles qui ont été mises en avant par sens de Barbara. Il est désormais admis
les précédentes générations ? que les Allemands dans leur ensemble
B.Y. : Pendant que je travaillais à ce ont reconnu leur responsabilité dans
livre, j’ai parlé à des Allemands de ma les événements de la Shoah et que
génération et je me suis aperçue que leur exemple montre comment une
la façon dont la plupart d’entre eux nation peut gérer l’héritage d’un gé-
abordaient l’histoire de leur famille nocide. En même temps, exporter la
était très similaire à la mienne : on ap- Shoah pour en faire un symbole du gé-
prend beaucoup de choses sur l’his- nocide dans le monde présente aussi
toire du national-socialisme et de la un risque. Si nous la qualions de crime
Shoah, on s’en souvient, on y rééchit, suprême, il y a un risque qu’elle passe
mais souvent on ne s’intéresse pas de à un niveau très abstrait, où certains
près au rôle que des membres de responsables sont assimilés au mal par
notre famille, qu’il s’agisse de nos excellence alors que sur le terrain,
grands-parents ou de leurs propres dans la vie des Allemands ordinaires,
parents, ont joué à cette époque. la Shoah a souvent pris des formes
C’est une question importante pour à d’exclusion simples et quotidiennes.
peu près tous ceux à qui j’ai parlé. Il y
(m
a beaucoup de « vides mémoriels » Suite p.6

N°17 - SEPTEMBRE 2015 5


INTERROGATION

Suite de la p.5 elle de véritable revirement quand mer les yeux sur la persécution des
elle part pour l’Allemagne. En n de Juifs et d’autres minorités, et c’est un
Ce n’est pas neuf : quand on lit no- compte, la contradiction n’est qu’ap- prix que la plupart des Allemands ont
tamment des témoignages de survi- parente. De retour en Allemagne, où accepté de payer.
vants, on en apprend beaucoup sur Gregor la pousse à rejoindre le groupe
les modes de discrimination banals et toujours plus nombreux et plus puissant Plusieurs romanciers, dont l’écrivain
mesquins dont les Juifs ont fait l’objet. des partisans et des bénéciaires du français André Schwarz-Bart, ont mis
Mais Barbara le montre du point de nazisme, elle renonce à son projet de en rapport la persécution des Juifs et
vue d’une Allemande ordinaire. Je mener une vie indépendante et elle l’esclavage et le racisme envers les
trouve cette perspective tout à fait re- épouse cet architecte nazi, membre Noirs. Dans le roman graphique, au
marquable : elle nous tend un miroir. des SS, conformément à sa volonté contraire, nous avons des histoires
d’ascension sociale. Elle ne voit et elle contrastées entre l’émancipation ré-
Le roman dépeint une jeune femme ne condamne la discrimination que ussie d’un citoyen britannique noir et
qui s’oppose au racisme quand celui- quand elle en est elle-même victime. le manque d’émancipation d’une
ci vise son ami noir Howard, à Londres Une vision très nombriliste. femme allemande, qui n’a pas su me-
dans les années trente, mais qui ad- ner à bien les « grands projets » qu’elle
hère au nazisme (ou à tout le moins A.K. : Je voudrais ajouter qu’Irmina avait conçus pour elle-même. Cette
qui ferme les yeux sur lui) dans les an- est aussi caractéristique des millions opposition dénonce-t-elle l’absence
nées quarante. Ceci semble lié à un d’Allemands qui n’étaient ni des élec- de réexion critique dans les milieux
changement plus large d’état d’esprit teurs ni des partisans nazis avant 1933, allemands de l’époque ou vise-t-elle
et d’attitude, y compris vis-à-vis mais qui ont été de plus en plus im- spéciquement le rôle et l’attitude des
d’elle-même et de son pays. Com- pressionnés par leurs succès, réels et femmes ? Le roman graphique
ment l’interaction complexe et sou- prétendus, et par les opportunités que cherche-t-il aussi à faire comprendre
vent personnelle des intérêts d’Irmina cela leur offrait. Pour cela, il fallait fer- la situation d’Irmina ?
illustre-t-elle plus largement le con-
texte allemand et peut-être même les
réactions sélectives aux discrimina-
tions en général ?
B.Y. : Au début, dans l’Angleterre de
1935, Irmina se sent elle-même margi-
nalisée. Pas seulement comme Alle-
mande à l’étranger, que l’on consi-
dère bien sûr avec scepticisme à
cette époque, mais aussi comme une
femme de la classe moyenne qui ne
veut pas se marier et qui veut gagner
sa vie. Quand elle se lie d’amitié avec
Howard, qui souffre de discriminations
et de racisme, elle se bat pour lui. Elle
veut être à ses côtés et, s’il est discri-
miné, elle se sent également humiliée,
parce qu’elle se sent d’une certaine
façon liée à lui. Mais un peu plus tard,
Irmina devient elle-même raciste
parce qu’elle est jalouse de la réussite
d’Howard à Oxford. Ce qui a toujours
compté le plus pour elle, c’est son
propre statut et ses ambitions. Comme
© Barbara Yelin / Actes Sud / L’An2

Howard le lui a dit le jour où elle a pris


sa défense : « Tu ne l’as pas fait pour
moi, tu l’as fait pour toi ».
Comme elle ne veut pas se préoccu-
Couverture du roman graphique Irmina
per de politique ou prendre position (Actes Sud BD, 288 pages, traduit de
contre l’Allemagne nazie, même en l’allemand par Paul Derouet,
vivant en Angleterre, il n’y a pas chez ISBN 978-2-330-03641-6)

6 TRACES DE MÉMOIRE
Quelle est la fonction de la réussite de de la persécution des Juifs dans l’Alle- l’autre le processus et le produit ni ? Y
son ami noir dans cette perspective et magne nazie. a-t-il eu des différences d’approche et
le contraste relativement net entre les Il est un fait que, sous le régime nazi, d’interprétation ?
deux histoires poursuit-t-il un objectif les femmes allemandes ont pu faire B.Y. : J’ai fait pas mal de recherches
(éducatif) particulier ? des choix et qu’elles en ont active- moi-même, mais je suis très reconnais-
B.Y. : En fait, oui et non. Comme je le ment fait usage, très souvent aux dé- sante à Alexander pour le travail de
mentionne dans la préface, le con- pens de groupes qui étaient discrimi- vérication qu’il a effectué. Mais ce
traste entre les deux parcours a été un nés, comme nous l’ont appris des qui a été encore plus important pour
fait – un fait qui a suscité une question études récentes sur les crimes nazis moi, ce sont nos conversations sur la
en moi : comment suivre les projets perpétrés par des femmes. Le repli sur façon dont l’histoire d’Irmina pouvait
que l’on a dans la vie et quelles sont la vie privée était une autre option reéter des questions générales sur le
les conséquences ? Bien sûr, il serait possible, comme Barbara le suggère. refus de voir les crimes des Nazis : la
difcile d’imaginer qu’Howard re- À cet égard, d’ailleurs, Irmina n’est dissimulation et le silence qui ont été
nonce à ses ambitieux projets parce pas une victime, c’est son choix de pratiqués au sein même des plus pe-
qu’une jeune femme blanche lui brise s’engager dans cette voie. tites entités, les familles qui ne vou-
le cœur à vingt ans. Cela n’aurait pas laient pas voir ce qui se passait.
fonctionné, ni dans la réalité, ni Les sources auxquelles vous puisez ont
comme intrigue dans mon roman. leur origine tantôt dans votre histoire A.K. : Pour moi, cela a été une op-
Cela démontre que leurs attitudes familiale, celle de votre grand-mère portunité étonnante : quand un histo-
sont aussi typiques de ce qu’ils repré- en particulier, tantôt dans d’autres do- rien a-t-il l’occasion de contribuer à la
sentent – Irmina comme femme alle- cuments. Comment le travail de créa- réalisation d’un roman graphique ?
mande blanche, Howard comme étu- tion s’est-il déroulé ? J’ai été extrêmement impressionné
diant noir originaire des Caraïbes – et B.Y. : C’est comme un puzzle. J’ai par la profondeur des recherches que
des opportunités qu’ils ont pu avoir ou combiné de nombreux éléments de Barbara avait menées pour ce livre et
non. La dimension féminine la plus mon histoire familiale avec des élé- par le sentiment qu’elle en avait retiré.
marquée est qu’Irmina avait toujours ments d’autres existences compa- Même si elle n’a pas lu tous les débats
la possibilité de se replier sur sa vie pri- rables ou simplement avec des choses sur la responsabilité des Allemands or-
vée en trouvant un mari alors que ce imaginables. Mon but n’était pas en dinaires ou sur le puissant attrait
n’est pas imaginable pour Howard. soi de faire la biographie de ma exercé par la « Volksgemeinschaft »
grand-mère. nazie sur les femmes allemandes, elle
A.K. : Le roman de Barbara est une J’ai été intéressée par les questions qui avait tout compris et elle a raconté un
belle démonstration de ce qu’on ap- se posaient après avoir trouvé des récit qui est à la hauteur des débats
pelle l’intersectionnalité, l’étude des journaux personnels et des lettres pro- que les historiens ont aujourd’hui. Ma
intersections entre des formes ou des venant de sa succession. Je voulais ré- fonction était donc plutôt de la rassu-
systèmes d’oppression, de domination aliser un roman en images et j’ai ex- rer par rapport à ce qu’elle faisait.
ou de discrimination. Nombreux sont pressément modié certaines parties Mais la réexion en sens inverse est
ceux qui ont décrit en ces termes la ri- de son histoire pour les besoins du scé- aussi intéressante : je me suis mis à ré-
valité entre Barack Obama et Hillary nario et pour me concentrer sur les as- échir à mon propre travail et cela
Clinton lors des primaires démocrates pects qui m’intéressaient. Avec l’aide m’a rendu un peu jaloux de ne pas
en 2008 et qui en ont conclu prématu- d’Alexander, j’ai situé cette histoire fa- pouvoir utiliser des personnages ctifs.
rément que « la race l’emporte sur le miliale dans le contexte plus large de Peut-être le ferai-je un jour.
genre ». Howard est discriminé en rai- l’ère nazie. Par exemple, les scènes où
son de son origine raciale, mais il peut Irmina passe dans l’espace public, as- Alors que le roman graphique est cen-
poursuivre une carrière masculine. En siste à des émeutes antisémites ou se tré sur des relations de complicité, il ne
tant que femme Irmina est confrontée joint à des manifestations du Parti sont contient pas de références directes au
à des discriminations, mais elle béné- souvent empruntées à des photogra- génocide : l’accent est plutôt mis sur
cie dans une large mesure de sa qua- phies de l’époque. Certains lecteurs les épreuves quotidiennes de la popu-
lité d’Allemande blanche. Ce n’est les reconnaîtront. lation allemande ainsi que sur ses
pas une coïncidence s’ils tombent luttes ou ses différences idéologiques.
amoureux l’un de l’autre à Londres, où Au-delà de cela, comment la colla- Cela étant, quel rapport le roman en-
ils sont tous les deux des marginaux. boration avec un historien fonctionne- tretient-il avec la question de la con-
L’histoire n’est pas imaginable à Berlin, t-elle en pratique et quel a été son im- naissance ou de l’ignorance du
où Irmina n’était pas une marginale ; pact sur l’élaboration du roman gra- peuple allemand à cette époque ?
et on ne peut pas attendre non plus phique ? À quelle phase du travail
que son histoire d’amour avec un cette interaction a-t-elle eu lieu et
homme noir la rende critique vis-à-vis comment percevez-vous l’un et Suite p.8

N°17 - SEPTEMBRE 2015 7


INTERROGATION

Suite de la p.7 pour « ne pas savoir », ce qui les a ai- d’Alexander est très importante pour
dés à jouer les victimes après la moi et est plus qu’un appendice, elle
guerre. La nécessité de se protéger de fait partie intégrante du livre. Le ro-
B.Y. : C’est ce que j’ai précisément la vérité démontre bien sûr aussi à quel man montre la perception d’Irmina et
voulu savoir en effectuant mes re- point la connaissance du génocide soulève des questions que la postface
cherches et en construisant mon ré- était omniprésente en Allemagne. situe, si nécessaire, dans leur contexte
cit : qu’est-ce qu’une personne historique.
comme Irmina pouvait savoir à propos Dans le même ordre d’idées, le mari
de la Shoah ? En fait, il y a plusieurs oc- haut placé d’Irmina semble impliqué A.K. : C’est une question intéressante
casions où elle aurait pu en savoir plus, dans la politique gouvernementale, car moi-même, je ne sais pas toujours
mais elle refuse d’entendre ce que mais il ne parle guère des atrocités, quel est l’état des connaissances des
des gens lui disent. Elle aurait pu savoir, des tueries, de l’horreur. Après avoir étudiants dans ma classe. La Shoah
mais elle évite de le faire. Elle se con- été longtemps un tabou dans la repré- fait ofce de référence culturelle très
centre sur sa vie quotidienne et elle se sentation de la Shoah, est-ce à pré- large et tout le monde semble savoir
retire de plus en plus derrière les ri- sent devenu une référence culturelle exactement ce qu’il faut entendre
deaux de son salon. partagée (et peut-être évidente) qui par là. Mais dès le moment où je com-
fait partie des connaissances ency- mence à poser des questions à mes
A.K. : Je trouve qu’Irmina est un ma- clopédiques du lecteur ? Comment étudiants, il apparaît que leur concep-
gnique exemple qui illustre la thèse voyez-vous tous les deux le rôle des tion de la Shoah peut en fait être très
selon laquelle ne pas savoir n’était pas références et des informations histo- vague. En ce qui concerne le roman,
une coïncidence, mais un choix actif. riques dans le roman graphique, par je pense qu’il trouve un bon équilibre
Décider de ne pas savoir a demandé rapport à la Shoah elle-même mais entre l’information et la ction, et Bar-
de l’énergie, de la conscience, une aussi plus largement au contexte de bara parvient précisément aussi à
bonne part d’ignorance active et une l’époque ? évoquer l’indicible, le silence et la
capacité à se tromper soi-même. Et B.Y. : Je suppose bien entendu que mauvaise conscience parmi les Alle-
cela a provoqué un extrême manque la réalité historique de l’Allemagne na- mands de l’époque. Pour les histo-
d’empathie, parce que cela obligeait zie et de la Shoah est connue du lec- riens, il semble beaucoup plus difcile
à détourner constamment le regard teur. Le livre ne fonctionne que dans le d’évoquer ces sentiments. Le livre
de ce qui aurait pu interpeller la cons- contexte d’une histoire connue, les peut être utilisé à l’école, mais ce n’est
cience. De nombreux Allemands ont choses qui n’ont pas été vues par les pas un manuel scolaire et si on avait
développé de bonnes compétences protagonistes. Mais la postface donné davantage « d’informations

Barbara Yelin a fait des études


d’art à l’Université de Hambourg.
Elle a travaillé en qualité de
professeur invité à l’Université
© Martin Friedrich

de Saarbrücken et anime des


ateliers pour l’Institut Goethe
et d’autres associations
culturelles.

8 TRACES DE MÉMOIRE
Alexander Korb est professeur d’histoire
moderne à l’Université de Leicester,
où il dirige le Stanley Burton Centre
© DR

for Holocaust and Genocide Studies.

contextuelles », cela aurait pu nuire au Votre œuvre a-t-elle subi des in- qu’il sera lu par des lecteurs de tout
scénario. J’ai écrit une brève postface uences particulières et comment dé- âge. Pour moi, il était plus important
qui montre les liens entre le roman et niriez-vous le potentiel du médium de poser des questions que de donner
les débats historiques actuels sur les at- dans ce domaine ? des réponses. Je pense que le livre
titudes du peuple allemand durant la B.Y. : Bien entendu, Maus n’a pas peut soulever des questions qui ne
Shoah. seulement été très important pour moi sont pas seulement liées à l’histoire,
et pour mon œuvre, mais aussi pour mais qui sont éternelles : être dèle à
Dès la couverture, les couleurs ont l’évolution du roman graphique en ses convictions, prendre position,
manifestement une fonction symbo- général, c’est d’ailleurs sans doute comparer l’évolution de la vie et ses
lique dans le roman. Comment l’utili- l’œuvre la plus importante. Mais j’ai croyances antérieures, détourner le
sation de la couleur et de la forme re- aussi été inuencée par d’autres ro- regard parce que c’est plus confor-
ète-t-elle l’époque et l’évolution de mans, lms, ouvrages théoriques et table – dans toute leur complexité, ces
l’histoire ? œuvres d’art moderne. Je ne dirais questions offrent des sujets qui, je l’es-
B.Y. : La couleur et le format des pas que la bande dessinée se prête père, pourront pousser les lecteurs à
cases ont été un instrument de soutien mieux à la réexion et à l’évocation rééchir par eux-mêmes.
au scénario. Au début, il y a davan- de ces sujets, mais je pense qu’elle
tage d’espace, les couleurs sont plus peut le faire aussi bien. Le dessin offre
vives, le trait plus libre, ce qui reète les évidemment des possibilités très parti-
possibilités et les visions plus larges des culières. La théorie de la BD nous ap-
protagonistes. prend que voir ou « lire » des visages
Cela évolue vers des tonalités plus simplement esquissés ou des têtes
sombres et un découpage de la d’animaux comme dans Maus facilite
planche en cases plus étroites dans la l’identication avec les personnages
seconde partie à Berlin pour montrer et les individualise pour le lecteur. Ra-
que la vision d’Irmina se rétrécit elle conter une histoire en la dessinant a
aussi. Dans la troisième partie, qui se quelque chose de très spécial. Entretien :
déroule dans les années ‘80, on re- Fransiska Louwagie
trouve de la lumière et de nouvelles Comment voyez-vous la signication Lecturer in French Studies,
Stanley Burton Centre for Holocaust
couleurs pour intensier l’impression et l’importance de votre roman gra- and Genocide Studies,
d’un changement d’époque. phique aujourd’hui pour les jeunes, les University of Leicester
étudiants et les lecteurs en général ?
Certains romans graphiques ont joué Quelles sont les questions que vous es- Fabian Van Samang
Docteur en histoire et enseignant au
un rôle clé pour raviver la mémoire de pérez soulever ? Klein Seminarie de Roeselare
la Shoah ou d’autres cas de géno- B.Y. : Irmina est avant tout un roman
cides et d’exterminations massives. et non un livre d’histoire. Et j’espère Traduction : Michel Teller

N°17 - SEPTEMBRE 2015 9


INTERROGATION

APPLICATION
PÉDAGOGIQUE La « Nuit de Cristal »

1/ Objectifs
 Au départ du document graphique d’Irimina,
porter un jugement critique et argumenté sur les diffé-
rentes attitudes du peuple allemand lors des événe-
ments connus sous le nom de « Nuit de Cristal ».
 Élaborer des pistes d’action en cas de situation
de discrimination et d’agression raciste.

2/ Activités
 Les élèves sont invités à examiner les événe-
ments du 9 novembre 1938, connus sous le nom de
« Nuit de Cristal », et de faire une lecture attentive des
pages 179-181
179-81 et et186-87
186-187
-87 duduroman
romangraphique.
graphique.En
Ense
se ba-
sant sur cette lecture, il s’agit d’identier ce que les Al-
lemands ordinaires voyaient, ce qu’ils savaient et com-
ment ils ont réagi.
 Prérequis : les élèves étudient la notion de ‘po-
grom’, rassemblent des informations historiques sur la
« Nuit de Cristal » et en débattent au moyen de res-
sources telles que le dossier de presse NdC (Nuit de
Cristal) sur le site du Mémorial de la Shoah :
www.memorialdelashoah.org

p. 179
Toutes les photos © Barbara Yelin / Actes Sud / L’An2

p. 180 p. 181

10 TRACES DE MÉMOIRE
3/ Éléments de réponse
 En regardant les images, les « non allemandes », destructrices et général les réactions possibles à des
élèves peuvent être invités à identier coûteuses. De fait, le gros des critiques actes de discrimination et d’agression ?
différents types de réactions : soutien et concernait la « vulgarité » de l’événe- Les élèves peuvent débattre d’exem-
participation, réticence et curiosité, ment beaucoup plus que la persécu- ples tirés de différents contextes, y com-
mais aussi honte et critique. On peut tion raciale envers les Juifs. pris de leur propre expérience. Dans le
aussi les inciter à explorer pourquoi cha- cas de la Nuit de cristal, nous savons
cune de ces réactions possibles était  En lien avec cela, les étudiants qu’il y a eu des agents de police et des
potentiellement difcile, pourquoi elles peuvent aussi être invités à se deman- pompiers qui ont éteint les incendies et
se heurtaient à certains obstacles ou der pourquoi ce pogrom a été habi- ont désobéis aux ordres des hommes
quels avantages elles pouvaient procu- tuellement désigné sous le nom de de la SA ou des SS ; on sait que des gens
rer (voir aussi question quatre). « Nuit de cristal » alors qu’il est évident ont caché des amis ou des voisins juifs
qu’une grande partie des événements et ont protégé leurs biens ; on sait aussi
 Les élèves peuvent débattre ont eu lieu en plein jour. qu’il y a eu des propos hostiles au po-
des raisons permettant de critiquer les grom parmi les témoins qui y ont assisté.
émeutes. On pourrait distinguer entre  Enn, on peut aussi discuter de Mais ces cas restent exceptionnels.
des critiques fondées sur des raisons la forme qu’auraient pu prendre des in-
éthiques (sentiment de pitié à l’égard terventions potentielles en faveur des
des Juifs) et des critiques qui considé- victimes. Les dessins ne montrent pas
raient les émeutes comme « vulgaires » d’exemples directs, mais peuvent servir
(voir p. 181), c’est-à-dire chaotiques, de source d’inspiration. Quelles sont en
© Barbara Yelin / Actes Sud / L’An2

p. 186-187

Suite p.12

N°17 - SEPTEMBRE 2015 11


INTERROGATION

Suite de la p.11

p. 188 p. 189
Toutes les photos © Barbara Yelin / Actes Sud / L’An2

p. 195 p. 196

12 TRACES DE MÉMOIRE
4/ Extension
 En relation avec les pages 188-189 et 195-196,
les élèves peuvent être invités à débattre de la ma-
nière dont les Allemands ont réagi au génocide et à
prendre en considération des éléments importants
d’ignorance, de détournement du regard et de refus
conscient de savoir.

 Les pages 197 et 205-206 soulèvent la question :


« Comment les Allemands ont-ils proté de l’élimination
des Juifs ? » et, plus généralement, « Comment (et
pourquoi) les Allemands ont-ils retourné leur propre
mauvaise conscience et leurs sentiments de culpabilité
contre les Juifs ? ».

Alexander Korb
Senior Lecturer in
Modern European History,
Stanley Burton Centre for Holocaust and
Genocide Studies, University of Leicester

Traduction : Michel Teller


p. 197
Toutes les photos © Barbara Yelin / Actes Sud / L’An2

p. 205 p. 206

N°17 - SEPTEMBRE 2015 13


APPROFONDISSEMENT

LA JEUNESSE JUIVE FRANÇAISE SOUS VICHY


Nouvelles perspectives

L e 1er mai 1941, les Éclai-


reurs Israélites de France
prennent part à des cé-
au scoutisme, loin de là : entre 1940 et
1942, le régime a invité de jeunes Juifs
français dans toute la zone non-occu-
La marginalisation des Juifs
sous le régime de Vichy

lébrations ofcielles devant la rési- pée à prendre part à de nouvelles ini- Après sa création aux termes de l’ar-
dence du maréchal Pétain à Vichy tiatives, aux côtés d’autres jeunes, mistice signé à l’été 1940 avec l’Alle-
(photo).
[photo]. Ce n’est pas par erreur que destinées à revitaliser la nation au len- magne nazie, le gouvernement sou-
les scouts juifs ont été invités au délé. demain de la débâcle face à l’Alle- verain de Vichy adopta une série de
Au contraire, le gouvernement de Vi- magne. Durant les premières années décrets législatifs visant à exclure les
chy les a d’emblée inclus, aux côtés de l’Occupation, la présence de Juifs du reste de la communauté na-
des fédérations de scouts catholiques, jeunes Juifs lors de cérémonies of- tionale. La législation antisémite de Vi-
protestants et laïques, dans le Scou- cielles et dans des mouvements de chy était entièrement française et ne
tisme Français, la seule association jeunesse d’inspiration vichyste con- résultait pas de pressions allemandes,
scout reconnue par le régime. La par- traste fortement avec les images de- contrairement à ce que d’aucuns ont
ticipation juive aux programmes idéo- venues familières des exclusions juives prétendu à la Libération1. Les Statuts
logiques de Vichy ne s’est pas limitée orchestrées par le régime. des Juifs des 3 octobre 1940 et 2 juin
1941 écartèrent les Juifs de la fonction
publique et des professions libérales.
En mars 1941, Vichy créa son propre
Les Éclaireurs Israélites de France devant l’Hôtel du Parc, Vichy, 1er mai 1941 Commissariat aux questions juives, di-
rigé par un antisémite notoire, Xavier
Vallat. Tout au long de l’Occupation,
ce ministère promulgua des lois visant
à dépouiller les Juifs de leurs biens ma-
tériels et proposa des mesures pour
accroître leur marginalisation dans la
société. Comme l’ont illustré de ma-
nière si émouvante les récents lms Elle
s’appelait Sarah et La Rae, les raes
et les internements de Juifs se sont in-
tensiés à mesure que l’Occupation
© Mémorial de la Shoah, CDJC, MI 738

s’est mise en place. À la Libération, à


l’été 1944, la France avait déporté
plus de 76.000 Juifs dans les camps
d’extermination nazis d’Europe orien-
tale.

(1) S. Zuccotti, The Holocaust, the French,


and the Jews, Yale University Press, New
York, 1993, p. 56.

14 TRACES DE MÉMOIRE
On a beaucoup écrit sur le tivités manuelles étaient aussi très im- L’instauration d’un régime dirigé par
calvaire des Juifs de France à cette portants pour des groupes de Juifs de une gure aussi populaire que le ma-
époque. Jusqu’ici, ce sont les thèmes France qui, par leur implication dans le réchal Pétain, le vainqueur vénéré
de la persécution, de la résistance et sionisme et bien avant l’instauration de Verdun, fut une donnée nouvelle
du sauvetage qui ont dominé les du régime de Vichy, avaient mis que personne n’avait imaginée.
études historiques consacrées à la vie le « retour à la terre » au cœur de L’été 1940 n’a pas vu tout de suite
des Juifs sous le régime de Vichy. À en leur idéologie. Le zèle avec lequel Vi- le déploiement d’un plan de chan-
croire les travaux existants, les réac- chy tentait de marginaliser les Juifs par gement radical. Au contraire, la
tions juives envers Vichy auraient été rapport au reste de la population était phase initiale de Vichy a été caracté-
peu diversiées et vice versa : les Juifs, donc rendu plus compliqué par la risée par l’improvisation et le compro-
nous dit-on, ont réagi en victimes au priorité que le régime accordait à une mis. Malgré l’adoption des lois
nouveau régime alors que la plupart renaissance nationale qui, au départ, antijuives, il n’y a eu, pendant les
des membres du gouvernement s’ac- ne cherchait pas à exclure des Juifs huit premiers mois du régime, aucune
cordaient pour estimer que l’exclusion français désireux d’y apporter leur instance gouvernementale chargée
des Juifs était une priorité2. Le fait que contribution. de veiller à l’application des direc-
des scouts juifs délent à Vichy plus de La victoire nazie de juin 1940 et tives antisémites et les nombreuses
six mois après l’adoption des pre- la création de l’État Français n’a pas composantes de la fonction publi-
mières lois antijuives semble dès lors d’emblée rompu les liens entre que ont été laissées libres d’inter-
contredire les recherches récentes qui la France et ses ressortissants juifs. préter les lois à leur manière. Entre
mettent en valeur l’antisémitisme Ceux-ci, comme de larges pans de la les technocrates, les idéologues et
d’État de l’époque. Si cet antisémi- population, se sont d’abord efforcés les leaders religieux, les priorités
tisme était omniprésent, comment de sonder le terrain et d’identier étaient extrêmement différentes :
expliquer la présence de ces scouts divers moyens qui leur permettraient tout le monde ne plaçait pas l’exclu-
juifs ? Pourquoi ne vivaient-ils pas dans de jouer un rôle dans l’Ordre nouveau. sion des Juifs en tête de sa liste.
la clandestinité ?
Mon travail de recherche
s’appuie sur cette question, et Suite p.16
d’autres du même genre, pour re-
mettre en cause les trois prismes cano-
niques de la persécution, de la résis-
Couverture de Daniel Lee,
tance et du sauvetage des Juifs. La
thèse qu’il défend est que cette ma- Pétain’s Jewish Children
nière d’analyser la relation entre Vichy (Oxford University Press, 2014)
et les Juifs a des limites et laisse inexpli-
qués un grand nombre de faits,
comme la participation de jeunes Juifs
français à certains projets ofciels du
régime entre 1940 et 1942.

Les débuts de Vichy :


entre persécution
et projet commun
Comprendre pourquoi les scouts juifs
ont été invités à des célébrations of-
© Daniel Lee / Oxford University Press

cielles à Vichy a du sens si on rééchit


moins en termes de victimisation et
davantage en termes de coopération
et d’idées communes. Le scoutisme, le
travail communautaire et la vie au (2) Voir par exemple, S. Klarsfeld,
grand air sont au cœur du projet vi- Vichy–Auschwitz: le rôle de Vichy
dans la solution nale de la
chyste de Révolution nationale qui vi-
question juive en France, 2 vols,
sait à reconstruire la nation, au lende- Fayard, Paris, 1985; M. Marrus et R.
main de la débâcle, en remettant à O. Paxton, Vichy France and the
l’honneur des valeurs rurales et tradi- Jews, Basic Books, New York,
tionnelles. Mais le scoutisme et les ac- 1981; S. Zuccotti, op. cit.

N°17 - SEPTEMBRE 2015 15


APPROFONDISSEMENT

Suite de la p.15 d’action. Inspirés par Max Nordau et Même si, avec le recul, l’ac-
A.D. Gordon, les leaders des Éclaireurs ceptation de la participation juive
Au cours des deux premières Israélites de France cherchaient à dé- dans certains projets de Vichy peut
années de l’Occupation, la réaction tourner les jeunes de ce qu’ils considé- apparaître contradictoire, elle n’était
de la jeunesse juive vis-à-vis de raient comme une existence mon- pas perçue comme telle à l’époque.
Vichy a été diversiée et évolutive. Les daine et bourgeoise pour les convertir Certes, l’antisémitisme dominait le dis-
jeunes Juifs français ont interprété les à une vie axée sur l’exercice physique cours de certains ministres, comme
lois raciales de manières différentes et la responsabilité collective. Ces celui des Affaires juives, mais pour
selon leur profession, leur lieu de rési- idées étaient mises en œuvre au mo- d’autres, notamment les ministres de
dence ou leur niveau d’intégration ment même où Vichy tentait d’instau- la Jeunesse et de l’Agriculture, les lois
dans les institutions communautaires rer et de développer son propre raciales passaient généralement au
juives. Cet extrait du journal de Roger Homme nouveau5. second plan par rapport à leur priorité,
Stéphane, écrit en zone non-occu- qui était la reconstruction nationale
pée, montre que, même à une Une communauté agricole au lendemain de la débâcle face à
époque aussi tardive que juin 1941, juive sous Vichy l’Allemagne. La période 1940-42 a vu
l’identication de l’ennemi n’était pas l’émergence d’instances dans les-
aussi simple qu’on pouvait le penser et Dans la défaite, Vichy offrait une op- quelles les lois raciales interféraient en
que les réactions des jeunes Juifs portunité aux scouts juifs qui cher- fait avec la manière dont les ministres
n’étaient ni évidentes, ni prévisibles 3 . chaient à mettre n au éau de l’ex- de la Jeunesse et de l’Agriculture en-
périence individualiste bourgeoise tendaient gérer leurs départements.
Je ne suis pas sûr que la cause des qui, selon eux, s’était abattu sur la so-
Anglais soit juste. Je ne suis pas sûr ciété française de l’entre-deux-
que la conception du monde guerres et qui voulaient mettre en pra-
pour laquelle lutte l’Angleterre ne tique leurs conceptions d’une vie et
soit pas désuète. Je ne suis pas sûr d’études rurales, communautaires et,
que les intérêts britanniques ne avant tout, juives. À l’été et à l’au-
(3) Pour cette recherche, un large
soient pas plus réactionnaires que tomne 1940, les scouts juifs fondèrent éventail de sources a été exploité, tant les
les intérêts nazis. Je ne suis pas sûr une série de communes agricoles sources administratives classiques que des
qu’il faille, a priori, interdire à l’Al- dans toute la zone non-occupée. La documents du Ministère de l'Intérieur et du
lemagne d’essayer d’organiser plus grande d’entre elles, s’étendant Commissariat général aux questions jui-
l’Europe, entreprise grandiose, où sur 75 hectares, se situait à Lautrec ves. Mais en ne privilégiant pas des
ont échoué, après 1918, la France (Tarn) et visait à faire des jeunes Juifs sources parisiennes, l'expérience juive a
pu être réévaluée en découvrant des
et l’Angleterre. Ces interrogations, des producteurs vivant en autosuf-
éléments neufs dans des archives régio-
qui ne portent en elles aucun élé- sance. Les scouts juifs passaient leurs nales en France ainsi que dans des lettres
ment de réponse, doivent être journées à s’occuper du bétail et à la- et des journaux intimes de l’époque issus
posées4. bourer le sol, de manière à s’y enraci- de collections familiales privées fran-
ner. Lautrec cherchait à leur inculquer çaises, israéliennes et américaines. En
Si Vichy a indiscutablement adopté l’amour de la terre, le sionisme et menant personnellement une cinquan-
une législation visant à exclure les Juifs la spiritualité juive. Nichés dans une taine d'interviews et en en écoutant 70
autres réalisées dans les années 1960 et
de la fonction publique et à réduire communauté isolée et loin de l’exis-
1990, le champ des sources informatives a
leur nombre dans les universités par tence qu’ils menaient avant la guerre, aussi été signicativement élargi.
l’application d’un numerus clausus, ces jeunes Juifs français furent immer- (4) Journal personnel en date du 10 juin
de 1940 à 1942 toutes les portes ne leur gés dans un nouveau mode de 1941. R. Stéphane, Chaque homme est lié
étaient pas fermées pour autant. Qui vie dans lequel le judaïsme jouait au monde: carnets, août 1939–août 1944,
plus est, les projets de Vichy et ceux de un rôle permanent et décisif. Plus Éditions de Sagittaire, Paris, 1946, p. 67. Né
la jeunesse juive pouvaient même, à de 200 « pionniers » séjournèrent en 1919 sous le nom de Roger Worms dans
une famille juive française parfaitement
l’occasion, aller de pair. La meilleure un certain temps dans cette com-
intégrée, Roger Stéphane était déjà un
preuve en est le désir de certains munauté durant la guerre. Cette journaliste accompli à la veille de
jeunes Juifs de créer un Nouvel expérience de travail manuel l’Occupation.
Homme juif et de forger un espace s’accordait avec les vues de l’admi- (5) Joan Tumblety a récemment étudié le
pour leur propre projet de retour à la nistration vichyste et, pendant un culte de la virilité de Vichy et sa quête
terre, sous les auspices de la Révolu- moment, les deux projets ont semblé d’un renouveau masculin. Voir J.
tion nationale de Vichy. Depuis la n pouvoir coexister. Bien que de Tumblety, Remaking the Male Body:
Masculinity and the Uses of Physical
du dix-neuvième siècle, de nombreux façon irrégulière, Lautrec a continué à
Culture in Interwar and Vichy France,
écrivains juifs et théoriciens du sio- recevoir des subventions et du maté- Oxford University Press, Oxford, 2012. Voir
nisme prônaient la nécessité pour les riel du gouvernement jusqu’en 1942, surtout le chapitre 6, « The Defeat of
Juifs de transformer leur vie pour deve- bien après l’adoption des lois anti- French Manhood and the Vichy
nir des producteurs et des hommes juives. Imagination », pp. 205-26.

16 TRACES DE MÉMOIRE
Ainsi, dans un contexte de crise de serait différent cette fois-ci, d’autant fermer une porte revenait à les fermer
l’agriculture française après la dé- plus que beaucoup pensaient que les toutes. Après cette phase initiale, les
faite, il était essentiel pour Pierre lois raciales résultaient de pressions al- changements politiques radicaux dé-
Caziot, le ministre de l’Agriculture, que lemandes. L’expérience des scouts crétés par le Premier ministre Pierre La-
les lois raciales n’empêchent pas le re- juifs et de la commune de Lautrec est val et le secrétaire général de la po-
tour à la terre des Juifs qui le désiraient. un exemple saisissant qui montre com- lice de Vichy, René Bousquet, combi-
Caziot t remarquer que réduire les ment, pour le régime de Vichy, la prio- nés à l’occupation totale de la France
territoires sur lesquels les Juifs étaient rité du renouveau national pouvait par les forces allemandes en no-
autorisés à travailler allait à l’encontre prendre le pas sur celle de l’antisémi- vembre 1942, réduisirent quasiment à
des intérêts supérieurs de la nation. tisme – chose jugée impossible néant les possibilités de coexistence.
Pour lui, la Question juive était entière- jusqu’ici à cause des structures utili- Durant la seconde phase du régime,
ment distincte du domaine agricole. À sées pour explorer les relations entre tous les Juifs, qu’ils soient étrangers ou
des moments cruciaux, lorsque Vichy et les Juifs. citoyens français, devinrent des cibles
l’agenda antijuif se heurta de plein potentielles de raes et de déporta-
fouet à des enjeux de renouveau na- tions à l’Est.
tional, l’antisémitisme ne triompha pas La fermeture des portes : 1942
toujours. De même, la vie juive à
l’époque ne doit pas être lue avec la L’émergence de Vichy n’a pas mar- Daniel Lee
déformation du recul. Malgré les acti- qué le « début de la n » pour tous les British Academy Postdoctoral Fellow,
vités de résistance ultérieures de nom- Juifs de France dans les années 1940- Brasenose College - University of Oxford
breux Juifs de France dans les années 42. Si les Juifs étrangers étaient exclus
1942-44, beaucoup de Juifs cherchè- de participation à la Révolution natio- Traduction : Michel Teller
rent à coexister avec le nouveau ré- nale, durant cette période de jeunes
gime durant la phase initiale de Vi- Juifs français cherchèrent de multiples
chy 6 . Leur attachement aux institu- façons à négocier leurs relations avec
tions, à la société et à la culture fran- le nouveau régime. Tant que l’ambi-
çaises s’était développé depuis des guïté régna, dans les deux premières
générations et ne pouvait pas dispa- années de Vichy, il y eut des possibili-
raître du jour au lendemain. Qui plus tés d’aménagement et de compromis
est, de nombreux Juifs de France ad- et on présenta constamment aux Juifs
mettaient qu’il y avait déjà eu des de nouvelles pistes à essayer et à ex- (6) Sur la résistance juive, voir R. Poznanski,
vagues d’antisémitisme dans le passé plorer. Il n’était pas clair pour les Jews in France During World War II, UPNE,
et ne voyaient pas bien pourquoi ce jeunes Juifs français de l’époque que New Hampshire, 2001, pp. 449–457.

Affiche de propagande Les Pionniers de Lautrec


sous le régime de Vichy

© Mémorial de la Shoah/Coll. M. Pulver


© DR

N°17 - SEPTEMBRE 2015 17


APPROFONDISSEMENT

APPLICATION
PÉDAGOGIQUE La vie quotidienne des Juifs sous Vichy

© Mémorial de la Shoah, CDIC, MI 270


© DR

© DR

Image 1 : Poster de propagande Image 2 : Annette Hertanu le jour de son Image 3 : Poster antisémite
du régime Vichy mariage avec Maurice Bernsohn,
13 juillet 1943, Lautrec

1. Observez attentivement les images 1 et 3, devant l’homme et l’Étoile de David qui res- Activité : Discutez comment cette photo se
deux documents édités par le régime de Vichy. sort de sa poche. Analysez son apparence rapporte aux images de propagande ci-
physique et prenez note du slogan en bas dessus et aux informations sur les raes.
Prérequis : Recherchez des informations sur de l’image. Pour l’analyse des signications Comment le contraste entre les différents
le projet de « Révolution nationale » sous Vi- symboliques et des valeurs associées à ces événements conrme-t-il les tensions idéolo-
chy. Vous pouvez vous servir de ressources différents éléments, appuyez-vous sur les in- giques sous Vichy et comment est-ce que
en ligne dans un premier temps et utiliser formations à propos du projet de « Révolu- celles-ci se développent au l du temps ?
des ouvrages de références pour approfon- tion nationale » et des courants politiques Qu’est-ce que les rapports entre les trois
dir la question. avec leurs idéaux et stratégies. images nous apprennent sur les années
Activité : Notez de quel type de document Discussion : Comment ces deux images 1940-42 dans la zone non-occupée ?
iconographique il s’agit (carte postale, pro- font-elles appel aux sentiments patriotes de Extension : Un musée vient d’acquérir ces
pagande, image d’Epinal, caricature, pu- la population française ? Dans quelle me- documents iconographiques et souhaite
blicité…). Relevez pour chacune des ima- sure y a-t-il un contraste entre ces images, mettre ceux-ci en perspective de façon à
ges la composition générale, le(s) person- et de quelles façons peuvent-elles se com- montrer la vie quotidienne des Juifs sous Vi-
nage(s) et leur représentation (habillement, plémenter ? Est-ce que les valeurs distinctes chy et les tensions idéologiques présentes,
attitude, physionomie, tâche, emplace- et les idéaux représentés dans ces images ainsi que le paradoxe établi sous ce régime
ment, grandeur…), le(s) décor(s), les objets peuvent expliquer le paradoxe entre les entre des formes de coexistences juive et la
et les animaux, le slogan et l’éventuelle si- formes de coexistence juive sous Vichy et persécution juive. Il vous engage en tant
gnature. En parallèle de ce relevé, notez les ce que nous savons sur la persécution juive que commissaire d’exposition et attend vos
valeurs que ces différents éléments indui- sous ce régime ? propositions pour mettre en valeur ces élé-
sent. ments. Formulez des propositions.
Suggestions : Pour la première image, regar- 2. Pour approfondir ces questions, voyez aussi
dez par exemple le personnage principal et l’image 2, une photo prise dans la commune
l’inscription au-dessus de sa tête. Regardez agricole juive de Lautrec (Tarn) en juillet 1943.
son uniforme. Observez les tâches qu’ac- Les invitations au mariage ont été envoyées
complissent les hommes et femmes. Regar- pendant l ’été 1942. Daniel Lee
dez aussi le symbole en forme de hache au British Academy Postdoctoral Fellow,
milieu de l’image et les bâtiments en arrière- Prérequis : Rassemblez des informations sur Brasenose College - University of Oxford
fond. Pour la troisième image, regardez par les raes dans la zone non-occupée pen-
exemple les trois drapeaux que vous voyez dant l’été 1942. Traduction : Fransiska Louwagie

18 TRACES DE MÉMOIRE
VARIA

La Seconde Guerre mondiale


à hauteur d’enfant
Toute cette année 2015 est scandée par les commémorations relatives au 70e
anniversaire de la n de la Seconde Guerre mondiale. L’édition jeunesse n’est pas en reste.
La preuve avec ces cinq ouvrages.

1. La guerre de 39-45
racontée aux enfants
le journal d’Hélène Pitrou, par Paule du
Bouchet. Intitulé Dans Paris occupé, il
plonge les lecteurs à partir de dix ans
que je raconte ». L’ouvrage est ponc-
tué par un dossier historique permet-
tant de resituer ces témoignages dans
L’Europe se relève à peine de la terrible dans le quotidien de la capitale entre l’histoire de la Shoah. À lire à partir de
Guerre de 14-18 quand la Seconde 1940 et 1945. Le prosaïque de la vie de 12 ans. Troisième réédition, celle d’un
Guerre mondiale éclate. La rancœur tous les jours croise en permanence les grand classique de la littérature, l’Ami
des vaincus, la montée des nationa- témoignages de la grande histoire qui retrouvé de Fred Uhlman, ou l’amitié in-
lismes, le nazisme, la France de Pétain, est en train de se jouer, le tout rythmé candescente de deux jeunes adoles-
les camps de la mort, l'entrée en par des préoccupations toutes enfan- cents, Hans et Conrad, dans l’Alle-
guerre des États-Unis et de l'URSS et les tines, l’école, les copines et la famille. magne des années trente. Un récit ha-
débuts de la guerre atomique marque- C’est dans la collection Mon Histoire. bité par la tragédie sans qu’elle ne soit
ront à tout jamais les mémoires. Ce livre jamais réellement décrite. C’est chez
documenté retrace le contexte, les en-
jeux et les conséquences d’une guerre 3. Des témoignages poignants
sur la Shoah
Folio Junior, à partir de 12 ans égale-
ment.

4.
sans précédent dans le monde. Au tra-
vers de portraits d’enfants et de textes J’ai vécu les camps de concentration. Hannah Arendt
précis, cet ouvrage donne également C’est sous ce titre que les éditions en BD
une foule d’informations sur l’Occupa- Bayard, sous la plume de Véronique
tion et la Résistance, mais aussi sur la Guillaud, ont recueilli trois témoignages Enn autorisons-nous une brève incur-
vie quotidienne des familles pendant poignants de survivants de l’horreur na- sion du côté de la BD pour signaler le
cette période noire de l’Histoire. C’est zie. Simone, qui, enfant, ne connaissait très bel album moyen format de Béa-
aux éditions De la Martinière Jeunesse, pas le mot « antisémitisme », déportée trice Fontanel et Lindsay Grime sur Han-
pour les 9 ans et plus. à Auschwitz alors que les Alliés débar- nah Arendt. Alternant récit des années
quaient en Normandie, Cristina, née de guerre et parcours intellectuel de la

2. La vie de tous les jours


dans Paris occupé
Paula, et qui sans ce changement
d’identité n’aurait pas survécu au
Ghetto de Varsovie, et André, qui se ré-
célèbre philosophe, il permettra aux
ados de s’initier à la pensée de celle
qui, l’une des premières, analysa la
On poursuit avec une salve de réédi- pétait, au camp de Neuengamme, « si pensée totalitaire. C’est chez Naïve
tions. Et tout d’abord chez Folio Junior, je sors vivant d’ici, on ne croira pas ce Livres.

N°17 - SEPTEMBRE 2015 19


VARIA

PASSEURS D’IMAGES
Troisième film du ciné-club
P H O E N I X de Christian Petzold

CINEMA 24 septembre
AVENTURE
Galerie du Centre - 1000 Bruxelles 19h30

VOYAGE D’ÉTUDES
Sur les traces de la Shoah en Pologne
Lors de ce nouveau voyage centre de mise à mort de Kulmhof
d’études, nous découvrirons dans un (Chełmno nad Nerem). Nous poursui-
ordre chronologique les lieux essentiels vrons notre voyage vers Radom et Lu-
d’une des périodes les plus sombres de blin. Cette ville fut le quartier général
l’histoire de l’homme. de l’Aktion Reinhardt. Nous y visiterons
Le point de départ de chaque également le camp de concentra-
étape sera la visite de l’ancien ghetto, tion/centre d’extermination de Majda-
suivi des lieux de rassemblement et du nek.
centre d’extermination. Après une visite de Zamośź et de
Le voyage débutera par la visite de l’ancien centre de mise à mort de
l’ancien ghetto de Varsovie, puis par Bełżec, nous gagnerons Wlodawa et
celui de Litzmannstadt (Łódź), d’où les Sobibór pour terminer notre périple par
déportés étaient acheminés vers le Siedlce et Treblinka.
© Georges Boschloos

EN PRATIQUE

Un cimetière symbolique de 17 000 pierres


Dates pour 2016 :
sur lesquelles sont gravés les noms des du 11 au 18 juillet
pays, des villes et des villages dont les habitants johan.puttemans@auschwitz.be
juifs ont été tués à Treblinka

POUR UNE PRISE ASBL Mémoire d’Auschwitz - Tél.: 02/5127998 info@auschwitz.be


DE CONTACT Fondation Auschwitz
Rue des Tanneurs 65, 1000 Bruxelles
Fax : 02/5125884 www.auschwitz.be

Directeur de la publication : Henri Goldberg, Philippe Mesnard Publication réalisée grâce au soutien de
Rédacteurs en chef : Fransiska Louwagie, Fabian Van Samang
Secrétaire de rédaction : Frédéric Crahay
Comité de rédaction : Eric Lauwers, Frédéric Crahay,
Marjan Verplancke, Marie-Pierre Labrique, Johan Puttemans
Graphiste : Georges Boschloos
Imprimeur : Hayez (www.hayez.be) Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles

20 TRACES DE MÉMOIRE - N°17 - SEPTEMBRE 2015

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