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MATIHIEL' GI!.LARERT- DA:-;S LI'S COCLISSES Die LA Dlf'L()\1·\11!

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à destination de l'étrangerm. Enfin. leSSE abrite le secrétariat du Comité d'aide


aux écoles suisses à 1'étranger.
Puisque les Suisses de l'étranger sont considérés dans le message de 1938
comme «les représentants les plus naturels de /'esprir .\Uisse hors de nos
frontières» 114 , l'activité du SSE participe automatiquement au rayonnement
culturel. Pour Etter, la NSH, comme instigatrice de cette action. serait même
une pionnière dans ce domaine puisqu'elle constitue la première organisation
qui s'est chargée spécifiquement des questions culturelles:
«En particulier, la nou1·el/e société hch·étique. an'c son .\ccrérariar des
Suisses à l'étranger et ses sections du dehors. peut n'l'ellllicJII<'r le mérite
d'avoir accompli dans ce domaine. m·ec les modestes re.\.\ource.\ dont elle
disposait, un véritable travail d' anmt-garde. » m
Cette proximité entre les intellectuels de la NSH ct le pouvoir signifie
que les Suisses de l'étranger jouent un rôle dans le rayonnement culturel.
à la fois informel-comme relais dans la circulation des intellectuels
suisses à l'étranger-et officiel puisque, subventionnés en partie par le DPF.
ils constituent des avant-postes pour la propagande politique ù l'étranger.
Pendant la guerre, les contacts avec les expatriés sont ténus mais le SSE
participe déjà, presque inconsciemment, à forger le rayonnement culturel de
l'après-guerre. L'organisation de camps de vacances en Suisse pour les jeunes
de l'étranger est en effet l'occasion de se faire une idée de l'image du pays à
l'étranger. August Lindt, dans le cadre de son service au sein d'Armée ct foyer.
écrit des rapports détaillés sur le moral des compatriotes ct sur la perception de
la Suisse dans leur pays. Il remarque que ces adolescents doutent, en 19-B. que
la Suisse pourra résister aux puissances de l'Axe: ce qui signifie pour Lindt
que ce doute pourrait également être celui des gouvernements. tant allemand
qu'anglo-saxons. Selon les participants venus d'Allemagne. la Suisse fait peu
pour répondre aux attaques distillées par la propagande nazie 1 Il remarque 7('.

également que la Suisse n'intéresse pas vraiment ces jeunes gens alors que,

173
En 1945, le Service des ondes courtes organise une conférence de presse. Un article de la
Gazette de Lausanne rapporte les propos du directeur, Paul Borsinger. présentant le travail effectué
dans ce studio radiophonique: <<Le service des ondes courtes, cependa/11, n'a pas seulement pour
tâche de maintenir le contact avec nos compatriotes de l'étranger-ce fw là sa première raison
d'être et l'origine de sa création-, mais aussi d'éveiller /'imérêt et la sympathie des nmions étran-
gères en faveur de notre pays.>> «Le septième studio de la radio-diffusion suisse,,, Ga::.elte de
Lausanne, 8 mai 1945.
174
<<Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant les moyens de maintenir et de
faire connaître le patrimoine spirituel de la Confédération, 9 décembre 193X,, Feuille .fédérale,
vol. 2, no 50, 14 décembre 1938, p. 1029.
175
<<Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant les moyens de maintenir et de
faire connaître le patrimoine spirituel de la Confédération. 9 décembre 193!h. Feuille fédérale.
vol. 2, n° 50, 14 décembre 1938, p. 1022. .
170
Rapport de Lindt, <<über das Auslandschwei::.er-JuRemlskilaRer in Engl'lherg 1'0111 Il. his
24.1.43 >>, 10 avril 1945. Atz, NL Lindt, 4.6.2. Auslandschweizer-Lager.

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Y A-T-IL DE Lt\ CULTURE 0.-\:-;S LE RAYONNEMENT CULTUREL ?

pour lui. les Suisses de l'étranger doivent faire comprendre la position de leur
pays d'origine. Cest ce quïl essaie de leur inculquer:
«Il faut bien dm•w1tage rendre le Suisse de l'étranger consciellf du rôle de
la Suisse en tant que médiatrice emre différentes sphères culturelles. Il doit
al'oir 1'impression que la Suisse est mn·erte sur le monde et qu'elle ne se
replie pas dans la coquille d'une autarcie intellectuelle mal comprise.» 177
À la fin de la guerre. peu avant d'occuper le poste d'attaché culturel à Londres.
Lindt donne également des conférences sur la neutralité auprès des Suisses de
la capitale britannique 17s.
Parmi les rares intellectuels suisses à se rendre auprès des colonies suisses
pendant la guerre figure Hans Zbinden. écrivain et directeur des Éditions Iris 17 CJ.
Comme Lindt. il a le souci d'expliquer dans quelle situation morale se trouve
la Suisse: elle incarne une démocratie spécifique, intimement liée à sa nature
géographique et culturelle, et il faut avoir la foi dans l'invincibilité de cet idéal.
À la fin du conflit. il continue cette activité auprès des colonies suisses. Devant
les expatriés de Milan. il se montre plus inquiet sur le devenir du pays car la
guerre a fait des dégâts psychologiques profonds en Europe:
«La guerre 11'a pas pu éliminer les bacilles psychiques et politiques qui
rendirent possible la barbarie totalitaire.» 180
Bien que ses talents de conférencier ne soient pas reconnus par tous,
notamment au sein de Pro Helvetia 181 , Zbinden poursuit son action en élargis-
sant son auditoire. D'une part, il parcourt toujours l'Europe et les États-Unis pour
entrer en contact avec les colonies suisses. D'autre part, il se fait conférencier
pour parler de la scène culturelle helvétique à l'étranger. Ses thèmes de prédilec-
tion sont au nombre de trois: la crise spirituelle des élites, la reconstruction de
l'Europe, la préservation des valeurs suisses, principalement la démocratie et le
paysage'H~. Lorsqu'il parle de crise de civilisation et des valeurs suisses-encore
qu'il mentionne davantage la notion de démocratie que celle de fédéralisme dont
les intellectuels conservateurs sont pourtant friands-, son message ne diffère pas
fondamentalement des canons de la« défense nationale spirituelle». Ce n'est donc

177
Rapport de Lindt. << üher das Auslandschwei~er-Jugendskilager im Wimer 1945 >>, 10 avril 1945.
AtZ. NL Lindt. 4.6.2. Auslandschweizer-Lager.
''" ATS, <<Le problème de la neutralité armée exposée aux Suisses de Londres>>. Journal de Genève.
6juin 1945.
170
En 1942. il se rend à Bucarest et à Budapest pour donner des conférences devant les colo-
nies suisses. ZBINDEN Hans. Die geistige und politische Lage der Schwei::. in den Kriegsjahren
1939-/942. Vortraggelwlten var den Auslandschweizergruppen der N.H.G. in Bukarest und
Budapest. April/May 1942. I?l: Kas sa. 1943.
'""Conférence de Zbinden. Milan, 2 mai 1946. ALS, Fonds Zbinden,l, Vortrage 1943-1950.
'"' On lui reproche sa méconnaissance des langues et de travailler surtout pour le compte de sa
maison d'édition. PY du groupe 1, Zurich, 14 avril 1947. AFS-PH. E 9510.6, 1991/511113.
'"' C'est ce qui ressort de la liste des onze conférences que Zbinden a données dans le cadre du
programme de solidarité Aide suisse à l'Europe, soit cent onze jours à parcourir l'Allemagne.
l'Autriche et l'Angleterre entre 1949 et 1951.AFS, 1.2.142. 19711115113.

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MATTHIEU GILLABERT • 0ASS LES COL'LISSES DE LA IJIPI.O~J,\TII: tTLil'RI-.1.1.1·. st·I~Sic

pas un hasard si Etter recommande Zbinden à Petitpierre. en 1949. pour 1"inclure


dans la nouvelle commission nationale de I"Unesco 1x'.
L'intérêt des conférences est déjà reconnu en 1938 dans le message d · Etter:
elles ont un impact direct par la parole: le conférencier a la possibilité de créer
des contacts précieux dans le pays 1)!.1. Dans r après-guerre, la conférence est
encore un instrument largement utilisé par toutes les instances-culturelles.
politiques et économiques- participant de près ou de loin au rayonnement
culturel. Dans ce sens, le SSE a joué effectivement un rôle de pionnier en
envoyant des conférenciers auprès des groupes de la NSH à l"étranger ~'. 1

Hans Zbinden poursuit dans cette voie en créant le Service des conférences
-en allemand, le Vortragsdienst-en 1947. Bien qu'il soit lié à la politique de
«solidarité» de la diplomatie helvétique. notamment en Allemagne. cc service
répond aux préoccupations exprimées par Zbinden lors de ses exposés devant les
Suisses de l'étranger: après le cataclysme de la guerre.l'Europe doit se reconstruire
non seulement matériellement, mais aussi intellectuellement. Cette action, par son
souci de répondre aux maux d'une civilisation sur le déclin, rappelle la sensibilité
des intellectuels conservateurs; mais elle présente une nouveauté en sïnsérant
dans des nouveaux réseaux internationaux. La présence à Wilton Parkauprès des
prisonniers allemands évolue par la suite vers une présence régulière des Suisses
aux rencontres de cette institution anglaise 1x6 •
En ce qui concerne les Suisses de l'étranger, l'attention qui leur est portée à la fin
de la guerre se transforme peu à peu en rhétorique dépourvue d'effet: les autorités
fédérales clament leur attachement aux expatriés, mais peu de mesures concrètes
sont prises. L'envoi d'attachés sociaux dans les principales légations pourrait être
considéré comme une des mesures les plus importantes puisqu'une de leurs tâches
est de veiller aux intérêts des Suisses qui pratiquent, dans leur pays de résidence.
une activité professionnelle 187 . En revanche, ces expatriés exercent une pression
importante, non dénuée d'effets, sur les instances politiques en matière de rayon-
nement culturel. Ainsi, lors de la journée des Suisses de l'étranger de 1946,
ceux-ci exigent une présence culturelle accrue de leur pays d'origine; le diplomate
Guido Keel, chef du nouveau Service information et presse au DPF, reconnaît que,

183
Lettre d'Etter à Petitpierre, Berne, 13 janvier 1949. AFS. E 2001 (El. 1000/99/88.
1 4
" «Message du Conseil fédéral à 1·Assemblée fédérale concernant les moyens de maintenir et de
faire connaître le patrimoine spirituel de la Confédération, 9 décembre 1938>>, Feuille fédérale.
vol. 2, n° 50, 14 décembre 1938, p. 1023-1024.
15
" Cette activité commence en 1916 avec la formation du groupe londonien de la NSH. Arnold Uitt
et de Reynold y donnent plusieurs conférences. LAn Arnold, Le Groupe londonien de la Nouvelle
Société helvétique, Londres, juin 1919, V Schweiz 1446.
6
'" Sur le rôle du Vortragsdienst dans le dispositif de solidarité culturelle et sur ses liens avec
Wilton Park, voir p. 221.
187
Des attachés sociaux sont présents, dès 1946, dans les légations de Paris, Londres et Washington.
AKMANN-BODENMANN Ursula, Die schwei::.erischen Sozialattachés. Ein BeitraR ;:;ur Geschichte des
diplomatischen Die11Stes nach dem Zweiten Weltkrieg, Zurich: Chronos, 1992, p. 81-103.

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Y A-1-11. Dio I.A CUUURE DANS LE RAYONNEMENT CULTUREL ?

pendant la guerre, il fallait faire preuve de discrétion, mais que, maintenant, il en


résulte un déficit d'image:
«Peu aprh· la guerre, il apparut que le temps de la retenue était passé.» 188
En plus de favoriser le déplacement des conférenciers, les Suisses de
l'étranger dynamisent donc le rayonnement culturel de l'après-guerre 189 .
À partir de 1948. le SSE est même intégré à la propagande politique puisque.
financièrement. il ne reçoit plus de subvention de Pro Helvetia mais du DPF:
ceci montre que la «cinquième Suisse», même si les subventions sont très
modiques 190 , est considérée comme un vecteur important pour la diffusion
d'une propagande contrôlée par les autorités. Institutionnellement, ce relais
duSSE à l'intérieur du DPF s'appelle d'abord l'Auslandschwei-;.erdienst et est
dirigé par le consul Arnold Werner à Turin. Il doit:
«transmettre aux autorités fédérales compételltes les propositions et les
vœux présentés par nos colonies, [d'] e.\poser le poillt de vue des Suisses à
l'étranger lors de l'élaboration des lois fédérales qui leur seraiellt égalemellt
applicah!es et [de j s'occuper des questions relatives aux associations suisses
à l'étranger.» 191
En 1948, dans le cadre de la réorganisation du DPF, Petitpierre lui-même
prend la parole lors de la journée annuelle où il annonce la création d'un
nouveau bureau, au sein du DPF, à disposition des expatriés de passage en
Suisse: Alice Briod, qui travaille au SSE depuis plus de vingt-cinq ans, sera
l'« âme» de ce nouvel organisme. En outre, il énumère les trois tâches qui
incombent, selon lui, aux expatriés: garder intacte cette «vertu fondamentale
qui a donné sa force à notre démocratie», à savoir le sens de la responsabilité
personnelle envers son pays; expliquer «nos problèmes, [ ... ] les principes
auxquels nous sommes attachés»; enseigner aux Suisses ce qui se passe à
l'étranger, notamment dans les pays qui ont connu la guerre. Alors que les
deux premiers rôles se rapprochent de la conception formulée par Etter, le
dernier témoigne d'une volonté d'ouverture et d'empathie 19 ~. Il met l'accent
sur le versant« solidarité» du binôme de la doctrine diplomatique de la Suisse.
Par ailleurs, en rappelant l'utilité que peuvent avoir ces porte-drapeaux à
l'étranger, Petitpierre montre qu'ils participent à l'image exportée. En tant

'"' Discours de Keel à la journée des Suisses de l'étranger, Berne, août 1946. AFS, E 2001 (E),
1968/1982176.
189
Le discours de Keel est bien reçu par le SSE qui décide de le traduire en français dans son
intégralité pour le magazine Écho. Lettre duSSE à Keel, Berne, 3 octobre 1946. AFS, E 2001 (E).
1968/1982176.
o<JO Alice Briod, secrétaire du SSE, fait état d'une subvention de 65 000 francs annuels de la part du

DPF. Lettre de Briod au DPF, Berne, 4 mars 1948. AFS, E 2001 (E), 1968/1982176.
'"' Circulaire de Keel aux représentations suisses, Berne, 9 août 1948. AFS, E 2001 (E), 1968/83/10.
La direction, confiée à un consul en poste, montre le caractère secondaire accordé par le DPF à cet
organisme de liaison.
192
Discours de Petitpierre à la journée des Suisses de l'étranger, Interlaken, 26 juin 1948. AFS,
E 2001 (E), 1968/1982176.

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MATTHIEU GII.LABERT- DANS LES COl'LISSES IJI, LA DII'I.O\IATII: Cl'Lrt'RI:III· Sl'ISSI·

qu'émanation du pays, ils relaient vers leur pays de résidence cc quïls


reçoivent de la politique culturelle helvétique. Ils constituent. en somme. des
points d'appui pour le rayonnement culturel.
Dans les années cinquante, le Conseil fédéral reste un défenseur des Suisses
de l'étranger ainsi que le suggère cet extrait du discours de Rodolphe Rubattel.
président de la Confédération, à la journée des Suisses de l'étranger en 1954:
«Toute perte de substance ou tout vieillissement excess~f de l'une ou l'autre
de nos colonies à l'étrany:er représente, à plus ou moins longue échéance.
un risque sérieux: pour la qualité et l'wli\·er.wlité du nom suisse. pour nos
échanges internationaux de tout ordre.» 19-'
Ce discours a cependant lieu juste après le refus par la population d'un
référendum soutenu par la NSH sur «une aide extraordinaire aux Suisses
de l'étranger victimes de la y:uerre >>.Alors que la menace des années trente .la
guerre et 1' immédiat après-guerre furent des facteurs de rapprochement entre
la Suisse et ses compatriotes de l'étranger, un fossé se creuse à mesure que le
spectre de la guerre s'éloigne. Ils continuent pourtant de jouer un rôle majeur
dans le rayonnement culturel. D'abord presque malgré eux, comme vecteurs
transnationaux des représentations de la Suisse. Également car ils sont très
soucieux de 1'image de la Suisse à 1'étranger; ils n'hésitent pas à demander
une augmentation des moyens financiers pour une Realpolitik culturelle
accrue, c'est-à-dire une politique où le rayonnement culturel soit directement
au service des intérêts politiques et matériels de la Suisse. Leurs organisations.
notamment aux États-Unis, et leur lien privilégié avec la NSH font d'eux des
interlocuteurs souvent écoutés; leur légitimité comme connaisseurs du terrain
est un argument de poids. Enfin, il faut mentionner le caractère généralement
patriotique et traditionnel des représentations que ces résidents de 1'étranger
véhiculent: d'une part, c'est le processus normal des exilés pour lesquels la
marche du pays s'est arrêtée au moment de leur départ; d'autre part, 1'influence
de la mouvance intellectuelle qui habite la NSH accentue cette circulation de
stéréotypes traditionnels vers la «cinquième Suisse».

L'INSTITUT FüR AusLANDFORSCHUNG:


UNE BASE POUR LES RELATIONS ATLANTIQUES

S'il offre des possibilités aux intellectuels de sortir des frontières, le réseau
international des Suisses de l'étranger repose exclusivement sur des relations
helvético-suisses. Outre ces échanges, les institutions officielles appuient la
création de nouveaux réseaux internationaux. Différents par le public qu'ils
concernent, ils ont pour caractéristique commune d'intégrer plus étroitement la
communauté intellectuelle suisse à la communauté occidentale, voire atlantique.

191
Projet du rapport annuel sur l'activité du Secrétariat des Suisses à l'étranger. 1954. LA, Fonds
NSH. 7/3.

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Y ..\-1-11. 111' I.A Clli.Tl'RE DANS LE RAYONNEMENT CULTUREL ?

La création de l'Institut fi ir Auslandforsclumg est emblématique de cette volonté


d'ouverture-en direction du bloc occidental en voie de consolidation-dans un
climat de méfiance face aux nouvelles menaces. L'initiative de créer un tel institut
de recherche revient à Pro Helvctia à la fin de l'année 1942. Le 15 décembre a lieu
une première séance spéciale du groupe 1. le groupe de Pro Helvetia chargé de la
politique culturelle à 1" étranger 1'J.l. à laquelle participent également des membres
duSSE. !"ancien consul Max Kunz.le professeur de théologie Adolf Keller ainsi
que Heinrich Straumann qui représente le recteur et professeur de théologie Emil
Brunner~'15 . Trois contërenciers prennent la parole pour esquisser les contours
vagues d'un institut de recherche sur !"étranger.
Premièrement. Max Kunz reprend le projet qu ïl a déjà soumis au SSE:
il souhaite la création d'un lieu de rencontre entre spécialistes économiques.
politiques et culturels pour développer une connaissance générale sur la réalité
à l"étranger, sans préciser de région particulière. Selon lui, c'est la seule manière
de faire face aux changements qui ne manqueront pas d'apparaître à la fin de
la guerre.
Deuxièmement. Werner Imhoof. duSSE. se plie à l'exercice de la comparai-
son internationale en décrivant le cas anglais (Royal Instifllte of Imemational
A.ffairs de Chatam House) et Je cas allemand (en particulier le Deutsche
Aus/and-lnstitut de Stuttgart). Ce dernier est particulièrement significatif dans
la conception de Imhoof: l'institut suisse devrait. comme ce modèle allemand
de Stuttgart, s'occuper de l'étude des conditions de vie des Suisses de l'étran-
ger et d'une nouvelle science dont J'objet de recherche n'est pas précisé,
1'Auslandwissenschaft 196 •
Enfin, Adolf Keller. professeur de théologie à Genève et secrétaire du Bureau
central européen d'aide œcuménique, plaide pour un centre de recherche en rela-
tions internationales: non pas dans la perspective classique des études académiques
sur l'économie ou les relations diplomatiques, mais en vue de l'approfondissement
des connaissances des peuples étrangers par l'histoire, les langues et la psycholo-
gie. Keller puise dans Je modèle américain qu'il connaît bien pour avoir souvent
et longuement séjourné aux États-Unis. Il considère ce pays comme un labora-
toire culturel et spirituel pour le futur de l'Europe. En 1946, dans un article pmu
dans la revue culturelle Du, il s'émerveille devant le renouveau de la littérature
américaine, empreinte d'humanisme et d'optimisme, et devant J'action des églises

14
'' Pour la répartition des tâches au sein de Pro Helvetia, voir annexe 1.1, p. 553.
5
'" PV du groupe 1 : << Aussprache über die Frage eines schwei::.erischen Aus/andsinstituts », Berne.
15 décembre 1942. AFS-PH, E 9510.6. 1991/51/113. D'après le PV de cette réunion. la première
idée de créer un institut pour l'étranger revient à l'ancien consul Kunz qui l'a présentée lors de la
journée des Suisses de 1'étranger à Schwyz le 28 septembre 1941 .
'""Rappelons que le Dewsche Ausland-lnstitut de Stuttgart, noyauté par les nazis, a fourni de lourdes
contributions prétendument scientifiques pour les déplacements de populations en Europe de l'Est
pendant la Seconde Guerre mondiale. MEISSNER Jochen, Gesche. Katja: Kultur ais Instrument der
Au.uenpolitik totalitiirer Staaten. Das Deutsche Aus/and-/nstitut /933-1945. Kiiln 2006. recension,
H-Soz-u-Kult, juillet 2009. url: http:l/hsozkult.geschichte.hu-berlin.de/rezensionen/20093-00 1.

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MATIHIEU G!LLABERT - DANS LES COL:LISSES DE LA I>IPI.O~IATH: <TI.ITRI'I.I.I· \l ïSSI·

protestantes qui préparent une «métamorphose du monde» où la foi chrétienne


aurait la première place 197 • Lors de son séjour, Keller a d'ailleurs !"occasion de
diriger un séminaire sur les relations internationales à renseigne de la fédération
des églises américaines et de i'lnstitute for World Ajfairs à Los Angeles. Ce théo-
logien est un fervent défenseur d'un soutien politique au rayonnement culturel:
«Les biens culturels, qui n'ont pas seulement un impact sur notre peuple.
mais aussi loin hors des frontières de notre pays, constituent la part la plus
précieuse de notre capital intellecflle!.lls déterminent notre position intema-
tionale, notre apparence, notre réputation et les profondes répercussions de
l'esprit suisse à l'étranger.» 19R
Cet extrait est tiré d'un article paru dans l'annuaire de la NSH. Keller tente
d'élargir la politique culturelle à l'étranger en y incluant la psychologie ct
la théologie. Il soutient que la Réforme en Suisse a eu des répercussions de
première importance à l'étranger. À ce moment-là, la Suisse possède selon
lui deux théologiens dotés d'une envergure internationale: Karl Barth pour
les relations entre la Suisse et l'Ailemagne 199 et Emil Brunner pour les
relations atlantiques 200 • En point de mire il a. comme Max Kunz. la reconstruc-
tion spirituelle de l'Europe qui suivra la guerre et où les États-Unis-les
grandes fondations philanthropiques particulièrement- joueront un rôle de
premier plan.
La deuxième réunion de Pro Helvetia du 19 février 1943 qui conduit à
la création de l'Institut für Auslandforsclwng abandonne définitivement
le modèle allemand: le nom du futur centre de recherche ne ressemble
d'ailleurs plus à l'Ausland-lnstitut de Stuttgart; dans le contenu, on se dirige
davantage vers un centre de compétences en relations internationales. Cette
réunion confirme dès lors, en se basant sur les exposés de Kunz, lmhoof et
Keller, un double objectif: soutien aux diplomates et aux Suisses de l'étranger
en améliorant, en Suisse, les connaissances sur leurs conditions de vie; prépa-
ration de la Suisse au nouvel ordre mondial qui penchera immanquablement
du côté de l' Atlantique 201 • On pourrait ajouter la dimension religieuse avec la
forte implication des théologiens Brunner et Keller dans ce projet. La présence
de l'évêque Marius Besson accentue ce fait: en soulignant qu'il n'est pas
invité comme «représentant officiel de l'Église catholique», il se réjouit que

197
Adolf, << Spiegelungen amerikanischen Lebens >>,Du, novembre 1945.
KELLER
198
Adolf, << Wirkung der neueren schweizerischen Theologie auf das A us land>>. Jahrhuchdie
KELLER
Schweiz 1944, tirage à part, Brugg: Neue Helvetische Gesellschaft. 1944, p. 1.
199
Sur le rôle de Barth dans la reprise des relations culturelles entre la Suisse ct l'Allemagne.
voir p. 227.
200 KELLER Adolf, <<Wirkung der neueren ... ,>>, p. 1-9.
201
PV du groupe 1 : << Fortsetzung der Aussprache über die Frage cines schweizcrischen In_stitutes
für Auslandsforschung >>, Zurich, 19 février 1943. AFS- PH, E 95 10.6, 1991/5 1Il 13. A cette
réunion, le cercle s'est élargi: en plus des participants à la première séance, il y a des recteurs
d'universités, l'évêque Marius Besson et, comme auditeurs. des représentants importants du DFI
(Marcel Du Pasquier) et du DPF (Walter Stucki).

74
Y A-T-11. DE I.A CULTL:RE DANS LE RA\'ONNE~1ENT CULTUREL ?

les participants soient décidés à «jaire quelque chose pour que la Suisse soit
mieux connue à 1'étranger»; il soutient que «tout ce qui facilite une collabo-
ration» internationale est digne dïntérêt.
La question est alors davantage celle de la coordination et de la place que
prendra le nouvel institut dans le paysage culturel et académique suisse: William
Rappard. qui représente l'Institut universitaire des hautes études internationales
(IUHEI), se montre sceptique en critiquant l'absence d'objet d'étude si ce n'est
une « comwissance encyclopédique du monde»; Guido Calgari partage la même
opinion en ajoutant qu ïl serait plus profitable aux étudiants intéressés par des
études sur les cultures étrangères de voyager hors de Suisse; dans le comité
restreint du groupe 1. le matin précédant cette réunion, Naef s'est montré intran-
sigeant sur le volet culturel qu'il entend fermement garder dans le cahier des
charges de Pro Helvetia:
«Pour le Dr K. Naej. il semble opportun de rappeler au début de la discussion
que la [promotion culturelle] à 1'étranger demeure résen•ée à Pro He/veria. » 202
Face aux critiques romandes. le recteur zurichois Brunner, soutenu par
Adolf Keller203 , a pesé de tout son poids et emporte finalement la mise derrière
un compromis de façade: le nouvel institut est présenté comme une cellule de
coordination des différents partenaires alors qu'il s'agit bien d'un centre muni
d'une bibliothèque et chargé d'organiser des cours pour les auditeurs libres. Cette
victoire zurichoise est également celle de personnalités fortement engagées dans
les relations américano-suisses: en plus des américanophiles Keller et Brunner,
Paul Ganz, président de la jeune Société suisse-américaine pour les relations
culturelles, est présent à la réunion et soutient le projet. Ainsi, jusqu'en 1949, cet
institut entre dans le giron du rayonnement culturel suisse; il devient incontour-
nable dans le processus d'ancrage-politique et culturel-de la Suisse dans le bloc
occidental après la guerre. Pour Pro Helvetia, cet institut a surtout comme tâche
de former l'élite suisse au nouveau contexte international et, par l'invitation de
conférenciers notamment, d'entretenir un réseau interpersonnel précieux pour la
communauté de travaiF().j.

En 1944, l'ouverture a lieu sous le patronage de Philipp Etter1°5 • À partir


de 1949, sous l'impulsion de la très libérale Société du Mont Pèlerin et du
professeur d'économie Albert Hunold, l'institut quitte sa vocation culturelle et

202
PV du groupe 1. Zurich, 19 février 1943. AFS-PH, E 9510.6. 19911511113.
':u Pour Adolf Keller, cet institut doit être une plaque tournante pour les relations culturelles avec les
Etats-Unis. Rapport confidentiel de Keller à l'Institut für Auslandforschung, 9 mai 1946. AFS-PH.
E9510.6, 1991/51117.
204
PV de la séance plénière de PH, Zurich, 1" avril 1946. AFS-PH, E 9510.6, 1991/51/123.
205
LoNGCHAMP Olivier, STEINER Yves, <<The contribution of the Schwei:z.erisches Institut fUr
Auslandfurschung to the international restoration of neoliberalism (1949-1966) >>, European
Business His tory Association- Il th An nuai Conference, Genève, septembre 2007.

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MATIHIEC GILLABERT - 0ASS LES COU.ISSES Dl·. LA IJII'LO~IATII: Cl Tll'RI·I.U·. Sl ï~SI·

n'est plus lié à Pro Helvetia 20~>. Mais pendant ses cinq premières années d'existence.
la direction est confiée à Eduard Fueter, fin connaisseur du milieu m:adémique
suisse-il est directeur de la Revue universitaire suisse depuis 19.36~ -ct membre 07

de Pro Helvetia. Membre fondateur du mouvement frontistc New: Front. il


incarne l'aile protestante des intellectuels qui ont porté le message de la <<défense
nationale spirituelle». Souvent à J'instigation de la Société suisse-américaine pour
les relations culturelles, J'Institut propose des cycles de conférences ü l'Université
de Zurich sur des problématiques géopolitiques-principalement sur les rapports
Est-Ouest-auxquels participent des professeurs invités.
À travers J'histoire de la création de 1'/nstitut.fiir Auslandforschung appa-
raissent les principaux ressorts de la reprise des échanges culturels après la
guerre pour Je milieu intellectuel qui a mis en place les institutions officielles du
rayonnement culturel helvétique au cours d'un mouvement de repli idcntitaire.
Ces ressorts sont au nombre de trois: la reprise des échanges académiques
(d'étudiants et de professeurs): l'attraction à la fois néolibérale et religieuse
des États-Unis; la reconstruction de l'Europe. Cette histoire montre également
que les relations culturelles internationales s'institutionnalisent et. par lü.
se complexifient.

1.1.3 L'ÉLOIGNEMENT DE L'INTELLECTUEL CONTESTATAIRE:


L'EXEMPLE DU CABARET CoRNICHON

Les institutions culturelles décrites jusqu'ici ne semblent laisser que peu de


place aux intellectuels contestataires et aux créateurs culturels indépendants au
sein des structures officielles 20 x. L'une des raisons de cette absence est peut-
être historiographique. Comme pour la période de l'entre-deux-guerres~ '~, la 0

recherche historique sur les intellectuels contestataires de l'après-guerre est.


en Suisse, peu foisonnante.
Mais la raison principale est davantage liée au contexte socio-politique.
Plutôt victimes qu'acteurs de la politique culturelle suisse des années trente,

206
LoNGCHAMP Olivier, STEINER Yves. <<The contribution of the Schwei::.erischcs /nstifllt _{tir
Auslandforschung to the international restoration of neoliberalism (1949-1966)» .... p. 1-2. Selon
Jean Solchany, la mouvance antiétatique de l'entre-deux-guerres prend une forme <<plus aseptisée
et internationalisée>>. SoLCHANY Jean, <<Wilhelm Ropke et la Suisse. La dimension helvétique d'un
parcours transnational>>, Traverse: Revue d'histoire. no 2, 20 10, p. 32.
207
Selon Antoine Fleury et Frédéric Joye, cette revue passe, sous la direction de Fueter. d'un tirage
anecdotique à une audience internationale. FLEURY Antoine, ]oYE Frédéric, Les débws de la politique
de la recherrhe en Suisse: histoire de la création du Fonds national suisse de la recherche sciemi-
jique, 1934-1952, Genève: Droz, 2002, p. 135.
208
Nous pouvons suivre Gisèle Sapiro qui rapproche 1' intellectuel contestataire de 1' «avant-garde>>.
Celle-ci est sociologiquement structurée par le <<groupement>> comme mode d ·accumulation du
capital symbolique ainsi que par la revendication de l'autonomie vis-à-vis du politique et a fortiori
des institutions officielles. SAPIRO Gisèle. <<Modèles d "intervention ... >>, p. 21.
209
CLAVIEN Alain, VALSANGIACOMO Nelly. <<Introduction>>, in CLAVIEN Alain, VALSANGIACOMO Nelly
(éd.), Les intellectuels antifascistes dans la Suisse de l'entre-deux-guerres, Lausanne: Antipodes.
2006, p. 8.

76
Y ..\-T-11. DE 1...\ Clii.Tl'RE D.-\NS LE RAYONNE~1ENT CULTUREL '?

les intellectuels contestataires n'y sont pas plus intégrés à la fin du conflit. époque
qui conforte plutôt les intellectuels déjà aux commandes des institutions. Ils ne
participent donc pas aux réflexions qui jettent les bases du rayonnement culturel
pour la décennie à venir. Au contraire. il se produit le phénomène inverse: alors
que la guerre a eu pour effet d'intégrer assez largement les forces politiques
autour du consensus de la «défense nationale spirituelle>>, la fin du conflit voit
s'effriter rapidement cette cohésion et les artistes contestataires sont plus que
jamais écartés des lieux de pouvoir.
La correspondance entre Heinrich Rothmund. chef de la Police fédérale
des étrangers. et Walter Lesch. cofondateur et directeur du cabaret Cornichon,
est éloquente pour expliquer les mécanismes qui maintiennent l'avant-garde
culturelle hors des institutions officielles.
Ce cabaret est né en 1934 à Zurich, à l'hôtel Hirschen dans le Niederdorf où ont
été produits de nombreux spectacles de satire politique~ 10 • En distillant une critique
récurrente du fascisme, il s'insère en partie dans la perspective de la «défense
nationale spirituelle» même s'il garde une liberté de ton qui n'épargne pas la
classe politique suisse. Pourtant. à partir de 1939, le cabaret semble relativement
épargné par la censure pour trois raisons. D'abord, la situation précaire du théâtre
suisse (Cornichon a engagé avant tout des artistes suisses) et le succès populaire de
ce cabaret obligent les autorités à agir avec prudence. Ensuite. les dramaturges et
les acteurs pratiquent une «auto-censure rigoureuse» et se montrent même parfois
d'accord pour changer leurs numéros. Enfin. l'amitié entre le directeur Lesch et
Rothmund pourrait expliquer une certaine bienveillance de la part des autorités.
Ces trois raisons font de Cornichon le «premier petit théâtre d'art indigène »~ 11 ,
symbole de la résistance helvétique aux totalitarismes. Ce qui ne correspond que
partiellement à la réalité: Cornichon a engagé des comédiens étrangers-comme
l'Autrichienne et future épouse de Lesch, Mathilde Danegger-et largement
profité de l'émulation provoquée par la concentration des artistes de la scène en
exil, notamment autour du cabaret Pfeffermühle. Les autorités qui avaient toléré
ce théâtre pendant la guerre l'ont rapidement élevé au rang de mythe d'une Suisse
résistante~'~. Aussi, lorsque le cabaret se lance, après 1945, dans une série de
spectacles qui dénoncent l'attitude de la Suisse pendant le conflit, en clitiquant
notamment son manque de générosité dans l'accueil des réfugiés, la rupture est
d'autant plus violente entre les milieux officiels et les gens de la scène.

2111
Romana Walther souligne à juste titre le phénomène mémoriel qui a retenu de la production de ce
théâtre surtout son action politique. Son programme était en réalité davantage diversifié. notamment
lorsque le cabaret se produisait en tournée. WALTHER Romana. Le Cabaret Cornichon à travers la
presse suisse 1934-1944. Emre politique, «allfijascisme» et dil'ertissement. mémoire de licence.
Université de Lausanne, 2004, p. 12. Voir également: KELLER Peter Michael, Cabaret Cornichon:
Geschichte einernationalen Biilme, vol. 12, coll. Theatrum hell•eticum, Zurich: Chronos, 2011.
211
WAnHER Romana, Le Cabaret Cornichon ... , p. 60-63.
212
Cette mythologisation rejoint la légende dorée de la Suisse pendant la guerre produite par
les milieux officiels à la sortie du conflit. Voir notamment: DoNGEN Luc van. La Suisse face ....
p. 211-212.

77
MATIHIEU ÜILLABERT- DANS LES COULISSES DE LA DIPLO~tATII·. CLTfl"RI·I.II· SlîSSI·

En réalité, les relations entre Cornichon et les autorités fédérales semblent


avoir été toujours crispées: il s'agit d'une négociation continue entre liberté
d'expression et maîtrise de l'image à l'étranger. alors que les pressions sont
régulières depuis l'ambassade d'Allemagne. Le DPF apparaît évidemment
11
comme l'organe le plus sensible à cette question. mais il n'est pas le seuF •
Le DFJP, dirigé par Eduard von Steiger, connaît également la dimension
subversive du cabaret. C'est Rothmund qui. curieusement. semble l'avoir
défendu auprès de son chef qui soupçonne Lesch d'être un allemand émigré et
un propagandiste communiste. Rothmund le rassure en indiquant que. bien qu'il
soit ancré à gauche,le directeur de Cornichon est libre de toute attache partisane.
En revanche, ce n'est pas l'amitié qui le lierait à Lesch qui pousse Rothmund à
défendre le cabaret, mais plutôt le vieil adage de Juvenal. panem et circenses.
Tant que le cabaret s'occupe de politique interne il est utile comme soupape pour
évacuer la tension au sein de la population:
«Aussi longtemps qu'ils [les acteurs de Cornichon] restent sur le terrain
de la politique intérieure, je pense que c'est tout à fait utile et peut ser\'ir
de paratonnerre si l'atmosphère devient lwuleuse. » 214
Mais des saynètes de Friedrich Dürrenmatt, incluses dans le spectacle
Arche Noah et critiquant vertement l'action de la police fédérale pendant la
guerre, dépassent les limites du supportable pour Rothmund qui écrit à Lesch:
«Tu sais combien je suis convaincu-je l'ai été même pendant la guerre où la
situation est très délicate-de la nécessité de la critique des autorités suisses
et comme je me suis montré peu susceptible face aux critiques dirigées contre
l'office que je dirigeais ou même contre ma personne. Évidemment, cela
a des limites. » 215
II est vrai que le cabaret adopte alors une position très critique de l'attitude de
la Suisse pendant la guerre. Ceci est évidemment peu à même de le faire figurer
parmi les institutions partenaires pour développer un rayonnement culturel qui
est à cette époque surtout dévolu à redorer le blason helvétique. L'engagement
précoce de Lesch pour renouer des contacts culturels avec 1'Allemagne, avec
la fondation de la Schweizer Gesellschaft der Freunde freier deutscher Kultur
proche de l'organisation antifasciste Freies Deutschland2 16 , est également un
facteur qui éloigne le cabaret des institutions officielles alors qu'il n'en était pas
si éloigné pendant la guerre. En raison du retour des exilés allemands dans leur
pays et de dissensions internes, le cabaret ferme ses portes en 1951.

213 Voir par exemple la notice de Carl Stucki (Division des Affaires étrangères du DPF) qui

atteste de cette pression allemande sur le programme du cabaret: «In aussenpolitischer Hinsicht
verdient das Hauptinteresse die Szene mit dem deutschen Gesandten. >> Notice de Stucki. Berne.
17 décembre 1942. DODIS, vol. 14, no 281, p. 938.
214 Lettre de Rothmund à von Steiger, Berne, l" juillet 1942. AFS, E 4800.1, -/-/6.

215 Lettre de Rothmund à Lesch, Berne, Il mai 1948. AFS, E 4800.1,-/-/6.

216 KREIS Georg,« Das schweizerisches Bild ... >>,p. 84.

78
Y A-T-IL DE LA CULTURE DANS LE RAYONNEMENT CULTUREL ?

Cette trajectoire reflète la position d'un nombre important d'intellectuels


contestataires au lendemain de la guerre: on pourrait citer les incontour-
nables dramaturges Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. Du côté de la Suisse
romande. plusieurs jeunes acteurs culturels. comme Charles-Henri Favrod ou
Charles Apothéloz 217 • se montrent aussi plus critiques des institutions officielles
et, par là. s'en éloignent. Si les parcours individuels-voire déjà institution-
nalisés dans le cas de la Cinémathèque suisse née en 1948- sont multiples 218 ,
ils ont en commun d'être absents des institutions officielles en charge du
rayonnement culturel: la fin de la guerre a eu pour effet d'approfondir le fossé
entre la politique officielle et cette avant-garde. On peut mentionner quelques
raisons: la mémoire du conflit monopolisée par le pouvoir qui doit répondre aux
critiques internationales: les nouvelles tensions politiques de la guerre froide
où la réactivation du climat de «défense nationale spirituelle» ne crée pas le
même consensus qu'en 1938: le choc, pour un Max Frisch par exemple. de
la découverte des horreurs nazies qui rend la culture synonyme d'un engage-
ment politique 219 • Les questionnements et l'autocritique ne quitteront plus ces
créateurs: comment un pays comme l'Allemagne. admiré notamment pour sa
culture, a-t-il pu dériver à ce point vers la barbarie?
Évidemment. cette absence des institutions officielles ne signifie point
que ces intellectuels sont absents des relations culturelles entre la Suisse et
1'étranger. Au niveau informel. dans l'ombre. ils tissent de nombreux liens
avec l'extérieur: dans 1' immédiat après-guerre avec les pays limitrophes
(chapitre 4) et dans la deuxième moitié des années cinquante avec les États-Unis
(chapitre 5.1). Mais, sans cette avant-garde, les institutions restent longtemps
prisonnières d'un rayonnement culturel hérité de 1938. C'est notamment le
cas de Pro Helvetia.

1.2 LA FONDATION PRO HELVETIA À LA RECHERCHE


DE SON RÔLE DANS LA POLITIQUE CULTURELLE EXTÉRIEURE

Au centre de ce paysage intellectuel où s'entremêlent continuité et rupture,


Pro Helvetia joue un rôle central. Elle est traversée par ces tendances à la fois de
repli et d'ouverture. II importe de comprendre comment celle qui n'est encore
qu'une communauté de travail devient l'élément principal du rayonnement
culturel et comment elle gère les attentes des autres partenaires que sont le DPF
et les organisations économiques.

217
Plusieurs intellectuels romands gravitent alors autour de l'exilé autrichien Gérard Horst.
Ci.AVIEN Alain, Guu.orn Hervé. MARTI Pierre,« La province n'est plus la province» ...• p. 317-318
21
" JosT Hans Ulrich, Politik und Wirtschaft .... p. 207.
219
JosT Hans Ulrich, «Die Haltung schweizerischer Intellektueller gegenüber
Nachkriegsdeutschland. Max Frisch und J. R. von Salis ais Beispiel », in FLEURY Antoine.
MüLLER Horst, ScHWARZ Hans-Peter (Hrsg.), Die Schwei;; und Deutschland, 1946-1961.
München: R. Oldenburg, 2004, p. 206.

79
MATTHIEl; GII.LABERT - 0A1'S LES COL' LISSES DE I.A DII'I.O~IAillo Cl'l Il 'I<U.U·. Sl 'ISSI·

Les années trente et la guerre ont révélé les possibilités qu ·offre la propa-
gande; l'après-guerre, où la Suisse se trouve dans une posture délicate. exige
également des moyens d'information. Il s'agit davantage d'expliquer le rôle
de la Suisse pendant la guerre que de propager sa culture. Il n'est pas question
ici de s'arrêter sur le fonctionnement de Pro Helvetiaèèo mais de voir quels
objectifs on désire assigner au rayonnement culturel et. in .fine. quel rôle
la Suisse doit jouer à 1'étranger dans l'après-guerre au regard des tensions
internationales.

1.2.1 LES RAISONS DE LA CRÉATION DE LA FONDATION

Si, comme nous l'avons vu, Pro Helvetia est le fruit d'un processus
d'institutionnalisation de la politique culturelle au cours des années trente. tout
n'est pas décidé lors de sa création. La politique du rayonnement culturel en
particulier, qui n'a jamais été formalisée en Suisse jusqu 'à cette date. est l'objet
d'intenses discussions. Un élément révélateur est la volonté de la fondation de
ne jamais laisser cette politique à une autre instance comme par exemple le
DPF. Pour le comprendre. un cheminement dans les réflexions menées par les
membres de Pro Helvetia pendant la guerre est nécessaire avant de voir comment
la fondation ancre à long terme son action.

UNE RÉFLEXION PAR TÂTONNEMENTS

Le sixième chapitre du message de 1938 du conseiller fédéral Philipp Etter


est entièrement consacré aux «moyens d'assurer le rayonnement imellectuel
et artistique de la Suisse » 221 . Les premiers statuts montrent que Pro Helvetia
a pour mission de diffuser les productions du génie culturel helvétique au-delà
des frontières dans le but d'augmenter le prestige du pays. On pourrait parler
de synthèse entre les deux idéologies patrimoniale et réaliste: d'une part. cette
politique culturelle conservatrice, qui se base sur des valeurs spécifiquement
nationales, est chargée de protéger le génie helvétique des influences extérieures;
d'autre part, ses architectes la conçoivent comme un soutien aux intérêts natio-
naux, notamment économiques, à l'étranger.
Ce projet ambitieux de politique culturelle au niveau national relègue au
second plan les institutions antérieures comme, par exemple, la Commission
fédérale des beaux-arts. Pour les œuvres exposées à l'étranger, c'est désormais
à Pro Helvetia que revient le choix. Les biennales de Venise, de Paris puis de
Sao Paulo restent l'unique pré carré de cette commission en matière de politique

22
° KESSLER Franz, Die Schwei::.erische Kulturst!(fllng ... Pauline Milani s'est intéressée plus préci-
sément à une socio-histoire de cette institution. Voir également: MILAN! Pauline. <<Septante ans
d'histoire institutionnelle», in HAUSER Claude, SEGER Bruno. TANNER Jakob (éd.). Entre culfllre et
politique. Pro He/veria de 1939 à 2009, Genève: Slatkine. 201 O. p. 39-44.
221 <<Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant les moyens de maintenir et de

faire connaître le patrimoine spirituel de la Confédération. 9 décembre 1938 ''· Feuille .Jédérale.
vol. 2. n° 50, 14 décembre 1938. p. 1022-1030.

80
Y .-\-l-11. D!c L.-\ tTLTL:RE DANS LE R.-\YONNH1ENT Cl1LTUREL '?

culturelle à l'étranger. Le choix des artistes. au cours des années de l'après-


guerre. semble se calquer sur celui de Pro Helvetia~~~.
En 1940. le secrétaire Naef écrit un long rapport au président et ancien
conseiller fédéral Heinrich Haberlin sur sa conception de la promotion
culturelle. Sur huit pages. il développe les lignes directrices contenues dans
le message de 1938. Bien qu'il soit utile pour mettre en valeur la production
nationale. le rayonnement culturel est surtout considéré dans sa perspec-
tive de Realpolitik: il s'agit de susciter à l'étranger la sympathie pour la
Suisse. À partir de cc constat. Naef tire deux conséquences. D'une part. cette
action culturelle doit avoir lieu principalement dans les pays qui ont une
importance-dont il ne précise pas si elle est de nature politique, économique
ou culturelle- pour la Suisse:
«En termes concrets. la Suisse doit avant tout se tourner vers les États
dont elle espère 1111 bénéfice ou de la part desquels elle doit s'attendre à 1111
préjudice. Pour la propagande culturelle, tous les autres États sollf d'une
moindre importance.»~~-'
D'autre part. cette action doit être discrète, dirigée avant tout vers des person-
nalités publiques et non vers le peuple: il faut atteindre les hommes politiques.
les journalistes, les dirigeants économiques et les artistes renommés. Pour ce
faire. les Suisses de l'étranger peuvent jouer un rôle important s'ils sont riche-
ment pourvus en matériel d'information. Mais, surtout. il faut se concentrer
sur la propagande indirecte. Celle-ci doit se fonder sur la présentation des
prestations de Suisses dans tous les domaines et sur la participation du pays
à la compétition internationale dans le domaine de l'esprit. A contrario. la
propagande directe est l'instrument pour imposer un modèle politique. voire
montrer sa supériorité culturelle; elle rencontre souvent, selon Naef. 1'oppo-
sition du public. Mais cette distinction ne doit pas masquer l'essentiel: qu'il
s'agisse de propagande directe ou indirecte, on se situe dans les deux cas au
centre de 1' « idéologie propagandiste» d · Abelein~~ • 4

La deuxième partie de ce rapport. beaucoup plus courte. fait appel à


cette idéologie patrimoniale de défense du particularisme culturel suisse.
Naef aborde la question des échanges culturels. le Kulturaustausch. Selon
lui, il faut garder ces échanges sous contrôle car la culture suisse doit être
préservée des influences étrangères, notamment lorsque celles-ci ont une
teinte politique:

2
" Au sujet de la Commission fédérale des beaux-arts, voir: KADELBACH Thomas. ··swiss made ...
Pro Helvetia ... La présente recherche laisse de côté cette commission: si le choix des artistes et
des œuvres. dans le cadre des biennales à l'étranger par exemple, est intéressant pour connaître
le contenu du rayonnement culturel. cette commission ne participe que très marginalement aux
conceptions de ce rayonnement.
"'Lettre de Naef à Haberlin. Zurich. 15 août 1940. AFS-PH. E 9510.6, 1991/51/113.
''"Voir Tableau 1. p. 51.

8/
MATTHIEU GILLABERT- DANS LES COL:LISSES DE LA IJIPI.O:'>IATIE Cl'ITl"RI'II.f: Sl"ISSI·

«Elle [la Suisse] doit résister à une influence systématique de l'extérieur.


[ ... ] Il faut contrôler et observer les cemrales érrwlRères de propagande. » 22 s
Dans le cas d'une culture au service de la politique extérieure ou dans celui
d'une culture sous contrôle des influences politiques, on peut parler d'une forme
de « déculturalisation » du rayonnement culturel. L'emprise de la guerre sur la
politique culturelle est palpable: tous les échanges sont suspects: ils ne doivent
pas être soutenus, comme on pourrait s'y attendre de la part d'une institution
prévue pour soutenir la création artistique, mais plutôt surveillés. Cc besoin de
contrôle, s'il est inhérent au contexte de la guerre, révèle également que les
objectifs du rayonnement culturel ne sont pas clairement fixés: le contenu.
balançant entre culture et information, reste indéfini; les buts. souvent exogènes
aux questions culturelles, le sont également.
Trois ans plus tard, Arnold Latt, président du groupe 1. revient sur le rapport
de Naef lors d'une rencontre dont l'ordre du jour comprend le point «Promotion
culturelle à l'étranger aujourd'hui et demain » 116 • L'année 1943 marque en effet le
début d'une remise en question. Bien que cette politique culturelle soit contenue
dans le message de 1938, le conflit a considérablement freiné son développement.
Latt introduit clairement le débat: la situation a changé en trois ans. non
seulement dans le monde où la guerre bascule à l'avantage des Alliés mais en
Suisse également 227 •
Les réflexions sur la géopolitique de l'après-guerre et sur les manières
d'organiser la présence du pays à l'étranger fleurissent alors, comme en
témoignent la création de 1'Institut für Auslandforschung et l'envoi des premiers
attachés de presse de la part du DPF 2 x. Mais la création de l'institut à Zurich
semble accaparer la réflexion des membres de Pro Helvetia qui n'apportent
aucune nouvelle contribution aux réflexions de Naef.
Seul Paul Lachenal, soutenu par William Rappard, émet l'idée nouvelle de
favoriser des conférences données non pas par des Suisses mais directement par
des étrangers. Eduard Fueter émet des réserves, notamment en ce qui concerne
1'Allemagne où les conférenciers devraient être très soigneusement choisis. Mais
le point important, lors de cette séance est la mention du DPF comme parte-
naire pour le rayonnement culturel. Pro Helvetia, au moment où cette question
est discutée et où l'après-guerre apparaît en point de mire, comprend qu'elle
ne peut pas, à elle seule, assurer cette politique, a fortiori une politique d'in-
formation comme l'envisageait le rapport de Naef. Les membres du groupe 1
ne sont pas d'accord sur les moyens-faut-il demander la création de postes
d'attachés culturels, d'un service d'action culturelle à l'intérieur du DPF?-,

225
Lettre de Naefà Haberlin,Zurich, 15 août 1940.AFS-PH. E 9510.6. 1991/511113.
226
PV du groupe 1, Zurich. 7 décembre 1943. AFS-PH, E 9510.6, 1991/511113.
227
PV du groupe 1, Zurich. 7 décembre 1943. AFS-PH, E 9510.6, 1991/511113.
22 " À propos de la création de l'Institut für Auslandforschunf?. voir p. 72. Au sujet de la création des

premiers postes d'attachés culturels. voir chapitre 2.1.1. p. 96.

82
Y .-\-T-11. DE 1..-\ CULTURE DANS LE RAYONNEMENT CULTUREL ?

mais se retrouvent unis pour préciser l'action à l'étranger dans la perspective


d'une collaboration avec la diplomatie. Il est ainsi décidé:
«Les acti\·ités du Pro Helvetia dans le domaine de la promotion culturelle
à l'étranger devraient être élargies de façon significative en 1944. [ ... ]
De même. le Groupe [ 1], durant l'année à venir, doit soumettre lill projet
au DPF relatif à la création d'w1 service culturel pour l'étranger. 11 sera
l'objet d'une discussion entre le DPF et une délégation de Pro Helvetia,
constituée de Messieurs le conseiller d'État Dr P. Lachenal, le prof.
Dr A. Lütt, Dr E. Fueter et Dr K. Naef et accompagnée par le conseiller
fédéral Etter. » 229
Nous retrouvons donc le groupe 1 moins d'une année plus tard qui fait le
point sur le résultat de ces démarches. C'est un constat d'échec: impossible
d'alerter les hautes instances du DPF, même en passant par Philipp Etter. Il est
donc décidé de passer par des membres de la commission des pleins pouvoirs 230 ,
dont le secrétaire est Guido Keel. et de charger Naef d'étudier les moyens d' aler-
ter 1'opinion publique 231 . Le conseiller national Gut interpelle officiellement
Philipp Etter en 1945: en réponse, nous l'avons vu, celui-ci appelle à sortir
du réduit national tout en maintenant 1'idéologie qui a donné naissance à
Pro Helvetia, celle de la sauvegarde du patrimoine national 232 • Il reste pour-
tant vague sur l'avenir du rayonnement culturel, et notamment des passerelles
possibles entre la Communauté de travail et le sérail diplomatique. Etter, comme
nous le verrons dans le chapitre 2.1, est également en proie à un questionnement
sur les moyens à mettre à disposition.
Résumons: le tâtonnement des membres de Pro Helvetia est double. On peine.
d'un côté, à définir le contenu de ce que l'on entend exporter à l'étranger;
Pro Helvetia est une institution culturelle qui s'engage de plus en plus dans J'in-
formation politique. De J'autre côté, les questions d'alliances institutionnelles
et de coordination deviennent urgentes. Une certaine tension est palpable dans
les séances du groupe 1 : devant la mise en place du nouveau service du DPF
information et presse, les membres de Pro Helvetia craignent un transfert des
compétences acquises par Pro Helvetia vers la diplomatie. Guido Calgari.
par exemple, critique ouvertement la tendance croissante, de la part du DPF,
à vouloir s'occuper de la culture:
«M. G. Ca/gari ne peut s'empêcher d'éprouver un certain malaise à voir
nos ministres et nos consuls se mêler de plus en plus d'art et de littérature

"" PY du groupe 1, Zurich, 7 décembre 1943. AFS-PH, E 9510.6, 19911511113.


2
·"' Le radical Theodor Gut et de Bretschi-s'agit-il de l'écrivain Arthur Bretschi ?-sont les cibles
pressenties par le groupe 1. Parmi les relais aux chambres fédérales, il semble que c'est le socia-
liste zurichois Emil Frei qui ait accordé une oreille attentive à la fondation. Le président Lachenal
témoigne en tout cas de la reconnaissance de Pro Helvetia pour ses efforts. PV de la séance plénière
de PH, Zurich, Il mars 1947. AFS-PH, E 9510.6, 1991/511123.
"' PV du groupe 1, Zurich. 4 septembre 1944. AFS-PH, E 9510.6, 1991/51/113.
212
Voir p. 62.

83
----- -----=----::-:::-:=-=---::::__-=------ ·---

MATIHIEl; Gll.l.AilERT - DA:-<S LES COl'I.ISSFS Dl: L\ IJII'I.O~l,\Tll· Cl ï Tl"Rl·l 1 1· \1.1\SI·

aux .fins de propagande. c'est-à-dire de politique. Est-ce là \Taiment sen·ir


la culture? » 233
Camille Brandt lui rétorque que la Suisse est tellement en retard sur l'étranger
dans ce domaine qu'elle doit se défendre: l'augmentation du nombre d'organismes
en charge du rayonnement culturel multipliera d'autant le volume de celui-ci.
Cependant, la revendication de l'autonomie de la fondation. principalement par
rapport au DPF, est l'objet de toutes les discussions. Mais cette autonomie équi-
vaut-elle à l'autonomie de la culture vis-à-vis de la tutelle politique'? Le malaise
évoqué par Calgari exprime-t-il uniquement la crainte de voir s'amoindrir le
champ d'action de Pro Helvetia ou y a-t-il également un enjeu sur le contenu à
exporter? Il s'agirait alors d'un conflit entre les tenants d'une idéologie propa-
gandiste-où la culture sert les intérêts politiques-et ceux d'une idéologie plus
patrimoniale, voire favorisant les échanges culturels internationaux.
Comme le démontrent les discussions au sein de Pro Hel vetia jusqu· à la fin de
la guerre, l'idéologie propagandiste semble dominer dans cette institution. même
si sa position intermédiaire entre les milieux culturels et l'étranger en font de facw
un instrument plus proche des préoccupations strictement culturelles. En raison du
conflit, la communauté de travail n'a pas encore eu l'occasion d'expérimenter le
rayonnement culturel sur le terrain. c'est-à-dire à l'étranger, à grande échelle. Mais
la configuration des rapports internationaux change vite et l'idéologie promue par
des intellectuels qui se sont maintenus dans des positions dominantes doit s'adap-
ter. Le passage d'une culture de guerre à une culture de paix devient synonyme
d'un passage de la propagande à l'information. Naef le résume ainsi:
«Les ministères de propagande ont di5paru et laissent place aux ministères
de l'information. » 234
C'est dans ce contexte qu'est créée définitivement la fondation Pro Helvetia,
à partir de la communauté de travail née en 1939 et demeurée provisoire à cause
des chamboulements dus au conflit.

ANCRAGE À LONG TERME DE LA FONDATION

Le message de Philipp Etter en 1938 contenait déjà l'idée de créer une


fondation, au sens juridique du terme, pour la culture. La guerre en a décidé
autrement: une communauté de travail s'est provisoirement constituée pour à la
fois gérer cette nouvelle politique de la Confédération-en Suisse ct, dans une
moindre mesure, à l'étranger-et réfléchir à la création d'un organisme définitif,
à savoir une fondation de droit public. Il s'agit d'un organe hybride financé
exclusivement par la Confédération- il lui est donc interdit de faire appel à des
fonds privés-et autonome dans son organisation et ses décisions. Cette concep-
tion juridique est prévue pour un monde idéal. Dans la réalité, le budget de

'"PVdugroupe I,Zurich.l4avriii947.AFS-PH.E9510.6.1991/51/113.
''" PV de la séance plénière de PH. Zurich. 1"' avril 1946. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51/123.

84
Y ..\-1-IL Ill' LA CULTLIRE DANS LE RAYONNEMENT CULTUREL ?

la fondation est voté par le parlement et le Conseil de fondation nommé par


le Conseil fédéral: le rapport annuel doit recevoir l'aval du DFI: la marge de
manœuvre pour prendre des décisions autonomes est donc très étroite~ 35 . Cette
fragile autonomie sera désormais le fruit d'une négociation constante entre
l'autorité fédérale et les collaborateurs de la fondation même si le statut défi-
nitif donne à celle-ci une assise plus solide. Mais Pro Helvetia reste devant une
interrogation: son nouveau statut renforce-t-il sa prérogative sur le rayonnement
culturel? L'autonomie semble davantage comprise comme une lutte de pouvoir
pour coordonner tous les acteurs politiques, économiques et culturels qu'une
autonomie au service de la création culturelle: dans 1'après-guerre, Pro Helvetia.
comme le DPF et les organisations économiques. s'engage à défendre les inté-
rêts nationaux davantage que la scène culturelle à l'étranger.
Pour placer Pro Helvetia à la tête de ces différents acteurs. les collaborateurs
opèrent en trois phases: ils constituent une mémoire institutionnelle pour légitimer
leur organisation: ils laissent désormais le DPF financer les activités du SSE; ils
affirment une dimension positive des relations culturelles internationales qui ne
sont plus uniquement envisagées sous l'angle de la menace étrangère.
Dans le rôle du mémorialiste, on retrouve le secrétaire Naef qui, en 1948,
rédige une première histoire de la communauté de travail publiée dans l'an-
nuaire de la NSH. Il y décrit ses activités-restreintes durant la guerre-. son
fonctionnement et ses ambitions pour ouvrir la Suisse au monde. C'est une
manière de suivre le message d'Etter de 1945~ 36 et de rappeler la nécessité, pour
la Suisse. d'un tel organisme: Naef fait référence aux ouvrages publiés sous
les auspices de Pro Helvetia, l'édition des classiques suisses-comme Gottfried
Keller et Heinrich Pestalozzi-en anglais et en espagnol. Naefprécise également
les cibles de Pro Helvetia: il faut toucher les élites pour augmenter le prestige de
la Suisse à l'étranger. Parmi les autres agents du rayonnement culturel comme
le DPF ou leSSE, la fondation est la seule à maintenir le lien entre vie culturelle
nationale et vie culturelle étrangère 237 • Ce texte est rédigé précisément dans le
cadre de la restructuration de Pro Helvetia et destiné aux fonctionnaires fédéraux
ainsi qu'au parlement. En filigrane apparaît la menace, pour Pro Helvetia, de la
création d'une commission nationale de l'Unesco suite à l'adhésion de la Suisse à
cette organisation internationale. Cette commission pourrait être une potentielle
concurrente dans le champ des relations culturelles 238 • Naef, tel Janus aux deux

215
«Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale relatif à la création d'une fondation
"Pro Hclvetia"". 29 juillet 1948 ''·Feuille fédérale, vol. 2, no 30, 29 juillet 1948, p. 909-923.
''"Voir p. 62.
"' NAEr Karl, << Neun Jahre Pro Helvetia. Rückschau und Ausblick>>, in LAIT Arnold (Hrsg.).
Jahrbuch die Schwei:. 1949, Brugg: Neue Helvetische Gesellschaft. 1949. p. 163-168.
2
'" Rapport d'activité de la communauté de travail de Pro Helvetia. 1" mars 1948-15 septembre 1948.
AFS, E 3001 (8). 10001731/53.

85
MATI-HIEU GILLABERT- DANS LES COt:LISSI:S DEL,\ IJIPL0~1AIII·. Clï.ll"IH-111·. ~l"IS~I-

visages2 39 , rédigera par la suite plusieurs textes, avec le même souci d ·entretenir
une mémoire de Pro Helvetia, ayant la double mission de promouvoir la culture
suisse dans le pays et à 1'étranger.
Avec le même objectif d'affirmer une fondation à la fois autonome et
ouverte, Carl Doka rédige, en 1950, Kulturelle Auj.Jenpolitik où. davantage
que Naef, il théorise le rayonnement culturel de la Suisse à partir de la dizaine
d'années d'expérience de Pro Helvetia. Celle-ci peut désormais compter sur
ce bagage:
«La fondation "Pro Helvetia ",née le/'"' octohre /949. pountit ainsi compter
sur une riche expérience et une pratique hien rodée. »~~o
Non sans s'inspirer de l'étude de Herbert Lüthy~~~, il rappelle que. en plus des
nouvelles instances internationales comme l'Unesco ct le Conseil de I'Europc.la
politique culturelle à 1'étranger rencontre davantage de concurrence internationale:
l'action culturelle d'un pays est désormais systématiquement comparée à celle des
autres 242 • Alors que, depuis dix ans, Pro Helvetia s'est montrée championne de la
Kultunvahrung (préservation culturelle)-que J'on peut rapprocher de l'idéologie
patrimoniale-, la fondation, dont Doka revendique l'absolue autonomie. a
désormais les cartes en mains pour la Kultllnt•erhwzR (promotion ou propagande
culturelle), c'est-à-dire servir J'honneur et la réputation de la Suisse.
L'arrêté fédéral du 28 septembre 1949 entérine la création de la fonda-
tion Pro Helvetia243 . En 1950, lors de la première séance plénière de la
nouvelle fondation, le président Paul Lachenal revient également sur ces onze
dernières années: en respectant J'équilibre fédéraliste dans son organisa-
tion-représentation des communautés linguistiques parmi les collaborateurs.
pas d'empiétement sur les prérogatives cantonales, encouragement du
«fédéralisme spirituel»- et en faisant preuve de discrétion, Pro Hel vetia est
prête pour passer du régime provisoire de la communauté de travail au statut
définitif de la fondation 244 •
Parmi ces chroniques, celles de Doka et de Naef sont publiées sous les
auspices de la NSH, alors proche de Pro Helvetia. Pour autant, la fin des années
quarante voit un lien se rompre entre ces deux organismes: le SSE, créé par la
NSH, cesse d'être soutenu directement par Pro Helvetia. Le DPF, après maintes
négociations, accepte en effet de financer J'aide-également culturelle-aux

m C'est une image utilisée par Naef à la fin de son mandat en 1957. NAEI' Karl. <<Autbau und
Tatigkeit der Stiftung Pro Helvetia »,texte non publié, Zurich, 1" mars 1957, p. 5. ALS. Fonds Salis.
Schachtel 148, C-2-d/10.
240
DOKA Carl. « Ku1turelle AuBenpolitik>>, in La Suisse. annuaire national /950. tirage spécial.
Baden: Nouvelle Société Helvétique, 1950, p. 20.
24 ' Voir l'analyse du rapport de Lüthy, p. 131.
242
DoKA Carl. <<Kulturelle AuBenpolitik ... »,p. 34.
'"'<<Arrêté fédéral concernant la fondation "Pro Helvetia", 28 septembre 1949», Recueil des lois
fédérales, Berne. 1949.
244
PV de la séance plénière de PH. Zurich, 15 septembre 1950. AFS-PH, E 9510.6. 1991/51/123.

86
Y A-T-Il. Dl' LA Cl'LTURE DANS LE RAYONNEMENT CULTUREL ?

Suisses de !"étranger. dont le secrétariat dirigé par Alice Briod est intégré au
DPF en 1948~ ". Il s'agit d'un véritable transfert de compétences: avant 1938.
4

le SSE était principalement en charge de la présence culturelle alors que, dix


ans plus tard. c'est le rôle de Pro Helvetia, indépendamment du SSE. Plus
qu'une simple anecdote institutionnelle. ceci marque l'acquisition d'une
certaine autonomie par Pro Helvetia: on observe un timide accroissement de
1' indépendance de la fondation vis-à-vis des institutions conservatrices qui ont
façonné cette politique. Pro Helvetia devient donc dans 1'après-guerre l'unique
interlocuteur en matière de rayonnement culturel pour la Confédération. Mais.
bien qu'ils ne représentent plus désormais la principale cible du rayonnement
culturel, les Suisses de l'étranger restent néanmoins un relais important pour
cette politique culturelle à !"étranger: Pro Helvetia entend en effet compter
sur les « Sui.\·.w-'s influents de l'étranger »~ 46 et sur le SSE pour un rayonnement
culturel servant les intérêts du pays. Elle maintient ainsi cette synthèse entre
les idéologies patrimoniale- défense de la culture suisse auprès des expatriés
pour en faire des hérauts du génie national-et réaliste. au service de la poli-
tique extérieure.
Enfin, en filigrane de la création juridique de la fondation. il y a une série
de réflexions sur l'aspect positif, voire volontariste, du rayonnement culturel.
Nous 1'avons vu. les conditions de création de Pro Helvetia ainsi que le contexte
de la guerre ont créé une sorte de psychose vis-à-vis des relations culturelles
internationales. perçues presque exclusivement sous l'angle d'une propagande
menaçante. Lors de la création de la fondation en 1949, des voix s'élèvent
pour souligner le caractère positif du rayonnement culturel, notamment dans sa
capacité à appuyer la diplomatie.
En 1938 déjà, Etter comprenait la politique culturelle comme une affirmation
positive de la culture suisse, évitant ainsi de sombrer dans une politique du
refus de la propagande étrangère. Cependant, dans son volet international,
Pro Helvetia n'a pas eu réellement la possibilité, jusqu'en 1949, de mettre en
œuvre ce programme. Ce n'est que dans l'après-guerre que la fondation peut
imaginer et développer une politique culturelle à l'étranger. Cette conception
reste toutefois fortement liée à des objectifs exogènes à son champ d'activités.

PROXIMITÉ DES OBJECTIFS


ET CONCURRENCE INSTITUTIONNELLE ENTRE LE DPF ET PRO HELVETIA

En s'autonomisant quelque peu de la NSH, Pro Helvetia tombe dans la sphère


d'influence du DPF en ce qui concerne le volet extérieur de son activité. Bien que
les membres de la fondation ne le déclarent pas ouvertement, ils désirent défendre

245
Sur l'intégration duSSE au DPF, voir p. 71.
24
Pro Helvetia, Programme de travail pour 1949, Zurich, 31 décembre 1948. AFS. E 3001 (B),
"
10001731/53.

87
MATfHIEL: GII.LABERT- 0ASS I.ES COl"LISSES DE I.A Dll'l 0\I.-\TII, Clî Tl îH-.11 1· \1 îSSI

les intérêts du pays à l'étranger au moins autant que ses créateurs artistiques. Naef
le rappelle :
« [ ... ],ainsi la
propagande culturelle entendfii\'oriser les échanges inrellecl/lels
[geistigen Austausch] et améliorer l'image de la Suisse à l'étranger. ,~· 17

Dans l'arrêté fédéral de 1949 sur la création de la fondation. le quatrième


objectif- «jaire connaÎtre à l' étran[?er les ll'U\'I'es et les acti\·ités essentielles
de la Suisse dans l'ordre de la pensée et de la culture»~~s-est donc compris
comme une contribution à une politique plus large visant à garantir les intérêts
politiques et économiques du pays.
Lors de la première séance plénière de Pro Helvetia en tant que fondation.
Lachenal souligne aussi le lien étroit qui relie la fondation à la diplomatie
helvétique:
une des tâches capitales de Pro Heh·etia, chargée de défendre le
« [ ... ]
patrimoine spirituel de la Suisse, mais é[?alement chargée de /'aj.firmer-car
notre mission est une mission positive, affirmative de force et de résistance
morale-ressortit à ce que la langue allemande désigne sous le terme de
"Kulturwerbung im Ausland" et que le français se horne à exprimer en
"culture à l'étranger". C'est du coup souli[?ner les rapports étroits de notre
culture avec la politique extérieure. » 249
Cette idéologie, où le rayonnement culturel est censé défendre les intérêts
nationaux, se poursuit dans les années cinquante:
«[La promotion culturelle] entend favoriser la compréhension pour notre
peuple à l'étranger, améliorer la réputation de notre nation et renforcer
notre prestige. Ainsi la promotion culturelle est clairement llll service de la
politique. » 250
Mais cette proximité entre relations culturelles et diplomatie est également
revendiquée à plusieurs reprises par Max Petitpierre, chef du DPF alors que
Pro Helvetia est sur le point de devenir une fondation. La question d'une culture
au service des intérêts diplomatiques est toujours liée à celle des relations entre
État et culture. À l'intérieur des frontières, il est facilement envisageable d'avoir
une fondation assez indépendante du pouvoir central qui soutient la culture là
où les cantons sont absents. Mais dans la perspective d'une politique culturelle
officielle à l'étranger, le canal des instances étatiques devient inévitable.
Petitpierre, en appelant Etter et Lachenal à davantage de coordination, révèle
les limites de l'autonomie:

247
NAEF Karl,<< Neun Jahre Pro Helvetia ... ''·p. 162.
2
'" «Arrêté fédéral concernant la fondation "Pro Helvetia". 28 septembre 1949 ,, . Les quatre objectifs
se trouvent en annexe A.3 p. 454.
249
PV de la séance plénière de PH, Zurich, 15 septembre 1950. AFS-PH. E 95 10 .6. 1991 /5 Ill 23.
250
NAEF Karl. «Aufbau und Tatigkeit ... »,p. 9.

88
Y A-T-11. DE LA CULTURE DANS LE RAYONNEMENT CULTUREL ?

il est essentiel que. dans le cadre de l'autonomie et de l'indépendance


« [ ... ]
que le nou\·eau statut lui confère, la fondation Pro Helvetia opère en colla-
boration étroite m·ec le Département fédéral de l'Intérieur et le Département
politique. Une certaine coordination n'a pas fait défaut jusqu 'ici, mais elle
pourrait. et devrait être illfensifiée et surtout systématisée. »~ 51
Au DPF. on est d'une part très sensible à tout ce qui touche à l'image et.
d'autre part, on se rend compte, plus que dans aucune autre instance officielle,
de la recomposition des relations internationales où la culture joue un rôle plus
important. Il reconnaît une certaine part d'autonomie à la fondation et encou-
rage une hausse de son budget. Le crédit annuel pour l'action de Pro Helvetia à
l'étranger, selon 1'évaluation du diplomate Bernoulli en 1954. devrait être porté
de 200 000 francs à 500 000 francs 25 ~. Mais en même temps, le DPF entend faire
peser la raison d'État sur Je programme de Pro Helvetia:
«À l'heure actuelle, il est nécessaire que /'État prenne en main la propa-
gande culturelle à /'étranger, peut-être davantage que nous le souhaiterions.
JI devrait au moins soutenir toutes les initiatives privées là où il n'est tout
simplemellf pas possible d'obtenir de résultat sans jinancemellf public. »~ 53
Si Pro Helvetia partage en grande partie les vues du DPF sur le rôle de
la politique culturelle à 1'étranger. une concurrence institutionnelle s'installe
entre la fondation et les services diplomatiques. À partir de 1947, plusieurs
accords plus ou moins formalisés sont passés entre les deux institutions. En
mars, celles-ci se répartissent les revues à envoyer aux représentations diplo-
matiques~'~. Quelques années plus tard, en juillet 1955, devant la Commission
des affaires étrangères du Conseil national, un «gentlemen's agreement»
est signé par la fondation et le DPF: d'une part, Pro Helvetia accepte qu'un
observateur du DPF assiste aux séances du groupe l ; d'autre part. la fonda-
tion peut correspondre avec les postes à l'étranger sans passer par la centrale
à Berne 255 .
La proximité des objectifs-défendre les intérêts et l'image de la
Suisse-explique en grande partie cette concurrence entre deux institutions
qui chassent sur le même terrain. Politique extérieure et politique culturelle
trouvent un rapprochement ultime dans la création du service de presse de
Pro Helvetia.

251
Lettre de Petitpierre à Lachenal. Berne. 28 août 1948. AFS, E 3001 (B). 10001731/52.
m Rapport de Bernoulli. Berne, 18 mai 1954. DODIS-9127. p. 14. Sur le rapport Bernoulli, voir p. 136.
251
Lettre de Petitpierre à Ettcr. Berne. 28 septembre 1948. AFS. E 2001 (E). 1967/113/346.
254
Note du DPF. Berne. 8 mars 1948. AFS, E 2001 (E), 19671113/346.
255
Ce « Rellflemen \ aRreemem » est rappelé par le directeur Luc Boissonnas aux ambassadeurs
près de quinze ans plus tard. Discours de Luc Boissonnas, Berne, 1" septembre 1967. DODIS-
30856. En 1973,le conseiller fédéral Pierre Graber mentionne également cet accord dans une note
au Conseil fédéral. Note de Graber au Conseil fédéral. Berne, 21 novembre 1973. AFS. E 2003 (A),
1988/15/426.

89
MAlTIIIEL' GII.LABERT- DA:-;s LES col'!.ISSES DE LA DII'Lo~l..\111·. <TUI.RI·IIt· sttsst·

1.2.2 LE SERVICE DE PRESSE:


DANS LA LIGNE DE LA DIPLOMATIE D'INFORMATION

Parallèlement à la création définitive de la fondation Pro Hclvctia début 1949,


celle-ci décide de mettre sur pied un service de presse sous la houlette du
conservateur Carl Doka. C'est en 1951 que celui-ci détaille cc projet en séance
plénière, dans un exposé intitulé « Kultureller Pressedienst fi ir das AHslwul »
(Service culturel de presse pour l'étranger). abordant de manière frontale la
relation étroite qui existe alors entre le rayonnement culturel ct la politique exté-
rieure256. Profitant de la restructuration du DPF qui élimine sa faible section
culturelle en 1950, Doka entend en effet placer Pro Helvctia sur le terrain de
l'information politico-culturelle. Il promeut ainsi une idéologie de Realpolitik
au service de la politique extérieure de la Suisse. tout en s'identifiant au message
originel de Philipp Etter sur la politique culturelle:
«Le "Service culturel de presse pour l'étranger" 1Kulturclle A us land
pressedienst] de la fondation Pro Helvetia a pour !mt d'informer l'étranger
sur la vie culturelle de la Suisse selon le Message dH Conseil fédéral sur
l'organisation et les devoirs de la préservation culturelle et de la propagande
culturelle du 9 décembre 1938. » 257
Il convient donc de s'arrêter sur Carl Doka, figure au croisement de l'
«intellectuel organique » 258 et de l'expert de la politique culturelle suisse avant
de dévoiler sa conception du rayonnement culturel. Carl Doka est avant tout un
homme de réseaux qu'il entretient même lorsque ses activités l'en éloignent 259 •
Juriste de formation, Doka a passé sa maturité au collège des jésuites Stella à
Feldkirch en Autriche, expérience qui semble l'avoir profondément marqué. tant
au niveau de son engagement politico-culturel que dans les milieux catholiques
qu'il fréquentera toute sa vie.
Les réseaux de Doka sont d'abord à l'échelle du pays. Proche des milieux
catholiques conservateurs, notamment par son soutien à la campagne en faveur
de la révision totale de la constitution en 1935. i1 est considéré. dans cette
mouvance politique, comme le spécialiste des questions de politique étrangère 2w.

256
PV de la séance plénière de PH, Zurich. 5 mars 1951. AFS-PH. E 95 10.6. 1991/51/123.
257
Rapport de Doka et Curjel, [s.d.]. AFS-PH. E 9510.6, 1991/51/104.
25
" L'expression d'Antonio Gramsci, reprise et théorisée par Gisèle Sapiro, convient particulière-
ment bien à Do ka: il s'agit d'intellectuels qui «acceptent de .\'l' soumettre à la discipline d'une
institution ou d'une organisation". SAPIRO Gisèle,« Modèles d'intervention ... >>, p. Il.
259
L'essai autobiographique de Doka retrace un parcours de vie varié quant aux sociabilités dans
lesquelles il s'insère. S'il faut retenir qu'il a été écrit à l'âge de septante-six ans. avec un regard
rétrospectif parfois déformant, il est un bon indicateur des différents résewx côtoyés par Doka:
DoKA Carl, Begegnungen (C. D. b/ickt :::.urück), Zoug: Zuger Nachrichten, 1972. Voir également
le mémoire de Rafael Stalder centré sur la correspondance de Doka: STALDER Rafael, Carl Doka.
un publiciste catholique: étude de ses engagements et de ses réseaux à travers sa correspondance.
mémoire de licence, Université de Fribourg, 2009.
260 Nous suivons ici l'avis de Katharina Bretscher-Spindler même si celle-ci se trompe en présen-

tant Doka comme un conseiller national. BRETSCHER-SPtNDLER Katharina, UJ/n heissen :wn .... p. 82.
Membre du parti conservateur, il perd J'élection au Conseil national lors des élections fédérales de
1943 dans le canton de Saint-Gall.

90
Y .-\-1-IL Ill: LA CLILTl'RE D.-\NS LE RAYONNEMENT CULTUREL ?

II semble développer. après la guerre. une fibre sociale davantage marquée. Mais
c ·est surtout dans le paysage de la presse écrite conservatrice qu ïl joue un rôle
central. en tant que rédacteur pour J'Ostschll"ei.:-où il dirige déjà la rubrique
culturelle-. la revue culturelle catholique Schwei.:er Rundschau ou les Neue
Ziircher Nachrichten. Il intègre également. avant la guerre, le comité central
de la NSH. aidé par un ami proche qui n'est autre que Philipp Etter auquel il
voue une profonde admiration. Son arrivée à la NSH lui permet d'entrer en
relation avec la Suisse romande et plus particulièrement avec Alice Briod 261 ,
secrétaire du SSE. et Gonzague de Reynold qu'il fréquente à l'Union catho-
lique d'études internationales. Le Fribourgeois. dans sa conception des relations
internationales. lui paraît cependant trop conservateur; Doka se sent plus proche
de Denis de Rougemont pour sa vision de l'Europe~ 6 ~. Il côtoie volontiers
ces intellectuels catholiques de l'Université de Fribourg. qu'il connaît par sa
profession de journaliste puis. dans les années soixante, comme enseignant au
séminaire de journalisme.
Par ailleurs. son insertion dans les milieux jésuites qu'il continue de fréquenter
jusque dans les années cinquante lui ouvre des portes au plan international, au
Vatican et à l'Institut catholique de Paris notamment. Ce parcours, entre proximité
du pouvoir~~>', insertion bilingue dans des réseaux suisses et accès à des réseaux
transnationaux, explique la place centrale que joue Doka lorsqu'il crée le service
de presse de Pro Helvetia et le dirige pendant quatorze ans.
Pour créer ce service. il s'entoure de plusieurs collaborateurs. certains perma-
nents et d'autres temporaires. Ils se distinguent surtout par leur insertion dans des
réseaux transnationaux : comme spécialistes et expérimentateurs des nouveaux
échanges de l'après-guerre, ils apportent des compétences qui permettent au
service de presse d'agir avec une certaine connaissance du terrain sans devoir
passer par les légations 2 r>-~. Il s ·agit par exemple de Hans Curjel, boursier de la
Fondation Rockefeller en 1951, qui se rend aux États-Unis pour des recherches en
histoire de l'art 26 ~; d'Eduard Fueter, spécialiste des relations universitaires inter-
nationales comme rédacteur de la Schwei.:erische Hochschul.:eitung et directeur
de 1'Institut fiir Auslandforschung qui a mis Carl Doka en relation avec les prin-
cipaux centres de compétences en relations internationales et études politiques

2
"' Briod est proche de Mgr Besson qui l"a convertie au catholicisme et que Doka apprécie égale-
ment. DoKA Carl. BeRegnungen .... p. :n.
'"' DOKA Carl. Begegnungen ... , p. 35,47, 89.
"'' Témoignage de cette proximité. il est nommé par le Conseil fédéral pour faire partie de la
<<délégation à la conférence des Nations unies sur la liberté de 1"information» emmenée par le juge
fédéral Plinio Bolla. <<Extrait des délibérations du Conseil fédéral», Feuille fédérale. vol. 1, n° II.
18 mars 1948. p. 1267. JI accompagnera également plusieurs délégations helvétiques à l"Unesco.
DoKA Carl, Begegnungen .... p. 108-111.
'"'Hans Curjel et Eduard Fueter entrent dans ce groupe d'intellectuels qui, bien que conservateurs.
profitent des nouveaux réseaux transnationaux qui se mettent en place après la guerre.
M En mars 1951. Curjel reçoit 2 500 dollars de la Fondation Rockefeller<< to visit cultural and artistic
Centers in the United Statesfor the purpose of a comparative Stlll~\' ofAmerican and European cultural
phenomena in the Twemieth Cemury». Contrat de la Fondation Rockefeller, 7 mars 1951. RAC, 803R.
box 4, 50.

91
MATfHII:U GILLABERT - DANS LES COU.ISSI·.S Dl: LA llii'LO~IAIII: Cl 'Lil'RI:I 1 1· Sl ISSI·

d'Europe, des États-Unis et d'Amérique du Sud 266 : de Marli se Métraux. formée à


1'IUHEI et spécialiste des relations internationales. Le cas de Do ka ct de ses colla-
borateurs révèle combien la mise en place d'une diplomatie culturelle requiert.
au préalable, une insertion de ses acteurs dans les réseaux informels au niveau
international.
Les collaborateurs du service de presse conçoivent leur activité d'informa-
tion au sens large, profitant d'une dotation généreuse de la part de Pro Helvetia
qui verse une part importante de son budget prévu pour le rayonnement culturel
à l'étranger: en 1951, sur 200 000 francs consacrés à l'étranger. Pro Helvetia
verse 50 000 francs au service de presse. À titre de comparaison. l'exposition
itinérante d'architecture aux États-Unis en collaboration avec l'École poly-
technique fédérale de Zurich (EPFZ), budgétisée la même année. coûte à la
fondation un peu plus de 30 000 francs 267 •
L'activité de ce service regroupe deux catégories de prestations. D'une
part, la commande d'articles à un grand nombre de spécialistes suisses 26 x
et leur insertion dans la presse étrangère représentent la tâche principale
qui est elle-même divisée en trois rubriques: les articles généraux. cultu-
rels et scientifiques, ces derniers étant supervisés pour la plupart par Fueter.
Les articles traitent donc d'une multitude de sujets-sociaux, culturels. péda-
gogiques, etc. 269 -mais remplissent un objectif: faire apparaître une réalité
nationale particulière et surtout positive. Cette réalité, selon le vœu de Doka.
exclut de parler des capacités économiques de la Suisse. assez mises en
avant par des instances comme I'OSEC et I'OCST 270 • Les difficultés et les
contradictions du pays doivent donc être effacées. Rédigés dans les langues
nationales, les articles sont souvent traduits en anglais et en espagnoL plus
rarement en arabe ou dans d'autres langues. Bien que l'on reconnaisse dans
cette démarche l'idée conservatrice de soutenir le particularisme culturel, il
faut surtout y voir la volonté de soutenir la politique étrangère du moment.
II s'agit d'expliquer une Suisse incomprise qui n'a pas participé aux hostilités
durant la Seconde Guerre mondiale. qui refuse d'entrer dans les nouvelles
instances politiques internationales, mais qui veut montrer sa contribution
à la civilisation occidentale.

266 Pour la liste des instituts liés à 1' Institut jiir Auslwuljorsclwng. voir le rapport d "activité. 10.49.-
3.51. AFS, E 3001 (B), 1978/30/37.
267 Rapport d'activité de Pro Helvetia. 16 juin-31 décembre 1951. AFS, E 3001 (8). 1978/30/80.

Au début 1955, le montant versé par Pro Helvetia au service de presse atteint 75 000 francs sur
un budget de 400 000 francs pour la propagande culturelle à l"étranger. PY du groupe 1. Zurich,
24 janvier 1955. AFS-PH, E 9510.6, 1991/51/114.
268 Pour les trois premières années, c'est déjà plus de cent personnes qui sont sollicitées pour rédiger

des articles dans leurs spécialités. Voir le volume complet de AFS-PH, E 9510.6, 1991/51/69-
269 Ces articles ont soit la forme de dépêches en style télégraphique sur les nouveautés de la vie cultu-

relle. scientifique et politique. soit la forme de textes plus approfondis et déjà traduits. DoKA Carl,
Les relations culturelles sur le plan international, Neuchâtel: La Baconnière, 1959, p. 274-275.
27" PV de la séance plénière de PH. Zurich, 5 mars 1951. AFS-PH. E 9510.6. 1991/511123.

92
Y ..\-1-11. Dl·. 1..·\ l"l'l.lTRI·. DA:-;S LE RAYO:-;:-;E~IE;>;T CllLlTREL '?

D'autre part. le service de presse développe. au cours des années cinquante.


J'accueil de journalistes et. parfois. de fonctionnaires étrangers en charge
des affaires culturelles. en organisant des rencontres avec des personnalités
choisies et des visites dïnstitutions~ 71 • Les membres de Pro Helvetia se satis-
font amplement du travail de Doka et de son équipe. Le nouveau président.
Jean Rodolphe de Salis. fait J'éloge de ce service devant la Sous-commission de
la Commission du Conseil national pour les Affaires étrangères 27 ~. Le service
de presse fonctionne ainsi jusqu'en 1966. date de la retraite de Carl Doka et
début d'une nouvelle période de transformation pour la fondation.
Ce sont donc des personnalités connaissant certains circuits internationaux. à
lïmage de Doka et de Fueter. qui sont aux commandes de ce service de presse.
Ils innovent en créant de nouvelles modalités d'intervention; ils souhaitent
d'ailleurs élargir le public cible en diffusant des émissions radiophoniques alors
que, d'une manière générale, Pro Helvetia a toujours préféré toucher les élites.
Mais J'initiative dïnnover. prise au sein d'une fondation toujours gérée après
la guerre par un courant à dominante conservatrice -le rappel constant que la
fondation agit dans le respect de la vision de Philipp Etter en témoigne-, ne
permet pas de modil1er le message culturel et politique diffusé à J'étranger:
les artistes sont ignorés; la neutralité est légitimée par 1ïmage d'une Suisse
particulière au carrefour des langues. Lïdée d'une Heh·etia mediatrix, une
forme de synthèse des cultures européennes qui caractériserait le Sonde1jall
helvétique, perdure. Le climat de défense nationale règne encore. près de six ans
après la guerre. Ainsi, lorsque Do ka présente son projet, il démontre que le droit
à l'existence pour la Suisse, en tant que « Kulturnation »,passe par la défense de
son potentiel culturel:
« [ ... J le Service culturel de presse devrait intervenir dans la "défense natio-
ncile spirituelle" et apporter des accents particuliers tant dans son sen·ice
d'information que de rédaction d'articles.» 273
Né au sein de la fondation Pro Helvetia, le service de presse révèle également
le vide qu'il y a dans le domaine. Les restructurations du DPF, qui se produisent
en parallèle des réflexions dans la fondation, n'aboutissent pas à la création
d'un grand service étatique en charge de l'information générale. Pour autant,
les services diplomatiques ne restent pas les bras croisés.

'" Rapport intennédiaire de Doka dans le PV du groupe 1, Zurich, 6 septembre 1954. AFS-PH.
E 9510.6.1991/51/114.
272
PV de la 4' réunion de la Sous-commission de la Commission du Conseil national pour les
Affaires étrangères, Berne, 31 décembre-!"' février 1955. AFS. E 2003 (A), 1970/115/89. Au sujet
de cette sous-commission. voir p. 137.
m PV de la séance plénière de PH. Zurich. 5 mars 1951. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51/123.

93
CHAPITRE 2
SORTIE DE GUERRE
ET ENTRÉE EN SCÈNE DES DIPLOMATES
(1944-1955)

Tant du point de vue politique, économique que culturel, la Seconde Guerre


mondiale représente une découverte des potentiels du rayonnement culturel.
Si les acteurs spécifiquement culturels-observés dans le premier chapitre-
évoluent dans une certaine continuité avec la réalité de l'entre-deux-guerres,
les acteurs politiques et économiques, eux, entrevoient le potentiel de la culture
au lendemain du conflit. Cette nouvelle époque devient logiquement un terrain
propice pour institutionnaliser et huiler les rouages des affaires étrangères.
Ce chapitre vise à montrer l'importance des objectifs politiques de la diploma-
tie culturelle, en soulignant les continuités et les ruptures par rapport à la guerre.
La menace de celle-ci a exigé de nouveaux instruments de propagande culturelle
à 1'étranger. Ces instruments sont encore en état de fonctionner à la fin du conflit
mais les moyens alloués à cette propagande se révèlent rapidement insuffisants
pour sortir la Suisse de son isolement culturel. Pour tous les pays industrialisés
également, la scène internationale s'est considérablement modifiée. La guerre a en
effet engendré une nouvelle situation où le multilatéralisme, réponse aux conflits
entre nations, prend une ampleur sans précédent. Les relations culturelles, avec la
création de l'Unesco, sont touchées par ce phénomène qui constitue un défi pour
la diplomatie Suisse.
Dans une idéologie propagandiste du rayonnement culturel, la culture sert
avant tout les intérêts politiques poursuivis par la diplomatie. Il convient donc
de circonscrire les objectifs de celle-ci pour ensuite retracer la mise en place
d'instruments officiels pour faire face aux nouvelles réalités de l'après-guerre:
d'abord au niveau du DPF puis au niveau multilatéral de l'Unesco.

95
C'est une illustration de la conception des relations internationales large-
ment partagée, après le conflit. au-delà des frontières helvétiques: I"État. selon
Bertrand Badie 274 , possède alors le monopole de 1" «initiative diplomatique>>.
c'est-à-dire de la politique étrangère: quant aux acteurs du secteur culturel. ou
bien ils sont, comme on ra vu dans le premier chapitre. au service de la diplo-
matie, ou bien ils sont réduits à tisser. dans rombre. des liens avec J'étranger.

2.1 DIPLOMATIE CULTURELLE OU INFORMATION POLITIQUE?

Après la guerre, le développement de la diplomatie culturelle semble poser


plus de nouveaux problèmes, de nouvelles questions. quïl n'en résout. Que ce
soit au sein des légations ou à la centrale de Berne. cette période est celle d'un
apprentissage sans grande expérience préalable. Les diplomates essaient de
comparer, de mesurer les effets d'une politique culturelle dont les contours sont
flous. Il y a d'abord la question du personnel et des nouveaux attachés culturels:
puis, à Berne, la centrale du DPF tente d'organiser une structure adéquate pour
répondre à une demande croissante; enfin. il convient de sc pencher sur les
nombreux rapports rédigés par l'administration: ils témoignent à la fois de l'in-
certitude sur la politique à mener et sur le foisonnement d ·idées pour gérer ce
nouveau domaine des relations internationales.

2.1.1 DIPLOMATIE CULTURELLE CHERCHE PERSONNEL QUALIFJ~:

L'intérêt du DPF pour la diplomatie culturelle commence avec la proclama-


tion, à la veille de la guerre, d'un retour à la neutralité intégrale. Il s'agit alors
d'expliquer, à l'étranger. ce changement de comportement et de préserver la
bienveillance des pays voisins. Aussi n'est-il pas surprenant que les premiers
attachés de presse-qui précèdent l'arrivée des attachés culturels-soient postés
à Rome et à Berlin, puis à Londres. Aucun plan d'ensemble ne préside à
l'engagement de ces nouveaux collaborateurs; il est davantage la conséquence
d'un climat menaçant où Je contrôle, à l'étranger, de l'information sur la Suisse
devient une nécessité. C'est pourquoi l'introduction de ces attachés culturels est
un bon indicateur pour mesurer l'influence du politique sur le culturel en temps
de crise.

LES CONDITIONS D'ÉMERGENCE D'UNE POUT/QUE D'INFORMATION À J!f."TRANGER

Deux raisons principales expliquent. à la fin des années trente, 1'arrivée


d'attachés de presse dans le sérail diplomatique. Le besoin d'expliquer le rôle
de la Suisse sur la scène internationale se double de la singulière sensibilité des
États totalitaires aux questions médiatiques et de propagande. Cette sensibilité
déteint sur les autres États.

274
Bertrand Sadie. Le diplomate et l'imrus .... p. 275.

9n
SoR Ill: DE (;LIERRE ET E:-;TRÉE EN SCÈNE DES DIPLOMATES

Dans le climat électrique à l'approche de la guerre. les prises de position des


gouvernements sur la scène internationale deviennent. chaque fois, des événe-
ments médiatiques majeurs, susceptibles de peser sur le cours de l'Histoire. D'une
importance certes secondaire par rapport aux grands États du moment, les prises
de paroles des dirigeants suisses sont. davantage qu'en période calme, analysées et
décryptées par les chancelleries et les opinions publiques étrangères. C'est le cas
par exemple du discours de Giuseppe Motta, chef du DPF. devant le parterre de
la SDN. contre l'entrée de l'URSS au sein de cette organisation. Cette déclaration
du 18 septembre 1934 justifie le vote négatif de la Suisse à l'entrée de l'Union
soviétique en condamnant la politique antireligieuse, la dissolution de la famille et
la suppression de la propriété privée pratiquées par l'URSS 275 •
Ce virulent discours rencontre des échos importants dans les chancelleries
européennes. souvent positifs. d'après le ministre René de Weck. en poste à
Bucarest:
«Aujourd'hui que, selon \'otre e.\pression, "les dés sont jetés", il me plaÎt
de constater que la position prise par notre pays a reçu de l'opinion et de la
presse internationales, même dans les pays que les nécessités de leur politique
inclinaient à soutenir la candidature de l'URSS, lill accueil compréhensif et
souvent même nettement approbateur. » 276
Mais il reste difficile, pour la centrale du DPF, de mesurer l'impact des propos
de Motta ainsi que de les expliquer à l'étranger. Aucun diplomate n'est destiné
à cette tâche qui n'est remplie que selon le bon vouloir des chefs de missions.
Un second événement où les dirigeants suisses proclament la position
de la Suisse sur la scène internationale illustre l'intense médiatisation de ces
prises de parole gouvernementales. Il s'agit du retour à la neutralité intégrale,
processus de négociations successives au niveau bilatéral-et multilatéral en
ce qui concerne la SDN -qui sera finalisé dans la première moitié de l'année
1938. Davantage que le discours de Motta contre l'URSS, la proclamation du
retour à la neutralité intégrale est étroitement liée aux mesures prises dans divers
domaines à 1'approche de la guerre: «armée. économie, politique, culture » 211 •
La neutralité intégrale-ou «entière», selon le conseiller fédéral tessinois-fait
en effet partie d'une politique plus vaste au double objectif: prémunir la
Suisse des dommages de la guerre en l'extrayant des tensions internationales;
la préparer à collaborer dans des alliances à géométrie variable, selon l'issue
du conflit. Le 22 décembre 1937, Motta fait un discours au Conseil national qui
résume déjà les intentions du Conseil fédéral pour les années à venir:

2
CAII.LAT Michel,<< L'Entente internationale anti~ommuniste ... ».p. 155.
"
2
" La remarque que Motta couche dans la marge de cette lettre démontre l'importance vouée à
l'opinion publique après une telle prise de position: << [ ... ] il est cependant certain que l'attitude
du Conseil fédéral a apaisé l'opinion publique; [ ... 1>>. Lettre de de Weck à Motta. Bucarest.
27 septembre 1934. DO DIS. vol. Il. n° 67. p. 218.
m RuFFIEux Roland, La Suisse de l'emre-deux-guerres ... , p. 358.

97
MAITHIEL. GILLAHERT- 0AI'S I.I·.S COl"I.ISSES [)f, I.A llii'LO~IAIII·. Cl"l Il Kl·lil· \ll\\1·

«L'avis du Conseil fédéral est que la Confédération doit 1·iser désormais


sans hésitation à faire ellfendre que sa neutralité ne peur pas se homer ii êrre
différentielle et qu'elle sera emière conformément à la rradirion séculaire.
à la géographie et à l'histoire du pays. »:: 7x
Ce discours dépasserait notre propos s·il n'était accompagné. presque
aussitôt, d'un souci de son auteur-le même qui suit le discours contre l'entrée
de l'URSS à la SDN -de connaître les réactions médiatiques ct gouvernemen-
tales à J'étranger. La semaine suivante. Motta s'enquiert auprès de Charles
Paravicini, ministre à Londres. de l'écho de son discours en Grande-Bretagne.
Ce dernier répond que la presse anglaise se montre très d iscrètc. mais. surtout,
profite de la préoccupation de son chef pour lui suggérer'' 1111 contact plus direct
entre le Départemelll poliTique et les corre.\ponda/11s de la presse hritannique. »
Contrairement à la Division des Affaires étrangères, Paravicini est d'avis que la
neutralité helvétique n'est pas une "chose établie, à 1'étranger ct qu ·il convient
d'en expliquer la nature 279 • À plus long terme, cette attitude face à la neutralité
intégrale montre que celle-ci s'enracine, aux yeux de ses concepteurs. si profondé-
ment dans la réalité helvétique que sa justification à 1'étranger requerra tous
les registres, en particulier historiques et culturels. Des remarques semblables à
celles de Paravicini proviennent également de J'Assemblée fédérale: en 1939.
son président Henry Vallotton adresse une question au DPF sur l'opportunité de
«création d'un service de presse auprès de nos plus importanTes léMations >> 2sn_
La proposition de Pierre Bonna, chef de la Division des Affaires étrangères.
tente de répondre, dans la fébrilité du début de la guerre, à cette question:
« [ ... ] savoir si cette activité spéciale (de propagande politique J ne dt'l'rait
pas être plus systématique et plus développée. » 2x 1
D'après la réflexion de Bonna, il s'agit avant tout d'expliquer la nature
de la neutralité armée de la Suisse et les avantages qu'elle comporte pour
les belligérants, en n'omettant pas d'en souligner la «nécessité organique»
et la générosité qui en découle. On entrevoit déjà les lignes de la doctrine
«neutralité et solidarité» attribuée à Max Petitpierre. Cette instrumentalisation
du rayonnement culturel-qui tend à devenir une propagande politique-se trouve
pleinement réalisée au début 1941 lorsque le Conseil fédéral décide d'ouvrir un
crédit de 100 000 francs supplémentaires à Pro Helvetia pour le motif suivant:
«Au surplus la situation actuelle exige absolument que la propagande
culturelle soit complétée par une action de caractère plus politique. consis-
tant à entretenir et à renforcer à l'étranger la conviction que l'existence,
dans la communauté européenne, d'une Suisse libre et indépendante,

m Discours de Motta au Conseil national, Berne, 22 décembre 1937. DODJS, vol. 12, no 169, p. 357.
m Lettre de Paravicini à Motta, Londres, 8 janvier 1938. DO DIS, vol. 12, no 175, p. 378.
2" 0 Rapport du DPF au Conseil fédéral, Berne, 14 juillet 1953. DODIS-9515.
2"' Proposition du DPF signée par Pierre Banna, Berne, 12 septembre 1939. DO DIS, vol. 13, no 180

(annexe). p. 416-418.

98
SoRTif' Dl' <il'ERRE ET E:-.:TRI~E EN SCÈNF. DES DIPLOMATES

est d'une grande importance. action consistant aussi à mieuxfaire comprendre


la neutralité suisse et à renforcer la COI!fiance dans notre volonté de faire
respecter cette neutralité. » 2s2
On observe donc une convergence des moyens diplomatiques et de politique
culturelle pour un objectif réorienté vers la propagande politique. Cette propa-
gande «totale» s ·observe dans les deux propositions complémentaires de Banna.
Premièrement, il y a la préparation. en Suisse. d'une documentation rédigée par
des« personnalités supérieures» que sont les professeurs Max Huber, Pierre Kohl er
et Jean Rodolphe de Salis mais aussi le directeur de l'OSEC Albert Masnata. le
conseiller national Theodor Gut et plusieurs collaborateurs de l'état-major pour
les questions de défense militaire. Il s'agit du Bulletin pour l'information de la
presse étrangère 2s". envoyé régulièrement aux missions diplomatiques et princi-
palement composé d'articles sur la situation politique de la Suisse, sa neutralité et,
déjà à ce moment-là. son corollaire que représente la solidarité.
Deuxièmement, on prévoit le déploiement d'agents pour entretenir des rela-
tions entre les légations et les principales rédactions des pays de résidence: ce
sont les premiers attachés de presse. Ceci nécessite de« renforcer légèrement le
personnel diplomatique» dans les principales légations afin de mettre en œuvre
cette propagande « nulmcée et discrète». Dans sa séance du 18 septembre 1939,
ces propositions sont retenues par le Conseil fédéral. Il décide. en invoquant
des mesures pour la «sécurité du pays» et le «maintien de sa neutralité». de
débloquer des crédits extraordinaires pour améliorer-et contrôler-les flux d'in-
formation entre le DPF et la presse suisse et étrangère 284 • Le service de presse
est créé; voici sa tâche:
«Des liens d'affaire ollf été noués avec les rédactions des quotidiens suisses les
plus importallfs, avec les attachés de presse de différentes légations étrangères à
Berne et avec les corre.\pondants étrangers de journaux et de presse séjournant
en Suisse. » 2 x5

Outre la mise sur pied de cet organe d'information à la presse-suisse


et étrangère-, le Conseil fédéral autorise également le déblocage de fonds
pour rémunérer de nouveaux «agents officieux des légations à l' étran-

''' «Rapport du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant l'activité antidémocra-


tique (motion Bocrlin). Complément au rapport du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale des
28 décembre 1945 ,et 17 mai 1946, première et deuxième partie, 25 juillet 1946 ••. Feuille fédérale,
vol. 2. no 17. 15 août 1946. p. 1073-1074.
'"Parfois aussi appelés: Cahiers de documentation. Chaque numéro est divisé en quatre sections:
<<Die Sclnvei::. im Zeitgeschehen », «Die Schwei::. in der Volkergemeinsclw.ft ». «Der Schur: der
sclnvei::.erischen Neurralitiit "· « Das lwmanitiire Werk der neutra fen Schwei::. ». D'octobre 1939 à
mai 1940. dix-huit bulletins sont envoyés à trente-trois légations. Rapport de Guido Keel. Berne.
18janvier 1944.AFS.E2001 (E), 19671113/346.
,,. Séance du Conseil fédéral. Berne. 18 septembre 1939. AFS, E 2001 (E). 196811982/45.
5
" Rapport du DPF Das Eidgeniissische Politische Departement (Zentra/e) von 1848 his 1970.
18juin 1971. DODIS-14074,p.15.

99
MxnHIEL. Gn.LAHERT - DA~s LES cmï.ISSFs Ill· LA DII'LO~IAIII·. c1 ï 11 Rl·l 1 1· '>l.I'>SI·

ger et les collaborateurs intellecfllels auxquels il sera fair appel en Suisse».


Ils constituent un personnel auxiliaire auprès des ministres suisses dans les prin-
cipales capitales européennes.
L'appel à des agents officieux pour la propagande rappelle les pratiques
des États totalitaires, notamment de )"Allemagne. La pression médiatique du
Hic Reich n'a cessé d'augmenter au cours des années trente ct occasionné de
nombreuses réactions parlementaires 2x''. Il convient de mentionner lïrnportance
accordée à la presse par les États totalitaires pour comprendre le souci croissant.
7
en Suisse, de maîtriser également la parole médiatique ct 1ïrnage du pays 2x •
La propagande déployée par des ministères ad hoc a en effet durablement
impressionné les instances dirigeantes du DPF.
Sans vouloir imiter leur matraquage. il devient impossible de laisser unique-
ment aux puissances étrangères Je pouvoir de J'intoxication: un contrôle sur
les médias qui parlent de la Suisse, tant dans Je pays qu'à )"étranger. est tout
indiqué. Dans la première moitié de la guerre. Je conseiller national socialiste
Hans Oprecht interpelle encore Je Conseil fédéral en ces termes:
«La presse allemande a encore récemmellf attaqué la Suisse m·ec \'iolence.
La Légation suisse à Berlin a-t-elle donc réaf,:i '!Ne serait-il pas opporflln de
nommer tm attaché de presse à la Léf.:atirm de Berlin? » 2xx
Cette «question» fera l'objet d'une notice rédigée par Clemente Rezzonico.
chef du nouveau Service de presse du DPF. en vue d'une réponse de la part du
Conseil fédéral. Des considérations de politique partisane sont à )"origine de
son raisonnement 2x9 : la gauche a tout intérêt à critiquer le travail médiatique des
Suisses à Berlin puisque les correspondants helvétiques autorisés, tous collabo-
rateurs de journaux de droite (NZZ, Journal de Genèl•e, Ga-:.effe de uw.wnne).
semblent être à nouveau tolérés par les dignitaires du Reich. Mais Rezzonico
défend l'activité des agents officieux à Rome et à Berlin.
À Rome, il s'agit d'un journaliste de la NZZ, Robert Hodel, qui« nous rend
des services très appréciables» en rédigeant «des rapports sur ce qui se
dit dans les milieux des journalistes et dans les conférences de presse». On
remarque au passage que, si l'influence de la NZZ sur la politique étrangère
helvétique est notoire, elle est d'autant plus marquée lorsque des questions
de presse sont liées à des problématiques internationales. La mise en place
de cette diplomatie d'influence est également un moyen. pour le quotidien,

2
"' ScHWARZ Stefan. Ernst Freiherr von Wei;:.siickers Be:ielumgen :ur Schwei;:. ( 1933-1945): Ein
Beitrag ::ur Geschiclzte der Diplomatie, Berne: Peter Lang. 2007. p. 151-195.
m Ainsi Motta apprend du ministre d'Italie à Berne. Attilia Tamaro. que Mussolini reçoit quotidien-
nement un exemplaire de la Ga:ette de Lausanne. du Journal de Genèl·e. de la Neuc Ziircher Zeiwng
(NZZ) et de la National Zeitung, même lorsqu'il est en voyage. Aide-mémoire de Motta. Berne.
26 octobre 1937. DODIS, vol. 12, no 143. p. 295.
2"" «Question» de Hans Oprecht au Conseil fédéral. Berne, 10 janvier 1941. DO DIS. vol. 14. no 1

(note 2). p. 1.
~"" Notice de Rezzonico. Berne. 15 janvier 1941 . DO DIS. vol. 14. 11° 1. p. 1 .

f()()
SORTIE DE {;L'ERRE ET E~TRÉE EN SCÈNE DES DIPLOMATES

de continuer à placer un personnel lié directement aux légations à l"étran-


ger. À côté de Hodel. à Rome. ce sera le cas d'Eric Kessler, correspondant à
Londres. qui devient attaché de presse dans cette capitale avant d'être envoyé
au même poste à Washington.
À Berlin. un membre de la Légation. Franz Kappeler. consacre une petite
partie de son temps aux affaires de presse. mais c'est Jean Heer. collaborateur
du Journal de Genè1•e et de la Ga:ette de Lausanne, qui travaille officieusement
-contre rétribution- au service des diplomates. Dans la capitale allemande,
ces nouveaux instruments de la diplomatie suisse imitent les pratiques de la
propagande nazie: il s'agit à la fois de distiller une image positive du pays. mais
aussi d'exercer un contrôle sur les correspondants suisses en Allemagne. On ne
désire pas. au DPF. que se répète le «règne des Caratsclz, Meyer, etc. comme
représentants des journaux suisses en Allemagne». journalistes critiques face à
l'Allemagne hitlérienne qui ont eu. «sur nos relations avec le Reich, les effets
désastreux que nous connaissons. » 2911

LES T1ÎCHES DE L'ATTACHÉ DE PRESSE ERIC KESSLER

Le besoin d'expliquer la position du pays -en particulier son retour à la neutra-


lité intégrale- et 1'environnement d'États très susceptibles quant au comportement
des médias expliquent le souci du contrôle de l'image de soi et la mise en place
d'un nouveau personnel dans les principales missions suisses. Si, à Rome et à
Berlin, n'opère qu ·un personnel officieux et rétribué à la tâche, Londres reçoit
le premier attaché de presse helvétique en la personne d'Eric Kessler.
Né à Winterthur en 1897. Eric Kessler. docteur ès lettres, travaille comme
correspondant de la NZZ à Londres pendant les années trente 291 • Ce poste lui
fournit l'expérience et les appuis nécessaires pour briguer ce poste; mais c'est
également le déficit d'information sur la Suisse qui décide le Conseil fédé-
ral à nommer officiellement un attaché de presse à Londres, le jour même
où il accepte les propositions de Pierre Bonna concernant la propagande 292 •
William Rappard, très influent dans la conduite de la politique étrangère en
général et des relations avec les pays anglo-saxons en particulier293 , n'est pas
étranger au choix de Kessler. À plusieurs reprises. il loue son travail auprès du
successeur de Motta, Marcel Pilet-Golaz, qui décide, dans la seconde moitié

~" Notice de Rezzonico. Berne. 15 janvier 1941. DODIS. vol. 14.11° 1, p. 1. Plusieurs articles
0

de Caratsch notamment n'étaient pas du goût des dignitaires nazis. ce qui a valu à ce journaliste
grison l'expulsion de l'Allemagne en 1940. ScHWARZ Stefan. Ernst Freilzerr l'lm Wei:.siickers ....
p. 420-421.
~'" Gll.LABERT Matthieu. MILANI Pauline.<< Les attachés culturels ... », p. 53-54.
292
Séance du Conseil fédéral, Berne. 18 septembre 1939. DODIS. vol. 13.11° 180 (note 10). p. 416
m BoURGEOIS Daniel. <<William E. Rappard ... >>, p. 44-49. Après la guerre également. Rappard
donne son avis d'expert sur le choix des futurs diplomates. Voir le dossier 321.41. aux AFS: E 2800.
1990/1 06/1 7.

101
MATI HII:L GILLA!lERT - DA:-;S LES COLTISSI'S Dl: LA IJIPI 0\IAI Il·. (TI.Il RH 1 1 ' ' l'>"·

de la guerre, de faire passer Kessler du statut d'expert à celui Je Jiplomate à


part entière 294 •
Quelle est la tâche de Kessler? Tout comme il n'existe pas Je plan J'ensemble
pour le déploiement géographique de ces nouveaux fonctionnaires. il n'existe
pas non plus de cahier des charges pour préciser leurs objectifs. À Iïmage de
cette jeune politique d'information helvétique. Kessler Joit travailler de manière
réactive. En recoupant les sources, on parvient toutefois à Jéccler deux fonctions
principales remplies par l'attaché de presse: la propaganue à l'égard <..lu pays hôte
et l'information politique pour la centrale.
Concernant la propagande. il est chargé d'entretenir des relations avec les élites
politiques et économiques anglaises en participant aux mondanités londoniennes~''':
Kessler ne travaille donc pas à créer des sympathies à l'égard de la Suisse dans
l'opinion publique. Il semble qu ïl se soit surtout intéressé aux contacts à 1'inté-
rieur du champ politique. avec des <<personnalités tlllMiaises marquantes>>, selon
sa définition. Cela lui permet d'obtenir régulièrement des promotions salariales
et hiérarchiques en arguant. par exemple. que son rang Je <<second secrëtaire
de Légation» ne lui permet pas de discuter de manière satisfaisante avec ces
personnalités 29". Kessler connaît cependant un certain succès: ses contacts
amènent les journalistes présents dans la capitale anglaise à s'intéresser davan-
tage à la Suisse. Les demandes d'informations croissent au cours de la guerre et la
Légation se plaint d'avoir des moyens insuffisants, notamment en ce qui concerne
sa bibliothèque. Alors que l'importance d'avoir un tel attaché ne fait pas Je doute à
Londres 297 , la centrale à Berne émet quant à elle plusieurs réserves sur son activité
de propagandiste. En effet, Rezzonico se montre, en 1941. très sceptique:
«Le seul poste de ce f?enre qui ait été créé est celui de Londres. L'expérience
n'est pas encourageante. » 29 K
Rezzonico n'apporte pas d'explication. On peut supposer que les effets
escomptés par l'envoi d'un attaché de presse ne sont pas à la hauteur des attentes
du DPF.
La Légation rapporte en effet que, après la« drôle de guerre», les diplomates
suisses peinent de plus en plus à faire comprendre aux interlocuteurs anglais

m Pilet-Golaz écrit au ministre suisse à Londres. Walter Thurnheer. Rappard «m'a dit beaucoup dt•
hien de l'un de vos collaborateurs, M. Eric Kessler. Ille tient pour extrênu!ml'nt intelligent et pense
qu'il conviendrait de l'attacher déjiniti1•eme111 au serl'ice diplomatique.» Lettre de Pilet-Golaz à
Thurnheer. Berne. 9 mars 1943.AFS, E 2200.40, 100011644/4.
>o' L'attaché de presse doit être mondain selon Rezzonico. Il reproche ainsi à Hans Friilicher.
ministre à Berlin, d'employer pour les questions de presse un subalterne <<pas asse::. soupll' et pas
suffisamment mondain.>> Notice de Rezzonico. Berne, 15 janvier 1941. DODIS, vol. 14. no 1. p. 2.
290
Lettre de Kessler à Pilet-Golaz, Londres, 10 août 1944. AFS, E 2200.40. 1000/1644/4
m Ce poste reçoit même l'aide d'un deuxième spécialiste dans les questions de presse en la personne
de Georges Perrin, journaliste au Journal de Genève. Rapport annuel de la Légation de Londres.
Londres. 31 décembre 1942. AFS E 2004. 100017171171.
2"x Notice de Rezzonico, Berne. 15 janvier 1941. DODIS. vol. 14, no 1. p. 1.

102
SORTI!' Ill: (;LIERRE ET E~TRÉE E~ SCÈI"E DES DIPLOMATES

le choix de la Suisse de rester en dehors du conftit 299 • Vers la fin de la guerre, la


proposition de Petitpierre d'envoyer August Rudolf Lindt pour« répandre dans
la presse anglaise des informations sur/a Suisse» sonne un peu comme un désa-
veu de l'attaché Kessler qui n'aurait.jusque-là. rien entrepris 300 •
En revanche. en ce qui concerne l'information politique à destination de la
centrale. Kessler s ·est montré très actif en nouant des contacts avec des fonc-
tionnaires du Foreign Office. Selon !"historien Wylie Neville, il était également
en relation avec les services d'espionnage britanniques (le MIS et le Special
Operations Erecuth·e) 101 • ce qui lui aurait donné de précieuses informations
concernant l'attitude soviétique lors de la reprise des relations diplomatiques
avec la Suisse ~. Mais cette activité s'éloigne de ce qu'on entend couramment
30

par diplomatie culturelle. Cela démontre d'une part que. dans la conception de
départ de la diplomatie d'influence. née à la fin des années trente. c'est bien la
maîtrise de 1"information qui prime, et bien peu les échanges culturels à vaste
échelle. D'autre part, ce cahier des charges aux contours très vagues dénote
une absence totale de plan cohérent: c'est une politique presque uniquement
réactive, laissée à la libre appréciation des acteurs. En ce qui concerne Kessler,
c'est avant tout son activité d'informateur qui lui vaut la reconnaissance du DPF:
celui-ci le mute, en 1946, à Washington en tant qu'attaché de presse 303 puis, la
décennie suivante. comme ambassadeur en Turquie.
Avec la disparition des postes officieux de Rome et de Berlin. celui de
Kessler est le seul qui subsiste à la fin de la guerre; à la centrale. le service
de presse reste le seul organe du DPF à gérer l'information officielle sur la
Suisse à destination de l'étranger. Un double problème se pose dès lors au DPF.
D'une part, ces structures ne suffisent plus à diffuser l'information, notamment
à cause des pressions qui s'exercent sur la Suisse quant à ses relations avec le
Ille Reich, son manque de solidarité face aux réfugiés et sa politique de neutra-
lité. D'autre part, de nombreux diplomates en poste remarquent que la simple
information politique-« l'idéologie propagandiste » 30J. - , uniquement destinée à
une élite, ne suffit plus: ils appellent à expliquer la Suisse dans sa complexité,

29
Rapport de Guido Keel. Berne. 18 janvier 1944. AFS, E 2001 (E), 1967/113/346.
''
00
' Séance du Conseil fédéral, Berne, 18juin 1945. DODIS, vol. 15, no 344 (note 4),p. 849.
"" NEVILLE Wylic. Britain, Swit:erland, and the Second World War, Oxford: Oxford University
Press. 2003, p. 289.
"" Christine Gchrig-Straube mentionne quant à elle des relations étroites entre Kessler et
Andrew Rothstein, chef de l'agence de presse russe TASS à Londres. GEHRIU-STRAUBE Christine.
Beziehungslose Zeiten: das schwei:erisch-sowjetische Verhiiltnis zwisclzen Abbruch und
Wiederaufnalune der Bezielumgen ( 1918-1946) aufgrund schwei:erisclzer Akten. Zurich: H. Rohr.
1997.p.l79-180
-'"·' Cette «promotion,, aux États-Unis intervient après de fortes tensions entre Kessler et
Paul Ruegger, ministre nouvellement arrivé à Londres en provenance de Rome. Selon William
Rappard, Kcssler aurait poussé un journaliste de la Tribune de Genèl'e à critiquer Ruegger sur
son manque d'envergure pour le poste de Londres. Lettre de Rappard à Max Petitpierre, Genève,
26 décembre 1945. AFS, E 2800 (-), 1990/106117.
4
'" Voir Tableau 1, p. 51.

103
MAnil liT GII.LABERT - DA:-;s LES con.IssEs Dl' LA mrLo\JATJJ·. <Tl Tl ï~J-J 1 J· ~~ ïSSJ·

car les attaques sur son attitude durant la guerre visent davantage que la simple
neutralité, et à toucher davantage l'opinion publique.

UN ATTACHÉ DE PRESSE EST-IL UN ATT,!CHÉ CULTURE/.?

Ainsi, même si aucun document, en 1945. ne l'atteste. l'appellation


«attaché de presse» est complétée, voire confondue, avec celle d ·«attaché
culturel», utilisée parfois dans la correspondance di plomatiyue. L'évolution
est cependant modeste. Seules trois légations reçoivent ces nouveaux attachés:
Bernard Barbey à Paris, August R. Lindt à Londres et Eric Kessler désormais
à Washington. À ces trois mousquetaires. on pourrait encore ajouter Antonino
Janner, très actif dans le domaine culturel. mais ne portant pas le titre d'attaché
culturel: grâce aux conseils du juge fédéral Plinio Bolla. Petitpierre l'envoie à
Rome; il y est« attaché de Légation à Rome, char!{é des relations culturelles»"''.
L'adjectif «culturel» rajoute quelques compétences à ces trois diplomates.
notamment comme personnes de contact entre la Légation et les artistes suisses à
l'étranger; mais ils restent des «spécialistes» comme le rappelle Max Casanova,
fonctionnaire au DPF, dans un rapport sur la réorganisation du DPF après la guerre:
« [ ... ] il appartient toujours à nos missions diplomatiques d'entretenir et de
favoriser aussi les relations d'ordre intellectuel et artistique. Nos autorités
en ont tenu compte en adjoignant à différents postes des spécialistes cluu:~és
de l'étude des relations culturelles, afin de rapprocher toujours dal'allfage
les peuples. » 306
Jusqu'à la fin de la guerre, la culture constituait en quelyue sorte une activité
de loisir réservée au chef de mission. Elle était un élément presque faculta-
tif et c'était la« fibre» culturelle du ministre. si elle existait. qui déterminait
l'importance qui lui serait réservée. Ce modèle perdure après la guerre: dans
ce domaine considéré comme secondaire, l'initiative du chef de mission ou
de l'un de ses collaborateurs est très souvent déterminante. Ainsi, lorsqu'il est
question, au sein du groupe 1, de répondre à la lettre de Paul Blanc, président
de la Swiss National Society à Montréal, qui demandait d'organiser une
politique culturelle au Canada, le secrétaire Naef refuse d'abord catégorique-
ment. Mais Carl Doka rappelle que la Suisse possède, avec le ministre en
place Victor Nef, un homme ouvert prêt à soutenir l'activité de Pro Helvetia.
Cette réaction illustre l'importance de la personnalité du chef de poste dans la
conduite de l'action culturelle.
Les attachés culturels ne sont pas du tout envoyés en tant que gens de culture,
en tant qu'«ambassadeurs culturels», mais en tant que spécialistes, discrète-
ment confinés dans une position diplomatique subalterne. Pourtant, certains
parmi eux auraient les compétences pour rayonner dans les milieux littéraires

'";Lettre de Bolla à Petitpierre. Rome, 9 décembre 1949. AFS. E 2800. 1990/106/2.


30
" Rapport de Max Casanova, Beme, 17 décembre 1946. AFS, E 2001 (E), 1968/82/10.

104
SoRTIE Di' Cilî'RRE ET E:-:TRE'E E:-1 SCE!'\E DES DIPLOMATES

et intellectuels de leur pays de résidence. L'exemple le plus frappant de cette


subordination subie est celui de Bernard Barbey: habitué de la scène littéraire
parisienne avant ct après la guerre 307 • notamment par son prix de l'Académie
française pour Chemtn ahandonnés sur le champ de batai/le 30 s, il est l'homme
de la situation lorsqu'il faut pourvoir le poste d'attaché culturel à Paris. S'il
peut mener à bien son activité littéraire en marge de ses tâches de diplomate
à la Légation ct auprès de l'Unesco. son livre sur ses années au service du
général Gui san n ·est pas au goût de tout le monde 109 • La fronde semble partir des
membres de l'état-major: elle est relayée au parlement par le conseiller natio-
nal-libéral Aymon de Scnarclens qui regrette. dans une petite question adressée
à Petitpierrc. que des fonctionnaires aient publié leurs expériences de service:
«Le Conseilfédéraln 'estime-t-il pas que cette pratique est de nature à nuire
au prestige de notre diplomatif! et à celui df! notre armée? >> 110
Cette publication. au demeurant plutôt élogieuse pour la Suisse et son
général. vaut de la part du DPF un rapport condamnant moralement la double
casquette d'écrivain et de diplomate: «La profession d'écrivain est-elle compa-
tible avec la fonction diplomatique? » 111 . Le DPF y reconnaît qu'il ne peut pas
agir juridiquement contre des diplomates qui prendraient la plume: il donne
d'ailleurs d'illustres exemples puisés à l'étranger. allant de François-René de
Chateaubriand à Jacques Maritain. Mais il rappelle le devoir de réserve de la part
des fonctionnai res. a fortiori de la part des di plo mates :
«En résumé, il 11 'y a pas en droit, d'incompatibilité emre la profession
d'écrivain et la jonction diplomatique. Cependallf, la plupart des législations
s'accordent à interdire à leurs fonctionnaires de publier des articles ou des
livres politiques [ ... ] sans en avoir demandé l'autorisation par la voie de
service. [ ... ], la responsabilité doit en être laissée aux auteurs eux-mêmes.
Leur bon sens et leur tact les renseignerollf suffisamment sur/' opportunité de
telle ou telle publication. ».m
Ce rapport, plusieurs fois réécrit. est une version édulcorée par rapport aux
versions antérieures où le nom de Barbey apparaît en toutes lettres, ainsi que la
désapprobation du chef de Département à son égard:
«Toutefois, cela n'exclut pas que, dans certaines circonstances, le subor-
donné soit désapprouvé par ses chefs ou par le Conseil fédéral; tel est le cas,
par exemple. d'un livre récent de M. Barbey et dont la parution a suscité de

")7 Barbey est alors directeur littéraire chez Fayard. GILLABERT Matthieu. MILAN! Pauline.<< Les attachés
culturels ... >>, p. 58. BASTIAN Maurice. Au fil des années. Montreux. 1981, p. 30 .
.mx BARBEY Bernard. Chel'{l!IX abandonnés surie champ de bataille. Paris: Juillard. 1951 .
.1o" BARBEY Bernard. PC du Général: Journal du chef de l'état-major particulier du général Guisan.
/<)40-1945. Neuchâtel: La Baconnière. 1948.
""Petite question de Senarclens au Conseil fédéral, Berne, 8 mars 1948. AFS. E 2001 (E). 1968/82/10.
111
Rapport du DPF (non signé), Berne.ll948j. AFS, E 2001 (E). 1968/82/10.
112
Rapport du DPF (non signé). Berne. [1948]. AFS. E 2001 (E). 1968/82/10.

105
MAITHIEt· GII.I.AHERT - DASS LES COlï.ISSES Dl· I.e\ Dll'l O~IAIII: Cl 1 Il 1<1-1 1 1· .\1 l\\1·

vives critiques. La publication de cet ou1·rage a été faite contrairemellf cl l'avis


du Chef du Département Politique qui. ayant lu le 11/llllllscrit. ll\'llit formelle-
ment déconseillé à M. Barhey de le faire paraÎtre.>> 'L'
Dans une note. Petitpierre atteste avoir bien «déclaré 1·erhalement et par
1
écrit» à Barbey que son livre était une erreur' ~. Les attachés culturels ne sont
donc pas considérés comme des créateurs qui seraient eux-mêmes les hérauts de
la culture à l'étranger, mais comme des fonctionnaires diplomatiques dont les
tâches sont dictées par la centrale. Seules quelques initiatives personnelles. dont
Barbey se fera une spécialité, permettent à ces nouveaux attachés de sortir de
la ligne tracée par Berne.

*
Pendant la guerre déjà, le mécontentement des organisations culturelles face
aux réticences de la diplomatie à s'engager dans la voie des relations culturelles
croît à mesure que ces organisations se restructurent. Elles constatent que les
instruments à leur disposition pour exporter la culture suisse font défaut. Cette
frustration s'exprime notamment au sein du groupe 1 de Pro Helvetia. chargé
des relations extérieures. En 1943, ses membres s'interrogent sur les possibilités
d'apporter un souffle culturel au DPF; les attachés de presse sont en ligne de mire.
Ainsi Eduard Fueter, qui compte parmi les premiers membres de Pro Helvetia,
s'exprime lors d'une réunion, à la suite d'un exposé de Karl Naef sur les possibilités
du rayonnement culturel:

«À une époque comme la nôtre où la tendance plaide pour l'autarcie culfllrelle.


nous ne pouvons plus nous passer de tels attachés. Le temps de paix a en effet
démontré que le reste du personnel de légations, à quelques exceptions près.
est bien trop peu formé pour les questions culturelles. » 11 '

Fueter est soutenu par le professeur de théologie Emil Brunner qui rappelle
que des pays comme la Roumanie ou la Bulgarie ont des attachés culturels dans
leurs ambassades. En revanche, pour le président de la Communauté de travail de
Pro Helvetia, Paul Lachenal, il faut faire attention aux rivalités, aux «frictions»,
que peut entraîner la nomination d'une «nouvelle catégorie d'attachés».

"'Troisième version de la réponse de Petitpierre à Senarclens, Berne. 119481. AFS. E 2001 (E).
1968/82/10.
314
Note de Petitpierre, Berne, 25 mai 1948. AFS, E 2001 (E), 1968/82110. On peut observer un
raidissement de la position de Petitpierre puisque celui-ci écrivait au ministre Burckhardt, en
mars 194 7, qu'il serait préférable <<de laisser à M. Barhey l'entière responsahilité de cet Olt l'l'lige.
qui n'est d'ailleurs pas consacré à des prohlèmes de politique extérieure». Lettre de Petitpierre à
Burckhardt, Berne,AFS, E 2800, 19901106/16.
m PV du groupe 1, Zurich, 7 décembre 1943. AFS-PH. E 9510.6, 1991/511113.

106
SoR rH: Ill' (il'I'RRE ET ENTREE E:-1 SCÈNE DES DIPLOMATES

Lachenal préconise de laisser au chef de poste le soin d'organiser le rayonnement


dans son pays de résidence. mais il ajoute:
<<Ce que du reste il nous faut anmt tollf. ce ne sont pas les nouveaux
fonctionnaires. mais lfll sen·ice on:anisé du Départemellf Politique, qui manque
à l'heure actuelle. Il y là en effet une lacune. Y rendre attentif le Département
Politique; insister sur 1'importance des relations intellectuelles et artistiques
m·ec l'étranger: signaler les circonstances dans lesquelles il a été regretté
de ne pas disposer d'un service afférellf. les pays étrangers. dans lesquels un
pareil senice semblerait le plus souhaitable (Angleterre, Amérique du Sud);
offrir le concours de Pro Heh·etia, entre autres comme agent de liaison entre
le Département Politique et les dil·ers organismes, groupements, person-
nages, qu'il s'agirait de faire collaborer, tout cela après nous être entendus,
au préalable, m·ec M. Etter,-voilà notre tâche.»-116
Outre la crainte de rivalités potentielles à 1'intérieur des légations avec l'arrivée
d'attachés culturels. Lachenal exprime deux éléments importants: le besoin de
restructuration de la centrale du DPF à Berne et le besoin de coordination. Ce sont
deux défis qui attendent tous les acteurs du rayonnement culturel au lendemain de la
guerre. En arrière-fond. on décèle également la crainte continuelle de Pro Helvetia
de perdre un certain monopole: à quoi servirait-elle si des spécialistes en matière
culturelle étaient engagés, sur le terrain, pour promouvoir la culture helvétique?
Lachenal craint pour la survie de la fondation quïl préside.
Les questionnements de Pro Helvetia sur les attachés culturels révèlent le
malaise existant aussi au sein de la diplomatie helvétique: est-il souhaitable d'in-
troduire des diplomates du dehors, des experts? Est-ce que les attachés de presse
sont une réponse suffisante à l'enjeu? Si Fueter semble répondre positivement à
l'envoi d'experts, Lachenal est partisan d'une réorganisation limitée à la centrale.
L'activité des attachés de presse n'est pas suffisante même si elle reste la seule
du DPF à favoriser. certes modestement, l'information culturelle. Le groupe 1
se pose également la question de la formation de ces attachés, ce qui démontre
que ceux-ci ont une connaissance trop approximative de la culture suisse. Ainsi
s'exprime Charly Clerc, professeur de littérature française à l'école polytechnique
de Zurich, face aux membres du groupe l :
<<M. Charly Clerc se déclare peu satisfait de l'activité des attachés de presse.
Il ne conteste pas leur bonne volonté; ce qui leur manque, c'est une préparation
suffisante pour leur tâche, qui, dans un pays comme le nôtre, est infiniment plus
d(fficile que celle de leurs collègues étrangers. »m
Derrière le constat unanime de la nécessité de réformer le système, basé sur
les demandes formulées autour du message de Philipp Etter, se trouve une ligne

110
PV du groupe 1. Zurich, 7 décembre 1943. AFS-PH, E 9510.6, 1991/511113.
"'PV du groupe 1, Zurich. 27 mai 1946. AFS-PH. E 9510.6, 1991/511113.

107
MATniiEL. GII.LABERT - DA=--s u:s coU.ISSI'S Dl·. 1..·\ llii'I.0~1AIII: ct ï 11 KU 1 1· '>t l'>'il·

de fracture originelle, rendue plus visible par les besoins de la guerre: d'une part.
un rayonnement culturel. réclamé par ces éminents membres de Pro Helvetia,
enraciné dans le champ culturel suisse et apte à exporter une culture émanant
du génie national helvétique; d'autre part. un service d'information. revendiqué
par le DPF, pour expliquer la position de la Suisse sur la scène internationale et
l'ancrage historique de sa neutralité. Ces deux approches sc retrouvent toutefois
sur un point: servir les intérêts nationaux.

Ainsi, l'enjeu de l'après-guerre dans la conceptualisation des relations


culturelles est double. Premièrement. il s'agit de passer d'une culture de guerre.
où la maîtrise des moyens de propagande. d'information. est essentielle. à une
culture de paix où les relations culturelles internationales prennent leur auto-
nomie par rapport au politique. Deuxièmement. une négociation débute au sujet
de la politique étrangère et de l'ouverture du sérail diplomatique à des éléments
exogènes issus du champ culturel.

2.1.2 CRÉATION ET OBJECTIFS DU SERVICE INFORMATION


ET PRESSE ET DE SA SECTION CULTURELLE

Ce double défi et ces négociations sont l'objet de ce chapitre: en ayant


connaissance des lignes de fractures dont les attachés de presse sont le révélateur.
il est plus aisé de comprendre les difficultés. au lendemain de la guerre. pour
mettre sur pied les instruments de diplomatie culturelle au sein du DPF.

UNE TIMIDE POLITIQUE D'INFORMATION ET L'IMPATIENCE IJE.'-i l.i'GtiTIONS

Alors que Pro Helvetia manifeste de nouveau son mécontentement en interne


au sujet de l'inefficacité du DPF. celui-ci reconnaît, peu avant la fin de la guerre.
la modestie de son travail en matière culturelle. Ce constat est dressé tant par les
légations que par la centrale.

En 1944, Guido Keel, secrétaire de la Commission des pleins pouvoirs du


Conseil nationaJ.liX et du DPF, est chargé de rédiger un rapport dans le cadre
de la réorganisation de son département: celle-ci doit répondre aux nouveaux
défis de l'après-guerre, à la baisse de 1'activité dans le secteur de la représenta-
tion des intérêts étrangers pendant le conflit et à l'arrivée du nouveau conseiller
fédéral Max Petitpierre. La presse et le Parlement 319 font également pression
pour que se réalisent des réformes déjà initiées. mais rapidement abandonnées

"" Cette comm1sswn est creee en 1939 et chargée de «surveiller l'application des pleins
pouvoirs>> confiés au Conseil fédéral par les deux chambres du Parlement. La Suisse. le natio-
nal-socialisme et la Seconde Guerre mondiale. Rapport final, Commission indépendante d'experts
Suisse-Seconde Guerre mondiale, Zurich: Pendo. 2002, p. 71.
"'' Outre les interpellations concernant la reprise de relations culturelles avec r Allemagne
(voir chapitre 4.2. p. 224). il faut citer J'interpellation du conseiller national socialiste Arthur Schmid
«über schwei:erische Pressepropa!{wula im Ausland>> lancée le 18 janvier 1944. AFS. E 2001 (El.
19671113/346.

/OH
SORTI!' Dl' (;l'ERRE ET E1';TREE EN SCÈNE DES DIPLOM,\TES

sous le mandat de Pilet-Golaz. Keel propose que le« service d'information» soit
scindé en deux. Lïnformation interne, pour les fonctionnaires du DPF. doit être
séparée d'un travail dïnformation. qui doit par ailleurs voir sa part augmenter,
en direction de la presse étrangère:
« t ... ) il s'agira aussi de créer une base stable à l'activité des attachés de
presse auprès des légations de Suisse et surtout de suivre dans le domaine
des affaires étrangères toutes les questions de nature culturelle. »·1" 0
Les tensions croissantes avec les États-Unis poussent également la centrale
à s'interroger sur les moyens à disposition en matière de propagande culturelle.
Une réunion. qui a lieu en août 1945 avec des cadres du Département. a pour
thème: «Discussion sur les questions touchant au rapprochement culturel entre
la Suisse et les États-Unis » 1 " 1 • Cette conférence. d'abord organisée pour amélio-
rer la présence culturelle aux États-Unis. s'intéresse avant tout aux méthodes
applicables de l'autre côté de l'Atlantique: des campagnes de presse plus percu-
tantes pour répondre au besoin de sensationnel de la part de la presse américaine;
une image de la Suisse centrée davantage sur des réalisations pratiques pour
contenter un Américain moyen avant tout utilitariste. On évoque également, de
manière plus générale, les nouveaux besoins auxquels doit répondre le DPF:
améliorer 1"information pour les correspondants de journaux suisses. distinguer
les campagnes d'information à destination des élites de la communication de
masse, favoriser les échanges d'artistes.
À côté des problèmes transatlantiques, plusieurs initiatives et requêtes en
provenance des légations indiquent un certain malaise face au manque de moyens
du DPF dans le domaine cultureJ-1 22 • Dans l'année qui suit l'armistice, nombreux
sont les chefs de missions qui se plaignent d'un manque d'efforts et de structures
pour répondre aux demandes en matière culturelle. Parmi les auteurs de ces lettres
de doléances, deux noms reviennent souvent: le premier ministre de Suisse dans
la Chine de Tchang Kaï-chek, Henri de Torrenté, et l'ancien président radical du
Conseil national Henry Vallotton, ministre au Brésil puis en Suèdem.
Henri de Torrenté est nommé, à la fin de 1' année 1945, ministre à la toute
nouvelle Légation de Nankin 3" 4 • Inspiré peut-être par les propositions faites lors
de la réunion portant sur les relations culturelles avec les États-Unis à laquelle

""Rapport de Kecl, 6 mars 1946. AFS, E 2001 (E), 1968/82/10.


"' PV de la conférence « Zur Bespreclwng der Fragen betreffend die kulfllrelle Anniiherung der
Schwei~ ~~~den Vereinigten Staaten» rédigé par René Jaeger. Berne, 17 août 1945. DODIS-1763.
Voir également: JosT Hans Ulrich. Politik und Wirtschqft ... , p. 177. Pour l'analyse détaillée de cette
discussion, voir p. 289.
122
Cette observation est également présente dans: CLAVIEN Alain, Guu.on1 Hervé, MARTI Pierre.
"La pro1•ince n'est plus la prol'ince " ... ,p. 279.
m Henry-François-Jules Vallotton est président du Conseil national pendant l'année 1939.
124
MosER Antoinette. Henri de Tm'l'enté: 1111 diplomate suisse au miroir de son journal et de sa
correspondance. L'installation de la première Légation de Suisse en Chine ( 1946-1948), mémoire
de licence, Université de Fribourg. 2005, p. 29-39.

109
MATIHIEU GIL!.ABERT- DANS LES COl:LISSES Die LA Dll'l.0~1ATII·. <TUTRI'I 1.1·. SlïSSI·

il participait, de Torrenté conseille rapidement à Petitpierre de créer un poste


d'attaché culturel en Chine. Il propose même un cahier des charges qui,
a posteriori, se révélera assez visionnaire par rapport à !"état de la diploma-
tie culturelle d'alors. Petitpierre semble s'être intéressé à la question dans une
conversation avec le ministre et aurait montré de l'intérêt pour la création d'un
tel poste. C'est ce qu'atteste la lettre de Torrenté qui accompagne son rapport,
soulignant l'intérêt d'augmenter le champ d'action des attachés de presse:
«À la suite de notre récent entretien. j'ai l'honneur de 1·ous remettre ci-joillf
le programme de ce que serait f'actil·ité d'w1 attaché de presse auprès de
lafuture Légation de Suisse en Chine. Ainsi que je l'ai déjà rele1·é. le terme
d'attaché de presse ne me paraÎt pas répondre ellfièrement à la mission
beaucoup plus vaste qui lui serait dévolue. Je préférerais donc de beaucoup
celui d'"Attaché culturel", qui. hien qu'inusité, mettrait hien l'accent sur
l'aspect de sa tâche auquelj 'attache le plus d'importance.» '" 5
Selon le «programme» dressé par de Torrenté. une quinzaine de tâches
seraient confiées à un attaché culturel: la «mission d'il!{ormation et de
propagande» -notamment sur le caractère spécial de la Suisse. sur ses
institutions éducatives, sa pensée-, la <<propagande touristique>>. la diffusion
d'ouvrages, la collaboration avec les <<sociétés missionnaires suisses>> mais
également avec les «cercles intellectuels et artistiques et les organisations
sociales chinoises», l'échanges de spécialistes, l'« étude de l'histoire et de la
pensée chinoise». Cette proposition, destinée en l'occurrence à la Légation de
Nankin, est balayée par Walter Stucki, alors chef de la Division des Affaires
étrangères, dans une notice qu'il adresse au chef du Département. De l'avis de
Stucki, de Torrenté fait preuve d'irréalisme à l'heure où le DPF devrait plutôt
songer à diminuer ses effectifs-' 26 •
De Torrenté, lui, explique sa situation au conseiller d'État valaisan Maurice
Troillet:
«Nous avions vu très grand (ce qui est asse-:. pardonnable s'agissant de la
Chine). Il afallu ramener nos espoirs à l'étiage des réalités.>> 121
Stucki reconnaît tout de même qu'avec le temps un tel poste deviendra
nécessaire pour entretenir des relations avec la Chine, l'un des cinq pays
les plus importants de la planète. Bien qu'il n'obtienne pas gain de cause,
de Torrenté poursuit seul son objectif d'améliorer la politique culturelle de
la Suisse en Chine en organisant la première exposition de livres dans ce
pays. Grâce à la participation d'éditeurs, de I'OSEC et de I'OCST, ainsi
qu'à de modestes contributions du DFI (500 francs) et du DPF (450 francs),

25
' Lettre de Torrenté à Petitpierre, Berne. 14 janvier 1946. AFS. E 2001 (E). 1968/19!Q/45.
2
Notice de Stuc ki à Petitpierre. Berne. 25 janvier 1946. AFS. E 2001 (E). 1968/1982/45.
·' "
m Lettre de Torrenté à Maurice Troillet. Nankin. 21 février 1947. citée par Antoinette Moser:
MosER Antoinette. Henri de Torrellté .... p. 39.

110
SORTIE Dl' <HlERRE ET ENTRÉE EN SCÈNE DES DIPLOMATES

l'exposition-« la première manifestation officielle que la Suisse ait organisée


en Chine»- peut se tenir du 18 au 23 novembre 1947 à Nankin. Auréolé de
son succès, le ministre y livre une nouvelle fois ses conceptions de la propa-
gande. D'une part, elle doit faire la publicité des avantages touristiques et
économiques de la Suisse: d'autre part, elle doit servir à créer des sympathies
à plus long terme:
«Il est certain que nous en recueillerons les fruits un jour ou l'autre. ».1~s
Henry Vallotton. dans ces années d'après-guerre, n'hésite pas non plus
à critiquer le DPF sur la trop grande discrétion du rayonnement culturel
helvétique 329 • Encore ministre à Rio de Janeiro, il regrette le manque d'empres-
sement de la Suisse concernant ses relations culturelles avec le Brésil. Il écrit au
conseiller fédéral Etter:
«La très ancienne culture suisse échappe à la connaissance des étrangers à
l'exception de quelques hommes. Quelles som les causes de cette ignorance?
Vraisemhlahleme11t notre propagande très souvent défectueuse. ».1.1o
Lorsqu'il arrive à Stockholm, il se montre critique vis-à-vis de la faible dotation
de Pro Helvetia pour le rayonnement culturel. Il ironise en disant qu'il a des scru-
pules à demander une aide à la communauté de travail tant son budget est modeste.
Ses contacts datant de son passage au Conseil national lui permettent d'avoir le
soutien direct du conseiller fédéral Etter, mais celui-ci ne peut que constater cette
réalité et faire la promesse qu'il interviendra auprès de Pro Helvetia.1 31 • Le secré-
taire Naef fait le même constat d'impuissance lors de la réunion du groupe 1:
«Le Dr K. Naef cmnm1mique la lettre dans laquelle le ministre Vallotton
développe lill programme de propagande culturelle très intéressant en
Suède sur plusieurs années. Malheureusement, Pro Helvetia n'a pas les
moyens et à peine les compétences qui seraiem nécessaires pour s'attaquer
au programme imégral et pour l'organisation d'une exposition d'art qui
demanderait une grande organisation. »m
Mais si Vallotton se montre entreprenant pour les relations culturelles, il propose
d'autres voies que son collègue de Torrenté. Selon lui, les attachés culturels sont
inutiles car ils gonfleraient exagérément les effectifs des légations:
«le crois au contraire nécessaire que les diplomates et consuls, sauf dans
certaines capitales, s'occupent personnellement de ces problèmes et qu'on

m Lettre de Torrenté au DPF, Nankin, 3 décembre 1947. AFS, E 2001 (E). 1967/113/354. Voir
également: ConuRI Michele, La Suisse face à la Chine: une continuité impossible? 1946-1955,
Louvain-la-Neuve: Bruylant-Academia, 2004, p. 69-70.
n" Rappelons qu'en 1939. comme président du Conseil national, Vallotton avait soumis une demande
au Conseil fédéral pour la création d'un service de presse au DPF. Voir p. 98.
31
· " Lettre de Vallotton à Etter, Rio de Janeiro, 9 juillet 1945. AFS, E 3001 (8), 10001731/56.
131
Lettre d'Etter à Vallotton, Berne, 6 janvier 1946. AFS, E 2001 (E), 1968119781161.
132
PV du groupe 1, Zurich. 14 novembre 1946. AFS-PH, E 9510.6, 1991/511113.

lJl
MsnHI!T GII.LAHERT- OA~s LES UJL:UssEs Dl·. LA DIPLO~IAIIL ctî rt RI Ill· _,t J\\1·

ne laisse pas des hu reaux d'attachés culturels s'enfler jusqu 'à dn·enir plus
importants à eux seuls que les sen·ices diplomatique er con\ulaire dans
. pays.» ~''
certa111s ··
On remarque le paradoxe: d'une part. Vallotton prétend qu'il faut laisser les
affaires culturelles au corps diplomatique. ce qui revient à dire que ces charges
sont suffisamment légères pour pouvoir s'ajouter aux autres tüches: mais.
d'autre part, s'il craint tant que les effectifs grossissent. c'est bien qu'il y a un
besoin dans ce domaine. Il s'agit en fait surtout d'une chasse gardée qu'il ne
désire pas abandonner à des spécialistes venus de l'extérieur. Mais cela indique
aussi la voie qu'il entend suivre: contrairement à de Torrenté qui s'adresse à
Petitpierre et plus généralement au DPF pour régler les questions culturelles.
Vallotton, lui, se tourne plutôt vers Pro Hclvctia ct le DFI. Ces deux approches
sont révélatrices des dissensions récurrentes existant au sujet de la création du
service de presse d'une part et du renforcement de Pro Hclvctia d'autre part.

LA NAISSANCE DU SERVICE INFORMATION I;T PRESS/;

C'est dans ce climat que naît la modeste Section information et presse. chargée
de la propagande politique et culturelle et privilégiant largement la première des
deux. Elle est dirigée par Guido Keel et rassemble quatre jeunes diplomates"~.
Dans l'après-guerre, il s'agit cependant moins d'un enjeu autour de la place
de la culture dans les relations internationales de la Suisse que d'un conflit entre
départements. Un consensus règne en effet parmi tous les acteurs-dont de
Torrenté et Vallotton-sur le rôle à assigner à la culture dans la politique étran-
gère: la culture-et les créations culturelles helvétiques-est un instrument parmi
d'autres au service de la propagande et de l'information. Dans cette constella-
tion, le Service information et presse peut choisir entre trois rôles: continuer. dans
l'après-guerre, à soutenir l'information sur la Suisse pour les légations ct pour
les correspondants étrangers en Suisse, laissant entièrement le volet culturel à
Pro Helvetia; être une courroie de transmission entre les légations et les milieux
culturels; devenir un véritable organe de rayonnement culturel à l'image de cc qui
se fait en France depuis 1920 avec le Service des œuvres françaises à l'étranger.
intégré à l'appareil diplomatique"'·
Si l'on se penche sur l'activité d'Information et Presse au lendemain du
conflit, on s'aperçoit que la première solution-celle de miser sur l'information
et la propagande-est privilégiée. Dès 1946, la centrale distribue une revue de
presse aux légations, le Tdgliche Pressedienst (Le Service quotidien de presse).

"' Lettre de Vallotton à Petitpierre. Stockholm. 19 octobre 194~. AFS. E 2001 ( E). 19671113/346.
4
·" Rapport du DPF « Das Eid!!,enôssische Politische Departemelll 1Zelllrale) \WI 1848 his 1\170 ».
1~ juin 1971. DODIS-14074. p. 36. En 1946. Guido Keel ct Maurice Bastian ont 4uarantc ans;
Ernesto Thal mann et Guido Lepori ont trente-deux ans; Raymond Probst a vingt-sept ans. Cette
moyenne d'âge relativement basse montre à elle seule 4ue ces postes ne sont pas destinés à couron-
ner une carrière au DPF mais plutôt à servir de tremplin.
"' DuBoSCI.ARD Alain. L'action artistique de la France aux États-Unis: 1\115-l\16\1. Paris: CNRS,
2003. p. 1~4.

112
SoR liE m, c;t:ERRI' ET E~TREE E:-1 SCÈNE DES DIPLOMATES

puis le nouveau bulletin Die Schll'ei-::. im Spiegel der Auslandpresse (La Suisse
au miroir de la presse étrangère)-'-'~>. Georges Perrin, journaliste au Journal de
Genève. est également mis à contribution pour rédiger des articles sur la situa-
tion politique de la Suisse à diffuser par les légations dans la presse de leur pays
d'accueil' 17 • En 1947 a lieu l'ouverture du Foyer de la presse étrangère-'-'s à Berne,
destiné à 1"information aux correspondants étrangers. Ce foyer. qui aspire à
distiller une propagande à la fois politique et économique. est soutenu d'abord par
l'OSEC puis par plusieurs personnalités romandes comme le rédacteur en chef de
la Ga::.ette de Lausanne Pierre Béguin et le conseiller aux États genevois Albert
Pictet. Pro Helvetia. qui n'y trouvera pas son compte. préférera créer son propre
service de presse' 19 .
Le message politique est avant tout basé sur la défense de la neutralité: le DPF
conseille par exemple à Pro Helvetia de traduire et de diffuser en Amérique
latine l'ouvrage en anglais d'Edgar Bonjour. Sll'iss Neutrality, its history and
meaning. à côté de la publication d'une courte histoire de la Suisse-'40 • À la fin de
la guerre. la neutralité devient une valeur qu'il faut à tout prix lier à l'image de
la Suisse. Ceci se déroule dans le trouble puisque la bipolarisation des relations
internationales attire immanquablement la Suisse vers le bloc occidental.
La neutralité sert dès lors surtout de paravent aux intérêts économiques de
la Suisse'-~': elle permet de se distancer des nouvelles institutions multilatérales.
dites« politiques» selon la nomenclature du DPF. «sans provoquer des réactions
pouvant amener à la fermeture de débouchés extérieurs » 34 ~. L'ambiguïté de
cette politique de neutralité exige donc un effort considérable d'information
politique à l'étranger.
Mais cela ne signifie pas que le DPF abandonne le volet culturel
stricto sensu: d ·une part. la création artistique et littéraire, comme composante
de la propagande. est intégrée dans les bulletins d'information à destination
des légations et. d'autre part.le DPF, en tant que responsable des relations offi-
cielles avec l'étranger. est un partenaire incontournable pour les organisations

'-"Circulaire du DPF aux légations, septembre 1946. AFS. E 2001 (E). 1967/113/346.
7
" Perrin commence à rédiger des articles pour le DPF à pattir d'avril 1946. Le premier porte sur
«les récentes élecriom co/111/IIIIW!es :.urichoises er [les] conséquences qu'elles semblem de1·oir
comporter pour les relations jillures emre socialistes et "pnpistes" >>. Lettre de Perrin à Daniel
Secrétan (DPF), Berne. avril 1946. AFS, E 2001 (E). 1968/1978/66.
"" R~.VERiliN Olivier. <<Inauguration du Foyer de la presse étrangère», Journal de Genèl'e.
2 décembre 1947. p. 4.
'"' PV du groupe 4, Zurich, 26 novembre 1946. AFS-PH, E 9510.6, 1991/51/119.
'"" PV du groupe 1. Zurich. 4 décembre 1950. AFS-PH, E 9510.6, 1991/51/113. Il s'agit de l'ouvrage
BoNJOliR Edgar. Swi.u neutra/if.\': lts hisrnry and meaning. Londres: G. Allen & Un win Ltd .. 1946.
1
" JosT Hans Ulrich. Polirik und Wirrsclwft .... p. 27.
··~ JosT Hans Ulrich. LuMc;RL'HER Matthieu. L'Europe er la Suisse. 1945-1950: le Conseil de l'Europe.
la supranmionalité et l'indépendance he/l'étique, synthèse no 24 du projet FNS 42. février 2000.
url: http://www.snf.ch/NFP_archive/nfp42/synthese/24Jostsynthesis42.pdf, p. 13-14. Voir égale-
ment: TRACHSI.ER Daniel. Neutra! ::.wischen Ost und West? l!!fragestellung und Konsolidierung
der schwei:.erischen Neutralitiitspolitik durch den BeRinn des Kalten Krieges, 1947-1952. coll.
Ziircher Beirriige :ur Sicherheitspolitik und Konjliktforsclumg. no 63. Zurich: Forschungsstelle für
Sicherheitspolitik und Konfliktanalyse der ETH, 2002, p. 311-316.

113
MAnHIEL' G!LLABERT - DA1'S LES COLUSSES DE LA IJIPLO\IATIIc Cl 'Ill '1{1'1 Il- Sl 'ISSic

culturelles qui cherchent des débouchés à 1" étranger. Tou jours sous 1" angle
de 1' intérêt national. la culture est prise en compte. Toutes les questions de
patronage d'exposition, de contacts avec les administrations étrangères et de
connaissance du terrain passent par les diplomates. En même temps. la struc-
ture d'Information et Presse, avec ses quatre diplomates à la centrale. ne peut
faire face à la demande: celle-ci provient tant de l"étranger-des légations et
des colonies suisses-que de la scène culturelle helvétique. Ainsi. le DPF est
contraint à la négociation et à la collaboration avec d ·autres services pour le
rayonnement culturel.
Keel est conscient de la situation. Il semble connaître l'enjeu culturel pour
la politique étrangère de la Suisse dans l'après-guerre: reprise accélérée des
échanges culturels, potentiel de la culture pour améliorer l'image de la Suisse.
sortie de l'isolement culturel dans lequel la «défense nationale spirituelle»
a plongé le pays. A posteriori, on est même surpris de voir avec quelle ambi-
tion le DPF aborde cette question. En 1948, Paul-Edmond Martin, recteur de
l'Université de Genève et professeur d'histoire médiévale, écrit à Petitpierre
pour lui annoncer la création de la Société suisse des sciences morales et lui
fait remarquer que la Confédération, avec des subventions «dans des propor-
tions fort minimes», compromet la part de la Suisse «dans la production
scientifique du domaine des sciences morale.\· »_,.n. Keel réagit à cette lettre en
appuyant Martin, les subventions de la Suisse à l"égard des sciences morales
étant particulièrement modestes par rapport à celles accordées par d ·autres
États. Et d'insister sur le fait que la Suisse pourrait jouer un rôle important dans
1' après-guerre :
«Tout ceci semble d'autant plus ref?rettahle que dans le domaine de la
culture la Suisse pourrait facilemelll jouer un rôle de premier plan. On peut
même affirmer qu'il est peu de pays au monde dom les chances paraissell1
actuellement aussi f?rmzdes que les nôtres. De nombreux États, pour ne pas
dire des continents entiers, sont prêts à des échanf?es culturels avec la Suisse
ou les sollicitent. [ ... ] On peut donc se demander si nous ne sommes pas en
voie non seulement de laisser échapper une occasion unique, mais de faillir
à ce qui pourrait être une véritable mission. »-'-W
Pourtant, à la fin de cette envolée, Keel rappelle rapidement son chef à la réalité
administrative: la décision d'accorder des subventions à ce genre d'association
n'est pas du ressort du DPF mais du DFI «et c'est en somme à M. Etter que la
lettre aurait dû être adressée». Le DPF est aux avant-postes pour réaliser que
la Suisse aurait une carte culturelle à jouer car elle a été un des pays d'Europe dont
la vie culturelle a été le moins affectée par la guerre.

141
Lettre de Paul-Edmond Martin à Petitpierre. Genève. 30 juillet 1948. AFS. E 2001 (El.
1968/1978/169. Martin est le premier président de cette société qui deviendra l'Académie suisse des
sciences humaines et sociales.
144 Notice de Keel à Petitpierre, Berne, 20 août 1948. AFS. E 2001 (E), 1968119781169.

1/4
SORTIE DE (ôUERRE ET E:-ITRÉE Dl SCÈNE DES DIPLOMATES

En 1947. ce besoin de collaboration institutionnelle se concrétise avec la


création d'une section culturelle. au sein du Service information et presse,
chargée de 1'information strictement culturelle et des rapports avec les associa-
tions culturelles. notamment Pro Helvetia.
Cette situation- un Service information et presse flanqué d'une section
culturelle-est considérée comme transitoire et menacée régulièrement par les
coupes budgétaires de la Confédération qui frappent alors le DPF. Il s'agit
bien d'une phase d'adaptation au nouvel environnement international.
En 1950, Information et Presse rejoint. sur proposition du Conseil fédéral,
la Division des organisations internationales. Ce changement met fin à ce
régime provisoire:
« [pour que] la Suisse pût reprendre sa place dans lill monde dont la
physionomie se trou\'lzit tout à coup profondémellt changée. Des problèmes
d ·importance l'itale se posai elit sur le plan extérieur, qui rendaiellt
indispensable une politique de présence. »·'45
Le gouvernement considère ainsi que la situation s'est normalisée:
à 1'étranger, dans les relations culturelles internationales. tout comme en
interne, dans la collaboration entre le DPF et Pro Helvetia. L'organigramme
reflète également 1'abandon progressif des pratiques de propagande et de service
d'information héritées de la guerre pour« adapter la structure du Département
politique aux circonstances nouvelles, nées de l'après-guerre»: on renforce la
distinction entre relations culturelles et propagande politique. Dans une circu-
laire aux légations, Keel informe de cette différenciation:
« [ ... ] dans le cadre de la réorganisation du Département, il est prévu
d'attribuer à la Division des organisations internationales les affaires de
caractère strictement culturel. Vous nous obligerie::. donc en lui adressant
dès à présent les communications traitallt de questions éducatives (échanges
d'étudiants, bourses universitaires, etc.), scientifiques (congrès, échanges de
publications !>pécialisées) ou artistiques (expositions. concerts, biographies
d'artistes) etc.
De son côté, le Service d'information et presse s'occupera, comme par le
passé, des questions de presse et d'information politique au sens le plus large
[ ••• ] . ))J.j(,

Il importe donc de se pencher sur cette petite cellule culturelle créée en 1946:
son activité nous informe de la prise en compte, par le DPF, non plus des questions
de l'information en général, mais plus précisément de la culture.

5
" Rapport du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale, Berne. 3 avril 1951. AFS. E 2001 (E).
1968/83/1 O.
'""Circulaire de Keel. Berne, 6 janvier 1950. AFS. E 2001 (E), 19671113/354.

115
MATIHIEU GILLABERT- DANS LES COULISSES DE LA DIPLO~IATIE Cl 1J.Tl'RI'II 1· SI'J'i'il·

LA SECTION CULTURELLE DU DPF TOUT EN MODESTIE

Cette section culturelle a surtout vocation à jouer le rôle d "interface entre


l'étranger-tant les légations que toute personne intéressée par la culture
suisse-et le pays, que ce soit l'administration ou les milieux liés au rayonnement
culturel. Avec de si vastes ambitions, sans véritables moyens. cette section opère
de manière complètement réactive, à la demande. Mais elle est également une
instance de contrôle des productions culturelles susceptibles de présenter la Suisse
à l'étranger. Enfin, elle permet, par la suite, à la Commission nationale de l'Unesco
de s'intégrer dans les structures du DPF347 • Elle disparaît dans la restructuration
du département en 1951 .
Cette section est pilotée par Maurice Bastian. fonctionnaire discret qUI ne
reste qu'une dizaine d'années au DPF. Fribourgeois conservateurqH. il est
d'abord remarqué par Joseph Piller qui l'engage, en 1943. comme secrétaire
personnel au Département de l'instruction publique du canton de Fribourg.
Il est ensuite rapidement rattaché à la Division des intérêts étrangers du DPF.
Alors qu'il ne parvient pas à être titularisé pour des raisons de santé. il travaille
quelques mois à Paris pour l'attaché culturel Bernard Barbey avant de rentrer à
Berne. Il est alors sous les ordres de Keel pour développer la section culturelle
au sein du Service information et presse. Son affectation rapide aux questions
culturelles s'explique notamment par ses relations nouées à Genève lorsqu'il
présidait, avant la guerre, le Cercle de la presse et des amitiés étrangères.
Pompeusement, il résume son aspiration dans l'un de ses multiples cahiers où il
retranscrit ses mémoires:
«Mais quoi, pensais-je, nous avons des attachés culwrels à l'étranger et pas de
service à Berne pour les informer et les appuyer? Cette lacune est regrettahle.
Il faudrait la pallier au plus vite. Et dans mon for intérieur- Audaces fortuna
juvat-je me sacrifiai d'avance à la réalisation de cet objectif. »q 9
Dès le début, Bastian confectionne des cahiers de biographies d'artistes
suisses, principalement destinés aux légations afin qu'elles puissent répondre
aux différentes demandes concernant la scène culturelle helvétique. Pour ce
faire, il se met en contact avec les milieux culturels. II semble que Pro Helvetia
ne voie pas d'un bon œil cette activité qui empiète sur son cahier des charges;
c'est en tout cas ce que prétend Bastian:

347
Sur les débuts de la Suisse à l'Unesco, voir chapitre 2.2, p. 138.
148
Il est attiré, dans les années trente, par les milieux corporatistes. Dans cc sens. il rédige sa
thèse en droit à l'Université de Fribourg sur le règlement des conflits entre travailleurs ct patrons
dans l'État fasciste: BASTIAN Maurice, La réglementation des conflits du travail dans la législa·
tionjasciste, Genève: Jullien, 1933. Selon le Journal de Genève, on devine, dans cette étude de
Bastian,« un sentiment d'admiration pour l'organisation fasciste, mais on ne saurait lui reprocher
d'avoir une sympathie marquée pour le sujet qu'il traite.»<< De l'organisation professionnelle>>,
Journal de Genève, J« décembre 1933, p. 5.
149 BASTIAN Maurice, «Souvenirs 1906-1956 >>, imprimé comme manuscrit à Genève, 1968. p. o3-71 .

ALS, fonds Bastian.

116
SllRTII·. IlE (;l'ERR!' ET E~TREE E~ SCÈr-;E DES DIPLOMATES

«Mes iniriati1·es .fitrenrnarure/lement asse: mal accueillies et mal illterprétées


par le Département fédéral de f'llltérieur et par la Communauté de travail
"Pro He!l·eria ". qui peu imàessés. à l'époque, par la vie internationale,
se repliaient trop sur eux-mêmes et n'admettaiellt guère qu'une autre instance.
plus dynamique et mieux informée. exerçât une activité qui, en principe.
leur re1'e1wit. »·1511
Les autres organisations culturelles nationales ne sont pas non plus
enchantées qu ·un département fédéral. éloigné jusque-là de la réalité culturelle
du pays. prenne ce genre d'initiative. Certaines d'entre elles refusent même
toute collaboration. C'est ainsi que Bastian répond au directeur des Archives
centrales de la Société suisse des auteurs et éditeurs (SUISA). Robert Oboussier.
s'étonnant que la Grèce vienne de découvrir Arthur Honegger lors d'un concert
organisé par le ministre Stucki:

«Quand le Départemellt politique a décidé, il y a deux ans-vu la carence


générale -de chercher à mieuxfaire connaître nos mleurs surfe plan culturel,
ils 'est adressé à l'une ou l'autre associations professionnelles d'artistes en
leur denwndallf de lui indiquer les représentants les plus marquants de l'art
suisse contemporain. Il jill simplement répondu au Département que s'il le
désirait, on lui ferait tenir la liste des 300 ou 400 membres des associations,
car il ne leur était pas possible de se prononcer sur la valeur de leurs membres.
En d'autres termes, elles ne pou1·aient pas dire si M. Durand qui joue au
piano est plus marqua lit que M. Cortot qui joue égalemellf du piano. ».1~ 1
Adolf Streuli. secrétaire honoraire de l'Association des musiciens, mais
également membre du comité directeur de la SUISA. soutient Oboussier et fait
part à Bastian de ses craintes que l'État s'implique dans la propagande culturelle
comme le ferait un État néofasciste:
« [ ... ] il ne faudrait jamais perdre des yeux que la Suisse ne peut pas
concurrencer certains États sur le terrain de la propagande culturelle car
jamais IWUs ne disposerons de millions pour cela. ».1~ 2
Et d'ajouter que le rayonnement culturel devrait, selon lui, rester une initia-
tive privée. suivant par là une attitude largement partagée par les intellectuels
conservateurs qui ont contribué à la création de Pro Helvetia. Malgré ces réti-
cences du monde culturel, une collaboration s'instaure, principalement avec
cette institution: ceci s'explique surtout par une conception encore similaire
d'un rayonnement culturel plus au service des intérêts de la Suisse que de ceux
des créateurs.

""BASTIAN Maurice.<< Souvenirs 1906-1956 » .... p. 72.


151
Lettre de Bastian à Oboussier, Berne, 12 novembre 1948. AFS. E 2001 (E). 1968/19781168.
"'Lettre de Streuli à Bastian, Zurich. 18 novembre 1948. AFS. E 2001 (E). 1968/19781168.

117
MATIHJEU GILLABERT- DANS LES couussEs DE LA DJPLO~lArll' <"L'LTl'KU.I.I· ,. ' " ' .

En 1947, un accord intervient entre la section et Pro Helvetia sur les revues
à envoyer aux légations; des notices sur la production littéraire ont été rédigées
en commun. Selon le fonctionnaire Herbert Duttwyler. cette section est un
excellent« poste d'écoute» puisque, davantage que la communauté Je travail à
Zurich, elle est en relation tant avec les diplomates qu'avec les journalistes. en
Suisse comme à l'étranger. En outre, elle a établi «un réseau de contacts person-
nels avec pratiquement tous les milieux scientifiques et artistùjues du pays».
Cependant, on remarque que des actions plus strictement culturelles. comme les
grandes expositions, ont tendance à échapper au DPF':;'.
Car si le DPF, comme Pro Helvetia. envisage le rayonnement culturel
comme une manière de promouvoir la Suisse à l"étranger. Je premier le
conçoit presque exclusivement comme un instrument aux mains des diplo-
mates, comprenant un message essentiellement centré sur la neutralité. Dans
la continuité des années trente, il s'agit avant tout d'information politique.
voire culturelle si celle-ci corrobore la stratégie globale de politique exté-
rieure. La collaboration voulue par le DPF- à travers la création de cette
section culturelle-est donc teintée d'une volonté de contrôle sur le contenu
de 1'exportation culturelle.
En 1947, le conseiller fédéral Eduard von Steiger invite quelques fonctionnaires
fédéraux, dont Keel et Bastian du DPF, à visionner le film La Suisse accueille les
réfugiés qu'il a commandé à la maison Praesens-Film SA. et qui décrit l"accueil
des réfugiés pendant la guerre. Les collaborateurs du DPF rédigent une notice à
l'intention de Petitpierre dans laquelle ils font part de leurs commentaires: le film
ne montre pas assez combien l'afflux de réfugiés était important; en revanche. il
s'attarde trop sur les« scènes de réjouissances» des réfugiés en Suisse: il manque
un ancrage historique de l'action humanitaire de la Suisse comme l'accueil des
réfugiés protestants après le massacre de la Saint-Barthélemy':;.~. Plus important
pour le rayonnement culturel, le DPF prie von Steiger de ne pas projeter ce film
à l'étranger:
«Nous pensons que, pour le moment, seule une version française destinée à
l'usage interne serait utile. » 355
Ce contrôle ne s'exerce pas uniquement dans un sens négatif. en interdisant
l'exportation. Il existe également à l'égard des produits culturels à exporter, et
plus précisément sur l'image que ceux-ci véhiculent à l'étranger. Le meilleur
exemple est le livre d'André Siegfried.

m Notice de Herbert Duttwyler (DPF), Berne, 8 décembre 1948. AFS, E 2001 (E), 1967/113/346.
54
' Notice de Bastian et Keel à Petitpierre, Berne, 7 février 1947. AFS, E 2001 (E). 196811978/178.
355
Lettre de Bastian à la Division de police du Département fédéral de justice et police (DFJP).
Berne, 21 mai 1947. AFS, E 2001 (E), 1968119781178.

liB
LE CONTRÔ/.1': DU MESS.HiE: I.'EXEMl'LE DU UVRE D'ANDRÉ SIEGFRIED,
Lt\ SUISSE Df."MOCR..\TIE-TÉ.UO/N

La Suisse d(;ll/ocratie-téllloin est un véritable objet culte de la diplomatie


culturelle helvétique du second xx" siècleN·. Cet ouvrage. commandé à un membre
de 1" Académie française et professeur de géographie politique. est financé par
l'OSEC. l'OCST -qui est officiellement l'hôte du scientifique-et Pro Helvetia357
mais est entièrement piloté par le DPF.
Le livre dépeint le «portrait moral ,,,,s de la Suisse. en particulier sa neutra-
lité et sa démocratie directe. Il sïnsère. comme l'ouvrage d'Edgar Bonjour
Histoire de la nelllralité suisse (Geschichte der schwei::.erischen Neutralitiit)w1•
dans un contexte de réaffirmation de valeurs mises à mal durant le conflit.
Il s'agit de les proclamer pour se convaincre d'abord soi-même puis convaincre
le monde extérieur qu'elles n'ont jamais été écornées. Ce n'est pas un hasard si
Siegfried est choisi pour rédiger cet ouvrage spécialement destiné à la propa-
gande politique à l'étranger.
Premièrement. l'académicien est connu. depuis les années vingt. de plusieurs
diplomates suisses comme le ministre à Bruxelles Frédéric Barbey:100 • Dans un
des hauts lieux de formation des diplomates suisses. l'IUHEI. il a donné quelques
cours temporaires 361 et. en Suisse romande. plusieurs conférences. Deuxièmement.
proche des courants de rénovation du libéralisme autour du Centre international
d'études pour la rénovation du libéralisme créé par Louis Rougier' 62 et actif dans les
milieux intellectuels européanistes 36 \ il incarne une position proche de Petitpierre
et de la stratégie du DPF: solidarité européenne d'un côté, anticommunisme de
l'autre. Enfin, Siegfried est un habitué des monographies élogieuses sur des pays

"'' SiEGFRIED André, La Suisse démocratie-témoin, Neuchâtel: La Baconnière, 1948.


';' CLAVIEN Alain. Guu.orn Hervé, MARTI Pierre. "La proi'Ùlce 11 'est plus la province» .. .,
p. 282-283. Le soutien tlnancier de l"OCST place cet ouvrage de Siegfried dans le sillage inau-
guré par Gonzague de Rcynold lorsque celui-ci rédigeait. pour les touristes de passage en Suisse.
<<Le génie de la Suisse>> dans l'Almanach du myageur en Suisse. Sur l'insertion de cet ouvrage dans
la propagande touristiyuc. voir p. 171.
3
;' RF.VERDIN Olivier. <<Portrait moral de la Suisse>>, Journal de Genèl'e, 15 novembre 1948, p. 1.
Il n'est pas étonnant yue, dans cet article. Reverdin soutienne entièrement la publication. Comme
l'explique Alain Clavien, le journaliste appartient à<< ceux qui, au Journal. l'eu lent faire comme si
la guerre 11 'amit pas eu lieu et qui ne tiennent aucunement à revenir sur leur itinéraire politique
récent>>. Ct.AVIEN Alain. Grandeurs et misères ... , p. 245.
';"BoNJOUR Edgar. Geschichte der schwei:erischen Neutralitiit. Drei Jahrhunderte eidgeniissischer-
Aussenpolitik, Bâle: Helbing & Lichtenhahn, 1946.
""BARBEY Frédéric,<< André Siegfried: souvenirs personnels>>, Journal de Genève, 6 avril 1959, p. 7.
'"' <<Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant l'octroi d'une subven-
tion à l'Institut universitaire de hautes études internationales de Genève. 16 novembre 1951 >>,
Feuille fédérale, vol. 3, n° 47, 16 novembre 1951, p. 594.
2
"' DENORD François. <<Le prophète. le pèlerin et le missionnaire. La circulation internationale du

néolibéralisme et ses acteurs>>, in Actes de la recherche en sciences sociales. n° 145,2002/5. p. 10.


'"' Siegfried participe, par exemple, à l'édition 1947 des Rencontres internationales de Genève
(RIG). DoNGEN Luc van. Un purgatoire très discret .... p. 395. Il est également une sorte d'ambas-
sadeur culturel de la France parmi ces milieux intellectuels qui désirent bâtir l'Europe sur une base
libérale et anticommuniste. GRÉMION Pierre, Intelligence de l'anticommunisme ... , p. 162.

1/9
MATfHIHJ GILLABERT- 0ANS LES COULISSES DE LA Dli'LO\IATIE Cl!I.Tl'KI·lll 'l 1'>'>1

comme la Nouvelle-Zélande-les recherches pour son premier doctorat ont porté


sur la démocratie de cette île-, le Canada ou les États-Unis. Avant la guen·e. il est
également au service de la diplomatie culturelle française en Amérique"''.
Pour ce livre, Siegfried effectue plusieurs voyages en Suisse desquels il
rapporte du matériel qu'il utilise pour de nombreux articles, parus dans Le Figaro.
et conférences. Avec son épouse 36' , il sillonne le pays, guidé par Bastian.
Celui-ci organise les excursions et les contacts. notamment avec Petitpierre.
le professeur Wolfgang Liebeskind chargé de «l'initier à cette institution » 366
qu'est la Landsgemeinde de Glaris ou encore Gonzague de Reynold:
«l'avais naguère suivi ses cours [d'André Siegfried[ ù !"lcole lihre des
Sciences politiques à Paris et, à Genève, au Bureau d'Études Intemationales
de sir Alfred Zimmem. J'organisai son itinéraire et lui ménageai. aux quatre
coins de la Suisse, des rende:-vous avec nos hommes les plus l;minents.
Il n'y arriva jamais en retard, ne fût-ce que de cinq minutes, ce (jUi pro1·oqua
l'admiration générale. » 367
Le livre, publié d'abord en français par La Baconnière. est envoyé régulière-
ment aux légations. Puis, signe que l'ouvrage répond visiblement aux besoins
diplomatiques, le DPF commande des traductions à Pro Helvetia en allemand.
puis rapidement en anglais et en japonais en 1949 3 r.x. S'il reflète- et conforte-
les valeurs consensuelles d'une culture politique héritée de la «défense
nationale spirituelle » 369 , cet ouvrage est avant tout un moyen de propagande
relativement rusé: la rédaction d'un tel livre, laissée à un écrivain étranger.
désamorce toute accusation de vanité de la part de ses réels commandi-
taires. Lorsqu'il est question d'une traduction en japonais, Naef souligne cet
avantage:
«Le fait que l'auteur soit lill étranger est un avantage certain. » 370
Mais en même temps l'ouvrage de Siegfried, en décrivant la Suisse comme
«une sorte de paradis perdu», renforce 1' image de l'isolement dans lequel
elle se trouve au sortir de la guerre 371 • En tant que «parc national » 17 ~, le pays
aurait su, selon l'académicien, maintenir les acquis politiques et techniques de
la civilisation occidentale pendant le conflit. Si les passages sur la neutralité.

364 En 1938, André Siegfried partiCipe à la réalisation du film de propagande France-USA:

cinq siècles d'histoire: DuBOSCLARD Alain, L'action artistique .... p. 103.


3'5 Selon le ministre suisse à Paris Carl Burckhardt, l'épouse de Siegfried <<est étroitement associée
à ses [de André Siegfried] travaux». Lettre de Burckhardt à Petitpierre, Paris, 28 février 194 7. AFS.
E 2800, 1990/106/16 .
.1 66 Aide-mémoire du DPF, Berne, 25 février 1947. AFS, E 2800, 1990/106/16.
·' 67 BASTIAN Maurice, «Souvenirs 1906-1956 ... »,p. 73.
3•• PV du groupe!, 10 octobre 1949. AFS-PH, E 9510.6, 1991/51/113.

3 60 JosT Hans Ulrich,« Critique historique du consensus helvétique». in À tire d'ailes. Contrihutions

de Hans Ulrich }ost à une histoire critique de la Suisse, Lausanne: Antipodes. 2005. p. 371.
170 PV du groupe 1, 10 octobre 1949. AFS-PH, E 9510.6, 1991/51/113.

371 SIEGFRIED André, La Suisse démocratie-témoin ... , p. 9-13.

372 SIEGFRIED André, La Suisse démocratie-témoin .... p. 211-216.

120
SoRTIE DE <;l'ERR!: ET E:-;TREE E:-; SCÈNE DES DIPLOMATES

que l'auteur n'oublie pas de lier à la solidarité helvétique, collent parfaitement


avec le rôle que la Suisse entend jouer sur la scène internationale. on est tout de
même frappé de voir combien les diplomates suisses se satisfont d'un ouvrage
qui souligne à plusieurs reprises le décalage entre la Suisse et ses voisins.
Le succès de ce livre auprès de la diplomatie culturelle est révélateur d'une
emprise tenace du contlit. dont l'isolement a été une conséquence fondamentale
pour la Suisse et sa représentation d'elle-même.
Pendant une dizaine d'années.cet ouvrage est largement utilisé par la diploma-
tie culturelle helvétique. En 1960 .le secrétaire de Pro Helvetia, Luc Boissonnas,
propose même de traduire l'ouvrage en arabe: il se montre encore très enthou-
siaste face au groupe 1 de la fondation Pro Helvetia:
«Le lil'l<' d'André Siegji"ied "La Suisse, démocratie témoin" s'est révélé être,
depuis des ll11nées. l'une des plus précieuses publications pour la propagande
culturelle helvétique. >>m
Mais, presqu'au même moment, Pierre Micheli, alors ambassadeur à Paris.
émet les premiers doutes sur ce livre qui. certes, a rendu beaucoup de services
à la Suisse, mais qui est incomplet-il manque le volet social et économique-
et devient, avec le temps, «le témoignage d'un aÎné, qui aurait aujourd'hui
85 ans » 174 • À la centrale. cet avis est partagé et lïdée germe de commander
un nouveau livre, écrit par l'économiste et conseiller du gouvernement de
Pierre Mendès France, Alfred Sauvy. II s'agirait. cette fois, de toucher un public
moins conservateur:
«Selon nous, tm ouvrage, dom la rédaction serait confiée à Alfred Sauvy,
aurait un double avantage: non seulemellf il traiterait des sujets laissés
de côté par l'éminent académicien, mais surtout, si La Suisse. démocra-
tie-témoin peut elltretenir les sympathies dont nous jouissons che::. les
conservateurs ou les traditionalistes, un livre signé par un spécialiste
venallf d'w1 wttre bord, pourrait nous assurer celles-qui ne nous sont pas
toujours acquises- de milieux plus progressistes. » 375
Cette tentative de renouvellement n'aboutit pas et le livre, revu et augmenté
en 1969 par Pierre Béguin, connaît encore un long avenir au sein du dispositif
de propagande.
Ainsi la section culturelle, avec l'aide de la Légation de Paris et des orga-
nismes en charge du rayonnement culturel, contribue à façonner l'image
officielle du pays, mais n'a pas les moyens suffisants pour l'exporter. Le DPF
fait montre surtout de sa volonté de contrôler le message émis à l'étranger;
mais il ne peut agir seul. Cette section culturelle, en dépit de son nom, perpétue
surtout 1'action menée par le DPF dans ce domaine depuis les années trente:

173
PV du groupe 1, 30 juin 1960. AFS-PH. E 9510.6, 1991/511115.
174
Lettre de Miche1i à Petitpierre, Paris, 22 juin 1959. AFS. E 2003 (A). 1974/521195.
m Notice du DPF à Petitpierre, Berne. 3 juillet 1959. AFS, E 2003 (A). 1974/52/195.

121
MATIHIEU GILLABERT- 0A~S LES COULISSES DE LA llii'I.O:'\IATIE lTLil lül 1 1 '' 1\\1·

à savoir la prééminence de l'information politique et de la propagande. Sans


moyen et prisonnière d'une conception acquise en période de fortes tensions.
elle ne parvient pas à adapter rapidement la diplomatie culturelle suisse aux
besoins-culturels et politiques-de l'après-guerre. Même si l'on soupçonne une
exagération dans le rôle qu'il dit avoir joué à cette époque. on peut. comme
Bastian, parler d'immobilisme que J'on retrouve d'ailleurs dans d'autres
départements liés à cette problématique :
«Quand j'étais au Département politique fédéral, je n'ai pas craint
d'affronter l'immobilisme du Départemellf de /' lmérieur pour jaire
connaître à l'étranger nos œuvres et nos actil·ités d'ordre culturel. [ ... ]
Ouvrier de la première heure en Suisse, je suis hien ouhlié après trente ans.
C'est normal. Autant en emporte le vent ... »m'
Cette section disparaît avec la réforme du DPF organisée par Arnold Muggli
en 1950. Une partie de son activité, celle de la rédaction des cahiers. sera reprise
par Carl Doka lorsqu'il crée le service de presse de Pro Helvetia. Doka profite
en effet de ces restructurations ainsi que de la création de la fondation pour
affirmer le besoin d'une telle tâche. Celle-ci, selon lui. doit être effectuée par
un organisme non étatique et confiée à des rédacteurs qui pourraient sc mouvoir
dans une «mentalité étrangère» 371 • L'autre partie du travail est reprise par la
nouvelle Division des organisations internationales. Ce n'est qu'en 1959 qu'on
peut à nouveau parler d'un «bureau des affaires culturelles »m. S · i1 est vrai que
l'action du DPF est restée discrète dans l'après-guerre, souvent forcée à coopérer
avec d'autres acteurs du rayonnement culturel, il faut cependant remarquer
le foisonnement des rapports sur la question qui sont rédigés dans la seconde
moitié des années quarante. Ces écrits ne débouchent presque jamais sur des
actions concrètes, mais ils n'en révèlent pas moins J'urgence à développer ce
pan de la diplomatie.

2.1.3 UNE ATTENTION DISSIPÉE À UNE KYRIELLE DE RAPPORTS

La lecture des nombreux rapports qui jalonnent 1'après-guerre au sujet du rayon-


nement culturel réserve deux surprises: d'une part, s'y exprime J'immanquable
différence entre ce qui est proposé et ce qui est effectué sur le terrain; d'autre
part, les propositions se répètent d'un rapport à l'autre, sans qu'il ne soit jamais
fait mention des deux études précédentes. Le sentiment que J'administration
fonctionne de manière kafkaïenne, sans beaucoup de synergie ni de coordination,
se dégage inéluctablement.

376
BASTIAN Maurice, Au fil des ... , p. 59.
377
PV du groupe 1, Zurich, 4 décembre 1950. AFS-PH, E 9510.6, IIJ91/511113. Sur le service de
presse de Pro Helvetia, voir chapitre 1.2.2, p. 90.
178
Voir à ce sujet le chapitre V dans: MILAN!, Pauline, Le diplomate et l'artiste. Construction d'une
politique culturelle suisse à l'étranger ( 1938-1985 ), Neuchâtel : Éditions Al phil, 2013.

122
Mis à part leur impact très limité sur la politique culturelle, ces rapports
présentent les différentes options à disposition et. surtout, ils précisent peu à peu
la problématique de cette politique car celle-ci est encore floue en 1944. Quelles
œuvres culturelles faut-il exporter? Quel organisme doit s'en charger? Quatre
ans plus tare!. le questionnaire sc fait plus précis et porte sur la problématique qui
sera désormais liée au rayonnement de la Suisse: quel est le rôle de l'État dans
la diffusion de la culture'?

LE RAPPORT nE Gumo KEEL, 1944


Guido Kcel. âgé de moins de quarante ans et docteur ès lettres (romanis-
tique)- il convient de le souligner puisque le département est plutôt ouvert à des
carrières de juristes-. est l'architecte interne des nouvelles structures du DPF
pour le rayonnement culturel. À pied d'œuvre depuis la fin de la guerre, il a
accompagné la formation des entités d'Information et Presse et de la section
culturelle. À travers ses rapports. commandités par le nouveau conseiller fédéral
Petitpierre pour répondre aux défis du nouveau contexte international. se révèle
la vision qu ïl essaie de transmettre au Département, sa marque personnelle. Elle
est importante puisqu'elle aura une incidence sur l'avenir de ce secteur. toujours
plus important. de l'activité du DPF.
Durant les cinq années qui suivent le conflit, Keel est appelé à rédiger
plusieurs rapports. En 1944. il en écrit un premier qui répond à l'interpella-
tion du conseiller national socialiste argovien Arthur Schmid sur la propagande
suisse à l'étranger' 79 • Ce texte s'intitule« Rapport sur l'interpellation Schmid à
propos de la propagande suisse par la presse à l'étranger» et prend position sur
les critiques de Schmid:
qu'il existe dans heaucoup de pays une idée erronée de la Suisse sur le
« [ ... ].
fonctionnemellt de l'État, sur notre neutralité, sur notre économie et sur notre
activité culturelle. ».•xo

Selon Keel, le conseiller national se soucie surtout de l'image de la Suisse


-économique, politique et culturelle-dans les pays anglo-saxons, probables
vainqueurs de la guerre. mais aussi les plus critiques, avant même que les armes
ne se taisent, sur les liens entre la Suisse et le 11f Reich. Ancien rédacteur du
Freier Aargauer, Keel entend améliorer l'image du pays grâce à la presse:
il rappelle qu'en ce qui concerne l'économie beaucoup a été fait à l'étranger;
la Confédération a déjà soutenu massivement l'OSEC, l'OCST et même les CFF
par des subventions et par l'aide des légations et des chambres de commerce.
Ces agences nationales ont en outre leurs propres services de presse qui seront.
à n'en pas douter, prêts à relever le défi de l'après-guerre.

17
" Rapport de Guido Keel << Bericht zur Interpellation Schmid über schweizerische Pressepropaganda

imAusland>>,Berne, 18janvier 1944.AFS.E2001 (El.l967/113/346


""Rapport de Guido Keel << Bericht zur Interpellation Schmid über schweizerische Pressepropaganda
imAusland>> .... p. 1.

123
MATIHIEU GILLABERT- DANS LES COULISSES DE LA DIPL0~1ATII' CUI.Il'l<I-1 1 1· Sl"ISSic

Il en va autrement, toujours selon Keel, de la propagande politique et culturelle,


entièrement laissée aux soins de l'État. En ce qui concerne la question strictement
culturelle, ce serait à Pro Helvetia de s'en occuper: créée en partie pour cela avant
la guerre, elle doit suivre son programme basé sur les conférences. le livre. le
théâtre ou encore la musique :
«L'institution existe cependant, elle continue de trm·ailler et dh· que
la situation sera plus favorable, elle sera prête à sortir de son espace
restreint. » 381
Mais la question qui intéresse davantage le DPF. c'est celle de la propa-
gande politique. Keel place les nouvelles tâches à venir pour son département
dans la continuité en rappelant l'histoire de cette propagande commencée avec
la proposition du DPF au Conseil fédéral en 1939'x~. II explique la méthode
utilisée notamment aux États-Unis: discrétion et modestie. C'est encore cc que
conseille un «ami de la Suisse» du temps de la SDN. le journaliste américain
Arthur Sweetzer, en rappelant qu'une propagande trop tapageuse peut provoquer
l'effet contraire de celui escompté. Cette constatation est valable pour la guerre
encore en cours.
Mais-c'est l'avancée majeure de ce rapport-il faut anticiper en préparant
déjà l'après-guerre. Celui-ci se rapproche et nécessite d'autres moyens que ceux
préconisés avant et pendant la guerre:
«La préparation de la position internationale de la Suisse pour l'après-
guerre exige peut-être une nouvelle action de propagande politique. » 3 s 3
Keel propose la réactivation du Bulletin pour l'ù!formation de la presse
étrangère et le renforcement de la collaboration avec les journalistes suisses. Mais
il se trouve que le groupe 1 de Pro Helvetia, dans sa réunion du 7 décembre 1943.
propose aussi d'élargir le champ de la propagande culturelle en faisant également
appel à des journalistes.
La limite entre propagande culturelle et propagande politique est ténue.
Puisque le rayonnement culturel est alors à imaginer, ce champ vierge attire à lui
des organismes aux origines différentes-comme le DPF et Pro Helvetia-dont
les intentions divergent également. L'écrivain et éditeur Hans Zbinden, dont
Keel fait mention dans son rapport comme pour légitimer son propos en matière
culturelle, a beau jeu de comparer le rayonnement culturel à Pégase et d'en
déplorer la servitude lorsqu'il est au service des diplomates et des banquiers:

m Rapport de Guido Keel << Bericht zur Interpellation Schmid über schweizerische Pressepropaganda
im Ausland » ... ,p. 3.
382
Voir p. 98.
'"Rapport de Guido Keel, Berne. 18 janvier 1944. AFS, E 2001 (E). 196711 13/346. p. X.

124
Sol{ Ill·. Dl· <ilî'l{l{l· ET E:\TI{I°F E:\ scf:NI' DES DIPLO~IATES

«Pégase perd ses ailes lorsqu 'il se met à tirer le fiacre des banquiers et des
diplomates. Car auc1111 domaine ne supporte aussi ma/une dégradation que
celui de l'esprit. >>'s-1
Cependant. la métaphore sert à Keel d'écran de fumée. Quelle sera l'attitude
des banquiers ct des diplomates face à la liberté de la création culturelle lorsque
celle-ci ne sera pas conforme à une certaine image de la Suisse? Si Pégase veut
prendre son envol. quelle instance sera susceptible d'exporter une culture qui
ne soit pas dévoyée par des agents extérieurs au champ culturel? Keel tente
de maquiller, avec le fard de la culture. une propagande avant tout politique.
Ce faisant. il embrouille un peu plus le débat.

LE RAPPORT m~· R.-\rMOSD PROBST, 1946


Le rapport du jeune Raymond Probst mérite d'être mentionné car il est le
premier qui dresse 1'inventaire de tous les acteurs potentiellement intéressés
par le rayonnement culturel. Dans sa «Liste des institutions et des organisa-
tions qui s'occupent de la propagande politique de la Suisse à l'étranger», il
repère d'emblée le talon d'Achille de la propagande culturelle suisse, celui de
la coordination:
«En l'absence d'une direction centrale. la propagande politique de la
Suisse à l'étranger a été abandonnée jusqu'à maillfenant à l'initiative
d' orgm1isations pri\·ées et semi-privées. [ ... ] Il est évident qu'une telle
fragmentation de l'information politique à l'étranger au sujet de la nature
de notre État. de son caractère et de sa doctrine diplomatique sera à long
terme préjudicia/Jie. » 3 x5
La coordination est un thème récurrent qui habite tous les échanges entre la
centrale et les légations ainsi que le DFI, au point souvent d'occulter la véritable
problématique, à savoir le contenu, le «rôle» que la Suisse entend jouer sur la
scène internationale dans le domaine de la culture. Mais ce contenu serait défini
surtout par 1' instance qui serait en charge de ce rayonnement, instance qui n'est
pas encore clairement identifiée. Résoudre les problèmes de la coordination et
du contenu à exporter se résume au cas du serpent qui se mord la queue.
Par rapport à Keel. Probst ajoute une composante, celle de la présence
d'acteurs non officiels dans un rayonnement culturel jamais loin, selon le
diplomate, de la propagande politique. Mais Probst se montre beaucoup plus
clair que Keel: la coordination de cette politique doit revenir au DPF. En
répertoriant tous les acteurs, il donne l'impression que toutes les organisations,
y compris Pro Helvetia, forment une nébuleuse d'où seul le DPF émerge 386 •

4
" Rapport de Guido Kcel ... , p. 9. Voir également: ZBINDEN Hans. Kulturwerhung im Aus/and. Bâle.
1943. Ce texte a été rédigé pour le Secrétariat des Suisses à l'étranger de la NSH.
5
" Rapport de Probst. <<Aufstellung der lnstitutionen und Organisationen. die sich mit politischer
Auslandwerbung für die Schweiz befassen >>,Berne, 18 mai 1946. AFS. E 2001 (E). 19671113/346.
'""Rapport de Probst. Berne. 18 mai 1946. AFS. E 2001 (E), 1967/113/346.

125
MATIHIEU GILLABERT- DANS LES COULISSES DE LA DIPL0\1ATIE Cl'Ul"HI·.III· SlïSSI·

C'est au DPF de contrôler le message sortant. forcément politique. D'une


part, Probst considère de manière large le rayonnement culturel en incluant. dans
son inventaire, des organismes économiques (OSEC. OCST. CFF). éducatifs
(IUHEI, Institut fiir Auslandforsclwnf?), culturels (Pro Helvetia. le Secrétariat
des Suisses à l'étranger), médiatiques (Service des ondes courtes. Service de
feuilleton) ainsi que les sociétés bilatérales d'amitiés. D'autre part. le diplomate
considère que le DPF doit être garant du message sur le pays. le<< Stuuts11·esen »,
qui est exporté à l'étranger par toutes ces organisations. En chargeant le DPF
de la coordination, Probst politise également le message de ces organisations
puisque leurs productions seraient désormais liées au pouvoir officiel. Ce rapport
sous forme d'inventaire contribue à préciser la réflexion: sortant de 1'impasse
sur la coordination et le contenu, elle se concentre désormais davantage sur
le rôle de l'État dans l'exportation des représentations culturelles de la Suisse
à l'étranger. En 1948, un second rapport de Keel. rédigé pour la conférence des
ministres, achève de circonscrire le débat.

L'EXPOSÉ DE KEEL AUX MINISTRES, ]948


Nous l'avons vu, les réflexions du DPF et la création d'Information et
Presse interviennent dans un climat international en mutation. Les léga-
tions, observatrices aux avant-postes de ces changements. font part de trois
problèmes récurrents sur les questions de propagande et de rayonnement: le
manque de moyen pour faire connaître la Suisse à 1'étranger; 1' incompréhen-
sion-voire l'hostilité-des autres pays face à l'attitude de la Suisse pendant
la guerre; plus rarement, l'attente qu'il y aurait, en Europe, de pouvoir jouir
de productions culturelles helvétiques. Problèmes donc chez l'émetteur du
message (moyens à disposition), du message lui-même (incompréhensible) et
chez le destinataire (attentes insatisfaites). Il est dès lors évident. pour le DPF.
que la création d'une section pour les questions de propagande à l'étranger
ne suffira pas. Aussi, dès que cette entité voit le jour, son personnel se met à
rassembler des informations venant des légations pour, ensuite, leur délivrer
une feuille de route.
L'enquête débute en septembre 1946: Keel prend une première fois la
parole lors de la conférence des ministres. Il fait alors trois constats: la guerre
a changé les relations internationales et la politique d'information. jusqu'ici
basée sur la discrétion, est devenue beaucoup plus importante; le DPF
-et particulièrement la section Information et Presse- est le seul organe
ad hoc pour la distribution de cette information; enfin, en se basant sur les
constatations de Probst, Keel relève le manque de coordination entre de
nombreux acteurs 387 •

Exposé de Keel à la conférence des ministres, Berne, 6 septembre 1946. AFS, E 2001 (E).
187

1967/113/346.

126
Sotnll'. Dl' !il'I'RRI' FT 1'.:'-:TRI'F l':" SCi:NE DES DIPLOMATES

Trois événements viennent par la suite attiser le débat: !"annonce des


coupes budgétaires de la Confédération dans les crédits de l'information à
l'étranger'xx. le message du Conseil fédéral appelant à faire de Pro Helvetia une
fondation de droit pub! ic en juillet 1948 ct la question pressante de 1'entrée de
la Suisse à !"Unesco. Selon une compilation de Félix Ansermoz. collaborateur
de Keel. les réactions des légations suisses face aux coupes budgétaires dans
les affaires culturelles sont diverses. Elles oscillent entre la compréhension
totale pour cette réduction des coûts-c'est une minorité-et le regret qu'une
telle politique soit entravée alors même qu'elle avait fait des progrès avec la
création d "Information et Presse. Mais toutes regrettent de ne pas pouvoir agir
dans ce domaine:
«Tolites les lettres exprimellf la déception profonde que ressentent nos repré-
sentants à l'idée de rester quasi inactifs dans un domaine où, précisément,
la plupart des alltres pays ril·a/isent d'audace et multiplient les initiatives. » 389
Les discussions ont lieu également en dehors du sérail diplomatique:
certains quotidiens nationaux s ·emparent. entre 1947 et 1948, de la question en
appuyant le plus souvent le renforcement de la propagande à l'étranger. Étrange
controverse où il ne semble pas exister de contradicteur! Au DPF, comme dans
les médias. tout le monde est acquis à la cause: quels sont donc les freins au
développement de cette politique? Le premier accusé est le Conseil fédéral.
II se montrerait trop frileux à dépenser cet argent qui, en comparaison inter-
nationale. reste extrêmement modeste. Le Journal de Genève, sous la plume
d'Olivier Reverdin qui participe activement à cette question, sous-entend que ce
rayonnement culturel doit s'adapter aux premières tensions de la guerre froide:
«Mais n'est-il pas nécessaire de dénoncer la mesquinerie de la Confédération
en tm domaine où/a défense de la civilisation occidentale et de l'humanisme
exigerait d'elle une tout autre attitude? »:190
Dans cet éditorial, Reverdin soutient le rayonnement culturel en tant qu'in-
tellectuel sensible à la question, mais surtout comme libéral qui voit dans
l'isolement de la Suisse une menace pour les relations économiques 391 • En ce
sens, il rejoint la position des diplomates pour lesquels cette politique culturelle
à l'étranger est soumise aux intérêts nationaux, politiques et économiques.

JBR Ces coupes budgétaires yui touchent !"ensemble de !"administration fédérale ont été introduites
par !"arrêté du Conseil fédéral du 20 juin 1947.
'""Notice d' Ansermoz à Keel. Berne, 7 mars 1947. AFS, E 2001 (E), 19671113/346.
'"" Olivier Reverdin rappelle également que la Direction générale des relations culturelles, en
France. a un budget de 15 millions de francs suisses, Je British Council de 60 millions alors que Pro
Helvetia, pour le rayonnement culturel à J'étranger. ne peut prétendre qu'à 100 000 ou 200 000 francs
{sur un total de 500 000 francs). REvERDIN Olivier,<< Pourquoi mettre la lumière sous Je boisseau?»,
Journal de Genève. 30 août 1948. p. 1. La NZZ emboîte Je pas au Journal de Genève en septembre:
<< Unsere kulturellen Beziehungen zum Ausland; Yon den Aufgaben der Stiftung "Pro Helvetia" >>,
in NZZ, n° 195, 19 septembre 1948. p. 5.
191
Sur l'itinéraire de Reverdin, voir notamment: CLAVIEN Alain, Grandeurs et misères ... , p. 245-247.

127
MATTHIEU GILLABERT- 0ANS LES COULISSES DE LA DIPLO:\IATIIo CLILTU<I-1 1.1· '>l !'>SI·

Mais les questions qui divisent touchent surtout au problème de !"étatisation


de la culture, qu'on veut éviter à tout prix. Ceci entraîne. à nouveau. la problé-
matique du contenu que l'on désire exporter. Le dilemme prend forme: soit
on produit de l'information politique sans culture. mais ce sera alors insuffi-
sant si l'on tient compte des problèmes d'image de la Suisse et des attentes
à l'étranger; soit on se lance dans le rayonnement culturel. mais on contre-
vient au principe libéral en privilégiant une culture étatique. Dans le climat
de la« défense nationale spirituelle», les instances dirigeantes n ·ont cu aucun
problème à initier et à soutenir une politique culturelle qui sert la cohésion du
pays et répond aux pressions extérieures. Mais, entre le conflit qui sc termine
et un autre-celui de la guerre froide-qui commence, la question de l'impli-
cation de l'État est sensible. Surtout lorsqu'on sait que le nouvel ennemi. à
l'Est, est justement partisan d'un État omniprésent. C'est dans ces questions
typiques de ce moment charnière que prend place le second exposé de Keel
aux ministres.
En 1948, Keel commence sa conférence en expliquant pourquoi les États s'im-
pliquent désormais davantage dans les relations culturelles: des échanges culturels
libres-à l'image du libre marché-sont impossibles à une époque où les devises
sont rares, la circulation des personnes soumise au régime des visas et celle des
biens souvent contingentée. Aussi, selon Keel, l'État est-il automatiquement
impliqué dans le moindre échange culturel même si celui-ci est privé:

«Même le maintien d'une situation sati.'.jaisallfe des relations culturelles


internationales est devenu un devoir de l'État! »:w 2
Entre la propagande culturelle d'État-le Kulturdirigismus ou le
Kulturbolschewismus-et le système libéral, trois possibilités existent pour
agir dans ce domaine: le ministère d'Information et de Culture déjà présent
dans les États totalitaires avant la guerre et que 1'on reconnaît aisément être,
derrière la description de Keel, la structure adoptée par les pays du bloc
soviétique; la section culturelle, intégrée au ministère des Affaires étrangères
comme en France, qui fait office à la fois d'institution culturelle. d'organe
de propagande et de bureau de coordination avec les acteurs privés; enfin le
troisième type, adapté aux États décentralisés et libéraux, est tout indiqué pour
la Suisse.
Cette solution consiste en une structure hybride à la fois proche des arcanes
du pouvoir et en même temps indépendante. C'est le cas par exemple du
British Council ou de l'Institut suédois, deux organismes abondamment cités
comme exemple à suivre dans la correspondance du DPF. Keel s'attaque ainsi
à la situation de Pro Helvetia qui n'apporte pas satisfaction dans le domaine
du rayonnement culturel et qui, surtout, échappe au contrôle du DPF. Selon
le diplomate, les organismes anglais et suédois fonctionnent, pour l'instant,

192
Exposé de Keel à la conférence des ministres, Berne. 10 septembre 194X. DODIS-7451. p. 4.

128
à l'opposé du système suisse: ils sont sous le contrôle partiel du ministère des
Affaires étrangères qui y délègue des diplomates dans le conseil d'administra-
tion; le budget. bien plus élevé que celui de Pro Helvetia. est également alimenté
par des deniers privés. En Suisse. il n'y a aucun contrôle du DPF et Pro Helvetia
ne reçoit son maigre budget que de la Confédération.
Celle-ci pourtant. depuis 1938. s'engage officiellement dans une politique
culturelle à )'extérieur mais Kecl pose la question de ravenir. dans un contexte
international qui s'est modifié:
«Sommes-nous prhs. d'un poillf de nte purement organisationnel. à remplir
la tâche qu'exige une propagande spi ri welle et culturelle ou une "présence"
à l'étranger? >>''11
La question de la coordination est évidemment reposée: Keel dresse
l'inventaire de Probst en rajoutant toutefois le nouveau et modeste secrétariat
du Don suisse pour raide culturelle à )'Allemagne et à )'Autriche. Ceci
montre que la problématique transversale de raide à la reconstruction-qui va
de la participation économique de la Suisse à la reconstruction dans le cadre
de l'Organisation européenne de coopération économique en passant par les
procédures consulaires de visa-est désormais également prise en compte par
le personnel en charge des questions culturelles. Surtout, Keel s'attarde sur
la question de Pro Helvetia qui est « expressis verbis » l'institution officielle
de la Suisse pour le rayonnement culturel-' 94 et qui vient de se voir attribuer le
statut de fondation. Pour celle-ci. qui doit prendre en charge également la poli-
tique culturelle au niveau national (Kulturwahrung), la promotion culturelle
(Kultunverbung) ne peut être qu'une tâche parmi d'autres, a fortiori avec
un personnel extrêmement restreint. Entre les deux départements fédéraux
concernés, le DFI et le DPF, il faut trouver une instance de coordination et
permettre au DPF de sortir d'un « kulturpolitischen Maquis » 395 : entendons
par là que. depuis la fin de la guerre, le Service information et presse a dû
s'occuper des relations culturelles sans avoir de mandat officiel. Keel appelle
donc à la création d'une interface, une Drehscheibe, liée à un des deux dépar-
tements et chargée de faire circuler J'information, notamment à destination
des légations afin que celles-ci sachent ce qu'il est possible ou non de faire en
matière culturelle.
La proposition reste vague, mais l'avancée majeure de cet exposé est de
considérer que l'État ne peut se dérober complètement en matière de rayon-
nement culturel : si ces paroles n'ont aucun effet direct, elles ont le mérite de
sensibiliser le corps diplomatique à la question. À la fin de son intervention.
Keel présente une sorte de programme de géographie culturelle qui fixe

191 Exposé de Keel. ... p. 9.


194
Exposé de Keel. ... p. Il.
5
'" Exposé de Keel. ... p. 14.

129
MAITHIEU GII.LABERT- DANS LES COULISSES DE LA DIPLO~IAilE Cl'LTl"I<U.II· ~l"ISSI·

les priorités de ce rayonnement: il s'agit d'abord de nourrir les relations cultu-


relles avec les pays voisins et les États-Unis; ensuite. avec toute la prudence
requise, il faut continuer d'avoir des échanges culturels avec les pays du bloc
de l'Est car, depuis que les contacts politiques sont pratiquement coupés. la
culture est tout ce qu'il reste; enfin. dans certains pays comme 1· Inde. la Chine
ou l'Amérique du Sud, la Suisse, sans passé colonial. pourrait sc montrer
plus active.
Ce n'est que dans les dernières lignes que Keel aborde la question du contenu.
Le rapport Lüthy 396 , qu'il mentionne au début. semble l'avoir inspiré. tout
comme le livre phare d'André Siegfried"~ 7 : la Suisse doit agir sur le plan culturel
car elle n'est pas uniquement reconnue pour ses prouesses économiques. mais
également pour son patrimoine culturel et politique. Son rayonnement cultu-
rel devrait donc lui permettre d'être plus que le simple « Nationalpark » que
Siegfried voyait au milieu de l'Europe:
«Peut-être peuvent-ils [les Suisses] faire danmtage lorsqu 'ils mettent à
disposition des peuples un héritage culturel quis 'est maintenu che-;. eu.r. Ne
s'agit-il pas d'un devoir particulier pour cette génération ? Et ne s'agit-il
pas ici fondamentalement de la mission ou de la démission de la Suisse? »wN
En quittant-partiellement-le registre de l'information politique héritée
d'une période de tensions internationales, Keel se positionne en quelque sorte
«après 1' après-guerre»: il entrevoit une certaine autonomisation de la culture
qui sera l'enjeu des décennies suivantes. Si ce n'est encore qu'un discours. on
perçoit que l'influence de la guerre sur la conception des relations culturelles
internationales s'éloigne peu à peu.
La question, au DPF, n'est donc plus de savoir si il faut développer ce
secteur d'activité, mais comment-avec quels moyens institutionnels?-
et pourquoi- quels sont les objectifs?-, sachant qu'il regroupe tant la
propagande que le rayonnement culturel. De nombreuses réactions des
légations et des consulats parviennent à la centrale après l'exposé de Keel.
notamment parce qu'il n'y a pas eu de temps pour une discussion à la fin
de la conférence. Sur la question des moyens, les conseils pleuvent: pour
le consul de Lyon, il faudrait que la Confédération débloque 500 000 francs
qui constitueraient un «excellent placement dont les intérêts, s ·ils n'étaient
pas perçus dans l'immédiat, le seraient certainement à plus ou moins longue
échéance » 399 ; certains, comme Henry Vallotton, défendent l'action de
Pro Helvetia qui protège le rayonnement culturel d'une politisation 400 ; dans le
même registre, on craint, comme le ministre à Rio de Janeiro, un appareil trop

396
Voir p. 131.
397
Sur la confection de l'ouvrage de Siegfried, voir p. 118.
wR Exposé de Keel à la conférence des ministres, Berne, 10 septembre 1948. DODIS-7451, p. 18.
399
Lettre de Henri Charles à Petitpierre, Lyon. 15 octobre 1948.AFS, E 2001 (E). 196711 U/346 .
.wo Lettre de Vallotton à Petitpierre, Stockholm, 19 octobre 1948. AFS, E 2001 (E), 19671113/346.

130
S1 liHII· Ill· 1 ;t FR RI· le r F:-: rRI·.I' I'S sei: SI' DES DIPLO~IATES

grand. rappelant les États totalitaires et «qui sellfirait par trop la propagande
organisée et snichronisée ,,~" • 1

Derrière la question des objectifs apparaît un constat presque unanime: le


rayonnement culturel pratiqué par le sérail diplomatique est au service des
objectifs de la diplomatie. à savoir la défense des intérêts-économiques et poli-
tiques-de la Suisse. Ceux qui soutiennent alors le renforcement de Pro Helvetia,
ou la constitution d ·un nouvel organe indépendant. ne soutiennent pas -du moins
pas encore-un rayonnement culturel autonome. En étant généralement acquise
aux mêmes valeurs. la culture sert ainsi la diplomatie sous le couvert de l'indé-
pendance. cc qui constitue les bases d'une propagande en pays libéral.

QUI SE SOL'\'/1:,\"T Dl' R.·\PI'ORT LüTH)'?

La réflexion sur la mise en place de la politique culturelle à l'étranger amène


également à sc pencher sur le rapport de Herbert Li.ithy. commandé notamment
par le DPF pour faire la lumière sur la nouvelle situation de l'après-guerre.
Li.ithy est une figure qui témoigne de l'émergence de l'expertise pour repenser
une politique publique comme celle du rayonnement culturel.
Le parcours de Lü th y ressemble, en plusieurs points. à celui de Jean Rodolphe
de Salis. comme l'a montré Urs Bitterli~n 2 : il ne fait pas partie du sérail diploma-
tique et n'est pas inséré dans le réseau des intellectuels qui ont porté la politique
culturelle sur les fonds baptismaux en 1938. Durant la guerre. Li.ithy tient une
chronique. la «Kleine Wochenschau ». dans le quotidien St. Galler Tagblatt:
cette activité rappelle les We!tchronik de Jean Rodolphe de Salis. Plus jeune que
lui, il se montre aussi beaucoup plus affecté existentiellement par les événements
qui bouleversent l'Europe. Fédéraliste convaincu. son engagement politique est
davantage marqué: dès 1943. il est actif dans les premiers projets de revues
européennes·'" 1 et. n'ayant pas non plus à assumer. comme de Salis, d'être la
«voix de la Suisse». il dénonce peut-être plus ouvertement les crimes nazis 404 .
Il connaît de l'intérieur l'aire germanophone pour y avoir grandi et l'aire
francophone pour y avoir étudié- il rédige plusieurs ouvrages, dont sa thèse de
doctorat sur l'histoire et 1'actualité françaises 405 -et travaillé comme journaliste.

""' Notice de Charles Red a rd à Keel. Rio de Janeiro. 23 octobre 1948.AFS. E 2001 (E). 1967/113/346.
"'" BrnERI.I Urs. le<lll Rut!oi{I'0/1 Salis .... p. 80-86.
""' GRt',MION Pierre.lntelligence de f'amicmmmmisme .... p. 517.
""" BITTERI.I Urs.Jean Rudolf l'lm Salis .... p. 86.
"'"Les travaux de sa thèse de doctorat. soutenue en 1943. déboucheront près de vingt ans plus tard sur
la publication de deux volumes consacrés aux banquiers protestants en France aux XVI( et X\ïll' siècles:
Un·HY Herbert. La lmnque protestame en France, de la Rémcation de l'Édit de Nallfes à la Révolution.
coll. Affaires et gens d'(!ffaires. no 19. vol. 1 : Dispersion et regroupement ( 1685-1730). 1959; vol. 2:
De la banque aux finances (1730-1794). 1961. Paris: SEVPEN (École pratique des hautes études).
1959-1961. Sur une approche critique de la réalité politique française. voir: LüTHY Herbert. À l'Izeure
de son clocher. Essai sur la France. coll. Liherté de l'esprit. Paris: Calmann-Lévy, 1955. Ce livre est
paru une année plus tôt en allemand chez Europa Verlag (Zurich/Stuttgart/Wien. 1954) sous le titre
Frankreichs Uhren ~ellen anders.

/JI
MATIHIEU GILLABERT- DANS LES COUI.ISSES Df: LA DII'LO~fATIE n:unH·I 11 '>1 I'>SI·

Ses réseaux internationaux, notamment autour de la constitution du Congrès


pour la liberté de la culture (CCF) et de son organe de presse Der MonarW',
témoignent d'une sociabilité et d'une reconnaissance internationales qui lui
confèrent la confiance des autorités. Mais lui-même semble convaincu qu'une
augmentation de la présence des experts dans la vie politique est un bienfait,
notamment pour la construction européenne qui se libérerait ainsi des réflexes
nationalistes. C'est ce que note par exemple Jacques Chapsal dans sa recension
de À l'heure de son clocher. Essai sur la France:
«M. Lüthy a des préférences et il ne les cache pas: il préfère les tl'cluwcrates
aux politiciens, les Européens aux nationalistes; [ ... ] >>~ . 07

On peut aisément imaginer que Lüthy souhaite également. pour la Suisse,


l'émergence d'experts pour les choix politiques: aussi accepte-t-il. en 1946,
la mission confiée par le DPF, Pro Helvetia et J'Institut fiir Auslandforschung
d'écrire un rapport sur la situation du rayonnement culturel dans les États de
l'après-guerre. Le comité directeur de Pro Helvetia débloque une enveloppe
d'environ 2 000 francs au bénéfice de Lüthy, alors jeune docteur en histoire
et journaliste. Il est avant tout chargé de rassembler une documentation sur
les nouveaux outils de relations culturelles d'autres États ct. en particulier,
leurs effets sur la Suisse. On se trouve encore dans un climat de guerre où les
craintes de la propagande étrangère l'emportent largement sur les perspectives
de développer une politique culturelle vers J'extérieur. La métaphore de la
guerre guide d'ailleurs le secrétaire Karl Naef lorsqu'il expose, à la commu-
nauté d~ travail de Pro Helvetia, le phénomène de la recrudescence. dans
chaque Etat, des appareils de propagande culturelle qui sont autant de menaces
pour la Suisse:

«Notre pays sentira l'impact de cette politique. De toute part, les projectiles
!.pirituels pleuvent sur lui. >> 408
Ce climat crispé est peu propice à la prise de distance permise par l'expertise;
ceci explique déjà partiellement pourquoi ce rapport en décalage avec 1'époque,
soulignant les opportunités davantage que les menaces pour la Suisse dans cette
refonte des politiques culturelles, n'a pas marqué la réflexion sur Je rayonne-
ment helvétique.

40
" Le nombre élevé d'articles que Lüthy a livré pour Der Manat puis pour Preul'l!.\' montre son

insertion dans cette sociabilité européenne anticommuniste de J'après-guerre. Selon Pierre


Grémion, Lüthy est, avec Raymond Aron, Je collaborateur Je plus régulier de la revue Preu\•es.
GRÉMION Pierre, Preuves, une revue européenne à Paris, Paris: Juillard, 1989. p. 557. Voir la
bibliographie presque exhaustive de Lü th y: BITIERLI Urs, RIES EN Irène. Herhert Uitllv. site Internet
consacré à Herbert Lüthy, 2005, url: http://www.herbert-luethy.ch.
407
CHAPSAL Jacques, «Lüthy (Herbert)-À J'heure de son clocher: essai sur la France».
Revue française de science politique, vol. 5, n° 4, 1955, recension, p. 898.
408
PV de la séance plénière de PH, Zurich, 1" avril 1946. AFS-PH. E 9510.6. 1991/511123 ·

132
SoR rll·. Ill· (;[ ï'RRic ET ESTREE ES SCÈ~E DES DIPLOMATES

Pour trois raisons. il importe toutefois de se pencher sur le rapport de


Herbert Lüthy bien quïl soit passé presque inaperçu-109. D'abord. cette enquête
a été commandée par quasiment l'ensemble des acteurs du rayonnement
culturel, hormis les organisations économiques. Ensuite, son étude est centrale
car elle circonscrit précisément la nouvelle donne de l'après-guerre pour les
relations culturelles internationales en décrivant, par comparaison internatio-
nale. les différentes politiques de rayonnement culturel. Enfin, le silence lors
de la publication de ce rapport est révélateur de la raideur des institutions face
aux changements préconisés par Lüthy: personne ne discute ce rapport qui
soulève pourtant- peut-être trop'? -les problèmes rencontrés par les nouveaux
architectes de la politique culturelle extérieure.
Après avoir retracé l'historique du questionnement helvétique sur la politique
culturelle extérieure. depuis les initiatives de la NSH et de laSSE. Lüthy mène
sa réflexion selon deux axes. Dans un premier temps. il inventorie ce qui, depuis
l'éclatement du conflit. appartient selon lui à la nébuleuse des contre-propagandes
instituées pour lutter contre les matraquages totalitaires nazis et soviétiques.
Parmi elles, il distingue deux catégories: les «politiques de prestige» remontant
à la période de l'absolutisme. qui sont pratiquées au premier chef par les États
latins, notamment la France: la «publicité culturelle» des pays anglo-saxons qui
considèrent que la propagande économique prime sur l'action civilisatrice. Par
ce raisonnement. il adopte une posture intellectuelle méfiante-détectable chez
quelques intellectuels conservateurs en Europe-à l'égard du martèlement cultu-
rel des États-Unis. C'est ainsi qu'il rejoint les commanditaires de son rapport en
rappelant que :
«L'expansion culturelle est une arme de la politique dans son sens le
plus larRe.» 410
Mais il ajoute immédiatement que cette politique culturelle ne saurait
se concevoir comme un «moyen auxiliaire de la politique journalière»:
le rayonnement culturel ne rapporte pas tout de suite et exactement les fruits
escomptés. Il doit s'appuyer «sur des intentions profondes, historiques d'une
politique nationale à longue échéance » 411 • Deux caractéristiques de la situa-
tion de 1' après-guerre ressortent de cette enquête: les États sont acquis à la
propagande culturelle et entendent l'encadrer en développant leurs ministères

409
Voir également: GtLLABERT Matthieu, «Pro Helvetia sur la scène internationale. Pièce en
quatre actes>>, in HAUSER Claude. SEGER Bruno. TANNER Jakob (éd.), Entre culture et politique.
Pro He/veria de 1939 à 2009. Genève: Slatkine, 2010, p. 85-88.
410
LüTHY Herbert, Politique étrangère d'information ... , p. 8. La version française ne contient que les
chapitres 1- «Introduction>> -et x11- <<Résultats et tendances>> -de la version allemande. Celle-ci est
publiée par Pro Hclvetia au même moment et contient des chapitres détaillés sur les politiques cultu-
relles nationales à l'étranger (dans l'ordre: France, Grande-Bretagne, États-Unis, Italie. Espagne,
Portugal, Pays-Bas, Suède (avec supplément sur le Danemark et la Norvège). Tchécoslovaquie,
Turquie). À noter que l'Allemagne et l'URSS ne figurent pas parmi les cas spécifiquement étudiés
par Lü th y: LüTHY Herbert./11ternationale Kulturwullnformationspolitik ...
411
LüTHY Herbert, Politique étrangère d'information .... p. 9.

133
MATIHIEU GII.LABERT- DANS LES COULISSES DE J.,\ DIPL0~1ATII' Clii.ITRU 1 1· ~1 ISSI·.

de l'information nés pendant la guerre; l'importance croissante de !"opinion


publique force les diplomaties à s'adresser aux masses.
Le deuxième axe de réflexion reprend justement ces constatations pour
les confronter à la réalité helvétique. Reconnaissant que les frontières entre
«propagande culturelle»,« propagande politique» et« politique d ·information»
sont floues, il prône, sans donner de recette précise. une diplomatie culturelle
capable d'éveiller la sympathie et de créer «tm arrière-plan j(t,·orahle pour
toutes les espèces de relations individuelles. »~ 12
La Suisse a d'autant plus intérêt à œuvrer en faveur du rayonnement culturel
qu'elle est un petit pays: outre les retombées potentielles à long terme sur le plan
économique, cette politique est la seule à pouvoir sauvegarder son « mtlmtmnie
culturelle» 413 face aux États qui développent de puissants moyens visant parfois
l'hégémonie.
Ceci induit des relations qui doivent être envisagées sur la longue
durée, loin des clichés qui emprisonnent la Suisse dans une image idyl-
lique. L'image véhiculée du pays doit être aussi proche que possible de la
réalité. À l'image folklorique de la Suisse, Lüthy suggère de substituer celle
d'un pays au carrefour des cultures. Cette idée d'une He/l'elia mediarrix se
retrouve dans certains discours liés au contexte de la<< défense nationale spiri-
tuelle» -elle renforce le particularisme de la Suisse-, mais inspire également
la politique des «bons offices» chère au DPF. C'est en effet cette capacité
supposée à synthétiser des cultures différentes qui rendrait la Suisse particu-
lièrement apte à jouer le rôle de médiateur entre belligérants. Alors que les
critiques de son attitude pendant la guerre pleuvent, il est en effet conseillé
de souligner cette tâche assumée par la Suisse pour deux cents mandats de
représentation d'intérêts étrangers.
Ainsi, cette enquête soutient en quelque sorte l'activité du DPF puisqu'elle
prône également un service d'information au service des intérêts politiques et
économiques tout en soulignant que cela n'est pas suffisant:
«Plus rapides et plus étendus, mais souvent aussi plus supe1:ficiels sont les
effets de la politiaue de presse et d'informations. »~ 14
Si, selon lui, cette politique d'information n'est pas suffisante. c'est parce
que, afin d'expliquer les racines historiques de la neutralité suisse et son attitude
politique issue d'une histoire particulière, il faut un dispositif approprié:
«Tous les éléments fondamentaux qui conditionnent la politique suisse ne
peuvent pas s'expliquer d'une façon improvisée, au jour le jour; ils font partie

412
LüTHY Herbert. Politique étrangère dÏI!formation ... , p. 31.
m LüTHY Herbert. Politique étrangère d'information .... p. 35.
m LüTHY Herbert. Politique étrangère d'information ... , p. 38.

134
du domaine 1... ] de la ··propagande à longue échéance" qui est le propre de
la propagande culturelle fWr opposition à la propagande courante. » 415
Il reconnaît qu ï 1 faut. dans ce domaine particulier de 1ïnfom1ation. savoir faire
preuve de pragmatisme. voire de << cmise!Tatisme ». en développant un message
«par en hus» basé sur des valeurs traditionnelles: ce n'est qu'en faisant appeL
dans le message véhiculé. à des constantes historiques (neutralité, renonciation
à une politique de puissance) que l'on parvient à «fixer définitivement dans
la conscience de l'étranger>> lïmage de soi 41 ~>.
La réception de cc rapport est extrêmement discrète. pour ne pas dire
nulle. Alors quïl avait été commandé. entre autres. par Pro Helvetia. il n'est
presque jamais abordé lors des séances du Conseil de fondation ou du groupe 1.
Tout au plus entrevoit-on. de la part du secrétaire Naef. une simple information
selon laquelle le travail suit son coursm.
Naef mentionne également cette enquête dans un article. paru dans l'annuaire
de la NSH. pour légitimer la création définitive d'une fondation à partir de la
Communauté de travail: selon le secrétaire. le rapport montre que même les
petits pays doivent désormais consacrer des moyens non proportionnels à leur
taille pour le rayonnement culturelm.
Mais l'enquête ne suscite pas de débat plus large. Pas plus qu'elle ne le suscite
parmi les autres commanditaires du rapport que sont le DPF et l'Institut fiir
Auslandforsclwng. Ce n'est qu'une décennie plus tard, en 1956, que Carl Doka
reconnaîtra le mérite de cette étude qui. écrira-t-iL a fourni «des suggestions et
d'importantes indications pour l'élaboration de la deuxième partie du présent
ouvrage>> 4 ").
Trois raisons expliquent la discrétion de cette réception. Premièrement.
une grande partie de son contenu correspond déjà à la dynamique initiée par
Pro Helvetia et. pour les contemporains. certaines propositions vont de soi:
nourrir la scène culturelle intérieure de la Suisse pour ensuite mieux l'exporter;
faire appel à des constantes historiques. Deuxièmement, certaines perspectives
de l'enquête sont visionnaires et ne correspondent pas, selon les commanditaires
du rapport. aux besoins pressants du moment: favoriser la circulation interna-
tionale des personnes. développer un État mécène pour la création artistique et
prêter attention à l'opinion publique dans ce domaine, ce qui n'apparaîtra qu'au
cours de la décennie suivante. En soulignant l'importance de l'action à long
terme sur laquelle rayonnement culturel devrait se fonder. Lüthy bat en brèche

m LüTHY Herbert. Politique étrangère d'information ... , p. 37.


"''LUTH Y Herbert, Politique étrangère d'information .... p. 36.
417
PY du groupe 1. Zurich. 27 mai 1946. AFS-PH. E 9510.6, 1991/51/113.
4
'" NAEF Karl.« Neun Jahre Pro Helvetia >>,p. 166.
41
" Cette deuxième partie est consacrée aux politiques de rayonnement culturel à l'étranger.

Do KA Carl, Les relations culturelles .... p. 16. La version allemande parait trois ans plus tôt aux
Éditions Berichthaus.

/35
MATTHIEU GILLABERT- DANS LES COULISSES DE LA DIPLOMATIE CUI.Tl'RI·.I.I.I· Sl.ISSI·

une approche très utilitariste de la propagande servant les intérêts immédiats


du politique:
«Les résultats de cette propagande ne peuvent donc pas s'él'(t/uer d'après
leur seule utilité immédiate pour la situation diplomatique momentanée
ou le bilan commercial d'un pays; leur effet est à longue f!chéance et très
difficilement calculable. [ ... ] Il faut une certaine réflexion pour saisir qu'il
est possible et important d'agir sur ce qu'on appelle les "impondérables"
de la vie internationale[ ... ] » 420 .
Visionnaire, il l'est également lorsqu'il considère la neutralité non pas
comme une justification de 1'attitude de la Suisse pendant la guerre ou comme
une façade derrière laquelle le politique rêve de s'ancrer confortablement
dans le bloc occidental, mais comme un devoir. Ce manque d'intérêt pour
ces propositions d'ouverture sera stigmatisé à plusieurs reprises par Lüthy. à
cette époque 421 et dans les décennies suivantes. Pour cet historien. la Suisse
a manqué le virage dans ses relations «spirituelles» avec le reste du monde
alors qu'elle est encore le seul pays à détenir des moyens de communication
et d'information :
«Spirituellement, après 1945, le contact trop longtemps rompu entre la
Suisse et le monde extérieur ne s'est pas rétabli. » 422
Troisièmement, il faut mentionner un certain habitus de 1'administration
fédérale, celui de commander des études qui restent inutilisées. Il est d'autant
plus marqué dans le cas de Lü th y qui reste à 1'extérieur des institutions. Les
exemples des multiples rapports internes au DPF sur l'élaboration du rayonne-
ment culturel n'en sont qu'une illustration de plus.
C'est pourtant sous les auspices de la communauté de travail que le rapport
de Lüthy paraît d'abord en allemand sous le titre internationale Kultur und
lnjormationspolitik. Dans une courte préface, Naef remercie Lüthy pour son
travail à la fois d'historien et de journaliste; il était le « bestens qual(fi::.iert»
(lemieux qualifié) pour mener cette étude à bien. Naef conclut sa préface d'une
manière convenue, mais, a posteriori, clairvoyante:
«Il [le rapport] est adéquat pour les membres de la Communauté de travail
de Pro Helvetia et pour tous les offices et les services administratifs qui
s'occupent de la politique culturelle. /lieur permettra de définir les principes
qui doivent guider la propagande culturelle de notre pays. » 421
Sans qu'elles ne soient discutées réellement, les propositions contenues
dans ce rapport esquissent en effet le développement de la politique culturelle

42
"LüTHY Herbert, Politique étrangère d'information ... , p. 44.
421
LÜTHY Herbert,« Europa-Sommer 1945 >>,Du, juillet 1945.
422
LüTHY Herbert, «La Suisse des deux ... »,p. 72.
m LüTHY Herbert, Internationale Kultur und Jnformationspolitik .... p. 3.

/36
St>KIII- Ill- (;t I'KKI' U F~TREE E~ SCI':!'IE DES DIPLO~IATES

au niveau international et pointent du doigt les problèmes récurrents auxquels


elle sera toujours confrontée. Mais les institutions helvétiques ne semblent
encore pas trop s ·en soucier.

LE R,\PPORT BERNOL'LU, 1954


Sept ans plus tard. cette réflexion. parmi les fonctionnaires du DPF, en est
au même point: en témoigne le rapport de Fernand Bernoulli. docteur en lettres
comme son collègue Guido Keel. à la fois suppléant de la nouvelle Division des
organisations internationales et successeur de Bastian au secrétariat de la CNSU.
Ce rapport répond à la demande de la Commission des affaires étrangères du
Conseil national et plus particulièrement du socialiste et éditeur Hans Oprecht
qui désire être davantage informé sur les relations culturelles de la Suisse avec
l'étranger: les parlementaires commencent alors à s'alarmer devant les moyens
dérisoires alloués au rayonnement culturel.
Dans ce cadre. le rapport de Bernouil i ne fait que répéter ce que disait déjà
Keel quelques années plus tôt, passant sous silence le rapport de Lü th y. Une plus
grande partie est dévolue au « Dé,·eloppemel/t de 110s relations culturelles avec
l'étran!{er»: il souligne la différence du budget helvétique par rapport à des
pays apparemment semblables comme le Danemark, les Pays-Bas ou, comme
toujours dans la méthode comparative du DPF. la Suède424 • Bernoulli indique
également le coût d'actions culturelles particulières: un film documentaire
de quinze minutes coûte environ 55 000 francs, tout comme une exposition
d'art «d'une certaine en\'ergure»; l'envoi à l'étranger d'un orchestre coûte
au moins 20 000 francs. Cette partie de l'étude est donc destinée à sensi-
biliser la commission de l'infériorité dans laquelle se trouvent les légations
suisses par rapport à leurs homologues étrangères. La Commission du Conseil
national pour les affaires étrangères décide rapidement, en septembre, de créer
une «sous-commission» chargée spécialement de ce problème 425 • Cette sous-
commission, présidée par le socialiste Hans Oprecht, se réunit pendant une
année sans renouveler fondamentalement la pratique du rayonnement cultu-
rel: elle demandera une meilleure collaboration entre le DPF et Pro Helvetia
en priant la fondation d'inviter un diplomate aux réunions du groupe 1426 •
Dans les objectifs du rayonnement, Bernoulli reste fidèle aux idées
développées dans l'exposé de Keel bien qu'il n'y fasse jamais allusion.

424
On remarque que les 200 000 francs de Pro Helvetia pour l'étranger ne pèsent pas très lourd à
côté des 475 000 francs du Danemark uniquement pour les mêmes dépenses que celles de la fonda-
tion suisse, des 2,8 millions de francs des Pays-Bas et des 750 000 francs du << Svenska Institutet >>
(sans compter les 425 000 francs pour le reste du rayonnement culturel suédois). Rapport de
Bernoulli. Berne. IR mai 1954. DODIS-9127. p. Il.
425
PV de la Commission du Conseil national pour les affaires étrangères, Berne. 15 au
16septemhre 1954.AFS.E3001 (B), 1978/30/82.
42
' PV de la Sous-commission de la Commission du Conseil national pour les affaires étrangères.
12 septembre 1955. AFS. E 3001 (B), 1978/30/82. Cette sous-commission s'est également penchée
sur la question des accords culturels qu'elle ne parvient pas à trancher: voir p. 438.

137
MATTHIEU GILLABERT- DANS LES COULISSES DE LA DIPLO~IATII' Cl'I.Tl'RI·.lll· ~l'ISSI·

D'une part, il réaffirme que les relations culturelles internationales se sont


développées à tel point que l'État ne peut s'en désengager. D'autre part. il
appelle à augmenter le budget de Pro Helvetia. Pourquoi'? Il s'agit avant tout
«d'intensifier la propagande culturelle» car« l'expansion culturelle est de\·e-
nue une réalité politique» et, surtout, «l'expansion culturelle peut rendre
des services à la propagande économique et touristique » 427 . Le rayonne-
ment culturel est donc toujours considéré comme un auxiliaire de la défense
des intérêts économiques de la Suisse: cela va de soi, selon le diplomate.
Car les objectifs sont en fait peu discutés; les questions de coordination et de
moyens priment. Mais des signes montrent que le DPF n ·a pas encore trouvé
la formule définitive. Dans une notice de Petitpierre à ses collaborateurs par
exemple, on peut lire:
«l'ai l'intention de revoir tout le problème de nos relations culturelles m•ec
l'étranger. » 42R

2.2 L'ENTRÉE DE LA SUISSE À L'UNESCO:


LE DÉFI DU MULTILATÉRALISME CULTUREL

Les dix ans qui suivent la guerre sont également caractérisés par la crois-
sance rapide de la dimension multilatérale des relations internationales.
L'Unesco représente évidemment le cœur de ce dispositif dans le domaine
culturel. Son champ d'action s'est nettement diversifié en comparaison
avec les activités de la «Société des Esprits», expression de Paul Valéry 429
pour caractériser 1'ancien IICI, disparu dans les chamboulements de la fin
du conflit.
Les débuts de 1'Unesco ont lieu en parallèle avec ceux de 1'ONU. Dès 1942,
les ministres de l'éducation des gouvernements alliés se réunissent à Londres
pour jeter les bases d'une future organisation qui prendra le relais et augmentera
le champ d'action de l'IICI, structure liée à la SDN. L'Unesco naît officielle-
ment le 4 novembre 1946. Ses objectifs, en réponse au conflit qui vient de se
terminer, se concentrent sur 1' instauration de la paix par la compréhension
mutuelle: l'éducation y joue donc, dès le début, un rôle de premier plan. Mais
l'action ambitieuse de l'organisation est entravée par les lignes de fractures
qui marquent la scène internationale de l'après-guerre: tensions politiques
Est-Ouest en dépit de 1'entrée tardive de 1'URSS en 1954; conflit latent sur la
nature de l'organisation entre un clan latin emmené par la France et un clan

427 Rapport de Bernoulli, Berne, 18 mai 1954. DODIS-9127, p. Il.


428 Notice de Petitpierre, Berne, Il février 1959. AFS, E 2003 (A). 1974/521193.
429 MAUREL Chloé, L'Unesco de 1945 à 1974, thèse de doctorat, École doctorale d'histoire de Paris I.

2005, p. 32.

138
anglo-saxon qui place ù la tête de !"Unesco le Britannique Julian Huxley 430 : les
premiers penchent pour une continuation peu ou prou de l"IICI; les seconds
entendent s ·adresser aux masses et mettre 1" accent davantage sur la science et
1'éducation.
Pour les autorités helvétiqucs.l"entrée de la Suisse en 1949 relève à la fois de
préoccupations internes liées à la réorganisation de la diplomatie culturelle au
sein du DPF ct d'une stratégie pour positionner le pays dans la nouvelle donne
internationale issue de la guerre.
De son point de vue .le DPF entrevoit de nouvelles perspectives. La présence de
la Suisse dans !"enceinte de !"Unesco conférerait aux diplomates un monopole sur
cette forme de relations culturelles: tant les délégations suisses aux Conférences
générales que la constitution d'une commission nationale tomberaient dans
l'escarcelle de la diplomatie helvétique. Cette situation nouvelle renforce
la concurrence entre Pro Helvetia et le DPF. Ces tensions sont accentuées par
la formation de la Commission nationale suisse pour !"Unesco (CNSU). dont le
secrétariat est logé au DPF. La CNSU doit rassembler toutes les organisations
culturelles du pays ct relayer auprès d'elles les décisions et les concepts élaborés
par l'Unesco. Ce nouvel instrument donne au DPF le moyen inespéré d'être une
courroie de transmission entre le petit monde culturel de la Suisse et le vaste
monde: une tâche alors âprement revendiquée par la fondation qui fonctionne
également comme interface entre la Kultunmlmmg et la Kultwwerbung.
La question de !"entrée à !"Unesco intervient dans le débat, d'allure un peu
byzantine. qui habite alors les penseurs de la politique étrangère helvétique sur la
différenciation entre technique et politique pour caractériser les nouvelles organi-
sations internationales411 . La Suisse a le droit de participer à une organisation qui
revendique des objectifs techniques. mais la neutralité lui interdit d'entrer dans
des organisations à buts politiques412 • Le débat est brûlant pour !"entrée à l'ONU,
mais aussi dans toutes les organisations qui lui sont affiliées. C'est donc le cas
également-et surtout-de !"Unesco: les frontières entre politique et culture sont
en effet très floues; une simple participation technique est difficilement imagi-
nable. L'objectif suprême de l'Unesco n ·est-il pas foncièrement politique puisqu'il
consiste ni plus ni moins à supprimer les guerres grâce à la compréhension
mutuelle entre les peuples? L'Unesco est donc bien un défi lancé à cette diplomatie
culturelle en pleine construction.

'"' Julian Huxley (directeur de 1946 à 1948) soutient davantage le programme britannique en
insufflant un esprit positiviste marqué à l'Unesco: certains de ses projets, notamment ceux qui
touchent à la «psycho-génétique, ont été vivement critiqués. MAUREL Chloé, L'Unesco de 1945 ....
p. 50- 53. Son successeur. le Mexicain francophile Jaime Torres Bodel (directeur de 1958 à 1952).
se préoccupe davantage de culture avec l'espoir pour l'Unesco qu'elle soit l'organisation qui porte
une culture mondiale unifiée. BLIHRLE Iris Julia. La France et l'Unesco de /945 à 1958. mémoire de
licence, Institut d'études politiques de Paris. 2006, p. 32-37.
411
FANZUN Jon Albert, Die Gren::.en der Newralitiit: Schwei::.erische Menschenrechtspolitik im
KaltenKrieM. Zurich: NZZ Yerlag. 2005. p. 57.
"'FISCHER Thomas. Die Gren::.en der Neutralitiit .... p. 51.

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