Vous êtes sur la page 1sur 60

MATIHIEU G!LLABERT- DA1"S LES COULISSES DE 1.,\ DIPI.O~IAIW Clî.

lnll·lll ',lî'i'l·

D'une part, il réaffirme que les relations culturelles internationales se sont


développées à tel point que l'État ne peut s'en désengager. D'autre part. il
appelle à augmenter le budget de Pro Helvetia. Pourquoi'? Il s'agit avant tout
«d'intensifier la propagande culturelle» car<< l'expansion culturelle est de\·e-
nue une réalité politique» et, surtout. <<l'expansion culturelle peut rendre
des services à la propagande économique et touristique ,,~è". Le rayonne-
ment culturel est donc toujours considéré comme un auxiliaire de la défense
des intérêts économiques de la Suisse: cela va de soi. selon le diplomate.
Car les objectifs sont en fait peu discutés; les questions de coordination et de
moyens priment. Mais des signes montrent que le DPF n· a pas encore trouvé
la formule définitive. Dans une notice de Petitpierre à ses collaborateurs par
exemple, on peut lire:
«J'ai l'intention de revoir tout le problème de nos relations culturelles m·ec
l'étranger. »~ 28

2.2 L'ENTRÉE DE LA SUISSE À L'UNESCO:


LE DÉFI DU MULTILATÉRALISME CULTUREL

Les dix ans qui suivent la guerre sont également caractérisés par la crois-
sance rapide de la dimension multilatérale des relations internationales.
L'Unesco représente évidemment le cœur de ce dispositif dans Je domaine
culturel. Son champ d'action s'est nettement diversifié en comparaison
avec les activités de la «Société des Esprits», expression de Paul Valéry~ 29
pour caractériser l'ancien IICI, disparu dans les chamboulements de la fin
du conflit.
Les débuts de l'Unesco ont lieu en parallèle avec ceux de l'ONU. Dès 1942,
les ministres de l'éducation des gouvernements alliés se réunissent à Londres
pour jeter les bases d'une future organisation qui prendra le relais et augmentera
le champ d'action de l'IICI, structure liée à la SDN. L'Unesco naît officielle-
ment le 4 novembre 1946. Ses objectifs, en réponse au conflit qui vient de se
terminer, se concentrent sur l'instauration de la paix par la compréhension
mutuelle: l'éducation y joue donc, dès le début, un rôle de premier plan. Mais
1'action ambitieuse de 1'organisation est entravée par les 1ignes de fractures
qui marquent la scène internationale de l'après-guerre: tensions politiques
Est-Ouest en dépit de l'entrée tardive de l'URSS en 1954; conflit latent sur la
nature de l'organisation entre un clan latin emmené par la France et un clan

427
Rapport de Bernoulli, Berne, 18 mai 1954. DODIS-9127, p. Il.
428
Notice de Petitpierre, Berne, Il février 1959. AFS, E 2003 (A). 1974/52/193.
m MAUREL Chloé, L'Unesco de /945 à 1974, thèse de doctorat, École doctorale d'histoire de Paris I.
2005, p. 32.

/38
anglo-saxon qui place ü la tête de l"Unesco le Britannique Julian Huxley-130 : les
premiers penchent pour une continuation peu ou prou de I'IICI; les seconds
entendent s'adresser aux masses et mettre l"accent davantage sur la science et
1'éducation.
Pour les autorités helvétiques. rentrée de la Suisse en 1949 relève à la fois de
préoccupations internes liées ü la réorganisation de la diplomatie culturelle au
sein du DPF ct d'une stratégie pour positionner le pays dans la nouvelle donne
internationale issue de la guerre.
De son point de vue. le DPF entrevoit de nouvelles perspectives. La présence de
la Suisse dans l'enceinte de l'Unesco contërerait aux diplomates un monopole sur
cette forme de relations culturelles: tant les délégations suisses aux Conférences
générales que la constitution d'une commission nationale tomberaient dans
l'escarcelle de la diplomatie helvétique. Cette situation nouvelle renforce
la concurrence entre Pro Helvetia ct le DPF. Ces tensions sont accentuées par
la formation de la Commission nationale suisse pour l'Unesco (CNSU). dont le
secrétariat est logé au DPF. La CNSU doit rassembler toutes les organisations
culturelles du pays ct relayer auprès d'elles les décisions et les concepts élaborés
par l'Unesco. Ce nouvel instrument donne au DPF le moyen inespéré d'être une
courroie de transmission entre le petit monde culturel de la Suisse et le vaste
monde: une tâche alors âprement revendiquée par la fondation qui fonctionne
également comme interface entre la Kultunmllmng et la Kulturwerbung.
La question de l'entrée ü l'Unesco intervient dans le débat, d'allure un peu
byzantine, qui habite alors les penseurs de la politique étrangère helvétique sur la
différenciation entre technique et politique pour caractériser les nouvelles organi-
sations internationales~' 1 • La Suisse a le droit de participer à une organisation qui
revendique des objectifs techniques. mais la neutralité lui interdit d'entrer dans
des organisations à buts politiques~' 2 • Le débat est brûlant pour l'entrée à 1'ONU.
mais aussi dans toutes les organisations qui lui sont affiliées. C'est donc le cas
également-et surtout-de l'Unesco: les frontières entre politique et culture sont
en effet très floues; une simple participation technique est difficilement imagi-
nable. L'objectif suprême de )'Unesco n ·est-il pas foncièrement politique puisqu ·il
consiste ni plus ni moins à supprimer les guerres grâce à la compréhension
mutuelle entre les peuples'? L'Unesco est donc bien un défi lancé à cette diplomatie
culturelle en pleine construction.

4
'" Julian Huxley (directeur de 1946 à 1948) soutient davantage le programme britannique en

insufflant un esprit positiviste marqué à l'Unesco: certains de ses projets. notamment ceux qui
touchent à la "psycho-génétique, ont été vivement critiqués. MAUR EL Chloé. L'Unesco de 1945 ...•
p. 50- 53. Son successeur. le Mexicain francophile Jaime Torres Bodel (directeur de 1958 à 1952).
se préoccupe davantage de culture avec l'espoir pour l'Unesco qu'elle soit l'organisation qui porte
une culture mondiale unifiée. Bi:J-IRU' Iris Julia. La France et l'Unesco de 1945 à 1958. mémoire de
licence,lnstitut d'études politiques de Paris. 2006. p. 32-37.
4
" FANZliN Jon Albert. Die Gren::.en der Newralitiit; Schll'ei::.erische Memchenrechtspolitik im
KaltenKrieg, Zurich: NZZ Yerlag. 2005. p. 57.
•-" FlsCHI:R Thomas. Die Gren::.en der Newralitiit .... p. 51.

139
MAn'HIEü GJLLABERT- DANS LES couussEs DE LA DIPI.O~IArii' ct'ITt'RU 1 1- st I">SL

2.2.1 DE L'IICI À L'UNESCO:


ADAPTATION AU NOUVEL ESPACE CULTUREL MULTILATÉRAL

Pour les dirigeants de l'Unesco, I'IICI représente à la fois un enracine-


ment-plusieurs fonctionnaires de la nouvelle organisation sont des anciens
collaborateurs de l'II CI -et un contre-modèle: les nouvelles instances dirigeantes
fustigent les compromissions de l'IICI avec les régimes fascistes: elles souhai-
tent aussi agir davantage dans le domaine de l'éducation ct quitter les cercles
élitaires qui formaient I'IICI. Ce sont les puissances anglo-saxonnes qui parvien-
nent à infléchir l'action de l'Unesco dans des domaines plus scientifiques et
davantage vers les massesm.

LA NOSTALGIE DE L'IIC/ ET LE SCEPTICISME DE PRo HELVETJ,\

Pro Helvetia, en passe alors de devenir une fondation, se montre au début


sceptique quant à l'intérêt pour la Suisse d'adhérer à l'Unesco. Deux facteurs
expliquent ces réticences. D'une part, l'Unesco, par rapport à IïiCI. marque
une sorte de rupture. Les dimensions extra-européennes, les objectifs pacifistes
et le renouvellement du personnel montrent que le monde de l'après-guerre
a changé. D'autre part, la création des commissions nationales fait de l'Unesco
un facteur déstabilisant dans le paysage institutionnel de la politique culturelle.
Par le biais de la CNSU, l'organisation s'invite en effet dans la structuration
de la politique culturelle helvétique. Si l'on songe, en Suisse, aux difflcultés
de la Confédération à s'arroger quelques prérogatives culturelles contre le
monopole cantonal, l'arrivée d'un niveau transnational supplémentaire est
considérée de facto comme un élément perturbateur. Pour nombre de membres
de Pro Helvetia, l'Unesco constitue une concurrence malvenue.
Tant parmi les milieux diplomatiques que culturels, une certaine nostalgie
règne à propos de l'IICI. On l'idéalise peut-être d'autant plus qu'il n'existe
définitivement plus et que le futur est des plus incertains. Camille Gorgé par
exemple, ministre de Suisse à Ankara, pense un peu naïvement que si I'IICI
avait survécu à la guerre, la question du rayonnement culturel de la Suisse serait
réglée. Lorsque Guido Keel mène son enquête auprès des diplomates en poste,
Gorgé donne son avis sur 1'IICI:

«Cette lacune dans l'organisation de notre vie culturelle, Jwus avons failli
la combler dans les temps prometteurs de la Société des Nations en créant
cette "Commission suisse de coopération intellectuelle" dans laquelle
toutes les associations en rapport avec notre culture [ ... ] et à laquelle son
président, M. Gonzague de Reynold, avait voué tout son cœur et toute son
intelligence.» 434

m MAUREL Chloé, L'Unesco de 1945 ... , p. 63-67.


434
Lettre de Gorgé à Keel, Ankara, 20 janvier 1948. AFS, E 2001 (E). 19671113/346.

140

j
S<liHII· Ill· (;lJ·RRI· 1-.1 !':'>TRI+ 1':'> Sl'I0:-IF DFS DII'LO~IATES

Cette nostalgie est plutôt à mettre sur le compte d'une fébrilité face
à la nouveauté: l"Unesco. qui prend le relais de l"IICI dans le domaine
de la coopération culturelle. reconfigure considérablement les relations
auxquelles était habituée la Suisse jusque-là. Mais face aux nouveaux défis
-développement des relations culturelles et. surtout. accroissement des
besoins éducatifs-. l"IICI n'aurait pas répondu aux exigences du moment.
Au milieu des années cinquante. Bernard Barbey. alors membre de la CNSU
et représentant Je la Suisse à l"Unesco. explique dans un rapport à la centrale
qu'il est granJ temps Je tourner le dos à la réalité des relations culturelles
internationales Je !"avant-guerre:
«La délégation suisse se rend compte de 1Ïll!erdépendance des problèmes
à l'échelle llWIIlliale [ ... 1. C'est pourquoi la formule de l'ancien institut de
coopération intellectuelle. qui était j(mdé sur une primalllé des valeurs
européennes ou occidentales, ne répondrait plus au besoin du monde contem-
porain. Il est permis de le regretter. en 1111 sens. Mais ce regrets 'efface si la
découverte d'un champ plus l'aste. oit ces mêmes valeurs entreront demain en
compétition. leur donne un essor auquel nous risquons de ne plus croire. » 435
Ce rapport montre. en creux. que tout le monde n'est peut-être pas convaincu
de ces changements et que 1" IICI a marqué positivement une génération de
diplomates et d'intellectuels.
Dans son rapport sur !"opportunité pour la Suisse d'entrer à l'Unesco.
Jean Rodolphe de Salis accorde une grande attention à dresser la liste des gains
et des pertes amenés par la nouvelle organisation par rapport à l'IICI, signe de
l'importance que revêt cet institut. Si de Salis voit une continuité indéniable,
il aime à souligner les différences fondamentales: les États sont davantage
impliqués dans l'Unesco puisque ce n'est plus uniquement l'organe central qui
nomme les membres; le poids de la France et de l'Europe en général est considé-
rablement affaibli; l'Unesco est davantage indépendant de l'ONU que ne l'était
l'IICI de la SDN. En bref. l'Unesco constitue une organisation sui generis 436 •
Pour de Salis. les avantages de l'Unesco sur l'IICI l'emportent donc largement
sur les inconvénients. Mais la conséquence d'une adhésion exige également une
implication plus importante de la Confédération sur cette scène multilatérale.
Avant l'adhésion à l'Unesco. la Suisse vit un passage de témoin.
Gonzague de Reynold, un des architectes de la «défense nationale spirituelle»,
disparaît de la scène; Jean Piaget devient alors le premier interlocuteur suisse
avant que le pays n'entre officiellement dans l'organisation. D'après le rapport de
Jean Rodolphe de Salis. c'est Piaget lui-même qui a fait en sorte que la Suisse soit
présente à 1' Unesco. Pour le psychologue, tous les feux sont au vert pour qu'il soit

415
Rapport de Barbey. Paris. janvier 1957. AFS-CNSU. E 9500.1. 1970/222/1.
410
<<Rapport présenté à M. le Conseiller fédéral M. Petitpierre Chef du Département politique
fédéral par Jean-R. de Salis Professeur à l'École polytechnique fédérale». Brunegg. 26 avril 1947.
ALS. Fonds Salis. Schachtel 145. C-2-c/1.

141
MATTHIEU GILLABERT ·DANS LES COULISSES DE LA DIPLO~I,\TIE Cl'LITRU Il· 'l'l''l·

une figure centrale lors des premiers pas de la Suisse dans cette organisation: son
intérêt personnel est évident puisque, en tant que directeur du Bureau international
de l'éducation depuis 1926, il lui faut collaborer avec 1'Unesco tout en protégeant
le bureau genevois du risque d'être absorbé par cette organisation.
Les membres de Pro Helvetia, quant à eux. se reconnaissent beaucoup
moins dans cette configuration. Avec la perspective de la constitution d'une
commission nationale qui pourrait lui faire de l'ombre, la future fondation se
montre réticente à une adhésion suisse. La CNSU. dont le secrétariat serait
abrité par le DPF, renforcerait en effet les rivalités. Celles-ci sc situent à deux
niveaux: celui des organismes eux-mêmes- Pro Helvetia ct CNS U- et celui
du gouvernement où deux conseillers fédéraux-Etter au DFI et Petitpierre au
DPF-s'occupent du même dossier des relations culturelles internationales.
En 1947, Arnold Lau se rend à une conférence organisée par la Société
suisse pour les Nations Unies où Jean Rodolphe de Salis et Eduard Fueter
présentent l'Unesco. André de Blonay, chargé des relations extérieures à
l'Unesco et d'origine suisse, est également présent devant un parterre acquis
à la cause. À son retour devant le groupe 1, Latt ne paraît pas convaincu:
selon lui, les Européens sont sceptiques vis-à-vis de cette nouvelle organisation
et, surtout, une adhésion suisse entraînerait des coûts. peut-être au détriment
de Pro Helvetia·137 • Mais c'est l'année suivante que la question devient plus
brûlante: la question passe devant les Chambres fédérales alors yue la Suisse
s'en tient encore à un rôle d'observatrice lors de la Conférence générale de
l'Unesco à Beyrouth.
Durant 1'automne 1948, Eduard Fueter, membre du groupe 1 et directeur de
1'/nstitutfiir Auslandforschwzg, esquisse aux membres de Pro Helvetia les traits
de la nouvelle organisation et dresse une liste des inconvénients d'une entrée de
la Suisse pour la communauté de travail. Il est lui-même partisan d'une adhésion
rapide à l'Unesco. La participation helvétique marquera même, selon Fueter,
le début d'une nouvelle époque:
«La collaboration avec l'Unesco peut avoir d'importantes conséquences
pour notre vie culturelle et marquer l'avènement d'une ère nouvelle. » 41 x
Sur une trentaine de pages, Fueter mentionne les racines de l'Unesco, qui
plongent à la fois dans l'humanisme chrétien et le socialisme pacifiste, et les
différents domaines d'action de l'organisation: reconstruction, relations cultu-
relles, échanges scientifiques. Il bat en brèche les critiques récurrentes contre
une bureaucratisation excessive et un cosmopolitisme abstrait: pour Fueter, à
l'heure d'une lnternationalitiit (internationalisation) de l'art et des sciences,
une telle organisation est nécessaire et, contrairement à lïiCI, elle s'ancre

m PV du groupe 1, Zurich, 14 avril 1947. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51/113 .


•,. Exposé de Fueter lors de la discussion <<Die Schweiz und die Unesco», rapport d'activité de
ProHelvetia.Zurich.ISseptembre 1948.AFS.E3001 (8).10001731/53.

142
So~lll·. Ill· lilî·~~l· 1-.1 i'~T~I+ l'~ SCI0 ~E DES DIPLOMATES

davantage dans la vic culturelle des États membres. Il est dès lors plus raison-
nable de lutter contre un excès de bureaucratisation que de renoncer à un
organisme si précieux. Après cet éloge. il se penche sur les problèmes qu'en-
traînerait une adhésion de la Suisse: en plus des crises qui ne manqueront
pas de marquer !"Unesco à !"avenir. il y a le risque d'un éparpillement des
forces-institutionnelles et linancières-avec la création d'une commission
nationale. comme le demandent les statuts de !"organisation. C'est la question
qu'attendent. sans doute. les membres de Pro Helvetia:
«La création d'une commission nationale suisse composée, selon/es prévisions,
de 30-50 memhres pose la cfuestùm de son rapport m·ec "Pro Heh·etia ". » 4 .w
Certaines voix se sont déjà exprimées pour une fusion de la commission
nationale et de Pro Hclvetia: selon Fueter. ce sont des questions financières qui
sont à l'origine de cette idée 440 . L'idée d'un secrétariat commun étant égale-
ment à bannir. il reste les options suivantes: échanges des procès-verbaux.
nomination de deux personnes qui soient membres des deux organisations à la
fois pour faire la liaison. rédaction d'un règlement qui partage clairement les
tâches. Mais Fueter indique également que si la Confédération décide de parti-
ciper à raison de 700 000 francs au budget de l'Unesco, il serait normal que
Pro Helvetia. en tant qu'institution nationale pour la culture. reçoive au moins
autant. Coordination avec la nouvelle commission et égalité de traitement
sont finalement les revendications de Pro Helvetia auprès du Conseil fédéral.
Les membres de Pro Helvetia qui prennent la parole à la suite de Fueter sont
loin de partager son enthousiasme. Le secrétaire Karl Naef est sceptique: la
Suisse aurait peu à gagner à une adhésion. Pour le professeur Charly Clerc.
l'Unesco n ·est rien moins qu'une «immense absurdité» tant les buts de cette
organisation sont vagues: la Suisse devrait s'abstenir de contribuer à ce
«jeu stérile». Carl Do ka concède également qu'il n'a pas une meilleure opinion
de l'Unesco que Charly Clerc 441 •
Alors que la séance s'achève sur cette note très critique envers la nouvelle
organisation. la discussion reprend. un mois plus tard, au Conseil de fondation.
Malgré ses réticences manifestes. celui-ci reprend les propositions de Fueter, à
savoir que des membres de Pro Helvetia puissent participer aux travaux d'une
éventuelle commission nationale et que le budget de la future fondation soit au
moins équivalent à la somme versée à l'Unesco. Cet appel est relayé, l'année
suivante, par le secrétaire Karl Naef dans l'Annuaire de la NSH442 • La première
moitié des années cinquante constitue donc une phase d'adaptation entre

410
Exposé de Fueter lors de la discussion
4411
C'est par exemple l'avis du ministre à Washington Karl Bruggmann qui verrait d'un bon œil que
la CNSU s'occupe du rayonnement culturel de la Suisse et que Pro Helvetia en soit l'exécutant.
Lettre de Bruggmann à Keel. Washington. 2 décembre 1948. AFS, E 2001 (E). 1967/113/346.
441
Rapport d'activité de Pro Helvetia. Zurich. 15 septembre 1948. AFS. E 3001 (8). 1000/731/53.
442
NAEI' Karl,« Neun Jahre Pro Helvetia ... >>,p. 168.

143
MATTHIEU GILLABERT- DANS LES COULISSES DE LA DIPLOMATIE Clii.Tl'IU:LLE Sl'JSSJ·.

Pro Helvetia et la CNSU: c'est la pratique qui délimite les tâches. En 1955. le
DPF, qui abrite le secrétariat de la CNSU, et le DFI. département de tutelle de
Pro Helvetia, se mettent d'accord pour limiter le champ d'action de la CNSU
à ce qui concerne spécifiquement l'Unesco44 '.

MONDE POLIT/CO•DIPLOMATIQUE ACQUIS À L'UNESCO ...


ET L'UNESCO ACQUISE À LA SUISSE

Les doutes de Pro Helvetia sur l'entrée de la Suisse à l'Unesco. nés surtout
de la crainte de perdre le monopole des relations culturelles internationales.
ne sont pas partagés par le monde politique. Le 6 décembre 1946. le Conseil
fédéral dépose une demande d'adhésion à l'Unesco auprès du Conseil
exécutiF. Au sein de cette organisation, qui fonctionne effectivement depuis
le 4 novembre 1946, tous les feux sont au vert pour une entrée rapide de la
Suisse. Ainsi, Jean Rodolphe de Salis, alors observateur de la Suisse et chargé
par Max Petitpierre de transmettre la demande helvétique pour entrer dans
1'organisation, se montre très rassurant:
«L'impression générale qui se dégage de l'initiative que le Conseilfédéral a
prise en vue de demander l'admission de la Suisse à l'UNESCO est que cette
affaire est bien engagée. [... ]Au cours des trois semaines que j'ai passées
[ ... ]à la Conférence généra/ede l'UNESCO à Paris,je n'ai pas pu découl'rir
une ombre dans les dispositions des personnalités internationales que j'y
rencontrais à l'égard de notre pa.vs. » 445
Cet engagement politique conforte l'attitude de la diplomatie suisse face
au système multilatéral. Les principales options dans ce domaine ont en fait
été prises dès avant le conflit. Lorsque la Suisse manifeste son désir d'un
retour à une neutralité intégrale en 1938, plusieurs diplomates rappellent que
la solidarité et la coopération doivent constituer le pendant de la neutralité 446 •
La coopération culturelle s'est développée durant l'entre-deux-guerres. mais
devient un défi insurmontable lorsque les rapports internationaux se tendent à
la veille du conflit mondial: jusqu'en 1945, la question est donc temporaire-
ment écartée. Mais face à la création des nouvelles organisations multilatérales,
le problème revient au galop avec son lot d'hésitations, notamment en ce qui
concerne l'entrée à l'ONU. La neutralité est devenue une valeur cardinale, dont
beaucoup considèrent alors qu'elle a presque à elle seule sauvé le pays. Pour
la préserver, la Confédération développe la distinction, «fermement affirmée

443 Avec un budget de 40 000 francs annuels, les possibilités de la CNSU sont de facto limitées, si
l'on pense que les 500 000 francs annuels de Pro Helvetia pour son activité à l'étranger sont consi-
dérés comme insuffisants. PV de la Commission du Conseil national pour les affaires étrangères,
Berne, 24 novembre 1955. DODIS-12197 .
..... "La Suisse à l'Unesco>>, Gaz.ette de Lausanne, 7 décembre 1946, p. 12.
44 ' Lettre de Salis à Petitpierre, Zurich, JO décembre 1946. ALS, Fonds Salis, Schachtel 146. C-2-c/3.

446
Voir p. 98.

144
dans les discours er les écrits officiels >>~~ 7 • entre coopération politique et coopé-
ration technique. Chaque adhésion à une organisation supranationale est ainsi
soupesée à cette aune. Il faut ajouter que ces hésitations helvétiques-c'est le
cas face à l'ONU-sont également liées à la fin d'un certain idéalisme issu du
premier conflit et incarné alors dans la SDN~~.
La Suisse est-e Ile« unesco-compatible>>? Rapidement la diplomatie considère
que cette organisation permet-c'est également le cas de l'Organisation des
Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) et, en 1951. du Haut
Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés-de participer au système
onusien. de sc désenclaver après les années de guerre. sans entrer officielle-
ment à l'ONu~· ''. La question centrale est donc de savoir comment conjuguer
1

la neutralité avec une sortie de l'isolement où la Suisse se trouve à la fin de


la guerre. Le message du Conseil fédéral au Parlement pour que celui-ci rati-
fie l'adhésion à l'Unesco entend clairement briser l'isolement tout en sauvant
la neutralité:
«Nous f}(}/1\'0IIS donc affirmer que notre adhésion à l'UNESCO est souhai-
tée tant en Suisse qu'à l'étranger. Pour notre part, nous considérons que
notre pays s'isolerait polithfuement et illlellectuellemelll s'il refusait son
concours à une organisation internationale dont les buts sont si manifeste-
ment en harmonie m·ec ceux qu'il cherche lui-même à atteindre à l'échelle
nationale et dans ses relations m·ec les autres pays. Après l'isolement de
la guerre. il est dans son intérêt de saisir m•ec empressement toutes les
occasions d'élargir son hori;:.on. d'entrer en collfact avec d'autres cultures
et de collaborer aux efforts elllrepris en l'lie de rapprocher les peuples et
de les amener à se parler 1111 awre langage que celui de la peur, de la haine
ou de la force. >>~ 50
Une entrée à l'Unesco procède ainsi d ·une volonté. impulsée depuis 1938
déjà, de compléter la politique de neutralité par une politique de solidarité et
d'ouverture. La griffe du conseiller fédéral Petitpierre sur cette option de politique
étrangère est clairement identifiable.
En sens inverse, l'Unesco elle-même montre de l'empressement à intégrer la
Suisse en son sein pour réaliser l'universalité qu'elle prône dès sa naissance: sans
succès à ce moment-là puisque l'URSS demeure la grande absente. En 1947,
des membres de 1'Unesco-dont André de Blonay, le chef d'origine suisse de la
Section des relations extérieures-se montrent encourageants. De Blonay se rend
à plusieurs reprises en Suisse pour développer une coopération avec la nouvelle

447
JosT Hans Ulrich. LEJMc;RuBER Matthieu, L'Europe et la Suisse ... , p. 7-8.
448
RuFHEUX Roland. La Suisse de /'emre-deux-guerres .... p. 354-360.
449
FisCHER Thomas. Die Gren~en der Newralitiit .... p. 51.
450
«Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant l'adhésion de la Suisse
à l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO).
20 août 1948 >>.Feuille .fédérale. vol. 2. 11° 34, 26 août 1948, p. 1167.

145
MATTHIEU GILLABERT- DANS LES COULISSES DE J.,\ DIPI.O~l,\TIE cuu l'RI·.J.LJ· ~···~~·'

organisation 451 ; il intervient même pour donner des noms à Daniel Secrétan.
chef du Service des organisations internationales au DPF. afin de former la
première commission consultative: il semble bien aux faits de la situation cultu-
relle puisque la liste des noms-avec Jean Piaget. Jean Rodolphe de Salis. Pierre
Bourgeois-est proche de celle de la commission consultative-~'~.
Un projet intéresse particulièrement l'Unesco à la fin de la guerre en Suisse et
prouve que certains milieux helvétiques sont déjà très impliqués dans des rela-
tions informelles avec l'organisation multilatérale. Il s'agit du village d'enfants
de Trogen présidé par Walter Robert Corti. rédacteur à la revue culturelle Du.
Participent entre autres à cette réalisation Jean-Baptiste de Weck'". la pédagogue
bâloise et écrivaine Elisabeth Rotten et l'architecte suisse issu de J'école du
Bauhaus Hans Fischli. L'article de Corti, « Ein Dorf für die leidenden Kinder>>
(«Un village pour les enfants souffrants»), paru dans la revue Du en 1944.
rencontre un grand intérêt en Suisse. II correspond d'ailleurs à un désir largement
partagé dans la deuxième moitié du conflit de venir en aide aux enfants. Pour
Corti, la Suisse épargnée doit contribuer à construire un monde où les enfants
puissent vivre en paix:
«L'heure de la Suisse est encore à venir. Mais si, une fois, les canons se
taisent et les hommes peuvent à nouveau regarder les m·ùms, des millions
d'enfants auront encore besoin de notre aide. » 45-l

Corti conçoit cette action dans le prolongement de celle de la Croix-Rouge 455


en y ajoutant un certain idéalisme, celui d'extirper la volonté de faire la guerre
chez des enfants de différentes cultures qui vivraient ensemble. Ce pacifisme
éducatif est très proche de celui de J'Unesco dans sa première décennie: alors
que l'éducation est le thème d'action privilégiée, il correspond également à la
maxime de l'Unesco disant que les guerres naissent dans l'esprit des hommes 45 ~.
Soutenue par le Don suisse 457 et Pro Juventute pour les collectes de fonds
notamment, cette action vise à rassembler des enfants de plusieurs nationa-
lités qui ont été éprouvés par la guerre. En 1945 naît 1'Association village

451
Lettre de BI onay à Jean Rodolphe de Salis. Paris, 22 janvier 1947. ArP-Unesco. X 07.21 (494).
452
Lettre de Blonay à Secrétan, Paris, 28 mai 1947. ArP-Unesco, X 07.21 (494).
m Secrétaire général de la CNSU dans les années soixante. Jean-Baptiste de Weck affirmera que
cette expérience à ce village d'enfants a été humainement déterminante pour son entrée à l'Unesco
en 1950. MAUREL Chloé. L'Unesco de /945 .... p. 121 .
454
CoRTJ Walter Robert. <<Ein Dorffürdie Ieidenden Kinder••, Du. août 1944. p. 52.
m En 1942 débute le programme de la Croix-Rouge << Schweizerische Arbeitsgemeinschaft für
kriegsgeschlidigte Kinder». Rapport de Hans Cramer (DPF) à la Légation suisse de Washington.
Berne. 1"' juin 1946. DODIS-2286.
450
MAUREL Chloé, L'Unesco de /945 .... p. 746.
457
Élisabeth Rotten, collaboratrice à la section des relations culturelles du Don Suisse. est une
figure centrale dans la triangulation entre l'Unesco, le village de Trogen et les autorités suisses. Voir
notamment le rapport de Thérèse Brosse.« Homeless Children "·Paris. 1950. UNES DOC.

/46
d'enfants Pestalozzi ct. jusqu 'en 1950. se construit le village d'enfants à Trogen
(canton d'Appenzell Rhodes Extérieures). Les premiers enfants viennent du sud
de la France. puis de toute l'Europe: en 1948.le directeur administratif Fritz Wezel
affirme qu'il y a dans le village cent cinquante-deux enfants. issus de sept pays
(Allemagne. Autriche. Finlande. France. Hongrie. Italie. Pologne) et parlant six
langues différentes: des éducateurs de chacun des pays sont également sur place45N.

L'idée du village d'enfants est reprise simultanément dans plusieurs endroits


d'Europe et des États-Unis sous plusieurs formes. En 1947 naît par exemple
la Fédération internationale des communautés d'enfants: elle souhaite. à partir
du projet de Trogen. développer un «centre de formation d'équipes artisa-
nales internationales>>. Ces équipes seraient destinées à essaimer en Europe
pour partager l'expérience pacifique du village Pestalozzi et. en même temps.
aider à la reconstruction matérielle du continene'q· Cette émulation autour du
village de Trogen est relayée par Bernard Drzewieski. directeur de la section
Reconstruction and Rehabilitation à l'Unesco. II se rend plusieurs fois en Suisse
et donne des conférences radiophoniques sur le sujet. Le 5 août 1947. il fait
l'éloge de ce projet:
«Ce village est 1-raiment l'ellfreprise la plus étonnante et inspirallfe dans
l'Europe de l'après-guerre. >> 41~ 1
L'objectif de Drzewieski est de diversifier les sources financières. notam-
ment auprès de la Fondation Carnegie. Celle-ci. dans un rapport de Howard
Wilson, directeur associé de la section lllfercourse and Education du Carnegie
Endowment for Intemlllional Peace. répond que l'Unesco devrait soutenir cette
action, mais la fondation américaine semble rester en retrait461 • En 1950. ces
efforts débouchent sur la création d'un centre au village de Trogen pour les
travaux de la Fédération internationale des communautés d'enfants. Celle-ci
reçoit une subvention de 25 000 dollars de la pru1 du Canadian Cmmcil for
Reconstruction of Unesco et la construction s'achève en 1952 avec l'aide de
la CNSU 46".
Cet épisode lève un coin du voile sur les liens informels qui sous-tendent la
participation de la Suisse à l'Unesco. Ils coïncident également avec l'image que

45
" Rapport de Fritz Wczel à l'Unesco<< Pestalozzi Children's Village atTrogen».Paris. l" octobre 1948.
UNESDOC.
45
'' Rapport de P. Richard. <<Projet pour la création d'un "Centre International de formation profes-

sionnelle" en faveur des adolescents sortant des Communautés d'enfants>>, Thalgut-Wichtrach.


ArP-Unesco 370.1R5 (494) Pestalozzi.
4 1
"' Tapuscrit de Bernard Drzewieski pour une audition radiophonique. 5 août 1947. ArP-Unesco

370.1 R5 (494) Pestalozzi.


461
Rapport de Howard Wilson à Drzewieski. New York. 22 septembre 1947. ArP-Unesco 370.185
(494) Pestalozzi.
462
Lettre d'Ernst Boerlin. alors président de la Commission de la Fondation village d'enfants
Pestalozzi. à Jaime Torres Bodet. Trogen.janvier 1952. ArP-Unesco 370.185 (494) Pestalozzi.

147
MATTHIEU GILLABERT- DANS LES COlJLISSES DE LA DII'J.O~IATIE Cl!I.Tl'IŒLLJ·. ~1 'ISSJ·

la Suisse voudrait montrer d'elle-même au sein de l'organisation: celle d'un


pays sensible à l'éducation et à la pédagogie. partisan d'une action à la fois
limitée, mais concrète. Cette collusion entre certains liens informels ct la volonté
diplomatique de rompre l'isolement explique la rapidité avec laquelle la Suisse
entre dans l'organisation.

2.2.2 POSITIONNEMENT ET STRATÉGIE DE LA SUISSE À L'UNESCO

Comment s'organise la présence de la Suisse à l'Unesco durant la décennie


qui suit son adhésion? Le rapport de Jean Rodolphe de Salis de 1946 montre
les principaux écueils d'une présence helvétique. L'analyse de ce texte doit se
faire à reculons: par les réponses qu'il apporte. le rapport met en lumière les
questions que se pose son principal commanditaire. à savoir Max Petitpierre.
Il s'agit ensuite de s'arrêter sur la position de la Suisse à l'Unesco par rapport
aux différentes lignes de fractures mises en lumière par la thèse de l'historienne
Chloé Maure!. Enfin, nous pourrons distinguer les objectifs en fonction des
différentes composantes helvétiques au sein de l'Unesco.

]EAN RoDOLPHE DE SALIS POSE LES PREMIERS J;tLONS

Le coup d'envoi véritable de la présence suisse au sein de l'Unesco est donné


par le rapport de Jean Rodolphe de Salis au Conseil fédéral. en 1947 463 • Au
lendemain de la guerre, Jean Rodolphe de Salis plaide pour une entrée rapide
de la Suisse à 1'ONU 464 et, au niveau plus strictement culturel, pour une entrée
à l'Unesco. Comme observateur nommé par le Conseil fédéral. il participe. aux
côtés du nouveau ministre à Paris Carl J. Burckhardt. à la Conférence géné-
rale de Paris. Le rapport que l'historien rédige pour le gouvernement révèle
ses vues pour le rayonnement culturel de la Suisse; en creux, on décèle égale-
ment le rôle croissant de l'expertise dans l'édification de cette nouvelle politique
culturelle465 • Sans prendre clairement position sur l'opportunité pour la Suisse
d'entrer à l'Unesco, de Salis souligne les avantages d'une présence à l'Unesco
en répondant principalement aux critères habituels des autorités: sauvegarde
de la neutralité; coûts de participation. Ces deux critères dévoilent en effet les
principales préoccupations du Conseil fédéral.

463 Rapport de Salis «Conférence générale de l'Unesco, Paris. 19 novembre au 10 décembre 1946.
Rapport présenté à M. le Conseiller fédéral M. Petitpierre. Chef du Département politique fédéral
par Jean-R. de Salis Professeur à l'École Polytechnique fédérale>>. Brunegg. 26 avril 1947. ALS.
Fonds Salis, Schachtel 145, C-2-c/1.
4 "" De Salis est membre de l'Association suisse pour les Nations unies, présidée jusqu'en 1946 par le

professeur neuchâtelois Jean de La Harpe. De Salis a même été pressenti pour lui succéder. Lettre de
Salis à La Harpe, Zurich, 22 décembre 1946. ALS, Fonds Salis, Schachtel 146. C-2-c/4.
405 Rapport de Salis <<Conférence générale de l'Unesco, Paris. 19 novembre au 10 décembre 1946.

Rapport présenté à M.le Conseiller fédéral M. Petitpierre Chef du Département politique fédéral par
Jean-R. de Salis Professeur à l'École Polytechnique fédérale>>. Brunegg, 26 avril 1947. ALS. Fonds
Salis. Schachtel 145, C-2-c/1.

/48
Pour le premier critère. de Salis insiste sur le caractère universaliste et
apolitique de l'organisation~"". même si les Européens expriment la crainte d'une
instrumentalisation par les Américains à des fins de propagande. Il souligne
toutefois le caractère "mi-politique. mi-culturel de cette nouvelle Organisation»
puisque ce sont les États qui sont représentés. L'historien insiste longuement sur
la philosophie de l'Unesco et se veut rassurant:
«/ln 'y a donc pas, au point de \'/le suisse, des principes ou des pratiques.
à/' Unesco, qui soient en contradiction m·ec notre droit constitutionnel, avec
notre neutralité ou m·ec l'idée suisse de l'État. Mais il y a des principes
qui rapprochent la philosophie de /'Unesco de celle wr laquelle repose
notre propre l'ie nationale: égalité des droits, tolérance religieuse et cultu-
relle, uni1·ersalité de la 1·ie intellectuelle et spiriwelle, respect des diversités
linguistiques, ethniques et culturelles, respect de la souveraineté des États en
matière d'éducation, décentralisation.» 4 ~> 7
Quant au deuxième critère. celui du financement, de Salis se montre limpide:
l'époque actuelle exige une attention accrue de la part des États pour les questions
culturelles. C'est au DPF de prendre en charge ces coûts:
«Comme, dans le monde entier. les Ministères des Affaires étrangères
attachent beaucoup d'importance aux relations culturelles et ne craignent
pas de faire les dépenses qu'exige la nécessité defaire connaÎtre à l'étranger
la science, la culture, les !i1Tes, les films, les produits artistiques de la Nation
dont ils défendent les illtérêts, il1wus paraÎt naturel que le Département poli-
tique contribue à permettre aux milieux représentatifs suisses de l'Éducation,
de la Science et de la Culture de défendre leurs intérêts et leur point de vue
au sein de /'Unesco.» 4 M
L'Unesco doit donc être un nouveau moteur du développement du rayonne-
ment culturel, mais aussi permettre de structurer le champ culturel en Suisse avec
la création d'une commission nationale. De Salis préconise que celle-ci devrait
éviter d'être une «société purement scientifique et littéraire», mais s'ouvrir
notamment à la pédagogie. L'historien veut ici marquer la rupture entre l'ICII,
réservé à des «intellectuels purs» et auquelles États ne s'intéressaient pas, et
l'Unesco, où les membres ne sont plus «inwnovibles» 469 et où les États sont
équitablement représentés. Cette attention à la pédagogie confirme l'image que
la Suisse veut apporter à l'Unesco. En marge de la conférence, Jean Rodolphe
de Salis retrouve Piaget qui représente le BlE. Comme le rapporte cette lettre

460
Rappelons que jusqu'en 1954, l'URSS ne fait pas partie de l'organisation; son entrée entraînera
une politisation accrue.
467
Rapport de Salis <<Conférence générale de l'Unesco[ ... ].>>, 26 avril 1947. ALS, Fonds Salis.
Schachtel 145. C-2-c/1.
46
" Rapport de Salis <<Conférence générale de l'Unesco[ ... ].>> .. .
469
Rapport de Salis <<Conférence générale de l'Unesco[ ... ].>> .. .

149
MArrHJEc Gn.LABERT- 0Ar-;s u.s couussEs DE LA DIPLo~tAill·. cL;LITRI:LLI· st JssJ-

de Piaget, de Salis paraît enclin à soutenir raura du psychologue sur cette


nouvelle tribune internationale:
«C'est avec une grande joie que j'ai appris \'otre désignation comme obser-
vateur de la Suisse à 1'UNESCO [... ].La Suisse ne saurait trou\ ·a tm meilleur
représentant de sa cu/wre et, en ce qui nous concerne. le Bureau internatio-
nal d'Éducation ne saurait trom·er ll1111leilleur m·ocm. ,,-no
Le rapport de Salis illustre également les possibilités données à Jïntcllcctuel
expert pour peser sur une décision politique: dans Je cadre d'une étude où est
décrite, de manière équilibrée, la nouvelle organisation. de Salis parvient à placer
des jalons pour une ouverture de la diplomatie helvétique tout en insistant sur
des valeurs traditionnelles, terreau de la politique culturelle pendant la guerre. Si
cette ouverture ne remet que très légèrement en question r ordre établi. on peut
toutefois déceler un changement dans Je mode dïntervcntion: moins moralisa-
teur que celui, par exemple, des intellectuels conservateurs. il est davantage axé
sur Je critère-non moins problématique-de )"objectivité.
À la fin de l'année 1947, Gaston Jaccard. diplomate et chef de la Délégation
suisse à l'Unesco, reprend les arguments de Jean Rodolphe de Salis: il insiste
/ sur le fait qu'une adhésion est un bon retour sur investissement: il y aura des
retombées pour l'économie culturelle, en particulier J"édition. ct les jeunes
Suisses pourront bénéficier de bourses offertes par I"Uncsco-171 • Au cours de
J'année 1948, la demande d'entrée à l'Unesco ne connaît plus aucune embüche
politique. Aux Chambres fédérales, la demande d'entrée ne fait J"objet d'aucune
critique: les deux commissions des affaires étrangères votent à l'unanimité les
recommandations pour l'entrée de la Suisse à I'Unesco47 ~.

LA SUISSE À L'UNESCO: STRATÉGIE À Gf.'OMÉTRIE VAR/ABU·:

La Suisse adhère à 1'Unesco officiellement le 1cr février 1949 comme


quarante-sixième membre de cette organisation qui entame alors sa troi-
sième année. Dès Je début. la Confédération est confrontée à une politisation
croissante de J'organisation; fonctionnant davantage comme un miroir d'une
situation internationale sous forte tension, l'Unesco n'offre pas le cal me feutré
de J'IICI. En outre, l'augmentation constante du nombre de membres de cette
instance-allant de pair avec la consolidation de J'ONU -fragilise la situation de
la Suisse qui doit se calquer sur des réseaux d'alliances en constante évolution;
la Genève internationale souffre également du déplacement des centres de la
diplomatie multilatérale vers Paris et New York.

Lettre de Piaget à de Salis, Genève. 17 décembre 1946. ALS. Fonds Salis, Schachtel 146. C-2-c/4.
4 7°
471Rapport de Jaccard <<Argumente für den Bei tri tl der SchwciL LUr UNESCO". Mexico. 6 décembre
1947. DODIS-186.
m La Commission du Conseil des États vote la recommandation le 31 aoüt 194H: <<La Suisse et
l'Unesco», Ga::.ette de Lausanne, 2 septembre 1948. p. 2. Celle du Conseil national vote le 2 septembre
de la même année: "La Suisse ct l'Unesco"· Ga:ette de Lausanne. 3 septembre 194H. p. 4.

!50
La ligne principale de fracture politique est évidemment. au tournant des
années cinquante. celle qui sépare les deux blocs Est et Ouest. Mais. plus discrets.
des conflits assez àpres existent aussi entre un dan anglo-saxon. groupé derrière
les États-Unis ct la Grande-Bretagne•-'. et un clan latin que la France essaye de
fédérer. Cette division est particulièrement visible en ce qui concerne les objectifs.
entre promotion d'une culture da\·antage élitiste chez les Latins et diffusion d'une
culture de masse chez les Anglo-Saxonsn. Malgré une neutralité revendiquée.
la Suisse est rapidement aimantée par les camps en présence. D'une part. elle se
situe clairement du côté du camp occidental et. au sein même de ce bloc. elle
prend plutôt parti pour le camp latin contre le camp anglo-saxon.
La première crise politique sérieuse que doit affronter l'Unesco. et donc l'État
membre helvétique. a lieu lors de la démission du directeur général Jaime Torres
Bodet. Ce Mexicain. proche du clan latin. avait les faveurs de Berne: en 1949.
son voyage en Suisse est marqué par un accueil chaleureux. Après avoir rendu
visite à la CNSU. Torres Bodet se rend en compagnie de Piaget au BlE qui
semble beaucoup l'impressionner: il décide alors que l'Unesco renoncera à
rassembler une documentation semblable au bureau genevois et lui augmentera
dès lors sa subvcntionm. Ccci explique la demande de Piaget à Torres Bodet de
rester en fonction lorsque celui-ci décide de démissionner en 1952.
Cette démission constitue une crise profonde car elle marque une rupture:
elle acte officiellement l'impossibilité pour l'organisation d'agir au nom de
conceptions philosophiques globales. notamment celle de la «Culture mondiale
unique» chère à Torres Bodet: dorénavant. elle se concentrera sur une action
plus pragmatique• 7". L'élan pacifiste de l'après-guerre s'essouffle déjà.
Entre 1949 et 1952. les pays satellites de l'URSS-qui. rappelons-le. ne fait pas
encore partie de l'Une seo- sc retirent les uns après les autres: ils entendent ainsi
marquer leur opposition à l'aide dispensée par l'Unesco dans les zones occiden-
tales de 1' Allemagne. Ces départs accentuent la crise d'une organisation qui se
veut universaliste. Comment réagissent les instances helvétiques?
Dès 1950. Jean Piaget. dans la première séance de la CNSU. reconnaît que
l'Unesco a toujours plus de difficultés à maintenir le caractère apolitique de ses
débats477 . Dans son rapport annuel.la CNSU fait également part d'une politisation

471
L'esquisse de ces lignes de fracture ignore certaines subtilités: les deux puissances anglo-
saxonnes ne sont pas tou jours d ·accord. notamment en ce qui concerne le choix du premier directeur
général Julian Huxley. candidat avant tout Britannique auquel on flanquera deux sous-directeurs
américain et fran<,:ais.
474
MAuR EL Chloé." L'UNESCO face aux enjeux de politique internationale ( 1945-1974) >>,BoEL Jens
(éd.). 60 ans d'histoire de /'UNESCO; Actes du colloque international. Paris. 16 au 18 novembre
2005, Paris: UNESCO. 2007. p. 295-296.
475
MAUREI. Chloé. L'Unesco de IY45 .... p. 766.
476
MAUREI. Chloé. "La mise en pratique de l'idéal universaliste de l'UNESCO (1945-1955):
une mission impossible'?». Relations intemationales. no 116. décembre 2003, p. 586. Voir égale-
ment: MAl!REI. Chloé. L'Unesco de 1945 ... , p. 103-105. 120.
477
PV de la CNSU. Bex. 15 juillet 1950. AFS-CNSU. E 9500.1, 1970/221114.

151
MATIHIEU GILLABERT- DANS LES COULISSES DE I.A DIPI.OMATII' Cl'l:rl 1Rioi.LI·. \l'l\'il·

croissante de l'Unesco: selon elle, la Suisse s'efforce de militer. malgré les diffi-
cultés, pour que l'organisation reste en dehors des tensions internationales et pour
maintenir le caractère technique de son activite 7x. Début 1953. le délégué suisse à
l'Unesco, Bernard Barbey, dans une lettre à Hans Zbinden. reconnaît l'existence
de cette crise tout en rejetant toute éventualité d'un retrait de la Suisse:
«Nous déplorons le départ de M. Torres Bodet et nous ne songeons pas à nier
l'existence d'une crise. Les deux faits sont inséparables. 1... ] nous ne l'Oyons
pas de raison de mettre en dollte les causes profondes qui nous ont fait adhérer
à l'UNESCO [ ... ].» 419
La proximité de la Suisse avec les vues françaises s'explique par une certaine
nostalgie de l'IICI qui était puissamment soutenu par la France. mais surtout
par les personnalités helvétiques importantes au contact de l'Unesco: notam-
ment Jean Piaget et Bernard Barbey, culturellement proches de Paris. Dans les
premières années de l'Unesco, les francophones constituent la majorité des
collaborateurs de l' organisation 480 • Les intellectuels suisses plutôt atlantistes
qui soutiennent en même temps une présence helvétique à l'Unesco. comme
Eduard Fueter, sont peu représentés dans les délégations aux Conférences
générales ou, plus tard, à la représentation permanente. Celle-ci est également
influencée par le fait qu'elle est sise à la Légation de Paris. où l'on défend les
intérêts suisses par une politique de bon voisinage avec la France. Jusqu'au
milieu des années cinquante, la Suisse semble ainsi rester dans l'orbite latine 4x1•
Cette lettre de Burckhardt donne le ton en peignant les Français de l'Unesco en
réalistes face à des Américains naïfs qui veulent «imposer la paix au monde par
la vertu de l'éducation» :
«Ils [les Français] estiment que, si l'UNESCO pellt jaire œul·re utile. ce
n'est pas en cherchant à imposer la paix au monde d'une manière à la fois
ambitieuse et nai've [ ... ]. »482
Les conceptions helvétiques et françaises se rejoignent également sur le rôle
assigné aux intellectuels au sein de l'organisation. Elles reposent sur J'expérience
de l'IICI, rassemblement d'intellectuels universalistes que l'on considérait placés
au-dessus de la mêlée. Au cours des années cinquante, un tournant est amorcé
sous l'impulsion des États-Unis: celui de remplacer les intellectuels du Conseil
exécutif de l'Unesco par des membres des sérails diplomatiques nationaux. Cette
volonté est apparue dans le climat du maccarthysme: en 1953, le chef de la délé-
gation américaine exige que tous les employés américains de l'Unesco soient

m Rapport d'activité de la CNSU, Lausanne, 9 décembre 1950. AFS-CNSU. E 9500.1. 1970/221/1 1.


479
Lettre de Barbey à Zbinden. Paris. 6 janvier 1953. ALS. Fonds Zbinden. Schachtel Il.
Karr. Bekannte 1956- 1963, 40.
4 0
" MAUREL Chloé, Histoire de l'Unesco ... , p. 101.
481
L'Américain Arthur Compton considère que la Suisse fait partie des États latins. MAliREL Chloé,
Histoire de l'Unesco ... , p. 104.
4" 2 Lettre de Burckhardt à Petitpierre, Paris, 23 janvier 1948. DODIS-27 JO.

!52
soumis à l'enquête du Dépat1emcnt d'État sur leur éventuelle appartenance au
parti communiste. Jean Piaget s'oppose vertement à cette mainmise des États
membres sur )'organisation. arguant qu'ainsi les intellectuels au sein de J'Unesco
perdent leur indépendance Je pcnséc 4 ' ' .
Cette évolution trouve son point culminant lors de la Conférence générale de
Montevideo en 1954. Les statuts de l'organisation sont alors modifiés: désor-
mais, les membres de cc conseil ne seront plus des intellectuels issus de leurs
disciplines respectives. mais les représentants des gouvernements 4 s.~. Lors de
cette conférence. lorsqu ï 1 s'agit Je pourvoir à nouveau les sièges du Conseil
exécutif. une majorité préfère à Jean Piaget. figure de lïntellectuel universaliste,
un candidat espagnol. soutenu par les Anglo-Saxons et les pays fortement influen-
cés par le Vatican•"'. L'opposition de Piaget à la politique américaine d'augmenter
le poids des gouvernements sur les destinées de J'organisation. politique soutenue
directement par le directeur général Luther Evans. a certainement joué un rôle
déterminant. L'alliance atlantique avec les deux nouveaux arrivés. J'Espagne
et l'Allemagne. a également contribué. par le jeu de la concurrence, au départ
de Piaget.
À son retour, la Délégation suisse-composée notamment de Jean Rodolphe de
Salis, de Bernard Barbey. de Hermann Weilenmann, promoteur de l'éducation des
adultes, et du ministre suisse en Uruguay Jean Merminod-regrette cette transfor-
mation de l'Unesco. Elle transmet un rapport au Conseil fédéral 486 • Pour Barbey,
celle-ci est devenue une «organisation intergmn•emementale de conférence
diplomatique» et l'ensemble de la délégation craint que cela provoque, en Suisse
également, une politisation accrue des débats internes de la CNSU entre la gauche
et la droite 4 H7 •

*
Ainsi, la présence étatique s'accroît dans les relations culturelles internatio-
nales. En Suisse. elle prolonge en quelque sorte le chantier de la diplomatie
culturelle inauguré après la guerre. Nous avons vu les difficultés et les freins
qui existent contre une étatisation de la culture et le refus de s'engager par trop

483
«La question du statut du personnel américain suscite une nouvelle controverse à la Conférence
générale de l'UNESCO>>. Ga::.ette de Lausanne. 4 juillet 1953. p. 6.
484
MAUREL Chloé, L'Unesco cie N45 .... p. 3H7-388.
485
Rapport (rédigé par Hermann Wcilenmann) de la Délégation suisse à la 8' session de la Conférence
générale de l'Unesco. Berne. janvier 1955. ALS. Fonds Salis. Schachtel 146. C-2-c/6. Le candidat
espagnol en question est Juan Estelrich y Artigues. Actes de la Conférence générale à Montevideo.
8' session, 1954: résolutions. Unesco. Paris. 1955. UNES DOC.
486
Rapport (rédigé par Hermann Weilenmann) de la Délégation suisse à la 8' session de la Conférence
générale de l'Unesco. Berne. janvier 1955. ALS. Fonds Salis, Schachtel 146. C-2-c/6.
487
Lettre de Bernard Barbey à Jean Rodolphe de Salis. Paris, 27 janvier 1955. ALS, Fonds Salis.
Schachtel 146, C-2-c/6.

/53
MATTHIEU GILLABERT - DAI'S LES COL' LISSES DE LA IJII'LO\IATIE lTLTl'KI·.I 1 1· ' ' '1"1·

dans les échanges culturels au niveau officiel. Les réactions de la délégation


helvétique au retour de Montevideo n ·ont donc rien de surprenant.
En revanche, la Confédération semble profiter des domaines plus techniques
dont s'occupe l'Unesco. C'est le cas de la régulation du droit d'auteur. L'une
de ses premières actions au sein de cette organisation est ainsi menée. lors de la
Conférence générale de 1950 à Florence. par le juge fédéral Plinio Bo1Ja·1xx. par
ailleurs président du Conseil de fondation de l'Institut suisse de Rome (ISR) 4xq.
L'enjeu est surtout de repositionner la Suisse comme un centre international
incontournable, position fragilisée depuis la fin de la guerre. En l'occurrence,
il s'agit de défendre les «Bureaux internationaux réunis pour la protection
de la propriété intellectuelle», logés à Berne depuis 1893. Ainsi. en 1952. le
Conseil fédéral décide d'organiser une conférence sur Je droit d'auteur pour
renouveler le traité de l'union de Berne 4 'x'. La Suisse se profile comme le pays
défenseur et garant de ce cadre juridique. Lors des Conférences générales, la
Délégation suisse reçoit chaque fois des consignes particulièrement précises
dans ce domaine: le DPF demande par exemple aux membres de la délégation
qui se rendent à la Conférence générale de New Delhi en 1956 d ·être attentifs
à «l'activité de l'Unesco en matière de droits dits "\·oisins" du droit d'al/feur
afin d'éviter toute initiative préjudiciable au hureau de Beme >> 4 '' 1 • Cet enga-
gement pour conserver un bureau international sur cette question connaît un
épilogue heureux pour la Suisse puisqu'en 1960 le bureau déménage de Berne à
Genève avant de devenir, en 1970. l'Organisation internationale de la propriété
intellectuelle492 •
Ces questions techniques permettent également à la Suisse d'entretenir des
contacts avec les membres des délégations des pays de J'Est. La sphère multi-
latérale reste en effet protégée des bouillonnements de l'opinion publique:
contrairement à la question des relations culturelles directes entre la Suisse et le
bloc de l'Est, les échanges au sein de l'Unesco passent inaperçus. Cette organi-
sation constitue ainsi, jusqu'au début des années soixante, l'un des seuls cadres
où la Suisse connaît des relations culturelles avec les pays communistes. Au
niveau de la CNSU d'abord, des contacts peuvent être noués sous le couvert du
multilatéralisme: les pays des deux blocs politiques étant membres de l'organi-
sation, des actions qui lui sont liées sont moins politisées que celles qui ont lieu
dans un cadre bilatéral. En 1951, par exemple, J'écrivain Maurice Zermatten
se rend en Yougoslavie sous les auspices de la CNSU: au cours d'un périple

m PV du Conseil fédéral, Berne, 2 mai 1950. DODIS-7666.


••o Sur le rôle de Balla au sein de I'ISR. voir p. 277.
490
Proposition de Petitpierre au Conseil fédéral. Berne, 23 avril 1953. DODIS-H990. Le Conseil
fédéral décide d'allouer 42 500 francs pour l'organisation de la conférence. PV du Conseil fédéral.
Berne, 2 mai 1952. DODIS-8989.
491
Rapport du DPF aux membres de la Délégation suisse à la Conférence générale de New Delhi.
Berne, 18 septembre 1956. AFS-CNSU. E 9500.1, 1970/22211.
492
Un court historique figure sur la page Internet de cette organisation:
http://www .wipo .int/treaties/fr/general!.

/54
de neuf jours. il donne plusieurs conférences. participe à des émissions radio.
côtoient des professeurs Je littérature. des écrivains et des journalistes. Si.
dans la perspective Je: I"Unc:sco. ce voyage vise à rapprocher les cultures. il
contient également un élément Je propagande culturelle nationale. À son retour.
Zermatten ne le nic pas:
«Mes impressions smlf excellcllfes. J'ai fait des tournées de conférences en
Hollande. en France. en Italie: jamais je 11 'ai rencontré autallf de sympathie.
jamais je 11 'ai tnJUI"é autant d'i111érh pour notre pays, pour nos écrivains,
pour nos puhlications. ,-''"
Nulle part dans ce rapport Zermatten ne mentionne les idéaux de l'Unesco:
celle-ci sert avant tout de cadre-1"-1.
Au siège de J'organisation ü Paris. des contacts entre la Suisse et l'Est
européen sont possibles. Par exemple. Jacques Freymond accepte de colla-
borer au volume no 6 de L'Histoire de l'Humanité. consacré au xx" siècle-195 ,
sur les relations internationales de l'Est européen à la demande du secrétaire
général de la Commission pour l'Histoire de l'Humanité. Guy Métraux-~ 96 • Selon
celui-ci. 1'entrée de Freymond dans cette commission est fortement appuyée
par Carl Burckhardt d'une part et le DPF d'autre part. Si la commission connaît
des tensions aiguisées par la guerre froide. elle offre également la possibilité de
maintenir des contacts. avant même le début de la «détente», avec le Polonais
Witold Kula ou le Tchécoslovaque Karel Krejci par exemple. et ceci à l'abri de
l'opinion publique.

2.2.3 LES OPPORTUNIT~:s


D'UN RAYONNEMENT Clll;rtTREL t\ TRAVERS L'UNESCO

L'entrée de la Suisse à l'Unesco a deux effets majeurs qui semblent avoir été
nettement sous-estimés par les acteurs de cette rapide intégration. Le premier
effet, qui se produit sur la durée. est celui d'une structuration du champ culturel
à partir de 1'organisation multilatérale-1'~ 7 • La constitution de la CNSU, réunissant
en son sein les acteurs principaux de la vie culturelle suisse, représente un relais

m Rapport de Zermatten. Sion. 20 novembre 1951. AFS-CNSU. E 9500.1. 1970/221/13.


m Sur le rôle de l"Unesco dans les relations culturelles ultérieures entre la Suisse et la Pologne.
voir p. 490.
m WARE Caroline 1-'arrar. PANIKKAR Kavalam Madhava. Ro~IEIN Jan Marius. Le Vingtième Siècle.
vol. 6. coll. Histoire du dén·loppemellt culturel et scient(/ique de /"humanité. Paris: Robert Laffont/
Unesco, 196R.
""" Lettre de Freymond à Paulo E. de Berrêdo Carneiro (président de la Commission). Genève.
21 mai 1955. ArP-Unesco. SCHM 21. 2.629.9 Professeur J _ Freymond. Pour une analyse histo-
rique des travaux de la Commission pour l'Histoire de l'Humanité, voir: MALIREL Chloé.
«L'Histoire de l'Humanité de l"UNESCO ( 1945-2000) ». in Revue d'Histoire des Sciences
Humaines, na 22.2010/l.p. 161-llJR.
m Les relations entre la Suisse et l'Allemagne offrent un exemple concret de cette structuration du
champ culturel helvétique par l'Unesco: voir chapitre 4.2.3. p. 249.

/55
MATTHIEU GII.LABERT - DANS LES COl'LISSES DE LA DIPLOMATIE CUJ:rl'RI·.LI.~. Sl'ISSI'

important, une sorte de réceptacle des évolutions de la politique culturelle au


niveau international.
Le second effet réside dans les nouvelles opportunités que !"Unesco peut
offrir en matière de rayonnement culturel. Certaines personnalités deviennent
des ambassadeurs culturels de la Suisse dans cette enceinte multinationale.
Cette mise en réseau permet de diffuser un message très proche de celui qui
est véhiculé par le dispositif helvétique de l'après-guerre : 1'entrée dans cette
organisation représente donc moins une révolution pour les institutions suisses
qu'un moyen supplémentaire de présenter le pays à !"échelon multilatéral.

L'UNESCO DE ]EAN PIAGET

Pour les autorités helvétiques, Jean Piaget représente tout d ·abord un


ambassadeur culturel indéniable, compte tenu de sa notoriété académique inter-
nationale. Dans une lettre confidentielle à Petitpierre. Carl Burckhardt demande
en effet que la Délégation suisse soit moins discrète. en comprenant au moins
une personnalité d'envergure: William Rappard, mais il est déjà âgé. et surtout
Jean Piaget. Le choix du psychologue, en plus du fait d'être celui d'une personna-
lité à l'aura internationale, plairait aux Français de I'Unesco49 x.
Par ailleurs, cette notoriété est liée à une image spécialement développée
par la diplomatie culturelle helvétique des années d'après-guerre: celle d'une
Suisse pédagogue, qui a fourni au monde Rousseau et Pestalozzi. Enfin, un
avantage-et non des moindres-de l'entrée en scène de Piaget à l'Unesco
réside dans ses rapports privilégiés avec les États-Unis où il est particulière-
ment estimé pour ses recherches. Soutenu financièrement à de nombreuses
reprises par la Fondation Rockefeller, le rapport annuel de celle-ci est éloquent
en 1955:
«Au cours des trente dernières années, le professeur Jean Piaget de 1'Université
de Genève, en Suisse, a été reconnu comme l'un des savants les plus originaux
et perspicaces dans le domaine de la psychologie de l'enfant. » 499
La Fondation Ford accorde également son soutien au pédagogue; en 1955,
celui-ci reçoit 35 100 dollars pour poursuivre, sur trois ans, ses études sur le
développement mental de l'enfant 500 • Les fonds américains alimentent donc

49
" Carl Burckhardt fait part à Max Petitpierre du souhait des représentants franjfais à l'Unesco de

voir figurer dans la Commission suisse des personnalités comme Piaget, «en qui les Français se
plaisent à reconnaître une expérience solide et, précisément. ces dons d'or~:w1isateur auxquels ils
attachent un grand priX>>. Lettre de Burckhardt à Petitpierre, Paris, 23 janvier 194X. DODIS-2710.
499
Rapport annuel de la Fondation Rockefeller. 1955, p. 168-169. Pour l'année 1955. Piaget reçoit
l'équivalent de 288 000 francs suisses de cette fondation uniquement pour couvrir les frais des
spécialistes qui se rendront auprès de lui; en 1958. il reçoit une enveloppe de 600 000 francs pour
continuer ses recherches pendant cinq ans. Rapport annuel de la Fondation Rockefeller, 1958,
p. 275-276.
500 Cette somme représente environ 146 000 francs de l'époque. Rapport annuel de la Fondation

Ford, 1955. p. 38.

!56
So~rJI· 1>1'. !Ol"FR~L 1·.1 F:-.;T~l 0 E E:-1 SCÈNE DES DIPLOMATES

largement sa capacité à élargir un réseau transnational dans sa discipline, en


parallèle de celui qu'il peut tisser au sein de l'Unesco. Au passage, ce détour
helvétique conforte la thèse générale de l'historien Pierre-Yves Saunier qui
montre les relations étroites entre la Fondation Rockefeller et I'Unesco 501 •
Enfin, Piaget défend par sa présence à l'Unesco le poids de la Genève inter-
nationale en mal de reconnaissance dans l'après-guerre. Toutes ces raisons font
que le professeur est fortement soutenu par Max Petitpierre qui le présente au
Conseil fédéral pour que celui-ci soutienne officiellement sa candidature au
Conseil exécutif:
«M. Jean Piaget est une personnalité toute désignée pour la présidence car
il jouit ii /'étranger d'une grande réputation de par sa science et son activité
à la tête du Bureau international d'Éducation.» 5112
À la fois président de la CNSU et délégué au conseil exécutif. Piaget est
ainsi une personnalité centrale dans le dispositif helvétique durant la première
décennie de sa participation à l'organisation.

LA COMMISSION Nr\TIONALE DE L'UNESCO:


L'INSERTION DE L'INTERNAT/ON,\L D,\NS Lr\ POIJTJQUE CULTURELLE À L'ÉTRANGER

Avant la constitution d'une CNSU. le Conseil fédéral décide de former un


«Comité d'étude». composé de onze membres et flanqué d'une «commission
consultative» où siègent vingt-huit personnes. Celles-ci sont choisies parmi les
présidents des associations culturelles, sans que le Conseil fédéral ne précise
la nature de ces associations. Les personnalités retenues sont celles qui, habi-
tuellement, gravitent autour des institutions culturelles officielles: on retrouve
entre autres les conseillers nationaux Ernst Boerlin et Hans Oprecht. le chef
de la Bibliothèque nationale suisse Pierre Bourgeois, Herbert Lang ainsi que
Jean Rodolphe de Salis 503 . Lors de ses travaux. cette commission consultative se
prononce en faveur d'une «autonomie aussi large que possible de la commis-
sion nationale» et d'une représentativité de la vie culturelle suisse en son sein 5o.;.
La CNSU devrait être ainsi composée plus précisément de représentants du DFI
et du DPF auxquels s'ajoutent le secrétaire de Pro Helvetia et l'attaché cultu-
rel de Paris, des représentants des organismes officiels et privés s'intéressant
à l'Unesco ainsi qu'à «[des] particuliers désignés en considération de leurs
mérites personnels et de la contribution active qu'ils pourront apporter aux
travaux de la Commission nationale. » 505

501
SAUNJE~ Pierre- Yves. ,"Administrer le monde'? Les fondations philanthropiques et la
Public Administration aux Etats-Unis ( 1930-1960) »,Revue française de science politique. vol. 53,
n° 2, avril 2003, p. 251.
502
Rapport de Petitpierre au Conseil fédéral, Berne. 8 juin 1949. AFS-CNSU. E 9500.1, 1970/221111.
503
Lettre de Petitpierre à Jean Rodolphe de Salis. Berne. 3 juin 1948. ALS, Fonds Salis, Schachtel
146, C-2-c/2.
50
"' PV du Conseil fédéral. Berne. 6 mai 1949. DODIS-3098.
505
Notice du DPF. Berne. 23 février 1949. AFS. E 2001 (E). 19671113/363.

157
MxiTHIEL' GuJ.ABERT- DA:-os LES couussEs DE LA DIPLO\IATIE nï.Tt'RI·.t 1 1· \t IS'>I·

En mai 1949, le Conseil fédéral appeJJe officielJement à la constitution de la


CNSU. La liste des organisations officielJes et privées ne révèle aucune surprise
si ce n'est J'absence de la NSH: dix ans plus tôt, celle-ci aurait sans doute figuré
parmi les membres de la CNSU 506 • Cette absence révèle un renouvellement: la
CNSU s'occupe désormais de domaines concrets de la vic culturelle ct éducative:
cJJe s'engage a priori exclusivement dans le cadre de la coopération internationale.
C'est pourquoi on peut véritablement parler d'une structuration du champ culturel
à partir de l'extérieur, en J'occurrence l'Unesco. Mais cette absence de la NSH ne
signifie évidemment pas J'absence de ses membres. qui appartiennent souvent à de
nombreuses associations présentes au sein de la CNSU. au premier chef desquelles
Pro Helvetia. Jacques Freymond par exemple appelle. en 1949.1a NSH ù soutenir
la politique d'engagement du Conseil fédéral au sein de J'Unesco' 117 •
L'entrée de la Suisse dans cette enceinte des relations culturelles
internationales réveilJe les espoirs car elJc marque une étape dans le lent désen-
clavement de l'après-guerre. Des voix, comme celJe du journaliste Jean-Pierre
Moulin, s'élèvent pour faire de J'entrée de la Suisse à J'Unesco une refonte du
rayonnement culturel et le point de départ d'un décloisonnement de la vie cultu-
relJe helvétique. Moulin écrit dans un article ayant reçu bien peu d'écho:
«Dans peu de temps, la Suisse va être admise à siéger à l'Unesco. Ne
serait-ce pas un excellent prétexte pour elle de sortir eJ!fin de son splendide
isolement culturel? »sax
Les changements apportés par l'Unesco, s'ils ne sont pas spectaculaires.
modifient néanmoins plusieurs pans du dispositif de la politique culturelJe à
1'étranger.

D'une part, le caractère structurant de l'Unesco se remarque par le concept


même de culture. La nouvelJe définition, élargie, de la culture mise en place par
l'Unesco est reprise, dès les années cinquante, par la majorité des acteurs de
la politique cultureJJe. Ainsi, lors d'une réunion de la CCRC 0 ' \ qui rassemble
les acteurs culturels, économiques ct administratifs du rayonnement culturel. on
reprend les préceptes de 1' U ncsco :

«Par "culturel", nous désignerons: éducation, science et culture, c'est-à-dire,


dans les relations bilatérales, le champ d'activité que déploie /'UNESCO à
l'échelle mondiale. » 510
Les participants-culturels, politiques et économiques-s'entendent pour inté-
grer une notion plus vaste que celJe du temps de 1' IICI. Dans le cadre de la CCRC,

w. PV du Conseil fédéral. Berne, 6 mai 1949. DODIS-309!1.


507
Résumé du discours de Freymond ,, Die aussenpolitische Lage» à la réunion de la NSH à
Chexbres. 9 octobre 1949. ALS. Fonds NSH. 711.
'"' MouuN Jean-Pierre. «Pour une véritable défense spirituelle». Ga;erre de Lausamre.
8 octohre 194!1. p. 1.
'""À propos de cet organisme. voir p. 196.
"" PV de la CCRC. Zurich. 25 janvier 1954. AFS. E 2003 (A). 1970/115/H9.

!5H
on peut observer cette conn?rgence d "intérêts: si la notion de l'Unesco y fait
son chemin. c'est aussi parce qu'elle est très pratique pour les membres de cette
commission. Elle leur permet dïntroduire dans le rayonnement culturel des
composantes plus proches de leurs préoccupations comme celle de la recherche et
du savoir-faire industriel.
D'autre pm1. durant les premières années de la CNSU. il est envisagé par
ses membres ct par ce11ains diplomates de lui faire jouer un rôle central dans la
politique culturelle ù l'étranger. Comme nous l'avons vu. certains vont même
jusqu'à imaginer un transfert de compétences de Pro Helvetia à la nouvelle
commission' 11 • Créée depuis l'extérieur par l'adhésion de la Suisse à l'Unesco, la
CNSU entend donc également participer au rayonnement culturelJ•ers l'extérieur.
En 1954. elle produit un rapport intitulé «La Commission nationale suisse pour
l'Unesco et le rayonnement culturel de notre pays>>. En reconnaissant qu'elle n'a
pas pour mission prioritaire de s'occuper de propagande culturelle. la CNSU n'en
revendique pas moins sa part:
« [ ... ] elle [1a CN SU 1 apporte nàmmoins une collfribution qui 11 'est poillf
négligeable uu rayonnement imellectuel de notre pays en faisallf connaÎtre
à 1'étranger. par le truchement de /'Unesco et des commissions nationales
des pays memhres de l'Organisation. des l'aleurs et des réalisations suisses
dans le domaine de l'éducation. de la science et de la culture. ,,m
En participant aux travaux de la «bibliographie internationale publiée par
l'Unesco>>, vaste recueil dïnformation sur les échanges culturels et académiques
entre les États. en représentant la Suisse aux travaux de l'Unesco et en répondant
aux questions sur le pays posées par les autres Commissions nationales, la CNSU
se considère comme un acteur légitime du rayonnement culturel helvétique.
Selon Jean Rodolphe de Salis. la Suisse peut ainsi rayonner culturellement
et politiquement au sein de l'Unesco: ses institutions démocratiques et sa
bonne réputation lui permettent de se mettre en valeur. À l'heure où certains
pays-particulièrement l'Inde-cherchent leur chemin entre les deux blocs. le
modèle suisse est capable de contrer la tentation du communisme:
«Le communisme est tme tentation pour ces pays plus grande qu'en Europe:
ils cherchent leur voie. Ici, la Suisse peut jouer un rôle de modèle dans la
mesure où les institutions de notre pays sont connues. >>" 3
De Salis sait de quoi il parle: peu après l'entrée de la Suisse à l'Unesco,
il est nommé président du comité d'organisation du premier Congrès mondial
de sociologie et de science politique qui se tient. sous les auspices de l'Unesco et

;, Sur les réticences. au sein de Pro Helvetia. à l'égard de la constitution de la CNSU. voir p. 141.
m Rapport de la CNSU "La Commission nationale suisse pour l'Unesco et le rayonnement culturel
de notre pays>>,déccmbrc 1954. BNS. VSchwciz 3186.
513
PV de la sous-commission de la Commission du Conseil national pour les affaires étrangères.
Berne, l" février 1955. AFS. E 2003 (A). 1970/115/89.

!59
MATTHIEC GILLABERT - DANS LES COULISSES Dl: LA DIPLO~lATII: CULl L'RU 11· SI 'ISSI-

de la Confédération-Philipp Etter patronne cette manifestation scientifique-,


à Zurich en septembre 1950. La ville de Zurich y est présentée par de Salis
comme le lieu propice à des «discussions ohjecti1·es » et à une <<coopération
féconde » 51 ~. Devant plus de cent vingt spécialistes internationaux et le secré-
taire général de 1'Unesco, le sociologue de l'école de Chicago ct président
de 1' Association internationale de sociologie répond en rendant hommage
à la Suisse avec des mots qui rappellent ceux de la diplomatie culturelle
helvétique de l'après-guerre:
«Il [le Congrès mondial de sociologie ]ne pouvait trou1·er pour ses réunions
un cadre plus favorable que cette grande cité de Zurich. patrie d'Ulrich
Zwingli, d'Henri Pestalo::_::_i et de Gottfried Keller, placée à l'un des carre-
fours du continent européen, où les peuples, les civilisations et les idées se
rencontrent depuis des siècles dans une atmosphère de liberté. >>' 1'
Une année auparavant, la venue de Jaime Torres Bodet en Suisse est aussi
utilisée pour distiller une image positive du pays, que l'on fait coïncider avec les
valeurs de l'Unesco. Lors d'une réception organisée en J'honneur du directeur
généralle 10 décembre 1949, premier anniversaire de la Déclaration des droits de
l'homme, la CNSU renvoie l'image conventionnelle d'une Suisse au carrefour
des cultures. Les conseillers fédéraux Philipp Etter et Max Petitpierre participent
à cette manifestation où Jaime Torres Bodet est salué dans les quatre langues
nationales: la CNSU participe donc bel et bien au rayonnement culturel du pays.
En retour, le directeur général fait une lecture de 1'histoire helvétique compatible
avec les idéaux de 1'Unesco:
«Puisse un jour cette commémoration du 10 décembre avoir le même écho,
puisse la déclaration nouvelle constituer, pour tous les peuples du //Wilde,
comme le fait pour vos cantons le pacte de 1291, la hase de cette solidarité
intellectuelle et morale sans laquelle on ne saurait établir une commwwuté
internationale harmonieuse. » 516
Cette coïncidence des discours explique peut-être la relative facilité avec
laquelle la Suisse est entrée à l'Unesco. Cette organisation offre aussi une caisse
de résonance pour faire entendre le message d'une Suisse pédagogue, généreuse
envers les pays meurtris par la guerre et modèle d'intégration multiculturelle.
Elle permet aussi d'insérer le pays dans de nombreux réseaux culturels et intel-
lectuels transnationaux, mais là n'est pas l'objectif principal du rayonnement
culturel tel qu'il est conçu au lendemain de la guerre.

14
' <<Préface», in Bulletin international des sciences sociales, vol. 3, no 2. 1951. p. 204.
515 WIRTH Louis,<< La signification de la sociologie: discours d'ouverture>>. in Bulletin international
des sciences sociales. vol. 3. no 2, 1951. p. 213.
' 11' <<La Suisse et l'Unesco: la visite de Monsieur Jaime Torres-Bodel>>, Ga~ette de Lausw111e.

12 décembre 1949, p. 7.

160
CHAPITRE 3
LES OBJECTIFS CULTURELS DE L'ÉCONOMIE
DANS L'IMMÉDIAT APRÈS-GUERRE:
NÉGOCIATIONS ET CONCURRENCE (1945-1951)

La réorganisation du DPF et le développement de la diplomatie cultu-


relle multilatérale. dans les chamboulements de l'après-guerre, occasionnent
une évolution des objectifs assignés à la politique du rayonnement culturel.
Celle-ci, cependant. est soutenue par de multiples acteurs hors du sérail de
la diplomatie: cela est mis en évidence dans les rapports diplomatiques qui
mettent le doigt sur les multiples secteurs intéressés par les relations cultu-
relles. À la fin de la guerre. l'insertion de la Suisse dans les nouveaux rapports
de force économiques est une priorité 517 • Or, malgré un cloisonnement entre
les diverses institutions officielles. les intérêts économiques sont fortement
liés aux relations culturelles internationales. Ce chapitre entend ainsi évaluer
l'instrumentalisation par l'économie de la politique du rayonnement culturel.
Comme valeur immatérielle, la culture est avant tout un moyen de commu-
nication, voire de persuasion. Elle permet ainsi d'entretenir des relations de
sympathie avec des négociateurs étrangers-notamment les États-Unis-en vue
de conclure des accords favorables. Mais-et c'est le développement que l'on
observe dans 1'après-guerre -l'exportation de la culture immatérielle et des
représentations nationales vise aussi à faire en sorte que les masses ne retien-
nent qu'une image positive de la Suisse. La psychologue lvana Markova décrit
ce phénomène :

517 PERRENOUD Marc. <<La diplomatie et 1"insertion de la Suisse dans les nouvelles relations écono-
miques internationales ( 1945-1950) "· ltinera, n° 18, 1996, p. 143-144.

161
en premier lieu, [la propagande] est une forme de com!lutnication dirigée
« [ ... ]
vers les masses et qui a pour dessein de les il!fluencer sur des questions plus ou
moins controversées. » 51 s
Etc· est dans les moments où 1ïmage est écornée que des moyens accrus sont
développés pour contrer cette tendance.
Ce déploiement d'un marketing basé sur les représentations nationales est parti-
culièrement vigoureux en ce qui concerne la propagande commerciale- coordonnée
par l'OSEC-et touristique-coordonnée par l'OCST. Ces représentations
exportées à l'étranger tendent à montrer le caractère particulier de la Suisse. le
Sonderfa/1 helvétique. Ce procédé de différenciation du «produit»- industriel ou
touristique-est courant en économie: il permet au consommateur d ïdentil1er le
produit plus facilement et de capter son attention. Mais cc procédé de différen-
ciation se rapproche également de la stratégie du DPF pour montrer à l'étranger
que la Suisse, avec son statut de neutralité. possède un caractère particulier qui
explique son attitude pendant la guerre et dans l'après-guerre. Le message de la
propagande culturelle de l'après-guerre s'en trouve ainsi uniformisé tout en étant
soutenu par de nombreux et différents acteurs.

3.1 LES ORGANISATIONS FAÎTIÈRES: L'OSEC ET L'OCST


En Suisse, le problème de la coordination entre les acteurs du rayonne-
ment culturel existe; il apparaît dans les rapports du DPF. Cependant. dès la
reprise des relations culturelles à la fin de la guerre. on peut remarquer plusieurs
actions concertées entre les acteurs économiques et culturels. soutenus par la
Confédération, pour exporter une image positive de la Suisse à l'étranger. Ces
synergies font penser que les cloisons sont moins étanches qu'elles ne semblent
l'être en France par exemple 519 •
Il est évident que le DPF, garant de la défense des intérêts helvétiques sur la
scène internationale, intègre la composante économique, parfois de manière impli-
cite, dans ses réflexions sur la propagande culturelle. Toutefois. il importe de se
pencher sur les acteurs qui sont chargés spécifiquement des intérêts économiques
dans les relations internationales: ce n'est qu'ainsi qu'on peut évaluer leur apport
à la politique du rayonnement culturel. Parmi les acteurs les plus importants, il
y a deux associations faîtières qui interviennent intensément dans les questions
culturelles, au point d'en être les principales partenaires quand elles ne sont pas
elles-mêmes les initiatrices de manifestations de grande ampleur. En plus des
moyens financiers plus importants que ceux du DPF ou de Pro Helvetia, souli-
gnons le réseau d'avant-postes tissé autour du monde par ces deux organisations:
selon la Figure 2 (p. 556), les chambres de commerce et les agences de l'OSEC

"'MARKOV À lvana, <<Persuasion et propagande ... », p. 44.


m DusoscLARD Alain.« Les principes de l'action culturelle ... », p. :n.

162
et de l"OCST démontrent que la représentation permanente de la Suisse dans le
monde est avant tout économique. La culture ne connaît encore aucune base à
l'étranger. sauf dans les deux centres-destinés presque exclusivement à des
universitaires-de Rome (Institut suisse) et de Paris (Pavillon suisse à la Cité
universitaire). Parmi les autres présences permanentes. il faut encore mentionner
les écoles suisses qui. de 1" avis de nombreux contemporains. prennent une part
très active au rayonnement de la Suisse:-" 0 •
La présence de ces deux agences -l'OSEC et l'OCST -est un indicateur des
principales destinations géographiques qu'elles entendent assigner au rayonne-
ment culturel lorsqu'elles y participent. Selon les Figures 1 et 2 (p. 555-556).
on s'aperçoit qu'au lendemain de la guerre. l"Europe est au centre des préoc-
cupations. Cette spatialité économique coïncide avec la géographie culturelle
esquissée par Keel devant les ministres: les relations culturelles doivent être
d'abord entretenues avec les pays voisins:-" 1 •
Tant pour l'OSEC que pour l'OCST. il faut évaluer leur action de deux
façons: par le biais de leurs illfen·entions-leur apport matériel. leur soutien aux
manifestations culturelles-qui participent du rayonnement culturel: et par le biais
de leurs ol~ject!f.\· propres. Basés sur les avantages économiques que l"on peut tirer
du prestige culturel. ces demiers peuvent être soit décalés. soit convergents par
rapport aux buts visés par les institutions culturelles.

3.1.1 L'OSEC, PARTENAIRE f:CONOI\IIQUE


POUR LE RAYONNEMENT CULTUREL?

Fondée en 1927 sur la base d'un arrêté fédéraP~~, l'OSEC a surtout pour mission.
selon les vœux du Conseil fédéral. d'organiser les stands suisses lors de foires
internationales. de défendre les brevets suisses et de développer une propagande
«en faveur de la production suisse aussi hien dans le pays qu'à l'étranger». ceci
notamment par le biais de publications523 • Si l"OSEC se situe plutôt en marge de la
politique strictement commerciale de la Confédération. elle occupe une fonction
de relais importante entre les milieux économiques et culturels524 .

""Sur la question de la contribution des Suisses de l'étranger au rayonnement culturel. voir p. 67.
511
Sur cette conférence de Kecl. voir p. 126.
512
L'OSEC est née de la fusion entre l'Oflice central suisse des expositions. le Bureau suisse de
renseignements pour l'achat et la vente de marchandises et. à Lausanne.le Bureau industriel suisse.
«Arrêté fédéral portant allocation d'une subvention à un office suisse d'expansion commerciale.
31 mars 1927».Feuilfej(Idérale.vol.l.n° 15.13avrill927.p.497-498.
"' <<Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant le subventionnement d'un
office suisse d'expansion commerciale. 20 décembre 1926>>, Feuille fédérale. vol. 2. n° 52.
29 décembre 1926. p. 988-989.
2
' • Selon Dominique Dirlewangcr. Sébastien Guex et Gian-Franco Pordenone. la Division du
commerce du Département fédéral de l'économie (DFE) et le Vorort forment le noyau central de la
politique commerciale à l'extérieur; l'OSEC est un partenaire périphérique. DIRLEWANGER Dominique.
GuEx Sébastien. Pol<DENO:-<E Gian-Franco. La politique commerciale de la Suisse 1945-1966.
synthèse no 43 du projet FNS 42. juillet 2000. url: http://www.snf.ch/NFP_archive/nfp42/synthesis.
htm. p. 16.

163
MATTHIEU GJLLABERT- DANS LES COUI.ISSES DE LA DIPL0~1ATIE CliLTL:REI.I F <.,!ISSI·

L'activité du DPF encore très liée à l'information politique et les moyens déri-
soires de Pro Helvetia expliquent que I'OSEC soit un partenaire incontournable
pour les manifestations de grande ampleur à l'étranger. En 1946. Pro Helvetia
reçoit à peine 600 000 francs alors que rOSEC dispose d'un budget d'un million
et demi de francs auxquels s'ajoutent les soutiens de l'économie privée évalués
au même montant 525 . Le président de Pro Helvetia. Paul Lachenal. reconnaît
lui-même cette situation:
«Car il faut bien se rendre compte que l'OSEC, grâce au caractère écono-
mique de son activité, disposera toujours de ressourcesjinancières infiniment
plus riches que Pro Helvetia. » 526
Et le président du groupe 1 ,Arnold Ui.tt, de souligner l'importance de I'OSEC
comme relais entre l'économie et la culture:
«Pour cette organisation [rOSECJ également, ce moment culturel joue 1111
rôle essentiel. » 527
D'après son cahier des charges datant de 1927. rOSEC est amenée à
intervenir principalement dans trois domaines du rayonnement culturel. Elle
collabore avec les instances plus spécifiquement en charge de la culture. comme
la Section information et presse du DPF et Pro Helvetia. Premièrement. il y
a les publications: ainsi en est-il du livret de septante-six pages rédigé par
Robert de Traz, Swit::.erland, Land of Peace and Liberty, principalement destiné
au public anglo-saxonm. II est aussi diffusé par Pro Helvetia qui en acquiert
quatre cents exemplaires pour la somme de 1 000 francs" 29 . Les moyens de
I'OSEC permettent la diffusion à plus large échelle de telles brochures et surtout
des traductions rapides en plusieurs langues.
Deuxièmement, l'organisation des grandes expositions à l'étranger, plus
précisément des expositions d'architecture et de Iivres"' 0 , est souvent financée
par I'OSEC. Ces expositions suisses sont avant tout conçues pour entretenir
les relations commerciales ou pour ouvrir de nouveaux débouchés à la Suisse,
comme 1'illustre 1'Exposition suisse de Porto en 1943: à la fois vitrine du savoir-
faire helvétique en matière d'architecture, d'horlogerie et de textile, elle met

525
Avant 1946, I'OSEC jouissait d'un revenu de 2 500 000 francs de la part de la Confédération,
selon Émile Du perrex: DuPERREX, Émile, ,, Inconscience ou inconséquence'! ••. Journal de Genè1'e,
20 juin 1953, p. 6.
52
" PV du groupe 1, Zurich, 15 février 1946. AFS-PH, E 9510.6, 1991/51 II 13.
m PV d'une réunion à l'initiative de Pro Helvetia et réunissant leSSE. I'OSEC, I'OCST ct le DPF
(absent) pour coordonner le programme de travail, Zurich. 28 mars 1949. AFS-PH. E 9510.6.
1991151/113.
''" Cette publication est éditée une première fois en 1939 puis connaît une première réédition
en 1944: TRAZ Robert de, Swit;;erland, land of peace and liberty, Lausanne/Zurich: OSEC. 1944.
La traduction en anglais est effectuée par Renée Grandvoinet. Le titre de l'ouvrage en français
diffère un peu: La Suisse. terre de travail et de liberté.
529
PV du groupe 1, Zurich. 10 octobre 1949. AFS-PH. E 9510.6. 1991/5111 13.
530
Depuis 1948, seules les expositions d'art sont gérées exclusivement par Pro Helvetia. PY
du groupe 1. Zurich. 9 février 1948. AFS- PH, E 9:'\ 1() .6. \l)l) liS Ill U.

164
Lt·.S OBJI·.C III·S Cl ï.ll ïŒI.S Dl' 1 . Eco:-;o~ttE DA:-;s l. 'tM~IÉDIAT APRÈS-GUERRE

également en scène la production culturelle suisse en présentant, par exemple,


la production éditoriale. Elle véhicule en outre des représentations nationales
issues des canons esthétiques de la «défense nationale spirituelle» comme
celles du graphiste de l' EPFZ Otto Baumbcrger: les organisateurs présentent,
dans le hall d'honneur. la fresque illustrant le parcours de Guillaume Tell et
réalisée pour l'Exposition nationale de 19395 ·' 1 •
Enfin l'OSEC est active dans la production de films documentaires comme
Science et industrie ou Im·entions qui ont conquis le monde: à côté de la produc-
tion cinématographique de l'armée. ce sont alors les documentaires les plus
demandés et les plus appréciés par les légations suisses durant l'après-guerre.
Le directeur du bureau lausannois de l'OSEC. Albert Masnata, incarne égale-
ment l'apport de cette organisation au rayonnement par le cinéma puisqu'il est
également directeur de la Chambre suisse du cinéma"~: il profite largement
de sa double casquette pour promouvoir le cinéma suisse, notamment auprès
du Ille Reich. lors de ses voyages comme directeur de l'OSEcm. Masnata est
également invité. pendant la guerre. aux réunions du groupe 1 et fait même
partie d'une commission de Pro Helvetia chargée de réfléchir sur le rayonnement
culturel pour l'année 19405 '4. Par les faits et par les réseaux, l'OSEC participe
au rayonnement en disposant de moyens d'intervention, certes en marge de la
culture, dont les agents spécifiquement culturels ne bénéficient pas. Dans la
production de films documentaires sur la Suisse, Pro Helvetia ne peut pas riva-
liser. C'est pourquoi, au début de l'année 1950. elle verse 30 000 francs pour
élaborer une série de documentaires en collaboration avec l'OSEC, l'OCST,
le SSE et certains milieux industriels'·''.
On observe alors un signe avant-coureur qui annonce la multiplication, dès les
années cinquante, des représentations véhiculées à l'étranger. C'est une tendance
lourde du rayonnement culturel durant la seconde moitié du xxc siècle: alors
que, pendant l'après-guerre, 1'image diffusée par les différentes instances est
homogène, elle devient davantage multiforme au cours des décennies suivantes,
preuve d'une certaine autonomisation des champs de production. Dès les années
cinquante, Pro Helvetia tente de s'extraire de l'image globale et cohérente diffusée
après la guerre, refusant que le rayonnement culturel ne soit qu'un soutien à la
propagande commerciale. Une année après avoir versé la somme, le secrétaire

531 [B.], <<L'Exposition Suisse de Porto en 1945>>. Schwei::.erisclze Bau::.eitung, vol. 126, no 12,
22 septembre 1945.
5' 2 <<Extrait des délibérations du Conseil fédéral>>, Feuille fédérale, vol. 2. n° 38,21 septembre 1938,

p. 454.
533
<<Rapport du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant l'activité antidémocra-
tique (motion Boer! in). Complément au rapport du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale des
28 décembre 1945 et 17 mai 1946. première et deuxième partie. 25 juillet 1946>>, Feuille fédérale.
vol. 2, no 17, 15 août 1946, p. 1074-1088. Voir également: Josr Hans Ulrich, <<Cinéma et politique en
Suisse>>, in À tire d'ailes .... p. 506.
534
PY du groupe 1, Zurich, 16 janvier 1940. AFS-PH, E 9510.6. 1991/51/113.
535
PY du groupe 1 . Zurich. 30 janvier 1950. AFS-PH. E 9510.6, 1991/51/113.

165
MAITHIEL: GII.I.ABERT - DA:-;s I.FS COL'I.ISSES lllo 1...\ DII'I.O~I..\TIE ClïTl'RI·.I.II· '>1 1\'>1·

de Pro Helvetia, Karl Naef. regrette que les premiers films ne soient généralement
concentrés que sur l'économie:
«Nous savons que le nombre defi/ms documellfaires de.\·ti/1(;.,. à la proJJagande
culturelle à l'étranger est en nomhre restreint. Pr<!sque toutes l<!s réalisation.\·
servent la propagande industrielle et comm<!rciale. »""'
Malgré cela, Pro Helvetia achète huit films couvrant des thématiques ù domi-
nante culturelle. Le groupe 4 de la fondation. chargé de la presse. du théâtre. du
film et de la radio. propose en même temps de financer deux films exclusifs. sur
J'architecture et sur l'éducation en Suisse. en collaboration avec la maison de
production Condor SA. Mais l'affaire se complique. faute de moyens suffisants:
au cours des années cinquante. l'exigence en films colorisés croît. augmentant
ainsi les coûts de production. C'est pourquoi. contre l'avis de certains membres.
Pro Helvetia continue de collaborer avec I'OSEC et I'OCST dans l'élaboration
d'un film général sur la Suisse 517 . Mais la recherche d'un plus petit dénomina-
teur commun c-a.ça.bk <i.ç -;..1t,\~\'ù,\'t \\: Yùy\.)11nenlen\ \\)éc\\14UC\Y1en\ c\\'1\uï~\ ~\ ~~
propagande commerciale se solde par un échec. Ceci démontre la distance quïl y
a entre ces deux activités et qu'on ne parvient plus ù résorber. comme l'explique
le secrétaire de I'OSEC Robert Campiche aux membres de la Commission de
coordination pour les relations culturelles avec 1'étranger (CCRC):
«Un film de caractère général, qu'il s'agit de créer <!Il collahoration m·ec
Pro Helvetia et l'Office national suisse du tourisme, est tm~jrmrs â l'étude. les
intéressés n'ayant pas encore réussi à troul'(:r 1111 dénominateur co//LIII/111 aux
principes divergents suivant lesquels ils en cmJçoil'ent le plan.>> "x
Quant aux objectifs· de I'OSEC pour le rayonnement culturel. ils ne coïnci-
dent que partiellement avec ceux des autres acteurs. Pour cette organisation. le
rayonnement est synonyme d'exportation d'une image globale du pays. avec
un double objectif: créer des relations amicales avec la Suisse qui contribuent
à développer les flux commerciaux et diffuser une image globale attrayante
pour que les produits suisses soient associés à un sentiment positif. On recon-
naît les prémices d'une forme de «nation branding » avant la lettre" N. Pour le
DPF, l'entretien de relations amicales et l'exportation d'une image positive
-de prestige- constituent également des motivations fondamentales pour déve-
lopper le rayonnement culturel. Si l'objectif avoué est d'améliorer la position de
la Suisse sur la scène internationale, il s'agit d'aider les milieux économiques.
Lorsque les diplomates s'occupent de culture. c'est en effet généralement dans
un objectif de propagande à forte dominante commerciale. La réaction du consul
honoraire au Luxembourg, Frédéric Müller. exprime ce besoin d'intensifier les
relations culturelles pour entretenir des relations économiques florissantes:

'"' PY du groupe 4. Zurich. Il décembre 1950. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51/119.


"' PV du groupe 1, Zurich, 14 au 21 juillet 1952. AFS-PH. E 95 10.6. ll)l) 1/511114.
''" PV de la CCRC. Zurich, 23 février 1956. AFS. E 2003 (A). IY70/II 5/Rl).
""À propos de la notion de" nation hrandinR >>,voir p. IR.

/66
«J'ai éti; [ ... [ ameni; à I'0/1.1' signala les très nombreuses manifestations
culturelles organisées. à grandsji·ais.notamment parla propagande officielle
francaise et /)('/ge. au cours desquelles j'ai entendu déplorer fort som·ent le
fait (/Ile la Suisse. dont le prestige est si grand ici, y brille, sous ce rapport,
malhelll<'uselllellt encore toujours par son absence.
Cette constawtion regrettahle n'est certes pas à notre m·antage, surtout si
l'on tient compte du dé1·e/oppement très considérable qu'ont pris, depuis la
fin de la guerre. nos relations à·onmiiÙJues. » 5.\0
Prestige. rayonnement culturel et relations économiques forment donc une
triade qui actionne cette Realpolitik culturelle.
Des divergences fondamentales existent aussi au sujet des cibles de cette
politique culturelle. Les publics sont en effet différents. Selon le secrétaire de
Pro Helvetia. Karl Naef. l'OSEC et l'OCST ont pour mission de se tom11er vers
de potentiels consommateurs alors que la culture exportée par Pro Helvetia est
réservée à une élite. C'est ainsi qu'il s'exprime lors d'une séance plénière de la
communauté de travail en 1946:
«Pour chaque produit de propagande, il .faut se demander à quelle couche
sociale il est desfi/1{;. D'habitude, la propagande culturelle s'adresse à une
élite illfellectuelle. De ce fait. elle se distingue déjà fortement de la propa-
gande touristùjue qui doit tm~jours prendre en considération de larges
cercles. » 5.\ 1
La nature du public visé explique pourquoi l'OSEC s'engage surtout pour les
grandes expositions de livres. d'affiches et d'architecture. L'architecture exige
en effet dïmpm1ants moyens. mais. plus que les autres domaines. elle porte en
elle l'espoir de retombées économiques à court et moyen terme. ce qui contente
les partenaires financiers de cette organisation faîtière.
On note cette distinction entre plusieurs publics également lors de certaines
manifestations plus modestes. En Chine. par exemple, à l'occasion de l'exposition
de livres organisée par Henri de ToiTenté. ces organisations faîtières refusent de
financer cette exposition mais sont d'accord pour fournir des affiches touristiques
et, su11out. organiser une réception pour les journalistes'.~~.
D'autres divergences font aussi apparaître que l'OSEC défend avant tout les
intérêts économiques. D'une part. dans la finalité de la manifestation culturelle:
alors que pour Pro Helvetia, une telle manifestation est un but en soi, elle est
pour l'OSEC-et pour les responsables de la politique étrangère-, un moyen de
nourrir le «nation hranding ». C'est pourquoi Robert Kohli, ministre à La Haye,
lorsqu'il envisage d'organiser une exposition de livres à Amsterdam. demande

""Lettre de Miillcr à Keel. Luxembourg. 27 octobre 1946. AFS. E 2001 (E). 1968/1978/161.
41
' PV de la séance plénière de PH. Zurich. l" avril 1946. AFS-PH, E 9510.6. 1991/51/123.
4
·' ' Rapport de Torrenté au DPF. Nankin. 3 décembre 1947. AFS. E 2001 (E). 1967/113/354.

167
MATIHJEU GJLLABERT- DANS LES COULISSES DE J.A DIPLOMATIE Cl'I.Tt'REU.I: Sl 'JSSI:

à l'OSEC d'y participer pour entretenir des relations amicales avec un pays qui
augmente considérablement ses commandes de livres à la Suisse. Keel ajoute à
l'intention de l'OSEC:
«Nous estimons que les suggestions de notre ministre [ Kohli 1(Il/X Pays-Bas
joignent à l'intérêt culture/un intérêt économique é1·ident: [ ... ] >>q '.
D'autre part, la concurrence internationale à laquelle les instances écono-
miques et culturelles sont confrontées est différente. Alors que Pro Helvetia se
compare presque uniquement à l'Institut suédois à cause de leurs structures juri-
diques et de leurs moyens financiers semblables, I'OSEC. elle. doit défendre ses
entreprises contre celles de tous les pays industrialisés.
Il est donc très réducteur de ne voir, dans ces formes de collaboration. qu'une
instrumentalisation de la culture par J'économie. Les difllcultés matérielles
que connaissent les instances culturelles, au premier chef Pro Helvetia. pous-
sent celles-ci à la négociation d'un espace dans la propagande économique.
Les frontières deviennent alors très poreuses entre Je strictement culturel et
le strictement économique. A fortiori en Suisse où les représentations natio-
nales-clichés, images, savoir-faire-sont fortement liées à des réalités
industrielles. C'est ce que remarque Je nouveau président de Pro Helvetia. Jean
Rodolphe de Salis, lorsqu'il s'adresse à Albert Masnata, le directeur du bureau
lausannois de l'OSEC:
«Quant à moi, je suis loin de croire que seuls la littératllre. les sciences et
les arts peuvent servir la propagande culturelle à l'étranger; il est clair que
cette culture, en Suisse, a toujours été et continue d'être en grande partie une
culture manuelle, technique, industrielle, économique (dans le sens le plus
large de ce mot). » 544
Cette coopération pousse également les acteurs à mettre 1'accent sur
des manifestations d'artefacts culturels qui favorisent les capacités productives
du pays. C'est le cas des expositions d'architecture, d'affiches et de livres: des
secteurs de l'économie culturelle qui sont à la fois un enjeu commercial et culturel.

3.1.2 L'OCST: VALEURS TOURISTIQUES ET RELATIONS CULTURELLES

Le cas de la propagande touristique est un peu différent de celui de J'ex-


pansion commerciale même s'il participe également au rayonnement culturel.
La recherche de partenariats, au sens matériel et logistique, des organisations
touristiques avec les autres acteurs du rayonnement culturel est moins impor-
tante que celle de I'OSEC. Mais ces organisations sont intéressées par cette
politique culturelle visant à véhiculer une certaine image de la Suisse à
l'étranger, principal argument à destination de leurs clients. Tout comme

543 Lettre de Keel à I'OSEC, Berne. 27 décembre 1946. AFS, E 2001 (E). 1968119781161 ·
' 44 Lettre de Salis à Masnata, 24 février 1955. AFS-PH, E 9510.6. 1991/511104.

/68
Ll's OBJI·.C·IJI·S \TI.rt"RI:I.S Ill' I..ITO;-.;O\IIE DA!':S t.'I~1MÈDIAT APRÈS-GUERRE

elles sont productrices d'images. elles entendent profiter de l'activité des autres
acteurs de ce rayonnement.
Héritage anglais de la lin du xtx'· siècle'~' .les clichés touristiques de la Suisse sont
très proches des images idylliques diffusées par la diplomatie culturelle-autour
de valeurs ancrées dans )"histoire-et par J"OSEC-. celle d'une Suisse précise et
travailleuse. Le petit ouvrage La Suisse d'aujourd'hui. Bref aperçu. publié par
I'OCST. donne un aperçu suffisamment probant des représentations que souhaite
exporter cette organisation'~~>.
L'organisation faîtière de la branche touristique chargée de promouvoir la
Suisse à J"étranger est donc J"OCST. Créée en 1917 sous )"appellation Office
national suisse du tourisme. elle peut être considérée comme la première orga-
nisation officielle chargée de véhiculer une image de la Suisse à l'étranger; en
parallèle avec les CFF. elle est également la première institution non diploma-
tique à tisser un réseau de succursales hors de Suisse 547 • Au cours des années
trente s'opère la fusion des organismes de propagande de cet office national
et des CFF. L'OCST. comme Pro Helvetia. devient une organisation publique
à la veille de la Seconde Guerre mondiale; elle reçoit des financements de la
part de la Confédération. des CFF. des PTT. de la Société suisse des hôteliers
et de plusieurs villes et régions. Créée à l'initiative du Département fédéral des
postes et des chemins de fer. 1'OCST a pour but de coordonner la publicité des
différents partenaires du secteur touristique et de faire de la propagande pour
toutes les régions du pays par la publication d'imprimés, l'élaboration de films,
1'organisation d ·expositions et de conférences 548 •
Depuis les années trente. ces organisations touristiques se sont acquis la coopé-
ration d'artistes et d'intellectuels. suisses et étrangers, pour modeler une image
attrayante de la Suisse. Comme le souligne Pascal Ory à propos de la France,
les organisations touristiques fonctionnent aussi, plus ou moins consciemment,
comme des «médiateurs sociaux» dans les mouvements culturels; comme
productrices de représentations et d'images, elles font partie des relations cultu-
relles internationales 5 ~ • Le développement du tourisme de masse amène ces
9

professionnels du tourisme à jouer un rôle accru dans le rayonnement culturel


du second x xc siècle.

'"' WAt.DIS Barbara. WENDI!Nc; Thierry.<< La Suisse. ses ethnologies ... >>. p. 202.
6
'" Des versions anglaise et allemande paraissent en même temps. L'ouvrage sera traduit par la suite

en italien, en japonais. en espagnol. etc. BAllER Hans, La Suisse d'aujourd'hui. Bref aperçu. Zurich:
Office central suisse du tourisme. 1947.
547
Voir Figure 1 et Figure 2. p. 555 et 556.
54
' <<Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant la création d'un office central

suisse du tourisme. 17 janvier 1939». Feuille fédérale, vol. 1, n° 3, 18janvier 1939. p. 61-84.
9
'" 0Rv Pascal,<< Préface>>. in Dusosn.ARDAlain.GRISON Laurent,JEANPIERRE Laurent.JouRNOUD Pierre.

ÜKRET Christine. TRIMIWR Dominique. Entre rayonnement et réciprocité; Contribwions à l'histoire


de la diplomatie culturelle. Paris: Publications de la Sorbonne. 2002. p. 11-12.

/69
M,\lTHIEU GILLABERT- DANS LES COUI.ISSES DE LA IJIPL0\1.-\IIL <TLJ n{f:I.JI·. '' l"l·

Le support privilégié par l'OCST est, comme les autres organisations. l'écrit.
L'OCST confectionne ses brochures. mais finance également le voyage de jour-
nalistes et d'artistes étrangers pour qu'ils diffusent à leur retour chez eux les
expériences positives de leur séjour. Au lendemain de la guerre. le film devient
plus accessible et les professionnels du tourisme. peut-être davantage que les
autres acteurs du rayonnement culturel. voient tout le potentiel de cc nouvel
instrument de communication.
Les représentations véhiculées par les professionnels suisses consistent en des
stéréotypes d'une Suisse atemporelle. pure. comme un diamant à trois facettes.
Premièrement, les paysages jouent un rôle important dans ces représentations,
notamment les paysages de montagne et de campagne. Deuxièmement. l'Histoire
est abordée sous l'angle téléologique du Smulelfa/1: tout. dans l'évolution de
la Confédération au cours des siècles. doit démontrer le caractère particulier de la
Suisse au milieu des autres nations et expliquer son inébranlable stabilité. Enfin.
troisième type de représentation, même s'il est rarement abordé de front par les
contemporains, celui de la prospérité de la Suisse. Argument touristique important,
cette image consolide toutefois le cliché négatif de la Suisse profiteuse et égoïste
que la propagande d'après-guerre s'efforce justement de combattre. Ceci explique
les longs paragraphes rédigés dans les brochures touristiques pour souligner que
la Suisse est, avant tout, un pays pauvre; ce sont la répartition des richesses à
l'intérieur du pays, le caractère travailleur des Suisses et la performance de son
système scolaire qui garantissent la « Swiss prmperity ,,''".
Dans le cas des films documentaires sur la Suisse. I'OCST est l'organisation
qui détient les bandes les plus intéressantes pour un rayonnement culturel acquis à
la défense des intérêts politiques et économiques de la Suisse"'· Ainsi.lorsqu'une
station de télévision américaine souhaite diffuser des films sur différents pays.
la Chambre suisse du cinéma répond:
«En ce qui concerne la Suisse, le mieux à notre al'is serait de prier le cm-res-
pondant de la Légation suisse aux États- Unis de se mettre en rapport avec
l'agent de l'Office central suisse du tourisme établi à Nell' York [ ... ]. »"~
Les moyens de cette organisation et sa présence permanente à l'étranger
en font donc un interlocuteur incontournable. L'OCST est également prête à
collaborer avec des maisons de production étrangères lorsqu'elles manifes-
tent un intérêt pour produire un film sur le pays. C'est le cas. par exemple,
en 1947, lorsque la British Foundation Pictures Ltd. approche August Lindt,
diplomate à la Légation à Londres, pour produire onze films documentaires sur
la Suisse. Lindt demande au DPF de sonder les organisations professionnelles

550 Voir par exemple 8AUER Hans. Al/abolit Swit::.erland. A short sun·ey. Zurich: Swiss National

Tourist Office, 1947.


551 Le Rhône. Die heilende Schwei: et Zürich feiert figurent parmi les films classiques que les

légations montrent régulièrement à l'étranger.


552 Lettre de Hugo Mauerhofer au DPF, Berne, 16 juin 1948. AFS. E 200 1 (E ), 190X/ 19781178.

170
Lt·S OB JI·.(" III·S l"l"l.l"l"RU.S Dl: 1 .l'l"OI'O~IIE DANS L 'tMMÉDIAT APRÈS-GUERRE

susceptibles J'être intéressées par une telle productionm. C'est la Chambre


suisse du cinéma 4ui mène l'enquête dont le résultat montre que seule I'OCST
est réellement prête à soutenir ce projet même si les moyens investis restent
modestes""-~.

Outre ce message véhiculé sous plusieurs formes. la spécificité de I'OCST


est de travailler sur des personnes qui circulent555 : tant les immigrants tempo-
raires que sont les touristes que les émigrants. souvent définitifs. que sont les
Suisses de l'étranger. Aux premiers sont adressés des films et des publications.
Cette pratique est déjà courante avant la guerre comme l'illustre. par exemple.
la commande du texte de Gonzague de Reynold «Le génie de la Suisse», paru
dans L'Almanach du 1·oyageur en Suisse et édité par les CFP 56 • Comme l'écrit
l'écrivain fribourgeois:
«Le génie de la Suisse a paru pour la première fois dans l'Almanach du
voyageur en Suisse. 1939. C'est dire qu'il a été écrit "pour l'exportation". » 557
À travers cette propagande en direction du voyageur étranger en Suisse. on
désire que celui-ci répercute son expérience helvétique lorsqu'il s'en retourne
chez lui. C'est pourquoi. après la guerre. l'OCST se focalise surtout sur des
personnes d'une certaine influence. Ainsi. le voyage d'André Siegfried, organisé
par le DPF. est financièrement pris en charge par l'OCST558 • L'écrivain et éditeur
français Jean Paulhan bénéficie également d'un de ces voyages financés par
I'OCST. En 1945. il se rend en Suisse en compagnie de Le Corbusier et de l'artiste
Jean Dubuffet. II en ramène un petit ouvrage, intitulé Guide d'un petit voyage en
Suisse, dans lequel l'auteur souligne le choc qu ïl ressent face à la richesse de la
Suisse. Il mentionne également. sur le ton de l'ironie, combien l'OCST insiste sur
la beauté des paysages alpins:
«Car 1ïm·itation nous faisait tm premier del'oir de prendre illférêt à la nature
et aux qualités du pays qui nous accueillait. Le malheur est qu'ils 'agit d'tm
pays compliqué, fait d'tm grand nombre-vingt-quatre, ne l'oublions pas-
de cantons, chacun jaloux de son indépendance, et de son dédain (d'ailleurs

m Lettre de Lindt à Keel. Berne, 16 avril 1947 .AFS.E 2001 (E).I968/1978/178. La maison britannique.
selon Lindt. a déjà mené cet exercice pour la Hollande avec un résultat très positif: les films sont de
bonne qualité et la dillusion dans l'Empire britannique est fortement souhaitable.
4
;; Lettre de Mauerhofer au DPF. Berne. 16 avril 1947. AFS. E 2001 (E). 1968/1978/178.

;;s Dès sa création en 1917. l'Office suisse du tourisme est chargé. en plus de la promotion à
l'étranger. de réaliser <<des éwdes d'ordre sciemijique et en particulier des travaux de statistique
sur tous les problèmes touchant le mmn·emelll des étrangers.>> À ce titre. le nom de I'OCST en
allemand. << Schweizerische Zentrale für Verkehrsfôrdenmg », est plus explicite. <<Message du
Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant la création d'un office central suisse du tourisme.
17 janvier 1939>>.Feuillefédérale.vol. l.n° 3.18janvier 1939.p.62.
w, REYNOLD Gonzague de.<< Le Génie de la Suisse>>, in Défense et lllustration de I'E~prit suisse.
Neuchâtel: La Baconnière, 1939. p. 11-28.
m REYNOLD Gonzague de. Défense et Illustration de l'Esprit suisse. Neuchâtel: La Baconnière.
1939.p. 7.
'"Sur cette action volontariste de la diplomatie culturelle helvétique. voir p. 118.

171
MATTHIEU GII.LABERT - DA:"S LES COULISSES DE LA IJIPLO~IATIE CliiTLïH,Ll.l, SL I~SJ,

léger, et plaisant) des cantons vmsms. [ ... ] Le pays en question est


particulièrement fier de ses paysages. qu'il nous fallait donc tâcher d'admirer
d'un cœur sincère.» 559
Si ce genre de voyages permet avant tout de diffuser à l"étranger des images
et des impressions positives sur le pays. cela permet également aux artistes
et aux écrivains de circuler et de se rencontrer. même si ce n ·est pas dans les
objectifs fixés par l'OCST. Dans le cas du voyage de Paulhan. il semble que
celui-ci et Jean Dubuffet se retrouvent avec Paul Budry. critique d'art romand
et directeur du siège lausannois de 1'OCST. Ce dernier permet à Dubuffet
de visiter plusieurs hôpitaux psychiatriques pour alimenter ses recherches sur
1' «Art brut » 560 •
L'OCST travaille également à plus grande échelle. Il convient de mentionner
les centaines de milliers de soldats américains qui ont passé des vacances en Suisse
à la fin des hostilités 561 • Ici également, l'OCST joue le premier rôle en imprimant
des dépliants ainsi qu'unjoumal quotidien à l'intention des soldats en permission.
Les services de Mary Bancroft, ancienne collaboratrice d'Allen Dulles' ~. sont 6

requis pour traduire un livre du souvenir, Our Leave in S11'it::.erlwuf 1' 1 • Formidable
aubaine pour attirer le touriste américain en Suisse, I'OCST publie dans la
foulée, en anglais et toujours avec l'aide de Mary Bancroft, G.I. 'sin 511'it::.erland.
A civilian army shows its appreciation 564 • Hormis l'impact sur les soldats eux-
mêmes, cette action semble être remontée au sommet de la hiérarchie militaire
américaine. Lorsque le président de Pro Helvetia. Paul Lachenal, se rend deux
mois aux États-Unis en 1948, il rencontre le général Dwight Eisenhower qui lui
témoigne sa reconnaissance pour «le souvenir dura hie que des milliers de ses
soldats garderont de leur séjour en Suisse » 505 .

559
PAULHAN Jean, <<Guide d'un petit voyage en Suisse», in Les cahiers de la Pléiade, avril 1946.
p. 200. Cet article paraît l'année suivante comme ouvrage chez Gallimard.
560
MARSPAT Maryse, <<La légitimation de l'Art Brut''· in MAlrc;ER Gérard (éd.). Droits d'entrëe:
modalités et conditions d'accès aux univers artistiques. Paris: Éditions de la Maison des sciences
de l'homme, 2007, p. 99-100.
561
Jost articule le chiffre de 311 000 GI's qui auraient séjourné en Suisse entre 19-+5 ct 1949.
]OST Hans Ulrich, Politik und Wirtschaft .... p. 182. Voir également: MICHAlTD Frédéric. Les permis-
sionnaires américains en Suisse ( 1945-1948): organisation. enjeux et représentations réciproques,
mémoire de licence, Université de Fribourg, 2006.
5
"' Allen Dulles, l'un des principaux architectes de la diplomatie d' innuence américaine pendant

la guerre froide, est le chef de la cellule de l'Office of Strate!{ic Sen·ic·e à Berne pendant la guerre:
il est alors en contact avec de nombreuses personnalités suisses dïnnuencc comme le conseiller
national socialiste et éditeur Hans Oprecht. MAISSEN Thomas. << Berichtigung :"Wcr vcrriet 1946
die Verhandlungsstrategie ?" Nicht Grimm- Hans Oprecht ais Informant der Amerikaner >>, NZZ.
23 mai 1998, p. 14. Voir également: GRr:MION Pierre, lntelli!{eiiCe de /'anticonununisme .... p. 4 78.
'"' KüBLER Arnold, DunWEILER Gottlieb, BisCHOr Werner (éd.). Our /,em·e in Swit:erland:
200 Photos. A Solll·enir of the Visit of American Soldiers to Swit:erland in 194514(), Zurich: Zur
Limmat, [ 1945 j. Cet ouvrage est co-dirigé par l'américanophile patron des magasins Mi gros
Gottlieb Duttweiler. HAUSER Claude.<< Attirances nécessaires ... >>, p. 142-143.
""' BANCROn Mary, G.I. 's in Switz.erland. A ci1•ilian army shows its appreciation. Zurich: Swiss
National Tourist Office. 1946.
50' Rapport de Lachenal à Etter, Genève. 15 novembre 1948. AFS, E 2800. 1967/59/42.

172
Lf·.S OHJH.Tif·S tTLITRFI S DF 1 .ÉCO:>;O~IfE DA:-.IS L'IMMEDIAT APRÈS-GUERRE

Les Suisses de 1" étranger sont également une cible privilégiée: ils sont
considérés comme des relais pour susciter !"envie des habitants de leur pays de
résidence de se rendre en Suisse. Le directeur de l"OCST fait d'ailleurs partie
de la commission du SSE: il peut coordonner ainsi plus étroitement l'activité
de la propagande touristique avec les efforts du secrétariat pour maintenir la
flamme patriotique dans le cœur de ces citoyens éloignés. Le conseiller fédéral
en charge des postes et des chemins de fer. le conservateur Tessinois Enrico
Celio, rappelle cette proximité entre les deux organismes dans un rapport
adressé au Conseil des États et intitulé « Koordination der Verkehrswerbung mit
den übrigen nationalen Werbestellen » (Coordination de la propagande touris-
tique avec les organisations publicitaires habituelles):
«Les colonies suisses-il faut le souligner-sont des poillfs d'appui importallfs
pour la propagande touristique à l'étranger; [ ... ]. » 566
Les messages véhiculés par la propagande touristique et celles du SSE sont
en effet très proches. C'est la conservatrice NSH qui s'occupe institutionnel-
lement des Suisses de !"étranger et qui les représente en quelque sorte auprès
des autres instances du rayonnement culturel. La NSH est l'une des organisa-
tions qui a soutenu le contexte culturel de la «défense nationale spirituelle» et
qui, après la guerre. soutient un patriotisme hérité des années de guerre. Ceci
explique que les images de la Suisse reçues par les expatriés ressemblent à celles
de la propagande touristique.

3.2 LES REVENDICATIONS DES INDUSTRIES CULTURELLES

À côté de ces secteurs purement économiques représentés par l'OSEC


et l'OCST. il existe des domaines économiques où la culture. comme valeur
matérielle. est aussi un enjeu pour les acteurs de ce qu'il convient d'appeler les
industries culturelles. L'édition et, dans une moindre mesure, l'architecture et le
cinéma retiennent particulièrement l'attention car ils s'insèrent dans des circuits
de production à grande échelle. Par industries culturelles, il faut comprendre le
domaine des œuvres reproductibles: le processus de création demeure en amont,
mais la présentation au public se fait par la médiatisation d'une production
de masse 567 •
Cette notion d · « industries culturelles» pourrait apparaître anachronique
car elle n'est pas formulée par les acteurs en question. Mais elle révèle

""'Rapport d'Enrico Celio à la Commission du Conseil des États pour les affaires étrangères, Berne.
12 novembre 1947. AFS, E 2001 (E). 19671113/346.
567
Voir sur cette notion d'«industries culturelles»: BENHAMOU Françoise. L'économie de la culture.
coll. Repères cultures cmnmtmication. Y édition. Paris: La Découverte, 2004, p. 46. Nous utilisons
le pluriel pour éviter la confusion avec les travaux de l'école de Francfort qui lui porte un jugement
négatif. DELPORTI-. Christian. Mou.IER Jean- Yves. SIRINEU.I Jean-François (éd.). Dictionnaire d'histoire
culturelle .... p. 430-433.

173
MATTHIEU GII.LABERT- 0A1'S LES COULISSES DE LA DII'LO~IATII' ClïTlïll'l.l le SLISSI·

à 1'observateur cet espace hybride entre intérêts économiques et revendica-


tions d'un certain particularisme culturel, espace qui existe au sortir de la
guerre dans la mise en place du rayonnement culturel. Des allers et retours
ont lieu entre les institutions et ces acteurs économiques: ces derniers reven-
diquent le particularisme national pour pouvoir s'insérer dans les circuits de
relations culturelles mis en place par les institutions: les institutions quant à
elles, dont le budget est très limité, espèrent que de nouveaux moyens afnuent
grâce à ces acteurs privés.
Alors que la politique culturelle érigée en 1938 avait pour but de favoriser
un protectionnisme prétendument salutaire' 1'x, ces secteurs économiques se
retrouvent souvent démunis face à la normalisation des échanges internatio-
naux et au retour des rapports de force à l'avantage des grands pays producteurs.
Parmi ceux-ci, les plus menaçants pour les producteurs helvétiques sont surtout
les pays limitrophes dans le cas de l'édition et les États-Unis dans le cas du
cinéma. Pour comprendre l'attitude des acteurs de ces industries culturelles,
particulièrement celles de l'édition, de l'architecture et du cinéma. il est donc
important de se pencher sur leurs relations avec les nouvelles institutions en
charges du rayonnement culturel, en particulier Pro Helvetia et le DPF.

3.2.1 LES DOLÉANCES DES LIBRAIRES

Au cours des années trente, le concept de «défense nationale spirituelle»


gouverne peu ou prou la production éditoriale de la Suisse: dans le message
du Conseil fédéral de 1938, il est fait mention d'une aide à l'instruction civique
en subventionnant «un matériel d'enseignement intuitif», dont «les manuels
suisses destinés aux écoles moyennes »V•'~. Outre cette aide directe, le rapproche-
ment entre le Schwei':::erische Buchhànd/erverein et le Verein SchH·ei:erischer
Ver/agsbucher'mJ, qui contrôlent 1'ensemble de la production suisse, renforce leur
position d'interlocuteur face aux institutions de la nouvelle politique culturelle
fédérale.
Dans une alliance avec les redistributeurs comme le Vereinssortiment d'Olten,
ils réussissent aussi à augmenter considérablement leurs exportations' 71 • La guerre
et le ralentissement de l'édition dans les pays limitrophes forment les bases d'une
époque prospère, qui deviendra, dans la mémoire collective des acteurs de cette

"'~VALLOTTON François,« L'histoire du livre ... "· p. 38.


'"'' <<Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale concernant les moyens de maintenir ct de
faire connaître le patrimoine spirituel de la Confédération. 9 décembre 193X >>. Feuille fédérale.
vol. 2. n° 50, 14 décembre 1938, p. 1043.
~ 7 ° Ces deux organes faîtiers. représentant d'une part les libraires et d'autre part les éditeurs.
se réunissent en 1949 pour former le Schwei~er Buchhiilllller und Verlegen·erhand (SBVV).
ZBINDEN Jürg. Stemstunden oder l'erpasste Chancen. Zur Geschichte des Schwei;er Buchlwndels
1943-1952, Zurich: Chronos. 1995, p. 82.
"' ZBJNDEN Jürg. Sternstunden oder l'erpasste .... p. 49.

174
branche. un âge d'or'7è_ Lors de leurs interventions pour tenter d'inverser la
tendance négative de !"après-guerre. les éditeurs ont toujours en tête cette courbe
graphique qui s'élève jusqu'en 1946 avant de chuter rapidementm. Mais ils sont
également confrontés à une dure réalité: alors que l'édition est un pilier de la
vie culturelle du pays. elle est un poids plume au plan commercial. Ceci amène
les institutions culturelles à s'y intéresser alors que les institutions économiques
et diplomatiques n'y accordent qu'une importance relative. Âge d'or pendant la
guerre et situation où le poids culturel de l'objet ne correspond pas du tout à son
poids économique constituent les données de base pour comprendre le contexte de
l'exportation des livres suisses dans l'après-guerre.

LE LIVRE, AJIBASSADEUR DU GÉNIE HELVÉTIQUE

Les exportations marchent bien pour les éditeurs jusqu'en 1943 et augmen-
tent encore en 1944 puisqu'en Allemagne le prix des licences chute, ce qui
permet d'en acheter en grandes quantités 574 . Jusqu'en 1947.1'optimisme est de
mise; en témoigne le grand nombre de maisons d'édition créées sur le sol suisse.
Mais la fin de la guerre-synonyme de pénurie de capitaux à l'étranger et de
reprise des éditions nationales-fait craindre le pire aux éditeurs: ils se tournent
alors vers les autorités. L'aide directe au livre commence en novembre 1944
avec une décision lourde de conséquence de la part du Conseil fédéral, et en
particulier de Philipp Etter en charge du dossier. dans le cadre de ses« pouvoirs
extraordinaires>> octroyés pendant la guerre. Dans le but de protéger les éditeurs
suisses de la concurrence étrangère. le gouvernement décide de contrôler
-avec l'appui d'une commission ad hoc constituée de personnalités issues du
monde de l'édition. de l'université. de la SES et de Pro Helvetia-l'obtention des
licences pour la publication et d'interdire aux étrangers de créer une nouvelle
maison d ·édition sur le territoire helvétique575 • Cette prétendue défense de l'édition
suisse est basée sur le concept que le livre est un «objet de patrimonia/isation >> 576
et mérite à ce titre une attention particulière.
C'est ainsi qu'Etter s'exprime au sein du Conseil national, en réponse à
Theodor Gut :
«Si /'édition suisse, la science suisse et la littérature suisse remplissent
ce devoir [participer à la reconstruction de la vie scientifique à l'étranger],

m L'éditeur Herbert Lang. chef de la section librairie à la division presse et radio de l'état-major
de l'armée pendant la guerre. parle de «Sternstunde». ZBtNDEN Jürg. <<Der Schweizer Verlag
1943-1952: Sternstunde oder verpasste Chancen ».in Trm·erse: Rel'lle d'histoire. no 4. 1995, p. 61.
"'Voir annexe, figure 3. p. 563.
,,. ZBINDEN Jürg. Sternstwulen oder \'erpasste .... p. 106.
5
" «Xli' rapport du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur les mesures prises par lui en vertu de
ses pouvoirs extraordinaires. 27 avril 1945 >>.Feuille fédérale, vol. 1. no 10,9 mai 1945. p.493-496.
La décision suite à ce message tombe le 3 novembre 1944. ZBINDEN Jürg. Stemswnden oder
verpasste .... p. 98.
""Cette expression est tirée de: SAPIRO Gisèle.<< Les professions intellectuelles entre l'État, l'entre-
preneuriat et l'industrie», Le Mmt\·ement social. vol. 1. n° 214, 200611. p. 9.

175
MAITHIEU GILLABERT - DANS LES COULISSES DE LA DII'LO~IATIE CULTURELLE Sl'ISSI·

alors la production suisse de livres ne doit pas rester sans défense face au
danger d'une [Ueberfremdung] incontrôlée. Une [UeberfremdungJ ouverte
ou cachée qui compliquerait ou même rendrait impossible dans beaucoup de
pays, après le conflit, le rayonnemellf de l'esprit suisse par l'écrit et par les
œuvres de la science suisse. » 577
Édition et génie national-le mot «suisse» revient à six reprises dans cette
phrase-sont donc liés dans la conception d'Etter. Mais les mesures visent plutôt
à perpétuer l'isolement dans lequel se trouve la Suisse à la suite du conflit. En
fait, comme le remarque Gisèle Sapiro à propos de la France.la difficulté réside
dans 1'incertitude quant au rôle du produit éditorial: est-il seulement la propriété
de 1'écrivain ou bien assume-t-il également une «mission de service public »m?
Au lendemain de la guerre, la réponse des autorités semble pencher pour la
seconde option.
À la suite de la décision de novembre 1944 est creee I'Eidgenùssische
Kommission.fiir den Schut::. des schwei::.erisclzen Buchverlags gegen Übr:1ji·emdung
(Commission fédérale pour la défense de l'édition suisse contre l' Ue!Jelj'remdung)
qui rassemble les professionnels de la branche sous l'égide du DFI: c'est le signe
que ces mesures de défense permettent à l'État de structurer une activité sensible
selon son désir. On peut, à ce titre, suivre l'historien Jürg Zbinden lorsqu· il prétend
que 1'aide de la Confédération poursuit le programme de la «défense nationale
spirituelle»: en promouvant le livre comme un « ambassador des Geistes »
(ambassadeur de l'esprit) 579 , il souhaite le maintenir dans une fonction à la fois de
défense d'une culture nationale et, en même temps, le placer dans le giron de la
diplomatie culturelle, encore largement basée sur l'écrit. Mais cette politique se
révèle contre-productive puisqu'elle isole les éditeurs suisses; l'arrêté fédéral est
aboli en 195 J5 80 •
C'est ainsi que, devant 1'incertitude de l'avenir, les instances de la politique
culturelle à l'étranger-Pro Helvetia et le DFI-sont investies de la mission de
soutenir l'édition suisse, émanation du génie national. Ne pouvant intervenir
directement sur la production, Pro Helvetia apporte son soutien de trois manières:
organisation d'expositions, envoi de livres et soutien à la traduction.
Les expositions deviennent ainsi un centre de convergence d'intérêts à la fois
politiques, économiques et culturels. Ainsi, une exposition organisée à Rome

m ErrER Philipp.'' Über die Aufgaben ... >>,p. 232.


57
" SAPIRO Gisèle, «Les professions intellectuelles ... >>, p. 9. Au final. cette considération du

livre comme l'affirmation de valeurs identitaires pourrait se rapprocher du concept. plus récent.
d ·"exception culturelle>>.
57
" ZBINDEN Jürg. Sternstunden oder verpasste .... p. 245.
'""VALLOTTON François, «L'histoire du livre ... >>, p. 38. Les écrivains notamment, au sein de la
SES. se prononcent également pour la suppression de cet arrêté: c'est le cas de Guido Calgari, à la
fois membre de la SES, de la Kommission fiir den Sclulf: des .1chwei:erischen Bucln·erlags gegen
Üherfremdung et de Pro Helvetia. Lettre de Calgari à Melliger. Locarno, 12 septembre 1951. AFS.
E 3001 (8), 1978/39/94.

176
Lt·.S OBJIX III·S l Tl !l'RH S Ill-. 1.. El"O:\O~IIE DANS L 't~IMEDIAT APRÈS-GUERRE

en 1946 est mar4uée par exemple par des difficultés de réalisation en raison de
la multiplicité des intervenants potentiels: au niveau politique, le ministre René
de Weck veut organiser une exposition car l'Italie est un pays voisin parlant une
langue nationale avec le4ud la Suisse se doit de renouer contact après les années
fascistes: au niveau culturel. Pro Helvetia n'apporte son soutien que si l'expo-
sition est préparée ct présentée sous un angle culturel; au niveau économique,
le président du Sch11·ei~erisclu'n Buchhiindle!Tereins ne souhaite participer
que s'il y a des retombées économiques car c'est bien à son organisation de
financer l'exposition'~'. Il faut encore ajouter. comme dans le cas d'une expo-
sition de livres 4ui a lieu à Londres en 1946.Ia présence d'acteurs strictement
économiques. comme I'OSEC. qui sont souvent nécessaires pour compléter le
financement. voire en supporter la totalité'~ 2 .
D'une manière générale. le Conseil de fondation de Pro Helvetia est d'ac-
cord pour soutenir massivement les expositions de livres au détriment même
de l'architecture. Ainsi. en 1947. le professeur Fueter se montre très clair à
ce sujet:
«Le Dr E. Fueter souligne aussi l'importance des exposttwns de livres
auxquelles il donnerait la priorité suries expositions d'architecture. »583
En dépit de l'avis de Ltitt. pour qui la Suisse, en matière d'architecture,
aurait un potentiel à exporter. le Conseil de fondation préfère également l'édi-
tion. Le groupe 4 de Pro Helvetia est spécialement chargé, entre autres tâches,
du soutien à la publication. Mais une ligne de fracture s'esquisse légèrement
au sein de Pro Helvetia sur les objectifs assignés au rayonnement culturel
par l'édition: si une partie des membres se montre d'accord pour soutenir
les éditeurs. certaines voix. comme Charly Clerc et Eduard Fueter, appel-
lent à soutenir davantage les auteurs. Mais leur discrétion montre encore une
fois combien la fondation adhère à un rayonnement culturel surtout orienté
vers la sauvegarde des intérêts nationaux et économiques par l'organisation
d'expositions dans des lieux stratégiques et en partenariat avec les éditeurs
et les organisations économiques. II est vrai aussi que les faibles moyens de
Pro Helvetia la rendent extrêmement fragile vis-à-vis de l'OSEC par exemple,
qui finance la grande part du budget des expositions 584 • Mais ces remarques
révèlent un état de fait observé par Jürg Zbinden, à savoir que les éditeurs, à la
sortie de la guerre, misent davantage sur l'édition des classiques suisses ou des
livres dont ils ont acheté les licences 585 •

~R' Lettre de Marcel Du Pasquier (DFI) à la Division du Commerce du DFE. Berne. 9 janvier 1948.
AFS, E 2001 <El. 1967/113/354.
5 2
" PV du groupe 1, Zurich. 15 février 1946. AFS-PH. E 9510.6. 1991/511113.
m PV de la séance plénière de PH. Zurich, Il mars 1947. AFS-PH, E 9510.6.1991/511123.
5 4
" PV de la séance plénière de PH. Zurich, 17 décembre 1946. AFS-PH, E 9510.6. 19911511123.
5
"~ ZBtNDEN Jürg. <<Der Schweizer Verlag ... >>,p. 63.

177
MATTHIEU GII.LABERT- DA:-oS LI'S COL'LISSES IJI, LA IJII'LO~f.-\TII' (TITI KU.U·. ~~ l\\1·

LA PLAIDOIRIE DES ÉDITEURS

Les responsables de la branche éditoriale vont également faire du livre !"am-


bassadeur de l'esprit suisse. En présentant le livre comme une marchandise
culturelle et identitaire (on en souligne souvent la qualité typiquement suisse),
ils espèrent l'extraire des lois du marché. toujours plus défavorables pour eux.
Dès 1948, voyant que l'âge d'or est révolu. ils créent la Communauté suisse
d'action en faveur du livre (Schwei-::.erische Arheit.\};emein\ch({/t.Jiïr das Buch)
pour réfléchir comment freiner l"inéluctable déclin du marché du livre. Dans ce
cadre également, les écrivains sont rapidement marginalisés comme en témoi-
gnent les protestations de Maurice Zermatten et de Dorette Berthoud : jouant
aussi la corde des valeurs nationales, Zermatten fustige une édition suisse qui
n'a de suisse que le nom:
« [ ... ]l'édition suisse ne l'est plus que de nom; les ll/tteurs édit(:_,. en Suisse
som pour la plupart des étrangers. » 5s"
Le directeur des Éditions La Baconnière et président de la Société des
libraires et éditeurs de la Suisse romande (SLESR) Hermann Hauser répond
qu'un livre suisse n'est pas exclusivement un livre écrit par un Suisse et que
la concurrence internationale oblige les éditeurs à publier des auteurs étran-
gers. Cette lutte pour une authenticité du livre suisse révèle l'ambiguïté dans
laquelle se trouvent les éditeurs: d'une part. ils revendiquent leur« suissitude »
afin de profiter de l'aide de la diplomatie culturelle: d'autre part. pour des
raisons économiques, ils se tournent facilement vers des auteurs étrangers et
l'édition scientifique.
Au début des années cinquante, les éditeurs alertent la fondation Pro Helvetia
sur la chute des exportations 5s 7 • Des représentants de l'édition suisse
-le conseiller national du Parti des paysans, artisans et bourgeois ct éditeur de
la revue culturelle Du Hans Conzett. le secrétaire du SBVV Bruno Mariacher.
ainsi que Hermann Hauser-sont auditionnés par Pro Helvetia et se lancent dans
une plaidoirie pour le livre suisse. Unis derrière l'objectif d'intégrer l'édition
helvétique dans la politique culturelle à l'étranger, ils soulignent également
les problèmes auxquels ils sont confrontés de part et d'autre de la Sarine: les
«impératifs et les possibilités» ne sont pas les mêmes en Suisse alémanique et
en Suisse romande 588 •
Conzett place l'édition suisse aux avant-postes de la défense de l'esprit
suisse: selon lui, contrairement à ce que d'aucuns pourraient penser. l'édition
suisse n'est en rien bâtie sur son ouverture aux courants de pensée européens

"'' PV de l'assemblée générale de la Communauté suisse d'action en faveur du livre. Neuchâtel.


2 juin 1955. AFS. E 3001 (8). 1978/39/94.
7
" La fermeture des petites maisons d'édition-quatorze faillites en 1950-est également un facteur
d'inquiétude. ZBINDEN Jürg, Sternslllnden oder verpasste ___ ,p. 244.
"" PV du Conseil de fondation de PH. Berne. 5 novembre 1952. AFS-PH. E 9510.6. 1991/511123.

178
L1·s <lllJt·C 1 tt·s n î rnnt.s Ill·. 1 'tocOMJ\111' DAI'S t.'IMMJ'otAT APRÈS-GUERRE

mais elle est bien soutenue d ·abord par l'« émancipation de la vie spi ri welle
suisse sur les autres cultures em·ironnantes » 5 ~'~. Et pour qu'elle demeure le
vecteur de cette vic spirituelle helvétique dans le monde. l'édition doit pouvoir
exporter. La situation s'aggrave d'année en année. notamment du côté de la
Suisse allemande qui doit faire face à la concurrence croissante du nouveau
centre éditorial de Francfort alors que Leipzig a disparu derrière le Rideau de
fer. Plusieurs actions sont entreprises-édition d'une bibliographie suisse. créa-
tion d'une bibliographie germanophone avec l'Allemagne et !"Autriche-, mais
le déclin paraît inéluctable. Hauser soutient son collègue Conzett mais souligne
davantage le soutien à <<l'édition dite de tendance>>. celle qui a fait les belles
heures de l'édition helvétique pendant la guerre:
<< [ ... j c'est-à-dire l'édition d'ou\Tages exposallt des idées, des thèmes, des
aspimtions. 1... 1 L'histoire de l'édition suisse indique bien que ce genre
de publications a été régulièrement pratiqué che;. IWUS durallt les époques
critiques que l'Europe trm·ersait. ,,o;•xt
Tout en se montrant attaché au label suisse des livres produits en Suisse. Hauser
revendique une <<large participation de l'édition suisse aux grands courallts qui
agitent le mmuh• >>. Ces paroles. qui contrastent avec l'idéologie plus étroite de
Pro Helvetia. sont accueillies par l'approbation modeste des membres de son
comité directeur: tout en soulignant que Pro Helvetia s'engage déjà pour le livre.
ses membres avancent le manque de moyens de la fondation pour intervenir.
Si Pro Helvetia fait figure d'interface entre le monde de l'édition et
celui de la diplomatie culturelle. elle ne peut pas aider concrètement les
éditeurs. Ceux-ci, en parallèle. se tournent également vers les instances poli-
tiques, en particulier le DFI. capables selon eux de leur ouvrir davantage le
marché étranger. En 1948. suite aux négociations sur les contingents entre
Berne et Paris. le milieu de l'édition obtient la tenue d'une conférence sur le
problème des exportations de livres 591 • Sont réunis des fonctionnaires fédéraux
-du DFI,du DPF, dont le nouvel attaché culturel Bernard Barbey,et du DFE-et
des éditeurs pour parler de la ligne politique à suivre concernant la reprise
des échanges commerciaux avec la France et l'Allemagne, et notamment la
question des contingentements. La problématique est complexe. La France a
introduit ces contingentements pour protéger sa production nationale en pleine
reconstruction. Ils représentent donc une entrave aux exportations helvétiques.
Mais ils permettent à la France. en maintenant une balance commerciale qui lui
soit favorable, de s'acquitter des dettes contractées auprès de la Suisse pendant
la guerre. Pour la Confédération, certes tiraillée entre ces intérêts divergents,

"'' PV du Conseil de fondation de PH. Berne. 5 novembre 1952. AFS-PH. E 9510.6. 19911511123.
''"'Hauser rend hommage à<< notre ami Emil Oprecht >>,directeur d'Europa-Yerlag. PV du Conseil de
fondation de PH. Berne. 5 novembre 1952. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51/123.
'"' PV de la « Konferenzielle Besprechung über Probleme des Buchexportes ». Berne. 2 mars 1948.
AFS. E 3001 CBl. 10001731/65.

179
MATTHIEU G!LLABERT- DANS LES COULISSES DE LA IJIPL0~1ATIE CUITliRELII' SlïSSI·.

l'aide à l'exportation du livre suisse, qui connaît encore une balance commer-
ciale favorable à la Suisse, passe au second plan par rapport au remboursement
du crédit octroyé à la France. Ainsi Gérard Bauer, conseiller économique à la
Légation de Paris, explique:
«Il est de fait que ce régime [le système des contingentements] est collfraire
aux principes de libéralisme économique préconisé par nos autorités. Mais il
devient une nécessité dès l'installf oû l'on examine de plus près les rapports
commerciaux et financiers franco-suisses. Car, en e.h'et, pour que la France
ait une balance de paiement qui lui permette de faire face à ses ohligations
financières à l'égard de notre pays, il importe que surie plan coll/11/ercial ses
échanges lui laissent un solde créditeur. » 59 ~
Nous reviendrons plus précisément, dans le chapitre suivant, sur les relations
culturelles particulières entre la Suisse et la France59 ', mais ccci montre le faible
poids économique du livre comparé à son poids culturel. Les éditeurs tentent d'en
accentuer la valeur symbolique, voire nationale: en plus de ses qualités techniques
typiquement suisses, le contenu présente la Suisse à l'étranger. Hauser va même
jusqu'à identifier le livre à la neutralité suisse, mais une neutralité ouverte sur
le monde:

«Ces textes doivent tenir compte de notre manière à nous de cmlce\'oir les
problèmes qui se posent, d'éviter les positions extrémistes, sans pour autant
nous retrancher derrière notre seule neutralité. Cette neutralité nous permet
par contre des prises de position élevées qui sont quasi impossihles à prendre
ailleurs. » 594
L'industrie culturelle de l'édition s'insère dans les relations diplomatiques:
elle y trouve un intérêt pour être défendue et accepte de participer à 1'exportation
d'une culture au service des intérêts du pays. En 1955, la situation s'améliore pour
les éditeurs ainsi que 1'explique le rapport du comité de la Communauté suisse
d'action en faveur du livre: les exportations croissent de nouveau, principalement
vers la France et 1'Allemagne595 •

Pour le rayonnement culturel, le livre reste l'objet phare d'exportation:


Pro Helvetia y consacre une partie importante de son budget pour ses activités
à l'étranger. En 1975, sur un budget de 2 millions de francs (sans compter les
frais administratifs), la fondation dépense 190 000 francs pour les expositions de
livres auxquels s'ajoutent 100 000 francs pour les publications et 200 000 francs
pour la distribution (de publications et aussi de disques): cela représente plus

m PV de la «Konferenzielle 8esprechung über Probleme des 8uchexporte~». Berne. 2 mars 1948.


AFS. E 3001 (8), 10001731/65.
'"'Voir particulièrement chapitre 4.3.1, p. 254.
w~ PV de la «Konferenzielle Besprechung über Probleme des Buchexportes••. Berne. 2 mars 1948.
AFS. E 3001 (8). 10001731/65.
95
' Rapport du comité de la Communauté suisse d'action en faveur du livre. Neuchâtel. 2 juin 1955.
AFS. E 3001 {8), 1978/39/94.

/80
de 20 %''1". En 197 3 est creee la Commission de coordination pour le livre à
l'étranger dont le secrétariat est tenu par Pro Helvetia: cette commission
rassemble le SBVV. la SLESR et la Societir Editori Svi-:;-:;era /taliana. Cette
communauté de destin entre Pro Helvetia. institution à vocation culturelle, et les
éditeurs est particulièrement visible dans les régions où le marché est difficile-
ment accessible. comme c ·est le cas dans les pays de l"Est 597 . Dans les autres cas,
des collaborations ont lieu. mais les éditeurs doivent aussi jouer leurs propres
cartes.

3.2.2 UNE A l'BAINE POVR L'ARCHITECTURE

L'architecture représente également un fort potentiel pour la diplomatie


culturelle helvétique qui va s'appliquer à mettre en valeur ce secteur d'activité
en l'intégrant à une image de la Suisse solidaire face aux destructions de la
guerre. Les institutions officielles ne sont pas les seules à le penser: parmi
les différents courants architecturaux. des professionnels veulent montrer que
la Suisse peut augmenter son rayonnement culturel par l'architecture. Toutefois,
des lignes de fractures traversent le milieu de l'architecture.

MODERNISME VERSUS MODER.\'/Sl\Œ MODÉRÉ

À la fin de la guerre. un immense champ d'activité s'ouvre donc à


l'architecture suisse pour la reconstruction des pays voisins. Ceci entraîne un
accroissement des échanges internationaux pour les acteurs de cette branche.
D'un point de vue technique. la coopération intellectuelle internationale
reprend ses travaux et le Schll'ei-:.erisclzer Ingenieur und Architektenverein
(Association suisse des ingénieurs et architectes) prend acte de ce nouveau
départ. D'une part. les échanges bilatéraux reprennent-nombreux voyages
d'architectes entre la Suisse et la Suède par exemple-; d'autre part, les
organisations transnationales poursuivent des travaux interrompus par la
guerre 59 x. Les rencontres internationales redeviennent, pour les profession-
nels, des lieux importants afin d'entretenir des contacts réguliers. Ainsi,
lorsque la huitième Triennale de Milan ferme ses portes en 1947, les membres
du Schwei;.erischer Werkbund (SWB). bien que peu enthousiastes au sujet du
pavillon helvétique, appellent à poursuivre la participation suisse à ce genre
de manifestation. Après les années d'« Isolation», la reprise des contacts avec
leurs homologues étrangers constitue, selon eux, une étape bienfaisante et
libératrice' 99 .

5
"" Rapport d'activité de Pro Helvetia. 1976.
597
Voir Tableau 6. p. 570.
'""C'est le cas par exemple des Réunions internationales d'architectes dont le siège est à Paris et le
Comité permanent international des Architectes présidé par le Bâlois Paul Vischer.« Société suisse des
ingénieurs et des architectes: Procès-verbal de l'assemblée des délégués du samedi 13 avril 1946 »,
Bulletin technique de fa Suisse romande, vol. 72, no 14.juillet 1946, p. 187-188.
'"" SWB, « Ausstellungsbericht », Das Werk. vol: 34. no 8, août 1947, p. 93-96.

181
En parallèle de la reprise de ces échanges informels. on assiste à la poursuite
de la vieille lutte entre. d'un côté. une architecture. tenant d'un modernisme
modéré. qui devrait véhiculer des valeurs nationales et. de l"autre. une architec-
ture résolument moderne et fonctionnelle. dans la ligne du \Verkhund allemand
puis du Bauhaus. héritage que revendique le SWB'>IKI.
L'architecte zurichois Hans Hofmann, professeur à I"EPFZ depuis 1941 et
surtout architecte officiel de l'exposition nationale de 1939. et son associé.
Adolf Kellermüller. sont les tenants. parmi d'autres. du premier courant. Au
sortir de la guerre. Hofmann considère que l'architecture suisse a créé la synthèse
entre le modernisme du Neues Bauen et les spécificités suisses. Pour poursuivre
ce travail de synthèse qui tourne le dos à une architecture où règne la toute-
puissance de la science et de la technique. Hofmann prône une << Korrektur,: il
faut réconcilier )"architecture conceptuelle avec une architecture plus artistique
en phase avec une «tradition authelllique et \·imnte ». En devenant rex pression
de caractéristiques nationales, cette conception de l'architecture s'insère parfai-
tement dans l'idéologie patrimoniale qui promeut le génie national ct les vertus
du peuple:
«Les caractéristiques des Suisses, considérées coll/Ille tYpique.\ che::. IW/Is et
à l'étranger, formelll la spéc(ficité de notre architecture. Gél/(;ralement. le
Suisse apparaÎt comme réfléclzi, quelque peu timide, tranrilleur etJiuhle. Ces
caractéristiques peuvent expliquer l'amour du détail que l'on rencontre dans
notre bâti. »(,(JJ

Face à ce courant, des architectes comme Alfred Roth- rédacteur en chef de


Das Werk, l'organe de presse du SWB"02 -et Max Bill. tous deux partisans d'une
résolue modernité et empreints de considérations sociales pour que la construc-
tion s'adapte au monde moderne. apparaissent en retrait dans les expositions à
l'étranger. Sur ce mouvement plane l'ombre de Le Corbusier même si celui-ci,
établi à Paris, suit ces débats à distance.
Dans un article paru dans Das Werk. Bill attaque frontalement Hofmann; il
critique l'égarement de ce « Heimatstil » pour certains éléments de décoration
devant représenter le caractère national des pavillons d'exposition et leur dimen-
sion commercialem. Ceci s'explique peut-être aussi par des motifs personnels
de la part de Max Bill. Architecte du pavillon suisse à la Triennale de Milan

'«~ Kt,u.-HocHREUTENER Irène.<< ''Schwcizer Architektur .. : von der Landesausstellung 1939 über das
Neue Bauen bis zur Ex po. 01 "· Schwei::_er /nf?enieur wu/ Archilekl. vol. 1 16. 11° 3 7. 10 septembre
1998. p. 4-6.
'"' HoFMANN Hans. << Wo steht die Schweizerische ... >> _
2
"' Ancien collaborateur de Le Corbusier. Alfred Roth est notamment connu pour avoir écrit
Die Neue Archilektur en 1940. ouvrage majeur sur le modernisme architectural. RliCKJ Isabelle.
Hu BER Dorothee ( Hrsg.). Architektenlexikon der Schwei::.. 1Y/20. Jahrlwndert. Bâle/Boston/Berlin:
Birkhauser Verlag. 1998. p. 455-457
""'BILL Max. <<Ausstellungen: ein Bcitrag t.ur Abklarung von Fragen der Au~stellungsgestaltung >>.
Das Werk. voL 35.11° 3.mars 194R. p. 66.

/t-12
LI·' IJBJI ("Ill·'("[ 1 Il Kl·l s Ill· 1 ·I·C<>S0~111· D.-\SS L·I~1~1HJIAT APRÈS-GUERRE

en 1936. il ~st écarté lors de la même manifestation à la sortie de la guerre.


en 1947. au profit d'un pavillon beaucoup trop basé sur le décoratif selon Bill.
Il remplit à nou\'eau cette fonction à Milan en 195JN~.

Les lignes de fracture. dans ce petit monde de !"architecture suisse. si elles


sont parfois saillantes. ne sont pas pour autant un frein dans les nouveaux
dispositifs du rayonnement culturel. Dans le cadre de !"exposition de Londres.
intitulée Swit~erlw/{1: Planning and Building Exhibition et dirigée par Hans
Hofmann. Alfred Roth souligne. dans sa revue Das Werk. que !"architecture fait
partie intégrante à la fois du rayonnement culturel de la Suisse et de la recons-
truction spirituelle (geistig) de !"Europe. Sur le continent. il y a en effet selon
lui une attente face à la Suisse et un besoin de bâtir. ce qui explique le succès
de l"exposition de Londres. En plus de cet engagement culturel européen.
l'exposition rappelle au visiteur par une pancarte devant !"escalier principal.
procédé typique d'une action de propagande. la proximité existant entre
l'émetteur et le destinataire: tant la Suisse que I"Angleterre doivent faire face
aux «Narure\ etemalj(nn:.n>-les Alpes pour !"une et la mer pour l"autre 605 •
Si Roth ne souligne pas les caractéristiques nationales dans l'architecture
suisse, il soutient toutefois ce genre d'action pour promouvoir les architectes
suisses sur la nouvelle scène internationale. Bill. lui, se montre plus critique:
il dénonce. dans un~ perspective fonctionnaliste. de grandes dépenses pour
une exposition d~stinée à la représentation alors qu'il faudrait davantage miser
sur les expositions qui présentent les nouveaux potentiels architecturaux pour
la reconstructionw". Des considérations également esthétiques amènent Bill à
critiquer les pavillons de la Confédération: depuis les années trente, le décora-
tif fait selon lui un retour qui va à !"encontre de la recherche de la modernité.
Dans les faits. !"exposition de Londres en 1946 coûte à la Confédération
179 000 francsw 7 alors que le pavillon suisse à l'Exposition de l'urbanisme et
de l'hahitation sur la reconstruction coûte 300 000 francso<>s. D'un point de vue
strictement comptable. Bill a donc manifestement tort: la Confédération ne
s'engage pas uniquement dans des manifestations propagandistes. Mais on peut
lui donner raison dans le fait que cet argent est tout de même dépensé davan-
tage dans un objectif de «représentation»-politique et économique-que pour

""RoTH Alfred." Der Schweiœr Pavillon an der 9. Triennale in Mai land 1951: Ausstellungsarchitekt
Max Bill SWB "·Zurich. Das Werk. vol. 38.n° 9. septembre 1951. p. 266-268.
"" RoTH Alfred. << Switzcrland: Planning and Building Exhibition"· in Das Werk. vol. 33. no Il.
novembre 1946. p. 146.
""'BILL Max. «Ausstellungen: ein Beitrag ... "·p. 70.
r-m L'OSEC verse de son côté 50 000 francs. <<Message complémentaire du Conseil fédé-
ral à l'Assemblée fédérale relatif à l'octroi de crédits supplémentaires pour 1947. 6 juin 1947 ».
Feuille fédérale. vol. 2. no 23. 12 juin 1947. p. 350-352.
""' 240 000 francs sont pris en charge par la Confédération.<< Message du Conseil fédéral à l'Assemblée
fédérale concernant la participation de la Suisse à l'Exposition internationale de l'urbanisme et de
l'habitation. à Paris. en 1947.30 août 1946». Feuille fédérale. vol. 3. no 19. 12 septembre 1946, p. 1-2.

183
MATTHIEU GILLABERT- DAI'S LES COlJLISSES DE LA DII'I.OMAfiE Cli!Tl'RFLII· SlïSSI·

réellement apporter des solutions aux problèmes de la reconstruction. Au sein du


groupe 1, on reconnaît que 1'exposition de Paris a surtout un « intàêt politique
et économique » 61l9.
Quant à Pro Helvetia, elle ne profitera de cet événement que pour envoyer
quelques conférenciers. Le volet politique est d'ailleurs primordial puisque, au
départ, cette exposition était réservée aux seuls pays alliés de la Seconde Guerre
mondiale et que, par la suite, les organisateurs ont décidé d'ouvrir la porte aux
pays neutres. Et le volet économique n'est pas oublié non plus:
«Cependant, -sans parler du caractère social de cette mmt~festation,
puisqu'ils' agit essentiellemellf de permettre à la France de reconstruire pour
la population sinistrée-nous croyons que, du point de \'tu: de sa propagande
économique, la Suisse aurait avantage à y participer [ ... ]. >>'""
Si Roth joue un rôle dans l'organisation de l'exposition de Paris. on le
retrouve davantage dans des manifestations internationales plus discrètes. C'est
le cas lorsque Roth donne une conférence dans le cadre d'une «journée suisse»
organisée par le consul de Suisse à Constance en 1946" 11 • Hofmann. lui. est
véritablement intégré au dispositif du rayonnement culturel.
Dans ce cadre, Hofmann joue en effet un rôle particulièrement important
puisque, depuis l'Exposition universelle de Barcelone ( 1929). il est devenu le
spécialiste des pavillons suisses dans les expositions internationales. C'est donc
presque logiquement qu'on fait appel à lui, en 1946. pour organiser l'exposition
de Londres; la réalisation pratique est confiée à Conrad Furrer. Les princi-
paux bailleurs de fonds sont la Confédération, I'OSEC et Pro Helvetia. ce qui
octroie à cet événement des moyens qu'aucun autre domaine culturel n'avait
reçus jusqu'alors. Les intérêts politiques et économiques en jeu sont évidents
dans ce pays occidental qui figure parmi les vainqueurs de la Seconde Guerre
mondiale: ce n'est donc pas un hasard si l'idée de ce projet germe dans la tête
des diplomates et en particulier de l'attaché de presse Eric Kessler" 12 • Mais,
pour le secrétaire Naef, cette manifestation est purement culturelle:
«Cette exposition a un caractère exclusivement artistique et culturel. »"u
Ces grandes expositions permettent en effet à Pro Hel vetia d'être au contact
de foules à l'étranger, ce qui est impossible par l'envoi de conférenciers ou de
modestes expositions. Le Conseil fédéral, également, fait preuve. à l'égard de
l'Exposition d'architecture de Londres, d'une fausse naïveté lorsqu'il s'adresse
à 1'Assemblée fédérale :

r.o" PY du groupe 1. Zurich. 15 février 1946. AFS-PH, E 9510.6. 1991/51/113.


0
"' «Message du Conseil fédéral à 1'Assemblée fédérale concernant la participation de la Suisse
à l'Exposition internationale de J'urbanisme et de J'habitation, à Paris. en 1947. 30 aoüt 1946 »,
Feuille fédérale, vol. 3. no 19, 12 septembre 1946, p. 8.
"" Lettre du consul de Suisse au DPF, Constance, 12 juin 1946. AFS, E 2001 ( E). 196XIl9781166.
2
"' PY du groupe 1, Zurich, 8 octobre 1945. AFS-PH, E 9510.6. 1991/5111 13.
"u PV de la séance plénière de PH. Zurich. 1" avril 1946. AFS-PH. E 9510.6. 1991/5111 23.

184
Lt·.S OBJI·.CIII·S Clï.Tl'RI'I.S DF I.'ü·oNOMIF. D.-\NS L'IMMEDIAT APRÈS-GUERRE

«L'exposition 11 'elllend en aucun cas Jaire de la propagande commerciale.


Elle offrira un panorama culturel au sen·ic·e du plus grand imérêt de notre
pays tollf entier. »" ~
1

Des crédits supplémentaires sont même demandés par l'OSEC au Conseil


fédéral pour permettre à l'exposition de Londres de voyager à travers l'Europe.
Les crédits sont votés par le parlement en 1947615 • L'exposition semble égale-
ment répondre à une demande à l'étranger. comme l'explique l'architecte
polonais dans une lettre au DPF: la Pologne est en ruines et les projets helvé-
tiques en matière de logements intéresseraient beaucoup le ministre de la
Reconstruction'' 1".
Le choix des lieux- soit dans les pays anglo-saxons, soit dans les pays
particulièrement détruits par les conflits- révèle la proximité entre le rayon-
nement culturel par l'architecture. la diplomatie et les intérêts économiques.
Aussi, pour répondre à cette demande qui promet de ne pas tàrir rapidement,
une commission se forme pour la conduite future des expositions d'archi-
tecture à l'étranger: elle rassemble Pro Helvetia, la section architecturale
de l 'EPFZ. le Schll'ei:erischer lngenieurund Architektenverein et le Bu nd
Schwei:er Architekten. Le Werkbund n'est pas officiellement représenté, mais
participe, discrètement. aux projets comme l'exposition de Londres 617 • Mais,
dès 1951, le rapport de force change: l'excellente réputation d'Alfred Roth
aux États-Unis amène cette commission à lui demander d'organiser l'exposi-
tion dans ce pays 61 H. Ceci ne se fait pas sans douleur; des tensions apparaissent
entre, d'un côté. les membres de cette commission-Hans Hofmann de
l 'EPFZ, Max Kopp du Schwei:erischer Ingenieur und Arclzitektenverein et
Hermann Baur, représentant du Bund Schwei-;.er Architekten-et, de l'autre,
le Werkbund représenté par Roth. Ce dernier parvient à garder la présidence.
Pour Pro Helvetia, cette exposition représente, par rapport à son budget, un
investissement très important pour l'année 1952619 •

614
Projet de message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale, Berne. mars 1947. AFS. E 2001
(E), 196811978/171.
61
~ Ces crédits supplémentaires sont demandés parce que les organisateurs de l'exposition de
Londres ont dû supprimer les taxes d'entrée pour les visiteurs appauvris par la guerre et parce que
cette manifestation. victime de son succès. a été présentée à Copenhague, Stockholm. Varsovie et
Amsterdam. « Message complémentaire du Conseil fédéral à 1'Assemblée fédérale relatif à 1'octroi
de crédits supplémentaires pour 1947, 6 juin 1947 »,Feuille fédérale, vol. 2. n° 23, 12 juin 1947,
p. 350-352.
616
Lettre de Bohdan Garlinski au DPF. Obermeilen. 8 février 1947 .AFS, E 2001 (E). 1968119781172.
617
Le Werkhund s'illustre principalement dans le graphisme du catalogue d'exposition. Rom Alfred.
« Switzerland: Planning ... », p. 146.
"'" PV du groupe 1. Zurich,4 décembre 1950.AFS-PH. E 9510.6,1991/511113. Le comité directeur
de Pro Helvetia soutient également cette exposition. PV du groupe 1, Zurich, 17 décembre 1951.
AFS-PH, E 9510.6, 1991/511114.
""' Par comparaison avec l'exposition d'architecture en Italie où Pro Helvetia verse une aide de
6 300 francs, les 33 700 francs de l'exposition américaine montrent l'importance du lieu d'exposi-
tion et de la discipline favorisés par la fondation. PV d'une séance commune au comité directeur et
au groupe 1, Zurich. 14 au 21 juillet 1952. AFS-PH. E 9510.6, 1991/511114.

/85
MAn-HIEU Gn.LABERr- DANS LES COL'LISSJ,s IJI, LA DII'LO\IAJII, lTITnH-.III· ,,,,,,.

COURTE VICTOIRE DES MODÉRÉS


DANS LES RÉt1LISATIONS DU RAYONNEMENT CULTUREl. HEI.V/;·T/Ql!E

Ainsi, les conflits esthétiques dans le domaine architectural n'affectent pas


trop les projets de la diplomatie culturelle: tant que les manifestations donnent
une image positive de la Suisse. le maître d'ouvrage est interchangeable. Mais
le choix de Roth dans les années cinquante est également à considérer sous
l'angle d'une déprise de la guerre puisque la fondation tourne quelque peu le
dos aux architectes de la «défense nationale spirituelle». Les relations cultu-
relles internationales ont donc un effet structurant sur le champ culturel suisse:
la reconnaissance de Roth aux États-Unis le propulse. au sein des institutions
officielles, à la tête d'une manifestation majeure du rayonnement culturel.
Il est à noter que 1'architecture occupe une position particulière dans le paysage
culturel: moins politiquement contestataire que la littérature par exemple. elle
met en scène un savoir-faire d'ingénieurs et d'artisans. Si. comme l'édition. elle
fait partie de cette économie culturelle à cheval sur plusieurs centres d'intérêts
politiques, économiques. culturels. l'architecture s'aventure également dans
l'espace industriel. Le modernisme architectural n'est donc pas incompatible
avec une représentation nationale mythique. Les arts appliqués. en revanche.
considérés alors comme un art mineur, sont davantage l'objet de dissensions au
sein des institutions.
Comme l'illustrent les débats de Pro Helvetia à propos de l'exposition
Swiss Housing aux États-Unis. l'architecture et le design sont effectivement dans
une position hybride entre culture et industrie. L'architecture d ·intérieur par exemple
est également dominée par une vague de modernisme modéré héritée des années
trente. L'élan donné par le Werkhund pour promouvoir le <<produit standard» est
retombé 620 ; les tenants d'un retour à une modernité <<humanisé[ e 1>> se retrouvent
presque logiquement aux postes clés des institutions officielles.
La majorité du groupe 1 de Pro Helvetia considère le design du Werk/Jun(f' 21
<<d'une importance secondaire » 622 . Au cours de la même séance. on refuse
d'aider le Werkbund à organiser une exposition à Paris dans le cadre de
l'Exposition d'objets usuels et d'équipements sélectionnés. Ce refus s'explique
notamment par l'expérience peu encourageante de l'exposition Die gllte Form
qui reprend le programme esthétique de Max BiW 21 . Présentée en Autriche et en
Allemagne, cette exposition est soutenue, cette fois, par Pro Helvetia. Pour les
uns, ce projet est du ressort de I'OSEC ou de I'EPFZ alors que pour les autres.

"~" LICHTENSTEIN Claude. «Habité-animé. Intérieurs typiques idéals IY4S-IYY<h. in


HABLÜTZEL Alfred. Hu BER Verena (Hrsg.)./nnenarchirekwr in der Schwei::. /942-IYY2. Archirectllre
d'imérieur en Suisse 1942-/992. Sulgen: Niggli Ver! ag. IYY3. p. 19-21.
621 Depuis la création du Werkbund en Allemagne en 1907 et en Suisse en IY 13. cc courant à la fois

architectural et artistique s'est toujours situé aux confins de l'art et de l'industrie.


"~~ PV du groupe 1. Zurich. JO octobre 1949. AFS-PH. E 9510.6. 19Y 1/S 1Il 13.
"~-1 RucKI Isabelle. HuBER Dorothée !Hrsg.). Archirekren/exikon .... p. 61.

/86
Lt-' <•Hit·clll' ,.,.t tt Kt·t s m-.t't·Ul-.o~ILE IJA-.s I.·I~t~H'DIATAPRÈS-GUERRE

comme Camille Brandt. le \Verkhund permet justement à l'architecture d'entrer


dans le domaine culturel:
«Au fait le \\'erkhund s'attache très séricuscmellf à dépasser /"utilitaire en
postulant /"upplicution d'un principe d'esthétique même à la fabrication
d' ohjets en .\"(;ri c. L ·orateur serait doncfa\'(Jl'llble à une subvention modeste. » 624
Pour autant le design n ·est pas négligé par Pro Helvetia; il nourrit les
nombreuses expositions d ·affiches organisées par la fondation. En 1950. le
groupe 1 décide de faire passer son crédit pour les expositions itinérantes
d'affiches suisses de 1X 000 à X7 500 francs 1'25 • L'affiche représente, pour
la fondation. le meilleur compromis entre coûts et impact. Cette décision
s'explique également par un ralentissement. dans les années cinquante. de la
course à la reconstruction. Derrière cette confrontation autour du Werkbund.
on retrouve aussi les débats esthétiques qui nourrissent le champ spéci-
fique de l'architecture entre les tenants d'un modernisme mesuré et ceux du
modernisme résolu. dans la ligne de Le Corbusier. Ce deuxième courant est,
dans 1'immédiat après-guerre. encore fortement marginalisé par l'appareil
propagandiste he 1vét iq ue" 2".
Durant les années cinquante. le conflit entre les modernes et les modérés
s'estompe; les premiers sortent gagnants. Mais. de manière générale, l'archi-
tecture constitue l'élément culturel retenu par les agents plus spécifiquement
économiques. Si Pro Helvetia continue de la soutenir. en organisant notam-
ment des expositions itinérantes. la mise en valeur de l'architecture trouve son
point culminant lors des Expositions universelles. Tout en servant l'image du
savoir-faire et de la précision helvétiques. elle gagne en autonomie à partir
de l'Exposition universelle d'Osaka (1970). Pour la première fois, le choix de
l'architecte pour le pavillon suisse se fait après un concours ouvert et non sur
une liste dressée par l'OSEC' 27 .

3.2.3 LE CINitl\tA DANS LES !\lARGES DE LA DIPLOMATIE CULTURELLE

Le cinéma représente la troisième économie culturelle qui participe au rayon-


nement culturel de l'après-guerre. Ce secteur tient un rôle ambigu dans le nouveau
dispositif. Le cinéma représente un moyen de propagande prometteur, ce qui est
accentué encore par la consécration américaine de films comme Marie-Louise
(Oscar du meilleur scénario) et de La dernière chance (Globe d'or). Ces films

4
''' PV du groupe 1. Zurich. 21 février 1949. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51/113.

"" PV du groupe 1. Zurich. 30 janvier 1950. AFS-PH. E 9510.6, 1991/51/113.


''''' Pour Jnst, cet état de fait nü l'art moderne est écarté des manifestations de la Confédération
se poursuit jusqu'au milieu des années cinquante. JosT Hans Ulrich. «Reflet culturel. .. »,
in À tire d'ailes .... p. 75.
"" Pour l'exposition de Bruxelles de 1958. l'OSEC mandate elle-même douze architectes pour
de~siner le pavillon suisse. PV J'une séance de préparation dans les locaux de l'OSEC. Zurich.
28 février 1958. MEN. Fonds Gabus. Exposition universelle Bruxelles. Pour l'Exposition d'Osaka.
voir p. 425.

//57
MAITHIEU GILLABERT- DANS LES COULISSES DE LA DIPL0~1ATIE CliULï<I·.I 1 1· Sl'ISSE

synthétisent parfaitement la dimension patrimoniale-les clichés helvétiques


6
y occupent une place de choix ~s-et propagandiste-on souligne les valeurs
de neutralité et d'humanitaire-en se calquant sur le message véhiculé par la
diplomatié29 • Ce type de cinéma connaît le succès aux États-Unis. mais aussi dans
l'ensemble des pays occidentaux. Plusieurs rapports encourageants parviennent
par exemple à Pro Helvetia:

«Le Dr K. Naej a le plaisir de faire part de deux rapports d'Angleterre et du


Portugal oit il est question d'importal11s et réjouissants succès dans ces pays
pour des films suisses. » 630
Cependant, le cinéma est, après la guerre, toujours considéré avec suspicion;
c'est le vecteur préféré du totalitarisme et de l'« influence étrangère,,: très
peu pour la Suisse !631 II est également le vecteur privilégié d'un impérialisme
culturel américain que les mouvements conservateurs de la «défense nationale
spirituelle» craignent également, comme nous l'avons vu 63 ~. Il faut rappeler
que, dans la décennie qui suit la fin de la guerre, plus de la moitié des films
projetés en Suisse proviennent des États-Unis 633 • Depuis les années trente,
l'importation de films est donc soigneusement contrôlée par la Chambre suisse
du cinéma, constituée en 1938, dans le même élan que la communauté de
travail de Pro Helvetia 634 • Le message de 1938 est à ce titre ambigu: il exprime
d'un côté les craintes que suscitent les nouveaux moyens de propagande de
masse que sont le cinéma et la radio, surtout lorsqu'ils viennent de l'exté-
rieur; de l'autre, ce message représente le premier programme politique de la
Confédération qui intègre ces médias pour les utiliser à des fins politiques.
À côté de l'importation, la production nationale de films documentaires
et leur exportation sont également sous contrôle, par une fondation créée

6
zs PITHON Rémy, <<Le cinéma suisse et les mythes nationaux ( 1938-1945) ••. in CRITIAZ Bernard.
JosT Hans Ulrich, PITHON Rémy (éd.), Peuples inanimés. ave::.-wms donc une fiml' :• Images ct il/en-
tités suisses au xX" siècle, Lausanne: Section d'histoire de l'Université de Lausanne. 1987. p. 58-60.
629
À ce titre, le cinéma tient bien le rôle d'<< épée,, -l'expression est de Jost- dans l'offensive de
charme entamée par la Suisse pour redorer son blason. Josr Hans Ulrich,<< La Suisse dans le sillage
de l'impérialisme américain>>, in À tire d'ailes. Contributions de Hans Ulrich }ost à wzc histoire
critique de la Suisse, Lausanne: Antipodes, 2005, p. 538.
630
PV du groupe 1, Zurich, 8 octobre 1945. AFS-PH, E 9510.6. 1991/5 1/113. Pour le succès de
La dernière chance à Bruxelles, voir également le dossier << xzv. 15.1 Internationales Filmwesen
1945»dansAFS,E300J (8), 10001731/82.
31
" Herbert Lüthy conclut également dans son rapport que Je cinéma. jusqu'à présent. n'a été utilisé
que par les totalitarismes. Il déconseille ce moyen aux petits pays qui devraient s'abstenir d'être trop
tapageurs. LüTHY Herbert. Politique étrangère d'ùlformatinn .... p. 25. p. 37.
6 2
J Cette crainte de la propagande américaine est entretenue notamment dans les rangs de la NSH.
Voir p. 65.
6
·" Voir Figure 5, p. 564.
3
" " Selon Jost, la création de cette Chambre suisse du cinéma, correspond. comme dans le cas de

l'édition, à un élan corporatiste contenu dans la <<défense nationale spirituelle>>: sous le couvert
d'une aide au cinéma national, il s'agit de le protéger de la concurrence et de favoriser surtout
le lobby des propriétaires de salles. Josr Hans Ulrich. <<Cinéma et politiyue en Suisse». in
À tire d'ailes .... p. 505.

188
LI-S lllllHïlFS tTLll'RELS DE L'ÉCO:-IO~IIE DANS L'IMMÉDIAT APRÈS-GUERRE

aussi en 1938. le Ciné-journal~>''. Cette institution officielle fournit le public


suisse en images d'actualités et. après la guerre. exporte quelques produc-
tions à destination de l"étranger comme les Ailes suisses sur l'Atlantiqué 36 •
Mais étant donné son orientation première à destination des spectateurs du
pays, le Ciné-journal ne peut pas participer aux échanges de reportages avec
des maisons de production similaires à J'étranger: le Conseil de fondation du
Ciné-journal a décidé de refuser tout reportage de J'étranger pour l'intégrer
dans les actualités: pour exporter ses reportages. il est obligé de les vendre
alors que les maisons de production étrangère. notamment françaises, sont
habituées à pratiquer des échangeso_H_

Les milieux intellectuels comme celui du Forum Helveticum se montrent,


en 1947 encore. extrêmement soupçonneux quant aux préjudices que pourrait
causer le cinéma sur la culture suisse en général. Une discussion a lieu en 1947
en sein de cette organisation qui convie pour l'occasion des représentants de
Pro Helvetia. de la Chambre suisse du cinéma, du DFI et de diverses associations.
Les participants sont d'accord pour constater que le film agit sur les masses, en
particulier sur la jeunesse. et que Je cinéma suisse. avec une production moyenne
d'un film de fiction par année. ne rivalise pas avec les centaines de films impor-
tés. Pour lutter contre cette influence étrangère-on perçoit une nouvelle fois
ici l'emprise de la guerre sur une culture comprise exclusivement comme une
arme psychologique-, il faut encourager les critiques de cinéma, agir auprès
des propriétaires de salle et mettre sur pied des conférences 638 • Cette discus-
sion de Forum Helveticum s'inspire d'une brochure rédigée par Hans Neumann,
responsable du service des films à la Schwei::.erische Arbeiterbildungs::.emrale et
membre du groupe 4 de Pro Helvetia639 • Neumann présente ses vues au groupe 4
en 1945 déjà. À côté de la radio. Je cinéma. avec ses 35 millions d'entrées par
an en Suisse. est devenu une industrie culturelle incontournable; il réalise une
forme de démocratisation culturelle en devenant « das Theater des kleinen
Mannes». Dans ce contexte, Pro Helvetia doit prendre en compte le cinéma,
mais surtout faire une campagne d'information auprès du public. Le groupe 4,
tout en reconnaissant que Pro Helvetia n'a que peu de moyens à investir, forme
une commission pour étudier le problème et décide d'éditer une brochure:
« [ ... ) destinée à renseigner à fond les autorités responsables et le public
sur les problèmes du cinéma suisse. et en particulier, à dénoncer sans

035
PITHON Rémy.« Le cinéma suisse ... >>, p. 42-43.
636
HAUSER Claude. «Attirances nécessaires ... >>, p. 135.
37
" Lettre d'Edmond Moreau. délégué de la fondation du Ciné-journal. au DFI, Genève.
25 septembre 194 7. AFS. E 200 1 (E). 1968119781178 _
3
'' " Discussion du Forum Helveticum retranscrite par Anton Stieger, 27 octobre 1947. AFS-PH.
E9510.6. 1991/51/18.
39
" NEUMANN Hans. Film und Vo!k: Aufgaben und Gefahren des Filmll'esens, Zurich:
Arbeitsgemeinschaft Pro Hclvetia. 1948. Le groupe 4 s'occupe des questions touchant la radio.
le film,1a presse et le théâtre.

189
MATTHIEU GII.LABERT - DA:-;s LES COl ï.ISSioS Dl· 1A DII'I.O\IAIIIo Cl ï.ll"RI-1 1 1· '>l ISSI·

ménagement aucun la brutale et dangereuse dictature qui s'exerce dans ce


domaine en dépit de toute considération d'ordre 11wral ou artistÙJUe. ,ro-~o
L'après-guerre est donc bien une époque où l'importance du cinéma devient
évidente, mais où la suspicion à son égard demeure. Le septième art arrive
aussi à un tournant dans son utilisation: tant la production-même si elle reste
chère-que la consommation sont facilitées par les progrès technologiques.

Pour les institutions en charge de la diplomatie culturelle. la fin des années


quarante représente donc une phase d'adaptation à ce nouveau média. Dans une
propagande culturelle où l'on essaie de faire rimer efficacité avec discrétion.
le film et l'atmosphère qui l'entoure- le star-system. les festivals- sont encore
repoussants. Ceci explique le peu d'empressement des autorités fédérales à
soutenir le Festival du film de Locarno; il semble que la diplomatie française
a, de son côté, mieux mesuré les avantages d'une telle manifestation pour le
rayonnement culturel du pays'o-~ 1 •

C'est pourquoi aussi, en 1949, le Conseil fédéral refuse dans un premier


temps d'envoyer une délégation officielle au festival de Cannes. expliquant que
les restrictions budgétaires de la Confédération ne le permettent pas. Mais le
gouvernement fait marche arrière, sous la pression du ministre Burckhardt. des
critiques internationales et de l'Association des producteurs de fi 1ms. Le DFI
conçoit finalement, dans un deuxième temps. cette présence dans un but poli-
tique puisque tous les autres États envoient une délégation officiel le; la France
pourrait également se sentir vexée. L'Association des producteurs de films se
montre favorable à une participation helvétique tout en assurant que le pays sera
représenté sous son meilleur jour; un film sur les vacances cl· un soldat américain
en Suisse devrait rencontrer un écho positif:
«Le thème du film (le vo_vage d 'w1 G .!. 's à travers la Suisse) et les moyens
considérables investis permettent d'espérer que notre pays sera dignement
représenté au festival du film et son aura servira les intérêts nationaux. » 64 ~
Car, en dépit de cette méfiance à 1'égard elu cinéma. on comprend tout le
potentiel qu'il offre pour la propagande suisse. Lors du tournage de La dernière
chance, le Conseil fédéral intervient auprès du réalisateur Leopold Lindtberg

''"'"L'exposé de Neumann s'intitule" Die Bedcutung des Films ais Kulturfaklm und seine Fiirdcrung
durch Pro Helvctia». PY du groupe 4.Zurich. Il juin 1945.AFS-PH. E 9510.6. 1991/511119.
''"'' Moi.'IE Caroline." Les festivals internationaux de cinéma. lieux de rencontre ct de confrontation
dans rEurope de la Guerre froide», in DUI.I'HY Anne, FRANK. Robert. MAIARil-BONl'("CI Marie-Anne,
ÜRY Pascal (éd.). Les refarions nt!tureffes internationales till .\x· si<~cfe. De la rli;>lo111atie culture/fe
à l'acculturation. voL 1O. coll. Enjeux intcmationaux. Bruxelles: P. LE. Peter Lang. 201 O. p. 301.
La Confédération est en effet pratiquement absente du Festival tessinois: en 1967. son directeur.
Sandro Bianconi. rappelle que la subvention fédérale sc monte à 30 000 francs. l'équivalent de la
réception organisée par la Suisse au festival de Cannes. BIAr-;coNI Sandro. "Des promesses qui n'ont
pas été tenues», Journal de Genèl-e. 12 août 196 7. p. 13.
''"Lettre de J'Association des producteurs de films contenue dans un PY du Conseil fédéral. Berne.
24 août 1949. DODIS-7101.

190
Li-; OBJI-lô II·S Clî rLîŒi SIlE i 'f:C0:'\0~11E DANS L'i~iMEDiAT APRÈS-GUERRE

pour qu'il modifie la tin du film: alors que la question de l'accueil de la Suisse
devait rester sans réponse. les autorités parviennent à ajouter un dialogue entre
les réfugiés et la Police tëdérale des étrangers pour montrer la générosité de la
Suisse: malgré un moment où ils sont dans l'incertitude, produisant un suspense
dramatique. ra si le est accorde>l'.

*
Cette période est également celle des interrogations sur les possibilités
de faire un cinéma spécialement prévu pour l'étranger. Plusieurs institutions
officielles prennent à leur compte ce nouveau média. En 1949, Pro Helvetia
se dote d'une part d'un fonds de 30 000 francs pour tourner un film sur la
culture suisse. Au sein du groupe 4. Guido Cal gari émet quelques doutes sur
une réalisation qui ris4ue de devenir« une sorte d'anthologie 1111 peu bigar-
rée». Mais Hans Neumann lui rétorque qu'il faut avoir confiance dans la
capacité des réalisateurs de documentaires suisses0-1-1. Le projet est finalement
abandonné. Par ailleurs. le groupe 1 décide d'ouvrir une ligne budgétaire de
10 000 francs pour participer à la fabrication des films documentaires 645 • Mais
ce sont les organisations économiques qui réalisent presque tous les films
documentaires pour l'étranger~>-1~>: quelques productions sont commandées par
l'armée comme Être fort pour rester libre. Dans ces différents projets, les
maisons de production suisses-Praesens-Film, Condor et Gloria-assurent
la réalisation.
Du côté de la production privée des films de fiction. on observe une situa-
tion semblable à celle des éditeurs. À l'heure où les échanges internationaux
reprennent, de nombreuses barrières commerciales demeurent: c'est pourquoi
les maisons de production suisses sont principalement soutenues par la division
commerciale du DFE et la Chambre suisse du cinéma. Ces deux organismes
règlent les problèmes d'exportation pratiquement au cas par cas647 • Mais, à côté de
ces problèmes économiques et administratifs, des convergences apparaissent entre
la production privée et les intérêts politiques. C'est le cas notamment de la maison
Condor qui tourne plusieurs films sur Pestalozzi et les villages d'enfants baptisés
du nom du pédagogue: l'aide aux enfants victimes de la guerre et l'image d'une
Suisse berceau de la pédagogie depuis Jean-Jacques Rousseau sont des messages
utilisés par les différentes institutions officielles. Nous l'avons vu, la maison

'"''PiTHON Rémy.« Le cinéma suisse ... ''· p. 58. Friedrich Dürrenmatt critique d'ailleurs ce happy end
qui fausse la réalité: selon lui. le film aurait été plus vrai s'il s'était mal tem1iné. si les réfugiés
avaient été refoul6. RL'EDi Peter ( Hrsg.). Max Frisch-Friedrich Diirrenmatt: Briefwechse/, Zurich:
Diogenes, 199H, p. 48.
4
"' PV du groupe 4. Zurich, 5 décembre 1949. AFS-PH. E 9510.6, 1991/5111 19.
,.., PV du groupe 1, Zurich. 21 février 1949. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51/113.
"'"Sur les films de I'OSEC. voir p. 165.
""' Voir les rapports annuels de la Chambre suisse du cinéma, Berne, 31 décembre 1945,
31 décembre 1946.31 décembre 1947.AFS,E3001 (8), 1000/731/81.

191
MATTHIEU GILLABERT - DANS LES COL'LISSES DE LA DIPLO~IATIE CUJ:J'L!RELI.Io Sl'JSSI·.

Praesens-Filmest également de la partie. Dans un rapport au conseil d'admi-


nistration, Lazar Wechsler insère la production cinématographique dans une
propagande suisse aux États-Unis: le film helvétique. qui se porte bien de l'autre
côté de l'Atlantique, doit servir à redorer l'image de la Suisse qui est au plus mal:
la Suisse est une Île de démocratie, elle a résisté au na-:.isme pendant la
« [ ... ]
guerre: tout cela est prouvé dans la Dernière Chance. »r.-1x
Étranges considérations où la fiction doit certifier une réalité beaucoup
plus ambiguë. En même temps, Wechsler défend une internationalisation de la
production en proposant de s'allier avec des studios américains. Il pense en
effet que l'internationalisation du cinéma suisse permettra d ·augmenter son
succès~w. Alors que l'objectif est de dynamiser ce cinéma pendant qu'il a le
vent en poupe, il le marginalise en fait doublement: d'une part. en promouvant
l'internationalisation, il s'éloigne d'un film « .nviss made». condition à cette
époque pour être utilisé par les instances officielles du rayonnement culturel;
d'autre part, en défendant un cinéma au service des intérêts suisses. il rend
problématiques les alliances avec des firmes étrangères. Cette stratégie ne paie
pas et, dans les années cinquante, le cinéma suisse de fiction disparaît pour ainsi
dire de la scène internationale. C'est d'ailleurs ce que regrette le secrétaire de
Pro Helvetia Karl Naef:
«Il est connu que la production de films de fiction a fortement fondu dans
notre pays. » 650
En revanche, à partir des années soixante, les succès du «nouveau cmema
suisse» placent le cinéma parmi les produits privilégiés par le rayonnement
culturel, notamment grâce aux semaines de films, à la reconnaissance, par
la Confédération, de la cinémathèque suisse 651 et à sa légitimation conférée
par des travaux de synthèse sur le cinéma national~>'~. En 1975, le budget de
Pro Helvetia pour l'étranger consacre 16% au domaine du film: c'est davan-
tage que pour le théâtre ou les concerts653 . Volontiers tourné vers la critique
sociale, ce nouveau cinéma écorne l'image idyllique tout en la modernisant par
1'adoption des codes esthétiques en vogue à 1'étranger: il y a donc bien échange
culturel. À côté de l'image exportée, la production oblige également à créer
de nouvelles collaborations internationales: à partir de 1977, des accords de

""' 8Rapport de Wechsler au conseil d'administration de Praesens- Fi lm A .G., Zurich. 17 décembre 1945.
AFS-PH, E 9510.6, 1991/51/17.
""'9 DuMoNT Hervé, Leopold Lindtberg und der Schwei:er Film 1935-1953, Ulm: Günter Knorr,

198I,p. 177-178.
"~" PV du groupe 4, Zurich, Il décembre 1950. AFS-PH, E 9510.6, 1991/511119.
""«Loi fédérale sur le cinéma,28 septembre 1962 »,Feuillefédérale, vol. 2,n° 39,28 septembre 1962,
p. 498-506.
" 5 ~ ToRTAJA DA Maria, « "'68"' et l'histoire du "'nouveau cinéma suisse",, in SnJALIFELBLIEHL Janick
Marina (éd.), 1968-1978: une décennie mouvementée en Suisse. Zurich: Chronos, 2009. p. 264.
"~-'Rapport d'activité de Pro Helvetia. 1976.

192
LI·.S llBJI·C iii·S \ Tl.ll'RU S Dl' 1.. Éco;-;o~IIE DANS 1. "tM~IÉDI.-\T APRÈS-GUERRE

coopération internationale dans le domaine sont signés par la Suisse alors que,
jusque-là, elle avait toujours refusé de signer des accords culturels654 •

3.3 LES CONVERGENCES DU RAYONNEMENT CULTUREL:


LA COMMISSION DE COORDINATION POUR LES RELATIONS
CULTURELLES AVEC L'f:TRANGER

À ce stade de notre parcours, nous pouvons déjà tirer trois enseignements


intermédiaires. Premièrement, en reprenant les différentes modalités de
rayonnement culturel inspirées par Abelein 655 , les institutions officielles de la
Suisse, dans l'après-guerre, éliminent le rayonnement par la coopération intel-
lectuelle et les échanges culturels; celui-ci n'apparaît que vers la fin des années
quarante avec l'entrée de la Suisse à l'Unesco. Ces échanges culturels multilaté-
raux restent cependant marginaux. jusqu'à l'apparition des nouveaux pays issus
de la décolonisation 656 •
Deuxièmement, les institutions officielles opèrent une synthèse entre une
conception patrimoniale- basée sur des valeurs et des images spécialement natio-
nales-et propagandiste où tous les moyens culturels à disposition sont mobilisés
pour défendre les intérêts nationaux politiques, mais surtout économiques. Car
l'économie joue un rôle crucial dans le développement du rayonnement culturel
d'après-guerre: ses moyens financiers et les organisations faîtières la position-
nent comme une actrice incontournable.
Troisièmement, les conceptions développées à la fin des années trente-tant
parmi les intellectuels de la «défense nationale spirituelle» qu'au sein du
milieu diplomatique-demeurent inchangées à la fin de la guerre: la politique
culturelle à l'étranger est avant tout développée pour répondre à une menace
extérieure. Si ces conceptions ont peu évolué malgré la fin de la guerre, les
changements apparaissent principalement dans 1'organisation interne des
différentes institutions officielles. L'objectif est semblable-on peut ainsi
parler d'une diplomatie culturelle commune-pour les acteurs, mais le défi
est rapidement celui de la coordination, si souvent revendiquée, voire exigée.
Derrière cette perspective horizontale de la collaboration entre les institutions,
il y a bien une dimension verticale, celle du pouvoir, en suivant l'adage: qui
coordonne, décide.
Chacun, en effet, encourage la coordination, pour autant que ce soit lui qui
coordonne. Des tenta ti ves de coordination ont lieu dès la fin du conflit. D'abord

654
En 1977, la Confédération signe avec la France l'accord sur les <<relations cinématographiques
franco-suisses». Voir p. 443.
655
Voir Tableau 1, p. 51.
656
Sur le rôle de l'Unesco dans les relations culturelles entre la Suisse et les pays en développement,
voir p. 523.

193
MA"ITHIEU GILLABERT- DANS LES cot;ussES Ille LA DII'LO~IATIE Cl<.ll'RI" 1 1· 'l'ISSI·

sous les auspices d'Armée et foyer' 57 • puis. sous l'impulsion du conseiller aux
États genevois Albert Pictet et le rédacteur en chef de la Ga::.eue de Lausanne
Pierre Béguin. cette coordination prend la forme d'un Centre suisse d'infor-
mation pour la presse étrangère. Pro Helvetia s'y intéresse rapidement" 5s: le
groupe 4 décide de participer à un projet qui finalement avorte. mais ceci montre
déjà les convergences possibles du rayonnement culturel où intérêts politiques.
économiques et culturels trouvent des points communs.

Entre Pro Helvetia, représentée à Berne par Je DFI. ct Je DPF. la rivalité est
nettement plus importante; il faut plusieurs accords entre les deux départements
fédéraux pour désamorcer le conflit issu d'une superposition des tftchcs"'". Des
signes viennent, par la suite, du sommet de la hiérarchie. Le chef de la diplo-
matie encourage cette collaboration. Ainsi Petitpierrc écrit à Paul Lachenal.
président de Pro Helvetia, en 1948:

«On peut donc concevoir que, en évitant jalousement ce qui de près ou de


loin pourrait éveiller l'idée d'une culture étatisée,la Suisse recours elle aussi
davantage à cette collaboration des senices compétents, lorsqu 'il s'agit de
son affirmation !.pirituelle hors de nos .frontières et de l'utilisation de crédits
entièrement souscrits par l'État. >> 660
Alors que Je DPF doit faire une cure d'amaigrissement budgétaire. le fait de
pouvoir compter sur Pro Helvetia pour assurer les relations culturelles lui permet-
trait de contrôler celle-ci. Certains diplomates en poste ne le cachent pas. comme
le ministre à Vienne, Peter Anton Feldscher, qui demande à ce que toutes les
institutions en charge des relations culturelles soient coordonnées par le Service
information et presse du DPP61 • Plus tard, l'attaché culturel Barbey ira même plus
loin: il propose à Petitpierre de transférer toutes les questions de rayonnement
culturel vers la CNSU, dont le secrétariat est abrité par le DPF. Selon lui. ceci allé-
gerait la tâche de Pro Helvetia; comprenons que cet allégement serait surtout une
perte de compétences de Pro Helvetia au profit de la diplomatie pure 6'' 2 •

À partir des réflexions de Petitpierre et de Guido Keel.Ie DPF confie Je soin au


journaliste Georges Perrin de rassembler les avis de ces diplomates; Petitpierre
fait part des conclusions de ce rapport à son collègue Etter. en souhaitant que

"" Le 4 juin 1945 a lieu une rencontre au siège de PH avec l'OSEC. l'OCST. k SSE. l' lmtitut jlir
Auslandforsclwng. pour parler des programmes respectifs qui <.:on<.:crnent la propagande il l'étranger.
PV du groupe Volk. Zurich. 26 novembre 1945. AFS. E 3001 (8). 10001731/52.
"'R PV du groupe 4.Zurich. 6mai 1946. AFS-PH. E 9510.6. 1991/511119.
""' Un accord informel est par exemple signé en 194H entre Guido Keel et Mar<:el Du Pasquier:
«Accord entre le Service Information ct presse du DPF ct le 'ccrétariat du DFI concernant les
demandes d'information ou de documentation. ainsi que les manifcstatiolb culturelle' organisées à
l'étranger>>. Berne. 6 mars 194H. AFS. E 200 1 (E). 1000/15 71 IH3.
''"'Lettre de Petitpierre à Lachenal. Berne. 28 août 194X. AFS. E 3001 (8 ). 10001731/52.
'"'' Lettre de Feldscher à Petitpierre. Vienne. 22 octobre 194H. AFS. E 200 1 (E). 196 71113/346.
Le ministre suisse à Téhéran est du même avis.
''"'Rapport de Barbey. Paris. 5 juillet 1950. AFS-CNSU. E 9500.1. 1970/221/14.

/94
Li·.~ 1lllJHî II·S Clï.ll'RI,I.S IlE t.'t,co:-;o~tiE DA~S L'IMMEDIAT APRÈS-GUERRE

l'administration fédérale soit unie avant d'élargir la coordination à davantage


d'organisations:
« [ ... 1, nous attacherions du prix à prendre contact avec vous dans cette
affaire. auxjins d'examiner s ïlne serait pas possible de trouver une solution
qui tint pleinemelll compte et des illlérêts de \'Otre Département et de ceux
de mon S<.'ITice compétent. Il me semhle qu'une telle discussion, précédant
un dé hat plus général où pourraient s '<.'xprimer des organismes étrangers à
l'administration, ne 11/mujuenlit pas d'être fructueux. » 66 ·1
Pour le DPF. qui s'est développé dans le domaine-récemment avec la
création de la CNSU et la réorganisation du Département-. il devient urgent
d'intégrer ces acteurs culturels au sein de la politique extérieure. Intégration
rime presque ici avec neutralisation. Carl Doka rapporte en effet au groupe 1
que la création de la nouvelle Division organisations internationales empiète
toujours sur les tâches de Pro Helvetia'' >-~. 1

Mais le DPF n'est pas le seul à désirer cette coordination. Pro Helvetia
souhaite également plus de synergies. Elle revendique un rôle central
puisqu'elle s'occupe de la scène culturelle suisse et du rayonnement culturel.
Le groupe 1 réfléchit. dès 194 7. à des rapprochements institutionnels possibles
et aimerait relancer une série de rencontres avec le SSE et les deux organisa-
tions économiques que sont I'OSEC et l'OCST: l'absence du DPF annonce
une tentative de contourner l'administration fédérale et, en particulier, un
département qui développe ses propres moyens de propagande à l'étranger665 •
Elle participe comme observatrice en juillet. avec le SSE. aux rencontres de la
Zentralkommission schll'ei::.erischer Propagandaorganisationen, présidée par
le directeur de l'OSEC. Albert Masnata. et composée de l'OCST, des foires
de Bâle. Lausanne. Lugano et Saint-Gall, du service de publicité des CFF et
de plusieurs organisations économiques. En fin de séance. Karl Naef expose
l'étendue des activités de Pro Helvetia et l'augmentation des besoins pour la
propagande culturelle. Il s'appuie sur l'enquête réalisée par Herbert Lüthy:
«Grâce à une enquête [celle de Lü th y]. Pro Helvetia a conclu que des efforts
beaucoup plus importallls sont consacrés à la propagande culturelle qu'en
Suisse oii ses moyens som modestes .Il faut maintenallf trouver une "solution
su isse".» Mf>
Naef est entendu et Pro Helvetia est intégrée à ce conglomérat d'organi-
sations économiques. Ces rencontres avec les organisations économiques
ont lieu régulièrement de manière informelleM 7 • En 1949, Pro Helvetia réunit

"'"Lettre de Petitpierre i1 Etter. Berne. 7 tëvrier 1949. AFS. E 2001 (E). 19671113/346.
"'"' PV du groupe 1. Zurich. 21 mai 1951. AFS-PH. E 9510.6. 1991/511114.
"r.;PVdugroupe I.Zurich.l4avrill947.AFS-PH.E9510.6.1991/511113.
""'' PV de la séance de la Zt'llfra/kommission schwei:erischer Propagandaorganisationen. Berne.
3 juillet 1947. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51119.
7
'''' PV de la première séance de la CCRC. Berne. 21 septembre 1951. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51/3.

195
MATIHIEU GILLABERT- DA~S LES COULISSES DE LA DIPLO\IATIIc CliiTl'RI'II E SliSSI·

les organisations économiques pour avoir un échange de vues sur les programmes
respectifs et opérer un rapprochement pour la constitution de la CCRC""H: le but
de ce rapprochement hori-;.omal est d'empêcher un rapprochement \'ertical où le
DPF dirigerait l'ensemble de ces activités en lien avec l'étranger. L"autonomie,
revendiquée à maintes reprises par Pro Helvetia, n'est donc pas l'autonomie dans
les objectifs, largement au service de la propagande commerciale ct politique,
mais dans les compétences. L'origine de cette frilosité à !"idée de sc lier trop
étroitement au DPF est également à rechercher dans !"anticommunisme affiché
de la plupart de ses membres: la culture n'est pas une affaire de l'État comme
en URSS. Le père spirituel de la fondation, Philipp Ettcr. rappelle les principes
de base au lendemain de la guerre: «dénationalisation, alltodétermination.
indépendance » 669 •
Les initiatives de Pro Helvetia préparent le terrain pour son département
de tutelle. Grâce à la fondation, le DFI parvient en effet à rassembler tous
ces acteurs en septembre 1951 avec la création de la Commission de coor-
dination pour les relations culturelles avec 1'étranger (CCRC). Lors de cette
«Conférence concernant la coordination dans le domaine de la promotion
culturelle de la Suisse», menée sous la houlette du conseiller fédéral Etter,
sont réunis le DPF, le DFI, Pro Helvetia, le SSE. toutes les organisations
économiques 670 • La liste des participants montre autant l'étendue du domaine
d'action du rayonnement culturel que son puissant accaparement par les
tutelles politiques et économiques 671 .
Pour Naef, cette coordination, qu'il appelle de ses vœux au sein de la CCRC,
respecte à la fois le principe helvétique du fédéralisme et la volonté du peuple qui
ne désire pas de culture étatisée. Il balaie ainsi les velléités de la part de certains
fonctionnaires du DPF de faire de la CNSU, qui fait partie de l'administration
fédérale, l'organe central en matière de rayonnement culturel. Philippe Zutter,
par exemple, explique que, comme le rayonnement culturel fait partie des rela-
tions internationales de la Suisse, il est normal que ce soit le DPF qui s'en occupe
exclusivement. Le conseiller national Ernst Boerlin, clairvoyant, explique que
cela dépend de ce qu'on entend par Kulturwerbung: ne faudrait-il pas remplacer
la notion de« Werbung»-qui rapproche trop cette politique des intérêts écono-
miques-par celle de «Dienst»'? En tant que service, il ne devrait pas exister,
selon Boerlin de rivalité entre le DPF et Pro Helvetia: les représentations suisses
devraient servir de relais à l'action de la fondation. Si la notion de «Dienst»
n'est pas retenue formellement, l'intervention de Boer! in est prépondérante et se
retrouve dans les conclusions d'Ette~ 72 • Au final, Pro Helvetia sort gagnante de

""" PV d'une réunion à l'initiative de Pro Helvetia et réunissant leSSE. I'OSEC, I'OCST ct le DPF
(absent) pour coordonner le programme de travail, Zurich. 28 mars 1949. AFS-PH. E 9510.6,
19911511113.
"""ErrER Philipp.<< Über die Aufgaben ... >>,p. 220.
,,7n PV de la << Konferenz betreffend Koordination auf dem Gebiete der schweizerischen
Kulturwerbung >>,Berne, 21 septembre 1951. AFS-PH. E 9510.6. 1991/5In.
671 Pour la liste des participants, voir Tableau 4, p. 557-558.

672 py de la première séance de la CCRC. Berne. 21 septembre 1951. AFS-PH. E 9510.6. 1991/51/3.

/9{)
i.I·S OBJI c III·S Clô.TTRU S DE 1 .ECO:>;O~IIE DANS L ·1~1\IÈDIAT APRÈS-GUERRE

cette séance: du point de vue institutionnel. elle conserve ses compétences avec
l'étranger: d ·un point de vue conceptuel. ces« états généraux» du rayonnement
culturel ont montré 1"importance de ce domaine dans la vie internationale.
Mais. faute de moyens propres. la CCRC ne pourra développer de grands
projets de manière indépendante. Elle devient surtout un lieu pour échanger les
informations entre ces différents acteurs. Après avoir étudié leurs conceptions
des relations culturelles internationales et leurs rivalités. il convient de voir
quels sont les effets de cette politique polyphonique sur le terrain.

197

Vous aimerez peut-être aussi