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THÈSE DE DOCTORAT

de l’Université de recherche Paris Sciences et Lettres 


PSL Research University

Préparée à l’Ecole des hautes études


en sciences sociales

Les cadres sociaux de l’ethnicité


Analyse des conditions d’émergence et de transmission de l’ethnicité
par le cas des Sereer (Sénégal)

Ecole doctorale n°286


ECOLE DOCTORALE DE L’EHESS

Spécialité Sociologie
COMPOSITION DU JURY :

M. DIOUF Mamadou
Professeur- Columbia University,
Rapporteur 

M. FAYE Sylvain Landry


Professeur- Université Cheikh Anta Diop
Dakar, Rapporteur 

Mme SIMEANT Johanna


Professeure- Ecole Normale Supérieure,
Soutenue par Rébecca NDOUR Membre du jury

le 25 juin 2018 Mme FILHON Alexandra


h
Maître de Conférence-Université de
Rennes 2, Membre du jury

Dirigée par Serge Paugam M. PAUGAM Serge


Directeur de recherche CNRS- Directeur
d’études EHESS
Membre du jury
Les cadres sociaux de l’ethnicité
Analyse des conditions d’émergence et de
transmission de l’ethnicité par le cas des
Sereer

2
A mon père, Diodj Mbissane, qui aurait aimé me lire….

Pour Yingué & Dialann,


Pour mes neveux et nièces : Sandrine, Marie, Vincent, Ndella, Augustin et Raphaël,
Kadienck, Cléa, Niakar, Alfi, Samniow, Pierrot, Siga-lène, Elma, Marlène et Charlène, Karl,
Théophile, Noah…

3
Remerciements

Je tiens à exprimer ma gratitude à Serge Paugam pour sa confiance. Il a su, tout au long de ces
années, me former avec rigueur, bienveillance et intérêt. Je lui en suis profondément
reconnaissante.

En intégrant l’Equipe de Recherche sur les Inégalités Sociales (ERIS), j’ai bénéficié d’un
environnement de travail stimulant et chaleureux, où tous les collègues, doctorants comme
chercheurs, par leurs remarques, par les échanges formels ou informels, et par leurs
interventions, ont nourri ma réflexion et contribué à ma formation de chercheure. Qu’ils soient
tous, chacun en son nom, remerciés ici. Parmi eux, certains sont devenus proches et ont été des
soutiens précieux durant ces années de thèse. Merci à mes « grandes sœurs en sociologie »,
Anne Unterreiner qui m’a encouragée à écrire et a lu les premières versions balbutiantes de
mon travail, et Valentine Trépied pour ses conseils et encouragements constants. Dès le début
de cette thèse enfin, j’ai eu la chance d’être promotionnaire avec Linda Häapajarvi. Si nos
calendriers synchronisés ne nous ont pas permis de nous soutenir autant que nous l’aurions
aimé, nos échanges de début de rédaction, nos déjeuners de thésardes ou nos sorties de mamans
restent irremplaçables. Je la remercie pour sa curiosité intellectuelle contagieuse et pour son
amitié.

Au cours de ce travail, j’ai rencontré des personnes ouvertes et généreuses sans lesquelles rien
n’aurait pu être fait. J’espère que, passée la surprise de la découverte de ce travail, tous ceux et
toutes celles qui y ont contribué y trouveront matière à poursuivre les échanges. Merci à tous
les membres de l’association parisienne qui sont devenus des amis. Je pense particulièrement à
Mamadou Ndong, Waly Ndiaye, Ibrahima Faye et Seynabou Ndoye. Mais aussi, à tous ceux
qui sont devenus oncles et tantes, parmi lesquels Tonton Latyr, mon oncle maternel parisien. A
Dakar, j’ai bénéficié de l’accueil chaleureux du département de Sociologie de l’Université de
Dakar, que je voudrais remercier ici. J’ai aussi bénéficié des éclairages utiles d’Amade Faye, je
lui suis reconnaissante pour sa disponibilité et son érudition. Babacar Diouf m’a permis de
mieux connaître le milieu associatif sereer. Je le remercie pour son dynamisme et sa
disponibilité, en espérant qu’ensemble, nous pourrons faire un retour mérité de ce travail à tous
les membres de l’association qui se sont rendus disponibles. Enfin, Emmanuel Ndione a
spontanément été un décrypteur précieux de l’environnement dakarois et un interlocuteur averti

4
sur les questions qui m’intéressaient. Ce travail doit beaucoup à ses mises en relation et à nos
échanges passionnants qui, je l’espère, n’ont fait que commencer.

Je remercie tous mes amis qui ont su être patients durant ces années, parfois sans comprendre
ce que je faisais, souvent en s’y intéressant. Merci à Christine Hourcq qui m’a aidée de ses
précieuses relectures.

Cette thèse n’aurait jamais pu se faire sans la confiance et le soutien indéfectible de toute ma
famille. D’abord des parents précieux, qui ont toujours cru en nous et nous ont donné l’envie
d’être curieux du monde ; ma mère, lectrice bienveillante et critique de la première heure ; mes
frères et belles-sœurs toujours confiants, ma petite sœur présente quotidiennement, même de
loin ! J’ai aussi eu la chance d’avoir des beaux-frères et sœurs disponibles (merci pour les
gardes d’enfants !) qui m’ont encouragée toutes ces années. J’espère que ce travail, qui n’aurait
pu se faire sans l’affection de tous, sera à la hauteur de leurs attentes.

Enfin, merci à celui par qui tout a commencé et qui, pour la finalisation de ce travail, a donné
de son temps et de son énergie. Que par ce dernier sacrifice, il lui soit accordé que nos enfants
apprécient autant qu’il le voudrait, le réconfort quotidien du saaj fo deh1.

1
Couscous de mil avec une sauce à base de feuilles.
5
Résumé

Cette thèse est partie d'une interrogation sur les modalités de transmission en milieu urbain de
l’ethnicité sereer, associée par excellence à la ruralité dans le paradigme ethnique sénégalais et
réputée menacée de disparition. L’approche déconstructiviste de l’ethnicité, essentielle en
particulier dans l’étude des « ethnies » africaines, s’est avérée insuffisante pour une
compréhension adéquate de l’expérience d’appartenance vécue par les enquêtés. Il a donc
semblé pertinent de remobiliser la notion weberienne de croyance en une origine commune, qui
ouvre la possibilité de réintégrer la dimension subjective de l’ethnicité vécue comme lien de
filiation entre les membres du groupe et, dans un mouvement complémentaire inspiré par la
théorie des liens sociaux et des régimes d’attachement, d’envisager ce lien de filiation dans sa
relation avec d’autres liens caractéristiques de la vie sociale. Ainsi repositionnée, l’ethnicité
peut être analysée à travers les cadres sociaux de sa formation, de sa mise en œuvre et de sa
transmission, et apparaît comme un fait social à part entière s’imposant au regard du
sociologue. L'enquête, menée de manière inductive auprès de personnes se disant sereer
installées à Dakar et à Paris, a mené au constat d'une forte diversité dans les rapports
revendiqués par les intéressés à l’ethnicité sereer. Il est apparu que ces rapports s’organisent sur
le fond de la représentation idéale dominante d’une modernisation linéaire, opposant
schématiquement tradition et modernité, à laquelle l'approche théorique de l'ethnicité elle-
même est encore partiellement soumise. L'analyse du matériau d’enquête a ainsi conduit à la
construction d'une typologie des rapports idéalisés aux origines et des modalités de transmission
associées. Il en ressort qu’au niveau du groupe, l’ethnicité sereer, réinterprétée selon le cadre
relationnel, international ou national, mobilise différemment les personnes s’en réclamant. A
un niveau plus individuel et familial, la confrontation des discours et pratiques des enquêtés à
la typologie a permis d’éclairer la manière dont les rapports aux origines, travaillés par des
réalités de socialisation et de positionnement social différentes pour les membres du groupe,
influencent leurs pratiques familiales de transmission et le sentiment d’appartenance ethnique
des descendants. Il apparaît finalement que loin de les soustraire à la machine sociale,
l’expérience ethnique met le groupe et son projet de reproduction à l’épreuve des facteurs
sociaux, dans le temps et l’espace, et pose en réalité la question de ce qu’est faire société.

Mots clés : ethnicité, transmission, liens sociaux, Sereer (Sénégal)

6
Abstract
This thesis is part of a query on the modes of transmission in urban environment of Sereer
ethnicity, associated par excellence with rurality in the Senegalese ethnic paradigm and deemed
threatened of disappearance. The deconstructivist approach to ethnicity, essential in particular
in the study of African "ethnic groups", proved to be insufficient for an adequate understanding
of the experience of belonging lived by the respondents. It therefore seemed appropriate to
remobilize the Weber notion of belief in a common origin, which opens up the possibility of
reintegrating the subjective dimension of ethnicity experienced as a link of filiation between
the members of the group and, in a complementary move inspired by the theory of social links
and attachment regimes, of considering this link of filiation in its relation with other
characteristic links of social life. Thus repositioned, ethnicity can be analyzed through the social
frameworks of its formation, performance and transmission, and appears as a social fact in its
own right which imposes itself to the sociologist. The field survey, conducted using the
inductive method among people considering themselves as Sereer and living in Dakar and Paris,
led to the finding of a strong diversity in the relation of those concerned to Sereer ethnicity. It
appears that this relation is organized on the basis of the dominant ideal representation of a
linear modernization, schematically opposing tradition and modernity, to which the theoretical
approach of ethnicity itself is still partially subject. The analysis of the field survey material
thus led to the construction of a typology of idealized relations with the origins and associated
transmission modes. It appears that at the level of the group, Sereer ethnicity, reinterpreted
according to the relational framework, at the international or national level, mobilizes
differently the people claiming it. At a more individual and family level, the comparison of the
words and the practices of the respondents with the typology made it possible to enlighten the
way in which the relations with the origins, reshaped by social realities and a social positioning
that are different for the members of the group, influence their family practices of transmission
and the feeling of ethnic belonging of the descendants. Finally, it appears that, far from
removing them from the social machine, ethnic experience puts the group and its reproduction
plan to the test of various social factors in time and space, and poses in fact the question of what
the social construct is about.

Key words: ethnicity, transmission, social links, Sereer (Senegal)

7
Table des matières
INTRODUCTION GENERALE........................................................................................................ 12
1- L’ethnicité comme dimension de la vie sociale ........................................................................ 17
1-1 De la nécessaire déconstruction de l’ethnicité............................................................... 17
1-2 Les cadres sociaux de l’ethnicité ................................................................................... 30
2- L’ethnicité et la question de sa transmission............................................................................. 45
2.1 Sociétés « traditionnelles » et idéal d’ethnicisation....................................................... 47
2.2 Sociétés « modernes » et relégation de l’ethnicité ........................................................ 50
2.3 Modernisation et diversification des modèles ............................................................... 53
3- L’enquête de terrain .................................................................................................................. 57
4- Le plan de la thèse..................................................................................................................... 61
PREMIERE PARTIE LES FONDEMENTS DE L’ETUDE ......................................................... 63
Chapitre 1 : Des contours du groupe sereer dans le paysage ethnique sénégalais ...................... 65
1- De la diversité à l’unicité : conditions d’émergence d’une « ethnie » spécifique. .................... 67
1-1 Enjeux coloniaux et esquisses de groupes ..................................................................... 67
1-2 Enjeux nationaux : unification et spécification du groupe sereer .................................. 75
2- Eléments de caractérisation des Sereer ..................................................................................... 85
2-1 Une religion centrale ..................................................................................................... 86
2-2 Un système familial original ......................................................................................... 89
2-3 Une socialisation continue............................................................................................. 92
2-4 Un lien primordial à la terre .......................................................................................... 97
3-Des Sereer comme paysans ...................................................................................................... 100
3-1 De l’authenticité du paysan sereer ............................................................................... 101
3-2 Qu’est-ce qu’un paysan ? ............................................................................................ 102
3-3 Immobilité des paysans ou du regard posé sur eux ? .................................................. 105
Chapitre 2- Du dedans et du dehors du groupe ethnique : ce que révèle la place de
l’enquêteur sur le terrain........................................................................................... 111
1- Le renouveau de la solidarité ethnique chez les Sereer de Paris ............................................. 116
1-1 A la base de la communalisation : une expérience « africaine » de la migration ........ 117
1-2 L’association des Sereer de Paris dans le paysage des associations de migrants ........ 124
1-3 Les enjeux de la communalisation ethnique ................................................................ 131
2- Les impasses de la reconnaissance ethnique à Dakar............................................................. 138
2-1 Ambivalence des statuts sociaux valorisés .................................................................. 138
2-2 Ndef Leng et sa mission pour les Sereer ..................................................................... 147
2-3 Les enjeux de la reconnaissance ethnique ................................................................... 154
Conclusion de la première partie .................................................................................................. 162

8
DEUXIEME PARTIE RAPPORTS AUX ORIGINES ETHNIQUES ET MODALITES DE
TRANSMISSION DE L’ETHNICITE ............................................................................................ 165
Introduction de la deuxième partie ............................................................................................... 166
Chapitre 3- Cadres de vie « traditionnels » et transmission naturalisée. .................................. 172
Section 1- « Regretter » ou l’expérience d’un rapport nostalgique aux origines ethniques. ....... 174
1-1 Un sentiment de filiation fort et porteur ...................................................................... 174
1-2 La réhabilitation des origines ethniques comme moyen de compensation de la
fragilisation du lien de filiation ................................................................................... 199
Section 2- L’imprégnation comme mode « naturel » de transmission et ses adaptations. .......... 214
2-1 « Tu es ce que tu es » .................................................................................................. 214
2-2 « Sois ce que tu es » ou la modalité de transmission par « imprégnation
classique » ................................................................................................................... 219
2-3 « Deviens ce que tu es » ! ou la modalité de transmission par « imprégnation
encadrée ».................................................................................................................... 240
Chapitre 4- Cadres « modernes » et impossibilité de la transmission........................................ 263
Section 1- « Evoluer » ou l’expérience d’un rapport conflictuel aux origines ethniques............ 265
1-1 Un sentiment de filiation fort mais peu porteur........................................................... 265
1-2 La relégation de l’ethnicité comme condition de sa conservation............................... 291
Section 2 - La « délégation » comme mode « contraint » de transmission et ses
implications. ............................................................................................................... 304
2-1 Les limites de la filiation de sang ................................................................................ 304
2-2 Les conditions éducatives d’intégration au lieu de vie ................................................ 314
2-3 Des possibles voies de délégation de la transmission aux lieux d’origine .................. 329
Chapitre 5- Ethnicité « libre » et contrôle de la transmission. ................................................... 348
Section 1- « Réinterpréter » ou l’expérience d’un rapport sélectif aux origines ethniques ......... 350
1-1 Un sentiment de filiation important mais normalisé ................................................... 350
1-2 Une culture porteuse d’éléments universels ................................................................ 361
1-3 Par- delà les modèles ethniques................................................................................... 376
Section 2- Le « volontarisme » comme mode privilégié de transmission et ses règles............... 385
2-1 La langue, enjeu central du projet de transmission ..................................................... 386
2-2 La transmission, une entreprise éducative de couple .................................................. 400
Conclusion de la deuxième partie .................................................................................................. 416
CONCLUSION GENERALE .......................................................................................................... 418
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................ 432
ANNEXES .......................................................................................................................................... 451

Annexe 1- Guides d'entretien…………………………………………………………………………………………………………452


Annexe 2- Liste des enquêtés…………………………………………………………………………………………………………454
Annexe 3- Carte des peuples du Sénégal selon Boilat……………………………………………………………………..460

9
Annexe 4- Carte de la colonie du Sénégal……………………………………………………………………………………….461
Annexe 5- Carte des régions historiques de la Sénégambie…………………………………………………………… 462
Annexe 6- Localisation des terroirs sereer dans le Sénégal indépendant………………………………………. 463
Annexe7- Carte administrative du Sénégal……………………………………………………………………………………. 464
Annexe 8- Carte administrative de la région de Dakar…………………………………………………………………… 465

10
11
Introduction générale

Les Sereer vont-ils disparaître ? Les villages sereer se videraient au profit des villes. Les
populations restées dans les villages délaisseraient la culture de la terre, activité considérée
comme structurant l’existence et le caractère du Sereer. Les enfants nés de parents sereer en
milieu urbain ne pourraient, voire ne voudraient plus parler la langue. Les jeunes sereer
sauraient peu de choses de leur cosaan, c’est-à-dire du système de coutumes et traditions du
peuple sereer. Alors qu’il semble que naguère dire de quelqu’un « il est sereer » véhiculait un
ensemble de représentations précises sur son type de personnalité et son système de valeurs, le
sens d’une telle expression aujourd’hui serait de plus en plus incertain, y compris aux yeux-
mêmes des membres du groupe. Depuis des décennies maintenant, leur « culture » serait en
déclin et les questions autour des périls supposés la menacer sont tombées dans le débat public.
Le recensement général de la population de 1988 a donné une teneur statistique à ces
inquiétudes : il y est révélé que non seulement la population se disant sereer est en baisse, mais
aussi qu’elle est dorénavant supérieure au nombre de locuteurs de la langue sereer. Dans cette
étude qui portait principalement sur la pratique de la langue2, cette situation est directement
mise en relation avec l’urbanisation croissante des membres du groupe. Les Sereer inquiètent
donc, et sont inquiets.

Partant de ces premiers constats, cette thèse s’était assigné comme objectif de départ de mieux
cerner la manière dont la culture sereer, posée comme rurale et en déclin, évolue et est transmise
aujourd’hui en zone urbaine. Les premiers questionnements sont nés de la lecture du dossier
n°54 des Ethiopiques qui a précédé la création de mouvements associatifs culturels dans les
années 1990. Ce collectif d’intellectuels qui se rassemblait pour revendiquer, réhabiliter et
inviter à faire rayonner la culture sereer m’interpellait. J’entamai alors une réflexion sur les
possibilités inégales, au sein du groupe ethnique, de revendiquer une identité non valorisée en
zone urbaine, car associée à la campagne et aux traditions, à un monde (dé)passé. Je commençai
une réflexion autour de la « volonté », ou de son absence, de transmettre. Or, cette orientation
de départ s’est vite révélée trop simpliste sur le terrain. Non seulement je ne rencontrais pas

2
Louis-Jean Calvet, « Quel modèle sociolinguistique pour le Sénégal ? ou il n’y a pas que la véhiculante »,
Langage & société, 1994, vol. 68, no 1, p. 89–107. ; Marie-Louise Moreau, « Ombres et lumière d’une expansion
linguistique. Les attitudes des Diola et des Peul d’Oussouye à l’égard du wolof », Langage & société, 1994, vol. 68,
no 1, p. 63–88.
12
beaucoup d’ « élites »3 dans les mouvements associatifs sereer, mais celles que je rencontrais
en dehors ne validaient pas l’hypothèse implicite d’un investissement culturel plus important et
d’une transmission familiale « réussie ». Le travail de terrain a donc très vite réorienté ma
réflexion vers des processus plus complexes, qu’il ne me semblait pouvoir saisir et comprendre
qu’en favorisant des entretiens longs, de type biographique, réalisés de préférence chez les
personnes interviewées, associés à des observations régulières dans les familles. Du projet de
vérifier en quelque sorte la « volonté de transmettre » par l’observation, je passais à la nécessité
de mieux saisir la diversité des modes de transmission à travers « ce qui se transmettait », donc
au besoin de comprendre la diversité des discours et des pratiques auxquels j’étais confrontée
chez des personnes se disant toutes sereer. La démarche adoptée s’est ainsi éloignée de la
tentation de soumettre l’étude au réflexe consistant à définir d’abord un modèle culturel associé
à une « ethnie » puis à mesurer les écarts constatés par rapport à lui, pour arriver à une démarche
plus sociologique visant à comprendre la situation en analysant les enjeux sociaux de l’ethnicité
et de sa transmission aujourd’hui.

Il est actuellement admis et acquis en sociologie qu’aborder la question de l’ethnicité oblige à


une déconstruction de la notion, de manière à identifier les éléments de faits sociaux qui le sous-
tendent. Cette démarche s’avère instructive autant dans le cas où, comme au Sénégal,
l’« ethnie », catégorie posée comme naturelle, est de fait très peu interrogée, que dans le cas où,
comme en France, l’ « ethnie », considérée comme une simple construction et comme une
caractéristique de sociétés traditionnelles encore mues par des sentiments irrationnels, est niée
comme élément socialement légitime et opérant. Qu’est-ce que « faire ethnie » ? Cette question
a surgi de la tentative de compréhension des regroupements associatifs des Sereer, d’abord à
Paris, où je suis allée à la rencontre de personnes se disant sereer, puis à Dakar où la démarche
devenait comparaison avec les observations faites dans la capitale française. Le mouvement de
va-et-vient entre Paris et Dakar a contribué à mettre en lumière les mécanismes différents de
formation et de maintien de la conscience ethnique dans le quotidien et les perceptions des
individus. Il a éclairé les raisons pour lesquelles, au Sénégal comme en France, l’ethnicité,
réalité sociale agissante et opérante n’est que très peu prise en compte dans l’analyse des formes
et conditions de l’action sociale. Il semble que cet état de fait s’explique par le souci de tenir en
laisse des spécificités vécues comme essentielles que devrait supplanter le sentiment national,
et aussi par l’idée que la modernité implique la relégation de l’ethnicité dans des sphères et

3
Au début, je me suis spontanément mise à travailler sur cette notion, avec l’idée que la démarche de réhabilitation
du groupe ethnique sereer partait du haut. Nous avions identifié différentes sortes d’élites et pensions, naïvement,
pouvoir les rencontrer dans les lieux de sociabilité étiquetés « sereer », comme dans certaines associations.
13
disciplines dédiées (anthropologie, associations et manifestations culturelles, sociétés
traditionnelles…). Dans les sociétés européennes, la difficulté d’inclure l’ethnicité dans les
analyses du social s’explique aussi par le fait que ce dernier y est classiquement soumis à une
perspective marxisante qui tend à montrer ses limites4; par contraste, il semble que c’est parce
que l’ethnicité est une superstructure acceptée comme telle que, dans des pays d’Afrique
comme le Sénégal, elle ne se questionne plus. Ce va-et-vient entre Paris et Dakar permet de
saisir deux usages exclusifs, privilégiés sur les lieux d’enquête, pouvant se voir comme des
choix de traitement de la question de l’ethnicité selon deux perspectives sociologiques
distinctes :
- La première tendance pourrait être une illustration de la perspective wébérienne qui
pose la communalisation ethnique comme reposant sur la croyance en des origines
communes. Cependant, ignorant volontairement ou non que Weber lui-même
considérait ce regroupement comme problématique, cette préférence légitimerait une
approche de type primordialiste et l’appliquerait comme telle. Cette appréhension du
phénomène de l’ethnicité domine dans les lieux vus comme encore éloignés de la
modernité où une perspective donnant la culture comme étant « au début et à la fin de
tout »,5 tend à une naturalisation qui domine implicitement toute analyse du social.
- La seconde tendance, radicalisant la perspective barthienne de la déconstruction6,
envisage l’ethnicité comme un banal instrument de catégorisation sociale et la réduit à
cela, finissant par la traiter comme une catégorie quelconque, ignorant le vécu des
acteurs sociaux qui, lui, renvoie bien à la croyance en des origines communes. Cette
tendance domine dans les lieux de la modernité où l’ethnicité, tendant à être réduite à
une illusion, est par conséquent éludée de toute analyse de la société « moderne »,
renvoyant ceux qui s’en réclameraient hors des enjeux sociaux vus comme légitimes.

Ces manières dominantes d’envisager les questions d’ethnicité m’ont semblé l’une et l’autre
incomplètes et m’ont amenée à rechercher une approche qui puisse les articuler. Dans cet
objectif, la théorie des liens sociaux7 m’a semblé propice à une meilleure compréhension du
phénomène ethnique. Dans la conscience du groupe ethnique, l’ethnicité se transmet à travers
le sentiment d’une appartenance commune. Le lien ethnique fonctionne ainsi comme un lien de

4
Albert Bastenier, Qu’est-ce qu’une société ethnique? ethnicité et racisme dans les sociétés européennes
d’immigration, 1. ed., Paris, Presses universitaires de France, 2004, 346 p.
5
Senghor cité par Souleymane Bachir Diagne, « La leçon de musique. Réflexions sur une politique de la culture »
dans Momar Coumba Diop (ed.), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002, p. 244.
6
Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart, « L’approche constructiviste de l’ethnicité et ses ambiguïté »,
Terrains/Théories, 26 octobre 2015, no 3.
7
Serge Paugam, Le lien social, Paris, Que Sais-je?, 2008, p. 64.
14
filiation entre les membres du groupe. Mon travail interroge ce lien de filiation dans sa relation
avec d’autres liens, posés comme caractéristiques de la vie sociale « moderne » : la participation
à la production économique par le travail et l’appartenance à une nation, notamment. Il est
apparu que la question des groupes ethniques et de l’ethnicité est loin d’être périphérique et
s’avère même féconde en ce qu’elle permet d’enrichir et d’affiner notre façon de penser nos
sociétés de plus en plus exposées non pas à l’affaiblissement, mais à la pluralité des types
d’appartenances8. Mon étude vise donc, à travers le cas des Sereer, à intégrer la question
ethnique dans une perspective sociologique qui mette en relief la dimension « objective » des
comportements analysés, en lien avec leur « dimension subjective »9. Une telle perspective
globale permet de révéler le caractère problématique de l’ethnicité, en ce qu’elle appartient en
propre aux membres du groupe mais est travaillée par des dynamiques sociales et liée à des
cadres sociaux redéfinissant le sens des propositions ethniques. Elle permet aussi de saisir
l’ethnicité pour ce qu’elle est, dans des environnements qui, soit qu’ils l’embrassent ou la
rejettent, en conservent de fait une conception primordialiste, c’est-à-dire procédant « par
l’identification préalable de populations auxquelles sont attribués des traits culturels spécifiques
vus comme leur possession et dont le maintien est garanti de façon endogène par le processus
de socialisation, indépendamment de leurs effets dans l’organisation des interactions
sociales. »10

L’opposition identifiée dans les appréhensions de l’ethnicité reflète une dialectique qui se
trouve au cœur même du sentiment ethnique, entre le caractère de donnée première (stable) et
celui de fait social construit (dynamique). Or, il est m’est apparu que cette dialectique se donne
plus particulièrement à voir lorsque le regard se pose sur le processus familial de transmission
de l’ethnicité, là où le sentiment d’appartenance ethnique se (re)produit en affrontant le risque
de sa perte. C’était là sans doute le sens insoupçonné de mon intuition de départ consistant à
aborder la situation de l’ethnicité sereer à travers la question de sa transmission. En effet,
l’objectif de saisir les modalités de transmission oblige, tout en faisant ressortir le caractère
construit et social de la formation ethnique, à prendre en compte les récits produits par les
personnes interrogées sur la culture à laquelle ils se sentent appartenir. Cette entreprise oblige
à prendre en compte et à révéler simultanément une proposition ethnique qui se présente comme

8
Anne-Sophie Lamine, « L’ethnicité comme question sociologique », Archives de sciences sociales des religions,
1 décembre 2005, no 131‑132, p. 189‑197.
9
Danielle Juteau, L’ethnicité et ses frontières, Montréal, Presses de l’Univ. de Montréal, 1999, 226 p.; A.
Bastenier, Qu’est-ce qu’une société ethnique?, op. cit.
10
Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart, Théories de l’ethnicité, ; Puf 1ère édition « Quadrige » 2008 ; p
192
15
définitive et stabilisée, mais dont les cadres sociaux de formation expliquent l’orientation ; et
ses facteurs de variation, tels qu’ils se jouent dans la démarche pratique de transmission et de
réception par les descendants. Or, si l’ethnicité est à replacer dans des cadres sociaux, les
modalités de la transmission intergénérationnelle, pourraient être aussi variées que l’ethnicité
le serait. C’est ce que montre l’analyse. Observant que des socialisations différentes dans des
villages différents et à des périodes distinctes semblaient générer des rapports variés aux
origines ethniques et des manières tout aussi variées d’envisager la transmission de l’ethnicité,
j’ai été amenée à rechercher une clef de cohérence entre ces différentes manières de se dire, de
se vivre sereer et de produire en retour le sentiment d’appartenance ethnique chez les
descendants. En prenant en compte la perspective dominante sur l’ethnicité dans les sociétés
modernes, mais aussi celle dominante sur le groupe sereer au Sénégal, j’ai construit une
typologie de rapports idéalisés aux origines ethniques et de modalités de transmission liées à
ces rapports idéalisés. Cette construction typologique est sous-tendue par la représentation
dominante d’une modernisation linéaire qui, bien que parfois remise en question, m’a semblé
constituer le cadre normatif encadrant les pratiques des enquêtés.

La tentative de compréhension des modalités de transmission mises en œuvre par les migrants
sereer s’est avérée particulièrement féconde pour saisir, au travers de circonstances politiques,
économiques et sociales changeantes, le sens donné par les acteurs à leur appartenance
ethnique, qui oriente alors les éléments choisis ou non dans la démarche de transmission aux
enfants. La question alors soulevée du devenir du groupe, parce qu’elle interroge aussi les
contextes mouvants de formation puis de transmission des éléments de culture associés aux
origines, fournit des éclairages utiles sur les diverses manières dont les membres de groupes
ethniques peuvent se rapporter à une appartenance commune dans l’espace et le temps. Elle
éclaire aussi sur la manière dont les liens sociaux, multiples, différents, s’entretiennent et
s’équilibrent pour permettre aux personnes de participer à la vie sociale et, plus largement, de
faire société.

Telle est la trame d’ensemble de la présente thèse. Avant d’en présenter le plan détaillé, il me
semble utile d’approfondir l’analyse des instruments théoriques qui sous-tendent l’étude de
l’ethnicité et des modalités de transmission.

16
1- L’ethnicité comme dimension de la vie sociale

Lorsque l’on parle d’« ethnie », de groupes ethniques ou d’ethnicité en sociologie, il faut
s’empresser d’éclaircir ce dont il s’agit, la discipline s’étant spécialisée dans l’analyse des
pratiques culturelles, et tout ce qui a trait à cette notion n’ayant pas « très bonne presse dans les
sciences sociales françaises. »11. Car parler d’ethnicité, semble renvoyer le fait social à un
inconscient culturaliste suspect de non-questionnement sociologique, postulant des entités
culturelles figées dans leurs identités. Quoi qu’il en soit, s’il semble acquis en sociologie que
l’on ne pourrait avoir une approche essentialiste de l’ethnicité, la persistance au cœur de la
discipline12 d’un a priori primordialiste oblige à revenir aux fondamentaux du concept pour
mieux le définir et le distinguer, en tant que manière de créer du lien, d’autres types de liens
sociaux auxquels il peut être associé ou qui peuvent se substituer à lui.

1-1 De la nécessaire déconstruction de l’ethnicité

Jusqu’à la fin des années 1960, la tendance à aborder l’« ethnie » comme un groupe naturel est
dominante. En 1969, Barth crée une véritable rupture en posant les bases d’une recherche non
pas tant sur l’« ethnie » en tant que telle mais sur l’« ethnicité » comme sentiment
d’appartenance à un groupe ethnique émergeant de la rencontre avec d’autres. Prenant ses
distances d’avec les anthropologues culturalistes, Barth déplace le regard de ce qui fonderait un
groupe vers la façon dont ce dernier travaille à se distinguer lorsqu’il entre en relation avec
d’autres :
« en se concentrant, sur ce qui agit au plan social, on peut voir que les groupes ethniques
sont une forme d’organisation sociale. Le trait décisif devient alors (…) la
caractéristique de l’auto-attribution ou de l’attribution par d’autres d’une catégorie
ethnique. Une attribution catégorielle est une attribution ethnique quand elle classe une
personne selon son identité fondamentale, la plus générale, qu’on présume déterminée
par son origine et son environnement. Dans la mesure où les acteurs utilisent des
identités ethniques pour se catégoriser eux-mêmes et catégoriser les autres dans des buts
d’interaction, ils forment des groupes ethniques en ce sens organisationnel. »13

Barth, dans une approche interactionnelle, s’intéresse particulièrement aux frontières ethniques,
lignes de démarcation entre groupes, qui permettent de se distinguer les uns des autres, mais

11
Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., Paris, Presses universitaires de France,
2012, p. 189.
12
Ibid., p. 133 ;190.
13
Fredrik Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières. » dans Théories de l’ethnicité, Paris, Presses
universitaires de France, 2012, p. 210.
17
aussi de maintenir cette distinction, malgré le possible changement de traits ethniques
s’adaptant aux contextes, rencontres et enjeux. Il met l’accent sur le processus de mise en place
et de persistance « des groupes ethniques comme unités identifiables par le maintien de leurs
frontières. »14 Ainsi, « le meilleur usage du terme ethnicité est celui d’un concept d’organisation
sociale qui nous permet de décrire les frontières et les relations des groupes sociaux en termes
de contrastes culturels hautement sélectifs qui sont utilisés de façon emblématique pour
organiser les identités et les interactions »15 et « le point crucial de la recherche devient la
frontière ethnique qui définit le groupe, et non le matériau culturel qu’elle renferme. »16 Barth
permet ainsi de déplacer le regard, du contenu identitaire supposé de l’ethnicité, vers la question
de la frontière, c’est-à-dire de la différenciation sociale et donc du cadre sous-jacent au
sentiment d’appartenance ethnique. Si ce classique est devenu incontournable aujourd’hui pour
qui s’intéresse à la question de l’ethnicité en sciences humaines et sociales, il signait, lorsqu’il
est paru, une nette rupture avec la perspective établissant alors le groupe ethnique comme
« groupe minoritaire défini par des traits culturels spécifiques »17. Au vu de la radicalité du
changement théorique imposé par les travaux de Barth, il semble d’ailleurs que c’est moins la
définition même de l’ethnicité qui continue à poser question, que l’utilisation pour ainsi dire
biaisée qui est faite du terme.

1-1-1 L’« ethnie », outil de classification et de hiérarchisation sociale

Relevant que l’ethnicité, basée sur une expérience humaine générale de partage de culture, sert
d’abord à qualifier l’expérience des dominés, Simon18 et Juteau19 insistent sur le fait que
l’ethnicité révèle non seulement des processus d’organisation sociale, mais de hiérarchisation,
les dominants étant rarement définis par cette catégorie mais s’imposant comme détenteurs
d’une universalité tendant à occulter qu’ils « sont aussi culturellement spécifiques »20. La
perspective invitant à repenser l’ethnicité interpelle ainsi particulièrement sur le continent
africain où le déploiement de l’anthropologie a permis de « découvrir » une multitude
d’« ethnies ». Amselle et M’bokolo ont démontré que le terme et son utilisation y sont sujets à
caution en raison du contexte de colonisation. Le découpage arbitraire des colonies, les

14
P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit., p. 123.
15
Barth, 1984 p80, cité par Ibid., p. 200.
16
Ibid., p. 213.
17
Ibid., p. 87.
18
Pierre-Jean Simon, « Le sociologue et les minorités : connaissance et idéologie », Sociologie et sociétés, 1983,
vol. 15, no 2, p. 9–23.
19
D. Juteau, L’ethnicité et ses frontières, op. cit., p. 65;85;168.
20
Ibid., p. 165.
18
descriptions simplistes, souvent stratégies politiques d’opposition des formations sociales
initiales, ont constitué et donné une définition des « ethnies » bien différente de ce qu’étaient
les groupes sociaux de base21. L’usage du mot dans ce contexte servait d’abord à désigner des
peuples différents, en dehors de « La Civilisation », dans une perspective plutôt évolutionniste,
et à les classer entre eux selon les intérêts changeants des politiques coloniales22. En Afrique de
l’Ouest, la Sénégambie de l’époque est assez emblématique, par l’intérêt spécifique qu’elle a
représenté pour la colonie française23 mais aussi par l’attention particulière qu’a eue pour elle
l’anthropologie française qui en fera un lieu privilégié de sa formation.24 Ce double mouvement
historique et intellectuel aura fortement retravaillé les groupes sociaux dans leur organisation
et leurs rapports, d’autant plus que ce « terrain ouest-africain » ne sera que très tardivement
concerné par une perspective anthropologique prenant en compte les dynamiques sociales et
historiques que Balandier appliquait à ses terrains d’Afrique centrale dès le milieu du siècle25.
Dans cette zone, les Sereer au Sénégal illustrent bien le maniement particulier pouvant être fait
du groupe ethnique et de ses frontières.

Lorsque l’on se penche sur l’histoire des Sereer, l’on se rend compte que les premières
représentations étaient dans leur ensemble plutôt contradictoires et négatives26, mettant l’accent
sur leur sauvagerie et leur indépendance, alors qu’on cherchait à les soumettre27 à l’islam ou à
l’ordre colonial. Les Sereer finiront par être opposés à d’autres groupes, notamment aux Wolof
à qui ils avaient pu être préalablement associés, mais dont ils se distinguent bientôt nettement.
Les Wolof, majoritaires dans les lieux d’installation des instances coloniales, deviendront les
premières populations des villes du pays et ont été identifiées plus tôt que les autres
populations28. Ayant développé avec le colonisateur des relations parfois conflictuelles mais
plus importantes, ils deviendront le groupe de référence dans l’environnement colonial

21
Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo (eds.), Au cœur de l’ethnie: ethnie, tribalisme et état en Afrique,
Nouvelle éd., Paris, Éd. La Découverte & Syros, 1999, 225 p. Amselle Jean-Loup. L'ethnicité comme volonté et
comme représentation : à propos des Peul du Wasolon. In : Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 42ᵉ année,
N. 2, 1987. pp. 465-489 ;
22
Joël Glasman « Le Sénégal imaginé. Évolution d'une classification ethnique de 1816 aux années 1920 », Afrique
& histoire 2004/1 (vol. 2), p. 111-139.
23
Léon Faidherbe, Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui sont en relation avec elle, s.l., 1859.
24
Jean-Loup Amselle, Logiques métisses: anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot &
Rivages, 2010. ; Aïssatou Mbodj-Pouye et Johanna Siméant, « Terrains ouest-africains », Genèses, 2016, vol. 104,
no 3, p. 3‑6.
25
A. Mbodj-Pouye et J. Siméant, « Terrains ouest-africains », art cit, p. 4.
26
C. Becker, « La représentation des Sereer du nord-ouest dans les sources européennes (XVe-XIXe siècle) »,
Journal des Africanistes, 1985, Tome 55, fascicule 1-2, Le worso. Mélanges offerts à Marguerite Dupire, p.
165‑185. ; Abbé David Boilat, Esquisses Sénégalaises, 1ère édition 1853., Paris, Editions Karthala, 1984.
27
« Annales sénégalaises de 1854 à 1885 suivies des Traités passés avec les indigènes », Maisonneuve Frères et
Ch. Leclerc, 1885. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
28
J. Glasman, « Le Sénégal imaginé. Évolution d’une classification ethnique de 1816 aux années 1920 », art cit.
19
sénégalais. Après les indépendances, alors que l’histoire de leurs migrations peine à valider une
origine commune aux différents sous-groupes constituant aujourd’hui le groupe sereer, un
missionnaire investi en « pays sereer », le père Henri Gravrand, trouvera les termes d’une
convention féconde pour l’unification du groupe et, par là-même, une histoire commune aux
différents groupes ethniques du pays donnés pour apparentés. Les Sereer partageraient, par-delà
le fait qu’ils ne parlent pas tous la même langue, une culture commune, la sérérité29, qui justifie
de considérer différentes populations comme ne formant qu’un seul groupe ethnique. Au cours
de son unification, ce dernier se révèle « ancien » et à la base du peuplement du territoire
national, mais surtout comme « authentique » du fait de la survivance de sa religion
traditionnelle dans un Sénégal islamisé de très longue date et récemment partiellement
christianisé. Dans le cadre des indépendances, sous la politique du premier Président de la
République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, orientée vers la promotion et la réhabilitation
des valeurs négro-africaines à travers notamment la valorisation de l’anthropologie30, se dévoile
petit à petit un groupe fait d’« hommes de refus »31 formant une civilisation paysanne
exceptionnelle32, spirituelle33, égalitaire34 et pourvue d’une certaine sagesse35. Le groupe sereer
se serait construit autour de pratiques et de techniques agricoles de plus en plus maîtrisées qui,
liées à la religion traditionnelle, ont imprégné toute la culture du groupe, basée et produite par
le lien à la terre.

Cependant, ce mouvement qui a permis de rassembler les Sereer sous l’angle de la sensibilité
première à la terre et à la religion des ancêtres semble paradoxalement s’être raffermi au fur et
à mesure que les conditions pour l’épanouissement d’une telle orientation se dégradaient. Dès
le 19ème siècle, avec l’introduction de l’arachide, la recherche permanente d’équilibre agraire
chez les paysans sereer sera profondément bouleversée. Dans le même temps, la pénétration
lente mais constante des religions révélées et l’avènement de l’instruction dans les campagnes
sénégalaises contribueront à transformer la géographie et les structures sociales sénégalaises,
dans leur ensemble. Ces deux facteurs affecteront les structures sociales sereer dans leurs

29
Henry Gravrand, La Civilisation sereer: Cosaan , les origines, Abbeville, Les Nouvelles Éditions Africaines,
1983, p. 77.
30
Mamadou Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », Revue de
la Bibliothèque Nationale, 1989, vol. 34, p. 14‑23.
31
Paul Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, s.l., Saint Yriex,
Imprimerie Fabregue, 1966, p. 192.
32
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit.
33
R.P.Henri Gravrand, « L’héritage spirituel Sereer: valeur traditionnelle d’hier, d’aujourd’hui et de demain. »,
Ethiopiques, 1982, no 31, p. 19, version téléchargée imprimée.
34
Jean-Marc Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, Paris, O.R.S.T.O.M, 1981, 808 p.
35
Marguerite Dupire, Sagesse sereer: essais sur la pensée sereer ndut, Paris, Karthala, 1994, 174 p.
20
organisations traditionnelles, notamment religieuses36 et parentales,37 lesquelles sous-tendent la
distribution de la terre. Après les indépendances et dans le contexte de formation de l’Etat-
Nation moderne, « le problème sereer » se pose de façon concomitante avec celui de l’exode
rural, pour culminer dans l’alerte sonnée en 1988 à la découverte de la baisse jugée inquiétante
de la pratique de la langue sereer, associée à l’urbanisation massive des membres du groupe. Il
apparaît, ou plutôt il est décidé, alors que la ruralité, pourtant encore largement dominante aux
indépendances38, aux prises avec les diverses transformations qui se présentent (urbanisation,
instruction, développement des cultures commerciales…), sera pour les Sereer une condition
essentielle de leur ethnicité. Les Sereer, sur le plan pratique et subjectif, et leurs observateurs,
sur le plan théorique, n’ont pas appréhendé le rural comme un environnement susceptible
d’évolution, l’agriculture comme une activité parmi d’autres, mais les deux comme des
constituants paradigmatiques, incontournables, d’une culture sereer donnée une fois pour
toutes. Ce biais de perception et d’analyse a sans nul doute pu être facilité par la référence à la
place centrale du rapport à la terre dans l’histoire du groupe, caractérisé comme porteur d’une
civilisation paysanne authentique39. Cette perception tendra à rendre les membres du groupe
« naturellement » plus légitimes à composer la classe des paysans dans le Sénégal en voie de
modernisation, alors même que le secteur, peu valorisé, présente un attrait de plus en plus limité.

1-1-2 L’« ethnie » et l’Etat en Afrique

Si l’approche de l’ethnicité telle que proposée par Barth a démontré ses capacités heuristiques
et qu’il est dorénavant d’usage que les catégories ethniques soient questionnées à partir d’une
perspective réintégrant leur historicité dans leur étude40, elles continuent néanmoins à être
appréhendées comme des catégories primordiales d’appartenance. Au Sénégal, plus de deux
décennies après le renouvellement impulsé sur la question, dans le seul ouvrage consacré aux
« ethnies » et à la nation, l’auteur, distinguant l’ « ethnie » de la tribu, « concept archaïsant »,
propose une définition très éloignée des nouveaux principes établis dans la démarche de
connaissance sociale du phénomène :

36
Diégane Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays sérère, 1880-1955, Jean Moulin Lyon III, Lyon,
1997, 663 p.
37
Robert A. Sarr, « Société sereer et problèmes d’éducation traditionnelle et moderne » -,Paris V- EPHE, Paris,
1973. Brigitte Guigou, Les changements du système familial et matrimonial. « Les Sereres du Sine
(Sénégal) »,EHESS, Paris, 1992, 547 p.
38
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 1.
39
Paul Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, Saint Yriex,
Imprimerie Fabregue, 1966.
40
Jean-Pierre Chrétien, Centre national de la recherche scientifique (France) et Centre de recherches
africaines (eds.), Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 2003.
21
« L’ethnie est un ensemble stable d’êtres humains, constitués historiquement sur un
territoire déterminé, possédant des particularités linguistiques, culturelles (et psychiques
communes et relativement stables), ainsi que la conscience de leur unité et de leur
différence des autres formations semblables (conscience de soi) fixée dans l’auto-
appellation (ethnonyme). »41

Dans la même période, afin de mettre l’accent sur l’importance d’intégrer enfin la question
ethnique dans le débat sur la formation de la nation sénégalaise en particulier et des nations
africaines en général, Dieng, considérant à juste titre la démarche de Diouf comme marquante,
ne prend cependant pas de distance par rapport à la définition essentialiste de la notion, mais
l’accepte comme point de départ42. La compréhension du groupe ethnique comme donnée
naturelle persiste. Cette position est problématique, car elle entretient une vision stérilisante de
l’« ethnie » comme « Etat-nation à caractère territorial au rabais »43, caractéristique de la
perspective coloniale et ethnologique d’alors, au moment où les membres de groupes ethniques
sont invités à dépasser de telles attaches dans le projet de fondation de la nation. Non remise en
question par les responsables politiques à la période des indépendances des années 1960, cette
appréhension de l’ethnicité ouvre une voie qui présage des tensions à venir au cœur de la nation,
comme lieu de collaboration de groupes non seulement fortement antagonisés, mais se
positionnant potentiellement comme légitimes à devenir eux-mêmes nations. L’ambiguïté est,
qui plus est, renforcée par le fait que si les Etats fondés au lendemain des indépendances
réclament une libéralisation politique des anciennes colonies, elles les prennent comme
modèles. Ce faisant, au Sénégal, prétendant adopter la même perspective « universaliste » de la
nation civique qui s’impose comme unique cadre référence communautaire, les responsables
politiques n’éliminent pas de leur projet, en l’ignorant plus ou moins consciemment, la
dimension ethnique dorénavant essentialisée, l’ordre qu’elle a établie entre groupes et les
conséquences sociales et économiques qu’elle a eues sur les populations dans les années
précédant les indépendances. C’est ainsi que Senghor écrivait en 1957 :
« [l]a Nation si elle rassemble les patries c’est pour les transcender. Elle n’est pas
comme la Patrie, déterminations naturelles, donc expressions du milieu, mais volonté
de construction, mieux de reconstruction. »44

Cette orientation excluant pour l’Etat postcolonial en formation toute différenciation interne de
classes et de statuts se pose cependant moins comme un idéal à rendre opérant par un travail
interne de réduction des inégalités, qu’une négation de ces dernières d’emblée posées comme

41
Makhtar Diouf, Sénégal : les ethnies et la nation, Genève, UNRISD, 1994, p. 10., citant Bromlei (1983)
42
Amady Aly Dieng, « Question nationale et ethnies en Afrique noire: le cas du Sénégal », Africa Development /
Afrique et Développement, 1995, vol. 20, no 3, p. 129‑155.
43
Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo (eds.), Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. 19.
44
Léopold Sédar Senghor, Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Présence Africaine, 1961, p. 22.
22
inexistantes, sinon naturelles45. Le principal but du nouvel Etat sera de conquérir dans ces
années d’indépendance une reconnaissance spécifique sur le plan international. La
contradiction fondamentale privilégiée est posée, d’après Dieng, comme d’ordre externe,46 dans
un rejet de l’idée qu’il puisse y avoir à l’intérieur de la nation une lutte de classes. Pour Senghor
à l’époque,
« Il y a plus, le problème majeur du socialisme ne peut être seulement la suppression
des inégalités à l’intérieur d’une nation, il est dans la suppression des inégalités au
niveau international entre nations capitalistes et nations prolétaires, nations riches et
nations pauvres. »47

Ce faisant, cet Etat qui dans le même temps entretenait des relations clientélistes avec certains
groupes de populations, ne reproduisait pas seulement des inégalités, mais les aggravait en
grande partie48.

Le mouvement des indépendances donne à voir une réalité qui a aussi pu être observée dans les
vieilles nations, à savoir l’établissement, sous la formation des Etats-Nations, de nouveaux
rapports entre les collectivités culturelles historiques préexistant à l’idée moderne de la nation49.
En Europe, le projet de formation d’un Etat des Etats ne donne-t-il pas lui-même un nouveau
sens à des identités nationales qui ne se sont pourtant pas formées que de manière paisible50 ?
Les Etats africains, par la démarche d’indépendance, sont confrontés alors à une situation
particulière : avoir vu émerger des catégories ethniques, données pour naturelles et stables, de
façon concomitante avec l’appel à la formation de nations, la seule distinction entre les deux se
réduisant alors au fait que l’expression politique associée à la nation est donc refusée au groupe
ethnique51. Dans ces conditions, les nouvelles politiques étatiques reposent sur des modèles
sociétaux et économiques pensés par le colonisateur, qui les avait organisés en sa faveur et en
celle de certains groupes locaux se confondant ou s’opposant désormais au nouveau pouvoir.
Suivant l’analyse de Bayart, c’est donc moins l’échec de la greffe d’un « modèle occidental »
qui signe la spécificité des Etats africains rapidement exposés à des difficultés que, dans ces

45
La question du féminisme est, dans cet élan de libération de l’impérialisme, balayée d’un revers de main d’après
Fatou Sow, les femmes féministes elles-mêmes s’étant positionnées derrière les gouvernants pour ce qui semble
être la lutte la plus importante pour le peuple, dans un environnement qui préfère envisager la complémentarité
des sexes plutôt que leur hiérarchisation. Voir Fatou Sow, « L’appropriation des études sur le genre en Afrique
Subsaharienne » dans Genre et sociétés en Afrique, Ined., Paris, 2007, p. 45‑68.
46
A.A. Dieng, « Question nationale et ethnies en Afrique noire: le cas du Sénégal », art cit, p. 135.
47
Ibid.
48
Michel Cahen, « L’Etat ne crée pas la nation: la nationalisation du monde », Autrepart, 1999, no 10, p. 154.
49
Elke Winter, Max Weber et les relations ethniques: du refus du biologisme racial à l’Etat multinational, Québec,
Les Presses de l’Université Laval, 2004, p. 14. Dominique Schnapper, La relation à l’autre: au cœur de la pensée
sociologique, Paris, Gallimard, 1998, p. 74.
50
Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales: Europe, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2001.
51
Dominique Schnapper, La communauté des citoyens: sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994,
p. 30.
23
circonstances données, l’usage d’extraversion qu’ils en font52. L’Etat-nation donné comme
nouvelle forme politique devant mener le pays vers la modernité s’imposera comme seule
formation sociale légitime et établira de « nouvelles » formes de « collaboration » qui,
cependant, serviront des intérêts qui ne sont pas nouveaux. Une certaine continuité sera ainsi
assurée, par l’usage du nouvel outil, à de vieux systèmes clientélistes de gestion et de
distribution des ressources53.

Dans ces circonstances, le problème que posait Dieng, sans avoir les outils conceptuels adéquats
pour le régler, est en réalité celui de l’éviction par l’Etat de la nation comme projet à définir, à
penser et à former, au profit d’un nationalisme, « au sens de revendication à créer des
nations »,54 qui unit alors forcément les populations pour la fin de la colonisation. Les projets
nationaux africains, par leurs conditions d’émergence, révèlent, de manière plus flagrante que
dans les vieilles nations, les limites qu’elles-mêmes peuvent éprouver avec leurs modèles
structurés autour d’instruments « fétichisés », que sont principalement l’Etat55 et la langue56,
utilisés pour faire coïncider unité politique et culturelle plus que pour gérer des diversités
internes qui ne semble pas avoir prévues par les modèles. En Afrique, les Etats, d’après Cahen,
alliant ainsi autorité légitime et faible capacité de rassemblement, se retrouveront par
conséquent plutôt à faire exister de plus belle ce qu’ils semblent vouloir dépasser. Si la question
du conflit entre les appartenances particulières et la nation s’est indéniablement posée en
Europe, cette dernière bénéficie, au moment de se positionner en modèle, d’un peu plus de
temps nécessaire à « l’oubli » des graves divergences, que Renan a posé comme central dans le
projet de fondation de la nation57, garant de la cristallisation d’identités nationales cumulant des
siècles de transformations, de vexations et de luttes. Si cette question semble plus marquée en
Afrique, c’est donc moins à cause des problèmes rencontrés en tant que tels qu’à cause de de
l’existence de modèles préexistants avec lesquels l’Afrique est en relation, qui s’imposent de
manière formelle et sont « manipulés » en retour, sans que cette action de « manipulation » ne
soit clairement mise au profit d’une adaptation dudit modèle aux contextes nationaux où il est
appliqué. Au Sénégal, l’Etat postcolonial, élitaire par la promotion d’une nation inaccessible
aux masses, reposant notamment sur une langue, le français, partagée par une poignée de

52
Jean-François Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internationale, 1999,
vol. 5, no 1, p. 97–120.
53
Jean-François Bayart, L’ État en Afrique: la politique du ventre, Nouvelle éd., Paris, Fayard, 2006, 439 p.
54
D. Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit., p. 37.
55
M. Cahen, « L’Etat ne crée pas la nation: la nationalisation du monde », art cit.
56
Luc Boltanski et Pierre Bourdieu, « Le fétichisme de la langue », Actes de la Recherche en Sciences Sociales,
1975, vol. 1, no 4, p. 2–32.
57
Ernest Renan, Qu’est ce qu’une nation?, 1997e éd., s.l., Mille et une nuits, p. 15.
24
privilégiés ayant fréquenté l’école58, n’enclenche de fait pas le processus de fondation concret
de la nation comme « communauté partagée » entre concitoyens59 par-delà leurs différences.
Posée d’emblée comme préexistant aux indépendances, la nation a par conséquent été acceptée
telle qu’imaginée par le colonisateur. Ainsi, si la colonisation est loin d’être le seul moment
ayant retravaillé les sociétés africaines, elle constitue dans l’histoire récente un évènement dont
les effets sur les Etats-nations qui se mettront en place durant les indépendances ont pu se faire
ressentir longtemps après. Par exemple, c’est durant cette période que, de l’engagement des
chefs religieux wolofs dans la filière arachidière naîtra au Sénégal, ce qui tendra à constituer un
modèle d’intégration sociale plus ou moins efficace selon les périodes, le modèle islamo-
wolof60. Si ce modèle est structurant c’est parce qu’il découle au plus haut niveau d’un « contrat
social sénégalais »61 scellé à la colonisation entre chefs des confréries musulmanes et pouvoirs
de l’époque, et poursuivi par les pouvoirs étatiques du pays indépendant. Ainsi, au Sénégal,
l’Etat privilégiera, en ne l’orientant pas, un mode de nationalisation spécifique, partant du bas62,
rendant la langue wolof coextensive à la nation sénégalaise63.

Ayant principalement émergé dans le contexte chargé d’enjeux de la colonisation qui a organisé
et réorganisé les logiques territoriales64 et les relations des groupes entre eux65, les « ethnies »
fonctionnent comme de puissants agents d’organisation et de classement. Associées au niveau
global aux tares frappant encore les territoires les plus faiblement modernisés, elles tendront
aussi, au cœur des nations africaines, à être caractéristiques de certaines populations dont la
participation au processus de modernisation nationale s’en trouvera entravée ou conditionnée.
Les « ethnies » ne seraient bien, dans cette configuration, que « les autres » des groupes
dominants. De ce point de vue, l’approche dé-constructionniste impulsée par Barth permet de
montrer que le développement, principalement anthropologique, de la notion de culture66, n’est
pas sans conséquences sur l’ethnicité. Appliquée à certaines populations, à la recherche de leurs

58
Aminata Diaw, « La démocratie des lettrés » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal. Trajectoires d’un Etat,
Codesria., Dakar, 1992, p. 299‑329.
59
D. Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit.
60
Mamadou Diouf, Histoire du Sénégal: le modèle islamo-wolof et ses périphéries, Paris, Maisonneuve & Larose,
2001, 250 p.
61
Donal Cruise O’Brien, « Le contrat social sénégalais à l’épreuve », Politique africaine, 1992, no 45, p. 9‑20.
62
Étienne Smith, « La nationalisation par le bas : un nationalisme banal ?Le cas de la wolofisation au Sénégal »,
Raisons politiques, 2010, vol. 37, no 1, p. 65‑77.
63
Ibid., p. 68. ; Donal Cruise O’Brien, « Langue et nationalité au Sénégal. L’enjeu politique de la wolofisation »
dans La construction de l’Etat au Sénégal, Paris, Karthala, 2002, p. 143‑155.
64
Jacques Bernier, « La formation territoriale du Sénégal », Cahiers de géographie du Québec, 1976, vol. 20,
no 51, p. 447‑477.
65
Joël Glasman, « Le Sénégal imaginé. Évolution d’une classification ethnique de 1816 aux années 1920 »,
Afrique & histoire, 2004, vol. 2, no 1, p. 111‑139.
66
Pour une approche complète en français, voir Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales,
Paris, La Découverte, 2013.
25
« traits caractéristiques », la « culture » aura, d’après Amselle et M’bokolo, plus aplati les
réalités et complexités des organisations sociales qu’elle ne les a réellement données à saisir.
L’émergence, non de groupes aux pratiques culturelles diverses et évolutives, mais
d’« ethnies » contenant des cultures figées et définitives, est le résultat d’une nomination, de
l’identification par ceux qui souvent se posent comme non particuliers, de groupes
particularisés, puis de leur caractérisation. Cette démarche, non seulement implique un pouvoir,
celui de nommer, de faire exister et d’entretenir l’objet identifié, mais procède pour cela à la
simplification de réalités complexes.

1-1-3 Culture et identité, concepts à abandonner ou à renouveler ?

Dans le sillage de la nécessaire déconstruction de l’ethnicité, ce qui semble être une voie
inféconde ouverte par les notions essentialisantes de culture et d’identité a incité de nombreux
chercheurs à remettre en question l’usage même de ces termes et à tenter de proposer des
alternatives moins ambiguës. Si Adam Kuper67 s’est fait remarquer dans cette entreprise en ce
qui concerne l’anthropologie américaine dite culturelle, c’est Amselle qui en France, questionne
les apports du relativisme culturel prôné par l’ethnologie française :
Certes, écrit-il, « les anthropologues culturalistes américains tout comme Levi-Strauss
ont eu raison, face à toutes les philosophies de l’histoire et autres sages du progrès, de
mettre l’accent sur les spécificités et le caractère relatif des valeurs promues par chaque
société ; mais le corollaire de cette attitude généreuse est l’érection de barrières
culturelles étanches qui enferment chaque groupe dans sa singularité ».68

D’après l’auteur, c’est donc cette tendance qu’aurait rapportée l’ethnologie française sur les
terres africaines étudiées : l’assignation et la clôture culturelles. Seulement, « isoler une
communauté par la définition d’un certain nombre de « différences » conduit à la possibilité de
son confinement territorial sinon de son expulsion. »69 Qui plus est, dans le contexte de
colonisation qui les a introduites, l’assignation de différences ou l’étiquetage ethnique,
prophéties autoréalisatrices, ne traduisent pas seulement, d’après Amselle, la reconnaissance de
spécificités culturelles, ils sont également corrélatifs de l’affirmation d’une identité, celle de
l’ « ethnie » dominante qui n’est souvent pas ainsi catégorisée et qui se veut en quelque sorte
porteuse d’universalité.70 Par conséquent, partant du constat que « [l]a culture est l’outil
indispensable de la fabrication de l’altérité » et que « [l]e discours anthropologique donne un

67
Adam Kuper, Culture: the anthropologists’ account, 5. print., Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press, 2003,
299 p.
68
J.-L. Amselle, Logiques métisses, op. cit., p. 34.
69
Ibid., p. 35.
70
Ibid., p. 18.
26
air d’évidence à la différence culturelle et à la séparation des populations qu’elle implique »71,
l’anthropologue américaine Abu-Lughod préconise simplement l’abandon du concept. En effet,
si l’anthropologie culturaliste a bien fait reconnaître que, quelle que soit la façon dont on la
conçoit, « comme un ensemble de comportements, coutumes, traditions, règles, plans, recettes,
instructions ou programmes (…) la culture est quelque chose qui s’apprend et qui peut
changer »72, les « mouvements de renaissance » et « entreprises de valorisation » dont elle a
ainsi participé de l’émergence ne feraient que révéler un problème persistant: l’impossibilité de
court-circuiter la tendance essentialiste du concept.

La même démarche a concerné le concept d’identité73, opaque par son « double statut
d’instrument d’analyse et d’arme pour la lutte politique »,74 dont les usages diversifiés montrent
non seulement une confusion et une ambiguïté non satisfaisantes pour l’analyse scientifique,
mais aussi une tendance essentialiste et réifiante, voire relativiste75, et mènent à des impasses
scientifiques. Alors que la proposition « méthodologique » de Abu-Lughod d’écrire contre la
culture consiste en réalité à abandonner les prises de position idéologiques et normatives, pour
emprunter une démarche différente, inductive, plus à même de rendre justice aux réalités des
groupes étudiés76 ; Avanza et Laferté en arrivent à proposer l’abandon du terme « identité »,
dorénavant sérié en « identification (attribution catégorielle), image sociale (production
discursive) et appartenance (socialisation individuelle) »77. L’intérêt de ce nouvel outillage
conceptuel résiderait, selon les auteurs, dans les possibilités d’analyse plus fine de processus
sociaux jusque-là peu distingués, mais surtout, dans l’articulation des trois concepts, « l’objectif
étant moins d’étudier les identités construites pour les dénaturaliser que de s’interroger sur les
diverses forces de contrainte et d’institutionnalisation des structures sociales qui portent les
multiples identifications, images sociales et appartenances et qui entrent en lutte dans ce jeu
perpétuel de découpage catégoriel et imaginaire du monde social. »78

71
Lila Abu-Lughod, « Ecrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux. » dans
Daniel Cefaï (ed.), L’engagement ethnographique, Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales, 2010,
p. 427.
72
Ibid.
73
Rogers Brubaker, « Au-delà de L’« identité » », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2001, vol. 139,
no 1, p. 66–85. ; Martina Avanza et Gilles Laferté, « Dépasser la « construction des identités » ? Identification,
image sociale, appartenance », Genèses, 2005, vol. 61, no 4, p. 134‑152.
74
Max Weber 1965 :206-210, cité par M. Avanza et G. Laferté, « Dépasser la « construction des identités » ? »,
art cit, p. 140.
75
Claude Lévi-Strauss (ed.), L’identité, Paris, Presses Univ. de France, 2010, 344 p.
76
Daniel Cefaï (ed.), L’engagement ethnographique, Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales, 2010,
p. 401‑415. ; Présentation de l’article de Abu-Lugod.
77
M. Avanza et G. Laferté, « Dépasser la « construction des identités » ? », art cit, p. 147.
78
Ibid., p. 148.
27
Qu’il s’agisse de la culture ou de l’identité, l’accent est mis sur l’intérêt pour la recherche,
moins de prévoir et de mesurer, que de recentrer l’intérêt sur « la vie telle qu’elle est vécue »79
avec ses paradoxes et ses subtilités80. Cette perspective qui oriente aussi la méthodologie
adoptée s’avère être la seule manière de rendre compte de cultures qui n’existent pas en dehors
de leurs porteurs qui les retravaillent sans cesse, et qui n’existent, par conséquent, pas en dehors
des individus81, socialement positionnés et définis aussi selon d’autres paramètres. Comme
l’écrit Cuche, « la culture est produite par l’échange entre les individus et entre groupes. C’est
pourquoi toute culture est nécessairement plurielle et évolutive, car elle n’est jamais qu’une
synthèse plus ou moins aboutie et plus ou moins provisoire d’apports divers ».82 Ainsi, n’est-ce
pas de la persistance à percevoir les Sereer comme des « paysans libres »83 et « égalitaires »84
que tend à découler l’idée qu’il n’est pas possible d’être sereer autrement ? La nécessité de
retracer les voies d’émergence et caractéristiques structurantes du groupe ne peut avoir pour
objectif dans cette perspective que de participer de la déconstruction nécessaire de l’ethnicité.
Il est donc entendu que l’objectif de l’analyse ne peut être de mesurer en quoi les membres du
groupe sont plus ou moins éloignés de caractéristiques prédéfinies, mais de saisir en quoi les
membres du groupe se sentent sereer. Cela implique de comprendre comment se maintient la
différenciation d’avec les autres alors même que, pris dans des circonstances, sociales,
géographiques et temporelles changeantes, les critères mobilisés pour justifier un tel sentiment
d’appartenance sont susceptibles d’être différents. Dans ces conditions, si l’approche de
l’ethnicité comme outil de catégorisation sociale est féconde pour échapper à la tentation de
naturaliser l’ethnicité, il nous semble important de ne pas y ramener toute l’analyse. En effet,
si les frontières sont maintenues, c’est quand même sur la base de « traits culturels
différenciateurs »85 qui font sens pour les membres du groupe qui les entretiennent à travers les
générations.

Dans les pays africains anciennement colonisés, si l’émergence de nombreux groupes dits
ethniques est concomitante avec la réalité de la colonisation, des groupements humains ayant
des pratiques, certes organisées autrement, existaient. Dans le cas du Sénégal, le découpage
territorial colonial, puis le régionalisme, ont constitué à partir d’un moment, combinés au

79
Daniel Cefaï (ed.), L’engagement ethnographique, op. cit., p. 401.
80
L. Abu-Lughod, « Ecrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux. », art cit.
81
D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, op. cit.
82
Denys Cuche, « Migrations internationales et transformation des cultures d’origine. » dans Du point de vue de
l’ethnicité., Paris, Armand Colin, 2012, p. 53.
83
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit.
84
J.-M. Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, op. cit.
85
P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit.
28
capitalisme, des outils de catégorisation sociale86. Cependant, les groupes de statuts et les
classes sociales ayant émergé dans ces différentes séquences historiques se substituent-ils
toujours aux réalités de catégorisation ethnique pour leur devenir équivalents ? N’ont-ils pas pu
cohabiter dans un sens privilégiant l’une ou l’autre selon les enjeux ? Si la colonisation a créé
des ruptures, quel a été l’effet des indépendances ? S’arrêter à la déconstruction ouvrirait, me
semble-t-il, les conditions d’une possible dérive -- signalée par Poutignat et Streiff-Fénart dans
le développement, sous « l’apparent accord théorique conquis contre le primordialisme »87, de
diverses approches qui- instrumentalistes ou néo-marxistes, et dans tous les cas se rangeant
dans la perspective barthienne ouverte88- consistent à finalement traiter l’ethnicité comme la
manifestation d’autres formes d’antagonismes. Dans cette perspective, les groupes ethniques
ne sont-ils pas exposés à être petit à petit réduits à exister en tant que « camouflages » pour des
problèmes plus « importants », vus comme plus en phase avec les enjeux sociaux
contemporains ? En préférant les préoccupations « économiques », « citoyennes », certes
nécessaires, ces perspectives participent, me semble-t-il, à non seulement à repousser l’ethnicité
en dehors des catégories de la modernité89, mais aussi à entretenir la confusion entre elle et les
catégories dites modernes, que sont principalement la nation et la classe sociale. Car, si le
groupe ethnique, comme la nation ou les classes sociales, n’est pas « naturel » mais construit,
ni la nation ni les classes sociales ne sont des groupes ethniques. Dans les sociétés modernes,
si l’émergence d’organisations étatiques a favorisé l’expression de l’ethnicité, cette dernière ne
s’est pas constituée ex nihilo : « Les groupes ethniques reposent aussi sur la culture matérielle
et non matérielle, sur une histoire et une mémoire historique, sur des représentations qui se
construisent au fil des années. »90 Cela veut dire, comme le précise Juteau, que des éléments de
culture existent pour le groupe en dehors des nouvelles relations établies et ces éléments de
culture peuvent être retravaillés par la saillance de l’un ou l’autre trait, selon le sens qu’il
comporte dans la rencontre et les enjeux qu’il peut alors servir.

Faute de vigilance, la perspective déconstructiviste peut favoriser une orientation qui ne rend
pas correctement compte de l’expérience vécue par les membres des groupes ethniques. Il
s’avère en réalité important, pour comprendre l’ethnicité, de ne pas perdre de vue que savoir
théoriquement que « les identités ne sont pas un état mais une trajectoire » n’empêche pas que

86
Jean Copans, « Ethnies et régions dans une formation sociale dominée : hypothèses à propos du cas sénégalais »,
Anthropologie et Sociétés, 1978, vol. 2, no 1, p. 95–115.
87
P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit., p. 133.
88
P. Poutignat et J. Streiff-Fénart, « L’approche constructiviste de l’ethnicité et ses ambiguïté », art cit.
89
M. Cahen, « L’Etat ne crée pas la nation: la nationalisation du monde », art cit, p. 165.
90
D. Juteau, L’ethnicité et ses frontières, op. cit., p. 181.
29
« dans la conscience de leurs individus porteurs, elles [soient] ressenties comme un état. »91.
Juteau précise que si « l’ethnicité est construite et non naturelle », « elle est [cependant] réelle
et non imaginaire »92, l’intérêt de mieux la comprendre se trouvant justement dans ce paradoxe.
Par conséquent, si la voie pour comprendre les conditions d’émergence et de maintien des
frontières des groupes ethniques, l’entretien d’une opposition « eux » -- « nous », ouverte par
les approches interactionnistes est importante, elle ne nous renseigne pas, à propos des
appartenances ethniques vécues banalement dans la majorité des cas, comme c’est le cas du
groupe sereer, sur ce qui se passe à l’intérieur des groupes eux-mêmes, sur les référents
ethniques et la manière dont ils se fixent chez les personnes pour servir à entretenir, ce qui, in
fine, fait la différence entre le groupe ethnique et les autres catégories de la vie sociale93. Il faut
donc, si l’on veut augmenter nos possibilités de bien saisir les processus sociaux à l’œuvre,
séparément ou conjointement, pouvoir les distinguer. D’après Juteau, une des spécificités de
l’ethnicité est qu’elle touche à quelque chose de fondamental chez les personnes, reflétant
notamment le fait que c’est au sein de la famille que se produit concrètement l’ethnicité94. Avant
de donner l’impression, après avoir montré tout ce que l’ethnicité doit aux circonstances, de
retomber dans « le précipice essentialiste »95, il me semble opportun, comme cela est aussi de
plus en plus d’usage dans la sociologie française de l’ethnicité96, de revenir momentanément à
Weber qui pose que la différence entre l’ « ethnie » et les autres catégories de la vie sociale,
c’est qu’elle repose sur un sentiment de parenté, même si cette dernière, on le sait, est
« fictive »97.

1-2 Les cadres sociaux de l’ethnicité

Weber est le premier théoricien de la société à s’être intéressé au groupe ethnique comme
phénomène social méritant d’être conceptualisé. Il a tenté de définir un terme aux contours
incertains et d’en faire un outil pertinent pour l’analyse sociale. Pour ce faire, Weber s’est
principalement attelé à mettre en exergue ce qui distingue le groupe ethnique d’autres types de
formations sociales et en fait la spécificité :
« Nous appellerons « groupes ethniques », quand ils ne représentent pas des groupes de
« parentage », ces groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une

91
M. Cahen, « L’Etat ne crée pas la nation: la nationalisation du monde », art cit, p. 164.
92
D. Juteau, L’ethnicité et ses frontières, op. cit., p. 184.
93
P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit.
94
D. Juteau, L’ethnicité et ses frontières, op. cit., p. 100.
95
Ibid., p. 87.
96
P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit. ; Pierre J. Simon, La bretonnité: une ethnicité
problématique, Rennes, Editions Terre de brume : Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 28.
97
P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit., p. 177.
30
communauté fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou des
deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette
croyance devient importante pour la propagation de la communalisation – peu importe
qu’une communauté de sang existe ou non objectivement98. »99

Condition nécessaire, la croyance en une origine commune, en des ancêtres communs, « réels
ou putatifs », est, selon Weber, à l’origine de toute communalisation. Cela veut dire que même
si le groupe ethnique est bien une formation culturelle historique, elle instaure entre ses
membres des sentiments comparables à ceux qu’éprouvent les membres d’une même famille et
pourrait donc être comprise pour ceux qu’elle unit comme un lien de filiation100. Comme le
relèvent Poutignat et Streiff-Fénart, Weber parle de « croyance en » une origine commune, et
pas d’une origine commune de fait. Surtout, Weber pose bien l’existence de l’ethnicité comme
problématique, son émergence et sa conscience étant toujours liées à des circonstances
particulières, souvent de domination, dans lesquelles se forment des « frontières » avec d’autres
considérés comme différents101. Dans cette perspective, l’ethnicité en tant que sentiment
d’appartenir à une culture commune par la référence à l’ancêtre commun, peut devenir unique
source de distinction d’avec les « autres », par le renforcement de différences sélectives. La
sociologie wébérienne est ainsi résolument interactionniste et loin de s’opposer à la proposition
de Barth la complète plutôt. N’approchant pas les éléments de la société comme des entités
stables et achevées, Weber a théorisé non pas des types d’organisations sociales distinctes, mais
les mécanismes qui y mènent, dans une perspective où est prise en compte la relation sociale,
considérée comme « le comportement de plusieurs individus en tant que, par son contenu
significatif […], celui des uns se règle sur celui des autres […] et s’oriente en conséquence »102.
Ce qui intéresse l’auteur, ce sont les « orientations mutuelles des comportements », sur des
bases « rationnelles » ou pas, jetant les bases de processus relationnels différents. Il distingue
deux principaux mouvements relationnels :
Alors que la « communalisation » désigne « une relation sociale […] basée sur le
sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même
communauté »103, la « sociation » est plutôt « une relation sociale qui se fonde sur un
compromis […] d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une
coordination […] d’intérêts motivée de la même manière. »104

98
Tous les extraits en gras sont soulignés par nous.
99
Max Weber, Economie et société/ 2. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec
l’économie., Paris, Pocket, 1995, p. 130.
100
S. Paugam, Le lien social, op. cit., p. 64.
101
M. Weber, Economie et société/2, op. cit., p. 135.
102
Max Weber, Economie et société/1. Les catégories de la sociologie, 2010e éd., Paris, Pocket, 1995, p. 58.
103
Ibid., p. 78.
104
Ibid.
31
Parmi les nombreuses possibilités de communalisation fondées « sur n’importe quelle espèce
de fondement affectif, émotionnel ou encore traditionnel, par exemple une communauté
spirituelle de frères, une relation érotique, une relation fondée sur la piété, une communauté
« nationale » ou bien un groupe uni par la camaraderie »105, le groupe ethnique se distingue
précisément en ce qu’il convoque la croyance en des origines communes.

Ayant aussi été confrontée aux impasses créées par une perspective strictement
déconstructiviste sur l’ethnicité, Juteau remobilise cette précision de Weber qui permet à
l’analyse de distinguer l’ethnicité de ce qu’elle n’est pas, et propose « une approche à la fois
objective et subjective »106. Selon elle, l’ethnicité comporte une frontière à deux faces « qui
s’établissent de façon simultanée : la première, externe, se construit dans le rapport inégalitaire
constitutif du « nous » et du « eux » […]la seconde, interne, renvoie au rapport que le groupe
ainsi reconfiguré établit avec sa spécificité historique et culturelle. »107 Juteau propose
d’analyser les deux faces de la frontière ethnique pour éviter de passer à côté d’une analyse
complète de ce que l’ethnicité dit du social et lui doit. Pour elle,
l’«étude de la production, de la reproduction et de la transformation de l’ethnicité et des
frontières ethniques implique une analyse de la formation sociale ethnique dans sa
totalité en fonction d’un ensemble de structures sociales liées les unes aux autres.»108

Cette proposition correspond à la perspective dans laquelle s’inscrit ce travail. Cependant, elle
laisse sans réponse précise la question de l’outil adéquat pour une telle analyse de l’ethnicité,
dont le défi est de penser ensemble deux faces interagissant et se composant elles-mêmes
parfois de plusieurs dimensions. Pour relever ce défi, il faut revenir à la précision de Weber,
qui contient en elle-même les éléments de réponse : la croyance en une origine ou des ancêtres
communs nous permet de parler du lien ethnique, ressenti comme tel par ceux qu’il unit, comme
d’un lien de filiation entre les membres du groupe. Si on considère ce lien comme spécifique
dans les relations que peuvent créer les membres de la société, on peut voir que la filiation ne
révèle qu’un aspect de la vie sociale des individus, car dans ce que nous appelons
communément le lien social, divers liens peuvent être distingués afin d’affiner l’analyse de la
vie en société. Comme cela a pu être noté, Weber n’a pas travaillé spécifiquement à l’affinement
d’un concept de l’ethnicité pour « développer une sociologie des relations ethniques », mais
(…) « situait l’ethnicité dans l’analyse générale de la vie sociale».109 Il m’a semblé que cette

105
Ibid., p. 79.
106
D. Juteau, L’ethnicité et ses frontières, op. cit., p. 179.
107
Ibid., p. 186.
108
Ibid., p. 121.
109
E. Winter, Max Weber et les relations ethniques, op. cit., p. 3.
32
perspective ouvre la possibilité de procéder avec l’ethnicité à une démarche proche de celle que
Halbwachs a opérée pour la mémoire, certes, un élément de l’expérience intérieure de
l’individu, mais inscrite dans la matérialité de la vie sociale et non en dehors d’elle110. Un peu
comme la mémoire chez l’individu, le sentiment d’appartenance ethnique est de l’ordre du vécu
intime du membre du groupe et peut sembler procéder de processus de convictions et de
représentations internes aux membres du groupe, à l’écart des facteurs de la vie sociale. Or, il
n’en est rien : le sentiment ethnique repose sur et est travaillé par les éléments de la vie sociale
exterieure au groupe. Cette vie sociale doit être saisie dans ses multiples et diverses
composantes et, dans cette optique, la théorie des liens sociaux développée par Paugam offre la
possibilité, en distinguant théoriquement des types de relations sociales, de saisir les fonctions
différentes qu’elles remplissent dans l’expérience sociale.

1-2-1 L’ethnicité comme lien de filiation : conditions et enjeux

La théorie des liens sociaux développée par Paugam propose une subdivision du lien social
dans nos sociétés modernes en quatre liens distincts : le lien de filiation, le lien de participation
organique, le lien de citoyenneté et le lien de participation élective.111 D’après cette théorie, le
lien de filiation peut être défini comme le lien initial, celui qui lie l’individu d’abord
biologiquement à des parents et à une famille112. Il est important d’insister ici sur le fait que le
lien de filiation n’est pas nécessairement biologique. Il en est ainsi de la relation parentale
instituée par une démarche juridique dans le cas de l’adoption d’un enfant. Weber parle bien
de croyance en des origines communes et c’est l’effectivité de cette foi qui fait que le lien
ethnique traduit bel et bien l’« aura de filiation » distinguant en dernier ressort « l’identité
ethnique d’autres formes d’identités collectives (religieuses ou politiques). »113 Cependant,
quelle que soit la manière dont il est « institué », le lien de filiation génère entre ceux qu’il relie
des attentes particulières en termes de reconnaissance- sécurité affective- et de protection- soins
physiques114. L’ethnicité, dans cette perspective, pourrait être considérée comme une manière
idéale de faire famille, correspondant, dans la façon dont elle est envisagée par les personnes,
à la famille au sens large, c’est-à-dire à la parenté dépassant « la famille élémentaire (le groupe
résidentiel composé d’adultes et de leurs enfants engendrés ou adoptés) »115. Car ce qui

110
Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Mouton, 1976, 298 p.
111
S. Paugam, Le lien social, op. cit.
112
Ibid., p. 64.
113
P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit., p. 177.
114
D. Juteau, L’ethnicité et ses frontières, op. cit., p. 65.
115
Jean-Hugues Déchaux, Sociologie de la famille, 2007e; 2009e éd., Paris, La Découverte, 2007, p. 4.
33
caractérise le lien ethnique, c’est aussi que, « tourné […] vers le passé »116, il inclut les membres
du groupe dans une lignée, au sens d’un « groupe pérenne ou plus exactement de longue durée,
[qui] unit des vivants et des morts à travers la propriété collective de biens symboliques
(typiquement un nom propre collectif, des ancêtres prestigieux, un patrimoine inaliénable) ».117
Cette manière de faire famille a cours dans la société aujourd’hui, à côté d’autres, et les relations
de parenté si elles peuvent se vivre « naturellement » n’en sont pas pour autant simples. Elles
ne sont pas à possibilité d’organisation unique, la famille étant elle-même soumise à des normes
sociales118. Dans tous les cas, par le simple fait qu’elle soit instituée, la parenté crée entre ceux
qu’elle unit un faisceau de droits et d’obligations morales auxquelles il est difficile de se
soustraire119 et dont Segalen souligne le caractère obligatoire, dans les sociétés dites modernes
comme celles dites exotiques ou paysannes120. En tant que lien spécifique, le lien de filiation
qui institue donc la parenté n’a pas les mêmes fonctions que les autres composantes du lien
social. Par exemple, le lien de participation élective recouvre plusieurs formes de relations non
contraintes, comme l’amitié, développées en dehors de la famille et dans divers groupes allant
du religieux à l’associatif. Le lien de citoyenneté, lui, « repose sur le principe de l’appartenance
à une nation »121. A un autre niveau, le lien de participation organique est celui qui lie l’individu
à un métier ou une pratique professionnelle. Durkheim a montré l’importance de cette
dimension dans l’organisation des sociétés modernes122. On sait aussi que le « travail » doit
remplir certaines conditions pour permettre au travailleur de s’intégrer correctement dans la
société. Selon l’état du marché et l’intérêt que l’activité représente pour le travailleur (et la
société dans laquelle il évolue), l’intégration par le travail peut se décliner différemment123.
Dans la théorie des liens sociaux, aussi différents qu’ils puissent être, les différents liens
travaillent ensemble, dans des entrecroisements à saisir, à satisfaire les besoins vitaux de
protection et de reconnaissance des individus pour exister :
« La protection renvoie à l’ensemble des supports que l’individu peut mobiliser face aux
aléas de la vie (ressources familiales, communautaires, professionnelles, sociales…), la
reconnaissance renvoie à l’interaction sociale qui stimule l’individu en lui fournissant
la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres. »124

116
P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit., p. 177.
117
Florence Weber, Le sang, le nom, le quotidien: une sociologie de la parenté pratique, La Courneuve, Aux lieux
d’être, 2005, p. 214.
118
F. Weber, Le sang, le nom, le quotidien, op. cit.
119
Martine Segalen, « Les relations de parenté » dans François de Singly (ed.), La Famille, l’état des savoirs,
Paris, Editions La Découverte, 1991, p. 237.
120
Ibid., p. 238.
121
S. Paugam, Le lien social, op. cit., p. 75.
122
Émile Durkheim, De la division du travail social, 7. éd. "Quadrige"., Paris, Presses Univ. de France, 2007,
416 p.
123
Serge Paugam, Le salarié de la précarité: les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, 1re éd., Paris,
Presses universitaires de France, 2000, 437 p.
124
Serge Paugam, Le lien social, Paris, Que Sais-je ? 2008, p. 63.
34
Ainsi, s’ils sont théoriquement distincts et peuvent être étudiés séparément, ces liens sont en
pratique solidaires les uns des autres. Par conséquent, la variation observée d’un lien spécifique
signale une redéfinition de l’équilibre de la structure. Il est donc nécessaire de saisir la
configuration donnée par l’ensemble de la structure pour y saisir la manière dont elle favorise
une orientation, une intensité plus ou moins forte de l’un ou l’autre lien. Cet outillage
conceptuel est favorable au traitement de la question de l’ethnicité telle qu’elle s’impose
sociologiquement, à savoir dans un cadre social défini qui prend en compte les subjectivités (la
croyance en l’origine commune), considérant que c’est dans l’équilibre obtenu entre les
différents liens sociaux que se joue l’épanouissement social des personnes par leur intégration
à leur société de vie. Ainsi, c’est à la manière dont ces liens s’influencent que va s’intéresser
l’analyse, qui permettra ainsi de relever les spécificités de l’environnement concerné. Par
exemple, un environnement national spécifique peut, par la manière dont il déploie les
instruments intégrateurs, donner un rôle régulateur à l’un ou l’autre des liens, imposant alors ce
que Paugam appelle un « régime d’attachement » particulier des individus à la société125. Dans
cette théorie, alors que tous les liens ont une fonction d’intégration sociale, leur entrecroisement
normatif pourrait révéler la prééminence d’un lien, régulateur qui aurait alors une fonction
supplémentaire : celle de « produire des règles et des normes susceptibles de se traduire par une
extension de son influence aux autres liens, jusqu’à inféchir leur conception normative
initiale. »126 Ce lien, prééminent génère alors « des valeurs et des principes d’éducation morale
susceptibles de se répandre dans l’ensemble de la société. »127

L’observation des mouvements associatifs sereer pourrait, à cet égard, illustrer l’usage pouvant
être fait de liens sociaux distincts mais concomitants, dans des buts orientés par la configuration
d’attachement telle qu’elle se donne à lire dans l’environnement national dans lequel ils se
déploient. Ainsi, en France, l’intégration par la participation à la production économique paraît
particulièrement structurante, non pas tant parce que le développement économique atteint le
permet que du fait d’un « rapport spécifique des individus à l’Etat et à une société où
l’attachement social repose principalement sur une logique de protection statutaire en grande
partie orchestrée par la puissance régulatrice de l’Etat »128. Cette spécificité française pourrait
être mise en relation avec le fait qu’y est consacré le principe universel d’égalité promouvant
un traitement égalitaire de tous les citoyens, notamment en leur permettant un égal accès aux

125
Serge Paugam, « La perception de la pauvreté sous l’angle de la théorie de l’attachement. Naturalisation,
culpabilisation et victimisation », Communications, 2016, vol. 98, no 1, p. 125‑146.
126
Ibid., p. 128.
127
Ibid.
128
Ibid., p. 137.
35
moyens pouvant garantir individuellement leur autonomie. Ce principe universel introduit
cependant une autre spécificité nationale qui a son importance : toute manifestation
d’appartenance à une communauté autre que la nation peut susciter une méfiance prononcée et
être lue comme le signe d’une citoyenneté non encore « pleine ». Dans ces circonstances, alors
que le lien de participation organique serait régulateur, il semble très étroitement lié au lien de
citoyenneté. L’expérience d’intégration de certains migrants, comme ceux originaires
d’Afrique Subsaharienne, et de leurs descendants129 fait ainsi apparaître une dépendance entre
ces deux liens de participation organique et de citoyenneté qui ne va pas dans le sens attendu,
se présentant alors comme un « raté » de l’intégration citoyenne 130. Malgré une diversification
de leurs profils, ces migrants partagent une certaine expérience migratoire reposant pour une
part importante sur la relégation géographique et une intégration professionnelle laborieuse.
Surtout, est significative dans cet environnement la persistance de leur appréhension comme
« africains », catégorie qui non seulement draine avec elle un certain nombre de représentations
-- faible niveau de formation, communautarisme, échec scolaire des enfants et sensibilité à la
délinquance -- mais peut signifier une identification par des origines autres que celles de la
nation à laquelle ils restent en quelque sorte étrangers. Dans cette configuration, le
regroupement ethnique apparaît comme d’autant plus nécessaire comme cadre de
reconnaissance, et l’ethnicité comme d’autant plus porteuse, qu’ils sont perçus,
paradoxalement, comme utiles à l’accès à ce qui est socialement valorisé : le travail et
l’intégration économique des personnes et, par voie de conséquence, une meilleure intégration
citoyenne. Par un intéressant contraste, l’observation du rassemblement des Sereer à Dakar fait
voir un environnement différent où, par le rôle central donné à la référence à l’ethnicité comme
générateur de sentiment national de parenté131, le lien de filiation, prééminent dans toutes les
relations sociales, est structurant. Les associations de ressortissants et de groupes ethniques y
ont donc un rôle important de représentation des populations reconnues comme membres d’un
groupe ethnique. C’est le cas de la grande association des Sereer, Ndef leng,132 qui a pu, en se
positionnant comme représentant tous les Sereer dans les évènements publics, dans les médias
et auprès des politiques, obtenir une certaine reconnaissance aux personnes se disant sereer dans
l’environnement urbain et national à l’écart duquel, perçus majoritairement comme ruraux ils
avaient pu être tenus. Cette démarche s’est avérée nécessaire dans un environnement

129
Christian Poiret, Familles africaines en France: ethnicisation, ségrégation et communalisation, Paris, CIEMI
[u.a.], 1997, 448 p.
130
Serge Paugam (ed.), Vivre ensemble dans un monde incertain, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2017, p. 56.
131
Étienne Smith, « La nation « par le côté ». Le récit des cousinages au Sénégal », Cahiers d’études africaines, 1
janvier 2007, no 184, p. 907‑965.
132
Littéralement « soyons unis ». Les circonstances de la fondation et du fonctionnement de ces structures
associatives sera discutée dans le chapitre trois de cette thèse.
36
économiquement fragile où toutes les populations sont en compétition pour les opportunités
économiques plus nombreuses dans les villes du pays, et particulièrement dans la capitale.
Toutefois, il apparaît que, dans ces circonstances, la reconnaissance ethnique, équivalant
reconnaissance citoyenne et entretenant une forme de naturalisation des rôles et fonctions
sociales historiquement associés aux groupes dans le cadre social sénégalais, peut devenir un
handicap pour les migrants sereer en quête d’une meilleure participation urbaine et entraver
leur projet d’épanouissement. Dans cette configuration, si le rassemblement ethnique et
l’ethnicité demeurent importants, ils pourraient en pratique être relégués en faveur du
développement d’autres liens assurant plus directement et efficacement l’intégration sociale des
personnes, en leur apportant notamment une protection nécessaire mais inaccessible dans la
famille et le groupe ethnique.

Ces deux exemples nous exposent à la possibilité d’observer différents liens, agissant de
manière explicite ou non : le rassemblement associatif parisien a priori électif repose sur la
« reconnaissance » de liens ethniques pourrait être utile à favoriser une participation
économique et citoyenne des membres ; l’association dakaroise qui invoque de façon explicite
la participation économique urbaine de ses membres mais, posant la reconnaissance ethnique
« citoyenne » comme point de départ pourrait mettre à mal cet objectif. On voit bien dans ces
exemples que le lien ethnique ne se confond pas avec celui de la participation économique et
pourrait tendre à se promouvoir différemment selon le cadre national qui, par conséquent,
l’influence aussi. Ce constat incite à procéder à la distinction théorique entre des catégories qui
certes s’influencent et peuvent se confondre, mais se distinguent théoriquement.

Le groupe ethnique n’est pas une classe sociale…

A la différence du lien ethnique, la classe sociale tend à se structurer autour du lien de


participation organique. Pour Wéber, « [u]ne classe est simplement un regroupement
d’individus partageant une situation de marché. […] Basées sur des intérêts rationnels
pragmatiques, les classes sociales se distinguent ainsi des groupes ethniques et des groupes de
statut, basés davantage sur les relations irrationnelles ou « rationnelles en valeur »133. Avant de
devenir, ce qu’elles sont nécessairement dans la vision marxiste, des classes antagonistes, les
classes sociales permettent d’abord d’identifier la manière dont les gens sont positionnées sur
le marché134. Comme le mouvement relationnel n’est, dans la perspective wébérienne, pure

133
E. Winter, Max Weber et les relations ethniques, op. cit., p. 82‑83.
134
Jérôme Rousseau, « Classe et ethnicité », Anthropologie et Sociétés, 1978, vol. 2, no 1, p. 62.
37
qu’en théorie, même si les classes sociales instituent entre leurs membres des types de relations
caractéristiques des sociétés modernes, non seulement elles peuvent faire émerger entre leurs
membres des sentiments d’appartenance, mais « Weber remarque que les récessions
économiques peuvent renforcer l’importance de l’honneur social et des appartenances aux
groupes de statut […]. Il n’y a donc pas nécessairement un remplacement successif de la
solidarité ethnique par celle de la classe sociale. »135 Cela veut dire ici qu’une « communauté »
fonctionnant comme un groupe ethnique, dans le sens de la formation de frontières et de leur
entretien pour le maintien de l’entre-soi, peut naître d’un mouvement de sociation. Cependant,
il faut saisir les processus sociaux et historiques menant à une telle formation. Boltanski l’a fait
pour « Les cadres », analysés non plus comme classe sociale, mais comme groupe de statut
issu, certes d’une inscription historique particulière sur le marché du travail, mais qui finit par
fonctionner comme une catégorie quasi-exclusive pour ses membres, tant les enjeux que
recouvre le regroupement deviennent importants dans le cadre de la société française136. Il est
donc bien entendu que c’est un cadre spécifique qui oriente les relations interpersonnelles,
qu’elles démarrent en sociation ou en communalisation. Déjà en 1978, Jêrome Rousseau tentait,
pour « découvrir les implications des outils conceptuels que nous utilisons pour étudier le
problème », de distinguer classe sociale et ethnicité. Il préconisait alors, « comme les classes
représentent l’effet des instances économique, politique et idéologique et que l’ethnicité fait
partie de cette dernière, [et que] les classes sont donc partiellement déterminées par l’ethnicité
ou peuvent l’être »137, d’étudier l’articulation des diverses instances afin de « découvrir dans
quelles conditions138 l’ethnicité jouera un rôle important ou négligeable. »139 Dans cette
perspective, l’importance de la dimension idéologique est loin d’être négligeable dans la
détermination des classes et ses effets peuvent se donner particulièrement à voir, d’après
Rousseau à travers les positions sociales des populations migrantes plus fortement révélatrices
de la dominance idéologique et politique dans le pays d’accueil140. Cela veut dire que si le
groupe ethnique et les classes sociales se distinguent bien de la nation, cette dernière peut avoir
une influence particulièrement importante sur la nature de leur orientation.

135
E. Winter, Max Weber et les relations ethniques, op. cit., p. 83.
136
Luc Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social., s.l., Editions de Minuit, 1982, 523 p.
137
J. Rousseau, « Classe et ethnicité », art cit, p. 67.
138
Italique de l’auteur
139
J. Rousseau, « Classe et ethnicité », art cit, p. 67.
140
Ibid., p. 66.
38
Le groupe ethnique n’est pas la nation « idéale » …qui n’est pas sans groupes ethniques

Parce ce qu’elle met l’accent sur la nécessaire « communalisation affective » de ses membres,
parfois au détriment d’une « sociation rationnelle et politique »141 qui lui est pourtant forcément
associée, la perspective wébérienne peut amener à poser « la coïncidence entre unité politique
et communauté culturelle »142 comme un idéal politique de fondation de la nation. C’est contre
cette perspective, qui est aussi celle portée par l’appréhension de l’ethnie en termes de « culture-
terroir-identité », que Schnapper dit tenter de définir un type idéal de la nation, qui lui pourrait
bel et bien être hétérogène, se présentant comme une « forme de rationalisation des relations
interethniques. »143 Associé à la théorie wébérienne, le lien de citoyenneté, comme
précédemment le lien de participation organique, est de fait perçu comme caractéristique des
relations sociales s’orientant vers une sociation, alors que le lien de filiation correspondrait aux
relations sociales s’orientant vers une communalisation, même si Weber précise que « la grande
majorité des relations sociales ont en partie le caractère d’une communalisation, en partie d’une
sociation »144. En effet, dans son approche, que le « sens normal » d’une relation soit la
sociation, n’empêche pas que naissent parmi les protagonistes des relations basées sur de
l’affectif et inversement. Il donne l’exemple du regroupement familial ressenti comme une
communauté mais pouvant être à la base de relations de type rationnel. Inversement, la nation
donne l’exemple d’un regroupement posé comme moderne par excellence face au groupe
ethnique, mais qui a bien en commun avec cette dernière la puissance des sentiments
d’appartenance qu’elle peut développer chez ses membres145. En fait, si les sentiments qui
unissent les membres d’un groupe ethnique ou d’une nation peuvent être proches, c’est parce
que tous deux reposent sur des sentiments subjectifs développés au cours d’une histoire qui a
eu en charge de rendre la communalisation toujours plus forte entre leurs membres.
Théoriquement, c’est donc non pas dans leur expression mais dans la manière dont les deux
types d’organisations sociales se forment, sur des bases et des fonctions a priori distinctes,
qu’une différence se pose entre les deux et permet de les distinguer.

Revenons, pour mieux comprendre, à la croyance en une origine commune, fondement du


groupe ethnique, et à ce qu’elle impulse chez ses membres. Cette dernière émerge, d’après

141
E. Winter, Max Weber et les relations ethniques, op. cit., p. 92. L’auteure utilise ces deux expressions pour
proposer une interprétation analytique d’une tension inhérente à la pensée wébérienne sur la nation.
142
D. Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit., p. 43.
143
D. Schnapper, La relation à l’autre, op. cit., p. 95.
144
M. Weber, Economie et société 1, op. cit., p. 79.
145
A.-M. Thiesse, La création des identités nationales, op. cit.
39
Weber, du fait pour les individus de partager certaines pratiques, habitudes et qualités comme
la langue ou la religion. C’est cette « vie en commun » qui peut faire émerger un sentiment
d’appartenance commune apte à orienter les relations vers la communalisation. Ce que weber
appelle la vie en commun « ethnique » « n’est pas la “ communauté“, mais un élément qui
facilite la formation de la communalisation »146. En effet, l’auteur précise que le partage de
qualités n’implique pas toujours la communalisation. Parmi les facteurs facilitant la
communalisation, la langue et la religion (« réglementation rituelle de la vie ») sont
importantes. Pour autant, si la langue est apte à forcer la communalisation parce qu’elle facilite
la compréhension entre individus et groupes, elle peut ne pas suffire à faire naître les sentiments
affectifs à la base de la communalisation. L’auteur distingue ainsi la vie en commun ethnique,
qui n’est qu’une vie en commun d’où peut naître le sentiment de communauté, d’une
“communauté“ comme le parentage, à l’essence duquel appartient une activité communautaire
réelle »147, c’est-à-dire réellement fondée sur l’origine commune (au sens biologique du
terme)148. Par la suite, la communalisation propre au groupe ethnique amène ce dernier à
entretenir et à renforcer ce qui est commun à tous, et à réduire dans le même temps les
différences internes :
« en liaison avec la similitude de coutume, la croyance à la parenté d’origine est apte à
favoriser à l’intérieur du reste [de la communauté] la diffusion d’une activité de
communauté reçue d’une partie des alliés « ethniques », car la conscience de la
communauté encourage l’imitation »149.

Ce faisant, la communalisation va devenir plus solide et cohérente pour favoriser l’entretien et


la défense de l’honneur « ethnique », « l’honneur spécifique de masse […] accessible à tous
ceux qui appartiennent à la communauté d’origine à laquelle ils croient subjectivement »150 qui
se nourrit de la conviction « de l’excellence de ses propres coutumes et de l’infériorité des
coutumes étrangères […] ».151 C’est donc la communalisation qui produit et entretient
l’ethnicité du groupe et ce, au point de faire passer l’ethnicité pour le motif de la
communalisation et non plus pour ce qu’elle est en réalité : la conséquence. C’est cette
caractéristique essentielle de l’ethnicité qui est souvent occultée : la culture commune précède
le regroupement ethnique non le contraire. C’est par le sentiment de se ressembler, dans la

146
M. Weber, Economie et société/2, op. cit., p. 130.
147
Ibid.
148
Pour une meilleure compréhension de l’approche wébérienne du groupe ethnique et sa distinction d’avec la
nation, voir Winter Elke, Max Weber et les relations ethniques, du refus du biologisme racial à l’état multinational,
suivi de Le débat sur « race et société » au premier congrès de la Société allemande de sociologie (1910), Laval,
Les presses de l’Université Laval, 2004
149
M. Weber, Economie et société/2, op. cit., p. 135.
150
Ibid., p. 133.
151
Ibid.
40
rencontre avec d’autres, d’expérimenter une chose commune, que les gens se rassemblent,
communalisent, et cultivent par la suite la ressemblance interne au groupe pour se distinguer
toujours plus de groupes non concernés par leur mouvement de rapprochement. Et c’est
justement dans ce mouvement que se loge la principale différence, dans la perspective
wébérienne, entre nation et groupe ethnique. Alors que c’est le sentiment culturel qui préexiste
au groupe ethnique et le crée, c’est au contraire, dans la perspective de la nation idéale, la
fondation de la nation, comme acte de sociation, qui va travailler à créer le sentiment national,
qui pourrait devenir fort au point d’équivaloir aux sentiments ressentis dans le groupe ethnique,
voire les remplacer. L’Etat y est idéalement « support rationnel de la nation »,152 qui est chargé,
par la génération et la mobilisation d’éléments similaires à ceux mobilisés par le groupe
ethnique, d’impulser et de renforcer la communalisation. Dans cette perspective,
une définition de la nation consiste à « la formulation d’un principe régulateur :
concrètement, l’action de l’Etat national consiste à instituer et à renforcer les singularités
nationales, grâce auxquelles la communauté des citoyens, qui est une notion abstraite,
devient une réalité concrète, inscrite dans le temps et l’espace, susceptible de mobiliser
les populations. »153

L’histoire du groupe, parfois la religion, mais surtout une langue commune devant être
accessible aux masses154 seront, dans le cadre de la nation idéale, les principaux outils du travail
de renforcement de la cohérence nationale interne. Ce travail, largement mis en œuvre par le
corps enseignant sur le terrain, pourrait être efficace au point d’ériger la communauté nationale
comme la seule valable et développer chez les nationaux des sentiments et des liens pouvant
rentrer en concurrence avec les autres types d’appartenance qu’ils déploient, y compris les
appartenances ethniques.

Cette perspective idéale, si elle a le mérite de mettre l’accent, dans le cadre des nations
contemporaines multiculturelles, sur « l’effort d’arrachement aux identités et aux appartenances
vécues comme naturelles par l’abstraction de la citoyenneté qui caractérise en propre le projet
national »155 ne doit cependant pas masquer le fait que la nation idéale n’est pas non plus sans
groupes ethniques, régions, langues ou religions distinctes à gérer. Elle doit en réalité être celle
qui justement tend à favoriser le plus possible le partage d’un espace social par-delà ces
différences. Schnapper précise à cet effet que si « l’homogénéité culturelle n’a jamais suffi pour
constituer une nation », c’est que « la loyauté politique à l’égard de la nation [devrait pouvoir]

152
D. Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit., p. 36.
153
Ibid., p. 24.
154
D. Schnapper, La relation à l’autre, op. cit., p. 95.
155
D. Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit., p. 24.
41
se combiner avec des formes variées d’attachement à des ethnies préexistantes, plus ou moins
reconnues. »156 Si cette approche se veut égalitaire, elle contribue à soumettre cependant à
l’idéal national, par l’importance qu’elle prête à l’Etat – dont dépendrait moins la
reconnaissance que le déni des groupes intermédiaires – et au travail de nationalisation, les
autres types de relations sociales, parmi lesquelles les appartenances ethniques dont la simple
évocation pourrait être perçue comme une menace à la cohésion nationale en construction. En
France, par exemple, tout porte à croire que c’est justement dans son positionnement
« homogénéisant », notamment par l’imposition d’une langue commune, que la nation éveille
des replis particularisants et « concurrents »157. Dans cette perspective, si « [c]e que le sens
civique (nécessaire à la création nationale) semble impliquer plus que toute autre chose, c’est
une conception du public comme un corps séparé et distinct et, en conséquence, l’existence
d’un véritable intérêt public, qui n’est pas nécessairement supérieur à, mais qui est indépendant
de et, à certains moments, en conflit avec les intérêts privés et les autres intérêts collectifs », le
sentiment d’appartenance à la nation est fortement susceptible de variation. Cette variation
pourrait cependant moins dépendre de la force de l’attachement des citoyens à un groupe
particulier, que de l’efficacité de l’Etat, possiblement surinvesti à des fins qu’il porte peu en
réalité158, à rattacher des populations différentes à une nation qu’elles auraient alors en partage.

1-2-2 Vers une perspective globale sur l’ethnicité

La démonstration du caractère construit des groupes ethniques et la réintégration d’une certaine


historicité dans leur analyse étaient nécessaires. Elles ont permis, en montrant, parmi d’autres
choses, le caractère récent de certaines traditions inventées dans des circonstances définies159,
d’ouvrir la voie à une meilleure compréhension de sociétés africaines aux prises avec des
transformations que le culturalisme persistant ne permettait pas de saisir dans leur complexité.
Cependant, cette orientation peut dans certains cas poser des limites dans la démarche de
connaissance. Revenant sur l’usage qui, dans cette lancée déconstructiviste, a été faite du
concept d’ « économie morale » dont John Lonsdale a permis la diffusion dans les études
africaines, Johana Siméant montre comment, de concept fécond permettant entre autres de
penser les enjeux moraux de la formation des groupes, invitant à « une sociologie des processus

156
Ibid., p. 44.
157
P.J. Simon, La bretonnité, op. cit. ; Alexandra Filhon, « Transmission familiale des langues en France:
évolutions historiques et concurrences », Annales de démographie historique, 2010, vol. 119, no 1, p. 205‑222.
158
M. Cahen, « L’Etat ne crée pas la nation: la nationalisation du monde », art cit.
159
Eric Hobsbawm et Terence Ranger, L’invention de la tradition, traduit par Christine Vivier, s.l., Editions
Amsterdam, 2006, 352 p.
42
de légitimation et de délégitimation […] qui ne se limite pas à étudier les justifications énoncées
par les acteurs, mais qui parvienne à saisir le sens des pratiques ordinaires »160, l’ « économie
morale » est devenue un terme assez indéfini, à l’usage étendu, protection occasionnelle contre
le « stigmate infamant de « culturaliste » »161 et finalement plus pauvre intellectuellement
qu’« un usage contrôlé du terme de culture »162. La même dérive peut être soulignée à propos
de la notion d’identité qui, plongée dans une perspective constructiviste, amène les chercheurs
à adopter une posture dénonciatrice amenant à tout relativiser, puisque tout est construit, et
paradoxalement, à faire du concept initial de construction sociale « l’outil « ironique » de
dévoilement voire de la négation de la réalité des objets sociaux indésirables. »163

De ce fait, poussée à son terme, la démarche de déconstruction peut participer à occulter une
partie de la réalité sociale et favoriser l’étude de la dimension ethnique uniquement dans les cas
de « violences visibles » dites interethniques. Au Sénégal, le groupe qui a le plus concentré
l’attention dans une perspective déconstructiviste est le groupe Diola marqué par un
mouvement nationaliste depuis des décennies164. C’est donc en dehors de ce cas, dont la
proximité historique et naturelle avec les autres groupes ethniques du pays est par la même
occasion remise en question, que la question « ethnique » est littéralement posée comme
inexistante dans un périmètre qui présenterait la spécificité d’être culturellement harmonieux165.
Une telle proposition, tout en naturalisant les groupes existants, pousse à ignorer les formes de
relations autres que « violentes » et les formes de violences autres que visibles ayant cours dans
l’environnement social. Surtout, elle amène à les réduire, quand elles apparaissent, uniquement
à des spécificités ethniques « naturelles » et ce, alors même que les historiens, politologues ou
sociologues qui se sont intéressés à la construction de l’Etat sénégalais et à son fonctionnement
depuis les indépendances montrent l’enchâssement du politique, de l’économique, du religieux
et de l’ethnique dans la mise en place d’un ordre166 et d’un « contrat social »167 spécifiques au

160
Johanna Siméant, « « Économie morale » et protestation – détours africains », Genèses, 2010, vol. 81, no 4,
p. 152.
161
Ibid., p. 153.
162
Ibid.
163
M. Avanza et G. Laferté, « Dépasser la « construction des identités » ? », art cit, p. 137. citant Hacking 2001.
164
Paul Diédhiou, L’identité jóola en question: la bataille idéologique du MFDC pour l’indépendance, Paris,
Karthala, 2011, 404 p. ; Jean-Claude Marut, « Le problème casamançais est-il soluble dans l’Etat-Nation ? » dans
Le Sénégal contemporain., Karthala., s.l., 2002, p. 425–458. ; Vincent Foucher, « Les « évolués », la migration,
l’école: pour une nouvelle interprétation de la naissance du nationalisme casamançais. » dans Le Sénégal
contemporain., Karthala., s.l., 2002, p. 376–424.
165
M. Diouf, Sénégal, op. cit.
166
M. Diouf, Histoire du Sénégal, op. cit.
167
D.C. O’Brien, « Le contrat social sénégalais à l’épreuve », art cit.
43
Sénégal168. Aussi, si elle peut finir par fonctionner comme une catégorie sociale, et s’il peut être
à la base de la fondation d’une nation, le groupe ethnique n’en demeure pas moins une catégorie
particulière, outil d’essentialisation, par les autres et par les membres du groupe eux-mêmes,
des qualités attribuées. Perdre de vue ce double élément, c’est se priver d’une compréhension
plus précise des pratiques et relations des acteurs sociaux. Finalement, si l’ethnicité existe
comme fait social et qu’il est dans l’intérêt des sciences sociales de la reconnaître et de la
comprendre dans ses dimensions subjectives et objectives, les outils pour réaliser une telle
démarche restent éclatés et peu formalisés, et une théorie d’ensemble peine à émerger169.
L’analyse du lien de filiation dans le cadre de la théorie des liens sociaux permet d’avoir cette
perspective sur l’ethnicité consistant à poser le regard quelque part entre ce qui se passe au-
dedans de cette relation et ce qu’elle doit aux cadres de son existence. En outre, l’objectif de
dé-essentialisation de l’ethnicité portée par l’analyse des cadres sociaux semble être, dans cette
perspective, une invitation à un usage différent des notions de culture et d’identité, pas tant
comme objets, homogènes et déterminés que comme des éléments en constante réinterprétation,
dans une perspective où l’homme ne peut être défini et figé par une seule identification et
négocie sans cesse et souvent de manière provisoire sa manière d’être socialement170.

Au cours de mon enquête, je ne me suis adressée qu’à des personnes se disant sereer et vivant
en zone urbaine pour tenter de comprendre ce sur quoi reposait leur sentiment d’appartenance,
idéalement associé aux zones rurales, et les démarches par lesquelles elles tentent de transmettre
ce sentiment. Ma tentative de compréhension des modalités de transmission de l’ethnicité
nécessitait au préalable une meilleure compréhension des sous-jacents du sentiment ethnique.
En cohérence avec ce qui vient d’être dit, le lien ethnique étant variable selon les cadres sociaux
dans lesquels il prend corps, il devrait en être de même des modalités de transmission. Cela
veut dire que les deux devraient être fonctions des conditions et contextes de socialisation des
personnes et, partant, de leurs caractéristiques sociales.

168
Donal Cruise O’Brien, Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf, La construction de l’Etat au Sénégal, Paris,
Karthala, 2002, 231 p.
169
P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit., p. 132.
170
Bernard Lahire, L’homme pluriel: les ressorts de l’action, s.l., Fayard, 2011.
44
2- L’ethnicité et la question de sa transmission

Les modalités de transmission, dont la tentative de compréhension a été à l’origine de ce travail,


révèlent les tensions qui existent entre une représentation idéale de l’ethnicité et les variations
que peuvent lui faire subir les circonstances et le temps. Il en va ainsi parce que la transmission,
à la fois récit sur sa propre pratique et expérience du passage du témoin à la génération suivante,
est le dispositif par lequel le sentiment ethnique, émergeant de rapports déjà constitués, se
reproduit et s’entretient par la création de nouveaux rapports dans des cadres sociaux en
constante évolution171. Cette action, qui se pose comme une nécessité pour la perpétuation du
sentiment ethnique, et donc du groupe qui le porte, est cependant encadrée par des univers de
normes sociales favorisant plus ou moins sa réalisation. C’est pour cela que l’observation des
pratiques familiales et de la dynamique de formation de la conscience ethnique au sein de la
société contemporaine ramène à la problématique de la transmission. Advenant dans l’élément
familial, cette transmission passe par l’éducation, que Durkheim définit ainsi :
« L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas
encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez
l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de
lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est
particulièrement destiné. »172.

Cette éducation, dont le but est d’intégrer les plus jeunes à la société, aussi particulière qu’elle
puisse être, doit donc comporter des dimensions partagées par l’ensemble. Selon Durkheim,
une socialisation « réussie » est donc celle qui dote « complètement » l’individu de ressources
lui permettant d’évoluer dans des sphères différentes de la société, particulières ou générales.
Si c’est bien « par l’éducation que se fait la transmission »173, entendue comme le fait pour des
ascendants d’éduquer les descendants, dans le cas qui nous intéresse ici, cette action pose
d’abord la question de la concordance entre le projet de ces ascendants, se voyant et perçus
comme membres d’un groupe spécifique, et celui de la société plus large dans laquelle ils
évoluent. Elle pose aussi celle de la réception par les descendants des propositions parentales.
L’idée de transmission met ainsi en branle non pas deux acteurs, un parent et un enfant
réceptacle, mais bien trois – société, parent et enfant actifs – qui interagissent et sont
susceptibles de s’influencer. Cela veut dire que la perspective développée sur l’éducation est
résolument interactionniste et envisage, dans le sens développé par Kellerhals et Montandon,
que l’éducation ne compte pas juste comme message, mais aussi par les messagers qui le

171
D. Juteau, L’ethnicité et ses frontières, op. cit., p. 81.
172
Émile Durkheim, Éducation et sociologie, Paris, PUF, 2013, p. 51.
173
Ibid., p. 53.
45
portent, soit les parents, qui s’organisent en plus ou moins grande coordination avec des
instances extérieures agissant elles aussi dans la socialisation de l’enfant174. Selon ces auteurs,
cette coordination, qui se manifeste par une plus ou moins grande ouverture de la sphère
domestique, dépend en grande partie des positions sociales et ressources des parents et va se
formaliser par la mise en place d’un style éducatif. Dans leur approche les styles sont
caractérisés au-dessus de la hiérarchie sociale par une ouverture et une certaine autonomie des
enfants et au contraire par une certaine fermeture et des rapports familiaux statutaires dans les
classes moyennes et populaires. Cependant, leurs travaux révèlent, au-delà des caractéristiques
sociales des parents, une certaine dépendance des styles éducatifs privilégiés de la cohésion
familiale qui elle semble bien plus déterminée par l’idée que les éducateurs se font de la
famille175. Finalement, ils montrent que « les stratégies pédagogiques aujourd’hui se nouent
autant dans la rencontre d’une offre et d’une demande relationnelle que dans le jeu des
ressources socio-économiques du groupe. »176 Ainsi, les cohésions familiales, si elles produisent
des styles éducatifs, appellent aussi des « genres d’enfants »177. Elles pourraient, par conséquent,
avoir un impact important sur l’estime de soi de ces derniers, et potentiellement sur leurs
comportements ultérieurs, selon que la proposition parentale leur convienne ou pas178.

Dans la perspective adoptée, un intérêt pour les modalités de transmission amène donc à
évoquer des générations familiales permettant « de situer la position relative des membres d’une
lignée par rapport à la génération ascendante (celle des parents) et à la génération descendante
(celle des enfants) »179. Ce sont elles qui seront investies sous l’angle des relations éducatives
des plus âgés envers les plus jeunes180. Pour évoquer ces générations, nous pourrons, selon le
langage commun à la sociologie de l’immigration, parler de « premières générations » lorsqu’il
s’agira des parents et des « secondes générations » lorsqu’il sera question de leurs enfants.
L’action d’éducation des premiers sur les seconds, dans le cas qui nous intéresse, me semble
fortement soumise à l’idéal de modernisation posé comme une trajectoire linéaire, opposant
schématiquement sociétés traditionnelles où s’épanouirait l’ethnicité, et sociétés modernes d’où
elle serait exclue. Si nous retenons cette hypothèse, le cadre national sénégalais que l’histoire
récente d’indépendance est censée avoir propulsé vers la modernité peut être judicieusement

174
Jean Kellerhals et Cléopâtre Montandon, Les stratégies éducatives des familles, Neuchâtel- Paris, Delachaux
et Niestlé, 1991, 256 p.
175
Ibid., p. 226.
176
Ibid., p. 227.
177
Ibid., p. 213.
178
Jean Kellerhals et al., « Le style éducatif des parents et l’estime de soi des adolescents », Revue française de
sociologie, 1992, vol. 33, no 3, p. 313-314‑315.
179
Gérard Mauger, Âges et générations, Paris, La Découverte, 2015, p. 4.
180
Cécile Van de Velde, Sociologie des âges de la vie, Arcueil, Numilog, 2015, p. 34.
46
mis à profit pour illustrer cette périodicité idéale de manière cohérente. Cette hypothèse m’a
permis d’identifier dans la trajectoire de la société sénégalaise des « générations sociales ».
Cette notion permet de saisir non pas seulement les rapports de générations familiales mais les
rapports de générations successives « appartenant à des familles différentes dont l’unité résulte
d’une mentalité particulière et dont la durée embrasse une période déterminée. »181 Il devient
ainsi possible de regrouper des personnes, indépendamment de leurs âges mais prioritairement
à partir d’« évènements fondateurs »182 les ayant amenés, par un rapport de contemporanéité, à
partager des expériences communes183 ; « l’apparition de générations sociales suppose donc
celle de cadres de socialisation distincts. »184 A partir de l’idée qui veut que la modernisation se
fasse par un affaiblissement progressif des liens primaires, familiaux, religieux mais aussi
ethniques, quelles différences pourrait-il y avoir entre générations sociales sereer sur leurs
rapports aux origines ? Quelles modalités de transmission de l’ethnicité pourraient en
découler ?

2.1 Sociétés « traditionnelles » et idéal d’ethnicisation

Si l’éducation est importante pour l’intégration des personnes à la société, elle l’est dès la
naissance à travers le processus de socialisation primaire qui, par conséquent, semble
déterminant. Berger et Luckman posent que cette première étape d’apprentissage social tirerait
d’abord sa force du fait qu’elle ne se choisit pas : l’enfant naît à un endroit, au milieu de
certaines personnes qui l’élèveront comme elles peuvent et veulent. C’est parce qu’elle
s’impose à l’enfant, engage ses émotions, l’inscrit dans un groupe particulier qui a son histoire,
que la socialisation primaire a une « force formatrice » particulière dans le cours d’une vie où
la socialisation n’est jamais vraiment terminée185. Parce que cette socialisation première est une
expérience humaine marquante et commune, Juteau voit en elle, de manière indifférenciée avec
l’humanisation des nouveau-nés, le processus produisant concrètement l’ethnicité pour en
assurer le maintien. D’après Juteau, la production de l’ethnicité est le fait, au service du groupe,
de la mère sur l’enfant. L’auteure fait la distinction entre le travail domestique qui consiste
partout à nourrir, laver et soigner, et son pendant subjectif qui se trouve dans la manière de

181
G. Mauger, Âges et générations, op. cit., p. 4. Citant Mentré (1920)
182
Ibid.
183
C. Van de Velde, Sociologie des âges de la vie, op. cit., p. 32.
184
G. Mauger, Âges et générations, op. cit., p. 49.
185
Muriel Darmon, La socialisation: domaines et approches, Paris, A. Colin, 2011, p. 11.
47
mettre en œuvre ces gestes de la vie quotidienne186. Elle met en relief le fait que les toutes
premières interactions sociales sont portées principalement par les mères, quelles que soient les
sociétés, et que ces dernières par ce statut sont les premières gardiennes et relais des
particularités de groupe. Elle se saisit donc d’un principe qui fixe a priori une certaine division
des rôles sexués et réhabilite le travail (implicite) de transmission, peu considéré parce qu’ayant
cours dans la sphère domestique et essentiellement porté par les mères, à travers une relation
mère-enfant naturalisée, idéalisée, dans un contexte plus global « qui fait correspondre le travail
et l’économique, l’économique et le matériel, le matériel et le réel »187. Le constat du « déni »
de ce travail est important car c’est en lui que se constitue le processus d’ethnicisation des
enfants et c’est lui qui permet in fine l’essentialisation de l’être ethnique qui oublie qu’il n’est
pas né ethnique mais l’est devenu. L’ethnicisation, d’après Juteau, dépend donc fortement de
cadres « naturels » car naturalisés, ici précisément le cadre domestique favorable à l’interaction
mère-enfant, la part la plus formatrice étant la part inconsciente, presque involontaire, qui aura
cours là, d’autant plus puissante qu’elle est ancrée dans les gestes de la vie quotidienne. C’est,
de fait, de cette base « humanisante » avec laquelle elle se confond que l’ethnicité tire sa force.
Si on en croit cette forme d’inculcation primaire qui fait de l’ethnicité une empreinte188 « inscrite
dans la mémoire motrice du nouveau-né, du capital ethnique, de ces programmes élaborés au
cours de l’évolution du groupe ethnique et qui se situent au plus profond de la mémoire
collective »189, tout l’être se meut « naturellement » dans son ethnicité sans plus se questionner.
Elle tirerait donc sa force de son influence implicite, en imprégnant l’être tout entier dès la
naissance et en permettant d’appréhender « les qualités communes, celles précisément qui
seront mobilisées dans le processus de communalisation » comme une essence, « correspondant
à des dispositions figées sises au cœur du comportement »190. C’est pourtant dans ce mouvement
qui permet de la confondre avec ses porteurs et leur cadre de vie que l’ethnicité peut aussi poser
la question de ses possibilités de maintien en dehors de ses cadres primaires et particuliers de
formation. Puisqu’elle ne semble capable d’assurer sa reproduction qu’à travers celle de ses
cadres de formation, dans lesquels la relation mère-enfant est centrale, n’est-il pas prévisible
que tout changement des cadres, parce que remodelant forcément les modes de vie, entame cette
procédure et soit perçu comme une menace pour la survie du groupe ?

186
D. Juteau, L’ethnicité et ses frontières, op. cit., p. « la production de l’ethnicité ou la part réelle de l’idéel » 77-
102.
187
Ibid., p. 101.
188
Ibid., p. 98.
189
Ibid.
190
Ibid., p. 184.
48
Parmi nos enquêtés, les personnes les plus âgées, nées entre le début des années 1940 et le
milieu des années 1950, avant les indépendances, se remémorent leurs villages de naissance et
de jeunesse comme encore bien traditionnels. En effet, de la fin de la colonisation au début des
indépendances (1955-1970), les changements entamés depuis plus d’un siècle dans la société
sénégalaise avaient bien transformé les communautés locales, sans que ces dernières ne
semblent perdre leur pouvoir structurant et organisateur de la société, la division du territoire
sénégalais ayant favorisé pendant de longues décennies le fonctionnement parallèle de zones
auxquelles ne sont pas dévolues les mêmes fonctions191. Aux indépendances, la participation
« moderne » à l’économie par la professionnalisation se passe en zone urbaine et est
prioritairement assurée par l’instruction. La quasi-totalité des migrants rencontrés dans
l’enquête et inclus dans cette génération des indépendances, hommes et femmes, est instruite.
Les territoires ruraux, au cœur de la politique de développement social par la mise en place de
coopératives, renvoient encore à la partie « traditionnelle » et « authentique » du pays. Dans
cette configuration, ce sont les missions catholiques qui, religieusement minoritaires mais
fortement investies dans l’éducation en zone rurale, assurent le départ vers les villes de ruraux
majoritairement instruits. Cette mission, doublée en cette période d’une perspective chrétienne
qui se veut ancrée dans les réalités sociales et qui prône les valeurs paysannes, travaille à
bouleverser le moins possible les structures sociales villageoises. A côté, l’islam, par
l’investissement des marabouts mourides dans le développement de la culture arachidière en
plein essor, est plutôt associé à l’idée d’un attachement physique à la terre, assurant l’ancrage
sur leurs zones de paysans encore économiquement rentables pour l’économie nationale. Ainsi,
à la fin de la colonisation et durant les premières années des indépendances, la modernisation
lancée par le partage initial du territoire mais dorénavant portée par l’instruction n’efface pas
un implicite persistant qui permet de penser certaines catégories comme plus « paysannes » que
d’autres alors que tous l’ont été jusqu’à une période récente. A cette époque, une idéologie
nationale fortement marquée par l’exaltation des valeurs « paysannes »192 dont les Sereer
semblent porteurs par excellence permet que les membres du groupe, même lorsqu’ils sont
instruits et éloignés des modes de vie villageois, se réclament de la paysannerie autant qu’elle
leur est reconnue à l’appréciation de certains de leurs comportements, distinctement de leur
milieu de résidence et de leur activité professionnelle. L’appartenance spécifique ainsi validée
se veut ancrée dans des valeurs morales au cœur desquelles figurent la dignité et l’utilité sociale,
qui peuvent être vues comme les prétentions d’une certaine permanence de la part des enquêtés.
Cependant, par quelles voies est-ce que les valeurs paysannes dont ils semblent imprégnés se

191
Mamadou Diouf, « « L’idée municipale, une idée neuve en Afrique. » », Politique africaine, 1999, no 74, p. 14.
192
M. Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », art cit.
49
transmettraient en zone urbaine où ces enquêtés résident désormais ? Il est à prévoir que ce
travail ne puisse être assuré que par un certain repli de la famille et l’exercice d’un certain
contrôle, notamment des mères, vis-à-vis de l’environnement extérieur. Au cœur de leur
nouvelle vie en zone urbaine, comment les hommes et surtout les femmes, instruites et
potentiellement engagées dans une carrière professionnelle, vont-ils s’organiser pour assurer le
travail d’ethnicisation ?

2.2 Sociétés « modernes » et relégation de l’ethnicité

Au cadre idéal, traditionnel, d’épanouissement et de transmission de l’ethnicité est idéalement


opposée la société moderne. Opposition classique des conceptions nostalgiques ou
progressistes193 dont Tonnïes et Durkheim sont emblématiques et qui est révélatrice
d’approches et de rapports contrastés à la « culture » et au progrès. Ces rapports, parce qu’ils
sont à la fondation même des sciences sociales, ne seront pas sans incidence sur la manière dont
la sociologie et l’anthropologie sont entrées en relation avec leurs objets d’études. Louis
Dumont, contrastant sévèrement ces deux manières typiques194 d’aborder la question de la
diversité des cultures souligne les implications extrêmes de la perspective essentialiste, mais
s’attache plus à démonter l’idéologie universaliste qu’il accuse en creux l’anthropologie
française d’appliquer à ses « terrains » :
« On peut donc généraliser. Dans la mesure où notre valeur fondamentale […] est
reconnue dans le monde contemporain, on peut s'attendre à trouver une semblable sous-
estimation des cultures au plan de ce qu'on appellerait le sens commun international,
celui des représentations qui ont cours par-dessus les frontières. Ainsi, tout le monde
sait qu'il y a deux sortes de pays, les pays « développés » et les pays « sous-développés
» ou « en voie de développement » (…) »195

L’appréhension de la modernité dans les pays d’Afrique est, de fait, dominée par une
perspective économique issue de la conception plutôt évolutionniste de Rostow (1963) qui
approche le « développement » à partir de stades de la croissance économique en cinq étapes
allant de « la société traditionnelle » à « l’âge de la consommation de masse » en passant par
une période décisive dite de « décollage ». S’ils ne sont pas les seules caractéristiques de la
modernité, les éléments de mesure du développement, saturés par l’économie, finissent par faire
du progrès économique et de la condition matérielle une preuve ultime de modernité dans les
pays dits en voie de développement. Cette voie de modernisation, proposée comme modèle

193
Voir à ce propos Sylvie Mesure, « Durkheim et Tonnies : regards croisés sur la société et sur sa connaissance »,
Sociologie N°2, vol.4/ 2013, Bilan critique.
194
Louis Dumont, « L’individu et les cultures », Communications, 1986, vol. 43, no 1, p. 129.
195
Ibid., p. 130.
50
universel, renvoie alors au processus par lequel, se dotant d’infrastructures spécifiques, ces pays
se rapprocheraient de plus en plus des pays dits développés. L’éloignement géographique et
technologique des zones de « cultures » d’avec les sociétés modernes occidentales tendra donc
à augmenter leur potentiel « traditionnel » et, parce que « la modernité tend vers une humanité
universelle, l’universalité représentant un idéal de la modernité et une mesure du progrès
social »196, les modes de vie « ruraux » et « communautaires » auront tendance à se présenter
comme la substance d’organisations traditionnelles, condamnées à disparaître avec la modernité
à moins d’être protégées. Dans ce cas, l’idée évolutive appliquée entre les pays fonctionne aussi
au sein de territoires nationaux, désignant de fait des populations plus « évoluées » que d’autres
selon les mêmes critères. Cela peut-il être sans conséquences sur la manière dont les membres
des groupes vus comme peu évolués vont, d’un côté interagir avec les évolués, et de l’autre
envisager, au cœur de la modernité, la transmission garante du maintien du groupe ethnique ?
En effet, si l’éducation au sein du groupe ethnique et la socialisation au sein de la société dans
son ensemble semblaient se confondre dans les sociétés traditionnelles, dans les sociétés
modernes étatiques, la première dépend en grande partie de la seconde, au point qu’il semble
que :
« [c]haque société, considérée à un moment déterminé de son développement, a un
système d’éducation qui s’impose aux individus avec une force généralement
irrésistible. Il [serait donc] vain de croire que nous pouvons élever nos enfants comme
nous le voulons. »197

Aussi, quelles que soient les différences qui peuvent exister entre les sous-groupes, les classes,
les familles d’une société moderne, un certain idéal existera pour tous, imposant certaines
conditions à la réussite du projet éducatif parental. La principale dont découlent les autres est
d’après Durkheim l’autorité que l’adulte exerce sur les plus jeunes. Autorité qui ne se
caractérise pas par sa violence mais par le fait qu’elle s’impose car découlant du pouvoir et de
la légitimité que confère la société à l’adulte, selon la place qu’il y occupe. Si donc cette autorité
« soumet » les plus jeunes, c’est d’abord par cette légitimité sociale qu’elle possède.
S’exprimant à travers l’adulte, elle est naturellement reconnue, et par conséquent acceptée, par
les plus jeunes. Il découle de cette approche durkheimienne que cette autorité ne peut être feinte,
elle est « naturelle » et doit d’autant plus le rester que si l'éducation peut se faire de manière
explicite, la socialisation, qui l’englobe et en est la part non intentionnelle, est la plus importante
et la plus influente, car contenue dans les actes de la vie courante198. Il n’est donc pas nécessaire
que l’adulte, incarnant simplement ce que la société fait et attend de lui, en ait conscience.

196
Bauman (1992, pXIV), cité par D. Juteau, L’ éthnicité et ses frontières, op. cit., p. 193.
197
É. Durkheim, Éducation et sociologie, op. cit., p. 45.
198
Ibid., p. 69.
51
L’ethnicisation, humanisation des nouveau-nés par l’éducation au sein du groupe particulier
selon Juteau, présente des modes opératoires similaires à ceux mis en avant dans le cadre de la
socialisation dans les sociétés « modernes ». Il est donc possible, dans un environnement qui
voudrait que cette dernière, associée à l’Etat et donc à la formation de la nation, soit la plus
importante, que les deux démarches entrent en conflit et ne puissent se faire concomittamment.

Au Sénégal, les personnes nées entre le milieu des années 1950 et le début des années 1970 ont
expérimenté l’environnement national autrement que leurs aînées. A partir du début des années
soixante-dix, le pays est marqué par des crises importantes qui vont avoir un impact profond
sur l’économie nationale durant plus de deux décennies et orienter, théoriquement, toutes les
politiques impulsées par un nouvel Etat technocrate, vers « le développement ». La crise de
l’agriculture, les différents plans d’ajustement structurels, la crise de l’école, la dévaluation du
FCFA en 1994 sont les évènements socio-économiques marquants de la période allant jusqu’ à
la fin des années 1990. Au cœur d’une crise profonde, la modernisation, qui s’impose durant
cette période comme le passage par lequel la société va « évoluer » d’un stade à un autre va
saisir les populations par le biais d’une urbanisation importante. Paradoxalement, durant cette
période, l’idéologie nationale est dominée par une forte valorisation des « valeurs
traditionnelles » et locales auxquelles tous sont appelés à revenir après la première période des
indépendances qui se présente alors comme un prolongement de la période coloniale. Dans ce
contexte où l’on s’inquiétait du délitement des liens familiaux, redoutant un mouvement
d’individualisation des populations que favoriserait la modernité, Pathé Diagne notait :
« L’institution familiale est […] bien plus en crise du fait de l’individualisation et des
situations de désarroi à l’intérieur de communautés éclatées que du fait d’une
philosophie individualiste. Les esprits n’en sont pas encore là. Ils ne récusent pas la
solidarité de sang, de famille ou de village. Ils sont surtout dans l’impossibilité de la
vivre. »199

En effet, dans cette période d’appauvrissement, la famille demeurait importante, pouvant même
constituer dans ces circonstances la première assurance de protection. Cependant, elle pouvait,
dans les mêmes conditions, représenter aussi une charge dorénavant difficile à assumer. Plus
qu’à une crise des valeurs familiales, le pays fait face à des mutations plus profondes, au sens
de « perturbation de relations relativement stabilisées »200. Reflétant peut-être plutôt

199
Pathé Diagne, « Des systèmes sahéliens de valeurs », communication préparée pour le CILSS dans le cadre
d’une étude prospective en 1985, p11, …cité par Souleymane Bachir Diagne, « L’avenir de la tradition » dans
Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal. Trajectoires d’un Etat., Codesria., Dakar, 1992, p. 11.
200
Claude Dubar, La crise des identités: L’interprétation d’une mutation, Paris, Presses universitaires de France,
2000, 239 p.
52
l’incapacité de l’Etat à assurer la protection des citoyens201, l’appel à conserver des « valeurs
familiales sénégalaises » se fait dans un contexte où la débrouille se généralise par le
développement de l’économie informelle. Les rôles parentaux et les statuts de genre s’en
trouvent fortement retravaillés : le salariat est de moins en moins assuré aux pères de familles
et la participation économique des femmes augmente considérablement. Un ordre social,
territorial et économique prédominait, notamment par le maintien des ruraux hors des centres
urbains202. Ceux-là traversent dorénavant les frontières de manière visible pour non plus passer,
mais s’installer à Dakar, la capitale du pays, et y adoptent des comportements communs de
survie203. Dans cette configuration, il est frappant de constater que, loin de valider toutes les
traditions, le « sursaut national » prôné sous la présidence d’Abdou Diouf204 a ramené au-devant
de la scène un centre islamo-wolof quelque peu mis en veilleuse dans la période précédente205,
révélant de fait l’incompatibilité de certaines traditions avec la forme de modernité alors
promue. Dans ces conditions, n’est-il pas prévisible que les ruraux, représentant ce à quoi le
pays cherche à tourner le dos et cherchant d’abord les moyens de s’insérer et de participer à la
vie urbaine, se représentent désormais leur ethnicité comme un frein à cet objectif ? En tout état
de cause, leur légitimité à assurer l’éducation des plus jeunes, orientés vers une culture nationale
excluant celle des parents, n’est-elle pas susceptible d’être remise en question ?

Cette opposition nette entre contextes « modernes » et « traditionnels » fait apparaître que la
modernisation dans la réalité ne pourrait qu’impliquer un processus par lequel une société
donnée se transforme sur le long cours ; se dote d’infrastructures, économiques et politiques
nouvelles qui ne peuvent être sans conséquence sur les éléments de la vie sociale qu’elles
travaillent certes, cependant sans les changer d’un coup.

2.3 Modernisation et diversification des modèles

Alors que l’éducation des générations plus jeunes se présente comme la mise en œuvre d’un
projet éducatif orienté, donc volontariste, sa réussite semble dépendre en grande partie de la
légitimité de ceux qui en sont chargés, telle qu’elle leur est reconnue par la société dans laquelle
ils évoluent. En effet, la socialisation primaire, espace privilégié de l’ethnicisation, ne se fait

201
Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, Paris, Editions
Khartala, 1990.
202
Philippe Antoine et Abdoulaye-Bara Diop, La ville à guichets fermés? Orstom, 1995, 360 p.
203
Philippe Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, Dakar- Sen, ORSTOM- CEPED, 1995, 209 p.
204
M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, op. cit.
205
M. Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », art cit.
53
pas dans un cadre familial étanche protégé de tout ce qui en est extérieur206. Certes, cette prime
socialisation se passe en priorité dans la famille et se perpétue en quelque sorte en ne se
rapportant qu’à elle. Mais cette famille est pénétrée, et de plus en plus tôt, par la société. Ce qui
n’enlève rien à l’importance de l’influence de la famille à cet âge, mais confronte déjà l’enfant
à des univers qui lui font vite comprendre que « le monde »207 ne se réduit pas à sa famille et
lui révèlent dans le même temps la place qu’occupent ses parents et sa famille dans la société.
Ces remarques sont valables pour l’appréhension du phénomène ethnique dans le cadre des
sciences humaines et sociales où il est entendu que « [l]e concept d’ethnicité exprime […]
l’unité d’un phénomène social universel et omniprésent à la fois dans les pays développés et
sous-développés, dans le passé et dans le présent »208. Malgré sa persistance dans le sens
commun comme dans les sciences, la croyance en une modernisation linéaire a donc été
fortement bouleversée et finalement questionnée dès le début des années 1960209. D’après
Balandier, au-delà du développement des sciences sociales, ce « renouveau » des théories serait
dû :
« à la force des choses », car « [à] aucun moment de l’histoire autant de transformations
concomitantes n’ont jamais affecté autant de sociétés. Toutes les sociétés et toutes les
civilisations sont de quelque manière à l’épreuve, les unes par un excès de modernité
difficilement contrôlable, les autres par une revendication de modernité difficile à
satisfaire. »210

La réflexion sociale à la fin des années 1960 n’exclut donc pas les transformations économiques
et politiques des sociétés, mais intègre davantage l’individu comme acteur et non plus comme
simple objet ou « réceptacle » satisfait des changements de ses conditions matérielles de vie.
Qu’elles théorisent l’« ethnic revival » dans la modernité ou « la compensation », les nouvelles
orientations réfutent de fait l’idée qu’avec la modernité, les attaches aux groupes primaires
(famille, « ethnie »…) se réduiront, ainsi que les croyances non scientifiques et irrationnelles
comme les religions211. Face au désespoir de la solitude et de l’incertitude découlant de

206
Peter Berger et Thomas Luckman, La construction sociale de la réalité, Meridiens Klincksieck., s.l., 1986,
288 p. M. Darmon, La socialisation, op. cit.
207
P. Berger et T. Luckman, La construction sociale de la réalité, op. cit.
208
A. Cohen 1974b, IX, cité par P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité., op. cit., p. 32.
209
Raymond Aron, Les désillusions du progrés: essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calman Levy,
1969. ; Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes: essai d’anthropologie symétrique, 2006e éd., Paris,
Editions La Découverte, 1991, 206 p. ; Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris?, Fayard, 1992, 462 p.
Ferdinand de Jong, Brian Quinn et Jean-Nicolas Bach, « Ruines d’utopies : l’École William Ponty et l’Université
du Futur africain », Politique africaine, 2014, vol. 135, no 3, p. 71‑94.
210
Georges Balandier, « « Tradition et continuité. » », Cahiers Internationaux de Sociologie, PUF, 1968, vol. 44,
p. 8.
211
Dominique Schnapper, « Renouveau ethnique et renouveau religieuxdans les “démocraties providentielles” »,
Archives de sciences sociales des religions, 2005, vol. 131‑132, no 3‑4, p. 1‑1.
54
l’individualisme que prônait implicitement l’idée fixe de la modernité212 , il se peut même que
les attaches aux groupes primaires se raffermissent. Par conséquent, puisque l’on s’accorde
dorénavant sur le fait que « tout ne change pas, et [que] ce qui change ne se modifie pas « en
bloc », « [c]’est [donc] à un dépassement dialectique des deux modes de lecture de la société
qu’il importe de parvenir. »213 L’objectif devient de comprendre les modes d’adaptation,
d’appropriation ou de remise en question des propositions et productions de la dite modernité.
En ce sens, Appadurai avance que, dans notre contexte contemporain de globalisation, « la
modernité est plus le lieu d’une pratique que d’une pédagogie, d’une expérience que d’une
contrainte (…) ».214 Imposant, en lieu et place d’une vision dichotomique, un paradigme de la
complexité, l’auteur pose que « le travail de l’imagination, caractéristique constitutive de la
subjectivité moderne »215, est un élément essentiel à prendre en compte dans l’analyse des
sociétés contemporaines. Dans des circonstances où la diffusion des médias et les déplacements
de populations, « dans une relation mouvante et imprévisible », sont plus importants que jamais,
« l’imaginaire ne sert plus juste à s’évader mais concrètement à agir, par exemple, face
à des situations nouvelles, sur place, à interpréter, adapter. Un usage inédit de
l’imagination qui peut, dans sa dimension positive, constituer un vrai outil face à
l’inconnu, permettre par exemple de relativiser le « local » qui ne façonnerait plus les
individus mais est construit, produit par les groupes selon les circonstances historiques
concrètes. Dans sa dimension négative, l’imaginaire fait que les moins bien lotis « ne
voient plus leur vie comme un simple résultat du monde tel qu’il va, mais souvent
comme le compromis ironique entre ce qu’ils pouvaient imaginer et ce que la vie sociale
va leur permettre. »216

Aujourd’hui donc, les conditions de vie peuvent être très différentes, mais l’imaginaire induit
par la modernité en ferait une affaire de contemporanéité plus que de conditions objectives. Au-
delà des différences économiques, nous sommes tous pris dans les mouvements,
transformations, incertitudes et instabilités caractéristiques du monde contemporain. Nous le
sommes à des degrés variés certes, mais suffisants pour lancer et nourrir le travail de
l’imagination qui alors « n’est ni purement émancipateur ni entièrement soumis à la contrainte,
mais ouvre un espace de contestation dans lequel les individus et les groupes cherchent à
annexer le monde global dans leurs propres pratiques de la modernité. »217 En Afrique
Subsaharienne par exemple, l’expérience confronterait, certes à une représentation
« occidentale » mais surtout à des réinterprétations du modèle de l’individualisation, qui loin

212
Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi: dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2000.. Alain Ehrenberg, L’
individu incertain, Paris, Hachette, 1999, 351 p.
213
G. Balandier, « « Tradition et continuité. » », art cit, p. 7.
214
Arjun Appadurai, Après le colonialisme: les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Editions Payot
& Rivages, 2011, p. 40.
215
Ibid., p. 30.
216
Ibid., p. 99.
217
Ibid., p. 32.
55
de contredire la base communautaire s’en accommodent218. Dans tous les cas, en pratique, on
aurait plutôt affaire à des « modernités multiples »219. La complexification, et non juste la
relativisation de l’idée de modernité, oblige donc à questionner la pertinence de l’utilisation de
cadres stricts d’analyse, en catégories opposées (telle que modernité-tradition ; urbain-rural),
pour comprendre des réalités sociales qui se diversifient, y compris dans les relations conjugales
et parentales, les modèles familiaux et les pratiques éducatives. Dans ce cadre, l’ethnicité est
aussi susceptible d’interprétations et de pratiques diversifiées.

Aujourd’hui au Sénégal, alors que se poursuit une lecture opposant rural et urbain, archétypes
des sociétés idéalisées traditionnelles et modernes, les inégalités sociales, certes engendrées par
une prime territorialisation, ne se donnent plus à lire aussi simplement. Les zones rurales, même
pauvres, se révèlent souvent plus dynamiques que les grands centres urbains incapables de
résorber le chômage, d’assurer les conditions d’une réelle urbanisation220 et donc d’une réelle
intégration urbaine et nationale. Politiquement, l’avènement de Abdoulaye Wade à la tête de
l’Etat en 2000 a sonné la fin des traditions étatiques établies aux indépendances, et peut-être
révélé que, même s’ils ne comptent plus tant sur l’Etat, les citoyens sénégalais n’étaient pas
indifférents aux décisions qui les concernent221. Dans le pays, la poursuite du développement de
l’économie informelle, de pair avec une certaine « informalisation » de l’Etat sous Abdoulaye
Wade,222 semble toucher jusqu’à la moralisation de la société223. Le religieux, lui-même de plus
en plus politique,224 semble devenir le moyen par lequel la société se cherche et se trouve des
repères. Dans ce contexte, dominé d’un côté par une certaine poursuite du développement et de
l’autre par un renouveau des « traditions », la circulation interne des populations s’est accrue et
ne se fait pas toujours dans le sens attendu225. Parmi nos enquêtés, des personnes nées entre le

218
Alain Marie et Robert Vuarin (eds.), L’Afrique des individus: itinéraires citadins dans l’Afrique contemporaine
(Abidjan, Bamako, Dakar, Niamey), Paris, Karthala, 1997, 438 p.
219
Shmuel Eisenstadt, « Une réévaluation du concept de modernités multiples à l’ère de la mondialisation* »,
Sociologie et sociétés, 2007, vol. 39, no 2, p. 199–223.
220
Amadou M. Camara, « Dimensions régionales de la pauvreté au Sénégal », Belgeo [En ligne], 2002, p. 17‑28. ;
S.B. Diagne, « L’avenir de la tradition », art cit. ; Mohamed Mbodj, Babacar Mané et Waly Badiane, « Population
et “développement”: quelle politique? » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal. Trajectoires d’un Etat.,
Codesria., Dakar, 1992, p. 177‑204.
221
Momar Coumba Diop, « Le Sénégal à la croisée des chemins », Politique africaine, 2006, vol. 104, no 4, p.
103‑126.
222
Ibid.
223
S.B. Diagne, « La leçon de musique. Réflexions sur une politique de la culture », art cit.
224
Fabienne Samson, Les marabouts de l’islam politique. Le dahiratoul Moustarchidina wal Moustarchidaty, un
mouvement néo-confrérique sénégalais., Paris, Karthala, 2005, 380 p. ; Fabienne Samson, « Pluralisme et
concurrence islamique dans l’appropriation d’un espace public religieux. Analyses comparées au Sénégal et au
Burkina Faso » dans Les politiques de l’Islam en Afrique. Mémoires, réveils et populismes islamiques., s.l.,
Karthala, 2017, p. 16.
225
Cris Beauchemin, « Pour une relecture des tendances migratoires internes entre villes et campagnes : une étude
comparée Burkina Faso-Côte-d’Ivoire », Cahiers québécois de démographie, 2004, vol. 33, no 2, p. 167–199.
56
milieu des années soixante-dix et le milieu des années quatre-vingt, ont, à la différence des
migrants les plus âgés, pu passer toute leur scolarité au village, suivre les mêmes téléfilms que
les jeunes dakarois, correspondre avec leurs amis à l’étranger tout en menant des activités
agricoles ou « rurales ». Si ce sont encore les centres urbains, et principalement la capitale
Dakar, qui tirent la croissance économique, même s’ils restent enclavés et administrativement
lésés par rapport aux villes, les villages et communautés rurales, qui se sont largement appuyés
sur l’aide financière et l’influence des migrants, ont eu tendance à s’urbaniser et à mettre en
place les conditions d’une meilleure participation à la dynamique, notamment économique,
nationale. Ce processus, certes non homogène dans les zones rurales, a permis dans certaines
localités d’accéder à quelques offres de services publics ou privés, comme l’électrification,
l’eau courante ou un cursus scolaire complet. Les frontières de la « modernité » semblant
finalement bien moins rigides dans la réalité, la question du rapport aux origines est susceptible
de se poser différemment pour les membres des groupes ethniques.

3- L’enquête de terrain226

La méthode de l’entretien s’est d’abord imposée pour mener à bien cette recherche, en ce qu’elle
est favorable au recueil du discours des personnes sur leur propre expérience de l’appartenance
ethnique et à la reconstruction de leurs trajectoires de vie. C’est donc cette méthode que j’ai
privilégiée dans un premier temps, au cours d’une enquête qui s’est faite de manière inductive,
c’est à dire « (…) dans une dynamique d’allers et retours, d’ajustements constants entre la
formulation des hypothèses de recherche, l’élaboration des catégories conceptuelles, l’analyse
et l’accumulation progressive des données issues du terrain ».227 Cette manière de faire m’a
permis de me rendre compte assez vite qu’il fallait que les entretiens soient complétés
d’observations en familles et au sein des rassemblements culturels par lesquels j’ai commencé
mon travail d’enquête. En effet, si l’entretien peut permettre d’obtenir des réponses à des
questionnements concrets et diversifiés à travers la parole d’interlocuteurs, il peut être sur le
moment influencé par le statut de l’enquêteur, « acteur à part entière d’une recherche qui, au fil
des entretiens, fait évoluer ses cadres d’analyse »228, et par la distance plus ou moins importante
avec les enquêtés. J’ai donc essayé, quand cela était possible, de mener l’observation de
personnes rencontrées dans le cadre associatif en situation familiale ; de mener les entretiens

226
Cette partie pose les points essentiels de l’enquête. Le chapitre deux la complète en traitant des effets et
implications de ma présence sur le terrain.
227
Janine Barbot, « Mener un entretien de face à face » dans Serge Paugam (ed.), L’enquête sociologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 2010, p. 117.
228
Ibid., p. 141.
57
directement au domicile des enquêtés ; et d’avoir des enquêtés en dehors de ceux rencontrés au
sein de l’association. La majorité des enquêtés a été rencontrée par la méthode dite « boule de
neige » consistant en ce qu’un interviewé me mette en relation avec une ou plusieurs de ses
connaissances.

Prise dans la démarche et traversée par un certain souci de représentativité, j’ai pu être tentée
de multiplier les cas229. Cependant, il m’a semblé rapidement, puisque la question de l’ethnicité
est aussi celle d’une catégorie qui peut en arriver à ne plus se questionner, que privilégier des
échanges en même temps qu’une observation directe, « méthode essentielle pour donner accès
à ce qui se cache, retracer l’enchaînement des actions et des interactions, ou encore saisir ce qui
ne se dit pas ou « ce qui va sans dire » »230, était plus urgent pour accéder au sens du discours
des personnes rencontrées. Cependant, ces observations ne devaient pas seulement se faire de
manière directe, il leur fallait aussi parfois se répéter, dans tous les cas, se faire d’une manière
qui privilégie l’accès aux pratiques familiales. Ces considérations m’ont amenée à « jouer » de
ma proximité avec les enquêtés, de manière plus ou moins importante selon les situations. C’est
donc en Sereer de « seconde génération » que je me présentais et étais perçue sur le terrain, en
m’appuyant, par exemple, sur mon aisance dans la langue, certes pas feinte, mais assez
clairement affichée au besoin, et une proximité, qui est allée se renforçant, avec les enfants des
familles visitées. Ce rapport aux enquêtés pose inévitablement des questions sur la manière
d’obtenir les données et sur la qualité des données obtenues. En effet, en plus d’être moi-même
concernée d’une certaine manière par l’enquête, « la méthode de l’observation, dans la mesure
où elle confronte plus directement et plus charnellement l’enquêteur à son terrain, engage
beaucoup de sa subjectivité et de son affectivité. »231 Pourtant, puisqu’il me semblait que je ne
pourrais répondre à la question de la transmission autrement qu’en observant aussi les pratiques
familiales, j’ai préféré me raccrocher au fait qu’il s’agissait moins de prétendre éviter les
affinités avec les enquêtés que de parvenir, plus tard, à analyser leur sens et leurs effets232. Ainsi,
ma proximité avec certaines familles parisiennes est marquée, en particulier dans ma relation
avec des enfants devenus « mes frères et sœurs ». Cependant, c’est plutôt à Dakar que j’ai eu
l’occasion de participer à des activités domestiques, auprès de femmes occupées, que je

229
Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’«entretien ethnographique» »,
Politix. Revue des sciences sociales du politique, 1996, vol. 9, no 35, p. 226–257. ; Mario Luis Small, « `How
many cases do I need?’: On science and the logic of case selection in field-based research », Ethnography, 2009,
vol. 10, no 1, p. 5‑38.
230
Sébastien Chauvin et Nicolas Jounin, « L’observation directe » dans Serge Paugam (ed.), L’enquête
sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 145.
231
Ibid., p. 155.
232
Ibid. L’analyse de la position particulière de l’enquêteur et de ses implications sera l’objet du chapitre 2 de cette
thèse.
58
préférais ne pas déranger et qui plus est, m’a-t-il semblé, parce nous étions alors « au plus près
des situations naturelles de la conversation » 233, échangeaient ainsi plus facilement que lors des
face à face prévus lors de mes séjours.

Ainsi, si le terrain n’a pas été préalablement pensé comme une « ethnographie », ni ne prétend
avoir complètement respecté les règles d’une méthode aussi exigeante, il s’en rapproche
cependant, par le fait qu’il réunit les trois conditions posées par Beaud et Weber comme
nécessaires : 1) degré élevé d’interconnaissance dans le milieu d’enquête (situation vraie en
partie dans les deux lieux d’enquête) 2) enquête d’assez longue durée « pour que s’établissent
et se maintiennent entre enquêteur et enquêtés des relations personnelles » ; et 3) « que
l’enquêteur se donne les moyens d’une analyse réflexive sur son propre travail d’enquête,
d’observation et d’analyse ».234 Aux données collectées, en entretien et en observation, et
suivant les questions soulevées plus tôt dans cette introduction, j’ai associé un intérêt particulier
pour les documents et données chiffrées (simples du type recensements et enquêtes à thèmes)
pouvant aider à une meilleure compréhension des cadres de socialisation des personnes. En plus
d’être cohérent avec le positionnement théorique défendu, cette complémentarité des données
semblait aussi nécessaire, pour situer les paroles, nombreuses, recueillies en entretien, et les
actes des personnes et ainsi élucider les sous-jacents sociaux de leur sentiment d’appartenane
ethnique235 .

Finalement, en région parisienne, l’implication dans les activités associatives et la fréquentation


des membres se sont imposées comme la meilleure manière non seulement de saisir le sens du
rassemblement et ses objectifs, mais aussi de rencontrer des personnes se disant sereer en dehors
du cercle limité que je connaissais. Cela m’amènera à occuper un poste au sein de la
commission pédagogique de l’association pendant deux années. Celle-ci a pour mission de créer
un réseau de parrainages entre étudiants ou jeunes professionnels et élèves pour des cours de
soutien scolaire ou l’accompagnement des jeunes dans leur parcours scolaire. C’est par ce biais
que j’ai pu fréquenter régulièrement les membres de l’association, à partir de sa création en
2011, puis de façon plus active et surtout en dehors de l’association, entre 2012 et 2014. Au
Sénégal, j’ai effectué deux séjours de trois mois chacun entre novembre 2013 et juin 2014. Bien
qu’ayant identifié une association, qui a inspiré le lancement de celle de Paris, je fréquenterai

233
Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Quatrième édition augmentée., Paris, La
Découverte, 2010, p. 73.
234
Ibid., p. 374.
235
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, vol. 62, no 1, p.
69‑72.
59
des responsables, mais ne participerai à leurs activités que de manière irrégulière236. Mon
enquête dans la région de Dakar s’est principalement déroulée au sein de familles auprès
desquelles j’ai été introduite. Une partie importante des entretiens et observations en famille
s’est faite dans deux quartiers voisins de la zone périurbaine de la région de Dakar : Keur-
Massar et Keur Mbaye Fall dans le département de Pikine, à l’Est de Dakar237. Quartiers dans
lesquels je passais régulièrement des journées, allant de domicile en domicile, et associée à une
partie de ma famille y demeurant. Le reste des entretiens s’est déroulé sur le département de
Dakar. Lors de mon séjour sénégalais, j’ai aussi effectué de courts séjours en zone rurale,
démarche importante pour la familière du village que je suis et qui se devait d’y poser un œil
différent. Ces visites m’auront permis de rencontrer des étudiants, inscrits à Dakar mais
responsables d’association de jeunes au village ; de visiter un « musée » au cœur d’un village
qui se veut « authentique » et dont la seule existence, rendue possible par des jeunes qui se
disent « conscients », dit beaucoup des mutations en cours. Par ailleurs, le partage du quotidien
et la participation à ces occasions à des évènements tels que des mariages me permettront aussi
de mesurer la distance entre les « normes » énoncées et le cours des choses238 qui, lui, variait
indéniablement.

Au total, j’ai pu mener des entretiens formels avec quatre-vingt-six (86) personnes dont trente-
deux (32) à Paris239. Parmi elles, cinquante-cinq (55) sont des personnes nées au village, le reste
de l’échantillon est composé de personnes de seconde génération, en partie des enfants des
enquêtés de première génération. En dehors de ces entretiens, neuf (9) autres ont été menés
auprès d’informateurs, responsables associatifs ou travailleurs sociaux. Quand cela a été
possible j’ai échangé avec les deux parents puis avec au moins un enfant de la fratrie, mais la
plupart des échanges familiaux ont concerné un parent et un enfant, parfois juste l’un des deux.
Les entretiens ont été menés en sereer ou en français, souvent dans les deux langues. Pratiquant
le sereer sine, c’est en particulier à des locuteurs de cette langue que je me suis adressée. Si cet
élément peut avoir son importance, et est pris en compte, dans l’analyse de la réalité des
expériences vécues des personnes enquêtées, certainement différente de celle d’autres Sereer,
elle ne remet pas en question le poids des représentations, souvent communes, dont font l’objet
tous les membres du groupe, quells que soient leur langue et leur terroir d’origine. Il faut
rajouter à ces entretiens les centaines d’heures passées au sein des familles, en association, les

236
Pour des raisons inhérentes au contexte de fonctionnement de cette association et explicitées dans le chapitre 2
de cette thèse.
237
Voir quartiers sur carte administrative de Dakar en annexe.
238
L. Abu-Lughod, « Ecrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux. », art cit.
239
Voir liste des enquêtés en annexe.
60
discussions informelles et non enregistrées avec différents interlocuteurs, les débats suscités par
ma démarche dans les lieux de passage. Si la méthode mise en place a permis de recueillir des
discours diversifiés et d’observer en même temps des situations qui ne l’étaient pas moins, elle
a favorisé l’impression, parfois d’une perte de sens240, qui loin de constituer un obstacle à la
recherche a fini par en être le point de départ241.

4- Le plan de la thèse

À la suite de cette introduction générale résumant le cheminement et les orientations théoriques


de la recherche, cette thèse comporte deux parties. La première partie se compose de deux
chapitres qui ont pour objectifs de poser les fondements de tout travail sur l’ethnicité. Le
chapitre un (Ch1) nous permettra de mieux cerner le lien entre l’histoire de la formation du
groupe ethnique sereer, sa caractérisation comme « ethnie » particulière et sa place dans le cadre
national sénégalais. Ce travail s’appuie essentiellement sur l’analyse de la littérature produite
sur les Sereer : coloniale, historique ou de type ethnographique. Ainsi, alors que le groupe
recouvre en réalité plusieurs entités qui peuvent se distinguer sur plusieurs aspects, une
représentation des Sereer existe bien, même si elle prend principalement ses sources dans
l’histoire d’une partie du groupe. Le deuxième chapitre (Ch2) de la thèse a pour premier objectif
d’éclairer les conditions d’enquête et la méthodologie mise en œuvre pour le recueil des
matériaux. Ce faisant, l’analyse « obligée » de la position particulière du chercheur se révèle
propice, par l’observation des effets de la rencontre entre enquêteur et enquêtés, à l’analyse des
conditions de regroupement ethnique et éclaire des objectifs différents de ces rassemblements
soumis à des cadres nationaux spécifiques. Ainsi, tout en mobilisant la même origine commune
pour justifier la mise en œuvre d’un mouvement associatif, les collectifs de Sereer à Dakar et à
Paris développent des projets orientés en priorité, vers la recherche de la reconnaissance d’un
côté et vers la recherche du développement de ressources protectrices de l’autre, dans les deux
cas vers une meilleure intégration sociale.

Une présentation, en forme d’interlude, de la méthode de traitement des données par la


construction typologique permet ensuite de passer à la seconde partie de la thèse, composée des
chapitres traitant des modalités de transmission. Dans cette partie composée de trois chapitres
comprenant chacune deux sections, nous proposons de tester empiriquement la proposition

240
S. Chauvin et N. Jounin, « L’observation directe », art cit, p. 145.
241
Ibid., p. 153. Voir introduction de la partie deux sur les choix de la méthode d’analyse.
61
théorique de modes de transmissions idéaux liés à des rapports idéalisés aux origines ethniques.
Il s’agira, dans chaque chapitre, dans un premier temps, d’identifier une orientation idéale de
l’ethnicité en lien avec les cadres sociaux « traditionnel », « moderne » et « contemporain »,
qui la fondent. Le rapport idéal aux origines ainsi éclairé, respectivement « nostalgique »
(Section 1 Chapitre 3), « conflictuel » (Section 1 Chapitre 4) et « sélectif » ( Section 1 Chapitre
5) permettra de mieux se projeter dans la diversité des modalités de transmission de l’ethnicité
associées, respectivement, l’ « imprégnation » comme mode « naturel » de transmission
(Section 2 Chapitre 3) ; la « délégation » comme mode « contraint » de transmission (Section
2 Chapitre 4) et enfin, le « volontarisme » comme mode « assumé » de transmission ( Section
2 Chapitre 5). Modalités spécifiques pouvant être révélatrices non seulement des tensions entre
l’orientation des propositions ethniques et celle de la société qui l’englobe, mais aussi, des voies
par lesquelles l’ethnicité peut devenir plus ou moins importante parmi les autres dimensions de
la vie sociale.

62
Première partie

Les fondements de l’étude

63
Introduction de la première partie

Dans cette première partie comportant deux chapitres, l’analyse a pour but d’élucider les
éléments de (dé)construction de l’ethnicité sereer dans l’espace et le temps, puis de mettre
à l’épreuve le sentiment d’appartenance ethnique dans le cadre de la rencontre entre l’enquêteur
et les enquêtés.

Le premier chapitre sera l’occasion de soumettre, à travers le cas des Sereer, le paradigme
ethnique sénégalais à l’analyse. Au Sénégal, domine encore une vision de l’ethnicité la donnant
pour naturelle. L’objectif du chapitre sera donc de donner des éléments de compréhension,
depuis la période précoloniale, des étapes de la formation du groupe sereer. Ce faisant, je
tenterai de montrer par quelles voies l’identification et la caractérisation ainsi données rentrent
dans la construction d’un cadre ethnique plus large donnant un ordre social particulier entre les
groupes ethniques qui y sont recensés.

Faisant suite à ce chapitre, j’essaie de montrer dans le deuxième chapitre comment l’ethnicité
sereer s’actualise aujourd’hui dans des contextes nationaux différents (Sénégal et France), où il
se peut que la communalisation des membres se réclamant du même groupe ne repose pas sur
les mêmes paramètres. Pour ce faire, l’analyse est entamée par les effets induits par ma présence
dans chaque contexte national. Le second chapitre de cette partie sert donc un double objectif :
1) éclairer les conditions d’enquête et lever les ambiguïtés concernant mon rapport aux enquêtés
et à la problématique de cette thèse ; mais aussi 2) relier ces effets à la lecture faite de l’ethnicité
dans l’environnement national concerné pour mieux y apprécier les enjeux de mobilisation de
personnes se disant du même groupe ethnique. On découvrira ainsi en même temps le caractère
relationnel de l’ethnicité, d’une part se révélant chez les enquêtés et chez l’enquêteur dans la
rencontre ; et d’autre part, se déclinant différemment selon le contexte national concerné.

64
Chapitre 1 : Des contours du groupe sereer dans
le paysage ethnique sénégalais

En sociologie, l’ethnicité renvoie à un processus de construction, sur fonds de circonstances


historiques, géographiques et sociales particulières. Le cas des groupes ethniques en Afrique a
particulièrement mobilisé les réflexions sur le sujet, cristallisant le débat autour de leur
« invention »242 par le colonisateur. Si cette approche radicalement déconstructiviste a pu être
relativisée, elle a eu pour intérêt de mettre l’accent sur la dimension artificielle d’éléments
souvent posés comme naturels, surtout lorsqu’il s’agit des groupes ethniques en Afrique. Plus
que de parler d’invention, il s’agira ici de mieux saisir les effets des évènements historiques
récents, parmi lesquels la colonisation, mais aussi l’établissement des Etats-nations, sur
l’identification et la caractérisation de tels groupes. D’après Amselle (1990), ce qui caractérise
les groupes sociaux d’Afrique pré-coloniale c’est leur souplesse et leur niveau de perméabilité
qui, loin d’enfermer les individus, permettaient une certaine innovation sociale, assez éloignée
de l’idée de reproduction à l’identique accompagnant l’évocation des « ethnies »243. Cet auteur
insiste moins sur « l’invention » des groupes par la colonisation que sur la limitation des critères
d’identification à cette période où se développent les labels ethniques qui dorénavant permettent
une moindre mobilité entre groupes en assignant une identité fixe et stéréotypée, dérivant
directement des relations du groupe, considéré avec les autorités coloniales. C’est donc moins
le processus concernant un groupe que les enjeux en cours sur un territoire qui vont avoir un
impact sur la catégorisation ethnique. La spécificité du territoire africain sur la base de ce
constat est la réappropriation, à la fin de la colonisation, par les populations elles-mêmes, et en
particulier par les dirigeants des Etats-nations en émergence, des catégories générées à l’époque
des colonies. S’en prenant à la tentation de poser le cadre ethnique sénégalais comme
« naturel » parce qu’apaisé244, Glasman (2004) avance, au contraire, que par sa position
particulière en Afrique de l’Ouest dans le projet colonial, l’histoire de « la grille ethnique » du
pays peut éclairer le processus de mise en place et l’évolution d’une classification ethnique sur
un temps long. Si la composition ethnique sénégalaise semble posée une fois pour toutes, il peut
être instructif d’en revisiter les contours et de tenter de suivre les étapes de l’identification et

242
Eric Hobsbawm et Terence Ranger, L’invention de la tradition, traduit par Christine Vivier, Editions
Amsterdam, 2006, 352 p.
243
Jean-Loup Amselle, Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot &
Rivages, 2010, p. 39.
244
Makhtar Diouf, Sénégal: les ethnies et la nation, Genève, UNRISD [u.a.], 1994, 205 p.
65
de la caractérisation des groupes composant le Sénégal. C’est ce que nous nous proposons de
faire dans ce chapitre, à partir du cas des Sereer.

D’après Becker, Mbodj et Sarr, « [l]la quasi-totalité de la population sereer se trouve dans le
centre-ouest du Sénégal. »245 Cette zone correspond au territoire qui regroupait la majorité des
Sereer dans les royaumes du Sine, du Saloum et en partie dans le Baol. Aujourd’hui, si les
Sereer représentent une proportion importante des populations des régions administratives de
Fatick, Thiès, Diourbel et Kaolack, couvrant les anciens « pays » sereer, cette localisation est
de moins en moins opérante, les Sereer ayant, comme les autres populations du Sénégal, migré
vers les diverses villes et localités du pays, au premier rang desquelles Dakar, au gré notamment
des opportunités économiques246. Les Sereer sont un groupe ethnique parmi la vingtaine
recensée sous cette catégorie au Sénégal. Les derniers chiffres officiels les concernant247 les
placent en troisième position par ordre d’importance numérique ; 14,9% de la population totale
se déclarait alors sereer248. Le groupe sereer se décompose en deux « fractions : les Sérères
Nones et les Sérères Sine dont le langage est le caractère le plus distinctif […]. Les premiers
parlent le None249 et habitent le sud du Cayor ; les seconds parlent le Ndiéghem250 et peuplent
le Baol, le Sine et les rives du Saloum »251. Quels renseignements nous donnent les documents
coloniaux et post-coloniaux sur le groupe sereer ? S’est-il toujours présenté tel qu’il nous
apparaît aujourd’hui ? Si non, quelles ont été les étapes de la composition du groupe et quels
enjeux ont pu mener à sa constitution ? Le rassemblement ethnique supposant la mise en place
d’une distinction d’avec les autres, autour de quelles propriétés est-ce que l’ethnicité sereer va
se cristalliser ? Quelles représentations sociales résultent de ce mouvement et comment vont-t-
elles se caractériser culturellement et socialement ? Voilà succinctement les questions
auxquelles nous allons tenter de répondre dans ce chapitre.

245
Charles Becker et Mohamed Mbodj, « La dynamique du peuplement sereer » dans André Lericollais (ed.),
Paysans sereer. Dynamiques agraires et mobilités au Sénégal., Paris, IRD, 1999, p. 40.
246
C. Becker et M. Mbodj, « La dynamique du peuplement sereer », art cit.
247
Publiés dans le Recensement Général de la Population en 1988, ce qui n’est plus le cas. Des données portant
sur les groupes ethniques ne sont pas publiées sur le site de l’Agence Nationale de la Statistique et de la
Démographie.
248
Le groupe wolof regroupait lui 42,7%, les Halpulareen 23,7, et les autres groupes parmi lesquels les Diola
représentaient d’après ce recensement moins de 6% de la population.
249
Appelé sereer cangin par les linguistes
250
Appelé sereer siin par les linguistes.
251
Ousmane Sémou Ndiaye, « Diversité et Unicité sereres : l’exemple de la région de Thiès », Ethiopiques, 1991,
vol. 7, no 54, p. 2. de la version imprimée de cet article.
66
1- De la diversité à l’unicité252 : conditions d’émergence d’une
« ethnie » spécifique.

Si le discours reçu concernant les populations peuplant le Sénégal tend assez spontanément à
les présenter en termes de groupes ethniques distincts malgré leur unité sous la citoyenneté
sénégalaise, ce fait ne va pas de soi. Non que les populations et les éléments auxquels elles se
réfèrent n’existent pas, mais, leur configuration sur le territoire en termes de représentations et
de relations a pu évoluer. De fait, jusqu’au début du 19ème siècle, il est difficile de repérer des
« schémas d’ensemble », les récits concernant le pays n’organisant pas les connaissances
ethnographiques autour des « ethnies »253 telles que nous les connaissons, mais autour de
populations qui semblent alors entretenir des relations de voisinage et se distinguent les unes
des autres, y compris celles regroupées aujourd’hui dans le même groupe. Quelles circonstances
ont mené à l’émergence de ce groupe comme spécifique ? C’est ce processus que nous tenterons
de retracer ici et de replacer dans les contextes historiques du Sénégal. Dans cet objectif, la
littérature ethnographique coloniale, qui a joué un important rôle dans l’émergence des groupes
tels que nous les connaissons aujourd’hui254, constitue la principale source mobilisée ici.

1-1 Enjeux coloniaux et esquisses de groupes

Alors que la stabilité nationale est volontiers mise en relation avec la proximité culturelle des
personnes vivant sur le territoire national255, cette dernière était peu visible, semble-t-il, au début
du 19ème siècle. La première entreprise formelle, connue du public, de connaissance des
populations composant le Sénégal est sans nul doute l’œuvre de l’Abbé Boilat (1984 [1853]).
Dans Esquisses Sénégalaises, il propose à ses supérieurs256 une description détaillée des
paysages, mais surtout des peuples composant le pays, dont la diversité, plus que toute autre
chose, le frappe. Il annonçait d’emblée :
« Dans une seule contrée quelle variété d’hommes, de mœurs, de croyances et de
langage ! (…) chaque peuple a son type, sa constitution physique, son tempérament, ses

252
Titre inspiré de, O.S. Ndiaye, « Diversité et Unicité sereres : l’exemple de la région de Thiès », art cit.
253
Joël Glasman, « Le Sénégal imaginé. Évolution d’une classification ethnique de 1816 aux années 1920 »,
Afrique & histoire, 2004, vol. 2, no 1, p. 111‑139.
254
Ibid., p. 113.
255
Un argument développé notamment par Makhtar Diouf, Sénégal: les ethnies et la nation, Genève, UNRISD,
1994, 205 p.
256
Même si le livre a été publié, les intentions de l’auteur, qui y adresse une dédicace au supérieur général de la
congrégation du Saint Esprit et du Saint Cœur de Marie et dont Abdoulaye Bara Diop dit qu’il n’a pour seule et
vraie famille que l’Eglise catholique(p5) sont à replacer dans la mission catholique et les débuts de l’évangélisation
au Sénégal.
67
usages, sa langue et son gouvernement. Vivant ensemble, ayant entre eux des rapports
journaliers, leurs langages diffèrent autant que leurs traits. Que de mystères ! Comment
se fait-il, qu’habitant sous le même soleil, usant des mêmes aliments, sujets aux mêmes
maladies, il y ait une différence si marquée qu’on distingue au premier aspect, avant de
les entendre parler, ceux qui sont de telle ou telle nation ? Comment se fait-il que depuis
tant de siècles, ils n’aient pas fondu leurs idiomes en une seule langue commune ? Sont-
ils tous issus d’une même souche ou de plusieurs ? de quelles contrées sont-ils venus ?
Ont-ils émigré au Sénégal à des époques différentes ? »257

Boilat écrit à une époque où la documentation, sur les populations sénégalaises en général et
les Sereer parmi elles, est une description plutôt générale258 qui ne permet, par exemple, pas
toujours de savoir si les auteurs distinguaient entre différents types de Sereer, ce qui est la
convention actuelle. Lorsque les Sereer aujourd’hui dits cangin étaient décrits, ils pouvaient
l’être comme sereer, sans que les sous-groupes de cette composante ne soient toujours
identifiés, ou alors ils étaient décrits comme autres que sereer. Cette distinction est frappante
lorsque Boilat, évoquant les None membres du sous-groupe Cangin, considérés aujourd’hui
comme partie intégrante du groupe sereer, les distingue clairement des Wolof et de ceux qu’il
appelle alors les Sereer259. L’auteur tient particulièrement à distinguer ces derniers des None,
qui ont d’après lui une tenue plus posée, plus « civilisée » et sont un peuple « doux » dont la
réputation de méchanceté ne serait que la conséquence d’une attitude ferme de défense de leur
liberté durant la période de l’esclavage :
« Les Sérères sont de beaux hommes, d’une taille grande, à membres nerveux, d’une
couleur noire comme les Wolofs ; à part le petit nombre de ceux qui du côté de la
Gambie, se sont alliés avec les Dhiolas, ils ne paraissent différer des Wolofs que par la
langue et la religion. Au reste, ils n’ont pas eux-mêmes de traditions sur leur origine et
leur transmigration. Nous savons par les traditions des Toucoulaures, dont il sera
question en leur lieu, que les Sérères ont occupé autrefois la province de Fouta ; que de
là ils se sont dispersés dans le Cayor, où ils ont encore quelques villages, et qu’enfin ils
sont venus s’établir définitivement dans le Baol ; à quelle époque ? ...Les superstitions
des noirs ne permettent pas de compter les années ! »260

Si les travaux de Boilat, tentative d’identification des populations sur le territoire, sont
novateurs, ils peuvent sembler peu précis, notamment en ce qui concerne les origines des
groupes, à propos desquelles des hypothèses diverses sont avancées aujourd’hui. Pourtant, il
s’inscrit simplement dans des circonstances, car « [d]ans l’ensemble, il ne semble pas y avoir
au début du XIXe siècle, de schéma d’ensemble de classification des ethnies

257
Abbé David Boilat, Esquisses Sénégalaises, 1ère édition 1853., Paris, Editions Karthala, 1984, p. 13.
258
C. Becker, « La représentation des Sereer du nord-ouest dans les sources européennes (XVe-XIXe siècle) »,
Journal des Africanistes, 1985, Tome 55, fascicule 1-2, Le worso. Mélanges offerts à Marguerite Dupire, p.
165‑185.
259
A.D. Boilat, Esquisses Sénégalaises, op. cit., p. 59.
260
Ibid., p. 179.
68
sénégambiennes. »261 Sans être toujours précis, ses travaux sont marquants car les récits les
ayant précédés, décrivant les populations sans visée de compréhension d’ensemble, avaient déjà
donné des aperçus des populations, mais le faisaient avec des éléments parfois contradictoires.
C’est ce que relève Becker (1985) à propos des Sereer dits du nord-ouest, correspondant à une
partie des Sereer-Cangin. Comparant les informations données sur le groupe entre le 15ème et le
19ème siècle, il constate que, des connaissances approximatives des premières découvertes aux
nombreuses archives missionnaires et militaires du 19ème, elles auront toujours été
contradictoires, incomplètes et souvent faites de clichés accrédités par les guides et
informateurs de ces visiteurs pas toujours très proches des populations locales. Cependant, si
« les documents du 18ème siècle demeurent très lacunaires, malgré l’intérêt de plusieurs
témoignages (…) »262, à partir du 19ème siècle les sources deviennent plus importantes et laissent
entrevoir, oscillant entre l’image du sauvage et celle du guerrier épris de liberté, une
représentation des Sereer :
« Les Sérères habitent le fond du pays du Baol et sont gouvernés en partie par le Roi
Yolof de ce pays qui prend souvent parmi eux des esclaves qu’il vend pour faire face à
ses besoins. Une partie des Sérères est indépendante et gouvernée par un chef de leur
nation ; ils ont jusqu’à présent résisté à toutes les tentatives faites pour les subjuguer.
Ces peuples sont tout à fait dans l’état sauvage et n’ont aucune idée de religion ou de
civilisation quelconque ; ils mangent indifféremment de toute espèce de viande, les
chiens, les reptiles mêmes, tout leur convient. Leur langue n’est répandue que dans leur
pays ; il n’est pas de peuple qui aime davantage sa patrie et on ne doit guère compter
sur un sérère quelque long qu’ait été son esclavage et quelque bonne qu’ait été sa
conduite pendant tout ce temps, s’il en trouve l’occasion il ne manquera jamais de
déserter. Ils sont on ne peut plus dissimulés et il est impossible d’arracher d’ex la vérité
soit par la crainte, soit même par le châtiment. L’arme ordinaire des Sérères proprement
dite est l’arc et la flèche empoisonnée. Ils s’en servent fort adroitement et cette arme qui
ne fait pas de bruit leur donne le moyen de commettre souvent des crimes qui restent
cachés ou au moins dont les auteurs restent inconnus ce qui rend le séjour de ce pays
dangereux pour les étrangers. La circoncision ne s’y pratique que sur les hommes
seulement263. »264

Servant bientôt de base, ces ébauches seront étoffées par une administration coloniale qui se
développe, veut asseoir son pouvoir et renforcer son organisation et dont Faidherbe est
emblématique. Ainsi, dès 1859, semblant, au contraire de Boilat, plus frappé par leurs
similitudes que par leurs différences, Faidherbe proposait un regroupement des populations du

261
J. Glasman, « Le Sénégal imaginé. Évolution d’une classification ethnique de 1816 aux années 1920 », art cit,
p. 114.
262
C. Becker, « La représentation des Sereer du nord-ouest dans les sources européennes (XVe-XIXe siècle) », art
cit, p. 178.
263
Certains groupes sereer pratiquaient semble-t-il l’excision, Mamadou Lamine Sarr, L’éducation du jeune sereer
Niominka, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 156. précise que l’excision se pratiquait chez les Niominka
264
C. Becker, « La représentation des Sereer du nord-ouest dans les sources européennes (XVe-XIXe siècle) », art
cit, p. 178.
69
pays en trois principaux groupes. Dans le respect du schéma racial de l’auteur, les groupes sont
déclinés selon leur niveau d’intelligence, en corrélation avec la couleur plus ou moins foncée
de la peau265. Dans cette perspective, Sereer et Wolof, dans le groupe des « faibles »266, se
trouvent en bas de l’échelle :
« Les noirs se divisent comme les blancs en races distinctes, par la teinte plus ou moins
foncée de la peau, par les formes du corps ou les traits du visage, et par leur degré
d’intelligence. Ces races sont généralement très mélangées entre elles. Un des meilleurs
guides pour les distinguer les unes des autres, ou du moins pour retrouver leurs
principales divisions, est l’étude de leurs langues et dialectes. Bornant nos recherches
aux hommes du Sénégal et du Haut Niger, nous dirons a priori que nous y trouvons trois
races bien distinctes : la race poul, la race malinké, à laquelle nous rattachons les
Soninké, la race ouolof à laquelle nous rattachons les Sérer. »267

Ensuite, comparés aux autres, et donc inclus dans la race des ouolofs, les Sereer sont ainsi
décrits :
« (…) d’une race noire bien distincte de toutes celles qui l’entourent, par ses caractères
physiques et moraux et par son langage. (…) Les Ouolofs et les Sérer sont les plus
grands, les plus beaux et les plus noirs de tous les nègres de l’Afrique. Ils ont les cheveux
crépus, mais les traits de leurs visages sont assez souvent agréables, leur qualité
dominante est l’apathie. Ils sont doux, puérilement vains, crédules au-delà de toute
expression, imprévoyants et inconstants. Ils sont très braves comme presque tous les
noirs, parce qu’ils n’apprécient guère le danger, et ont le système nerveux très peu
développé. Ils sont cultivateurs et pêcheurs. (…) D’une grande sobriété naturelle, ils
s’adonnent de la manière la plus déplorable à l’ivrognerie quand ils sont en relation avec
les comptoirs européens et qu’ils ne sont pas musulmans. Leurs rois, reines et chefs sont
ivres du jour où ils entrent en fonction au jour où ils meurent, ce qui grâce à l’eau de vie
de traite, ne se fait pas attendre longtemps. »268

Semblant engagé dans une véritable démarche de connaissance qui le distingue, par les sources
utilisées et les analyses produites, de ses prédécesseurs, Faidherbe encourage les publications
sur la vie de la colonie. En 1865, dans L’annuaire du Sénégal et dépendances de l’année une
Notice sur les sérères proposée par Pinet-Laprade précède une Etude sur la langue Kéguem ou
Sérère-Sine qu’il publie lui-même. En ressort un découpage des populations sereer encore
opérant, qui se distingue par le fait que non seulement deux groupes sereer sont dorénavant
identifiés, « Sérères-None » et « Sérères-Sine », mais qu’en plus le sous-groupe « None »
comprend lui-même trois entités se distinguant par la langue : le safi, le palor et le none.

265
Nous ne développerons pas ici la perspective racialiste de Faidherbe, particulièrement analysée par Jean-Loup
Amselle, Vers un multiculturalisme français, l’empire de la coutume, Paris, Aubier, 1996 ; cité par Glasman (2004)
art cit.
266
J. Glasman, « Le Sénégal imaginé. Évolution d’une classification ethnique de 1816 aux années 1920 », art cit,
p. 127.
267
Léon Faidherbe, Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui sont en relation avec elle, s.l., 1859, p. 23.
268
Ibid., p. 29.
70
Faidherbe, comme Pinet-Laprade et Boilat auparavant, est emblématique dans l’historiographie
du pays pour y avoir formalisé un « spectre ethnique qui continue d’informer notre
représentation de la Sénégambie. »269 Cependant, tous trois s’illustrent par leur manière toute
particulière d’aborder les populations, les comparant, en creux ou clairement, à la grande
« civilisation européenne », les comparant les unes aux autres et jugeant leurs façons de vivre.
Pour en revenir aux Sereer, globalement, durant la colonisation, ils ont une mauvaise réputation
liée à l’usage d’alcool270 et au manque d’ouverture. Dans le fond, si les méthodes d’accès à la
connaissance se veulent de plus en plus précises, l’objectif des auteurs n’est pas d’abord
scientifique, il est fortement idéologique. Si une lecture de l’œuvre de Boilat, mise en relation
avec sa trajectoire personnelle de premier prêtre sénégalais, peut faire penser qu’il a un projet
plutôt nationaliste271, il n’en est pas moins dévoué à la cause religieuse qui, la première, motive
sa démarche. Il est en effet le pionnier d’une initiative missionnaire qui demeure essentielle
dans la connaissance des Sereer au Sénégal272. Initiative missionnaire qui, quoiqu’en
concurrence avec les chefs religieux musulmans, voyait l’animisme d’un très mauvais œil et
finissait par considérer les convertis à l’islam, moins enclins à consommer de l’alcool, comme
plus évolués que les animistes, déplorant que certains convertis au christianisme ne soient pas
d’assez bons exemples pour leurs voisins animistes273. Pour Pinet-Laprade et Faidherbe, il s’agit
d’agrandir l’empire, il faut connaître les sujets et futurs-sujets. Les enjeux sont non seulement
politiques et idéologiques mais ils sont aussi professionnels : il faut améliorer les conditions
d’exercice, le positionnement de sa colonie et, ce faisant, son rang dans l’administration

269
J-L Amselle (1996 :118) cité par J. Glasman, « Le Sénégal imaginé. Évolution d’une classification ethnique de
1816 aux années 1920 », art cit, p. 122.
270
Pinet-Laprade, Notice sur les sereer. Annuaire du Sénégal et Dépendances, 1865, p. 154‑155. ; Voir aussi A.D.
Boilat, Esquisses Sénégalaises, op.cit, p. 106 « Une pareille polygamie, jointe encore à une corruption de mœurs
effrayante, n’était point le seul défaut qui affligeât cette pauvre ombre de chrétienté de Joal ; car ces soi-disant
purs chrétiens de Joal étaient encore les plus fiers ivrognes qu’ait portés la terre ! Boire et boire encore, boire
toujours, voilà leur suprême bonheur et leur plus chère devise ! Parlez-leur d’un christianisme tempérant, ils ne le
conçoivent guère : ils vous prennent pour des mahométans et vous disent froidement qu’un chrétien doit boire !
Aussi n’est-il pas rare de voir un médiocre buveur de Joal engouffrer son litre d’eau-de-vie comme nos plus fiers
ivrognes engouffrent leur litre de vin, boisson que les chrétiens de Joal méprisent comme quelque chose de trop
faible et trop doux et à peine bon pour des femmes. Celles-ci ne sont guère plus sobres sur cet article : je dirai
même qu’elles sont pires ! Car bien des fois j’ai vu des mères allaitant leur enfant boire une coupe de cette
détestable liqueur et en donner à la tendre et innocente créature qui mêlait ce liquide brûlant au lait maternel. Rien
ne ressemble plus aux harpies, aux furies de la Fable et aux furieuses bacchantes que les femmes de Joal, quand
elles sont ivres et qu’elles dansent au son de l’infernal tamtam, claquant des mains et se roulant dans la
poussière. » ; ensuite page 146 etc.
271
Bernard Mouralis, « Les esquisses sénégalaises de l’abbé Boilat, ou le nationalisme sans la négritude », Cahiers
d’études africaines, 1995, vol. 35, no 140, p. 819–837.
272
Diégane Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955,Jean Moulin Lyon III,
Lyon, 1997, 663 p.
273
A.D. Boilat, Esquisses Sénégalaises, op. cit., p. 107. Et suivantes sur les sereer de Joal, premiers convertis pour
lesquels il n’a que peu de mots sympathiques : « le mensonge, la perfidie, la ruse, la fourberie, sont autant de vices
qu’ils savent admirablement déguiser sous les beaux dehors de la bonne foi, de la droiture et de l’invincible amitié
dont ils prennent à témoin le grand Dieu des chrétiens de Joal ».
71
coloniale. C’est aussi le principal objectif de Faidherbe dans la notice de 1859 où il expose les
éléments rendant la colonie particulièrement intéressante pour le commerce et l’économie de la
métropole274. Dans cette démarche de promotion, sont mises en avant les bonnes relations
établies avec certaines populations locales comme les Wolof qui se distinguent de ce point de
vue des Sereer précédemment décrits :
« Les Ouolof, au milieu desquels se trouvent nos principaux établissements de la côte
de l’Afrique, vivent avec nous ou auprès de nous depuis plusieurs siècles. Il y a malgré
de petites discordes, une grande sympathie entre eux et les Européens qui habitent le
pays pendant quelque temps, et une race mélangée assez nombreuse, a été le résultat de
ce contact prolongé. Cette classe de la population a fait des progrès bien remarquables
depuis le commencement de ce siècle, sous le rapport de l’éducation, de la moralité, de
l’habillement, de la manière de vivre publique et privée. Elle a perdu, dans ces dernières
années, des privilèges commerciaux qui faisaient sa richesse et dont elle n’avait pas su
profiter sagement. Aujourd’hui, elle n’est plus retenue à ses préjugés que par quelques
vieux représentants des anciennes idées, dont le nombre diminue heureusement de jour
en jour. Ces obstacles vaincus, ces liens brisés, elle s’identifiera complètement avec les
Européens, tout en conservant cependant son caractère propre, dont le fond est la
douceur, la bienveillance, l’indulgence exagérée et qui manque de ressort, d’énergie et
d’activité. »275

En réalité lorsque Faidherbe écrit cette « Notice », il est encore confronté à une résistance des
« pays sereer » qui ne sont pas encore sous domination coloniale276. Par conséquent, seuls les
« états » wolof du Oualo, du Djolof et du Cayor sont cités, comme de potentiels collaborateurs
dont les qualités sont mises en avant. En effet, si la présence européenne est signalée au Sénégal
depuis le 15ème siècle et que le premier traité entre le roi du Sine et la France date de 1697, c’est
en 1904 que l’on pourra réellement parler d’administration coloniale au sens strict du terme, à
savoir un nouveau découpage administratif ne faisant « plus état des royautés qui existent mais
sans reconnaissance et sans plus de pouvoir. »277 C’est la fin du protectorat, régime particulier
qui, même de manière marginale, laissait des droits aux pouvoirs traditionnels sur les
populations. Cette évolution sonnera la prochaine fin d’une longue résistance des paysans de la
zone du Sine Saloum, mais aussi de Thiès dont les nombreux comptes rendus de l’époque

274
L. Faidherbe, Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui sont en relation avec elle, op. cit., p. 8; rappel
p99 sur "Importance du commerce concernant le Sénégal".
275
Ibid., p. 30.
276
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit., p. 70. Sur l’évolution de
l’expansion française voir aussi par exemple, Jacques Bernier, « La formation territoriale du Sénégal », Cahiers
de géographie du Québec, 1976, vol. 20, no 51, p. 447‑477.
277
Diégane Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays sérère, 1880-1955, Jean Moulin Lyon III,
Lyon, 1997, p. 72. Du fait de la présence concurrence anglaise des comptoirs sont installés mais la pénétration
dans le pays n’est pas franche. La conquête débutera réellement en 1840 et durera une quinzaine d’années qui
verront la mise en place des cercles administratifs dans le pays et la domination coloniale des royaumes.
72
coloniale font état278. En réalité, une partie de la région sereer, cœur de la production arachidière,
est stratégique pour la colonie et la métropole279. Il faut donc que les paysans s’attellent au
développement de l’économie arachidière devenue la « matrice centrale » du projet de l’Etat
colonial qui orientera, en même temps que les rapports aux sociétés rencontrées, leur
intégration280. Le cas des populations sereer et wolof, jusque-là rapprochées dans les récits
évoquant les groupes sociaux, est de ce point de vue emblématique. En effet, alors que les
paysans wolof s’engageront rapidement et presque entièrement dans la culture arachidière, il
semble que les paysans sereer se distinguent par leur réticence à abandonner les cultures
vivrières281. Afin d’obtenir des paysans la production de la graine et sa mise à disposition aux
autorités coloniales, ces dernières qui privilégient alors des moyens peu coûteux sur place,
useront d’alliances de circonstances pour développer les zones de production en les mettant au
travail. Dans cet objectif, les chefs religieux musulmans wolof, qui ont su protéger les
populations de certains pouvoirs centraux, usant de leur pouvoir avec d’autant plus de violence
qu’ils sont menacés par les autorités coloniales, ont désormais plus d’influence sur la
paysannerie282 et sont plus indiqués. D’après Diop et Diouf :
« (…) les marabouts, comme les paysans, sont intégrés dans l’économie de traite ;
moins discrédités que les anciennes familles aristocratiques, ils sont plus écoutés par les
paysans. De même ils sont plus aptes à fournir un appui idéologique au colonisateur
pour légitimer sa domination. Leur pouvoir, dans les communautés paysannes, est
différent de celui des chefs de cantons et de villages. Ces derniers, pris dans la logique
coloniale mais aussi celle de leurs intérêts, sont obligés d’avoir recours à la coercition,
à la violence pour obtenir quelque chose de leurs administrés. (…) Au contraire, le
marabout, par son charisme, peut tout obtenir par la persuasion ou le ndigël (la
recommandation religieuse). En ce sens il est plus efficace que les chefs indigènes. Il se
présente ainsi comme le partenaire désigné d’une colonisation se voulant efficace,
profitable et sans investissement digne de ce nom. »283

Cette situation assurant l’apaisement de la zone et de bonnes conditions pour la production


arachidière sera bien entretenue par les autorités coloniales. Elle sera aussi favorable à une

278
Voir par exemple « Annales sénégalaises de 1854 à 1885 suivies des Traités passés avec les indigènes » ;
Ouvrage publié avec l’autorisation du Ministère de la Marine, Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc Editeurs, Paris
1885. Source gallica.bnf.fr/ Bibliothèque Nationale de France.
279
Léon Faidherbe dans « Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui sont en relation avec elle », 1859,
s’attellera à démontrer la pertinence pour la métropole d’investir dans cette colonie, qui présente un potentiel
économique peu exploité, en relais à la traite négrière et au commerce de la gomme arabique.
280
Mamadou Diouf, « Le clientélisme, la “technocratie” et après? » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal.
Trajectoires d’un Etat., Codesria- Dakar, 1992, p. 239.
281
Paul Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, s.l., Saint Yriex,
Imprimerie Fabregue, 1966.
282
Pour une meilleure compréhension de cette dynamique se reporter à Donald Cruise O’brien, « Chefs, saints et
bureaucrates. La construction de l’Etat colonial » dans La construction de l’Etat au Sénégal, Karthala., Paris, 2002,
p. 17‑28. ; Mamadou Diouf et Momar Coumba Diop, « L’administration, les confréries religieuses et les
paysanneries » dans La construction de l’Etat au Sénégal., Karthala., Paris, 2002, p. 29‑47.
283
M. Diouf et M.C. Diop, « L’administration, les confréries religieuses et les paysanneries », art cit, p. 34.
73
meilleure expansion de l’Islam : la quasi-totalité des Wolof deviendra musulmane avant
1845284. De cette « alliance » circonstanciée qui lancera les fondations du « contrat social
sénégalais », « […] liant [par les marabouts]la société au pouvoir politique central de l’Etat »285,
naîtra dès la colonisation, d’après Diouf, un modèle d’intégration particulier des groupes, le
modèle islamo-wolof. Ce dernier « définit un centre de référence et ordonne les sociétés autres
que wolof selon un axe dont l’islam est le signe de culture et d’organisation sociale et
politique. »286 Ce modèle découlant en quelque sorte du contrat social établi, délimite le terrain
occupé par les chefs musulmans dans les campagnes du bassin arachidier, permettant la mise
en place d’un système qui « ne lie pas la classe dirigeante à l’intérêt public ou national ou même
directement aux gouvernés mais à des acteurs sociaux, patrons, associés, clients et rivaux »287.
Système qui s’avèrera payant autant pour l’administration coloniale que pour les marabouts de
l’arachide 288 et qui le demeurera après les indépendances, alimentant une pratique clientéliste
étatique.

C’est donc dans des circonstances particulières que le manque de collaboration d’une partie des
Sereer avec les autorités coloniales a posé les bases d’une réputation de fermeture directement
opposée à la perception dont les populations wolof - entrées plus tôt en relation avec les
européens, comme le note Faidherbe dans la Notice plus haut citée, et dont le bon caractère est
donc souligné- font l’objet. Le fait que dans l’entreprise de connaissance des populations,
dépendante de la trajectoire de pénétration coloniale sur le territoire, les Wolof qui sont parmi
les premiers peuples rencontrés par le colonisateur deviennent le groupe de référence, ne sera
pas sans conséquence sur la manière dont vont se construire la nation et l’Etat sénégalais289. Le
modèle découlant de cette situation établit de fait des groupes périphériques, dont l’assimilation
au modèle semble s’imposer comme meilleure voie d’intégration nationale. En effet, d’après
Diouf,
les périphéries sont des « régions physiques et/ou culturelles exclues des centres wolof
constitués par les villes du littoral atlantique, par les pays traditionnellement wolof et
lebu et par les porteurs du modèle islamo-wolof d’organisation sociale, politique et
religieuse. Ces périphéries peuvent partager avec le centre certains éléments, mais elles

284
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit., p. 17.
285
Donal Cruise O’Brien, « Le contrat social sénégalais à l’épreuve », Politique africaine, 1992, no 45, p. 9.
286
Mamadou Diouf, Histoire du Sénégal: le modèle islamo-wolof et ses périphéries, Paris, Maisonneuve & Larose,
2001, p. 9.
287
M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, op. cit., p. 46.
288
Jean Copans, Les Marabouts de l’arachide: la confrérie mouride et les paysans du Sénégal, Rééd. [d. Ausg.]
Sycomore, 1980., Paris, L’Harmattan, 1989, 279 p.
289
Donal Cruise O’Brien, « Langue et nationalité au Sénégal. L’enjeu politique de la wolofisation » dans La
construction de l’Etat au Sénégal, Paris, Karthala, 2002, p. 143‑155. ; Étienne Smith, « La nationalisation par le
bas : un nationalisme banal ?Le cas de la wolofisation au Sénégal », Raisons politiques, 2010, vol. 37, no 1, p.
65‑77.
74
n’en possèdent ni la totalité, ni la systématisation : elles sont soit à la marge ou tenues à
la marge, soit subordonnées au modèle. »290

Finalement, la particularité de l’ethnographie produite durant la colonisation réside dans le fait


que, portée par des acteurs dont les rôles et les objectifs étaient différents, elle s’est largement
fondée sur des appréciations de circonstances, souvent des oppositions dont celle Wolof-Sereer
ici exposée est emblématique. La connaissance des groupes de populations au Sénégal reste par
conséquent largement dépendante des circonstances ayant entouré cette entreprise, les
« spécificités » des groupes, découvertes au fur et à mesure de la pénétration coloniale et de ses
projets, pouvant passer de « valorisées » à « combattues » selon les enjeux économiques et
politiques291. Dans cette perspective où les populations sont appréhendées les unes par rapport
aux autres, « (…) l’évolution des spécialisations, des mises en valeur [devient] aussi et en même
temps celle des non-spécialisations, des mises en réserve ».292 Il devient impossible d’ignorer
le poids des circonstances et de « considérer les populations indépendamment les unes des
autres à cause des stratégies qu’on leur impose de jouer (ou qu’on leur empêche de jouer). »293

1-2 Enjeux nationaux : unification et spécification du groupe sereer

Jusqu’au début des années 1960, la documentation disponible sur les Sereer ne permet pas de
ranger les différentes composantes s’y référant aujourd’hui dans le même groupe. Si des
représentations existent bien sur les Sereer, Pathé Diagne regrette que le « monde sereer [ait]
très peu séduit l’ethnologue »294 et qu’on n’en sache pas plus qu’à l’époque de Faidherbe qui
posait que « l’identité du Sérère même reste à définir ».295 La période des indépendances allait
accélérer une telle démarche, mais au préalable il était nécessaire d’asseoir la réalité du groupe
concerné. Dans cet objectif, si les langues différant entre des populations susceptibles d’être
ainsi regroupées n’en facilitent pas un éventuel rapprochement, c’est surtout sur les origines
avancées par les différentes populations qu’une réconciliation semble problématique et donc
urgente. En effet, les enjeux de la construction nationale sont la priorité. Nécessitant de dépasser

290
M. Diouf, Histoire du Sénégal, op. cit., p. 161.
291
J. Glasman, « Le Sénégal imaginé. Évolution d’une classification ethnique de 1816 aux années 1920 », art cit,
p. 134.
292
Jean Copans, « Ethnies et régions dans une formation sociale dominée : hypothèses à propos du cas sénégalais »,
Anthropologie et Sociétés, 1978, vol. 2, no 1, p. 99.
293
Ibid., p. 99.
294
Pathé Diagne, « Royaumes Seréres. Les institutions traditionnelles du Sine Saloum », Présence Africaine, 1965,
LIV, no 2, p. 142.
295
Ibid.
75
les petites « divisions » et de créer un sentiment national d’appartenance, ils faciliteront un tel
rapprochement. Si, par la figure de son président Senghor, le jeune Etat s’attelle à la fondation
d’une nation commune, c’est paradoxalement en cherchant à approfondir la connaissance des
différents groupes le constituant dorénavant :
« Le mouvement nationaliste qui prend en charge la construction de l’Etat-nation, se
fixe dès 1960 des priorités, la représentation politique de l’ensemble des communautés
présentes dans le territoire sénégalais, la constitution d’un Etat puissant, réduisant la
diversité culturelle, ethnique et religieuse pour rendre la société plus gouvernable. »296

Dans cette entreprise, un auteur paraît central tant pour la fondation du groupe sereer que pour
celle de la nation : le prêtre missionnaire Henri Gravrand. Mettant l’accent sur l’antériorité de
la nation par rapport à l’avènement de l’indépendance, il révèle une trajectoire sereer centrale
dans l’histoire nationale.

1-2-1 Du débat sur les origines à l’unicité de l’ « ethnie » sereer

Toute étude sur les Sereer fait état de ce débat sur les origines, qui pourrait, selon Gravrand
(1983), se résumer en deux grandes hypothèses de peuplement :
« une hypothèse de peuplement par le nord, à partir du Sahara et du Fuuta. C’est la
théorie de Maurice Delafosse. On peut y rattacher celle de Cheikh Anta Diop, qui reporte
plus à l’est ce peuplement. Une hypothèse de peuplement par le sud à partir du Gaabu.
C’est la théorie de Pinet-Laprade et du dernier Maad a Sinig297. »298

Avançant que c’est de la fusion de groupes venus auparavant de l’Est, mais qui se sont
longtemps arrêtés dans le nord, dans le berceau de la nation, le Tekrur, avant de s’installer dans
ce qui deviendra le pays sereer où ils seront rejoints par d’autres populations venues du sud,
que serait née l’ « ethnie » sereer telle qu’elle se présente aujourd’hui, Gravrand réconcilie les
différentes hypothèses concernant l’origine des Sereer. L’auteur dit être arrivé à cette
conclusion en s’employant pendant 30 ans à résoudre le problème selon une méthode différente
de celle qui a vu naître les autres théories, « toutes basées sur le même présupposé : l’unité
d’origine des Sereer »299. Sa nouvelle méthode a consisté à vivre 30 ans au milieu des Sereer, à
mettre en lien des monographies de villages (toponymie et repérage des sites protohistoriques
des pays sereer), entretiens formels et informels (tradition orale) et études d’archives depuis les
premières sources arabes concernant l’Afrique occidentale du 8ème au 16ème siècle. Cette
méthode, longue, ethnographique, lui permettra donc d’arriver à la conclusion que l’ethnie

296
M. Diouf, « Le clientélisme, la “technocratie” et après ? », art cit, p. 247.
297
Roi du Sine
298
Henry Gravrand, La Civilisation sereer : Cosaan , les origines, Abbeville, Les Nouvelles Éditions Africaines,
1983, p. 51.
299
Ibid., p. 52.
76
sereer, loin d’être une entité homogène est le fruit de métissages successifs et divers dont le
plus connu est celui avec les guerriers Manding originaires du Mali au 14ème siècle, qui donnera
naissance à la noblesse Guelwaar du Sine. Ainsi, alors que Faidherbe regrettait dans ses notices,
tout comme Boilat, que les noirs ne cherchent jamais à rien savoir de leurs origines300, Gravrand
avance que cela relèverait plus de la stratégie que de l’ignorance :
« A l’enquêteur qui recherche l’origine lointaine d’une communauté villageoise on ne
signale que la dernière fondation, en essayant de passer sous silence le substrat, c’est-à-
dire les hiérarchies terriennes et les pouvoirs politiques qui mirent les premiers en valeur
le pays. (…) Le motif est le même : éviter de remettre en cause des droits acquis et de
laisser planer des doutes sur l’origine sereer de sa famille. »301

Le groupe sereer que nous connaissons aujourd’hui résulterait donc de la rencontre de trois
vagues successives de peuplement. Une vague initiale dite Soos ou Socé302 selon les auteurs,
autochtone pour certains, venue du Sud pour d’autres ; une seconde vague venue du nord, issue
d’une migration longue qui a duré plus de deux siècles et a séjourné avec toucouleurs et autres
groupes ethniques composant le Sénégal actuel dans le Tekrur ; enfin, la vague Guelwar, la
dernière connue qui a fusionné avec une partie des premières composantes vers le 14ème siècle.
Les conclusions de Gravrand représentent aujourd’hui la version historique la plus répandue
dans le milieu sereer et constituent la version officielle des origines du groupe. Elles valident
deux éléments importants dans la présentation actuelle du groupe sereer.

1) - Malgré des différences qui ont mené auparavant à les distinguer, les populations dites ndut,
none, safen, lala, sine, niominka sont à présent toutes rangées dans l’unique groupe sereer :
« Résumons-nous. Aux origines de la civilisation sereer, plusieurs sources culturelles
ont été signalées : sources égyptiennes, à la fois linguistiques et religieuses, sources
sahariennes, plus technologiques et sociologiques, sources mandé, plus politiques. Au
confluent de ces sources jaillies de l’Afrique profonde, l’homme sereer saura toujours
puiser dans le creuset de sa sérérité. »303

La fondation ethnique actuelle repose donc sur la reconnaissance et l’acceptation d’une


diversité interne supplantée par un liant, la sérérité. S’il a jugé nécessaire de se déprendre d’un
présupposé d’homogénéité pour retrouver les origines du groupe, ce dernier, à partir de cette
fusion fondatrice, gagne une origine commune à laquelle elle peut à présent se rattacher et qui
pourrait même être favorable à une unification culturelle.

300
L. Faidherbe, Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui sont en relation avec elle, op. cit., p. 28.
301
H. Gravrand, La Civilisation sereer, op. cit., p. 57.
302
Un débat sur cette composante du groupe sereer reste ouvert. Etait-ce des Socés venus du Sud ? des sereer de
la lignée Soos qui ont migré dans le sud puis en sont revenus ? Voir Raphaël Ndiaye, « Le peuple Sérère en
marche : repères historiques et socio-culturels », Bordeaux, 1994.
303
H. Gravrand, La Civilisation sereer, op. cit., p. 77.
77
2) - Parallèlement, le groupe sereer ainsi constitué se révèle comme première composante
humaine du pays et a rang de précurseur dans la fondation de la nation. En effet, les enjeux de
la reconstitution de la trajectoire des Sereer sont rapidement présentés comme dépassant le seul
cas du groupe. Ils sont d’ordre national, voire s’étendent à la sous-région. Auparavant associés
à des sauvages, rétifs à toute civilisation, les Sereer deviennent porteurs d’une civilisation
reconnue qui en plus éclairerait, parce qu’elle leur serait transversale, les autres cultures que
compte le pays. Du récit des diverses migrations parties de la vallée du Sénégal, qui ayant couvé
la formation de la plus grande partie du peuplement sénégalais mérite l’appellation de
« sanctuaire national »304, émerge « [p]lus qu’une histoire de migrations, (…) l’histoire des
civilisations de l’homme sénégalais. A chacune des étapes de cette histoire, le groupe sereer a
eu l’étrange destinée d’être un acteur mêlé aux évènements et d’accumuler ainsi une expérience
qui méritait d’être conservée. »305

1-2-2 Le groupe sereer et sa spécification nationale

Dans le projet nationaliste du nouveau pays indépendant, l’influence du Président Senghor,


théoricien de la Négritude, dont la définition la plus courante serait « l’ensemble des valeurs de
civilisation du monde noir »306, est indéniable. Senghor précise que le concept ne s’assimile pas
tant à une essence qu’à un phénomène, une existence307, une démarche de connaissance et
reconnaissance de soi préalable à la rencontre avec autrui. Dans cette perspective, la promotion
est faite de cultures qui seraient authentiquement « nègres » pouvant servir à l’enracinement
avant d’envisager l’ouverture, et donc à une nouvelle classification prenant en compte le temps
d’exposition des groupes identifiés aux cultures arabes et à l’islamisation d’une part et aux
français d’autre part. Ainsi, alors que localement « (…) les vrais nègres au Sénégal [se révèlent
être] les Sérères et les Diolas »308, les wolofs du milieu du 19ème en seraient le plus mauvais
exemple, leur société, islamisée et arabisée trois siècles auparavant et ayant rencontré les
français un siècle plus tard avec la fondation de Saint Louis,309 étant déjà en décomposition au
moment de la colonisation. Dans une application continentale de cette perspective, les africains
soudaniens que sont les sénégalais ne feraient plus le poids face aux Bantous des forêts

304
Ibid., p. 79.
305
Ibid., p. 80.
306
Définition de Léopold Sédar Senghor dans une lettre envoyée à Janet G.Vaillant. in Janet G Vaillant, Vie de
Léopold Sédar. Noir, Français et africain, Karthala 2006 ; p427
307
Janet Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor : Noir, français et Africain, Paris, Karthala, 2006, p. 427.
308
Lettre de LSS à Janet Vaillant, dans Ibid., p. 422.
309
Ibid.
78
équatoriales310. La recherche des origines négro-africaines fait donc une large place à des
groupes qui, jadis présentés comme sauvages et peu ouverts, avaient peu attiré la sympathie du
colonisateur mais sont dorénavant riches de ce trait qui les aurait préservés. Ces conclusions
vont dans le sens de ce qui a été le projet de construction de la nation sénégalaise par Senghor,
qui voulait œuvrer à la diversification d’une histoire nationale dominée par celle wolof311. Dans
cet objectif, une place importante sera faite à l’accès à l’écriture, non plus à la mise en récit des
histoires particulières mais à la connaissance « scientifique » de tous les groupes et de leur
fonctionnement. Cette perspective qui marquera sa réputation par la promotion de l’ethnologie,
par opposition à l’histoire et à Cheikh Anta Diop312 dont l’objectif est de créer la prise de
conscience d’une nation unie, créera pourtant une nouvelle voie de conscientisation ethnique
par la caractérisation de groupes distincts devant constituer la nation. Cette conception
d’articulation des terroirs et de la nation pour le dépassement des premiers par la seconde est,
d’après Smith (2013), largement inspirée par l’appartenance sereer revendiquée du Président
Senghor et par son souci d’unité nationale autour de valeurs qui lui semblent authentiquement
africaines. Pour Senghor :
« [l]a Patrie, c’est l’héritage que nous ont transmis nos ancêtres : une terre, un sang, une
langue, du moins un dialecte, des mœurs, des coutumes, un folklore, un art, en un mot,
une culture enracinée dans un terroir et exprimée par une race ».
«La Nation si elle rassemble les patries c’est pour les transcender. Elle n’est pas comme
la Patrie, déterminations naturelles, donc expressions du milieu, mais volonté de
construction, mieux de reconstruction. Elle est, objectivement, restructuration à l’image
d’un modèle exemplaire, d’un archétype. Mais, pour qu’elle atteigne son objet, la Nation
doit animer de sa foi, par-delà les patries, tous ses membres, tous les individus. Des
individus elle doit faire des personnes, c’est-à-dire des volontés conscientes : des âmes.
Loin de renier les réalités de la Patrie, la Nation s’y appuiera, plus précisément, elle
s’appuiera sur leurs vertus, leur caractère de réalités, partant, sur leur force
émotionnelle. Elle unira les vertus de la Patrie ou, le plus souvent, choisira parmi elles,
celles qui, en raison du climat, de l’histoire, de la race, ont un dénominateur commun
ou celles qui ont valeur d’universalité. Au terme de sa réalisation, la Nation fait, de
provinces différentes, un ensemble harmonieux : un seul pays pour un seul peuple,
animé d’une même foi et tendu vers un même but. »313

Le jeune état sénégalais doit ainsi à Gravrand une « importante contribution à la construction
nationale »314, son travail ayant le mérite « d’asseoir l’idée d’une nation sénégalaise
pluriethnique, avec des interférences culturelles très étroites dont témoignent entre autres les

310
Ibid.
311
Mamadou Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », Revue de
la Bibliothèque Nationale, 1989, vol. 34, p. 14‑23.
312
Ibid.
313
Léopold Sédar Senghor, Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Présence Africaine, 1961, p. 22‑23.
314
Lettre de Ibrahima Diouf, député-maire de Fatick, s’adressant à Gravrand, publiée dans Henri Gravrand, Visage
africain de l’Eglise, Paris, Orante, 1961, p. 10.
79
multiples liens de parenté à plaisanteries »315. S’il lui est parallèlement reproché un manque de
distance d’avec l’objet et par conséquent une certaine orientation dans l’interprétation de
sources elles-mêmes pas toujours solides316, et si le débat sur les origines des différentes factions
composant le groupe n’est pas vraiment achevé317, les travaux de Gravrand font autorité dans la
« communauté » sereer et sénégalaise élargie. Plus connus que les travaux de chercheurs
comme Becker et Martin qui réfutent souvent ses conclusions318 , et dont il reprend lui-même
les démonstrations, ce sont des travaux de Gravrand en général que partent les recompositions
sur le sujet. Il tend, dans son travail dont les volets les plus connus ont été préfacés par Senghor,
à présenter une « patrie » sereer éligible comme modèle de la nation, et ce pas seulement grâce
à ses vertus qui ont valeur d’universalité. En effet, en allant aux sources de la culture sereer,
Gravrand dit être arrivé aux « fondements anthropologiques de la nation sénégalaise », en
gestation depuis deux mille ans, d’abord au Tekrur puis dans la vallée du fleuve Sénégal319 et
qui repose sur une unité « fondée sur la parenté génétique des ethnies sénégalaises »320.
L’homme sereer ne serait autre que l’ancêtre de l’homme sénégalais, d’où l’intérêt de
comprendre son histoire et sa culture :
« Avant d’apporter une nouvelle contribution, il faut souligner l’importance de ce débat
pour le Sénégal. Il dépasse une simple confrontation entre historiens de l’Afrique. Il
dépasse même l’ethnie qui est au cœur de cette recherche. Car il s’agit moins de
retrouver les traces d’un groupe d’hommes à une profondeur de 900 ans d’histoire, que
de retracer la genèse d’un humanisme africain et les multiples sources de sa civilisation.
Cette recherche englobe en réalité l’ensemble des peuples qui se trouvèrent engagés, il
y’a plus de mille ans dans une communauté de destin : Sereer et Fulbé, Wolof et Lébu,
Toucouleur et Mandé, Soosé et Joola. Il suffirait de reconstituer avec probabilité la
trame de l’histoire sereer pour éclairer en même temps celle de l’histoire nationale
sénégalaise et retrouver l’un des fils conducteurs de l’histoire de la sous-région. (…)
Clarifier le problème des origines sereer, c’est apporter en même temps une contribution
à l’histoire du Sénégal. »321

315
Papa Massène Sène, « A la découverte de la Civilisation Sereer avec le R.P. henry Gravrand », Ethiopiques,
1984, Nouvelle série volume 2 N°4, no 39, p. 1. Pour plus d’éléments sur la parenté à plaisanterie H. Gravrand,
La Civilisation sereer, op. cit., p. 94. Et sur ses enjeux politiques Étienne Smith, « Les cousinages de plaisanterie
en Afrique de l’Ouest, entre particularismes et universalismes », Raisons politiques, 2004, no 13, no 1, p. 157‑169.
É. Smith, « La nation « par le côté ». Le récit des cousinages au Sénégal », art cit.
316
Un certain parti pris historique donc en faveur du Sine et plus précisément de la domination Guelwar en son
sein. Tout en en défendant la diversité interne, il semblerait que Gravrand ait généralisé sur la culture sereer à
partir du point de vue dominant à son arrivée en 1948 et donnant les sereer pour originaires du Sud. Sa proximité
connue avec le dernier roi du Sine, et l’usage de traditions orales villageoises, fortement orientées ( Charles Becker
et Victor Martin, « Notes sur les traditions orales et les sources écrites concernant le royaume du Sine. », Bulletin
de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire Série B, 1972, Tome XXXIV, no 12, p. 732‑777.), peuvent être avancées
parmi les causes des biais qui lui sont reprochés.
317
R. Ndiaye, « Le peuple Sérère en marche : repères historiques et socio-culturels », art cit. Discute les
conclusions de Gravrand avec celles de Babacar Sedih Diouf
318
C. Becker et V. Martin, « Notes sur les traditions orales et les sources écrites concernant le royaume du Sine. »,
art cit.
319
H. Gravrand, La Civilisation sereer, op. cit., p. 18.
320
Ibid., p. 17.
321
Ibid., p. 47.
80
Ainsi, comprendre la trajectoire migratoire des Sereer, c’est aussi comprendre celle des autres
groupes ethniques du Sénégal, ce que Senghor soulignera dans la préface du livre, précisant que
l’œuvre devrait intéresser par conséquent tous les citoyens322. En effet, la communalisation des
populations devenues sereer se serait faite dans un contexte historique d’ascension de l’empire
manding et de formation de différents groupes tentant de se soustraire à sa domination. Les
différents groupes partagent, d’après Gravrand, le même ancêtre, le proto sereer qu’il préfère
appeler sereer cosaan, soit sereer des origines. La langue rattachée au proto sereer serait aussi
par voie de conséquence l’ancêtre des langues parlées dans les différents groupes qui en ont
émergé. Cette découverte est d’autant plus importante, d’après l’auteur, qu’elle permet au
passage de résoudre l’énigme des Sereer- Cangin de Thiès qui seraient issus des populations les
plus anciennes du pays et qui n’auront qu’en partie été mélangées aux sereer cosaan. D’après
Gravrand, qui dit s’appuyer sur les travaux de Becker et Martin (1979), une partie des Sereer
dits Cangin est issue du premier métissage entre l’homme de Tiemass, premier habitant du
Sénégal et les Sereer cosaan tékruriens avant le 12ème siècle- au 11ème siècle d’après les
précisions de Pélissier. Par leur position dans les forêts de Thiès, les Sereer- Cangin n’auraient
pas été atteints par les métissages suivants, notamment au 14ème siècle, avec la vague guelwar.
C’est cela qui expliquerait qu’en dehors d’une différence de langue les Sereer-Cangin
présentent des similitudes de pratiques avec certains sous-groupes dits siin-siin323. L’ancienneté
du groupe, validée par ce cas spécifique des Sereer de Thiès, en expliquerait aussi la diversité
interne, en permettant divers métissages à partir des premières composantes démographiques
du pays. Boubacar Diop ira dans le même sens en cherchant à montrer la présence dans les
cultures du nord du Sénégal des éléments de la culture sereer. Il propose de « s’arrêter et
reconnaître que réfléchir sur le Sereer c’est réfléchir donc sur le Sénégal et l’Afrique et surtout
sur l’histoire de l’être humain. »324

1-2-3 Les Sereer, modèles d’indépendance culturelle ?

Au cœur de la thèse de Gravrand, l’idée d’une origine commune qui puise ses sources dans le
Tekrur valide aussi une trajectoire sereer particulière, marquée par une longue résistance à
l’islamisation. Le premier acte en aurait été posé lors de leur départ du Tekrur au 11ème siècle,
en partie motivé par un refus d’embrasser l’Islam dont l’ancien royaume se trouve aussi être un

322
Préface de Senghor dans Ibid., p. 10‑11.
323
Ibid., p. 143. ; C. Becker et M. Mbodj, « La dynamique du peuplement sereer », art cit, p. 48.
324
Boubacar Diop Buuba, « Les migrations sereer, jalons de la saga africaine et sénégalaise », ANKH, 2005,
vol. 14, no 15, p. 147.
81
creuset325. Se distinguant par ce premier acte de résistance, les Sereer se feront aussi remarquer
par leur collaboration au projet colonial de culture de l’arachide, jugée faible au regard de
l’investissement des Wolof. Dans les zones sereer, les paysans, tout en acceptant de se mettre
sous la protection et parfois le commandement de chefs religieux, n’embrasseront pas tous la
religion musulmane qui ne pénétrera que très lentement leur groupe326. La majorité de la
population était donc restée animiste et peu atteinte par les percées de l’islam constatées dans
les zones du Baol et du Saloum, plus proches des anciens royaumes wolof. Ainsi, lorsqu’à
l’implantation de la colonie, les missionnaires démarrèrent réellement leur campagne
d’évangélisation en empruntant en priorité les voies pacifiées, ils sont confrontés à des wolofs
largement islamisés et souvent depuis longtemps, et se tournent prioritairement vers les autres
populations accessibles. A côté des Wolof, ce sont d’abord des Sereer qui présentent l’avantage
d’être majoritaires sur plusieurs sites d’implantation et, surtout, qui ont la réputation d’être
largement insensibles voire opposés à l’islam. Un fait plus récent dans l’époque coloniale vient
confirmer cette réputation : la mort de Maba Diahou Bâ à Somb en 1867, stoppé dans son djihad
sanglant par des combattants sereer.

A partir de ces divers éléments, les Sereer ne se présentent plus seulement comme des résistants,
mais comme ceux qui ont le plus résisté aux assauts extérieurs et en l’occurrence à un Islam
qui, malgré les collaborations mises en place avec les chefs religieux, suscitait encore la
méfiance des autorités coloniales vis-à-vis de populations, comme les wolof327 et les peuls328,
qu’ils pouvaient apprécier par ailleurs. Cette situation qui fera des populations sereer des cibles
pour la mission catholique évangélisatrice contribuera à raffermir leur réputation de fermeture
à l’islam et tendra conjointement à leur créer une réputation d’ouverture ou au moins d’une plus
grande sensibilité au christianisme qu’ils ne rejoindront pourtant pas en majorité. Dans le
mouvement de distinction des Sereer, alors même que le mouvement violent d’islamisation a
été porté dans le pays par des Toucouleurs, c’est plutôt leur différence d’avec les Wolof que
nourrira leur réputation de fermeture à l’islam, religion associée dans les zones de culture de
l’arachide au groupe wolof et à ses représentants religieux.

325
H. Gravrand, La Civilisation sereer, op. cit., p. 101. ; p120
326
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit., p. 230. A Ndiaganiao
dans le Dieghem, Sène note plus d’un siècle après le début de l’évangélisation en 1952 : 2000 musulmans pour
25000 animistes, une part anecdotique de chrétiens, 383
327
L. Faidherbe, Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui sont en relation avec elle, op. cit., p. 30.
328
Ibid., p. 98.
82
Ces rappels historiques montrent que si la résistance soulignée des Sereer se fait aujourd’hui
sur la base d’appréciations culturelles, religieuses ou identitaires, il n’est pas certain qu’elles en
furent les principales motivations. Confirmant l’hypothèse de perméabilité des groupes en
Afrique précoloniale, Bernier (1976) pose que dans le cas du Sénégal, si avant la colonisation
l’unité pertinente pour désigner un groupe faisait globalement correspondre un territoire et une
langue, elle ne créait cependant pas de frontières étanches entre groupes. Les enjeux, moins
identitaires, étaient plus politiques, ce qui veut dire que des conflits existaient entre les
populations. Le cas des populations ayant fui l’autorité du Sine pour fonder des zones
« autonomes » est, de ce point de vue, révélateur de tensions existant dans un cadre où
l’intégration, exclusivement de type politique, est dès le 11ème siècle à l’origine d’une
dissociation « du territoire et des terroirs de communautés villageoise, qui circonscrit des
légitimités différentes, des logiques pluralistes plus ou moins autonomes selon la proximité
géographique du siège du pouvoir territorial. »329 Cette réalité précoloniale rappelle que les
différences existaient, et étaient reconnues, même quand elles étaient minimes.330 Cependant,
elles ne reposaient pas sur les mêmes bases que celles de l’ethnicisation qui ici a procédé par
mise en concurrence et a favorisé un certain exclusivisme culturel. Les limites ethniques
actuelles du groupe, loin de faire l’objet d’un réel consensus interne, sont une convention
quelque peu « forcée », qui ne dérive pas d’un mouvement de communalisation porté en
premier lieu par les populations elles-mêmes, lesquelles ne s’identifient pas toutes comme
sereer, mais comme « ndut », « none », « niominka », « sine » et se distinguent autant entre
elles qu’avec des groupes considérés aujourd’hui comme plus éloignés. L’ « ethnie » sereer
telle qu’elle se présente aujourd’hui est donc le résultat d’un processus d’assignation d’une
identité, fait à partir d’éléments existant, de formation puis de particularisation formelle de
populations vis-à-vis d’autres331.

On voit bien qu’au Sénégal, la configuration qui fait du pays une exception africaine par le
nombre limité de groupes ethniques résulte aussi d’une construction, de la mise sur pied d’un
agrégat maîtrisé de groupes, d’abord voulu par le colonisateur pour réduire le nombre de
groupes et partant, de chefs à combattre332, et ensuite poursuivi par l’Etat dans son souci de
créer une nation soudée. Ce projet ne sera favorisé pourtant ni par cette classification des

329
Mamadou Diouf, « Le clientélisme, la “technocratie” et après? » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal.
Trajectoires d’un Etat., Codesria- Dakar, 1992, p. 237.
330
Comme le soulignait Boilat au début de son entreprise, s’étonnant que tant de populations différentes aient pu
cohabiter sans chercher à se fondre en un seul groupe. p ?
331
J. Glasman, « Le Sénégal imaginé. Évolution d’une classification ethnique de 1816 aux années 1920 », art cit.
332
J. Bernier, « La formation territoriale du Sénégal », art cit.
83
groupes ethniques, ni par l’organisation territoriale du pays. Ce dernier, scindé en deux zones
jusqu’à la fin de la deuxième guerre, celle des citoyens des quatre communes françaises, et celle
des populations rurales, suit en quelque sorte la voie tracée par l’opposition qui fait naître un
centre, wolof, se percevant et perçu comme plus proche de la modernité représentée par le
colon, et des périphéries, les autres groupes qui en sont tenus éloignés333. O’Brien (2002)
souligne les faits ayant amené les Wolof à être au centre du jeu, à savoir la mise en place des
institutions coloniales dans des villes où ils sont majoritaires et le développement de la culture
arachidière prioritairement sur leurs territoires, comme des « accidents heureux » de l’histoire
pour leur groupe. Ces « accidents » construiront entre ce groupe et les autres des relations
asymétriques à l’avantage du premier sans qu’il ait pu être directement responsable de ce fait
qui remonte à une période où l’aristocratie wolof ne pouvait qu’ignorer ce bienfait334 pour un
groupe qui n’avait guère l’occasion, tout comme ses voisins, de se définir comme une seule
« ethnie » 335. C’est aussi comme cela qu’à leur indistinction336 succèdera l’opposition entre les
Wolof et les Sereer. Cette opposition est emblématique d’une construction coloniale, validée
par la classification ethnographique identifiant des sociétés hiérarchisées337, dont le meilleur
représentant sera dorénavant le groupe wolof, dont la société se caractériserait par un système
d’inégalité et de domination,338 et des sociétés égalitaires,339 dont le meilleur représentant sera
une partie du groupe sereer non influencée par les Guelwar340. Cette opposition drainera aussi
sa gamme de représentations en termes de qualités-valeurs et défauts associés, plus ou moins
favorables aux groupes selon les périodes historiques. Ainsi, si elle fait du dynamisme et du
progressisme des qualités inhérentes aux sociétés dites hiérarchisées qui dans le même temps
sont plus enclines au calcul et à la malhonnêteté, elle regroupe au sein des sociétés dites
égalitaires des populations pour lesquelles l’honnêteté et le sens du labeur sont associés à une
certaine simplicité d’esprit, un manque d’ouverture au progrès et un conservatisme qui
pourraient les exposer à la domination des premiers. Ainsi, s’« il n’y a ni conflits ni tensions
entre ethnies sénégalaises […] il existe chez chaque Sénégalais un ensemble de stéréotypes qui
constituent comme un portrait-robot de sa propre ethnie et des portrait-robot des autres

333
Mamadou Diouf, Histoire du Sénégal: le modèle islamo-wolof et ses périphéries, Paris, Maisonneuve & Larose,
2001, 250 p.
334
D.C. O’Brien, « Langue et nationalité au Sénégal. L’enjeu politique de la wolofisation », art cit, p. 145.
335
Ibid.
336
A.D. Boilat, Esquisses Sénégalaises, op. cit., L. Faidherbe, Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui
sont en relation avec elle, op. cit.
337
Les Wolof, les Manding, une partie des Sereer (Sine et Saloum), les Halpulaaren et les Soninke
338
Abdoulaye-Bara Diop, La société Wolof: tradition et changement ; les systèmes d’inégalité et de domination,
Paris, Karthala, 1981, 355 p.
339
Les Sereer dits du Nord-Ouest, les Diola, Mancagne, Bainouk, Balant, Basari…
340
Jean-Marc Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, Paris, O.R.S.T.O.M, 1981, 808 p.
84
ethnies. »341. Ces représentations stéréotypées se révèleraient, d’après Diarra et Fougeyrollas,
assez stables dans le temps, même quand la réalité tend à les contredire. C’est ainsi que lors de
leur enquête, alors qu’ils constatent que « la différence ethnique tend à s’atténuer, voire à
s’abolir entre Wolof et Serer au profit d’une sénégalisation qui se révèle être, pour une large
part, une wolofisation »,342 les auteurs relèvent que
« [l]es Wolof, comme les autres ethnies, ont, en général, une haute idée d’eux-mêmes.
Ils estiment qu’ils sont intelligents, qu’ils détiennent de grandes aptitudes à l’adaptation
sociale et surtout que le Sénégal est, avant tout leur œuvre. De plus, ils affirment être de
bons musulmans. »343

De leur côté,
« Les Serer expriment souvent le sentiment de constituer ou d’avoir constitué ce qu’on
peut appeler le Sénégal profond. […] [Ils] revendiquent, pour eux, moins l’intelligence
et les facultés d’adaptation que la fidélité aux traditions et l’amour du travail. […] Pour
eux, les Wolof sont une population mêlée et brassée alors qu’eux-mêmes auraient
conservé, dans leur vie rurale, une plus grande authenticité africaine et sénégalaise. »344

Dans le contexte national sénégalais, l’étiquette « société égalitaire » chez les Sereer renvoie
aux origines, à une authenticité préservée par des hommes de double refus : « refus d’adopter
l’islam, refus d’être assimilés par les Wolof ; ou, si l’on préfère, d’une double fidélité, à leur
religion du terroir et à leur langue. »345 Tâchons de mieux saisir les éléments autour desquels se
structure la culture de ces hommes.

2- Eléments de caractérisation des Sereer

La démarche de meilleure connaissance de la composition de chaque groupe, démarrée par la


production de travaux écrits durant la colonisation, sera poursuivie dans le sens de la
construction de la nation aux indépendances. Désormais, la priorité est donnée à des travaux à
visée ethnographique privilégiant la compréhension de l’organisation interne des groupes346,
tout en ayant pour objectif supérieur leur intégration nationale. Il s’agit de caractériser les
différents groupes identifiés et de verser leurs spécificités au trésor de la nation. Ces travaux

341
Fatoumata-Agnès Diarra et Pierre Fougeyrollas, « Les relations entre groupes ethniques au Sénégal » dans Deux
études sur les relations entre groupes ethniques en Afrique : Sénégal, République-Unie de Tanzanie.,
Neuchâtel/Suisse, Unesco, 1973, p. 17.
342
Fatoumata-Agnès Diarra et Pierre Fougeyrollas, « Les relations entre groupes ethniques au Sénégal » dans Deux
études sur les relations entre groupes ethniques en Afrique : Sénégal, République-Unie de Tanzanie.,
Neuchâtel/Suisse, Unesco, 1973, p. 20.
343
Ibid., p. 18.
344
Ibid., p. 19.
345
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 192.
346
M. Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », art cit, p. 15.
85
qui ne remettent pas en cause les groupes constitués lors de la période coloniale mais en
nourrissent la réalité favoriseront paradoxalement la mise en place d’un cadre propice à
l’émergence d’une certaine conscience ethnique et d’une plus grande distinction sociale. S’ils
n’inventent pas les caractéristiques attribuées aux populations, ils sont responsables d’une
certaine mise en cohérence de celles-ci, cristallisant ainsi des découpages et spécifications
ethniques élaborés auparavant. En relation avec la nécessité de créer un sentiment national au
moment des indépendances, cette démarche ne remet pas fondamentalement en cause les
catégorisations établies, mais les réorganise dans le sens de ces nouveaux enjeux. Dans le cas
des Sereer, cette démarche est à mettre en relation avec la place qu’occupe le groupe dans le
projet de recréation de la nation, qui de « naturelle » doit devenir « officielle » et inclusive.
Parmi les composantes qui se dégagent comme fondamentales dans la caractérisation de
l’ « ethnie » sereer la religion, présentée comme imprégnant toutes les sphères de la vie sociale,
est une donnée importante, dont la profondeur révèlerait un groupe aux attaches traditionnelles
encore solides, dans un contexte où les valeurs négro-africaines sont valorisées. Associée à un
système familial original, porteur d’un idéal d’équilibre de la société, elle constitue la base d’un
système traditionnel sereer doté d’un cadre exigeant de gestion de la terre, sacrée et inaliénable.
Voilà donnés les éléments ayant orienté l’organisation politique et sociale, posée comme
idéalement égalitaire, chez les Sereer.

2-1 Une religion centrale

Plus que toute autre manifestation de la culture, la religion est considérée comme
intrinsèquement liée à l’identité du groupe sereer, quand elle n’est pas tout simplement
considérée comme la culture sereer. Cette dernière serait incomplète sans sa dimension
religieuse. Le premier qui aura étudié la question de manière précise est Gravrand347. Si ses
analyses, clairement influencées par le rapprochement constant avec la religion chrétienne, ont
pu amener à déceler des manques, il est celui qui pose les bases d’une étude de la religion sereer
comme système particulier de croyances ou plutôt comme une vision du monde, une certaine
conception de l’univers348. D’autres approfondiront l’un ou l’autre des points soulevés349 par ses

347
H. Gravrand, Visage africain de l’Eglise, op. cit. R.P.Henri Gravrand, « L’héritage spirituel sereer: valeur
traditionnelle d’hier, d’aujourd’hui et de demain », Revue socialiste de culture négro-africaine ; 3e trimestre,
1982, vol. 31. Henry Gravrand, La Civilisation Sereer: Pangool, le génie religieux sereer., Dakar, Nouvelles
Editions Africaines du Sénégal, 1990, vol.2, 473 p.
348
F.-A. Diarra et P. Fougeyrollas, « Les relations entre groupes ethniques au Sénégal », art cit, p. 17.
349
Issa Laye Thiaw, « La religiosité des sereer avant et pendant leur islamisation. », Ethiopiques, 1991, vol. 7,
trimestre 2, no 54. Raphaël Ndiaye, « Quelques parallèlismes entre religions africaines et christianisme en Afrique
de l’Ouest », Paris-, Centre International Francophone d’Echange et de Réflexion (CIFER)/ Délagation
permanente du Sénégal près de l’UNESCO, 2008.
86
études initiales, mais c’est lui qui donne le premier une vision cohérente de la religion sereer,
même si elle est incomplète car encore vue du Sine350. Pélissier (1966) partira des analyses de
Gravrand pour approfondir la sienne sur la religion du terroir. Il en donne une définition qui
résume bien les analyses de Gravrand :
« (…) ce corps de croyances, parfaitement cohérent, élabore une vision totale de
l’Univers au sein de laquelle l’homme est en contact permanent avec toutes les forces
de la vie, visibles et invisibles. C’est dans cette perspective de « communion vitale »
avec l’Autre et avec l’Univers que s’inscrivent tous les actes de l’homme de sa naissance
à sa mort. Combien d’attitudes du Sérèr restent incompréhensibles à qui imagine que
son comportement quotidien et d’abord son travail de paysan, est commandé par des
préoccupations exclusivement laïques ! La terre elle-même est vie. »351

D’après Gravrand, la religion sereer se structure autour d’un dieu omniprésent, Roog Sèn352, des
intermédiaires, dont les plus importants sont les pangool et les cadres de la religion, en premier
lieu ceux qui sont chargés des libations sur les autels des pangool. C’est en se penchant
spécifiquement sur ces intermédiaires dont le culte polarise, d’après Gravrand, tout le système
religieux que le sens de la religion sereer sera approfondi. En effet, alors que la religion est
présentée comme monothéiste, le culte des pangool, qui semble ne pas la différencier d’autres
pratiques de pur paganisme, paraît au contraire l’éloigner du monothéisme. Si les pangool sont
des intermédiaires, ils se révèlent avant tout des ancêtres, plus ou moins lointains :
Parmi divers esprits intermédiaires, « plus près encore des hommes et mêlés à leur vie,
les Pangol sont pour les Sérères les véritables intermédiaires entre la divinité et
l’humanité. Rog Sèn leur a confié le gouvernement du monde, chacun dans sa sphère.
Ils posent un délicat problème. La prédication missionnaire et islamique les a assimilés
aux mauvais anges et le catéchisme sérère dit textuellement : « Les Pangol sont des
Démons ». (…) Disons simplement qu’après une enquête d’une dizaine d’années au
cours de laquelle nous avons relevé la carte des arbres sacrés du Sine, la liste des Pangol
et la légende des principaux d’entre eux, nous avons été obligé de constater qu’aucun
d’entre eux n’était un démon ou un esprit intermédiaire entre Dieu et les hommes, mais
des hommes historiques, fondateurs de cité, héros, ou chefs de grande famille, dont les
tombes furent entretenues par des générations d’admirateurs et qui ont été spiritualisés
par voie de culte. »353

La particularité des pangool, « intermédiaires entre l’homme et la divinité, qui animent tout
l’environnement des Sérèr et qui comportent une hiérarchie complexe allant des Pangol

350
Cette question est discutée dans Charles Becker et Victor Martin, « Lieux de culte et emplacements célèbres
dans les pays sereer(Sénégal). », Bulletin de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire Série B Tome 41, janvier 1979,
vol. 1, p. 133–189. Ils soulignent notamment les travaux de JP Crétois auteur du dictionnaire sereer-français ; de
Abbé L. Diouf, L’homme dans le monde (Vision sereer), communication aux Journées Africaines de Théologie,
polygraphié, s. d., p. 6. qui nuance les interprétations de Gravrand ; de L. V. Thomas & R. Luneau, La terre
africaine et ses religions, Paris, Larousse, 1975, p. 85, 101-106, 130, 173, 211-212. Tous cités p 142 de l’article
de Becker et Martin.
351
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 213.
352
Littéralement « Dieu nulle part » compris comme Dieu est partout.
353
H. Gravrand, Visage africain de l’Eglise, op. cit., p. 40.
87
familiaux dont le chef de famille est le prêtre jusqu’aux intercesseurs les plus puissants, les
grands Pangol communs à toute l’ethnie »354, amène Sène (1997) à avancer que la religion chez
les Sereer, bien éloignée de toute idolâtrie355, avant d’être de groupe, est familiale. Le nombre
important de lieux de cultes et de prêtres attitrés demeurant en fonction, d’après l’enquête de
Becker et Martin (1977), malgré l’adhésion aux religions chrétienne et musulmane, tendrait à
valider cette perspective356. Cependant, le fait de considérer le culte sereer, essentiellement dans
le cadre des échanges entre morts et vivants, en orienterait l’objectif premier qui ne serait pas
« de rendre gloire à l’Etre Suprême, même si la référence en est faite, mais de se rendre propices
les forces de la nature. Pluie ou sécheresse, richesse ou pauvreté, fécondité ou stérilité, réussite
des entreprises ou échec [dépendant] pratiquement des Etres force qui vivent auprès de
Dieu. »357 Si Pélissier rejette cette perspective utilitariste sur la religion, il s’accorde avec
Gravrand sur le fait que l’omniprésence de Dieu est d’abord une sacralisation de la vie entière358.
Liée à l’importance de la terre, cette perspective a pu faire dire, de façon abusive d’après Ndione
(2015), de la religion sereer qu’elle est une religion agraire.359 Elle révèle cependant la
perspective de Gravrand, qui tend à dépasser l’idée de la pure mystification pour mettre
directement en lien les manifestations en direction des morts avec les intérêts des vivants. Ce
point de vue est à mettre en lien avec sa démarche de rapprochement entre religion chrétienne
et sereer, qui l’amènera à préconiser de façon concrète la sacralisation, par le culte chrétien, de
la vie quotidienne des Sereer convertis à qui des prières et gestes spécifiques seront proposés à
chaque étape où la religion sereer le fait360.

La démarche de Gravrand, même si elle a été suivie d’autres, notamment pour comparaison
avec la religion musulmane361, est fondatrice, mais inséparable de sa démarche de missionnaire.

354
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 213.
355
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit., p. 51.
356
R. Ndiaye, « Le peuple Sérère en marche : repères historiques et socio-culturels », art cit, p. 24.
357
H. Gravrand, Visage africain de l’Eglise, op. cit., p. 46.
358
Ibid.
359
J.-M. Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, op. cit., p. 150.
Orientation réfutée par Marcel Ndione, Prophéties et politique au Sénégal. Les saltigi du xoy médiatique de
Malango et leurs prédictions sur les acteurs politiques sénégalais.(2000-2012)., Sociologie, Université Paris-
Sorbonne, Paris, 2013, 400 p. D’après lui, cette conception fait courir le risque d’occulter des segments entiers des
représentations religieuses liées à la terre. Si la conception de la terre comme pourvoyeuse de nourriture est centrale
même chez les paysans qui ne pratiquent pas de religion s’adressant particulièrement à elle, la terre dans la
conception sereer est aussi, d’après cet auteur, le lieu de repos des ancêtres parmi lesquels, ceux, bons, devenus
pangool autour de qui tourne la vie religieuse.
360
H. Gravrand, Visage africain de l’Eglise, op. cit., p. 249. « Sacraliser la vie profane » p249-264
Plus tôt dans le livre, p 10, Ibrahima Diouf député maire de Fatick confirme « C’est ainsi par exemple que vous
mettez en évidence le caractère rural de la religion par des bénédictions de semences, de champs, de récoltes, de
troupeaux. C’est ainsi que vous passez en revue les principales cérémonies sérères traditionnelles=bat
(relevailles), N’dut (retraite des circoncis), m’boy (funérailles), guilig (mariage)… ».
361
I.L. Thiaw, « La religiosité des sereer avant et pendant leur islamisation. », art cit.
88
L’orientation particulière de recherche de convergences entre religion traditionnelle et religions
révélées, précisément catholique, qui a concentré les recherches sur le sujet a aussi participé à
une certaine perception de la culture sereer comme plus adaptable au christianisme et de sa
population, par conséquent, comme plus ouverte à cette religion. Une telle démarche n’aura pas
été inutile pour convaincre des populations restées longtemps réfractaires au christianisme362,
même si une analyse des circonstances d’établissement des religions révélées montre qu’en la
matière les Sereer sauront faire preuve d’adaptation, s’alliant à l’une ou l’autre religion révélée
lorsque les circonstances étaient socialement et économiquement favorables à une telle
démarche363, sans que la religion sereer, présentée comme n’ayant pas de visée universaliste,364
se pose alors comme un frein. Car si la religion imprègne toute la culture, elle est néanmoins
incluse dans une organisation sociale largement structurée par un système familial dont le
principal objectif est d’instaurer un cadre équilibré permettant d’éviter tout excès.

2-2 Un système familial original

Que la famille, les liens de sang et parentaux soient importants dans la culture sereer, cela sonne
comme une évidence pour une population rurale africaine. Dans les travaux ethnologiques
consacrés au continent, la famille et le système parental ont été l’un des aspects les plus étudiés.
Ce qui intéressera particulièrement chez les Sereer, c’est d’abord l’importance de la parenté
utérine, connue dans son sens large comme Tim (parenté matrilinéaire) et dans son sens restreint
comme Deen Yay (sein maternel), qu’on peut désigner comme « l’entité vivante et cohérente
de la famille maternelle »365. Le matrilignage est présenté comme le principe directeur de la
socialisation soumettant la société sereer dans son ensemble à un fonctionnement de type
« bilinéaire avec prédominance du maternel sur le paternel »366. Si tout sereer semble connaître
cette bilinéarité dans les rapports familiaux et sociaux, elle a pu être quelque peu relativisée. En

362
Pour plus d’informations sur ce processus, se référer au Chapitre 3 de cette thèse et à D. Sène, Evolution et
limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit.
363
Cette question de la pénétration des religions révélées dans le pays sereer, des circonstances et des implications
dans la vie des paysans sera plus longuement réalisée dans le chapitre trois de cette thèse. En 1979, Becker et
Martin, art. cit. soulignaient l’erreur qui consiste à penser que les Wolof sont davantage musulmans et plus
précisément mourides (confrérie au cœur de la culture arachidière) que les Sereer. Ce qu’il faut souligner c’est que
les chiffres ne comptabilisent pas le nombre de personnes qui en réalité vivent un syncrétisme religieux, mais en
termes stricts de conversion, la majorité des sereer sera musulmane et assez rapidement à partir de 1970. ; J.-M.
Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, op. cit., p. 459; 468. Parlera de « christianisme
élitaire » et de « mouridisme agraire » pour souligner les stratégies d’insertion sociale différentes associées aux
conversions religieuses.
364
R. Ndiaye, « Quelques parallèlismes entre religions africaines et christianisme en Afrique de l’Ouest », art cit,
p. 24 de la version en ligne.
365
H. Gravrand, La Civilisation sereer, op. cit., p. 210.
366
Ibid., p. 209.
89
effet, alors que pour Gravrand la société est allée de matrilinéaire à bilinéaire, la prépondérance
que prend plus ou moins cette spécificité selon les terroirs amène à s’interroger sur cette réalité.
Ainsi dans le Sine où Dupire et al (1974) remarquent que « [à] la différence des sociétés
bilinéaires les plus cohérentes et les plus caractéristiques (…) les fonctions des deux lignages
serers ne sont pas très tranchées ».367. Chez les Sereer dits Cangin, alors que certains seraient
quasi exclusivement dans une parenté dominée par la lignée maternelle (Ndut et Safene)),
d’autres (None et Lala) seraient plutôt patrilinéaires368. Dans les villages de la Petite Côte,
politiquement rattachés au Sine, la prégnance matrilinéaire est visible, toute personne étant
appelée de son prénom suivi de celui de sa mère, alors que dans le Dieguem, c’est le nom du
père qui est ainsi utilisé369. Toutefois, même si au sein du groupe ethnique cette bilinéarité
présente des variations, elle demeure une dimension de la parenté, présentée comme originale.
L’intérêt de ce système de bilinéarité est d’abord relevé moins pour signaler l’importance que
l’une ou l’autre branche a dans la filiation, que pour la prise en compte simultanée des
obligations que les deux embranchements imposent à chaque individu. La prise en compte du
lignage matrilinéaire crée une dualité qui semble avoir pour objectif d’équilibrer toutes les
structures de la société370. Elle est aussi favorable, dans la description faite des sociétés sereer
à la mise en avant du rôle particulier que jouaient les femmes dans les sociétés traditionnelles,
décrites comme influentes, indépendantes et porteuses d’un « féminisme positif »371. Cette
orientation est proche de celle de travaux qu’évoque Sow à propos du féminisme, où des auteurs
et chercheurs africains cherchaient à réhabiliter les femmes africaines, en se désolidarisant des
luttes du féminisme occidental alors influencé par « les clichés de la femme africaine, esclave
et bête de somme »372. Il s’agissait, mettant l’accent sur leurs rôles dans les sociétés
traditionnelles où elles sont au cœur de la vie sociale373, de rappeler, d’après Sow, que le système
de matriarcat, « spécificité fondamentale de la civilisation noire, est à la base de la
prépondérance du principe féminin comme source de vie et de pouvoir et ne pervertit pas le
principe d’égalité. »374 Dans ces circonstances, si les conditions sociales du mariage qui unissait

367
Marguerite Dupire et al., « Résidence, tenure foncière, alliance dans une société bilinéaire (Serer du Sine et du
Baol, Sénégal). », Cahiers d’études africaines, 1974, vol. 14, no 55, p. 450.
368
Dupire, 1988, p7, citée par Brigitte Guigou, Les changements du système familial et matrimonial. « Les Sereres
du Sine (Sénégal) »,EHESS, Paris, 1992, p. 32.
369
Ces différences trouveraient leurs sources dans les origines différentes des sereer, le matriarcat ayant eu
tendance à s’affaiblir chez les groupes issus des factions tekruriennes, et à se raffermir chez ceux proches ou
directement issus des Guelwar.
370
J.-M. Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, op. cit.
371
Issa Laye Thiaw, La femme seereer, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 256.
372
Fatou Sow, « L’appropriation des études sur le genre en Afrique Subsaharienne » dans Genre et sociétés en
Afrique, Ined., Paris, 2007, p. 50.
373
A. Raphaël Ndiaye, La place de la femme dans les rites au Sénégal, Dakar, Nouvelles Editions africaines, 1986,
143 p.
374
F. Sow, « L’appropriation des études sur le genre en Afrique Subsaharienne », art cit, p. 54.
90
deux familles et non pas deux personnes sont relevées, l’accent est mis sur les bénéfices du
cadre traditionnel pour la protection et l’autonomie de la femme. Le mariage sereer est décrit
par Thiaw comme un engagement moral et religieux, liant non pas deux partenaires mais deux
familles et seul cadre de légitimation des relations sexuelles375. Dans ce cadre, le mariage
préférentiel sereer se pose comme un moyen pour les familles de limiter le pouvoir de l’homme
sur sa femme qui souvent est la nièce et héritière du père biologique de l’époux. Si les sociétés
sereer et wolof semblent opposées, ces caractéristiques entourant le mariage, sa signification et
ses préférences sont les mêmes que celles décrites par Diop chez les Wolofs, même si la société
wolof, favorisant idéalement la prééminence des hommes sur les femmes et des aînés sur les
cadets376, s’éloigne de la société sereer tendant idéalement à l’équilibre des relations. Dans cette
approche, le cadre traditionnel sereer, dans lequel, prêtresse et éducatrice377, la femme avait un
rôle prépondérant dans la société, présenterait des avantages perdus avec la modernisation,
notamment en ce qui concerne la dot. Cette dernière, de symbolique, dans un cadre où il était
d’avis qu’un « parent qui aime sa fille ne l’échangera pas contre une somme importante »378,
tendrait à devenir une exigence parfois insoutenable pour les paysans. La conséquence
devenant, d’après Thiaw, de donner un aspect commercial à l’échange qui se conclut par une
mise à disposition de la femme à son mari et à sa belle-famille, à proportion de la somme versée
pour son mariage. A partir du mariage, pendant ou après selon les groupes, la femme peut être
initiée. D’après Thiaw, « malgré la courte durée de cette initiation (trois jours selon certaines
sources, une ou deux semaines d’après des témoignages plus anciens) celle-ci est plus complexe
et plus difficile à appréhender que celle des hommes, surtout en raison du secret qui
l’entoure. »379 Par ailleurs, l’accent pouvant être mis sur le niveau de participation des femmes
aux activités productives, notamment la jouissance380 d’une parcelle à titre personnel, permet
de relever une autonomie féminine déjà présente dans l’histoire du groupe, mais aussi les règles
régissant les unions polygamiques faisant dire que le Sereer était en réalité monogame, bigame
par obligation ou par nécessité (on pense au lévirat et à la stérilité d’une épouse) et très rarement
polygame381. Cependant, les différents avantages mis en exergue dans la considération dont

375
I.L. Thiaw, La femme seereer, op. cit., p. 121‑123.
376
Abdoulaye-Bara Diop, La famille wolof: tradition et changement, Paris, Éd. Karthala, 1985, p. 81 pour mariage
préférentiel.
377
I.L. Thiaw, La femme seereer, op. cit.
378
Ibid., p. 132.
379
Ibid., p. 174.
380
Et non la propriété. La femme, comme ses enfants, peut avoir accès de la part du chef de famille à une parcelle
qu’elle exploite pour son propre compte, mais ne possède pas de terre. Depuis la période de crise agricole dans les
zones rurales, ce fait a été signalé comme rendant les femmes plus vulnérables à la pauvreté. Voir Brigitte Guigou
et André Lericollais, « Crise de l’agriculture et marginalisation économique des femmes sereer siin (Sénégal) »,
Sociétés Espaces Temps, 1991, vol. 1, no 1, p. 45‑64.
381
I.L. Thiaw, La femme seereer, op. cit., p. 123.
91
pouvait jouir la femme, et même le rôle central qu’elle pouvait jouer dans la vie sociale, peinent
à voiler ses conditions de vie sociales plutôt difficiles. La femme, en dehors du travail des
champs (du champ familial) dont elle est exclue, est en réalité en charge de la majorité des
tâches, qu’elles soient domestiques ou non,382 et leur apprentissage est dès l’enfance au cœur de
son éducation383. Cette situation, qui participera à fragiliser en temps de crise la situation
économique des femmes sereer du Sine384, pousse même certains à dénoncer leur oppression
par le système culturel385.

Les critiques pouvant émerger de ces positions ne retiennent cependant pas autant l’attention
que l’idéal d’harmonie présent dans la société sereer, dont le premier symbole et mécanisme
serait la dualité des appartenances, à la base de toute l’organisation sociale. Cette dualité
traverse les différentes institutions sociales du groupe : à la base des appartenances familiales
et de l’intégration sociale, la bilinéarité régissait les relations et solidarités, familiales et
sociales. Comme la religion, c’est une règle à laquelle les membres du groupe dès l’enfance
étaient socialisés.

2-3 Une socialisation continue

Les travaux traitant de l’éducation sereer386 ont pour point commun, tout en s’ancrant dans la
société sereer plus large, de s’intéresser à un sujet spécifique placé dans un environnement
particulier. A l’intérieur du groupe sereer, il y a des similitudes, mais aussi des différences qui
semblent induites par le milieu. Par exemple chez Sarr (2014), l’apprentissage de la pêche, et
la pratique des techniques liées (construction pirogue, pilotage, natation…) semble au centre de
l’éducation du jeune Sereer niominka. Une frange importante des Sereer, ceux appelés
« diédiéry » et vivant à l’intérieur des terres, orientés vers la pratique exclusive de l’agriculture
et de l’élevage, ne se reconnaîtront pas immédiatement dans ce livre qui précise d’ailleurs,
comme les autres, son ancrage territorial. Ces populations non directement concernées

382
Ibid., p. 191- 196 "la femme sereer et les activités productives".
383
Mamadou Lamine Sarr, L’éducation du jeune sereer Niominka, s.l., L’Harmattan, 2014, p. 147-165 à propos
de l'éducation de la jeune sereer niominka.
384
B. Guigou et A. Lericollais, « Crise de l’agriculture et marginalisation économique des femmes sereer siin
(Sénégal) », art cit.
385
Abib Sène, « Barrières de la tradition, stratification sociale et culture: l’oppression des femmes Sereers au
Sénégal. », La revue d’études panafricaines, 2015, vol. 8, no 1.
386
Madior Diouf, « La personnalité serere à travers les âges », Fatick (SEN), 1991. Mamadou Lamine Sarr,
L’éducation du jeune sereer Niominka, s.l., L’Harmattan, 2014, 200 p. I.L. Thiaw, La femme seereer, op. cit.
Robert A. Sarr, « Société sereer et problèmes d’éducation traditionnelle et moderne » -,Paris V- EPHE, Paris,
1973.
92
trouveront cependant des éléments comme les étapes de la socialisation et le rôle de la
hiérarchie des âges qui placent les plus âgés à la tête de la pyramide des connaissances, et une
certaine idée de la dignité sereer souvent entendue par ailleurs à travers le terme Diom. Dans
tous les cas, les canaux de transmission et les éléments qu’ils travaillent sont souvent précisés.
La socialisation sereer est toujours décrite comme très évolutive, les étapes pouvant être
nombreuses, selon certains auteurs, au sein même de l’enfance. On parle de classes de
transmission des valeurs éducatives pouvant être, de la naissance à la vieillesse, tantôt de sept387,
tantôt de cinq388 ou encore de trois et quatre selon le genre des enfants389. Il en ressort une mise
en valeur de la dimension éducative de toutes les étapes de socialisation en société sereer. Cette
socialisation comporte pour l’individu des rituels, de la naissance à la mort, encadrés par des
membres des deux lignages. Deux éléments demeurent importants dans toute la socialisation
sereer :
- La filiation, bilinéaire, qui se déploiera à chaque étape selon les rôles dévolus ;
- Le rattachement au passé, la connaissance de sa place dans le temps et dans l’espace
familial, la maîtrise de son rôle et des obligations qui en découlent, avec, dans cet
objectif, un rôle particulier des jeux et des récits oraux390.

Selon les périodes de sa vie l’enfant sera amené à considérer davantage certains membres de
son entourage. Dans la petite enfance, c’est indéniablement la mère qui a une place de choix.
Sarr (1972) souligne dans la même période l’importance potentielle de la grande sœur lorsqu’il
y en a une. Dans tous les cas, c’est une figure maternelle qui prend soin, nourrit et protège, qui
occupe les premières années de vie. Viendront rapidement les camarades de jeu, au centre de la
concession. Ces associations enfantines qui sont les premiers pas de la socialisation de l’enfant
éloigné du regard maternel sont cependant souvent encadrées par des personnes âgées, souvent
des grands-mères. Dans cette configuration si les grands-mères peuvent participer au point
d’être des copines de jeu des enfants, elles demeurent des figures de référence qui, par le biais
de contes et proverbes, forment déjà les esprits. Les enfants, devenus trop grands pour être
transportés dans les travaux, et trop jeunes pour y participer, sont associés aux personnes âgées
qui ainsi conservent un rôle et une utilité sociale certaine. Ensuite, l’enfant atteindra bientôt
l’âge de se préparer au moment grave de l’initiation au bout duquel il sera prêt pour le mariage,
qui signera son entrée dans la vie adulte. C’est là, dans cette phase entre l’association enfantine

387
Madior Diouf, « La personnalité sérère à travers les âges », Fatick (SEN), 1991.
388
R. Ndiaye, « Le peuple Sérère en marche : repères historiques et socio-culturels », art cit.
389
R.P.Henri Gravrand, « L’héritage spirituel Sereer: valeur traditionnelle d’hier, d’aujourd’hui et de demain. »,
Ethiopiques, 1982, no 31, p. 19, version téléchargée imprimée.
390
R. Ndiaye, « Le peuple Sérère en marche : repères historiques et socio-culturels », art cit, p. 12.
93
et l’initiation, que la personne est inscrite dans une fraternité d’âge avec laquelle se vivront les
expériences marquantes de la vie, notamment celle de l’initiation. Car Sarr précise qu’en réalité
dans la société sereer, cette classe d’âge n’a plus formellement de raison d’exister après le
mariage et le passage à la vie adulte, mais elle maintient des liens de solidarité entre les
personnes. A ce moment, la fonction des classes d’âge « n’est plus simplement une question
d’apprentissage social mais une école de formation intellectuelle, morale, physique voire
professionnelle ».391 Une sorte d’assurance de la formation continue des membres du groupe.
Enfin, les funérailles, qui d’après Gravrand (1983) sont la principale affaire de cette vie pour
toute personne âgée, doivent être réussies et belles, puisqu’elles achèvent la vie charnelle sur
terre.

Si les différentes étapes de la vie sont étudiées et ressortent régulièrement des ouvrages
s’intéressant à l’éducation chez les Sereer, c’est le ndut392 ou rite de l’initiation, qui retient plus
particulièrement l’attention. L’accent est moins mis sur le ndut comme étape symbolique qui
marque le passage de l’enfance à l’âge adulte, que sur la méthode pédagogique que met en
œuvre ce rite chez les Sereer : « [n]i didactique, ni scolaire, il est au contraire pratique et
s’adresse à tout l’homme, intelligence, volonté, sensibilité, et pas seulement à l’intelligence
pure comme dans la pédagogie occidentale. »393 A la suite de Gravrand (1961), Sarr (1972),
regrettant encore que soit trop souvent mise en relief la dimension d’intégration sociale sans
que ne soit souligné le fait qu’il y est mis à disposition de la personne un certain nombre de
connaissances concrètes, invite aussi à une perspective sur le rite initiatique qui montre qu’il a,
au-delà de ses valeurs éducatives, une réelle valeur formatrice. Madior Diouf (1991) en fera
une présentation qui résume bien cette perspective :
« Mais l’école d’endurance par excellence c’est le Ndut, l’initiation qui est à la fois un
espace de vie pour une période d’au maximum quatre mois. Par les rigueurs de vie
imposées l’initiation fait des hommes en inculquant aux circoncis le sens des valeurs
prisées par la société pour sa propre survie : l’honneur, l’honnêteté, le courage, le sens
de l’effort et de la constance, les savoir-faire techniques du groupe, un code de
communication ésotérique, la discipline, la fraternité, le sens des responsabilités. »394

Si toute la socialisation assure l’éducation des membres du groupe, cette fonction est en
particulier attribuée à l’initiation qui, en dehors des mystères dont elle sait s’entourer, serait un
lieu d’apprentissage concret. D’ailleurs, si l’initiation signe l’accès de la personne à certaines

391
R.A. Sarr, « Société sereer et problèmes d’éducation traditionnelle et moderne » -, op. cit., p. 81.
392
Ndut veut dire littéralement en sereer « nid ». C’est en général dans un endroit tenu secret, qui change selon les
sessions, que se tient l’initiation. Les personnes y demeurent normalement pendant tout e temps de l’initiation qui
pouvait durer quatre mois.
393
H. Gravrand, Visage africain de l’Eglise, op. cit., p. 209.
394
M. Diouf, « La personnalité serere à travers les âges », art cit, p. 1.
94
connaissances particulières, c’est sa régularité dans la fréquentation du ndut qui assurera
l’élévation de son niveau de connaissances. En somme, c’est
« une formation pratique, effectuée dans une ambiance de mystère et prenant l’initié
totalement, corps et âme, pour lui faire prendre conscience du caractère irremplaçable
de sa fonction dans la tribu, lui enseigner les techniques héritées des ancêtres qui lui
permettront de la remplir et le maintenir à jamais sous son emprise. »395

Et si Gravrand s’est autant intéressé au ndut c’est aussi parce qu’il constate « l’emprise exercée
sur un individu par l’initiation, emprise durable et parfois ineffaçable, et lorsqu’on la compare
avec celle de notre catéchuménat missionnaire, souvent sans lendemain et faiblement enracinée,
on est frappé par la différence d’efficacité et de retentissement ».396 Le ndut ne remplacera pas
l’école dans sa mission, mais il servira de base notamment à des propositions d’adaptation du
catéchisme. En effet, si l’enfance, à travers les histoires, contes et proverbes servait en quelque
sorte à initier au mystère et à attiser la curiosité de l’enfant, le ndut en lui-même signe une
période d’apprentissage qui, poursuivie, permettrait à la personne de se réaliser pleinement dans
l’âge adulte en assurant elle-même l’encadrement et la formation des jeunes générations.

Ce que tous visent dans la description de l’éducation sereer c’est d’en dévoiler les objectifs
transcendants, ceux rattachés à la formation de la « personne » dans la société sereer. Cette
formation tend à ne plus être présentée comme ne reposant que sur des représentations et des
symboles, mais comme armant la personne de connaissances concrètes. Cette perspective
s’inscrit lors des années 1970 dans une démarche ethnographique plus large de dé-spécification
des « sociétés primitives » qu’il s’agit dorénavant d’inscrire dans une forme d’universalité en
mêlant leurs représentations du monde aux réflexions traversant aussi le monde occidental. Lors
de l’ouverture du colloque international portant sur « La notion de Personne en Afrique Noire »,
Diéterlen citant Griaule avance que :
« (…) l’étude de toutes les populations de la Terre ramène finalement à une étude de la
personne. Quelle que soit l’idée que l’on se fasse d’une société, quels que soient les
rapports réels ou imaginés que soutiennent les individus et communautés, il n’en reste
pas moins que la notion de personne est centrale, qu’elle est présente dans toutes les
institutions, représentations et rites et qu’elle en est même souvent l’objet central. Il se
peut que cette proposition aille à l’encontre des idées reçues concernant l’individu et
son indépendance à l’intérieur des sociétés « primitives ». Le développement de cette
indépendance paraît impossible dans le climat de solidarité constaté actuellement dans
ces milieux. On suppose, peut-être gratuitement, qu’il faut des moments exceptionnels
pour créer des conditions de formation d’individualités, (…) il nous suffira de constater

395
H. Gravrand, Visage africain de l’Eglise, op. cit., p. 210.
396
Ibid., p. 211.
95
que dans les sociétés de ce type, dont la structure ne semble pas avoir été sérieusement
modifiée, la notion de personne est d’une importance capitale. »397

La question de la notion de personne étant dorénavant associable aux sociétés présentées


comme les plus traditionnelles, c’est même en leur sein qu’il faut chercher les éléments de
compréhension de sociétés africaines en transformation. C’est dans cette perspective que,
dépassant les descriptions spécifiques, Gravrand (1982) se propose de mettre en exergue les
valeurs universelles et les objectifs transcendants de l’éducation sereer par une pyramide des
valeurs. A sa base, trois valeurs se déclinent en plusieurs sous-thèmes : la valeur de l’homme
économique (le travail et ses conséquences), la valeur de l’homme social (l’intégration sociale
et ses exigences), la valeur de l’homme écologique (la noblesse du travail de la terre et ses
engagements)398. Ces bases sont toutes importantes à développer pour faire atteindre à
l’individu sa vraie valeur. C’est cette dernière qui, unissant d’après Gravrand le Diom qu’il
appelle la « clé de la qualité humaine », et le Xoox, qui signifie littéralement « tête » et
représente les savoirs et pouvoirs spirituels, serait la définition de l’homme sereer exemplaire.
Cet homme, conscient des charges qui pèsent sur lui, de son rôle et de sa place dans la société
est idéalement tempérant, car imprégné de l’équilibre imposé par la bilinéarité familiale. Ce
dernier élément nous ramène à l’originalité de la famille sereer qui, plus qu’un trait, est un outil
spécifique de socialisation, qui structurait notamment la gestion et l’organisation des terres,
dimension incontournable de la caractérisation de la culture sereer. En 1970, le Président
Senghor justifiait l’adoption de la loi instituant le domaine national par la volonté
de transformer « sur 95% du territoire sénégalais, le droit de propriété en droit d’usage » pour
un nécessaire retour « à la vraie tradition négro-africaine », en vue de récupérer ces terres à des
féodaux représentant alors seulement 15% de la population et exerçant leur pouvoir
abusivement sur des paysans productifs399. Dans ces circonstances, le rappel de la valeur
traditionnelle du rapport à la terre, antérieure à toute influence étrangère400, revêt une
importance particulière.

397
Germaine Dieterlen (ed.), La notion de personne en Afrique noire: actes du Colloque International sur « La
Notion de Personne en Afrique Noire », organisé dans le cadre des colloques internationaux du Centre National
de la Recherche Scientifique, à Paris, du 11 au 17 octobre 1971, L’Harmattan., Paris, Colloques Internationaux
du CNRS, 1993, p. 11.
398
Les termes entre parenthèses sont nos reformulations de la pyramide des valeurs présentée dans R.P.H.
Gravrand, « L’héritage spirituel Sereer: valeur traditionnelle d’hier, d’aujourd’hui et de demain. », art cit, p. 11.
399
Lettre inédite de Senghor à Janet Vaillant, octobre 1970, publiée dans J. Vaillant, Vie de Léopold Sédar
Senghor : Noir, français et Africain, op. cit., p. 423.
400
Senghor dans Ibid. et Guy-Adjété Kouassigan, L’homme et la terre. Droits fonciers coutumiers et droit de
propriété en Afrique occidentale., Paris, Orstom/ Berger- Levrault, 1966, p. 11. parlent tous deux de la Terre
comme faisant l’objet de cultes particuliers, de la mère génitrice, bien non ordinaire que nul ne peut posséder, dans
les cultures africaines traditionnelles.
96
2-4 Un lien primordial à la terre

Le primat de la terre constituerait la première et finalement la plus importante des règles établies
par la société sereer lorsqu’elle s’est établie sur « son territoire » au Sénégal. Dans le primat
accordé à la terre, la valeur la plus mise en avant est son inaliénabilité. Cette règle, mise en
place pour relativiser le pouvoir du maître de la terre, permet en réalité, par des règles sociales
et religieuses strictes régissant l’accession et l’exploitation de la terre, de mettre celui-là même
qui pourrait être tenté de s’en glorifier au service de la terre. Le maître de la terre serait un
instrument de l’organisation sociale destiné à garder la terre comme propriété collective. Si la
pression sociale à elle seule ne préserve pas la terre, c’est qu’elle aurait, traditionnellement, une
charge religieuse importante et toute aliénation, politique ou économique, irait en réalité à
l’encontre des coutumes401. Par conséquent, le maître de la terre, au-delà du rôle foncier qu’il
joue, tire de son statut une importance liée au fait qu’il en devient aussi un représentant
religieux. Il est signataire avec « la déesse Terre » d’un pacte « fondé sur le droit d’usage et
non le « droit de propriété »402. Seulement, ce pacte aurait eu tendance, sous l’influence des
« Arabo-Berbères et des Français » à être rompu pour tendre exclusivement vers un droit de
propriété des chefs de familles et de villages.

Pourtant, la qualité de représentant religieux, si elle tend théoriquement à accentuer


l’importance de la Terre génitrice dont le chef ne serait que le serviteur, octroie concrètement
au maître de la terre une place élevée qui le place au-dessus de la hiérarchie sociale chez les
Sereer. En effet, le primat de la terre et sa gestion, si on en croit Gravrand (1983), instituaient
un ordre qui ne doit pas être voilé par la focalisation sur son inaliénabilité.
Si « [l]a civilisation sereer pré-guelwar est bâtie sur [le] postulat [du primat de la terre],
[d]es règles juridiques et une praxis vont en découler, en commençant par le principe de
la noblesse du travail de la terre. »403

Une rigueur particulière sera donc apportée à la tenure de ce qui dorénavant introduit une
distinction entre ceux qui sont nobles et dignes de posséder et/ou cultiver la terre, et ceux qui,
de rang inférieur, en sont indignes. Ainsi, tout le monde ne possède pas de la terre et tous ne
peuvent pas l’exploiter comme ils veulent. Les lamanes, descendants de ceux qui, par le feu,
délimitèrent un territoire et permirent l’installation des premiers paysans sont, dans les sociétés
traditionnelles sereer, les maîtres de la terre. Ils sont chargés de son administration. Travaillant

401
G.-A. Kouassigan, L’homme et la terre., op. cit., p. 89.
402
J. Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor : Noir, français et Africain, op. cit., p. 423.
403
H. Gravrand, La Civilisation sereer, op. cit., p. 189.
97
lui aussi la terre, le lamane se distingue du maitre du champs « yal ngol ». Ce dernier lui verse
des redevances pour obtenir un droit dit de hâche. Dans la société, maîtres de la terre et maîtres
des champs sont des hommes libres, tous cultivateurs et se distinguant des serfs. Ces derniers,
repris de justice ou captifs de guerre, ont un statut particulier qui les empêche de posséder et
d’exploiter la terre, mais sont inclus dans les familles où leur rôle dans la production est signalé
comme important404. S’il est précisé que son statut immoral n’exposait pas le serf à l’irrespect405,
conformément à la conception sereer du servage où « la condition servile échappait à l’arbitraire
des maîtres, qui devaient se plier aux conventions sociales admises par tous »406, une hiérarchie
entre dignes et indignes était présente au sein de la société dès le 13ème siècle et passait par une
division du travail entre les agriculteurs, détenteurs de terre ou non, hommes libres, et les autres.
C’est une hiérarchie d’ordre opposant grossièrement liberté et servilité407 et qui sera plus
avantageuse aux maîtres de la terre. Le système social mis en place chez les Sereer à travers
l’équilibre imposé par le système familial sur la gestion des terres, soumise elle-même à un
système religieux puissant, serait ainsi idéalement égalitaire. La mise en place des royaumes du
Sine et du Saloum, en déstructurant ces fondements par l’établissement d’un pouvoir central,
aurait donc signé le passage d’une organisation égalitaire à une organisation hiérarchisée où le
rôle des Lamanes, comme détenteurs de pouvoir par la détention de la terre, ne fait que se
confirmer davantage. Gravrand explique en effet, comment, dans les sociétés sereer pré-
guelwar, alors que le chef traditionnel est dans le groupe, pour chaque famille, l’homme le plus
âgé de la lignée maternelle, les lamanes accèdent rapidement à un niveau de pouvoir qui, même
limité sur un territoire, devient plus important par ses prérogatives qui s’exercent sur les
habitants du terroir sans distinction de l’origine lignagère. Emergent alors les premiers terroirs
sereer qui, par leurs tailles, feront varier les niveaux de pouvoir de leurs maîtres en faisant de
« la tenure des terres, primat de cette société en formation […] la première source de pouvoir.
Emergeant du groupe des chefs de lignage, les Lamane, détenteurs du droit de feu et héritiers
des fondateurs, tendent à constituer un petit groupe détenteur du pouvoir. »408

C’est cette logique équilibriste reposant sur le morcellement territorial, garant d’un émiettement
et d’une distribution inégale du pouvoir qui, la première, sera donc revisitée avec l’organisation
politique et administrative de la société mettant l’aristocratie Guelwar au-dessus de la pyramide

404
D’après Pélissier (1966), le système de servage s’est développé dans la société sereer afin de compenser une
perte familiale et d’en limiter les effets, voire par la suite d’accroitre le patrimoine du matrilignage
405
M. Diouf, Histoire du Sénégal, op. cit., p. 65.
406
H. Gravrand, La Civilisation sereer, op. cit., p. 207.
407
P. Diagne, « Royaumes Seréres », art cit, p. 46.
408
H. Gravrand, La Civilisation sereer, op. cit., p. 214.
98
sociale. L’installation des Guelwar fait l’objet de discussions : ont-ils soumis les paysans ou
signé avec eux un pacte de protection409 ? Alors qu’une première hypothèse orienterait vers un
passage brutal, une seconde révèlerait plutôt une alliance à laquelle des paysans, présentés
comme des adeptes de l’égalitarisme, participent sans réellement y prendre part, c’est-à-dire en
gardant leur statut d’hommes libres consacrés à ce qui semble essentiel et moralement digne au
sein de la société : le travail de la terre qui a une charge symbolique distincte des richesses et
pouvoirs politiques410. En réalité, l’idée d’une société sereer hiérarchisée, quelle que soit la
manière dont elle serait advenue, associée à l’histoire du Sine et de la domination Guelwar,
permet la permanence de l’idée que les Sereer, avant ce fait ou en dehors de lui, vivaient et
pratiquaient leur idéal égalitaire. Pourtant, d’après Diagne (1965), si l’organisation politique
bouleverse les structures traditionnelles, elle le fait dans le respect d’une hiérarchie d’ordre
respectant les strates de nobles, libres et captifs déjà présentes dans la société sereer pré-
guelwar. Elle institue une aristocratie et ses dépendances, une paysannerie libre et ses
dépendances ainsi qu’une classe inférieure mêlant captifs et nouvelles hiérarchies de castes411.
Diagne (1965) constate ainsi, concernant les institutions politiques du Sine et du Saloum,
qu’« elles émergent au-dessus des structures sociales pour en épouser les contours et en
exprimer les partis-pris. »412, « [l]es fonctions et les personnages qu’elles postulent rest[a]nt,
dans une large mesure, les émanations des classes et des catégories en présence. »413
L’organisation politique et administrative instaurée à l’époque des Guelwar se mettra donc en
place sur la base d’inégalités internes au groupe, ne faisant en réalité que les renforcer.

Comme il a été montré ci-dessus, un principe d’équilibre semble partout présent dans les
instances des sociétés sereer, des plus immédiates comme la famille aux plus lointaines comme
les organisation politiques et administratives, garantissant une certaine stabilité de la société
malgré les changements414. En revanche, l’idée d’une société sereer paysanne égalitaire apparaît
comme une construction par opposition au modèle hiérarchique associé au groupe wolof ne

409
La question de savoir si cette autorité s’est imposée par la force ou pas reste posée, Biram Ngom, « La question
Guelwar et la formation du Sine », Ethiopiques, 1991, vol. 7, no 54.
410
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 209. H.
Gravrand, La Civilisation sereer, op. cit., p. 193. « Le travail de la terre est considéré comme le plus noble et
certains groupes en sont écartés. Ces derniers pourront être les plus riches, mais ils n’auront pas la même dignité
dans la hiérarchie sociale. »
411
Diagne (1965) avance que toute activité qui n’est pas essentielle mais est vue comme activité de production est
potentiellement méprisée de façon générale dans les sociétés ouest-africaines. Cependant, ce système de caste ne
semble pas une production interne à la société du Sine-Saloum. Elle semble concomitante à l’installation des
Guelwar, donc plus récente que le clivage profond et ancien opposant libres et serviles. P 154
412
P. Diagne, « Royaumes Seréres », art cit, p. 155.
413
Ibid.
414
R. Ndiaye, « Le peuple Sérère en marche : repères historiques et socio-culturels », art cit, p. 12.
99
correspondant pas à la réalité du groupe, qui connaît aussi ses formes d’inégalités415. Cet idéal
égalitaire garde cependant une certaine prégnance et a pu mener, de façon parfois abusive, à
considérer les Sereer comme plus paysans que tout autre groupe, cette spécification elle-même
générant, à travers la figure du paysan, un trait ethnique structurant.

3-Des Sereer comme paysans

Réputé attaché à la terre et soucieux de vivre en harmonie avec son environnement social et
rural, le Sereer semble avoir été appréhendé comme le dépositaire de l’authenticité paysanne.
Cette caractérisation particulière réservée aux membres du groupe ethnique sereer mérite
d’autant plus réflexion qu’au moment où elle se forme, « l’Afrique occidentale toute entière est
une paysannerie »416. C’est ainsi que Paul Pélissier (1966) introduit une entreprise de géographe
qui fera date. A une époque où les travaux historiques, mais aussi géographiques et statistiques
d’envergure font encore défaut, son travail sera une base de données incontournable sur la
ruralité au Sénégal pendant des décennies et demeure une référence417.

415
Questionnant les valeurs égalitaires « originelles » des sociétés sereer, Gastellu (1981 : 314 ; 334) fait le lien
entre type de domination politique et structuration sociale. Il distingue trois zones : celle sous domination comme
les villages du Sine, une zone autonome comme les villages du Dieguem implantés dans le royaume du Baol sans
se soumettre à son autorité et une zone indépendante comme les îles du Saloum où vivent les Sereer Niominka. Il
observe que si, comme Pélissier l’avançait, la paysannerie a pu poursuivre son activité de prédilection quel que
soit le type de régime politique sous lequel elle était, n’ayant pas le même statut elle sera plus ou moins encline à
préserver l’idéal égalitaire de la société sereer. Autrement dit, si les paysans cultivent encore, ils ne le font pas
dans les mêmes conditions et les conditions vécues sous domination du Sine ne sont pas dans cette perspective
idéale à leur épanouissement. La paysannerie sereer semble alors moins homogène et moins autonome que
l’avançait Pélissier auparavant. Gastellu souligne au passage que ce qui existe dans la paysannerie sereer, ça n’est
pas une égalité réelle mais une tendance forte de la société à empêcher les inégalités. Ainsi, sous organisation
politique, les lignes de démarcation entre groupes s’intensifient et se rigidifient, défaisant l’idéal égalitaire. Au
contraire, dans les zones autonomes et indépendantes, les enjeux de pouvoir et de positionnement social étant
limités, l’idéal égalitaire aurait tendance à perdurer. Ainsi, lorsqu’elle est dans un environnement où la
stratification est moindre, qu’elle se dise et se sente noble n’amène pas la partie concernée de la paysannerie à user
de son statut pour écraser les autres, l’arbitraire étant réduit par des règles de vie commune. Lorsqu’à contrario
elle est dans des structures sociales hautement stratifiées, où même étant plus importante en nombre elle est sous
autorité, elle aura tendance à renforcer son statut de noblesse et à se distinguer de strates inférieures, serviles et
« castées », qu’elle soumettra alors de façon plus prononcée.
416
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 1.
417
Citée comme telle par exemple par Charles Becker, Mamadou Diouf et Mohamed Mbodj, « Les sources
démographiques de l’histoire de la Sénégambie », Annales de démographie historique, 1988, vol. 1987, no 1, p.
15–31., dans sa description des étapes de peuplement des zones étudiées.
100
3-1 De l’authenticité du paysan sereer

Sur la question qui nous intéresse ici, quelle place occupent les Sereer dans l’étude de Pélissier ?
Une place centrale418. A mi-chemin entre 1) le groupe des Diola et des Balant « remarquables
par leur refus de techniques ambitieuses d’encadrement (…) isolés grâce au refuge qu’ils
pouvaient trouver en cas de péril dans les marécages littoraux », 2) et le groupe des Wolof et
des Manding qui eux « ont des techniques d’encadrement évoluées et perfectibles »419, « [l]a
société sereer se distinguait comme l’une des civilisations agraires les plus remarquables du
Sénégal, par ses fondements et ses capacités d’adaptation »420. Une civilisation qui a su mettre
en place « un système agro-pastoral intégré et intensif, qui fournissait la base vivrière et des
revenus monétaires à une population dense, attachée à son terroir. »421 Son système agraire
perfectionné reposait sur « trois bases techniques principales : des systèmes de culture associant
les céréales (mil et sorgho), l’arachide et la jachère, et les combinant dans divers types de
rotation ; un élevage important étroitement associé à l’agriculture (apport de fumure animale,
utilisation des ressources fourragères provenant de la jachère et des résidus de culture) ; la
création et l’entretien d’un parc arboré où domine le Faidherbia albida. »422 Le géographe,
préoccupé par le devenir de ces populations paysannes et de leur participation au
développement de leurs pays, veut montrer qu’elles possèdent des techniques qu’il serait
désastreux, tant pour le pays que pour les paysans concernés, de ne pas valoriser et utiliser. S’il
se donne les moyens de caractériser chaque civilisation afin de mieux en comprendre le système
agraire, les conclusions qu’il tire de son étude sont plutôt inquiétantes. En effet, les éléments
de caractérisation des Sereer (remarquable patriotisme géographique, organisation politique
défensive et structures sociales conservatrices423 qui se révèlent dans une stabilité dans le temps
et l’espace, surtout en comparaison aux wolofs,424 et une modeste participation à l’exode rural425
à l’époque) sont des « qualités qui deviennent des handicaps », d’anciennes forces qui ne sont
plus que des faiblesses pour ces populations. En effet, d’après l’auteur, la structuration des

418
Relevée par les différents comptes rendus de l’époque : Pierre Gourou, « Les paysans du Sénégal, de Paul
Pélissier », Annales de Géographie, 1968, vol. 77, no 419, p. 110–117. Bernard Kayser, « Paul Pélissier, “Les
paysans du Sénégal” », Tiers-Monde, 1967, vol. 8, no 32, p. 1217–1218. M Derruau, « Paul Pélissier, “Les paysans
du Sénégal. Les civilisations agraires du Cayor à la Casamance”. », Études rurales, 1968, vol. 32, no 1, p. 120–
123. ; Paul Veyret, « Pélissier (P.) — Les paysans du Sénégal. Les civilisations agraires du Cayor à la
Casamance. », Revue de géographie alpine, 1968, vol. 56, no 1, p. 192–194.
419
P. Gourou, « Les paysans du Sénégal, de Paul Pélissier », art cit, p. 1‑2.
420
André Lericollais (ed.), Paysans sereer: dynamiques agraires et mobilités au Sénégal, Paris, Éd. de l’IRD,
1999, p. 580.
421
Ibid.
422
Ibid.
423
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 224.
424
Ibid., p. 190.
425
Ibid., p. 191.
101
sociétés rurales sénégalaises, caractérisées par un divorce patent entre l’efficacité de leurs
techniques de contrôle territorial et les qualités de leurs techniques agricoles,
«[…] place les sociétés les plus authentiquement paysannes dans une situation
persistante d’infériorité ; entraîne le recul d’irremplaçables procédés agricoles ; il
conduit à l’abandon d’un capital technologique inestimable avec toute la hiérarchie des
valeurs, risquent de disparaître le sens de la terre, des méthodes savantes de création et
d’entretien des terroirs, tout l’ensemble cohérent de qualités et de techniques dont les
civilisations agraires ouest africaines sont les dépositaires. »426

On sent bien une inclination respectueuse et admirative pour cette paysannerie exemplaire mais
que les circonstances de développement national ne semblent pas favoriser. Dans son traitement
des sociétés paysannes sénégalaises, Pélissier semble en effet suggérer que certaines, les Sereer,
seraient plus que d’autres, les Wolof, caractéristiques de la paysannerie. Intéressons-nous
précisément à ce qu’est une paysannerie, sociologiquement parlant, afin de prendre toute la
mesure de cette classification.

3-2 Qu’est-ce qu’un paysan ?

La question peut sembler surprenante, mais s’est avérée importante pour bien comprendre ce
dont il s’agit ici. En sociologie, une paysannerie, au sens strict donné à ce mot par Mendras
(1976), existe parce qu’il existe une société englobante, une ville qui se distingue des zones
rurales. L’auteur propose un type idéal de société paysanne par contraste avec celle qui
rassemblera des agriculteurs au sein d’une société industrielle, mais aussi en opposition avec la
société lignagère que l’auteur appelle aussi sauvage où tous sont par exemple agriculteurs-
éleveurs. Idéalement, une société paysanne est caractérisée par
 « L’autonomie relative des collectivités paysannes à l’égard d’une société englobante,
qui les domine mais tolère leurs originalités.
 L’importance structurelle du groupe domestique dans l’organisation de la vie
économique et de la vie sociale de la collectivité.
 Un système économique d’autarcie relative, qui ne distingue pas consommation et
production, et qui entretient des relations avec l’économie englobante.
 Une collectivité locale caractérisée par des rapports internes d’interconnaissance et de
faibles rapports avec les collectivités environnantes.
 La fonction décisive des rôles de médiation des notables entre collectivités paysannes
et société englobante »427.

426
Ibid., p. 29.
427
Henri Mendras, Sociétés paysannes, Paris, Armand Colin, 1976, p. 12.
102
Cette typologie permet d’identifier le paysan sans ambigüité : « personne appartenant à une
paysannerie et rien d’autre »428, qui travaille pour se nourrir et consacre une partie de sa
production au marché. La paysannerie peut, selon les contextes et les circonstances particulières
qui l’ont vue naître, ne pas comporter parfaitement tous ces traits. En particulier, l’auteur
souligne la spécificité des paysanneries du Tiers-Monde qui peuvent s’être développées parfois
avant la constitution d’un contact suivi avec le marché. En 1966, au moment où Pélissier fait
son étude, il fait remarquer la forte proportion paysanne en Afrique de l’Ouest. En fait les
ruraux, bien qu’ayant longtemps participé à l’économie de traite à travers la culture de
l’arachide qui, dans certains endroits, s’est imposée en monoculture, gardaient encore une
certaine autonomie. Ce qui, d’après l’idéal-type proposé par Mendras, participe déjà à faire
d’eux des paysans, même s’ils n’étaient que très peu identifiés par rapport à la ville. Celle-là ne
regroupe alors que peu de monde et reste dans un fonctionnement quasi parallèle à celui des
campagnes qui dominent sur le territoire. Cependant, depuis l’avènement de l’arachide pendant
la colonisation, ensuite aux indépendances, même si l’enclenchement de l’industrialisation ne
prend ni la même forme ni la même ampleur que dans les pays occidentaux, les sociétés ont été
bousculées dans leur fonctionnement et sont devenues paysannes, dominées sur tous les plans
par la société englobante qui fixe les rapports avec elles et le niveau de prélèvement, en
production et en hommes, dont elle a besoin. L’idéal-type proposé par Mendras est un outil
fécond par le fait qu’il permet d’écarter toute tentation de rechercher l’« essence » de la
paysannerie ou du paysan. Il montre que lorsque l’on se penche sur ce qui est généralement
présenté comme étant les valeurs paysannes, à savoir l’amour de la terre, l’intérêt de la famille
et un certain communautarisme, on peut facilement, en les mettant en lien avec les circonstances
dans lesquelles émergent les paysanneries, déceler que, plus que des causes, ces « valeurs
paysannes » sont souvent des conséquences de la situation particulière de ces populations dans
la société. Que ce soit leur religion qui, disait-on, les rendait réfractaires à toute autre, leur
caractère conservateur et leur attachement au terroir, les Sereer seront amenés, selon les
circonstances politiques, économiques et sociales, à ne pas se comporter comme attendu d’eux,
mais plus souvent comme l’exige la situation. Prenons l’exemple de la terre. L’amour de la terre
est en général une caractéristique qui se présente comme une valeur partagée par tous les
paysans et qui est posée comme primordiale chez les Sereer. En effet, chez les paysans, la terre
est importante : soit elle est disponible et dote d’un statut particulier qui sert à en réguler la
distribution, soit elle se raréfie et devient donc de plus en plus recherchée ou protégée :
« L’amour de la terre, mu par une rationalité économique ou par une exigence de liberté,
peut évidemment prendre des formes sentimentales d’attachement à telle terre

428
Ibid.
103
particulière, celle des ancêtres notamment, que l’on cultive de génération en génération
et qui symbolise la continuité familiale, autre valeur fondamentale, puisque le groupe
domestique et la lignée sont deux institutions clés de la société paysanne. A contrario,
si la terre n’est pas rare ou n’est pas objet d’appropriation individuelle ou familiale,
l’amour d’une terre particulière sera moins fort et, par contre, la terre en général sera
valorisée comme nourricière du genre humain et même divinisée en déesse-mère »429

Or, un des éléments d’inquiétude relevé dans les zones sereer, en particulier dans le Sine, est
un manque de terre qui devenait préoccupant pour une société qui se densifiait430. Au temps de
Pélissier,
« les Sérer présentent [déjà] l’originalité d’avoir su élaborer une solution moyenne leur
permettant d’intégrer de manière techniquement satisfaisante la culture spéculative à
leur système ancien d’agriculture sédentaire »431.

Quelques années plus tard, en plus d’un accroissement des migrations, les systèmes de culture
se simplifient, les techniques évoluent et on constate même à Sob une augmentation du
disponible céréalier par habitant entre les périodes de 1965-1969, 1985 et 1987432. Les paysans
semblent finalement bien plus adaptables qu’il n’y paraît, si on accepte de voir que « (…) le
changement technique et social triomphe aisément des obstacles idéologiques, lorsque ceux-ci
sont les seuls en cause. »433 C’est en ce sens que Kouassigan (1966), poursuivant son
argumentaire sur l’inaliénabilité de la terre, généralisée dans les cultures d’Afrique de l’ouest,
tente de démontrer que celle-ci ne peut être comprise comme ce qu’elle est en réalité, à savoir
une règle juridique, si elle n’est rapportée qu’aux raisons les plus immédiatement exposées,
souvent d’ordre religieux et culturel. D’après cet auteur, c’est à la conjonction de raisons
religieuses, sociologiques, mais aussi politiques et économiques que peut se comprendre cette
règle. Par conséquent, « si l’attachement au sol est une preuve de l’attachement aux ancêtres, il
faut y rajouter le désir de conservation des biens collectifs pour des raisons économiques. Dans
une société faite essentiellement de paysans, la terre représente une valeur conséquente. »434

En liant cette particularité « africaine » de l’inaliénabilité de la terre à la tentative de définition


de la paysannerie, laquelle postule un processus d’urbanisation et de raréfaction des terres
cultivables, il est possible de conclure que l’attachement de la paysannerie à la terre est une
banalité. Ce fait relèverait donc de l’évidence chez les Sereer du Sine à l’époque où ils

429
Ibid., p. 163.
430
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit. ; Lericollais
(1972) cité par André Lericollais (ed.), Paysans sereer, op. cit., p. 580‑582.
431
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 30.
432
André Lericollais (ed.), Paysans sereer, op. cit., p. 580‑582.
433
H. Mendras, Sociétés paysannes, op. cit., p. 169.
434
G.-A. Kouassigan, L’homme et la terre., op. cit., p. 94.
104
commencent à être étudiés. Si la situation des paysans sereer tend à être perçue comme une
seconde nature, elle s’adapte pourtant assez bien aux transformations en cours dans leur
environnement. Au moment où l’exode rural semble devenir problématique, on regrette l’amour
limité qu’ils ont pour des terres qu’ils ne doivent qu’aimer. Parallèlement, le même attachement
à la terre est souligné, voire regretté, lorsque leur migration dirigée vers dans les Terres Neuves
ne rencontre pas le succès escompté435. Certes, ces deux mouvements ne concernent pas les
mêmes profils sociaux à l’intérieur du groupe, mais justement cette distinction interne est peu
mise en avant lorsqu’on les évoque comme une entité unique. Finalement, leur réputation les
ayant précédés, les observations les concernant ne sont-elles pas biaisées en faveur des éléments
pouvant la confirmer ?

3-3 Immobilité des paysans ou du regard posé sur eux ?

Quel que soit le succès des méthodes qu’elles emploient, les paysanneries sereer semblent
s’activer, comme les autres, à trouver des solutions aux nouveaux défis qui se posent à elles.
Alors que la monoculture arachidière fait des dégâts écologiques et économiques, Pélissier
jugeait que, chez les paysans sereer, son introduction mesurée dans le système traditionnel de
production en avait même provoqué le perfectionnement436. Cependant, l’attachement à la terre,
somme toute caractéristique de toute paysannerie, ayant été appréhendé comme élément central
de leur système culturel, son dépassement est présenté comme catastrophique pour la société
sereer, autant aux yeux des Sereer eux-mêmes que de leurs observateurs. Il me semble que c’est
ce point aveugle qui permet, même à des chercheurs dont je ne remets pas en question ici la
rigueur scientifique, de ne pas aller jusqu’au bout des conclusions « objectives » que leurs
études permettent de tirer :
« La437 sécheresse a certainement accéléré le mouvement dans des proportions qu’il
est difficiles de préciser, mais elle ne l’a pas créé : une tradition migratoire existait,
des réseaux s’étaient préalablement constitués et ont permis d’amortir en partie
les conséquences de la crise.(…) Dans une situation de pression foncière, de
dégradation du système agraire et corrélativement, de forts mouvements migratoires, les
relations sociales que les migrants entretiennent avec leur société d’origine apparaissent
essentielles. Faut-il considérer les migrants comme des expulsés, des exclus du système,
contraints de quitter le Sine en raison de la sécheresse et/ou du manque de terres, voire
des dissidents profitant du mouvement ainsi créé pour s’émanciper ? Faut-il au

435
Michel Garenne et Jérôme Lombard, « La migration dirigée des Sereer vers les Terres Neuves (Sénégal). »,
Paris, Journées démographiques de l’ORSTOM, 1988.
436
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 237.
437
Mis en gras par moi-même, comme dans toutes les citations qui suivront
105
contraire considérer ces migrants comme étant toujours membres à part entière
de la société sereer ? »438

Renvoyer les Sereer aux territoires dont ils sont originaires comme condition incontournable de
leur ethnicité au moment où le sens du développement national signe l’affaiblissement des
campagnes, c’est leur refuser la possibilité de s’adapter aux nouveaux défis sociaux. Cela est
d’autant plus étonnant que ces conclusions surviennent après plusieurs constats plutôt
encourageants :
« Les flux migratoires et plus encore les relations à distance qui s’instaurent avec les
émigrés donnent une autre vision de l’évolution du système agraire sereer. Les systèmes
de production ne sont pas stagnants. »439
Plus loin,
« La société sereer n’est pas figée. Les réseaux sociaux se diversifient mais les groupes
de solidarité traditionnels restent efficaces » 440
Ou encore :
« Les formes changent, mais les valeurs fondamentales perdurent et sont garantes de
solidarités économiques de plus en plus nécessaires. »441 ….

Les paysans sereer ont tenté de trouver des solutions. Le fait que les transformations du système
agraire ne soient pas allées dans un sens qui améliore leurs conditions de vie n’est-il pas aussi
lié aux évolutions de la société sénégalaise, et à son traitement particulier des campagnes, plutôt
qu’à de prétendues résistances qu’opposerait leur nature profondément sereer, et donc
paysanne, au progrès ? Tout dans l’annonce de l’étude des transformations des systèmes
agraires, initiée plus de 20 ans après le passage de Pélissier, semble aller dans le sens d’une
appréhension qui prend en compte le cadre social :
« Le retour sur le terrain ne visait pas à une simple actualisation des données anciennes,
selon les mêmes méthodes et avec les mêmes objectifs. Les changements structurels et
l’évolution de l’environnement économique étaient à prendre en compte au niveau
local et à des niveaux plus englobants mettant en relation les dynamiques
paysannes avec les interventions de l’encadrement régional et les incitations
émanant de l’Etat »442.

Et alors que l’on se réjouit de cette nouvelle perspective, l’essence paysanne du sereer n’est
jamais vraiment perdue de vue :

438
André Lericollais, Pierre Milleville et Guy Pontié, « Crise de l’agriculture dans le Sine et stratégies paysannes
élargies. Conclusion Générale » dans André Lericollais (ed.), Paysans sereer. Dynamiques agraires et mobilités
au Sénégal., Ed de l’IRD., Paris, 1999, p. 589.
439
André Lericollais et Guy Pontié, « Migrations et relations à distance » dans André Lericollais (ed.), Paysans
sereer. Dynamiques agraires et mobilités au Sénégal., Ed de l’IRD., Paris, 1999, p. 574.
440
Ibid.
441
Ibid.
442
André Lericollais, Pierre Milleville et Guy Pontié, « Terrains anciens, approche renouvelée: analyse du
changement dans les systèmes agraires sereer. Introduction générale » dans André Lericollais (ed.), Paysans
sereer. Dynamiques agraires et mobilités au Sénégal, Paris, Ed. de l’IRD, 1999, p. 18.
106
« Paradoxalement, les gros producteurs des Terres neuves ne manifestent aucun signe
extérieur de richesse au niveau du vêtement, de l’habitat ou de la vie domestique. Le
seul véritable indicateur de leur enrichissement et de leur prospérité est la taille du
troupeau bovin fraîchement acquis. En cela ils demeurent tout à fait sereer. »443

En réalité, les questionnements importants soulevés par cette étude d’envergure butent sur un
présupposé de départ :
« La mobilité géographique qui dorénavant concerne toutes les catégories de la
population s’accompagne de changements de tous ordres qui mettent à mal les
représentations anciennes quelque peu figées de la société rurale sereer. »444

Le paradoxe est frappant entre la reconnaissance régulière des capacités d’adaptation dont font
preuve les paysans sereer et la permanence de leur caractérisation comme groupements
réfractaires au changement. C’est la naturalisation d’une condition sociale, la paysannerie, avec
tout ce qu’elle comporte comme imaginaire, qui finit par rendre les Sereer particuliers. Cette
naturalisation est entamée à la colonisation. Son point d’orgue, à savoir la coïncidence entre
leur réputation et des données objectives d’études à la période charnière des indépendances,
signe réellement le moment de l’ethnicisation sereer. C’est à ce moment que leur réputation
coïncide d’une certaine manière avec un état objectif, et se transforme en une réalité perçue
comme essentielle et naturelle, bientôt revendiquée comme telle par ceux qui se reconnaissent
comme membres du groupe445.

Déplorant les mutations nationales en cours, Pélissier lui-même reconnaissait la faible valeur
de ce qu’il avance alors comme la supériorité technique des Sereer, plus authentiquement
paysans que les autres :
« L’unification nationale et les structures administratives nouvelles n’ont pas mis un
terme, loin de là, à l’infériorité des paysans les plus qualifiés. Non seulement
l’établissement de rapports pacifiques entre les différentes populations et leur
intégration à un édifice politique commun ont donné un élan nouveau au processus
d’assimilation des sociétés les plus émiettées par les mieux organisées, mais le jeu des
forces économiques modernes a renforcé et continue à affermir encore la supériorité des
secondes. Schématiquement, les anciens cadres, leurs guerriers, leurs féaux ou leurs
protégés, se sont adaptés à l’évolution née de la colonisation puis de la construction
nationale en se faisant les agents les plus actifs de l’économie de traite puis en devenant
les animateurs les plus décidés de la croissance économique. Sur le plan agraire, cette
adaptation signifie qu’ils se sont faits les champions de l’agriculture extensive vers
laquelle les portaient d’un mouvement convergent leur mobilité spatiale leurs médiocres

443
A. Lericollais et G. Pontié, « Migrations et relations à distance », art cit, p. 576.
444
A. Lericollais, P. Milleville et G. Pontié, « Terrains anciens, approche renouvelée: analyse du changement dans
les systèmes agraires sereer. Introduction générale », art cit, p. 17.
445
Bertho Catherine, « L’invention de la Bretagne [Genèse sociale d’un stéréotype] », Actes de la recherche en
sciences sociales, novembre 1980, vol. 35, p. 45‑62. Pierre Bourdieu, « L’identité et la représentation. », Actes de
la recherche en sciences sociales, novembre 1980, vol. 35, p. 63‑72. Le rôle des intellectuels dans ce mouvement
de nomination, de représentation idéale et de réappropriation sera discuté dans le chapitre 3 de cette thèse.
107
connaissances en matière agricole et leur intérêt financier. Dans le même temps, les
sociétés paysannes apparaissent comme d’autant plus figées et marginales qu’elles
étaient davantage fidèles à leurs traditions, bien que sur ce plan encore, les Sérer
présentent l’originalité d’avoir su élaborer une solution moyenne leur permettant
d’intégrer de manière techniquement satisfaisante la culture spéculative à leur
système ancien d’agriculture sédentaire. »446

Il est difficile de ne pas voir, dans ces deux types de paysans, les Sereer et les Wolof, que
l’auteur opposera plus d’une fois. Finalement, pendant que les Wolof, non « authentiquement
paysans » s’orienteront vers les grandes exploitations, devenant agriculteurs et chefs
d’exploitation, les Sereer seront vus, malgré tout, non pas comme tentant de trouver des
solutions économiques alternatives essentiellement entravées par des politiques nationales
inefficaces, mais comme tentant eux de conserver leur identité profonde. Les uns se
professionnalisent, les autres sont perçus comme demeurant ce qu’ils sont censés être, malgré
les stratégies d’adaptation dont ils font preuve. La division culturelle du travail, entamée dans
le Tekrour d’après Gravrand entre les différents groupes socio-culturels du pays, semble
s’achever là. Alors que les Wolof, plus tôt organisés politiquement présenteraient idéalement
des « tares » en termes d’ « authenticité », cette faiblesse fait leur force dans la marche vers la
modernité. Les Sereer, traditionnellement bien placés, marqués par leurs origines rebelles et
égalitaires, présenteraient au contraire des qualités pouvant potentiellement entraver leur
participation à la modernité. Cette division, en même temps qu’elle instaure une nouvelle
distinction dominants-dominés447 produit une conscience ethnique originale qui servira à
« normaliser » et à justifier l’ordre des choses448. Normalisation qui empêche de voir ce qui dans
l’environnement génère cet ordre et dont l’exemple est celle d’une visibilité wolof plus
importante, associée à leur mobilité et au dynamisme de leur langue449, alors que l’on sait que
si les Wolof ont bénéficié de l’agriculture de l’arachide et de la place qui est devenue la leur,
ce n’est pas tant parce que leur mobilité les y a menés que parce qu’ils étaient majoritaires sur
les terres où cette culture a été implantée puis développée durant la colonisation et après450. Les
Sereer se trouvant dans ces zones ont comme eux bénéficié des retombées de la graine, mais ils

446
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 29‑30.
447
J. Copans, « Ethnies et régions dans une formation sociale dominée : hypothèses à propos du cas sénégalais »,
art cit, p. 106.
448
Christophe Jaffrelot et Jules Naudet, Justifier l’ordre social. Caste, race, classe et genre., Paris-, PUF, 2013,
112 p.
449
Mamadou Cissé, « Langues, Etat et Société au Sénégal », Revue électronique internationale de sciences du
langage, Sudlangues, , no 5.
450
Donald Cruise O’Brien (2002) appelle la « wolofisation », phénomène qui au moins dans ses débuts est
indépendant de la volonté des membres du groupe mais découle de décisions, « accidents historiques » selon
l’auteur, qui les privilégieront par rapport à d’autres populations et les mettront au centre des événements
économiques, politiques et sociaux du pays. D.C. O’Brien, « Langue et nationalité au Sénégal. L’enjeu politique
de la wolofisation », art cit.
108
n’y étaient pas majoritaires. Au moment des indépendances, les modalités par lesquelles une
partie de la paysannerie a tenté de s’adapter semblent de toutes façons invisibles dans un
environnement qui veut désormais se détourner de la ruralité.

Finalement, n’est- ce pas d’abord que : « [l]orsqu’il s’agit de sociétés [dites] traditionnelles […]
l’impression de continuité paraît fort accentuée »451 ? L’imputation à certains groupes de
traditions qui ne s’inscrivent pas dans la marche vers la modernité n’a-t-elle pas pour effet de
les mettre à l’écart de leur propre société452 ? Les Sereer peuvent être d’excellents paysans, dont
les valeurs sont louées, mais l’agriculture, en tant qu’activité économique, est dans les faits un
impensable de la modernité sénégalaise, un emblème de l’arriération et du sous-développement
face à une orientation de la modernisation nationale qui promeut l’urbain et ce qui lui est
rattaché. Ce mouvement explique que le secteur de l’agriculture, tout en faisant l’objet
d’initiatives dans les programmes économiques du pays, n’ait pas pu se développer à la hauteur
des investissements financiers consentis453. La dynamique du groupe sereer révèle les enjeux
successifs importants, bien que différents, dont ont pu faire l’objet les populations rurales
sénégalaises. A la colonisation, la production de ces populations et son encadrement, plus que
les producteurs dominés qu’elles sont, intéressent. Aux indépendances, majoritaires sur le
territoire national, incontournables dans les démarches politiciennes, elles peineront à
s’imposer autrement que par cette qualité qui la première, et non plus d’abord leurs productions,
intéresse réellement l’Etat naissant.

Conclusion du chapitre 1

L’objectif de ce chapitre était de rendre compte de la trajectoire historique et anthropologique


qu’a empruntée l’ethnicisation au Sénégal à travers les étapes de la construction du groupe
ethnique sereer en particulier. La représentation des Sereer qui se construit depuis les récits des
premiers explorateurs s’est cristallisée autour d’évènements clés les distinguant d’autres
groupes : les relations avec les autorités coloniales autour de la traite de l’arachide, puis les
relations avec les Wolof autour de l’adhésion tardive à l’islam. Ces évènements, tout en
rapprochant les Wolofs des instances de pouvoir, en ont, par construction, éloigné les Sereer,

451
G. Balandier, « « Tradition et continuité. » », art cit, p. 15. de la version en ligne sur « Classiques des sciences
sociales ». « A l’inverse, lorsqu’il s’agit des sociétés industrielles développées, l’impression de changement est si
forte qu’elle impose la certitude de véritables mutations ; alors que survivent des domaines traditionnels… »
452
J.-L. Amselle, Logiques métisses, op. cit., p. 56.
453
Investissements associés aux dépenses inefficaces du premier état sénégalais par Abdou Sylla, « L’école. Quelle
réforme? » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal. Trajectoires d’un Etat., Codesria- Dakar, 1992, p. 379‑429.
109
pour lesquels l’actualisation de l’ethnicité se fera à l’époque des indépendances dans des termes
les rapprochant de traditions dont les Wolof ne seraient plus détenteurs. En 1966, tout en
admirant le peuple « du double refus », Pélissier dira ainsi ses inquiétudes quant à son
intégration nationale, en partie parce que le groupe sereer appartient à un monde qui n’est plus
valorisé, le monde rural, mais surtout parce qu’il semblerait appartenir à ce monde-là plus que
toutes les autres populations dont elle partage la condition. Par un ensemble de télescopages
historiographiques et politiques, les Sereer sont passés plus authentiquement paysans que les
autres groupes dans un environnement où l’urbanisation constituera un des principaux signes
d’une modernisation démarrée sur les terres wolof. En définitive, alors que l’environnement
social évolue, les représentations sur les Sereer évoluent très peu, puisque c’est sur la base des
constructions établies durant la période coloniale, telles que consolidées dans le « contrat social
sénégalais », que les différentes composantes du pays seront invitées à participer à la
construction nationale. Ainsi, s’il y a bien eu réappropriation, dans le sens où les catégorisations
et éléments constitutifs des ethnicités ne sont pas bouleversés aux indépendances, ces derniers
seront cependant réintroduits selon des enjeux distincts. C’est ainsi que d’une image de groupe
relativement dépréciée durant la colonisation, les Sereer deviennent dans le jeune Etat
sénégalais indépendant, sur la base des mêmes arguments concernant leur indépendance et
authenticité culturelles, les représentants de ce dont la nation doit idéalement s’inspirer. Ce
faisant, si le groupe sereer a, au fil du temps, acquis une reconnaissance forte, celle-ci célèbre
moins le Sereer d’aujourd’hui que des figures passées du Sereer, le paysan rigoureux et attaché
à sa terre, source de toutes ses valeurs. La pratique culturelle et l’être sereer ne seraient ainsi
possibles qu’à la condition de rester attaché au passé du groupe et de se démarquer du présent
de la vie sociale. A partir de là, comment les membres du groupe vont-ils envisager leur
participation à la nation qu’ils ont en partage avec d’autres groupes ? Comment, dans ce
contexte, les personnes censées appartenir au même groupe vont-elles entretenir la croyance en
une appartenance commune dont les bases dites traditionnelles sont susceptibles de s’éloigner ?

110
Chapitre 2- Du dedans et du dehors du groupe
ethnique : ce que révèle la place de l’enquêteur
sur le terrain

Expliciter la place occupée par l’enquêteur lors de son « terrain » est une démarche qui s’est
généralisée dans la recherche en sciences sociales aujourd’hui et est devenue un passage quasi-
obligé. Cela est dû à la reconnaissance qu’une recherche est toujours située454. De ce fait,
l’identification même de l’orientation de la recherche, par l’analyse de sa position d’enquêteur
et de celle de ses enquêtés, est un élément intrinsèque de la compréhension du phénomène que
l’on étudie455. Cependant, il y a des situations qui, plus que d’autres, imposent à leurs auteurs
de faire cet exercice. C’est notamment le cas en sociologie lorsque, sur le plan méthodologique,
le chercheur est rangé dans une approche sociologique dite « qualitative », surtout quand est
employée une méthode de type « ethnographique » qui suppose une proximité dans le temps
(durée de l’enquête) et l’espace (contact direct avec les enquêtés dans le cadre d’observations)
du phénomène analysé456. En réalité, cette démarche de réflexivité sur son propre travail
d’enquête, qui semble exigée pour preuve d’objectivité, est une condition inhérente à
l’ethnographie457. L’efficacité de l’enquête ethnographique n’a cessé d’être affinée au cours de
ces dernières décennies458 et tend à être mieux reconnue dans ses capacités heuristiques. Une
certaine constance du primat statistique dans les sciences sociales continue à exposer à un
soupçon de non fiabilité et de non représentativité des matériaux non chiffrés459 et pourrait
pousser à réduire le travail de réflexivité à un exercice imposé, alors que ce dernier, en réalité,
fait partie de la démarche. L’analyse méthodologique de la position de l’enquêteur s’impose

454
Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’« entretien ethnographique» »,
Politix. Revue des sciences sociales du politique, 1996, vol. 9, no 35, p. 238.
455
Voir par exemple Emmanuelle Yohana, « Relations d’enquête et positions sociales. Une enquête auprès de
jeunes d’une cité de banlieue », Genèses. Sciences sociales et histoire, 1995, vol. 20, no 1, p. 126–142.
456
S. Beaud et F. Weber, Guide de l’enquête de terrain, op. cit., p. 274.
457
Ibid.
458
Aude Béliard et Jean-Sébastien Eideliman, « 6: Au-delà de la déontologie. Anonymat et confidentialité dans le
travail ethnographique » dans Et al., Les politiques de l’enquête, s.l., 2008, p. 123‑141. ; Nicolas Dodier et Isabelle
Baszanger, « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique. », Revue française de sociologie, 1997,
no 38‑1, p. 37‑66. ; Olivier Schwartz, « L’empirisme irréductible » dans Le hobo. Sociologie du sans abri.,
Nathan., s.l., 1993, p. 265‑308.. Stéphane Beaud et Florence Weber, « Le raisonnement ethnographique » dans
Serge Paugam (ed.), L’enquête sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 225‑246. Deux
postfaces de Beaud et Weber « Pour une ethnographie sociologique » et « Actualité de la recherche
ethnographique » dans S. Beaud et F. Weber, Guide de l’enquête de terrain, op. cit.
459
S. Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’«entretien ethnographique» », art cit. ;
S. Beaud et F. Weber, Guide de l’enquête de terrain, op. cit., p. 156; 284.
111
comme un nécessaire acte de distanciation et un effort d’objectivité, lorsque le chercheur est ou
est supposé être membre du groupe étudié. En effet, comment peut-on autrement mener une
enquête dans un groupe dont on fait partie et sur une question qui d’une certaine manière nous
concerne autant qu’elle concerne les enquêtés ? En même temps, peut-on réellement
s’intéresser à des personnes et espérer obtenir d’elles des réponses, des réflexions, sans nous
impliquer personnellement dans la relation que nous établissons ? La simple prise de contact
téléphonique pour inviter une personne à nous rencontrer lors d’un entretien peut demander
l’élaboration d’une stratégie et l‘ajustement de la méthode de présentation et orienter ensuite le
déroulement de l’entretien460. La situation d’enquête en elle-même, encore plus lorsqu’elle se
veut de proximité, questionne fortement l’idée de la neutralité totale du chercheur :
« D’une part, en situation d’entretien, le sociologue est souvent invité à donner son avis,
parfois à conforter le point de vue de son interlocuteur. Le plus souvent il ne peut pas se
dérober aux diverses formes discrètes d’injonction de l’enquêté ; donner son
approbation constitue, au moins dans un premier temps, la seule manière de poursuivre
l’échange qui fonctionne comme une sorte de carburant de l’entretien. Le ressort de
l’entretien réside justement dans la capacité qu’a l’enquêteur de trouver les bons angles
d’attaque, de susciter la confiance de l’enquêté, quitte à donner son accord à des propos
qui peuvent parfois le choquer en tant que personne privée ou en tant que citoyen. »461

En réalité, qu’il soit en dedans ou en dehors du groupe d’enquête, l’enquêteur trouve toujours,
ou crée par sa présence, un contexte particulier, fait d’interactions auxquelles il est souvent
amené à participer. Dès lors, l’analyse de la place occupée n’est pas un simple exercice
méthodologique, elle est outil et élément de connaissance à part entière, participant à la mise
en lumière des éléments de la problématique posée462. Dans le présent cas, l’objet d’étude,
l’ethnicité, qui questionne la définition de règles d’appartenance et de non appartenance et leur
usage pratique, y compris vis-à-vis de l’enquêteur, qui se présente comme membre du groupe,
se prête particulièrement à cette démarche qui peut apporter des éclairages importants.

Sociologue de l’« entre-deux »463 ?


Dans « How a native is a « native » anthropologist ? », Kirin Narayan tire son analyse de sa
position de chercheure métisse, née en Inde de parents indien et américain, qui a étudié aux
Etats-Unis, pour tenter de montrer que la division natif – non natif, simpliste mais encore

460
Janine Barbot, « Mener un entretien de face à face », art cit.
461
S. Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’« entretien ethnographique» », art cit,
p. 244.
462
Lila Abu-Lughod, « Ecrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux. » dans
Daniel Cefaï (ed.), L’engagement ethnographique, Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales, 2010, p.
417‑446.
463
Terme emprunté à Ibid. et à Kirin Narayan, « How Native Is a “Native” Anthropologist? », American
Anthropologist, 1993, vol. 95, no 3, p. 671‑686.
112
d’actualité dans la recherche anthropologique -- à laquelle la sociologie a depuis longtemps
emprunté la méthode ethnographique464- voile aux yeux de ceux qui l’utilisent et de ceux pour
qui elle est utilisée des identifications plus complexes qu’il n’y semble. S’il faut dépasser les
clivages assignant une place au-dedans ou en dehors d’une catégorie, c’est en observant, à partir
des identités attribuées ou refusées, que les éléments qui nous lient ou nous séparent de
personnes dont on se dirait « naturellement » proches ou étrangers, peuvent être nombreux : de
classe, de genre, d’âge entre autres choses. Etant née et ayant grandi à Dakar, quatrième enfant,
sur cinq, de parents originaires d’un village sereer du Dieghem, je me suis toujours présentée
comme sereer. Mes parents nous ont transmis la langue à tous les cinq et nous ont toujours
emmenés au village, en particulier pour des vacances au sein de la famille élargie. Il est vrai,
cette appartenance ne se questionne pas vraiment dans notre famille. Si avec les frères et sœurs
nous commençons à en discuter, c’est parce que le travail que j’ai entrepris a coïncidé avec
l’arrivée de ce que l’on pourrait appeler la 3ème génération, à savoir nos enfants, petits-enfants
de nos parents. Arrivée en France pour faire des études supérieures après le baccalauréat,
comme de nombreux sénégalais, j’y vis depuis plus de quinze ans, tout en retournant
régulièrement au Sénégal auprès de mes parents. En commençant ce travail, la pratique de la
langue sereer et une certaine connaissance de la réalité villageoise ont constitué à mes yeux des
atouts. S’il me semble évident qu’une personne non sereer peut mener une enquête réussie dans
le groupe, et c’est d’ailleurs le cas de la plupart des chercheurs qui se sont intéressés au groupe,
le fait d’en être « membre », me semblait-il, pouvait faciliter l’accès au « terrain » et la maîtrise
de la langue sereer, faciliter l’échange avec les enquêtés qui seraient alors libres, par exemple,
de s’exprimer dans la langue de leur choix. Cela ne s’est pourtant pas toujours vérifié. Par
exemple, lors de mon premier entretien à Dakar, je mesurais la fragilité de ces atouts ou du
moins relativisais l’importance que je leur accordais. Je rencontrais donc pour mon premier
entretien dans la capitale sénégalaise une jeune femme sereer, professeure d’anglais, qui
s’exprime spontanément en sereer. Alors qu’en France nous « switchions »465 naturellement
d’une langue à l’autre avec les personnes que je rencontrais, je me mis en tête ce jour-là de
mener l’entretien dans sa totalité en sereer. Je me rendis compte assez vite, mon interlocutrice
aussi, que j’avais du mal à traduire ma grille d’entretien, utilisée jusque-là principalement en
français. En réalité, je maîtrise bien le sereer conversationnel, mais je ne l’écris pas et ne me
suis jamais appliquée à traduire tous les mots d’un échange du français en sereer. Telle a

464
S. Beaud et F. Weber, « Le raisonnement ethnographique », art cit.
465
Fait de passer d’une langue à une autre au cours des échanges. Le switching intéresse particulièrement les
sociolinguistes dans l’environnement sénégalais de plus en plus plurilingue. Voir à ce propos par exemple Pépin
Faye, Etude du discours mixte et du code-switching français-sereer-wolof : approches sociolinguistique et
psycholinguistique,Université Cheikh Anta Diop, Dakar, 2009, 444 p.
113
toujours été notre pratique, entre frères et sœurs, de cette langue maternelle, au regret de notre
père qui s’en émouvait souvent. Je me rendis surtout compte que je ne m’étais jamais préparée
à rencontrer des difficultés dans la réinterprétation de la grille d’entretien en sereer. Par la suite,
l’entretien s’est bien déroulé mais cet épisode a commencé à modifier la représentation que je
me faisais de moi-même en tant que sereer. C’est donc au Sénégal, et au moment où je pensais
le plus l’habiter que je réalisais la « relativité » de mon ancrage ethnique. L’évidence, chez moi,
de mon ethnicité ne se manifestait-elle pas déjà, avant qu’elle ne commence à me poser
question, lorsque souvent, à la rencontre de personnes « surprises » de m’entendre parler la
langue, je ne manifestais qu’une surprise réciproque ? Ces scènes, qui montrent le décalage
pouvant exister entre la manière dont on se voit et dont on est perçu, ont en partie participé à
générer de l’intérêt pour ce sujet avant qu’il ne se formule en des termes sociologiques plus
précis. Mon positionnement, l’image que je renvoie, mes ajustements pour être plus ou moins
acceptée dans le cadre de l’enquête ne sont pas que des stratégies nouvellement mises en place
pour obtenir des réponses, même si cela est nécessaire et inhérent au travail de terrain, mais
sont des réalités qui ont servi et servent encore à me percevoir selon les interlocuteurs, comme
membre, « conforme » ou non, en dehors de la démarche de recherche. La nécessité d’une
négociation constante à faire sur le terrain pour approcher les personnes, échanger avec elles,
les visiter et me faire visiter parfois, est illustrée par la persistance d’un malentendu de départ.
La majorité des enquêtés pense que je travaille sur la culture sereer, dans une perspective
quelque peu anthropologique. Si je n’ai que rarement dissipé ce malentendu, c’est parce que
d’une part, au début de l’enquête je n’étais pas certaine de ce que je cherchais et voulais
favoriser des entretiens longs, mais surtout parce que j’ai vu que cela pouvait rendre ce que je
représentais alors, un membre féminin du même groupe ethnique, plus sympathique à ceux qui
m’acceptaient déjà ou fréquentable auprès de ceux qui pouvaient me percevoir comme trop peu
représentative de l’objet. Parce que ces perceptions s’intègrent au cadre d’enquête, elles peuvent
devenir des révélateurs de la représentation que se font les gens de l’objet de la recherche. Ces
« aventures » de terrain informent des fluctuations dans la représentation de l’ethnicité, qui
varie selon le cadre national.

Des associations d’originaires soumises à un cadre national


Si le cadre de l’enquête a largement dépassé les associations de sereer pour se passer plus au
sein des familles, ces structures ont été envisagées au début de ce travail comme des points
d’entrée. Les associations d’originaires, que cela soit dans la pays d’origine ou en dehors de lui
ont toujours joué un rôle important tant pour la reconnaissance des groupes qu’elles
représentent que pour leur meilleure insertion dans les nouvelles zones d’installation. Dedieu a
114
montré, à travers le rôle qu’ont joué les associations de migrants originaires d’Afrique
Subsaharienne en France, comment, même si elles sont souvent basées sur des formes de
solidarité dites « traditionnelles », les origines villageoises ou ethniques, par les adaptations aux
problématiques nationales et contextuelles dont elles savent faire preuve, constituent de vrais
outils de positionnement social et de contournement des formes de domination pouvant peser
sur eux, dans leur zone d’origine comme d’installation466. Dans ce sens, la préoccupation
première des personnes serait non pas spontanément la protection de leurs particularités, mais
la mise en place des conditions favorables à leur épanouissement dans leur lieu de vie. Barou
constatait en ce sens qu’en France, les familles immigrées originaires d’Afrique Subsaharienne
étaient très en phase avec les tendances dominantes de l’environnement social dans lequel elles
se trouvaient, leurs attitudes différentes, notamment face à l’éducation, reflétant souvent bien
plus un niveau d’instruction, en lien avec le milieu social d’origine, qu’une quelconque emprise
de la tradition467. Ainsi, on peut supposer en ce qui concerne l’ethnicité, qu’un regroupement
basé sur elle s’oriente également d’une manière qui s’accorde avec des enjeux spécifiques au
cadre national dans lequel le projet a lieu. Par conséquent, quels enjeux différents révèle ma
rencontre avec les membres de ces mouvements associatifs à Paris et à Dakar ?

Dans ma relation avec les enquêtés, à Paris, ayant été acceptée comme membre de l’association
d’abord en ma qualité de sereer, cette appartenance, sur laquelle j’ai dû m’appuyer, est en
quelque sorte restée confortée en moi. Dans ce contexte, à la possible surprise succédait en
général un brin d’admiration de la part de mes interlocuteurs qui me prêtent rapidement un
niveau d’ancrage culturel important. Par la suite, c’est surtout à Dakar que ma qualité de sereer
se révélera plus fragile. Là, c’est souvent la remise en question de l’authenticité de mes
pratiques ethniques qui succède au constat de leur existence : je n’étais jamais assez sereer. Que
disent ces perceptions de ma personne des cadres d’où elles émergent ? C’est ce que je me
propose de voir dans ce chapitre. Afin de tenter de répondre à ces questions, l’analyse se base
essentiellement sur les longues observations faites au cours de ma participation aux activités
associatives, mais aussi sur les échanges que j’ai pu mener au sein de ces mouvements ou à leur
propos. Si des questions liées au traitement des données et à l’anonymisation des enquêtés se
sont posées468, elles nous sont parues moins sensibles en ce qui concerne les associations dont
il sera principalement question ici. Ces structures sont déjà connues dans leurs environnements

466
Jean-Philippe Dedieu, La parole immigrée: les migrants africains dans l’espace public en France (1960 -
1995), Paris, Klincksieck, 2012, p. 101‑147.
467
Jacques Barou, De l’Afrique à la France. D’une génération à l’autre, Paris, Armand Colin, 2011, p. 215.
468
Question discutée dans l’introduction de la partie 2 de la thèse.
115
de déploiement, et une tentative de les dissimuler ne ferait que rendre une démarche qui se veut
objective, suspecte. En particulier, en ce qui concerne le mouvement associatif dakarois et ses
acteurs, Smith469, entre autres, les abordait déjà ouvertement. Dans notre cas, si nous choisissons
donc de parler de l’association connue, nous gardons anonymes les identités des personnes dont
les extraits d’entretien sont proposés ici. Lorsque cela est nécessaire, nous donnons des
éléments biographiques pouvant éclairer la situation, mais la majorité des extraits proposés le
seront à partir d’entretiens avec des responsables associatifs dont le parcours personnel n’est
pas directement mis en relation avec l’activité.

1- Le renouveau de la solidarité ethnique chez les Sereer de Paris

J’ai entamé ma réflexion de recherche alors que dans le même temps une association de Sereer
se mettait en place à Paris. Assistant aux premières réunions ouvertes au public470 qui ont eu
lieu au printemps 2010, je me présentais alors comme une sereer intéressée par le projet
associatif. Etant au début de mon entreprise de recherche (qui n’était pas encore clairement
définie, la thèse n’était elle-même pas entamée) je préférais cette entrée qui me permettrait de
faire des observations pour préciser le projet sans attirer particulièrement l’attention. De ces
premières rencontres de lancement ressortait principalement l’idée qu’il était temps pour les
Sereer de mettre en place une structure associative d’envergure, qui se positionnerait
différemment des multiples associations des originaires d’un même village qu’elle devra en
quelque sorte chapeauter et fédérer. L’association en gestation veut s’adresser à tous les Sereer,
mais aussi aux non-Sereer qui seraient sensibles à son projet. L’association, ouverte à tous pour
permettre ne serait-ce que la participation des conjoints non sereer, est ainsi née pour réduire
l’éclatement des Sereer en Ile de France. Le projet procède d’une grande ambition, mais
démarre avec un petit cercle relationnel. J’étais le seul membre de mon village d’origine, sans
aucun lien établi avec les personnes fréquentant ce début d’association. Alors que je voyais
dans la mise en place de cette structure une opportunité pour rencontrer des Sereer se réclamant
comme tels et pour pouvoir mener des entretiens, le fait pour les gens de ne me connaître à
partir d’aucun réseau villageois ou plus largement migrant, obligeait à une certaine réserve à
mon égard. Parallèlement, accueillie comme une « Sereer engagée », c’est sur cette
« évidence » que je m’appuie pour tenter de me rapprocher des membres du groupe dont

469
É. Smith, « La nation « par le côté ». Le récit des cousinages au Sénégal », art cit.
470
Les toutes premières réunions de réflexion associative ont eu lieu chez un des « membres fondateurs », cette
première réunion officielle ouverte au public devait permettre la présentation du projet, la formation du bureau par
la suite et la déclaration de l’association.
116
l’objectif associatif me questionnera longtemps. Le détail de ma trajectoire d’intégration
associative et du positionnement de cette nouvelle structure parisienne m’emmènera, saisissant
mieux les enjeux particuliers auxquels sont confrontés les membres du groupe, plus largement
inclus dans le groupe des migrants « africains », à envisager le rassemblement ethnique en cours
comme un instrument de contournement de cette catégorisation.

1-1 A la base de la communalisation : une expérience « africaine » de la


migration

Dès le début de ma participation aux activités associatives, je m’appuie sur ce qui semble être
ma force première : un ancrage culturel évalué sur la base de ma pratique constante de la langue
et de mon implication grandissante dans l’association. Quand les uns et les autres qui me
croyaient « née au village » apprenaient que j’étais née et que j’avais grandi à Dakar, leur estime
« ethnique » en grandissait. Quand ils apprirent mon mariage quelques mois plus tard avec un
Sereer, au village, mon ancrage culturel ne faisait que se confirmer. Je mesurais cette évidence
culturelle pour les personnes en face de moi, qui me disaient souvent : « tu sais comment ça se
passe », « tu connais ça toi ». Mon ancrage supposé est si fort que je manque un jour de passer
pour un imposteur. Comme nous parlions des rituels du mariage sereer, la mère de famille avec
laquelle je m’entretenais me dit à propos de l’initiation des femmes « tu sais ça, c’est une base
chez les Sereer » ; j’acquiesce et l’entretien se poursuit. Elle poursuit et sollicite mes
commentaires. Il est utile de préciser que les entretiens ont souvent eu l’allure de discussions,
de longs échanges au cours desquels les personnes m’interpellaient aussi. Je faisais mon
possible pour ne pas être longue, mais il n’était pas pensable d’esquiver toutes les
interpellations. La grande fille de la famille est aussi présente, elle vient de se fiancer. En
réponse à une question de ma part, elle dit son souhait de se soumettre au rite d’initiation des
femmes, associée dans certaines localités aux rituels du mariage. Sa mère dit trouver cela
normal mais a du mal à cacher une grande satisfaction, une certaine fierté de voir sa fille, qui
ne parle pas sereer, exprimer ouvertement le vœu de se faire initier. Evoquant de nouveau
l’obligation que constitue cette étape chez les Sereer, en particulier pour les femmes au cours
de leur mariage471 , la mère de famille me dit : « toi tu sais maintenant, tu peux discuter de tout
ça avec ta maman ! ». Je finis par avouer que ni moi, ni ma mère, pour des raisons diverses,
n’avons fait l’initiation. Un long moment de silence, d’incompréhension, voire de gêne passe.

471
Sur ce point les pratiques diffèrent selon les localités. Certains font l’initiation des femmes au cours de leur
mariage, d’autres regroupent, comme pour les hommes, toutes les femmes mariées, à une fréquence non
déterminée pouvant dépasser dix années.
117
Elle me demande de reconfirmer ce que j’ai dit et se soucie de savoir si cela n’est pas important
pour mes parents et pour moi. Elle a du mal à cacher son incompréhension. Il faudra
l’intervention de son mari pour que nous passions à un autre sujet. Cet épisode, survenu à la fin
de mes entretiens à Paris, n’aura pas d’incidence sur le cours des choses et sur mes relations
avec les membres de l’association, mais a changé le regard de cette personne sur moi. C’est ma
légitimité culturelle, seule raison spontanée d’une proximité sociale, entre elle et moi, et qui est
encore en construction dans cette dynamique associative, qui en quelque sorte s’effrite à ses
yeux.

1-1-1 Jouer la proximité ethnique pour masquer la distance de classe

Il m’a, en effet, semblé dès le début que si le fait de me dire sereer suffisait pour adhérer à
l’association, il existait entre les personnes présentes et moi une distance que cette origine
supposée avait du mal à effacer. A mon arrivée, dans ma tentative d’insertion, j’ai ainsi pu
commettre quelques maladresses. Par exemple, j’ai appelé les plus âgés Mr ou Mme. C’est au
cours d’une réunion que je me suis rendu compte que cela tranchait avec le comportement des
autres : tous les jeunes qui prenaient la parole s’adressaient aux anciens en disant « tonton »,
« tata » et les anciens s’adressaient à nous comme à leurs enfants. Je connais et pratique dans
mon contexte familial cette règle implicite consistant à marquer le respect par cette appellation.
Cependant, concentrée sur mon souci d’objectivité de l’enquête et fixée sur l’idée que
l’association qui, souhaitant se positionner différemment des petites associations villageoises,
imposerait un mode de fonctionnement différent, je me distinguais clairement par cette distance
que je renforçais avec les membres du groupe. Je suis, en effet, particulièrement frappée par le
souci affiché de réorientation des préoccupations associatives permettant un accès ouvert, et un
positionnement « démocratique » comme disent certains responsables. Cette structure en
formation ne rassemble pour le moment que des personnes qui se connaissent un peu et qui,
loin de se mobiliser autour de ce qui semble être l’objectif de l’association, la promotion de la
culture sereer, clament tellement fort son rejet du communautarisme que cela m’interroge à
plusieurs reprises. Ainsi, je notais, en novembre 2011 à l’issue d’une réunion :
« Je me pose des questions sur l’objectif de l’asso et me demande pourquoi ils tiennent
tant à préciser qu’ils ne sont pas communautaires, que l’association est ouverte à tous.
La « culture sereer» me semble passer à un plan où je me demande pourquoi elle sous-
tend la formation du groupe. Il me semble que n’importe quel autre migrant sénégalais
y trouverait mieux sa place que moi. »

Si, pendant cette période de démarrage, les « manifestations culturelles » sereer sont absentes,
d’autres pratiques semblent communes à ces personnes et familles qui se connaissent et se
118
fréquentent dans des cercles qui ne sont pas les miens mais que je devine. Venue en France
pour les études, j’ai eu l’occasion de fréquenter un quartier de Bordeaux où vivait un ami de la
famille avec sa femme et ses enfants. J’avais été particulièrement marquée, dans cette famille,
par des pratiques et une organisation que le père de famille, autoritaire et se revendiquant
conservateur, imposait dans les relations intergénérationnelles et de genre, pratiques que je
n’avais pas connues, au moins dans cette radicalité, au sein de ma famille. Ces visites me
faisaient sortir du campus et de la vie étudiante, mais aussi de la vie « française » en général,
me donnant souvent l’impression, l’espace de quelques heures de me rapprocher « d’une
certaine manière » de mon pays, que je quittais de nouveau dès la fin de la visite. Si je n’étais
pas totalement perdue dans ce quartier, ces immeubles et cette famille, il s’agissait pour moi
d’un monde à part, différent de celui où j’avais grandi et de celui dans lequel j’évoluais dans le
cadre de nos études. Un monde certainement plus proche de celui que décrivent Quiminal et
Timera, un vivre-ensemble créé, plus que reproduit, à partir des origines ethniques, partagé par
des migrants d’Afrique subsaharienne, depuis les générations d’hommes qui avaient en partage
« un mode d’habitat particulier : le foyer. »472 L’ambiance qui émane des rencontres de plus en
plus régulières avec les membres de l’association parisienne me rappelle, par exemple par la
présence de plats sénégalais pouvant être servis à toute heure de la journée en cas de visite,
l’ambiance de ces immeubles bordelais et de leur monde. Cependant, mes rencontres
progressives avec d’autres profils de plus en plus nombreux dans l’association, étudiants, jeunes
professionnels, retraités, ouvriers, personnes dites de deuxième génération, me font aussi
percevoir une incontestable diversité dans cette migration africaine qui persiste à se représenter
à l’esprit sous l’image du migrant ouvrier vivant en banlieue ou, d’après Barou, du « paysan
sahélien illettré employé dans des secteurs non qualifiés »473.

1-1-2 Une migration africaine diversifiée, une expérience migratoire commune

Si les vagues migratoires originaires d’Afrique de l’Ouest, après une présence faible mais
marquante des premiers intellectuels originaires des pays colonisés et retournés dans leurs pays
d’origine autour des indépendances474, ont longtemps été dominées par des profils de
travailleurs hommes attirés par un environnement économique favorable, elles se sont

472
Mahamet Timera et Catherine Quiminal, « 1974-2002, les mutations de l’immigration ouest-africaine »,
Hommes & Migrations, 2002, vol. 1239, no 1, p. 23.
473
J. Barou, De l’Afrique à la France. D’une génération à l’autre, op. cit., p. 33.
474
Pap Ndiaye, « Présence africaine avant « Présence Africaine ». La subjectivation politique noire en France dans
l’entre-deux-guerres », Gradhiva, 4 novembre 2009, no 10, p. 64‑79. ; J. Barou, De l’Afrique à la France. D’une
génération à l’autre, op. cit., p. 22- 25 "Une première immigration intellectuelle".
119
fortement diversifiées depuis des décennies475. En plus des femmes et des enfants arrivés par le
regroupement familial à partir du milieu des années 1970, des femmes seules sont de plus en
plus concernées par la migration476, mais aussi de nombreux étudiants477. La diversification, au-
delà des flux de populations, atteint même les modes de migration, appelant un nouveau regard
sur des phénomènes migratoires, « les nouvelles vagues migratoires d’un même pays d’origine
ne se retrouv[a]nt pas mécaniquement dans l’héritage de l’expérience migratoire des vagues
plus anciennes (…). »478

Représentant 13% de la population migrante globale, les populations immigrées originaires


d’Afrique subsaharienne sont majoritairement installées dans les zones urbaines françaises et
en particulier en région Ile de France où ils sont présents à « 65,4% (contre 39,6% pour
l’ensemble de la population immigrée) »479. Leurs conditions de vie sont parmi les moins
bonnes : 15% d’entre eux et 14% de leurs descendants vivent dans les communes les plus
pauvres en France, contre 13% de l’ensemble des migrants et 6% de la population non
migrante480. Surreprésentés dans les quartiers pauvres visés par des actions sociales
spécifiques481, ils occupent plus souvent que d’autres groupes des logements de mauvaise
qualité (plus petit, pas bien isolés)482 et sont exposés à 36% à la pauvreté monétaire contre 19%
des ménages immigrés et 13% de la population en moyenne483. S’ils sont encore nombreux à
n’avoir aucun diplôme (37%), ils sont aussi plus d’un quart (26%) à avoir un diplôme supérieur
(dont 15% ayant une licence ou plus) et plus de la moitié de leurs descendants sont dans cette
situation (dont 34% ayant une licence ou plus), dépassant le taux de diplômés du supérieur dans
la population non migrante qui est de 36% (dont 19% ayant une licence ou plus)484. Pourtant,
« à niveau d’étude comparable les immigrés nés hors UE sont moins souvent cadres ou
professions intermédiaires que les autres »485, ils sont « plus souvent employés (41%) que

475
Mahamet Timera et Julie Garnier, « Les Africains en France », Hommes & Migrations [En ligne], 2010,
no 1286‑1287. ; Jacques Barou, « 1- De l’Afrique à la France: une histoire séculaire » dans De l’Afrique à la
France. D’une génération à l’autre, Paris, Armand Colin, 2011, p. 13‑37.
476
Cris Beauchemin, Catherine Borrel et Corinne Régnard, « Les immigrés en France en majorité des femmes. »,
Population et Sociétés, 2013, no 502, p. 1‑4.
477
Représentent près de 10% (62420) des migrants d’Afrique Subsaharienne (787408 personnes) en 2014 selon
l’Insee et 20% des étudiants étrangers présents en France en 2012 Fiche thématique "Education et maîtrise de la
langue- Immigrés, Insee, 2012, p. 20.
478
Sylvie Mazzella, Sociologie des migrations, Paris, Presses universitaires de France, 2014, p. 76.
479
J. Barou, « 1- De l’Afrique à la France: une histoire séculaire », art cit, p. 35.
480
Fiche thématique « Conditions de vie » Immigrés et descendants d’immigrés., s.l., Insee, 2012, p. 15.
481
Ibid.
482
Ibid., p. 19.
483
Ibid., p. 9.
484
Fiche thématique "Education et maîtrise de la langue- Immigrés, op. cit., p. 8.
485
Fiche thématique « Situation sur le marché du travail » Immigrés et descendants d’immigrés, s.l., Insee, 2012,
p. 15.
120
l’ensemble des migrants en emploi (31%) »486. Les médecins africains détenteurs d’un diplôme
étranger échappent d’autant moins à ce traitement que le secteur de la santé, encore marqué par
une certaine fermeture et un fort corporatisme, ne leur réserve que des statuts intermédiaires et
une reconnaissance incomplète de leurs compétences, leur faisant expérimenter ce que Mendy
a appelé une « carrière bloquée »487. La représentation « du migrant africain » pourrait, par
conséquent, être moins liée aux caractéristiques des populations qui composent la migration
originaire d’Afrique Subsaharienne qu’à la manière dont elles s’insèrent dans le pays d’accueil
où elles « sont dans leur majorité, ouvriers ou employés, de nombreux diplômés faisant partie
de cette dernière catégorie. »488.

Ainsi, si la migration africaine s’est largement diversifiée au cours des décennies, notamment
par le niveau d’éducation plus important des nouvelles vagues migratoires comme des secondes
générations, Meurs, Pailhé et Simon soulignent, pour ces dernières en particulier, que si « une
modification substantielle des formes d’activité est intervenue d’une génération à l’autre, […]
les secondes générations connaissent toujours d’importantes difficultés pour entrer dans le
marché du travail. »489 Ces auteurs soulignent en l’occurrence « un effet propre de l’origine sur
l’insertion professionnelle » et « l’existence de discriminations dont l’amplitude et la
persistance relèvent plus du système lui-même que des dispositions individuelles des
employeurs. »490 Il apparaît par conséquent que, « [d]u monde social des “ouvriers” au monde
social des “élites”, l’histoire des travailleurs, des comédiens et des avocats africains (…)
découvre les conditions de production de […] stéréotypes raciaux […] associés à l’immigration
subsaharienne et qui transcendent les distinctions de classe. »491

Ces dernières existent bel et bien au cœur de cette migration, et semblent à l’origine de la
distance qui peut exister et régner entre des franges entières de populations, comme entre les
étudiants et les travailleurs relégués dans des habitats précaires. Cependant, il peut aussi régner
entre eux un sentiment de communauté reposant sur l’expérimentation d’une insertion à la
marge plus que sur une supposée origine commune. Poiret (1996) a précisément étudié
l’ethnicisation - l’assignation d’une identité ethnique à un groupe de personnes vues comme

486
Ibid.
487
Angèle Flora Mendy, « La carrière du médecin africain en Europe: être médecin avec diplôme africain au
Royaume-Uni, en France et en Suisse. », Swiss Journal of Sociology, , no 40, p. 47‑77.
488
M. Timera et C. Quiminal, « 1974-2002, les mutations de l’immigration ouest-africaine », art cit, p. 22.
489
Dominique Meurs, Ariane Pailhé et Patrick Simon, « Persistance des inégalités entre générations liées à
l’immigration : l’accès à l’emploi des immigrés et de leurs descendants en France », Population, 2006, vol. 61,
no 5‑6, p. 793.
490
Ibid.
491
J.-P. Dedieu, La parole immigrée, op. cit., p. 228.
121
partageant une culture commune- des populations originaires d’Afrique subsahariennes,
différentes, mais, forcées de partager des zones spécifiques d’habitation d’où elles vivront des
expériences communes de l’exclusion, se trouveront des points communs et investiront
fortement en retour l’assignation d’« africain », catégorie dans laquelle ils ont pu ne pas se
reconnaître au début. L’auteur montre comment cette catégorie sera pourtant à la source d’un
sentiment commun d’appartenance qui veut se donner à voir dans des pratiques
« chaleureuses », surtout « solidaires » et de type « familiales », censées trancher avec les
pratiques vues comme occidentales ou françaises, privilégiant la distance, une certaine réserve
dans les rapports, mais surtout un certain individualisme. Poiret précise qu’en réalité, ces
populations, regroupées par « un puissant processus ségrégatif ethnico-social » n’ont eu d’autre
choix que de s’appuyer « sur les différents réseaux communautaires préexistants (…) pour tirer
le meilleur profit des opportunités (…).»492 Poiret montre donc comment, de leur ethnicisation
comme africains découle une forme de ségrégation, notamment spatiale, qui oblige en quelque
sorte les ségrégués à communaliser sur la base des éléments mis en avant pour les ethniciser.
Dans ces conditions, la famille, son extension au voisinage et au « groupe ethnique africain »,
peut être pourvoyeuse pour ces populations de ressources qui font défaut, en particulier, d’une
reconnaissance qui manque à l’extérieur de ces cadres. C’est ce qu’observe Quiminal à propos
des nombreuses associations de « femmes africaines » tentant une redéfinition des liens sociaux
pour contourner un imaginaire stigmatisant, cependant co-produit par les migrants et leurs
environnements d’accueil493. Au cœur de la république française qui ne reconnaît pas les
appartenances particulières, apparaît par le cas des migrants africains le paradoxe consistant à
délégitimer des formes d’appartenance tout en y renvoyant certaines populations qui se
retrouvent à les construire et à les revendiquer, les inscrivant dans « le cercle vicieux de la
représentation - en jouant sur les deux sens d’image et de mandat »494. Paradoxe qui apparait
notamment dans le rejet du mot « ethnicité » en France, qui se double néanmoins d’après
Bertheleu, d’un usage de plus en plus commun et répandu, du mot « ethnicisation »495. L’usage
préféré de ce dernier terme pour signaler l’émergence ou la visibilité de particularités perçues
comme une menace pour l’équilibre national, empêchant d’après l’auteure, par la

492
Christian Poiret, Familles africaines en France: ethnicisation, ségrégation et communalisation, Paris, CIEMI,
1997, p. 202.
493
Catherine Quiminal, « Comment peut-on être africaines en France? », Journal des anthropologues [En ligne],
1998, no 72‑73, p. 49‑61. C. Poiret, Familles africaines en France, op. cit.
494
Didier Fassin et Eric Fassin (eds.), De la question sociale à la question raciale: représenter la société française,
Paris, Découverte, 2009, p. 266.
495
Hélène Bertheleu, « Sens et usages de « l’ethnicisation »: Le regard majoritaire sur les rapports sociaux
ethniques », Revue européenne des migrations internationales, 1 octobre 2007, vol. 23, no 2, p. 7‑28.
122
responsabilisation des acteurs eux-mêmes dans le processus dénoncé, que ne soit questionnées
les conditions ayant permis la saillance des origines supposées des populations incriminées.

Les origines multiples, trajectoires et expériences diversifiées de la migration semblent par


conséquent s’effacer devant la permanence de l’expérience d’exclusion que vit une part
importante de la migration d’Afrique Subsaharienne. Et si le projet de l’association est
justement de se baser sur la diversité de profils disponibles pour constituer plus qu’une
association « africaine » ou « villageoise », c’est quand même par le déploiement de pratiques
développées dans les milieux familiaux africains, que les membres signent leur début de
complicité et que se construit la proximité première entre personnes autrement étrangères les
unes aux autres.

1-1-3 Une légitimité progressive

Restée membre assidue de l’association, je me rapprochais spécifiquement de certains étudiants


et jeunes travailleurs, neveux de l’un ou l’autre des « anciens » qui les ont fait venir ou accueillis
pour les études supérieures en France. Régulière dans les rencontres et adoptant les « manières
de faire » du groupe, je devenais malgré tout un membre actif reconnu. J’étais aussi plus
soucieuse de mieux connaître les gens, de comprendre leurs motivations associatives et moins
encline à « vérifier » l’absence ou la présence de pratiques associées à l’ethnicité sereer. Un
évènement personnel finira de me faire une place dans le groupe : la naissance de mon premier
enfant. A cette occasion, des responsables de l’association viennent me rendre visite. Ils
rencontrent mon mari et ma mère venue du Sénégal pour l’accouchement. Je les reçois en
famille. Tous sympathisent et échangent longuement sur le pays, les Sereer, les villages et leurs
conditions de vie. Cet évènement a marqué un vrai tournant dans mon rapport avec les premiers
responsables de l’organisation, les « anciens ». Je n’étais plus une jeune fille quelconque, certes
sereer, mais socialement différente et familialement mal située. A présent, avec eux,
j’expérimentais aussi, d’une certaine manière, la vie d’immigrée africaine mère de famille.
J’étais visitée et je visitais, par courtoisie ou à l’occasion d’évènements heureux ou malheureux.
Je suis devenue une fille, une sœur, une amie de toutes ces personnes. Une nouvelle étape
s’ouvre alors ; je parle de ma recherche qui est bien accueillie et encouragée, en particulier par
les plus âgés qui y voient une préoccupation de jeune maman partageant les questions de
transmission qu’ils ont pu se poser en devenant eux-mêmes parents. J’étais devenue légitime.
Ma reconnaissance comme membre du groupe à part entière, si elle prend ses sources dans la
croyance en une appartenance commune, s’est certainement raffermie par la démonstration
123
d’une estime réciproque et d’une expérience migratoire partagée, vécues ensemble à travers
l’importance des visites et des rencontres avec les familles. Il m’a semblé que c’est dans ces
moments-là que l’idée d’une proximité s’imposait. Si elle est le point de départ de l’association,
l’appartenance ethnique se présente à moi comme une simple « porte d’entrée ». Cela apparaît
plus clairement lorsque j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec des responsables de
l’association :
C’est qu’il y a quand même une base culturelle, si vous l’avez ainsi appelée ?
Il fallait un nom sereer quoi. Ce nom quand on l’a sorti (…) c’était juste pour signifier que nous
ne voulions pas une association villageoise ou une association de groupe quelque part (..).

En insistant avec un autre,


Quel est le but de l’association alors ?
E : Ben peu importe hein, il faut juste chercher à s’identifier à quelque chose pour partir.
Faudrait euh…quand tu as un projet il faut le définir, l’identifier, il faut le nommer. Il faut que
quelqu’un qui arrive là sache que quand même il y a des Sereer (rires), y a quand même des
Sereer et c’est parce que vous êtes Sereer que je suis venu à vous. On est d’accord ? Donc c’est
l’identité remarquable.

1-2 L’association des Sereer de Paris dans le paysage des associations de


migrants

L’association a été créée en 2010, quelques mois après que des personnes refusant d’être
appelées les « membres fondateurs »496 l’eurent décidé autour d’un déjeuner organisé par un
des initiateurs. Parce que les circonstances de ce déjeuner étaient celles du décès d’un jeune
étudiant, le projet prend aussi une tournure particulière, qui insiste sur l’ouverture, la solidarité
mais surtout la collaboration intergénérationnelle. Les anciens disent se sentir responsables de
tous ces jeunes qui arrivent seuls, sans famille et qui ne sont pas connus de leurs cercles. Ils
veulent aussi une structure dans laquelle leurs enfants, généralement peu intéressés par la
question, pourront s’impliquer. Sur le blog de l’association on pouvait ainsi lire que :
« [c]ette association est intergénérationnelle. On y trouve des enfants, des étudiants, des
adultes tout comme des séniors. Ce mélange de générations est notre force »497.

1-2-1 Se distinguer des associations villageoises

Cette volonté affichée est en rupture avec les pratiques habituelles des associations villageoises,
c’est-à-dire réunissant des personnes originaires de la même localité dans le pays d’origine. Se

496
Seuls ceux qui étaient là au début de l’association peuvent en connaître les fondateurs, ces derniers tenant
particulièrement à se faire discrets et ne figurant pas forcément dans le bureau de l’association.
497
visite du blog en août 2016.
124
présentant d’abord comme un prolongement des relations familiales restées dans le pays
d’origine, les associations villageoises ont pour but de favoriser la rencontre et la solidarité
entre personnes de même village, afin de favoriser en retour la mise en place de projets de
développement en direction de la localité d’origine. Emanations directes des associations
d’hommes réunis dans les foyers, dans leur fonctionnement elles n’engagent en premier lieu et
principalement que les premières générations de travailleurs migrants. Suivant les logiques
d’ethnicisation des populations qui les composent, le principe de la proximité et de l’affinité,
gouvernant tout type d’association, donne lieu pour ces structures réunissant des migrants à des
interprétations de « communautarisme »498. Cela ne les empêchera pas d’obtenir des
subventions de fonctionnement, constituant rapidement dans leurs zones d’implantation des
points d’appui pour les politiques publiques d’intégration, visant d’abord à mener des actions
en vue de « compenser » les manques supposés des premières générations499. Par la suite, au
gré de la diversification des populations migrantes, notamment une plus grande implication des
femmes et des enfants500 en même temps que des réorientations de politiques publiques, elles
seront aussi un cadre de « prévention » des risques de discrimination des secondes
générations501. En ce sens, même si elles sont d’origine villageoise, de nombreuses associations
élargiront leurs activités pour avoir des préoccupations plus locales ou résidentielles. En effet,
Quiminal et Timera analysent que si les hommes, par leur travail et leur habitat, ont été peu
impliqués dans la vie de la cité, les femmes, parce qu’elles s’occupent des affaires familiales,
seront rapidement, et plus intensément que leurs maris, en rapport avec les institutions et auront
aussi des préoccupations plus orientées sur des problématiques liées à leur environnement de
vie502. Ainsi « on oppose souvent les dynamiques féminines associatives, laïques et en lien avec
les institutions, à celles des hommes apparemment désintéressés des problèmes de la
collectivité. »503 Pourtant, Pinsot relève que, là encore, la reconnaissance de ces associations
comme « viviers de pratiques citoyennes » et « vecteurs d’intégration » n’empêchera pas leur

498
Hélène Bertheleu, « “Ethnicisation” et “communautarisme” ou comment fabriquer de la différence au lieu de
repenser la citoyenneté. » dans Du Point de vue de l’ethnicité, Paris, 2012, p. 57‑73.
499
Marie Poinsot, « Le mouvement associatif, un instrument au service des politiques publiques d’intégration ? »,
Hommes & Migrations, 2001, vol. 1229, no 1, p. 64–75.
500
Catherine Quiminal et al., « Les jeunes filles d’origine africaine en France : parcours scolaires, accès au travail
et destin social », Migrations Etudes, 1997, no 78.
501
M. Poinsot, « Le mouvement associatif, un instrument au service des politiques publiques d’intégration ? », art
cit. « Alors que les politiques de compensation des handicaps (linguistiques, éducatifs, culturels etc.) avaient pour
objectif de faciliter en l’accélérant l’assimilation des immigrés et de leurs familles dans la société française par un
effet de rattrapage, la logique de prévention des risques insiste davantage sur l’égalité des droits et de traitement,
tout en ciblant la société française par des actions de sensibilisation contre le racisme et les discriminations qui
produisent de la marginalisation, voire de la ségrégation ethnique. » p70
502
Abdoul Hameth Ba, « Femmes africaines immigrées responsables d’association face aux enjeux de citoyenneté
et de développement : entre mimétisme et innovation en Ile de France et dans le Nord-Pas-de-Calais », Espace
populations sociétés, 12 janvier 2015, 2014/2-3.
503
M. Timera et C. Quiminal, « 1974-2002, les mutations de l’immigration ouest-africaine », art cit, p. 28.
125
relégation au rang d’associations communautaires. Finalement, peu d’entre elles arriveront à
s’établir comme partenaires des institutions mettant en œuvres les politiques publiques,504
problème qui ne se pose pas pour les associations dites à vocation généraliste même si leur
action sur le terrain n’est pas plus efficace505. Elles resteront donc « au bas de l’échelle d’estime
associative »506 et peu associées aux décisions locales. Dans cette configuration, face aux enjeux
de reconnaissance et d’accès aux subventions, c’est la localisation et la fragmentation des
regroupements qui prévaut, poussant ces associations à développer des stratégies de
positionnement géographique. Plus exposé au soupçon, un regroupement sans assise locale
reconnue, reposant exclusivement sur l’idée d’une appartenance commune autre, semble un
projet moins facile à mettre en place. Cela est rendu encore plus difficile dans les grandes
agglomérations comme l’Ile de France. Ainsi, contrairement aux migrants sereer de Bordeaux,
fortement présents dans la commune de Lormont, qui dès le début des années 1990507, se sont
rassemblés dans une association culturelle, l’entreprise fut moins facile à mettre en œuvre dans
la région parisienne où l’origine villageoise au mieux, la commune de résidence souvent,
conditionnent le recrutement du réseau relationnel et associatif. Après une tentative ayant
échoué au début des années 1990, l’association qui se met en place en 2010 se pose le défi de
réussir ce rassemblement jamais mis en place entre personnes sereer à Paris. Mais, en se posant
comme « fédératrice » des associations villageoises, l’association se trouvera confrontée à des
résistances au regroupement qui révèlent des enjeux différents pour les populations invitées à
se mobiliser.

1-2-2 Rompre avec les particularités villageoises

Dès le début, un des objectifs affichés de l’association était de réunir par-delà les générations
mais aussi des attaches villageoises. Dans cet objectif, l’appartenance ethnique qui ne serait
qu’une « identité remarquable » n’est pas exclusive, la sensibilité ou l’amitié à l’endroit de
l’ethnicité sereer suffisent, l’essentiel est de susciter des rencontres :
L’idée principale, c’était de regrouper tous les Sereer déjà (…) On entend ici toucouleurs,
diolas, machin, jamais sereer. Donc rassemblons les Sereer d’abord et après on verra. Et moi,
je crois que ça a créé un cadre de rencontres, où de nouvelles relations se sont tissées. Je crois
qu’on ne se serait jamais connus sans l’association (…), donc c’était ça la première idée et ça

504
Mogniss H Abdallah, « La longue marche du mouvement associatif pour transcender les frontières politiques
de la citoyenneté », Hommes & Migrations, 2001, vol. 1229, no 1, p. 10–20. ; Jean-Philippe Dedieu, « Associations
subsahariennes : de la liberté d’association à la liberté surveillée », Plein droit, 2011, vol. 89, no 2, p. 32‑36.
505
M. Poinsot, « Le mouvement associatif, un instrument au service des politiques publiques d’intégration ? », art
cit, p. 71.
506
Ibid., p. 74.
507
Association culturelle pour la renaissance de la Langue Sereer – LORMONT
126
m’a plu. C’était pas forcément mon truc je ne cherchais pas particulièrement un regroupement
de Sereer, je connaissais des gosses de mon village quoi…mais …voilà ça m’a plu.

L’association comptabilise aujourd’hui plus de 150 membres et accueille annuellement, à


l’occasion d’une journée culturelle, plus de 300 personnes majoritairement sereer, mais pas
seulement. Sénégalais et autres nationalités d’Afrique et d’Europe, principalement française,
s’y retrouvent. Elle développe aussi des partenariats avec d’autres associations. S’il est difficile
d’estimer le nombre de Sereer en Ile de France et dans les régions alentours, le nombre de
personnes régulières dans les réunions et de membres dits actifs est très en dessous de ce
qu’espéraient les initiateurs. J’ai pu me rendre compte, lorsque je visitais les familles que les
personnes, même quand elles étaient au courant de l’existence de la structure, ne se sentaient
pas particulièrement concernées tant qu’elles n’étaient pas personnellement invitées par une
connaissance ou que leur association villageoise ne les y encourageait pas. Si l’ambition de
l’association est de réunir tous les Sereer et leurs sympathisants, le démarrage s’est fait non pas
par le rassemblement des représentants associatifs mais autour d’un groupe de connaissances
qui ne militent pas, à notre connaissance, dans des associations villageoises, et qui peine à
s’élargir en dehors de la grande manifestation annuelle. L’objectif de dépasser les frontières,
villageoises d’abord, pour agir ensemble, semble finalement peu fédérateur. En dehors des
participants à l’association, je n’ai rencontré que peu de personnes se sentant directement
concernées par ce projet. En revanche, la grande majorité des Sereer rencontrés en dehors de
l’association est active dans une association villageoise. Alors qu’elles ont tendance à être
présentées comme des petites structures, quasi-informelles et sans assise, toutes les associations
villageoises ne sont pas constituées que de quelques personnes. Certaines sont importantes et
ont pu développer leurs orientations et leur positionnement au gré des populations qui les
composent, parfois aussi diversifiées que celles que vise la nouvelle. De ce point de vue, alors
qu’elles ont acquis des savoirs faire et une visibilité qui en font des « institutions », se pose à
leurs membres la question de la pertinence d’adhérer à la Nouvelle Assocition Parisienne
(NAP). Par ailleurs, les associations villageoises semblent elles-mêmes aujourd’hui traversées
par des préoccupations proches de celles ayant mené à la mise en place de la NAP, comme
l’illustre bien le cas de cette association villageoise établie à Paris dont j’ai rencontré des
membres actifs. Mise en place vers la fin des années 1980 par quelques ressortissants,
l’association a cessé de fonctionner au milieu des années 1990 à la suite de conflits internes.
Depuis 2003, elle a été remise sur pied et est dirigée par une jeune vague de migrants, de niveau
social élevé, en collaboration étroite avec des personnes de seconde génération, enfants des
premiers membres. Ensemble, ils promeuvent « le développement social, sanitaire et
économique » du village d’origine, mais aussi « une action de solidarité de proximité entre les
127
générations »508. Certaines associations villageoises ne correspondent plus donc dans leur
fonctionnement à la représentation que l’on peut s’en faire de l’extérieur. Elles mettent en place
des projets ambitieux et exigent ainsi de la part de leurs membres une implication importante :
C'est-à-dire que l’association vise la fédération, mais les associations villageoises sont là et
prennent beaucoup de temps aussi et si on veut faire les deux, il faut du temps parce que c’est
quoi deux réunions par mois…c’est lourd pour la vie qu’on a ici avec le style de réunions aux
horaires incontrôlés, c’est hyper lourd.

Cette « lourdeur » de l’investissement associatif pousse donc les personnes à faire un choix
dans lequel se révèle aussi ce qui prime pour eux et cela semble encore être pour beaucoup de
personnes, le village d’origine. De ce fait, quand l’association se dit association de tous les
Sereer ou plus précisément « association des Sereer du monde »509, nombre de sereer l’évoquent
en s’en excluant : « ah, votre association là ! ». La question de la nécessité d’adhérer se pose
cependant de façon plus prégnante pour les membres d’associations villageoises structurées,
anciennes et réputées, regroupant des populations sereer anciennement migrantes, plus tôt
concernées par l’instruction et l’urbanisation au Sénégal et rassemblant dans leur structure une
diversité de migrations où les cadres sont bien représentés. L’invitation à la mobilisation
ethnique met en exergue des signes de distinction entre habitants de villages se positionnant
différemment sur l’échelle du développement local sénégalais, et qui n’ont pas les mêmes
intérêts. Contrairement à ce que l’on peut observer dans les associations établies, la nouvelle
association a été l’initiative de personnes issues de localités qui, comparativement aux autres,
sont de migration plus récente et moins pourvues en catégories sociales supérieures en France.
Je me suis rendu compte, au cours de la visite de femmes sereer d’une ville d’Ile de France en
septembre 2013, de l’actualité de ces distinctions entre les villages, même si elles sont faites
sur un ton moqueur. Une des responsables du rassemblement m'explique que leur regroupement
s’adresse aussi à des femmes non sereer mais apparentées, pour permettre "une ouverture". A
cela elle ajoute, sourire aux lèvres, que cette ouverture est d’autant plus intéressante que les
"kawkaw"510 et les "Sereer des eaux" ce n'est pas pareil. Surprise, je demande si, kawkaw étant
le terme utilisé à ma connaissance pour désigner les villageois, il ne serait par conséquent pas
plus approprié de dire "diedieri"511 et "pofofi"512. Elle répond que kawkaw désigne les diedieri,
puis s’approchant de moi, "on dit que les gens des îles sont plus civilisés". Je souris, elle rigole
et rajoute : « je te taquine ». L’initiative de l’association parisienne peut donc être lue comme

508
Vu sur la page de déclaration de l’association
509
Blog consulté le 30-08-2016
510
Appellation péjorative des villageois dans les villes du pays en particulier à Dakar.
511
Appellation des Sereer habitant l’intérieur du pays
512
Appellation des Sereer habitant les côtes, les îles.
128
une tentative de dépassement de ces distinctions, comme l’exigeait presque ce membre très actif
du bureau :
Il faut vraiment qu’on arrête avec ces affaires de village et qu’on pense à l’ensemble de la
communauté. Si toi Rébecca, tu as la possibilité d’obtenir une ambulance ou je ne sais quelle
chose pour ton village, il faut que l’on se mette ensemble pour que tout le monde puisse profiter
de tes possibilités et qu’il ne s’agisse plus seulement que de développer ton village mais
l’ensemble de la zone rurale sans distinction.

Les rencontres : la mienne avec les premiers membres de l’association ; celle des jeunes cadres
et des moins jeunes immigrés avec leurs familles, celle des membres des différentes
associations villageoises ; révèlent une diversité interne au groupe. Pourtant, la neutralité
villageoise et générationnelle promue au sein de l’association, l’union tant voulue, vise
précisément la participation de populations différentes, notamment socialement, au risque que
les attentes associatives, quand la rencontre se fait, ne convergent pas.

1-2-3 Des membres aux objectifs différents

Un intérêt que l’association a présenté pour moi a été la rencontre de générations distinctes,
n’ayant connu ni les mêmes cadres de socialisation ni les mêmes conditions de migration et
d’installation. J’y ai rencontré des migrants ayant constitué les premières vagues migratoires
sereer, installées en France depuis parfois plus de quarante ans. Ces « vétérans », du fait de leur
expérience migratoire vécue comme une rupture, mais aussi du fait d’une conscience exacerbée
des injonctions républicaines et, l’on s’en doute, des soupçons de communautarisme auxquels
ils ont pu être exposés, ont développé des attitudes stratégiques extérieures en termes de respect
du cadre imposé. Ils ont particulièrement prêté attention à la rédaction des statuts de
l’association pour s’assurer de son ouverture. Cependant, s’ils semblent sincèrement appeler de
leurs vœux un changement de modèle associatif dont ils veulent donner l’orientation, ils
considèrent les jeunes migrants, professionnels et étudiants, comme plus compétents et plus
légitimes à le mettre en œuvre. Ils veulent donc leur déléguer la mission de direction associative
tout en s’impliquant fortement dans l’élaboration et l’orientation des projets. S’ils perçoivent
ces jeunes « compatriotes » de première génération, plutôt que leurs propres enfants qu’ils
associent pourtant à l’initiative, comme de meilleurs porteurs des projets, c’est au vu des
différences existant avec cette relève dans le positionnement social en France. Si les
« vétérans » les plus actifs ne sont pas illettrés, les personnes composant les vagues plus
anciennes de migration sont majoritairement employés et ouvriers. En tant que membre, je suis
associée aux migrants de première génération plus jeunes, diplômés, ayant souvent un niveau
de formation élevé (master 2 ou plus) et professionnellement établis (consultants, ingénieurs,

129
chercheurs). Ils sont vus comme des modèles de réussite dans la communauté. Ces jeunes
mettent une constante pression sur le groupe pour réaliser la transformation voulue du
mouvement associatif. Semblant rejeter toute inconséquence, leur attitude a pu créer des
tensions avec les plus âgés. Ils veulent et imposent une « cohérence » entre affichage et
fonctionnement. Ainsi, par exemple, s’ils ont tenu, avec les plus âgés, à ce que « démocratie »
figure dans les statuts de l’association, ils tiennent à ce qu’elle soit une réalité dans le
fonctionnement de la structure.

Un évènement qui s’est passé lors d’une réunion du bureau fin 2012, et qui aurait pu tourner au
conflit, me semble révélateur. Un de ces jeunes, chercheur en géographie, qui prendra
rapidement de grandes responsabilités dans l’association, demande des éclaircissements sur le
fonctionnement du compte bancaire et de la carte bleue de l’association. Il suggère rapidement
une séparation des pouvoirs financiers. Se disant expérimenté et désintéressé, le président
d’alors, pas très âgé mais plus proche par son parcours des « vétérans », se sentant mis en cause
est vexé que la question puisse être soulevée d’une manière qu’il juge soupçonneuse. Sortant la
carte bleue et tous les documents dont il disposait, il les jette sur la table et signifie son
mécontentement en disant : « voilà ils n’ont qu’à la prendre ! ». L’intervention des plus âgés,
toujours prompts à assurer la médiation, sera nécessaire pour faire baisser le ton et poursuivre
la discussion au cours de laquelle non seulement un compte rendu sera fait, mais il sera décidé
que la carte soit remise à la trésorière adjointe pour déléguer les démarches liées au compte en
banque. Cet épisode a été important dans la structuration de l’association ; c’est
particulièrement à cette occasion que plusieurs jeunes, appuyés par quelques anciens, ont insisté
sur la nécessité de structurer l’association autour de principes démocratiques et de transparence.
Il était entendu que le respect et l’égard que procure l’âge n’exemptent pas d’explications tout
comme l’expérience, la compétence et le savoir-faire pouvant être mis en avant par certains
n’empêchent pas la concertation et la prise de décision collective. Dans le même temps,
semblant moins précautionneux que les anciens qui contrôlent de près la communication
externe, craignant toujours les accusations de « communautarisme », les plus jeunes demandent
à assumer l’orientation culturelle de l’association, non pas en direction du village, mais bien de
l’environnement français. Cela est concrétisé par la promotion de conférences-débats, à
l’occasion des journées culturelles ou des réunions : ce sont des discussions pendant lesquelles
des pratiques ou rites culturels sont décryptés et élucidés pour les plus jeunes et les secondes
générations, puis questionnés dans le sens qu’ils revêtirent pour voir les réinterprétations dont
ils peuvent faire l’objet en France. Aujourd’hui donc, dans cette association, différentes
générations tentent d’œuvrer ensemble, autour d’un groupe de jeunes professionnels vus en
130
même temps comme ethniquement ancrés et socialement intégrés, associés aux catégories
socio-professionnelles supérieures en France. Dans le rôle qui leur est dévolu au sein de
l’association, ils se posent en intermédiaires entre premières générations anciennement
installées et secondes générations dont ils peuvent être proches en âge. Apparaît en filigrane ce
qui nous semble être l’objectif principal de cette initiative associative : le développement d’un
capital social ayant pu faire défaut à de nombreux migrants originaires d’Afrique Subsaharienne
et à leurs descendants.

1-3 Les enjeux de la communalisation ethnique

Nous avons vu comment la communalisation des Sereer de Paris, officiellement basée sur la
dimension ethnique, repose d’abord sur une expérience migratoire proche de celle associée à la
catégorie des africains en France et tente de se positionner comme fédératrice de tous les
groupes villageois. La promotion de la diversité, villageoise et générationnelle, en particulier,
permet la mise en place d’un cadre de solidarité, adapté aux conditions, notamment
professionnelles et économiques, pouvant favoriser l’intégration du cadre de vie. Mais elle
permet surtout l’exaltation de valeurs associées aux parcours de réussite des jeunes immigrés,
visant assez directement les secondes générations nées en France. Afin de comprendre la
convergence que peuvent avoir ces orientations visiblement contradictoires, un rappel des
contradictions auxquelles a pu être soumise une partie des immigrés originaires d’Afrique
Subsaharienne et de leurs descendants, est nécessaire.

1-3-1 Des logiques d’intégration dépendantes

En France, il est entendu qu’« une société moderne est intégrée si elle est organisée selon le
principe de la solidarité organique entre ses membres. »513 En effet, Durkheim a mis l’accent,
par l’importance accordée aux groupes professionnels, sur la centralité de la participation à la
vie économique pour l’intégration à la société des individus, tous associés alors, différemment
mais de manière solidaire à la construction sociale514. Selon cette perspective et suivant la
théorie de l’attachement de Paugam, la France pourrait donc être rapprochée d’un régime de
type organiciste, associé à un niveau de développement économique élevé, mais « (…) aussi et

513
Serge Paugam (ed.), L’intégration inégale: force, fragilité et rupture des liens sociaux, 1re édition., Paris,
Presses universitaires de France, 2014, p. 1.
514
Émile Durkheim, De la division du travail social, 7. éd. "Quadrige"., Paris, Presses Univ. de France, 2007,
416 p.
131
surtout à un rapport spécifique des individus à l’Etat et à une société ou l’attachement social
repose principalement sur une logique de protection statutaire en grande partie orchestrée par
la puissance régulatrice de l’Etat. Dans cette configuration, la participation aux échanges passe
par l’attachement quasi obligatoire à un corps intermédiaire (au sens d’une coopération
professionnelle) qui procure un statut considéré comme une garantie face aux aléas de la
vie. »515 Cela veut dire que si l’insertion professionnelle seule n’est pas importante, elle l’est
assez pour être à la base des autres relations que la personne va construire et qui vont participer
à son épanouissement. Par l’attachement à un corps professionnel et l’octroi d’un statut social,
le travail sert in fine l’attachement des individus à la société. Selon cette perspective, en France,
l’intégration professionnelle devient une condition de l’application du principe universel
d’égalité fondant la nation et devant assurer l’autonomie à chaque citoyen. Car dans le projet
de la « communauté de citoyens »516 à laquelle se réfère la nation civique française, il n’est pas
seulement entendu que les particularités culturelles, donc les attaches à d’autres groupes que la
nation, doivent être de l’ordre du privé, mais qu’elles sont idéalement appelées à s’effacer à
mesure que les personnes se sentiront appartenir à la nation. Ainsi, insertion professionnelle et
reconnaissance citoyenne sont si liées que c’est souvent à l’aune de leur insertion
professionnelle puis de leur acculturation que le processus d’intégration est mesuré chez les
migrants, la première étant vue comme pouvant impulser le second, faisant idéalement accéder
le migrant au statut de citoyen517. La situation des populations migrantes originaires d’Afrique
Subsaharienne et de leurs descendants peut révéler ici les effets d’une articulation qui
cependant, peut ne présenter des avantages que pour les citoyens pleinement reconnus comme
tels. Tout en permettant la pleine citoyenneté, l’activité économique pourrait être entravée pour
ceux qui ne sont pas encore reconnus comme citoyens au sens plein du mot, encore appréhendés
selon leurs origines. La théorie de l’assimilation segmentée qui cherche à mesurer dans le même
temps le niveau d’acculturation et l’insertion professionnelle des deuxièmes générations de
migrants, et tient la configuration idéale de l’intégration comme une configuration parmi
d’autres, peut nous éclairer518. Selon les analyses des auteurs, aux Etats Unis, si la version
classique : une acculturation grandissante couplée à une insertion professionnelle vers le haut
se trouve (intégration ascendante), elle concerne en majorité les descendants des migrants
européens. A l’inverse, il existe la possibilité d’une acculturation poussée mais avec une

515
Serge Paugam, « La perception de la pauvreté sous l’angle de la théorie de l’attachement. Naturalisation,
culpabilisation et victimisation. » Communications, 2016/1 (n°98), pp 125-146, p 137
516
Dominique Schnapper, La communauté des citoyens: sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994,
228 p.
517
Andrea Rea et Maryse Tripier, Sociologie de l’immigration, Nouv. éd., Paris, La Découverte, 2008, p. 91.
518
Alejandro Portes et Min Zhou, « The New Second Generation: Segmented Assimilation and Its Variants », The
Annals of the American Academy of Political and Social Science, 1993, vol. 530, p. 74‑96.
132
insertion professionnelle vers le bas (intégration infériorisante). Cette version concerne surtout
les Noirs américains. Enfin, une faible acculturation et une insertion professionnelle vers le haut
(pluralisme culturel) se trouve chez les descendants des migrations asiatiques. La théorie de
l’assimilation segmentée montre ainsi que niveau d’acculturation et insertion professionnelle
ne sont pas toujours liés et que la communauté d’origine, par les « capitaux » qu’elle peut mettre
à la disposition de ses membres migrants peut empêcher une intégration infériorisante, même
pour des membres ne s’étant culturellement pas vraiment assimilés dans la société d’accueil.
Ayant tenté une application de cette théorie aux deuxièmes générations de migrants français,
Safi arrive à la conclusion que si l’intégration classique se retrouve, c’est essentiellement chez
les Espagnols, alors que les Africains sont particulièrement représentés dans l’intégration
infériorisante, qui touche aussi les Maghrébins, pendant que les Turcs, les Portugais et les
Asiatiques sont particulièrement caractérisés par une intégration sur le mode de la pluralité
culturelle519. Selon cette analyse, il apparaît que les descendants de migrants africains sont
moins caractérisés par des pratiques concrètes non conformes que par une réelle acculturation
ne favorisant pourtant pas leur insertion professionnelle.

Dans un cadre national où l’intégration professionnelle, pourvoyeuse de statut social, peut


signifier reconnaissance citoyenne, cette situation peut être mal vécue par les populations
qu’elle concerne. En effet, d’après Tucci qui s’est penchée sur la situation professionnelle des
descendants de migrants, au-delà de la réalité ou de la gravité de leur situation, c’est
précisément la particularité de la conception française d’intégration, « qui annonce une égalité
de droits sans toujours tenir cette promesse »520 qui rend les jeunes détenteurs de la nationalité
française beaucoup plus sensibles aux discriminations que leurs homologues allemands à qui
l’auteure les a comparés, et dont la situation est objectivement plus défavorable que celle des
français. L’existence d’injustices sociales dont peuvent pâtir les migrants issus des minorités
visibles et leurs descendants521 est donc d’autant plus dénoncée qu’elle a souvent lieu au cœur
d’instances idéalement chargées de leur intégration, comme l’école et le monde du travail, mais
ne fonctionnant donc pas toujours dans ce sens522.

519
Mirna Safi, « Le processus d’intégration des immigrés en France : inégalités et segmentation », Revue française
de sociologie, 2006, vol. 47, no 1, p. 3‑48.
520
Ingrid Tucci et al., « L’entrée sur le marché du travail des descendants d’immigrés : une analyse comparée
France-Allemagne », Revue française de sociologie, 2013, vol. 54, no 3, p. 588.
521
Mirna Safi, Les inégalités ethno-raciales, Paris, La Découverte, 2013.
522
Serge Paugam (ed.), L’intégration inégale, op. cit. Dominique Schnapper, Qu’est-ce que l’intégration?, Paris,
Gallimard, 2007, 240 p.
133
1-3-2 Une ethnicité intégrative contre une ethnicisation stigmatisante

La valorisation des origines ethniques, dans le contexte d’exigence démocratique de la France,


pourrait bien, si l’on en revient à l’analyse faite par Mirna Safi, être compatible avec l’objectif
d’intégration dans la société française. Elle peut même la favoriser, selon la façon dont elle va
être gérée par la communauté, et les ressources dont disposent les membres de cette
communauté, notamment en matière de réseaux socio-professionnels. Elle semble même
s’imposer pour ces populations qui, d’après Lapeyronnie, représentent « la figure » de
l’immigré originaire d’une ancienne colonie, en réalité « pleinement intégré à la modernité et à
la société d’accueil »523. Pour ces migrants, assimilés mais vus comme non assimilables, il
s’agit, « dans une logique contestataire de la stigmatisation et de la dualisation » de réinvestir
une particularité ethnique pour échapper à une intégration stigmatisante524. L’origine ethnique
peut donc d’autant plus devenir un prétexte associatif qu’elle peut être, pour des populations
migrantes insérées à la marge, favorable à l’accès à des ressources matérielles et symboliques
autrement limitées. Les jeunes migrants de première génération, encouragés à s’engager, à faire
marcher l’association, à prendre sous leurs ailes leurs frères et sœurs, de seconde génération,
ont des trajectoires migratoires et une insertion professionnelle française plutôt valorisantes :
ils ont fréquenté l’université à un niveau élevé, sont insérés dans des milieux professionnels et
sociaux éloignés de ceux de leurs compatriotes. Les évènements associatifs sont l’occasion pour
eux d’inviter des collègues et amis, français ou autres, devenus pour certains réguliers. Dans le
même temps, ils ont un langage et une attitude dont les secondes générations se sentent souvent
plus proches que de ceux de leurs parents. Ils sont donc souvent proposés par les plus anciens,
comme je l’ai été, comme modèles d’insertion professionnelle dans un environnement qui
valorise la position sociale qu’octroie le travail.

Le travail étant essentiel à l’intégration des migrants, son manque, il est clair, peut devenir
disqualifiant et mettre en péril le lien de filiation. Dans les quartiers pauvres de Chicago qu’il a
étudiés, William Julius Wilson montre comment l’organisation familiale traditionnelle est
fortement remise en question quand les pères au chômage ne peuvent plus participer à la
protection de la famille. Si la baisse et la fragilité des unions sont notées, c’est surtout, dans cet
environnement où le travail manque, le fait que le dealer de drogue, plutôt que le salarié
misérable, prenne la place de référent pour les enfants qui marque la transformation des

523
Didier Lapeyronnie, « Les deux figures de l’immigré » dans Michel Wieviorka (ed.), Une société fragmentée?
le multiculturalisme en débat, Paris, Éd. La Découverte, 1997, p. 266.
524
Ibid.
134
relations familiales525. Dans le cas des immigrés économiques en France, Abdelmalek Sayad a
souligné les conséquences graves que pouvait engendrer le chômage, la principale raison de
l’immigration économique étant le travail526. Lorsqu’il manque, ces populations prennent, pour
l’essentiel, « ce qu’elles trouvent », même quand cela ne correspond pas à leur niveau de
formation. Pourtant, si le fait de travailler est socialement valorisé, on sait aussi que le travail
lui-même doit remplir certaines conditions pour permettre au travailleur de s’intégrer
correctement dans la société. L’intégration professionnelle peut être laborieuse, c’est-à-dire
confronter le travailleur à un marché sur lequel le travail est certes disponible, mais
insatisfaisant527. Dans les années 1970, la majorité des travailleurs africains évoluait dans les
« secteurs d’emploi jugés les moins attractifs : nettoyage, voirie, manutention. A la voirie
parisienne, ils représentent [alors] près de 90% des éboueurs. »528 Avec la précarisation de
l’emploi, cette intégration professionnelle a même pu devenir disqualifiante529 (insatisfaction
emploi, instabilité emploi) n’assurant alors que peu de ressources protectrices et une moindre
reconnaissance sociale aux employés. En 2008, avec la dégradation du marché de l’emploi, le
taux de chômage chez les immigrés d’Afrique Subsaharienne (16 à 21%) et leurs descendants
augmente de six points (17 à 23%) et les touche alors deux fois plus que l’ensemble de la
population (7 à 9%)530. Si leur situation tend, avec l’élévation du niveau de formation, à
s’améliorer, les travailleurs d’origine africaine sont toujours sur-représentés dans le secteur des
employés et dans les classes professionnelles inférieures. Par ailleurs, les femmes immigrées,
dont même la capacité à être de « bonnes mères » peut être remise en question531 en situation
migratoire, même si elles présentent un taux d’activité (73%) comparable à celui des natives
(75%)532, subissent le chômage dans les mêmes proportions que les hommes. Au total, les
secondes générations de migrants, depuis celles issues des familles installées dans les années
1970- 1980, ont pu manquer de modèles socialement valorisants, avant de vivre elles-mêmes
une intégration difficile, cumulant depuis leurs lieux de vie des désavantages scolaires qui, se

525
William J. Wilson, When work disappears: the world of the new urban poor, 1st ed., New York, Knopf :
Distributed by Random House, Inc, 1996, 322 p.
526
Abdelmalek Sayad, L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’Agir Ed, 2006, p. 50. dans le chapitre « Qu’est-
ce qu’un immigré ? »
527
Serge Paugam, Le salarié de la précarité: les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, 1re éd., Paris,
Presses universitaires de France, 2000, p. 98.
528
J. Barou, De l’Afrique à la France. D’une génération à l’autre, op. cit., p. 26.
529
S. Paugam, Le salarié de la précarité, op. cit.
530
« L’insertion professionnelle des immigrés et de leurs descendants en 2011 », Infos Migrations, janvier 2013,
no 48, p. 1‑4. ; I. Tucci et al., « L’entrée sur le marché du travail des descendants d’immigrés », art cit.
531
Claire Laudereau, « Les mères soninké et la santé de leurs enfants à Paris », Revue Européenne des Migrations
Internationales, 1994, vol. 10, no 3, p. 175–188.
532
Fiche thématique « Situation sur le marché du travail » Immigrés et descendants d’immigrés, op. cit., p. 4.
135
répercutant sur leur insertion professionnelle, affectent significativement le niveau de revenus
auquel ils peuvent prétendre et par conséquent leur accès aux biens matériels et symboliques533.

C’est en saisissant bien ce cadre social dominé par la centralité du travail, mais caractérisé dans
le milieu des migrants africains par le manque ou la faiblesse des modèles
d’identification positive pouvant lui être associé, qu’on comprend mieux le rôle que peuvent
jouer ces jeunes sollicités par les plus âgés. Majoritairement de statut socio-professionnel élevé,
ils peuvent rencontrer moins de difficultés d’insertion professionnelle que leurs aînés ou au
moins, grâce à leur niveau d’éducation, en espérer une plus favorable. Parallèlement, leur
adhésion et leur implication dans l’association, interprétées comme des preuves d’ancrage
culturel forts, sont mises en relation avec leur réussite professionnelle et sociale en France. La
culture, loin d’être obsolète, s’actualise comme un puissant facteur d’intégration à travers les
valeurs que les personnes lui associent, de travail, d’abnégation et de respect, réactualisées par
tous au travers des parcours de réussite de certains membres. A l’intention des secondes
générations, tiraillées entre des sociétés où elles cherchent toujours leur place, et dont ni la
légitimité à se réclamer des origines parentales, ni celle de se réclamer de la nation française
n’est vraiment assurée534, les plus récentes vagues de migrants sont brandies par les plus
anciennes comme preuves vivantes que la valorisation des origines ethniques n’est pas un frein
à l’insertion dans la société française. A travers ces profils de réussite, le cadre associatif en
formation permet la médiation dans les rapports, souvent conflictuels entre premières
générations et secondes générations. Entre ce que ces derniers interprètent, ou qui leur est
présenté, comme les « traditions » du groupe d’origine et ce qui constitue pour eux la modernité
des propositions de la société française que leurs parents ont peiné à incarner. Cette dynamique
observable au cœur de l’association confirme la remarque de Sayad que, dans le fond, cette
relation intergénérationnelle ne donne pas à voir une confrontation entre deux générations, «
comme le dit le langage qui parle de « deuxième génération », mais en réalité entre trois
partenaires et, de ces partenaires, le plus important est encore celui qui n’est pas nommé, à
savoir la société d’immigration. »535 Finalement, vis-à-vis de « celui qui n’est pas nommé », la
mobilisation associative permet à ses membres, me semble-t-il, de s’extraire d’une catégorie
stigmatisante d’ « africain ». La mobilisation associative se présente alors comme une voie de
contournement permettant d’atteindre l’objectif double des parents : une reconnaissance et une

533
M. Safi, Les inégalités ethno-raciales, op. cit., p. 92.
534
Abdelmalek Sayad, Les enfants illégitimes, Paris, Raisons d’Agir Ed, 2006, 205 p. ; Patrick Simon et Vincent
Tiberj, Les registres de l’identité. Les immigrés et leurs descendants face à l’identité nationale, Ined-Paris, 2012.
535
A. Sayad, Les enfants illégitimes, op. cit., p. 179.
136
intégration complètes faites d’ici et de là-bas. La mise en avant de valeurs dites sereer à travers
les réussites de membres du groupe bien insérés dans la société française, tout en les réhabilitant
aux yeux de leurs enfants, rend obsolète l’idée qu’il faut qu’ils choisissent leur camp. Alors que
l’ « identité africaine » n’est ni pertinente ni valorisante et rattache à un groupe exclu de la
société française, la « sérérité » en se faisant pilier de l’intégration à la société, quelle qu’elle
soit, donne la possibilité de s’inscrire entièrement comme membre de la société française et/ ou
sénégalaise.

L’ethnicité mise en avant pour le recrutement des membres l’est dans une perspective
d’ouverture qui permet, on le voit, la rencontre et le partage d’avantages tout autres que
culturels, les éléments culturels se présentant comme un « bonus » que les plus âgés voudraient
pour leurs enfants mais qui n’est pas le premier moteur de leurs préoccupations. Dans l’autre
sens, les jeunes premières générations qui ne veulent pas négliger la dimension culturelle de
l’association apprécient la collaboration avec les plus âgés qu’ils considèrent comme des
vecteurs de transmission, des modèles utiles à leurs démarches familiales volontaristes de
transmission du sentiment ethnique. Ce qu’on peut appeler un changement de perspective dans
le projet associatif des Sereer d’Ile de France, s’appuie sur la disponibilité de plus en plus
importante de profils différents et travaille à leur mise en collaboration. Ainsi, s’il m’a semblé
que le rassemblement associatif parisien prenait plus ses sources dans une expérience
migratoire partagée d’exclusion que dans l’origine ethnique commune, son initiative
« désethnicise ». Elle a pour effet de rejeter la catégorisation abusive et négative d’« africain »-
qui représente divers maux associés aux migrants : communautarisme des parents, délinquance
et décrochage scolaire des enfants, entre autres- à l’opposé des valeurs de travail, d’ouverture
et de respect, promues comme sereer au sein de l’association. Dans ce mouvement auquel je
participe et suis associée, c’est mon statut social qui a le plus agi dans les relations avec les
enquêtés, laissant celui de l’origine ethnique et de l’ancrage culturel, peu questionné, voire
surdimensionné, dans tous les cas, au stade de l’évidence. Au Sénégal où je m’en allais plus
sereine, c’est à partir de la mise en doute de mon ancrage ethnique et culturel que la réflexion
sur le rapport aux origines des enquêtés, et le sens de l’action associative dans la ville de Dakar
va se poser.

137
2- Les impasses de la reconnaissance ethnique à Dakar

En novembre 2013, le départ pour le Sénégal s’annonce comme un réconfort. J’arrive sans me
poser beaucoup de questions dans cette capitale où ma proximité avec les gens ne fait pas de
doute, je suis dakaroise après tout. Après l’expérience associative parisienne, je prévois de
contacter les responsables de la principale association de Sereer, l’ONG Ndef leng, qui semble
être une institution, et de participer aux activités. Comprenant assez vite que la structure, qui a
son siège dans un immeuble de la ville, n’est pas très active, je commence mes visites en
familles. Je rencontrerai plus tard des responsables de l’association, en visiterai les locaux et
participerai à leur grande manifestation annuelle. Le premier jour d’enquête, je retrouve une
cousine, demeurant dans une grande banlieue de Dakar, qui va m’introduire dans quelques
foyers du quartier. En ce mois de novembre 2013, je suis sur le terrain en même temps que les
équipes chargées du recensement national qui débute. Je rencontrerai d’ailleurs des agents au
domicile d’une des familles. Mais, alors que me sentant en terrain connu, j’appréhende le terrain
comme plus accessible, ma cousine, avocate respectée dans son quartier, me présente comme
« une doctorante vivant en France et intéressée par le devenir de la langue sereer dans les
familles établies à Dakar ». Deux critères ainsi mis en exergue dans la présentation font voler
en éclat l’idée de proximité : d’abord mon statut de doctorante, d’« intellectuelle », mais surtout
mon statut de résidente en France. Dans cet environnement, l’image que je renvoie, les
interrogations que je suscite et les attentes dont mon travail fait l’objet éclairent l’existence de
représentations précises entourant les groupes ethniques et leurs spécificités, portées pour les
Sereer par l’instance représentative qu’est l’ONG Ndef Leng. Au moment de l’enquête, si
l’organisation pouvait tirer un bilan positif de ses actions pour la reconnaissance symbolique
des personnes qu’elle veut représenter, il en était autrement en ce qui concerne concrètement
leur protection matérielle, dans un pays marqué par des décennies de crise économique.

2-1 Ambivalence des statuts sociaux valorisés

Dès le début de mon enquête, le contact avec la première famille à Keur-Massar est malaisé.
Lors de cette visite, le père de famille est absent. La maman, analphabète, mère au foyer est
seule avec quelques enfants. Elle me propose d’attendre son mari qui, pense-t-elle, sera plus à
même de me parler. J’insiste pour lui parler, avançant qu’il n’était question que de discuter de
son quotidien, de son enfance si elle le voulait, juste de son expérience. Elle s’exécute, mais
l’entretien est difficile. Très peu sûre d’elle, elle appelle régulièrement à la rescousse sa fille,

138
dont elle précise qu’elle est instruite. Cela me permet de faire meilleure connaissance avec ses
enfants, mais je finis par attendre le père de famille, seule dans le salon, étant chassée de la cour
où mère et fille cuisinent, dès que j’ose m’y aventurer. Une seconde visite quelques jours plus
tard me permettra de rencontrer le père de famille avec qui j’aurai des échanges riches, même
si, pas instruit non plus, il s’excusera plus d’une fois de ne peut-être pas répondre comme il
faut. Semblant pourtant rapidement comprendre mes intérêts, il me mettra à l’aise dans la
maison, m’invitera à partager un repas et à passer du temps en famille, ce qui me permettra de
faire meilleure connaissance avec les enfants, que je visiterai de nouveau. Cette ambiance
détendue va contraster avec celle que j’expérimente dans une famille voisine. Là, je retrouve
un couple prêt, qui m’attend dans le salon de la maison où sont accrochés les diplômes du papa,
ancien « agent sanitaire » en retraite anticipée à la suite d’une grave affection qui lui a valu une
incapacité de travail. Heureuse d’être aussi bien accueillie, j’entame des discussions avec
enthousiasme et interpelle au cours de notre échange leur fille étudiante qui passe lorsque le
père de famille m’arrête, visiblement troublé :
Que veux-tu savoir au juste ? N’as-tu rien à me faire remplir ou une liste de questions
précises ?
Je suis à mon tour un peu perturbée, mais prends le temps de réexpliquer ma démarche et de
distinguer mes intérêts d’autres enquêtes, comme celle alors en cours avec le recensement de la
population. Ensuite, et à l’occasion d’une seconde visite, j’aurai des discussions plutôt difficiles
avec ce couple au sein duquel le papa, se positionnant toujours comme le plus apte à me
répondre parce qu’instruit, peine à le faire dans le cadre qui est le mien, celui de discussions
ayant cours parfois sur un temps long de visite. Ce faisant, il ne laisse pas non plus assez
d’espace à son épouse, qui est pourtant intéressée, pour dérouler son raisonnement. Je ferai
cependant connaissance avec quelques-uns de leurs enfants, en particulier une étudiante que
j’aurai l’occasion de rencontrer plusieurs fois à la maison ou à l’université et avec qui je resterai
en contact.

2-1-1 Une « parenté » à assumer

Ces éléments concernant mes premières rencontres familiales illustrent les attentes ou
incompréhensions auxquelles j’ai rapidement fait face à Dakar et que j’observerai tout le long
de l’enquête. Mon statut d’« intellectuelle » semble générer un double positionnement des
personnes. Les « analphabètes », considérant ne pas en savoir assez, ne pensent pas tant aux
éléments de la culture elle-même, qu’au fait de discuter avec une universitaire. Ils s’étonnent et
doutent de leur possible apport. Malgré cela, en dehors de la première rencontre pas très
139
concluante, ces personnes ne refusent pas de se prêter à l’exercice. J’ai pu apprécier plus d’une
fois la richesse des échanges ainsi consentis, se distinguant nettement de certains autres réalisés
avec des personnes « lettrées » qui, entre confiance en leurs propres capacités et doutes sur les
miennes, au vu de ma méthode, peu rigoureuse à leurs yeux, auront du mal à livrer des
réflexions spontanées et non convenues. Je notai à ce propos à l’issue d’un entretien avec un
« cadre » dans son bureau :
« 22-11/ démarrage difficile, il cherche à imposer un cadre très strict, attend que je pose
des questions « claires », m’interpellera une ou deux fois dans l’entretien pour savoir ce
que je cherche exactement et manifeste une certaine méfiance vis-à-vis de
l’enregistrement qu’il accepte en précisant que dans ces cas l’interviewé ne dit pas tout
mais l’essentiel. »

Ces rencontres révèlent une autre réalité locale : les personnes ont l’habitude d’être sollicitées
pour des enquêtes. Cependant, cela se fait globalement de manière à : 1) privilégier la prise de
parole des instruits qui, alors qu’ils représentent des intérêts qui concernent aussi des personnes
non lettrées, occupent alors la place de ceux qui savent, qui parlent « au nom de » et que l’on
écoute, sans que la question de la maîtrise du sujet ne se pose toujours ; 2) déléguer les questions
de cultures aux zones rurales où de nombreuses monographies ont été réalisées et ont encore
cours ; c’est aussi dans ce cadre « culturel » que les non lettrés sont le plus souvent invités à
prendre la parole, considérés comme plus informés sur les traditions que leurs camarades
instruits. D’après un étudiant, responsable d’une association de quartier dans son village
d’origine, c’est parce que « les sereer analphabètes ne brûlent pas les étapes » qu’il est
important qu’il y ait de la mixité sociale dans son association de quartier. Dans l’organisation
de leur association, les analphabètes sont chargés d’apporter les connaissances culturelles qui
manquent forcément aux lettrés, par ailleurs très occupés par leurs études, qui eux gèrent la
direction de l’association536, même à distance. Ainsi, ma présence en zone urbaine sur le sujet
de « la culture », avec une méthode ethnographique, est perçue comme peu convaincante. Le
sentiment naissant que l’environnement était fortement structuré par des distinctions ayant trait
à l’instruction ou son absence, se confirmera lors de ma première visite de l’association Ndef
leng, en décembre 2013. Ma présentation par l’un des membres du bureau rencontré auparavant
lancera un débat, surtout entre les personnes présentes dans les locaux, au cours duquel il est
question de l’ambiguïté des « intellectuels ». Comparés aux politiciens, ils sont décrits comme
des personnes hautaines, peu enclines à prendre en compte les avis des autres (les analphabètes)
tout en se servant fortement de leurs connaissances sur divers sujets liés à la culture, bref, prêtes

536
Ce thème de la mixité sociale dans des associations de quartiers villageois qui remplacent ou se superposent
aux « classes » d’âges a notamment été abordé par Robert A Sarr, dans sa thèse « Société sereer et problèmes
d’éducation traditionnelle et moderne » soutenue en 1973 à l’EPHE
140
à tout pour réaliser des entretiens, mais jamais joignables ensuite pour faire une restitution. Au
cours de cette discussion où deux personnes se demanderont même si je ne les enregistre pas à
leur insu, la frustration de personnes qui s’impliquent dans les enquêtes, flattées d’intéresser ou
d’avoir la parole, mais participant à une investigation intellectuelle dont elles se sentent
finalement exclues, est palpable. En effet, un des responsables de l’association me confiera plus
tard que les membres de l’association ont été sollicités à plusieurs reprises pour des enquêtes
dont ils n’ont à ce jour pas eu de retour. C’est donc d’un enthousiasme mitigé que les gens font
preuve, pris entre un sentiment d’importance, de reconnaissance et de mépris à leur égard,
tiraillés entre l’honnête envie de participer et le soupçon constant sur l’utilisation de leurs
paroles à des fins qu’ils ignorent.

Dans ces circonstances, parce qu’il me semble de plus en plus que seule l’origine commune,
actualisée à l’occasion des révélations de lignée maternelle, de nom de famille, me rapproche
des enquêtés, je joue le jeu. Je me présente dorénavant en demandant chaleureusement, comme
souvent dans la vie courante sénégalaise, d’où sont originaires les personnes, à quelle lignée
elles appartiennent, quel est leur nom de famille, et je participe de manière plus marquée
qu’auparavant au cousinage à plaisanterie dont j’expérimente vite les gains sociaux : instaurer
un climat de connivence et de relative confiance. Smith avance même que les cousinages à
plaisanterie sont centraux dans la dynamique de fondation de la nation sénégalaise où leur récit
« se présente comme une pédagogie de la convergence qui insiste sur les similarités et les
branchements horizontaux entre communautés, afin d’une part de délégitimer les imaginations
séparatistes et, d’autre part, de mettre en circulation une représentation pluraliste de la nation
non limitée à son centre « islamo-wolof ». »537 Si, dans le cadre de mes entretiens, ce « jeu »
s’illustre essentiellement, dans les relations entre membres du même groupe ethnique, à travers
les noms de famille et les lignages, au niveau national il opère comme manière idéale de tisser
des liens entre gens différents, pour neutraliser par un « idéal de fraternité » des situations
éventuellement conflictuelles qui ne sont donc pas réglées dans le fond. Ainsi, ce que Smith
présente comme base d’un pacte social, « conceptualisation de la civilité » se positionnant
néanmoins comme une démocratie spécifique, promeut non « une définition de l’égalité
politique entre individus abstraits et interchangeables » mais « le respect mutuel et la
reconnaissance comme support de la citoyenneté », faisant idéalement de la co-citoyenneté un
sentiment de parenté538. J’expérimentais donc cette pratique, naturellement répandue dans
l’environnement, et en tirais les avantages sociaux qu’on lui connaît. Elle m’a aidée à entamer

537
É. Smith, « La nation « par le côté ». Le récit des cousinages au Sénégal », art cit, p. 909.
538
Ibid., p. 943‑944.
141
chaleureusement les relations et même à tisser des liens avec des gens qui semblaient avoir des
a priori sur ma personne ou ma démarche. Cependant, si les effets induits par mon statut social
d’intellectuelle étaient ainsi atténués, les représentations associées à mon lieu de résidence
parisien continuaient à mettre sérieusement en doute mon ancrage culturel.

2-1-2 Un ancrage culturel mis en doute

Avancée par les personnes chargées de me mettre en relation avec des enquêtés, comme gage
du sérieux de ma démarche, ma résidence en France semblait accroître un doute déjà présent.
Ce doute, plus manifeste chez les enquêtés instruits, dépassait alors le strict cadre de la méthode
choisie pour l’enquête ; il concernait aussi et peut être surtout celui de mes connaissances et
compétences « culturelles ». Ainsi, certains entretiens ont pu donner lieu à des échanges aux
allures de « ré-enculturation » à mon égard. D’abord à travers l’importance pour certains de
partir d’éléments d’histoire, pour m’éclairer sur la spécificité des Sereer dans le paysage
national. Un préalable posé comme cadre de compréhension nécessaire était apporté comme
première réponse à toute question se rapportant à la définition de l’ « ethnie » sereer :
Le Sereer est une ethnie centrale. Vous savez qu’on a des parentés avec les Diola, les Pulaar,
les Mandingues, donc la disparition du Sereer pourrait entraîner avec elle la disparition
d’autres ethnies.
La sauvegarde de la culture sereer est donc un enjeu national ?
Mais oui. L’unité nationale est fondée comment ? Quand on dit unité c’est parce qu’il y a eu
des disparités quelque part et on a essayé de rassembler, donc comment on a rassemblé ? Le
Sereer, il est parenté aux pulaar, aux diola, aux mandinka, aux wolof, les groupes qui étaient
ensemble, qui ont migré vers le Sénégal, ils sont venus ensemble. Quand on lit Cheikh Anta
Diop, les Manding qui sont venus du Gabou, qui sont venus se rencontrer avec les Sereer
Cosaan, y a eu des sereer cosaan hein !
Paraît-il !!
Mais oui, maintenant les Mandingues sont venus, se sont brassés aux Sereer cosaan et il y a eu
un autre Sereer, issu des Sereer cosann et des Mandingues. (…) Ce brassage culturel c’est ce
qui a fondé le Sénégal. Maintenant si n’importe laquelle de ces ethnies était menacée de
disparition il faudrait agir car c’est comme si tu brisais un maillon de la chaîne.

Après avoir parlé de l’histoire du peuplement sereer, de la diversité des Sereer, de l’organisation
complexe de sa société, on pouvait arriver à l’importance que revêt ce groupe ethnique dans
l’équilibre national : « Les sereer sont le groupe le plus ancien du Sénégal, avec une
organisation qu’aucune autre ethnie n’avait dans le pays », et l’on finissait par m’inviter à lire
Gravrand. L’idée de me rendre meilleure sereer à l’occasion de ces partages s’associe, par la
place donnée au groupe ethnique dans l’environnement national, à celle de me rendre en
quelque sorte meilleure citoyenne, mais reflète aussi la représentation que les enquêtés se font
de moi. Ils semblent m’associer aux intellectuels occidentalisés et urbains déracinés qui, selon
les mots de Smith, auraient perdu, dans la représentation des personnes, la mesure de la richesse
142
morale des cultures ethniques et mondes vécus.539 La remise à niveau à laquelle j’étais soumise
pouvait aussi être le partage d’une histoire plus spécifique concernant mon nom de famille
comme lors de cette visite où, pendant plus d’une heure, la personne parle seule, me racontant
l’épopée des ancêtres patronymiques dont il se fait le porte-parole :
Donc pour vous ça c’est l’histoire…
De Mbégane !
Mbégane Ndour540 est donc notre ancêtre à tous les Ndour ?
Mais oui, tous les Ndour. On dit qu’il avait des frères mais c’est Mbégane qui a eu le pouvoir
(….) mon grand-père était chasseur et guerrier, mon père était chasseur, la majeure partie des
Ndour ont hérité ça de Mbégane !
D’accord…mais ça c’est une histoire familiale qui n’est dans aucun livre, n’est-ce pas ?
Mais oui, mais bien sûr ! (sur un ton de confidence) Si tu n’étais pas Ndour, je ne te parlerais
pas de ça hein, je te parlerais de Ndiaye je ne sais quoi, de tout et de rien (rires). Mais toi tu es
Ndour, tu dois connaître ça, cette histoire. C’est ça le soubassement de notre association des
Ndour du Sénégal.

Cette invitation au savoir, que j’appréciais souvent du reste, était aussi un encouragement à
découvrir l’histoire de la lignée maternelle et à participer aux rencontres « familiales ». Ainsi,
j’ai pu être invitée par un des responsables de l’association à une réunion des membres de ma
lignée maternelle, réunion au cours de laquelle les plus âgés entreprennent de nous faire
l’histoire de la lignée et de recréer le lien mythique qui unit tous les membres de la famille
utérine. A cette occasion, je serai présentée comme un exemple : née à Dakar et expatriée en
France, je suis félicitée de manifester de l’intérêt pour les origines ethniques, quand des
« locaux » s’en détourneraient…

2-1-3 Devenir une Sereer convenable

Cette ré-enculturation quelque peu historique et générale, avec les mêmes éléments que
beaucoup de personnes semblent partager et que j’avais lus dans les ouvrages de Henri
Gravrand, débordait rapidement, au cours d’une même rencontre, sur des aspects plus
personnels. Elle sonnait alors comme une invitation à faire ce que je ne semblais pas disposée
à faire et à être celle que je devais être, en tant que jeune femme sereer. Ainsi, dans une famille
où j’ai passé de longues heures, j’ai été interpelée dans une discussion avec les parents autour
du repas sur l’importance de la nourriture dans l’éducation sereer :
Le papa : Nous ne voulons pas que nos enfants louchent sur la nourriture des autres dehors
parce qu’ils n’ont pas assez à la maison.
La maman : quand tu as assez mangé chez toi, plus rien dehors ne peut t’impressionner.
Le papa : ça c’est une leçon pour toi hein
Moi : Très bien c’est noté !

539
Ibid., p. 944.
540
Mbégane Ndour a été roi du Sine au 14ème siècle.
143
Un peu plus tard, pendant que la mère de famille me commente la nourriture (en wolof) et
m’encourage à manger, le père me taquine sur mes compétences en cuisine : tous deux pensent
en réalité que je ne sais pas faire, même si la mère de famille tente mollement de me défendre.
Dans cette même maison, après avoir chanté les louanges de la famille traditionnelle et vanté
les mérites de sa femme « sereer » remarquable par l’éducation traditionnelle qu’elle aurait
reçue, le père de famille regrettera que certains de ses enfants ne parlent pas la langue, tare dont
il accusera la mère préalablement louée. Il demandera aussi, toujours sous une forme taquine,
si je ne peux pas l’aider à aller gagner plus d’argent en France, là où tout doit être si aisé. Dans
le fond, parce que je ne vis pas au Sénégal, que même si je m’exprime en sereer, j’exhale, selon
mes interlocuteurs, la France, ma « sererité » ne convainc pas. Ces « petites intrusions »
personnelles découlent directement des suppositions faites sur le mode de vie que peut mener
une intellectuelle vivant en France, qui plus est donc forcément déracinée, et de son opposition
avec celui que mènerait une femme sereer convenable selon leurs critères. Cet échange avec un
des responsables associatifs de Ndef Leng, très distant lors de nos premières rencontres, révèle
toute la cohérence de l’image que je renvoie :
Enquêté: Tu es dans les villes, tu ne vas plus dans les campagnes, quelqu’un qui est là douze
mois sur douze, tu es de Ndiaganiao tu ne vas plus à Ndiaganiao, tu es en France, au Sénégal,
à Dakar, en Allemagne, tu n’es pas à Ndiaganiao, tu ne peux pas savoir ce que ces gens-là
vivent !
Moi : Oui
Ben c’est ce que je dis, donc tu ne vis plus la sererité !
Donc elle ne peut se vivre que là-bas ?
Oui
Donc vous ne la vivez pas ici ?
Si, parce que chez moi j’ai installé un processus tel que quand tu viens chez moi, c’est comme
si tu étais encore à [son village] ; chez moi on parle sereer, on prépare les plats sereer, quand
mes enfants arrivent je leur inculque ces valeurs sereer qu’on m’a inculquées moi
Qui sont ?
J’en ai cité, tout ce que tu connais non ? (d’un air provocateur)
Je ne sais pas, peut-être pas comme vous !
Ah bon ? Tu es la devant moi en train de prouver ce que j’ai dit tout à l’heure, pourquoi peut-
être ? quand tu dis ça cela veut dire qu’il y a quelque chose qui a changé en toi…
Pas forcément, on n’a peut-être pas le même parcours
Ah si, on a le même parcours, on est né de père et mère sereer, mais si maintenant, vous, le
fait d’être allé en Europe…alors que cela ne doit changer en rien, vous êtes née où ?
A Dakar
Ah donc y a pas de peut-être on n’est pas pareil (rires)

Plus tard, avec la même personne :


Si tu venais chez moi on ne parle que sereer hein pas de français !
Pourquoi vous me dites ça comme ça sur ce ton ?
Parce que vous, vous parlez votre français occidental avec vos « rr » là que vous roulez, si
vous venez chez moi on ne parle que sereer.

144
Cette personne, rencontrée lors de ma visite de l’association Ndef Leng est un responsable que
j’ai rapidement remarqué par les très vives critiques qu’il formulait vis-à-vis des intellectuels
dont il tient à se distinguer, tout en s’en réclamant, leur reprochant de fuir leurs responsabilités.
Très engagé, il se dit militant et adopte une attitude très ferme, qu’il attribue à son caractère
sereer. Avant de le connaître, il peut même sembler antipathique. En boubou toutes les fois où
je l’ai rencontré, revendiquant constamment un ancrage qui ferait défaut à la majorité des Sereer
intellectuels, il exacerbe à chaque rencontre ce qui est censé nous opposer, soit mon lieu de
naissance et de résidence, le quelque chose d’occidentalisé que je dégage et qui ne tromperait
pas sur mon niveau d’ancrage culturel, quand le sien, et celui de ses enfants, même loin du
village et nés, comme moi à Dakar, ne font pas de doute. En face de lui, j’endosse l’image-type
du déraciné. Ma vêture, des habits « traditionnels »541 sur la majeure partie de mon séjour, et
mes efforts pour me fondre dans le paysage sont presque vains, et semblent même en
contradiction avec une attitude qu’il juge occidentale. Lors d’une longue visite qui a duré une
après-midi dans les locaux de l’association, la conversation ne manque pas de déborder, de
nouveau, sur mes compétences de « femme sereer » que tentera de déterminer la même
personne :
Et tu sais faire le couscous ?
Oui
C’est sûr ça ?
Oui je l’ai déjà fait
S’adressant aux autres : elle n’est pas sûre d’elle, c’est pas bon elle dit qu’elle l’a déjà fait
seulement. Puis revenant à moi : est-ce que tu sais comment on fait le siiB542 ?
Mais oui, puisque je vous dis que je sais faire le couscous, je le fais chez moi !
Est-ce que tu sais faire comme les mamans qui, après avoir versé l’eau chaude, donnent juste
un coup de louche, mettent le van sur la calebasse et c’est bon ?
(Rires et appréciations de l’assemblée qui commente sur les savoir-faire ancestraux, les vrais,
qui se perdent avec les nouvelles générations).
Ah ça non, je le fais à ma manière
Ah donc ce n’est pas bon !!! ça n’est pas la même chose hein !

Rien ne semble suffire pour ma reconnaissance pleine et entière. Alors qu’à Paris je semblais
culturellement très forte, par contraste avec les enfants des migrants, à Dakar, malgré ce que je
considérais comme mon bagage culturel, j’étais surtout perçue comme une « étudiante
occidentalisée ». Et cela même quand, comme la plupart du temps, je me présentais comme
sereer et que je parlais la langue avec des personnes dont les enfants ne la maîtrisaient pas.
Vivant à l’étranger, je semblais condamnée au déracinement, perception renforcée par une
naissance en ville qui, semble-t-il, avait déjà signé l’incomplétude ethnique. Cependant, mon

541
Nom prêté aux vêtements en tissus locaux ou wax, robes, jupes ou pagnes avec camisole.
542
Fait de tremper le couscous de mil avec de l’eau chaude pour lier les graines et rendre la préparation compacte
avant de l’arroser de sauce.
145
ethnicité me semblait moins remise en question que la leur était naturalisée à un point où elle
ne se questionnait plus malgré les incohérences qu’elle pouvait donner à voir. J’étais dans un
environnement où la culture était réinterprétée : la revendication ethnique ou au mieux la langue
semblant être les seuls éléments constituant pour les familles que je rencontrais une différence
d’avec leur voisinage. Cependant, cette réinterprétation se faisant à l’aune de pratiques,
« urbaines- religieuses » devenues « traditions sénégalaises », qui unissent les populations par-
delà leurs catégories ethniques affichées, permet la permanence d’une culture ethnique légitime
et « africaine » à laquelle les personnes continuent à se référer. Cette situation justifie par
conséquent le rejet de réinterprétations qui, parce que jugées non-africaines, sont assimilées à
du déracinement. S’il semble donc que c’est bien une perspective « héritée » de la culture qui
domine, elle présente clairement des limites territoriales. On était exposé à être de plus en plus
ou de moins en moins sereer selon sa zone de résidence. Cependant, mon entreprise, dont la
majeure partie de mes interlocuteurs attend qu’elle participe à confirmer la grandeur de la
culture sereer et son importance dans l’environnement national, arrive à relativiser mon supposé
déracinement, pour me donner en quelque sorte l’occasion de me racheter. Finalement, si le
statut de « résidant en France » m’expose à un soupçon important de déracinement, celui
d’« intellectuelle », même s’il crée des réserves à mon égard, parce qu’il peut utilement servir
la communauté en la valorisant et en validant les conventions promues, peut être pourvoyeur
d’un certain mérite ethnique. En fait, l’environnement que je fréquente alors est dominé par une
fierté ambiante d’être sereer. En y prêtant particulièrement attention, je constate qu’elle est
souvent rapportée au mandat de représentation de tous les Sereer revendiqué par l’association
Ndef Leng dont le président est devenu ministre quelques mois avant mon arrivée. Même sans
en faire partie, ni manifester une quelconque intention d’y participer, voire même en la
critiquant durement, les Sereer et enquêtés que je rencontre parlent régulièrement l’association
ainsi que sa radio que j’entends aussi beaucoup dans les transports. Parce que, même sans
grande implication apparente des personnes que je rencontre, cette organisation semble être
« propriété de tous », Ndef Leng mérite d’être mieux identifiée et son rôle pour les Sereer
compris.

146
2-2 Ndef Leng et sa mission pour les Sereer
Enquêté : A un moment, le sereer était en perte de valeur, la langue régressait et avec elle la culture
Moi : Comment vous avez mesuré ça ?
Par le vécu des gens, les gens ne parlaient plus sereer autour de nous ; les gens qui étaient dans les
grandes villes, un Boucar Sène qui vient de Niakhar, qui se marie avec une certaine Diambogne,
maintenant ils ne parlent pas le sereer à leurs enfants, ils préfèrent leur parler wolof ou français et
avoir carrément une vie de je ne sais quoi. On ne refuse pas l’évolution et la modernité, mais il y a
quand même des pratiques à conserver, (…) si on ne les conserve pas c’est fini
Qu’est ce qui est fini ?
La culture (responsable associatif, Dakar)

Représentant 20% de la population sénégalaise et classée deuxième des groupes etniques les
plus importants dans les années 1960, le recensement de 1988 établit que les Sereer sont passés
à 14% et sont situés désormais au troisième rang des principaux groupes ethniques543. Ils se
distinguaient d’autant plus des autres groupes qu’avec les Diola, ils présentaient alors un
nombre de locuteurs, 12,8%, inférieur au nombre de personnes se déclarant membres du groupe
ethnique544. A la suite de ces « preuves » statistiques d’une baisse annoncée de longue date, des
intellectuels sereer se sont saisis de la question, notamment dans le n°54 de la revue Ethiopiques
en 1991, puis lors du colloque des Journées Culturelles du Sine la même année. Voilà comment
ce témoin devenu actif dans l’association me décrit le contexte de lancement de leurs activités :

C’était à l’occasion des semaines nationales de l’alphabétisation. A l’époque, il y avait une


journée de l’alphabétisation. L’Etat à un moment a voulu faire la promotion des langues
nationales et a instauré une journée de l’alphabétisation ; comme dans la constitution on avait
écrit que les langues nationales du Sénégal sont le diola, le wolof, le mandinka, le pular le
sereer et le soninka, il y donc 6 grandes familles linguistiques. Donc…euh quand les
associations de langue se sont constituées, à un moment il y a eu la fédération de ces
associations de langue qu’on appelait UNAF, Union nationale des fédérations de langues, à
laquelle donc les 6 grandes familles étaient membres, et comme il y avait une journée nationale,
les membres de cette union ont demandé et obtenu une semaine et non plus une journée de
manifestation, à l’occasion de laquelle chaque langue avait sa propre journée. Pour permettre
à chaque langue lors de sa journée à elle [de dire] voilà les thèmes et sous-thèmes, les gens
discutent, font bilan et perspectives. Les Sereer en faisant le bilan, en analysant le vécu de la
communauté se sont rendu compte que leur langue régressait. Quelles étaient les causes et les
conséquences ? Les intellectuels ont parlé.

2-2-1 Une mission spécifique

De la « civilisation sereer » en général au dilemme du sereer contemporain face à la


modernité545, la démarche consistait à faire le point sur ce qui a été cédé, sur la manière dont il

543
Direction de la Prévision et de la Statistique, Recensement général de la population et de l’habitat 1988-
Rapport national, s.l., Ministère de l’Economie des Finances et du Plan. ANDS, 1993.
544
Louis-Jean Calvet. Quel modèle sociolinguistique pour le Sénégal ? ou il n'y a pas que la véhiculante. In:
Langage et société, n°68, 1994. Le plurilinguisme au Sénégal. pp. 89-107.
545
Amad Faye, « Tradition et modernité : le dilemne culturel du seereer contemporain. », Ethiopiques, 1991, no 54.
147
faudrait revisiter la culture pour que la « modernité », associée de près à la vie urbaine, ne soit
pas un frein à la pratique de la langue et au rayonnement de la culture sereer.
A l’issue de cette assemblée, la conscience de préserver la langue était là et les gens ont décidé
de créer un cadre qui puisse prendre en charge toutes les recommandations et c’est ainsi qu’est
née Ndef Leng. (Responsable associatif)

Au Sénégal, l’association Ndef Leng546 naît donc de cette mobilisation circonstanciée. Union
des associations culturelles sereer547, cette association devient quelque peu l’arme
institutionnelle brandie par la « communauté » contre la peur du déclin culturel. Se donnant
pour but de fédérer les nombreuses associations villageoises de la capitale, autour d’un projet
commun de réhabilitation des valeurs socio-culturelles du monde sérère548 et de promotion de
la langue serere549, l’organisation est caractéristique du mouvement associatif des années 1980-
1990 qui, replacé dans une période de grave crise économique marquée par les Plans
d’Ajustement Structurels, émerge alors comme « acteur social et autonome mais avec une
logique plutôt réactive et revendicative, car s’inscrivant plus dans la contestation du mal-
développement et de la mal-gouvernance que dans la construction de propositions
alternatives. »550 C’est dans ces circonstances, et dans un environnement où le fait ethnique reste
lié à la nationalité sénégalaise551, que Ndef leng émerge avec pour principale mission de
développer la visibilité, par représentation, de la communauté sereer. Cette position qui
favorisera la proximité de certains de ses dirigeants avec les instances étatiques, permettra une
meilleure couverture médiatique des évènements culturels sereer. S’imposant rapidement dans
le paysage dakarois et sénégalais, l’association Ndef Leng devient le porte-voix de tout le
groupe sereer. Si le démarrage s’est fait avec 7 associations, elle culminait à plus de 55 membres
et la structure ne prenait plus d’adhésion lors de ma visite. Dans son organisation, ce sont donc
les associations qui adhèrent comme membres et obtiennent un récépissé faisant indirectement
de leurs ressortissants des membres du grand rassemblement. Il existe aussi des unités
représentatives dans certains quartiers, soit des personnes sereer, villages d’origine confondus,
qui se regroupent en une antenne de l’association dans leur secteur géographique, quartier, ville

546
Ndef Leng veut dire : Soyons unis. Ce nom vient du fait que le groupe Sereer est constituée de différents sous-
groupes établis dans différentes régions du Sénégal et ne parlant pas le même dialecte. Le but de l’association est
de dépasser ces particularités pour réunir tous les membres supposés de la famille ethnique élargie. Ce qui a
rapidement posé le problème de la langue de réunion qui est souvent le wolof.
547
S’appelle ainsi sur le site de l’ONG. Noté en 2012. En 2016 le site visité n’existe plus.
548
Objectifs sur le site de l’ONG
549
idem
550
Sambou Ndiaye, « Itinéraire et innovations sociales en milieu associatif d’Afrique de l’Ouest: l’expérience du
Sénégal », Nouvelles pratiques sociales, 2010, vol. 23, no 1, p. 197.
551
La présidence de Abdou Diouf est marquée par l’idéologie du sursaut national qui se présente comme un
dépassement de celle auparavant portée par Senghor d’une authenticité africaine à présent perçue comme poursuite
du projet colonial au Sénégal. Cette transition documentée par M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou
Diouf. Etat et Société, op. cit. sera plus explicitée dans le chapitre quatre, section 1 de cette thèse.
148
ou région et menant leurs activités sous l’égide de l’organisation. Le nom choisi pour
l’association est son premier objectif : ndef leng, se rassembler. Cette initiative sera, dans les
faits, moins simple qu’il n’y paraît. D’abord, comme me l’explique un responsable, parce que
l’association devant faire face à la diversité sereer n’avait pas inclus les minorités de Thiès :
nduut, lehar, none, safeen, palor, dites Sereer Cangin. Ces derniers s’étant rapprochés ont
finalement été intégrés, mais l’implication des ressortissants de cette zone restera mitigée. Une
autre frange, composée des Sereer originaires de la petite côte, qui se distinguent des Sereer du
Sine par qui l’organisation a été lancée, a aussi mis du temps à rejoindre l’association et reste
marginalement représentée. L’association obtient néanmoins en 1994 le récépissé signant sa
reconnaissance par le ministère de l’intérieur et, malgré des conditions de fonctionnement
précaires, sans siège ni téléphone officiel,
comme y avait l’enthousiasme parce qu’il y avait la menace et que ce groupe tenait à la
communauté, le niveau d’activité était tel que quand ils ont eu à demander l’agrément d’ONG
on n’a eu aucun mal à l’obtenir en juin 1996. C’était très rapide. » (Responsable associatif).

Des programmes de l’Etat, alors soutenus par la Banque Mondiale, lui permettront rapidement
de se déployer dans plusieurs régions avec des campagnes d’alphabétisation fonctionnelle et
d’éducation de base auxquelles s’adosseront des projets de microfinance pour les apprenants.
D’après un des responsables de l’association, avec 196 classes comptabilisées, d’un effectif
moyen de 30 personnes par classe, déployées dans plusieurs régions du pays pendant 8 années,
c’est ce programme qui a vraiment permis à l’association d’avoir un taux de pénétration
important dans la « communauté ».

L’action de Ndef Leng s’élargira aussi à des projets liés à la santé des migrants à travers des
campagnes de sensibilisation au VIH-Sida, notamment auprès des travailleurs migrants à
Dakar. En plus de ces actions, l’association tente d’organiser tous les deux ans des journées
culturelles incluant un colloque scientifique, des manifestations diverses et visites de sites
historiques. Dans la réalité, la tenue de cet évènement exige des ressources que l’organisation,
pas autonome financièrement, peine à mobiliser. Quatre rendez-vous marquants m’en ont été
rapportés : Diourbel en 1996, choisie à l’époque car considérée comme la zone la plus atteinte
par le délaissement de la langue ; puis suivront les sessions de Fatick en 1999 puis Thiès en
2001. Cette dernière région, avait alors été choisie pour impliquer un peu plus les Sereer de la
région, initialement dissociés du projet. Enfin, le dernier grand rassemblement s’est tenu en
2003. Pendant plus de cinq années ensuite, l’association n’a pas pu organiser de journées
culturelles. Un financement de l’Union Européenne en 2009 lui permettra de redéployer ses
projets culturels mais dans une formule différente, répondant plus aux exigences des financeurs
d’après un des responsables. Le résultat sera le « FestiSine », un concours artistique dont

149
l’objectif était d’« amener les artistes [traditionnels] à s’insérer dans le format exigeant du
showbizz » (responsable associatif). Par ailleurs, depuis le début des années 2000, l’association
assure annuellement un grand évènement d’animation culturelle lors d’une soirée au théâtre
national Daniel Sorano. Cet évènement a été lancé, d’après les responsables associatifs, à la
suite du constat que non seulement les artistes sereer n’étaient pas représentés dans cette
institution culturelle nationale, mais aussi que la majorité des migrants sereer, disposant de peu
de moyens, était tenue à l’écart d’une certaine animation culturelle dakaroise. Si l’évènement
est déficitaire selon les responsables, il peut être maintenu grâce aux différents soutiens émanant
de personnalités de la communauté ou pas, et à l’importance accordée à son premier objectif
qui n’est pas lucratif. Des artistes issus des différents groupes sereer s’y produisent, des
délégations politiques et civiles y défilent, mais surtout des centaines de travailleurs issus des
quartiers déshérités de la ville trouvent une occasion de se rencontrer et de pénétrer ces parties
de la ville plutôt réservées aux classes les plus aisées. En 2014, informée quelques jours avant
sa tenue, je m’y rendrai. La présence du ministre-président et de quelques personnalités sereer
donnait un cadre très officiel, dans un théâtre rempli à moitié -- l’information ayant été donnée
tardivement d’après un responsable qui ne fera lui-même pas le déplacement -- où se donnèrent
à voir les folklores de divers terroirs sereer.

En prenant en compte, comme le préconise Ndiaye, les « tendances socio-économiques et


sociopolitiques dans l’analyse des actions associatives », nous pouvons considérer que d’une
certaine manière Ndef Leng a pu participer à « l’empowerment de la communauté » sereer « et
à la recomposition de l’architecture »552 urbaine et nationale. Cependant, l’essoufflement de cet
évènement « phare » et des activités de l’association en général montre qu’elle rassemble de
moins en moins. Si dans les années 2000 la mise en visibilité visée s’est poursuivie et élargie
avec la radio Ndef leng qui favorise la production et la promotion d’artistes musiciens sereer,
certains responsables parlent d’une étape féconde mais qui demande à être clôturée. En effet, si
elle a permis, par leur rassemblement, une meilleure reconnaissance des Sereer dans la capitale
sénégalaise, il nous semble que Ndef Leng n’a pu atteindre son objectif qu’en s’appuyant sur
la perception classique du Sereer rural, authentique détenteur de la tradition, tel que cela était
proposé aux différents groupes ethniques du pays dans la séquence du « sursaut national »553.
C’est donc non les Sereer tels qu’ils vivent dans leur ville d’installation, mais l’idée du Sereer
telle que le propose la fiction de l’« ethnie » qui a été promue. Par conséquent, malgré les

552
S. Ndiaye, « Itinéraire et innovations sociales en milieu associatif d’Afrique de l’Ouest : l’expérience du
Sénégal », art cit, p. 202.
553
Séquence détaillée dans le chapitre quatre de cette thèse.
150
réalisations avancées dans l’éducation de base et l’alphabétisation, l’organisation semble
demeurer à l’écart des défis sociaux et économiques actuels, notamment ceux que rencontrent
les migrants installés en ville qui sont pourtant la première cible de son action. La même
impasse que celle que relevait Smith à propos des promoteurs du récit des cousinages à
plaisanterie peut être soulignée ici, celle d’une déconnexion entre les enjeux actuels pour les
populations et les propositions associatives attachées à la reproduction du passé pour envisager
le futur554.

2-2-2 Une mission achevée ?

En discutant avec les responsables de l’association, je comprends que l’activité est en baisse.
Je constaterai lors de mes visites que les bureaux sont déserts : il n’y a pas de secrétaire depuis
des mois et, en dehors de la radio dont les animateurs se croisent durant la journée, il est difficile
de dire que la structure est en fonctionnement. Les actions d’alphabétisation se sont arrêtées en
2004 à la fin des financements de la Banque Mondiale. Depuis 2001, la radio permet, d’après
les responsables, de poursuivre les actions de sensibilisation à la santé, mais aussi la
« vulgarisation à grande échelle », toujours selon les termes d’un des responsables. Depuis
2004, les actions régulières de l’organisation restent la radio, dont une seconde station a été
financée par l’Unesco à Fatick, et la soirée annuelle à Daniel Sorano. En 2014 la radio restait
la seule activité de l’association. De l’aveu même de ses responsables, il semble que
l’organisation traverse une crise. Une situation non explicitement exprimée comme
problématique durant mon séjour était notamment l’absence du président devenu ministre,
gardant son poste mais non actif et peu joignable, dont le remplacement ne semblait pas prévu.
Au cours des entretiens avec les responsables, des membres ou sympathisants de l’association,
divers éléments cependant ressortent régulièrement pour expliquer la « crise » de
l’organisation. Voici un long extrait d’entretien, avec un des responsables, qui résume bien la
situation telle qu’elle m’était souvent décrite :
Enquêté : Il faut le dire aussi malheureusement, nous n’avons pas beaucoup d’intellectuels dans
le groupe…
Moi : Vous voulez dire dans l’association, ou dans la communauté sereer plus large ?
Non dans le groupe Ndef Leng, dans la communauté y a plein d’intellectuels bien sûr !
Mais ça veut dire que ces intellectuels n’adhèrent pas, c’est ça ?
Oui, ils n’adhèrent pas parce que très souvent … c’est quoi… parce que dans le top management
de Ndef Leng aujourd’hui quand vous prenez le bureau, ils sont nombreux à être de niveau zéro-
zéro.
Ah bon ?
Ah oui, ça…moi j’ai plein de boss qui ne peuvent pas écrire leur nom en français ou en sereer.

554
É. Smith, « La nation « par le côté ». Le récit des cousinages au Sénégal », art cit, p. 950.
151
Et donc ça c’est parce vous n’avez pas trouvé la ressource ?
Non mais parce que les gens s’engagent, mais vous savez on ne peut pas forcer quelqu’un à être
membre d’une association. Par contre comme en 93 quand eux ils lançaient, c’était le
mouvement villageois qui avait lancé l’idée avec quelques intellectuels…il y a cette frilosité à
accepter les intellectuels (…)

Hésitant, il finit par sortir une photo qu’il me montre, on y voit des personnes assises sur des
bancs dans une cour ensablée :
Enquêté : D’après toi, c’est quoi ça ?
Moi : Euh je ne sais pas une rencontre…
Ben, c’est une réunion très importante du bureau. Oui ! Non mais quand vous amenez un
intellectuel, c’est compliqué, peut être que moi je suis assez fou mais c’est compliqué, vous êtes
dans un environnement qui n’accepte pas la formalisation. (…) Le grand problème de Ndef leng
c’est ça, au plan du développement institutionnel, ça ne suivait pas, nous sommes restés au
temps de l’association. (…) Dans le fond, une personne gère seule des activités allant de la
comptabilité à la rédaction d’un journal.
Mais, et à propos des intellectuels dont vous regrettiez l’absence, faites-vous des appels
auxquels ils refusent de répondre ?
Non non, ça n’est pas qu’ils ne veulent pas, la plupart se sont approchés. Mais vous savez
l’intellectuel, son temps est précieux. L’intellectuel travaille dans un environnement formalisé
et formel, (…) parce que l’intellectuel qui arrive qui a du mal à imposer sa réflexion, qui est
spécialiste dans un domaine mais…parce que moi par exemple, tout ce que l’UE nous a proposé
en termes d’accompagnement nous on essaie de le proposer depuis plus de 10 ans. Il faut
formaliser certaines choses, ils ne veulent pas, parce qu’ils ne peuvent pas se retrouver dans ce
type de management. C’est normal, c’est un réflexe naturel. Je vous invite dans un champ que
vous ne maîtrisez pas vous ne suivez pas. Et l’intellectuel qui arrive à un moment donné peut
avoir l’impression de perdre son temps. Et plutôt que de perdre mon temps il vaut mieux que je
me consacre à autre chose. Ça n’est pas qu’ils ne veulent pas, c’est qu’ils ne sont pas arrivés à
faire avec.

Cette personne décrit un environnement qui ne semble pas permettre la collaboration de deux
groupes de statuts différents : les intellectuels et les analphabètes. Notons qu’il donne une
description des intellectuels qui se veut positive mais qui va dans le sens de ce qui leur a été
reproché auparavant : leur temps est précieux et on doit les écouter. Pourtant, il y a bien des
intellectuels dans Ndef Leng. Le président devenu ministre en est et deux des responsables que
nous avons rencontrés peuvent être rangés dans cette catégorie. En réalité dans la distinction
intellectuel-illettré, le premier ne renvoie pas à l’idée d’une personne engagée dans la réflexion
et délivrant des analyses particulières sur des thématiques diverses, comme on pourrait le penser
au sens strict du terme. Il renvoie de façon plus simple au fait d’être instruit, cette dimension
prenant plus ou moins d’importance selon le niveau social des individus et les exposant plus ou
moins à un soupçon de déracinement. Dans le fond, ce n’est donc pas l’instruction ou son
manque qui oppose ici les personnes, mais ce qu’elle représente pour elles dans le cadre de la
modernisation et de la mobilisation culturelle. Intellectuels et illettrés collaborent bien dans le
cas de Ndef leng, à condition d’avoir la même orientation culturelle, le même rapport aux

152
origines ethniques555. Cependant, l’idée, persistante dans le milieu, de l’impossible
collaboration des personnes de niveaux intellectuels différents a eu deux effets : une division
du travail associatif entre les franges lettrées et illettrées. Les franges lettrées, souvent arrimées
à des intellectuels universitaires ou chercheurs, comme ceux que décrit Smith, à savoir des
promoteurs de la culture et de l’ethnicité dans un but de construction nationale, qui par leur
discours performatif ont participé à proposer au fil des décennies les contours de l’ethnicité
sereer556, peuvent être organisées par recoupement professionnel ; c’est le cas de l’association
des cadres sereer qui se mettait en place au moment de l’enquête et qui regroupait des personnes
déjà présentes dans d’autres organisations où sont plus visibles les lettrés, telle que l’association
Aguene et Diambogne557. Les franges illettrées, largement représentées dans les associations
d’originaires, ont, elles, plutôt investi Ndef Leng comme le cadre dans lequel elles pouvaient
déployer leurs compétences culturelles, sans pour autant céder la place d’encadrement
idéalement réservée aux intellectuels. Dans ce cadre-là, une place particulière est aménagée
pour ces derniers : l’intervention en colloque, s’ils n’acceptent pas de fonctionner dans
l’association selon une organisation très informelle, devenue marque distinctive de Ndef Leng
dans l’environnement. Place particulière donc qui tout en semblant les exclure de l’exécutif
continue à les établir comme « conseils » et « guides » dans l’environnement moderne censé
être étranger pour la majorité sereer. Pour ce responsable, c’est un des objectifs que doit porter
la radio :
Dans sa conceptualisation, la radio communautaire doit permettre aux cadres sereer
d’encadrer la population. De les encadrer pour valoriser le patrimoine que nous avons mais
aussi pour les ouvrir à la marche du monde, parce que nous étions et sommes, mais que serons-
nous demain si nous ne comprenons pas les enjeux du monde ? Et qui mieux que vous [nous les
intellectuels] est habilité à parler de l’exode rural ?

Si les associations regroupant des cadres sereer ou poursuivant des objectifs spécifiques comme
la promotion du dialogue inter-ethnique, tiennent souvent à se distinguer de Ndef Leng dont
l’action est marquée par la récurrence et le caractère cyclique des programmes festifs et
folkloriques, leurs actions ont servi le même objectif de mise en visibilité et de reconnaissance
du groupe ethnique et de ses particularités attribuées et revendiquées. Sous-estimer l’action de
ces diverses initiatives serait méconnaître l’importance de la reconnaissance comme dimension
importante et constante de la vie en société, en particulier chez des groupes minorisés ayant pu
se sentir méprisés. Dans les sociétés contemporaines, où elle dépend de manière plus intense et

555
La partie deux de cette thèse présente et analyse plusieurs rapports aux origines ethniques en lien avec la
question de la transmission.
556
É. Smith, « La nation « par le côté ». Le récit des cousinages au Sénégal », art cit.
557
Association célébrant la parenté sereer et diola et dont Smith (2013) détaille les objectifs et enjeux socio-
politiques.
153
régulière du regard d’autrui à travers des relations sociales intensifiées et peut conditionner le
pouvoir, la reconnaissance peut même faire l’objet, comme c’est le cas dans cet environnement
sénégalais, de luttes importantes558. Cependant, dans un environnement où elle semble aussi
conditionner l’autonomie matérielle, elle ne se suffit pas à elle-même et pourrait par conséquent
sembler sans valeur si elle ne permet pas aussi que soit assurée la dignité des personnes. Dans
la théorie des liens sociaux, « compter sur » et « compter pour » ne sont pas séparées, mais
idéalement contenues toutes deux dans toute dimension de la vie sociale559. Il se peut par
conséquent que la crise que traverse Ndef Leng, comme les impasses socio-politiques relevées
de la promotion des pratiques particularisées comme ethniques par les promoteurs lettrés de la
culture sereer et de la diversité ethnique, remette moins en question l’intérêt de leur existence
que la structuration du cadre qui leur donne sens. Aussi symbolique qu’elle puisse paraître,
l’action de l’association Ndef Leng et la mobilisation qu’elle génère ou pas se révèlent comme
des stratégies d’accès aux diverses ressources par les populations les plus démunies du pays,
exclues de toutes les instances sociales économiques et citoyennes, et révèlent dans le même
temps un environnement national qui peine à prendre en charge l’octroi de ressources aussi
vitales les unes que les autres pour les populations. En ce sens, le mouvement associatif a tenté
de répondre à une certaine demande, celle de la reconnaissance sociale, pour faire de ses
membres des acteurs sociaux, même dans un scénario qui ne leur est pas favorable.

2-3 Les enjeux de la reconnaissance ethnique

L’observation de l’activité associative sereer à Dakar à travers le mouvement Ndef Leng révèle
des paradoxes qui tiennent à l’environnement national et à la manière dont la citoyenneté s’y
impose. Rappelons que celle-là découle d’une référence à l’ethnicité comme génératrice de
sentiment national de parenté560. Ce préalable, donné pour liant naturel entre concitoyens
maintient l’application d’une grille ethnique qui affecte chaque groupe à un terroir et à des
fonctions sociales précises. Seulement, le Sénégal n’a cessé d’être confronté depuis les
indépendances à une situation d’appauvrissement susceptible de rendre ce découpage auquel
toute la population est soumise, injuste pour celles qui seraient naturellement désavantagées.
Avec un indice de développement humain classant le pays non plus 118ème mais 170ème sur 188
pays, un taux de pauvreté de 46,7%561, un taux de chômage de 61% pour les 15-34 ans et une

558
Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Ed. du Cerf, 2002, 232 p.
559
Serge Paugam, Le lien social, Paris, Que Sais-je?, 2008, p. 63.
560
É. Smith, « La nation « par le côté ». Le récit des cousinages au Sénégal », art cit.
561
Chiffres PNUD et Banque Mondiale Janvier 2017
154
proportion de seulement 28,7% d’emploi salarié disponible562, le Sénégal bien que visant
l’émergence reste un pays pauvre très endetté (PPTE)563. Le secteur informel auquel est
désormais consacré une enquête est devenue structurel d’une économie nationale dont la
politique reste dominée par la lutte contre la pauvreté564. Cette situation a connu son apogée
entre le milieu des années 1980 et 1990 où le pays soumis à des programmes d’ajustement
structurel a vu son économie s’effondrer. Durant cette période, avec la crise de l’agriculture,
tout ce qui allait mal dans le pays allait encore plus mal dans des campagnes qui ont toujours
été délaissées. La crise sera donc favorable à une augmentation de l’émigration rurale565 et
suscitera, en même temps que les inquiètudes des citadins et des gouvernants sur le phénomène
dit d’« exode-rural », un appel important des populations à s’en remettre à leurs origines et
traditions566. Par conséquent, alors que tous sont soumis à des conditions économiques et
sociales difficiles, la persistance à appréhender les populations par leurs origines favorise une
certaine naturalisation de la pauvreté qui ne permet pas de remettre en question une structure
sociale hiérarchisée567 où les ressources sont éclatées et très inégalement réparties568. Par la
référence aux origines, la structure sociale finit par être intégrée comme « normale » par tous
les protagonistes même les plus exploités qui ne luttent plus que pour améliorer leur sort.
L’environnement sénégalais présente donc une configuration sociale permettant de le
rapprocher d’un « régime d’attachement familialiste »569. En effet, selon Paugam, cette
configuration « encourage une très forte solidarité familiale pour faire face à la pauvreté,
laquelle reste massive tant le marché de l’emploi procure peu de protections généralisées et
laisse se développer une économie informelle aux franges de la condition salariale
minimale. »570 Dans ces circonstances, les pauvres, comme les autres, « exercent une fonction
précise dans le système social et ne sont pas stigmatisés à titre individuel ».571

562
Enquête Nationale sur l’Emploi au Sénégal 2015
563
Données Banque Mondiale 2018 https://donnees.banquemondiale.org/region/pays-pauvres-tres-endettes-
ppte?view=chart
564
Situation détaillée dans les chapitres 4 et 5 de cette thèse, sections 1
565
Abdou-Salam Fall, « La migration comme stratégie-réponse à la crise de l’agriculture. Le cas des sereer du
Siin », Codesria- Dakar, 1988.
566
Que le lecteur, qui trouvera un développement de cette période en chapitre 4 section 1 nous permette de rester
sur ces informations de premier ordre.
567
J. Copans, « Ethnies et régions dans une formation sociale dominée : hypothèses à propos du cas sénégalais »,
art cit.
568
A.M. Camara, « Dimensions régionales de la pauvreté au Sénégal », art cit.
569
Serge Paugam, « La perception de la pauvreté sous l’angle de la théorie de l’attachement. Naturalisation,
culpabilisation et victimisation », Communications, 2016, vol. 98, no 1, p. 125‑146.
570
Ibid., p. 131.
571
Ibid.
155
Ainsi, s’il apparaît que les masses exclues et pauvres se sont toujours mobilisées pour améliorer
leur sort, Ndiaye constate à propos du mouvement associatif que son potentiel innovateur « est
en décalage, eu égard à son potentiel alternatif, du fait qu’il reste un mouvement en
construction, porteur d’innovations interstitielles qui n’ont pas encore atteint une cohérence
systémique en vue de transformer le mode de régulation en cours. C’est que le mouvement ne
se reconnaît pas encore comme acteur stratégique pouvant influer de manière décisive la
reconstruction de l’historicité. »572 Le mouvement associatif aurait donc permis à certaines
populations de devenir des acteurs sociaux et de participer à minima à la vie sociale des villes
et du pays, mais n’a pas bouleversé une configuration sociale dominée par une inégalité
naturalisée au fil du temps. Par conséquent, dans la réalité, c’est sur un registre bien
déterminé qu’est evoquée Ndef Leng: l’action de mise en visibilité, à travers les Sereer, des
ruraux comme membres de la communauté nationale au même titre que les urbains et dans des
espaces d’où ils étaient tenus éloignés. En se développant rapidement comme instance
représentative de tout un groupe ethnique dans un environnement qui veut que ces relations
« naturelles » ne soient pas un frein mais une richesse pour le pays, Ndef Leng s’est imposé
comme porte-drapeau et groupe d’influence des Sereer au sein du pays. S’exprimant au nom de
tous, même sans être toujours représentatif de la diversité interne au groupe, Ndef leng a généré
un engouement commun et participé à inclure dans la ville des personnes qui ne s’y sentaient
pas à leur place. Ainsi, la normalisation du parler sereer en ville est mis à leur actif par certains :
Ndef leng a quand même impulsé du changement dans les attitudes de nos parents en ville, ils
étaient décalés, ceux qui n’étaient pas instruits étaient complexés, grâce à Ndef Leng
maintenant ils savent comment vivre en ville et n’ont plus de complexe. (…) De la même façon,
quand les gens venaient en ville aussi, ils avaient tendance à abandonner leur culture. Ils ont
su sensibiliser les gens. Sans la radio Ndef Leng et l’association, les gens auraient abandonné
la langue, ils avaient le complexe de parler dans la rue et les bus et les bureaux et ça maintenant
c’est fini.

Cette autre personne, pas engagée dans l’association, va dans le même sens :
Il y a quand même un renouveau, même petit, avec les Ndef Leng et autres là (…) quand même
il y a le désir de se faire reconnaître comme sereer. A Dakar, quand on était plus jeunes, tu ne
pouvais pas entendre parler sereer, sauf à Almenkou qui était le quartier des Sereer et à Champs
de Course, c’est là que tu avais des gens qui parlaient sereer, tu sortais de là, ils ne parlaient
plus sereer, c’était comme ça, le complexe « o leyanga sereer a ngak a o refo »573
Et vous trouvez que ça, ça a changé ?
Ah oui, je suis même surpris du nombre de gens qui parlent sereer dans la rue, dans n’importe
quel quartier ! Ceux qui sont restés veulent être reconnus comme sereer et c’est tout.

Ou encore cette personne, active dans l’association :

572
S. Ndiaye, « Itinéraire et innovations sociales en milieu associatif d’Afrique de l’Ouest: l’expérience du
Sénégal », art cit, p. 204.
573
« Si tu parles sereer tu es un plouc »
156
Quand on créait l’association, il y a des Sereer qui étaient là qui ne voulaient plus parler sereer
dans les bureaux, dans les bus, tu rencontres quelqu’un tu lui parles sereer il ne veut même pas
répondre, il va te parler wolof ou français, croyant que en parlant sereer on va te traiter de je
ne sais quoi. Maintenant tu vas à la présidence tu dis nafio, les gens répondent. Ça quand même
on l’a acquis. Sur le campus les gens parlent y avait pas de ça il y a 20ans

La mission de valorisation de la langue et de la culture sereer que s’était fixée l’organisation


semble atteinte.

Cependant, l’association loin de rompre avec une dynamique environnementale opposant


ruraux et urbains, instruction et ancrage culturel, a participé à la validation des critères
d’ethnicisation du groupe, promouvant en critères ethniques des modes idéalisés de vie qui non
seulement sont en décalage avec le quotidien des populations, mais entretiennent l’idée sur
laquelle reposait leur mise à l’écart de la modernisation nationale. Elle se situe dans une
perspective traditionnelle et « patrimonialisante »574 critiquée parce que jugée passéiste et
réductrice des réalités traditionnelles décrites. Ainsi, l’objectif de départ (réhabilitation de la
langue, valorisation de la culture) ne semble non seulement pas pouvoir faire de la place aux
demandes de fond des populations qui en constituaient la première cible, à savoir l’inclusion
dans la société nationale, mais pourrait entraver, par l’insistance sur leur reconnaissance en tant
que groupe particulier, leur mobilisation pour l’accès aux ressources pouvant leur assurer des
conditions de vie digne. Si certains intellectuels peuvent critiquer l’action de cette association
de façon virulente, l’attitude de la majorité des populations sereer qui ne s’y engagent pas et ne
lui trouvent une utilité que dans le divertissement et la célébration ponctuelle du passé est une
forme plus claire de remise en question. Dans un contexte où la pauvreté persistante est le
principal défi, et l’amélioration des conditions de vie, le premier objectif des travailleurs,
l’association, qui s’est aussi positionnée sur ces thématiques, en vient à manquer de crédibilité.
Son fonctionnement, plutôt traditionnel575, se retrouve en contradiction avec l’affichage
moderne qu’elle a voulu se donner, en se dotant de statuts, bureaux, titres et personnels. En ce
sens, Wade précise qu’au regard de l’organisation et du fonctionnement interne des associations
populaires urbaines d’Afrique de l’Ouest, il serait plus convenable de parler d’hybridation que
de distinguer nettement des types d’associations. Si les associations modernes se présentent
comme respectant des standards administratifs que les associations dites traditionnelles ne
tentent pas d’intégrer, ces dernières ont moins de difficultés que les premières à avoir un

574
Sylvain Landry Faye, « Patrimonialisation et politisation contemporaines au Sénégal: Saltigui Sereer Sinig et
séances de Xooy à l’épreuve du temps. », Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, UCAD 2010,
no 40, p. 169‑194.
575
Salimata Wade, « Les associations urbaines et le pouvoir local dans les quartiers populaires. » dans Etudes
Africaines de géographie par le bas., Codesria., Dakar, 2009, p. 303.
157
fonctionnement interne et une organisation en cohérence avec leur positionnement extérieur.
Ainsi, certaines ONG ou fédérations d’associations « présentent les mêmes objectifs que les
petites associations de quartier, les mêmes domaines d’activité et les mêmes niveaux
d’expertise et de moyens d’intervention. Cela les discrédite dans leur ambition d’apparaître
comme des structures supra-associatives avec des rôles « supérieurs ». »576 Les associations de
quartier, groupements d’intérêts économiques, tontines, petites associations de ressortissants,
« outils de mise en réseau visant à faciliter l’intégration urbaine des néo-citadins »577 se
présentent alors comme plus adaptées aux préoccupations de nombreux travailleurs migrants.
Par exemple, alors que les jeunes et les femmes sont repérés comme surreprésentés dans le
mouvement associatif578, ils sont peu visibles dans Ndef Leng dont le positionnement ne semble
pas embrasser leurs préoccupations premières. Ils s’engagent et s’impliquent plutôt dans
d’autres types d’associations de ressortissants ou des groupements d’intérêt économiques plus
soucieux d’améliorer les conditions de vie par un accès à des ressources matérielles ou
symboliques, plus en phase avec leurs pratiques et revendications actuelles579.

Si le but ultime de l’association Ndef Leng semble de prime abord être le rétablissement de
l’honneur ethnique du groupe, c’est que cette reconnaissance, se confondant à une
reconnaissance citoyenne, semblait s’imposer comme préalable à l’accès aux ressources
matérielles de subsistance concentrées dans les villes. Cependant, dans un environnement
marqué par la naturalisation des pratiques, et de la pauvreté, la reconnaissance, lorsqu’elle
n’entraîne pas réellement l’accès aux ressources matérielles, apparaît comme entérinant la
situation de domination des populations à qui elle s’adresse, devenant en fait une sérieuse
entrave à leur intégration sociale. Puisque dans la forme les acteurs échappent difficilement à
une telle reconnaissance, c’est à des stratégies complémentaires d’accès aux diverses ressources
qu’est contrainte la majorité. Stratégies qui, élaborées dans l’urgence, pouvent mener à laisser
se développer un environnement qui entretient la fragmentation des ressources vitales sans plus
viser la mise en place d’une configuration sociale qui soit plus juste pour tous. De ce point de
vue, Ndef- Leng s’est adapté à un environnement où l’essentiel était l’accès à une place
convenable dans l’ordre établi, et non sa remise en question. Pourtant, il apparait que sa mise

576
Ibid., p. 313.
577
Ibid., p. 310.
578
S. Wade, « Les associations urbaines et le pouvoir local dans les quartiers populaires. », art cit.
579
Mamadou Diouf, « Des cultures urbaines entre traditions et mondialisation » dans Momar Coumba Diop (ed.),
Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002, p. 261‑288. ; Mamadou Mbodji, « Le Sénégal entre ruptures et
mutations. Citoyennetés en construction » dans Momar Coumba Diop (ed.), Le Sénégal contemporain, Paris,
Karthala, 2002, p. 575‑600.
158
en visibilité ne fait que cacher et non empêcher des pratiques qui, elles, oeuvrent, dans l’ombre
et de manière non coordonnée, à défaire cet ordre social injuste.

Conclusion du chapitre 2

J’ai essayé de montrer, à travers cette longue analyse, les effets d’une position « embarquée »
dans les environnements d’enquête et les gains heuristiques que cela comporte pour tout
enquêteur, qu’il se dise du dedans ou du dehors du groupe étudié, de procéder à l’identification
des effets induits par sa présence. Si tous les objets d’étude ne se prêtent pas facilement à une
telle démarche, celui de l’ethnicité m’y a semblé particulièrement favorable. Sur ce sujet, j’ai
été sensible à l’apport spécifique des chercheurs indiens oscillant entre deux sociétés et souvent
deux catégories professionnelles580. Par leur position d’« entre-deux », ils ont remis en question
l’idée persistante ou « la conviction qu’il est impossible d’être objectif à propos de sa propre
société ».581 Ma situation dans ce travail m’a semblé proche de celle de ces chercheurs. Si les
problématiques révélées et analysées ici peuvent toucher tous les chercheurs en sciences
humaines et sociales, parce que, comme pour ces chercheurs de l’entre-deux, ma place dans le
groupe ethnique s’est révélée mouvante, il m’est apparu encore plus « impossible d’ignorer que
toute vision présuppose un point de vue et que toute parole est énoncée depuis un site
particulier. »582 En définitive, l’analyse de la relativité de ma position de chercheur « chez soi »,
souvent surprise d’être en dehors des cadres ou d’être vue comme telle par ceux à qui j’ai pu
spontanément m’identifier, a permis de questionner aussi une forme de naturalisation de la
connaissance et augmenté les chances d’aborder le sujet tel qu’il s’impose sociologiquement.
De ce fait, bien plus qu’une preuve d’objectivité, procéder à l’identification de l’orientation
particulière qu’introduit ma position dans la recherche participe indéniablement, et c’est là le
plus important, à l’objectivation de la recherche.

L’analyse de la position qui a été la mienne dans ma rencontre avec les enquêtés s’est révélée
utile pour mieux saisir ce que le regroupement ethnique dit de l’environnement national dans

580
André Béteille, « Être anthropologue chez soi : un point de vue indien », Genèses, 2007, vol. 67, no 2, p.
113‑130. p118 « quand un étudiant indien va aux Etats-Unis pour faire une thèse, si son travail porte sur la
stratification sociale aux Etats-Unis, il sera inscrit dans un département de sociologie, même s’il étudie une société
différente de la sienne. S’il souhaite, à l’inverse, retourner étudier la famille et la parenté dans sa ville natale en
Inde, son université américaine le comptabilisera parmi les anthropologues, même s’il écrit une thèse sur sa société
et sa culture d’appartenance. »
581
L. Abu-Lughod, « Ecrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux. », art cit,
p. 421.
582
Ibid., p. 423.
159
lequel il s’inscrit. A Paris, dans un environnement social global qui ne valorise pas la primauté
de telles attaches, vues comme communautaires et potentiellement néfastes pour l’intégration
nationale, l’analyse montre que la mobilisation ethnique peut être porteuse. Elle semble même
s’imposer pour des populations migrantes et leurs descendants en quête d’une reconnaissance
faisant défaut dans la communauté nationale. Ainsi, au sein de la nouvelle association
parisienne, basée sur l’ouverture et le dépassement de toute appartenance particulière-
villageoise, générationnelle, nationale, sociale- tente de se mettre en place, notamment par la
légitimation ethnique de jeunes migrants au statut social élevé bien insérés dans la société
française, un cadre favorable à l’accès à des ressources protectrices et de reconnaissance.
Associée que j’étais à cette jeune frange migrante sans être connue à travers les réseaux de
migrants sereer, il était important au moment de l’enquête, au-delà de l’appartenance ethnique,
de partager une certaine expérience migratoire « africaine » avec les enquêtés. C’est de la
proximité ainsi établie au fil du temps et du partage du quotidien que j’ai par la suite pu
expérimenter avec ces personnes les bases d’une nouvelle communalisation qui, me semble-t-
il, œuvre à mettre à distance la catégorie stigmatisante de « migrants africains » pour réinvestir
celle de « sereer », qui se présente alors comme pourvoyeuse de reconnaissance et de valeurs
nationalement intégratives.

A Dakar, les « promesses » implicites de participation à la valorisation du groupe, attribuées à


ma démarche, ont permis l’accès à une certaine reconnaissance et parfois à la réhabilitation
ethnique de l’intellectuelle-déracinée que je semblais représenter. Dans ce contexte où toutes
les interactions sociales sont soumises aux identifications particulières, le lien de filiation est
structurant, se confondant théoriquement avec la citoyenneté et le positionnement social. Dans
ce cadre, le rassemblement associatif qui vise à la reconnaissance des membres du groupe en
tant que sereer, bien qu’ayant travaillé à normaliser la présence des ruraux en zone urbaine,
participe de façon plus ou moins délibérée, par la promotion de critères ethniques idéalisés et
permanents, à l’entretien d’un ordre social ethnicisé, associant groupes, terroirs et fonctions
sociales, dans lequel les Sereer demeurent naturellement paysans, ou au moins ruraux. Les
pratiques de cette association se confondant avec celles régissant déjà en grande partie
l’environnement social semblent ainsi de moins en moins attractives pour les populations
qu’elle vise. La reconnaissance sociale qu’elle pouvait promouvoir, par la pleine
reconnaissance citoyenne des membres du groupe en tant que sereer, se présente en effet comme
une entrave à la participation sociale de populations préoccupées par une survie économique et
une protection matérielle que ne permettent pas les zones d’origine vers lesquelles l’ethnicité
les renvoie. Interpelée sur les problématiques sociales actuelles de la société sénégalaise
160
marquée par une précarité économique importante, des inégalités territoriales et des hiérarchies
sociales persistantes, en proie à la lutte quotidienne contre la pauvreté, l’association Ndef Leng,
qui se veut encore porte-voix de tous les Sereer, réfléchit à la mise à jour de son programme.

161
Conclusion de la première partie

A travers les deux premiers chapitres de cette thèse, nous avons fait un voyage dans le temps et
dans l’espace afin d’appliquer la perspective barthienne donnant l’ethnicité pour construite et
ré-interprétable selon les enjeux que recouvrent les circonstances de rencontre entre groupes.
Les deux chapitres nous ont donné l’occasion, d’abord d’étudier les circonstances nationales
d’émergence et de caractérisation du groupe ethnique sereer parmi d’autres ; puis d’étudier
l’actualisation de l’ethnicité sereer, dans le cadre national et international à travers les
mouvements associatifs. Quelques points essentiels ressortent de ces analyses :

- C’est durant la colonisation que les populations composant aujourd’hui le groupe


ethnique sereer ont été ainsi regroupés. Ce geste a été poursuivi par la validation et la
caractérisation du groupe après les indépendances, à la faveur d’une convention
scientifique qui règle l’équation de l’origine commune des membres du groupe sereer
en même temps que celle des autres groupes constituant la nation sénégalaise, donnés
pour apparentés.
- De ces constructions ressort un groupe dont les membres sont liés par leur sérérité. Ce
sentiment repose sur le partage d’une culture structurée autour du rapport à la terre et
d’une certaine « authenticité » assignée sur la base de l’observation de pratiques,
notamment religieuses, associées à un mode de vie traditionnel et rural.
- Cette identification s’est faite parallèlement à celle d’autres groupes, notamment du
groupe Wolof devenu groupe ethnique de référence dans la procédure d’ethnicisation
des populations sénégalaises et auquel, après en avoir été proche, le groupe sereer sera
opposé au fur et à mesure de sa caractérisation.

Il s’avère que la compréhension de l’ethnicité sereer ne peut faire l’économie d’un recours à
l’histoire récente du pays. C’est par elle que l’on peut comprendre, non les traits ethniques
avancés pour eux-mêmes, mais le sens qu’ils peuvent prendre dans les relations entre groupes,
s’établissant et se renégociant sur le territoire sénégalais au gré des enjeux. Le point de départ
de cette procédure a été la redéfinition des rapports entre groupe à partir des relations qu’elles
avaient avec le colonisateur. Dans ce cadre, la caractérisation des groupes a aussi mené à une
logique hiérarchique ayant pour source et horizon la « modernité » représentée par le colon.
Appliquée localement comme un modèle au cœur duquel se trouvent ceux qui se rapprochent
de cet horizon, cette logique instituera comme référence le groupe Wolof. Aux indépendances,
162
cette hiérarchisation a pu être remise en question, mais non les caractérisations qui lui donnaient
sens. La grille ethnique établie à la période coloniale demeure donc opérante au Sénégal, moins
remise en question dans le fond que dans une forme qui a pu s’inverser à l’avantage provisoire
de ceux que naguère elle stigmatisait.

Cela a pu se vérifier dans le second chapitre où ma rencontre avec les enquêtés a montré qu’il
y avait une manière d’être sereer entretenue localement qui excluait qu’en tant que femme
instruite née à Dakar et vivant en France, même parlant la langue, je puisse réellement être
représentative des membres féminins du groupe. Cependant, l’observation des actions
associatives et les échanges avec les personnes se disant sereer à Dakar ont montré que
l’ethnicité sereer portée par l’association était plus de l’ordre de la représentation que de la
réalité vécue. Cette mobilisation associative est à comprendre dans le cadre national sénégalais
caractérisé par le rôle central donné à la référence à l’ethnicité comme générateur de sentiment
national de parenté. Dans ce contexte, chaque groupe ethnique est invité, selon les termes de sa
définition comme « ethnie », à participer de la dynamique nationale. Ce qui génère non pas une
communalisation des membres du groupes, préoccupés par leur quotidien dans un
environnement économique précaire, mais l’entretien de la catégorie à laquelle ils sont
renvoyés, par l’instance associative qui mobilise de moins en moins, la reconnaissance qu’elle
est susceptible d’apporter aux membres du groupe validant de fait les traits qui les donnent pour
inadaptés à la modernité et au mode de vie urbain. L’analyse des conditions de ma rencontre
avec les membres d’une association sereer en formation à Paris nous a donné à voir un autre
usage de l’ethnicité sereer. Dans ces circonstances externes de migration, la mobilisation
associative est à mettre en perspective avec l’histoire migratoire des « africains » auxquels ils
sont associés. Alors que cette assignation identitaire entretient une représentation de la
migration africaine ignorant une diversité interne qui s’est accentuée au fil du temps, par la
diversité des nouveaux migrants et l’arrivée de secondes générations ne s’identifiant pas
forcément aux origines de leurs parents, la communalisation des Sereer est apparue comme une
manière de défaire cette prime catégorisation. Dans cet objectif, l’association est surtout animée
par l’ouverture et par la mise en place d’un cadre où de jeunes migrants sereer appartenant aux
catégories sociales supérieures en France sont élevés au rang de modèles à travers lesquels se
réactualisent des valeurs associées aux origines ethniques. Dans ce cadre, l’ethnicité sereer se
présente comme féconde pour l’intégration nationale, les valeurs qu’elle promeut étant
contraires à celles associées à l’ethnicité « africaine ». Ainsi, non rassembleurs dans le cadre
national sénégalais, la priorité étant donnée par les acteurs à la participation économique à

163
laquelle ils sont considérés comme une entrave, les éléments associés à l’ethnicité sereer le
deviennent dans le cadre international, pour servir le même objectif.

Ayant procédé à ces analyses fondamentales, la question qui nous préoccupe, à savoir comment
l’ethnicité se forme concrètement en chacun et quels sont les conditions qui peuvent la présenter
différemment selon les personnes, reste entière. Comment le sentiment d’appartenir à ce groupe
se décline-t-il à un niveau plus personnel et se déploie-t-il dans le cadre familial entre enfants
et parents désireux de le transmettre ? Quelles influences les relations établies entre groupes
peuvent-elles avoir sur le sentiment d’appartenance des parents ? Quelle incidence aura, dans
la démarche de transmission, l’orientation particulière de ce sentiment d’appartenance ethnique
? C’est ce que nous allons voir dans la deuxième partie de cette thèse.

164
Deuxième partie

Rapports aux origines


ethniques et modalités de
transmission de l’ethnicité

165
Introduction de la deuxième partie

L’analyse des données : la construction d’une typologie des rapports aux


origines et modalités de transmission associées

Si l’impression d’une certaine familiarité avec la population cible a pu créer des attentes, le
travail d’enquête a été fait de manière inductive. Dans le but de saisir les modalités de
transmission mises en œuvre en zone urbaine, je me suis adressée à des personnes se disant
sereer, vivant à Dakar et à Paris. Bien que l’ethnicité sereer renvoie à des traits et à une histoire
qui permettent de la distinguer d’autres, toutes les personnes rencontrées ne mobilisent pas les
mêmes critères. Si tous partagent un discours, une histoire sur la culture sereer, il est difficile
d’ignorer que, socialement, ils n’appartiennent pas aux mêmes catégories. Par exemple, alors
que la baisse de pratique de la langue a servi de point de départ à une période de conscientisation
voire de militantisme culturel, bien des personnes ne maniant pas la langue se réclament de
l’ethnicité sereer et mettent en avant des pratiques que des locuteurs aguerris peuvent ignorer.
Cette confrontation de personnes de catégories et de profils différents a fait émerger une
question qui, au fil de l’analyse des entretiens et de la relecture des notes de terrain, se faisait
de plus en plus insistante : dans le sentiment d’appartenance ethnique, « à quoi est-on
susceptible de tenir ? ».

Il m’a semblé que cette cohérence était à chercher dans les cadres de socialisation, c’est-à-dire
non seulement les villages d’origine des personnes qui révèlent des niveaux d’intégration
nationale différents, mais plus encore dans les périodes nationales de socialisation et de
migration. La variété des interprétations confirmait fortement le caractère historiquement
construit et donc instable de l’ethnicité et révélait en même temps l’emprise des conditions
sociales, familiales notamment, sur la perception de son groupe d’appartenance au sein d’une
société plus large en forte transformation, et sur la perception de sa propre place au sein de ce
groupe. La clé de cohérence était à rechercher dans cette perception que pouvaient avoir les
personnes sur leur ethnicité qui forcément orienterait leurs pratiques ethniques et leurs
démarches de transmission. Dans cette perspective, il apparaissait clairement que « [l]a famille,
par l’intermédiaire de laquelle chaque individu apprend à découvrir le monde social et à y
trouver sa place [comme] espace premier (primitif) qui tend à fixer objectivement -- sans ne le

166
savoir ni le vouloir -- les limites du possible et du désirable »583, avait une place décisive. En
son sein, la manière dont les parents, premiers interlocuteurs ethniques des enfants, vivent leur
ethnicité, ne peut être sans effet sur celle en construction des enfants. Ces questionnements
m’ont menée à l’élaboration d’une typologie des rapports aux origines ethniques, construite
autour de quatre dimensions, qui permettent de soumettre les discours et pratiques des enquêtés
aux cadres normatifs qui, nous semble-t-il, leur donnent sens. L’analyse consiste ainsi :

1- A caractériser l’environnement de socialisation des personnes en partant d’abord de


l’opposition induite par la conception d’une modernisation linéaire partant des
« sociétés traditionnelles » aux « sociétés modernes », à laquelle a succédé
aujourd’hui une appréhension en termes de « société contemporaine » ;

2- A faire correspondre à chacun de ces cadres traditionnel, moderne et contemporain


une structuration particulière du lien de filiation, ou manière de se rapporter à ses
origines ethniques, qui serait idéalement soit « nostalgique » (pour le cadre
traditionnel), soit « conflictuel » (pour le cadre moderne), soit « sélectif » (pour le
cadre contemporain) ;

3- A mettre cette structuration en relation dans le même temps avec les autres liens à
la société : l’orientation de l’intégration nationale, la participation économique, mais
aussi les relations avec les autres membres de la société dans son ensemble ;

4- Enfin, à montrer comment chaque manière idéalisée de se rapporter aux origines se


prête à la mise en place d’un mode de transmission familiale : par « imprégnation »,
par « délégation » ou « volontariste ».

Le tableau ci-après résume la typologie proposée.

583
Bernard Lahire, « La transmission familiale de l’ordre inégal des choses », Regards croisés sur l’économie,
2010, vol. 7, no 1, p. 203.
167
Cadre de Forme du lien de filiation/ Modalités de
Rapport aux socialisation transmission
origines Ego primaire large Ego Place des autres liens sociaux mises en œuvre
(Imprégnation par Ego
culturelle)

Intensité moindre, Par imprégnation


Puissant et
Rapport Traditionnel soumis au lien de « Naturelle »
englobant
nostalgique filiation

Réduit dans ses Liens de


prérogatives. participation
Rapport Présence mais sans organique et de Délégation
conflictuel Moderne intensité citoyenneté forts, aux cadres
Sélectivité conditionnent le particuliers
contrainte par la lien de filiation qui d’ethnicisation
structure se réduit
Entrecroisement
plus que Aussi développés
prépondérance sur que le lien de
Rapport Contemporain les autres liens ; filiation avec Volontariste
sélectif Sélectivité lequel ils n’entrent
« choisie » par les pas en conflit
individus

Repartant aux objectifs que se donne la sociologie de rendre intelligible le monde social,
Dominique Schnapper avance que la construction typologique, comme « résultat » et grille
d’analyse des matériaux empiriques est consubstantielle à la démarche sociologique et se
confond avec elle584. Puisque le sociologue est d’abord en quête d’une connaissance qui lui sera
ensuite nécessaire pour comprendre, il ne peut se passer de la contextualisation de ses cadres
d’enquête. Dans cette perspective, la typologie est le rappel par excellence que
« [p]our comprendre les relations les plus individuelles, on doit analyser aussi ce
qu’elles doivent aux traits spécifiques du milieu social proche- la famille, l’entreprise,
l’organisation, les réseaux de voisinage ou d’amitié-et même les caractéristiques les plus
générales de l’ensemble social. (…) les échanges entre individus n’ont pas le même sens
dans les différents milieux sociaux, dans les diverses sociétés et dans les mêmes sociétés
à des époques différentes. »585.

Issue de la perspective sociologique, compréhensive, wébérienne, la construction typologique


se présente ainsi comme l’outil par excellence de mise en intelligibilité des relations sociales.
Cependant, bien que construite à partir des matériaux empiriques, elle en est une abstraction,

584
Dominique Schnapper, La compréhension sociologique : démarche de l’analyse typologique, Paris, PUF, 2012,
p. 1‑2.
585
Ibid., p. 10.
168
un « tableau de pensée »586 logique et donc réellement utopique, un outil de connaissance qui
sert ensuite à analyser et confronter les matériaux bruts qui, révélant la réalité des pratiques,
éclairent la distance pouvant exister entre elles et les normes sociales qui tentent de les
organiser. L’objectif d’une typologie n’étant donc pas de classer des éléments entre eux, mais
d’ouvrir les perspectives d’analyses, c’est un cadre qui m’a semblé favorable à la prise en
compte de contextes mouvants sur une question idéalement naturalisée et stabilisée par les
membres des groupes ethniques eux-mêmes ou leurs observateurs. L’analyse confrontera ce
tableau de pensée aux expériences vécues des générations sociales sénégalaises pour tester
l’hypothèse selon laquelle la représentation de l’ethnicité comme conforme ou pas aux cadres
de vie est centrale pour comprendre la manière dont les personnes investissent leur
appartenance ethnique et en envisagent la transmission. Dans le cas du groupe sereer, le
sentiment d’appartenance ethnique semble fortement ancré dans un territoire, le village, et peut
parfois se confondre avec lui. L’analyse permet de suivre à la trace les contextes sociaux
sénégalais qui ne feront pas la même place aux zones rurales, et moduleront donc leur
intégration nationale et celle de leurs membres. Les types sont donc faits pour permettre la
confrontation avec la réalité et la meilleure compréhension d’une situation qui n’est pas
entièrement saisissable par un simple découpage territorial ou générationnel. Cela veut dire que
s’il peut être utile de saisir par la typologie des conditions favorables à une perspective
particulière sur l’ethnicité, cet usage ne doit pas faire oublier son but ultime, celui de dévoiler
la concomitance dans la société de diverses manières de faire. Par ailleurs, si cette démarche
nous mène à rapprocher des personnes d’un rapport plus que d’un autre, cela veut dire qu’il
semble plus structurant de la trajectoire personnelle et familiale, et non que cette personne
n’expérimente que ce type de rapport aux origines au cours de sa trajectoire sociale à l’exclusion
de tous les autres. Ces considérations, comme des réserves dans l’usage de la typologie,
révèlent-elles des limites de l’analyse typologique ? Se fondant sur elles, certains chercheurs
comme Demazière ont en effet appelé à ne plus considérer la typologie comme un outil
d’analyse à part entière. D’après lui, dans l’objectif de bien décrire la complexité sociale tout
en la rendant intelligible, la typologie,
« méthode répandue pour mettre de l’ordre dans des corpus d’entretiens […] doit être
considérée comme une production intermédiaire plutôt que comme un résultat, comme
une étape d’analyse plutôt que comme une forme finale. »587

586
Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 173 et suivantes.
587
Didier Demazière, « Typologie et description. À propos de l’intelligibilité des expériences vécues », Sociologie,
2013, vol. 4, no 3, p. 335.
169
L’activité sociologique intégrant la critique de ses outils d’analyse, ce propos de Demazière
nous interpelle sur l’usage de la typologie, mais surtout sur ses finalités. Nous devons
constamment veiller à ne le considérer que comme ce qu’il est : un guide pour l’analyse et
d’une certaine manière une manière de s’imposer la prudence dans la théorisation par la
confrontation du réel à l’abstrait. En effet, la typologie, comme le rappelle Schnapper (1999),
si elle est élaborée à partir des éléments de l’enquête, ne les représente pas en tant que tel et ne
peut être utilisée comme un résultat des matériaux empiriques qui ont pourtant servi à son
élaboration. C’est pour cela que sa construction demande une attention particulière. Puisqu’il
ne s’agit pas d’un classement de personnes en catégories mais de la formulation de relations
abstraites dont les groupes de personnes se rapprochent plus ou moins, il est important de
trouver le bon niveau d’abstraction, permettant une analyse féconde sans empêcher la mise en
perspective et la remise en question des résultats. Se basant sur sa propre enquête visant à
« analyser les modes de réinterprétation des traditions juives »588, l’auteure souligne une
maladresse de présentation des types qu’elle avait alors établis : « pratiquants, militants,
israélites »589. Ces termes, parce qu’ils désignaient des catégories de personnes et non des types
de relations ou des situations, révèlent la persistance d’un mode de pensée classificatoire qui
justement fait penser que la typologie enferme les enquêtés dans des catégories. Or, « [d]ans la
mesure où elles visent à construire des relations abstraites, l’élaboration des types idéaux et
l’analyse typologique permettent tout au contraire d’échapper à la tentation de réification ou de
l’essentialisme -- que risque toujours d’introduire le mode de pensée classificatoire. »590 C’est
en ce sens que la construction et l’analyse typologiques m’ont semblé fécondes, notre démarche
visant moins à proposer une compréhension finale qu’à saisir les pratiques d’un groupe identifié
dans des circonstances précises appelées à changer. Caractéristique de « la pensée sociologique
[qui] remet en question l’idée même de la permanence des groupes et de leurs caractéristiques,
qu’ils soient définis en termes biologiques, psychologiques ou culturels »591, la typologie m’a
ici semblé particulièrement intéressante pour montrer, non seulement la réalité complexe de
sentiments et pratiques ethniques simplifiés, mais surtout leur décalage d’avec les normes
prévues.

Dans les analyses à venir dans cette Deuxième Partie, des personnes, des familles et des
trajectoires particulières sont donc décrites pour illustrer une manière idéale de se rapporter aux

588
D. Schnapper, La compréhension sociologique, op. cit., p. 81. A propos de Dominique Schnapper, Juifs et
israélites, s.l., Gallimard, 1980, 281 p.
589
D. Schnapper, Juifs et israélites, op. cit.
590
D. Schnapper, La compréhension sociologique, op. cit., p. 142.
591
Ibid., p. 156.
170
origines ethniques puis d’en envisager la transmission. C’est grâce à leur accueil et à la
confiance qu’elles m’ont accordée que le matériau recueilli a pu l’être. Certes, cette confiance
a pu être générée par l’impression d’une origine commune et des attentes entourant ce travail,
un malentendu de départ voulant que je travaille sur les Sereer n’ayant jamais été réellement
dissipé et ayant même parfois été quelque peu entretenu pour se rapprocher des enquêtés. Par
ailleurs, certaines de ces personnes ou familles se connaissent, et nous avons pu rencontrer
séparément les membres d’une même famille et donc accéder, parfois de manière indirecte, à
des informations concernant les uns et les autres. S’il n’a rien été divulgué qui aurait trait à des
confidences intimes ou à des situations secrètes, la question de l’anonymat se pose, parce que,
comme disait Schwartz à propos de ses enquêtés, j’utilise des informations qu’ils ne savaient
pas forcément me donner et que je ne savais pas toujours leur prendre592. J’ai donc procédé à
un brouillage ethnographique selon la règle des équivalents symboliques de Schwartz, c’est-à-
dire que je propose une nomination et des données biographiques (naissance, profession,
composition familiale) proches du réel sans l’être593, dans le respect de leurs impacts sur la
réalité et les pratiques des personnes.

Cette Deuxième Partie se compose de trois chapitres. Chaque chapitre comprend deux sections,
traitant du rapport aux origines ethniques puis de la modalité de transmission associée, qui
auront une introduction et une conclusion communes.

592
Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers : hommes et femmes du Nord, Paris, Pr. Univ. de France, 1990,
531 p.
593
Ibid., p. 56.
171
Chapitre 3- Cadres de vie « traditionnels » et
transmission naturalisée

Les sociétés lorsqu’elles sont dites traditionnelles restent associées à l’idée d’une certaine
permanence et de cadres de vie communautaires ou moins que l’individu, compte le groupe que
tous travaillent à maintenir et à reproduire. Les transformations affectant ce genre de société
peuvent être perçues comme négatives et vécues avec regret par des personnes considérant
qu’elles entament la pureté et la stabilité de la société traditionnelle. C’est pour caractériser ce
type de rapport aux origines que le terme « regretter » est ici utilisé, résumant l’expérience
vécue par des personnes nostalgiques d’une période qu’ils perçoivent comme révolue ou en
phase de l’être. Le rapport nostalgique aux origines naîtrait donc du fait pour les personnes,
constatant une distance entre leur vécu actuel et leur passé, de développer un discours, souvent
idéalisé, de ce monde passé. Cette tendance peut ainsi les amener, dans un cycle proche de celui
qu’analyse Jankelevitch, à d’autant plus regretter des aspects de ce passé que, s’en souvenant
désormais comme porteur et rassurant, ils vivent le présent, préfiguration d’une possible perte,
comme une menace594. Dans son fonctionnement idéal, ce rapport suppose que les personnes,
elles-mêmes imprégnées des modes de vie et valeurs qu’ils associent à la société traditionnelle,
décident de rester dans la continuité et n’envisagent pas l’éducation au sein de leurs foyers
autrement que de la manière « naturelle » qu’ils ont connue. L’imprégnation ici découle d’une
appartenance ethnique vécue comme un héritage de naissance, sur le modèle de la lignée
considérée comme un « groupe pérenne ou plus exactement de longue durée, [qui] unit des
vivants et des morts à travers la propriété collective de biens symboliques (typiquement un nom
propre collectif, des ancêtres prestigieux, un patrimoine inaliénable) »595. C’est principalement
cette perspective familiale qui oriente la transmission, si naturalisée qu’elle ne devrait pas se
penser pour permettre la reproduction du groupe et des fonctions sociales qui lui sont associées.

Dans notre échantillon, les enquêtés rapprochés de cette manière idéale de se rapporter aux
origines ethniques et d’en envisager la transmission sont nées entre le début des années 1940 et
le milieu des années 1950. Ces personnes se présentent et sont vues comme des pionniers dans
leurs environnements d’origine, pas tant pour leur démarche migratoire, car la migration existait

594
Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 2010.
595
Florence Weber, Le sang, le nom, le quotidien: une sociologie de la parenté pratique, La Courneuve, Aux lieux
d’être, 2005, p. 214.
172
déjà, que pour les raisons de leur départ : une instruction scolaire réussie et une insertion
professionnelle qui les distinguent des masses rurales et citadines non instruites du Sénégal des
indépendance. Ces personnes considèrent généralement dans leur discours l’environnement
dans lequel elles ont été socialisées comme traditionnel, c’est-à-dire un environnement d’où
leur a été transmise une certaine manière d’être au monde, une vision particulière et un
ensemble de valeurs spécifiques formant ce que nous pouvons appeler la morale sereer. Ce sont
en majorité des hommes, tous instruits et occupant une position relativement élevée dans la
hiérarchie sociale sénégalaise, qui ont quitté le village avant ou dans les premières années des
indépendances. Comme le discours de ces enquêtés sur leur enfance et leurs origines
villageoises tend à expliquer leur parcours de réussite par les effets de l’éducation morale qu’ils
ont reçue, il est régulièrement assorti de propos de regrets par rapport aux transformations en
cours dans les villages sereer, que ces enquêtés appréhendent comme une trahison de la culture
sereer authentique où la religion traditionnelle a une place centrale. Ce positionnement,
encourageant les personnes à adopter aussi une attitude de permanence mènera à envisager la
transmission comme devant directement découler de la référence aux figures parentales
porteuses de la morale sereer. Cependant, les personnes seront amenées à adapter cette
perspective aux circonstances changeantes, notamment au lieu de vie et aux figures parentales
dont l’instruction et l’urbanisation ont changé non l’ordre sexué, mais les rôles associés. Les
enquêtés rapprochés de cette manière idéale de se rapporter aux origines représentent un peu
plus d’un quart des enquêtés de première génération. Leurs enfants représentent plus de la
moitié des enquêtés de seconde génération. Ensemble, ils représentent un peu moins de la moitié
de l’échantillon global d’enquête.

173
Section 1- « Regretter » ou l’expérience d’un rapport nostalgique
aux origines ethniques

1-1 Un sentiment de filiation fort et porteur


Maman nous disait quand on était petit « o kin bota wara moDia liguiy ta fah a hoot. Lam o
refang fo mi oum liguia nguin nen mi i o liguiyta, ndi o hootang, nguin nen wo i o liguiyta596.(…)
Je ne pense pas pouvoir approfondir ce point mais vraiment c’est essentiel (…) le Sereer te fait
sujet et acteur, conscient et responsable. (…) on peut comme ça se moquer de toi en public,
mais dès que vous vous retrouverez dans un environnement plus encadré, le jeu sera retourné,
la personne aura clairement des réserves à te provoquer. (…) même quand il n’a rien, que les
autres semblent en meilleure position que lui, ils peuvent avoir besoin de lui, il a toujours
quelque chose : ou sereer ka fah dé597 (sourire) (Dakar- Rachel Diouf, employée de banque à
la retraite, née en 1953, catholique)

Rachel est la troisième enfant d’une fratrie de dix, née au début des années 1950 de parents
cultivateurs. Elle a été inscrite à l’école à la suite de l’installation de la mission catholique au
début des années 1960 dans son village, alors que ses aînés sont trop âgés pour y aller. Elle
fréquentera l’école jusqu’à l’obtention du baccalauréat avec un petit nombre de filles de son
village d’origine. Une formation supérieure lui permettra d’obtenir un diplôme et de
commencer à travailler à Dakar, au début des années 1980. Grâce au poste en banque qu’elle
occupera jusqu’à la retraite, elle pourra s’occuper seule, car divorcée, de ses enfants. Rachel
était fraîchement retraitée lorsque nous l’avons rencontrée, installée dans une petite mais
coquette maison de la banlieue de Dakar. Lorsqu’elle évoque son parcours, ses parents
musulmans suffisamment ouverts d’esprit pour la laisser aller à l’école, alors que cela était
interdit à la majorité des filles, et la laisser se faire chrétienne, Rachel ne peut s’empêcher de
considérer ces parents et le lieu de ses aventures enfantines et de jeunesse comme particuliers.

Un des premiers éléments qui marque à l’écoute des personnes proches d’un rapport nostalgique
aux origines, c’est l’émotion qui les gagne quand ils évoquent « ce qui a fait d’eux ce qu’ils
sont devenus », « tout ce qu’ils sont devenus ». Le village qu’ils se remémorent, à travers les
personnes que l’on y a côtoyées, des activités que l’on y a menées, se présente comme source
de vie au sens biologique et moral du terme. Le village n’est pas qu’un lieu d’origine, c’est le
bon lieu d’origine. Il ne les a pas juste vus naître, il a pu les propulser dans la société plus large
et de la meilleure manière qui soit, puisque ces personnes, en majorité instruites, se distinguent
de la masse villageoise ou simplement sénégalaise par leur position sociale relativement élevée.

596
Une personne doit travailler encore mieux lorsqu’elle est toute seule. Parce que si en ma compagnie tu travailles
bien, c’est mon contrôle, ma responsabilité qui te fait travailler. Lorsque tu es seul, c’est ta propre responsabilité
que tu engages.
597
Le Sereer est bon.
174
Le lien au village d’origine est, dans leur cas, directement associé au parcours de réussite qui
est le leur. Dès lors, ces personnes peuvent mobiliser un discours de légitimité qui, tout en
confortant leur place dans les sphères « modernes » du pays concentrées dans les villes, loin du
village, exige et justifie le maintien au village de ceux qui y demeurent par le fait que c’est là
qu’eux sont utiles. Domine dans le discours de ces personnes enquêtées la croyance en la
supériorité d’une vie digne, faite d’utilité sociale, qui implique que l’on soit là où on doit.

1-1-1 Une éducation villageoise

Des souvenirs des enquêtés se dégage sans peine une représentation du village, des modes de
vie et des ambiances qui laisse imaginer un certain paysage physique au sein duquel se déploie
une vie communautaire, au sens de Tonnïes (1887), faite de rapports sociaux soutenus et d’une
solidarité impliquant une grande proximité des protagonistes. Pourtant, l’habitat et le cadre de
vie des villages sereer des années 1960 font plutôt ressortir une certaine autonomie tant des
maisons au sein d’un même quartier que des quartiers au sein d’un même village. Empruntons
à Pélissier (1966) la description du village sereer d’alors :
« La meilleure définition que l’on puisse donner du village, tels ceux qui rassemblaient
autrefois la totalité de la population et qui en regroupent aujourd’hui encore la grande
majorité, est celle de vastes nébuleuses très distendues, formées par un nombre variable,
de l’ordre de trois à cinq en moyenne, de quartiers représentant autant de collectivités
autonomes, chacun de ces quartiers groupant des familles apparentées, encore associées
à certains niveaux de l’activité agricole. Au sein de ces dikh598, chaque famille conserve
une forte individualité et s’abrite à l’intérieur d’un enclos, le mbind599, où sont groupés
tous les éléments de son habitat. L’impression de dispersion donnée par les villages est
accentuée par leur intégration au paysage rural : les champs cernent immédiatement la
clôture de chaque mbind. En hivernage, les habitations, souvent ensevelies sous la
verdure de plantes grimpantes, disparaissent littéralement au milieu des cultures de mil.
Enfin, l’aire occupée par le village se distingue mal de la brousse environnante car elle
est généralement boisée non pas d’arbres fruitiers importés mais d’espèces sélectionnées
dans la végétation spontanée, en particulier des baobabs qui prennent des dimensions
énormes attestant de l’ancienneté et la stabilité de l’habitat. »600

Le village décrit ici par Pélissier est celui qui domine alors le paysage dans la région du Sine et
qui a évolué par rapport aux premiers regroupements villageois, caractérisés par une certaine
dispersion qui faisait se demander aux observateurs de ces populations en quoi elles formaient
un groupe cohérent. D’après l’auteur, cette nouvelle configuration traduit dans la partie la plus
importante du pays sereer

598
Village ou quartier en sereer sine. Se dit aussi « saah » chez certains sereer du même groupe.
599
Maison en sereer sine.
600
Paul Pélissier, Les paysans du Sénégal, Ibid., p227
175
« un compromis entre des exigences contradictoires, l’individualisme familial et les
soucis prioritaires des soins dus aux champs et aux troupeaux incitant les paysans à
s’établir au cœur de leurs exploitations, la recherche de la sécurité et les disciplines
imposées par l’administration des Guellewar exigeant, au contraire, un minimum de
cohésion et interdisant une véritable dispersion. »601

Cette définition et ces descriptions, faites à partir du Sine où vit la majorité des Sereer, n’est
cependant pas la seule valable à l’époque. Certaines zones avaient déjà, durant la période
coloniale, entamé le changement d’environnement physique et les cases en paille,
caractéristiques des zones rurales sénégalaises, commençaient déjà à disparaître de certains
villages. C’est le cas notamment dans de nombreux villages de la côte où l’instruction, arrivée
en même temps que les missionnaires au début de la période coloniale, avait permis aux
premiers salariés de construire des « bâtiments »602 pour leurs familles. De fait, le village décrit
dans les récits de vie des uns et des autres semble rapporter, plus qu’à un lieu, à un mode de
vie. Les souvenirs sont quasiment tous intimement liés aux activités du village et s’attachent
d’abord à faire ressortir la rigueur et l’exigence de la vie paysanne.
Ben, petite fille, je me souviens, à l’âge de 6 ans, ce qu’on te dit c’est quand tu te lèves, o
mouptook603, tu fais ton lit, tu balaies ta chambre ou ta case…ça c’est la base, c’est un rituel.
Tu vas puiser de l’eau, tu remplis le gros canari de la maison, et tu vas chauffer l’eau pour le
petit déjeuner. Ça tu le fais tous les matins, après c’est bien parce que ça te suit, tu ne peux plus
ensuite te lever sans faire ton lit par exemple, tu commences par ça ! quand c’est les petits
garçons souvent, quand le papa va aux champs il part avec. Et nous à part la maison, on partait
aussi avec la maman (…) c’est le mercredi qu’on n’allait pas à l’école, donc le mercredi si c’est
la période du sel, tu y vas avec ta maman, si c’est la découpe du bois, tu vas aussi, elle a un
fagot tu en as un aussi, si c’est la période des condiments pareil. La petite fille est avec sa mère,
le garçon avec son papa. (Paris- Marie-Kangué, aide-soignante, née en 1952, catholique)

Les travaux, domestiques ou champêtres et les tâches qui occupaient les temps de la jeunesse
sont réinterprétés avec le recul dans un sens déterminé avec une fonction éducative forte.
L’éducation qu’ils ont reçue semble se distinguer plus par sa rigueur que par son contenu,
l’expérience de l’enfance villageoise est appréhendée comme une formation. C’est une
éducation qui empêche de se comporter d’une certaine manière. Marie-Kangué poursuit dans
ce sens :
(…) On t’apprend tout cela quand tu es jeune et c’est des choses que tu gardes toute ta vie.
Autre chose quand quelqu’un arrive à la maison, tu vas lui donner de l’eau, ça aussi c’est un
truc que tu ne peux pas ne pas faire…quelque chose aussi qui est très très important, un enfant
ne rapporte pas. Ma mère je me souviens, quand elle revenait et qu’on accourait pour raconter
quelque chose elle te demande de te taire immédiatement en te disant « si c’est quelque chose
que je dois savoir, je le saurai, et ce n’est pas à toi de m’informer »…ce sont des détails mais
ça te forge. Moi personnellement je n’aime pas rapporter…c’est un détail mais bon, ça fait
partie de l’éducation.

601
Ibid., p228
602
Maisons en dur
603
Tu te débarbouilles
176
En définitive :
« yar sereer (…) anda éducation ne refna kam ecol ne fo kam arme ne ney kam yar sereer. » 604
(Dakar- Kaynack Diouf, instituteur à la retraite, né en 1938, musulman)

L’éducation sereer en arrive donc à être comparée à d’autres univers de formation qui lui
seraient en quelque sorte équivalents. Quelles que soient les voies qu’elle emprunte, elle semble
avoir un but qui se reflète dans les souvenirs de nos enquêtés : l’éducation évoquée est une
éducation morale au sens de Durkheim (2012 [1927]) qui, par l’inculcation d’un esprit de
discipline et d’un attachement au groupe, permet à l’individu de s’intégrer socialement, mais,
surtout, de poursuivre le travail d’intégration de la société qu’il participe à maintenir dans la
cohésion et enrichit de ses propres expériences. Rappelant que l’éducation morale est sociale
dans la sociologie durkheimienne, le fait moral étant une règle de conduite sanctionnée, Paugam
en rappelle la perspective :
« En prenant pour acquis que chaque société transmet un idéal de l’homme à travers son
système éducatif, l’objectif de ce dernier est donc de préparer les nouvelles générations
à la vie sociale et de leur transmettre non pas des règles immuables, mais plutôt une
méthode, une attitude d’esprit. »605

En effet, la morale durkheimienne, si elle vise l’autonomie de la personne, c’est-à-dire son


individuation, sa capacité de se définir en dehors des attaches « primaires » associées aux
sociétés archaïques, ne vise pas l’individualisme total qui exposerait la société à l’anomie, soit
à sa désintégration. Dans la sociologie durkheimienne, la liberté individuelle est équilibrée, elle
sert un ordre social plus qu’elle ne le met en danger, préoccupée qu’elle est, grâce au sentiment
d’attachement au groupe, à l’intégration dans la société606. Dans cette perspective, chacun, dans
l’idée d’une société organique, occupe la place qui doit être la sienne au vu de ses compétences
et tous les membres de la société concourent, certes chacun à son niveau, mais dépendants les
uns des autres, à créer et à entretenir de bonnes conditions de vie sociale. L’éducation évoquée
sert cet idéal d’intégration et de régulation normative de la société. Elle est de ce fait, pour eux,
strictement traditionnelle dans le Sénégal de l’époque où la modernité, même associée à
l’instruction qui aussi cours dans les zones rurales, sanctionne d’abord un mode de vie urbain.
Ce qui la rend significative c’est qu’elle semble orienter la vision du monde, d’abord au village
bien sûr, mais surtout, en dehors de lui, en particulier à l’école, puis plus tard dans le travail et
les épreuves de la vie adulte, permettant à ceux qui en ont bénéficié de se distinguer
socialement :

604
L’éducation sereer, tu sais elle n’est pas si différente de la formation que tu reçois à l’école et à l’armée.
605
Préface de Serge Paugam, Emile Durkheim, L’éducation morale, 2ème édition 2012., Paris, PUF, 1925, p. 9.
606
Pour une discussion sur la place de la morale et de l’individualisme dans la sociologie de Durkheim, se reporter
aussi à Hans-Peter Müller, « Société, morale et individualisme. La théorie morale d’Emile Durkheim. », Trivium
[En ligne], 2013, no 13, p. 1-24.
177
Bon, au fait ce que, peux mettre dans l’éducation sereer c’est d’abord le sens de la discipline,
de l’endurance, le Sereer insiste beaucoup sur l’endurance de la personne, la persévérance, le
courage, voilà… l’honnêteté. Ya des valeurs vraiment que le Sereer inculque à son enfant dès
le bas âge pour qu’il puisse avoir une bonne éducation et qu’il sache se tenir dans la vie et c’est
tout ça qui te forge une certaine personnalité dans la vie (…) Je crois que ça te permet forcément
de te prendre en charge partout où tu es donc euh (…) oui ça te permet d’être responsable dans
la vie, de savoir te prendre en charge. (Père Bienvenue)

L’enfance villageoise n’est pas juste marquante, elle est décisive pour la suite. Elle apprendrait
à réussir dans la vie. Cette éducation propulse :
« (…) on était gonflé à bloc, dans cette génération là tout le monde a quand même réussi à
quelque niveau que ça soit à s’extraire de ces travaux difficiles. Ce qui a davantage ancré le
sereer en nous ! On est fier d’avoir eu le parcours que nous avons eu et d’être là où nous
sommes. Je leur dis toujours ça. Donc la sererité, c’est une arme intérieure pour te pousser vers
l’impossible. C’est pas seulement la langue sereer, mais le caractère du type qui ne met jamais
le genou à terre. C’est comme les juifs, ils te disent qu’ils sont élus, qui leur a dit ça ? Je ne dis
pas que nous sommes élus mais quand on a quand même reçu une nourriture spirituelle qui
nous permet de dire sans exagération, que aussi chaud soit-il je vais y aller, je vais y aller !!!
c’est ainsi que je suis arrivé à Paris vers 1970. » (Paris-Waly Faye, né en 1944, Médecin à la
retraite, religion sereer)

Le lien aux origines semble d’autant plus fort et important que l’éducation là-bas reçue est
présentée comme étant à la source de tout, en particulier des succès de nos enquêtés. Le
caractère exigeant des activités relatées semble garante de l’acquisition d’un état d’esprit qui a
permis non seulement l’intégration au groupe spécifique villageois mais surtout à un cadre plus
général, à la société sénégalaise dans son ensemble où chacun est appelé à jouer un rôle
important. Ces tâches que, jeunes, les personnes ont effectuées au village, revêtent un sens
éducatif fort qui est relevé pour l’attitude qu’il imprime chez la personne. Une attitude qui,
d’après les enquêtés, se repère même chez les autres :
Il y a une empreinte indélébile, raciale et linguistique chez les Sereer.
Donc tu veux dire que ça se voit ?
Ah oui ou hé gueonga rek a and le o sereer refo, ndi mi it o he gueahamna, o Detahinangam a
pah rek o and o sereer refoum (…)607. Pour moi être sereer c’est avant tout un état d’esprit. J’ai
dit pour moi hein. Mais c’est aussi une attitude : on voit et on sent que tu es sereer. Je dirais
même que c’est quelque chose qui se sent. (Paris- Babacar Sarr, Journaliste, né en 1947,
musulman)

On pourrait, à la lecture de cet extrait, songer aux habitus, au paysan algérien de Bourdieu et
Sayad qui, sans terre, luttait pour ne pas se renier et qui, « [p]arce que son être est avant tout
une certaine manière d’être, un habitus, une disposition permanente et générale devant le monde
et les autres, (…) peut rester paysan lors même qu’il n’a plus la possibilité de se comporter en
paysan. »608 Mais, alors que l’habitus dote l’individu de dispositions sociales l’empêchant le

607
Ah oui, quelqu’un qui te regarde bien voit que tu es sereer, mais moi aussi celui qui me regarde bien voit
clairement que je le suis.
608
Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement: la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie,
Paris, Les Éd. de Minuit, 1989, p. 102.
178
plus souvent de sortir des habitudes de son groupe de référence, et concerne ici des hommes
détachés de la culture de terres qu’ils avaient déjà exploitées et d’un état dans lequel ils s’étaient
déjà formés, les effets de la socialisation particulière ici évoquée sont, nous semble-t-il, d’un
autre ordre pour des personnes qui cultivèrent les champs familiaux certes, mais dont il n’a
jamais été attendu qu’ils s’établissent comme agriculteurs. Ces effets sont plutôt désincarnés,
de l’ordre de « l’empreinte » qu’évoque Juteau lorsqu’elle parle de la marque d’ethnicité laissée
par la mère en l’enfant. L’« empreinte » a une importance capitale dans la théorie de
l’attachement développée par Bowlby (1969). Plus que toute autre chose, ce ressenti précoce
peut déterminer la personnalité :
« Les caractéristiques fondamentales de la personnalité […] sont des propriétés qui
s’étendent dans le temps et peuvent être envisagées comme un éventail de voies de
développement possibles. […] Cependant, parmi ces nombreuses variables, certaines
sont plus aisément discernables que d’autres, car leurs effets se répercutent au loin. Et,
parmi ces variables qui ont les effets les plus lointains sur le développement de la
personnalité, nous soutenons qu’aucune ne dépasse en influence l’expérience de l’enfant
dans sa famille : car, commençant, au cours de ses premiers mois dans ses relation avec
sa figure maternelle et se poursuivant au cours des années d’enfance et d’adolescence
dans ses relations avec ses deux parents, l’enfant construit des modèles opératoires
permettant de prévoir le comportement à son égard des figures d’attachement en telle
ou telle circonstance ; et, sur ces modèles, se fondent toutes ses espérances et donc tous
ses plans, et cela pour le restant de sa vie. »609

Dans cette théorie, il y a un lien direct et puissant entre les réponses des personnes prenant soin
de l’enfant, appelées figures d’attachement, adaptées ou non, aux besoins d’attachement de
l’enfant et l’image de lui-même qu’il va développer, comme digne d’amour et d’intérêt ou
pas610. La confiance et l’estime de soi « se développent à partir de la foi et de la confiance dans
les autres »611. Il semble que la confiance, le sentiment de sécurité généré par les réponses de la
figure d’attachement, se manifesteront moins par un enfermement dans l’univers de cette figure
que par une plus grande propension à l’exploration, l’enfant étant assuré qu’en cas de besoin, il
peut retrouver sa base sécurisante. Le système d’attachement se présente alors comme étant « à
la fois un système de protection interpersonnelle […] et un système de potentialisation du
développement de ses compétences propres qui sont tout aussi importantes pour sa survie »612 .
L’éducation morale dont témoignent les personnes, garante d’un équilibre de la personnalité,
semble avoir fondé chez elles un rapport de confiance, et donc de possible dégagement, par
rapport à leurs origines ethniques dont tous se sont éloignés pour se réaliser. La confiance

609
John Bowlby, Attachement et perte., s.l., PUF, 1978, p. 479.
610
Nicole Guedeney, « Les racines de l’estime de soi : apports de la théorie de l’attachement », Devenir, 2011,
vol. 23, no 2, p. 130.
611
Ibid., p. 466 puis suivantes-469.pour le lien entre confiance en soi et dans les autres selon Bowlby.
612
N. Guedeney, « Les racines de l’estime de soi : apports de la théorie de l’attachement », art cit, p. 132.
179
affichée dans les origines, marquante chez cette génération de migrants dont la majorité des
membres a une bonne estime de soi, la distinguera notamment de la génération proche d’un
rapport conflictuel aux origines (CH4) pour qui l’estime des origines ne sera pas associée à une
confiance dans les acquisitions des compétences associées à la vie moderne. Car, si
l’importance donnée à cette éducation comme principale composante de l’ethnicité est centrale
chez les personnes se rapprochant d’un rapport nostalgique aux origines, c’est aussi parce que,
dans leur perspective, elle permet que des éléments pouvant être perçus de l’extérieur comme
ayant pu entamer le village traditionnel ne soient pas évoqués dans ce sens. Ce n’est pas tant
dans un contenu qui leur est transmis qu’ils se sentent être sereer que dans une certaine vision
du monde. Ainsi, si les aires d’apprentissage et d’éducation sont évoquées comme s’étant
diversifiées dans leurs villages d’origine où l’instruction a fait son entrée, elles le sont
davantage pour montrer que le même niveau d’exigence sera réservé aux enfants scolarisés dans
les études et dans les travaux champêtres. Martin se rappelle ce double investissement et
regrette :
« Au départ, de notre temps, on allait à l’école et on revenait cultiver pendant l’hivernage. Bon
maintenant ce n’est plus la même chose. » (Dakar- Martin Faye, Directeur d’école à la retraite,
né en 1942, catholique)

Martin est né dans un des premiers villages christianisés de la côte sénégalaise. Son arrière-
grand-père était chrétien, son grand-père s’est converti en début d’adolescence et il est ainsi lui-
même né au début des années 1940 et au sein d’une famille chrétienne. Dans le village d’où il
est issu, le taux de scolarité des jeunes enfants avoisinait les 100% au début des années 1960.
D’après les souvenirs de Martin, la dernière tombe « traditionnelle », dite tumulus, présente au
village était celle de son arrière-grand-mère qui avait refusé de se convertir au christianisme.
Le destin de cette famille est lié à la christianisation de la zone sereer613 qui sur plus d’un siècle
se fera avec des succès mitigés, touchant globalement une moindre proportion des populations,
mais dans certains villages spécifiques de la côte, la quasi-totalité. Premier bachelier de son
village, Martin fera l’école normale des enseignants et poursuivra une carrière réussie dans
l’enseignement où il finira directeur d’établissement supérieur. Se disant fier de ses origines, il
parle d’une enfance paysanne spécifique d’un village de la côte, d’où sont absents des rituels
traditionnels comme l’initiation depuis que le christianisme est arrivé, mais qu’il regarde
aujourd’hui comme un vrai village sereer où « tout le monde cultivait la terre, parlait sereer et
était digne ». Le douloureux constat du changement de son village qu’il dit ne pas reconnaître
l’a même amené à entamer une autobiographie dans laquelle il compte décrire, pour ses enfants

613
Ce point a été présenté dans le Chapitre 1 de cette thèse. Pour une vision complète de cette campagne
d’évangélisation se référer à D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit.
180
et ses petits-enfants, le village traditionnel sereer tel qu’il l’a connu enfant. Ce qui est surtout
frappant dans le discours de Martin, c’est la confiance absolue aux origines dont il fait preuve,
de ce village tant aimé, où il a reçu une éducation, traditionnelle selon lui, qui lui a permis de
devenir celui qu’il est aujourd’hui : un acteur connu et reconnu de l’institution scolaire. La
position de Martin est celle de la majorité de nos enquêtés. S’ils peuvent reconnaître les
conditions de vie difficile de la paysannerie, et se reconnaissent un parcours de réussite, ce
dernier, dans leur discours n’est pas une chance en tant que telle, mais une chose devenue
possible grâce aux origines et qui ne se présente pas différemment du labeur exigeant des
champs. De ce fait, ce qu’ils ont été, à savoir des privilégiés de leurs villages d’origine, tend à
s’atténuer dans leur discours où l’instruction est posée comme une dimension de l’éducation
sereer.

1-1-2 L’instruction comme dimension de l’éducation ethnique

Comme Martin Faye, les enquêtés présentent dans leur majorité des trajectoires
professionnelles réussies (cadres de la santé, de l’éducation, de la fonction publique et privée)
qu’ils associent à leur formation villageoise et paysanne. De nombreux sénégalais, issus des
mêmes zones que les enquêtés auront des carrières certainement aussi réussies sinon plus, mais
les enquêtés se distinguent par leur rang de pionniers, ils sont souvent les premiers diplômés de
leurs villages : premier bachelier, seule personne instruite de la famille, premier cadre, etc. Ces
parcours, exceptionnels à l’époque, sont pourtant directement mis en lien par les concernés avec
l’environnement de départ présenté comme déterminant dans cette trajectoire de réussite. Cela
donne, à l’occasion, des associations qui peuvent sembler paradoxales. C’est ce qui peut
s’observer chez Waly Faye, rencontré à Paris. Médecin à la retraite, Waly est né au début des
années 1940 dans un village du Sine. Parisien passionné et animiste revendiqué après une
jeunesse chrétienne, Waly a pu reconnaître que l’école lui avait permis de s’extraire de la
difficile vie de paysan, mais paradoxalement son parcours de réussite ne fait que renforcer son
sentiment d’appartenance à la sérérité. Il se distingue particulièrement par son évocation
constante des origines et de leur force, souvent peu avant d’en regretter la déliquescence :
« (…) à l’époque, quand on entrait en 6ème(…) le village devait présenter 6 garçons et une fille
à l’entrée en 6ème (…) eh bien on nous emmenait là-bas au petit matin, la prêtresse (…) avançait
dans la mer jusqu’à ce que l’eau lui arrive là (touche le haut du ventre). Alors au petit matin,
on priait pour que nous ne soyons pas troublés à l’examen, pour que des fétiches d’autrui et de
tous genres ne nous atteignent pas et pour que nous sachions que d’où nous venons, on n’a pas
droit à l’échec (…) ça te gonflait à bloc, nous ne ressentions pas ça comme de la pression,
c’était encore de la nourriture spirituelle que nous ingurgitions et qui d’une façon ou d’une
autre, face à la dictée, face aux problèmes, face aux quatre opérations, tu étais plus zen (…) »
(Paris-Waly Faye, né en 1944, Médecin à la retraite, religion sereer)

181
L’école ne semble pas faire partie, dans la représentation de Waly Faye, des éléments ayant pu
causer la déperdition des traditions sereer qu’il dénonce. Au contraire, elle semble s’être fondue
dans le paysage et n’apparaît pas en tant qu’élément perturbateur. L’école semble même
complètement associée à la vie paysanne que les enquêtés évoquent. Parmi les plus âgés et les
plus instruits, Waly est aussi celui qui a le plus tendance à évoquer la pure tradition sereer,
comme une expérience qu’il a vécue alors même qu’il allait à l’école. Les changements
dénoncés par Waly et les autres enquêtés sont ceux qui porteraient atteinte à ce qui est central
dans leur définition de la sérérité, à savoir les valeurs morales, et bientôt on le verra, une religion
traditionnelle. Loin d’en menacer la perspective, l’école en semble une complice ou un
prolongement. Et si la prêtresse évoquée plus haut organise une cérémonie pour ces jeunes
écoliers, c’est que l’école est alors même devenue un enjeu de dignité pour les jeunes sereer qui
la fréquentent.
Quand il entreprend quelque chose, il veut réussir, le sereer, en tous cas à l’époque dans les
années 1960 en tous cas (…) les gens de ma génération là, par exemple quand tu allais à l’école,
vous arrivez en examen (..) toi tu échoues et ton ami passe ? ça tu le digérais difficilement, ah
oui difficilement. (Dakar- Etienne Sène, commissaire de police, né en 1952, catholique)

L’idée première qui se dégage est que, si le Sereer est digne et fier, il l’est dans tout ce qu’il
entreprend, et l’école devient une voie comme une autre d’accomplissement de soi, dans le
respect de l’exigence morale de la rigueur et de la discipline au travail. Ainsi, s’ils mettent en
avant les bénéfices d’une éducation paysanne, aucun enquêté ne regrette de ne plus avoir à
cultiver la terre, bien au contraire. En réalité, si dans leur discours ces personnes semblent
mettre en avant une adhésion presque naturelle à l’école, l’adoption de cette dernière en milieu
sereer reflète fondamentalement le fait que, dans le Sénégal des indépendances, être instruit et
« travailler dans les bureaux » représente indéniablement un « privilège » réservé encore
quelques années auparavant aux habitants des quatre communes, villes du Sénégal colonial dont
les habitants, premiers instruits, constituent la classe des « évolués » et citoyens français. Cette
construction d’une culture qui se dit authentique tout en intégrant des éléments a priori
extérieurs et un ancrage ethnique et culturel villageois, caractéristique des premiers intellectuels
sereer majoritairement chrétiens, est d’une façon générale commune aux premiers intellectuels
issus des régions intérieures où vivent les anciens sujets. Il faut rappeler que, dans ce contexte,
le « succès » missionnaire a partout été lié à l’école et son expansion en est restée dépendante.
Par conséquent, le fait que l’instruction a, dans ces zones, été principalement l’œuvre de la
mission évangélisatrice est important à prendre en compte pour mieux comprendre la manière
dont cette génération de lettrés se représente sa position et son rôle dans la société.

182
a- L’instruction comme œuvre d’appui à l’implantation des missions d’évangélisation
en zones rurales

La campagne d’évangélisation de la zone sereer n’aura pas été facile. Bien détaillée par Sène
(1997), cette campagne menée au prix de nombreux investissements n’aura pas obtenu les
résultats escomptés, la religion chrétienne suscitant finalement peu d’adhésion, établie environ
5% depuis 1988614. La christianisation de la zone sereer a été longue, plus d’un siècle séparant
l’implantation de la première église à Joal en 1848 de l’installation effective du christianisme
dans des zones intérieures pas si éloignées de la côte, comme le village de Baback Sérères dans
la région de Thiès, qui n’accueillera sa première mission qu’en 1964. Dès les débuts de
l’évangélisation, l’instruction y est une mission associée pour les populations des zones rurales,
indigènes tenus à l’écart du système scolaire colonial. En effet, si l’instruction est présente, dès
1817 à Saint Louis, elle l’est d’abord pour les populations françaises. Elargie plus tard par
Faidherbe aux enfants de certaines autorités locales615, elle permettra dans les zones
d’implantation, les quatre communes françaises du Sénégal, l’émergence d’une classe
d’évolués, citoyens français, capables d’être des intermédiaires entre les autorités coloniales et
les indigènes non instruits. Dans tous les cas, le projet colonial d’une instruction « classique »
ne concernait en rien les masses rurales. L’école dans ces zones de l’intérieur du pays sera
d’abord investie exclusivement par la mission catholique dont le système éducatif, composé
avant tout d’écoles dites de catéchistes, reste globalement rudimentaire. Cependant, certaines
de ces écoles proposent une approche « classique »616 et fourniront les premiers élèves de
Ngasobil617 où est proposé un cursus complet du primaire avant, plus rarement, des études
secondaires à Dakar. A partir de 1903 le système éducatif public s’est développé. Cependant,
entre les difficultés à rendre l’école obligatoire dans un pays où la majorité des enfants, d’une

614
Date à partir de laquelle une estimation de la population chrétienne, déjà donnée à l’époque comme concernant
prioritairement des groupes de population d’origine étrangère, a cessé de figurer dans les résultats définitifs des
recensements généraux en accès libre.
615
Entre autres, l’école des fils des Otages ouverte en 1855 à Saint-Louis, pour accueillir les enfants de certains
notables indigènes.
616
Présentes dans toutes les missions, les écoles sont cependant d’inégale qualité. Si elles assurent les bases de la
connaissance religieuse associées à celles de l’écriture, de la lecture et du calcul (équivalent des deux premières
classes élémentaires), elles se distinguent entre établissements de catégories A délivrant ces bases en sereer, et
établissements de catégorie B les délivrant en français. Cette dernière catégorie ne concernera que quatre villages
(Bicol, Diohine, Joal et Fadiouth) jusqu’en 1914 – D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays
serere, 1880-1955, op. cit., p. 272.
617
Après Joal en 1948 et Mbodiène en 1867, Ngasobil, village de la petite côte sénégalaise, d’abord terre d’accueil
pour populations fuyant la famine et la guerre que mène Maba Diahou Bâ pour leur islamisation, aura sa chapelle
en 1862 et deviendra rapidement un haut lieu de la formation scolaire avec la mise en place d’un petit séminaire
dirigé par les missionnaires, où étudiera le futur Président Léopold Sédar Senghor.
183
population à 75% musulmane, recevait un enseignement coranique618 et les coûts d’un tel projet,
les missions catholiques ont été pendant des décennies les premiers lieux d’instruction des
enfants en zone rurale. Dans ces zones, si l’école a fait l’objet d’un rejet initial, avec le
développement d’une économie monétaire de plus en plus importante dans des campagnes
dorénavant consommatrices, l’école se pose alors pour les cultivateurs, avec la perspective du
travail salarié de leur enfant, comme un moyen d’accéder, de façon plus régulière que ne le
permettent les récoltent inégales, à l’argent619. Cela aura pour première conséquence le passage
du rejet de l’instruction à une demande plus importante d’instruction de la part des populations
rurales620. Demande que la mission catholique sera la première, et la seule pendant des
décennies, à satisfaire. Ainsi, jusqu’à la seconde guerre mondiale, et encore autour et après les
indépendances, la mission a réussi à produire dans les zones rurales sereer une classe instruite,
même si celle-ci reste limitée à certains villages en particulier et généralement à un certain
niveau d’études seulement. Mais l’instruction s’est développée aussi aux dépens de
l’évangélisation. En effet, la première phase d’implantation visant une assimilation religieuse
stricte ayant montré ses limites, la mission catholique procèdera à un infléchissement
pragmatique, prônant désormais l’inculturation chrétienne et favorisant plus fortement le
déploiement des œuvres sociales et éducatives auprès des populations621. Cette nouvelle
perspective ne sera pas sans conséquences sur la manière dont l’instruction sera proposée par
les missionnaires et appréhendée par les populations.

b- L’instruction comme moyen de moralisation des populations rurales

L’instruction contribuait à l’amélioration des conditions de vie de familles entières à travers les
travailleurs salariés qu’elle produisait. Mais ce résultat, qui pouvait encourager les parents
récalcitrants à scolariser leurs enfants, n’avait cependant pas toujours d’effet sur l’adhésion à
la religion. Dans ces conditions, le succès de l’école, visible par le nouveau statut qu’il confère
à la personne et à sa famille au sein du village, après avoir été un outil de propagande pour la
mission, devient un sujet de préoccupation622. L’instruction doit, certes, continuer à être
encouragée, mais un changement de perspective s’impose qui doit d’abord mettre l’accent sur
l’accès aux connaissances et à l’éveil de l’esprit et non plus sur les changements matériels

618
Marie-Laurence Bayet, « L’enseignement primaire au Sénégal de 1903 à 1920 », Revue française de pédagogie,
1972, vol. 20, no 1, p. 33.
619
R.A. Sarr, « Société sereer et problèmes d’éducation traditionnelle et moderne » -, op. cit.
620
Ibid., p. 155‑157.
621
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit., p. 240; 245; 272; 302.
622
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit. p302
184
auxquels elle fait accéder et qui ont pu être déployés par certains nouveaux évolués des
campagnes. La mission réinvestira donc à nouveau, à côté d’un enseignement qui tendra à
s’améliorer, une partie du projet colonial de « conquête morale »623 des peuples colonisés. La
mission, ne pouvant se satisfaire d’être seulement un bon moyen de promotion sociale, aspire
à développer une adhésion désintéressée des populations et à implanter plus profondément une
identité chrétienne chez ses membres. Dans cette perspective, l’éloignement du village et la
rupture qu’il entraîne avec l’esprit villageois devient le premier ennemi des autorités religieuses
catholiques. Déjà relevé par des missionnaires en difficulté à Palmarin, qui dénonçaient alors
une « humeur voyageuse de la tribu »624 en nette contradiction avec l’image bientôt dominante
du paysan sereer physiquement attaché à sa terre, l’empêchement de l’éloignement du village
et de son mode de vie devient la priorité des missionnaires. Ces inquiétudes ne sont pas sans
rappeler celles de l’Abbé Elie Gautier (1950) à propos des jeunes bretons, qui le pousseront à
sensibiliser les autorités sur la question en publiant une thèse de doctorat portant sur le sujet625.
Il est intéressant de noter, à propos de l’Abbé Elie Gautier, qu’il regrettait aussi « la
fascination » regrettable des jeunes filles pour la ville626. Ainsi, alors que son propos tendait à
pointer la paupérisation qui menait les populations à quitter sa région d’enquête, il donne à une
interprétation de son supérieur, donnée en début du livre qui semble être l’idée partagée que
l’émigration en elle-même est mauvaise :
« Drame angoissant non seulement parce qu’il coupe tous ces émigrés de leurs traditions
sociales, en les attelant a des besognes pour lesquelles ils n’ont pas été formés, mais
encore et surtout parce qu’en les transplantant dans des milieux souvent déchristianisés,
il met en danger des convictions, et une pratique, religieuses qui, pour se maintenir ont
besoin d’un cadre et du soutien de l’exemple. (…) il y’a en effet, les causes internes qui,
pour ainsi dire, chassent le breton de sa terre : misère des artisans, des pêcheurs, des
marins, des paysans, classes hier si florissantes, qui aujourd’hui ne trouvent pas sur leur
sol les moyens d’exploitation moderne plus développés ailleurs. Il ya aussi les causes
externes, ce que j’oserais appeler « l’appel séducteur des Sirènes » qui « dans un bruit
de fêtes » fait miroiter aux yeux des jeunes les avantages de la vie à la ville, son confort
et ses plaisirs, et jusqu’à cette suffisance des citadins qui replie facilement le paysan sur
lui-même dans un complexe d’infériorité décourageant. »627

623
La « conquête morale » sera le premier objectif des autorités coloniales qui n’ont pas pour projet d’instruire les
peuples colonisés au point de leur faire occuper des postes importants dans l’administration, mais d’abord de les
éveiller à eux-mêmes, de les civiliser. Développée par M.-L. Bayet, « L’enseignement primaire au Sénégal de
1903 à 1920 », art cit.
624
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit., p. 148.
625
Abbé Elie Gautier, Un siècle d’indigence. Pourquoi les Bretons s’en vont, Paris, Editions Ouvrières (12, avenue
Sœur-Rosalie, 1950. ; Abbé Elie Gautier, La Dure existence des paysans et paysannes. Pourquoi les Bretons s’en
vont, Paris, Editions Ouvrières (12, avenue Soeur-Rosalie, 1950.
626
A.E. Gautier, Un siècle d’indigence. Pourquoi les Bretons s’en vont, op. cit., p. 147‑148.
627
Ibid., p. Avant-propos du livre par une lettre de son éminence le Cardinal Roques.
185
Dans le cas qui nous intéresse, il semble bien que ce soit aussi l’émigration en elle-même, qui
a conduit de nombreux jeunes sortant des orphelinats sans formation professionnelle à se perdre
en ville, abandonnant la religion chrétienne et le village, qui est vue comme une menace à la
christianisation des populations, mais aussi, de façon plus générale, à la moralisation des
communautés villageoises. Cette inquiétude particulière concernant la migration et la
désorganisation sociale motivera la construction de foyers de formation pour les jeunes628.
Parallèlement, une nouvelle perspective chrétienne qui pose l’exigence religieuse dans
l’enracinement familial629, donc dans l’ancrage culturel, va émerger. Elle est développée de
façon concrète au début des années 1950 par de nouveaux missionnaires comme le père Henri
Gravrand à Fatick et le père Bouvet à Diourbel, qui auront la réputation de se faire sereer parmi
les Sereer. Cela implique une proximité avec les populations, mais aussi avec leurs pratiques.
Sène rapporte à propos du père Bouvet différents témoignages montrant son implication sur le
terrain et la représentation que les gens ont fini par se faire de ce prêtre, « brave paysan » qui
faisait mieux aux champs que les jeunes du village et qui, à force d’exposition au soleil,
ressemblait non plus à un blanc mais à un maure630. Le travail des missionnaires dans les
campagnes consiste dorénavant à défaire l’idée que l’instruction, idéalement couplée à la
christianisation, peut éloigner de la vie du village. Face aux problèmes relatifs aux ressources,
ralentissant la possibilité d’améliorer les infrastructures au village afin d’y garder les enfants,
c’est d’abord sur les représentations qu’il faut agir. Pour cela, l’exemplarité des prêtres, blancs
et instruits, mais plus villageois que les paysans sereer sera marquante. Inspirée de l’exemplarité
des anciens, celle des prêtres propose l’éducation scolaire et chrétienne, comme aussi exigeante
que l’éducation traditionnelle à laquelle elle ne s’oppose plus, mais avec laquelle elle se
compare et se complète631. En 1966, Pélissier, résumant la situation religieuse dans le Sine, ne
manque pas de signaler cet aspect particulier de la mission :

628
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit., p. 267-268‑269. « (…)
L'exode rural posant désormais un vrai problème social et moral à l'Eglise, celle-ci préconisa comme solution
l'éducation de la jeunesse dans leurs missions d'origine mêmes afin qu'une fois en ville, elle puisse faire face à ces
dangers. Ceux-ci guettaient surtout les filles qui se faisaient "mettre enceintes" à Dakar et sans doute ailleurs, avec
toutes les conséquences qui pouvaient en découler, si leur milieu d'accueil, comme cela pouvait être le cas, n'était
pas chrétien. La priorité devint donc (…) de trouver, par tous les moyens, la possibilité d'offrir aux petites filles
un ouvroir, avec le matériel (de couture notamment) adéquat pour les retenir quelques années dans leur village,
afin de les "armer contre les dangers mortels qui les attendent à Dakar". (…) Le seul risque pour les garçons restait
l'apostasie ou cette "déchéance morale" tant redoutée des missionnaires, le tout se ramenant à la même
conséquence, la perte d'influence du christianisme. (…) Ne pouvant pas maintenir sur place, dans leurs missions
respectives les jeunes qu'elle amenait au christianisme, celle-ci voulait désormais gérer leur exode afin que le
dépeuplement de la campagne qu'elle déplorait n'eût pas pour conséquence le recul du christianisme. (…) Les
foyers avaient une grande importance, en ce sens qu'ils maintenaient les pensionnaires dans une ambiance
chrétienne qui pouvait contribuer à les mettre à l'abri des mauvaises tentations. »
629
Ibid., p. 308 " L'enracinement de la famille chrétienne".
630
Ibid., p. 189.
631
R.P.H. Gravrand, « L’héritage spirituel Sereer: valeur traditionnelle d’hier, d’aujourd’hui et de demain. », art
cit.
186
« En dépit de l’essor que connaissent les grandes religions monothéistes depuis le début
du XXè siècle, les Sérèr constituent toujours la plus importante des populations
sénégalaises fidèles à l’animisme ancestral. Malgré le prestige et le rayonnement des
grandes figures de l’islam sénégalais, les confréries musulmanes n’ont jusqu’ici réussi
que de manière très marginale à pénétrer la masse rurale sérèr. Quant au christianisme,
ses succès semblent à la mesure de la compréhension qu’il manifeste pour les valeurs
morales et spirituelles de la religion du terroir, de l’intelligence avec laquelle il les
intègre, de l’authenticité avec laquelle ses apôtres savent d’abord se faire eux-mêmes
sérèr. »632

Plus qu’une adhésion religieuse, c’est donc une importante diffusion de l’instruction et une
réflexion approfondie sur les effets de celle-ci qu’a occasionnées la mission catholique au
Sénégal. Au dernier stade de l’effort missionnaire, les systèmes de valeurs rencontrés à la
maison ou à l’école ne sont pas mis en opposition, mais harmonisés pour offrir une idée
théorique du paysan sereer qui garantit une certaine stabilité des structures sociales, condition
de réussite de la mission. Les ressortissants instruits originaires des villages doivent pouvoir
intégrer sans heurts les réseaux urbains où ils représenteront des communautés paysannes
maintenues dans leur majorité en zones rurales, encouragées à vivre dignement de la terre et à
détourner le regard de la ville où elles n’auraient pas leur place. Cela n’est possible que si le
lien aux origines demeure fort et valorisé.

c- Des origines valorisées

Ayant eu une enfance marquée, dès 12 ans, par un départ vers la mission catholique la plus
proche qui offrait des possibilités de scolarisation non disponibles dans son village, Etienne se
remémore cette période comme exigeante :
« Quand vous êtes né dans une famille (…) il y a des choses que vous ne pouvez pas vous
permettre (…)o kor ka djega fa diom633(…) le problème de ce mot c’est de trouver un équivalent
en français, mais c’est au-delà de l’honneur, c’est une combinaison de choses qui constituent
l’arme du sereer, son caractère. (…) Donc oui c’est vrai qu’on a pu sentir quelques différences
[entre lui et les jeunes « citadins » qu’il côtoyait). Ce que moi je ne voulais pas dire ou demander
ou faire, tu voyais un autre le faire sans problème, des choses que l’autre fait mais que je ne
peux pas. (…). » ((Dakar- Etienne Sène, commissaire de police, né en 1952, catholique)

Dans son parcours, s’il semble à Etienne possible de distinguer théoriquement les influences
diverses, sereer, catholique et scolaire, elles sont intrinsèquement liées dans la pratique et ont
orienté, selon lui, ses choix de vie. Comme dans le cas d’Etienne qui se réfère à ses parents, les
expériences et les souvenirs que relatent les enquêtés sont souvent liés à des personnes qui ont

632
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 215.
633
Un homme doit avoir le Diom
187
eu un rôle important : un père, une mère, un oncle, une grand-mère. Posées en exemples, ce
sont leur caractère et leur influence dans l’éducation qui sont mises en exergue, comme ayant
influencé par la suite le parcours, notamment en termes d’insertion sociale. Ces personnes
références ont permis l’acquisition, dans le même temps, d’un ancrage ethnique et d’une
certaine vision du monde, mais aussi d’une certaine autonomie et d’un sens du dépassement de
soi. Alors que cet enquêté se réfère à une grand-mère, mélange de philosophe et d’historienne
qui, avant les livres, l’a sensibilisé à l’histoire du groupe sereer et notamment à la résistance
contre Maba Diahou Bâ, celui-là fond en larmes en plein entretien634 à l’évocation de ses parents
cultivateurs à qui il dit tout devoir, qui se sont passé de la force de ses bras dont ils auraient
bien eu besoin, pour le laisser aller à l’école dont ils entrevoyaient qu’elle lui servirait. Cet autre
évoque, fier, un papa certes cultivateur mais avant-gardiste, qui voulait scolariser tous ses
enfants sans distinction de genre. Un dernier enquêté, rapportant les agissements d’un chef de
canton injuste envers les villageois, s’attache à montrer la façon dont ceux-ci, conscients des
enjeux de l’instruction et refusant l’humiliation, ont réussi à se débarrasser de cette personnalité
qui nourrit encore les légendes villageoises par le retard qu’elle aurait fait prendre à des
générations entières. Ce qui est révélé dans les discours et souvenirs des enquêtés, ce n’est pas
une vie sereer faite de rites et coutumes particuliers, mais un caractère singulier, de source
paysanne, forgé dans un environnement exigeant, la zone rurale sénégalaise et sereer. La
mémoire collective de ces générations de Sereer nés et élevés dans les villages à la même
période, se rappelant de leur enfance toujours comme porteuse d’une certaine éducation morale,
renvoie, au-delà de leur histoire propre faite d’anecdotes sur la vie quotidienne, à un idéal
commun. Le rapport nostalgique aux origines semble ainsi trouver ses fondements dans les
petites expériences de vie, les modèles familiaux et villageois qui mis bout à bout renforcent
l’idée d’une exemplarité sociale à laquelle tous se rappellent avoir été élevés dans leurs zones
d’origine. Cette éducation morale, associée au village d’origine, se présente comme un véritable
rempart contre la décadence humaine, c’est-à-dire l’ignorance de sa place dans la société, qui
peut être source de désorganisation, personnelle et sociale.

Ainsi, si dans leur discours les personnes proches du rapport nostalgique aux origines admettent
être différentes de ceux qui sont demeurés au village, elles suggèrent que ce serait seulement
du fait de l’instruction qui, ne les a pas changés mais les a menés à participer différemment à la
société, depuis les villes où elles sont dorénavant plus utiles. Ce qui se présente indéniablement
comme une mobilité sociale de ces personnes, par rapport à la condition paysanne de leurs

634
L’entretien avec cette personne qui avait refusé d’être enregistrée était ponctué de sanglots à chaque fois qu’elle
évoquait ses parents.
188
parents et de nombreuses personnes de leur génération, n’est pas clairement posé et reconnu
comme tel. Si leur insistance sur la force de l’éducation qui les a portés montre que la différence
de leur statut social n’est pas totalement ignorée, ces enquêtés mobilisent d’abord un discours
de légitimation de leur condition en ville qui, loin de les éloigner ou affranchir de leurs origines,
s’expliquerait par elles et présente finalement leur position sociale comme allant de soi.

1-1-3 L’utilité sociale comme base de légitimation des positions dans l’ordre
social

Profondément attachés à leurs origines, nos enquêtés minimisent les changements induits par
leur nouveau statut social et tendent à présenter leur réussite comme allant d’elle-même. Si les
personnes reconnaissent un décalage, ce dernier est moins matériel que moral. La ville, si on y
est utile, est un endroit où l’on peut vivre dignement, comme au village. Alors qu’ils ont en
grande partie intégré le camp des « encadrants », travailleurs salariés de la fonction publique
estimé à 8,37 fonctionnaires pour 1000 habitants en 1971 et en pleine croissance635, les enquêtés
se présentent comme si les places, distribuées selon les talents, n’étaient pas hiérarchisées dans
l’environnement. C’est aussi ce que semble avancer Martin (1962) lorsqu’il note :
« Ici en effet, il ne semble pas que la classification professionnelle entraine une
stratification sociale rigide. Nous pouvons même remarquer que les privilégiés du
travail, leurs charges familiales augmentant, ne semblent pas coupés du groupe
traditionnel. Il faut dire également qu’à Dakar la promotion professionnelle n’est pas
seule à jouer dans la définition des couches sociales. Cette ville a hérité de fonds déjà
anciens : Saint-Louisien et Goréen. Par la suite, à la bourgeoisie foncière des lébous sont
venues s’adjoindre, en provenance de l’intérieur, des influences religieuses et politiques
qui rendent encore plus complexe la physionomie sociale de la ville. »636

La légitimité à occuper une place semble encore dépendante non seulement de la fonction, mais
aussi de l’origine ethnique. Etudiant la manière dont des personnes ayant connu une forte
mobilité sociale par rapport à leur milieu d’origine modeste vivent cette expérience, Jules
Naudet (2015) a identifié trois manières typiques, associées à des cadres nationaux spécifiques,
de gérer, pour les personnes concernées, la tension émanant de ce mouvement. En France, par
exemple, l’idéologie dominante en termes de lutte des classes rend l’expérience
particulièrement difficile pour les personnes concernées qui, se sentant éloignées de leurs
origines, n’intègrent pas pour autant les sphères sociales auxquelles elles sont censées accéder,
vivant les deux univers sociaux comme irréconciliables. Au contraire, en Inde et aux Etats-

635
P. Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, op. cit., p. 116.
636
Victor Martin, Etude sociodémographique de la ville de Dakar tirée du- Recensement démographique de
Dakar- Résultats définitifs 2ème fascicule, Paris, 1962, p. 71.
189
Unis, des répertoires particuliers, de légitimation ou d’ajustement au nouveau statut, permettent
aux personnes de vivre cette expérience de façon moins tendue. Aux Etats-Unis
particulièrement, une idéologie alliant méritocratie, éthique du travail et patriotisme permet aux
enquêtés de présenter leur réussite comme « allant de soi ». Le discours des enquêtés américains
est dominé « par une tendance à nier que la mobilité sociale implique une transformation de soi
radicale. »637 Mais ce qui caractérise surtout ce groupe, c’est l’association qui est faite entre
mobilité sociale et attachement au milieu d’origine, rendue possible par la conviction des
enquêtés de vivre dans une société égalitaire où le travail est récompensé. Si le cas des Etats-
Unis n’est pas comparable à celui du Sénégal, on ne peut qu’être frappé par les similitudes dans
les discours. Par la valorisation des origines, porteuses d’une éthique du travail et de la
discipline, le point d’arrivée ne constitue finalement pas une si grande prouesse ni le résultat
d’une transformation de soi. Cette présentation des choses permet que les personnes concernées
se sentent légitimes là où elles sont, mobilisant comme unique objectif de vie l’ « utilité
sociale ». Un cadre économique plutôt stable et qui leur est favorable, mais aussi une certaine
division territoriale amenant à penser les zones différentes comme non concurrentes, nous
semblent favoriser cette perspective.

a- Villes et villages, des lieux et des fonctions différenciés

Jusqu’à la fin de l’indigénat au Sénégal en 1949, les seules zones pouvant être identifiées
comme des villes sont les 4 communes (Saint-Louis, Cap-Vert, Rufisque, Gorée). La distinction
qui se faisait alors entre la masse et les évolués, habitants souvent instruits des quatre
communes, laissait peu de place à un quelconque rapprochement entre populations qui ne se
voient pas comme concitoyens. Dès le début des années 1960, les migrations existent. On sait
que chez les Sereer Niominka, habitants pêcheurs et navigateurs des Iles du Saloum, elles ont
déjà mené des familles dans le pays voisin, la Gambie, ou dans des villes portuaires françaises
comme Le Havre. Elles ne sont cependant pas répandues et il semble que les départs du village
pour s’installer en ville se limitent à des cas plutôt isolés. Au début des années 1960, dans un
pays largement dominé par les zones rurales, c’est le village qui est en réalité la norme. Si elle
propose des infrastructures et des commodités que les zones rurales ignorent souvent, la ville
reste exceptionnelle par le fait qu’elle est encore « réservée » à certaines populations ou

637
Jules Naudet, Entrer dans l’élite: parcours de réussite en France, aux Etats-Unis et en Inde, 1re édition., Paris,
Presses universitaires de France, 2012, p. 181.
190
activités638. A la ville l’instruction, le commerce et le travail de bureau semblent dominer, au
village les travaux champêtres et une vie paysanne classique. D’après le recensement de la ville
de Dakar réalisé en 1955, les Sereer ne représentent alors que 5% de la population migrante
dans son ensemble contre 45% pour les wolofs. Ils sont cependant signalés comme étant les
plus mobiles avec une proportion de 37% de personnes « flottantes » c’est-à-dire en migration
saisonnière (28%) ou en visite (9%). La population flottante signalée est dans l’ensemble moins
instruite que celle qui est installée dans la ville639. Les villages restent donc le lieu de vie de la
majorité de la population et même quand le lieu de résidence change, le choix se porte d’abord
sur une des localités du bassin arachidier en zone rurale. Dakar est d’abord un lieu de passage
pour le paysan, et un lieu de vie pour la personne instruite dont le métier ne peut être pratiqué
au village.

Les zones rurales semblent d’ailleurs jouir d’une certaine « autonomie » géographique, mais
aussi politique et administrative, remontant d’après Gastellu aux circonstances coloniales qui
avaient assis des règles qui, sur tout le territoire, favoriseront une certaine autonomie des
communautés villageoises640. Ces règles, principalement la non intervention coloniale dans les
affaires locales, stratégies mises en place dans le cadre de l’exploitation arachidière, auront
permis aux structures traditionnelles de perdurer, un peu à l’écart des transformations en cours
par ailleurs dans le pays641. Cette tendance à la gestion locale des affaires dans l’autonomie vis-
à-vis du pouvoir central sera encore plus prononcée dans les zones moins stratégiques sur le
plan économique qui, entre la fin de la colonisation et les indépendances tendront même à se
replier sur elles-mêmes642. Après les indépendances, si un discours particulier se développe en
direction des paysans et masses rurales dont les voix sont décisives lors des élections, ils
demeurent peu associés à la décision et à la réalisation des projets politiques. Dans ce contexte,
une représentation relativement négative de la ville se développe chez les ressortissants des
villages, même lorsqu’ils sont durablement installés en ville :
Nous on n’a pas décidé de venir en ville. Par une logique d’un parcours de l’école, de l’école
primaire au lycée, on vous balance dans une ville à Kaolack, après le bac on vous balance à

638
Mamadou Diouf, « L’idée municipale. Une idée neuve en Afrique », Politique africaine, 1999, vol. 74, no 2, p.
13‑23.
639
Haut-Commissariat de la République en Afrique Occidentale Française et Etudes et Coordination Statistiques
et Mécanographiques, Recensement démographique de Dakar 1955- 1er fascicule, Paris, 1958, p. 22.
640
J.-M. Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, op. cit.
641
La même tendance observée dans les « communes françaises du Sénégal » vis-à-vis de la métropole sera appelée
« Localisme », d’après Zuccarelli (1977), c’était le « sentiment d’appartenir à une collectivité que la géographie
détache des grands courants de pensée et des évènements mondiaux. » in François Zucharelli, « La vie politique
dans les quatre communes du Sénégal de 1872 à 1914 », Ethiopiques, octobre 1977, no 12.
642
C’est ce qui ressort principalement de l’étude de Jean-Marc Gastellu, « L’autonomie locale des Serer du Mbayar
dans le royaume du Baol » dans Autonomie Locale et Intégration nationale au Sénégal, Pédone, Paris, 1975, p.
113‑159.
191
Dakar, voilà comment c’est arrivé (…) aux autres et à moi-même, voilà. Ça c’est différent, le
parcours scolaire est différent de celui du jeune paysan qui a délaissé les champs, abandonné
les champs pour venir en ville. La preuve c’est que c’est là que les réussites se sont manifestées.
Ceux qui ont enduré dans ce parcours-là, qui sont allés dans les lycées les universités ils sont
constants un peu dans leur quête d’un savoir, dans leur quête d’un mieux-être, d’un équilibre
quelque part. Si tu prends le cas de l’enseignement, y a beaucoup d’enseignants sereer, pareil
dans le domaine universitaire. Donc il y a une sorte de constance vers un but précis, ce qui
n’existait pas chez les autres. Et on est là par la force des choses, par la force du métier, on est
obligé de rester. Tu ne sors pas de lycée, tu ne viens pas de l’école normale supérieure pour
être un prof de lycée pour retourner au village. Le lieu de travail reste la ville, on est condamné
un peu à ça.
Tu ne te trouves pas un peu sévère ? peut-être qu’ils cherchaient aussi à améliorer leur vie…
Au début j’ai dit, ah oui c’était une fascination. Quand on cherche à améliorer sa vie, on cherche
le mieux. Quand on y arrive, quand on arrive au lieu de la quête. La quête de quelque chose
doit se conjuguer avec une sorte de préférence du mieux-être. Ça n’est pas ce qu’ils ont choisi.
C’est une vie, je te dis une vie banale…une vie, la plus minuscule je veux dire parfois même.
(…) (Dakar- Demba Ndiaye, Chercheur, informateur)

Si tous les enquêtés vivent en zone urbaine et assument cela après le parcours réalisé et les
efforts consentis à cet effet, cette situation est présentée comme « subie », c’est-à-dire
contrainte, dans des circonstances où leur formation les amenait forcément à exercer leur métier
en dehors du village. Vivre en ville est acceptable parce que le principe de l’utilité sociale, qui
structure le rapport au travail de nos enquêtés, assigne les personnes instruites à des fonctions
professionnelles associées à la ville.

b- La ville des indépendances, cadre d’ « intégration assurée » pour les lettrés

Le Sénégal des années 1960-1970 présente un cadre d’intégration professionnelle que l’on peut
qualifier d’ « assuré » pour les personnes instruites, c’est à dire « conjuguant satisfaction dans
le travail et stabilité de l’emploi » 643. Cette période est marquée dans la capitale sénégalaise par
le développement d’une classe moyenne de travailleurs, employés, petits patrons, petits et
moyens fonctionnaires. Signalée comme en développement dès 1955, cette classe moyenne
regroupe alors plus de 25% des travailleurs africains, encore assez peu représentés parmi les
cadres des entreprises privées et du secteur public644. Parallèlement, à la faveur de l’expansion
de la ville, les emplois du bâtiment, du bois et de manœuvre, pourtant réputés plus sensibles au
chômage, rassemblent quand même 25% des emplois et sont appelés à augmenter645. En tout,
au moment des indépendances, les salariés, de la fonction publique et du privé représentent
respectivement 36% et 41% des emplois, soit 77% de la population active, la frange restante,

643
S. Paugam, Le salarié de la précarité, op. cit., p. 97.
644
V. Martin, Etude sociodémographique de la ville de Dakar tirée du- Recensement démographique de Dakar-
Résultats définitifs 2ème fascicule, op. cit., p. 71.
645
Ibid., p. 54.
192
regroupant indépendants du commerce, de l’industrie et de l’artisanat. Ainsi, la capitale est un
lieu d’intégration professionnelle certaine pour tous, et cette intégration se fait par le haut pour
la majorité des personnes instruites. Qui plus est, avec « l’extension du domaine étatique dans
l’économie […] facilitée par l’environnement international favorable aux deux principaux
produits d’exportation, l’arachide et les phosphates, dont les prix sur le marché mondial
connaissaient une forte hausse»646, on assistera jusqu’au milieu des années 1970 à une
croissance régulière des emplois dans les secteurs privés et publics dits « modernes » qui
enregistrent entre 1971 et 1974 une croissance annuelle supérieure à celle de la population
active de +7,15%647. Parmi ces emplois, ceux de l’administration rassemblent de façon stable
jusqu’au début des années 1980 autour de 40% de la population active648. Cette dynamique
professionnelle de la ville de Dakar reste cependant marquée durant cette période par la mise à
l’écart de populations ne relevant pas des fonctions associées à la ville, en particulier les
populations rurales dont la production se trouve captée par les classes moyennes citadines et
instruites649. L’oisiveté, appellation du chômage à l’époque, est plus marquée chez les
populations non instruites. L’insertion, même si elle se situe à 80% pour les hommes non
instruits semble faible face aux possibilités en pleine évolution du marché de l’emploi650. A la
possibilité de ne pas obtenir un travail, ou d’en avoir un « petit » dans la capitale, les personnes
interrogées se positionnent comme préférant la dignité de l’activité paysanne. Si la mobilisation
d’un tel argument est rendue possible par la distinction territoriale et des fonctions attribuées,
elle s’appuie aussi sur le fait que durant cette période, les villages, s’ils ne sont pas « prospères »
se présentent encore comme des lieux où l’on peut s’épanouir.

c- L’utilité sociale, source première et ultime de dignité

Il fallait de bonnes raisons pour renoncer au cadre villageois et choisir de vivre en ville, et ces
raisons relèvent de l’obligation morale de faire son devoir. C’est ce que souligne Rachel
lorsqu’elle se remémore ses quelques vacances passées en villes à la fin desquelles, dit-elle, elle
repartait avec hâte pour retrouver le cadre plus sain de sa maison paternelle. Parmi les raisons
ayant obligé les personnes à quitter le village arrive en premier lieu l’instruction. Engagés dans
des études, la plupart de mes enquêtés ont dû quitter le village jeunes, pour continuer dans des

646
Mamadou Diouf, « Le clientélisme, la “technocratie” et après ? » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal.
Trajectoires d’un Etat., Codesria- Dakar, 1992, p. 258.
647
P. Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, op. cit., p. 114.
648
Ibid., p. 116.
649
M. Diouf, « Le clientélisme, la “technocratie” et après? », art cit.
650
V. Martin, Etude sociodémographique de la ville de Dakar tirée du- Recensement démographique de Dakar-
Résultats définitifs 2ème fascicule, op. cit., p. 52.
193
établissements proposant des formations non disponibles dans leurs villages d’origine. A la fin
des études, le travail oblige à s’installer en ville, souvent dans la capitale, où sont regroupées
les infrastructures modernes. L’immigration de travail n’est pas encore de masse et est
majoritairement envisagée comme temporaire. Cependant, quelques « aventuriers » connaîtront
le succès. Ces derniers, souvent peu ou pas instruits, poseront les bases d’une migration plus
régulière à partir de leurs zones d’origine, proposant ou étant considérés comme des points de
chute pour les nouveaux arrivants. C’est ce que racontent meer651 Diouma et meer Fatou,
rencontrées dans la banlieue de Dakar. Elles ont suivi leurs maris à Dakar avant les
indépendances, au milieu des années 1950. Ils font alors partie des premiers migrants
originaires de leur village dans le Djeghem. L’un des enquêtés racontera l’ambiance de cette
maison d’accueil où il va manger dans les années 1960- 1970 et où il croise des dizaines de
travailleurs, ouvriers, chauffeurs, peu de personnes instruites. C’est que, malgré ce que peuvent
avancer les enquêtés, Dakar était déjà « une ville prestigieuse »652, mieux équipée et desservie
en tous types de services que le reste du pays et exerçant un attrait réel sur les populations,
même celles qui n’auraient pas de raisons de s’y rendre. Nous apprendrons, par exemple, que
les maris en question avaient changé de nom de famille lors de leur installation. Lacombe et al.
Ont relevé cette pratique, associée à une volonté d’intégration et de participation à la vie
citadine chez les Sereer de Niahar653. Cette information n’a pas été relayée par leurs épouses,
qui ont évoqué des hommes sereer travailleurs qui ont réussi en ville à une époque où la
migration définitive originaire des villages semble minoritaire. Cette pratique était, semble-t-il,
plutôt répandue à l’époque chez des migrants, considérés comme indignes par leurs congénères
lettrés provenant des mêmes zones, mais soucieux d’intégrer des filières où les Sereer sont alors
très peu représentés, notamment celles du commerce. La mise en avant du courage de leurs
maris, de leur attachement au village et du caractère sereer de leur famille semble une démarche
rendue possible par l’évidence de cette réussite, aujourd’hui reconnue, qui n’envie rien à celle
des autres fonctionnaires et cadres issus des mêmes zones, parfois reconnaissants d’avoir eu un
point de chute à leur arrivée. Le but poursuivi est d’abord l’accomplissement de soi qui n’est
réel que dans l’utilité sociale. Ainsi, si une expérience considérée apriori comme illégitime se
révèle finalement utile, elle est réhabilitée, comme le cas de ces premiers migrants non instruits
qui ont pu réussir. Cependant, il demeure qu’en dehors de l’instruction et du travail qui en
découle, les motivations de départ du village ayant trait à l’aventure, à la fascination de la ville

651
Façon d’appeler une vielle femme en sereer, mais aussi en wolof.
652
B. Lacombe et al., Exode rural et urbanisation au Sénégal. Sociologie de la migration des Serer de Niakhar
vers Dakar 1970., Paris, 1977, vol.73.
653
Ibid., p. 21.
194
et même à la survie, n’étaient pas valorisées. Il semble qu’elles étaient d’autant moins comprises
que la migration ne se posait pas encore comme une nécessité.
Mon père me disait je te mets à l’école pour que demain tu puisses participer au développement
du terroir. Il n’a pas dit pour que tu me prennes en charge pour que tu prennes en charge la
famille, non ! Il me dit je te mets à l’école pour que tu acquières là-bas des connaissances qui
te permettent de participer à la construction de ce terroir qui t’a vu naître. (Dakar- Issa Sène,
infirmier, né en 1955, musulman)

Pour aller s’installer en ville sans y être mené par les études, il faut n’avoir rien à perdre au
village : être issu d’une famille très pauvre, c’est à dire sans terre à cultiver, ou paresseux,
incapable de faire fructifier sa terre et donc indigne des rigueurs paysannes.
« Anda leng we aussi a diaga mey ne den, wa adohna me deuguedeugue, a meynda feniak (..)
bougro soon, saadro thialel, bouga djiga to dialro. »654 ((Dakar- Kaynack Diouf, instituteur à
la retraite, musulman, né en 1938)

Cette vision des choses s’explique aussi par les circonstances particulières de cette période qui
se situe entre la fin de la colonisation, l’accession à l’indépendance et les premiers déboires des
nouveaux gouvernants à partir du début des années 1970, « phase de relative quiétude »655 pour
des populations certes pas riches, mais pleines d’espoir quant à leur avenir. Le village de cette
période, dont l’investissement dans la filière arachidière est de plus en plus important et
relativement rentable, se porte plutôt bien économiquement656. Si l’alimentation est dominée
par le mil, les pluies régulières permettent l’entretien de cultures de légumineuses et la brousse
offre une certaine variété d’arbres fruitiers657. L’économie nationale elle-même est
principalement agricole, et la culture de la terre occupe plus de 70% de la population active658.
Ainsi, tout comme Issa Sène qui souligne qu’aucune retombée matérielle n’était attendue de
lui, une enquêtée nous racontera à propos de son mari, sollicité par ses frères au début de sa
carrière, comment son beau-père a rappelé la fratrie à l’ordre, leur expliquant que le salaire de
ce fils fonctionnaire était son grenier de mil. Cela n’empêchait pas le père en question de
continuer à offrir lui-même du mil à son fils chaque année, à la fin de l’hivernage, pour le
soutenir, jusqu’à sa mort.

Ainsi, si le village est le lieu de vie naturel et moral, la ville peut le devenir pour certains selon
des conditions d’accès que sont alors l’instruction et le travail « utile » qui posent, aux yeux des

654
Tu sais parmi les premiers venus, il y avait de nombreux paresseux. Des gens qui voulaient bien vivre sans se
fatiguer.
655
Touré (1985 ;9), cité par Momar-Coumba Diop, « Introduction. Du « socialisme » au « libéralisme » : les
légitimités de l’Etat. » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal, Trajectoires d’un Etat, Codesria- Dakar, 1992,
p. 13‑28.
656
M. Diouf et M.C. Diop, « L’administration, les confréries religieuses et les paysanneries », art cit, p. 32.
657
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 88.
658
République du Sénégal, Rapport définitif du recensement de 1976 Sénégal, s.l.
195
enquêtés, une trajectoire proche de l’éducation sereer traditionnelle par leur rigueur et leur
exigence. Au village ou en ville, la vie ne vaut d’être vécue que si elle est digne, et notamment
habitée par la valeur d’utilité sociale. La rupture physique d’avec le village n’est donc
acceptable que si elle est provisoire ou qu’elle peut être un outil d’accomplissement de soi.
L’école, principal vecteur de modernité de l’époque, est le lieu indiqué pour une telle démarche.
Sans cela, la ville, qui est différente du village du point de vue des valeurs morales, peut devenir
un danger.
« La vie de ville c’est aller au bal, au cinéma, se défouler toujours, priorité au jeu et aux
divertissements au lieu de se consacrer à l’essentiel. » (Dakar- Etienne Sène, commissaire de
police, né en 1952, catholique)

« L’urbain c’est rien, c’est décousu, t’as qu’à prendre l’exemple de la télévision sénégalaise ça
n’a rien de consistant. Alors que tu vas dans les villages sereer, à l’époque […] tu entendais les
discours, tu sortais de là tu étais outillé pour la vie! (Paris-Waly Faye, Médecin à la retraite,
né en 1944, religion sereer)

Il y aurait donc, au-delà de la ville physique, qui peut même être appréciée, une idée de la ville
définie en termes d’abord moraux en opposition au village. Mais pas à n’importe quel village
non plus : les enquêtés précisent qu’il ne s’agit pas du village sereer d’aujourd’hui, mais de
celui d’alors, qui fonctionnait selon les valeurs traditionnelles, où les personnes âgées étaient
des sages respectés et écoutés. De leur discours il ressort que la ville, comme le village, est
moins un lieu matériel, celui où ils se trouvent vivre, qu’un univers mental et moral dont les
préserve leur éducation. Pour la majorité des enquêtés, si l’arrivée en ville a été vécue comme
une rupture, parfois radicale avec le village, cette rupture concerne d’abord la rencontre avec
de nouveaux modes de pensée. Leur mode de vie « villageois » ne leur semble pas juste une
norme que viendrait déstabiliser la rencontre avec la ville, elle est d’un autre ordre. A l’opposé
du village traditionnel, haut lieu de formation à la vie, la ville, semble un lieu de possible
désordre. Mieux vaut être bien armé face à cette vie. Avec leur éducation villageoise, les
personnes relatant leurs expériences de la ville à l’époque semblent dans leur majorité bien
préparées : jeunes mais autonomes, plus rigoureux que leurs camarades urbains sensibles aux
plaisirs de leur environnement, ils sont parfois vus comme trop sérieux. En fait, ils incarnent
sous sa forme lettrée l’idéal paysan et les valeurs qui l’accompagnent, que le pouvoir en place
met d’ailleurs en perspective dans la mise en avant d’un « monde rural » fait de valeurs
particulières659. Ainsi, parmi nos enquêtés, ceux qui par leur expérience citadine se seraient
quelque peu éloignés de cet idéal du paysan lettré et sobre ont eux-mêmes, a postériori, un
discours tendant à valider l’idée que la ville, si on n’y travaille pas utilement, est un lieu
périlleux pour la morale. C’est le cas de Babacar Sarr, rencontré à Paris. Né dans les îles du

659
M. Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », art cit.
196
Saloum au milieu des années 1940, il décrit la vie sur son île comme monotone, et la découverte
du continent comme une délivrance pour le jeune, curieux de la vie et de ses plaisirs, qu’il était.
Il s’éloignera du pays à la suite nombreux déboires en ville :
Ma première rupture a été Kaolack, deuxième rupture, je vais à Vanvo660, alors là j’avais
complètement décroché. Les filles…(rires) et mes parents commençaient à se fâcher parce que
j’allais dans les bals, les grandes soirées, ils commençaient à s’inquiéter et mon grand frère
m’a dit écoute, je pense que dans cette lancée-là, tu risques de ne rien faire au Sénégal. Tu viens
au Mali et je t’envoie en France et tu vas aller continuer tes études là-bas (…) Mes parents
avaient peur que je verse dans la délinquance, c’était une façon de me protéger. Et comme mon
frère avait de l’argent, il s’est dit on va l’envoyer en France. » (Paris- Babacar Sarr,
journaliste, né en 1945, musulman)

L’attitude de cette personne, benjamin de sa famille, « sauvé » par un grand-frère aisé, tranche
quelque peu avec l’image à laquelle renvoie la majorité instruite de l’époque qui, se sentant
investie d’une mission, ne semblait laisser que peu de place aux loisirs. Le loisir qui était alors
surtout le lot, parmi les originaires des zones rurales, des petits employés :
Qu’est-ce qu’ils ont fait ici ? jardinier, boy…boy boy661 hein ! travail facile, loisirs, c’est tout.
L’essentiel c’est ce petit job qui vous libère le soir vers les plaisirs, les plaisirs de la ville. Kirin
né662, vous voyez de chambre de bonne en chambre de bonne, divaguer toute la nuit. Rares sont
alors ceux qui ont eu le réflexe d’aller apprendre un métier. (Dakar- Demba Ndiaye, Chercheur,
informateur)

Puisqu’il ne semble pas y avoir d’autre alternative que de demeurer paysan par le caractère,
deux voies d’accomplissement social semblent s’offrir à tous : cultiver dignement la terre ou
étudier brillamment et travailler. Il apparaît de ces discours que c’est moins la mobilité sociale,
matérielle, qui intéresse les personnes, que la reproduction du statut social validé moralement.

1-1-4 De l’idéalisation à la nostalgie des origines

La démarche de légitimation de leur position dans le secteur moderne sénégalais qui se déploie
dans les villes pousse les personnes enquêtées à avoir un discours valorisant les origines. Par
les valeurs morales dont elles les ont dotées, ces origines les ont préparés à pouvoir être utiles
en ville tout en restant fidèles à elles-mêmes. Réintégrant les origines dans leur trajectoire, les
enquêtés tendent à présenter leur réussite comme logique. Pourtant, un détour par leurs cadres
de socialisation villageois et une mise en lumière du cadre économique et d’intégration
professionnelle du pays durant les indépendances montrent que, bien plus qu’elles ne le mettent
pas en avant, les personnes enquêtées sont des privilégiées de leur époque. Gastellu identifie
dans les zones rurales sereer une « émergence à la modernité » non seulement limitée, c’est-à-

660
Lycée dakarois devenu Lamine Guèye.
661
Personnel de maison ; répétition de l’enquêté
662
La veillée
197
dire que la majorité des instruits n’accède pas à des postes à responsabilité, mais aussi inégale,
entre ruraux eux-mêmes comme par rapport aux citadins663. La démarche de légitimation tend
donc inévitablement, tout en permettant d’avoir un discours de justification des positions
sociales, en ce qu’elle s’inspire moins de la réalité que d’un passé et d’un état des campagnes
idéalisés, à susciter chez les personnes enquêtées des regrets et un sentiment de nostalgie. La
nostalgie, entretenue à travers l’expression de regrets quant à la dégradation morale en cours
dans les lieux d’origine, s’impose finalement comme la condition de possibilité pour ces
enquêtés de vivre et demeurer en ville. On vit loin des origines par obligation, comme résigné
à bien y accomplir son devoir professionnel et à s’y réaliser en veillant à bien préserver son
sens moral, son caractère. Les enquêtés regrettent cependant de constater que ce dernier,
essentiel pour soutenir avec succès l’expérience de la vie en ville, n’a plus cours là d’où ils sont
partis, dans leurs villages respectifs. Ainsi, si dans leur discours, axé sur la force de l’éducation
dont ils ont bénéficié, les personnes enquêtées expriment d’abord une forme de confiance totale
dans les origines, cette confiance révèle sa fragilité en laissant très vite la place à l’expression
de regrets importants :
« Tu pourras faire tes enquêtes mais il faut toujours dire que, à la fin de ton truc, je ne veux pas
anticiper sur tes conclusions, mais tu diras quand même que l’enquête sur le terrain montre
quand même que la sererité s’est bien émoussée. Oui s’est bien émoussée ! parce qu’on te dira
« le côté relationnel, on a ceci, le diom, le teguin » mais le sereer n’a plus de teguin, il vole
comme tout le monde ! » (Paris-Waly Faye, né en 1944, Médecin à la retraite, religion sereer)

« le sereer pouvait mourir pour sauver son honneur664(..) Il veut aussi coûte que coûte réussir
quand il entreprend quelque chose, les choses ont changé aujourd’hui (…)» (Dakar- Etienne
Sène, commissaire de police, né en 1955, catholique)

Il y aurait finalement une manière spécifique d’être sereer qui tendrait à disparaître. De
l’idéalisation naît une forme de nostalgie et ces deux mouvements entretiennent une relation
qui révèle, me semble-t-il, une conscience plus aigüe des différences de conditions que ne le
laissent entendre les discours eux-mêmes. Parmi les cas qu’étudient Naudet, le cas indien se
distingue des deux autres par le répertoire d’ajustement que mobilisent les Dalits en Inde et qui
repose sur la reconnaissance préalable qu’un pas a été franchi entre la position des parents,
élargie à celle de la communauté d’origine socialement dominée, et celle qu’occupent les
personnes interrogées. Le discours des personnes issues de ce milieu défavorisé se structure
alors autour de la reconnaissance du chemin parcouru et de la dette à payer en retour pour aider
la communauté à améliorer ses conditions d’existence. Cette position tranche, alors qu’elle

663
J.-M. Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, op. cit., p. 545‑546.
664
Des histoires de sereer humiliés qui sauvent leur honneur en se suicidant seront relatées plus d’une fois au cours
de discussions informelles souvent avec des personnes même non sereer qui veulent mettre l’accent sur
l’importance de l’honneur chez les Sereer. Nous ne développerons pas ce point dans le cadre de cette thèse.
198
devrait s’en rapprocher, de celle de nos enquêtés qui, alors même qu’ils sont originaires des
zones rurales reléguées et d’un groupe dit « périphérique », persistent plutôt à entretenir un
discours de légitimation passant par l’idéalisation des origines. Il me semble que c’est parce
que, dans le cas des Sereer de cette génération, un cadre plus large, institutionnel, l’Etat lui-
même, porte ce qui aurait pu rester le discours d’une minorité et lui confère une validation
venant d’en haut. En effet, cette génération des indépendances est caractéristique des lettrés
issus des zones rurales qui, à la faveur de la prise du pouvoir par une personne issue des mêmes
conditions qu’eux, cherchent dorénavant à se faire une place plus importante dans la direction
du pays jusque-là dominée par les évolués des quatre communes. Dans un contexte où la parole
des lettrés est valorisée, notamment pour la construction de la nation qui se structure autour de
la réhabilitation des cultures négro-africaines authentiques (CH1), les origines ethniques se
présentent comme une ressource reconnue et valorisée pour cette entreprise. De cette démarche
émergera petit à petit la culture sereer, comme mise en forme, caractérisation et nomination de
ce qui chez les personnes ne se présentait encore que sous les traits d’une morale universelle.
Le village qui se présentait sous sa forme dématérialisée, comme capable de porter les gens
vers la réussite, est en voie de devenir le seul lieu où l’être, complet, s’épanouirait le plus
naturellement et le lieu des valeurs morales par excellence.

1-2 La réhabilitation des origines ethniques comme moyen de


compensation de la fragilisation du lien de filiation

La réhabilitation de la culture d’origine est apparue comme emblématique, au Sénégal, de


l’émergence dans les « affaires » de la société moderne, d’une population de ruraux lettrés qui
jusque-là en avaient été plutôt tenus à l’écart. Toutefois, l’évocation systématique des valeurs
du passé occulte dans son discours une réalité qui pouvait être moins reluisante dans les villages
d’origine et que les crises allaient bientôt faire émerger : celle de nombreux paysans pris en
tenaille entre la ville inaccessible et la campagne insatisfaisante. Elle a porté une parole qui,
idéalisant les origines, a eu tendance à les représenter comme si elles existaient réellement de
cette manière, empêchant d’en distinguer les diversités et nuances, économiques, sociales et
religieuses. Analysant le cas de la rébellion casamançaise, Foucher remet au centre de l’analyse
une dimension occultée du problème, souvent ramené à un défaut d’intégration de la zone et au
manque d’ouverture au progrès des populations diolas, à savoir le niveau d’instruction
important des initiateurs du mouvement et leur responsabilité dans l’émergence du diola comme

199
représentation particulière665. Si la situation dans les régions habitées par les Sereer n’est pas
tout à fait la même qu’en Casamance où est localisée le groupe Diola666, cette mise en
perspective a permis de rappeler les circonstances dans lesquelles sont nées les revendications
ethniques et indépendantistes, qui ont été moins le fait des masses que des « élites »
représentantes et encadrantes, modernes. De la même manière que le processus décrit par
Foucher chez les Diolas, le discours de cette génération lettrée de sereer aura participé « à
imposer comme légitime une nouvelle définition des frontières et [à faire] reconnaître l’ethnie
ainsi délimitée contre la définition dominante (…) »667 du sereer paysan attaché à sa terre et
fermé au progrès. Vus comme les « encadrants » des masses composant les zones dont elles
sont issues, la représentation particulière que ces personnes font des origines tend à les faire
exister de cette manière pour tout le groupe qu’ils représentent668. Axée autour de l’authenticité
culturelle, le réinvestissement culturel des personnes de cette génération est d’autant plus
puissant qu’il rentre en concordance avec l’idéologie du premier Etat sénégalais mené par
Senghor, fonctionnant alors comme ce que Naudet appelle une « idéologie instituée ».
Renvoyant « au degré de congruence des idéologies » dans des niveaux aussi diversifiés que la
famille, l’école, l’Etat, le quartier, le groupe d’appartenance, l’idéologie instituée désigne celle
qui prévaut dans tous ces niveaux et implique par conséquent que « plus l’idéologie dominante
au niveau de l’un de ces segments sociaux est également dominante aux autres niveaux, plus il
est facile pour l’individu en mobilité de déployer un récit insistant sur l’idée d’une permanence
à soi-même.»669 Après avoir identifié les spécificités du cadre politique des indépendances,
cadre d’institutionnalisation de leur discours sur les origines, je vais, en m’intéressant à la
manière dont l’authenticité, cœur de la réhabilitation culturelle, est mobilisée par les enquêtés,
tenter d’en mieux saisir les effets et finalités.

1-2-1 Senghor, les lettrés et l’exaltation des valeurs paysannes

Le parcours de l’ancien Président Senghor, le plus connu des premiers intellectuels sereer, a pu
être présenté comme emblématique des vertus de l’éducation sereer :
« (…) Car le Sereer n’aime pas les dettes. En conséquence, il évite d’en faire. Il est
notoire que le Président Senghor fut objet de critiques souvent malveillantes de la part

665
V. Foucher, « Les « évolués », la migration, l’école: pour une nouvelle interprétation de la naissance du
nationalisme casamançais. », art cit.
666
Notamment sur le niveau de scolarisation qui dans cette région du Sud s’est développé au point de dépasser
celui relevé dans la capitale sénégalaise.
667
P. Bourdieu, « L’identité et la représentation. », art cit, p. 66.
668
Ce processus de mise en relief d’une représentation qui en devient une réalité a été questionné pour la Bretagne
par B. Catherine, « L’invention de la Bretagne [Genèse sociale d’un stéréotype] », art cit.
669
J. Naudet, Entrer dans l’élite, op. cit., p. 34.
200
de ses adversaires politiques ; il n’a jamais été interpellé sur ce point. Son intégrité est
incontestable. Il est mort sans qu’on ait pu lui reprocher la moindre indélicatesse dans
les finances de l’Etat. Patience et persévérance sont qualités paysannes point encore
perdues, et dont le Sérère est plus spécialement héritier, de par son éducation, son
environnement d’origine et son histoire. Senghor les pratiqua sans discontinuer, étudiant
consciencieusement, professeur attentif, chef d’Etat soucieux de « mesurer exactement
le champ de [ses] charges. »670

Lorsque l’on s’intéresse aux circonstances d’émergence de cette génération, et partant du


discours sur les Sereer, il est difficile d’ignorer l’influence que Senghor a eue sur elles671. De
fait, la grande crainte de nos enquêtés d’une dilution de la culture est proche de la crainte que
le premier Président avait de l’homogénéisation de la société sénégalaise. Ainsi le premier
Président allait-il associer au processus d’édification de la nation l’identification et la promotion
des cultures, vues comme exemplaires parce que typiquement négro-africaines. Au moment des
indépendances et durant sa présidence, c’est la négritude, portée par le Président comme un
outil d’élaboration d’un « discours identitaire, instrument efficace pour construire et consolider
l’unité nationale » qui informe le pouvoir672. La marque imprimée par cette première présidence
est profonde et semble encore se profiler, d’après Diagne, derrière la conviction bien
sénégalaise d’une exception culturelle du pays673.

On l’a vu, l’instruction dans les campagnes avant les indépendances ne permettait qu’à une
petite minorité d’émerger et de s’éloigner du village. Pris entre la volonté limitée des
responsables coloniaux de les « élever » et celle, un peu moins réticente à la bonne formation
pour tous mais sans moyens, des missions catholiques, la plupart des personnes instruites
serviront de petit personnel aux administrations locales ou sera recrutée dans l’enseignement674.
Mais l’instruction introduite par la mission aura été responsable de l’émergence de cette
minorité, une élite indigène souvent engagée, parfois politiquement, pour plus de justice
sociale. Et durant cette période, si les ressources économiques semblent importantes pour cette
génération, elles le sont moins que l’ascendant symbolique que leur donne leur statut

670
Amade Faye et Liliane Kesteloot, « Léopold Sédar Senghor et la sérérité » dans Léopold Sédar Senghor. Poésie
complète, CNRS., Paris, 2007, p. 1003.
671
Étienne Smith, « “Senghor voulait qu’on soit tous des Senghor”. Parcours nostalgiques d’une génération de
lettrés », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2013, vol. 118, no 2, p. 87‑100.
672
Aminata Diaw, « La démocratie des lettrés » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal. Trajectoires d’un Etat,
Codesria., Dakar, 1992, p. 306.
673
Souleymane Bachir Diagne, « La leçon de musique. Réflexions sur une politique de la culture » dans Momar
Coumba Diop (ed.), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002, p. 244.
674
J.-M. Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, op. cit., p. 574. Dans ce chapitre, l’auteur
traite des freins à l’émergence individuelle mais aussi de l’émergence inégale des instruits sereer comparés à ceux
d’autres groupes qui seraient proportionnellement moins instruits mais occupant plus de postes à responsabilité
dans la fonction publique. L’auteur parle d’une « moindre émergence des Sereer au monde moderne ». Nombreux
dans les filières de l’enseignement, ils auraient donc en majorité intégré la classe des évolués par le bas.
201
d’intellectuels675. C’est de cette élite indigène que sera issu le premier Président du pays, qui en
1945 était « le seul ancien sujet à un poste élevé. »676 Emergeant comme personnalité politique
centrale au lendemain de la deuxième guerre mondiale, il gagnera les élections législatives
de 1951 grâce au monde rural sénégalais dont il est issu et dont il a su gagner la confiance677.
La période senghorienne, qualifiée de « démocratie des lettrés »,678 est celle d’un Etat très
fortement centralisé679 où le discours des intellectuels est le seul mobilisé alors pour la fondation
effective de la nation. Discours qui tend à présenter la nation, non comme un projet et un
imaginaire à développer680 mais comme la restauration d’une réalité de l’Afrique précoloniale681
La nation est ainsi pensée moins dans ce qu’elle doit permettre d’exprimer entre les populations
qu’elle va unir que comme une réalisation ancienne à opposer aux puissances coloniales. La
présidence de Senghor, personnalité dont il faut certainement comprendre le discours et la
posture politique en bonne part à partir de l’influence de sa religion chrétienne et de sa
sérèrité682, sera marquée par la promotion du socialisme africain axée sur l’idée de justice
sociale, qui inspirera la mise en place de coopératives agricoles en zone rurales. Avec l’école,
l’agriculture sera ainsi le deuxième grand secteur de déploiement des finances de l’Etat683. Les
coopératives d’agriculteurs devaient permettre aux paysans d’améliorer les conditions de
production et de vente de leurs cultures. Elles devaient rendre les paysans économiquement
autonomes et faire de l’agriculture un secteur rentable de l’économie sénégalaise. Cette
initiative rentre dans la nouvelle perspective portée par le pouvoir en place qui favorise petit à
petit l’émergence d’un « monde rural » dont le Président lui-même fait alors partie, fait de
valeurs particulières, les valeurs paysannes684, portées par des populations ayant par ailleurs un
poids électoral important. Dans ces circonstances, l’instruction et le travail salarié en milieu

675
Jean-Hervé Jézéquel, « Les enseignants comme élite politique en AOF (1930-1945): Des « meneurs de
galopins » dans l’arène politique », Cahiers d’études africaines, 25 juin 2005, vol. 45, no 178, p. 519‑543.
676
J. Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor : Noir, français et Africain, op. cit., p. 271.
677
Notamment en allant directement à la rencontre des populations dans leurs régions ; en usant du cousinage à
plaisanterie et en s’intéressant aux diverses traditions orales des populations du terroir. Voir à ce propos É. Smith,
« La nation « par le côté ». Le récit des cousinages au Sénégal », art cit. ; É. Smith, « “Senghor voulait qu’on soit
tous des Senghor” », art cit.
678
A. Diaw, « La démocratie des lettrés », art cit.
679
M. Diouf, « Le clientélisme, la “technocratie” et après ? », art cit. ; Sheldon Gellar, « Pluralisme ou jacobinisme:
quelle démocratie pour le Sénégal? » dans Momar Coumba Diop (ed.), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala,
2002, p. 507‑528. ; Linda J. Beck, « Le clientélisme au Sénégal: un adieu sans regrets? » dans Momar Coumba
Diop (ed.), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002, p. 529‑547.
680
Amady Aly Dieng, « Question nationale et ethnies en Afrique noire: le cas du Sénégal », Africa Development
/ Afrique et Développement, 1995, vol. 20, no 3, p. 129‑155.
681
Aminata Diaw, « Les intellectuels entre mémoire nationaliste et représentations de la modernité » dans Momar
Coumba Diop (ed.), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002, p. 552.
682
Birahim Thioune, « L’idéal chrétien d’amour dans Hosties Noires. », Ethiopiques, 2007, no 79.; A. Faye et L.
Kesteloot, « Léopold Sédar Senghor et la sérérité », art cit.
683
A. Diaw, « La démocratie des lettrés », art cit, p. 14.. tendance dénoncée par A. Sylla, « L’école. Quelle
réforme? », art cit.
684
M. Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », art cit.
202
urbain n’empêchent donc pas de se dire paysan, un état d’esprit centré sur la dignité,
caractéristique de l’éducation sereer, mais dorénavant valorisé au niveau national. C’est donc
même idéalement en tant que sereer, paysan revendiqué, que s’arrache sa place dans la société.
Moi je suis paysan hein, malgré que je travaille, je ne me considère pas comme un fonctionnaire
hein, je me considère comme un paysan, je l’ai dans le cœur (…) ken andoum685» (Dakar-
Augustin Faye, agent de sécurité à la retraite, né en 1949 catholique)

La propension de nos enquêtés à se présenter comme des paysans alors même qu’ils sont
instruits et professionnellement insérés en ville nous semble révélateur d’un déplacement
pertinent. Dorénavant, si l’être sereer puise volontiers dans l’être paysan, il ne s’y réduit plus.
Parce que la terre demeure en quelque sorte associée au paysan qui en porte les valeurs
d’authenticité et d’exigence, l’on peut demeurer paysan sans plus cultiver la terre. Cette idée
d’une séparation entre les valeurs paysannes et le lieu de leur pratique se donne particulièrement
à voir dans les critiques que peuvent formuler les personnes à l’égard des villageois actuels, se
réhabilitant au passage, comme derniers réceptacles de ce que la culture avait de meilleur. Car
si eux-mêmes sont partis, ils semblent plus préservés que ceux qui y sont restés :
Au Sénégal il y a une uniformisation de culture (…) nous diaspora puisque nous ne sommes
pas soumis aux contraintes que vivent les sereer là-bas à Dakar, et nous ne cherchons pas à
plaire non plus, on peut exhumer quelque chose (…) ceux qui sont éloignés de leur terre ont le
souci de garder le souvenir intact. Allégé, fait autrement, mais quand même l’essentiel est
là. (Paris-Waly Faye, né en 1944, Médecin à la retraite, religion sereer)

Moi aujourd’hui, je suis plus inquiète pour le village que pour les sereer des villes. Au village
même tu en vois qui parce qu’ils ont juste une maison à Mbott, cette situation semble les ouvrir
à une pratique intense du wolof (…) (Dakar- Rachel Diouf, employée de banque à la retraite,
née en 1953, catholique.)

Moi j’ai même tendance à penser que le sereer est moins en danger avec nous qui sommes ici
dans cette quête identitaire qui nous met dans une logique de guerre alors que nos parents là-
bas ne sont pas du tout dans cette logique de guerre. J’ai l’impression qu’ils se laissent aller
ou encore restent passifs (soupire) et en attendant, le sereer est en déperdition. Alors je ne dis
pas ça pour faire de l’ethnocentrisme primaire, je parle des faits. (…) (Paris- Babacar Sarr,
Journaliste, musulman, né en 1947)

La crainte du déclin de la sérérité est un trait commun aux personnes proches d’un rapport
nostalgique à la culture. Pour elles, si le village a bien été le siège de la formation de leur
« authentique » personnalité sereer, il ne suffit ni n’est nécessaire d’y rester pour la préserver :
peu importe le lieu, la sérérité est un bien qui se transporte avec soi. Cette idée est au cœur de
l’explication que Faye et Kesteloot-Fongang donnent de ce qui peut sembler une hésitation ou
une ambiguïté dans la réponse de Senghor à la question « qui es-tu » ?
« [s]on ou ses départs sont des allers-retours. Ils ne sont point fuite de soi, de sa famille,
de son pays, de l’Afrique. Et partout avec lui il transporte son village, son terroir
d’origine. Son « je est un autre » lui révèlera progressivement des identités diverses,

685
C’est ça que je connais
203
mais cumulatives, et qui se combinent en une trajectoire justement. (…) La sérérité du
poète ne fut que le riche terreau d’une enfance jamais reniée, jamais désertée, sur lequel
ont poussé les autres virtualités de cette identité complexe, de cet homme équilibré et
de cette œuvre poétique épanouie. »686

Finalement, la sérérité, caractérisée par une certaine morale paysanne, s’avère transportable
avec soi à un moment où les départs « définitifs » augmentent et les séjours hors du village
d’origine se prolongent. D’ailleurs, les personnes enquêtées croient avoir eu la possibilité de
préserver cette sérérité en elles telle qu’elle n’existe même plus au village qui en est la source.
Ces personnes minimisent aussi les transformations physiques ayant pu se produire dans les
villages sous leur influence et, de ce fait maintiennent leur représentation de la société en des
termes éloignés de ceux d’une lutte des classes687, se privant ainsi de tout moyen d’avoir un
impact effectif sur les conditions de vie au village. Lorsqu’elles évoquent leurs actions dans les
villages, ces personnes mettent en avant d’abord leur rôle dans l’éducation et l’éveil des
populations :
Quand je viens, je rassemble les gens je participe à leur formation, je suis vraiment très
disponible pour eux. Je n’ai pas d’argent à donner mais j’ai des solutions à donner à certaines
difficultés et si nous discutons nous pouvons y apporter des solutions, parce que ces gens-là ils
ont du savoir. On peut les aider à bien exploiter ces connaissances et ça peut participer à leur
développement, à leur épanouissement, au changement de leurs conditions d’existence. Mais
bon si on croit que ces gens il faut juste leur trouver des finances c’est pas vrai ils peuvent eux-
mêmes trouver des financements à leurs activités. Il suffit de les encadrer, de les assister, de
leur inculquer certaines pratiques, il faut les autonomiser. (Dakar- Issa Sène, infirmier, né en
1955)

Pourtant, ces générations sont bien responsables de l’émergence des premiers bâtiments en zone
rurale. Dès qu’ils le pouvaient, les premiers salariés faisaient des maisons « en dur » pour leurs
parents, sans pouvoir prendre en charge beaucoup plus688. S’ils n’ont donc pas été les principaux
acteurs des changements physiques des villages dans les premières années des indépendances,
c’est moins, comme suggéré dans leurs discours, par une volonté consciente, que parce que,
peu nombreux, ils ne pouvaient en réalité pas combler les besoins de plus en plus criants dans
les zones rurales d’origine. Certes, inscrites dans la perspective du socialisme africain qui a
pour principal instrument les coopératives villageoise, les zones rurales et le développement de
l’agriculture sont au cœur des préoccupations d’Etat, qui y investit donc beaucoup. Cependant,

686
A. Faye et L. Kesteloot, « Léopold Sédar Senghor et la sérérité », art cit, p. 1027.
687
Référence que Senghor rejetait pour le pays. Ce qui ne veut pas dire que ces personnes ne se sont pas opposées
à Senghor sur cette question. Mais comme le montre Smith (2013), dans le discours actuel de cette génération de
lettrés, la nostalgie de l’époque est concomitante d’une nostalgie de Senghor et de ses idées qui, a posteriori, se
posent comme ayant pu être meilleures pour le pays.
688
Gastellu (1981) observait, malgré un recentrement des dépenses autour d’une famille restreinte, la peine à
« émerger » chez certaines de ces populations travaillant en ville, vivant moins bien que leurs promotionnaires non
villageois, à cause des charges familiales divisées entre la maison paternelle d’origine au village, la lignée
maternelle qui peut être éparpillée et nombreuse, et le foyer urbain. P474 et suivantes
204
la mise en place et la gestion des coopératives agricoles s’appuieront largement sur les
dynamiques préexistant à l’arrivée de l’Etat689. Les coopératives villageoises ont alors
principalement une fonction intermédiaire entre l’Etat et les paysans sans arriver à être de
véritables outils de production690. Elles seront au cœur du système clientéliste caractéristique
de la première gouvernance du pays691. Senghor ne changera donc pas radicalement la vie des
paysans qui l’ont élu et dont il s’est fait le représentant. Ils resteront, comme auparavant,
producteurs pauvres et souvent exploités. La proposition d’unification nationale qui sous-tend
la valorisation du monde rural semble alors superficielle et incapable de réduire des inégalités
qu’elle semble même exacerber. Si l’exaltation des valeurs paysannes n’a pas eu d’effet direct
sur les masses rurales, c’est parce que, réelle illusion identitaire692, elle s’adressait moins à la
réalité sociale qui la représente le plus qu’à une idée de la nation qui cherche à se structurer
autour de valeurs emblématiques « primordiales ». Ces valeurs, à réhabiliter, en appellent à une
authenticité africaine qui tente localement de disqualifier le modèle islamo-wolof déjà
structurant de l’environnement national.

1-2-2 Caractéristiques et vertus de l’authenticité culturelle

Alors que l’islam domine comme religion dans le pays, les premiers lettrés sereer originaires
des zones rurales sont dans leur grande majorité, nous l’avons vu, des chrétiens, convertis
enfants lors de la scolarisation. Domine chez ces personnes une association entre l’islam et la
destructuration des sociétés traditionnelles, authentiques, définies par la présence de la religion
traditionnelle qui aurait été moins menacée par le christianisme.

a- Le soubassement religieux de la culture authentique


L’acculturation c’est que ta culture tu n’y as plus confiance, tu te plais à croire en d’autres
cultures qui te sont venues d’ailleurs. Donc le sereer c’est ça (…) croire en notre religion. Notre
religion qui est-ce qui l’a balayée ? Le catholicisme et l’islam. (Paris-Waly Faye, né en 1944,
Médecin à la retraite, religion sereer)

(…) toute la hiérarchie traditionnelle a été mise de côté à cause des religions. L’imam du village
ou le prêtre du village, dans leur façon de faire « ça c’est haram » …par exemple certains
imams qui ont fait le ndut quand ils sont entrés dans la religion ne veulent plus le ndut
pourquoi ? Parce que le ndut a un chef (…) d’autres enjeux de pouvoir sont là. Dans la société
traditionnelle il y a des circonstances où tout le monde est au même niveau. Aussi bien toi que

689
M. Diouf et M.C. Diop, « L’administration, les confréries religieuses et les paysanneries », art cit.
690
Ibid., p. 38.
691
M. Diouf, « Le clientélisme, la “technocratie” et après? », art cit. ; L.J. Beck, « Le clientélisme au Sénégal: un
adieu sans regrets? », art cit. ; Nim Casswell, « Autopsie de l’ONCAD: la politique arachidière au Sénégal, 1966-
1980 », Politique africaine, juin 1984, no 14, p. 39‑73.
692
Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1997, 306 p.
205
ton grand père quand il s’agit de problèmes sociaux à régler, c’est la capacité (…) à régler le
problème qui préoccupe. C’est pour ça que toutes les religions importées là que ce soit le
catholicisme ou l’islam, on n’a pas été les premiers à être dedans. Ils n’ont pas accepté toute la
structure traditionnelle, ils les ont combattues (…) nous on a dit catholique c’est bien, islam
c’est bien, ce qu’on faisait n’est pas bon et voilà. (Paris- Babacar Dieng, né en 1953, comptable,
musulman)

Ainsi, chez nos enquêtés, le déclin de la culture sereer est associé à l’effacement de la religion
traditionnelle qui serait la part la plus ancienne et authentique des cultures africaines.
L’authenticité culturelle qui, rappelons-le, est aussi au cœur de la réflexion sur la nation, en
vient à être assimilée au niveau de présence de la religion traditionnelle que Senghor lui-même
valorise693. Dans leur discours, elle est donc réhabilitée comme système de croyances valables,
y compris lorsque ce sont des religieux qui l’évoquent :
Vous dites que la culture sereer est indissociable de la religion sereer…
Oui…je l’ai dit, parce que tout simplement tout porte vers le sacré de toute façon. On se réfère
au sacré même au niveau de l’éducation de l’enfant. A la naissance de l’enfant, tu as vu les rites
qu’on fait et tout, on se réfère à Roog694, dans les champs quand on va semer, la première graine
on dit quelque chose en référence à Dieu. Quand on sort de la maison même chose. Tout ce que
le sereer fait au niveau de la culture c’est toujours en référence à Roog
En tant que prêtre ça n’est pas en opposition avec votre foi chrétienne ?
Non, disons que la religion traditionnelle a ses valeurs qui ne sont pas forcément opposées aux
valeurs chrétiennes. Dans ce sens je ne vois pas de syncrétisme, je ne vois pas de mal. Ce qui
ne pourrait pas aller avec la religion chrétienne c’est peut-être au niveau des intermédiaires.
Le sereer prie Dieu mais il passe forcément par les ancêtres, et comment il conçoit ces ancêtres-
là, c’est peut-être ça le problème… (Père Bienvenue, informateur)

Pélissier (1966) avait déjà tenté de régler ce problème des intermédiaires, les pangool, soulevé
par l’enquêté, en s’appuyant sur les thèses de Gravrand, en ces termes :
« la cartographie méthodique des arbres sacrés du Sine et l’étude des légendes les
concernant, l’ont convaincu [Gravrand] que les Pangol dont le service « polarise tout le
système religieux sérèr » sont « des hommes historiques, fondateurs de cités, héros ou
chefs de grandes familles, dont les tombes furent entretenues par des générations
d’admirateurs, et qui ont été spiritualisés par voie de culte »695. (…) « Ainsi les sacrifices
aux Pangol ne sont pas les manifestations d’un panthéisme naturaliste mais l’expression
d’un véritable culte des Ancêtres qui contribue puissamment à l’enracinement des Sérèr
à leur terroir et confère à leur comportement religieux une dimension historique. »696

Ainsi, si ces références n’ont pas été directement citées, la religion traditionnelle est, chez la
majorité des personnes, évoquée dans des termes plutôt neutres sinon valorisants. Quand cet
enquêté, religieux catholique, le rapproche du christianisme, dans la lignée des travaux de
Gravrand, certains enquêtés n’en parlent pas, mais tous sont dans une réhabilitation de la

693
Raphaël Ndiaye (2008) cite un extrait d’entretien avec le Président où ce dernier réaffirme sa foi chrétienne,
opposée aux pratiques animistes. Cependant, Senghor dans la préface à Cosaan de Gravrand (1983) relate un
évènement qui montre sa sensibilité à ces pratiques.
694
Dieu
695
P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, op. cit., p. 214.
696
Ibid., p. 215.
206
religion posée comme centrale dans la vie sereer traditionnelle. De cette démarche découle
naturellement le rejet des éléments identifiés comme ayant pu contrarier et menacer
l’authenticité culturelle et de manière générale la diversité des cultures sénégalaises :
l’homogénéisation culturelle portée par la wolofisation, assez étroitement associée à
l’islamisation dans cette génération.

b- Des dangers de l’islam au rejet du wolof

Certes, au catholicisme qui exigeait des nouveaux baptisés qu’ils abandonnent les pratiques
traditionnelles on reproche un certain rejet des structures traditionnelles, comme en témoigne
Etienne Sène, rencontré plus tôt. Seul chrétien de la famille, ayant rencontré la religion et l’école
en même temps, le commissaire de police, né de parents animistes qui le sont restés, est le seul
instruit de sa famille. Ses frères, cultivateurs au village sont eux devenus musulmans :
Il était difficile et jusqu’à maintenant, dès que tu es marié à deux femmes tu ne peux plus être
un chrétien, un catholique. La religion catholique est exigeante, c’est être présent aux offices,
surtout à l’époque. On te disait bon, faut pas avoir deux femmes du tout. Y’avait beaucoup
d’interdits. Et au village c’était pas très évident, les parents étaient souvent des animistes, les
grands enfants c’était souvent pareil, pour être catholique ça exigeait…un peu de temps, le
catéchisme, le baptême (…) l’autre religion n’avait pas toujours ces exigences d’avoir une
femme, de suivre le catéchisme (…) à l’époque y’avait un aspect de la culture qui était assez
difficilement conciliable avec la religion catholique parce que bon on disait déjà que y’a un
certain nombre de péchés, si ton père ou ta mère décède fallait pas faire de cérémonie, il faut
l’enterrer à la catholique et puis terminé. Alors ce qu’on appelait le xoy, cérémonie au cours
de laquelle des gens prédisaient, on disait que c’était un péché, faut pas aller là. Les ancêtres
avaient des pangool (…) ils avaient l’habitude d’aller sous l’arbre et de verser du lait, tuer une
vache, une chèvre, prier ou demander quelque chose. C’était interdit. Ça c’était la culture. C’est
ancré chez le sereer et tout cela était pour la religion catholique à laisser systématiquement, on
disait que c’était des péchés à ne pas commettre. Du coup c’était difficile pour les anciens qui
ont grandi dans cette culture de dire bon je vais laisser tout ça et de suivre la religion
catholique.
Parce que l’Islam permettait ces choses ?
Non plus mais l’islam n’est pas arrivé vite sur nos terres de l’intérieur du pays. C’est l’animisme
qui dominait, ce n’est pas comme les villages de la côte où les gens ont adopté plus tôt la religion
chrétienne…ça c’est une vérité qui freinait l’adhésion des gens à la religion catholique et
jusqu’à aujourd’hui on le sent de nombreux chrétiens sont en quelque sorte hybrides. Ils vont à
l’église mais quand ça chauffe, ils vont voir les pangool (…) c’est ancré, c’est sénégalais même
africain. (Dakar- Etienne Sène, commissaire de police, né en 1955, catholique)

Alors qu’il évoque les pratiques religieuses dans sa famille, Etienne souligne une certaine
rigidité des premiers missionnaires, dont s’écartera plus tard l’inculturation chrétienne, comme
une contre-stratégie dans l’expansion chrétienne qui, jusqu’à aujourd’hui, reste perçue par de
nombreux villageois comme plus contraignante et moins adaptée à leur vie que la religion

207
musulmane697. Dans le même temps, l’exigence relevée dans la pratique de la religion
catholique tend à valider, pour ceux qui la pratiquent, encore plus quand ils sont instruits, la
prépondérance dans leur structuration personnelle et sociale, d’une éducation morale à tous les
niveaux : ethnique, scolaire et religieuse. Raphaël Ndiaye avance notamment que le dialogue
entre la religion traditionnelle qui, pour n’avoir jamais eu de prétentions universalistes, a été un
ferment de paix, et le christianisme ne peut qu’être fécond pour la paix sociale698. Ce qui, sans
être explicitement exprimé, tend à présenter la religion catholique comme potentiellement
moins dangereuse pour les structures traditionnelles que l’islam.
On peut adhérer à une religion tout en étant attaché donc à des valeurs traditionnelles. Les
valeurs traditionnelles n’ont jamais été en contradiction avec les religions non ! (…) Les Sereer
ont été les derniers à adhérer à l’islam et dans un autre domaine, ils étaient les premiers avec
les diolas dans le catholicisme. Ya des raisons, ce n’était pas fait comme ça par hasard (…)
(Paris- Babacar Dieng, né en 1953, comptable, musulman)

Se dessine donc une plus grande mise en cause de l’Islam, qui a imposé la religion par la force
de la guerre sur les terres sereer :
« (…) l’être singulier sereer c’est quelqu’un qui n’obéit qu’à son dieu, enfin, pas à son dieu, à
ses pangool (…) Eh bien, ils nous ont fait la guerre pour nous obliger à embrasser la religion
musulmane. Nous sommes la dernière région au Sénégal qui n’a jamais été soumise, que les
gens s’en souviennent (tapant sur la table). Puisque le sereer dans sa tête en gros ce qui le
caractérisait c’est le refus, (…) les européens ont compris ça, avec les sereer fallait pas trop les
bousculer. Les musulmans les halpulaar Cheikh Oumar Fouty, Maba Diahou Bâ, ben ils l’ont
payé cher ! (…) Le catholicisme est arrivé au Sénégal sans faire trop de mal, mais l’islam, à
commencer par les almoravides…Quand ma grand-mère me parlait de « sirin we, ey sirin
we699 » c’est dire comme ils les avaient terrorisés. Et moi vis-à-vis des prédicateurs sénégalais
(…) j’ai toujours peur, je soupçonne. Je ne peux pas supporter de mettre la télé et de voir des
gens qui parlent de Dieu, parce que ça, ça nous a terrorisés. Je ne l’ai pas vécu mais j’en ai
beaucoup entendu parler dans la famille, d’où le rôle de la tradition orale. Avant que je ne
découvre comment le corps de Maba Diahou a été démembré, eh bien ma grand-mère me le
racontait ! elle me disait « ya i mbarouna ka da lassrin e winwe mbago kaD700 » (Paris-Waly
Faye, né en 1944, Médecin à la retraite, religion sereer)

Alors que cet extrait accuse les premiers porteurs de la religion musulmane, chez la plupart des
enquêtés la perception de la religion musulmane est assez intimement associée aux visées
hégémoniques du groupe wolof. Originaire du Djeghem, une zone du Baol, cœur du bassin
arachidier, tardivement islamisée et christianisée, Rachel Diouf, catholique militante mais aussi
convaincue de la valeur des origines :

697
Cette question est aussi traitée par D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-
1955, op. cit. p456 sur les formes de résistances à la christianisation et p509 sur l’Islam comme facteur de refus
du christianisme.
698
Raphaël Ndiaye, « Quelques parallélismes entre religions africaines et christianisme en Afrique de l’Ouest »,
Paris-, Centre International Francophone d’Echange et de Réflexion (CIFER)/ Délégation permanente du Sénégal
près de l’UNESCO, 2008, p. 24. de la version imprimée.
699
« Les musulmans, hey les musulmans » ou « les marabouts, hey les marabouts »
700
Lorsqu’on l’a tué, on a du se le partager pour que les gens soient enfin libres (les combattants emmenèrent
chacun une preuve de la chute de l’expansionniste)
208
Les Sereer connaissent Dieu, ce mot existe dans notre langue, ça fait longtemps bien avant
l’arrivée des religions révélées que nous parlons d’un Dieu unique. Alors quel que soit le nom
que les gens veulent lui donner…le sereer est sensible à cette sorte de relativité. Roog sen ! ….
Le sereer aime sa liberté c’est pour cela qu’il respecte celle des autres. C’est pour cela que
jusqu’à présent chez les Sereer, dans une famille quelqu’un décide de changer de religion sans
problème (…) donc le fait qu’ils aient résisté à l’invasion musulmane en fuyant carrément des
zones et que par la suite, des villages entiers se sont convertis au catholicisme, les rend peu
sympathiques aux yeux de nos compatriotes à majorité musulmane (…) le sereer tient vraiment
à sa liberté. (Dakar- Rachel Diouf, employée de banque à la retraite, née en 1953, catholique)

Très sensible à ce qu’elle considère comme des agressions de l’environnement musulman


contre les Sereer, Rachel considère la résistance historique des Sereer aux religions et
particulièrement à l’Islam comme un trait distinctif, qui ne facilite pas l’intégration des
membres du groupe ethnique dans une société sénégalaise dominée par l’islam et les Wolof.
Particulièrement méfiante envers la langue wolof, elle remonte à son enfance pour tenter
d’expliquer les sources de ce qu’elle appelle une conscience prématurée du danger qu’elle
pouvait représenter :
Tu parles de conscience…comment ça s’est fait ?
Ben écoute je n’y ai pas bien réfléchi mais j’y pense pendant que tu poses la question… Je pense
que ça vient de loin. Le Père Bauman déjà au village, pour lui wolof c’était musulman, ce n’était
pas dit mais en réfléchissant, vu comment il ne voulait absolument pas en entendre parler je
crois que c’était ça. Tu as vu comment les choses sont configurées au village ? Nduud est là701,
la paroisse à coté et Mboot702 est là-bas. Nous n’allions pas à Mboot, les filles n’y allaient pas,
presque. Le marché, papa nous disait à la descente retrouvez moi chez Gor. De l’école à chez
Gor c’était une partie sereer nous n’entendions pas wolof. Donc nous n’allions pas à Mboot et
nous n’aimions pas particulièrement d’ailleurs. Tu peux connaître quelque chose et l’aimer ou
ne pas connaître et fantasmer. Moi j’ai eu la chance de connaître et de ne pas particulièrement
aimer. (Dakar- Rachel Diouf, employée de banque à la retraite, née en 1953, catholique.)

L’enquêtée découvrait presque en nous parlant, nous en discuterons longtemps après,


l’association dans sa représentation, du wolof et de l’Islam. Si l’expansionnisme de l’Islam dans
le contexte sénégalais est pour quelque chose dans l’accusation qui lui est faite ici de détruire
la culture sereer, il semble aussi que certains des enquêtés ont fini par endosser dans leur
discours et leur comportement l’attitude des missionnaires qui restaient méfiants vis-à-vis des
chefs musulmans, souvent Wolof, dont ils étaient les concurrents directs dans leurs zones
d’évangélisation. Si l’association entre le wolof et la religion a mis du temps à s’éclaircir dans
la pensée de Rachel c’est aussi parce que l’attitude de ses parents, eux-mêmes musulmans et
rétifs à la fréquentation de cette partie du village par leurs enfants, tend à confirmer l’idée que
ce sont les valeurs associées à leur groupe sereer qui étaient alors en jeu. De fait, c’est d’abord
autour du thème des valeurs, du caractère, que se sont cristallisées les distinctions entre groupes,
et particulièrement entre Sereer et Wolof. Cela est particulièrement frappant chez Mme Faye

701
Son quartier dans le village que je connais
702
Quartier dit « Escale » qui est en quelque sorte un embryon de ville et la capitale de la zone, avec marché et
boutiques mais aussi une population en partie non sereer
209
que nous avons rencontrée à Dakar. Née dans un village de la côte au début des années 1940,
installée à Dakar depuis 1961, utilisant le wolof comme langue de communication avec ses
enfants, elle explique :
Etre sereer c’était comment dirais-je…avoir une grande dignité. Quand on disait celle-là est
sereer, c’est une personne droite, sérieuse, une personne qui ne s’occupe pas de ce qui ne la
regarde pas. En tous cas le sereer c’était comme ça. Quand on devait gérer une caisse, on
cherchait un sereer pour lui confier cela.
Vous avez dit « c’était » ?
Avec le rapprochement des Wolof là actuellement, le sereer…on trouve quand même des
personnes qui gardent leur dignité. Mais y en a qui sont pires que les Wolof maintenant. (Dakar-
Mme Faye, institutrice à la retraite, née en 1940, catholique)

Si chez Mme Faye la défiance vis-à-vis des Wolof ne l’a pas empêchée d’adopter la langue
wolof en famille, elle va avoir comme conséquence spécifique chez la majorité des personnes
le rejet de la langue wolof, cette dernière étant vue comme le canal idéal de propagation des
valeurs négatives associées au groupe et à la ville dont il est le principal habitant. Ainsi, il est
courant de constater dans cette génération que peu de personnes s’expriment volontairement en
wolof, semblant préférer le sereer, souvent encore plus à l’aise en français. C’est ce que constate
en y réfléchissant cette jeune fille à propos d’un père qui l’aurait élevée comme une Sereer, à
Paris où elle est née :

« (…) c’est vrai que papa nous a toujours parlé en français, mais ça je pense que c’est en
général, ça n’est pas une volonté de ne pas nous parler sereer, mais même au Sénégal, il a
l’habitude de parler français aux gens, je ne sais pas d’où ça vient. Alors il va parler sereer
avec les gens qui ne comprennent pas français bien sûr, mais très souvent avec les jeunes qui
vont à l’école, il va parler français, ça c’est systématique (…) Quand il est à Dakar, il va très
peu parler wolof, il a une gêne vis-à-vis du wolof, il va préférer parler français, ça c’est très
bizarre… » (Paris- Pascaline Diouf, infirmière, née en 1984)
Si Pascaline ne s’explique pas ce malaise paternel avec la langue wolof, certains enquêtés
revendiquent un refus de pratique :
Je suis trop sereer (…) je vais te dire je suis allé deux ans dans l’armée, j’ai refusé de parler
wolof (…) dans le wolof vraiment y’avait trop d’injures et je considère trop mes parents pour
prendre le risque de les faire insulter, et le wolof s’amuse avec ça. A ma libération, j’ai parlé
ils étaient ébahis (…) Je trouvais ça insolent et vulgaire…bon aujourd’hui je peux dire que
c’était les gens et non la langue. (Dakar- Augustin Faye, agent de sécurité à la retraite, né en
1949 catholique)

Etienne Sène avoue même ne pas s’être appliqué à apprendre le wolof, et tire de sa faible
maîtrise une certaine fierté :
(…) Pour vous dire aujourd’hui je vous parle un mauvais wolof. Je n’ai jamais…d’abord je me
suis dit que je suis sereer je garde ma culture, sur tous les plans, ma langue, mon diom ma
manière de faire (…) et pour moi c’est mon trésor, je ne veux même pas jouer avec. Je garde
ma langue, bien que (petit soupir et air un peu embarrassé) … j’essaie de parler le wolof pour
me faire comprendre, avec ceux-là avec qui je travaille, je discute et tout ça, mais ça n’est pas
du tout ma préoccupation majeure de comprendre cette langue-là (…). Ma préoccupation c’est
juste de me faire comprendre, mais comprendre au point de…ce n’est pas mon objectif et dès

210
que je sais que vous êtes sereer je vous parle sereer, même à Paris là-bas là (rires) ((Dakar-
Etienne Sène, commissaire de police, né en 1952, catholique)

Malgré la méfiance que suscitait la langue, certains, comme Rachel qui se félicite aujourd’hui
de la pratiquer utilement à l’église, ont pu faire un parcours qui les a menés à même apprécier
la langue wolof, considérée comme belle et utile. Cela ne les empêchera pas d’en avoir une
pratique mesurée, redoutant de ne plus avoir de place pour le sereer :
Parler wolof là-bas peut t’empêcher de parler sereer ici ?
Non, parce que moi aujourd’hui, depuis que j’habitais à [], j’allais à la prière et je voyais des
gens qui ne savaient pas ce que disait la parole du jour. Un jour quelqu’un a lu la parole en
français, j’ai pris la bible et j’ai improvisé en wolof pour faire bénéficier les autres, c’est devenu
systématique là-bas (..). J’ai fait de même ici, j’ai encouragé ceux qui n’étaient pas instruits à
venir, et maintenant je peux te dire que je comprends très bien le wolof. (…) C’est vrai, il y a
quelque chose à atténuer dans cette réaction de rejet du wolof, ça n’est qu’une langue. Mais
attention, wolof a redang o kin oum lemong ka yaf nguin. A rokang ou wat !703 (Dakar- Rachel
Diouf, employée de banque à la retraite, née en 1953, catholique)

Au Sénégal, la politique linguistique impulsée lors des indépendances, et encore en vigueur,


posant le français comme langue officielle, a aussi indirectement légitimé la défiance des Sereer
et autres groupes ruraux envers le wolof. En effet, si l’adoption du français comme langue
officielle au sortir des indépendances découlait certainement d’une volonté particulière de
modernisation, d’ouverture au monde à travers la langue française, elle n’est pas exempte d’un
refus d’officialiser une des langues dites nationales, comme langue officielle au détriment des
autres. Dans tous les cas, la position consistant à faire du français la langue d’Etat et à
promouvoir toutes les autres langues locales comme langues nationales a été interprétée par les
linguistes comme un refus d’avoir une vraie politique linguistique704. L’on voit bien comment
la mobilisation et la valorisation de l’ethnicité en devient un outil de positionnement social
moderne, tentant de s’opposer d’un côté au modèle dominant et de reléguer de l’autre l’image
du paysan fermé au progrès et attaché à sa terre. Dans le Sénégal des indépendances, les lettrés,
élites intellectuelles de l’ère senghorienne, n’ont pas travaillé qu’à une « réévaluation des
stéréotypes en vigueur sur les Serer »705 , ils ont aussi cherché à contourner l’axe central du
jeune Etat en en proposant un nouveau qui leur soit de plus en plus avantageux.

c- « Vertus » sociales de la sérérité.


« Les Sereer aujourd’hui, je leur dis toujours que à partir du moment où vous avez pris congé
des pangool, vous pouvez toujours courir ! (…) auparavant quand on prédisait c’est parce que
par l’intermédiaire des pangool, soit en forme de songe ou en forme de pressentiment, quelque
chose te disait ça. Mais maintenant, si tu as ton chapelet, tu vas à la Mecque, après tu viens te
mettre à Dakar et dire je suis un saltigué…c’est fini !!! (avec force). C’est pour ça que je dis

703
« (…) si la langue wolof était une personne je te dirais qu’elle est envahissante. Quand elle entre, tu sors ! »
704
Cécile Canut, « À la frontière des langues. Figures de la démarcation », Cahiers d’études africaines, 2001,
vol. 163‑164, no 3‑4, p. 443‑464.
705
É. Smith, « “Senghor voulait qu’on soit tous des Senghor” », art cit, p. 96.
211
les Sereer, ils occupent peut-être des postes techniques peut-être importants, mais ils ne
joueront plus le premier rôle. » (Paris-Waly Faye, né en 1944, Médecin à la retraite, religion
sereer)

Un des enjeux de l’éducation sereer, c’est qu’elle permettait, aux yeux de cette génération,
d’inscrire l’individu dans une trajectoire de réussite ou au moins qui lui donne toutes les chances
pour se réaliser, c’est-à-dire pour être socialement utile et performant. Dans cette perspective,
alors même que l’organisation qui sous-tend la pratique de l’Islam dans le milieu paysan
promeut l’activité agricole, cette religion se présente à cette génération instruite et partie du
village comme le principal danger pour l’ethnicité sereer, donc pour l’éducation morale qu’elle
dispensait. Privilégiant le wolof et l’arabe comme langues de prière et de communication,
reléguant les langues locales au rang de langues païennes et porteuses de contenu mystique,
l’islam aurait imposé, en plus d’avoir favorisé la disparition de certaines pratiques
traditionnelles, le wolof dans plusieurs localités :

« Depuis quelques décennies, le pays seereer a été dévasté de tous bords par des
« coteries maraboutiques », qui cherchent non seulement à islamiser le pays, mais à
« désérériser » ses habitants et à démanteler les structures traditionnelles de la société
seereer. Certaines pratiques ancestrales sont maudites ou interdites par certains
prosélytes zélés, qui n’ont même pas épargné les parlers des paysans. Comme nous
l’avons dit, dans certains milieux récemment islamisés, la langue seereer a été remplacée
par le Wolof. Non seulement le seereer converti cesse de parler sa langue maternelle et
rompt avec la tradition, mais encore il interdit à tous les membres de sa famille d’en
user dans leur conversation. »706

Si le catholicisme avait bien été réfractaire aux rites traditionnels, la stratégie de


l’« inculturation » a favorisé un rapprochement entre systèmes de valeurs a priori différents,
permettant une réinterprétation moins conflictuelle à travers l’idée d’une identité pouvant être
double707, dans l’enracinement d’un côté et l’ouverture de l’autre. Une des premières
conséquences de cette approche est l’impression, chez des personnes qui pourtant s’en
éloignent, de la permanence et de la pureté du système traditionnel en elles. C’est dans cette
idéologie que puise la majorité des discours de nos enquêtés. En effet, en changeant de
perspective, l’église du Sénégal a fait de l’adhésion à la religion chrétienne dans les campagnes,
non plus une simple démarche religieuse, mais, en particulier lorsqu’elle est associée à
l’instruction, un vrai outil de positionnement social face à un système central sélectif et
dorénavant rejeté par ceux qu’il exclut de fait, ceux qui sont issus des « périphéries », tenues à

706
I.L. Thiaw, « La religiosité des sereer avant et pendant leur islamisation. », art cit, p. p19 de la version imprimée.
707
Michel Giraud, « Mythes et stratégies de la « double identité » », L’homme et la société, 1987, La mode des
identités, no 83, p. 59‑67.
212
la marge ou subordonnées au modèle708. S’adressant d’abord à ces populations exclues du
système, et celles encore disponibles pour l’évangélisation, le christianisme adaptera son
message à leurs réalités et mettra à leur disposition des ressources auxquelles elles n’avaient
pas accès, notamment l’instruction. La mission catholique favorisera ainsi l’émergence d’une
classe indigène instruite. Cette dernière se distingue des évolués des villes, souvent instruits
depuis plusieurs générations, par les revendications qu’elle est capable de porter pour les
populations rurales qui se sentent délaissées. C’est ainsi que le plus emblématique de ses
représentants, Senghor, sera élu Président du Sénégal en cultivant un intérêt réciproque pour
« les instituteurs et les notables traditionnels », face à des adversaires issus des Quatre
Communes, plutôt associés aux « commerçants et aux fonctionnaires installés »709. Cette classe
de ruraux lettrés se distingue aussi de l’élite économique du monde paysan qui est au cœur du
système. Ainsi, si l’instruction, souvent couplée à la christianisation dans les villages sereer à
l’époque, peut passer chez certains aujourd’hui pour la véritable source de transformation du
système traditionnel, les générations de ruraux lettrés concernés intègrent au contraire
majoritairement le discours qui rapproche les deux systèmes de valeur710 et mettent en place des
modes de fonctionnement tendant à les combiner pour légitimer leur place dans la société
moderne. L’instruction pour ces générations de ruraux lettrés, comme l’éducation
traditionnelle, permet de se distinguer non seulement de la masse ouvrière citadine pas éduquée
et exposée aux perversions de la ville, mais aussi de la masse paysanne islamisée, associée aux
Wolof et plus exposée au manque d’authenticité culturelle alors même qu’elle demeure
paysanne. Cette perspective confirme bien les analyses de Gastellu traitant des « opportunités »
religieuses comme élitaires, dans le christianisme comme dans le mouridisme711. Se trouve ainsi
mis en place le discours moral de l’ethnicité par les lettrés, alors minoritaires, mais importants
par les circonstances de leur émergence et du rôle qu’ils jouent, pour leurs zones rurales
d’origine, dans les villes. Mais dans un pays où « (…) l’islam, qui avait été considéré pendant
longtemps par beaucoup de sénégalais comme une force étrangère à leur milieu, devint un foyer
de résistance à l’autorité française »712, quel avenir pour une représentation ethnique associée à
l’instruction, et donc aux circonstances de la colonisation et des missions catholiques qui l’ont

708
Mamadou Diouf, Histoire du Sénégal : le modèle islamo-wolof et ses périphéries, Paris, Maisonneuve &
Larose, 2001, p. 161.
709
É. Smith, « “Senghor voulait qu’on soit tous des Senghor” », art cit, p. 92.
710
Ce travail a été longuement mené par le père Gravrand, qui a travaillé sur les similitudes entre religion sereer
et catholique. Il sera beaucoup moins fait dans le cas de l’islam. Le travail que nous connaissons est celui de Issa
Laye Thiaw qui espère « apporter notre modeste contribution au dialogue spirituel entre l’Islam et la religion
négro-africaine seereer. Il n’est pas facile de traiter un tel sujet, en raison de l’absence d’un dialogue spirituel
entre l’Islam et la religion traditionnelle des Seereer. » in I.L. Thiaw, « La religiosité des sereer avant et pendant
leur islamisation. », art cit. P1
711
J.-M. Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, op. cit.
712
Johnson 1971 :125, cité par M. Diouf, « Le clientélisme, la “technocratie” et après? », art cit, p. 242.
213
amenée au Sénégal ? Auparavant, comment ces personnes vont-elles s’organiser pour
transmettre à leur tour cette morale sereer ?

Section 2- L’imprégnation comme mode « naturel » de


transmission et ses adaptations

La référence à la lignée est ici caractéristique, et avant de lier l’enfant à ses grands-parents et
ancêtres, elle est concrètement le lien de sang qui l’unit à ses parents, en particulier à un nom
paternel, bien plus agissant dans le quotidien que la lignée maternelle donnée pour essentielle
dans la société traditionnelle sereer.

2-1 « Tu es ce que tu es »
Sereer moh ke713parce qu’il y’aura toujours des gens qui ont ça dans le sang. (Dakar- Françoise Sarr,
archiviste, née en 1954, catholique)

La légitimité familiale par le partage du sang semble la première étape de toute reconnaissance
d’appartenance et de toute intégration familiale. Elle est significative en ce qui concerne
l’ethnicité qui se vit comme un prolongement du lien primordial de filiation. Chez les personnes
proches d’un rapport nostalgique à la culture, le manque de distance entre ce qu’ils sont et la
socialisation qu’ils ont connue rend la naissance centrale dans la perception de la transmission,
cette dernière étant contenue dans l’acte même de naître de parents sereer. Incorporée aux
parents, l’ethnicité se transfèrerait en quelque sorte, naturellement, à leurs enfants dès la
naissance. Dans le cas qui nous intéresse, cette conception entérine a priori non seulement
l’appartenance de l’enfant au groupe, mais aussi sa possession des éléments caractéristiques de
cette appartenance. Cette perspective peut alors mener à un attachement fort des enfants au legs
parental, mais dans le même temps à la manifestation d’une certaine frustration due au constat,
à la suite de la comparaison avec l’expérience parentale, que la naissance n’a pas suffi à les
doter de certains éléments associés aux origines.

2-1-1 Importance de la lignée et naturalisation de l’appartenance ethnique

Même après avoir développé toute une réflexion sur les conditions particulières qui ont fait
d’elles ce qu’elles sont, souvent posées comme très différentes des conditions de leurs enfants,

713
Le sereer ne sera pas perdu parce que…
214
les personnes restent étonnées, sinon choquées, devant la question, souvent perçue comme
provocatrice, consistant à savoir si leurs enfants sont aussi sereer.
Je ne dis pas que ce que nos parents nous ont appris, on ne peut pas tout leur donner parce que
c’est pas le même vécu quand même. Nous on est né on a grandi là-bas, on était vraiment dans
le bain (…) Quelque part aussi, ce qui nous reste de ça c’est ce que nous sommes. Eux quel que
soit leur milieu de vie, leurs fréquentations, ce peu de sereer là de nous, ils l’auront. Demain,
ils vont passer et entendre quelqu’un parler sereer ils sauront qu’il est sereer. Peut- être qu’ils
auront l’occasion de dire ah moi je suis sereer !
Ils se disent sereer vos enfants?
Mais bien sûr ! (air choqué au point que je m’excuse !) ton père et ta mère sont sereer, tu ne
peux être que sereer !! (…) tu es né sereer bon peut être encore si l’un des parents n’est pas
sereer tu peux dire je suis moitié moitié. Mais nous ici là où on est assis là, les enfants de […]
et moi, ici les enfants ils sont sereer à 100% ! d’accord ? rires
(Paris- Awa Dieng (épouse Babacar Dieng) auxiliaire de puériculture, née en 1965,
musulmane)

Quels que soient les développements faits sur l’ethnicité, sa relativité et ses transformations,
lorsqu’il s’agit de reconnaître la sérérité des enfants, aucun parent ne flanche : même lorsque le
conjoint n’est pas sereer, le parent interrogé invoque son sang et leur nom de famille, qui ne
laissent pas de place au doute. On retrouve là la croyance aux origines communes qui veut que
les caractères soient transférables par le sang. L’appartenance ethnique est non plus un
processus, une dynamique, mais un acte posé à la naissance, dans un processus qui dépasse le
transmetteur comme le receveur des qualités en jeu. Cette perspective permet à des parents de
faire des constats qui tendent à leur confirmer la force du sang dans l’acquisition d’un héritage
qu’ils n’ont pourtant pas eu à transmettre de manière active. Séparée de son père depuis sa petite
enfance à la suite du divorce de ses parents, Suzanne raconte :
Je sais que mon père il me dit souvent toi c’est bien, tu es une vraie sereer tu es une bosseuse.
Parce que quand il m’appelle et que je le rappelle trois heures après parce que je viens de
rentrer du travail en disant je viens d’arriver à 22h30, il me dit « wagor Sarr, sereer tigui o
refo, sereer ka diala714 (Paris- Suzanne Sarr (fille de Marie-Kangué) née en 1981, chargée de
clientèle)

S’il attribue régulièrement cette qualité de travailleur que détient sa fille au fait d’être sereer, le
père semble mettre de côté le rôle de la mère, Marie-Kangué, et des personnes qui ont été en
charge de l’éducation d’une fille avec laquelle il n’a pas vécu, dans l’acquisition des qualités
qu’il lui reconnaît. En effet, née peu avant la séparation de ses parents, Suzanne n’a jamais vécu
avec son père, elle a passé sa petite enfance avec sa mère qui l’a confiée ensuite à sa sœur pour
venir travailler en France où elle fera venir sa fille quelques années plus tard. Le parcours de
Suzanne reste plus marqué par le départ et les sacrifices que sa mère a consentis pour l’éduquer
elle et ses grands-frères. Si elle a de très bonnes relations avec son père, il n’aurait pu

714
Wagor = terme d’encouragement, proche de « bravo » (le fait d’appeler sa fille par son nom de famille est une
pratique courante et peut être signe d’affection chez les sereer) tu es une vraie sereer, le sereer est travailleur.
215
l’influencer autrement que par une présence lointaine, présence qu‘il tend, par ses appréciations
répétées à sa fille sur son caractère non seulement de sereer mais de « sasarr»,715 à rendre
déterminante dans la formation de son enfant. A l’idée d’une appartenance ethnique qui passe
par le sang est ainsi naturellement rattachée l’importance du nom de famille :
Voilà, je leur ai dit je ne vous laisserai pas de l’argent c’est sûr, mais au moins cette culture
que vous pouvez métisser, ça fera de vous des gens qui ne passeront pas inaperçus.
Est-ce qu’ils se disent sereer ?
Mais attends quelqu’un qui s’appelle Faye ne peut pas ne pas se dire sereer !
Oui mais est-ce leur cas ?
Mais oui, naturellement ! (Paris-Waly Faye, né en 1944, Médecin à la retraite, religion sereer)

Dotant son porteur de qualités dont la première reste l’appartenance au groupe, le nom de
famille consacre aussi l’appartenance à une lignée immédiatement identifiable, celle du père.

Ces premiers exemples sont typiques d’une appartenance conclue par le sang qui ouvre les
perspectives d’une transmission « naturelle », c’est-à-dire ici, d’une éducation qui, parce
qu’elle est contenue dans les veines des parents, ne se formalisera pas. Dans cette transmission
sous forme de legs, ni les parents ni les enfants n’auront vraiment choisi les attributs liés au
nom ou à l’appartenance, plus rarement évoquée, à la lignée maternelle. Ils ne se choisissent
pas. Cette passivité des acteurs, induite par la naturalité du transfert, caractérise réellement ce
que nous pouvons appeler le premier palier de la transmission par imprégnation, qui ici est de
l’ordre de l’incorporation pure, de naissance. Dans la logique de l’ethnicisation, cette croyance
devient aussi structurante chez les enfants de ces personnes. Cependant, elle met parallèlement
au jour leurs regrets quant à ce que l’on pourrait appeler leurs performances « culturelles »,
c’est-à-dire les ressources en termes d’informations et de pratiques concrètes pouvant constituer
le contenu du modèle paternel, qui lui se structure principalement autour de l’éducation morale
dont l’ethnicité serait porteuse. Le processus de transmission confronte ainsi les parents à une
exigence de caractérisation plus fine de l’ethnicité, réclamée par leurs enfants.

2-1-2 Légitimation naturelle et sentiment d’incomplétude des enfants.


Je me sens sereer parce que mes parents et mes grands-parents sont sereer ! (Pierrette (fille de
Mme Faye), née en 1975, secrétaire, catholique)

oui pour moi je suis sereer parce que je suis née dans une famille sereer. (…) C’est tout à fait
naturel, donc, franchement, je suis quelqu’un, j’ai une foi comment on dit ça, une foi naïve quoi,
je ne me pose pas certaines questions (…) juste je me dis que ce serait quand même bien
d’approfondir certaines choses, de connaître un tout petit peu la culture... (Paris-Rose Sarr,
née en 1980 à Dakar, juriste)

715
Personne portant le nom de famille Sarr
216
Tout comme les parents sont convaincus de la transmission par le sang, les enfants se pensent
spontanément comme sereer et se définissent comme tels. Le sentiment d’appartenance chez
les enfants de personnes proches d’un rapport nostalgique aux origines semble pourtant aller de
pair avec un sentiment de l’ordre de l’incomplétude chez les enfants. Alors que Pierrette se sent
sereer « même si elle ne parle pas la langue », Rose se sent sereer « même si elle ignore
beaucoup de choses riches de la culture ». C’est dans cette tonalité que se passeront toujours
les rencontres avec la seconde génération ici concernée. Si les enfants sont en majorité, comme
les parents, fiers des origines qu’ils investissent souvent intensément, ils seront toujours à la
recherche des éléments identifiés comme ayant manqué à leur socialisation familiale :
Par exemple récemment nous sommes allés dans un champ, en allant vers Thiadiaye là-bas.
Des évangélistes ont plusieurs hectares et un projet agricole là-bas. Et parce qu’ils ont mis un
grillage et tout, la forêt est revenue et mon père a vu là-bas des arbres qu’il n’avait pas revus
depuis. Et c’était « tu connais ça ? tu connais ça ? » Y en a que je connaissais, mais y en a
beaucoup que je ne connaissais pas du tout ! et il s’étonnait ah bon ? comment ça se fait ? et je
disais mais papa attends, c’était des plantes qui sortaient en décembre, moi je n’ai jamais été
en décembre au village (…) il ne se rend pas compte qu’on n’était là-bas que l’été (hivernage),
sinon, à la toussaint rapidement et pour la fête patronale, c’est là courant avril, pour un week-
end. Comment je peux donc connaître des spécimens qui sortent en décembre ? Et là il dit ah
oui c’est vrai, il réalise…y avait un autre jeune sereer qui était surpris parce qu’on avait bien
discuté et tout et il devait penser que je maitrisais tout et là, la flore il voyait que j’étais largué,
très limité. (Paris et Dakar, François Faye (fils de Martin Faye), né en 1972, commercial,
catholique)

Ainsi, chez François, avec qui nous ferons plus ample connaissance, la flore est un domaine,
parmi d’autres, qu’il ignore et qui le met quelque peu mal à l’aise avec le guide face à qui il
manque de passer pour un imposteur après avoir renvoyé l’image d’une aisance, notamment
dans la langue, plus largement dans l’environnement villageois. Si François se savait ignorant
de cette « science », cette promenade non seulement le lui confirme mais le met en face de la
surprise d’un père qui lui aussi, prenait ces choses pour acquises, même si rien dans l’expérience
du fils ne l’eût permis. Le sentiment d’incomplétude sonne donc d’autant plus fort chez ces
enfants que leurs parents n’ont jamais douté de leur ancrage ethnique et culturel par la
naissance. Nous verrons que si tous les parents n’y ont pas « travaillé » de la même façon, ils
ont tous, dans leur démarche d’éducation, pu présenter un cadre si valorisé que les enfants,
malgré ce qui a pu leur en être transmis, considèrent toujours a posteriori avoir beaucoup de
manques. Ainsi, alors que Gayki, pour sa part, a été élevé d’une manière qu’il considérait
comme d’autant plus sereer que, contrairement à des familles comme celle de François, ses
parents lui ont appris la langue sereer, la lecture de l’histoire paternelle ébranle ses certitudes
et le projette lui aussi dans une forme de quête :
Mon père a fait le ndut, le vrai, nous on a eu un faux ndut. (…) ce n’est pas un vrai ndut organisé
comme au village on prend les gens on les amène pendant 45 jours à 2 mois dans la forêt, on a

217
eu des bribes quoi, des bribes (…) avec mon père et mes oncles, on a eu quelques éléments de
transmission…
Tu veux dire qu’ils l’ont adapté pour vous ?
Voilà…je ne suis pas un vrai (rires)
Ah c’est comme ça que tu l’interprètes ?
Non, je rigole…silence…
Tu considères que tu as eu une éducation sereer ?
Non…non, ça c’est très intéressant parce que (…) mon père a écrit (…), il m’a donné son
manuscrit à relire (…) j’avais toujours cru que j’avais été éduqué en vrai sereer. Mais quand
j’ai lu le livre, je me suis rendu compte du manque…lui a été éduqué en vrai sereer, il m’a
transmis un certain nombre de choses, on a voyagé, il tenait à sa culture, mais je n’ai pas eu
une éducation sereer (intonation très claire et définitive) et je me suis rendu compte du gros pan
et du gros bloc qui me manquaient quand j’ai lu son livre. (…) je croyais que je connaissais la
culture…
Donc si j’étais venu il y a un an tu aurais répondu oui à cette question ?
J’aurais dit oui dans mon éducation mon vieux a essayé de me transmettre sa culture, il était en
même temps ouvert sur le reste du monde ok, mais j’avais le sentiment d’être très imprégné de
la culture et je me suis rendu compte que non…que non quoi, qu’il me manquait beaucoup de
choses. (Dakar- Gayki Faye, né en 1975, cardiologue, musulman)

Malgré un sentiment profond d’appartenance, Gayki, François, Rose, Suzanne, parmi d’autres,
quelle que soit la manière dont leur famille s’y est prise, se voient toujours comme des Sereer
imparfaits, comparés à leurs parents, mais aussi à ce que leur apprend la lecture d’histoires et
d’ouvrages traitant de la culture sereer. Ainsi, si les parents arrivent à mettre en mots
aujourd’hui les caractéristiques « culturelles » des cadres qui les ont formés, voire ont pu faire
des efforts particuliers dans la mise en place d’un cadre qui leur semblait favorable à une
éducation sereer, leur perspective première sur les origines sera fortement questionnée par leurs
enfants dont le contexte de socialisation appelle des critères plus concrets. Une constante chez
les enfants sera donc une recherche personnelle, puis une tentative de transmission au sein de
leurs propres familles, de la part de culture sereer qu’ils identifient comme leur ayant le plus
manqué dans l’éducation familiale et qui en devient essentielle. On entrevoit déjà que même si
les parents sont ici d’abord préoccupés par une certaine forme d’éducation, leurs enfants seront
eux confrontés à un travail d’identification des attributs associés à leur ethnicité.

Si donc l’imprégnation est la voie idéale par laquelle les personnes proches d’un rapport
nostalgique aux origines envisagent la transmission culturelle, elle se décline ici selon deux
principales tendances qui empruntent et éclairent les voies de l’ethnicisation en train de se faire.
La première que nous appellerons « imprégnation classique » est celle qui finalement
caractérise le mieux cette modalité de transmission telle qu’elle est envisagée de manière
typique, soit une action qui ne semble pas se préparer mais simplement se réaliser et dont le
bilan est ici tiré a posteriori. Cette forme de transmission semble d’autant plus caractéristique
du rapport nostalgique aux origines qu’elle rassemble majoritairement et les personnes les plus

218
âgées de l’échantillon et celles qui vivent en France, dont on peut supposer que l’éloignement
des origines est plus marqué que pour les plus jeunes de l’échantillon et ceux qui se trouvent
encore au Sénégal. Ce sont donc majoritairement ces dernières personnes qui seront concernées
par la seconde tendance identifiée dans la transmission par imprégnation. Celle-là consiste à
mettre en place l’imprégnation dans un cadre pensé et prévu pour cet effet, nous pouvons
l’appeler « imprégnation encadrée ». Ainsi, l’idéalisation des origines persiste mais semble de
moins en moins naturalisée au fur et à mesure de la conscientisation ethnique par la situation
d’éducation des enfants. Si les premiers semblent convaincus de la qualité et de la force des
origines, celles-là se présentent moins comme la finalité des pratiques éducatives que comme
un point de départ. Chez les seconds la qualité des origines devient exclusive et oriente
dorénavant les pratiques éducatives qui ont l’ethnicisation comme premier objectif.

2-2 « Sois ce que tu es » ou la modalité de transmission par « imprégnation


classique »

L’imprégnation classique se caractérise par le fait que la limite entre transmission par le sang
et orientation de l’éducation n’est ici pas vraiment tranchée. Les parents s’inscrivent
spontanément dans une logique de filiation de sang, qui peut, selon les circonstances de vie de
nos enquêtés éloignés des zones d’origine, s’appuyer sur des contes, le partage d’anecdotes
familiales, parfois d’histoires villageoises, toujours pour la mise en valeur des qualités
supposées du groupe d’appartenance. Le souci de transmission par imprégnation s’attache ici à
ce qui paraît le plus important pour les enquêtés concernés : une certaine vision du monde, une
singularité et une différence commandées par les origines et tournant moins autour de la
pratique de la langue qu’autour du comportement et des valeurs morales. Un mouvement se
met en place mais qui n’est pas « réfléchi », « pensé », car envisagé comme naturel, dans une
perspective qui ne s’avise pas de questionner les rôles du cercle plus immédiat de socialisation
de l’enfant, comme celui de la mère, dans le processus d’ethnicisation en ville. Tentons à
présent de suivre les rouages de cette entreprise d’ethnicisation.

2-2-1 Priorité à l’inculcation d’une certaine morale

L’esprit de la culture sereer quand ça te rentre dedans, quand bien même tu vivrais en milieu
urbain, tu resteras quand même quelqu’un qu’on n’embrigade pas dans des bandes, qui va
caillasser des bus etc. Tu diras, ce qu’on m’a raconté de mes origines m’interdit cela, je suis
indigne de faire des choses comme ça… C’est un remède. (Paris-Waly Faye, né en 1944, Médecin
à la retraite, religion sereer)

219
Arrivé en France à la fin des années 1960 grâce, dit-il, à la force de l’esprit sereer qu’il a en lui,
Waly, né dans un village du Sine au début des années 1940 y fait un parcours d’excellence et y
fonde une famille. Marié à une femme française, très occupé dans son travail, l’échange à
travers les contes et histoires fantastiques se présente pour lui comme la façon la plus pratique
de transmettre cet esprit sereer qui, dit-il, a fait de lui ce qu’il est :
(…) les pauvres, ils me voyaient rarement, je partais le matin je revenais tard, quand est-ce
qu’aurais-je eu le temps ? Donc j’ai utilisé le moyen le plus facile pour les initier à l’esprit
sereer, à la culture sereer. (…) C’est à dire la tradition orale, ça ne me coûtait rien, ils
s’asseyaient là, je leur disais des contes. La maman disait tu vas les traumatiser, c’était des
contes durs que je racontais, tout ça ils connaissent ! (Paris-Waly Faye, né en 1944, Médecin à
la retraite, religion sereer)

Le recours aux contes et mythes pour transmettre l’esprit sereer ne se justifie pas simplement
parce que les parents sont très occupés ; selon Waly, ce canal de transmission serait même
préférable à la pratique de la langue sereer avec ses enfants :
C’est-à-dire que parler la langue n’est pas forcément le meilleur gage. C’est l’esprit. La langue
n’est que le comment dirai-je une logomachie qu’on donne aux gens. La langue n’est pas
forcément…y a des gens qui parlent sereer mais néanmoins n’ayant pas reçu l’éducation, ils
pensent que sereer c’est tout simplement parler sereer, mais sereer ça n’est pas ce qu’on entend,
mais la symbolique qu’il y a derrière, ce que Nietzche appelle l’arrière-monde, ça il faut le
posséder. C’est à dire que on peut ne pas parler la langue et par exemple je ne parle pas l’italien
mais quand je suis en Italie on aurait dit que j’y ai vécu, c’est le seul endroit où je me plais et
pourtant je ne parle pas un mot d’italien. Ça alors, la langue certes il faut mais…(…) ils ont
retenu l’essentiel et c’est ça le trésor, c’est que l’essentiel de ce qu’on t’a enseigné tu le leur as
enseigné (…) (Paris-Waly Faye, né en 1944, Médecin à la retraite, religion sereer)

La langue n’est pas une condition nécessaire pour la transmission. Cependant, évoquant des
enfants équilibrés que nous n’aurons pas l’occasion de rencontrer, qui se comportent comme
des Sereer dans la société française, c’est-à-dire réussissent à l’école et dans le travail et de
surcroît ne se réclament d’aucune religion, Waly rajoute :
Si j’avais épousé une sénégalaise, à l’époque, ça, ils parleraient sereer ! (Paris-Waly Faye, né
en 1944, Médecin à la retraite, religion sereer)

La transmission de la langue requiert dans l’esprit de Waly la présence d’une épouse sereer qui
aurait travaillé à son acquisition pendant que lui, garant de l’éducation morale, réussirait cette
dernière, non par sa présence mais par le modèle qu’il représente : un battant venu des villages
vers la France et y évoluant dans les plus hautes sphères professionnelles. Waly, aujourd’hui
séparé de cette femme qui était d’après lui trop investie dans la pratique de la religion
chrétienne, dit savourer sa liberté retrouvée, notamment dans la pratique de la religion
traditionnelle dont il se réclame et pour laquelle il assure les libations dans son appartement
parisien. Si Waly est sans regrets concernant l’éducation de ses enfants, c’est donc avant tout
parce qu’il lui semble avoir fait l’essentiel, mais aussi, finalement, que les conditions qui
auraient pu mener à faire autrement n’étaient pas réunies. Cela sous-entendrait que ceux qui
220
sont en couple non mixte n’ont pas d’excuse sur ce point. Or, chez Ami et Babacar Dieng, tous
deux sereer, la transmission du système de valeurs semble aussi le meilleur gage de la sérérité,
bien plus qu’une langue que ne maîtrisent en l’occurrence pas les enfants :
(…) Les gens ne voient que la langue, parler le dialecte. Ça c’est…pas totalement acquis, le
sereer (langue) n’est pas acquis pour la majorité des gens qui vivent en ville. Parce qu’ils sont
très ouverts. Ce n’est pas le fait que les Sereer ne veulent pas enseigner, donner comme culture
la langue, c’est que le sereer est très ouvert. Quand on va en réunion, dès qu’il y a une ethnie
qui n’est pas sereer, le Sereer est tellement poli qu’il parle pour que tout le monde puisse
comprendre. Donc tu vois, même les parents font cet effort. Donc dire que je vais donner le
sereer aux enfants c’est pas ça, par contre dans la façon de vivre dans la façon de …y’a quelque
chose de sereer. L’éducation là oui. (…) les valeurs et les symboles petit à petit. Quand ils
étaient gamins, c’est-à-dire y a des contes (rires de la fille puis du papa) j’essayais de leur
raconter moun fo ndol716 tu vois y a des histoires comme ça qui comme je te le dis y avait ce qui
était écrit, on avait même acheté les Contes d’Amadou Coumba pour qu’ils aient des repères.
C’est des choses comme ça un enfant peut s’endormir comme ça, même au début s’ils ne
comprennent pas bien sereer, tu dis « moun fo ndol » mes enfants savent ce que ça veut dire
quoi. Et je leur traduisais ça réellement en sereer et leur dire l’histoire derrière pour qu’ils
comprennent rapidement en français, je traduisais les symboles (Paris- Babacar Dieng, né en
1953, comptable, musulman)

Babacar est né dans les villages de la côte sereer, non loin du village d’enfance de Senghor
comme il aime lui-même à le rappeler. Son épouse, Ami, plus jeune que lui, ne mérite pas
immédiatement sa place dans ce groupe générationnel, mais elle semble en phase avec son mari.
Originaire du même village que lui, elle évoque un système, l’école de la mission, où « tous les
gamins du village » sont passés et qui donne à voir que les Sereer sont tolérants vis-à-vis des
religions. Dans la famille Dieng, alors qu’Ami remet en perspective l’éducation sereer dans les
cadres de l’initiation et des rites traditionnels comme le mariage qu’elle aimerait voir sa fille
faire, tout en regrettant qu’ils se fassent avec les contraintes actuelles, et donc manquent quelque
peu de solidité, le père Babacar, qui semble avoir réfléchi à la question, préfère parler
d’éducation et de traduction des symboles. Il a le souci tout le long des échanges de ne pas
s’éloigner de ce qui reste essentiel pour lui, soit d’abord les qualités dont est porteuse l’ethnicité
sereer et qui distinguent ses membres des autres. Manquant de s’opposer à sa femme, il insiste
sur la liberté de pratique des enfants, tant de la religion que des propositions ethniques, cette
liberté devant néanmoins s’exprimer après que les parents ont accompli leur devoir de mise en
contact et de traduction. Tout comme Waly, Babacar considère qu’il y a un arrière-monde à
livrer à ses enfants. S’il semble, plus que Waly, s’en faire l’interprète pour ses enfants et même
favoriser, par le truchement de sa femme, la médiation de pratiques ethniques comme
l’initiation, que Waly n’a pas utilisées avec ses enfants, comme chez ce dernier, la langue n’a
pas été investie chez les Dieng. Pour assurer l’acquisition de ce qu’ils appellent la base, soit une

716
Histoires de Leuk le lièvre et Bouki l’hyène, classique sénégalais pour enfants tiré des contes populaires
sénégalais, notamment sereer, et publié par Léopold Sédar Senghor et Abdoulaye Sadji.
221
structuration morale sereer, ils se sont appuyés sur l’usage des contes et de la tradition orale,
mais aussi et surtout, sur l’exemplarité parentale.

Chez ces parents rencontrés en France, l’usage des contes et de la tradition orale, dans un
premier temps, ne s’est pas inscrit dans un particularisme ethnique, mais était une tentative de
rattachement de l’enfant à un univers « africain » plus large, l’essentiel étant de l’inscrire dans
une vision distinctive du monde, à partir de son point d’ancrage, la France. Cependant, ces
histoires semblent avoir fonctionné comme un pied dans la porte et ouvert à des échanges plus
personnels touchant à l’histoire directe de l’enfance du parent et au cadre de ses aventures
d’alors, le village d’origine. L’imaginaire, stimulé par les contes et les lointains (dans le temps
et l’espace) souvenirs d’enfant, ouvre à un intérêt pour le village particulier. Il permet alors
d’inscrire l’enfant et les échanges dans quelque chose de plus proche et semble même éveiller
le désir chez l’enfant de s’inscrire personnellement dans les tableaux décrits. C’est cette idée
qui fait dire à Waly, satisfait de ce qu’il a pu réaliser, que l’essentiel demeure dans le germe à
planter dans la tête d’enfants dont il ne doute pas qu’ils donneront naissance à la 3ème génération
de Sereer, qui elle serait européenne. N’ayant pas pu rencontrer les enfants de Waly, nous ne
pouvons pas donner d’éléments quant à leur positionnement vis-à-vis de ces origines qui
semblent aujourd’hui déterminantes pour leur père. Cependant, les échanges avec d’autres
enfants de personnes proches d’un rapport nostalgique aux origines semblent aller dans le sens
d’un legs valorisé et fructifiant.

2-2-2 Valorisation du legs parental et émergence des regrets

L’évocation par les enfants de leur propre relation aux origines tend à la valorisation du legs
parental. Cette dernière peut se révéler d’abord à travers la manière dont les enfants vont se
sentir non seulement attachés au village d’origine des parents, mais même comblés voire
réconciliés d’une certaine manière par la rencontre avec la zone d’origine des parents. La
rencontre avec le village donne souvent chair et vie à ce qui, en particulier pour les enfants qui
sont nés et ont grandi en France, restait une histoire si lointaine :
C’était en 2001 en fait, j’avais 17ans (…) ça faisait 9 ans qu’on n’était pas partis. C’était
un dépaysement total total total total total717… je…Tu sais quand tu es petit tu as des
souvenirs d’enfants mais tu oublies après, et donc …je suis retournée chaque année
depuis…vraiment j’ai eu comme une révélation, où je me suis vraiment…je savais qui
j’étais! et le fait que mes deux parents soient du même village ça fait que c’est encore autre
chose quoi ! c’est un avantage et vraiment là tu sens oui tu sens sais d’où tu es sais d’où

717
Répétition de l’enquêtée
222
vient ta famille, et même tu comprends les liens familiaux, les yateB718, les faap deB719 tout
ça c’est …c’est énorme ! (…) moi je sais que pour comprendre quelque chose il faut que je
le voie et que je le vive pour que ça me reste. Y a des gens comme ça quand on va leur
raconter des contes ou autres ça va leur rester en mémoire. Mais moi…vraiment quand tu
confrontes ça à la réalité tu comprends mieux le sens ! (Paris- Soukey Dieng (fille de
Babacar et Awa Dieng) née en 1984, assistante sociale)

Si d’après les mots de Soukey, la rencontre avec le village n’a pas toujours été source de
satisfaction, cette visite particulière, à un âge où elle est plus consciente des choses, sonne
comme un tournant dans sa compréhension des origines parentales, ainsi que d’elle-même.
Aînée de la famille, Soukey est très proche de ses parents et lors de nos échanges qui se font en
même temps, elle est souvent d’accord avec eux, en particulier avec le père qui, plus que la
mère, insiste sur les valeurs sereer. Les histoires familiales semblent avoir créé un lien qui ne
demandait alors qu’à être activé dans la rencontre physique. Rencontrée à Paris, Pascaline dont
nous n’avons pu rencontrer les parents va dans le même sens que Soukey :
Tu connais [nom du village]?
(…) Pour moi c’est juste important (…) Pour moi c’était juste une question que mes parents
étant originaires de là-bas il faut que je connaisse quoi. C’était inévitable. (…) en fait moi je
pars toujours du principe que ce que je suis je le dois à mes parents. Et mes parents, leur
éducation ils l’ont eue à [village]…pour moi c’est la source de ce que je suis en fait, c’est pour
ça que j’ai cherché à savoir à connaître, à creuser. Parce que mes parents ben ils nous en
parlent mais tant qu’on ne voit pas on ne peut pas toujours comprendre. (…) Ils nous ont raconté
leur enfance, comment ils ont grandi là-bas, comment étaient leurs parents…(…) ché pas ils ont
une manière de parler de [leur village], on a envie de s’accrocher en fait.
Quand tu es allée au village tu n’as pas été déçue ?
Pas du tout !(…) Le seul regret que j’ai c’est qu’eux m’en parlent à travers leur vision d’enfance
donc avec leurs parents, frères et sœurs, ce qu’ils ont vécu quand ils étaient petits, alors
qu’aujourd’hui, leurs parents n’y sont plus. Nous même quand on y va ils nous manquent.
(Paris- Pascaline Diouf, infirmière, née en 1984)

Les enfants ne valorisent pas juste le discours et le legs parental, ils poursuivent eux-mêmes,
par leur propre engagement l’attachement au village d’origine. Cependant, comme avec les
parents, ce lieu n’est pas valorisé pour lui-même, il l’est pour ce dont il est porteur. Si Pascaline
se voit aujourd’hui comme une jeune femme chanceuse d’avoir eu ces parents, personnes
respectées dans la « communauté » sereer parisienne, elle ne peut ignorer l’endroit qui les as
rendus dignes de ce respect. Imprégnée de l’histoire familiale, elle se sent aussi marquée que
ses parents, donc redevable aussi à cette source. Ces secondes générations sont forgées par
l’estime de parents qui se posent en référents dans des environnements différents. Lors de notre
rencontre avec la famille Dieng, alors que les parents évoquent, heureux, mais quelque peu
étonnés, l’amour de Soukey pour un village qu’elle fréquente dorénavant plus qu’eux, cette
dernière leur attribue cette responsabilité. Décrivant des parents intellectuels, vivant en France,

718
Petites sœurs de la mère.
719
Petits frères du père
223
mais demeurés simples et proches des gens du village, alors qu’elle observe que d’autres se
donnent des airs d’importance, elle les invite à se rendre compte de l’influence positive qu’ils
ont sur leurs enfants. Si elle vient de se marier à un non sereer, elle a déjà choisi son lieu
d’enterrement, le village des parents ; son mari verra s’il a envie d’y être avec elle. Ces enfants
sont fortement convaincus de la qualité des modèles parentaux, partant, de la culture à laquelle
ils furent imprégnés et qui leur a été transmise :
(…) j’ai l’impression que nous on a des valeurs que les autres n’ont pas… (…) J’ai l’impression
qu’il y a du wolof dans toutes les ethnies, alors que nous on a nos spécificités, les valeurs
sereer…Comment je peux dire ça ? L’honneur sereer déjà…je ne sais pas…long
silence…(Rires) là ça ne vient pas trop (rires)….y a des choses que je ne fais pas, que je ne
peux pas faire, que je ne ferai pas, c’est à cause de mon éducation, mes parents étaient sereer
et tenaient vraiment à leur sérérité. Y a des choses que je ne ferai jamais, que je m’interdis de
faire (…) Ma façon de vivre déjà, surtout mes relations avec les autres, je préfère avoir des
relations saines et basées sur le respect (…) Je ne ferai jamais des choses qui vont à l’encontre
de mon éducation pour de l’argent. C’est ce que j’ai vu ici, on est en France hein, j’ai vu plein
de choses comme ça mais je peux pas, ma maman m’a inculqué des valeurs fortes et je n’irai
jamais à l’encontre de ça…(Paris- Mame-Diouma, née en 1965, institutrice, musulmane)

S’ils se défendent de tout ethnocentrisme, et on verra qu’ils sont souvent engagés, plus que
leurs parents, dans des mariages mixtes, leurs discours révèlent une profonde fierté de leurs
parents, des origines et de l’appartenance sereer :
Pour moi y a des valeurs partout, nous en tant que sereer il y a quand même des choses à
préserver. Je n’ai pas peur de l’uniformisation, j’en ai pas peur, j’ai une femme hollandaise,
j’apprends le chinois, avant j’ai fait du roumain, je n’ai pas peur des influences, mais je trouve
que d’un autre côté, il faut garder ce que tu peux avoir de bon dans ta propre culture. Je pense
qu’il y en a dans le sereer, il faut les préserver, il faut être conscient que si toi tu ne le fais pas,
quelqu’un d’autre ne viendra pas le faire à ta place. Ça serait dommage…y a vraiment des
choses à perdre
Et c’est quoi ça ces choses ?
Rires (il s’arrange dans son assise et fait heun ! (position de détermination et de fierté).
Récemment il y a eu un tournoi de lutte. C’est Gaston Mbengue le promoteur qui organise et il
dit « oh là là, l’organisation, c’était tellement facile, tellement simple », parce qu’il a fait un
tournoi de lutte sans frappe. La lutte sans frappe, il n’y a presque que des Sereer. Le stade était
plein, mais il n’y a pas eu de bagarre y a rien, il n’a pas fallu amener de gendarmes. Et il
s’explique à la télé et il dit mais c’était tellement simple que quand je me couchais le soir, je
dormais. Personne n’est venu me réclamer des avances des reliquats etc. Il a même parlé
jusqu’à dire parce que les Wolof ci les Wolof ça ! Gaston Mbengue ! nderess fo roog i ndjega
tig720 ! (…) Moi quand je dis je suis sereer, je parle de choses comme ça, le diom…quand je dis
je suis sereer, ça veut dire attention, moi en tant que sereer il y a des choses que je ne peux
pas faire, des choses que je ne vais pas accepter comme ça. Il y a aussi une certaine
humilité…je ne sais pas sorte de pudeur de discrétion, y a ce côté…le fait de savoir ce que tu
vaux fait que tu n’as pas besoin d’en faire une tonne. Quelque chose comme ça. Tous nos
parents-là, ils sont comme ça… (Dakar, François Faye, commercial, né en 1973, catholique)

Ces discours sur la fierté d’être sereer, nous les avons retrouvés chez quasiment toutes les
personnes, même quand elles ont du mal à traduire ce qu’elles entendent par « valeurs » ou
qu’elles reconnaissent qu’elles ne se retrouvent pas que chez les Sereer. Mais dans ces discours-

720
« Au nom de dieu, on a quelque chose ».
224
ci, si ces valeurs ne se retrouvent pas que chez les Sereer, ceux qui se disent réellement Sereer
ne peuvent pas ne pas les avoir et ceux qui sont vraiment Sereer les ont donc souvent.
Cependant, la fierté d’être ce qu’ils sont n’empêchera pas, voire génère, le doute constant sur
leur légitimité à prétendre être au niveau des hommes que sont leurs parents et que furent leurs
aïeuls. Ainsi, alors que dans leurs discours toutes ces personnes mettent en valeur une éducation
familiale de teneur « morale », des regrets émergent par rapport à ce qui malgré tout a pu
manquer, la langue. Revenant sur l’usage des contes et des histoires familiales par le père,
Soukey souligne :
S : mais traduit c’est moins drôle
Traduit en…français ?
S : Oui
Et vous compreniez en sereer ?
S : Oui mon frère et moi on comprenait hein…

Cette remarque fera l’objet d’une discussion familiale. Alors que le père insiste sur l’intérêt
pour ses enfants de comprendre, de saisir la moralité des histoires, d’où l’importance d’après
lui de l’usage du français, Soukey soutient que ses frères et elle étaient sensibles à la langue
mais que les parents n’ont pas insisté, ce qui leur a fait perdre le peu qu’ils avaient pu acquérir.
Soukey se réjouit d’avoir pu, avec les séjours au village, améliorer sa compréhension à défaut
de la pratique de la langue. Dans tous les cas, cette dernière ne constitue pas une barrière dans
sa communication avec les personnes au village. Relevant que le manque de pratique de la
langue leur était souvent reproché au village, les parents cachent mal leurs regrets sur ce point.
Ainsi, leur discours tendant à donner toute la priorité à l’éducation nous semble moins
révélateur d’un choix initial délibéré que d’une approche si naïve ou naturelle de la transmission
que l’acquisition de la langue n’a pas été identifiée comme un sujet de mobilisation chez des
parents pour qui elle devait couler de source :
Est-ce que vous parlez sereer ?
Rires !!!! ça c’est la question qui tue ! rires …alors il y a quelque chose de très incompréhensible
chez nous. Papa et maman parlent sereer, on les entendait parler, impossible de répéter ce
qu’ils disent. Mon grand frère qui est né au Sénégal, qui est arrivé à 2 ans et demi ne parlait
que sereer, il ne comprenait ni français ni wolof, il ne parlait que sereer, et puis il a très vite
oublié. Moi plus jeune je les entendais parler, je comprenais quelques mots, mais je n’ai
jamais…euh…même le comprendre c’était super difficile quoi. (Paris- Pascaline Diouf,
infirmière, née en 1984)

Ces extraits montrent une partie des « expériences » de transmission de parents partageant une
perspective qui s’appuie quasi exclusivement sur le legs d’une structure morale, d’un esprit
sereer. Mais une différence existe entre les cas rapportés. Alors que Waly, qui semble avoir le
moins de regrets, avance que la langue n’a pu être acquise parce que la maman n’était pas sereer,
c’est aussi l’éducation, plus que la langue, qui a fait l’objet d’une mobilisation dans les deux

225
autres familles où les deux parents étaient pourtant sereer. En réalité, ces personnes partagent
une perspective culturelle qui n’a pas favorisé chez elles la mise en place d’un cadre formel de
transmission. Si Waly, seul parent sereer au sein de son couple, peut a posteriori poser le
mariage mixte comme raison de la non transmission de la langue, les couples non mixtes
partageant la même situation que lui révèlent que, dans leur perspective, la langue n’était tout
simplement pas centrale dans la définition de la sérérité. La différence qui peut être soulignée
entre le cas de Waly, en couple mixte, et celui des deux autres familles, c’est que, dans ces
dernières, les deux parents étant originaires du même village, les enfants ont fait plus de séjours
villageois. Ces séjours ont déclenché chez eux un sentiment d’appartenance fort où la non
maîtrise de la langue, regrettée, est en phase d’être réglée. Aujourd’hui, alors que Soukey
pratique la fréquentation du village et de la communauté sereer d’Ile de France, Pascaline a pris
des cours de langue sereer lorsqu’ils étaient donnés à l’INALCO721.
(…) plus grands on est allé au Sénégal et on a une tante qui ne comprend pas français, je me
suis dit c’est pas possible quoi je ne peux pas avoir une tante si proche et ne pas pouvoir
échanger avec elle. Donc moi j’ai appris le sereer, mais comme je dis aujourd’hui c’est pas
fluent je ne peux pas tenir une conversation très claire, mais je comprends très bien maintenant,
je peux tenir une conversation au téléphone avec mes tantes, euh… ça reste basique mais on se
comprend quoi. (Paris- Pascaline Diouf, infirmière, née en 1984)

On le voit, dans les deux familles fondées par des maris et femmes sereer, les parents n’ont pas
forcément cherché à communiquer en sereer avec leurs enfants, qui le font remarquer lorsqu’ils
sont adultes :
Moi je pense qu’ils auraient dû nous parler sereer sans se lasser et attendre qu’on leur réponde
en sereer, je ne sais pas pourquoi ils ne l’ont pas fait. (Paris- Pascaline Diouf, infirmière, née
en 1984)

2-2-3 L’impensé de la langue et la question des rôles éducatifs

Si les regrets des enfants, les remarques de l’entourage ou simplement une évolution de leur
propre regard peuvent amener les personnes proches d’un rapport nostalgique aux origines à
revoir leur évaluation de la langue comme caractéristique importante de l’ethnicité et même à
en regretter le manque chez leurs enfants, c’est que la langue n’était simplement pas
appréhendée comme instrument d’identification ethnique. Ce sont les pratiques familiales de
ces personnes, plus que leurs discours, qui montrent que la langue était chez elle un impensé de
l’ethnicité. Canut relève ce fait chez des locuteurs bambaras âgés qui ont un rapport plutôt
détaché à la langue, cette dernière n’engageant pas une définition identitaire, mais une certaine
souplesse des frontières d’avec les autres, même si une langue, chez eux associée au père, existe

721
Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
226
bel et bien722. Si la majorité des personnes de cette génération a préféré le français, c’est qu’elle
était vue comme une langue utile aux études tout en restant complice de l’éducation morale à
donner. Si le wolof a été rejeté par une proportion importante, c’est que, dans la même logique,
lui étaient d’abord associées des valeurs urbaines plutôt décadentes, a priori incompatibles avec
le projet d’éducation morale sereer. Dans tous les cas, quelle que soit la représentation associée
à l’une ou l’autre langue, le sereer en lui-même ne faisait pas encore l’objet d’une attention
particulière. C’est ce que raconte Mame-Diouma à propos de sa famille. Née en 1965 de parents
« vrais sereer » d’après elle, enseignants originaires du Sine vivant à Saint-Louis, elle rapporte
à propos de la pratique des langues :
A la maison papa et maman nous parlaient sereer et français, et puis wolof aussi hein, parce
que la petite dernière, elle comprend mais elle ne parle pas sereer. [frère 1] ne parle pas, [frère
2] encore moins…
Vos parents ne s’adressaient pas à vous en sereer ?
Non, de temps en temps peut être. Ils s’adressaient à nous en wolof ou en français. On parlait
sereer avec les tantes et cousines qui venaient du village. Et puis j’allais tout le temps au village
ça a aidé aussi beaucoup….
Et tu sais ce qu’ils pensent du fait que tes frères et sœurs ne parlent pas le sereer ?
C’est leur vie hein, ils ne disent rien. Du moment qu’ils comprennent et ils ne font pas des choses
qui vont à l’encontre de l’éducation qu’ils nous ont donnée. (Paris- Mame-Diouma, née en
1965, institutrice, musulmane)

Dans cette famille, non seulement le sereer n’est pas parlé, mais le wolof est une langue
familiale. Il y a une distinction, comme nous l’avons précédemment montré, entre la langue en
elle-même et ce à quoi renvoient les « valeurs wolof » dont Mame-Diouma s’écartait plus haut.
Ce dont elle se souvient surtout ici, c’est de l’éducation rigoureuse qu’elle a reçue de parents
intransigeants. Elle évoque son enfance comme une période difficile. Alliant travaux
domestiques, rigueur scolaire et séjours villageois, elle enviait les petites voisines qui avaient
une vie autrement rythmée :
A l’époque c’était très très dur ! tu sais c’est maintenant hein qu’on remercie maman, mais à
l’époque c’était dur surtout quand elle nous réveillait le matin pour piler avant d’aller à l’école.
Nous on se comparait aux autres, aux enfants de leurs promotionnaires, qui vivaient seuls chez
eux, vraiment à la manière européenne quoi. Et nous on travaillait beaucoup, c’était vraiment
comme au village (…) Maintenant avec du recul je me dis que c’était bien, on n’est pas perdu.

Ainsi, si l’éducation a pu être vécue comme difficile, elle est a posteriori comprise pour ce
qu’elle était pour les parents, une exigence morale vis-à-vis de leurs enfants. Dans cette famille
où les parents, soutenus par leurs enfants, considèrent avoir donné une vraie éducation sereer,
tous ne parlaient donc pas sereer. Dans la maison, français, wolof et sereer se pratiquaient
ensemble et, selon les interlocuteurs, sans jamais remettre en question l’appartenance ethnique
des membres. Cependant, si la langue n’était pas forcément celle de la maisonnée, c’est peut-

722
Cécile Canut, « Langues et filiation en Afrique », Les Temps Modernes, 2002, vol. 620‑621, no 4‑5, p. 423.
227
être aussi parce que le village, qui fait partie de la vie familiale, est un médium important pour
la pratique de la langue. C’est ce qu’explique François à propos de sa famille où l’aptitude à la
langue a dépendu non seulement de la proximité d’avec le village mais aussi, de l’éloignement,
dans son cas, d’avec une mère wolofophone :
Tout le monde comprend mais il y a des niveaux quand même dans la maîtrise. (Grand-Frère I)
a fait une ou deux années scolaires, (Grand-Frère 2) peut être même une, donc eux ils ont vécu
au village, déjà ils ont baigné dedans. Et eux ils ont toujours continué après avec mon père.
Alors que ceux qui sont venus après, qui sont nés à Dakar et qui n’allaient que quelques
semaines au village, avec ma maman qui parlait le wolof, ils n’ont pas maîtrisé pareil. (…) Mon
père nous parlait aussi mais il n’était pas souvent là (…) il n’était pas assez à la maison. (Dakar,
François Faye, commercial, né en 1973, catholique)

Lorsqu’il est question de la pratique de la langue, cette dernière est moins associée aux pratiques
familiales et à l’éducation telle qu’elle est envisagée ici qu’à la présence d’une mère
sérèrophone. Cette appréhension questionne la place des femmes dans ces modèles familiaux
qui se veulent traditionnels. Dans cette perspective, le village est quasi naturellement inclus
dans le parcours éducatif de l’enfant ainsi inscrit dans un mouvement qui se veut similaire à
celui que les parents ont expérimenté. Le village en arrive donc à être envisagé comme ayant
une fonction éducative particulière sans qu’au sein des couples, les rôles parentaux n’aient fait
l’objet de préoccupation particulière, avant que, souvent, la question de la pratique de la langue
dans la maison n’amène à interroger en priorité celui de la mère.

a- Le rôle du village
C’est important pour vous qu’ils aillent au village ?
Ah oui ça ! j’ai une anecdote là-dessus d’ailleurs…Quand on était à Saint-Louis [mon fils aîné]
avait 5 ans et un jour il a quitté la maison en compagnie d’un de ses oncles et ils sont allés pas
loin dans le quartier et quand ils sont revenus, il a fait une remarque, « ah » je ne sais plus papa
ou maman « tu sais là où nous étions, leur maison c’est une case ». Han ! (il refait la réaction
de surprise qu’il avait eue alors). Alors là j’ai dit à [sa mère] immédiatement cette année vous
allez passer l’hivernage au village, à la maison, comme ça il verra que chez nous aussi y’a des
cases parce que ça commence comme ça là, sans qu’on fasse attention, il perd des repères…
Pour vous les cases c’est des repères ?
Oui, parce que dans ce cas il ignore d’où il vient et ça, c’est mon avis hein, le problème
fondamental qui nous fait perdre les repères c’est que nous oublions facilement, ou ne voulons
plus nous souvenir ce que nous étions. Moi petit gosse de la brousse là en train de courir garder
les chèvres les bœufs, ensuite, parce que je suis directeur d’école tout ça ne compte plus ? et
j’ai vécu dans une case et après … ah non ! quand on oublie la base on perd les repères et sans
les repères on n’est rien ! (Dakar- Martin Faye, directeur d’école à la retraite, né en 1942,
catholique)

Martin Faye est le père de François. Né au début des années 1940 dans un village christianisé
de la côte dont il sera le premier bachelier, il est rapidement pris en ville par son travail dans
l’enseignement qui l’a amené à beaucoup se déplacer dans les régions du pays au début de sa
carrière, avant qu’il n’intègre la direction et s’installe durablement à Dakar. Dans cette famille,

228
à partir de la remarque de l’aîné qui a signé un sursaut dans l’éducation des enfants, les quatre
premiers passeront une ou deux années scolaires au village. Si dans leur cas, le séjour villageois
prend une dimension contraignante à la suite de cet évènement, la plupart du temps, il intègre
simplement un processus d’éducation global comme chez Mame-Diouma. Le village fait partie
de la vie de ces familles, car la famille est envisagée, par la fréquentation du village, dans son
sens le plus large, « [parce que] la lignée, le groupe domestique se trouve rattaché à la chaîne
de ceux qui l’ont précédé et lui succèderont au même endroit »723. Rappelons-nous que ces
personnes ont, dans leur discours, tendance à légitimer leur position sociale par la réhabilitation
des origines vues comme porteuses. Ainsi, lorsque le village est évoqué par les parents, comme
chez Martin Faye, aucune connotation négative n’en accompagne la description, aussi modeste
qu’il puisse paraître, fait de cases en pailles, comparé aux lieux de vie urbains de ces familles.
Et c’est justement parce que Martin a décelé une connotation négative dans le commentaire de
son fils qu’il lui a semblé nécessaire de le rattacher au plus vite à ce lieu dont l’aspect physique
est donc envisagé comme trompeur. Le village est important tel qu’il est et c’est aussi de cette
manière qu’ils veulent que les enfants le connaissent. Pour ces parents, leurs enfants doivent
aussi savoir vivre au village. Les deux environnements, ville et village, sont mobilisés en même
temps et loin de s’opposer ils semblent se compléter dans le modèle éducatif des parents. Mame
Diouma décrit bien cette double exigence parentale :
« (…) mes parents sont nés à Fatick et y ont grandi. Ensuite ils ont fait l’école normale des
enseignants. Maman était institutrice puis est allée dans la direction de l’école. Papa était
directeur de collège mais au départ il était prof d’histoire-géographie. Moi j’ai 7 frères et sœurs,
je suis l’ainée des filles, deuxième dans la fratrie. On a grandi dans une maison (temps
d’hésitation) c’était une maison sereer (rires) parce que papa il lui fallait toujours le couscous
et maman il fallait le grand mortier et le pilon. Ah j’ai beaucoup pilé le mil hein ! On a eu deux
éducations : une éducation à la française et une éducation à la sereer. Maman nous disait
toujours il faut avoir les deux parce qu’on ne sait jamais où vous allez atterrir. Donc les
vacances on allait à Fatick, à l’époque c’était un vrai village : on allait dans les rizières, on se
levait à l’aube pour piler le mil, ma tante c’était une vraie paysanne. Mais même à la maison,
on se levait à l’aube pour piler, bon après à Thiès c’était un peu mixé, c’était un peu…on se
levait le matin, on faisait le fossol724. C’était couscous tous les jours. De l’autre côté maman
avait tout son confort à l’européenne, sa cocotte-minute. C’était les premières générations de
femmes instruites. Elle a fait l’école normale, elle lisait son Marie Claire, tu vois tout était
mélangé quoi. Moi je ne suis pas perdue. Quand je suis arrivée ici, je connaissais déjà, d’une
certaine manière, et c’est pareil quand je vais au village, je sais tout faire avec les gens. »
(Paris- Mame-Diouma Sène, née en 1965, institutrice, musulmane)

Cet extrait éclaire mieux l’ambiance familiale, certes non exclusivement sérèrophone, de la
maison où a grandi Mame-Diouma. Elle décrit une maison qu’elle identifie comme sereer, de
parents à cheval entre deux exigences : celle de l’intégration à la ville et de l’intégration au
village. Chez ces parents l’accent est mis, parce qu’ainsi vécu par eux-mêmes, sur la non

723
Martine Segalen, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 2004, p. 70.
724
Préparation du couscous de mil
229
contradiction des deux exigences et sur les bases solides d’ouverture que donne l’éducation
sereer, et villageoise, pour réussir son intégration sociale, notamment scolaire et
professionnelle. La base familiale exigeante et large, loin d’enfermer, permettrait au contraire
aux enfants de s’intégrer à la société, comme leurs parents ont pu, même en venant du village,
s’accomplir en ville. S’ils sont nés en ville, les enfants n’en demeurent pas moins des Sereer
sur qui se posent les exigences d’intégration à la société d’origine qu’est le village. A côté d’une
forte pression à l’intégration en ville par le haut, demeurait donc une forte exigence
d’intégration au village qui pouvait pousser certains enfants à faire un travail personnel
important pour se faire accepter. C’est le cas de François qui, ayant découvert et aimé le village,
voit son projet d’y séjourner régulièrement menacé par le rejet des camarades de jeux qui se
moquent de sa manière de parler :
J’ai grandi en ville ; quand j’allais au village on me taquinait par rapport à la prononciation,
et ça déjà avant l’adolescence (geste de « ça m’énervait »), tu as des railleries, de ta classe
d’âge ! Puisque ma maman me parlait wolof, j’étais arrivé à un moment où quand on devait
dire Dagn725, je disais dagn…J’ai pu récupérer ça mais avec beaucoup de difficultés : après
avoir demandé à [grand frère] de m’expliquer comment on fait. Je me suis entraîné devant la
glace, je ne voulais plus qu’on me taquine au village ! (…) Moi j’ai grandi en ville malgré moi,
le village c’était important, je suis quelqu’un qui a toujours aimé le village, mon village (…)
Depuis l’enfance déjà c’est comme ça. Dieu merci on allait en vacances. (…) Quand les gens
s’étonnent ici «ah t’as pas oublié le sereer » ? je dis attention, moi je suis allé aux champs hein,
c’est inscrit en moi, c’est très important. Parce que surtout pour les gens qui n’allaient pas
souvent, heureusement qu’on est allé. (Dakar, François Faye, commercial, né en 1973,
catholique)

Quand même moi ça m’a fait très mal de ne pas savoir parler. Quand j’allais à [village] surtout
(…) les classes d’âge se retrouvent à la 15 août, quand tout le monde parlait sereer, moi j’étais
là, je ne pouvais pas communiquer parce que j’avais du mal à prononcer certains mots, donc
j’étais dans mon coin, ou avec une amie proche et on causait à deux, mais je ne pouvais pas
prendre la parole et parler. Maintenant ça va mieux, mais ça me faisait très, très mal, je me
disais mais moi, je suis sereer au milieu des sereer et je ne peux même pas communiquer avec
tout le monde c’est gênant, alors du coup j’ai commencé à faire des efforts à essayer. Quand je
rentre à la maison, je parle je parle (…) J’ai fait un apprentissage volontaire et conscient.
(Dakar- Victorine Faye (fille de Mme Faye), née en 1968, assistante sociale, catholique)

Si l’attention des parents n’était pas centrée sur l’acquisition de la langue mais sur la formation
« intégrale » de ces enfants devant rester dignes de leurs origines, dans les familles visitées, le
niveau de pratique de la langue dans les fratries se corrèle souvent avec celui de la fréquentation
du village. Chez Victorine comme chez François et chez Mame Diouma, la pratique de la langue
n’est pas unifiée chez les enfants, plus établie chez ceux qui ont le plus pratiqué le village,
souvent les aînés. Les relations au village, développées pour favoriser l’éducation globale des
enfants et leur ouverture au monde, offrent donc de vraies possibilités d’apprentissage,

725
Son spécifique à la langue, dite consonne implosive. Voir notes sur la langue et alphabet sereer expliqué par
Amade Faye, La route du pouvoir en pays seereer, Paris Khartala 2016, p28-30
230
notamment de la langue. Dans le même temps, elles peuvent accentuer le souci, chez les enfants,
d’un ancrage important qui, fragilisé par les « incompétences visibles » va remettre en question
les pratiques familiales :
(…) Quand je revenais j’attaquais ma maman, je lui disais mais pourquoi tu ne nous parles pas
sereer maman. Quand je pars au village j’entends les gens parler et moi je ne peux même pas
m’exprimer. Je l’attaquais, et mon papa à côté disait voilà, je lui dis tout le temps de parler
sereer aux enfants mais elle, elle ne fait pas d’effort. (Dakar- Victorine Faye (fille de Mme
Faye), née en 1968, assistante sociale, catholique)

Si le village est présenté par ces enquêtés comme ayant été favorable à l’apprentissage de la
langue, c’est aussi parce que cette dernière peine à s’imposer comme langue familiale. Il semble
qu’alors que le cadre large d’éducation, incluant le village, a été pensé, des questions plus
immédiates, portant sur le cadre restreint, urbain, de socialisation, n’ont pas été posées. Dans la
remise en question des pratiques familiales, c’est immédiatement le rôle des mères dans leur
mission de gardiennes des traditions familiales qui est soulevé et finalement fortement mis en
cause.

b- Les mères, des gardiennes de tradition qui s’ignorent ?

La majorité des enquêtés composant le groupe des personnes proches d’un rapport nostalgique
aux origines est masculine. Chez eux, il semble que le rôle de la mère soit évident dans la
« réussite » ou l’échec de la mise en place de la transmission, surtout en ce qui concerne la
langue. Alors que les femmes sereer interrogées n’ayant pas réussi à transmettre la langue aux
enfants évoquent des raisons d’environnement, ou de résistance des enfants, lorsque ce sont les
hommes qui s’expriment, ils imputent ces raisons à leurs épouses. Dans la famille de Martin
Faye, père de François, la situation de la femme sonne comme particulière : dans un village
entièrement chrétien, elle est issue d’un quartier sereer mais wolofophone et refusera, semble-
t-il, de se plier au diktat de la maison de l’époux où le wolof est interdit. Chez Victorine, la
maman qui avance que ses enfants étaient amusés par la langue mais pas intéressés par sa
pratique dit ne pas en avoir fait cas. Il semble simplement que pour ces femmes aussi,
l’éducation morale des enfants était le plus important :
Vous considérez que vos enfants sont sereer ?
Evidemment (rires) (…) ils ne parlent pas sereer mais ils ont le comportement, la dignité d’un
sereer. C’est des gens bien élevés, honnêtes, qui disent toujours la vérité. (…) Les gens du
village leur font des remarques, ils sont un peu fâchés qu’ils ne parlent pas quand même
(Dakar-Mme Faye (maman de Victorine) institutrice à la retraite, née en 1940, catholique)

Rappelons que, alors que le wolof est devenu la langue de la maison de Mme Faye, elle faisait
clairement la distinction entre la langue et ce qu’elle considère comme une attitude « wolof »,

231
opposée à l’attitude sereer. Chez François, la mère qui a grandi dans un quartier wolofophone
ne s’en présente pas moins comme une sereer, revendiquant et assumant, comme le père, une
enfance et une vie villageoises et formatrices. Il nous semble ainsi que l’impensé de la langue
est ici une perspective commune aux deux parents. Cependant, c’est le rôle féminin qu’il
questionne. La situation de ces parents, partagés entre un idéal familial naturalisé, incluant des
fonctions éducatives particulières, et les divers changements auxquels ils sont confrontés
expose à des contradictions.

Instruites pour seconder des hommes lettrés dans la gestion des foyers urbains
Ainsi, alors que les mères présentent ici des attributs sociaux proches de ceux de leurs maris,
l’instruction pour toutes et parfois le travail, les attentes liées à leur statut dans la sphère
familiale restent inchangées. Comme Waly à Paris, les hommes semblent adopter naturellement
le rôle qui est censé être le leur : travailler, et s’impliquer peu dans le quotidien des enfants
qu’ils pensent plutôt à la charge des femmes. En ce qui concerne les femmes, toutes les épouses
des familles ici évoquées, nées entre le début et la fin des années 1940, sont parmi les premières
filles instruites de leurs villages. Dans une période où les réticences à la scolarisation ont touché
plus de filles que de garçons et alors que subsiste une forte différence dans la scolarisation entre
enfants de sexes différents726, ces femmes étaient, comme leurs maris, des pionnières. Il est vrai
que la majorité ne fera pas carrière et s’arrêtera de travailler en début de maternité pour se
consacrer à l’éducation des enfants. En 1955, il était relevé à Dakar que seules 7% des femmes
en situation de travailler étaient en activité, les autres restant au foyer727. Dans les familles dont
il est question, seule la mère de Mame-Diouma a travaillé jusqu’à la retraite, ce qui ne l’a pas
empêchée, comme la majorité des femmes ici, d’avoir plus de six enfants. Cependant, qu’elles
travaillent ou pas, ces femmes, comme leurs maris, sont donc aussi parties du village pour se
réaliser. Leurs aspirations correspondaient au moins à ce pour quoi elles ont été formées en
priorité : la bonne tenue d’un foyer au sens occidental ou urbain du terme. Analysant les
associations de jeunes dans les villages, Sarr relevait les stratégies mises en place par les filles
instruites, et parfois même celles qui ne l’étaient pas, pour se tenir à l’écart des garçons non
instruits qui, promis à une vie de cultivateurs, ne leur offriraient alors que peu d’occasion
d’atteindre ces aspirations728. Le problème posé par l’apprentissage de la langue ethnique par le
biais exclusif de la mère révèle un malentendu, d’abord conjugal. Alors que ces femmes se sont

726
Pierre Cantrelle et André Lericollais, « Evolution de la scolarisation dans une zone rurale au Sénégal,
(Arrondissement de Niakhar 1949-1956) - », s.l., Orstom, Paris, 1968.
727
V. Martin, Etude sociodémographique de la ville de Dakar tirée du- Recensement démographique de Dakar-
Résultats définitifs 2ème fascicule, op. cit., p. 51.
728
R.A. Sarr, « Société sereer et problèmes d’éducation traditionnelle et moderne » -, op. cit., p. 224.
232
mariées et installées en ville en ayant en tête de « compagnonner » avec leur époux, c’est-à-dire
d’être dans des couples « fondé[s] sur la fusion, l’ouverture et […] une faible différenciation
des rôles et du pouvoir. »729, elles se retrouvent dans un foyer urbain reflet d’un modèle de
famille « traditionnelle occidentale », « c’est-à-dire le couple marié avec enfants élevés par
l’épouse inactive »730. Au sein des couples qu’elles forment alors, demeure une forte distinction
des rôles sexués, l’époux travaillant en extérieur et l’épouse s’occupant du foyer, même si les
foyers sont certes plutôt ouverts, la famille étant prise dans un réseau d’échanges important où
le village notamment est investi par les enfants, et que les pères font preuve de peu d’autorité
avec des épouses dont ils se sentent intellectuellement proches. Dans le Sénégal de l’époque,
ils sont de toute façon de même classe sociale, celle des intellectuels chez qui des différences
de statuts de genre existent, mais ne semblent pas se manifester explicitement. Les conditions
différentes des sexes, influencées par une prééminence du patriarcat avec les religions révélées,
mais aussi, induite par les cultures auxquelles les gens se réfèrent alors, n’étaient, de toute
façon, pas encore posées comme inégales, d’après Sow, mais comme complémentaires dans un
contexte où tout discours sur la différence (ethnique, sexuelle, politique) pouvait être perçu
comme une menace à la construction nationale731. Ainsi, si l’autorité parentale est encore
masculine, ces parents sont moins décrits dans leurs différences que dans leurs complicité et
l’autorité paternelle ne semble pas s’affirmer d’une manière radicale. Les hommes semblent
d’autant moins autoritaires dans leurs foyers qu’ils peuvent prendre à témoin leur enfant,
comme le fit le père de Victorine, ou leur entourage pour remarquer avec eux la faillite de leur
femme dans une charge qui n’incomberait alors qu’à elle. C’est ce que relate Marie-Kangué à
propos d’un de ses cousins :
Tu sais j’ai un cousin, il n’aimait pas du tout le wolof, quand j’entends chez lui ses enfants qui
ne parlent que wolof, je lui dis non mais explique-moi, toi qui ne comprenais même pas wolof
sous prétexte que tu n’aimais pas ça, comment ça se fait ? il me dit qu’est-ce que tu veux ? ma
femme elle aime bien le wolof…j’ai dit non non, laisse ta femme tranquille, si toi tu parlais à
tes enfants sereer, ils comprendraient ! (Paris- Marie-Kangué (mère de Suzanne), aide-
soignante, née en 1952, catholique)

L’instruction des femmes « africaines » n’a-t-elle pas été envisagée en AOF pour permettre aux
lettrés africains de plus en plus nombreux de pouvoir trouver des femmes de leur niveau dans
leur milieu d’origine ? Etudiant les relations mises en place entre écoles de formation des
instituteurs et institutrices en AOF, Barthélémy et Jézéquel repèrent les procédures de mise en
couple de ces hommes et femmes instruits et relèvent bien l’ambiguïté des propositions de
formation pour les premières femmes instruites. Dès 1938, l’école normale de Rufisque qu’a

729
Jean-Hugues Déchaux, Sociologie de la famille, 2007e; 2009e éd., Paris, La Découverte, 2007, p. 37.
730
Ibid., p. 6.
731
F. Sow, « L’appropriation des études sur le genre en Afrique Subsaharienne », art cit, p. 50.
233
fréquentée la mère de Mame-Diouma, « […] entend bien « créer non des femmes
fonctionnaires, mais des femmes tout court » afin de fournir aux hommes africains instruits des
compagnes adaptées. (…) L’éducation des filles africaines est pensée et organisée par
l’administration ou les missions en fonction de l’autre sexe et d’un horizon premier qui demeure
le mariage. L’administration française est convaincue qu’elle n’a de chances d’installer
durablement son pouvoir qu’en formant de bonnes épouses et ménagères. L’éducation
domestique est donc centrale. »732 Si avec leur formation ces femmes sont potentiellement des
professionnelles autonomes, tel n’est pas le but premier de leur formation, mais la mise à
disposition à des hommes dont on suppose qu’ils ne sont plus en cohérence avec leur société
traditionnelle, de femmes de leur niveau. La formation par les sœurs ne permettait pas une
« libération » de la femme telle que cette démarche peut être envisagée par le féminisme
occidental, elle envisage néanmoins, qui plus est, orientée par une idée de la famille chrétienne
différente de celle traditionnelle733, un certain détachement des bases villageoises et met en
avant une certaine collaboration des époux dans les affaires familiales. Ces femmes en réalité,
découvrent en même temps que leurs époux, des injonctions contradictoires qu’elles se
retrouvent à gérer seules, ou au moins dont elles doivent assumer les conséquences.

Dorénavant gardiennes des traditions en zone urbaine


D’une part, la formation scolaire les a préparées à être des maîtresses de maison qui épaulent
des maris instruits, perçus comme dorénavant incompatibles avec des femmes non instruites,
voire à devenir elles-mêmes des professionnelles par un travail salarié. D’autre part, la prise en
charge de l’éducation des enfants parce qu’elle s’envisage de manière « traditionnelle », semble
leur incomber exclusivement, en dehors du village où elle était gérée par diverses instances au
fil du temps. En réalité, alors que dans la pratique de ces couples, une transformation des rôles
sexués et des modèles familiaux s’enclenche, elle est confrontée à la mobilisation de modèles
spécifiques, ethniques et naturalisés qui tendent à l’invalider. Du malentendu conjugal initial
découle forcément un décalage dans les pratiques éducatives entre ce que projette le couple
« implicitement » et ce qu’il entreprend de fait. Le style éducatif est peu défini, la transmission
du système de valeurs, incluant une certaine fermeture dans l’univers ethnique n’est ainsi pas
pensée et, dans le même temps, l’exigence de la réussite scolaire poussant elle à une ouverture
est fortement valorisée. Perçus à partir des expériences parentales propres, ces objectifs

732
Pascale Barthélémy et Jean-Hervé Jézéquel, « Marier les “demoiselles frigidaires” et les ’mangeurs de craies’ :
l’idéal du ménage lettré et l’administration coloniale en Afrique Occidentale français (AOF) » dans Perspectives
historiques sur le genre en Afrique, L’Harmattan., Paris, 2007, p. 85.
733
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit., p. 473 et suivantes sur
bases chrétiennes du mariages face à celles traditionnelles sereer.
234
éducatifs ne se sont pas présentés comme incompatibles, alors qu’ils semblent l’être de plus en
plus quand ils sont réinterprétés depuis la ville. Ainsi, alors que ces parents, engagés dès
l’enfance dans un parcours d’instruction qui les projetait dans une expérience différente de celle
de leurs ascendants, semblent avoir connu des cohésions familiales plutôt ouvertes, celles qu’ils
mettent en place, associées à leur projet de permanence appellent désormais, selon l’approche
de Kellerhalls et Montandon, un style éducatif plus adapté, de type « statutaire »734, « caractérisé
par un fort accent sur l’accommodation », le contrôle et une certaine distance entre parents et
enfants735. Cette exigence ne découle pas d’un simple constat parental, elle est, de fait, réclamée
par des enfants chez qui les parents ont suscité le désir d’hériter de caractéristiques et traditions
concrètes, par la valorisation des origines ethniques. Ce projet que les parents ont cru porter
naturellement semble alors, dans la nouvelle situation, avoir été mis à mal par des femmes
inconscientes de leur nouveau rôle. Comme leurs maris, elles étaient dans une perspective alors
peu formelle de l’ethnicité, une perspective de l’imprégnation ethnique qui n’est pas habitée
par l’importance d’éléments spécifiques et pratiques d’identification comme la langue ; qui
demeure marquée par une dimension de l’impensé et de l’imprévu et, d’une certaine manière,
de l’improvisation. Alors que ces femmes et ces hommes sont, avec les études et l’urbanisation
qu’ils voudraient neutres, exposés à des transformations, notamment de leurs rôles sexués, leur
discours de légitimation, par l’idéalisation puis la tentative de réhabilitation des origines, vient
stopper net la dynamique entamée, notamment pour les femmes qui réalisent, en cours de route,
qu’elles sont dorénavant les gardiennes des traditions. Ainsi, même s’ils ont pu être convaincus
d’avoir fait de leurs enfants des sereer, et que les mères ont consacré leur vie à l’éducation
d’enfants qui, comme Mame-Diouma, leur en sont reconnaissants, les reproches quant à la
pratique de la langue peuvent alors réduire le « travail » de transmission à peu de choses :
(…) leurs frères et sœurs leur disent, mais vous qu’est-ce que vous avez fait, pourquoi vos
enfants ne parlent pas ? Ils ont l’impression qu’ils ne nous ont pas transmis justement quelque
chose, alors qu’eux [les parents] ont vraiment accentué sur l’éducation, nous ont donné des
valeurs (…). (Paris- Pascaline, infirmière, née en 1984, catholique)

Aussi, s’ils reconnaissent des qualités à l’éducation parentale, plus que cela n’a été le cas pour
eux-mêmes, ces secondes générations veilleront, devenus parents, à la mise en place d’un cadre
permettant l’acquisition de caractéristiques ethniques, telles que la langue, pour leurs propres
enfants.

734
J. Kellerhals et al., « Le style éducatif des parents et l’estime de soi des adolescents », art cit, p. 318.
735
J. Kellerhals et C. Montandon, Les stratégies éducatives des familles, op. cit., p. 205.
235
2-2-4 Centralisation de la langue dans les familles des descendants

Si toutes ces personnes enquêtées, avec ou sans enfant, expriment la volonté de transmettre la
langue, celles qui ne la maîtrisent pas toujours ou dont le sereer n’était pas la langue de la
maison des parents se distinguent par les efforts mis en place pour la réussite d’une telle
démarche au sein de leurs propres familles. Ainsi, Mame-Diouma se réjouit de dire que son
enfant, âgé de quatre ans, ne comprend et ne parle que le sereer. Regrettant de ne pas avoir
encore été initiée, elle tient à ce que son fils ait une cérémonie traditionnelle pour la
circoncision. L’apprentissage de la langue fait ainsi chez Mame-Diouma et chez ses frères et
sœurs l’objet d’un contrôle et d’un encadrement qui tranchent avec le détachement dont les
parents avaient fait preuve sur cette question à l’époque de leur enfance :
C’est bizarre parce que maintenant ceux qui ne parlaient pas sereer à la maison commencent à
parler sereer grâce à leurs enfants. Je vois ma sœur, elle s’est mariée avec un sereer de Bambey
très roots qui ne voulait pas qu’on parle wolof à ses enfants, toute la maison s’est mise au sereer
et maintenant elle parle sereer. (Paris- Mame-Diouma Sène, née en 1965, institutrice,
musulmane)

Parmi les secondes générations rencontrées, François est peut-être celui qui illustre le mieux ce
réinvestissement d’un paramètre qui n’était pas signifiant dans la transmission telle
qu’envisagée par les parents. Ayant lui-même prêté une attention particulière à son
apprentissage de la langue à l’adolescence, il lui faisait une place de choix dans l’éducation de
sa fille au moment où nous l’avons rencontré. La pratique de la langue sereer avec son enfant
fait l’objet d’une réflexion constante et même du développement de « théories » quant à la
meilleure méthode à mettre en place pour en réussir l’apprentissage dans un environnement
francophone, à Paris, ou multilingue, au Sénégal et, marié à une hollandaise, dans un cadre
familial bilingue. Se disant sensible, bien avant son mariage, à la question des langues et
cultures, l’intérêt de François semble s’être développé au contact d’une épouse qui s’implique
aussi dans le processus, notamment en prenant elle-même des cours de sereer avec un
professeur à domicile. A côté de cet intérêt de sa femme que François souligne, il est aussi,
comme la majorité des hommes de seconde génération rencontrés, personnellement plus investi
dans le quotidien de son enfant que ne l’était son père. De ce point de vue, s’éloignant du modèle
traditionnel familial, sa perspective de transmission le rapproche du volontarisme
caractéristique de familles que nous rencontrerons plus loin (CH5). Rappelons un peu le cadre
familial de François : père et mère sereer, maman wolofophone, il sera, avec deux de ses frères
et une sœur, sur huit enfants, de ceux qui pratiquent la langue et qui sont particulièrement liés
au village. François en particulier, regrettant de ne pas y avoir grandi aime à se présenter comme
plutôt inadapté à la vie de la ville et attribue l’essentiel de sa formation d’homme à ses passages,

236
même brefs, au village. Après plusieurs années passées à l’étranger, de retour au Sénégal,
François est confronté à une situation qu’il ne s’explique pas :
Dernièrement à l’état civil : - « Lo koy lak ? » - Sereer ! - Sereer nga koy lak ? – Dégueu na
ling koy wah 736? - Waw degueu na, mom lakoy wah bimou djoudo ba legui737….Cette question
est récurrente, je ne peux plus la trouver stupide, sinon tout le monde le serait : est-ce qu’elle
comprend ce que tu lui dis ?! (Dakar, François Faye, commercial, né en 1973, catholique)

François est frappé pas ces remarques tendant à faire passer la pratique de la langue avec sa
fille comme une prouesse, encore plus parce que sa fille est métisse. Si, en effet, il s’applique
consciencieusement à maintenir le cadre d’apprentissage de la langue sereer par son enfant,
insistant notamment dans sa famille, auprès de sa mère et de frères et sœurs pour que le sereer
soit la langue d’échange avec son enfant, il considère cela comme une démarche normale, au
vu de l’importance qu’il donne à ses origines et à sa culture sereer. Le manque de vigilance et
l’insouciance des Sereer face à la déperdition de leur culture sont certains de ses plus grands
regrets. Une situation qui le préoccupait particulièrement au moment de notre rencontre à Dakar
était celle d’un frère aîné marié à une jeune femme sereer originaire du même village et père
d’une fillette ayant le même âge que la sienne propre. Ce frère, qui a passé quelques années de
son enfance au village, représente, en cela, aux yeux de François un Sereer plus accompli que
lui-même. Seulement sa fille ne parle que français, contrairement à celle de François :
Bernard, qui par ailleurs ne se rend pas compte que s’il parle plus français à sa fille, ça ne sera
pas si automatique que ça hein ! (…) Eux dans leur tête il ne leur vient même pas à l’esprit que
la petite ne parle pas. On leur dit attention, comprendre, elle comprendra parce que vous ne
parlez quasiment que ça entre vous, mais parler c’est autre chose, hein parler, ça c’est autre
chose. (Dakar, François Faye, commercial, né en 1973, catholique)

Bernard et sa femme semblent pratiquer ce que nous avons appelé l’imprégnation classique. Ils
n’ont pas, contrairement à François, mis en place de cadre particulier. Alors qu’ils pratiquent
tous deux le sereer de façon régulière et « naturelle » et que, comme François, ils manifestent
un attachement particulier aux origines, ils ne se servent pas du sereer pour s’adresser à leur
enfant. Le cas de François peut sembler particulier, il est en effet le fruit de sa propre trajectoire.
Cependant, il illustre l’attention particulière portée par des personnes de cette seconde
génération qui, malgré un sentiment d’appartenance important, sont amenées à décompter les
critères ethniques par rapport auxquels ils se sentent en défaut. Si l’éducation parentale est
identifiée comme typiquement sereer, elle n’empêche pas que se forme une frustration qui peut
être importante et que les personnes vont tenter de compenser en s’investissant intensément
dans une éducation ethnique pratique de leurs enfants. Si ces personnes sont aussi mobilisées,

736
En wolof : quelle langue est-ce que tu lui parles ? sereer ? Tu lui parles sereer ? Est-ce qu’elle comprend ce que
tu dis ?
737
En wolof : oui elle comprend, je le lui parle depuis sa naissance…
237
c’est parce qu’elles demeurent convaincues de la qualité de la culture parentale qui présente
dorénavant l’avantage d’être documentée et accessible :
(…) pour moi je n’ai aucun doute sur le fait que ma fille aura cet intérêt, parce que depuis
qu’elle est née, je fais ce que je peux pour ça, et mon objectif n’est même pas qu’elle parle bien
mon objectif c’est qu’elle connaisse plus que moi. Et parfois je suis sur internet à chercher des
trucs…j’ai trouvé un site internet avec des contes sereer, je le ferai, je le ferai pour elle, parce
que c’est vraiment…pour moi je n’ai qu’une partie, donc je veux qu’elle ait plus que moi. On a
la chance d’avoir des outils maintenant que nos parents n’avaient pas et donc par ce moyen,
entre autres, le partage avec les autres qui ont des expériences diverses, je pense que je peux y
arriver. (Dakar, François Faye, commercial, né en 1973, catholique)

2-2-5 Vers une prise de conscience ethnique

Dans cette partie, nous avons essayé de montrer les effets du rapport idéalisé aux origines sur
la transmission familiale. Dans cette perspective, c’est d’abord et surtout dans le comportement
des parents, en particulier des pères, et un cadre rigoureux d’éducation impliquant l’expérience
villageoise, qu’est concentré le travail d’ethnicisation des enfants. Hommes et femmes
partagent cette perspective et font peu cas de la transmission de la langue et d’autres éléments
comme les rituels traditionnels sereer qui sont absents de la majorité des discours parentaux,
même si certains les ont investis. Avec le cas de François, on a pu observer l’émergence de
deux tendances qui semblent s’opposer, au sein de la même famille, entres générations de
parents et d’enfants, mais aussi au sein même de la fratrie : au tout improvisé, spontané, semble
répondre une approche où tout est au contraire pensé ou, dans tous les cas, avancé comme tel.
Par le biais de leurs enfants, des questions concernant la définition de la famille et des rôles
éducatifs en son sein se sont posées à des parents qui n’ont pas semblé saisir, ou ont préféré
ignorer, les mutations dont leurs familles urbaines faisaient l’objet, comparées au modèle dont
ils disent s’inspirer et qui lui est paysan. Leurs enfants ont eu par leurs expériences familiales
le recul leur permettant d’envisager leurs propres démarches d’entretien et de maintien de
l’ethnicité dans des contextes différents :
La société a changé, on ne vit plus en famille avec les grands parents qui racontaient les contes
et tout, comme quand moi j’allais en vacances. Mes parents sont là-bas je suis ici, au quotidien
je ne profite pas de tout cela et si moi je ne suis pas actif je ne recevrai rien. Et c’est ça, il faut
que les Sereer soient conscients que maintenant il faut être actif. Avant tu baignais là-dedans,
tu ne demandais rien, alors que maintenant voilà, il faut chercher. (…) Pour moi, nous avons
des valeurs réelles qui peuvent aider tout sereer à vivre partout. Beaucoup de Sereer ne sont
pas conscients de la perte que ça serait. (Dakar, François Faye, commercial, né en 1973,
catholique)

Ce changement de perspective sur la transmission, effectué par ces secondes générations qui
disent avoir été confrontées à une prise de conscience, notamment à propos de la pratique de la
langue, est partagé par une partie de parents ayant un rapport nostalgique aux origines, comme

238
Marie-Kangué qui, ayant constaté ce qu’elle qualifie de défaitisme chez son cousin, dit avoir
refusé de ne pas décider du cadre éducatif qu’il faudrait pour l’ethnicisation de ses enfants.
(…) Parfois c’est juste comme inconscient ! (…) pour moi c’est que ça n’a pas été important
pour eux à un moment ils ont laissé passer ça… (Paris- Marie-Kangué (mère de Suzanne), aide-
soignante, née en 1952, catholique)

Pour les parents comme elle, le partage des origines peut alors revêtir des allures de « mission »
qui marquent un changement d’usage de la lignée et des pratiques éducatives. Les parents
cherchent alors à transmettre plus qu’un imaginaire, on rentre ici dans un univers plus formel
de l’imprégnation où le legs devient inscription et invitation à se retourner de façon concrète
dans la lignée avant de se projeter. C’est le cas, semble-t-il, de certains choix de prénoms. Si le
nom de famille, la lignée maternelle, le groupe d’appartenance sereer plus large ne se
choisissent guère dans cette conception de la filiation, la nomination qui est soumise à certaines
règles d’attribution du prénom738 fait plus de place au choix. De façon plus générale, chez les
Sereer, de nombreux prénoms ont encore des significations. Ils peuvent alors être associés à des
objectifs comme « signifier la relation de l’enfant nommé avec sa famille proche et les
évènements qui ont précédé ou entouré sa naissance. »739 Comme cela s’est fait dans la famille
de Gayki :
Je pense que mon père est un militant de l’identité sereer, entre guillemets, donc il a dû se dire,
il s’est même dit qu’il fallait qu’on ait des prénoms typiquement sereer en plus de nos noms
musulmans, donc même dans nos prénoms il y a une histoire. Chaque prénom est lié à des
circonstances familiales (qu’il me relate pour toute la fratrie). Rien n’est posé au hasard.
Et toi tu penses que les prénoms ont un effet sur ceux qui les portent ?
C’est ce qu’on raconte dans notre culture, on dit même qu’on prend les traits de… (petit silence)
je m’interroge (…) Je pense que ton prénom te charge d’une responsabilité. (Dakar- Gayki
Faye, né en 1973, cardiologue, musulman)

Les significations des prénoms inscrivent dans la famille et projettent dans la vie. C’est toute la
subtilité que peuvent engendrer ces éléments choisis, contés aux enfants, en lien avec les
circonstances de leur naissance, mais aussi comme ayant pu appartenir à des membres éminents
de la famille. Tout en rappelant d’où l’on vient, ils peuvent avoir un caractère obligeant par
rapport au comportement à adopter : « tu t’appelles ainsi, tu ne peux pas te comporter comme
cela ». Si donc ce qu’on peut appeler ici l’imprégnation à la culture « immatérielle », qui se
traduit souvent en un socle de valeurs avancées par les parents comme étant liées aux origines,
a comme premier objectif d’accompagner l’enfant dans la réalisation de soi, elle peut déboucher
sur une injonction à être ce qu’il doit. L’histoire familiale peut « obliger ». Cette « obligation »
découle d’une caractérisation ethnique de plus en plus précise et donc d’une identification qui

738
Sur la question de la nomination sereer, voir Charles Becker et W.C Faye, « La nomination Sereer », Fatick
(SEN), 1991. ; Marguerite Dupire, « Nomination, réincarnation et /ou ancêtre tutélaire ? Un mode de survie.
L’exemple des Serer Ndout (Sénégal). », L’Homme, 1982, vol. 22, no 1, p. 5–31.
739
C. Becker et W.. Faye, « La nomination Sereer », art cit, p. 19.
239
dorénavant intègre explicitement des éléments de culture associés aux origines ethniques. Elle
exige donc des parents qu’ils dépassent la simple évocation pour mettre en place un « espace de
mise en pratique ». L’on cherche de façon plus formelle à inscrire l’enfant dans des origines
valorisées et idéalisées, mais dont le cadre, perçu comme exposé à la menace d’éléments
externes, doit dorénavant être contrôlé. Cela va mener à une autre perspective, notamment du
couple, de la cohésion familiale et des rapports éducatifs, une formalisation de la famille
traditionnelle semblant s’imposer par l’accent mis sur l’importance du rôle maternel dans la
sphère domestique.

2-3 « Deviens ce que tu es » ! ou la modalité de transmission par


« imprégnation encadrée »
Etre sereer, c’est montrer et dire à tes enfants d’où tu viens, ils ne doivent qu’aimer ce qu’ils sont.
(Dakar- Françoise Sarr, archiviste, née en 1954, catholique)
« Non, mais la transmission c’est un travail, il faut réveiller ceux qui croient que c’est naturel et que ça
se fait tout seul, à ceux-là j’aime bien dire que la culture n’est pas un comprimé. » (Dakar- Rachel
Diouf, employée de banque à la retraite, née en 1953, catholique)

Ces propos sont ceux de parents qui, se posant comme plus rigoureux dans leur travail de
transmission, admirent aujourd’hui leur succès avec fierté et observent avec une profonde
déception toutes les familles « perdues » à cause de ce qui ressort comme étant de la légèreté,
du manque de vigilance, voire de la négligence des parents et qui se juge essentiellement à la
présence ou à l’absence de pratique de la langue sereer. La formalisation de la transmission est
posée comme importante et indispensable dans le discours de ces personnes. Ce point de vue
reflète une inflexion dans le rapport aux origines ethniques qui se veut plus pratique, plus
volontaire, allant au-delà de la conviction de la transmission par le sang. Les qualités ethniques,
jugées fragiles et exposées au risque de perte, suscitent chez les personnes enquêtées un besoin
de se les réapproprier plus fermement et de les protéger. Majoritairement nées après 1950, ou
résidant de préférence au Sénégal, les enquêtés ont été influencés par leurs propres
observations, ou les récits concernant les premiers migrants sereer, instruits ou pas, ayant quitté
leurs zones d’origine pour s’installer et travailler dans les villes. Dans cette inflexion de
l’imprégnation, c’est dans le cadre précis et contrôlé de la maison familiale urbaine que sont
déployées des attributs jugés essentiels, principalement la langue, mais aussi un certain
caractère, pour que l’enfant devienne ce qu’il doit être. En se précisant, et en étant liés de
manière plus explicite à l’ethnicité, ces critères gagnent aussi en importance dans
l’identification et la reconnaissance des personnes se disant sereer. Des conditions nouvelles
gouvernent la réussite de ce projet, telle que la réaffirmation des fonctions différentes associées
240
aux sexes dans le couple et dans la famille. Cette réaffirmation est portée par des hommes
instruits qui font de l’endogamie un choix exclusif, mais aussi par des femmes instruites qui
réinvestissent et revendiquent un rôle de gardiennes des traditions auparavant ignoré.
Paradoxalement, la base de l’ethnicité dans le lieu de vie se trouvant renforcée par ces éléments,
va commencer à s’opérer une certaine mise à distance du village qui n’a plus une fonction
éducative aussi marquée auprès de ces familles.

2-3-1 Domestication des éléments d’ethnicité et réinvestissement des rôles sexués


On mange du saaj740 deux à trois fois par semaine, on mange aussi du laah741 (…) Quand on est
à la maison ça parle sereer (…) les gens ont compris que Alphonse ne badine pas avec son
sereer. (…) L’environnement extérieur…bon, je pense que ça dépend de la détermination des
parents. D’abord dans la maison, véritablement si on parle la langue et qu’on a le
comportement « sereer », les enfants vont grandir dans cet environnement, forcément, même si
de temps en temps des gens arrivent et parlent le wolof forcément ils comprennent déjà le sereer.
Surtout si la maman s’y met, si elle leur parle, c’est cette langue qu’ils vont parler. Si ensuite
ils grandissent en voyant papa maman parler sereer, bon, c’est plus facile vraiment de parler
sereer qu’une autre langue. (Dakar- Etienne Sène, commissaire de police, né en 1952,
catholique)

Ces mots d’Etienne, commissaire de police précédemment rencontré, résument parfaitement la


dynamique dans laquelle les personnes engagées dans ce que nous appelons une imprégnation
encadrée se trouvent. Chez elles, prise de conscience et mise en place d’un cadre réglementé de
pratique sont concomitantes et renvoient à une forme de rigueur et d’exigence qui non
seulement tranche avec la négligence dénoncée de ceux qui s’y sont mal pris, mais se pose
finalement comme partie intégrante de la démarche d’expérimentation de l’« être sereer » tel
qu’ils le conçoivent. Si les origines sont promues pour les valeurs dont elles dotent, il n’est pas
donné à tout le monde d’en profiter et ceux qui sont concernés se doivent, par leur vigilance
aussi, se montrer à la hauteur de ces qualités. Car ce qu’ils présentent comme une démarche
consciente, presque militante, se distingue de ce que nous avons vu précédemment par le fait
que le projet familial est pensé et déroulé dès le début, parfois même avant, comme le
revendiquent les hommes concernés, au moment du choix du conjoint. Ici, rien n’est présenté
comme improvisé, mais comme réfléchi et planifié. Si c’est l’importance de l’éducation morale
qui sous-tend toute leur mobilisation, elle doit être soutenue par un contrôle du cadre de sa
formation. Qui plus est, l’identification de caractéristiques ethniques permet que leur attribution
ou leur absence, marque une légitimation ethnique plus ou moins importante. Le premier des
marqueurs ethniques souligné ici qui sans remettre en question l’attribution de naissance semble
la fragiliser, c’est la langue :

740
Couscous de mil
741
Bouillie de mil en wolof ; Togn en sereer
241
Si tu ne transmets pas ta langue, c’est que tu ne veux pas que ton enfant sache d’où tu viens, tu
en as honte, tu te dévalorises face à ton enfant, il n’aura de respect ni pour toi ni pour lui-même
et il enviera une autre personne. (Dakar- Françoise Sarr, archiviste, née en 1954, catholique)
On ne peut pas éduquer une personne dans une autre langue et une autre culture et dire qu’on
veut garder la langue de la culture qu’elle ne garde pas ! La langue véhicule en quelque sorte
la culture, en tous cas la langue et la culture sont à mon sens très liées. (Dakar- Etienne Sène,
commissaire de police, né en 1952, catholique)
La langue déjà c’est une base, Ils parlent tous sereer ! Ah non ça, ils parlent tous ! Je peux
comprendre un couple, s’ils ne sont pas tous les deux sereer, que les enfants ne parlent pas
sereer, je peux le comprendre, même si je pense que pour les enfants ça aurait dû être un
avantage, je l’ai vu ! les enfants parlent la langue de papa et celle de maman. Mais quand même
deux Sereer qui carrément parlent wolof à leurs enfants, ah non ça je ne supporte pas, ça me
dérange…parce que tu laisses ta culture enfin ! tu es sereer, vous êtes deux, mais non, je trouve
ça dommage ! A foga ten, a diega ten importance mayu742 parce que si tu dis que tes parents
sont sereer et que tu es incapable de dire un mot je ne sais pas ce que tu es ! (Paris- Marie-
Kangué, aide-soignante, née en 1952, catholique)

Chez ces parents, le fait de parler la langue est posé comme une obligation pour se dire sereer.
Nous retrouvons ici la majorité des femmes de notre échantillon, nées au milieu des années
1950. Parmi elles, Françoise est archiviste à Dakar. Née dans un village de la côte
majoritairement chrétien, nous l’avons rencontrée dans la capitale sénégalaise, par le biais de
sa fille Diaheer qui vit à Paris et que nous avions aussi interrogée. Cette dernière rapporte une
ambiance familiale où, comme chez Mame-Diouma précédemment, l’exigence parentale est
d’ordre domestique et scolaire avec elle, fille unique qui, contrairement à la majorité des
camarades de quartier ayant des aides ménagères, était contrainte aux travaux domestiques.
Mais au contraire de chez Mame-Diouma, chez elle, tout comme les travaux ménagers, la
pratique de la langue sereer est aussi incontournable. Diaheer vit en France depuis le milieu des
années 2000, quand elle est venue y poursuivre ses études. A notre rencontre, elle se présente
d’emblée comme une conservatrice préoccupée par la sauvegarde des valeurs sereer :
Pour commencer je dirai que je m’appelle Diaheer, c’est un prénom que j’aime bien parce que
je suis conservatrice. Je suis née de parents sereer (…) Moi je suis née à Dakar comme tous les
enfants des immigrés si je peux dire ainsi, je suis née donc et j’ai grandi à Dakar et de temps à
autre j’allais au village comme pendant les vacances, et tout ça c’était pour m’imprégner de
cette culture, de la façon de vivre de cette ethnie à laquelle j’appartiens. (…) Je suis une
conservatrice hein, je vais le dire parce que tout mon comportement est calqué sur cette culture
sereer, ce qu’on m’a appris, la façon de se comporter, de parler aux gens, de vivre en société…
Moi j’ose le dire aujourd’hui, au Sénégal nous les Sereer, on a des valeurs qu’on ne retrouve
pas chez les autres ethnies (rires). Je ne sais pas…si je n’étais pas sereer est-ce que j’allais
avoir cette même vision (elle reste songeuse un moment) …le diom sereer comme on dit...
(Diaheer Sarr, auditrice social, née en 1976 à Dakar, catholique)
Diaheer s’appelle aussi Fabienne, prénom d’usage dans son entourage, mais s’est présentée
avec celui qu’elle dit préférer. Dans son discours et son comportement, elle tient à marquer un
certain décalage d’avec son environnement, qu’elle revendique et dit assumer même s’il est

742
Ça en fait partie et c’est même très important.
242
parfois interprété comme un manque d’ouverture par certaines de ses connaissances. Revenant
sur son parcours, elle évoque rapidement ses premières orientations « farfelues », des études,
d’après elle, « sans intérêt » en commerce qu’elle arrêtera pour faire quelque chose de plus utile
et de plus sérieux, en ressources humaines. Dans ce tableau plutôt satisfaisant selon la jeune
femme, une seule ombre : mère d’un garçon d’une dizaine d’années au moment de notre
rencontre, elle n’arrive pas à communiquer en sereer avec lui, et est par conséquent confrontée
au jugement sans appel de sa mère :
sereer a mohangue mbindof moh ke743. (Dakar- Françoise Sarr, archiviste, née en 1954,
catholique)

Très sévère avec ceux qu’elle appelle « les gens perdus », Françoise, mère de Diaheer, en
impute la faute d’abord aux femmes qui, comme sa fille, n’ont pas su jouer leur rôle dans la
transmission de la langue. Alors que l’importance accordée au caractère et à l’éducation morale
semble encore se cristalliser autour des études et d’une certaine distinction sociale, l’accent mis
sur la pratique des tâches domestiques comme distinctive d’avec les autres et la centralisation
de la langue comme élément d’identification remettent la femme au coeur du processus de
transmission et amènent les rôles sexués à se marquer de manière plus forte au sein des familles.
Mon père nous parlait sereer, mais il était là aussi pour l’aspect éducatif, je pense qu’il avait
choisi de parler français. Papa qui parlait français c’était le sérieux et maman qui parlait tout
le temps tout le temps c’était le sereer en fait (rires). (Paris - Rose Sarr, née en 1980 à Dakar,
juriste, catholique)

Rose est née à Dakar, d’un père géographe et d’une mère infirmière. Dans la fratrie de cinq
enfants, elle se présente comme celle qui est la plus attachée à la culture sereer, peut-être, pense-
t-elle, parce qu’elle porte le nom de sa grand-mère paternelle, ce qui a participé à créer entre
son père et elle une relation privilégiée. Alors qu’elle se souvient que sa mère était plus présente
et qu’elle a par conséquent plus encadré son éducation, scolaire comme domestique, c’est au
père que revient la reconnaissance d’un apport plus considérable. Le souvenir des exigences
quotidiennes et flots incessants de paroles de la mère rapportant à quelque chose de moins
consistant. Cependant, une certaine reconnaissance, liée à la pratique de la langue par leurs
enfants pourra, dans certaines situations donner du sens, pour ces femmes, à ce quotidien peu
valorisé :
C’est plus le fait de ma mère, mais quand tu es chez toi, tu fais ce que tu veux, tu peux parler
sereer à tes enfants. (…) C’était important pour elle. Du coup à chaque fois qu’on va au village
et qu’il y a des vieux qui viennent saluer des choses comme ça, quand ils nous parlent et qu’on
répond, ils félicitent ma mère du coup elle est toute contente. (Paris- Pauline Diouf,
psychologue, née en 1984, catholique)

743
Le sereer ne sera perdu que s’il l’est chez toi.
243
La satisfaction de cette mère serait moindre si la situation de sa famille ne se posait pas comme
exceptionnelle. La famille de Pauline est remarquable dans l’environnement francilien par le
fait de la pratique assidue des enfants, en France comme au Sénégal, de la langue sereer. En
France, ce fait force l’admiration des personnes qui m’ont orientée vers cette famille. C’est que
la langue devient le révélateur de l’appartenance, même pour ceux qui attribuent une valeur
indéniable au comportement et chez qui demeure, après tout, le regret de ne pas avoir pu
l’intégrer au processus de transmission. Si Pauline me précise que le niveau de pratique n’est
pas le même au sein de la fratrie et révèle même au cours de notre entretien des intérêts très
différenciés pour la culture parentale chez elle et ses trois sœurs, ces détails sont ignorés de
l’environnement extérieur d’où l’on m’a plusieurs fois parlé de cette famille « exceptionnelle ».
La pratique de la langue, principal catalyseur de cette représentation, tend bien à être de plus en
plus importante comme critère ethnique. C’est pour cela que, chez ces parents, elle peut mener
à l’interdiction d’autres langues pour devenir « exclusive » du cadre domestique. Cette attitude
a surtout été observée au Sénégal vis-à-vis du wolof que certains parents expliquent avoir
interdit à la maison :
Ça veut dire que quand on vient chez moi on ne parle que sereer, tout le monde couramment.
(…) Nous parlons également wolof, mais pas dans la maison, on n’en a pas besoin entre nous,
mais avec les autres on peut avoir besoin du wolof et du français.
Et ça a été particulier à mettre en place avec les enfants ?
Rien de tout cela, c’est naturel, c’est venu comme ça parce que ma femme ne parle que sereer
à la maison, elle ne parle que sereer avec ses enfants, ça c’est facile. Il est sûr qu’ils vont parler
un mauvais sereer, ils utilisent beaucoup d’autres mots à la place du sereer mais au fil du temps
le seeer est de plus en plus limpide. (Dakar- Issa Sène, infirmier, né en 1955, musulman)

Comme chez Etienne, chez Issa, le sereer est la langue de la maison et son niveau de maîtrise
est directement mis en lien avec le rôle de la mère. S’il précise que le wolof ne se parle pas dans
la maison, ce qui implique que des règles aient pu être posées à cet égard, il préfère avancer une
démarche naturelle du fait de la présence d’une maman sérérophone. Comme chez Rose et chez
Pauline, le fait qu’elle ne parle que sereer aux enfants permet la mise en place d’un cadre qui
se présente comme aussi naturel que le village. Il nous semble pourtant que les choses se jouent
d’abord dans le choix orienté de ces personnes d’épouser des femmes sereer. Alors que, plus
tôt, l’informalité et l’imprévu régnaient au sein de familles où les couples, fonctionnant sur la
base d’une certaine collaboration, n’étaient, en dehors des représentations liées à leurs statuts
conjugaux, pas dans un rapport ouvertement stratifié, ici les hommes, mus par la conviction
culturelle et la poursuite de la réussite du projet familial, s’impliquent dans le foyer d’une
manière particulière : en en fixant les règles et en assurant le contrôle de leur respect. Ce faisant,
la première des règles qu’ils se fixent dans leur projet de permanence et de transmission et qu’ils
avancent comme un choix est l’endogamie culturelle. De leur côté, si les femmes enquêtées

244
sont aussi instruites, elles mettent en avant plus qu’auparavant l’importance de l’implication
des mères dans le processus de transmission. Ces changements familiaux qui auront des
incidences sur l’éducation des enfants semblent d’autant plus s’imposer à ces personnes que
l’instruction dont ils sont porteurs les mènerait, s’ils n’y prêtaient attention comme
précédemment, à s’éloigner de leurs origines ethniques. Par conséquent, de démarches
familiales visant des objectifs souvent insaisissables pour les enfants, on semble glisser vers un
formalisme que désiraient les descendants précédemment. Sera dorénavant privilégiée une
cohésion basée sur le repli des membres de la famille entre lesquels les frontières de sexes et
de générations s’accentuent, mettant en scène des parents préoccupées par l’accommodation et
la normativité des enfants744.

a- Endogamie et hiérarchisation des rôles sexués

Les hommes rencontrés ici se démarquent par ce qu’ils posent comme un choix évident face à
l’exigence de la transmission : une femme sereer.
Votre femme est sereer ?
Evidemment !
Ah bon ?
Ben oui parce que c’est mon choix à moi, c’est-à-dire je n’ai rien contre les gens qui ont fait
autrement mais mon choix était celui-là et je l’ai fait. (Dakar- Issa Sène, infirmier, né en 1955,
musulman)

Issa est un professionnel de la santé rencontré à Dakar. Actif dans les mouvements associatifs
sereer, il se positionne comme quelqu’un d’ouvert, notamment au dialogue interculturel, mais
avant tout, comme quelqu’un d’ancré. Cette posture se caractérise chez lui par une certaine
fermeté dans les propositions, une préférence pour les échanges en langue sereer ou en wolof
plutôt qu’en français, mais aussi par une mise au quotidien qui tranche d’avec celle d’un groupe
dont il se réclame tout en tenant à s’en distinguer, les intellectuels. Issa est remonté contre ceux
qu’il appelle les intellectuels sereer qui auraient oublié leurs origines.
(…) Les gens qui étaient devenus de grands intellectuels, au sortir des écoles d’Europe ils
étaient revenus, avaient embrassé la civilisation occidentale, arrivés ici, ils se marient avec
d’autres personnes autres que les Sereer et ils changent automatiquement de langue… (Dakar-
Issa Sène, infirmier, né en 1955, musulman)

Dans cette perspective, si l’exogamie est le premier des griefs qui leur est officiellement fait,
l’instruction des mères lorsqu’elles étaient sereer semble aussi être associée aux facteurs
défavorables à la transmission de la langue. Ainsi chez nos enquêtés hommes, non seulement
la préférence semble aller vers des femmes sereer, mais des femmes sereer non instruites. Si

744
J. Kellerhals et al., « Le style éducatif des parents et l’estime de soi des adolescents », art cit, p. 318.
245
aucun ne précise ce fait, nous le saurons en rencontrant l’épouse de Kaynack. Dans les autres
cas, si Issa ne précise pas ce fait, il est de fait que son épouse est sans activité et se comporte,
d’après ses mots, « comme les femmes du village ». Chez Etienne, cela a été précisé, à la suite
de notre insistance au cours de l’entretien. Dans tous les cas, l’on semble s’éloigner de l’idée
d’une instruction vue comme inoffensive voire garante de la consolidation de l’éducation
morale des Sereer, au moins pour les femmes. Si Issa évoque des mariages mixtes, seul Waly
dans notre échantillon rentre dans le modèle qu’il exprime. Cependant l’instruction des femmes
peut être considérée dans la même optique, par l’attitude qu’elles adoptaient en famille, jugée
aujourd’hui comme peu traditionnelle, comme un risque supplémentaire de mise au ban de la
culture. Dans tous les cas, au total, c’est l’instruction et son interprétation par la population
citée, hommes et femmes intellectuels, pionniers dans leurs villages, qui sont visées par notre
interlocuteur comme principales responsables du risque de déracinement. Ces personnes bien
qu’instruites seraient protégées de ce risque par une volonté qui manquait alors :
Je crois que, à un moment donné, la volonté-là les gens ne l’avaient plus, ils laissaient les choses
se passer comme les autres le veulent c’est tout. (…) Non, non, chez moi c’est comme si on était
toujours au village, au village on n’impose rien. Pourquoi on accuse l’environnement ou la
télévision ? C’est une question de choix. (Dakar- Issa Sène, infirmier, né en 1955, musulman)

Dans leurs choix, les enquêtés se positionnent non seulement comme des personnes éclairées
par rapport à d’autres sereer qui peuvent adopter la langue wolof, par ignorance, mais aussi par
rapport aux intellectuels qui, bien souvent, sont vus comme enclins à l’occidentalisation, donc
au déracinement, par l’effet des mariages exogames et/ ou la préférence de la langue française.
Si Issa ne nomme pas les intellectuels chrétiens, on comprend par la référence à l’Occident dans
son propos que c’est en majorité eux qui auraient subi cette influence. Pourtant, Etienne est un
de ces intellectuels chrétiens qui, comme lui, fera de l’endogamie ethnique sa préférence. Ayant
fait plus tôt part de sa conception de la culture ethnique comme inséparable de la langue, Etienne
met cet élément en relation avec son mariage :
Alors, c’est évident que je voulais une catholique et une sereer. Oui (rires) y a ces deux éléments
qui étaient déterminants. (…) d’abord que je suis sereer et que je voudrais vraiment que ma
partenaire le soit, ce n’est pas ce que tout le monde fait mais j’avais choisi d’avoir une femme
sereer pour perpétuer notre culture sereer, rester sereer (…) je voulais ça, pour les enfants, le
langage sereer. Tous parlent un sereer limpide...Oui ! Tous les six. Y en a deux qui sont en
Europe là-bas, ils parlent un sereer limpide. (…) la langue et la culture sont à mon sens très
liées parce que…tout à l’heure on a parlé des Sereer du Baol qui ne parlent plus sereer. Mais
après deux générations ces gens ne se comportent plus non plus comme des Sereer, ils perdent
l’essentiel…et ça… il faut choisir, soit on veut le faire soit on ne veut pas le faire.

Il est question de « choix » chez ces enquêtés, un choix qui nécessite de leur part une certaine
vigilance. Par-delà la différence de religion, ces deux personnes se retrouvent dans un cadre
plus large de socialisation adulte dans lequel un processus de prise de conscience et de
valorisation des cultures dites traditionnelles est en cours. Cette préoccupation semblait même
246
au cœur du centre de formation des instituteurs de Ponty et avec lui au cœur du système éducatif
déployé au Sénégal avant les indépendances. Barthélémy et Jézéquel relèvent qu’à l’opposé des
programmes pour les femmes qui ont pour principal objectif la formation de mères de familles
de lettrés, la préoccupation majeure chez les hommes est l’observation de « la bonne distance »
d’avec les traditions pour ne pas produire des déracinés745. Ainsi, chez ces générations
d’instruits, si « le foyer lettré monogame [a pu être] explicitement érigé en modèle vers lequel
doivent tendre les [femmes], à l’inverse, […] il s’agit beaucoup plus pour les [hommes]
d’observer les cultures africaines et de se réconcilier avec leur milieu d’origine. […] Ponty
entend former de bons auxiliaires et non de bons maris et pères de famille. Rufisque vise autant
à former des institutrices qu’à éduquer de bonnes ménagères, épouses et mères. »746 L’ambigüité
de ces formations orientées différemment pour les hommes et les femmes tient autant au fait
que les rôles qui leur sont assignés demeurent différents qu’au fait que si l’instruction des
femmes s’est accélérée, elle reste encore bien inférieure à celle des hommes parmi lesquels des
générations de lettrés émergent depuis le début des années 1900. Bien moins que les femmes,
les hommes auront le choix d’épouser une personne instruite. Il faut donc que les établissements
de formation les préparent aussi à demeurer dans leur milieu d’origine redécouvert et valorisé
au cours des études. La notion de culture franco-africaine qui émerge au cœur de
l’établissement de formation des hommes aux alentours des années 30 témoignerait ainsi du
souci de mettre en avant une culture certes imprégnée des valeurs françaises mais aussi adaptée
aux réalités rurales africaines.747. S’il n’est pas dit que nos enquêtés sont allés à Ponty, nul doute
que son système et ses objectifs éducatifs pouvaient être partagés sur le territoire, par ailleurs,
son orientation est la même que celle des missionnaires dans les zones rurales sereer. Bien plus
que les femmes, les hommes ont donc pu être sensibilisés, au cours de leur instruction, à
développer non des attitudes de rupture mais de réconciliation avec leur milieu d’origine. C’est
aussi dans ce cadre qu’il faut saisir leur démarche de transmission. Précisant les critères
ethniques, elle engage d’autant plus ceux qui se réclament dorénavant de l’ethnicité et de la
culture sereer qu’ils sont inspirés par ce qu’ils considèrent comme l’échec des premiers
intellectuels.

La volonté qu’ils affichent engage une certaine autorité de leur part. Si Issa, de sa voix et de ses
positions qui ne semblent pas négociables, fait preuve d’une autorité qui veut laisser deviner

745
P. Barthélémy et J.-H. Jézéquel, « Marier les “demoiselles frigidaires” et les ’mangeurs de craies’ : l’idéal du
ménage lettré et l’administration coloniale en Afrique Occidentale français (AOF) », art cit, p. 91.
746
Ibid., p. 90‑92.
747
Ibid., p. 79.
247
qu’il a naturellement le contrôle de sa maison, Etienne éclaire les termes de cette autorité et de
ses « négociations » avec l’épouse en place :
Comment ça s’est passé avec votre femme ? est-ce que vous avez discuté de ce que vous alliez
faire avec les enfants ? est-ce que…
Oui ça j’étais formel même parce que… (…) moi et mon épouse on parle sereer, donc dans cette
ambiance-là. Mais même j’étais beaucoup plus vigilant parce que quand je rentrais et que je
trouvais ma femme parler le wolof aux enfants, je réagissais, je disais attention euh…bon je
n’ai rien contre le wolof hein, mais enfin, je voulais que les enfants parlent le sereer et le wolof
il vient tout seul, on le comprend, surtout quand on vit au Sénégal. Mais quand on perd son
sereer ça n’est pas évident de le rattraper. (…) La ville a ses pesanteurs, on tendance à faire
comme les autres, même inconsciemment, tout d’un coup elle pouvait se retrouver à parler wolof
mais j’attirais son attention, je ne voulais pas que ça reste (…) je ne voulais pas que la langue
de la maison devienne le wolof.

Etienne a été plutôt directif. Evoquant « les pesanteurs de la ville » et ses tentations pour les
femmes au foyer plus engagées dans les relations de voisinage, il se positionne au sein du couple
et de la famille comme le contrôleur du cadre domestique. Les épouses sont sereer,
« naturellement », et leur rôle de gardienne du foyer et des traditions culturelles à la maison
relève de l’évidence. On est là dans la réalité d’un style conjugal où non seulement les rôles se
différencient, mais aussi, s’hiérarchisent fortement, le statut maître et les décisions revenant en
priorité aux époux748. Le fait que ces hommes se positionnent dans leurs familles comme des
chefs consciencieux qui savent garder le contrôle sur leurs foyers relève non seulement de leur
statut d’hommes, mais aussi de leur position sociale. L’ethnicisation en cours est portée par les
membres du groupe, hommes et femmes instruits, qui sont décidés à prendre en main en ville,
la culture de groupe menacée. Cette démarche, qui engage de plus en plus les femmes sur le
terrain domestique en zone urbaine, institue une certaine division du travail à présent
revendiquée par elles-mêmes, en particulier lorsqu’elles sont instruites.

b- Des rôles « traditionnels » pour des femmes « modernes »

La revendication d’un ancrage culturel semble aller de pair, chez les enquêtées aussi, avec un
réinvestissement des rôles traditionnels. Cette situation n’a pas les mêmes effets sur les hommes
instruits rencontrés précédemment et sur les vies des femmes instruites revendiquant un fort
attachement aux origines ethniques. Originaire du Dieghem et instruite Rachel promeut
l’instruction, au contraire d’Issa, et met en avant le rôle joué par les hommes instruits de sa zone
qui, d’après elle, ont tracé une voie porteuse pour la culture :
(…) Il y a une chose notoire chez les gens de [son village], c’est que les plus instruits, les
premiers diplômés, majoritairement des hommes, ont quasiment rejeté la pratique du wolof, de
manière assez ferme (…) et tiennent souvent à l’éducation de leurs enfants. Parce que

748
J.-H. Déchaux, Sociologie de la famille, op. cit., p. 37.
248
réellement quand tu regardes ceux qui élèvent leurs enfants dans le wolof par exemple, les
enfants sont souvent mal élevés et pas très instruits finalement. J’explique cela par le fait que
tu ne peux dire que ce qu’on te disait. Tu ne comprends pas encore wolof, tu n’as que les
vulgarités des quartiers populaires (…), tu ne peux pas transmettre grand-chose de bon.
Tu veux dire par là que les premiers que tu appelles instruits ont donné l’exemple aux
générations suivantes ?
Oui je pense. Ces premiers instruits-là ont en quelque sorte cherché à se distinguer de cette
première génération d’ouvriers dont je t’ai parlé. (…) Ils sont tous très attachés au fait d’être
sereer (…)

Chez Rachel, l’observation de la vie des migrants non instruits et de celle des autres qui purent
tenir à distance une langue non valorisée aura été importante pour se positionner. Moins que
l’instruction, c’est au manque d’instruction qu’elle attribue la déperdition de la culture sereer
en ville. Si elle parle avec force et tient pour responsables les personnes inconscientes des
enjeux, elle reconnaît les conditions difficiles dans lesquelles vivaient les migrants employés et
ouvriers dans les villes :
Les conditions dans lesquelles vivaient ces ouvriers n’étaient quand même pas toujours faciles
ou favorables à une transmission aux enfants. Partager une cour avec dix autres familles par
exemple ce n’est pas simple. J’en ai très tôt eu conscience et me suis toujours arrangée pour
avoir ma chambre-balcon, Dieu m’a donné aussi des enfants qui savaient s’arrêter à ce bout de
couloir…tout le monde n’a pas eu ces possibilités.

Elle n’en développera pas moins un discours sur le thème de « choix » effectués. Rachel, Marie-
Kangué et Françoise, instruites et satisfaites de ce que leurs enfants aujourd’hui, par la pratique
de la langue, se présentent comme de « vrais sereer », ne semblent pourtant pas avoir eu des
vies familiales linéaires et tranquilles. Divorcées et remariées toutes les trois, puis redivorcées
pour deux d’entre elles, par la volonté et l’autorité dont elles font preuve, même lorsqu’elles
évoquent la manière dont elles ont élevé, parfois seules, leurs enfants, elles se distinguent des
épouses évoquées plus haut qui, d’après les discours de leurs maris, ne semblent pas détenir
l’autorité familiale. Ces femmes, en se positionnant elles-mêmes comme capables d’encadrer
des foyers urbains ne rejettent pas les arguments des hommes encadrants comme elles, mais s’y
associent pour réaffirmer le rôle primordial des mères. Pour elles, c’est bien aux femmes de ne
pas détourner l’attention de ce qui traditionnellement leur revient comme rôle dans la sphère
familiale. Leur parcours laissant imaginer qu’elles ont pu être confrontées à des luttes pour
s’affirmer, dans leurs foyers comme en dehors, leur insistance sur l’importance de la femme
dans le processus de transmission, qui tend à remettre en question le statut des femmes au sein
du couple, ne semble pas les concerner au premier chef. Cette assignation à résidence des
femmes n’a certainement pas les mêmes conséquences sur elles, professionnelles divorcées,
que sur les épouses villageoises transplantées, dans tous les cas. Elle va surtout avoir une
résonnance particulière pour leurs filles qui poursuivent la perspective parentale moins dans

249
leur action éducative en direction de leurs enfants que par la ré-examination de leur propre place
dans le couple comme « traditionnelle ».

Des filles plus « africaines » que leurs mères


Diaheer, fille de Françoise, tient ainsi à se positionner comme « une femme sereer, malgré sa
modernité », ce dernier trait étant réduit, dans son discours, à l’instruction et au statut
professionnel qu’il peut procurer. Une partie de nos échanges mérite d’être rapportée pour
illustrer ce propos :
Diaheer : Je me sens sereer, je me sens femme moderne également aussi hein
Ah pour toi ce n’est pas la même chose femme moderne et femme sereer ?
Ben comme le monde a évolué ben ce n’est pas la même chose ! c’est pas la même chose parce
qu’on a tendance à tout confondre !
Moi : Alors explique moi la différence s’il te plaît !
Diaheer : Ben je vais prendre dans le cadre de mon mariage hein, donc je me suis mariée
traditionnellement et j’ai demandé à faire le ndut, pour acquérir d’autres techniques que
beaucoup de femmes sereer ont perdu à force de vouloir se moderniser, copier sur la femme
occidentale. Il y a de bonnes choses des deux côtés, donc moi je refuse ce rejet, je refuse ce
rejet. Moi je veux être la femme sereer O hena mougna a nanguilwa o koroum, a yadja749, elle
est ouverte, elle arrive à supporter tout le monde dans la maison, sans hypocrisie hein, je dis,
je cherche à apprendre ces choses. Etre la maman de tout le monde, avoir l’oreille attentive et
affectueuse avec tout le monde. Ça c’est des qualités que j’ai vues en milieu sereer, chez ma
mère aussi. (…) On a tendance nous, les femmes africaines, on a tendance à tout confondre,
malheureusement toujours dans le cadre du mariage, elles ont tendance à penser qu’être femme
moderne c’est être l’égale du mari. Donc moi je dis que dans tout foyer chacun a sa place. Le
mari a sa place, la femme aussi. C’est vrai, nous vivons aujourd’hui en Occident les choses sont
difficiles, on n’est plus dans le même contexte, l’homme et la femme doivent s’impliquer dans
les affaires familiales, mais arrivés à un certain degré c’est à la femme de libérer l’homme. (…)
Quand on dit moderne, on dit femme moderne aujourd’hui hein, parce que on a eu la chance
nous d’aller à l’école contrairement aux générations précédentes ou à d’autres filles de notre
génération au village. Notre façon de voir n’est pas la même que la leur, mais nous on a
tendance à parler tout le temps de l’émancipation de la femme. Est-ce que cette émancipation
dont on parle me permettra ou m’oblige à mettre l’homme avec qui je suis dans certaines
situations ? (…) Je refuse.

Si l’ethnicisation se faisant les hommes instruits semblent avoir une préférence pour les femmes
respectant les traditions, s’orientant vers des femmes non instruites de ce fait, les femmes
instruites pourtant réinvestissent elles-mêmes largement leur statut de gardiennes des traditions
qu’elles tiennent à mettre en avant et à occuper, parallèlement à leur implication dans des
carrières professionnelles. Ce faisant, elles amoindrissent les chances pour celles qui ne sont
pas instruites de s’affirmer, comme elles peuvent le faire au sein du couple. Surtout, elles
amènent les générations suivantes à revoir le statut même de la femme au sein du couple, au
regard de traditions dont l’application ne semble pas, au regard des pratiques familiales ici
observées, à la faveur des femmes. Cette position réclamée par les femmes instruites de notre

749
La femme sereer qui supporte, écoute son mari et est généreuse.
250
échantillon et réinterprétées par leurs filles comme purement « africaine » et « traditionnelle »
peut être comprise à travers la dynamique du discours féministe qui, ayant mis du temps à se
développer en Afrique et au Sénégal, s’est structuré au cours des années 1970 autour du rejet
d’un féminisme dit occidental, jugé en opposition avec les réalités de la société africaine750.
Mais alors que ces discours s’appuient souvent sur une réhabilitation de traditions où la femme
est présentée comme ayant occupé une place de choix, voire était en position de domination
avec le matriarcat751, ils empêchent de voir les situations présentes, retravaillées par les
transformations sociales et souvent bien éloignées de cet idéal traditionnel752. De fait, comme
Diaheer donnant sa mère en exemple, ce sont ces femmes, plus que les épouses illettrées
« encadrées », qui tireront le plus de reconnaissance du réinvestissement culturel, puisqu’il est
jugé en opposition avec leur statut de femmes instruites. Pourtant, celles que concernent les
critiques qui avec leurs maris ne mirent pas en place le même cadre d’imprégnation, même
instruites ne construiront pas dans leur majorité de carrières professionnelles et s’investirent
quasi-exclusivement dans la sphère domestique en faisant par exemple plus d’enfants que celles
dont il est question ici. Cependant, elles étaient par leur propre instruction et celle, encore plus
valorisée de leurs époux, dans une optique d’indépendance vis-à-vis des rôles traditionnels, ces
derniers étant associés à la vie rurale et à la vie en famille étendue.

Ethnicisation du travail domestique et « régime sereer »


Chez Rachel, Marie-Kangué et Françoise, les activités de la sphère domestique sont
explicitement posées comme importantes et sont toutes valorisées dans leurs effets sur la
transmission, même si elles n’en menèrent pas plus, étant toutes les trois engagées dans une vie
professionnelle, que les mères de famille tenues en échec de transmission. Ainsi, leur
satisfaction à voir leurs enfants reconnus comme sereer peut même, au-delà de la langue
identifiée comme courante chez eux, être associée à une certaine culture culinaire qui, par leur
investissement aussi, aura participé à l’ambiance :
Bon tu ne réussis pas tout hein, c’est comme ça, mais je suis contente parce que je sais que s’ils
vont dans la famille, ils pourront parler aux gens, ils mangeront de tout sans problème (Marie-
Kangué)

Dans la mise en place du cadre intime qui permet la transmission des modèles et pratiques
avancés comme adéquats, le rôle traditionnel de la femme est aussi rattaché à la cuisine et à
l’alimentation proposée. Alors que les personnes donnant la primeur à l’éducation n’ont pas
évoqué spécifiquement la nourriture au cours des entretiens, sauf lorsque je la mentionnais, ici

750
F. Sow, « L’appropriation des études sur le genre en Afrique Subsaharienne », art cit.
751
I.L. Thiaw, La femme seereer, op. cit., p. 256.
752
F. Sow, « L’appropriation des études sur le genre en Afrique Subsaharienne », art cit, p. 58.
251
elle l’a été spontanément et semble donc avoir un rôle défini. Lorsque Mame-Diouma éduquée
à la dure à Saint-Louis a évoqué le saaj c’était d’abord pour parler du régime paternel qui
exigeait des filles qu’elles en assurent la préparation sous la supervision de leur mère. Dans les
familles mettant en place un cadre d’imprégnation, c’est d’abord sa consommation régulière
par toute la famille qui est soulignée, la préparation étant moins dévolue aux filles qu’aux
mères. Certains parents comme Françoise vont jusqu’à justifier son importance par les vertus
qu’elle possède : nourriture « de pauvre », elle agit sur la personnalité qu’elle est censée
préparer à la dignité. Lorsqu’elle était précédemment soulignée, en particulier dans les familles
vivant en France, la nourriture relevait d’abord d’un choix culinaire sénégalais. Si le saaj, le
couscous de mil y demeurait le plat sereer par excellence, dans cet environnement il semble que
les familles étaient plus exposées à la diversification, y compris sénégalaise et africaine. La
prise de distance ici semble moins importante, le mil est perçu comme spécifiquement sereer.
Sa consommation rentre donc naturellement parmi les critères pouvant participer à mettre en
place l’ambiance d’imprégnation ethnique. Et, parce qu’il est identifié comme spécifique, le
mil peut devenir, dans l’ambiance sereer, la principale nourriture du soir, comme au village.
Alors que dans les familles rencontrées en France et chez les migrants qui sont dans une
approche non formelle, s’il est précisé que les parents, en particulier les pères, tiennent à leur
couscous, ce plat ne s’impose pas forcément à tous, ici au contraire, lorsque la nourriture est
mobilisée comme élément de l’ambiance à mettre en place, les enfants se remémorent un
sentiment de lassitude :
Tu as parlé tout à l’heure du saaj en évoquant votre alimentation…c’était fréquent ou
occasionnel ?
Non c’était fréquent, le soir à 80% c’était du couscous ! (…) y a des fois où on en avait marre
(…) Par exemple quand on rentrait de l’école et tout on était fatigué, tu demandes qu’est-ce
qu’on mange ce soir, tu te dis ah ouais c’est la même chose pff.. (Paris-Rose Sarr, née en 1980
à Dakar, juriste)

Le manger sereer ne sert plus d’abord, comme chez Mame-Diouma, à satisfaire les préférences
parentales, il signifie l’appartenance, et au-delà, en s’imposant dans l’ambiance familiale, rentre
dans le cadre de l’éducation en imposant une discipline. L’enquêtée évoquera une nourriture de
substitution qui n’est pas assurée par les parents et est ignorée d’eux. Associée à la centralisation
de la langue et au réinvestissement des rôles sexués, l’alimentation spécifique marque une
inflexion dans les pratiques éducatives des enquêtés. Alors que plus tôt l’éducation semblait
envisagée dans un va-et-vient complémentaire entre la ville et le village, ici la maison est
envisagée par les parents comme un territoire villageois. La clôture ethnique et identitaire à
l’œuvre dans la fixation des critères ethniques s’accompagne petit à petit d’un repli sur la
maisonnée comme lieu particulier dans l’environnement global. La volonté de transmettre, de

252
ne pas participer à la déperdition dénoncée de la culture sereer, se cristallise donc petit à petit
d’une ambiance domestique particulière, où langue et nourriture, exclusives et distinctives de
l’environnement extérieur, tendent à recréer le village sur place et à rendre la fréquentation du
village lointain moins nécessaire dans le projet éducatif.

c- Vers une recréation du « foyer sereer » en milieu urbain

Chez Rose, alors que les parents, expert-comptable et infirmière, posent un cadre extrêmement
rigoureux et contrôlé en ville, leurs enfants n’iront que très peu au village. Rose, à l’évocation
du village, semble même assez mal à l’aise :
Tu allais au village ?
J’y suis allée quand j’étais petite, mon père allait voir ses parents donc il nous emmenait en
weekend, mais on ne restait pas plus de deux jours
Tu n’as donc jamais séjourné au village ?
Non, à part les weekends, non, et c’était environ deux weekends par an. (Paris-Rose Sarr, née
en 1980 à Dakar, juriste)

Le cas de Rose est emblématique, dans le cas des parents proches d’un rapport nostalgique aux
origines, d’un changement de relation d’avec le village. Jusque-là, la majorité de nos enquêtés
de seconde génération n’est pas concernée par ce retrait du village. Gayki, né au début des
années 1970, évoque, comme c’était le cas des secondes générations rencontrées plus haut, le
village comme une étape incontournable dans l’enfance :
Quand j’étais gamin… écoute mon père étant enseignant, donc on a beaucoup bougé dans les
villes du Sénégal, Dakar Tamba Kaolack …mais mon père tenait à ce que tous les hivernages
nous retournions au village et il voulait qu’on soit au même niveau que tout le monde, qu’on
aille aux champs etc, il tenait à ça. Parce qu’au village on te le dit hein, weké doubab a
ndefou753, ils vivent en ville, tu n’es pas un vrai niominka, tu n’es pas un vrai sereer. (…) du
coup les hivernages on rentrait au village et on était comme tout le monde pendant 3 mois.
Khoha754 ?
Hoham a pahi sah755(Rires)
(Dakar- Gayki Faye, né en 1973, cardiologue, musulman)

Gayki est né d’un père universitaire et d’une mère instruite qui est restée au foyer éduquer les
sept enfants de la fratrie. Nous n’aurons pas d’entretien formel avec ses parents mais avons eu
l’occasion d’échanger avec eux lors d’évènements où nous les rencontrions. Engagés dans la
sphère associative sereer, ils se positionnent comme ancrés et conservateurs. Alors que le père
semble proche, dans la manière dont il se présente, d’Issa et Etienne, sa femme, par
l’enthousiasme dont elle a fait preuve lors de notre rencontre pour présenter du matériel
« traditionnel » dont elle nous explique et nous détaille les usages, est plutôt proche de Rachel

753
Ce sont des occidentaux.
754
Tu as cultivé ?
755
J’ai même bien cultivé !
253
et des autres femmes instruites qui ont fortement investi des rôles domestiques dont l’instruction
aurait pu, dans la représentation courante, les éloigner. Dans cette famille, comme dans celles
rencontrées précédemment, il semble que ce soit l’expérience du village, de manière concrète
et dans les mêmes conditions que ceux qui y vivent, qui a été privilégiée, à côté d’une ambiance
familiale qui ne tranchait du cadre villageois que par le lieu d’habitation. Mais Gayki est né au
début des années 1970, il a une décennie de plus que Rose qui est la plus jeune parmi ceux qui
sont nés et ont grandi au Sénégal et dont on a considéré le rapport aux origines des parents
comme proche de la nostalgie. Entre l’époque de Gayki où les séjours villageois sont privilégiés
par les parents, assimilés par les enfants et pris en charge par la famille au village, et celle de
Rose où le village semble plus séparé de la ville dans la perspective éducative, il y a eu de part
et d’autre les manifestations d’une séparation plus stricte dans les fonctions d’ethnicisation.
Parce qu’une inflexion est en cours dans la définition de l’ethnicité durant ces années, la langue
naguère centrale ne suffira bientôt plus à l’identification puis à la reconnaissance des personnes
nées en ville comme sereer. Le village, comme lieu se particularisant culturellement par
l’identification et le réinvestissement de rites culturels spécifiques, dispute dorénavant aux
familles urbaines se disant sereer le droit unique d’assignation de l’ethnicité. Guère beaucoup
plus jeune que Gayki, Claire a pourtant expérimenté cette inflexion dont elle témoigne :
(…) c’est bizarre moi les gens pensent que je ne parle pas sereer et ça me fait mal, ça me fait
mal (…) on était dans cette association, et c’était quasiment que des gens nés à Dakar. A
l’époque on organisait des bals par ci et on faisait des financements, on organisait des actions
au niveau du village. Mais pourtant la plupart du temps quand on partait au village, on nous
rejetait, on nous rejetait carrément. Quand tu viens, ben qu’est-ce qu’ils disent ? ben « dioudiou
diéri756 » (…) Eux ils pensent que quand vous faites des collectes ici que vous amenez au village
au dispensaire truc, ils se disent que c’est des gens qui nous montrent qu’ils sont des
intellectuels etc, c’était des idées vraiment arrêtées. (…) Les « dioudiou diery » comme ils
disaient ben…on n’était pas intégré. (…) ce que je sais c’est que des fois je me rebellais, quand
les gens te jettent des propos …moi c’est plus avec les Sereer finalement que j’avais un
problème ! ça me frustrait beaucoup ! les gens ils t’entendent parler sereer, ils savent que ta
mère est sereer, mais toi, on ne te considère pas comme sereer. (…) Je suis sereer je suis née
sereer, mes parents sont nés sereer et ont tout fait pour nous laisser la culture je ne vois pas ce
qu’il faut de plus. (Claire Diouf, assistante de direction, née en 1974, catholique)

Alors que précédemment, les secondes générations de parents engagés dans une forme
d’imprégnation classique comme François et Victorine illustraient les efforts mis en place par
des enfants rejetés pour s’intégrer, ici Rose et Claire ne sont pas tout à fait dans la même
perspective. Alors que la première reste à l’écart, la seconde exige en quelque sorte d’être
acceptée telle qu’elle est. Née de parents sereer, père fonctionnaire et mère au foyer, elle
considère qu’ils ont tout fait pour eux, est particulièrement fière de l’action paternelle et

756
Enfants des villes
254
imagine ce qu’auraient pu être les relations avec le village si tant d’investissement n’avait pas
été consenti :
(…) mon papa, je te dis il était très ouvert d’esprit, donc du coup, ce qu’il nous disait c’est dans
la rue parlez ce que vous voulez, mais à la maison, le sereer, à la limite le français…ouais.
Parce que ça aussi c’était sa façon de préserver sa culture, parce qu’il tenait coûte que coûte
quand même à ce que ses enfants aient un quelque chose quoi, que demain, on ne nous rejette
pas, parce que si on ne parlait pas, ça aurait été pire pour nous ! (Claire Diouf, assistante de
direction née en 1974, catholique)

L’établissement des familles de sereer comme « foyers sereer » en zone urbaine coïncide avec
la localisation territoriale comme critère ethnique. Dans la période de crise des années 1980-
1990, le village devient l’endroit d’où sera mesurée la capacité des parents à faire des enfants
sereer par leur participation aux rituels ethniques et évènements familiaux et bientôt le seul
endroit d’où peut s’attribuer l’appartenance ethnique (CH4). Par conséquent, le cas de Rose
montre une légère bifurcation des pratiques au fil des années tant dans les pratiques en ville que
dans les représentations, du village, et au village.

L’importance accordée à la langue a poussé les personnes à mettre en place des cadres souvent
stricts et fermés de transmission de la culture sereer. Pour les parents ici concernés, il ne s’agit
plus tant de demander à l’enfant de pouvoir s’adapter aux conditions du village qu’à celles de
la maison qui, même en ville, n’est pas la ville et trace clairement ses frontières d’avec son
environnement. La langue, naguère élément non contrôlé, joue un rôle primordial, signe
extérieur distinctif de l’appartenance, en ville, et point d’orgue de l’ambiance familiale
essentiellement assurée par des mères dorénavant conscientes des attentes qui pèsent sur elles.
Ce faisant, le village, comme cadre d’ethnicisation, a été moins investi et certains enfants s’en
sont retrouvés très éloignés. Dans le même temps, des circonstances particulières tendront à
redonner au village, comme le lieu de naissance et unique lieu de pratique de la culture ethnique,
un rôle central dans le processus d’identification ethnique (CH4). Entre-temps, quelle va être
pour les secondes générations ici rencontrées la position vis-à-vis de l’héritage parental ?

2-3-2 Du legs parental à une postérité « africaine » ?

Alors que leurs parents se sont concentrés sur les caractéristiques particulières de l’ethnicité, le
trait marquant ici est celui de l’intention noté chez ces enfants de s’inscrire dans quelque chose
de plus large que le groupe ethnique, même lorsqu’ils partent d’elle. Si cette perspective se
donne particulièrement à lire dans le positionnement de Gayki, seul homme de l’échantillon
concerné ici, il peut aussi, d’une manière quelque peu détournée, se révéler dans celui des jeunes

255
femmes dont nous avons fait la connaissance ici, en particulier Diaheer, Rose et Claire qui
étaient mamans au moment de notre rencontre. Si les filles se revendiquent sereer et semblent
accorder à cette appartenance une certaine importance, elles se distinguent, ayant grandi dans
des familles sererophones, par le fait que leurs enfants ne dépassent pas, au mieux, la
compréhension de la langue. Claire, qui racontait sa frustration face au rejet des villageois alors
même qu’elle parlait la langue et se sentait sereer, m’invitera lors de ma visite à interpeler son
fils ainé, alors âgé de cinq ans, en sereer pour vérifier qu’il comprend bien la langue, sans encore
pouvoir la parler. Engagée dans un couple mixte, elle avance la difficulté à imposer sa langue
quand son mari, aussi très attaché à la sienne, ne fait pas cette démarche de son côté. Pour
l’équilibre familial, le choix implicite est posé de ne pas transmettre une langue au détriment
d’une autre et de poser finalement le français comme langue de famille. Cependant, elle est
heureuse d’avoir fait, même avec un mari non sereer, le rituel du mariage, comme toutes ses
sœurs. Par ailleurs, elle avance la nourriture, aimée aussi de son mari, comme importante dans
son cadre familial. Marquée par le rejet dont elle a fait l’objet de la part des villageois, elle veut
s’écarter d’une perspective ethnique de la fermeture et préfère garder en mémoire et en pratique
une qualité maternelle : la générosité et l’ouverture aux autres. Chez Rose, qui dit ne pas vouloir
que la « modernité » l’empêche de rester sereer, alors que la question de la transmission de la
langue parlée aux enfants avait été posée comme naturelle, quelques années plus tard il semble
que la mise en œuvre d’un tel projet n’a pas été aussi simple que prévu. Diaheer quant à elle,
n’ayant pas pu transmettre la langue à son fils aujourd’hui âgé de 12 ans, essuie les reproches
maternels. Ainsi, les femmes rencontrées ici, si elles se disent plutôt conservatrices, se
distinguent par la mise à l’écart d’un élément qui aura été capital dans leur éducation. Elles
investissent cependant très fortement, en contexte de migration, comme nous l’avons vu avec
Diaheer, un rôle féminin qu’elles associent à une tradition non plus seulement sereer, mais
« africaine » pour mettre à distance une certaine idée, européenne et judéo-chrétienne de la
femme libre757, et un certain féminisme jugé inopportun et inutile à des femmes ayant
traditionnellement connu un « féminisme positif »758. Leur dépassement du legs parental semble
donc d’abord lié, non plus tant à leur rôle de passeuse de traditions qu’à leur propre pratique de
la féminité, qui se revendique comme « traditionnelle malgré l’instruction ».

Chez Gayki, cette réinterprétation et la prise de hauteur par rapport aux pratiques des parents
passent par le réinvestissement des valeurs morales associées aux origines ethniques, en dehors

757
Catherine Coquery-Vidrovitch, Les Africaines. Histoire des femmes d’Afrique subsaharienne du XIXe au XXe
siècle, La Découverte., Paris, 2013, p. 152.
758
I.L. Thiaw, La femme seereer, op. cit., p. 256.
256
des pratiques spécifiques qu’il se représente comme des canaux, parmi d’autres, de transmission
des valeurs fondamentales. S’il n’est pas question dans son cas de faire la même chose que les
parents qui, souligne-t-il, « sont d’une autre époque », il ne s’agit pas non plus de tout rejeter à
ce prétexte. Tirant de longues réflexions de son enfance, de sa vie en France en tant qu’étudiant
et jeune parent, il livre le cheminement de sa réflexion et de ses choix éducatifs :
Quand tu es en France, tu regardes les gamins qui sont nés et ont grandi là-bas, surtout quand ils
sont de la banlieue c’est compliqué. Je n’habitais pas la banlieue, bon, mais tu vois très bien,
identitairement culturellement c’est compliqué, ils sont obligés d’inventer, ils ne sont pas totalement
intégrés dans ce qu’on appelle la culture française, euh leur culture d’origine leur est renvoyée
comme une tare. Soit, ils la revendiquent de manière un peu extrémiste, (…) soit ils se créent une
culture intermédiaire. C’est deux options qui ne me satisfaisaient pas quoi, tu vois. Je considérais
que dans ce que j’étais devenu ou dans ce qui était en construction, que la part sereer, sénégalaise,
africaine était importante tu vois, en termes de vision du monde de valeurs et j’avais envie de
transmettre cela. Bon, mais je me rendais compte que ce que les gamins prenaient, captaient de leur
environnement était très puissant, très puissant et je craignais que l’on devienne étrangers. Parce
que j’ai des oncles qui habitent là-bas, quand j’allais leur rendre visite, ils étaient contents de me
voir parce qu’on pouvait discuter, on parlait sereer, on avait un même univers de références…ils
n’arrivaient plus à discuter avec leurs gamins quoi, il s’était créé un trop grand fossé entre eux (…)
Ce genre de choses-là, c’est l’environnement qui…l’environnement je ne le contrôle pas ! Je me
suis dit que quand [mon fils] viendra au Sénégal et qu’il verra mon père et mes oncles se comporter,
il y a des choses qu’il ne fera pas, il va mimer, il va vouloir être à la hauteur et on lui dira, tu es un
Faye, tu es un guelwar etc
Vous dites beaucoup ça chez vous ?
Oui beaucoup, y a un code d’honneur à observer, y a des choses que tu ne peux pas faire et tu te
dois d’être à la hauteur
C’est le cas ?
Oui il essaie de ne pas faire honte, d’être digne de…dans certaines situations, je le vois très bien.
(…) Non, de ce point de vu là, je continue à croire que nos sociétés produisent des individus
beaucoup plus équilibrés, ça malgré nos problèmes, je suis convaincu que…en tous cas, dans le
processus de vie qui a été le mien, mes gamins ont gagné à être ici, dans cette tranche d’âge-là,
plutôt que là-bas, et que dans l’arbitrage ils gagnent largement plus à être ici, ça j’en suis
absolument convaincu ! Ils s’apprêtent à y retourner pour leurs études (…)
Tu te considères comme équilibré ?
Oui…(…) c’est des choses qu’on n’interroge pas quoi…pfff en tous cas j’arrivais à faire la part des
choses. C’est clair qu’il y a des choses, jamais au plus grand jamais je n’aurai ces attitudes, ces
valeurs, ces manières de faire, parce que j’avais considéré que sur ces questions-là, que mon
héritage négro-africain était préférable, donc je n’avais pas à les changer.
(Dakar- Gayki Faye, né en 1973, cardiologue, musulman)

Tout en mobilisant l’appartenance ethnique, Gayki tend à en départiculariser les critères pour
leur donner une valeur, non pas encore propre, mais négro-africaine, pouvant justifier leur
choix, ou leur rejet, s’il le fallait. Se trace ici un chemin en sens inverse de celui des parents qui
sont allés du général à de plus en plus de particularité. Chez Gayki qui dit avoir été élevé par
un militant de l’identité sereer, cette dernière ne vaut pas seule, elle ne vaut que restituée dans
une conception plus importante qui l’englobe et qui s’élargit vers une dimension nationale puis
africaine. Ainsi, même si Gayki a choisi de retourner au Sénégal en grande partie pour mettre
ses enfants dans un environnement qu’il juge favorable à leur « équilibre », il a un discours qui
tend à amoindrir ce qui peut relever de sa propre action dans le processus de transmission :
257
Puisque vous jouez beaucoup sur l’appartenance dans la famille, as-tu eu l’occasion de dire à
tes enfants ce qu’est la culture sereer ?
Jamais
Tu dis t’être intéressé à l’histoire, leur en as-tu parlé ?
Non
Si tu devais leur en parler qu’est-ce que tu leur dirais de la culture sereer ?
Je ne leur dirai rien du tout pour la bonne et simple raison que…ce qui m’a semblé le plus
important, c’est un être au monde, un rapport à la réalité qu’il intègre de manière naturelle en
étant dans un environnement, en étant en interaction avec des gens qui sont des référents. Quand
il est au village, qu’il est avec les gamins, qu’il va aux séances de lutte de machin, qu’ils
discutent qu’ils vivent, il intègre un certain nombre d’éléments. Quand il est avec mes oncles il
intègre ce qu’ils disent et font. A mon avis la transmission la plus importante elle se fait là quoi.
Donc j’essaie de ne pas être dans un militantisme idéologique. La preuve Xedar759 elle me parle
plus sereer que Simel760, je ne le reprends jamais. Il comprend, de temps en temps il me parle,
mais chez la fille c’est plus naturel. L’usage de la langue …je ne lui reproche pas. Je me dis ces
éléments là le jour où il voudra il les aura. Mais ce qui me semble le plus important c’est qu’il
puisse s’identifier à une communauté de gens, qu’il sente qu’il fait partie de cette communauté
et ça les gens de chez nous savent bien faire. Quand tu arrives on te rappelle « wo o pog in
refo 761» tu es notre enfant, on t’intègre dans un réseau de relations, on te fait ta place, tu as le
sentiment d’appartenir, on te le rappelle, tu sais qui tu es où tu appartiens …Pour eux qui
viennent de la France, en 6 ans ou en 10 ans ils ont eu à faire l’expérience du racisme, de
l’exclusion : vous êtes de là, vous n’êtes pas de là, pour moi c’était important qu’une
communauté les accueille comme étant membres à part entière, ils sont légitimés et ils sentent
qu’ils sont chez eux, absolument chez eux. Ça c’est une chose, après le reste se fait
naturellement.

Dans son discours Gayki présente un contexte villageois encore porteur de quelque chose
auquel il veut que ses enfants se rattachent. Gayki a le même âge que François que nous avons
rencontré précédemment et qui est particulièrement mobilisé autour de l’acquisition de la
langue par sa fille. Quelques éléments distinguent ces deux enfants de migrants. Alors que
comme son père, originaire d’un village de la côte qu’il disait ne plus reconnaître, François était
dans une perspective pessimiste des relations avec le village et privilégiait pour l’éducation de
sa fille, une forme d’imprégnation encadrée, sans compter spécifiquement sur le village, ici ce
lieu, même s’il ne se présente que comme un point de départ, est réinvesti comme source d’un
sentiment d’appartenance fort. Les parents de François sont venus d’un des premiers villages
christianisés de la côte, électrifié en 1976 et urbanisé aujourd’hui. Gayki dit bien que son village
n’est plus en cases, mais l’électricité est disponible à certaines heures seulement et l’eau se
cherche encore au puits. D’une famille originaire des îles du Saloum, il évoque une population
de pêcheurs avec « un grand degré d’autonomie puisqu’ils sont enclavés, ils savent tout faire
par eux-mêmes, ils n’attendent pas (…) ils s’organisent…ils ont dû compter sur eux-mêmes. »
Par contraste, pour François et son père Martin, le village d’enfance a disparu, aujourd’hui
remplacé par un village de « populations wolofisantes, ne voulant plus cultiver la terre et

759
Sa fille
760
Son fils
761
Toi tu es de la famille
258
comptant sur la ville pour vivre ». Est-ce à cela que tient le fait que Gayki, plus que François,
opère un décentrement des éléments physiques du village et de la langue ? Pas seulement, ils
n’ont pas été élevés de la même manière. Gayki présente son père comme un militant de
l’identité et, s’il apprécie d’avoir été éveillé à la richesse des origines ethniques par son
parcours, il ne tient pas à s’enfermer en elles. A l’opposé, lorsque François évoque son ethnicité,
celle-ci ne prend pas source dans l’expérience familiale immédiate, mais dans les excursions
villageoises. L’observation des pratiques familiales et le fait d’être, plus que les parents, pris
dans un environnement où l’ethnicité est caractérisée, mène François à, lui aussi, prendre de la
distance d’avec son propre vécu en réinvestissant fortement ce qui ne l’était pas en famille.
Dans cette dynamique, alors que le discours de François est plutôt inquiet et proche de celui
des parents ayant pratiqué une imprégnation ethnique encadrée, celui de Gayki rappelle celui
des migrants les plus âgés chez qui la dimension morale était plus importante. Le regard qu’il
pose sur son village et sur les pratiques qui y ont cours tranche d’avec les témoignages mêmes
de certains parents qui renvoyaient toute bonne éducation sereer au temps de leur enfance :
Et quel est ce noyau de valeurs-là que tu tentais de citer ?
Elles ne sont pas exclusives hein, elles ne sont pas propres aux sereer mais je euh…je prends
mon village, ma concession à … euh… quand un gamin a des problèmes parce qu’il est allé
faire paître le troupeau et que d’autres ont voulu l’embêter ou lui prendre un bœuf ou une biche
ou je ne sais quoi et qu’il y a eu un conflit, quand il va arriver qu’est-ce qu’on va regarder ?
Est-ce qu’il s’est défendu. On s’en fiche de savoir s’il a encorné la vache de l’autre, on est prêt
à payer s’il le faut mais on va essayer de disséquer dans la genèse du conflit on a voulu
l’humilier le contraindre, l’asservir il a refusé d’être asservi. Et quels que soient les moyens
qu’il a utilisés on adhère (…) ce qui nous intéressera c’est est ce qu’il a refusé l’oppression, est
ce qu’il a résisté. A fagna wala fagné762 ? il y a des choses qu’on n’accepte pas. Je n’accepte
pas que tu entraves ma liberté, que tu m’opprimes, je n’accepte pas et nous on s’en fiche de
savoir comment il a réagi et quand il va arriver on va dire ok comment ça s’est passé raconte.
Et on va essayer de déceler est-ce qu’il s’est laissé faire ou pas. Et ce qu’on va te dire c’est tu
ne te laisses pas faire. Quel que soit alpha tu ne te laisses pas faire parce que ce n’est pas juste,
donc tu refuses. Après les conséquences tu assumes et on va assumer avec toi quel que soit ce
que tu fais on est d’accord mais ce qui est fondamental chez nous c’est que tu ne t’es pas laissé
faire. Ça c’est fondamental (…) c’est des valeurs. Aujourd’hui, si des terroristes djihadistes
venaient pour nous soumettre, je suis sûr que parmi les résistants il y aurait beaucoup de Sereer,
j’en suis convaincu.

Ce discours pourrait être celui de Waly rencontré au début de ce chapitre et présentant un


discours caractéristique des personnes ayant aujourd’hui un rapport nostalgique aux origines.
Origines d’où, à partir du caractère forgé, tout était possible. Mais contrairement à Waly, Gayki
n’en parle pas comme du passé. Il promeut un élément qu’il puise dans les pratiques villageoises
et qui lui semble non seulement encore présent quelle que soit la langue utilisée, mais plus
important : un certain caractère. Face à l’importance accordée à la langue dans la définition de
l’ethnicité, Gayki semble, comme Waly l’avait fait, vouloir redonner toute sa place au caractère

762
Il a refusé ou pas ?
259
singulier, non le recréer, juste le reconnaître même lorsqu’il se présente sous des traits
nouveaux :
(…) j’ai considéré que le fait que je comprenne sereer était une richesse pour moi. J’ai tenu à
faire l’effort pour que mes gamins aient cette langue en plus (…) mais je n’en fais pas quelque
chose d’absolument nécessaire (…). La réflexion doit continuer…c’est quoi une langue ? C’est
un outil de communication, c’est un univers de références. Je parle la langue sereer je n’ai pas
le sentiment que mon univers de référence est le monde sereer. Y a des éléments, mais je n’ai
pas cet univers...C’est plus un outil, un idiome, ma mère me le parle mon père aussi, y a quelque
chose d’affectif ou ce que tu veux mais euh…je ne considère pas aujourd’hui que si je ne parlais
pas cette langue là il y aurait quelque chose de fondamental qui m’aurait manqué. En revanche
ce que j’estime le plus important c’est que o sereer a wara djig diom, o thiadial refo, wariro
maaB, o ngor sereer nene warou nan763, ça c’est important. Est-ce que c’est lié à la langue ?
Je ne suis pas sûr. Quand je taquine Simel, de manière voulue, toi tu es sereer tu ne dois pas
faire ceci ou cela, ça ne passe pas par la langue, je peux le dire en français, et ça c’est le plus
important. (Dakar- Gayki Faye, né en 1973, cardiologue, musulman)

Plus que les éléments autour desquels les parents s’étaient repliés, il semble ici que la
valorisation du legs, passant par la recherche du meilleur moyen de le faire entrer dans la
postérité, mène à une réémergence d’un caractère typique. Cependant non pas réduit à
l’ethnicité propre, ni totalement orienté vers un certain universalisme, mais s’ouvrant de plus
en plus à une appartenance africaine.

Conclusion du chapitre 3

Le terme « regretter » a été choisi pour signifier la manière dont les personnes se rapprochant
d’un rapport nostalgique aux origines ethniques, identifiant ici leur environnement de
socialisation primaire comme traditionnel, vivent une expérience essentiellement basée sur le
regret. Ce rapport s’est illustré de façon particulièrement prononcée chez des enquêtés
caractéristiques de la génération senghorienne de lettrés, ayant un statut social élevé et bien
engagés dans ce que l’on appelait encore au Sénégal « le secteur moderne ». Alors que leur
engagement intellectuel et professionnel, comme mode de participation à la société, pouvait
sembler structurant chez ces personnes764, leur propension à réhabiliter les origines ethniques,
rendues seules responsables de leur position sociale, tend à ramener l’appartenance ethnique au
cœur de leur expérience. Chez ces personnes, le sentiment de filiation est fort et porteur. Les
origines ethniques renvoient à des environnements décrits comme traditionnels et la culture en
émanant comme authentique. Les valeurs morales rattachées aux origines sont mises en avant

763
Un sereer doit avoir le diom, être travailleur et honnête. Un homme sereer doit être comme cela.
764
Qui transparaît dans leur faible ou récent engagement dans les associations culturelles. C’est plutôt la
participation à des mouvements professionnels ou intellectuels, comme la FEANF (Fédération des Etudiants
d’Afrique Noire en France) pour ceux qui sont en France, qui, comme pour la majorité de la jeunesse d’alors, a été
marquante pour eux.
260
pour donner une cohérence à leur trajectoire et rappeler à ceux qui en douteraient qu’ils sont
toujours en phase avec leurs valeurs ethniques, puisqu’ils leur doivent leur place actuelle. En
somme, ils seraient bien nés. Ce discours de légitimation met au cœur de l’éducation morale
sereer l’utilité sociale. Appréhendées sur un versant prioritairement moral, les origines
ethniques en arrivent ainsi à être associées à une position qui objectivement les relie aux
privilégiés sociaux de la nation, et leur réhabilitation, à réduire la distance qui objectivement
les sépare de la majorité de leurs contemporains villageois condamnés à une agriculture peu
rentable ou à une insertion professionnelle en zone urbaine, par le bas. Engagés hors de leurs
milieux d’origine et dans les affaires du pays à une période charnière pour la construction
nationale, le discours de ces enquêtés trouve écho dans celui de l’Etat, alors structuré autour de
l’enracinement et de l’ouverture et faisant la promotion d’une certaine authenticité africaine.
Cette dynamique, portée par une minorité instruite d’un groupe lui-même « périphérique »,
apparaît comme une tentative dans le Sénégal d’alors, de défaire un modèle d’intégration
structuré autour d’un centre islamo-wolof. Ce qui a été intéressant à observer, c’est comment
le discours de légitimation amène les enquêtés à idéaliser les origines, puis, confrontant cet
idéal à la réalité, à en devenir nostalgiques. Cette tendance ne sera pas sans conséquence sur la
manière dont les personnes envisagent et mènent le processus de transmission culturelle auprès
de leurs enfants. Si tous ici ont une forte croyance en la lignée et au lien familial, qui, institué
par le sang, assure la transmission d’une dimension essentielle de l’ethnicité, tous n’en
envisagent pas la transmission familiale de la même manière. Deux tendances ont été analysées.

La première, appelée « imprégnation classique », désigne une forme de prolongation de la


transmission par le sang, où la naissance est si fortement investie de l’identification ethnique
qu’elle semble exclure l’action directe des parents du travail d’ethnicisation. Contenue dans
les veines, l’ethnicité se raffermirait ainsi naturellement au contact de l’enfant avec ses
référents. Dans les familles rapprochées de la mise en œuvre d’une telle modalité de
transmission, il est apparu que les parents ont plutôt travaillé sur la dimension morale des
origines ethniques et ont cherché, par leur propre exemple et leur discours, à les rendre positives
aux yeux de leurs enfants. Or, c’est dans le succès de cette valorisation des origines que se loge
le paradoxe qu’ils vont alors vivre avec leurs descendants. Ces derniers, qui mettent en avant
un sentiment d’appartenance important, relèvent en effet dans l’éducation familiale ce qui leur
semble être un manque : l’absence de transmission d’éléments concrets de la culture du groupe
ethnique d’origine, telle que la langue sur laquelle l’accent n’avait pas été mis par les parents.
Ces descendants vont donc intensément réinvestir les origines ethniques, et veiller dans leurs
propres foyers à mettre en place un cadre de transmission qui leur a manqué. Cette démarche
261
est mise en rapport dans l’analyse avec une inflexion dans la définition de l’ethnicité au niveau
même des parents qui, désormais, en plus de la dimension morale des origines ethniques,
identifient aussi des critères d’ethnicité spécifiques, parmi lesquelles la langue peu investie
auparavant devient centrale et remet en jeu le rôle de la mère comme gardienne des traditions.

Nous avons appelé le résultat de cette inflexion « l’imprégnation encadrée », qui suppose que
les origines ethniques sont toujours promues et même idéalisées, mais que l’environnement
extérieur est jugé menaçant pour ses valeurs. La mise en place de ce cadre a mis en scène des
maris instruits soucieux de faire gérer leurs foyers par des femmes sereer -- ce qui sous-entend,
chez eux, des femmes sereer non instruites --, et des femmes instruites engagées soucieuses de
remettre au cœur du foyer le rôle traditionnel des femmes sereer dont elles ne souhaitent pas se
détourner du fait de la modernisation. Dans cette configuration, l’encadrement est important et
permet que se déploient dans le cadre domestique urbain une langue, une nourriture et des
rapports statutaires associés aux origines ethniques. Les descendants ici se caractérisent alors
par un sentiment d’appartenance fort, mais moins centré sur le groupe ethnique et les traits y
afférents que sur des valeurs vues comme négro-africaines. Cela motive chez les jeunes filles
un réexamen de la définition de la femme moderne « africaine » et oriente leur investissement
« traditionnel » familial en ce sens, plus que dans le sens de la transmission concrète aux enfants
des traits ethniques sereer auparavant identifiés par les parents.

262
Chapitre 4- Cadres « modernes » et impossibilité
de la transmission

Le terme « évoluer » a été choisi pour résumer l’expérience vécue par des personnes dont le
rapport aux origines se rapproche de la forme idéale conflictuelle. Dans son fonctionnement
typique, ce rapport implique que les personnes sont prises en étau entre ce qu’elles ont connu
et ce qu’elles vivent sans que les deux ne leur semblent réconciliables. Non seulement les
projets de la société globale et du groupe particulier ne semblent pas compatibles, mais ceux du
groupe particulier se présentent comme insuffisants voire pénalisants pour l’intégration à la
société globale. Le conflit au cœur de l’expérience de ce groupe n’est donc pas une réaction
subjective d’opposition ou de rejet, mais la modalité objective d’une existence écartelée entre
la conscience des origines spécifiées, et les contraintes nouvelles de la vie dans la société
moderne dont les éléments liés à ces origines sont exclus. Ainsi, même si l’attachement aux
origines peut être entretenu, il ne peut l’être que distinctement d’une démarche d’intégration à
la société globale qui réclame une certaine mise à distance de ces origines jugées handicapantes.
La modalité de transmission découlant de ce rapport est la « délégation » qui suppose que les
éléments caractéristiques de l’ethnicité sont aussi redéfinis dans un cadre et selon des critères
dorénavant circonscrits. C’est donc moins aux parents comme référents qu’à ce cadre et à ces
critères établis que devrait idéalement être délégué le processus d’ethnicisation de la
descendance. Dans ce contexte, à la constance d’une représentation idéale de la famille ethnique
comme inscrite dans une lignée lointaine et élargie devrait s’opposer une réalité familiale
tendant à se réduire et à se jouer autour du couple conjugal et de ses enfants. Réalité familiale
excluant donc, selon les conditions établies plus haut, que dans leur zone de vie, la transmission
de la culture ethnique puisse être envisagée.

Dans notre échantillon, les personnes rapprochées de ces manières idéales de se rapporter aux
origines ethniques et d’envisager la transmission de l’ethnicité sont des personnes nées entre la
fin des années 1950 et le début des années 1970. Si une partie d’entre elles est instruite et a un
niveau d’études élevé, la majorité est peu ou pas instruite, en particulier les femmes. Leurs
trajectoires ont été marquées ou fortement influencées par le contexte de crise économique qui,
dès le début des années 1970, impacte toutes les sphères de la vie socio-économique du Sénégal.
C’est précisément ce contexte particulier dans lequel s’inscrit leur migration qui est ici
marquant et unit ces personnes dans l’expérimentation commune d’une période historique

263
spécifique. L’appauvrissement se généralise mais se fait encore plus criant dans les zones
rurales. L’insertion professionnelle n’est plus assurée et les actions sociales tendent à être
déterminées d’abord par des stratégies de mise à l’écart de la misère. Alors que, dans le même
temps, la politique d’Etat distille une idéologie qui procède à une clôture des appartenances
particulières, majoritairement et idéalement localisées dans des zones rurales reléguées, les
personnes sont tiraillées entre l’importance de l’identification ethnique, et l’exigence de la
survie économique, cette dernière étant impossible dans le lieu d’origine mais nécessaire pour
garantir la protection matérielle. Dans cette configuration, alors que la référence théorique à
l’ethnicité reste la lignée, les relations ethniques et familiales tendront à être déterminées par
des pratiques qui, avec les difficultés économiques subies, se concentrent d’abord sur le groupe
domestique réduit, fonctionnant comme une « maisonnée », définie comme un « groupe
instable [qui] unit des vivants entre eux avec un principe de fonctionnement solidaire (A chacun
selon ses besoins, de chacun selon ses ressources) à travers l’usage collectif de biens
matériels »765. Les familles ici sont révélatrices de ce que constatait Vimard: « [l]a famille de
cette seconde moitié du XXe siècle en Afrique de l’Ouest, multiforme et fragile de par les
nouvelles évaluations et interprétations des solidarités traditionnelles, sous l’effet de la
privatisation des rapports sociaux, et aussi parce qu’au-delà de l’autonomie du groupe
domestique et de la cellule nucléaire c’est l’indépendance de l’individu qui se dessine, mais en
s’inscrivant dans des réseaux de relations multiformes et encore imprécises suscités par des
conditions économiques et sociales externes plus contraignantes et surtout plus
changeantes. »766 Cela signifie que si, dans leur tentative de transmission, les parents ne
privilégient pas une mise en relation durable de leurs enfants avec des instances chargées de
leur ethnicisation, cette dernière peut être difficile à mener dans leur environnement de vie où,
plutôt que des éléments ethniques, les relations et les évènements de l’environnement de vie et
du quotidien seront plus marquants et structurants. Dès lors, à quelle légitimité ethnique
pourront prétendre les enfants nés et socialisés en ville ? Par ailleurs, si la période de crise
sénégalaise a indubitablement retravaillé les liens de solidarité, comment cette transformation
marque-t-elle les familles, en particulier celles qui se voudraient porteuses d’une « mission »
de transmission ? On connaît le rôle dévolu à la mère dans le travail d’ethnicisation. Dans un
contexte où les femmes sont susceptibles, pour prendre part à la dynamique de solidarité, de
participer un peu plus à la prise en charge financière de la cellule familiale, quelles nouvelles
conditions vont gouverner le maintien de l’ethnicité chez les secondes générations ? C’est ce

765
F. Weber, Le sang, le nom, le quotidien, op. cit., p. 215.
766
Patrice Vimard, « Modernité et pluralité familiales en Afrique de l’Ouest », Revue Tiers Monde, 1993, vol. 34,
no 133, p. 110.
264
que nous allons voir dans ce chapitre. Les enquêtés se rapprochant d’un rapport conflictuel aux
origines représentent la moitié des enquêtés de première génération, faisant de ce rapport celui
qui regroupe le plus de personnes. Leurs enfants représentent moins de la moitié des enquêtés
de seconde génération. Ensemble, ils représentent un peu moins de la moitié de l’échantillon
d’enquête.

Section 1- « Evoluer » ou l’expérience d’un rapport conflictuel aux


origines ethniques

1-1 Un sentiment de filiation fort mais peu porteur

Etre sereer, c’est d’abord une joie, parce que la personne doit aimer ce qu’elle est et le vivre, y
tenir. Il ne doit rien laisser de son cosaan. Senghor disait même que l’on ne doit jamais oublier les
traditions. Le sereer n’oublie pas les traditions, il sait d’où il vient, aussi bien soit-il à un endroit,
il sait qu’il doit retourner chez lui.
Ah oui, donc, ici tu ne te considères pas comme chez toi ?
Non, moi je considère que je suis un migrant.
Ah oui alors tu vas rentrer ?
Ah oui au moins à ma mort c’est sûr ! (Dakar- Francis Sène, né en 1957, guichetier à la retraite,
catholique)

Etre sereer, c’est connaître son cosaan, un ensemble de traditions localisées au village. C’est
d’abord ce qui ressort des échanges avec les personnes rencontrées. Dans le discours de nos
enquêtés, la culture d’origine est décrite par une formulation de principes stipulés parfois
indépendamment des expériences personnelles, y compris l’enfance villageoise. Pour que cette
dernière soit abordée, il a fallu que nous posions directement la question. Lorsqu’elle est décrite,
c’est à travers les travaux des champs et diverses tâches rurales, dont la difficulté, la rudesse
sont signalés sans que, comme c’était le cas pour les enquêtés ayant un rapport nostalgique aux
origines, la dimension éducative des actions de la vie quotidienne ne soit évoquée. Les
aventures liées à une scolarité pas toujours facile ou à la recherche d’un métier prennent une
large place dans cette évocation. Né en 1957 dans un village du Djeguem tardivement doté
d’une école, Francis souligne avoir été inscrit à l’école sans retard à l’époque, contrairement à
de nombreux camarades, du fait de la proximité de son père avec la mission catholique, mais
raconte une trajectoire scolaire difficile. Renvoyé de l’internat du collège au bout de deux
années, il obtient le brevet en 1981 à 24 ans. A la suite de ce diplôme passé à Mbour, ville la
plus proche de son village, déjà âgé il cherchera donc un métier et deviendra guichetier, un
métier qui a donné satisfaction à sa famille avant que ne surgissent les problèmes de santé :

265
Ah vous étiez à Mbour ! c’était comment à cette période ?
Super (rires) c’était même mieux que Dakar à cette période (rires) (…) à l’époque c’était
vraiment bien, rien n’était cher. (…)
Et qu’êtes-vous venu faire à Dakar ?
Je suis venu chercher du travail, je n’avais pas de métier. Juste mon brevet. A l’époque j’ai
tenté des concours sans trop de succès. J’ai réussi à entrer à la Senelec comme guichetier. (…)
de 1982 à 2012.
C’était comment ?
Très bon (rires) (…) à cette époque, au temps de Senghor, la vie n’était pas chère !!! (… )
Votre papa était-il content que vous alliez en ville travailler ?
Ah oui, parce que à la fin du mois je l’aidais. J’allais au village et je lui donnais quelque chose.

Dans la maison sobre et inachevée où il vit avec sa famille, ce père de huit enfants se rappelle
cette période, et de toutes celles pendant lesquelles il a travaillé, comme de belles époques où
non seulement il vivait bien, mais pouvait aussi soutenir les membres de la famille élargie. Dans
son discours, Francis parle de la nécessité d’être solidaire avec la famille restée au village,
solidarité qu’il dit avoir pu vivre tant qu’il était à son aise. Cette « aisance » sera perturbée par
une longue maladie qu’il prendra du temps à raconter en en disséquant les causes : la jalousie
de ceux-là mêmes dont il a été solidaire. Au cours de sa maladie, son épouse se mettra à
travailler et apportera une aide considérable, notamment pour rendre la maison alors en
chantier, habitable. Assis dans son séjour simple mais propre, entouré de ses diplômes, le père
de famille regrette juste que la maison ait été bâtie sur un terrain inapproprié dans un quartier
mal assaini, les confrontant chaque année à des problèmes d’inondations.

Ce portrait rapide de Francis et de sa famille, sur laquelle nous reviendrons, met en exergue
quelques-uns des traits structurants du rapport conflictuel aux origines. Alors qu’il met en avant
un fort attachement au lieu d’origine, Francis a tout fait pour en partir et reste marqué dans son
parcours par le souvenir de la vie agréable qu’il a pu s’offrir, et offrir à sa famille élargie, grâce
à son travail, loin du lieu tant aimé où il aimerait être enterré à sa mort. Deux mouvements
apparents dans son parcours sont ici caractéristiques :

- D’abord, une perception claire de la culture d’origine axée sur des valeurs et pratiques
jugées incontournables pour qui se dit sereer. Si le Diom et le comportement
apparaissent dans le discours de certains, ils ne sont pas plus importants que le cosaan,
un ensemble de traditions, parmi lesquelles le ndut (initiation) a une place importante.
Au cœur de cet ensemble, la langue est une évidence, non pour ce qui est de sa pratique,
mais en tant qu’élément de principe de cette structure.

266
- Ensuite, cette perspective sur l’ethnicité, qui la localise aussi, amène-les enquêtés à
mettre en avant une forme d’attachement au village qui, paradoxalement, les pousse
parfois à relativiser l’importance de ladite ethnicité en dehors de son lieu naturel
d’épanouissement. Car, dans le même temps, se lit dans les expériences de ces enquêtés
la nécessité de quitter le cadre « ethnique » pour se réaliser et venir en aide à sa famille.

Au cœur donc de la problématique de l’ethnicité pour ces personnes proches d’un rapport
conflictuel aux origines, un corpus de pratiques culturelles auquel on a quand même dû tourner
le dos pour tenter de réussir dans la vie. Dans cette configuration, le discours sur la nécessité
morale de la solidarité et l’entretien d’une relation physique avec le village se présentent comme
une manière pour ces personnes de s’ajuster à des injonctions contradictoires.

1-1-1 Une ethnicité localisée et circonscrite

La culture sereer, c’est quoi pour toi ?


Déjà la langue et tout ce que l’environnement culturel t’a légué comme valeurs quoi… chez les
sereer il y a des valeurs, pas spécifiques aux sereer mais qu’ils partagent avec d’autres …voilà
par exemple une certaine forme de solidarité, un certain sens de la famille, voilà, l’attachement
à un terroir… c’est un peu ça pour moi, mais ce ne sont pas des valeurs qu’on a en propre.
J’imagine que les diolas et les wolofs aussi dans leurs zones les ont même si chacun les vit selon
son environnement.
Donc, pour toi il n’y a pas tant de spécificité ?
Non, je pense que si j’étais diola j’aurais fait la même chose hein, parce que j’imagine que
chaque culture a sa langue et ses valeurs en fonction de son environnement, sa manière de tisser
des relations avec les autres, une certaine manière de donner un sens à la famille et que je me
serais senti aussi bien wolof que diola si j’avais évolué dans cet environnement-là. Moi c’est à
[village] que je suis attaché, pas particulièrement à la culture sereer quoi. (Paris- Benjamin
Faye, né en 1963, comptable, catholique)

Benjamin ne veut pas distinguer les Sereer des autres. S’il précise qu’il y a un corpus de
traditions qu’ils pratiquent, seul l’environnement de ces pratiques et les langues utilisées dans
les différents groupes lui semblent différents. Benjamin est un Sereer vivant à Paris ; auparavant
professeur de mathématiques au Sénégal où il est né au début des années soixante avant de
venir à Paris, il se démarque par la gêne qu’il a à faire l’entretien. Il ne veut à aucun moment
donner l’impression d’être fier de ce qu’il est, il n’y a pas de raison, il n’a pas choisi et pense
en outre que les Sereer n’ont pas vraiment de spécificité. L’entretien commence avec une forte
mise en doute des raisons d’inquiétude des Sereer. Benjamin se distingue par cette distance par
rapport au sujet. Il dit ne pas pouvoir objectivement valider les inquiétudes des Sereer. D’après
lui, si l’évolution de l’urbanisation et les effets de la mondialisation jusque dans les villages
sont indéniables, cela constitue, plutôt qu’un effacement, une diversification des pratiques des
Sereer, notamment dans la langue, l’emploi de plus en plus important du wolof dans les villages
267
étant d’après lui une bonne chose. Benjamin développe là un argument qui apparemment
l’oppose à la perspective dominante sur la langue ethnique dans ce groupe d’enquêtés.

a- Une langue ethnique

Il est vrai que la révélation statistique de la baisse de pratique de la langue sereer semble avoir
surpris d’abord les membres du groupe qui, à la lumière de leurs pratiques familiales, ne
semblaient pas percevoir le « problème ». Le Sénégal est, pendant la période de référence,
linguistiquement caractérisé par une situation dite de « diglossie enchâssée » où, dans les termes
de Calvet et Dreyfus, les langues entretiennent des rapports verticaux où le français, langue
officielle, jouit par ce statut, même s’il n’est pas parlé par la majorité, d’une prééminence
symbolique sur les autres langues qui ont, elles, le statut de langues nationales767. Parmi ces
dernières, une, le wolof, émerge comme « langue véhiculaire », dominante dans la capitale
sénégalaise sous une variété dite « urbaine »768 en face d’autres dites « vernaculaires »769
associées aux autres régions et aux appartenances ethniques770. D’après les recensements de
1988, alors que 14,9% de la population se déclare sereer, seul 12,8% de cette portion la déclare
comme première langue. A des proportions moindres, le diola et d’autres langues partageraient
cette situation avec le sereer, quand le wolof et le manding comptabiliseraient plus de locuteurs
que de population d’origine. S’il est signalé que l’importance de la langue wolof est nettement
plus forte dans la capitale que dans les autres villes et les zones rurales où les langues « locales »
prédominent encore,771 la baisse de la langue sereer en particulier est alors rapidement actée par
la sociolinguistique et posée comme une spécificité :
« Les différentes ethnies sénégalaises ne paraissent pas réagir de la même façon à
l’évincement de leur langue propre par le wolof. En ce sens, à côté des Serer, par
exemple, dont beaucoup ont abandonné leur langue de groupe, les Diola, les Manding

767
Louis-Jean Calvet et Martine Dreyfus, « La famille dans l’espace urbain: trois modèles de plurilinguisme »,
Plurilinguismes- CERPL, 1992, no 3, p. 42.
768
Martine Dreyfus et Caroline Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal: langues et identités en devenir, Paris,
Karthala, 2005, 358 p. ; Eline Versluys, Langues et identiés au Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2010, 287 p.
769
Avec le wolof, les cinq premières langues reconnues (disposant d’une transcription et d’orthographes
officielles) sont le diola, le manding, le peul, le sereer et le soninké entre le milieu des années 1970 et le début des
années 2000. Jusqu’en 1978 les langues locales n’avaient donc aucune reconnaissance statutaire. Cette première
période sera suivie, à partir de 2001 de celle d’une massification des langues locales reconnues comme nationales
P. Faye, Etude du discours mixte et du code-switching français-sereer-wolof : approches sociolinguistique et
psycholinguistique, op. cit.
770
Marie-Louise Moreau et al., « Leur wolof dit-il qui ils sont ? La perception des appartenances régionales et
ethniques au travers du wolof urbain parlé par les adolescents », Langage & société, 1994, vol. 68, no 1, p. 35–62.
771
Louis-Jean Calvet, « Quel modèle sociolinguistique pour le Sénégal ? ou il n’y a pas que la véhiculante »,
Langage & société, 1994, vol. 68, no 1, p. 89–107. Marie-Louise Moreau, « Ombres et lumière d’une expansion
linguistique. Les attitudes des Diola et des Peul d’Oussouye à l’égard du wolof », Langage & société, 1994, vol. 68,
no 1, p. 63–88.
268
et les Peul semblent adopter, à l’égard du wolof, une attitude empreinte de diverses
réticences. »772

Pourtant, si Moreau tente de montrer la résistance des seules langues diola et peul à ce qu’elle
appelle l’expansion du wolof, Masuy (1994) note, à rebours des observations alarmantes de
l’époque, que si l’on se penche sur les pratiques familiales, « les Sereer vivant dans la région
de Dakar sont très attachés à leur langue ethnique ».773 Ils tendraient, avec les diola, « à
préserver l’usage de leur langue ethnique en milieu familial (taux de transmission de la langue :
64%) ».774 Si cette analyse de Masuy, limitée au milieu des« universitaires dakarois », peut être
tout de suite relativisée, elle tend néanmoins à renforcer l’idée que si la langue se présente alors
comme menacée, c’est qu’elle est inutile à la majorité des populations concernées au regard du
défi qui s’impose à elles : elles sont non instruites et confrontées à la nécessité de s’intégrer à
la ville, dans une contexte économique particulièrement difficile.

En réalité, et malgré les nuances qui y ont été apportées depuis, le traitement du cas des langues
sénégalaises montre comment l’environnement est dominé, d’après Dreyfus et Juillard, par une
représentation induite dès 1965 par l’étude de Wioland et Calvet faisant état d’une wolofisation
avancée dans le pays. Cette perspective, sans être fausse, a orienté les recherches, vers la mesure
de ce phénomène plutôt que vers la dynamique à l’œuvre dans les autres langues locales. La
majorité des études linguistiques au Sénégal « se situent [de fait] dans le courant français de la
sociolinguistique influencé, entre autres, par l’étude des rapports entre langues dominantes et
langues minoritaires et le modèle théorique de la diglossie tel qu’il a été utilisé en sociologie
du langage (…) »775 Ces études usent d’un langage d’où il ressort que le wolof, « véhiculaire »,
voire « supervéhiculaire »776 le serait grâce à son dynamisme777, au contraire des autres langues
qui, n’ayant pas cette qualité, demeureraient vernaculaires. Dans cette vision de la dynamique
des langues, la véhiculaire, qui a quand même pour elle la force de son attribut,778 tendrait à
s’imposer d’elle-même comme une réalité sociale propre et inéluctable, vue alors par ceux qui
prennent le parti d’en dénoncer la poussée comme un danger pour les autres langues fatalement
menacées de disparition. Une des principales limites de cette approche est qu’elle procède d’une

772
M.-L. Moreau, « Ombres et lumière d’une expansion linguistique. Les attitudes des Diola et des Peul
d’Oussouye à l’égard du wolof », art cit, p. 64.
773
Françoise Masuy, « Y-a t-il une insécurité linguistique au Sénégal? Enquête auprès d’universitaires dakarois. »,
s.l., Cahiers de l’Institut de Linguistique de Louvain, 1994.
774
Ibid.
775
M. Dreyfus et C. Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal, op. cit., p. 5.
776
Maweja Mbaya, Pratiques et attitudes linguistiques dans l’Afrique d’aujourd’hui: le cas du Sénégal., s.l.,
Lincom Europa, 2005, p. 86.
777
M. Cissé, « Langues, Etat et Société au Sénégal », art cit.
778
Louis-Jean Calvet, « Des villes plurilingues- Introduction », Plurilinguismes- CERPL, 1992, no 3, p. 3.
269
représentation qui amène à appréhender la langue comme un élément pur, devant se transmettre
dans un groupe précis voire en un lieu unique. Cette vision peut se lire dans les conclusions de
l’enquête de Rasoloniaina, d’après lesquelles la langue sereer, associée à la culture « propre »,
« ne peut devenir langue d’ouverture aux autres ethnies car […], selon les informateurs, son
lexique, propre à un environnement particulier au monde sereer (et qualifié de « sereer pur »)
ne peut être utile dans un autre milieu. L’emprunt de vocables wolof ou français, constaté chez
les Sereer de la ville qui parlent « mauvais sereer », traduit ainsi une reconnaissance de
l’inadaptation de la variété à un monde autre que sereer. […] En définitive, la langue sereer
reste inadaptée à tout espace extérieur au monde sereer de par sa nature même. »779 Cette
perspective, en plus de postuler un état de pureté de la langue, entretient l’illusion que :
« la carte linguistique est encore superposable avec le découpage traditionnel [et colonial]
du territoire en régions naturelles. Or, la distribution réelle des langues nationales dans
l’ensemble du pays a perdu cette configuration géométrique qui faisait coïncider chaque
espace régional avec une langue principale. »780

La perspective incriminée non seulement est imprudente au regard des forces de la


nomination781 et de la valeur performative des discours savants782, mais surtout commet l’erreur
d’ignorer la dynamique de toutes les langues783, parlées par des populations elles-mêmes
socialement différentes, comme on l’a vu avec l’analyse de Masuy précédemment. Le terrain
de la sociolinguistique sénégalaise est révélateur, au-delà des tensions sociales concernant les
populations et qu’elle participe de fait à générer, d’une tension entre deux tendances relevées
par Boutet et Heller: une pensant langue et société, même indéniablement liées, comme des
systèmes autonomes et qui s’intéresse donc plus directement aux pratiques langagières, et une
autre qui pose langue et langage comme pratiques sociales et qui privilégie une approche socio-
anthropologique784. Si la baisse de la pratique de certaines langues nationales est actée, séparer
cette observation du mouvement de l’histoire nationale et des circonstances socio-économiques,
c’est demeurer dans cette perspective qui souligne en priorité, non la diversification des
pratiques linguistiques, mais l’effacement de langues au profit d’autres. La langue n’échappe
pas aux circonstances redéfinissant l’ethnicité, elle n’est pas un élément dynamique en soi, en
dehors de toute contextualisation. Dans le cas du sereer, la pratique, la valorisation ou
l’abandon de la langue peuvent être mis en relation avec une des conséquences de la crise que

779
Brigitte Rasoloniaina, Etude des représentations linguistiques des sereer., s.l., L’Harmattan, 2000, p. 103.
780
Souleymane Faye, « Le pouvoir de la langue », Centre culturel allemand « Goethe Institut », 2006, p. 1.
781
C. Canut, « À la frontière des langues », art cit.
782
P. Bourdieu, « L’identité et la représentation. », art cit.
783
S. Faye, « Le pouvoir de la langue », art cit.
784
Josiane Boutet et Monica Heller, « Enjeux sociaux de la sociolinguistique : pour une sociolinguistique
critique », Langage et société, 2007, vol. 121‑122, no 3, p. 315.
270
nous verrons plus loin : la délégitimation des modèles parentaux par ce que Diagne appelle
« l’humiliation économique des pères »785. A Dakar en 1989, on sait que « seulement 24% des
hommes de la génération 1955-1964 avaient acquis une autonomie financière et résidentielle à
l’âge de 25 ans, alors que cette proportion était respectivement de 30% et 37,5% pour les deux
générations décennales précédentes. »786 La dynamique de la langue devient élément d’un
phénomène plus global de recomposition sociale avec les moyens disponibles pour cela. Ainsi,
si le wolof est indéniablement un outil efficace d’intégration sociale, il semble que c’est moins
à une uniformisation qu’à une diversification des pratiques linguistiques que l’on tend. Ce
constat a poussé au changement de paradigme dans la sociolinguistique sénégalaise qui
privilégie dorénavant le pluralisme787.

Si la révélation statistique jugée alarmante a, en pratique, mené à une prise de conscience du


groupe sereer et, peut-être, freiné l’érosion linguistique par une ethnicisation des mobilisations
scientifique et associatives qu’elle impulse, paradoxalement elle valide dans le même temps
l’approfondissement du processus lointain de wolofisation, porté parla construction de l’Etat au
Sénégal788. Ce processus a petit à petit mené à l’émergence d’un groupe wolof sans référence
ethnique particulière, « [devenant] en fait, de moins en moins une ethnie bien marquée pour
n’être plus qu’une langue parlée par 80% de la population. »789 Cependant, ce mouvement, loin
d’effacer les autres langues, les fait exister, mais selon des conditions différentes : le
cloisonnent dans des « lieux » dédiés, dans un mouvement proche de celui réservé aux régions
françaises et à leur langue à mesure que le français s’imposait comme seule langue légitime et
utile pour l’intégration nationale790. Smith observait ce processus dans le mouvement associatif
promouvant « le cousinage ethnique (résumé dans sa trinité Haalpulaar-Serer-Joola) [qui]
n’inclut pas […] « les Wolof » en tant que groupe. »791 Si le groupe wolof est le seul groupe
n’ayant pas sa « journée culturelle », c’est parce que, désethnicisé, sans contours nets, il lui
manquerait le marqueur ethnique constitutif des groupes « périphériques » que prend en charge
le mouvement de revalorisation des ethnicités792. L’attitude des populations ethnicisées envers

785
S.B. Diagne, « L’avenir de la tradition », art cit.
786
A Adjamagbo et Philippe Antoine, « Le Sénégal face au défi démographique » dans Momar Coumba Diop (ed.),
La société sénégalaise entre le local et le global, Paris, Karthala, 2002, p. 541.
787
M. Dreyfus et C. Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal, op. cit. ; P. Faye, Etude du discours mixte et du code-
switching français-sereer-wolof : approches sociolinguistique et psycholinguistique, op. cit. ; E. Versluys,
Langues et identiés au Sénégal, op. cit.
788
D.C. O’Brien, « Langue et nationalité au Sénégal. L’enjeu politique de la wolofisation », art cit. D.C. O’Brien,
M.C. Diop et M. Diouf, La construction de l’Etat au Sénégal, op. cit.
789
S.B. Diagne, « L’avenir de la tradition », art cit, p. 283.
790
A. Filhon, « Transmission familiale des langues en france », art cit.
791
É. Smith, « La nation « par le côté ». Le récit des cousinages au Sénégal », art cit, p. 932.
792
Ibid., p. 932‑933.
271
la langue wolof à cette période demeurera aussi dans une perspective conflictuelle. En effet,
malgré une diffusion, autant dans les sphères publiques que dans les sphères professionnelles
qui étaient réservées au français,793 qui permet qu’elle soit même appelée
« supervéhiculaire »794, le wolof n’accède pas à une reconnaissance qui lui permettrait, en statut
aussi, de se distinguer des autres. Il semblerait que des réticences profondes émanant des
groupes ethnicisés empêchent cette démarche. Ainsi, plutôt que de voir le wolof comme
réellement désethnicisé, n’est-ce pas plutôt l’ethnicisation des autres – la précision des critères
d’identification au groupe – qui, elle, s’approfondit ? Pendant la période de référence, les
groupes ethniques semblent d’autant plus exister que les traditions auxquelles ils se rattachent
sont localisées loin de la ville, ou dans des structures associatives urbaines en assurant non la
diffusion quotidienne mais la conservation en vue de mobilisations ponctuelles. C’est pour cela
que si, par les positions intellectuelles qu’il prend sur la place de la langue, Benjamin semblait
s’éloigner d’une perspective associant ethnicité et zone rurale, son sentiment d’appartenance
premier, comme villageois, l’y réinscrit.

b- Un village et des pratiques

De fait, Benjamin se voit d’abord, s’il avait à choisir, comme un villageois. Le fait qu’il soit
associé aux sereer découlant juste, d’après lui, du fait que son village de naissance se trouve
être sereer. L’attachement n’est plus tant à ce que représente le groupe et la culture associée,
mais aux lieux et principes qui la définissent. Alors que précédemment l’attitude, le
comportement tenait dans le discours une place importante dans la définition de l’être sereer,
ici cette dimension est intentionnellement mise à l’écart, associée qu’elle est désormais à une
attitude négative :
Mais je suis attaché à ce que j’ai connu, ce qu’on m’a transmis, et il se trouve que c’est du
sereer. Mais je ne considère pas que ça soit supérieur.
Tu associes l’attitude de certains sereer à un sentiment de supériorité ?
Je ne sais pas, quand ils enfin… y en a pour qui c’est nostalgique quoi, c’est une manière pour
eux de revivre quelque chose qu’ils ont vécu antérieurement. Bon ça c’est sous la forme de la
nostalgie un peu, ça se comprend, mais y en a qui le vivent par rejet d’autres cultures. Moi ça
…enfin, je ne le vis pas comme ça. (Paris- Benjamin Faye, né en 1963, comptable, catholique)

Ainsi, si la langue est dite importante par ces personnes, depuis la ville où elle peut se pratiquer,
elle s’y dresse aussi comme seul élément qui finalement distinguerait les Sereer des autres. Il

793
M. Mbaya, Pratiques et attitudes linguistiques dans l’Afrique d’aujourd’hui: le cas du Sénégal., op. cit.
M. Dreyfus et C. Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal, op. cit. ; D.C. O’Brien, « Langue et nationalité au Sénégal.
L’enjeu politique de la wolofisation », art cit. ; E. Versluys, Langues et identiés au Sénégal, op. cit.
794
M. Mbaya, Pratiques et attitudes linguistiques dans l’Afrique d’aujourd’hui: le cas du Sénégal., op. cit., p. 86.
272
n’y a plus dans cette perspective d’attitudes ou valeurs spécifiques, mais, essentiellement des
pratiques parmi lesquelles la langue :
Donc, pour vous, c’est quoi la différence entre sereer et diola par exemple ?
Ah la langue hein, vous vivez tous ici, vous rencontrez dans la rue dans les mosquées, on vit la
même chose il n’y a que la langue qui nous distingue. (Dakar- Ngor Niane, né en 1957, agent
sanitaire, musulman)

En réalité, si la langue est posée comme importante dans la définition de l’ethnicité, c’est moins
du point de vue de sa pratique qui, on le verra, est moindre dans ces familles, que comme
principe de définition de toute ethnicité. Elle intègre d’autres caractéristiques qui donnent corps
et font vivre, au village, la culture dont elle est indissociable :
Nous avons des particularités, des circonstances comme le ndut, comme des circonstances
festives ou des circonstances malheureusement tragiques qui permettent de délimiter un peu
cette culture-là, et moi je trouve que notre spécificité, elle est là dans notre façon de la
transmettre. Du coup, si on dit que la culture sereer se limite à un bloc de valeurs de ce genre,
on n’a pas tellement avancé. Faut qu’on aille à un degré supérieur pour voir (…) ces canaux-
là, comme par exemple le ndut qui est proprement sereer, ou l’hivernage sereer qui n’est pas
forcément l’hivernage al pular. (Paris- André Diop, né en 1971, agent de la fonction publique,
catholique)

André, cousin de Benjamin, se distingue de ce dernier par un grand intérêt pour la question et
la précision avec laquelle il analyse et tente de résoudre les questions qui se posent à lui. Il
partage avec sa femme une forte appartenance revendiquée à leur village. Cet attachement est,
disent-ils, leur premier lien avec la culture sereer :
Après il faut quand même faire la part des choses, il y a quand même euh l’attachement à
l’endroit de la culture sereer et l’attachement à son village. On est plus attaché à notre village
qu’à notre culture sereer. Donc quand quelqu’un te dit je suis un vrai [villageois], ça ne veut
pas dire qu’il est fondamentalement sereer. Il pourrait parler wolof…mais c’est le village !! je
pense qu’il faut quand même faire la différence ! (Rires des deux)

Si leur village semble leur octroyer une identité toute particulière qu’ils revendiquent au détour
d’une ou deux blagues sur leur réputation particulière, André et Marie-Pierre établissent quand
même des éléments de ce qui pourrait constituer la culture sereer. Nés entre le début et le milieu
des années 1970, ils ont été, comme la majorité des enfants de leur village à l’époque d’après
eux, instruits. Leurs études les mèneront à Dakar puis à Bordeaux pour André que Marie-Pierre
rejoindra quelques années plus tard. Si André a pu achever une thèse en littérature, Marie-Pierre
n’a pu en faire de même avec la sienne qu’elle abandonne assez rapidement à son arrivée.
Aujourd’hui, le mari travaille dans la fonction publique territoriale et la femme, dans le privé.
Ils habitent en Ile de France. Dans leur définition de la culture du groupe d’origine, ils mettent
en exergue non pas des valeurs, mais les moyens par lesquels elles seraient transmises, moyens
qui tendent à disparaître, d’après eux, au sein même de leur village. Ils sont originaires d’un
village du Diobass, ancien terroir « indépendant » se trouvant dans la région de Thiès. Leur

273
localité, entourée de villages wolof est souvent présentée comme ayant eu une forte tendance à
l’autonomie, mais est aussi marqué par les échanges avec les villages environnants, wolof ou
safène795. Leur langue, comme leurs pratiques et leur alimentation, comporte des éléments nés
de ces rencontres. Ainsi, malgré leur réputation de repli, ces terroirs, moins enclavés que ceux
voisins du Dieghem, d’où sont originaires certaines des familles rencontrées à Dakar, sont plus
urbanisés. Au cœur de leur définition de l’ethnicité donc, des canaux « particuliers » de
transmission localisés au village. Cette perspective les emmènera eux-mêmes à poser la
question de la possibilité de transmission aux enfants, loin de ces éléments que sont les rituels
comme l’initiation, la participation aux évènements du village et ceux entourant le travail de la
terre, toutes choses qu’ils ne peuvent faire à Paris. Finalement, ce qui semble définir l’être sereer
c’est, passé l’évidence de la langue, comme nécessaire critère ethnique, la participation ou le
passage par des rituels localisés au village au-devant desquels le ndut :
Le ndut tu sais c’est comme une école, on t’apprend comment un homme doit vivre dans le
monde, dans sa maison et en extérieur. (..) on t’apprend des symboles et leurs significations,
c’est ça le ndut. (…) Si tu rencontres une personne de l’âge de ton père tu sais comment tu dois
le traiter. Ceux qui n’ont pas fait le ndut ne savent pas cela. (Dakar-Francis Sène, né en 1957,
guichetier à la retraite, catholique)

Je fais toujours allusion au ndut, il y a beaucoup de villages où ça ne se pratique plus et pourtant


on sait que c’est l’école fondamentale du sereer, c’est là où tout se nouait, où tout se forgeait.
C’était une école hein, l’école ne nous vient pas de l’Occident, nous en avions déjà une et c’était
une école bien organisée et garant du passage d’une étape à une autre dans la société et les
rôles étaient bien partagés. (…) Le sereer fait du secret quelque chose de fondamental dans la
vie en groupe, et le ndut en était un exemple, il faut être initié pour entrer dans le secret de
certaines choses. (Dakar-Malick Sarr, né en 1959, enseignant, musulman)

Alors que l’on regrettait la disparition imminente de cette école, sans parfois y être passé, dans
le chapitre précédent, ce qui est marquant ici, c’est que les personnes, même si elles relèvent le
fait que la pratique n’est plus généralisée, en soulignent encore l’existence et le fait qu’elles-
mêmes ont été initiées. En effet, après avoir disparu d’une partie importante des zones sereer,
le ndut semble être de retour dans de nombreux villages, comme dans celui de Benjamin :
Moi quand j’étais jeune y avait plus de ndut, on avait pensé que c’était mort (…) et c’est revenu
plus fort que jamais et maintenant chaque cycle les gens font du ndut. Alors que je pensais que
c’était perdu en fait ce n’est pas perdu. Donc ça signifie que ce qu’on pense disparaître n’est
pas réellement disparu. Les jeunes peuvent apprendre de leurs grands-parents en fait et les
grands-parents transmettent beaucoup aujourd’hui. Parce que ça m’a étonné que le ndut
revienne, le dernier c’est quand j’étais au CI796 (milieu années 1960) jusqu’à ce que je devienne
enseignant (fin des années 80). Donc il n’y avait plus ça au village et c’est revenu et les gens le
font systématiquement maintenant. (Paris-Benjamin Faye, né en 1963 comptable, catholique)

795
Les Safène sont un sous-groupe sereer rangé dans le sous-groupe cangin ; avec les sereer sine comme ceux du
village de André, ils ne se comprennent pas.
796
Cours d’Initiation, première classe de l’école primaire.
274
Le ndut est revenu en force comme nombre de cérémonies familiales délaissées un moment,
formant aujourd’hui le corps du cosaan, de la tradition. André et Marie-Pierre évoquent
comment dans les années 1990, déplorant le manque de vie dans le village, ils se sont mis avec
leurs jeunes camarades à organiser des « journées culturelles » qui avaient pour vocation de
faire revivre et valoriser des pratiques traditionnelles délaissées et d’y sensibiliser les plus
jeunes. Aujourd’hui, ces évènements s’imposent en grande partie dans la définition de
l’ethnicité. Pour ceux qui sont partis du village, ces événements sont l’occasion de revenir et de
faire preuve d’attachement :
Tu parlais des traditions, c’est quoi les garder et le vivre ?
Ah c’est assez large, parce que les Sereer là, les évènements qui se passent au village, s’ils ne
t’y voient plus au bout d’un moment ils se disent que tu n’es plus des leurs. Mais si à chaque
évènement tu pars, comme les funérailles, les baptêmes, les ndut, les mariages… ce sont des
choses que nous faisons encore (…) ils doivent t’y voir, te remarquer et savoir que tu y tiens
encore. Parce que le sereer, s’il ne te voit plus il dira que tu n’en fais plus partie, mais tant que
les gens te voient ils continuent de te tenir au courant, tu fais encore partie. Quand ils te voient,
ils sont contents mais quand ils ne te voient plus, ils sont découragés, ils se disent que tu ne te
vis plus comme un sereer.
Donc vivre en sereer c’est se mêler aux gens du village ?
Effectivement. Même si tu vis ici, ne les oublie pas. Quel que soit ce que tu as en ville, ne les
oublie pas. (Dakar- Francis Sène, né en 1957, niveau secondaire, guichetier dans le secteur
public, catholique, marié, neuf enfants)

Ici, Francis Sène résume ce qu’il pense être les traditions essentielles. Les relations avec le
village, en grande partie lors de ces évènements, sont au cœur de ses préoccupations ethniques.
Avec lui, les parents des familles que nous rencontrerons à Dakar, insisteront sur ce fait qui, on
le verra, n’aura pas forcément d’impact sur la fréquentation du village par leurs enfants.
Finalement, d’après le discours de nos enquêtés, la vie ethnique serait donc un ensemble de
pratiques spécifiques liées aux évènements et âges de la vie, impliquant une langue adaptée,
localisée en zone rurale. Dans cette définition, l’ethnicité ne colle pas à la peau, comme
pouvaient le penser les personnes proches d’un rapport nostalgiques aux origines, mais est
associée à un lieu, un village physique que tous ont dû quitter. Du point de vue de la théorie de
l’attachement797 mobilisée précédemment pour caractériser une relation de confiance entre les
enquêtés et la figure d’attachement qu’étaient les zones origines, dans leur dimension morale
et immatérielle, on peut dire que la relation a ici changé. En effet, alors que précédemment c’est
de la valorisation des origines que découlait un discours de légitimité des personnes, ici, les
discours, oscillant entre la mise en avant d’un attachement important et la valorisation d’une
certaine solidarité avec le village, soulignent la situation plus avantageuse de ceux qui sont
partis. On comprend alors que le « départ », dans l’expérience de la majorité, est vécu comme
une vraie chance. Si donc l’attachement aux origines est fort, il semble incompétent, notamment

797
John Bowlby, Attachement et perte., s.l., PUF, 1978.
275
ce qui concerne la recherche de protection des personnes et suscite, au moins pour cet objectif,
l’évitement798.

1-1-2 « Cultures » en baisse de rendement et stratégies de survie

Pourquoi es-tu parti du village ?


Pourquoi je suis parti ? Hum…pour chercher du travail comme un jeune qui ne va plus à l’école,
pour aller apprendre un métier (…) Au village si tu restes là-bas, tu restes paysan. Quand tu ne
bouges pas, si tu ne fais plus l’école, il faut chercher un métier. Et jusqu’à présent c’est ce qui
existe. Quand tu as un cousin un neveu ou n’importe qui au village, s’il ne fait plus l’école faut
qu’il aille dans les villes pour faire un métier. Menuisier, plombier, carrossier n’importe quoi
mais il faut aller chercher un métier, sinon demain ce sont ces gens-là qui vont venir te trouver
au village en tant que vieux cultivateur et tu restes comme ton grand-père, il faut éviter.
Et tu penses qu’en restant cultivateur…
Non, en restant cultivateur, on n’a pas les moyens pour être cultivateur maintenant ! La culture
c’est pas avec les hilaires–là, tu ne peux pas être un bon cultivateur, il faut un tracteur. Faut
les moyens, on ne les a pas, on n’a pas les moyens pour cultiver c’est ça ! (…) on ne peut pas
rester là à faire ce que nos grands-pères faisaient à l’époque, je trouve que c’est dommage. La
culture africaine, on fait toujours avec les mêmes moyens que nos arrières arrière-grands-
parents. Comment veux-tu nourrir une famille avec ça ?
Quand tu quittais le village c’était déjà pour ces raisons ? tu te disais que tu ne voulais pas rester
à faire la même chose que ton grand-père ?
Non, tu sais quand tu es dans les campagnes, tu vois les gens qui sont les aînés, quelqu’un qui
est sorti qui vient avec une voiture, quelqu’un qui est sorti tu le vois différemment qui construit
chez eux un bâtiment. Quelqu’un qui est sorti tu vois sa mère a un lit Formica, et toi tu vois tu
ne peux pas faire tout ça, et tu es jeune. Normalement tu dois commencer à rêver. Une personne
qui n’a pas de rêves c’est une personne qui ne va nulle part. Faut avoir des rêves. Que un jour
si je pouvais avoir une voiture, si je pouvais construire ma maison, si je pouvais avoir un
matelas ou une éponge pour ma maman. C’est un rêve en tant que jeune, une personne qui n’a
pas de rêve ne peut pas avancer dans la vie, il faut rêver ! (Paris-Boucar Diouf, employé, né en
1959, musulman)

Alors que le discours de légitimation des personnes proches d’un rapport nostalgique aux
origines excluait qu’ils se positionnent comme plus chanceux que ceux restés au village, malgré
l’évidence de leur situation de privilégiés par rapport aux populations rurales dont ils étaient
issus, ici les personnes soulignent leur chance en reconnaissant les conditions difficiles dans
lesquelles vivent les personnes dans les villages. Le départ, l’instruction à l’enfance, ou le
départ du village pour le travail sont une chance que n’a pas eue la majorité, confrontée à des
difficultés économiques présentées encore comme plus importantes que celles que vivent nos
enquêtés. Même si d’autres personnes ont évoqué la recherche d’un métier ou d’un travail
comme raison du départ vers la ville, Boucar Diouf est le seul à avoir mis directement en lien
sa situation au village et son départ. Rencontré à Paris où il représente pour certains le Sereer
par excellence, « avec de l’humour et de la sévérité quand il le faut », s’il se revendique comme
sereer, c’est en insistant sur la priorité d’œuvrer pour le développement des villages et une
meilleure insertion des Sereer dans leurs lieux de vie. Dans son discours, l’évolution est

798
N. Guedeney, « Les racines de l’estime de soi : apports de la théorie de l’attachement », art cit, p. 140.
276
inéluctable et l’acceptation de ce fait, une vertu qui parfois manque aux sereer. Le départ permet
la mise en œuvre de projets, comme le font les autres groupes dont il ne veut pas que les Sereer
se distinguent :
Faut voir comme les autres ! (…) les autres ils ont une vision, un rêve, construire l’avenir. Il
faut juste demander au bon Dieu la santé. La santé d’abord quand tu as la santé rien n’est
impossible. Il faut rêver.

S’il regrette de ne pas avoir fait des études, il considère que cela l’a juste obligé à se battre
parfois plus mais n’empêche nullement son insertion réussie en zone urbaine. En témoignent sa
carrière rapide dans une usine à Dakar, son choix de départ de ce travail pour, dira-t-il, toucher
les sommes proposées pour les départs volontaires et son arrivée quelques années plus tard en
Europe. Aujourd’hui, marié et père de deux enfants, il est confortablement installé dans un
appartement coquet de la région parisienne, qu’il est fier d’avoir pu, avec sa femme assistante
maternelle, acheter. Il se veut utile à sa famille, à son village et plus largement encore à toute
la communauté sereer.

Alors qu’elles ont dû quitter le lieu-même de rattachement aux origines, les personnes se
trouvent plongées dans un conflit entre la fidélité au groupe et la nécessité de la réalisation
personnelle et de l’intégration sociale par des voies qui, sur un autre territoire que le village,
excluent l’usage des caractéristiques ethniques. Boucar signale plusieurs points marquants pour
cette génération qui peuvent expliquer la présence d’un tel conflit : la dégradation du secteur
agraire et une économie nationale dominée par une idéologie du « développement » associée,
en ces temps de crise, à l’amélioration de la situation économique et des conditions matérielles
de vie. Il est aussi, par son parcours, caractéristique d’un renversement de perspective en ce qui
concerne la perception des disparités territoriales et la migration. Alors que dans le chapitre
précédent la ville se présentait comme un endroit différent en termes de valeurs où n’allaient
en priorité, ou n’étaient censées réussir, que les personnes préparées, idéalement instruites, à
partir des années 1970 cette représentation va être bousculée par la présence de plus en plus
importante d’une population d’origine rurale dans les villes sénégalaises, en particulier Dakar.

a- Une grande crise de l’agriculture

Si des tensions politiques avaient existé pendant la première décennie du Sénégal indépendant,
la mobilisation des populations autour des projets devant les mener à l’autonomie et à la
prospérité semblait porter leurs fruits. Dans les campagnes, le fait que la production de
l’arachide, qui regroupe l’essentiel des financements, est régulière et même parfois en hausse,

277
masque une situation qui aurait commencé à se détériorer dès 1966 avec les premières
instabilités de la pluviométrie sans encore mettre en danger le succès apparent d’une politique
rurale largement dominée par l’arachide. Ainsi, sur cette période Mbodj souligne même
l’accroissement des coopératives rurales : de 638 en 1961, elles sont au nombre de 1467 en
1966 et atteignent le nombre de 2378 en 1971799. A cette dernière date, d’après l’auteur, quatre-
vingts pour cent des organismes qui ont réussi à s’imposer dans la récupération et la
redistribution des produits agricoles ne gèrent en fait que la filière arachidière. De nombreux
problèmes de gestions des coopératives rurales, et même l’instabilité des cours de la graine
exposée aux fluctuations du marché mondial depuis peu, n’auraient finalement posé que peu de
problèmes avant les sécheresses successives des années 1969 et 1973. La situation créée par
ces sécheresses, qui causeront assez vite une paupérisation extrême des populations rurales et
le début d’une grogne dans le monde paysan, sera appelée « malaise paysan »800. Elle marquera
dans l’administration d’Etat une attitude de plus grande prise en compte des intérêts paysans,
très étroitement liés à ceux de l’Etat, mais aussi des riches exploitants du bassin arachidier,
souvent des grands marabouts801.

Une inflexion significative se fera dans le processus d’encadrement de l’Etat qui, d’une
politique de mobilisation et d’« animation rurale » plus en phase avec la doctrine du socialisme
africain, passera plus nettement à une politique dirigiste et technocratique dès 1966 avec la
création de l’Office National de Coopération et d’Assistance au Développement (ONCAD)802.
Cet organisme dont la « vocation est de rationaliser et coordonner les opérations d’une variété
d’agences gouvernementales concernées par la commercialisation des arachides »803, en plus de
ne pas vraiment remettre en question la politique agricole qui se structure exclusivement autour
de l’arachide, deviendra un instrument qui servira d’abord des réseaux clientélistes et finira par
être dissous en 1980 à la veille du départ de Senghor804. Le « malaise paysan » commence à
mettre en péril l’équilibre et la pacification obtenus malgré le système d’exploitation des zones
rurales qui prévalait jusque-là au service du développement de l’industrie et d’une économie

799
Mohamed Mbodj, « La crise trentenaire de l’économie arachidière » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal.
Trajectoire d’un Etat, Dakar, Codesria, 1992, p. 95‑135.
800
Michel Bourgeois, « Disso ou le malaise paysan au Sénégal », Ethiopiques, 1976, no 7.
801
J. Copans, Les Marabouts de l’arachide, op. cit. ; M. Mbodj, « La crise trentenaire de l’économie arachidière »,
art cit. ; Donal Cruise O’Brien, « Des bienfaits de l’inégalité: l’Etat et l’économie rurale au Sénégal. », Politique
africaine, juin 1984, no 14, p. 34‑38.
802
M. Mbodj, « La crise trentenaire de l’économie arachidière », art cit.
803
M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, op. cit., p. 65.
804
M. Bourgeois, « Disso ou le malaise paysan au Sénégal », art cit. ; N. Casswell, « Autopsie de l’ONCAD: la
politique arachidière au Sénégal, 1966-1980 », art cit. ; D.C. O’Brien, « Des bienfaits de l’inégalité: l’Etat et
l’économie rurale au Sénégal. », art cit. ; M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société,
op. cit. ; M. Mbodj, « La crise trentenaire de l’économie arachidière », art cit.
278
nationale solide805. S’il est vrai que la crise de l’agriculture a concerné en particulier les
exploitants de l’arachide, ces derniers sont nombreux et les autres paysans, également exposés
aux aléas météorologiques, sont dépendants, même indirectement, du commerce de l’arachide
qui assure la stabilité économique nationale. Cette crise signera pour le pays le passage d’une
économie de rente à une économie de marché806 exposant les plus pauvres, au-devant desquels
les ruraux, à des difficultés accrues auxquelles ils feront face notamment par la migration.

b- Migration des ruraux et crispations urbaines

Réfutant l’idée d’un total appauvrissement des paysans, O’brien (1984) fait constater que si
l’Etat, les villes et même les marabouts vivent assez bien des retombées des productions des
paysans, ces derniers aussi améliorent sensiblement leurs conditions de vie grâce à
l’encadrement des premiers et à leur introduction dans les circuits du commerce. Ces instances
de pouvoir, pour protéger des structures urbaines évoluant dans une opulence en net contraste
avec la pauvreté qui sévit dans les campagnes, ont alors tout intérêt, d’après l’auteur, à accéder
à certaines des demandes paysannes pour assurer leur maintien dans leurs zones de misères. Si
cette configuration semble un bon compromis, dans la réalité les paysans trouvent et cherchent
des alternatives à la dépendance envers l’Etat dès que cela est possible. Parmi ces alternatives,
la culture en priorité de produits vivriers, l’écoulement des cultures de commerce par les filières
parallèles, ou encore le départ pour la ville807. A partir des années 1970, cette dernière option
sera largement exploitée, orientant toute la perspective nationale et le discours du
développement sur les problèmes que posent l’exode rural et l’arrivée massive de migrants dans
les villes. Pourtant, quels que soient les problèmes qui atteignent le pays, ils deviennent plus
criants à mesure que l’on s’éloigne des grands centres urbains, Dakar en particulier. Si pas
grand-chose ne va dans le pays, tout va mieux que dans les campagnes où les paysans vont
jusqu’à dire qu’« une maison qui ne compte aucun émigré ne peut vivre décemment »808. Alors
que la pauvreté dans le pays touchait 16% des ménages à Dakar, elle s’élève à 40% dans les
zones rurales809 en 1994. Ces disparités ne semblent pas s’être estompées vers la fin des années
1990 où « on estime que 75% des pauvres sont en zone rurale et que 58% des ménages ruraux

805
M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, op. cit. ; N. Casswell, « Autopsie de
l’ONCAD: la politique arachidière au Sénégal, 1966-1980 », art cit.
806
François Boye, « Les mécanismes économiques en perspective » dans Momar-Coumba Diop (ed.), Sénégal.
Trajectoires d’un Etat, Dakar, Codesria, 1992, p. 39‑94.
807
D.C. O’Brien, « Des bienfaits de l’inégalité: l’Etat et l’économie rurale au Sénégal. », art cit.
808
A.-S. Fall, « La migration comme stratégie-réponse à la crise de l’agriculture. Le cas des sereer du Siin », art
cit, p. 20.
809
A. Adjamagbo et P. Antoine, « Le Sénégal face au défi démographique », art cit, p. 527.
279
sont pauvres. »810 Cette pauvreté influe sur les conditions de santé des populations rurales
également démunies de structures de prise en charge : un tiers des hôpitaux se trouve à Dakar
où on compte un médecin pour 7855 habitants, contre un pour 162000 habitants dans une ville
pauvre comme Louga811. En outre, cette concentration des structures de santé dans la capitale
expose les populations rurales qui souffrent donc, vu le niveau de pauvreté et le peu de moyens
pour rejoindre les établissements de santé, à un taux de mortalité plus élevé. Par conséquent,
« [du milieu urbain au milieu rural, la mortalité varie presque du simple au double […], celle
des enfants de moins de 5 ans, par exemple, se situe à 135% en zone urbaine et à 250% en zone
rurale. »812

Les sites de production, structures administratives, établissements de santé, instituts de


formation, les principales infrastructures du pays étant concentrées dans les villes, tout
spécialement à Dakar, la crise de l’agriculture qui impacte tous les secteurs de l’économie813
semble coïncider avec une augmentation des migrations à partir des campagnes, signalée dans
les recensements depuis 1976. Cette situation est souvent décrite avec inquiétude, car mise en
relation avec une urbanisation rapide et incontrôlée, passant de 21% de la population en 1955
à 41% en 1993814. Dans la capitale, le rythme semble plus important que nulle part ailleurs.
Regroupant 11% de la population en 1955 et 43% des urbains, Dakar accueille en 1993 21,5%
de la population totale et regroupe 54,2% des populations urbaines du pays815. A travers les
recensements et enquêtes statistiques, les deux « phénomènes » sont présentés comme
intimement liés. En réalité, cette inquiétude traduit la rencontre urbaine durable, générée par la
crise, des modèles « autochtones ruralisés », majoritaires mais marginalisés, et du modèle
« citadin-éduqué », qui semblaient jusque-là évoluer en autonomie sur des territoires
parallèles816. Si elle est loin d’être nouvelle, la migration s’est intensifiée et implique désormais
des populations qui ne s’installaient pas mais faisaient les saisonniers et restaient largement
tenues à distance des centres urbains et encore plus de la capitale. Pourtant, si elles ont, en
particulier pendant la première période de la crise, fortement alimenté la hausse de la population
des zones urbaines et de Dakar, les migrations depuis les zones rurales ne sont plus majoritaires
dans ce mouvement depuis le début des années 1980, malgré les représentations populaires à
ce sujet. La ville serait même, d’après Imbert et Lessault, qui soulignent le caractère de plus en

810
Fall et Sylla (2000) cités par Ibid.
811
M. Mbodj, B. Mané et W. Badiane, « Population et “développement”: quelle politique? », art cit, p. 183.
812
Ibid.
813
F. Boye, « Les mécanismes économiques en perspective », art cit.
814
A. Adjamagbo et P. Antoine, « Le Sénégal face au défi démographique », art cit, p. 521.
815
Ibid.
816
P. Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, op. cit., p. 12.
280
plus endogène du peuplement de la capitale, en phase de transition depuis le milieu des années
1980817. Par ailleurs, il a été démontré que forte urbanisation et taux migratoire positif ne se
corrèlent pas toujours818. Toutes les villes ne sont pas points de chute et certaines d’entre elles
sont d’importants points de départ vers la capitale, ou d’autres villes, offrant un cadre
économique plus dynamique comme les régions de Diourbel, mais aussi de Tambacounda qui
pourtant sont classées parmi les plus pauvres et les moins urbanisées du pays. La majorité des
ruraux allant d’abord dans les régions où ils peuvent poursuivre une activité agricole salariée,
et de nombreux citadins régionaux quittant leur ville pour Dakar, il serait plus exact de parler
de migrations interrégionales que d’exode rural. L’opposition rural-urbain recouvre un
problème plus préoccupant de développement spatial très inégal qui a engendré des espaces
régionaux de pauvreté posés à égalité dans le mouvement soudain de développement national
auquel tous sont appelés et veulent participer819.

1-1-3 La solidarité de groupe comme mode d’ajustement

Les conditions concrètes, difficiles, du village amoindrissent les possibilités pour les personnes
de les valoriser pour elles-mêmes. Dans le même temps, l’ethnicité on l’a vu rapporte à une
culture circonscrite et localisée. Le départ pour la ville, préférable pour la participation
économique et la réalisation de soi, peut alors s’assimiler à une rupture d’avec les origines.
Dans cette situation, les personnes vivent un conflit semblable à celui des enquêtés français de
Naudet, dont la mobilité sociale importante est « hantée » par la puissance des frontières
persistantes entre classes dans le pays820. Pris entre deux mondes qui semblent irréconciliables,
les personnes ayant vécu une forte mobilité sociale seraient ainsi exposées à des déchirements
identitaires : vues dans leur milieu d’origine comme n’en faisant plus partie, pas acceptées dans
le milieu qui devait devenir le leur, le système rigide de classes en cours dans le pays
s’apparentant, tant il est profond, à un système de statuts sans l’être officiellement821.
L’expérience de conflit dans laquelle sont pris les enquêtés peut dans sa présentation être
rapprochée de celle que décrit Naudet à propos des cadres supérieurs français, mais s’en
distingue par la manière dont les personnes gèrent la tension naissant de ce conflit. De ce point
de vue, les enquêtés ici rencontrés se rapprocheraient plus des Indiens qui dans l’étude de

817
David Lessault et Christophe Imbert, « Mobilité résidentielle et dynamique récente du peuplement urbain à
Dakar (Sénégal) », Cybergeo: European Journal of Geography [Online], document 662, p. 3;14.
818
A.M. Camara, « Dimensions régionales de la pauvreté au Sénégal », art cit.
819
A.M. Camara, « Dimensions régionales de la pauvreté au Sénégal », art cit. ; J. Copans, « Ethnies et régions
dans une formation sociale dominée : hypothèses à propos du cas sénégalais », art cit.
820
J. Naudet, Entrer dans l’élite, op. cit., p. 185 Chapitre 5.
821
Ibid., p. 232.
281
Naudet disposent de « répertoires d’ajustement » construits autour de l’idée de payer sa dette à
la société d’origine. Le déploiement de ce discours de responsabilité permet aux personnes
enquêtées de donner du sens à leurs parcours faits de luttes pour s’en sortir, mais surtout de ne
pas donner l’impression, une fois installées dans la réussite, de trahir le groupe d’origine.

Si les personnes proches d’un rapport conflictuel aux origines ne peuvent, dans leur majorité,
se vanter d’être entrées dans l’élite, leur situation, à la lumière de la situation grave dans laquelle
se trouvent leurs proches restés au village, peut sembler enviable. Et ce sont ces personnes,
restées dans les conditions difficiles du village, ou du pays lorsque nos enquêtés se sont
expatriés, qui préoccupent les migrants et orientent leur discours de mobilité. Alors que le
départ pouvait être d’abord une quête de réalisation personnelle, la solidarité pouvant en
découler tend à se présenter comme la finalité de leur départ et de leurs choix. Ce faisant, ils
travaillent aussi à réduire la tension émanant des propositions opposées de la participation
économique et de l’appartenance ethnique. Dans notre échantillon, une partie importante des
enquêtés a un niveau d’étude pas très élevé. Mais le fait le plus marquant c’est que quel que
soit le niveau d’études, les parcours sont marqués par un contexte difficile n’ayant souvent pas
permis, par la priorité accordée à la recherche de ressources économiques, d’atteindre les
objectifs de départ. La déqualification est surtout marquante dans les trajectoires des personnes
expatriées en France, et pour toutes les femmes instruites. Le discours de solidarité envers les
proches sert alors non seulement à justifier d’un lien avec les origines, mais aussi à donner du
sens à ce qui sans cette raison s’apparenterait à un échec. Car s’ils sont partis de villages qui
semblent désœuvrés, la situation dans le reste du pays, bien que meilleure, n’en est pas moins
mauvaise. La crise de l’agriculture, d’abord associée par les autorités aux aléas climatiques,
révèle assez vite des problèmes de gestion au cœur de l’Etat822 et précipite le pays dans des
crises cumulatives causées par une fragilisation économique profonde. Toute la structure
économique du pays s’étant faite autour des retombées de la culture de l’arachide, sa crise
provoque forcément celle de l’économie nationale. Du premier plan d’ajustement structurel en
1979 à la dévaluation du FCFA en 1994, l’Etat, d’abord soumis à des conjonctures externes,
peinera à mettre en œuvre une politique porteuse dans les domaines clés de l’économie823. Les
populations en quête de mieux-être sont confrontées à des difficultés d’intégration urbaine et
professionnelles sans précédent.

822
N. Casswell, « Autopsie de l’ONCAD: la politique arachidière au Sénégal, 1966-1980 », art cit. ; M. Diouf,
« Le clientélisme, la “technocratie” et après? », art cit. ; M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf.
Etat et Société, op. cit.
823
F. Boye, « Les mécanismes économiques en perspective », art cit.
282
a- Un démarrage laborieux et une intégration urbaine périphérique

Comme chez Francis rencontré plus haut, chez la famille Diouf le père devenu gendarme a
relaté un parcours scolaire plutôt difficile. Né en 1957, il commence au village une scolarité qui
le mène à Rufisque mais qui est arrêtée en classe de seconde après un renvoi de l’internat. A la
suite de ce renvoi, il retournera deux années au village avant de décider d’intégrer l’armée pour
être éligible à certains concours. Au bout de deux années, il est démobilisé en 1977 et devient
agent sanitaire au début des années 1980. C’est à ce moment qu’il se marie à une fille originaire
de son village qu’il mettra du temps à faire venir en ville avec ses enfants aînés :
La famille m’a rejoint à Dakar en 1984. On habitait à Grand-Yoff. Nous sommes arrivés à Keur
Massar en 1997 pour arrêter la location. J’épaule juste mes enfants jusqu’au bac mais après
faut qu’on rentre. On ira à Mbour pour se rapprocher du village. (…) En plus ici la vie est
chère, à Mbour on aura moins de dépenses. (…) En 1984, la vie à Dakar ça allait, le sac de riz
de 100kg coûtait moins de 11000, maintenant le sac de 50 fait 13000. A l’époque le riz n’était
pas trop cher. (Dakar- Ngor Niane, né en 1957, agent sanitaire, musulman, marié, six enfants)

Il ne précise pas, mais nous l’apprendrons avec une des filles, que la famille retournera vivre
deux autres années au village avant de revenir définitivement au milieu des années 1990. La
considération matérielle qui émerge dans le cours de la discussion, comme précédemment avec
Francis, se révèlera très importante pour la majorité des personnes rencontrées. M. Diouf parle
de « poukouss »824 en évoquant la maison où il vit avec sa femme et cinq de ses six enfants,
l’aînée étant mariée. Il reste satisfait, même s’il parle de taudis, d’avoir pu construire sa maison-
ci et une autre, plus grande dit-il, plus près du village. Leur maison est loin d’être un taudis,
mais elle est inachevée et la décoration ne trompe pas sur les moyens disponibles. Dans le salon,
propre mais sommaire, trônent au mur les diplômes du père. A Dakar, la trajectoire de logement
est la même pour toutes ces familles que nous rencontrerons à Keur Massar : du village les
personnes arrivent souvent dans les quartiers populaires insalubres des années 1980, Grand-
Yoff, Parcelles-Assainies, Pikine, et prennent des chambres en location souvent dans de grandes
maisons qu’ils partagent avec d’autres familles. L’accession à la propriété, très importante pour
tous, se fera dans les nouveaux territoires périurbains de la région de Dakar, « espace de contact
et de transition entre l’espace urbanisé et les espaces ruraux périphériques. Il constitue un
espace de conquête de la ville sur sa périphérie immédiate »825, convoité de ce fait, même s’il
est éloigné du centre urbain.

824
Sorte de taudis…
825
D. Lessault et C. Imbert, « Mobilité résidentielle et dynamique récente du peuplement urbain à Dakar
(Sénégal) », art cit, p. 10.
283
Dans les villes jusque-là relativement préservées, en particulier Dakar, des tensions ont résulté
de l’arrivée massive de ruraux à partir des années soixante-dix : ces nouvelles populations,
dans leur ensemble, moins instruites que les premières vagues qui étaient moins nombreuses,
ont généré des réactions d’inquiétude des autorités et des populations urbaines qui ont d’abord
axé leur discours sur l’inadaptabilité et les manques des nouveaux venus. Plusieurs auteurs
relèvent la tradition dakaroise de mise à l’écart des indésirables826. Cette politique a mené à la
création des quartiers de la Médina pendant la colonisation, pour recueillir les Lébous chassés
du centre de la ville ; elle mènera dans les années 1960 à la création des villes de Grand-Yoff,
Cambérène ou Pikine où étaient déguerpis les habitants des bidonvilles centraux de Dakar et
« accueillis » les nouveaux citadins originaires des zones rurales du pays827. Cette politique se
poursuit aujourd’hui avec le déguerpissement régulier des vendeurs ambulants gênant
l’aménagement des trottoirs de la ville, justifié par un légitime besoin d’organisation de la vie
urbaine, mais sans offrir d’alternative viable à ces travailleurs. Ainsi, alors que la majorité de
cette population est active et partage avec la majorité des urbains des conditions de travail
informelles et de vie précaire, la représentation des migrants comme apportant des problèmes
particuliers domine et oriente même les actions de certaines associations de ressortissants
durant cette période828. Cependant, à l’analyse les problèmes dus à l’urbanisation massive du
pays et de sa capitale ont été signalés dans la littérature scientifique moins pour mettre l’accent
sur la spécificité des populations migrantes que celles des conditions des populations urbaines
pauvres qu’elles intègrent en ville. Le problème viendrait alors moins d’un exode rural massif
que d’une incapacité économique à suivre le rythme naturel de l’accroissement de la population
nationale829 et de l’urbanisation830 par la mise sur pied d’équipements urbains adaptés
notamment en ce qui concerne l’habitat. Le taux d’accroissement de la population a atteint les
3% entre 1976 et 1988, la population passée passant de 5 à 6,9 millions. Ainsi, généralement et

826
D. Lessault et C. Imbert, « Mobilité résidentielle et dynamique récente du peuplement urbain à Dakar
(Sénégal) », art cit. ; René Collignon, « La lutte des pouvoirs publics contre les “encombrements humains” à
Dakar », Canadian Journal of African Studies / Revue canadienne des études africaines, 1984, vol. 18, no 3, p.
573‑582. ; Ousseynou Faye et Ibrahima Thioub, « « Les marginaux et l’Etat à Dakar » », Le mouvement Social,
mars 2003, no 204, p. 93–108. ; Philippe Antoine et Abdoulaye-Bara Diop, La ville à guichets fermés? Itinéraires,
réseaux et insertions urbaines., s.l., Orstom, 1995, 360 p.
827
D. Lessault et C. Imbert, « Mobilité résidentielle et dynamique récente du peuplement urbain à Dakar
(Sénégal) », art cit.
828
Babou Sène, sans titre, Ethiopiques : Revue semestrielle de culture négro-africaine. Nouvelle série, volume 7,
2ème semestre 1991. Dans cet article l’auteur analyse les problèmes liés à la migration sereer en ville et les solutions
de prise en charge des migrants. Parmi les problèmes frappant cette « population rurale déracinée aux prises
avec les difficultés de la vie citadine moderne » sont le chômage, le travail sous-qualifié, l’habitat-l ’hygiène, le
déracinement ethnique et culturel, l’alcoolisme puisque qu’il est connu que le sereer est « déjà porté sur
l’alcool » p6…Parmi les perspectives d’action l’aide à la promotion sociale et économique mais aussi la promotion
culturelle.
829
M. Mbodj, B. Mané et W. Badiane, « Population et “développement”: quelle politique? », art cit. ; A.
Adjamagbo et P. Antoine, « Le Sénégal face au défi démographique », art cit.
830
P. Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, op. cit., p. 38‑40.
284
dans le cas particulier de Dakar, les ressources ne permettant pas la réorganisation d’une
urbanisation qui demeure incontrôlée, laissant se former des excroissances hétérogènes « selon
un processus qui est plus déruralisation que […] véritable urbanisation »831 et dont sont tenues
responsables les populations migrantes. Ces dernières, premières victimes du mal-logement et
de la précarité, sont bien celles qui pâtissent le plus de cette situation. Parmi nos enquêtés
dakarois, trois des quatre pères de famille sont tombés gravement malades avant la fin de leur
carrière, précipitant dans la précarité des familles, souvent nombreuses, et à l’équilibre financier
fragile. Dans l’une d’elle, se rajoute à cette situation le drame du décès d’un fils âgé d’une
vingtaine d’années, sans soins médicaux. Dans la quatrième famille, c’est le décès de la maman
à la suite de la naissance d’un septième enfant qui signe en quelque sorte une rupture.

Comme cela a été noté, le nombre d’hôpitaux pour 10000 habitants a subi une baisse
significative, passant de 9,4 en 1970 à 7,2 en 1988, et plus révélatrice encore est l’évolution du
nombre de lits disponibles par habitants : de 1 pour 1294 en 1960, il est passé à 1 pour 2109 en
1988. »832 Mbodj et al. signalent l’abandon du secteur de la santé à côté de de ceux l’éducation
et de l’habitat, à la suite des pressions effectuées par les institutions financières sur la gestion
des ressources maigres de l’Etat et en contradiction avec certains objectifs de développement.
En l’absence de projets nationaux d’urbanisation organisée, l’habitat s’est donc destructuré
avec l’augmentation de problèmes liés aux constructions en dehors des normes d’hygiène et de
sécurité en vigueur. Dans ces conditions, nous avons noté avec intérêt que si les parents
rencontrés ne sont certainement pas moins soucieux d’être bien installés en ville que ceux
proches d’un rapport nostalgique aux origines, ils se distinguent néanmoins d’eux par la
présence constante, dans le discours, d’éléments en lien avec leurs réalisations ou possessions
urbaines et parfois villageoises. La dimension matérielle semble d’autant plus importante que
les conditions économiques de ces familles sont ici plutôt fragiles et qu’en plus d’une insertion
urbaine laborieuse, ils peuvent expérimenter un niveau d’emploi pas toujours en corrélation
avec leur niveau de formation.

b- Une intégration professionnelle laborieuse

Chez les Faye, si aucun des parents n’est allé à l’école, le père n’en est pas moins fier de raconter
comment il a découvert, choisi et bien vécu du métier de maçon. Musulman, il est fier d’avoir
participé à la construction d’églises dans son village et alentours, avant d’arriver dans la région

831
S.B. Diagne, « L’avenir de la tradition », art cit, p. 294.
832
M. Mbodj, B. Mané et W. Badiane, « Population et “développement”: quelle politique? », art cit, p. 183.
285
de Dakar. Ce père de famille est le plus âgé de ceux rencontrés dans ce groupe mais son parcours
ne se distingue pas vraiment de ceux des autres. Né autour de 45 (il n’a pas su nous dire avec
exactitude), il nous racontera son arrivée à Dakar au milieu des années 1960 pour mieux
apprendre le métier de maçon, puis comment il est devenu l’un des premiers habitants de la
zone de Keur Massar dès le début des années 1980. Une aubaine, dit-il, dont il regrette
aujourd’hui de ne pas avoir assez profité, en achetant d’autres terrains, tout en reconnaissant
qu’il n’aurait de toutes les façons pas pu dans sa situation d’alors. Lorsqu’il s’est marié au début
des années 1970, il préfère recevoir sa femme en visite une fois par an pendant le ramadan. Il
vit alors chez un ancien patron très généreux qui l’avait pris sous son aile. Si ce dernier l’a
encouragé à faire venir sa femme, lui a attendu d’avoir les moyens de l’accueillir dans un
logement indépendant, ce sera en 1978. Sur ses huit enfants trois sont nés au village avant
l’installation de la famille à Keur Massar. Voici comment il relate cette démarche :
Racontez-moi votre venue à Dakar, avec tata comment appréhendiez-vous cela ?
Enfin, plutôt bien, parce qu’avant qu’elle ne vienne j’étais là depuis déjà longtemps. Avant
qu’elle ne s’installe, elle venait régulièrement (…) donc à un moment, j’étais à l’aise avec l’idée,
elle aussi, parce que j’étais prêt, je savais comment donner la dépense. Grâce à Dieu j’ai eu un
métier qui pouvait nous faire vivre, même ici à Keur Massar tata a fait 2 ou 3 jours avant que
je ne vienne (…) quand elle est arrivée, (…) elle a trouvé dans la chambre un sac de 50kg (de
riz), elle a trouvé l’huile, les oignons, tout. Elle a ouvert il y avait tout, y avait même la bonbonne
de gaz. Des circonstances malheureuses ont fait que je n’ai pas pu y aller avec eux, (…) mais
quand elle est arrivée elle a tout trouvé ici. (Dakar- Bathie Faye, né en 1945, ancien maçon,
musulman, marié huit enfants)

Expliquant que la vie avait été belle durant de longues années, il évoquera sa longue maladie
comme cause de la déchéance de cette famille qui comptait entièrement sur lui, la maman ne
travaillant pas. En effet, si leur maison n’est pas très grande, elle est peinte, propre et bien
entretenue. L’étage commencé n’est pas achevé, mais la décoration intérieure laisse imaginer
ce qu’ont pu être les moyens du père avant la maladie. Le père évoque sans cesse cette maladie
qui a freiné les projets familiaux. En effet, l’état de l’emploi, plutôt dynamique après les
indépendances avec les recrutements de plus en plus importants dans la fonction publique et le
privé, sera le premier touché par la crise. Si à son arrivée dans la capitale alors, l’intégration
professionnelle, même « par le bas », était assurée, ce père de famille, évoluant dans un secteur
qui n’exige pas toujours de formation va subir de plein fouet la dégradation de la situation de
l’emploi et la croissance de la concurrence dans son domaine.

286
L’emploi en forte détérioration
Au niveau national, le taux d’activité de 75,3% dans les années 70833, essentiellement composé
d’agriculteurs, n’est plus que de 47% à la fin des années 1980834. Si une amélioration a été
constatée au milieu des années 1990 avec un taux qui est remonté à 59%835, ces chiffres globaux,
avec un taux de chômage à la baisse aussi entre 1976 et 1994 (respectivement 9% et 7,5%),
cachent cependant une transformation profonde de la structure de l’emploi, qui se révèle lorsque
l’on prête attention à la distribution par secteur. Ainsi, alors que le nombre de salariés s’élevait
à 16% de la population active en 1976, il est de 14% en 1988. La part de travailleurs
indépendants, elle, de 40% en 1976 et essentiellement composée d’agriculteurs, rassemble les
trois quarts des travailleurs en 1988. En 1988, la majorité de ces travailleurs indépendants ne
sont pas agriculteurs. « Dans son ensemble, le secteur moderne a connu une croissance de ses
effectifs supérieurs à celle de la population dans les années 70 (+7,15% par an de 1971 à 1974,
+ 6,28% de 1974 à 1982) mais ses effectifs ont stagné, voire régressé, à partir de 1983 ou
1984. »836 En réalité, ce qui semble être une embellie impulsée par les plans d’ajustement
structurel depuis 1979 est une plus grande nécessité pour les populations de travailler mais dans
des conditions de plus en plus précaires, la majorité étant investie dans le secteur informel non
enregistré. Dans les villes, ce secteur informel non agricole occupe alors les trois quarts des
travailleurs837. D’une situation professionnelle qui pouvait être laborieuse (moindre satisfaction
dans le travail mais marché du travail stable) pour les personnes sans instruction, on se dirige
vers une situation de disqualification (moindre satisfaction dans le travail et marché instable)838,
les personnes instruites n’étant pas assurées d’obtenir les postes équivalents à leurs diplômes et
les personnes sans diplômes s’insérant aux marges du marché de l’emploi dominé par le travail
informel. Le nombre de dépendants est ainsi nettement en hausse dans le pays : l’enquête auprès
des ménages (ENSAM1) relève au milieu des années 1990 un Taux de Dépendance
Economique de l’ordre de 70 dépendants pour 100 actifs au niveau national.

Seul travailleur de la famille jusqu’à sa maladie au début des années 2000, avec à sa charge huit
enfants et ses parents dépendants, le père de famille, embarrassé au moment du déjeuner de
partager un repas trop simple à son goût avec l’invitée que j’étais, m’explique :

833
République du Sénégal, Rapport définitif du recensement de 1976 Sénégal, op. cit.
834
Direction de la Prévision et de la Statistique, Recensement général de la population et de l’habitat 1988-
Rapport national, op. cit.
835
Direction de la Prévision et de la Statistique, Enquête Sénégalaise Auprès des Ménages 1- Rapport de synthèse
Mars1994-Avril 1995, s.l., Ministère de l’Economie des Finances et du Plan, 1997.
836
P. Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, op. cit., p. 114.
837
Ibid., p. 117.
838
S. Paugam, Le salarié de la précarité, op. cit., p. 100‑102.
287
(…) Tu sais où se trouve la lutte aujourd’hui ? Dans la dépense. Quand tu n’as plus de dépense
comme moi, ton riz ne peut pas être bon, mais si tu as la dépense la cuisine sera bonne. J’aurais
dû rentrer au village
Ah oui ?
Oui, si je n’avais pas ces enfants (se tourne vers les enfants d’un air moqueur) je serais parti !

Au moment de l’enquête, aucun des enfants de la famille n’avait atteint la terminale, les plus
grands ayant décroché de l’école, cherchaient encore une activité ou travaillaient
occasionnellement. Ce retour au village sur lequel ce père de famille taquine ses enfants et qu’il
projette de réaliser, comme les parents de la famille Diouf, traduit plutôt qu’une décision
sérieuse une préoccupation pour ceux restés au village dont il se vante d’être encore solidaire.
Ainsi, si cet enquêté a envie de réussir et de gagner sa vie il semblerait que ce soit aussi, voire
d’abord, pour soutenir sa famille, ses frères, sœurs, parents qui sont restés là-bas. Si dans le cas
de ces familles rencontrées à Dakar, cette volonté se limite le plus souvent à des intentions
difficiles à mettre en œuvre, les migrants internationaux peuvent plus souvent passer à l’acte,
au prix de leurs renoncements.

Des sacrifices « heureux »


C’est notamment le cas de Ami Diouf, mère de famille rencontrée à Paris. Née en 1960, elle a
été adoptée dans la petite enfance par une tante qui vit alors dans une ville proche du village.
Si elle regrette de n’avoir ainsi pas assez connu ses parents, elle savoure la chance qu’elle a eue
de pouvoir mieux s’en sortir, notamment par un parcours scolaire couronné de succès :
Je suis partie du village tôt, mais quand même quand je suis revenue j’ai aimé et je me suis
battue pour sortir ma famille de la situation où ils étaient. Mon papa n’a pas pu assister à ça
malheureusement. (…) Quand j’ai réussi je ne me suis pas contentée d’être là, au contraire j’ai
négligé ma carrière pour faire venir tout le monde. (…) La femme sereer c’est le pilier de la
famille qui doit subir (…) il faut s’accrocher, il faut se battre pour réussir à être quelqu’un
demain. Parce que les gens qu’on a laissés là-bas, ils n’ont pas la chance d’être ici et ils veulent
arriver et ils ne peuvent pas. C’est parce qu’elles (ses enfants) ont la chance mais ils ne sont
pas mieux qu’eux. Donc puisqu’elles sont ici il faut se battre pour devenir quelqu’un demain.
Même si on ne devient pas quelqu’un on sait qu’on s’est battu, ça c’est important.

Brillante à l’université de Dakar, elle obtient un financement pour une thèse à mener en France
à la fin des années 1980. Cependant, à son arrivée, prise entre les exigences de ce travail, la
situation de la famille au village, celle du bébé qu’elle a eu avant son départ, Ami n’achèvera
jamais sa thèse en physique. Habitée par le souci de l’amélioration des conditions de vie de la
famille, elle donnera la priorité à une insertion professionnelle rapide et à la sécurité de l’emploi
afin de faire venir sa fille et son mari. Aujourd’hui elle se satisfait de son emploi d’assistante
maternelle en crèche, qui lui a permis de s’établir en Ile de France et de faire venir, en plus de
son mari et de sa fille, d’autres membres de la famille : une nièce, un cousin et un frère qui tous
ont aujourd’hui réussi et participé à changer radicalement la situation de la famille restée au

288
Sénégal. L’expérience de Ami montre que « la migration internationale, même lorsqu’elle est
produite par la ville, ne s’inscrit pas dans un projet de rupture avec la communauté d’origine,
mais constitue bien au contraire une stratégie par laquelle l’individu parvient à maintenir,
notamment au sein de sa famille, les liens de réciprocité, qu’il ne pouvait assumer au Sénégal,
dans un contexte de crise économique. »839 Les réalisations que sa situation lui ont permis
d’accomplir la remplissent de fierté et lui permettent de relativiser un statut professionnel peu
élevé et éloigné de celui qui était visé au départ.

C’est un regard mitigé que jette Malick Sarr, né en 1959, sur son parcours. S’il considère avoir
eu de la chance, étant le seul instruit dans la fratrie, il dit s’accrocher à sa foi et au destin quand
il repense à ce qu’il aurait pu réaliser. C’est avec enthousiasme qu’il raconte comment il est allé
à l’école, est devenu un élève brillant et a obtenu son certificat d’études. Comme messieurs
Sène et Diouf, il est d’un village du Dieghem qui était assez éloigné du centre où l’école de la
mission fonctionnait déjà. L’ouverture d’une classe dans son village et l’insistance d’un oncle
auprès de son père pour qu’il l’intègre sont donc pour lui une chance, voire un miracle, dont il
se réjouit encore aujourd’hui. Il se distingue rapidement et réussit avec un autre camarade, sur
plus d’une vingtaine de candidats en échec, à l’entrée en 6ème. Il sera alors orienté au lycée de
Thiès. Dans cette ville où il est accueilli par des oncles qui y sont installés, il apparaît qu’il
expérimente précocement le conflit : :
[Thiès] c’était la grande rencontre avec la ville. Aller à Ndiaganiao pour nous c’était déjà aller
en ville (rires). Il faut dire que d’abord y avait vraiment beaucoup de tristesse d’avoir quitté la
vie villageoise où on se connaissait tous, où la vie était simple ; (…) arrivés là-bas on ne
comprenait pas trop wolof, c’était aussi peut-être une autre chance qui nous a certainement
permis de nous investir dans les études. Nous étions les meilleurs de la classe et ils disaient
mais ces gens ils ne font qu’apprendre.
Comment vous les voyiez ces petits citadins-là, comme vous dites ? ils étaient différents de
vous ?
Très différents et je les enviais sur certains aspects parce que c’était des gens bien mis qui
changeaient de cartables comme ils voulaient, qui avaient toujours des habits neufs à
l’ouverture et puis parfois vous en voyiez qui étaient amenés par leur papa en voiture, d’autres
qui avaient des vélos neufs, ça c’était un rêve ! Alors je me disais mais ces gens ne manquent
de rien. (…) Eux ils nous voyaient comme les « kaw kaw », des gens qui assimilent difficilement
le mode de vie du citadin…des gens qui sont maladroits parfois, par la parole, même par le
comportement, quelque peu grossiers… les rapports étaient difficiles, on n’acceptait pas
certaines taquineries, comme l’insulte qui n’était rien chez eux et qui était grave pour nous. Là
c’était déjà un blocage dans nos relations
Vous vous voyiez comme ça ? Comme dans la description que vous avez faite du « kaw-kaw » ?
Bon en quelque sorte on leur reconnaissait ça (…) Bon vers la classe de 4ème-3ème les choses
commençaient à s’arranger un peu, on essayait quand même d’amener un peu dans le sens
qu’ils voulaient pour aller avec eux, comme eux ils ne peuvent pas venir vers nous. (…) on
apprenait d’abord à mieux parler le wolof et à accepter certaines taquineries quand même.
C’était dur quand même, mais on essayait de s’intégrer.

839
Richard Lalou et Babacar Ndione, « Stratégies migratoires et recomposition des solidarités dans un contexte de
crise : l’exemple du Sénégal urbain. » dans Familles au Nord, familles au Sud, Louvain-La-Neuve, 2005, p. 27.
289
En plus des efforts conscients consentis pour une meilleure intégration au milieu urbain et
scolaire, apparaît au milieu du parcours de Malick cette préoccupation matérielle qui le mènera
à faire dévier sa trajectoire scolaire puis à retarder et à réduire son ascension professionnelle :
A l’époque le lycée était la meilleure orientation, réservée aux plus jeunes qui peuvent faire
de longues études. J’étais allé au lycée, j’avais même été choisi pour le prytanée militaire,
malheureusement j’ai eu un retard de papier et je ne suis pas parti. Entre-temps un camarade
de formation qui était lui au collège a fait le concours de l’école normale pour être instituteur
et…comme c’était mon copain et qu’il me quittait, je me suis informé, je suis également allé à
l’école normale de Thiès Willliam Ponty, j’ai vu comment les gens vivaient avec leurs tenues
kaki avec leur mode de vie à l’internat avec tout ce qu’ils recevaient, plus maintenant un avenir
assuré, tu seras tout de suite…ils sont déjà appelés « jeunes élèves instituteurs » ! (avec
enthousiasme) Alors c’est pas mal quoi, j’ai dit je vais me présenter et je vais passer. Alors j’ai
fait le concours (…) avec beaucoup de volonté et j’ai été reçu. (…) J’ai fait 4 ans de formation.
Ensuite on sortait on allait enseigner. Moi j’avais envie d’aller directement à l’école normale
supérieure pour me rattraper comme j’étais encore jeune pour au moins revenir à l’université,
c’est ça que j’avais en tête. Malheureusement (…) je suis sorti, j’ai attendu, parce que pour
faire le concours il faut avoir le CAP c’est la partie orale. On m’a affecté, j’ai attendu 5ans
avant d’être inspecté. Si j’étais allé à l’université je serais déjà sorti. Y en a qui ont été inspectés
au mois d’octobre de la même année, moi j’étais dans une inspection régionale où les choses
ne marchaient pas bien (…) J’ai commencé en 1980 là-bas. Entre-temps beaucoup d’années
s’étaient passées, la motivation et la volonté s’étaient émoussées, les autres étaient déjà des
professeurs dans les lycées j’étais encore là à l’école primaire. J’ai fini par y passer dix années.
Entre temps-je me suis aussi marié… de nouvelles responsabilités. Ma seule motivation n’était
plus la formation, fallait construire la maison des parents, s’occuper de la nouvelle famille.
Malgré tout je faisais des cours à distance mais les choses avaient changé.

Sa femme, fille de l’oncle qui l’avait accueilli à Thiès, aura ses deux premiers enfants chez son
père, le temps que Malick stabilise sa situation. Aujourd’hui enseignant au collège, il vit dans
sa maison inachevée mais habitable et est heureux d’avoir sorti les loyers des dépenses pas peu
nombreuses dans cette famille, entre les charges qu’impliquent l’entretien des huit enfants, les
sollicitations de la famille large restée au village, et l’accueil des neveux et nièces comme ceux,
élèves, que nous rencontrerons chez lui. Malick Sarr ne peut cependant pas s’empêcher d’avoir
un regard mitigé sur son parcours : satisfait d’avoir été instruit, d’être parti du village et d’avoir
pu dernièrement construire sa maison, mais regrettant néanmoins ce qu’aurait pu être sa vie s’il
était resté au lycée ou avait été inspecté rapidement…

Alors que le discours de fierté des personnes ayant un rapport nostalgique aux origines semblait
prendre sa source dans des représentations magnifiées des origines, dans ce groupe d’enquêtés
deux mouvements sont caractéristiques : une représentation très circonscrite de la culture de
groupe, structurée autour de la langue et de pratiques ritualisées localisées au village ;
concomitante de l’exigence, face à une crise nationale plus profonde dans les zones rurales, du
départ des lieux de cet ancrage ethnique. Au cœur de la majorité des parcours transparaît une

290
quête constante de ceux qui sont partis pour l’amélioration de leurs conditions de vie et de celle
des proches restés au village, ou au pays. L’être sereer chez ces personnes n’est pas rattaché à
une certaine culture paysanne, ennoblie, mais à une situation villageoise concrète, celle de
populations rurales pauvres et désœuvrées que les circonstances économiques du pays dévoilent
et augmentent. Mêlant ruptures scolaires, difficultés de logement, problèmes de santé et
intégration professionnelle dé-qualifiante, les récits de nos enquêtés mettent l’accent sur la
relative chance qu’ont pu constituer pour eux les études, l’insertion en ville ou l’expatriation.
Ils illustrent les luttes d’une partie importante de la population sénégalaise confrontée à la crise
économique, obligée de trouver des modes de survie. Chez les ruraux qu’ils étaient, la première
solution était la migration840. Dans cette situation de conflit entre inscription dans le groupe
ethnique et réalisation de soi, le discours structuré autour de la solidarité comme finalité du
départ du départ du village permet aux personnes maintenant des liens avec les origines de faire
preuve d’attachement ethnique, l’orientation de la politique nationale axée sur le
développement venant conforter cette perspective. En effet, avec la politique de « sursaut
national » 841 des années 1980, la relégation de la culture de groupe dans des sphères spécifiques
n’en signe pas tant l’abandon que la possibilité de conservation et de réinvestissement, même
dans un cadre alors délimité. C’est dorénavant sa relégation qui, permettant alors l’intégration
urbaine de ses membres, assure paradoxalement au groupe sa survie842.

1-2 La relégation de l’ethnicité comme condition de sa conservation

Si les premières générations de Sereer présentes en ville, plus instruites dans leur ensemble, ont
jeté les bases de la sérérité, elles n’ont eu à l’exprimer et à la vivre qu’à partir de l’idée parfois
vague des valeurs, au cœur desquelles se trouve une certaine idée de la dignité souvent résumée
par le terme Diom. Ici il y’a une certaine ambivalence entre la précision de la caractérisation
ethnique telle qu’articulée par les enquêtés et son manque de pénétration effective dans le
quotidien de ces derniers. Aussi importante et forte qu’elle semble, l’ethnicité n’est plus
compétente pour assurer l’insertion urbaine, nationale. Dans le contexte économique et social
qui exige un éloignement des bases territoriales et pose le développement comme l’objectif
central de tout le pays, l’ouverture, mais aussi le respect de certaines traditions sont validées
comme qualités porteuses pour sortir du sous-développement. Elles serviront, en rendant

840
A.-S. Fall, « La migration comme stratégie-réponse à la crise de l’agriculture. Le cas des sereer du Siin », art
cit.
841
M. Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », art cit. M.-C.
Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, op. cit.
842
Dominique Roquet, « Partir pour mieux durer: la migration comme réponse à la sécheresse au Sénégal? »,
Espace populations sociétés [En ligne], 2008, no 1, p. 37‑53.
291
possible l’investissement culturel associatif, à rendre compatible l’être sereer et
l’épanouissement urbain, ce dernier étant garant de la solidarité avec les zones d’origines et par
conséquent de leur développement économique. Durant cette période, la relégation de la culture
de groupe, dans les terroirs comme en ville, au sein d’organismes dédiés concomitants de ceux
où s’expérimentent d’autres formes de solidarités, apparaît comme la meilleure manière de faire
vivre l’ethnicité sereer.

1-2-1 Développement économique et « sursaut national » au Sénégal

La crise décrite ci-dessus, génératrice de pauvreté au Sénégal, est donc due à une conjonction
de causes alliant déclin de l’économie de traite, aléas climatiques importants et imposition d’une
politique économique austère par les institutions financières. C’est dans ce contexte de
fragilisation sociale que la réémergence des appartenances de base va opérer. Celle-ci est
d’autant plus forte que l’ambiance sociale et politique est aussi au renforcement de ces
spécificités et d’une certaine manière à la reterritorialisation de populations qu’on avait jusque-
là sommées au contraire pour participer au projet de formation de la nation. En ce sens, le
passage de Léopold Sédar Senghor à Abdou Diouf ne signe pas qu’une réorientation de la
gestion économique et administrative du pays. Dans cette démarche documentée par Diop et
Diouf (1990), un changement important de perspective sur la société s’effectuera aussi. D’après
Diop et Diouf, alors que Senghor « représentait une maîtrise intellectuelle nègre qui, tout en
réarrangeant la tradition, s’en écartait de manière souveraine et dédaigneuse »843, Abdou Diouf
en insistant sur la remobilisation des traditions met d’abord l’accent « sur une « africanité »
vécue et non imaginée. »844 Arrivé dans des circonstances où la technocratie semble s’imposer
comme la première compétence dont le pays, qui doit gérer des réformes économiques
importantes, a besoin, le nouveau président, et l’Etat avec lui, adopte une perspective qui tend
à promouvoir le développement comme une démarche d’abord économique et matérielle. Dans
ces circonstances, l’exhortation à la valorisation des traditions ne voudrait donc pas dire refus
de développement ; au contraire, dans un monde qui évolue, c’est dans la conscience de cette
nécessité que les traditions doivent fixer leurs contours. Pour ce faire,
« [L]’histoire s’est glissée à la place de la négritude comme productrice de
représentations et comme idéologie. (…) Elle s’est choisie des héros populaires, a
recensé des valeurs nationales et des « anti-valeurs » (le fétichisme aujourd’hui). Elle
n’oublie pas cependant que la profondeur de son ancrage va dépendre de l’éducation.
L’école nouvelle est d’abord un contrôle de l’enseignement de l’histoire (…) pour

843
M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, op. cit., p. 251.
844
Ibid., p. 252.
292
inculquer le patriotisme et l’idéologie souhaitable, celle des religions révélées et plus
singulièrement l’islam. »845

Dans cette nouvelle perspective, Mamadou Diouf signale que l’histoire aristocratique wolof
reprend largement sa place, notamment par la réhabilitation pleine du griot dont les prérogatives
deviennent presque officielles et complètent ou se mêlent à celles de l’historien et du
journaliste846. Si l’occidentalisation renvoie désormais à la pire des orientations possibles, toutes
les traditions aussi intéressantes puissent-elles être ne seront cependant pas forcément
compatibles avec le mode de développement promu. En revanche, la culture wolof qui domine
déjà en zone urbaine et dans la professionnalisation de l’agriculture n’a plus beaucoup de
preuves à fournir en ce sens. Qui plus est, validée comme centrale par la nouvelle idéologie qui
s’appuie sur les mêmes réseaux de clientèle que la précédente, elle se pose naturellement, aux
yeux des tenants de traditions potentiellement incompatibles avec le développement car par
exemple trop structurées autour de pratiques mystiques, comme une alternative « traditionnelle-
nationale » pouvant être porteuse. Parallèlement, l’intégration plus profonde de l’islam que du
christianisme dans certaines cultures auxquelles il se confond désormais demande une
reconnaissance plus importante en même temps que l’ère de la colonisation semble
définitivement se fermer avec l’arrivée d’Abdou Diouf. Cela passera notamment par la remise
en question d’un système éducatif, resté sans modification de la période coloniale à 1974,
n’ayant réussi à faire émerger qu’une fraction de la population et par conséquent accusé d’être
élitiste et pro-occidental. Le discours de Senghor sur le socialisme africain se voulait libérateur,
mais son imprégnation profonde par celui de la morale chrétienne et lettrée permettait de le
tenir pour étranger aux traditions africaines dont il se réclamait pourtant847. L’idéologie du
« sursaut national » arrive ainsi à « localiser » dans le même temps un islam, peut-être
auparavant rejeté, mais plus profondément inscrit dans l’histoire du pays, de le rendre plus
authentique848.

Au lendemain du départ de Senghor en 1981, les Etats généraux de l’éducation et de la


formation « devaient [donc] aboutir à la conception et à la définition d’une Ecole nouvelle,
nationale et sénégalaise, démocratique et populaire, laïque mais intégrant les dimensions,
spécifiques de notre réalité socio-culturelle, notamment dans sa dimension religieuse. »849 Avec

845
Ibid., p. 280.
846
M. Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », art cit.
847
Ibid.
848
S.B. Diagne, « L’avenir de la tradition », art cit. une belle analyse de la dynamique d’islamisation au Sénégal
à partir du 11ème siècle.
849
A. Sylla, « L’école. Quelle réforme? », art cit, p. 386.
293
le projet d’une nouvelle école, la rédaction d’une chartre culturelle850 tentant de répertorier les
valeurs réellement sénégalaises finira d’asseoir l’idéologie du sursaut national. Cette dernière
re-déploie les oppositions traditionnel-moderne851 et remet en selle, selon Diagne (1992), la
dialectique de l’ouvert et du fermé, caractéristique de l’environnement sénégalais et dont les
composantes ne font que s’inverser selon les périodes. Relevant un certain manque de clarté de
la nouvelle idéologie nationale, Diop et Diouf y voient une manière pour le nouveau président
Abdou Diouf, en recherche de légitimité, d’en gagner personnellement une, en s’éloignant de
la perspective jugée trop « occidentalisante » de Senghor, alors que son acceptation par la classe
politique et la population en général fait défaut. Cette idéologie qui s’est construite au fil des
ajustements opérés par le nouveau président pour se faire accepter est donc marquée par les
circonstances de sa gouvernance engluée dans la crise économique et sociale, et servira à
combler les lacunes du pouvoir en appelant à l’autonomie, comme à la responsabilisation, des
populations de plus en plus soumises aux aléas de la pauvreté. La gestion de l’Etat, elle-même
déléguée aux institutions internationales qui gèrent sa faillite, a donc des effets sur le discours
et il semble alors que plus il est lui-même dépendant, plus l’Etat développe des discours
d’indépendance852 à destination des populations qui à leur tour en font de même. Ces
populations développent, en effet, un plus fort attachement à des terroirs et des groupes
d’origine qu’ils quittent quand même et tentent de transformer. L’Etat tenterait selon cette
perspective de pallier ses propres faiblesses en mettant finalement de nombreuses populations
en situation ou en demeure d’assumer seules les difficultés qu’elles rencontrent. Ainsi, alors
que l’émigration rurale aurait pu être appréhendée à cette époque comme une conséquence
directe de l’échec des politiques mises en œuvre dans le pays et plus spécifiquement dans les
zones rurales, l’usage constant de l’expression « exode rural » visait à indexer une émigration
rurale jugée préoccupante car drainant des populations ne pouvant être adaptables à la vie
urbaine. Ce qui est vrai c’est que les alternatives urbaines qui s’offrent aux populations durant
cette période sont loin d’être porteuses. Cependant, le simple fait qu’elles soient disponibles
participera à la préservation d’une paix sociale fragile, reposant en grande partie sur la
recomposition des liens sociaux et, en particulier, des liens familiaux. Cette période est donc
marquée par deux courants contradictoires : alors que les carences socio-économiques ne
cessent de croître, poussant de nombreuses populations à tenter la migration pour survivre, les

850
C’est à cette proposition de Chartre, publiée en 1989 que S.B. Diagne consacre l’article cité plus haut S.B.
Diagne, « L’avenir de la tradition », art cit.
851
M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, op. cit., p. 276.
852
M.-C. Diop, « Introduction. Du « socialisme » au « libéralisme » : les légitimités de l’Etat. », art cit, p. 22‑23.
294
attaches familiales, régionales et religieuses, sans avoir la même efficacité dans la gestion de
problématiques sociales neuves, se confirment et se raffermissent.

1-2-2 Les conditions du développement

Dans le nouveau contexte de recomposition socio-économique, en même temps que l’ouverture


mène à la mise en place de réseaux de solidarités orientés vers l’insertion urbaine, la culture
ethnique va être fortement réinvestie. Ce réinvestissement s’opère, d’une part de façon indirecte
avec les retombées urbaines des réseaux d’associations d’originaires, mais surtout au travers du
développement, au sein des groupes dits périphériques, d’un mouvement associatif attelé à la
recherche de reconnaissance sociale, par la prise en charge de la promotion des ethnicités mises
en veilleuse dans le reste de la vie sociale urbaine.

a- Ouverture urbaine et diversification des réseaux de solidarité

La ville, durant cette période de référence, offre aux personnes diverses possibilités dont la
spécificité tient à leur indépendance les unes des autres, comme « microcultures non articulées
entre elles »853. Cette situation favorisera, certes, la multiplication des liens sociaux, mais aussi
leur relative fragilisation et une certaine habileté relationnelle chez des migrants amenés à
activer divers réseaux de solidarité selon des besoins spécifiques.

Réseaux familiaux en baisse d’efficacité


Parmi ces réseaux de solidarité, Abdou Salam Fall a étudié ceux des migrants mis en place
depuis les zones rurales, se poursuivant en ville et dans l’autre sens depuis la ville avec le village
quitté. Il a montré combien ces réseaux sont précieux pour l’accueil et l’insertion des nouveaux
migrants en ville. Mobilisés tant pour l’accès au logement que pour celui au premier emploi, ils
constituent de vrais outils de survie dans le contexte concurrentiel de la capitale. Par ailleurs,
la dynamique de l’installation en place en zone urbaine réinscrit souvent le nouveau migrant
dans des relations qu’il n’anticipait pas forcément, avec le terroir 854. En effet, cette migration
va largement soutenir les zones rurales paupérisées, à partir de ces réseaux familiaux, souvent
ethniques, structurés autour de l’appartenance territoriale, souvent villageoise. Roquet va
jusqu’à avancer que cette migration assurerait même d’une certaine manière la survie de ces

853
S.B. Diagne, « L’avenir de la tradition », art cit, p. 291.
854
Abdou-Salam Fall, « Relations à distance des migrants et réseaux d’insertion à Dakar », Bulletin de l’APAD
[En ligne], 1993, no 5, p. 1-18 (version en ligne).
295
zones dans leur globalité : sols reposés, unités familiales réduites face au risque de famine, et
durabilité des sociétés paysannes face au désengagement de l’Etat855. Dans cette perspective, la
migration n’est plus qu’une réaction à la conjoncture de la crise et une réponse désespérée à la
pauvreté856. Loin de remettre en question les structures villageoises, elle pourrait leur permettre
de perdurer et de se raffermir. Par conséquent, la survie des villages, niches de traditions faisant
face à celles de la modernité, découle forcément des succès urbains. Ainsi, les liens mis en
place dans ces réseaux, aussi puissants que les capacités des migrants à soutenir leurs zones
d’origine, peuvent aussi tendre à accroître les charges pesant sur ces migrants. Car si l’objectif
semble l’entretien des relations lointaines, il repose d’abord sur une dynamique urbaine qui au
moins au départ est largement familiale. Antoine et al. notaient à ce propos que « hormis les
Dakarois d’origine moins sollicités, une famille de couche moyenne sur deux à Dakar accueille
des migrants. Ainsi, c’est seulement 15% des nouveaux migrants qui sont locataires dès leur
arrivée, tandis que dans les années soixante, plus de 40% devenaient rapidement locataires. La
famille est fortement sollicitée pour l’accès au logement. Cette sollicitation s’élargit aux
groupes ethniques et villageois présents en ville. »857 A leur arrivée en ville, nombre de
migrants, tout en découvrant le peu d’aide possible parfois dans le réseau familial, investissent
eux-mêmes des ressources qu’ils ne peuvent plus mettre à la disposition de la famille restée
dans la zone d’origine. Ainsi, c’est moins l’urbanisation en elle-même, ici associée à la
modernité, qui transforme les relations et solidarités familiales, qu’une conjoncture économique
qui les met à l’épreuve858. Dans ce contexte de crise, le développement de réseaux urbains de
voisinage essentiellement, parfois religieux, permet à certains de prendre de la distance avec
les origines lorsque la charge qu’implique l’entretien de ces liens devient trop importante859.
Cette situation qui tend à disqualifier socialement la famille, première ressource disponible de
protection, mais défaillante dans cet objectif, pousse à la démultiplication des réseaux en vue
de l’insertion urbaine.

Croissance et efficacité des réseaux religieux


Abdou Salam Fall a identifié les nouveaux réseaux de sociabilité qui se développent et semblent
capables de répondre plus efficacement à l’objectif prioritaire de l’insertion professionnelle et
locative, globalement urbaine. Si les réseaux amicaux, de voisinage, voire politiques peuvent

855
D. Roquet, « Partir pour mieux durer: la migration comme réponse à la sécheresse au Sénégal? », art cit.
856
A.-S. Fall, « La migration comme stratégie-réponse à la crise de l’agriculture. Le cas des sereer du Siin », art
cit.
857
P. Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, op. cit., p. 173.
858
S.B. Diagne, « L’avenir de la tradition », art cit, p. 11.
859
P. Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, op. cit., p. 181.
296
servir l’insertion professionnelle et locative des migrants, l’auteur signale que les liens
confrériques seraient eux favorables à une insertion urbaine plus complète860. Ce fait confirme
l’importance, parmi les réseaux urbains les plus actifs, du réseau religieux, au sein duquel celui
de la confrérie mouride à travers les dahira est certainement le plus marquant de l’époque.
Diouf et Diop (1990) montrent à ce propos comment, alors que la crise de l’agriculture poussait
la majorité des agriculteurs hors des zones de culture, vers les villes et spécialement vers Dakar,
un contexte de renouveau islamique sénégalais, associé aux pénuries de l’Etat qui prennent de
l’ampleur, favorisera aussi le déplacement de l’idéologie confrérique, traditionnellement rurale,
vers les villes861. Ce regain coïncide avec une accélération des conversions à l’slam en « pays
sereer », reparties à la hausse à partir du milieu des années 1970, au profit du « mouridisme
agraire », après une première décade qui a été plus favorable dans ces zones à un « christianisme
élitaire »862 selon les mots de Gastellu. Cette hausse signalée à partir des années 1950 s’illustrait
dès 1969 par une proportion de 78% des Sjui :ereer se disant musulmans, dont 40% de mouride,
contre 12% de chrétiens863. Si l’islam avait déjà pu pénétrer dans les zones sereer dès le 15ème
siècle, il a pu s’y implanter de plus en plus profondément, selon Sène, grâce à des facteurs qui
l’opposaient fermement au christianisme864. Parmi ceux-ci, la propagande mouride par le
positionnement des marabouts qui en sont porteurs, souvent paysans, pas ou peu instruits et qui
semblent plus proches des populations rurales865 que les missionnaires, malgré les efforts
déployés dans le cadre de l’acculturation chrétienne.

De cette situation découle la perception de l’islam comme plus accessible et plus proche du
genre de vie que mènent les Sereer,866 de plus en plus ethniquement localisés en campagne.
L’idéologie confrérique, bien implantée dans les milieux ruraux plus enclins à la migration,
s’adaptera donc particulièrement bien à la conjoncture pour accompagner ces populations dans
leur nouvelle insertion urbaine. Dans le même temps, les diverses crises, économique, de
l’emploi et de l’école touchant majoritairement les jeunes les détournent considérablement des
instances classiques de mobilisation urbaine, politiques et syndicales, pour un engagement
massif dans les associations religieuses au-devant desquelles les dahira. Avec ces nouveaux
types de rassemblement urbain, la confrérie mouride fait preuve d’un dynamisme qui lui

860
Abdou-Salam Fall, Les transformations économiques et sociales au Sénégal des années 1960 à nos jours,
Dakar, LARTES- IFAN- UCAD, 2015, p. 10.
861
M.-C. Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, op. cit., p. 69‑81.
862
J.-M. Gastellu, L’égalitarisme économique des Serer du Sénégal, op. cit., p. 459 et suivantes.
863
R. P. Martin (1969 :2) commenté par Ibid., p. 460.
864
D. Sène, Evolution et limites de la christianisation en pays serere, 1880-1955, op. cit., p. 536 et suivantes.
865
Ibid., p. 543 et suivantes.
866
Ibid., p. 561.
297
permettra bientôt de pouvoir revendiquer « le monopole du recrutement de la jeunesse
urbaine »867. « Tout se passe comme si à chaque situation socio-historique, la confrérie trouvait
la réponse institutionnelle adéquate. Au mouridisme lié au monde rural correspond une
structure à dominante agricole appelée daara et, au village, l’institution typiquement mouride
est le « champ du mercredi ». Dans les centres urbains, la confrérie a adapté une nouvelle
structure, le dahira. »868 Lieu de rencontre et de connaissance d’après Diop, le dahira est pour
les marabouts une « structure d’encadrement des taalibe »869. Diop montre comment, face à la
dispersion causée par l’émigration, cette nouvelle structure urbaine va servir, en lieu et place
des champs en zone rurale, de lieu de collecte de dons, dorénavant monétaires, en direction du
pouvoir central maraboutique. Ils permettent aussi aux disciples, nombreux paysans venus
s’installer dans les villes, de bénéficier d’un réseau d’insertion efficace et dans le même temps,
en se regroupant avec les co-religionnaires, de « recevoir les ordres de l’administration centrale.
»870 Ainsi, le dahira qui se constitue en instance privilégiée de la cohésion et de l’unité du
groupe de disciples devient aussi la nouvelle force de la confrérie par la fonction de propagande
qu’elle va avoir. Dans ce contexte de crise économique et sociale, la confrérie arriverait, tout
en prenant en charge les classes laborieuses organisées en réseaux d’entraide, à attirer les
urbains, souvent plus instruits et jadis plus sensibles à la confrérie tidjane. En effet, il semble
que l’environnement prônant désormais « le sursaut national » sera plus favorable à l’image du
disciple mouride qui, par son accessibilité, correspond plus à l’image du « traditionnel » que le
« tidianne polissé », dont le discours anti-mouride utilise des arguments proches de ceux de
l’administration coloniale pour se distinguer871. Dans tous les cas, la diffusion importante de la
mentalité confrérique ne pouvait, dans un contexte de retour au religieux, qu’en marquer plus
fortement une inscription encore plus profonde dans les réalités locales872. Dans ces
circonstances, quels seront les moyens favorables à l’installation et à l’intégration des migrants
en ville ?

867
Momar-Coumba Diop, « Fonctions et activités des dahira mourides urbains (Sénégal) », Cahiers d’études
africaines, 1981, vol. 21, no 81‑83, p. 84.
868
Ibid., p. 79.
869
Ibid., p. 80.
870
Ibid.
871
Ibid., p. 82.
872
S.B. Diagne, « L’avenir de la tradition », art cit.
298
b- Les voies de la reconnaissance sociale

Ouverture urbaine et relégation des éléments d’ethnicité


La première étape vers le développement semble être l’ouverture à un ailleurs. Afin d’assurer
d’abord la survie des personnes, mais aussi, ensuite l’amélioration globale des conditions de
vie, il faut des ressources financières, souvent pas négligeables. Pour trouver ces ressources, les
villes se présentent dans ce contexte de crise de l’agriculture, malgré les difficultés qui s’y
posent aussi, comme les plus favorables à la production rapide de ces ressources. Au niveau
même des villages c’est aussi la pratique d’autres activités que l’agriculture qui s’impose de
plus en plus. C’est ainsi à une diversification des ouvertures au monde que semble d’abord
appeler le développement. Cette ouverture va avoir des conséquences concrètes sur le rapport
des personnes à leurs zones d’origine et à la culture associée. La perspective consistant à
valoriser la culture par l’attachement à des traditions localisées, ne leur donnant de fait pas la
possibilité d’exister en dehors des terroirs autrement que comme des « résidus folkloriques »,
tend dans le même temps à augmenter l’importance de la langue ethnique en ville comme
marqueur, négatif, de particularisme. Qui plus est, associée dans les premières années
d’indépendance à une authenticité qui promouvait les religions traditionnelles désormais
repoussées par la nouvelle idéologie nationale, la pratique de la langue elle-même a pu être
remise en question par la pratique religieuse :
(…) les gens abandonnent la langue parce qu’ils pensent qu’elle n’est pas utile ou surtout pas
compétente pour gérer les problèmes qu’ils rencontrent dans les nouveaux contextes. (…) Il faut
que les gens comprennent qu’en priant en sereer Dieu les entend (rires) (Boucar Diouf)

Finalement, si l’ouverture rejetée est celle à l’occidentalisation, l’ouverture à la wolofisation de


tous les groupes socio-culturels du pays semble s’imposer par la configuration géographique et
économique qui la rend incontournable. Car, bien plus que le français, pour une population
majoritairement non instruite, le wolof reste la langue de participation et d’intégration urbaine
et nationale. L’appel pressant à l’ouverture délimite cette dernière aux frontières nationales
dominées par le wolof. Par ailleurs, au niveau pratique, le constat s’impose d’une
incompatibilité de certains éléments avec la vie moderne. Ainsi, après avoir dit que le ndut était
une condition incontournable de l’être sereer, Francis Sène déclare à propos de ses enfants :
Vos enfants ont fait l’initiation ?
Non
Ah d’accord et pourquoi ?
Parce qu’au moment du ndut ils sont à l’école. Pour faire le ndut il faut au moins un mois, on
ne peut pas rater autant de cours. S’ils étaient au village pas de problème mais puisqu’ils sont
ici…

299
Malick Sarr à Malika réfléchit lui aussi, pessimiste :
(…) Je pense que tôt ou tard [le ndut disparaitra] parce qu’on ne sent plus sa valeur. A l’époque
où l’école occidentale n’existait pas c’était quelque chose qui éveillait un peu le jeune, qui
participait à sa maturité intellectuelle. Mais actuellement avec le système de formation
occidental on se rend compte que cette forme de culture là est plus ou moins démodée par
rapport à l’autre qui l’a devancée de très loin.

Benjamin, qui explique avoir fait le ndut par curiosité intellectuelle, ne comprend pas sa raison
d’exister encore :
(…) Je pense aussi que c’est un système qui est appelé à disparaitre, je pense parce que ça ne
colle plus tellement sur beaucoup de plans avec les réalités actuelles. (…) Je ne sais pas moi,
les histoires de sorcellerie c’est pas forcément quelque chose de tout à fait…le grand culte du
secret…Si les occidentaux avaient développé le grand culte du secret on n’en serait pas là, par
exemple, donc c’est pas quelque chose de forcément positif…

Benjamin soulève là un point qui interpelle la plupart des personnes dans le maintien ou
l’abandon de certaines pratiques : leur portée mystique. Cependant et malgré son avis, on peut
dire que le ndut a globalement réussi à se défaire en partie de sa dimension mystique, au sein
même de son village où il relevait un regain pour l’initiation depuis quelques années. Si elle
continue de se faire « dans le secret », à l’écart du village, une des conditions de sa poursuite
dans de nombreuses localités était son adéquation avec les croyances religieuses musulmanes
et chrétiennes, donc d’abord, la valorisation de sa portée éducative. Ce constat est moins valable
en ce qui concerne les obsèques traditionnelles qui conservent une dimension festive importante
que les gens apparentent à du gaspillage. En plus d’être vues comme incompatibles avec la
religion, les obsèques traditionnelles se sont imposées comme un frein au développement,
même chez des gens qui y participent encore. C’est le cas des parents de la famille Diouf.
Passant saluer un jour, nous rencontrons le père rentrant de funérailles traditionnelles qu’il ne
pouvait pas manquer, il s’agissait de celles de sa belle-mère. Semblant excédé et fatigué, il dit
son souhait de voir ces pratiques disparaître :
(…) C’est un gaspillage inutile. Maintenant le mariage a été normalisé mais avant il y avait des
excès. C’est la même chose ici il faut qu’on arrête ça pour que le village se développe. Parce
que si tu manges tes récoltes et les bœufs qu’on tue en une cérémonie, beaucoup de gens n’ont
pas ça. Avant, les gens avaient les moyens mais ça continue.
Mais on ne peut pas faire les funérailles traditionnelles sans tout ça ?
Normalement non, maintenant même tu peux voir une cérémonie sans sacrifice mais
normalement non. Normalement si tu fais des funérailles traditionnelles tu ne peux pas ne pas
tuer un bœuf.

La seule alternative s’offrant à la pratique de traditions strictement définies semble être leur
abandon lorsqu’elles sont opposées à l’idéologie dominante, ici celle du développement. Si la
religion est une considération importante, la dimension matérielle de la cérémonie dans des
environnements encore pauvres donne des raisons objectives de la rejeter. C’est l’avis de

300
Boucar Diouf qui, avec ses frères et sœurs, n’a pas respecté la volonté de son père d’avoir des
funérailles traditionnelles :
Il y a la religion c’est vrai mais aujourd’hui il y a surtout une prise de conscience aussi par
rapport aux dépenses engendrées qui réjouissent les vivants et pas le mort, et puis c’est vrai, il
y a les comportements des gens dans les funérailles sereer avec l’alcool. (…) En fait finalement
les funérailles traditionnelles ne sont plus compatibles avec les sociétés sereer actuelles. Il y a
trop de dépenses alors que c’est quand la personne est malade que cet argent doit être mobilisé
pour la faire soigner (…) même si je comprends que les gens au village ont besoin de ce genre
d’évènements pour fêter aussi.

L’ouverture, et la quête de l’amélioration des conditions matérielles qui la motive, semble donc
avoir deux effets concrets : bien que rapprochant les membres d’une famille, puis d’un terroir
dans une solidarité protectrice en temps de crise, elle nécessite une mise à distance d’éléments
associés à l’appartenance ethnique. Ces éléments sont soit concrètement impraticables loin du
village, soit incompatibles avec les exigences de développement. Cette réalité concerne certains
groupes plus que d’autres. Les composantes, certes riches, de leurs traditions tendant
objectivement à retarder leur développement, ils se donnent, par l’ouverture, les moyens de
participer à un mouvement dominé par d’autres groupes dont les traditions semblent, elles,
compatibles avec le développement. Si en cette seconde période post-coloniale sénégalaise
l’assimilation occidentale est sévèrement rejetée par la mobilisation des traditions sénégalaises,
on assiste à l’assimilation de la culture urbaine à celle wolof et à la redynamisation d’un centre
islamo-wolof jadis mis en veilleuse. Dans ces circonstances, si les Sereer doivent s’ouvrir au
monde et au développement, c’est donc fatalement en reléguant les éléments d’ethnicité aux
zones d’origine. Et c’est précisément parce qu’une certaine forme de précision entoure
dorénavant ces éléments d’ethnicité qu’il est aisé de s’en détourner pour s’ouvrir à la vie
urbaine. Dans cette dynamique où la solidarité avec les zones d’origine est promue mais
difficile à tenir, la prise en charge de la chose culturelle par des organismes et des instances
dédiés sera un outil d’ajustement efficace pour le groupe.

Spécialisation ethnique et reconnaissance nationale


La politique nationale mise en œuvre, qui prône le retour aux vraies valeurs et aux traditions
mais en en promouvant d’abord certaines, provoque par voie de conséquence la demande de
reconnaissance des différents groupes ethniques non-wolof que compte le pays. Cela se fera à
travers la promotion des histoires diverses et particulières, des héros locaux reconnus comme
importants pour la nation, tous les groupes étant représentés au mieux873. Cette représentation
passe notamment par la mise en place de « journées culturelles » souvent prises en charge par

873
M. Diouf, « « Représentations historiques et légitimité politique au Sénégal : (1960-1987) » », art cit. M.-C.
Diop et M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société, op. cit., p. 252 et suivantes; 277.
301
ceux que Smith appelle les « promoteurs de la culture ». Une des instances les plus connues de
ce mouvement reste l’association Ndef Leng874. Si les réseaux « traditionnels » ou culturels
existent à côté des autres réseaux urbains, ils participent pleinement, dans la perspective du
sursaut national comme « appel au consensus pour la bataille du développement »875, à la
dynamique nationale. Construisant un discours de rassemblement et de réconciliation nationale,
ce mouvement participe à contrecarrer la fragmentation causée par la crise et par la
remobilisation de certaines traditions au mépris d’autres pour la construction nationale.
Adaptant le discours sur les groupes et leurs traditions aux circonstances nationales, le
mouvement associatif devient central dans la redéfinition de l’ethnicité en ville, tendant à doter
les membres du groupe de qualités reconnues dans la dynamique de construction nationale. Se
rajoutant à l’argumentaire de la solidarité, ces qualités, traduction de l’idéologie nationale en
qualités ethniques, intègre les « répertoires d’ajustement »876 des membres de groupes comme
les Sereer dans la gestion de leur rapport conflictuel aux origines :
(…) Quand on dit justement que le sereer perd un peu de sa valeur c’est que je pense que le
sereer n’a pas une culture de domination en fait. Si on prend le français comme culture ou
même le wolof, le toucouleur, c’est des gens qui systématiquement t’imposent leur langue. Tu
vois par exemple des mamans toucouleurs qui sont à Dakar depuis 40 ans ou plus et qui ne
s’expriment pas du tout en wolof. Refus systématique de…tu vas même au village quand il y a
une réunion, et qu’il y a un ou deux wolofs, qui comprennent d’ailleurs le sereer, la réunion se
fait en wolof. On accepte tellement l’autre, on lui fait tellement de place que spontanément on
est amené à parler sa langue. Donc tu vois ça n’est pas une culture de domination. Du coup on
aime tellement assimiler l’autre que peut être que c’est ça qui pourrait constituer un danger
pour notre langue. Si vraiment par danger on veut dire que ça perde vraiment sa place, ait
moins de locuteurs. (Paris Benjamin Faye, né en 1963, niveau supérieur, comptable,
catholique)

Si l’ouverture se pose comme une exigence moderne devant mener au développement et qu’il
comporte les ferments d’une « déperdition » de la langue, le groupe ne semble pas vraiment
menacé dans sa reconnaissance, au contraire. Dans cette perspective nouvelle, les nouvelles
qualités mises en avant donnent toute leur place aux sereer. Positionné au croisement des
différents groupes que compte la nation, central dans le récit des cousinages au Sénégal, le
Sereer est reconnu à travers ses qualités d’ouverture et de respect qui participent à rendre
possible un vivre ensemble mis en danger dans de nombreux autres pays par les guerres dites
inter-ethniques.
Tu vois le respect dont je t’ai parlé, le respect envers les autres, tu le sais. Les Sereer sont quand
même plutôt ouverts envers les autres. Ça ils sont connus pour ça par exemple. Que ça soit un
diola un toucouleur ou un sarakholé le sereer va t’accueillir bras ouverts. C’est dix mille fois
plus facile de s’intégrer dans un village sereer que dans d’autres. Les Sereer, quand un étranger
arrive il est tout de suite intégré tout le monde le respecte. Le Sereer est ouvert et respecte les

874
Nous ne reviendrons pas sur le rôle de cette association commenté dans le chapitre deux de cette thèse.
875
M. Diouf, « Le clientélisme, la “technocratie” et après? », art cit, p. 262.
876
J. Naudet, Entrer dans l’élite, op. cit.
302
autres. Le Sereer va éviter de parler sa langue pour parler celle de l’autre et s’assurer qu’ils
se comprennent parce qu’il ne veut pas que l’autre se sente exclu, se vexe ou quoi que ça soit.
(…) Ça le respect de l’autre c’est vraiment à la base de notre éducation (…) c’est un atout pour
nous. Aujourd’hui au Sénégal…tu sais dans beaucoup de pays tu vois des guerres ethniques
(…) au Sénégal s’il y en a pas c’est en partie grâce aux sereer. Observe bien, parce que les
Sereer on a des relations particulières avec toutes les ethnies quasiment, avec la parenté à
plaisanterie, et on les respecte. Et à part nous si tu observes bien, ces ethnies entre elles n’ont
pas de rapport…nous sommes entre elles. Guerre ethnique c’est pas possible parce que ça nous
concernerait et ça ce n’est pas possible. (Paris-Boucar Diouf, né en 1959, niveau primaire,
ouvrier, musulman, marié, trois enfants)

Dans le terroir thiessois d’où il est originaire, Benjamin observe qu’au niveau des villages cela
donnait de façon concrète que :
(…) Les wolofs sont là-bas depuis plus d’un siècle, depuis la fin du 18ème, dans un petit village
sereer. Regarde dans les villages wolofs tu ne trouveras pas un petit groupe sereer parce que
s’il y en avait eu de toute façon ils seraient devenus wolofs, et pourtant on leur laissé leur
identité ! Je ne vois pas quand ils viennent chez les gens que les gens leur imposent le sereer au
point qu’ils se sentent…au contraire ils parlent wolof. Tu vois ? Donc du coup ils ont la
possibilité de rester wolof eux, de continuer à parler même wolof et à faire en sorte enfin pas à
faire en sorte, mais que les autres les rejoignent dans leur langue. Et je pense que s’ils se
sentaient rejetés alors qu’ils sont très très minoritaires, sur tous les plans hein, sur tous les
plans, ils partiraient j’imagine. J’imagine un groupuscule de sereer dans un village wolof...ils
se feraient wolofs.

Les motivations à l’ouverture qui se structurent d’abord autour de la recherche d’une autonomie
matérielle débouchent sur une quête profonde de reconnaissance que le discours sur le groupe
semble capable de porter. Cette démarche découlant de l’idée d’une ethnicité fixe et localisée
en permet la relégation. Elle n’implique en effet alors pas forcément chez les personnes qu’elles
maintiennent dans le même temps des pratiques qui les distinguent des autres, mais au contraire,
les encourage à s’en départir pour les besoins de leur intégration urbaine et du vivre ensemble
national. Dans cette configuration, à l’idée d’une ethnicité qui n’offre pas la possibilité de son
partage avec des gens qui y sont étrangers fait face celle d’une société qui ne pose comme
exigence pour son intégration que celle de l’abandon des particularités ethniques infécondes
pour la modernisation. Dès lors, quel avenir ethnique les parents vont-ils envisager pour leurs
enfants qui naissent et grandissent en zone urbaine ?

303
Section 2 - La « délégation » comme mode « contraint » de
transmission et ses implications

2-1 Les limites de la filiation de sang

Même si l’ethnicité peut être considérée d’emblée, au vu du rapport qu’entretiennent les parents
avec elle, comme tenue à distance car dorénavant bien localisée dans les lieux d’origine, elle
n’en demeure pas moins importante pour les personnes rencontrées. Nous allons dans cette
partie voir comment l’ethnicité peine à exister dans l’environnement de vie des enquêtés
autrement que par une langue qui se révèle pourtant tout aussi peu praticable, déconnectée de
l’univers qui lui donne sens. Cette situation concrète peut alors pousser certains parents à
relativiser l’appartenance de leurs enfants au groupe ethnique : certes liés par le sang, il leur
manquerait encore la culture. Cet état de fait, tout en amenant leurs enfants à se distancer des
préoccupations ethniques contraint ces mêmes enfants, par la reconnaissance de l’hérédité
biologique, à accepter l’affiliation à une catégorie sociale d’appartenance pourtant peu
valorisée. Cette reconnaissance, par les réactions de malaise, de gêne voire de honte qu’elle
suscite chez ces enfants lorsqu’ils sont confrontés à ce qu’ils considèrent comme des
particularités ethniques, fonctionne chez eux comme un stigmate, c’est-à-dire un attribut qui,
lorsqu’il n'est pas immédiatement visible et ne jette pas son porteur dans un profond discrédit,
le met en situation de pouvoir l’être à tout moment877. Il est important de préciser ici que ce
n’est pas tant cet attribut en lui-même qui pose un problème que les stéréotypes auxquels il est
lié,878 à savoir ceux associés à la représentation du villageois dans l’environnement urbain. Cette
représentation plus fortement agissante chez les enfants est présente chez les parents qui
inconsciemment les nourrissent, notamment en maintenant, eux-mêmes, séparés les lieux et les
fonctions associées.

2-1-1 Prise d’importance de la langue et difficultés à la transmettre

La majorité de nos enquêtés, on l’a vu, pose la question de la langue comme incontournable.
Retrouvons Ami Diouf, installée en région parisienne avec ses enfants. Alors que son aînée,
née au Sénégal, ne souffrirait, d’après la mère de famille, que d’un oubli passager, la plus jeune,

877
Erving Goffman, Stigmate : les usages sociaux des handicaps., s.l., Les Editions de minuit, 1975, p. 13‑14.
878
Ibid., p. 13.
304
quinze ans au moment de notre enquête, ne comprenait pas la langue. Ami Diouf cherche dans
le système scolaire les raisons de cette situation, les enfants refusant, d’après elle, de s’exprimer
dans une autre langue que le français dès qu’ils sont scolarisés. Cependant, sûre que la plus
jeune pourra plus tard apprendre la langue à l’aide de livres, elle dit ne pas s’inquiéter et assume
le fait de parler plutôt français pour faciliter la communication avec ses enfants. Les difficultés
qu’elle met en avant et qui ont semblé stopper toute initiative de sa part sont aussi relevées par
André et Marie-Pierre qui, partant de leurs observations, en arrivent à estimer leurs chances de
réussite avec leurs enfants encore jeunes, un garçon et une fille, de sept ans et un an :
A : Je pense que ça nous préoccupe, après, on est là à un niveau…en même temps on est
conscient du fait que là où on aurait pu avoir la chance de la transmettre à des enfants disons
à hauteur de 80%, là, on est France, on a beau mobiliser tous nos moyens et toutes nos
connaissances, je pense qu’on sera dans la tranche des 30-40%...
Mais tu parles d’expérience ?
Oui c’est l’expérience !
Ça veut dire que tu as déjà essayé des choses avec tes enfants et tu vois que ça ne marche pas ?
A : On essaie des choses et en même temps on est conscient des limites, on sait que le meilleur
moyen de transmettre…ici, il n’y a pas de ndut, y a pas de travaux champêtres, mais le seul
moyen qui nous reste ici, ça va être la communication par la sensibilisation quotidienne, par le
langage, la langue sereer qui est quand même le véhicule le plus banal et le plus emblématique
pour un sereer.
D’accord, donc vous considérez n’y arriver que pour la langue c’est ça ?
A : On n’a pas dit qu’il parle, il parlait très bien quand on revenait du Sénégal
MP : Il comprenait, et dès qu’on est arrivé au Sénégal il s’est mis dans le bain et au bout
d’une deux semaines, il parlait normalement. Parce qu’il comprenait en fait mais c’est
difficile ici d’entretenir
MP : de faire parler l’enfant… Avant-hier je lui dis Franck quand je te parle sereer tu me
réponds en sereer, il me dit mais man je ne sais pas comment on dit…tu vois ? Je pense qu’il a
peur de mal dire. Parfois tu lui dis ce qu’on doit dire, tu lui répètes ça mais…(Franck, 7 ans
crie au fond : mais je ne comprends rien à ce qu’elle dit !!!)

Nous n’avons pu que constater, dans l’observation de cette famille, que si les parents sont des
sérérophones assumés. Ils le sont cependant en priorité avec d’autres sereer, souvent issus du
village comme eux, à qui ils parlant cette langue de façon « spontanée ». Ils sont eux-mêmes,
comme ils le reconnaîtront, d’abord francophones au sein de la famille parisienne et en dehors
du village. A Paris, ces parents ne se parlent pas spontanément sereer et la pratique de cette
langue est liée aux retrouvailles avec la famille ou d’autres personnes originaires de leur village
chéri. Il ne s’agit pour eux donc pas juste de parler sereer, il s’agit de le faire dans un cadre jugé
propice à une pratique langagière chargée d’affects, de souvenirs. Dans cette situation, ils
pratiquent « comme au village » avec les mêmes intonations et leur posture corporelle même
peut s’en trouver modifiée. La langue est ici le vecteur d’une expérience familiale et villageoise
particulière. Elle semble plus qu’une langue d’échange avoir une dimension affective forte,
capable de générer communion et connivence entre personnes qui se reconnaissent alors comme
faisant partie du même. Filhon avait relevé cette dimension affective dans la transmission des

305
langues régionales en France où la langue pouvait servir, chez certaines personnes à se rattacher
à des origines mais aussi à se distinguer de ceux qui ne font pas partie du « Nous »879. Dans le
cas de nos enquêtés, comme chez André et Marie-Pierre, ce langage non établi dans le cadre
domestique mais principalement en dehors de lui se réfère alors à un univers dont les enfants,
qui souvent sont nés et ont grandi en ville, sont exclus.

Ces expériences parisiennes sont révélatrices d’un paradoxe caractéristique des familles dont il
est ici question : l’importance accordée à la langue comme élément incontournable de
l’ethnicité contraste avec la faiblesse de sa pratique dans le cadre familial. Le traitement de la
langue observé dans ces familles peut se comprendre en le replaçant dans le cadre national
français où l’idéal monolingue du français, première langue d’instruction, n’a pas empêché au
fil du temps la reconnaissance des langues régionales et de migration880, mais à une place
assurément minoritaire. Dans ce contexte, les langues de l’immigration aussi sont retravaillées,
se révélant, pas peu importantes pour des démarches de revendication identitaire, mais peu
utiles en pratique881, car bien souvent perçues comme peu nécessaires sinon gênantes pour une
meilleure intégration des enfants à la société majoritaire882. Cette situation est comparable à
celle qui a cours au Sénégal durant les années 1990, qui favorise la présence dans les grands
centres urbains de langues diverses n’ayant pas le même statut et au milieu desquelles, le wolof,
devant le français, langue officielle, et les autres langues nationales émerge comme nécessaire
et utile à l’intégration urbaine. Deprez et Dreyfus ont montré à ce propos comment, au sein de
couples linguistiquement mixtes, à Dakar ou à Paris, la langue du conjoint dominant
l’environnement remporte toujours le choix de transmission et de pratique familiale883. On
pourrait croire cette tendance, de la langue dominant l’environnement à être la seule pratiquée
avec les enfants, idéalement liée à la mixité des conjoints de l’étude citée. Pourtant chez nos
enquêtés où la majorité des couples est non mixte, elle est importante.

A Dakar, dans la famille de Francis Sène, ce dernier rend la mère responsable des lacunes dans
la pratique de la langue ethnique chez les enfants. Sans détours, la mère mise en cause assume
d’avoir parlé wolof aux enfants « par facilité ». Le fils résume ainsi la situation linguistique de
la maison :

879
A. Filhon, « Transmission familiale des langues en france », art cit, p. 218.
880
Alexandra Filhon, Langues d’ci et d’ailleurs, Paris, Ined, 2009, p. 90‑99.
881
A. Filhon, « Transmission familiale des langues en france », art cit. ; p 211
882
Anne Unterreiner, « La transmission de la langue du parent migrant au sein des familles mixtes : une réalité
complexe perçue à travers le discours de leurs enfants », Langage et société, 2014, vol. 147, no 1, p. 97.
883
Christine Deprez et Martine Dreyfus, « Transmission et usages des langues. Couples mixtes à Paris et à Dakar »
dans Liberté, égalité, mixité...conjugales, Paris, Anthropos, 1998, p. 201‑228.
306
Nous, notre cas c’est critique très très, très, très884 critique. Des sereer de papa de maman de
grand-mère et arrière grand parents sereer qui ne sont même pas capables de parler sereer.
Mais à la maison vous parlez quelle langue ?
Wolof bien sûr ! faut demander à maman qu’est-ce qu’elle parle ! papa parle wolof, maman
parle wolof. Quand il y a des invités là ils commencent à parler sereer. Mais entre nous c’est le
wolof qui domine
(La maman derrière en wolof : c’est difficile, l’affaire est difficile vraiment)
(…) Mais moi quand même j’ai de la chance…je comprends si tu parles je comprends mais y a
de ces niveaux-là… (Dakar- Fabien Sène né en 1988, vacataire en recherche d’emploi,
célibataire sans enfant)

Si elle se pose comme une évidence dans la définition de l’ethnicité, la langue ne mobilise pas
vraiment les parents dans le travail de transmission. Dans le cas de la famille Sène, la mère
assume « toute seule », sous les regards accusateurs de son mari et de son fils, d’avoir parlé
wolof à ses enfants en bas âge. Ces derniers finiront eux-mêmes par s’intéresser très peu à la
langue. En dehors d’une fillette qui revenait d’un séjour de deux années au village « pour tenir
compagnie à sa grand-mère », aucun des enfants ne réagit à nos interpellations en sereer. Nous
passerons au wolof et au français pour communiquer avec eux. En fait, chez les enfants de ces
familles que nous rencontrons, la majorité semble donner une importance relativement faible à
la pratique de langue. Dans la suite de la discussion avec le fils de Francis Sène, c’est son envie
de pratique qui se révèle finalement assez faible :
Et tu as envie de mieux comprendre ?
Ah bien sûr que je veux, mais est-ce que ça n’est pas trop tard ? là je suis plutôt en train de me
cultiver sur les autres langues là, à savoir le ndiago et le diola parce que j’ai au moins quelques
notions, j’ai des amis qui m’aident là
Et le sereer ?
Le sereer j’ai des notions, c’est aux autres de combler maintenant
Quels autres ?
Ah, je suis dans une maison où on ne parle pas… (Dakar- Fabien Sène né en 1988, vacataire
en recherche d’emploi, célibataire sans enfant)

La langue ne fait pas l’objet, comme d’autres langues alentours, d’une volonté d’apprentissage.
Cette attitude de Fabien, que nous avons aussi trouvée chez d’autres enquêtés de seconde
génération qui ne parlaient pas sereer mais parfaitement wolof et une autre langue locale
répandue dans le quartier, a été relevée par Dreyfus et Juillard. Leurs recherches ont montré
une concurrence dans le lieu de résidence non pas seulement entre la langue familiale et la
langue urbaine dominante, le wolof, mais spécifiquement selon les quartiers d’habitation, avec
la langue parlée par la majorité des migrants historiques d’un quartier885. Ainsi, selon les
quartiers dakarois, qui jusqu’au milieu de la première décade des indépendances étaient
fortement spécialisés, les enfants sont susceptibles d’être plus ou moins exposés en priorité à
une autre langue locale en même temps que le wolof. Ce qui, dans le prolongement de la

884
Répétitions de lui.
885
M. Dreyfus et C. Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal, op. cit., p. 119; suivantes chapitre 3.
307
perspective de l’utilité urbaine de la langue, les poussera à s’intéresser plus à celle-là qu’à celle
de la famille, notamment pour les échanges avec les pairs, comme le relève Fabien. Dans ces
circonstances, la maîtrise de la langue sereer, déléguée au cadre familial qui ne la cultive pas
particulièrement, peut être compromise, sauf si le sereer devient la langue d’échange avec des
pairs. C’est la situation qu’Angela a expérimentée :
Pour tes parents aujourd’hui ça n’est pas très gênant que vous ne parliez pas sereer ?
Non parce qu’on…en fait je ne sais pas, on n’en a jamais parlé. (…) et là c’est trop tard…et
puis quelque part si je le voulais je le ferais…même parfois je m’amuse avec mes cousines à
parler sereer.
Tu parles sereer donc ?
Oui un peu quand même, mais je ne sais plus, par exemple regarde… Quand je rentrais je
parlais, mais sereer tiediery et ça, ça énervait mes parents (rires). Le fait de parler un sereer
tiediery et pas [de leur village] …en même temps ils étaient assez fiers et contents de me voir
parler quand même. Alors que là maintenant je ne pratique plus donc je cherche mes mots…
(Dakar- Angela Ndiaye, née en 1983, chargée de communication, célibataire sans enfant)

Angela est une jeune femme coquette, citadine assumée, comme elle aime le revendiquer. Elle
est employée de banque depuis qu’elle est rentrée de ses études en France, il y a quelques
années. Comme Fabien plus haut, c’est avec un groupe de pairs qu’Angela s’était mise à
pratiquer une autre langue locale que le wolof. Quelques années plus tard, n’étant plus en
relation régulière avec ses amis, elle semble avoir perdu ses acquis. En réalité et comme elle le
reconnaissait plus haut, cela découle d’abord du peu d’effort qu’elle fournit pour une langue
qu’elle comprend plus qu’elle ne le laisse voir et qu’elle a pratiquée avec nous à plusieurs
occasions. C’est la même situation que nous observerons aussi chez Seynabou :
Le fait de ne pas parler la langue, c’est quelque chose qui te manque ?
Non c’est pas quelque chose qui me manque
Et quand tu vas au village comment ça se passe du coup ?
Ben il y en a qui parlent français, je parle avec eux, et avec les autres (rires) je me débrouille
quand même !
Ah kon ko leya a sereer !
O ndik rek 886
Donc pourquoi tu ne parles pas ?
Je ne sais pas…le manque d’habitude certainement (Paris- Seynabou Diouf (Fille de Boucar
Diouf), née en 1994, étudiante, célibataire sans enfant)

Alors que même son père reconnaît que ses enfants ne parlent pas la langue, nous découvrons
avec surprise en fréquentant un peu Seynabou qu’au-delà de la compréhension, elle est capable
de formuler des phrases correctes. En réalité elle parle bien mieux qu’elle ne le dit et comprend
tout ce qui se dit autour d’elle. Cependant, à mi-chemin entre le sentiment d’incompétence face
à la pratique langagière parentale et le sentiment d’inutilité de la langue, elle choisit de ne pas
s’appliquer à la pratiquer, soulignant que cela ne constitue pas chez elle un manque.

886
Moi : Ah donc tu sais parler le sereer ?/ Seynabou : un petit peu
308
Ainsi à Paris ou à Dakar, l’inutilité sociale de la langue se révèle dans les pratiques familiales
plutôt orientées vers les langues dominant l’environnement, certains parents allant jusqu’à
poser la pratique de la langue wolof par ses enfants comme obligatoire, car étant « la langue
nationale ». Dans les familles où nous sommes passée à Dakar, la majorité des enfants parlent
wolof entre frères et soeurs et même avec les autres Sereer du quartier « parce que le wolof est
plus répandu. Il n’y a pas beaucoup de Sereer, donc quand on sort faut qu’on parle wolof
aussi... ». La spécialisation linguistique des enfants à la langue dominante dans leur
environnement plus qu’à la langue des parents pour les raisons évoquées plus haut procède,
d’après Dreyfus et Juillard, d’une représentation erronée dominant lecture de la société et
associant langue, ethnicité et territoire887 dans laquelle, au Sénégal « Dakar et les environs
apparaissent donc comme la région par excellence du wolof »888 , le reste du territoire étant lui
associé, et donc dévolu, aux langues ethniques889. Avançant que certains enfants de migrants
sereer seraient même fiers d’exposer aux villageois une certaine maîtrise de la langue wolof890
et de mettre en avant une maîtrise qui n’envie rien au niveau de leurs camarades citadins,
certains observateurs voient dans cette attitude la manifestation d’un complexe, de supériorité
d’une part, d’infériorité de l’autre891. Certains parents enquêtés dont les enfants ne pratiquent
pas la langue vont dans ce sens au point d’associer, en face de leurs enfants, ce qu’ils jugent
comme un évitement bien volontaire à une certaine indignité. Pourtant, l’attitude des enfants
envers la langue ne peut être liée qu’à la fonction, à l’utilité qu’ils peuvent accorder ou non à la
langue dans leur environnement, mais semble bien, à la lumière des pratiques familiales,
prendre ses sources dans l’attitude des parents eux-mêmes. En effet, même dans le cas de
familles où la langue parlée par les parents est en priorité le sereer, ce dernier demeure associé
à une certaine spécialisation dont les enfants citadins sont exclus et se tiennent à distance. Ainsi,
dans les familles Diouf et Faye de Keur Massar, la langue de la maison, du moins, celle
pratiquée par les parents est sereer. Là, les mamans analphabètes insistent sur le fait qu’elles ne
parlent que cette langue à leurs enfants. Pourtant, les enfants entre eux, au moment où les
parents soutiennent le contraire, échangent de fait en wolof et les poussent ainsi à expliciter
leurs positions. Souvent, ces parents diront ne pas imposer le sereer, la pratique du wolof étant
nécessaire à la communication avec le voisinage et les amis. Si Malick Sarr à Malika dit rappeler

887
M. Dreyfus et C. Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal, op. cit., p. 310. ; S. Faye, « Le pouvoir de la langue »,
art cit, p. 1.
888
M.-L. Moreau et al., « Leur wolof dit-il qui ils sont ? La perception des appartenances régionales et ethniques
au travers du wolof urbain parlé par les adolescents », art cit, p. 41.
889
Ibid., p. 59.
890
M. Mbaya, Pratiques et attitudes linguistiques dans l’Afrique d’aujourd’hui: le cas du Sénégal., op. cit., p. 128.
891
Ibid., p. 138‑139. ; P. Faye, Etude du discours mixte et du code-switching français-sereer-wolof : approches
sociolinguistique et psycholinguistique, op. cit., p. 190.
309
tous les jours à ses enfants que la langue de la maison est le sereer, c’est avec désespoir,
constatant que « le wolof passe par la fenêtre quand on le chasse par la porte ». Ainsi, même
lorsque le sereer est mis en avant comme langue qu’ils utilisent lorsqu’ils s’adressent à leurs
enfants, ce fait ne semble pas suffisant pour enclencher la pratique chez ces derniers. Angela
donne des explications susceptibles de nous éclairer sur la différence entre la pratique de la
langue chez elle et chez une cousine qu’elle dit être une « vraie » sereer :
Et vous, on ne vous parlait pas sereer ?
Si, mais nous on répondait en français ou en wolof. Eux ils étaient obligés, on les forçait à
répondre en sereer. Donc en grandissant, ça devient tout naturel. Et puis je me moque d’elle en
disant c’est parce que tu es née à [village] (Rires). Non mais elle n’a fait que naître là parce
qu’elle a grandi à Dakar. (Dakar- Angela Ndiaye, née en 1983 chargée de communication,
célibataire sans enfant)

Si Angela rectifie à propos de sa cousine et de son lieu de naissance, l’idée d’une compétence
plus grande chez des enfants nés au village ne manque pas ici. Même lorsqu’ils n’ont fait qu’y
naître, ils sont vus comme détenteurs de prédispositions faisant défaut aux autres dans
l’apprentissage et la pratique de la langue. Des études montrent qu’une différence de pratiques
peut exister dans les fratries, entre les plus âgés et les plus jeunes. Cela peut être dû, en ce qui
concerne la langue, au niveau de compétence des mères dans la langue du nouvel
environnement892, ou simplement à un changement de pratiques éducatives des parents, les
parents et la famille pouvant être soumis à différentes influences de leurs contextes sociaux
dans le temps893. Cependant, ce que l’on observe dans les familles où les parents se disent
sérèrophones, c’est que si les aînés peuvent pratiquer la langue plus facilement c’est souvent
parce qu’ayant passé une partie de leur enfance au village, les parents eux-mêmes leur attribuent
des compétences que ne pourraient avoir les plus jeunes qui parfois n’y sont jamais allés. Les
parents ont au sein de la famille des attentes différenciées et des attitudes adaptées selon les
enfants. Il est donc en réalité moins permis à ceux qui sont nés au village ou qui y ont grandi
de plaider l’incompétence linguistique, argument que l’on accepte plus facilement de ceux qui
sont nés en ville. Ami Diouf acceptait ainsi que sa cadette ne comprenne pas du tout la langue
et disait à propos de son aînée qui n’a passé que la petite enfance au village et dont on peut
imaginer qu’elle ne se souvienne vraiment plus de la langue, qu’elle souffrait d’un oubli
passager. La représentation permettant ce traitement différencié est donc entretenue par certains
parents dans les rapports différenciés qu’ils ont vis-à-vis de frères et sœurs jugés par le lieu de
naissance. Cette différence, dans nos observations, ne plaide pas non plus pour une valorisation
de la compétence linguistique finalement intimement liée à la possession d’un ethos villageois.

892
A. Unterreiner, « La transmission de la langue du parent migrant au sein des familles mixtes », art cit. ; A.
Filhon, « Transmission familiale des langues en france », art cit.
893
B. Lahire, L’homme pluriel, op. cit., p. 51.
310
Ainsi, alors que Mme Sène disait plus haut apprécier que sa fillette de neuf ans qui a passé du
temps avec sa grand-mère, seule sérérophone de la maison, le soit devenue grâce à ce séjour,
elle ne peut s’empêcher en parlant d’elle de relever son très faible niveau scolaire, comparée à
sa petite sœur qui se débrouillerait bien mieux. La fillette en question, quelque peu égarée dans
la maison où l’ensemble des membres communiquent en wolof, langue qu’elle réapprend
depuis peu, fait perdre patience à sa mère. Très occupée à la maison, cette dernière sollicite
régulièrement les deux plus jeunes sœurs dans ses activités domestiques. Les échanges se
faisant spontanément en wolof, leur niveau de réactivité n’est pas le même. Au bout de quelques
heures, la mère déclare, excédée, qu’elle regrette cependant que la fillette ait aussi ramené du
village une certaine lenteur d’esprit et « cette façon de regarder bêtement les gens ».

La valorisation sociale de la langue n’est pas que le résultat d’un traitement en termes de
fonction et d’utilité. Elle est à la conjonction de cette situation et de la représentation dont font
l’objet les personnes qui la parleraient spontanément, d’abord les villageois. Si les enfants dans
le chapitre précédent avaient souvent de l’admiration pour le parcours de leurs parents, celle
admiration, loin de minimiser l’effet des origines dans le succès des parents, l’y associait
étroitement. Nous avons observé que la majorité de ces enfants qui ne pratiquaient pas la langue
regrettaient ce fait et finissaient parfois par la réapprendre et l’investir fortement dans leurs
propres pratiques familiales. Dans ce groupe-ci, les enfants peuvent avoir de l’admiration pour
leurs parents, souvent beaucoup, eu égard aux conditions qu’ils ont quittées, aux batailles qu’ils
ont menées et continuent parfois à mener pour leur offrir des conditions de vie décentes, loin
du village. Si les origines ne sont pas reniées, mais souvent même entretenues par les parents,
elles semblent trop éloignées de la situation urbaine et des exigences de la vie « moderne » des
familles. Ainsi, qu’elle soit pratiquée par les parents ou pas, la langue a peu de succès. Elle peut
se pratiquer dans certains cas, sous la contrainte de parents avec qui elle ne semble alors pas
vraiment rapprocher. Finalement, cette situation qui met la langue au centre des critères
d’identification ethnique, sans pouvoir la valider comme compétence utile chez les enfants,
amène assez vite certains parents eux-mêmes à ne pas considérer ces derniers comme des Sereer
à part entière. Cette position peut conforter une prise de distance « pratique » des enfants qui,
par ce moyen, tentent d’amoindrir les effets d’une catégorisation peu valorisée qu’ils ont
d’autant moins pu éviter, qu’elle s’est transmise, selon les règles en vigueur de l’ethnicité ici,
d’abord par le sang.

311
2-1-2 La délégitimation ethnique des enfants et ses limites
Moi franchement, pour moi hein l’essentiel c’est qu’ils puissent partir au Sénégal, qu’ils
puissent communiquer avec les gens et puissent se retrouver au village sans avoir de problème.
Est-ce qu’ils vont se définir comme sereer ? ça, ça m’étonnerait parce que la culture ici est …ça
m’étonnerait en tous cas qu’ils se définissent comme sereer. (Paris- Marie-Pierre Faye née en
1974, niveau supérieur, employée du privé, catholique, mariée, deux enfants)

Marie-Pierre ne semble pas voir par quel miracle est-ce que ses enfants se diraient sereer. Il ne
s’agit pas de ce que, encore jeunes, ils ont pu exprimer, mais du sentiment propre d’une mère
sur ce dont peuvent se réclamer ou non ses enfants. Son cousin Benjamin se trouve à peu près
dans la même situation. Marié à une femme non sereer, il dit n’avoir rien mis en œuvre de
particulier pour que ses enfants acquièrent la langue. Si ces derniers se veulent sereer, le père
ne les voit pas comme tels :
Tes enfants se disent-ils sereer ?
Ah oui ça, ils se disent sereer ! ils se reconnaissent sereer mais ça je pense qu’ils n’ont rien,
c’est de naissance quoi, parce que moi quand même je pense que pour se revendiquer d’une
culture il faut parler au moins la langue.
Donc ils se disent sereer mais pour toi ils ne le sont pas ?
Pas de culture mais de nom oui… (Paris-Benjamin Faye, né en 1963, niveau supérieur,
comptable, catholique, séparé, quatre enfants.)

Ce qui interpelle ici, c’est que si les parents sont nombreux, sur la base des compétences censées
en justifier la revendication, à dénier à leurs enfants la possibilité de se réclamer du groupe, ces
derniers en général se disent sereer, même si, selon la perspective parentale, ils peuvent préciser
les modalités de cette appartenance :
Oui, je me sens sereer même si je ne parle pas ma langue, ce sont mes racines, même si je ne
connais pas à 100% la culture sereer quoi, à part ce que je vois à la télé et au village. Après,
c’est des choses auxquelles je n’adhère pas forcément. Tu vois moi les diour pangool894…ce
n’est pas mon truc quoi (…) je suis sereer parce que je suis originaire de [village], c’est …je
ne dépasse pas ma localité finalement dans ma sereer attitude (rires). La question est de savoir
même si je connais vraiment la culture sereer…je sais un peu comment se passent les mariages,
(…) je sais qu’il y a la lutte traditionnelle. La dernière fois que je suis allée chez moi j’ai compris
que le mortier posé-là n’était pas juste une décoration (rires)…tu vois quoi (…) ça fait 4 ans
que je ne suis pas allée au village, donc que je ne suis pas allée voir ma grand-mère...je suis
sereer par mon père et ma mère quoi, par le sang voilà. (Dakar- Angela Ndiaye, née en 1983,
chargée de communication, célibataire sans enfant.)

Mais est-ce que tu te sens sereer ?


Ben je ne sais pas…(long silence)….oui je suis sereer et voilà (…) parce que mes parents sont
sereer et puis voilà…c’est tout, je suis d’origine sereer, voilà. (Paris- Seynabou Diouf née
en 1994, étudiante, célibataire sans enfant)

L’appartenance ethnique tend chez les enfants à se réduire au sang. Si cette dimension semble
importante pour les parents, elle ne se substitue pas à celle instituée par le lieu de vie. En réalité,
même s’ils ont du mal à ne pas reconnaître une certaine sérèrité à leurs enfants, ils refusent que

894
Les libations aux ancêtres
312
cette dernière les tienne éloignés d’une intégration au lieu de vie. Alors qu’auparavant le sang
pouvait être vu comme capable de tout faire en dehors du village, ici, il dote juste d’un attribut
ethnique. En effet, il ne semble pas suffisant à générer chez les enfants un sentiment
d’appartenance « spontané ». Il est cependant le marqueur d’une catégorisation d’autant plus
mal vécue qu’elle ne se choisit pas, se transmet « de génération en génération et contamine […]
tous les membres d’une famille »895. Dans cette perspective-ci sur l’ethnicité, cette dernière, se
présentant comme une addition d’éléments plus indépendants que complémentaires les uns des
autres, un travail de discrétion par la réduction des traits ethniques, ou de valorisation par leur
cumul peut être fait. Toutefois, il ne permet pas la neutralisation complète d’une hérédité
sanguine irréversible qui signe l’appartenance non forcément pour soi, mais pour les autres, à
la catégorie donnée. Cette situation n’est d’ailleurs pas vécue de la même manière entre les
enfants de sereer vivant au Sénégal et en France. Au Sénégal, la possibilité étant donnée de
s’assimiler à une majorité d’avec laquelle la distance culturelle en zone urbaine se pose comme
moindre, les enfants ne sont alors, selon la terminologie de Goffman, que discréditables896. En
France, leur visibilité rend leur expérience de catégorisation plus douloureuse, les mettant
d’emblée, d’abord en tant qu’africains, dans une situation de discrédit d’où ils tentent de
s’extraire au quotidien. Cette expérimentation, pouvant être commune aux générations de
parents et d’enfants897, peut amener certains parents à être plus prudents par rapport à la manière
dont sont perçus leurs enfants et à tenter de donner la primeur au sentiment d’appartenance que
met en avant l’enfant lui-même. C’est le cas de Boucar qui, contrairement à la majorité des
parents ici rencontrés, propose fermement de laisser l’enfant choisir :
Quand quelqu’un te dit par exemple que tu n’es pas assez sereer, de quoi parle-t-il exactement ?
Est-ce de ta façon de parler ? de t’exprimer ? Parce qu’en termes de connaissances même moi
qui suis né au village et qui ai plus de 50 ans aujourd’hui je ne connais pas tout de la culture
sereer, il y a des choses que je connais et des choses que je ne connais pas…comme toi. (…)
Pour moi être sereer ça n’a pas de frontières, je ne peux pas dire que celui-ci l’est parce que et
que l’autre ne l’est pas parce que. Non. Toi tu es né sereer, si l’un de tes parents ne l’est pas
tant pis, si toi tu te sens sereer tu es sereer parce que tu as reçu quelque chose qui te fait dire
que tu l’es. Par exemple aujourd’hui dans ce pays, enfin je te dis ce que je pense. Un homme
épouse une française il a des enfants métisses, il aime ce qu’il est, il leur donne même des
prénoms sereer, (…) ces enfants grandissent, se sentent sereer, toi tu les rencontres et tu te
permets de les isoler parce qu’ils sont métis… alors qu’il aime ce qu’il est, par exemple il fait
des recherches sur ses origines etc. Toi tu lui dis qu’il n’est pas sereer piir898…non moi je ne
suis pas d’accord. Si quelqu’un se sent ce qu’il est, il l’est c’est tout. Il y a des noirs ici, les
enfants d’immigrés qui sont nés et ont été socialisés ici, qui parlent français comme les
blancs…pourquoi tu lui dirais qu’il n’est pas français ? A cause de sa peau ? mais ça ce n’est
pas normal, c’est un français parce qu’il parle français comme Hollande et qu’il ne comprend
que cette langue, qu’il est né là et qu’il respecte son pays. De quel droit l’exclure ? Tu vas le

895
E. Goffman, Stigmate: les usages sociaux des handicaps., op. cit., p. 14.
896
Ibid., p. 18.
897
Cette question a été traitée dans le chapitre 2 de cette thèse.
898
Pur
313
mettre où ? Idem pour celui qui se sent sereer même né ici, il retourne là-bas et se dit sereer tu
l’exclues…que va-t-il devenir ? on l’a insulté et moi franchement je ne vois pas comme ça la
vie. (Paris-Boucar Diouf, né en 1959, niveau primaire, ouvrier, musulman, marié, trois enfants.

La position de Boucar mettant en perspective la fin des frontières ethniques est à saisir dans son
expérience. Immigré, père d’enfants, dont la plus âgée se réclame d’abord de la France où, à la
suite de leurs parents, la situation des populations dites de « seconde génération » n’est pas
toujours facile899. Ce père veut que ses enfants aient leur place dans le pays où ils vivent.
Pragmatique, Boucar dit préférer que soient recherchées les conditions favorisant des
identifications diverses. Ainsi, même s’il est très revendicatif, pour lui-même et pour ses
enfants, de son appartenance sereer, il n’en est pas moins motivé, comme les parents déniant
cette identification à leurs enfants, à la mise en place d’un cadre favorable à leur
épanouissement dans leur lieu d’installation. S’il ne veut pas ces deux intentions
contradictoires, dans les faits, il semble peiner à impliquer ses enfants dans une appartenance
ethnique dont il ne cesse de se revendiquer. En effet, alors que le père de famille vante l’amour
du village et de la culture chez ses enfants, ceux-là au contraire, nous allons le voir, assument
une certaine détestation du village et se disent français avant tout, murmurant au passage que
le père « embellit un peu les choses côté sereer ». Dans tous les cas, que l’identification sereer
soit déniée aux enfants ou pas, ce qui semble primer pour les parents ici rencontrés, c’est la
bonne intégration de leurs enfants dans leur lieu de vie. Cette intention se fera sous certaines
conditions, entrant toujours en concurrence avec celle plus ou moins affirmée d’ethniciser aussi
leurs enfants, au village.

2-2 Les conditions éducatives d’intégration au lieu de vie

Dans les familles où avait cours ce que nous avons appelé « l’imprégnation classique », il était
visible que les parents ne mettaient pas en place un cadre « réfléchi » de transmission et que
c’est avec la langue, dont ils se rendaient compte chemin faisant que leur enfant ne parlait pas,
qu’une réflexion sur le cadre était lancée. Dans cette configuration où la transmission n’était
pas expressément pensée, l’environnement de l’enfant pouvait cependant être saturé de
référents ethniques par des parents qui tentaient d’autant plus de rester en lien avec les origines
que leurs conditions concrètes de vie semblaient les en éloigner. Ici, les parents eux-mêmes,

899
I. Tucci et al., « L’entrée sur le marché du travail des descendants d’immigrés », art cit. ; D. Meurs, A. Pailhé
et P. Simon, « Persistance des inégalités entre générations liées à l’immigration : l’accès à l’emploi des immigrés
et de leurs descendants en France », art cit. ; M. Safi, « Le processus d’intégration des immigrés en France :
inégalités et segmentation », art cit. ; P. Simon et V. Tiberj, Les registres de l’identité. Les immigrés et leurs
descendants face à l’identité nationale, op. cit. ; M. Safi, Les inégalités ethno-raciales, op. cit.
314
percevant les deux univers comme très distincts, sont plus enclins à éviter d’imprimer le lieu
de vie de référents « villageois » ou « traditionnels ». Encore une fois c’est d’abord par une
mise à l’écart de la langue du cadre familial que ce mouvement s’exprime en premier lieu,
agissant à travers les pratiques des enfants comme une spécialisation des territoires900. Par
ailleurs, les mères ici travaillent en majorité, même lorsque cela se fait à travers des « activités
génératrices de revenus » comme cela se dit souvent pour le travail informel des femmes au
Sénégal. Ainsi, les familles évoluent dans des environnements où la distance d’avec la vie
villageoise telle qu’elle se présente à l’idée : travail de la terre, mères au foyer et langue
ethnique, semble consommée. Pourtant, des éléments associés à l’ethnicité peuvent demeurer
dans l’environnement. Si les mères travaillent, une forte hiérarchisation sexuelle, associée aux
origines culturelles, n’est pas remise en question et les tâches domestiques demeurent à leur
charge et à la charge des filles. Dans la majorité des familles, une alimentation basée sur des
produits du terroir, comme le mil, est de rigueur. Pas particulièrement mise en valeur dans les
familles en France, au Sénégal la présence du mil finit par trouver une justification dans la
situation de fragilité que traverse la majorité des familles. Cette situation tendra à raffermir
chez des enfants qui s’identifient d’abord comme des citadins, une image négative de ces
éléments et leur rejet. En effet, intégrés au moment de la crise économique sénégalaise et
semblant donc présents dans leur environnement par effraction, ces éléments ethniques y
signent moins un retour des origines qu’un échec d’intégration urbaine.

2-2-1 Une ethnicité non mise en valeur

Dans les manières d’envisager les choses ressort chez les parents une stricte distinction entre
celles qui se font là-bas, au village, et celles qui ont leur place en ville. Si la langue, parmi les
choses villageoises, reste l’élément transportable, on a vu que des raisons diverses font qu’elle
n’est pas toujours transmise aux enfants. Une de ces raisons que nous tirons du discours de
Benjamin, c’est que c’est une langue qui fonctionne naturellement dans un certain univers dans
lequel il n’était pas avec ses enfants :
Mais elles n’ont pas vécu dans l’environnement et je ne vais pas les mettre… mais j’imagine
que si moi aujourd’hui je retournais vivre au village euh si je vivais avec eux petit à petit ils
vont réintégrer cet environnement-là. Mais je ne peux pas leur imposer…ben je pouvais leur
apprendre la langue euh mais il manquera toujours cet environnement-là, je ne sais pas, mais
je me dis que ça n’était pas quelque chose que j’avais à leur imposer. Ce n’était pas un complexe
mais simplement de manière pratique (…) Mais si moi aujourd’hui j’ai une femme sereer on va
parler la langue à la maison et j’imagine que mes enfants aussi naturellement (…), j’imagine
que si j’ai une femme dans un environnement familial qui parle sereer…

900
M.-L. Moreau et al., « Leur wolof dit-il qui ils sont ? La perception des appartenances régionales et ethniques
au travers du wolof urbain parlé par les adolescents », art cit.
315
Tu considères que si tu avais parlé sereer à tes enfants c’est un truc que tu leur aurais imposé ?
Non mais étant donné que je n’avais pas d’interlocuteur sereer…. (Paris Benjamin Faye, né en
1963, niveau supérieur, comptable, catholique, séparé, quatre enfants)

Marié à une sénégalaise non sereer, Benjamin assume de n’avoir rien fait pour inscrire ses
enfants dans quelques particularismes que ce soit. Sans en avoir convenu avec sa femme à
l’époque, ni lui, ni elle, ne parlent leur propre langue aux enfants. Dans son discours, il s’agissait
de laisser vivre les enfants dans leur environnement tel qu’il était fait. Au Sénégal, les enfants
parlent français avec leurs parents, entendent le père parler sereer aux membres de sa famille,
la mère, diola avec les siens, tous, wolof entre eux ou avec les employés de maison. Sans jamais
leur en avoir parlé en des termes particuliers, on peut supposer que les enfants associent la
langue du père à certaines origines, celle des personnes, frères, sœurs et parents venant du
village et vivant une toute autre vie que celle qu’ils connaissent à Dakar puis à Paris. Si elle ne
leur a pas été présentée par le père comme quelque chose de négatif, elle n’a pas été
particulièrement valorisée au sein de la famille par ce père. Benjamin ne revendique cependant
pas d’avoir donné une éducation sereer à ses enfants. C’est le cas de Boucar, marié à une femme
sereer. Pourtant, selon sa fille :
Ché pas…je suis sereer oui mais éducation sereer non, par exemple quand je vois ceux qui sont
au Sénégal ou au village ou quoi, je sais que je n’ai pas la même éducation qu’eux tu vois ? et
même mon père parfois des trucs qu’il veut nous faire faire ça ne marche pas. Même hier c’est
ce qu’il disait, il disait « je ne comprends pas vous les jeunes européens d’ici là vous ne voulez
rien faire de tout ce que vos parents disent ».
Et alors toi, si tu devais parler de la culture sereer qu’en dirais-tu ?
(Rires) ben je ne sais pas hein…la culture sereer ? ché pas ben c’est une ethnie euh euh
franchement …franchement je ne sais pas du tout…moi je trouve que sereer c’est un grand mot,
ils sont comme tous les africains qui sont là…. Non…(Rires)…en fait, je ne sais pas si je peux
dire ça mais par exemple moi je trouve que les sereer ils sont plus civilisés que les autres rires
Ah bon ? c'est-à-dire ?
Ben ché pas nous on ne s’habille pas trop comme quand tu vois des africains tu sais que c’est
des africains tu vois. Comme moi j’ai une copine elle est peul, ben sa mère toujours elle met des
boubous pour sortir, moi je trouve qu’on n’est pas trop comme ça, en général, ils se fondent
dans la masse quoi… (Paris- Seynabou Diouf née en 1994, étudiante, célibataire sans enfant).

Seynabou est la fille de Boucar. A l’opposé du discours parfois revendicatif du père, elle se dit
sereer mais sans en savoir grand-chose. Elle souligne dans sa dernière phrase un fait qui
n’émergera pas des discours des enfants de Dakar. Elle considère que ses parents se sont juste
fondus dans la masse française. Si elle voit des éléments de différence entre ses parents et ceux
de ses amies « africaines », c’est moins dans les pratiques particulières que dans leur absence
chez ses parents. Sera-ce le « devoir d’intégration » avancé comme cher aux sereer qu’applique
cette famille de Paris 901? Chez André et Marie-Pierre où nous avons aussi partagé un repas, la

901
Nous discutons de cette orientation particulière de l’association des Sereer de Paris dans le chapitre 2 de cette
thèse.
316
discussion qui, dans les circonstances, dévie vers le thème de la nourriture, montre que même
si cette dernière comporte des éléments vus comme spécifiquement sereer, elle ne fait pas
l’objet d’échanges avec les enfants :
J’étais en train de me demander si l’alimentation était aussi, comme dirait André, un canal de
transmission chez vous ?
(Rires de Marie-Pierre qui répond) Tu veux savoir si Franck connait le saaj ? oui sous toutes
ses formes !!!
Est-ce que c’est quelque chose qu’il lie à une appartenance particulière ?
A : je ne suis pas sûr…personnellement je n’ai pas constaté qu’il en fasse une spécificité
culinaire du Sénégal au point d’en faire la différence tout de suite avec les pâtes…il mange
quoi. Du point de vue culinaire, on n’a pas forcément mis l’accent sur ça vient du village, du
champ de papy, on aurait pu hein cela dit…Tu sais ça c’est papa qui l’a cultivé ? (Rires)
M : Mais tu lui as déjà dit ça…
A : oui mais je n’ai pas insisté ! Tu sais le couscous c’est moi qui l’ai bossé au village hein ? je
ne le fais pas souvent…On pourrait au moins leur expliquer le procédé quand on reçoit du saaj
du village, expliquer qu’ils ont bossé pendant trois mois sous la chaleur et insister là-dessus, ça
je pense qu’on ne l’a pas forcément fait
MP : je ne pense pas qu’elle fasse vraiment le lien entre et le saaj et autre chose. Elle sait que
ça s’appelle comme ça et je pense que ça s’arrête là hein.

Alors qu’ils regrettent, entre le travail, les temps scolaires et de crèche de ne pouvoir assez
travailler la question de la langue avec leurs enfants, et étant loin de ne pas voir d’autres moyens
que la langue pour tenter de raccrocher leurs enfants à leurs origines, André et Marie- Pierre ne
semblent pas saisir les occasions qui se présentent à eux de faire ce qu’ils présentent comme
étant important. S’ils ne particularisent pas ce met (le couscous de mil) que les enfants mangent
donc volontiers, sans forcément l’associer, comme nous le verrons dans les familles à Dakar, à
quelque chose de négatif, ils ne l’associent à rien en particulier non plus.

A ce qui semble une absence de référents ethniques pour ces familles parisiennes, s’oppose à
Dakar un cadre où ceux-ci sont vécus par les parents puis par leurs enfants comme des
contraintes souvent associées aux situations difficiles que traversent les familles. Lors de notre
rencontre avec Malick Sarr à Malika, sa réponse à la question à savoir s’il considérait donner
une éducation serer à ses enfants nous interpelle :
Nous avions fait l’essentiel pour les amener à pratiquer leur langue et aussi à les appuyer à
l’école, malheureusement madame n’était pas lettrée (…) donc c’était pas simple pour le suivi.
Ah c’est la langue et l’instruction…
Dès l’instant qu’on a décidé de les inscrire à l’école française, on n’avait pas d’autre choix que
de les accompagner dans ce sens-là, qu’ils poussent leurs études loin, qu’ils aient des diplômes
et puissent s’insérer dans la société. (Dakar-Malick Sarr, né en 1959, niveau secondaire,
enseignant, musulman, marié, huit enfants.)

Il nous a été conseillé de voir Malick Sarr qui a la réputation d’être un conservateur. Tout le
long de l’entretien, il regrettera l’affaiblissement des « valeurs » sereer. D’après lui, le ndut n’a
plus l’effet escompté, même au village, parce que les personnes ne sont plus dans l’univers qui

317
lui donnait sens, lequel a été terrassé par l’instruction « occidentale ». Observant les difficultés
que pose la prise en charge de sa famille nombreuse, et les circonstances de décès de sa première
épouse, à la suite d’une septième grossesse, il avoue être tiraillé, toujours entre deux systèmes :
C’est difficile, nous sommes partagés entre cette logique cartésienne qui nous est venue de
l’occident qui voudrait que nous soyons gestionnaires de nos foyers et que nous calculions tout,
et cette logique religieuse qui veut qu’on laisse la propriété des naissances au Seigneur et que
ce qui est important c’est de tout faire pour les éduquer, dans la religion également, le reste
maintenant appartient à Dieu. C’était mitigé. Parfois j’étais complètement acquis à l’une des
propositions mais bon…

Dans le discours de Malick, la religion se mêle quelque peu à la culture sereer et au cosaan et
est opposée à la logique imposée par l’instruction et ce qu’il appelle la logique cartésienne, de
culture plutôt occidentale dans sa représentation. Pourtant, cette dernière occupe une place
importante dans l’investissement familial, il tient à ce que ses enfants suivent une scolarité
correcte malgré les difficultés que rencontre la famille. A la perte de sa première femme,
épousée sur la proposition de la famille qui, dira-t-il en riant, avait « heureusement rencontré
[son] adhésion », il sera confronté à la pression de la famille pour se remarier rapidement :
« J’ai dû me résoudre, j’étais tiraillé là aussi, mais j’ai fait ce que je pensais devoir »

Lorsque nous avons rencontré sa seconde épouse, elle dira avoir accepté de se marier par
obéissance, à ses parents notamment, en mettant en relation la double exigence pour une femme
selon la religion de se marier et de respecter ses parents. Les trajectoires de Malick Sarr et de
sa nouvelle épouse sont caractéristiques des expériences matrimoniales dans la société
sénégalaise où d’après Dial, à cause des effets conjugués des traditions et des religions, et en
particulier l’islam, « le mariage est une obligation sociale et une recommandation
religieuse »902. C’est dans cette perspective que Mme Sarr a pu accepter ce mariage et prendre
en charge la grande famille de Malick Sarr. Ce dernier semble tout aussi contraint et fataliste
quant aux choix qu’il peut faire. Autoritaire avec sa femme et ses enfants, il revendique un
certain conservatisme, ce dernier se structurant essentiellement autour d’une forte religiosité,
d’une certaine distance dans les relations avec ses enfants et son épouse, et d’une exigence
scolaire. Alors que la pratique du sereer est précaire au sein de son foyer urbain, il pense que
l’essentiel de la culture se trouve au village où :
« Quelques-uns sont allés rapidement, la majorité n’est même jamais partie, j’ai été négligent à ce
niveau. C’est là que j’ai loupé des choses. J’ai beau les former ici, il y a des choses qu’ils ne peuvent
pas apprendre s’ils ne descendent pas sur le milieu là-bas. »

Malick semble être tout le temps pris en étau entre l’importance que représentent « la culture »
et « les traditions » pour lui et la conscience pessimiste qu’elles ne comptent pourtant plus.

902
Fatou Binetou Dial, Mariage et divorce à Dakar, Karthala et Crepos., s.l., 2008, p. 68.
318
Ainsi, l’environnement des enfants, même perturbé par quelques éléments ethniques est
exempté des séjours au village, dans cette quête d’intégration. Lorsqu’ils sont confrontés à des
éléments attribués par le père aux traditions, comme la reprise rapide d’une épouse et
l’acceptation d’un mariage arrangé, c’est dans la douleur qu’ils l’observent les pratiquer.
L’obligation religieuse aussi mise en avant concernant les mêmes éléments permet cependant
dans son cas une certaine abnégation.

Ainsi, non valorisés, les éléments dits ethniques par les parents n’en deviennent pas juste des
éléments non valorisés en retour par les enfants eux-mêmes. Ils peuvent devenir un vrai poids
pour ces derniers lorsqu’ils y sont confrontés :
Moi je suis plus en retrait, je vais rester dans mon coin etc. Et puis je vais me dire aussi, ça
n’est pas parce qu’on est du même village qu’on est obligé de se fréquenter tu vois ça …si j’ai
pas envie, je ne suis pas à l’aise quand je vais dans ce genre de rassemblement. Tout le monde
te parle sereer, te dit est-ce que tu me reconnais. Après je me dis bon je vais rester chez moi, je
n’embête personne et personne ne m’embête. Toujours les mêmes questions qui reviennent : tu
n’es pas gentille tu ne me reconnais pas, pourquoi tu ne parles pas sereer, pourquoi tu ne vas
pas voir ta grand-mère ?...
En ne les fréquentant pas tu te sens plus libre ?
Oui, carrément. (Dakar- Angela Ndiaye, née en 1983, chargée de communication, célibataire
sans enfant)

Les enfants peuvent ne pas se sentir concernés par la « pratique » des éléments de culture liés
à ces origines, et ne pas s’y projeter :
Ben déjà ils ne parleront pas sereer ça c’est sûr ! ils seront d’origine sereer et je ne sais quoi,
sinon, ils seront français. Déjà moi pour moi, je suis française hein, d’origine, mais je suis
française. Parce que de toute façon je parle français …même avec parents et eux aussi. (Paris-
Seynabou Diouf née en 1994, étudiante, célibataire sans enfant)

Ce constat, nous semble-t-il, s’applique cependant davantage aux filles qu’aux garçons, en
particulier dans l’environnement dakarois. La période de crise sénégalaise y est marquée par
une transformation nette de la famille en rapport avec la baisse des opportunités
professionnelles pour les hommes et une plus grande participation économique des femmes,
même si dans la majorité des cas c’est dans le secteur informel et par le bas903. Cette période
permettra une certaine autonomisation des femmes et parfois un accroissement de leur pouvoir
au sein du groupe domestique904 mais n’a qu’un très faible impact sur le rôle traditionnel qui
leur est dévolu. Ayant toujours en charge les travaux domestiques à côté de leurs activités

903
Ibid., p. 91. ; P. Vimard, « Modernité et pluralité familiales en Afrique de l’Ouest », art cit. ; Thérèse Locoh,
« Changements de rôles masculins et féminins dans la crise: la révolution silencieuse. » dans Jean Coussy (ed.),
Crise et population en Afrique: crises économique, politiques d’ajustement et dynamiques démographiques, Paris,
Centre Français sur la Population et le Développement, 1996, p. 445‑469.
904
Codou Bop, « Les femmes chefs de famille à Dakar », Africa Development / Afrique et Développement, 1995,
vol. 20, no 4, p. 51‑67.
319
économiques, elles solliciteront particulièrement leurs filles qui dorénavant associent aussi le
travail domestique des femmes à l’ethnicité.

2-2-2 Le paradoxe des modèles féminins ethnicisés

Djigmoss est une jeune femme joviale. Studieuse et passionnée par ses études en droit, elle se
dit fière de ses origines et revendique sa sérérité, notamment par la pratique de la langue et la
mise en valeur de son prénom typique.905 Cependant, ce qu’elle associe à la pratique concrète
de la culture sereer dans sa famille la mènera à marquer petit à petit une certaine distance. Nous
la rencontrerons plusieurs fois à l’université où elle reste le plus possible « parce qu’à la
maison, avec tout ce qu’il y a tout le temps à faire c’est compliqué de réviser ». Quand la mère
s’absente pour aller au village, elle doit s’organiser avec ses sœurs, qui sont elles aussi
étudiantes, pour qu’une des filles reste à la maison afin d’assurer les différentes tâches
domestiques et les repas pour les frères et le père de famille : marché, préparation des repas,
lessive, vaisselle, le quotidien de nombreuses femmes à travers le monde en somme906.
Revendiquant le conservatisme de ses parents et une éducation sereer, d’après Djigmoss :
La culture sereer, je dirais d’abord que c’est un tas de valeurs qu’on t’apprend, y a des
valeurs en sereer hein (rires)
Ah oui ? qu’on t’a apprises ? Comme quoi ?
Comme une fille doit se comporter comme-ci comme ça (rires). Les coutumes qu’on a chez les
sereer ce n’est pas la même chose qu’on retrouve dans la société moderne.
Ah bon ?
Non, ce n’est pas totalement la même chose. Là-bas la fille, elle doit être soumise, elle doit faire
les travaux domestiques etc. Elle doit pouvoir faire tous les travaux domestiques de la maison.
Disons qu’il y a certaines fonctions qui sont attribuées à la fille quoi, ce n’est pas comme dans
la modernité ici où disons que les travaux domestiques c’est pour les filles et les garçons, c’est
un peu différent. Une fille sereer doit savoir bien piler le mil (rires)
Ah oui ? vous le faites ?
Jusqu’à présent on pile le mil hein ! on dirait que vous ne connaissez pas ma mère (rires) kam
soha dé907 ! c’est qu’en ce moment avec la période d’examens à l’université nous ne sommes
pas souvent là, elle amène à la machine, mais au lycée et collège, quand on était tout le temps
là-bas, ini sohogyio dé908. (Dakar- Djigmoss Niane, née en 1992, étudiante, musulmane,
célibataire sans enfant.)

En effet, chez les Diouf, la mise au travail des filles occupe une place importante dans ce qu’ils
présentent comme étant l’éducation sereer. Au village, ce serait aussi le cas des garçons, aux
champs, mais comme il n’y a pas à cultiver en ville, c’est plutôt de la bonne éducation des filles
qu’il s’agira. Certains enquêtés ont d’ailleurs regretté l’oisiveté des garçons en ville, chargés de

905
Qui veut littéralement dire « qui possède la beauté »
906
Christine Delphy, « Par où attaquer le « partage inégal » du « travail ménager » ? », Nouvelles Questions
Féministes, 2003, vol. 22, no 3, p. 47‑71.
907
Je pile le mil hein !
908
C’est nous qui pilions le mil
320
peu de tâches, voire d’aucune, dans le cadre domestique. Si une division des tâches existe bel
et bien dans les villages et que les tâches domestiques concernent en premier lieu les femmes,
les hommes y ont quelques occupations, ce qui n’est pas le cas dans ces familles urbanisées.
Lors de nos visites, alors que les filles étaient toujours occupées à préparer, laver ou nettoyer,
les garçons regardaient la télé ou étaient dans leurs chambres. Chez les Diouf où la maman
qu’évoque Djigmoss semble très exigeante avec ses filles, les parents me diront à propos de
l’éducation des filles : « ou diang diang ko doloka »909. Le travail domestique est une exigence
à laquelle est soumise la majorité des femmes dans la société sénégalaise, ce rôle faisant partie
intégrante, d’après Dial, des obligations féminines liées au mariage910. Mais dans cette famille,
c’est d’abord aux origines propres que ces parents associent cette exigence. Aussi, Djigmoss
met cette propension à faire travailler les filles en lien avec la culture de ses parents, qui
exigerait des femmes qu’elles soient soumises aux hommes, considérant que dans la modernité,
donc en dehors de la culture et de la maison qui impose les traditions, ces pratiques n’existent
plus, ou très peu. Quand les enfants arrivent à développer une idée de ce qu’est être sereer,
quelles que soient leurs intentions de la rendre sympathique, ils n’arrivent pas, les filles en
particulier, à débarrasser la culture associée d’une dimension quelque peu désuète eu égard à
leurs projections dans la vie.

Modèles maternels « prémodernes » et alimentation villageoise


Cette représentation de la femme sereer comme devant maîtriser son rôle domestique était aussi
présente au chapitre trois. Des filles avaient souligné la propension de leurs mères à les faire
travailler en lien avec leur représentation de l’ethnicité. Seulement, alors que ces femmes, selon
la perspective alors analysée tiraient d’abord de cette expérience un intérêt éducatif dépassant
le cadre ethnique et projetant dans le monde, Djigmoss y voit d’abord une situation
spécifiquement ethnique que représente sa mère analphabète. Chez les premières, ce travail
domestique était finalement sublimé, chez Djigmoss il est fortement dévalorisé. Chez les
premières, l’exigence de ce travail domestique était souvent celle d’une mère instruite et
intégrée dans le marché officiel de l’emploi : alors que la mère de Mame-Diouma a terminé sa
carrière comme directrice d’école, celle de Diaheer était archiviste. Dans les familles dakaroises
ici concernées, seule la femme de Francis a commencé un cursus scolaire arrêté dès les
premières classes du primaire. Le travail domestique exigé des filles reste intimement lié au
rôle que leurs mères occupent dans la famille, associant toutes les charges domestiques et de
plus en plus des activités génératrices de revenus cependant pas reconnus et valorisés. Car si

909
Aussi instruite que tu puisses être tu vas te marier un jour.
910
F.B. Dial, Mariage et divorce à Dakar, op. cit.
321
la mère de Djigmoss n’a pas évoqué d’activité rémunératrice de revenus lorsque nous l’avons
rencontrée avec son mari, il n’est pas impossible, tout comme Mme Faye qui dit « ah je n’ai
rien fait d’important j’ai glané par-ci par-là », en parlant de son petit commerce de quartier,
qu’elle ait fait une activité qu’elle considère aujourd’hui comme peu digne d’être relevée. C’est
donc de manière presque fortuite que nous découvrons que ces femmes ne sont pas que des
femmes au foyer. Pendant que nous étions chez Malick Sarr et comme ce sera le cas dans la
famille de Francis Sène, des personnes du quartier viennent et commandent du couscous ou de
la farine de mil pour le soir. Ce qui nous amène à interpeller les parents sur la consommation
du mets. Alors que les pères en parlent comme la nourriture de base, deux des quatre épouses
présentent le couscous d’abord comme un élément générateur de revenus :
Ah non, moi franchement au début, je ne travaillais pas. C’est quand y a eu des problèmes dans
la société de mon mari que j’ai commencé. Je faisais du commerce de fruits. (…) au bout d’un
moment, j’ai commencé le couscous. On pouvait en manger aussi, les temps étaient durs et
vraiment ça a commencé à très bien marcher, ça allait carrément bien. J’ai même pu aider
tonton à la construction de la maison. Quand il a repris à sa boite il a pu reprendre les charges
principales, j’ai économisé de mon côté. C’est ainsi qu’on a pu venir ici et j’ai pu l’aider
vraiment pour l’installation. (Dakar- Elisabeth Sène (épouse Francis Sène), née en 1967,
analphabète, commerçante, catholique, neuf enfants)

La première fois que nous nous rendons dans cette famille, la maman semble très occupée. Elle
revient de quelques heures de ménage, les enfants rentrent de l’école, elle doit rapidement
préparer le déjeuner avant qu’ils n’y retournent. Depuis la maladie puis la retraite précipitée
du père, avec ses deux aînés, l’un vacataire dans l’enseignement, et l’autre, employée de
maison, cette femme à la mise négligée est le pilier de ce foyer à la situation précaire. Dans sa
famille, comme chez Malick Sarr, le mil est devenu un aliment associé à la précarisation
concrète et non pas à la frugalité comme cela pouvait l’être précédemment. Un enquêté
évoquera cette situation à haute voix, s’adressant alors indirectement à ses enfants qu’il fallait
ramener à la réalité. Il y a quelques années, alors que sa situation était belle, ses enfants
n’auraient jamais expérimenté le mil sous ses diverses formes. Mis au chômage technique au
début des années 1990, il avait été obligé de demander de l’aide à la famille villageoise qui non
seulement lui donna du mil mais lui proposa d’envoyer quelques enfants au village le temps
que la situation s’arrange. Il semble que les enfants gardent un souvenir particulièrement
douloureux de cette période, ayant eu, d’après les dires du père, du mal à apprécier les nouveaux
mets disponibles à la maison : bouillie de mil dit fondé le matin et couscous de mil simple le
soir. Si le mil, selon les parents qui finissent par en associer la consommation à l’apprentissage
d’une vie faite de frugalité, a été réhabilité dans la maison comme céréale digne d’être
consommée en ville, il n’en demeure pas moins que la majorité des enfants préfèrera l’éviter
dès que possible. Chez les Sène, les parents mangent avec les plus jeunes, les plus grands

322
préférant s’acheter quelque chose à l’extérieur. Sauf s’il est préparé comme le veut la tradition
citadine dakaroise qui vante les qualités culinaires d’une version riche du couscous de mil,
dégusté avec une sauce à base de viande et de légumes, et arrosé de lait en cours de repas911.
Ainsi, si les parents, comme chez les Faye ou les Diouf, revendiquent parfois mener une vie
villageoise, les enfants associent bien la consommation de ces mets, moins prisés que le riz, à
des contraintes économiques qui ont coïncidé avec une plus grande activité de leurs mères. Car
c’est dans le même mouvement que souvent, d’aliment du quotidien, qui permet de faire des
économies face à la cherté de la vie à Dakar, le mil se transforme, face une demande urbaine
grandissante comme la base d’une activité génératrice de revenus.

Des luttes féminines discrètes


En effet, tous évoquent le coût de la vie : le prix du riz, base de l’alimentation urbaine, de la
location, de l’électricité ou de l’entretien des enfants. Ce thème était au centre de mes échanges
avec Mme Sarr que j’assistais à la cuisine. Elle commente les prix des denrées ramenées du
marché. Avec le frigidaire en panne, elle ne peut rien conserver et doit faire les courses tous les
jours. Le niveau d’équipement de ces maisons, très sommaire est, parmi les autres éléments
relevés, un vrai indicateur de leur niveau de ressources912, conséquence de la baisse des revenus
et en même temps, générateur de nouvelles stratégies de gestion du quotidien. Mme Sarr,
mesurant la charge quotidienne pour son mari qui doit nourrir la famille avec ses huit enfants
et les jeunes neveux accueillis pour les études, est heureuse de pouvoir aider, avec le commerce
de couscous qu’elle vient de démarrer. Elle aide notamment pour compléter la dépense
quotidienne et améliorer les repas par le rajout de condiments divers. Si elle ne néglige pas son
commerce, elle pourra peut-être même comme Mme Sène, devenir un pilier économique pour
la famille. Avec des activités qu’elles ne valorisent pas vraiment, les femmes peuvent en réalité
participer de façon substantielle à la survie de la famille et le fait que des mères aient été
reconnues comme chefs de famille est la preuve que leur apport n’est plus considéré comme un
simple appoint913. Malgré tout, dans une société où « la soumission féminine reste un élément
central du « bon mariage »914 il est à prévoir que l’autonomie financière des femmes, qui leur
donne il est vrai un vrai pouvoir décisionnel dans les familles915 puisse être perçu comme une

911
Dans sa version villageoise, le couscous de mil est souvent dégusté avec une sauce feuilles ou avec du poisson
séché salé. Lorsqu’il est consommé avec de la viande, cela peut être une sauce simple se présentant comme une
soupe sans légumes.
912
P. Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, op. cit., p. 53.
913
P. Vimard, « Modernité et pluralité familiales en Afrique de l’Ouest », art cit, p. 96. ; T. Locoh, « Changements
de rôles masculins et féminins dans la crise: la révolution silencieuse. », art cit, p. 466.
914
F.B. Dial, Mariage et divorce à Dakar, op. cit., p. 95.
915
Ibid., p. 96‑97. T. Locoh, « Changements de rôles masculins et féminins dans la crise: la révolution
silencieuse. », art cit.
323
atteinte à la virilité des hommes dont aucune disqualification sociale ne saurait remettre en
question le statut. Ainsi, si la situation des femmes a bien tendance à se transformer avec une
instruction plus importante, des filles, mais surtout, une participation économique plus
considérable des mères, elle reste cependant soumise en majorité à une idéologie répandue et
profondément ancrée. Cantonnant la femme d’abord à son rôle d’épouse et de responsable
familiale, elle pousse même d’après Bop, certaines femmes qui le sont de fait à refuser de se
reconnaitre comme chefs de leurs familles considérant ce rôle comme exclusif à leur époux916.
Situation qui permet d’après Dial que, par-delà leur statut social et leur niveau d’instruction, les
femmes acceptent en se mariant d’intégrer le foyer conjugal comme un cadre de discrimination
légale917. Cependant, plus qu’une acceptation passive, on peut imaginer avec Locoh que la
majorité de ces femmes, évoluant dans le secteur informel et ayant moins de latitude au
quotidien que celles instruites et professionnellement mieux positionnées, ait préféré se
concentrer sur ses activités. En faisant preuve d’une certaine discrétion, elles peuvent parvenir
au fil du temps, sans sembler le revendiquer, à obtenir une reconnaissance de leur situation
vécue918.

Les parents ont inscrit, comme ils pouvaient, leurs enfants dans leur environnement de vie :
parfois en essayant de ne pas mettre l’accent sur ce qu’ils considèrent comme caractéristique
d’autres lieux et d’autres temps, souvent en continuant à pratiquer pour eux-mêmes des aspects
qu’ils considèrent fondamentaux, d’autres fois encore en étant contraints par la situation de
compter sur le soutien que pouvaient constituer des éléments particularisés, comme la
nourriture, en période de crise à Dakar, pour la survie de la famille. Dans tous les cas, pris eux-
mêmes dans une conception qui reconnaît les éléments d’ethnicité comme importants mais peu
en lien avec les circonstances modernes de développement, d’instruction, de vie urbaine, ils
peinent à donner une image positive des éléments qu’ils présentent théoriquement comme
importants, voire définitifs pour la culture. Dans le même temps, les parents restent souvent très
liés à leur village et semblent donc d’autant plus concentrés sur l’éducation de leurs enfants
dans leur environnement de vie qu’ils envisagent et se mettent parfois dans une situation
d’échange avec les zones d’origine. Mais le va-et-vient, alors envisagé comme garant d’une
meilleure intégration dans les deux environnements, favorise paradoxalement la cristallisation

916
C. Bop, « Les femmes chefs de famille à Dakar », art cit.
917
F.B. Dial, Mariage et divorce à Dakar, op. cit., p. 56.
918
T. Locoh, « Changements de rôles masculins et féminins dans la crise: la révolution silencieuse. », art cit,
p. ’448.
324
chez les enfants d’une préférence pour les acquis au lieu de vie qu’un réel intérêt pour les lieux
d’origines des parents. Cela s’est surtout donné à voir dans les familles rencontrées à Paris.

2-2-3 Un va et vient de plus en plus douloureux

Si les parents ne se sont pas tellement préoccupés de ce que pouvait être la situation « ethnique »
des enfants dans leur lieu de vie, c’est parce que cette dernière est associée au village. Certains
parents, qui plus est, ont pu voir leurs enfants évoluer au village et même y faire des acquisitions
linguistiques que des années d’essai en ville n’ont pas permises. A Paris, les parents, André et
Marie-Pierre, Ami Diouf et Boucar Diouf disent le grand bien que font ces séjours à leurs
enfants.
On est parti en 2000 au Sénégal, Ndambao avait 1 an, Mamadou allait sur ses 12 ans. Puisqu’il
était tout le temps avec les enfants pendant 2 mois, il a réactualisé. 2004 on est reparti, c’était
bien ils étaient dans le village pendant 1 mois, donc elle a pu comprendre un peu (…) elle était
avec ma belle-sœur qui lui parle sereer, mais avec les enfants il n’y a pas de problème parce
qu’ils vont à l’école donc même si leur français n’est pas bon, ils arrivent à se comprendre, ça
c’est important. Au début c’est difficile mais après les enfants ils s’intègrent par les gestes les
paroles (…) les deux premières semaines c’est difficile et après ils s’habituent, tellement que
parfois ils ne veulent pas revenir. (Paris- Ami Diouf, née en 1960, niveau supérieur, auxiliaire
de puériculture, musulmane, séparée, deux enfants.)

A : Nous notre option c’est d’aller au Sénégal au moins tous les trois ans. Là on a des enfants,
le rythme on en a parlé, c’est 3 ans, pour un mois dans le milieu (…) Pour prendre encore un
bain de jouvence en milieu sereer et revenir, parce que ça c’est très dynamisant pour des
enfants. On avait tellement vu Frank à l’aise dans ce milieu- là, à la fois dans le comportement
avec les enfants et dans la langue, qu’on s’est dit, vivement qu’on reparte là-bas, et là il est
temps qu’on reparte. Et la question de la langue, elle est quand même fondamentale !
MP: Et puis on a compris que le fait de lui parler seulement à la maison, ça ne va pas lui faire
parler sereer c’est sûr (…) (Paris- André &Marie-Pierre, deux enfants)

Tu sais pour que la personne se sente sereer il faut qu’on lui apprenne qui elle est dans ce
milieu-là. Mes enfants depuis qu’ils sont nés tous les deux ans je les amène au Sénégal. (…)
Moi je veux que ma famille connaisse le milieu, voie où je suis né, mes cousins mes frères et
sœur. Je veux qu’ils voient comment j’étais là-bas, la pauvreté là où j’ai vécu, je veux que ma
famille le sache. Moi je ne suis pas du genre à me cacher, je veux que mes enfants voient où je
suis né d’abord et connaissent mes parents. Mes enfants courent au village, vont et viennent.
Quand tu arrives on te donne le pain sec-là qui vient du marché (rires), voilà, c’est ça que j’ai
connu et que j’ai voulu leur montrer, que j’ai voulu qu’ils expérimentent. Mais pas parce qu’ils
sont nés ici et qu’ils sont des français non, montre-leur d’où tu viens d’abord (…) si tu attends
l’âge adulte ça sera normal que l’enfant ne se sente pas bien dans ce milieu. (Paris-Boucar
Diouf, né en 1959, niveau primaire, ouvrier, musulman, marié, trois enfants.)

De ces séjours, les enfants semblent avoir donc pour certains fondé les bases d’une
appartenance ethnique à travers notamment une meilleure compréhension, voire la pratique, de
la langue. Ces compétences peuvent cependant se perdre rapidement au retour. Ce qui importe
pour ces parents, c’est de mettre en application la perspective d’ethnicisation justifiant en
quelque sorte leur approche sommaire de la question en zone urbaine. Pourtant, connaissant le

325
discours de son père, dont elle est proche, sur ces questions, Seynabou tient à « rétablir » un
certain nombre de choses :
(…) mon père il nous force à faire des choses qu’on n’a pas envie, tu vois. Lui il veut que les
gens ils pensent que nous on est bien, on aime le village et tout, mais ce n’est pas le cas, on ne
peut pas faire semblant hein
Et tu préfèrerais qu’il dise « mes enfants n’aiment pas le village ils ne viendront pas » ? (rires
ensemble)
Mais oui parce que ma mère elle dit que de toute façon on n’est pas les seules à pas aimer le
village, même ceux qui sont au village tu vois, c’est parce qu’ils sont au village ils ne
connaissent que le village, mais une fois qu’ils vont connaître la ville, et c’est vrai hein, y en a
plein qui vont pas revenir de sitôt au village, ou ils vont revenir de temps en temps mais pour
quelques jours et après ils vont repartir, tu vois ?
Donc pour toi, le village c’est la misère ?
Ouais…
Et tu veux les laisser dans leur misère…
(Rires) non, ce n’est pas ça, mais je ne veux pas vivre dans la misère c’est sûr et nous on n’est
pas habitué à ça…
Tu n’as pas l’habitude d’y aller ?
Si pourtant et avant j’aimais trop le village mais ché pas c’était avant.
Jusqu’à quel âge à peu près ?
Euh…10 ans oui je pense 10 ans par là
Mais avant tes 10 ans as-tu eu tant d’occasions d’aller au village ?
Ben si, on y allait tous les 2-3 ans et j’aimais bien, mais là… (Paris- Seynabou Diouf née
en 1994, étudiante, célibataire sans enfant.)

Boucar emmène bien régulièrement sa famille au village, mais la démarche n’a pas eu l’effet
escompté. Si elle est très fière de ses parents, Seynabou ne ressent pas le besoin de se ressourcer
dans un endroit qui, avec les années, l’ennuie plus qu’autre chose, mais surtout la confronte à
des situations qui semblent la mettre mal à l’aise, qu’elle ne connaît pas et préférerait ignorer.
Cependant, c’est avec les années qu’elle a développé ce rapport qu’Ami Diouf semble déceler
chez ses enfants :
Mais c’est pendant ces périodes que c’est difficile que les enfants aillent au village, à partir de
15 ans. Parce qu’ils commencent à appréhender, parce que quand tu leur dis campagne, ou
juste le Sénégal pour eux c’est la campagne il n’y a pas les activités qu’ils font ici. Donc voilà
quoi et ils ont peur de ne pas s’intégrer, de ne pas parler, de ne pas trouver des copines de leur
âge pour pouvoir avoir les mêmes centres d’intérêts. (...) en fait je suis en train de faire une
autre maison (au village) (…) comme ça quand on va partir maintenant on aura notre propre
truc comme ça quand on arrive on s’installe bien et je pourrai mettre des trucs comme ça comme
ça (elle regarde et montre la télé et autres équipements du salon), comme ça ils ne seront pas
dépaysés. Parce que c’est difficile au début hein mais après ils s’habituent et aiment.

Si dans le cas de Seynabou qui va régulièrement au village, le père ne semble pas percevoir le
malaise des enfants à être confrontés aux conditions de vie du village, dans le cas des enfants
d’Ami, c’est la maman d’abord qui appréhende l’adaptation de sa fille au milieu. Le garçon
étant né au Sénégal et ayant séjourné au village jusqu’à ses cinq ans avant de rejoindre la maman
à Paris, ses capacités d’adaptation ne se questionnent pas, il y est allé seul plusieurs fois. Cette
mère de famille attend donc d’améliorer les conditions sur place avant de ramener sa fille. Reste

326
à espérer pour elle que les améliorations seront au niveau des exigences des enfants, car en ce
qui concerne Seynabou, si le séjour au village n’est plus envisageable pour plus d’une ou de
deux nuits, le séjour dans la ville la plus proche où le père a fait construire une maison pour la
famille, ne semble pas plus intéressant :
Déjà tu vois quand on est à Thiès, (dans leur maison, ils sont seuls) c’est bien, ça va tu vois,
mais déjà ce n’est pas ici, il y a une différence !
Laquelle par exemple ?
Ben ché pas…la télé c’est nul, enfin ça va être encore que des trucs de confort mais c’est vrai
quoi, l’eau pour se doucher il y a le robinet mais l’eau est froide…ben voilà je n’aime pas. Des
trucs comme ça on n’a pas l’habitude, bon on a les toilettes, normaux tu vois comme ici et tout
et voilà… (…). On mange du riz des trucs comme ça…voilà si des fois on veut changer…mais
même tu vois ce n’est pas comme ici quand on veut changer y a même pas des steaks pour faire
des pâtes à la bolognaise…
Donc le changement ne t’attire pas beaucoup à ce que je vois ?
Si de temps en temps, mais de temps en temps, pas pendant un mois, mais de toute façon je
n’ai pas le choix … (air dépité) (rires)

La classe moyenne sénégalaise aujourd’hui en plein essor connaît et mange les pâtes
bolognaises au Sénégal. Un bouillon particulièrement associé à la saveur de cette sauce919 a
même vu le jour dans la gamme des condiments disponibles. Il existe bel et bien des endroits
où ces achats peuvent se réaliser dans le pays, des supermarchés ouvrant de plus en plus dans
le pays, et Seynabou devrait s’en rendre compte dans ses prochains séjours. Mais ce ne sont
visiblement pas des endroits que fréquente la famille d’origine du père. Si cette dernière semble
vivre correctement, c’est aussi avec l’aide, assurément, de ce frère qui a su mettre son
expatriation à profit pour la famille restée au pays. Les conditions de vie s’améliorent, elles
restent cependant éloignées du style de vie et du confort que réclament Seynabou. Ailleurs, si
Marie-Pierre et André se disent villageois et expérimentent indiscutablement un mode de vie
différent de celui qu’ils mènent à Paris lorsqu’ils vont en vacances, leurs enfants préfèreront
peut-être la vie dakaroise pour l’ambiance, mais ne pourront cependant pas, comme Seynabou
et la fille de Ami Diouf, se plaindre de conditions trop sommaires dans le village relativement
urbanisé de leurs parents. Seynabou est encore confrontée à la réalité d’une situation familiale
plutôt modeste lorsqu’enfin elle sort faire une activité avec un cousin qui selon elle se révèle
« encore plus coincé » que son propre père :
Ben ché pas moi déjà même tu vois quand on sortait et tout, moi je me rappelle on est parti à la
Somone920 et on voulait faire tu vois les tours en bateau et tout, il dit non c’est trop cher, alors
que tu vois nous on est venu en vacances on a le droit… ça m’avait trop énervée.

Parisienne branchée et coquette, Seynabou aimerait pouvoir séjourner chez une autre cousine
de la famille maternelle qui vit à Dakar pour passer des vacances telles qu’elle les entend, dans

919
http://www.patisen.com/fr/categorie-produit/adja-bouillon saveur bolognaise.
920
Petit village de la côte avec des emménagements touristiques.
327
la ville, loin du village et des obligations liées, allant en boîte et au restaurant. Alors que son
père voit ces séjours comme des moyens de la rattacher plus fortement à ses origines, lorsqu’elle
va en vacances, elle expérimente au contraire une confrontation douloureuse à ce qu’ont pu être
les conditions de vie de ses parents qui, heureusement, auront pu s’en échapper. Si à Paris aussi,
sur quelques aspects de l’éducation comme les sorties elle trouve son père « africain », elle ne
le reconnaît pas tout à fait au village où elle trouve qu’il fournit des efforts importants pour
ressembler à ceux qui y demeurent. Lui aimerait que sa famille, avec laquelle il s’épanouit dans
l’environnement parisien, l’accompagne aussi dans cette mue villageoise périodique. Les
enfants y semblent de moins en moins disposés. Les justifications de Seynabou tournent pêle-
mêle autour d’éléments de confort, de malaise auprès de la famille restée sur place, sans que
des raisons claires et définitives n’émergent du discours. Il en sera de même avec Angela, qui
est née et a grandi à Dakar. Le village d’origine de ses parents, petite île préservée de la
pollution urbaine car les voitures ne peuvent y accéder, fait l’objet de l’admiration des visiteurs.
Mais pour elle :
C’était une torture pour moi d’aller au village à l’époque parce qu’on me forçait à y aller. ( …)
Quand j’étais plus petite. Chaque 15 août921…en grandissant je n’y allais qu’avec ma mère.
L’année qui m’a marquée je suis allée avec ma tante, ça m’a traumatisée
Ah oui, pourquoi ?
Parce qu’il n’y avait pas mes parents, je ne connaissais pas grand monde. Quand je suis avec
mes parents, je me sentais plus en sécurité. En plus y avait pas de lumière, tu sais y a pas le
courant. La nuit j’ai peur. Cette idée de village, che pas un serpent va me mordre, je ne sais pas
j’avais peur. (…)
Pour toi le village c’est synonyme d’insécurité ?
Rires, moi en fait j’ai besoin d’avoir un cercle de personnes que je connais pour ne pas avoir
besoin d’aller vers les autres. Je ne connais que deux trajets : de chez moi922 à chez ma mère,
et le chemin vers l’église. La dernière fois que je suis allée j’étais avec mes copines d’enfance
de Dakar, c’était pour le mariage de mon oncle, j’étais contente ! on n’a passé qu’une seule
nuit mais c’était sympa.
Aujourd’hui il y a le courant au village ?
Oui
Donc maintenant tu te sens moins en insécurité ?
Oui mais je m’ennuie quoi…je ne connais personne, je ne vais pas vers eux…je suis sauvage
moi
Mais quand tu es allée étudier, tu ne connaissais personne, n’est-ce pas ?
(Rires) non, il a fallu que j’aille vers les gens (rires) (…) En fait, que ce soit là ou un autre
village hein…disons que j’ai toujours vécu en ville quoi…même aller en campagne [en France
avec la famille de sa tante mariée à un français] ça m’embêtait !
Pourquoi ?
Je ne sais pas, c’est loin…(Dakar- Angela Ndiaye, née en 1983, chargée de communication,
célibataire sans enfant)

Seynabou et Angela semblent être des citadines avant tout, non attirées par la vie de la
campagne, qu’elle comporte des éléments de confort équivalents à ceux de la ville ou pas. C’est

921
La fête de l’assomption est l’occasion de grandes rencontres familiales dans de nombreux villages sereer de la
côte, où les proportions de chrétiens demeurent importantes sinon majoritaires.
922
De la maison de la famille paternelle à la maison de la famille maternelle
328
le lieu lui-même, loin de la ville, de leur ancrage urbain qui ne les attire pas. A côté d’elles,
Djigmoss qui est née au village et y a passé deux années avec sa famille semble moins rejeter
le village. Elle donne même l’impression, lorsqu’elle en parle, de chercher à convaincre de son
attachement au lieu comme à ce qu’elle appelle les traditions sereer. Pourtant :
Ah ça ça fait longtemps que je ne suis pas allée au village hein ! c’est que le problème, au
village, leurs cérémonies se passent pendant l’année scolaire et moi il est hors de question que
je laisse mes cours pour aller à des fêtes au village. J’ai toujours donné la priorité aux cours,
parce que même en ville ici si on a un évènement pendant l’année scolaire je n’y vais pas.
Donc depuis quand est-ce que tu n’y es pas allée ?
Depuis qu’on a quitté (rires). (Dakar- Djigmoss Niane née en 1992, étudiante, musulmane,
célibataire sans enfant.)

Djigmoss n’est pas retournée au village depuis le retour de sa famille à Dakar. Au moment de
l’enquête cela faisait donc 17 années. Si elle présente sans cesse la période d’enfance passée là
comme l’une des meilleures de sa vie, elle trouve néanmoins divers prétextes, comme le lui ont
reproché ses parents en notre présence, pour échapper à ce voyage. En réalité, rien ne semble
lui donner envie d’y aller, pas même l’amour qu’elle dit porter à la tante chez qui elle passa une
partie de son séjour villageois.

D’abord condition à laquelle une intégration en zone urbaine semblait possible, la délégation
de l’ethnicisation aux origines, comme démarche au cours de laquelle les parents confieraient
l’éducation des enfants à une partie de la famille demeurée au village, ne semble pas
s’entreprendre volontairement, ou dans ce seul objectif dans les faits. A Dakar, la majorité des
enfants des familles visitées n’entretenaient que des relations très superficielles avec le village,
quand ils y étaient déjà allés. Dans les familles installées hors du pays, les va-et-vient envisagés
par les parents ont favorisé une cristallisation du sentiment des enfants d’appartenir à d’autres
réalités que celles des lieux parentaux finalement maintenus à distance. Cependant, même s’ils
s’accommodent des possibilités offertes par leurs situations concrètes, ces projets parentaux
existent.

2-3 Des possibles voies de délégation de la transmission aux lieux d’origine

Des cas de relocalisation de la famille existent. Même si, en temps de crise on peut imaginer
qu’elle pouvait servir plusieurs projets à la fois- faire des économies et aider la famille sur place
notamment- cette situation offre l’occasion aux enquêtés qui l’ont tentée d’évoquer de façon
concrète leur souci de favoriser l’ethnicisation de leurs enfants. La famille à distance a pu être

329
particulièrement étudiée chez les migrants originaires d’Afrique Subsaharienne923, elle a été
dans le cadre de notre enquête plus caractéristique des familles rencontrées à Dakar. Cette
démarche sera cependant toujours, mise à mal, pouvant même mener à une certaine rupture
d’avec les origines chez ceux qui l’ont tentée. De façon intéressante, l’âge adulte se prête encore
à la démarche et la recherche de voies de réinscription des enfants dans le groupe ethnique
amènera souvent les parents à remettre au goût du jour le mariage préférentiel sereer.

2-3-1 Des bonnes intentions aux ruptures

Dans l’intention de faire acquérir les éléments de la culture localisés au village, tous les parents
encouragent, au moins dans le discours, sa fréquentation. Du long séjour à la participation
ponctuelle à des évènements ou séjours rapides, les parents cherchent des occasions de lier leurs
enfants à la terre d’origine. Cependant, ces bonnes intentions semblent avoir été mises à mal
chez certaines personnes par des évènements qui ont créé une rupture, au moins passagère, avec
le village. Durant les années 1990, à mi-chemin entre leur intention d’utiliser leur situation, plus
enviable, pour aider ceux restés au village, et la conscience des moyens plutôt limités pour
accomplir ce soutien, certains parents pensèrent à une solution qui présentait l’avantage de faire
demeurer la famille dans le cadre culturel : laisser femme et enfants au village. Cela a été le cas
de la famille Diouf. Djigmoss raconte :
Je suis née au village (rire un peu gênés), quand ma mère était enceinte de moi, elle n’avait
personne avec elle parce que mon père était souvent en service, donc elle était obligée d’aller
au village pour accoucher là-bas, ensuite elle est revenue à Dakar.
Quel souvenir tu gardes de ton enfance ?
A Grand-Yoff ce n’est pas très net, mais à partir de mes 4 ans on est allé au village avec toute
la famille, on est resté 2 ans. Mes sœurs allaient à l’école moi à l’école coranique et j’aidais
maman à piler. Papa était à Dakar, il venait tous les mois ou à chaque fois qu’il avait un congé.
Il était avec le frère aîné. Nous nous étions là-bas, on faisait tout, on était devenu, comment
dirai-je ? (Sourire dans la voix) de vrais...ruraux quoi (rires, air gêné). (Dakar- Djigmoss Niane,
née en 1992, étudiante, musulmane, célibataire sans enfant.)

Le père de famille ne nous évoquera pas ce séjour, mais nous avions compris, alors qu’il nous
parlait de l’installation de la famille en ville, que des raisons économiques l’avaient aussi poussé
à faire ce choix. D’après Djigmoss, ce départ a eu lieu en 1994. Cette année est celle de la
dévaluation du FCFA au Sénégal, qui précipitera de nombreuses familles aux situations déjà
précaires dans la pauvreté. Au bout de deux années, la famille reviendra à Dakar. Le père dira
à propos du retour : « c’est parce que je voulais qu’ils soient bien encadrés à l’école que je les
ai fait venir. » Quelle est la situation scolaire dans son village d’origine pour que la scolarité

923
Jacques Barou, « La famille à distance. Nouvelles stratégies familiales chez les immigrés d’Afrique
sahélienne », Hommes & Migrations, 2001, vol. 1232, no 1232, p. 16–25.
330
des enfants nécessite de les ramener en ville ? Au village de Marie-Pierre et André, nous avions
rencontré une jeune femme nouvellement épousée, particulière en ce qu’elle venait de Dakar
où elle avait grandi. Cette jeune femme ne semblait pas peu fière de sa réputation de ne pas bien
s’exprimer en sereer, un détail important au village, qui rappelait quotidiennement qu’elle était
citadine. Pourtant, ayant grandi dans les quartiers pauvres de Dakar, cette femme n’avait pas
été instruite, contrairement à la majorité des personnes de son âge dans le village où elle vit à
présent. Dans sa famille, seuls les garçons qui avaient été envoyés jeunes chez leur oncle
agriculteur ont été instruits. Si la mission catholique n’est pas arrivée tôt dans ce village proche
de la ville de Thiès, naguère troisième ville la plus urbanisée du pays après la capitale et
Ziguinchor dans le sud924, elle s’y est vite et très bien implantée au point de donner naissance à
une réputation de succès scolaire à une population dont les jeunes sont réputés dans les
établissements concurrentiels du pays. Cette situation porteuse pour ce petit village proche
d’une grande ville n’est pas celle du village de M. Diouf dans le Dieghem. S’il y a bien une
école de la mission au « centre », la plupart des villages formant la communauté rurale en
restent éloignés et ne bénéficient pas forcément en leur sein de structures bien organisées. Il est
donc possible que le retour de la famille ait pu être bénéfique aux enfants qui, en dehors des
deux aînés ont tous suivi une scolarité plutôt réussie. Djigmoss, un frère et une sœur étaient à
l’université au moment de notre rencontre. Une petite sœur venait d’avoir son baccalauréat et
le dernier de la fratrie allait en terminale scientifique. Les parents sont plutôt satisfaits d’avoir
pu réaliser cela. Cependant, l’explication de Djigmoss n’est pas celle de son père :
Et au bout de deux ans vous êtes revenus, sais-tu pourquoi ?
Oui ça je sais (rires) ça je me souviens très bien. On est revenu parce que lorsqu’on était dans
la concession familiale, on était avec la famille de mon oncle paternel (…) ce n’était pas facile
y avait de la jalousie dans la famille. Du coup, à un certain moment moi-même je ne vivais plus
là-bas, parce qu’on me tabassait toujours (rires) j’étais maigrichonne, je ne pouvais pas me
défendre. Donc à chaque fois il y avait des querelles. Donc une fois une de mes tantes est passée
et m’a emmenée avec elle. C’est là-bas que je suis restée finalement. A un certain moment,
certains chefs de famille ont convoqué mon père pour lui dire de nous ramener à Dakar parce
que c’était mieux pour nous. Que là-bas ce n’était pas fait pour nous.

Ainsi, il semblerait que plus qu’à la scolarité des enfants, qui a cependant pu encourager la
décision, le retour soit dû à des circonstances familiales difficiles sur place. Djigmoss
soulignera la déception que peut générer cette confrontation des personnes de bonne volonté à
la jalousie de ceux qu’ils s’évertuent à soutenir. Ce genre de situations amène Francis Sène à
trancher :
(…) on peut faire du bien au village mais il faut bien songer que tu prends des risques. (…) il
faut faire attention, parce qu’il y en a même quand c’est pour eux que tu fais, ils t’en veulent
d’y arriver. On dit qu’on ne connait sa famille et les gens qui nous aiment que quand ça ne va

924
Direction de la Prévision et de la Statistique, Recensement général de la population et de l’habitat 1988-
Rapport national, op. cit., p. 44.
331
pas. C’est vrai. Tant que tu peux faire pour les gens finalement tu ne vois pas bien qui
t’apprécie vraiment. (…) (Dakar- Francis Sène, né en 1957, guichetier dans le secteur public,
catholique, marié, neuf enfants.)

Chez Francis, le discours, assez fortement opposé au vécu de la famille nous interpelle. Il y a
un décalage persistant entre le fort attachement qu’il manifeste dans le discours et les faits qui,
tout le temps, viennent le contredire. Ainsi, alors qu’il rend la mère responsable de la non
pratique de la langue à la maison, cette dernière, si elle accepte sa part de responsabilité, tient
aussi à dénoncer le refus du père de laisser les enfants aller au village...Rappelons que pour
Francis la fréquentation du village est essentielle à une ethnicisation à laquelle il dit tenir plus
que tout :
Et donc vous dites que vous vivez le cosaan ici
Evidemment
Comment vous faites ça ?
Ah, élever les enfants comme des Sereer, leur parler des grands-parents, de la grande famille,
des gens du village. Ils doivent connaître la famille (…) quand il y a des choses au village qu’ils
aillent voir, entendre ce qui se dit, qu’ils voient comment le sereer vit avec les autres, dans la
paix, savoir que cette personne est sereer, c’est la famille, quand il a un évènement tu y vas,
quand tu en as, tu le vois et on raffermit les liens. Se voir c’est important. Avoir une famille, la
connaître et la fréquenter c’est ça être sereer.

Cependant, malgré la représentation positive qu’il donne du cosaan et la mise en avant de


l’importance de l’ancrage ethnique et de la solidarité d’avec le terroir, une méfiance profonde
domine sa relation avec le village et son discours demeure une théorie qui ne se reflète pas dans
les pratiques familiales. Son épouse, exposant ce qui d’après elle était sa stratégie de
transmission aux enfants mise à mal par le mari, dénonce :
Moi, je voulais qu’ils aillent au village comme ça ils connaîtraient le village, la famille, et
comme ça aussi ils auraient compris la langue et auraient tout appris. Mais tonton disait oui le
village, l’hivernage, le climat etc. Franchement c’est là là qu’ils ont commencé à y aller,
d’ailleurs en demandant eux-mêmes parce qu’ils grandissent. Les enfants ont commencé à aller
au village en 2008 en fait réellement. Un jour ma fille est allée faire la Tabaski925 avec sa grand-
mère elle n’a même pas voulu y rester (…) si tu n’es pas habitué à un endroit tu ne voudras pas
y rester ! Les derniers ne veulent même pas en entendre parler. En fait c’est au début qu’il
fallait faire ça. Si tu veux qu’ils y aillent et acceptent, c’est dès le début que tu le fais, sinon,
après, en plus ils ne comprennent pas la langue alors…. (Dakar- Elisabeth Sène née en 1967,
analphabète, commerçante, catholique, neuf enfants.)

Elle finit ainsi de désarçonner le mari dans un échange quelque peu tendu. Le père de famille
finit par admettre :
Donc au début vous n’alliez plus beaucoup au village, c’est ça ?
Oui ça c’est vrai, parce que mes parents sont décédés très tôt, ma mère en 1975 et mon père en
1984. (…) j’ai recommencé à y retourner dans les années 90 voir la grand-mère. (…) Mais bon
j’allais au village une fois par an, sinon quand il y avait un décès. Tu sais au village c’est
compliqué, dès que tu n’as plus de parents ça se complique…si tu amènes tes enfants là-
bas…c’est compliqué.

925
Fête de l’Aïd al Kabir appelée Tabaski au Sénégal.
332
L’idéal de la sérérité vécue en ville, selon lui un fort maillage familial et des relations soutenues
avec le terroir, est donc loin de correspondre à la réalité des relations, rapides et rares
qu’entretiennent Francis et ses enfants avec le village. Si la mère de famille, qui y a encore sa
mère et des sœurs, semble plus impliquée dans des relations physiques avec le village, elle peine
à en projeter une image positive. Evoquant un fils qu’elle enverrait bien au village pour le faire
« redresser », elle ne peut s’empêcher d’associer le village où elle dit vouloir qu’ils aillent
naturellement et plus régulièrement à un lieu indésirable où l’on reste d’abord parce que l’on
n’a pas le choix. Le fils aîné, Fabien, évoquera une chaleur insupportable qui le dissuade de
tout séjour en hivernage, « je ne suis pas habitué » dira -t-il. Ainsi, si avec Fabien les enfants
de cette famille semblent aussi fermés au village que Seynabou et Angela pouvaient l’être plus
haut, ils l’auront bien moins fréquenté. L’attitude de rejet dont Fabien fait preuve est moins
associée à une connaissance des lieux qu’à une représentation persistante, entretenue aussi par
ses parents, de ces lieux comme désolés, voire dangereux. Les Diouf habitent une maison
inachevée, propre mais très sommaire, construite difficilement sur un terrain inondable et
exposée chaque hivernage aux ravages des eaux de pluie. Dans cette ambiance, se dresse un
tableau à décrypter comportant un père qui, malgré son discours positif, cache mal sa méfiance
vis-à-vis de ceux qui voudraient lui prendre ce qu’il a, des enfants presque dédaigneux avec les
villageois, et une mère préoccupée par le quotidien de la famille qu’elle assume en grande partie
et qui semble avoir bien moins le temps que tous de se poser des questions existentielles. Au fil
des discussions, au cours desquelles nous la suivons dans ses diverses activités, cette femme
dynamique à l’abord facile, qui ne rate pas l’occasion de mettre l’accent sur les contradictions
du mari, évoque le moment douloureux où tous sont allés au village, pour la première fois.
C’était en 2008 lorsque l’un des enfants décède tragiquement à la maison, à l’âge de vingt et un
an. Elle évoque les circonstances de ce décès dont le mari ne parlera pas. Elle se rappelle pêle-
mêle son absence rapide, son retour, sa suggestion d’amener l’enfant malade à l’hôpital, le
choix du mari de s’orienter plutôt vers un vieux soignant du quartier et enfin, ce moment
quelques heures plus tard où tout s’est terminé pour ce garçon qui, dit-elle, lui au moins aimait
l’école et y aurait certainement réussi. C’est à l’occasion de l’enterrement de ce garçon que la
famille renouera en quelque sorte avec le village. Ça sera la première fois pour Fabien, le fils
aîné. La mère se désole surtout de la situation chaotique des enfants à l’école. Sur les huit
restants, la plus grande fille, vingt-sept ans au moment de notre enquête, s’est arrêtée au niveau
primaire et travaille aujourd’hui comme aide-ménagère. Même si elle dit regretter de ne pas
avoir poussé cette fille qui aujourd’hui n’est pas heureuse de son sort, la maman reconnaît que
les circonstances étaient telles que tout le monde s’est satisfait de l’emploi de celle qui devenait
ainsi soutien de famille. La stratégie consistant à encourager les filles à se déscolariser pour
333
aider la famille, constatée en zones rurales sereer, se rencontre donc aussi dans les familles
pauvres en zone urbaine926. Fabien, bientôt la trentaine, a lui obtenu le baccalauréat mais a
« cartouché »927 à l’université, il est enseignant dans une petite école privée du quartier en
attendant de tenter divers concours de la fonction publique. Parmi les suivants, trois se sont
ressaisis dit la mère, à vingt ans passés ils sont au lycée, mais ont bénéficié d’une réduction
d’âge et étudient dorénavant avec sérieux. Le sixième enfant de seize ans qu’elle aurait souhaité
envoyer au village a lui décidé de devenir charretier au grand désespoir de sa famille qui a tout
tenté, sans succès, pour le dissuader. Les deux dernières filles âgées de neuf et cinq ans sont,
sous l’aile du frère enseignant, les derniers espoirs de ces parents qui luttent encore pour le
quotidien. Des petites remarques ont toujours émergé de-ci de-là pour signifier que les choses
peuvent parfois être compliquées au village, mais nous sentions chez Francis une méfiance telle
que nous lui avons demandé s’il validait le dicton que nous avions souvent entendu avançant
que « o sereer ka sohod »928.
(…) En tous cas, tu vois des gens qui sont frères et sœurs, mais à cause des histoires d’héritage,
ils vont voir les marabouts etc, ou que la personne te fasse du mal. Ça existe
Ça se fait encore ?
Ça ne peut pas finir !
Ah oui ?
Non, avec les religions ça va encore parce qu’avant c’était pire mais quand même jusqu’à
présent c’est très présent. Quand tu vois quelqu’un qui va y arriver mieux que toi tu vas voir le
marabout et lui infliger des choses graves : maladies, folies etc. Aujourd’hui ça va. Quand
j’étais enfant à [village], si Dieu te donne une certaine richesse, au point que tu sois un peu
connu, tu es exposé. Il faut que tu fasses comme si c’est à ton père ou à quelqu’un d’autre mais
si on sait que c’est de toi, ils vont te faire du mal. (…) mi o heke corte em929. (…) quand je
travaillais, j’aidais les gens, je faisais ce que je peux. Il y en a à qui cela ne plaisait pas, c’est
une personne que j’aidais. (…) je suis tombé gravement malade, (…) je suis resté à l’hôpital
plus d’un mois on m’a emmené partout, ils ont dit qu’on m’a jeté un sort. Pendant plus de trois
années ils ont essayé mais ça n’a pas pris. (…) A une époque quand on entendait que tu construis
seulement, des gens se mobilisaient pour te faire du mal, tu ne finis pas ta construction (…).

Avant d’en arriver à son cas personnel il dira que s’il comprend bien le dicton et qu’il peut en
quelque sorte témoigner de sa véracité avec ce qui lui est arrivé, il se gardera quand même de
dire que cela est propre aux sereer puisqu’il a aussi des connaissances non sereer qui, comme
lui, ont souffert de la malveillance des proches. L’usage de ce dicton peut être revu, dans le
cadre des circonstances difficiles, comme une manière pour les personnes de se protéger et de
protéger leurs familles en se tenant loin des potentielles sollicitations pouvant alors émaner du
village. Si, comme Francis, certains mobilisent des expériences personnelles censées prouver
ce fait, la majorité, sous le conseil des parents proches, appliquera la règle de la prise de distance

926
Sylvain Landry Faye, « Mobilités de travail, scolarisation et devenir des filles à l’âge adulte dans la région de
Fatick (Sénégal). », Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 2011, no 21, p. 225‑244.
927
Sorti de l’université sans diplôme.
928
Le Sereer est méchant.
929
Moi-même on m’a jeté un sort
334
sans avoir forcément expérimenté la méchanceté villageoise. Quelle que soit la lecture
privilégiée de ces difficultés, elles soulignent d’abord, nous semble-t-il, qu’à l’épreuve de la
crise, « [l]es solidarités apparaissent […]remises en question, de manière objective par la baisse
des revenus monétaires des ménages concomitante à une demande plus forte et plus nombreuse
d’assistance et, de façon subjective, par la constatation des dysfonctionnements ponctuels qui
conduisent à une remise en cause des principes de solidarité de la part des dispensateurs, qui ne
peuvent satisfaire à une demande souvent illimitée, comme des bénéficiaires potentiels, qui ne
reçoivent pas toute l’aide espérée. »930 Dans le cas de Francis, si la maladie et les problèmes de
la société où il travaillait ont plongé la famille dans une certaine forme de pauvreté, sa situation
d’avant, lorsqu’il partageait une maison avec d’autres familles dans un quartier populaire de la
capitale, était celle d’un employé dont la vie était somme toute modeste. Cependant, si on la
compare à celle de ses frères et sœurs restés au village et comptant sur la terre dont Francis, en
sa qualité d’aîné semble vouloir garder aussi l’usufruit, les éléments de conflit ne devaient pas
manquer dans la famille. Dans ces environnements marqués par le manque, les différences de
conditions à l’intérieur des villages et des familles n’ont pas manqué d’engendrer concurrences
et conflits qui a leur tour, par les nouveaux comportements et les discours qu’ils font émerger,
redéfinissent les contours de l’ethnicité. Chez les Sereer comme chez d’autres groupe durant
cette période de crise, la méfiance est de mise. La prise de distance d’avec le village devient
une condition pour améliorer la situation de sa famille et celle des proches sans s’exposer. Les
ruptures font donc partie intégrante de la pratique culturelle, elles dénotent même ici d’une
certaine connaissance de ce que sont censées être les réalités traditionnelles. Ces dernières
traduisent, dans cette perspective sur l’ethnicité, par l’évitement même dont elles font l’objet,
une reconnaissance de leur efficacité et de leur nocivité pour le projet moderne. En outre, la
rupture n’est pas définitive, elle est mise à distance pour permettre l’amélioration des conditions
de vie et la recréation de nouvelles relations : plus paisibles, parfois plus égalitaires, dans tous
les cas, dorénavant tournées vers la réalisation d’objectifs communs931.

Dans les familles rencontrées à Dakar, l’intention, plus que la réalité, guidait le discours des
parents avançant que les enfants allaient régulièrement au village. Cependant, force était de
constater que dans certaines familles les aînés assuraient ce que certains parents appelaient « la
représentation » aux évènements auxquels eux, à cause de la maladie ou du manque de moyens,
ne pouvaient plus participer si assidûment. Chez les Diouf où ces évènements semblent rythmer

930
Patrice Vimard, « Modernisation, crise et transformation familiale en Afrique Subsaharienne », Autrepart,
1997, no 2, p. 147.
931
Ibid., p. 148.
335
toute la vie familiale, les parents, la maman en particulier, sont souvent au village, au moins
deux fois par mois, parfois pour plusieurs jours. Cependant, ils sollicitent de plus en plus les
enfants pour les accompagner. Lors de notre dernier passage, le père regrettait que les grandes
filles, sous prétexte d’examens universitaires, aient refusé d’aller à la clôture des funérailles932
de la grand-mère maternelle. Nous comprenons rapidement, en en discutant avec Djigmoss, que
les raisons de l’absence de ces enfants sont plutôt d’ordre religieux : les jeunes filles se tiennent
à distance de ce qu’elles appellent les pratiques païennes des parents. Un frère et une sœur
accompagnent quand même ces derniers qui en ont été soulagés. En fait, à mesure que les
enfants grandissent, qu’ils aient eu ou pas l’habitude d’aller au village, les parents les
encouragent à être plus présents et tirent beaucoup de fierté et de joie à être dorénavant
représentés. Mme Sène se réjouit, même si elle avoue devoir demander longtemps avant
d’obtenir satisfaction et que les enfants ne cachent pas leur mécontentement à la contenter, que
son fils Fabien raccompagne des vacanciers ou que sa fille aille visiter la grand-mère pour une
fête. Même si ces évènements sont rares et souvent de très courte durée : une à deux journées
au mieux, les parents se satisfont déjà de ce qu’au village, on ait vu leurs enfants sans eux. S’ils
reconnaissent avec nous les difficultés à les mobiliser en ce sens, ils peuvent aller jusqu’à
prétendre auprès de la famille que cela s’est fait à l’initiative de l’enfant. Regrettant sans cesse
que son fils trouve de multiples raisons pour se soustraire à un séjour villageois, on comprend
que Mme Sène tient à cette démarche. Comme dans les autres familles, une préoccupation
persistante des parents, à mesure que la distance se crée concrètement, avec les années, entre
leurs enfants et les zones d’origine, est de maintenir pour eux-mêmes, mais surtout pour les
autres, l’idée que les enfants sont attachés au village. La présence des enfants, en appui ou en
relève des parents, aux évènements villageois semblent alors des preuves concrètes d’un tel
ancrage. Dans cette nouvelle dynamique, le mariage endogame, fortement proposé par les
parents à leurs enfants se présente alors comme un moyen idéal de recréer le lien fragilisé dans
le cadre de nouvelles exigences relationnelles, avantageuses pour toutes les parties concernées.

2-3-2 La préférence ethnique pour le mariage des descendants

Alors que ces familles étaient plutôt caractérisées, dans leurs pratiques éducatives, par une
certaine ouverture à l’environnement du lieu de vie, les parents, avec les années et dans le souci
de rétablir ou de prouver l’existence de liens avec les origines ethniques, suggèrent souvent à

932
Au décès d’une personne, la famille peut décider de reporter la célébration des funérailles. La personne est alors
enterrée dans des circonstances simples, en attendant quelques semaines, mois, voire années plus tard, la fête de
ses funérailles.
336
leurs enfants en âge de se marier un repli sur le groupe auquel ces derniers n’ont pas été
habitués. Le mariage endogame émerge ainsi comme demande récurrente des parents. La mère
de Fabien aimerait qu’il connaisse mieux la famille et pourquoi pas les cousines du village. Elle
aimerait en fait qu’il épouse une parente, ce que Fabien rejette sèchement :
Mais si je ne connais pas les filles du village aussi je ne peux pas les épouser quand même
La maman : ben si elle vient tu vas la connaître !
Fabien : Venir où ? ça aussi c’est révolu maman, on ne peut pas épouser quelqu’un que l’on ne
connaît même pas.

Cette question, qui a surgi des discussions, révèle un vœu dominant dans toutes ces familles où
les enfants sont pourtant très faiblement identifiés au village. Si cet élément n’est ressorti,
comme exigence ethnique, d’aucune des définitions de l’ethnicité, il tend à se poser pas
seulement comme une solution pour le rapprochement mais comme une exigence culturelle. Il
ne s’agit pas pour ces parents de préférer que les enfants se marient à des sereer. La personne
choisie doit idéalement être du même village voire de la famille. C’est ce qu’exprime Francis
Sène :
J’espère qu’ils auront des époux ou épouses sereer
Ah oui ?
Mais oui comme ça ils vont peut-être parler sereer (rires) non mais pour raffermir le sereer
Oui mais s’ils épousent des sereer qui comme eux ne parlent pas
Non une sereer du village
Ah oui vous voulez une sereer du village ? (dis-je, étonnée)
(Rires) oui c’est ce que je veux hein

Boucar Diouf précise cette préférence en ces termes :


Je lui ai dit : si je pouvais, si je pouvais j’ai dit, je ne vais pas la forcer mais si je pouvais (rires
ensemble face à l’insistance sur les termes précautionneux), elle irait se marier avec mon neveu
(…) ma préférence c’est sereer parce que je suis sereer c’est tout. J’aime ce que je suis d’abord,
si je peux avoir ce que je suis je ne vais pas dire non ! Si elle a un autre mari qu’elle aime c’est
sa vie, mais si demain il y a des problèmes je ne peux pas être sûr que quand je parlerai à cette
personne elle me comprendra tu vois ce que je veux dire ? Si c’est mon neveu il ne pourra pas
faire n’importe quoi et je pourrai donner mes conseils c’est tout…j’insiste, si je pouvais !!
(Rires)

Osant moins affirmer clairement ces préférences, qu’ils opposent assez vite au changement
d’environnement social et au souci de ne pas forcer les enfants, Malick Sarr et M. Diouf
rejoindront néanmoins dans leur réflexion cette idée qu’en général le cadre familial amoindrit
ou au moins offre des possibilités de résolution des conflits pouvant survenir dans le mariage.
Dans le même temps, comme précise Malick, il est important que le parent obtienne l’adhésion
de l’enfant pour ne pas se voir tenu responsable des difficultés à venir. Inciter n’est donc pas
forcer mais juste proposer, et tous les parents tentent leur chance. Alors que l’âge du mariage
est en net recul depuis des décennies et que la stabilité familiale, dévolue en grande partie au
rôle de la mère, est vue comme menacée par la modernisation et l’autonomie grandissante des

337
femmes, l’endogamie ethnique, voire le mariage préférentiel sereer, est vue par les parents
comme une alternative désirable pour leurs enfants. Une réactualisation des traditions qui
semble cependant davantage intéresser les garçons que les filles.

a- L’intérêt d’un(e) conjoint(e) venant du village

La crise économique a eu des impacts considérables sur le marché matrimonial sénégalais,


marqué par un net recul de l’âge au premier mariage pour les hommes en particulier933.
Globalement, la situation a imposé « une certaine distance spatiale et sociale »934 entre
partenaires. Ainsi, on a pu constater « un écart croissant entre les époux, avec la différence de
scolarisation entre les sexes, et un éloignement accru entre les lieux de résidence des différents
conjoints des unions polygames ou même entre les membres des ménages monogames, ceux-
ci se constituant en ménages multirésidentiels. »935 Parmi les enquêtés proches du rapport
conflictuel aux origines, les seules femmes instruites sont celles rencontrées à Paris. A Dakar,
les couples se composent souvent d’un époux instruit, à un niveau inférieur au baccalauréat, et
d’une femme analphabète, quand ce ne sont pas les deux qui n’ont pas été scolarisés comme
chez les Faye. Ces derniers, justement, semblent avoir de leurs enfants une certaine adhésion
au mariage endogame. Alors que la mère de famille se plaint que ses enfants ne connaissent pas
le village, que Mamadou, un des fils, n’y soit allé qu’une fois pour son initiation lorsqu’il avait
douze ans936 et qu’ils n’aient même pas connu une de ses sœurs, décédée peu avant notre visite,
la question de la langue qu’ils ne maîtrisent pas revient dans le cours de la discussion et
raccroche à celle du mariage :
Alors, Mamadou, penses-tu ou voudrais-tu que tes enfants parlent la langue ?
Oui je veux bien hein (rires)
Et comment est-ce que tu vas t’y prendre ?
La maman : ah, s’il a une femme sereer ça va aller
Mais est-ce que Mamadou veut une femme sereer ? (m’adressant au garçon sur un ton pas très
sérieux)
Mamadou : ah, je veux bien hein
Ah oui ?
Ah, c’est ce que je veux hein, parce que je suis sereer. C’est vraiment ce que je veux hein (…).
Et toi Marie ? (petite sœur de Mamadou qui passait)
(Rires et peu convaincante) oui c’est ce que je veux parce que je suis sereer
La maman : Ah, puisque leurs parents sont sereer, quand même ils doivent se marier à des
sereer ! (…) c’est ce qu’on veut hein, on cherche. Des non sereer, ça n’est pas ma préférence,
mais bon, la période est compliquée.

933
P. Antoine et al., Les familles dakaroises face à la crise, op. cit. ; Fatou Binetou Dial, Mariage et divorce à
Dakar, Karthala et Crepos., 2008, p. 64.
934
P. Vimard, « Modernité et pluralité familiales en Afrique de l’Ouest », art cit, p. 93.
935
Ibid.
936
Qui dura tout au plus trois jours, comme cela se fait pour les personnes indisponibles qui rejoignent le camp
d’initiation en fin de parcours.
338
Chez les Faye, les grandes filles de la famille sont mariées à des hommes sereer originaires du
même village que les parents. La maman, qui semble déterminée à poursuivre sur cette lancée,
finit néanmoins sur une note empreinte d’un doute que l’attitude de Marie a dû causer. En effet,
si Mamadou, vingt-deux ans, élève en première, avait l’air plutôt enthousiaste pour l’idée,
Marie, vingt ans élève en terminale, semble n’avoir répondu en ce sens que pour éviter des
discussions visiblement pas nouvelles avec la maman. Reprenant les mêmes termes que son
frère, cependant sur un ton très peu convaincant, elle n’est pas restée dans les parages, évitant
d’être associée davantage aux discussions en cours. N’ayant pas eu l’occasion de la revoir pour
nous assurer de sa position, nous ne pouvons en être certaine. Cependant, alors que ses grandes
sœurs se sont toutes mariées assez jeunes sans avoir dépassé le niveau du primaire, Marie et ses
autres sœurs un peu plus âgées semblent très studieuses, projetant de devenir médecin et avocate
entre autres. Le cas de ces filles n’est pas sans nous rappeler celui de Djigmoss et de ses sœurs
étudiantes. Leur sœur aînée est mariée au fils d’une grande famille du village dont la mère cite
fièrement la noble lignée. Chez les parents de Djigmoss qui apparaissent dans le discours
comme plutôt mesurés, pour ces filles instruites, dans la préférence matrimoniale il semble y
avoir des considérations que les parents ne livrent pas clairement et que Djigmoss exprime :
Et toi, tes parents attendent un sereer ?
(Rires) Ma mère, mais pas mon père ! (…) à chaque fois elle le dit, je suis sûre d’une chose
c’est qu’elle prie beaucoup pour qu’on ait des sereer, sereer du [village] (rires), un proche
même !
Est-ce qu’elle a des propositions concrètes ?
Non…le problème c’est qu’à chaque fois que quelqu’un vient chez nous, il est obligé de se
rendre à l’évidence
C’est à dire ?
Ces filles-là sont en train d’étudier (rire dans la voix) et je ne pense pas qu’elles vont
abandonner leurs études pour se marier. Par exemple, ma sœur (étudiante en économie), mon
cousin qui est enseignant maintenant, je pense qu’il l’aimait bien. Mais le problème c’est que
lui il était ici à la faculté de droit, il a cartouché, il est devenu enseignant. Il ne voulait pas
d’une femme très intellectuelle avec un certain niveau, alors que ma sœur elle veut poursuivre.
Je pense qu’il a donc compris et qu’il n’a pas voulu insister. (…)

Djigmoss et sa grande sœur étudiante font la fierté des parents par leur sérieux dans les études,
même si parfois ils leur reprochent d’en faire trop, en particulier lorsqu’elles utilisent ce
prétexte pour ne pas participer aux évènements familiaux au village où le frère, bien qu’étudiant
aussi, consent plus à aller. Dans toutes ces familles, nos observations nous donnent à voir que
les filles mariées à des personnes du village étaient peu instruites. Celles qui s’instruisent encore
et ont des projets ambitieux n’envisagent que très peu cette possibilité. Si Fabien s’opposait à
la démarche consistant à épouser une fille qu’il ne connaît pas, ici les filles semblent d’abord
gênées par l’origine des personnes proposées : des gens du village, qu’elles se représentent
comme potentiellement moins instruits qu’elles et d’un statut social peu élevé. Cette possibilité
ne semble pas gêner Mamadou pourtant. Plus âgé que Marie, il était une classe en dessous d’elle
339
et semble, comme son grand-frère qui, sans baccalauréat et sans formation s’affairait dans le
commerce de volaille lors de nos visites, en difficulté dans les études. Les garçons dans cette
famille ont des parcours scolaires moins brillants que ceux de leurs sœurs. Il est à prévoir, sur
un marché de l’emploi de plus en plus précaire, qu’ils soient confrontés à des difficultés
d’insertion. Il se peut alors que le recul de l’âge au mariage soit encore d’actualité pour eux, en
même temps que le mariage garde dans la société son rôle structurant et théoriquement
régulateur des relations sexuelles. Ainsi, alors qu’ils sont susceptibles d’avoir besoin des
parents pour l’accumulation de la dot et qu’au mariage ils pourront encore, comme le propose
Mme Sène à son fils, établir leur famille dans la maison familiale, les fils pourraient avoir des
raisons concrètes de considérer les propositions parentales. Dial a montré combien la dimension
matérielle, si elle n’est jamais clairement énoncée, est très importante dans les unions
sénégalaises. Dans ce contexte, si la femme a la pression de l’entretien domestique et de la
soumission au mari, ce dernier a le devoir de la prise en charge. Il doit loger, nourrir et remplir
son devoir conjugal. Ainsi, le défaut d’entretien est signalé à Dakar comme le premier motif de
divorce937 devant le manque d’amour et les problèmes avec la belle-famille. Sur le marché
matrimonial urbain sénégalais, les filles, quel que soit leur niveau d’instruction, sont à la
recherche d’hommes capables de remplir leur devoir de prise en charge matérielle, et sont de
plus en plus enclines à rejoindre des mariages polygames si ceux-ci sont favorables à l’atteinte
de cet objectif938. En face, le type de mariage préféré par les parents, avec une parente du village,
se pose concrètement à leurs frères, promis à un avenir moins assuré, comme un compromis
acceptable. Il leur permettrait de fonder une famille sur des bases qui ne remettent pas en
question leur masculinité sénégalaise, c’est-à-dire en conservant la considération à laquelle ils
aspirent et que pourrait ébranler une épouse plus instruite et autonome. Car si Djigmoss et ses
sœurs vivent et obéissent aux règles « traditionnelles » de leur maison, exigeantes avec les filles
qui, comme les mamans, s’occupent de toutes les tâches domestiques, elles ne se projettent pas
forcément dans ce type de famille qu’elles pensent en grande partie intrinsèquement lié aux
origines villageoises, et partant à un niveau d’éducation limité ou inexistant comme chez leurs
mères. Djigmoss précise un peu plus la place qu’a l’instruction dans ses critères de choix du
mari :
Je n’ai pas de problème avec les gens pas instruits parce que je me dis instruit ou pas on a
quelque chose, l’essentiel c’est l’éducation et les valeurs qu’on a. Mais le problème c’est que
quand tu as un mari qui n’est pas instruit, tôt ou tard ça va se répercuter donc vaut mieux éviter
ces petits genres de problèmes. C’est sûr qu’il y aura toujours des problèmes dans le ménage,
mais je veux les amoindrir justement, surtout que dans ma future profession je n’aurai pas
beaucoup de temps, donc il me faut quelqu’un qui me comprenne très bien …qui ne veut pas

937
F.B. Dial, Mariage et divorce à Dakar, op. cit., p. 113.
938
F.B. Dial, Mariage et divorce à Dakar, op. cit.
340
que je sois femme au foyer et que je remplisse toutes mes responsabilités, je ne pourrai pas
sincèrement. Même si je vais faire mon maximum mais je sais que ma profession ne me le
permettra pas.

Si Djigmoss ne renie pas sa sererité et répète souvent qu’elle est conservatrice et qu’elle aime
les choses de la culture, qu’elle aimerait retourner au village (où elle n’est pas retournée depuis
que la famille a quitté), sa définition de la sererité n’incluait pas que la femme soit éduquée et
partage ou délègue la gestion du foyer au mari. C’est aussi à cette définition qu’elle associe un
potentiel mari villageois qui alors voudrait qu’elle remplisse son rôle tel qu’établi par le principe
ethnique. Djigmoss insiste toujours pour rattacher sa mère plus que son père à l’importance
donnée aux cérémonies villageoises et aux tâches domestiques. C’est elle qui dans le fonds
serait plus attachée que le père de famille au respect des traditions. Même si son père instruit
semble évidemment sereer à ses yeux, elle pense que sa mère l’est plus encore. Alors qu’il
parlait des funérailles traditionnelles en des termes plutôt élogieux avant d’en souligner les
excès, nous avions demandé au père de Djigmoss s’il voulait être enterré de la sorte. Il nous
avait alors répondu « quand même pas, un intellectuel comme moi ! ». Dans cette famille, les filles,
encore plus instruites que leur père, n’auront-elles pas plus de raisons objectives de s’éloigner
de l’appartenance villageoise et de ses manifestations quotidiennes associées à une mère
analphabète et femme au foyer ? Dès lors, l’union avec un cousin du village semble exclue. Ces
réserves pourraient cependant être moins fermes si ce cousin était assez instruit car malgré tout,
Djigmoss comme ses parents sont convaincus que le mariage endogame peut être une protection
pour la femme et contre la désorganisation familiale.

b- L’intérêt réactualisé pour le mariage préférentiel sereer

La modernisation des sociétés, fermement associée pour les familles à une individualisation des
choix matrimoniaux et à une moins grande implication des mères dans la sphère domestique
qui elle-même se réduit, a été favorable à l’accroissement des inquiétudes concernant la stabilité
des unions conjugales et des foyers urbains. Le relâchement des groupes d’origine sur les
décisions liées au mariage aurait eu une influence sur « le rythme de constitution et de
dissolution des unions et leur durée »939. Il semblerait, en effet, que « l’influence de cette
désaffection pour les normes traditionnelles qui régissaient auparavant la plupart des mariages,
est essentielle dans la croissance de l’instabilité matrimoniale. La moindre intégration des
couples aux cadres traditionnels de nuptialité favorise l’instabilité des liens conjugaux, et les

939
P. Vimard, « Modernité et pluralité familiales en Afrique de l’Ouest », art cit, p. 93.
341
unions libres sont plus fragiles. »940 Si cette argumentation est bien celle qui prévaut dans les
discours de parents proposant des mariages endogamiques à leurs enfants, elle semble plutôt
exagérée en ce qui concerne le Sénégal. Dans cette société où le mariage reste une institution
qui traverse les temps et les lieux, il se peut bien que le nombre élevé de divorces, peu visible
par le fait du remariage souvent rapide des concernés, soit en partie dû aux pressions subies par
les jeunes, filles comme garçons, pour intégrer au plus vite un foyer conjugal, mais dans des
conditions d’abord validées par les parents941. Dial envisage alors le divorce, dans ce cadre où
même si les mariages endogamiques baissent l’adhésion des parents demeure obligatoire, une
étape à part entière des trajectoires de vie, comme un moyen pour des personnes ayant accédé
à la demande de parents de passer à une autre étape de leur vie où le libre choix et
l’accomplissement personnel prennent alors une place plus importante. Semblant conscients de
ces réalités, les parents enquêtés mettent en avant la nécessaire adhésion des enfants à leurs
propositions. Ainsi, si le mariage préférentiel sereer se pose comme idéal pour les parents de
Djigmoss, ils ne perdent pas de vue les critères recherchés par leurs filles, en lien avec le niveau
d’instruction des prétendants. Si, d’après ses expériences, Djigmoss pense qu’il y a peu de
chances qu’ils trouvent les bons candidats dans son entourage familial, la disponibilité d’un tel
profil pourrait enfin donner aux parents toute la latitude dont ils ont besoin pour faire valoir
auprès de leurs filles les diverses vertus qu’ils croient contenues dans une telle union. En effet,
le mariage préférentiel sereer entre les cousins croisés semblait remplir deux fonctions associées
qui peuvent encore être d’actualité : le maintien chez l’oncle maternel de la part d’héritage
revenant au neveu ou à la nièce et un engagement familial plus important, du fait de la proximité
des époux et de leurs familles, pouvant préserver la femme d’abus de la part de son mari et
assurer donc la pérennité de l’union. Dans ces familles, ce sont souvent des neveux ayant été
pris en charge, notamment durant les études, que concernent les propositions parentales. Si les
filles Diouf semblent disposées, une fois leurs critères remplis, à accepter de telles propositions
qu’elles associent au désir de leurs parents de les voir heureuses, Seynabou, fille de Boucar
Diouf à Paris, est sur ce point, une fois de plus, en sérieux désaccord avec son père. Alors que
nous sentons lors de nos échanges son agacement à l’évocation de ce cousin « coincé » qui
trouvait les activités de sortie trop chères, nous l’interpellons à son propos. Il se trouve que ce
dernier, fils de sa tante paternelle, la courtise et que son père, très enthousiaste à la perspective
de cette union, ne l’encourage pas peu dans ce sens. Alors qu’elle a du mal à mettre des mots
sur les raisons qui font qu’elle ne se voit pas sortir avec lui encore moins l’épouser, elle montre
une photo :

940
Ibid.
941
F.B. Dial, Mariage et divorce à Dakar, op. cit.
342
Je ne comprends pas qu’est-ce qu’il y a ? C’est son style qui te dérange ?
Non ce n’est pas ça je ne sais pas, c’est un tout...je trouve qu’il est coincé, genre il voit les
choses comme mon père tu vois…moi je ne peux pas
Il a grandi au village ?
Ouais, moi je ne peux pas, j’aime pas
Tes parents t’ont parlé de la possibilité de te marier avec lui alors ?
Oui mais moi je n’ai pas envie, j’ai dit à ma mère que je ne veux pas et je pense qu’elle non plus
n’a pas trop envie, ça se voit….
Et ton père voulait que tu te fiances à ce cousin avant le retour des vacances là, c’est ça ?
Vraiment vraiment vraiment942…pour lui ça serait le mariage idéal !
Sais-tu pourquoi ?
Oui pour lui s’il y a des problèmes ça peut se régler en famille, alors que si c’est quelqu’un
d’autre en gros lui il ne pourra rien faire…de toute façon si j’ai des problèmes je n’ai pas envie
de dire à mon père que j’ai des problèmes peut-être tu vois, non ? (Air dépité)

Seynabou répète aimer beaucoup son père mais ne plus le comprendre lorsque soudain il fait ce
genre de proposition et, qu’en plus, il insiste. En France, Santelli et Collet ont montré comment
l’endogamie, si elle est de moins en moins une règle explicite, devient, dans les conditions
sociales configurant les trajectoires des immigrés et de leurs descendants, une référence
normative régissant l’univers des valeurs familiales et pouvant s’apparenter à de l’homogamie
socio-ethnique943. Dans cette perspective, c’est à l’interface de conditions sociales précises,
pouvant être marquées socialement et géographiquement par la relégation, et des cultures
familiales, que sont façonnées, depuis l’enfance, les valeurs de « possibles conjugaux » qui
déterminent les marges de manœuvre des enfants lorsqu’ils se projettent dans la vie
conjugale944. Ces possibles allant du « choix » du mariage arrangé à celui du couple affinitaire
peuvent aussi donner une configuration associant une dimension élective dans le choix du
conjoint et une dimension normative dans le respect des normes culturelles en vigueur dans la
famille945. Par la manière dont elle interprète l’éducation parentale, Seynabou n’a pas eu
l’impression que des attentes particulières seraient formulées à ce propos et s’orientait plutôt
vers un choix affinitaire. De ce point de vue, si comme le dénoncent Santelli et Collet, les
perspectives tendant à mesurer le niveau d’intégration des descendants d’immigrés par leur
niveau d’implication dans des mariages mixtes ne prennent pas assez en compte les conditions
les menant à effectuer certains choix, on voit par le cas de Seynabou que les parents qui
s’attendent à ce que les enfants acceptent les propositions de mariages arrangés tendent aussi à
oublier que les trajectoires de leurs enfants en France, faites de diverses sociabilités, vont
affecter leurs sensibilités. Ainsi, la pression paternelle trouble le projet initial de Seynabou.
Dorénavant, malgré toutes les qualités qu’elle trouve à son père à qui elle dit se confier plus

942
Répétition d’elle
943
Emmanuelle Santelli et Beate Collet, « Couples endogames, couples mixtes : options conjugales et parcours de
vie de descendants d’immigrés en France », Migrations Société, 2013, vol. 145, no 1, p. 108.
944
Ibid., p. 111.
945
E. Santelli et B. Collet, « Couples endogames, couples mixtes », art cit.
343
facilement qu’à sa mère, elle considère que cette dernière est plus constante et plus en phase,
dans ses attentes, avec les éléments valorisés dans l’univers familial. Car Seynabou est fière de
ses parents qu’elle dit différents de ceux de ses amis « africains ». Elle apprécie
particulièrement le calme et la coquetterie de leur appartement qu’ils entretiennent bien. Ainsi,
si elle dit aimer se dépayser chez les amis où il y a tout le temps de l’ambiance et du passage,
elle n’en savoure que plus le calme retrouvé de retour dans le cocon familial. Il est vrai que
Boucar, son père, responsable de rayons dans le commerce et sa femme assistante maternelle
forment un couple qui a l’air complice et se distingue assez nettement par une certaine
prestance. Si la maman a « régressé » en France, d’après les mots de sa fille – elle était secrétaire
de direction au Sénégal et a plus étudié que le papa – les deux parents sont satisfaits de leur
situation aujourd’hui. Dans leur style conjugal, comme chez André et Marie-Pierre, apparaît
une convivialité caractéristique d’une inflexion dans les relations de couple, pas peu redevables
d’après Locoh de la crise qui a poussé à une plus grande autonomie des femmes et d’une
relecture des rôles sexués946. Boucar et sa femme sont donc caractéristiques de ces couples qui,
sans être de statuts professionnels très élevés, sont solidaires pour assurer avant tout une bonne
éducation à leurs enfants. Au moment de notre enquête, leurs trois enfants suivaient une
scolarité sans heurt, l’aînée à l’université et les garçons au lycée. S’ils ont tenu à montrer leurs
villages d’origine à leurs enfants, cette démarche qui a nécessité le déplacement régulier de la
famille a fait que, dans le cas de Seynabou au moins, les origines ethniques demeurent lointaines
et localisées dans ce village paternel où elles étaient aussi en quelque sorte laissées puisque la
vie parisienne n’était pas saturée de références les rappelant. Seynabou se positionne comme
une parfaite citadine, une parisienne assumée et une française avant tout. Son problème n’est
pas, à propos de la proposition paternelle, comme chez Djigmoss, le niveau d’instruction du
cousin mais ses origines modestes trop marquées. Le cousin, à la suite de l’obtention du
baccalauréat, est en formation et promis à une belle carrière, selon l’oncle parisien qui s’est
occupé de ses études. Si elle ne se voit pas accepter cette proposition de mariage, Seynabou
cherchera peut-être un homme dont les parents pourraient se sentir proches. Elle doute que celui
qu’elle fréquente alors, un « africain » au style branché qui, ayant abandonné les études avant
le baccalauréat, était en attente d’une formation qualifiante, leur convienne. L’union avec le
cousin respecterait les préférences traditionnelles sereer et comblerait le père qui a permis au
neveu d’être instruit. Ce dernier en signe de reconnaissance n’aurait alors d’autre choix que de
bien s’occuper de sa cousine-épouse. Seulement, aussi instruit que puisse être ce neveu, il est
d’abord villageois, aux allures du « kaw-kaw » que Malick Sarr se souvenait avoir été enfant

946
T. Locoh, « Changements de rôles masculins et féminins dans la crise: la révolution silencieuse. », art cit,
p. 465.
344
en arrivant à Thiès pour ses études. Ce cousin porte en lui les stigmates des origines, peu visibles
chez le père lorsqu’il est à Paris, et qui mettent Seynabou si mal à l’aise lorsqu’elle y est
confrontée.

Conclusion du chapitre 4

« Evoluer » m’a semblé un terme approprié pour caractériser la manière dont les personnes
proches d’un rapport conflictuel aux origines envisagent, depuis l’appartenance à un groupe
ethnique vécue comme une manière d’être « traditionnelle » et associée aux zones rurales, leur
participation à la société nationale urbaine donnée pour « moderne ». Cette appréhension est
caractéristique d’une vision de la modernisation comme linéaire et postule une évolution du
groupe par affaiblissement des liens ethniques comme nécessaire à une plus grande intégration
dans la société. J’ai choisi, pour illustrer cette manière d’être happé par la modernisation, la
génération sociale qui a vécu les décennies de crise entamées au milieu des années 1970 au
Sénégal et qui a connu son apogée entre 1980 et le milieu des années 1990. Nous avons vu que
ces personnes sont confrontées à deux cadres perçus comme étanches et non communicants :
d’un côté, un groupe ethnique localisé sur un terroir, le village, où se déploient, avec une langue
dédiée, diverses pratiques et rituels propres au groupe ; de l’autre, une société urbaine perçue
comme moderne où se déploient une autre langue, le wolof, et diverses activités liées à la
production économique. Dans le cas précis analysé, la définition de l’ethnicité, reposant sur le
rattachement des éléments ethniques à leurs lieux supposés de prédilection, rencontre, en ce
temps de crise économique nationale, la nécessité d’un éloignement physique, pour la recherche
des opportunités économiques majoritairement situées en ville. Dans ces conditions,
l’obligation de quitter les lieux de référence ethniques, décrits comme importants pour leurs
membres, trouve dans le discours de solidarité envers le groupe d’origine, développé depuis la
ville, une manière de réduire la tension naissant du départ d’un lieu dorénavant impraticable.
Ce travail d’ajustement des membres du groupe, partis des lieux de légitimité ethnique, est
conforté dans cette période au Sénégal par une idéologie nationale qui encourage à la lutte pour
le développement économique dans le cadre d’une politique du « sursaut national ». Loin de
dénier aux traditions la capacité de mener une telle mue sociale, ce nouveau paradigme les
enjoint d’y participer, en y prenant directement part lorsque cela est possible ; ou, au cas
contraire, en les cultivant dans des lieux dédiés : par l’aide apportée aux zones d’origine, et en
ville par l’animation ponctuelle et la représentation dans les associations culturelles qui se
multiplient au rythme des groupes ethniques à représenter. La participation à la dynamique de

345
modernisation n’éteint donc pas l’ethnicité, mais l’entretient par une cristallisation qui donne
leur force aux associations culturelles en cette période et renforce en même temps la relégation
de l’ethnicité aux zones rurales.

C’est au cœur de familles traversées par ces diverses transformations et paradoxes que la
transmission de l’ethnicité s’envisageait ici, moins comme une mission parentale immédiate,
que comme une démarche dévolue aux lieux d’origine, physiquement associés à la pratique
culturelle et linguistique, mais aussi, implicitement, à ce qui par conséquent est moins moderne.
Cette perspective pousse la majorité des parents à mettre en œuvre des pratiques éducatives
axées sur l’ouverture et une certaine autonomie des enfants, favorisant d’abord l’adaptation des
enfants sur leur lieu de vie. Cela explique que ces lieux soient autant que faire se peut dépouillés
d’éléments d’ethnicité et que lorsqu’il est important pour les parents d’ethniciser leurs enfants,
cela se fasse prioritairement dans un mouvement de va-et-vient entre les lieux de légitimité
ethnique et le lieu de vie. Cependant, il est apparu dans le cas étudié que c’est moins leur
absence du cadre de vie que le manque de tout discours de valorisation, qui marquera la
perception par les descendants des éléments associés à l’ethnicité :

- La langue ethnique peut être parlée par les parents et comprise par les enfants, mais elle
est un élément de rattachement au groupe ethnique localisé et relégué. Elle s’avère donc
être plutôt une langue de connivence ethnique entre villageois, excluant par ses normes
de pratique les enfants qui l’évitent aussi, par peur d’être associés à la catégorie des
villageois ;
- La nourriture, principalement le mil, est associée dans les familles dakaroises à
l’appauvrissement familial, qui a coïncidé avec le développement de la consommation
de cette céréale, laquelle a aussi pu donner une activité économique aux mères de
familles ;
- La charge du travail domestique pèse sur les femmes, étant associée à un rôle social
traditionnel auquel elles échappent d’autant moins qu’elles sont en majorité peu
instruites. Même associée à une activité économique par laquelle elles ont participé à la
prise en charge économique de la famille, leur charge de travail peine à être valorisante
pour elles et suscite chez leurs filles une forte envie d’émancipation que la référence
grandissante à la religion peut cependant tempérer.

Par conséquent, les situations de transmission ici rencontrées se caractérisent moins par un
manque de mobilisation des parents, même en ville, d’éléments d’ethnicité, que par la
346
particularité de l’appréhension de ces éléments. La perception des parents que les éléments
même mobilisés en ville renvoient d’abord à la vie villageoise suscite leur rejet par des enfants
qui les distinguent donc clairement des propositions émanant de leur environnement de vie
auquel ils se sentent plus appartenir. Ici, les enfants sont exposés à des tiraillements identitaires
associés à un souci d’intégration dans la « société moderne », qui nécessite à leurs yeux de ne
pas laisser paraître ces origines non valorisées, d’autant plus mal vécues qu’elles sont associées
à une transmission inévitable par le sang. Ce souci favorise la mise en place chez ces secondes
générations d’un travail d’évitement ou de mise à distance des origines qui se décline
différemment selon les lieux de vie. A Dakar, l’évitement des origines est d’autant plus possible
que des alternatives sont proposées : une culture urbaine incluant la pratique du wolof et des
propositions religieuses communes à une majorité de la population pouvant sur certains aspects
faciliter la renégociation des propositions ethniques. L’évitement concerne alors la pratique de
la langue ethnique et la fréquentation des lieux d’ethnicité. A Paris, les descendants, par leur
appartenance à groupe migratoire minoritaire, mal classé socialement et visible, vivent d’autant
plus mal les propositions ethniques qu’elles pourraient rajouter au discrédit dont ils peuvent se
sentir frappés. Dans cette configuration l’évitement de la langue et des pratiques associées
s’impose d’autant plus que les séjours villageois, auxquels les parents enquêtés tiennent, ont pu
confirmer la distance, matérielle en particulier, existant entre les réalités ethniques et celles de
la société parisienne à laquelle, avec leurs parents qui s’y battent pour s’en sortir, ils aspirent à
être associés.

347
Chapitre 5- Ethnicité « libre » et contrôle de la
transmission

Nous avons choisi le terme « réinterpréter » pour nommer l’expérience des personnes proches
de ce que nous avons identifié comme un rapport « sélectif » aux origines ethniques. Dans le
fonctionnement typique d’un tel rapport, les personnes se donnent un droit de regard sur les
propositions émanant de leur groupe ethnique de manière à les ajuster aux exigences de leur
vie. Exigences pour lesquelles, les propositions émanant de la société dans son ensemble ne
sont pas moins questionnées. Cela veut dire que si le lien ethnique demeure important, il n’est
cependant pas perçu comme étant en concurrence avec les autres liens que créent et
entretiennent les personnes, mais comme leur étant équivalent. Ce rapport aux origines
ethniques suppose donc une sorte de normalisation de toutes les dimensions de la vie sociale :
ethnicité valorisée mais normalisée, une intégration professionnelle pas perçue comme linéaire
et une intégration nationale importante, mais relativisée dans une démarche d’ouverture au
monde. Dans cette configuration, les personnes, loin d’être passives dans la transmission des
éléments d’ethnicité pourraient au contraire, se sentant en charge, être très actives,
reconnaissant les apports fournis par la culture associée, mêlés à ceux de leur environnement
de vie dont ils sont aussi curieux. Au cœur de familles structurées autour d’un couple parental
solidaire où les rôles sexués seraient fortement atténués sinon inexistants, l’éducation basée sur
l’ouverture au monde est envisagée comme un accompagnement de l’enfant vers son
autonomie, caractéristiques des sociétés contemporaines947 au sein desquelles, l’exigence de la
réussite scolaire, garante a minima d’une reproduction du statut social des parents, au mieux
d’une ascension sociale des enfants est désormais au cœur de l’éducation familiale948.

Dans notre échantillon, les personnes rapprochées de cette manière de se rapporter aux origines
ethniques, sont nées entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980. Elles ont
suivi l’essentiel de leur cursus scolaire dans leur village ou au sein de la famille dans un centre
urbain proche. Si les femmes, moins nombreuses que les hommes, ont dans l’ensemble un
niveau scolaire moins élevé, la moins instruite a achevé le collège. Tous les hommes ont une
formation supérieure. La majorité des enquêtés, des femmes y compris, est dans la catégorie
des cadres et professions intellectuelles supérieures. Leur profil social pourrait les lier aux

947
François De Singly, Sociologie de la famille contemporaine, 6ème., s.l., Armand Colin, 2017, 126 p.
948
J.-H. Déchaux, Sociologie de la famille, op. cit., p. 54.
348
personnes proches d’un rapport nostalgique aux origines, mais ces personnes se distinguent par
un ancrage ethnique se traduisant par un lien physique avec le village d’origine qui ne
caractérisait pas les premiers. La réinterprétation qui avait déjà cours quel que soit le type de
rapport qu’entretenaient les personnes avec leurs origines est ici revendiquée et assumée. De
cette orientation découle le fait que ces personnes, tout en se revendiquant assez fortement de
leur appartenance ethnique se donnent aussi le droit de soumettre les propositions ethniques au
jugement. Cette démarche permet le rejet d’éléments jugés incompatibles avec les objectifs
sociaux. Dans le fond, plus que la culture ethnique elle-même, ce sont en réalité les
interprétations qui en ont été faites qui sont mises à l’épreuve pour identifier les valeurs
universelles contenues dans la culture par-delà ses manifestations d’ordre circonstanciel ou
situationnel. De la relation qu’ils établissent avec leurs origines ethniques semble émerger un
sentiment de confiance plus important que chez les enquêtés proches d’un rapport conflictuel,
mais pas aussi idéalisé que chez les enquêtés proches d’un rapport nostalgique aux origines
ethniques. La réinterprétation sert les mêmes objectifs cependant : l’accomplissement personnel
et la participation à la vie sociale globale. Dans cet objectif, ceux qui sont devenus parents
envisagent leur rôle éducatif comme celui de guides qui font des choix « réfléchis » dans les
propositions ethniques avant de s’investir dans leur affichage et leur intégration dans
l’éducation des enfants. Cette perspective, si elle exige contrôle et fermeté dans son application,
ouvre cependant à des rapports plus chaleureux au sein de la famille où les propositions se
prêtent à discussion, où les parents argumentent pour atteindre l’adhésion des enfants. Dans
cette démarche de conviction quotidienne, ils font d’autant plus preuve de volonté que leur
position sociale le leur permet. Les enquêtés rapprochés de cette manière de considérer la
culture d’origine sont minoritaires dans l’échantillon d’enquête. Ils représentent moins d’un
quart des personnes de première génération.

349
Section 1- « Réinterpréter » ou l’expérience d’un rapport sélectif
aux origines ethniques

1-1 Un sentiment de filiation important mais normalisé

S’ils se voient comme porteurs d’une ethnicité, le fait d’être sereer, les enquêtés sont néanmoins
le reflet d’une jeunesse sénégalaise quelque peu désabusée mais volontaire, en quête de
nouvelles voies de réalisation949. C’est notamment à travers leur relation au village que leur
perspective particulière sur les origines peut déjà se lire. Lorsqu’ils évoquent ce lieu, qui
demeure important pour tous et abrite souvent encore la famille, ils n’évoquent pas un lieu d’où
surgirait une culture particulière, mais simplement un lieu auquel ils sont attachés parce qu’ils
y ont vécu. Le village n’est ni un lieu de culture à protéger, ni un lieu de misère à fuir, mais un
environnement de vie comme un autre où l’on peut s’investir de diverses manières, même
professionnellement. Cette perception du village a donc une influence sur celle de la culture
sereer. A ce qui sonne parfois même comme une volonté de relativiser le mode de vie villageois
est concomitante une certaine démystification de la ville. Chez ces personnes, l’exploration de
la ville se présente comme une expérience désirée et utile, notamment pour les études, mais la
ville n’est pas l’objet ultime de leur quête, elle reste un lieu de passage comme un autre, inclus
dans l’expérience de la vie en société qui se veut de plus en plus diversifiée.

1-1-1 Un rapport normalisé à la ville


Je suis né, j’ai grandi au village et j’en suis très fier ! je peux dire que depuis que j’ai quitté le
village je n’ai pas augmenté en taille… peut être en volume ! (Rires) Comme on dit « dara
mbatwaté na mi, nene fod ma fod nen fodndoum, dara mbatwaté na mi ».950 (Paris- Saliou Faye,
né en 1977, chercheur, marié deux enfants, musulman)

Un élément frappant dans le discours de nos enquêtés est leur rapport à la ville. Si la ville est
perçue comme différente du village, elle ne se pose pas comme radicalement hétérogène non
plus, moralement ou matériellement. Cette réorientation du regard sur la ville se fonde sur des
conditions sociales et économiques qui, ayant favorisé la banalisation du fait urbain au Sénégal,
ont permis un début de changement des perceptions associées aux localités géographiques.

949
M. Diouf, « Des cultures urbaines entre traditions et mondialisation », art cit. ; S.B. Diagne, « La leçon de
musique. Réflexions sur une politique de la culture », art cit. ; M. Mbodji, « Le Sénégal entre ruptures et mutations.
Citoyennetés en construction », art cit.
950
« Rien ne s’est rajouté à moi, je suis comme j’étais ».
350
a- Banalisation du fait urbain et relativisation des critères socio-économiques
liés aux territoires

La ville s’est démultipliée, des centres urbains intermédiaires existent entre le village et la
grande ville de Dakar. Au Sénégal le nombre de communes est passé de 34 en 1960 à 108 en
2008951. L’urbanisation du territoire semble un processus inéluctable, appuyé par des
responsables étatiques qui y voient un moyen de développement économique et social952. Ainsi,
alors que dans les recensements il est encore question d’une urbanisation « galopante et
anarchique », l’évolution du phénomène semble au contraire avoir ralenti au point de nécessiter
une impulsion par décret. Entre 2002 et le dernier recensement en 2013, il semble admis que
l’augmentation de quatre points et demi du taux d’urbanisation a été fortement influencée par
l’introduction de nouvelles communes. Ce nouveau taux établi à 45,2% en 2013, s’il cache
d’importantes disparités interrégionales, révèle néanmoins l’extension, d’une manière ou d’une
autre, du fait urbain. Par ailleurs, les zones rurales si elles sont loin de proposer le même niveau
d’équipement que les grands centres urbains, n’en ont pas moins amélioré leurs offres de
services, notamment dans la santé et l’éducation. Lorsque l’on observe les taux nets de
scolarisation au niveau national, si les zones rurales sont toujours devancées par les villes, elles
ont gagné plus de 15 points entre 2002 et 2013, là où les villes n’améliorent plus leurs effectifs
que de 4%953. Dans le domaine de l’éducation, si les chiffres soulignent encore une différence
dans la disponibilité des ressources (manque d’enseignants, état des structures) entre Dakar, les
autres centres urbains et les zones rurales, la qualité des prestations est nettement plus élevée
dans ces dernières954. Parmi nos enquêtés, si tous sont partis du village parfois dès le collège
pour étudier dans le centre urbain le plus proche955, souvent sans s’y installer, la majorité est

951
ANSD, Deuxième enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal-ESPS-II-2011, s.l., Ministère de l’Economie et
des Finances- ANSD, 2013. Sur l’organisation administrative du pays.
952
Dans la conclusion de la section traitant des migrations et de l’urbanisation dans le dernier recensement national,
si l’urbanisation « galopante » est de nouveau, en lien avec les migrations, regrettée, le phénomène est posé comme
nécessaire au développement économique. ANSD, Rapport Définitif du Recensement Général de la Population,
de l’Habitat, de l’Agriculture et de l’Elevage. RGPHAE 2013, s.l., Ministère de l’Economie, des Finances et du
Plan- ANSD, 2014, p. 263.
953
Ibid., p. 89. ANSD, Rapport National de présentation des résulats définitifs du roisième Recensement Général
de la Population et de l’Habitat. 2002, s.l., Ministère de l’Economie et des Finances- ANSD, 2008, p. 85 et
suivantes. En zone rurale le taux net de scolarisation en primaire est passé de 34,5% à 49,2% ; En zone urbaine il
est passé de 66,1% à 70,8%.
954
ANSD, Deuxième enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal-ESPS-II-2011, op. cit. : alors que le manque
d’enseignants touche 27,2% à Dakar cette proportion s’élève à 31,4% dans les autres centres urbains et à 34,3%
en zone rurale. Le problème des établissements en mauvais état est plus prononcé avec des pourcentages de 24,6%
dans la capitale ; 37,4% dans les autres centres urbains et 48,5% en zone rurale. Paradoxalement, la médiocrité de
l’enseignement concerne 48,7% des dakarois, baisse à 37,5% dans les autres centres urbains et n’est plus que de
17,1% dans les zones rurales.
955
Au Sénégal, 77% des établissements d’enseignement secondaire sont en milieu urbain. ANSD, Rapport
Définitif du Recensement Général de la Population, de l’Habitat, de l’Agriculture et de l’Elevage. RGPHAE 2013,
op. cit., p. 91.
351
partie du village après le baccalauréat, pour l’université ou avait le choix de rester au village
jusqu’à ce moment-là. Qui plus est, sur le plan économique, si les indicateurs montrent que
dans la première décade des années 2000 les performances économiques ne permettent pas de
réduire la pauvreté,956, cette dernière a bien baissé ces dernières années, passant de « 55,2% en
2001 à 48,3%, en 2005, avant d’atteindre 46,7%, en 2011. Entre 2005 et 2011, elle a reculé
légèrement, à Dakar et en milieu rural, et s’est stabilisée dans les autres centres urbains. »957 Si
les indicateurs sont en général en défaveur des zones rurales, cela n’est pas le cas en ce qui
concerne le chômage. En 2011 le chômage national est de 10,2%, il est plus élevé à Dakar
(14%) et dans les autres centres urbains (13,9%) que dans les zones rurales (7,4%)958. En 2015,
les chiffres sont en hausse. Si le taux de chômage s’établit à 15,7%, il demeure plus faible dans
les zones rurales où on enregistre 12,3% de chômage, contre 19,7% dans les autres centres
urbains et 16,7% à Dakar.

Ce qui ressort de ces différents chiffres, c’est que le chômage mais aussi son corollaire, la
dépendance économique, sont plus élevés dans les villes que dans les villages du Sénégal, où
les taux d’activité et d’occupation sont plus importants qu’en zone urbaine. Cela ne veut pas
dire que l’emploi y est rémunérateur, il est souvent plus laborieux et précaire et arrive
difficilement à endiguer la pauvreté. Ainsi, en 2011 alors que la pauvreté monétaire touche
46,7% de personnes au niveau national, ce taux s’élève à 57,1% dans les zones rurales, à 41,2%
dans les autres centres urbains et n’est plus que de 26,1% à Dakar. La pauvreté demeure un
problème national, en particulier dans certaines régions, cependant le sentiment chez les
populations c’est que les conditions de vie dans les villages se sont améliorées et continueront
de l’être alors qu’elles se dégradent dans les villes.

b- Un relatif changement des perceptions

C’est ce que révèle l’Enquête de Suivi sur la Pauvreté au Sénégal, qui s’est intéressée à la
perception de la pauvreté par les populations : le sentiment d’être pauvre et d’être exposé à une
situation qui se dégrade est nettement plus élevé dans les villes que dans les villages.959 Si 53,3%
des ménages sénégalais ont considéré que la situation de leur foyer s’était dégradée dans

956
République du Sénégal, Statégie Nationale de Développement Economique et Social. 2013-2017, s.l.,
République du Sénégal, 2012, p. 9.
957
Ibid., p. 11.
958
ANSD, Deuxième enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal-ESPS-II-2011, op. cit., p. 64‑70.
959
Ibid., p. 36‑38. Sur le taux de pauvreté subjective ou sentiment d’être pauvre : supérieur à la pauvreté réelle
mesurée dans les villes ; inférieur dans les villages.
352
l’année, ils sont 26,4% en zone rurale, 13,6% à Dakar et 16,6% dans les autres centres urbains
à considérer que les choses s’amélioraient. Finalement, quelles que soient les conditions de vie
réelles des populations, leur perception aussi a évolué et a des incidences sur l’expérimentation
du quotidien. Ainsi, la ville peut être perçue par nos enquêtés comme un lieu de passage
obligatoire, les établissements de formation supérieure notamment restant en majorité
regroupés là, mais elle n’impressionne pas :
J’ai 37 ans (…) je vis à Dakar depuis 1998 ; avant je venais en vacances chez des cousines. Mes
parents sont au village où je suis née et j’ai grandi. Ecole primaire privée catho jusqu’au cm2,
départ pour Bambey en 1990, collège dans un internat de religieuses. Au lycée je suis allée 3
ans dans une famille où tout s’est bien passé. Ensuite Dakar pour l’université (…) ce n’était pas
la grande découverte de la ville parce que je suis passée par Bambey, c’est pas Dakar mais ça
va, j’avais déjà des notions de la ville. (Dakar- Juliette Dieng, née en 1977, chargée de clientèle
en banque, célibataire catholique)

Nous avons rencontré Juliette à Dakar. Jeune femme à l’allure joviale et dynamique, elle est
titulaire d’une maîtrise en économie et travaille comme conseillère de clientèle dans une banque
de la place. Cette célibataire originaire de la région de Diourbel, au cœur du bassin arachidier,
est fière d’annoncer rapidement qu’elle vit seule, avec deux petites nièces, écolières qu’elle a
recueillies. En quête d’autonomie et après ses expériences de cohabitation désagréables dans la
capitale, elle assume ce choix visiblement mal accepté par l’entourage qui voit la démarche
d’un mauvais œil. Juliette a été confrontée à une situation qui n’a plus rien d’inédit à Dakar.
Beaucoup de familles dakaroises sont familles d’accueil, de travailleurs précaires parmi
lesquels un nombre non négligeable de jeunes saisonniers. Si la jeunesse exclue du système
éducatif fournit des populations de travailleurs réguliers, les élèves eux-mêmes sont dorénavant
fortement concernés par la migration saisonnière.
Avant je ne sais pas si tu te souviens, mais pendant les grandes vacances c’était l’animation au
village, les gens venaient tous en vacances, maintenant c’est le contraire qui se produit. C’est
dû en partie au développement des structures scolaires sur place qui fait que les jeunes restent
toute l’année au village mais c’est aussi dû au sous-développement. Maintenant tout le monde
fréquente l’école, à l’ouverture des classes… (temps de réflexion) je dirais même avec la
mondialisation hein (rires) parce que les enfants et les jeunes voient la mode en Europe et aux
US. (…) Les jeunes filles, les jeunes élèves qui sont là, ils voient tout ça, ils pensent déjà à la
prochaine rentrée et ils veulent s’habiller comme les autres donc dès que l’école ferme, tout le
monde va en ville travailler pour préparer la rentrée et l’année scolaire. Donc il n’y a pas grand
monde ici pendant l’hivernage (…) Avant, à l’école, les filles allaient en pagne ça ne posait pas
de problème. Mais maintenant aucune fille n’ose aller en pagne, elles sont gênées. Conscientes
de tout ça, elles sont obligées d’aller travailler, les parents ne peuvent pas tout faire. Ils assurent
l’inscription et le reste, l’habillement branché et tout ça, tu te débrouilles. (Village- Ndiène
Diouf, né en 1984, chef d’entreprise, célibataire, musulman)

De fait, il semble que tout le monde va dorénavant en ville. Tout le monde s’y rencontre donc.
Alors qu’une hausse des migrations internes entre 1988 et 2002 a instauré dans le langage
courant, scientifique et populaire, le mot d’ « exode » pour signifier le déplacement des ruraux
vers les villes, entre 2002 et 2013 il a été noté que les déplacements internes sont en baisse, ne
353
concernant plus que 14,6% de la population, contre 15,3% en 2002.960 En revanche, ce qui est
relevé c’est la dynamique des échanges qui, elle, s’est intensifiée, notamment en ce qui
concerne les migrations interrégionales réalisées dans l’année. Si les échanges permettent
l’arrivée de 25,7% dans les zones rurales, la majorité des migrants, 74,3% se meut dans les
zones urbaines, entre Dakar et les autres centres urbains961. Une partie importante de ces
migrants, 45,9%, proviendrait des zones rurales. A rebours du langage utilisé dans ces enquêtes
qui signalent encore que l’exode est massif, il nous semble que c’est simplement, depuis des
décennies, l’expérience urbaine qui se banalise, faisant rentrer la ville, comme une partie
importante des zones rurales, dans un circuit de mobilité de populations mettant en place et
renouvelant sans cesse leurs stratégies de survie et de participation économique et sociale. Si
cela continue de se faire au détriment des zones rurales, c’est parce qu’elles semblent présenter
encore moins de potentialités économiques que les villes. Cependant, pour les migrants, les
zones d’origines sont moins associées qu’avant à des lieux devenus indésirables. Non seulement
ils s’y investissement de plus en plus, mais en plus, ils peuvent même choisir d’y retourner.

1-1-2 Des zones de départ revalorisées

Alors que la ville se banalise, les conditions de vie urbaine semblent présenter de plus en plus
de limites.
(…) J’étais chez une cousine, ce n’était pas facile. Les études ça allait mais les conditions étaient
tellement difficiles, c’était une maison de passage, il y’avait beaucoup de travailleurs de
passage, le bruit tout ça. (Dakar- Juliette Dieng, née en 1977, conseillère de clientèle en banque,
célibataire catholique)

Les villages, quelque peu désertés, peuvent alors offrir un environnement présentant des
avantages appréciés de nos enquêtés. C’est le cas de Alsane Diouf, que nous avons rencontré à
Paris. Il est né et a grandi dans un village de la région de Fatick, proche de la côte et très
urbanisé. Devenue commune dès 1990, cette ville, que ses habitants appellent encore village,
est particulièrement bien dotée en infrastructures par rapport à d’autres localités voisines ou
d’autres territoires de la région. Ainsi, Alsane nous apprend que l’électricité y est arrivée au
milieu des années 1990 et qu’il a installé internet dans la maison familiale depuis 2010. Aîné
d’une fratrie de six enfants du côté de sa mère, il n’a pas su nous dire combien de frères et sœurs
il avait au total, peut-être trente. Son père, membre d’une grande famille religieuse du village

960
ANSD, Rapport Définitif du Recensement Général de la Population, de l’Habitat, de l’Agriculture et de
l’Elevage. RGPHAE 2013, op. cit., p. 223.
961
ANSD, Deuxième enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal-ESPS-II-2011, op. cit., p. 74. sur les migrations
internes
354
et lui-même responsable d’écoles de formation religieuse, les daaraa, a quatre épouses. Marin
de profession, il épouse dans les années 1980 la maman de Alsane. C’est dans cette grande
famille qui rassemble les frères du père, leurs épouses et enfants, qu’est né Alsane au milieu
des années 1980. Dans la famille, la référence est l’école coranique et jusqu’à peu, l’école
occidentale l’exception. Alsane dit avoir été inscrit à l’école à sa propre demande. Avec lui, ses
frères et sœurs directs sont les seuls à avoir été instruits à l’« occidentale » dans la fratrie, sous
l’influence de sa famille maternelle, en particulier d’un oncle qui s’est chargé de leur suivi
scolaire. Sûr de lui et très déterminé, Alsane décide au collège de ne pas faire son lycée au
village. Il dit avoir pris cette décision après s’être bien renseigné et avoir observé que les
bacheliers de sa localité n’allaient jamais directement poursuivre des études supérieures à
l’étranger après le baccalauréat. Ne voulant pas perdre des années après le lycée à préparer ce
départ, il décide d’aller à Dakar où il va vivre pendant trois années dans la maison dakaroise du
père :
C’était la première fois que je venais à Dakar, j’étais dans la maison familiale, avec une des
femmes de mon père et mes demi-frères et sœurs (..) quand je suis arrivé là, l’autonomie que
j’avais au village, je ne l’avais plus, et un fait aussi m’étonnait : la seule chose à faire en dehors
de l’école, c’est jouer au foot ! et aussi c’était la maison familiale, beaucoup plus familiale
qu’[au village] ! Là-bas quoique c’était la maison familiale chacun avait sa chambre, à Dakar
c’est la maison de ton père mais c’est aussi la maison de tous les [migrants issus de la localité]
à Dakar, donc, maison de beaucoup de passage, tu peux rester un mois sans dormir dans ta
chambre. (…) En fait la vie à Dakar était un peu dispersée ! les vacances, j’étais obligé de
quitter Dakar parce que déjà tous les jeunes de [village] viennent à Dakar pour faire des petits
boulots y a encore plus de personnes dans la maison, donc je me sauvais au village ! j’étais
tranquille. C’est là la vraie valeur d’un village, tu rentres chez toi (…) tu es autonome, c’est
propre, stable…c’est tranquille !
Et donc la vie de Dakar…
Jusque-là la vie de Dakar ne m’a jamais plu et ne me plaît pas ! (…) je passe à Dakar par
défaut, parce que c’est chez mon père, mais la vie à Dakar je ne la sens pas. On est toujours
famille d’accueil (…) j’arrive je fais comme tout le monde, je trouve un coin et je me couche (…)
on est dans des grandes familles il faut s’adapter en permanence, ne pas trop aussi dire que
c’est comme ça que je le veux etc… Ça n’est pas simple (…) (Paris- Alsane Diop, né en 1984,
juriste célibataire, musulman)

Cette expérience amène Alsane à être encore plus attaché à son village et au confort qu’il lui
offre. Dans ses souvenirs, il déplore en particulier l’environnement de cette grande ville
populaire périurbaine qu’il juge insalubre et qu’il aidera son père à quitter dès qu’il commence
à travailler. L’insalubrité est un point important dans les souvenirs de Alsane, et une raison de
son malaise en ville. Les résultats de la dernière enquête sur la pauvreté au Sénégal montrent
qu’il n’est pas le seul dans ce cas : si la première demande en ce qui concerne l’amélioration
des conditions de vie dans les zones rurales concerne l’accès à l’eau potable, dans les villes, à
Dakar en particulier, après le travail des jeunes, il est relevé que la principale requête des

355
populations concerne l’amélioration des services d’assainissement 962. Si son envie d’ailleurs et
de découvertes qui l’a amené à réaliser son projet d’expatriation était profonde, Alsane dit avoir
toujours aimé son village. Aujourd’hui, il ne l’apprécie pas seulement, il s’intéresse beaucoup
à ce qui s’y passe et aime s’y investir :
(…) Quand je vais en vacances je vais voir des choses qui pour eux [ses camarades de Dakar]
n’existent pas. Moi quand je vais au village la première chose que je fais, c’est voir les champs,
comment on cultive ceci ou cela comment vont les cultures. (…) Quand tu viens du village, tu te
poses la question, moi-même d’ici je me pose toujours la question, est ce qu’il a plu ? assez
plu ? parce que je sais que c’est ça leur moyen de vivre ou que tu sois à l’étranger tu participes
un peu à la vie de la population. Ce qui nourrit tes proches du village vient du sol. Et aujourd’hui
tu vas rencontrer des jeunes qui ne veulent pas qu’il pleuve à Dakar parce que ça risque d’être
inondé, justement parce qu’eux ne voient pas l’intérêt de la pluie.

Alsane aimerait voir les agriculteurs améliorer leurs rendements. Il ne se dit pas cultivateur
mais, pour avoir travaillé dans les champs dans son enfance, il se dit sensible à l’activité
agricole. Dans tous les cas, il apprécie les retours au village. S’il est parti et vit maintenant en
région parisienne, il demeure impliqué dans la vie de son village pour lequel il met en place de
multiples projets liés à son domaine de compétences. Tous les enquêtés ont mis en avant une
certaine proximité avec le village, même si elle était orientée selon les périodes. Nous l’avons
vu, les générations plus âgées qui vivaient en ville, dont la majorité dans notre échantillon sont
proches d’un rapport nostalgique aux origines et souvent éduquées, étaient vues et se
positionnaient comme les détenteurs de compétences alors associées au secteur moderne de
l’économie nationale. Les générations suivantes, marquées par la crise de l’économie
sénégalaise avaient un rapport au village dominé par des considérations économiques et
matérielles. Ici, il semble que si les personnes ne prétendent pas être les mêmes que celles qui
sont restées au village, elles ne se voient pas non plus comme radicalement différentes et
envisagent leur vie avec leur terroir comme un échange, dans une proximité continue. C’est
cette perspective, dominante dans leur vision, qui permet qu’ils puissent s’y projeter aussi d’une
manière inattendue, par exemple en se réinstallant au village après les études.

C’est le cas de Ndiène Diouf que nous avons rencontré dans une communauté rurale du
Dieghem dans la région de Thiès. Né en 1984 dans cette localité où il suit toute sa scolarité
jusqu’au baccalauréat, il est parmi les aînés d’une fratrie de 15 enfants. Le père, agriculteur
polygame, est l’aîné de sa propre fratrie. Seul homme non instruit dans la fratrie, au décès de
son père il est devenu le chef de la concession. Ses trois frères tous instruits sont partis du
village depuis des décennies, ainsi que les sœurs qui, instruites ou pas, se sont mariées et
installées à Dakar. S’il reçoit du soutien de ses frères et sœurs, il demeure principal responsable

962
Ibid., p. 42. sur les propositions des personnes pour l’amélioration de leurs conditions de vie.
356
de sa famille villageoise. Les deux frères aînés de Ndiène se sont arrêtés au primaire.
Cependant, après Ndiène, tous poursuivent leur scolarité, inscrits à l’école du village où ils
tentent de dépasser le brevet. Dans ce village, l’eau courante est récente et l’électrification n’a
pas encore atteint l’ensemble des localités. Après l’obtention du baccalauréat au milieu des
années 2000, Ndiène obtient une aide de l’Etat que complète son frère aîné pour lui payer une
formation en commerce international. Il s’installe alors chez une tante qui vit dans la zone
périurbaine dakaroise. Durant ses études, Ndiène cherche des activités parallèles pouvant lui
permettre de se faire des revenus, il commence alors la vente de cartes de recharge de crédit
téléphonique. L’activité marche bien et il l’étend au village où il se fait une clientèle à distance.
Au bout de deux années d’études, alors que le frère qui a perdu son travail ne peut plus le
soutenir et que l’Etat aussi s’est désengagé de sa formation, Ndiène décide de retourner au
village pour y monter sa propre affaire :
J’avais repéré un fort potentiel au village j’ai décidé de rentrer
Et le retour ne te faisait pas peur ? Alors que tu me disais que tout le monde veut aller en ville…
Non, tu sais, c’est sûr chacun a ses projets. Moi ce que j’avais en tête c’était de travailler un
an, de me faire de l’argent et de retourner à la formation (…) je suis finalement resté parce que
j’ai voulu développer l’affaire. Je suis en train d’innover, je fais plein de choses… parce que si
ça demandait tant de diplômes que ça, je retournerais aux études, mais là je vois que je peux le
faire sans ça. (…) Avant je voulais faire comme tout le monde, avoir un bureau et un salaire
mensuel, mais lorsque j’ai commencé ma formation j’ai commencé à avoir envie de travailler
pour moi-même et d’embaucher des gens. (…) je me suis dit que ma meilleure base pour me
lancer c’est chez moi. Parce que quel que soit le travail, quel que soit le domaine, il y a de la
concurrence. Si tu veux te battre avec ceux qui ont plus de force que toi tu ne vas pas avancer.
Mais ici, je peux dire que je suis devenu leader, il n’y avait pas vraiment de concurrence, je me
diversifie et j’adopte des angles de développement adaptés à la localité j’ai des réseaux.
(Village- Ndiène Diouf, né en 1984, chef d’entreprise, célibataire musulman)

Lorsque nous l’avons rencontré au village, Ndiène était très content de son activité qui semblait
bien se développer. Il s’y consacre entièrement. S’il essaie à la fin de chaque journée de rendre
visite à la famille, il le dit avec insistance, il est revenu pour travailler :
(…) Je ne pense même pas à aller aux champs ! Je suis là, je peux aider financièrement mon
père, ça c’est une chose que j’aurais faite de partout. Ici on ne me voit que la nuit, de toute
façon, je n’ai pas le temps en fait. Si j’avais le temps…par exemple si j’étais à l’étranger et que
je venais ici en vacances, au village j’irais cultiver avec mon père. Mais là, ça n’est pas parce
que je suis travailleur au village que je dois aller cultiver avec mon père !

Il serait allé aider son père aux champs si, comme Alsane, il travaillait ailleurs et revenait au
village en vacances. Car, ça n’est pas parce qu’il ne cultive pas que le sujet, tout comme chez
Alsane, ne l’intéresse pas, il s’en préoccupe et aide son père comme il le peut. Si l’intérêt et les
configurations amènent l’un à cultiver occasionnellement et l’autre pas, aucun des deux ne se
réclame paysan. Alsane a un intérêt presque « scientifique » pour l’activité, s’intéressant aux
traitements des sols, aux techniques agricoles et aux rendements, qui le pousse à mettre la main
à la pâte à l’occasion. S’ils ont été sensibilisés à la question de l’agriculture parce qu’ayant
357
grandi dans des environnements la pratiquant et en vivant, ils ne prétendent pas tant à une
sensibilité ethnique qu’à une connaissance de leur milieu d’origine, des enjeux autour des
récoltes et une sensibilité intellectuelle à un secteur qu’ils aimeraient voir se développer. Il nous
a semblé que, ponctuel ou durable, le retour était envisagé moins comme une démarche en
direction de la localité que pour soi-même. Ou au moins pour les deux dimensions de manière
équivalente. Car, si dans le discours, les personnes peuvent évoquer la nécessité ou l’importance
de développer leur village, ils incluent leurs propres démarches dans cet objectif, sans que leur
entourage villageois, lui, n’en ait toujours cette lecture :
(…) Ici pour les gens si tu es jeune, tu vas à Dakar et tu reviens, ils pensent qu’on t’a renvoyé.
(…) la majeure partie de ceux qui sont revenus, ils sont revenus malgré eux, par échec. Mais
ceux qui ont décidé de revenir il n’y en a pas beaucoup. Souvent ils ont « cartouché »963, ils
reviennent, ils repartent à Dakar faire les concours etc.
Tu as aimé ta vie à Dakar ?
Oui j’aimais bien mais j’apprécie ma vie ici aussi. Ce que j’apprécie le plus c’est d’en avoir
fait moi-même le choix. J’ai des objectifs, je pensais et je pense toujours qu’il y’a des choses à
développer. (…) Cela me réconforte de me dire que c’est moi qui ait choisi ce que je fais.
(Village- Ndiène Diouf, né en 1984, chef d’entreprise, célibataire musulman)

Ces trajets faits en sens inverse ne sont pas encore dominants dans la dynamique de migration
sénégalaise, néanmoins ils commencent à se développer, dans le cadre des migrations internes
comme des migrations internationales. Si au Sénégal les données sur l’émigration urbaine, le
départ des villes vers les campagnes, ne sont pas particulièrement soulignés dans les enquêtes,
c’est parce qu’elles sont relativement faibles, en tout cas, pas comparables à celles que
Beauchemin a observées en Côte d’Ivoire, où l’émigration urbaine est devenue une tendance
de fond964. Il y a néanmoins au Sénégal, comme cela est relevé pour la Côte d’Ivoire, un
décalage entre les données mesurant des tendances et le vocabulaire utilisé pour les décrire.
Ainsi, comme nous le disions précédemment, alors que les migrations internes, certes dominées
par l’émigration rurale, départ des villages vers les villes, sont en baisse au niveau national, il
ne cesse d’être parlé d’exode rural dans les deux derniers recensements de 2002 et 2013. Dans
le dernier en date on peut même lire que « les migrations internes et internationales déversent
de plus en plus de monde dans les rues des villes. »965 Le même document souligne pourtant
plus loin non seulement la baisse des migrations internes mais aussi, la part, pas si importante
qu’il n’y paraît, des migrations internationales établies à 1,2% par le recensement et à 1,8% par

963
Etre exclu de l’université après un certain nombre de redoublements sans l’obtention de diplôme.
964
Cris Beauchemin, « Des villes aux villages : l’essor de l’émigration urbaine en Côte d’Ivoire / From Cities to
Villages : the Soar of Urban Out-Migration in Ivory Coast », Annales de Géographie, 2002, vol. 111, no 624, p.
157‑178. ; Cris Beauchemin, « Pour une relecture des tendances migratoires internes entre villes et campagnes :
une étude comparée Burkina Faso-Côte-d’Ivoire », Cahiers québécois de démographie, 2004, vol. 33, no 2, p. 167–
199.
965
ANSD, Rapport Définitif du Recensement Général de la Population, de l’Habitat, de l’Agriculture et de
l’Elevage. RGPHAE 2013, op. cit., p. 263.
358
Lessault et Mezger (2010) entre 1997 et 2002. A propos des migrations en Afrique de l’Ouest,
Fall notait aussi que s’il y a bien « une accélération des flux migratoires », ils « ne
correspondent plus à un déferlement de la population rurale vers les villes capitales. »966 La
constance de l’accent mis sur les départs depuis les zones rurales et les pays du Sud empêche
de voir que les points de départ se diversifient et que les déplacements se font dans l’autre sens :
des retours s’effectuent dans les zones rurales. Cette remarque concerne aussi les migrations
internationales pour lesquelles il a été montré qu’une partie non négligeable de migrants
internationaux revient, en dehors de tout encadrement administratif, c’est-à-dire de façon
spontanée, même si les probabilités d’une telle démarche diminuent selon la destination et le
nombre d’années d’absence967. Ces études relativisent donc non seulement la proportion
supposée des migrations, mais elles remettent fortement en question l’idée qui voudrait que la
pauvreté à elle seule soit un facteur d’émigration. Ainsi tout comme les échanges interrégionaux
sont importants et qu’il a déjà été relevé que nombre de déplacements des ruraux se font dans
les zones voisines, souvent peu urbanisées, il ressort que les destinations de la migration
internationale aussi dépendent des moyens et que ce sont les populations les plus aisées qui
émigrent plus dans les pays du Nord968.

Moins donc que des trajets à sens unique, les migrations se sont diversifiées et les pratiques de
Alsane et Ndiène s’inscrivent dans cette nouvelle perspective. Ainsi, quand ils évoquent le
« développement », c’est dans un échange permanent entre leur zone d’origine et d’autres lieux
qu’ils l’envisagent, d’une manière globale qui inclut leur propre action sur place. Le
développement chez eux ne se pose pas forcément comme une solution n’empruntant qu’une
voie que l’on rapporte aux populations, comme c’était le cas dans les deux périodes précédentes,
par l’encadrement intellectuel ou matériel, mais comme une action commune à construire et à
vivre avec les populations, sur place si nécessaire. Ainsi, si l’aide à distance leur semble
importante, elle ne peut à leurs yeux supplanter l’action directe. Les études sur la question leur
donnent raison : si l’importance des flux financiers en direction du Sénégal et des zones rurales
est régulièrement relevée, diverses études s’intéressant à leur réel impact et à leur pouvoir
d’impulsion d’un développement durable ont eu tendance ces dernières années à en relativiser

966
Papa Demba Fall, « Travailler en circulant. La circulation en Afrique de l’Ouest et de l’Afrique de l’Ouest à
l’Afrique du Sud », Migrations-Sociétés, 2006, no 107, p. 7 Version numérique.
967
David Lessault et Cora Mezger, « La migration internationale sénégalaise. Des discours publics à la visibilité
statistique », Migrations between Africa and Europe (MAFE), 2010, no 5, p. 1‑15. ; Cris Beauchemin, Marie-Laure
Flahaux et Bruno Schoumaker, « Partir, revenir : Tendances et facteurs des migrations africaines intra et extra-
continentales. », Migrations between Africa and Europe (MAFE), 2010, no 7, p. 1‑24.
968
D. Lessault et C. Mezger, « La migration internationale sénégalaise. Des discours publics à la visibilité
statistique », art cit.
359
les effets. Ainsi, il s’avère que les transferts demeurent principalement investis dans les
dépenses courantes des foyers969; que s’ils participent au niveau national à réduire la pauvreté,
leur impact qui concerne d’abord les couches les plus aisées tend aussi à aggraver l’extrême
pauvreté970. Par ailleurs, un manque de collaboration entre migrants et autorités politiques tend
à réduire les capacités d’action des premiers dont les réalisations, éparses et à l’envergure
souvent limitée, tant financièrement que géographiquement, mettront du temps « à relever le
défi du développement durable. »971.

Ainsi, alors que les regards restent en grande partie tournés vers ce qui vient de l’extérieur, du
village comme du pays, Ndiène dit ne pas être très bien compris dans sa démarche de retour,
mais se hâte de préciser qu’il ne fait pas cas de ce que les personnes peuvent penser. Un des
avantages du départ, d’après lui, c’est qu’il a pu, à distance, porter un regard différent sur son
village, ses habitants, leur mode de pensée et choisir l’orientation qui lui semble meilleure :
En fait partir c’est important c’est même nécessaire pour développer son esprit et voir ce que
les autres font, et être sur le même rythme que les autres
Le village a besoin d’être sur le même rythme que les autres ?
Oui, le village ne vit pas en autarcie il n’y a pas de clôture là autour de nous (rires) donc oui le
village a besoin des autres comme les autres ont besoin du village, il faut qu’il soit dans
l’échange avec cet extérieur. Donc le fait de partir et de revenir c’est une bonne chose.
Il n’y a pas des éléments de confort qui te manquent comme l’électricité…je ne sais pas c’est
peut-être ce genre de détail qui freine le retour, non ?
Oui, de loin ils peuvent s’imaginer cela et ne pas revenir. Mais en fait tout ça existe ici hein.
C’est vrai dans les quartiers (…) il n’y a pas ça. Mais ici à Escale il y a tout ce qu’il y a à
Dakar, les infrastructures et tout. (…) En fait on dirait que les gens sont un peu perdus. Tout le
monde pense que l’évolution c’est laisser ce qu’on a et prendre ce qui vient de l’étranger. Pour
eux c’est ça l’évolution, voilà. C’est ça la civilisation, le modernisme, alors que ça n’est pas
tout à fait ça. Ceux qui sont partis savent que tout n’est pas bon ailleurs, ici aussi, donc il faut
savoir sélectionner. Il y a beaucoup de choses de la culture sereer qui peuvent nous être utiles
aujourd’hui mais si on raisonne comme ça on les laisse tomber (…) les gens ne croient pas
qu’on peut se développer avec sa propre culture. Ce qui se fait à Paris ou à Dakar peut se faire
ici et marcher. (Village- Ndiène Diouf, né en 1984, chef d’entreprise, célibataire musulman)

Ce regard critique n’a de sens que s’il peut servir. Pour cela, il s’agit moins de parler que de
donner à voir, par son comportement et ses choix quotidiens, une manière différente de faire
les choses, sur place. Ainsi, le fait d’être parti ne s’avère utile ou ne prend réellement sens que
parce qu’il donne aussi la possibilité d’envisager le retour et de l’effectuer, ponctuellement ou
durablement mais dans des conditions jusque-là peu courantes. Mais cette démarche, ils le

969
Ibid.
970
Youssoupha Sakrya Diagne et Fatou Diane, Impact des transferts des migrants sur la pauvreté au Sénégal.,
s.l., Ministère de l’Economie et des Finances- DPEE, 2008.
971
Papa Demba Fall, « Exode rural et transformation de l’espace dans l’arrière- pays de Fatick (Sénégal », Revista
Internacionalde Estudios Migratorios, 2006, vol. 7, no 1, p. 120.

360
savent, ne naît pas juste du départ, il dépend souvent des raisons pour lesquelles on est parti et
des conditions de vie, de l’environnement urbain de vie.
Je peux dire que j’ai appris d’autres choses, j’ai vu d’autres façons de vivre. Quand je pars au
village, on peut me dire que maintenant ma façon de raisonner ce n’est plus vraiment la façon
villageoise, et c’est vrai, j’en suis fier aussi parce que je pense que le fait de sortir d’aller voir
aussi ce que font les autres c’est une richesse et ça joue forcément sur ta façon de raisonner et
de voir les choses, et je pense aussi que c’est comme ça que les gens évoluent. (…) c’est une
chance, ça te permet d’avoir une vision globale des choses, de sélectionner et de savoir qu’il
y’a des choses qui se font chez moi mais qu’il y a ailleurs des choses plus efficaces…et garder
ce que tu penses être meilleur. Le monde doit évoluer comme ça…
Et c’est le fait d’avoir quitté le village qui t’apporte cela ?
Oui le fait de quitter le village mais aussi d’être dans un milieu qui te permet d’évoluer un peu
parce que des gens quittent le village mais dans les villes sont dans des conditions qui ne leur
permettent pas d’effectuer ce genre de réflexion. (Paris- Saliou Faye, né en 1977, chercheur,
marié deux enfants, musulman)

Les raisons qui font quitter le village ne sont pas les mêmes pour tous. Ce sont elles qui souvent
déterminent le sens de l’expérience extérieure et donc de la réinterprétation de l’ethnicité. Dans
le cas de nos enquêtés, l’expérience, ancrée dans un certain détachement de la ville, a été
possible parce que les conditions, au niveau du village lui-même, ont changé et qu’ils ont
expérimenté une vie rurale, bien que différente de celle urbaine, est différente aussi, parfois de
loin, de celle qu’ont expérimentée les premiers émigrants ruraux. C’est en quelque sorte, forts
des diverses expériences et apports des aînés qu’ils peuvent adopter cette position vis-à-vis de
la ville et des propositions culturelles associées à leur groupe.

1-2 Une culture porteuse d’éléments universels


Moi personnellement, je pense que ça se voit chez moi que je suis sereer, mes amis en tous cas me disent
que ça se voit, ils disent ce gars-là c’est un sereer, je ne sais pas à quoi ils le voient…ce qui est sûr c’est
qu’ils ne peuvent se moquer de moi comme ils veulent (Rires) (…) je ne le demande pas de toute façon,
mais je sais qu’ils se disent le boy sereer là il est la et se comporte comme nous mais il n’est pas tout à
fait comme nous. (…) Si je reprends cette base et que je descends en disant « o sereer ne yafel »972,
quand tu fais un raisonnement par l’absurde c’est faux ! tu peux être sereer, né sereer sans voir de
valeurs sereer. De ce fait tu fausses le truc. Tout le monde peut dire la même chose. On s’identifie à un
idéal, mais cet idéal n’est pas spécifique aux sereer, il est valable pour tous. On ne peut pas dire « moi
on ne se fout pas de moi, je suis sereer »…(Paris- Alsane Diop, né en 1984, juriste célibataire,
musulman)

Ce qui est frappant dans les échanges avec les personnes qui, d’après nos analyses, se
rapprochent d’un rapport sélectif à la culture c’est leur niveau de réflexivité et le sens critique
dont ils font preuve en ce qui concerne leur ethnicité. Dans leur propension à expliquer et
argumenter leurs positions, mais aussi à réfléchir souvent au sens des propositions sociales
avant de se positionner, les enquêtés développent selon la typologie de Claude Dubar des modes
d’identification empruntant des formes narrative et réflexive, caractéristiques d’après l’auteur

972
Le Sereer est respectable
361
de configurations sociales récentes émergeant de deux processus distincts. La forme narrative,
qui désigne des « Je poursuivant leurs intérêts de réussite économique et de réalisation
personnelle », émerge de la rationalisation « qui transforme des formes communautaires
traditionnelles et pénétrées de magie en des formes sociétaires désenchantées mais engagées
dans une transformation du monde par le travail conçu comme vocation et voie du salut ».973 La
forme réflexive, elle, désigne « une forme de Je à la fois intime et tournée vers l’intérieur », et
émerge plutôt du « processus révolutionnaire de libération qui a pu transformer des « Je aliénés
par l’exploitation économique et la domination de classe en Je critiques,
« multidimensionnels » et librement associés. »974 Cette forme mixte d’identification
découlerait en quelque sorte des configurations sociales vues précédemment, qui plutôt
« culturelles » ou « statutaires » faisaient appel à des modes d’identification organisées
davantage pour autrui, alors qu’ici, ces configurations semblent se mettre en marche d’abord
« pour soi ». De ce point de vue et même si leurs expériences quotidiennes peuvent être
différentes, ces personnes partagent avec une partie de la jeunesse européenne une orientation
que Cécile Van de Velde a repérée chez tous et qui consiste en l’objectif primordial de « se
trouver ». Une quête de réalisation de soi théoriquement commune, même si elle se décline
différemment, travaillée par des cadres nationaux différents975. Il ressort des discours ici une
certaine liberté de positionnement des personnes, une rencontre entre des manières d’envisager
la culture qui jusque-là se traitaient séparément. La langue est peu évoquée, non parce qu’elle
est impensée, mais parce qu’elle est une évidence pour ces personnes qui la pratiquent
quotidiennement, dans la définition de l’ethnicité. Si les actes de la vie quotidienne en tant que
tels, parce qu’ils ne tranchent pas toujours avec ce qui peut se faire ailleurs, ne sont pas
forcément posés comme particularisant pour ces personnes, des « routines » de l’environnement
villageois peuvent être évoquées comme structurantes. Des lieux, des personnes et des
expériences sont évoqués dans un questionnement constant s’intéressant au sens des
propositions culturelles qui y sont contenues.

1-2-1 Les critères de l’universel

Le sens des choses, Alsane tente de le saisir en se comparant constamment aux jeunes dakarois
qu’il a fréquentés et fréquente encore :

973
C. Dubar, La crise des identités, op. cit., p. 52.
974
Ibid., p. 52‑53.
975
Cécile Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, Presses Univ. de
France, 2008.
362
Moi, je pense que l’éducation que j’ai reçue de [son village] me différencie de beaucoup de
jeunes que j’ai rencontrés à Dakar (…) en même temps, je voyais que cette différence c’est
moi qui la créais. Tout ce qu’ils savaient ou pouvaient connaître je l’ai vite intégré. Quand je
venais à Dakar je ne parlais même pas wolof, en quelques mois j’ai commencé à m’adapter,
l’accent était là, mais je n’étais déjà plus le petit villageois qui arrivait à Dakar qui ne
comprenait rien. Tu arrivais facilement à t’intégrer assez rapidement. Mais y avait toujours
cette différence que j’entretenais « moi je suis sereer », qu’on voyait et qu’on voit toujours. Je
revendique cette culture en leur disant « vous êtes bornés, vous ne connaissez que Dakar et
aussi vous ne parlez qu’une seule langue, y a forcément une différence entre vous et moi. On est
tous issus du Sénégal peut être même que tu es sereer mais sereer « sama mam moy
sereer »,976pour moi de ce point de vue, c’est un avantage. J’ai aussi fait la case des
hommes…j’ai fait et je connais des choses qu’ils ne connaissent pas. (Paris- Alsane Diop, né
en 1984, juriste célibataire, musulman)

Pour Alsane, il est clair que dans le fond la distinction se travaille. S’il l’avait vraiment voulu,
il aurait pu rapidement être et se comporter comme ses camarades de quartier et d’école. Mais,
à la réflexion et à l’observation, il a choisi de fonctionner sur les différents registres disponibles,
considérant cette diversité comme une richesse plutôt que comme un problème. Alsane, on le
verra, refuse de se soumettre à un idéal établi par d’autres comme meilleur pour lui. L’être
sereer est clairement ici une question de choix orientant la perception que les autres ont de soi.
Mais s’il fait ce choix, c’est parce qu’il a mesuré l’intérêt à « demeurer » tel qu’il était. Il
préfèrera parler, en évoquant la culture, d’habitudes qui sont revues ou disparaissent. Il faut,
dans sa perspective, pour voir ce que recèle la culture, la décortiquer, la questionner, dépasser
les constats, braver, si nécessaire, les interdits parentaux. Comme lorsqu’il se rend à une
cérémonie de xoy977 qui lui est interdite parce que considérée par les parents comme en
inadéquation avec la religion musulmane, mais qui lui donne à réfléchir sur les possibilités de
casser une habitude qui, elle, lui pèse parfois :
La culture sereer c’est d’abord, moi je pense des habitudes, des habitudes qu’ils ont eues, qu’on
a et ces habitudes là on les a véhiculées de père en fils (…) Après, je pense qu’on en a déjà
parlé, les habitudes sereer ne sont pas que sereer, c’est pas spécifique au sereer mais après
peut être qu’on doit les avoir, en tant que sereer. Par exemple (…) le respect que tu donnes aux
personnes et particulièrement aux aînés, quel que soit leur statut, ça c’est très important, on ne
répond pas à une grande personne, ça c’est très important chez les sereer. Mais tu vois ici même
moi avec les copains des fois on se dit que « ah mais quand même si un grand déconne, un jeune
peut le lui dire ! ». Ça c’est nous les jeunes-là qui disons cela mais ça ne fait pas partie de nos
habitudes. Quelles qu’en soient les conséquences c’est ce que l’adulte disait qui se faisait. Ça
c’est très spécifique sereer. Mais je suis déjà allé à un xoy (…) ça m’a permis de voir qu’il y a
quand même des circonstances dans lesquelles cette règle ne tient plus. C’est là que j’ai vu un
jeune dire à un plus vieux, non ça ne se passera pas comme tu prétends. Dans ces circonstances,
on se dit exactement ce qui va se passer. Pour te dire que la culture sereer globalement il y a
cette règle des aînés mais il y a des moments où vous êtes tous des hommes, même pied d’égalité,
comme dans le nduut. Donc il y a quand même ce genre de distinctions à faire, ça n’est pas écrit

976
Sereer c’est mon grand-père qui était sereer
977
Séance de prédication qui se fait avant l’hivernage et qui met en scène principalement les saltigi qui doivent
prédire ce que va être la saison. Voir à ce propos et sur les enjeux politiques du rituel Marcel Ndione, Prophéties
et politique au Sénégal. Les saltigi du xoy médiatique de Malango et leurs prédictions sur les acteurs politiques
sénégalais.(2000-2012)., Sociologie, Université Paris-Sorbonne, Paris, 2013, 400 p.
363
ni dit mais il y a des moments où les aînés peuvent être raisonnés s’ils ont tort…(Paris- Alsane
Diop, né en 1984, juriste célibataire, musulman)

Si les qualités de la culture ethnique sont mises en avant et peuvent aboutir à une distinction
d’avec les autres, ce résultat n’est pourtant pas le but premier de leur mobilisation. Si ce résultat
s’impose c’est parce que l’expérience a prouvé la pertinence de ces éléments et donc démontré
leur efficacité sociale. Leur mobilisation devient ainsi une invitation aux autres à partager ce
qui, dans cette culture, pourrait favoriser la vie commune :
Quand je dis que je suis fier de ma sererité, je ne dis pas que dans la culture sereer, tout est
bon, mais quand même il y a des aspects, si je pouvais les transmettre, non seulement à mes
enfants mais aussi aux autres non sereer, je le ferais (rires) (…) Il ne faut pas mentir ; ce que tu
auras demain, il faut le mériter, c’est à dire qu’il faut que tu le travailles toi-même. Devant la
difficulté…il faut apprendre à persévérer. En fait, moi je pense que le Sereer si on le suivait à
la lettre…tout est dedans …Quand tu arrives dans un village ou un pays, respecte les lois, parce
qu’on te dit « o sombanga sah a ndofa, ndofi fa den (Rires), o sombanga sah ta ndassoh, fato
diab ngagfa fada a lang 978». Tout ça se vit maintenant. (Paris- Saliou Faye, né en 1977,
chercheur, marié deux enfants, musulman)

C’est donc sur la base de ses qualités éprouvées que la cuture sereer est promue. Alors que dans
le chapitre précédent il n’a pas été question de caractère et que cet élément dominait dans
l’analyse concernant les personnes proches d’un rapport nostalgique à la culture, le caractère
revient ici mais dans un usage différent. S’il permettait, pour les personnes proches d’un rapport
nostalgique à la culture, de se réaliser dans la vie, il n’était pas forcément mobilisé comme
pouvant être socialement utile aux autres et à la société, mais comme distinguant ses porteurs
des autres, et capable d’assurer la reproduction du groupe et sa supériorité sur les autres. Ici, le
caractère est vu, certes comme forgé dans et par un certain environnement, mais transportable
car basé sur une expérience humaine somme toute commune. De ce fait, elle n’est pas
transportable que pour soi dans une quête de fidélité à ce que l’on est et de domination, elle se
prête aussi au partage de la vie avec les autres dans une démarche d’enrichissement mutuel. La
culture ethnique ne répond plus seulement à une quête de reproduction d’un modèle idéal ou à
une quête de reconnaissance sociale, mais à une quête de réalisation de soi tout court dans la
rencontre avec les autres.

1-2-2 Un contexte socio-politique entre constance et renouvellement

Ce qui se présente comme une mue du rapport aux origines ethniques sereer se passe dans un
contexte social sénégalais marqué globalement par une démystification profonde de l’Etat

978
Si tu trouves un peuple qui a l’air fou fais le fou avec eux, si tu les trouves allongés, fais-le avec eux. L’idée,
c’est de faire ce que les gens font pour observer, comprendre le sens que ce geste a pour eux avant de lui attribuer
un jugement de valeur.
364
comme porteur de solutions, mais aussi de modèles. Pendant la période de référence pour les
enquêtés de ce groupe, une certaine crise de légitimité touche l’Etat en somme. Si ce dernier a
toujours été précaire d’après O’Brien (2002), les crises économiques, mais aussi politiques qui
avaient déjà entamé sa crédibilité, fragiliseront profondément l’Etat à la fin des années 1990 et
permettront un renouvellement qui se fera en faveur d’un vieil opposant à tous les régimes
passés, Abdoulaye Wade. D’après Diop, à une époque où les populations n’ont plus rien à
perdre, les discours du président Abdoulaye Wade, « enracinés dans la culture populaire,
s’adress[ant] d’abord au citoyen ordinaire dans une langue et un langage qui lui sont accessibles
»979 font son succès et l’amènent au pouvoir. Rapidement confronté à des difficultés à mettre
en œuvre les révolutions culturelles et économiques annoncées et attendues, le pouvoir dont les
« principaux acteurs ne se préoccupent guère de production idéologique et encore moins de
forger la conscience d’un mouvement social et politique [tend alors à faire dériver le débat
politique] à l’invective, aux injures et aux menaces. »980 Ainsi, le nouvel Etat sénégalais ne sera
pas plus à même de limiter le fossé qui se creuse entre populations en demande de services
privés dans la santé et l’éducation en particulier, évoluant dans les zones urbaines et dans la
capitale, et populations n’ayant accès qu’à des offres de services limitées et parfois mêmes
inaccessibles981. Durant les années 2000, un des indicateurs de la situation économique encore
précaire du pays est la poursuite du développement du secteur informel. L’enquête dédiée révèle
en 2002 que le secteur participe à hauteur de 31,7% du produit intérieur brut. En 2008, 44% des
actifs occupés évoluent dans le secteur informel non agricole. En 2011, ils sont 48,8% et
participent au PIB à hauteur de 41,6%982. Le secteur devient d’autant plus central dans le
dynamisme économique du pays que le travail salarié continue de concerner une faible
proportion de personnes. L’enquête nationale sur l’emploi de 2015 signale que l’emploi salarié
ne concerne que 28,7% des emplois disponibles au niveau national, avec des disparités
importantes entre Dakar où il représente 52,4% des emplois, 35,2% dans les autres centres
urbains et 14,8% en zone rurale. Ainsi, même si les personnes ayant une formation
professionnelle comme nos enquêtés ont plus de chances que les autres de trouver un emploi
salarié, la rareté de ce dernier rend leur intégration plutôt « incertaine ». Il y a des chances qu’ils
obtiennent des postes qui les satisfont, mais l’état du marché n’assure ni de cette destinée ni de
la pérennité de la situation professionnelle si tel était le cas983. En fait, l’informel est devenu

979
M.C. Diop, « Le Sénégal à la croisée des chemins », art cit, p. 110.
980
Ibid., p. 112.
981
M.C. Diop, « Le Sénégal à la croisée des chemins », art cit.
982
Direction des Statistiques Economiques et de la Compatbilité Nationale et ANSD, Enquête Nationale sur le
Secteur Informel au Sénégal. ENSIS 2011, s.l., 2013.
983
S. Paugam, Le salarié de la précarité, op. cit., p. 98.
365
structurel dans l’économie sénégalaise. Il tend à favoriser des pratiques de « débrouille » au
quotidien, ce qui n’est pas sans conséquence sur les subjectivités nationales, en particulier chez
les jeunes qui, face à la raréfaction des modèles « classiques » se cherchent de nouvelles
références. D’après Banegas et Wermier,
« La crise généralisée de l’État et de l’administration, la mise en œuvre des plans
d’ajustement structurel et l’informalisation croissante des économies, l’effondrement
des systèmes scolaires et l’explosion du chômage, le développement de la criminalité et
des conflits armés, la compétition pour l’appropriation des ressources, mais aussi la
circulation accélérée des individus et des marchandises dans un contexte de
globalisation culturelle, sont autant de facteurs qui ont considérablement dévalué
l’image de certaines figures sociales du pouvoir et de la réussite – en particulier celles
du fonctionnaire, du «DG» ou de l’officier qui occupaient auparavant une place centrale
dans les imaginaires populaires du succès. »984

Dans sa quête de « nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », c’est surtout dans


l’association innovante de propositions existantes que la jeunesse s’illustre. Au Sénégal, ces
nouvelles figures d’identification peuvent être sportives ou artistiques comme Havard l’a
montré à travers le mouvement « bul faalé » (« t’occupe pas ») d’où émerge un véritable
« ethos » mobilisant un élément d’idéologie religieuse à travers la promotion du travail et de la
responsabilité tout en s’émancipant de la tutelle des grands chefs religieux985. Dans le même
temps, des pratiques religieuses longtemps vues comme déviantes, comme la figure mouride
du « baay fall », peuvent être, dans un paradoxal « assujettissement affranchissant », réinvestis
par des franges de la même jeunesse en quête de construction de soi986. Dans ce contexte,
Fouquet voit comme une « variation spécifiquement féminine de l’économie morale de la ruse
et de la débrouille »987 des manières « conformées » aux exigences sociales de pratiquer la
prostitution, qui, instrumentalisant la dépendance pourraient paradoxalement viser ensemble à
l’autonomie, à l’émancipation et à la distinction, pour des sénégalaises en tenaille entre désir
de mobilité et injonction au contraire988.

Cette atmosphère de débrouille permet concrètement le développement de nouvelles


compétences pratiques pour se tirer d’affaire, mais atteint aussi d’une certaine manière, d’après
Diagne (2002), le développement « moral » de la société en créant, depuis l’Etat, une vraie

984
Richard Banégas et Jean-Pierre Warnier, « Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », Politique africaine,
2001, vol. 82, no 2, p. 5.
985
Jean-François Havard, « Ethos « bul faale » et nouvelles figures de la réussite au sénégal », Politique africaine,
2001, vol. 82, no 2, p. 63.
986
Xavier Audrain, « Devenir « baay-fall » pour être soi: Le religieux comme vecteur d’émancipation individuelle
au Sénégal », Politique africaine, 2004, vol. 94, no 2, p. 149.
987
Thomas Fouquet, « De la prostitution clandestine aux désirs de l’Ailleurs : une « ethnographie de
l’extraversion » à Dakar », Politique africaine, 2007, vol. 107, no 3, p. 110.
988
Ibid., p. 111.
366
culture de l’informel. Associé à une relation nouvelle qu’établit le pouvoir avec les affaires
religieuses, l’environnement sénégalais devient d’après Diagne
celui de l’expérimentation d’une « forme contemporaine de l’imagination politique et
culturelle » qui est une abolition de la distance et de la formalité, […] devenu[e]
aujourd’hui un enjeu de compétition pour le pouvoir dans une société qui a vu
l’émergence d’acteurs nouveaux du secteur dit informel et où le discours politique,
wolof de plus en plus, s’installe désormais au ras des manières de dire et de penser des
populations, provoquant parfois des craintes, chez certains, pour un principe comme
celui de la laïcité par exemple. L’intervention du religieux dans le politique ne se fait
plus du dehors dans un rapport qui somme toute, restait d’extériorité, comme l’appel de
tel guide spirituel à soutenir telle personnalité ou tel programme : c’est le discours
politique lui-même et la manipulation par lui des signifiants socio-culturels qui est
soucieux de religiosité dans un contexte où l’on est devenu moins sourcilleux pour ce
qui concerne la formalité républicaine. »989

En effet, en ce qui concerne précisément la place du religieux, si le « contrat social sénégalais »


désignait bien des relations liant l’Etat et des représentants religieux, il ne stipulait pas moins
un Etat neutre ou favorable à tous les mouvements religieux. Samson souligne comment, en
démarrant sa présidence par une allégeance au Khalife des Mourides, le nouveau président de
la République ouvre en 2000 une nouvelle ère dans les relations entre Etat et religion au
Sénégal. Affichant ses préférences et ne privilégiant pas, dans ses gestes d’allégeance et
d’entretien envers la confrérie, la neutralité qu’aurait exigée son statut, le président Wade
renforce alors les antagonismes pouvant exister entre confréries, mettant certains chefs
religieux en position de demander reconnaissance ou réparation pour leurs groupes de fidèles
frustrés par les faveurs étatiques unidirectionnelles. Au-delà, Samson pose que la politique
religieuse de Wade fut même favorable aux scissions internes dans toutes les familles
maraboutiques, où des personnalités opportunistes cherchant à augmenter leur influence
pouvaient se rapprocher du pouvoir de manière individuelle. Ces scissions ont favorisé la
multiplication des acteurs religieux dorénavant en concurrence pour l’appropriation de l’espace
public990. Cette période de la politique sénégalaise, après les déceptions générées par les
premiers gouvernants du pays, ne fera donc que renforcer la démystification des systèmes
centraux perçus comme incapables de changer la situation, aux yeux d’une partie importante de
la population frustrée de ne pas réellement « compter pour » et de ne pas pouvoir « compter
sur » l’Etat :
« En effet, l’alternance politique ne remet pas en cause la construction culturelle de la
classe dirigeante. Elle ne fait que déplacer les pôles de référence, en accentuant les
héritages wolof et musulman, plus précisément mouride, au détriment des références

989
S.B. Diagne, « La leçon de musique. Réflexions sur une politique de la culture », art cit, p. 253‑254.
990
Fabienne Samson, « Pluralisme et concurrence islamique dans l’appropriation d’un espace public religieux.
Analyses comparées au Sénégal et au Burkina Faso » dans Les politiques de l’Islam en Afrique. Mémoires, réveils
et populismes islamiques. Paris, Karthala, 2017, p. 16.
367
intellectuelles de la période senghorienne et de la culture administrative, fortement
coloniale de son successeur, Abdou Diouf. »991
Parmi nos enquêtés, Alsane est emblématique de cette jeunesse sereer qui rejette sévèrement
les pères des indépendances992 et est extrêmement critique en particulier de la figure de
Senghor993. Cela lui vaut bien des tensions avec des membres de la génération « senghorienne »
qui, même en reconnaissant les limites de l’action politique du premier président, peut lui
conserver une certaine admiration994. S’il s’est bien « débrouillé » pour quitter le pays, suivre
une bonne formation et travailler en France, il n’en demeure pas moins attaché au pays où il
s’inquiète de la situation de ses frères qu’il conseille et aide, mais surtout pousse à être
responsables et autonomes. Dorénavant, les populations, en particulier les jeunes, comptent
d’abord sur elles-mêmes995 et font de moins en moins confiance à des autorités996 qu’elles
défient même de plus en plus.

Dans ce contexte de renouvellement, où les voies menant à la réussite sont bouleversées et


questionnées, nos enquêtés réévaluent les propositions culturelles de leur groupe ethnique qu’ils
veulent, comme ils voudraient que l’Etat le soit aussi, plus inclusives et plus justes. Pour eux,
si elle a été élaborée dans un certain cadre et une certaine histoire, la culture peut et doit être
décortiquée pour identifier les éléments positifs et utiles à la société et ceux qui le sont moins.
Elle n’est pas bonne du seul fait d’être la culture particulière du groupe ethnique auxquels ils
se sentent appartenir, mais parce qu’elle recèle, comme d’autres cultures, des éléments
d’universel dignes d’être promues. Cette perspective n’est pas sans rappeler celle des enfants
de parents dont le rapport aux origines ethniques était proche d’un idéal nostalgique. C’est là
un point de rencontre entre ces deux groupes de personnes, dont les uns sont des premières
générations et les autres des deuxièmes générations, mais qui sont de fait de même génération

991
M. Diouf, « Des cultures urbaines entre traditions et mondialisation », art cit, p. 263.
992
Jean-François Havard, « Tuer les « Pères des indépendances » ? Comparaison de deux générations politiques
post-indépendances au Sénégal et en Côte d’Ivoire », Revue internationale de politique comparée, 2009, vol. 16,
no 2, p. 315‑331.
993
Jean-François Havard, « Senghor ? Y’en a marre !: L’héritage senghorien au prisme des réécritures
générationnelles de la nation sénégalaise », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2013, vol. 118, no 2, p. 75‑86.
994
É. Smith, « “Senghor voulait qu’on soit tous des Senghor” », art cit.
995
M. Mbodji, « Le Sénégal entre ruptures et mutations. Citoyennetés en construction », art cit. ; S.B. Diagne,
« La leçon de musique. Réflexions sur une politique de la culture », art cit. ; M. Diouf, « Des cultures urbaines
entre traditions et mondialisation », art cit.
996
La Deuxième Enquête de Suivi sur la Pauvreté au Sénégal révèle un sentiment généralisé chez les populations
que le niveau de corruption est en hausse, niveau « déterminé d’une part, par la perception des ménages et d’autre
part, par le nombre de fois où un agent des institutions de l’Etat a eu à demander un paiement non officiel au
ménage pour un service quelconque au cours des douze (12) mois. » p40. Ce sentiment est partagé par 92% des
dakarois ; 79,7% des populations vivant dans d’autres centres urbains et par 69,1% des ruraux. Les proportions
précise l’enquête sont équivalentes lorsque le niveau de corruption est indexé sur « les marchés publics »
concernant la passation des marchés publics (100%), les douanes (91,3%), la police routière (45,9%) et la police
des mœurs et des stupéfiants (45,2%)
368
sociale. La différence entre eux réside, cependant, dans le sentiment de légitimité ethnique, plus
fort chez ceux dont il est question ici, qui sont des premières générations et qui ne se posent pas
de questions sur les conditions d’une ethnicité « pleine », « vraie » ou « complète », à la
différence des secondes générations qui, dans leur tentative de promotion d’une culture
universelle, butaient souvent sur la question de la nécessaire spécificité africaine. Chez les
enquêtés proches d’un rapport sélectif aux origines, si la culture est faite d’une langue, de
valeurs et d’un comportement qui en révèlent l’ancrage, ce dernier ne vise pas à en particulariser
les porteurs mais à les rendre aptes à la vie en société. Dans leur vision, la culture ne rapporte
plus au passé ni à un lieu exclusif, elle se vit au présent, à Dakar, Paris, Amsterdam, Montréal,
Berlin, comme au village. Mais si elle est susceptible d’être mobilisable en tout lieu et tout
temps, c’est aussi parce que son caractère dynamique et la capacité interprétative de son porteur
sont mis en avant. Cette perspective permet de renvoyer les insuffisances ou faiblesses qui ont
pu lui être reprochés à des interprétations infécondes.

1-2-3 Les mauvaises interprétations de la culture


C’est comme quand on prétend qu’être musulman c’est contraire aux lois de la République
française. Moi je ne vois pas de contradiction, parce que le Sereer au fond… tu peux garder le
modèle sereer et partout où tu vas dans le monde, ça n’est contradictoire avec aucune…c’est
compatible à tous les modes de vie (…) finalement c’est des valeurs universelles : l’honnêteté,
le travail, le respect…partout dans le monde c’est ça qu’on cherche ! (Paris - Saliou Faye, né
en 1977, chercheur, marié deux enfants, musulman)

La culture sereer, quelles que soient les particularités du groupe qui la porte, comporterait donc
des éléments d’universel dans le fond. Les interprétations tendant à faire oublier cette vérité
sont donc soumises à la critique. Pour la promouvoir, il faut oser dénoncer ce qu’elle n’est pas.
Les premières générations de migrants sont ainsi accusées de deux interprétations excessives
parce qu’exclusives : soit d’avoir abandonné les villageois dans leur misère et dans leur
ignorance sous prétexte de préserver la culture, soit d’avoir voulu tout remettre en question, une
fois en ville, en opposant l’objectif de développement matériel à la culture sereer. Les deux
modèles sont ici rejetés car vus comme ayant participé à faire d’un mode de vie villageois
marqué par la pauvreté et la relégation, une caractéristique culturelle. Dès lors, ce ne sont plus
seulement les autres qui sont accusés de percevoir les Sereer d’une certaine manière, mais aussi
les Sereer eux-mêmes d’endosser, de justifier et de maintenir des points de vue et des pratiques
sans lien essentiel avec la culture. Ainsi, Juliette dénonce, à travers ce qu’elle appelle les
« villageois négatifs », la persistance chez certains migrants en ville d’un mode de vie rural.
Elle fait cette précision parce que, dit-elle, « il n’y a rien de péjoratif à être un villageois », ce
qu’elle revendique d’ailleurs pour elle-même, mais donc dans le sens positif du terme. Juliette
qui a grandi en zone rurale tient à préciser qu’elle a été bien éduquée. Le lien fort qu’elle dit
369
entretenir avec la culture et qui lui vient de cette éducation ne s’exprime cependant chez elle ni
dans l’amour exclusif des plats locaux, ni dans la promotion de pratiques qui, parce que
villageoises, sont jugées sereer et devraient alors être maintenues en ville :
Ce n’est pas parce qu’on est du village qu’une fois à Dakar on doit toujours manger que du
couscous, du lakh997 et ne pas élever ses enfants, faire n’importe quoi sous prétexte de culture.
(…) là où je logeais, là-bas, ils dérangeaient tout le monde. Au village on peut parler fort, on
ne dérange personne. Ici dans les maisons il y a des voisins partout on ne peut pas faire ça, on
risque de déranger le voisin. (…) Je vais te donner un exemple. Moi j’estime que j’aime ma
culture, pourtant il y a des gens qui me disent déracinée, pourquoi ? par le simple fait qu’elles
ne comprennent pas pourquoi moi une femme célibataire j’habite seule avec mes deux nièces.
Yen a même qui me disent pourquoi tu n’as pas pris tel ou tel qui est bonne à Dakar ? Je dis
non moi je ne peux pas, je travaille quand je rentre, j’ai besoin de calme. Vous voyez pour eux
aussi être à Dakar c’est continuer à faire comme au village. Une maison remplie, on crie
partout…pfff
(…) en fait là où je suis arrivée c’était une grande maison avec des chambres en location et il
n’y avait que des sereer. On ne pouvait pas dormir calmement, rien…peut être qu’eux ont cette
croyance que le sereer doit vivre ainsi partout où il va. Parce que y a un voisin qui a dit ça un
jour « il faut savoir qu’ici ça n’est pas le village, ici ce n’est pas la brousse où vous criez
personne ne vous entend mais ici vous criez vous dérangez les gens » ça c’est une parole qui
m’a marquée. (Dakar- Juliette Dieng, née en 1977, conseillère de clientèle en banque,,
célibataire catholique)

C’est à la suite de cette expérience que Juliette ira habiter avec des camarades étudiantes
d’abord sur le campus universitaire, puis dans la famille de l’une d’elles en zone périurbaine de
Dakar. Si, avec son léger handicap physique, cet éloignement a pu rendre ses déplacements au
quotidien quelque peu difficiles, Juliette ne regrette pas, pour la réussite de ses études et sa
tranquillité, de s’être désolidarisée de cette famille d’accueil villageoise, envers laquelle elle
demeure très critique. Comme on continuera de l’observer tout au long de notre analyse, la
revendication de l’appartenance ethnique ne se traduira pas chez ces personnes en une priorité
donnée à la lignée comme mode de relation sociale privilégiée. Les relations sociales sont plutôt
envisagées en termes de réciprocité, résultant de sentiments électifs, caractéristiques de la
parentèle au sens que lui donne Weber (2005). Dans ce qui serait leur lignée et en dehors d’elle,
ils se sentent libres de choisir les autres personnes qu’elles fréquentent, en adéquation avec leur
perspective sur la vie et sur la chose culturelle. Il n’est donc pas tant question de rejeter les
éléments dits culturels que la manière dont ils sont exploités. Ainsi, tout comme Juliette dit ne
pas se concentrer sur les mets sereer en ville, même si elle les prépare, Ndiène, de retour au
village avoue ne pas apprécier les plats de couscous au quotidien :
(…) le couscous et la bouillie dans l’absolu ce sont des mets délicieux. (Rires ensemble) Mais
imagine dans de grandes familles (rires), tout de suite tu as des accompagnements moins
élaborés. Parce que si tu es en famille tu ne peux pas assurer tous les jours la qualité au niveau
où tu le voudrais. Ça tu pourras le faire quand tu seras chez toi là-bas seul avec ta femme et tes
enfants. (Village- Ndiène Diouf, né en 1984, chef d’entreprise, célibataire musulman)

997
Bouillie de mil. Appellation wolof ici. « a togn » en sereer.
370
Ce ne sont pas tant les mets qui sont rejetés par Ndiène que la manière dont ils peuvent être
préparés. La présence d’une famille large, que ce soit en ville ou au village, peut amener à ne
plus apprécier des choses qui peuvent l’être. Il faut donc faire le choix de réduire le nombre de
personnes partageant le quotidien pour créer les conditions d’une véritable appréciation des
choses, ici des spécialités culinaires. Dans le cas de Ndiène que je connaissais avant l’enquête,
j’ai d’abord été surprise d’apprendre qu’il n’avait nullement l’intention de vivre avec la grande
famille dans la maison paternelle. Cependant, cette démarche peut se comprendre si on
s’intéresse à la trajectoire familiale. Troisième enfant de ses parents, il a mal vécu, avec sa mère
et ses frères et sœurs, l’arrivée d’une seconde épouse. Entouré de quatorze frères et sœurs parmi
lesquels ceux issus de la seconde union sont plus nombreux et encore très jeunes, Ndiène est
rapidement devenu un soutien familial précieux pour son père vieillissant. Ce père appartient
de plus à deux catégories reconnues comme les plus touchées par la pauvreté : celle des
indépendants agricoles et celle des hommes polygames998. Il y a quelques années, son frère aîné,
ouvrier du bâtiment vivant au village, a épousé une jeune femme qui est venue rejoindre la
maison familiale. Si les choses n’étaient déjà pas simples entre les deux épouses, l’arrivée de
cette belle-fille a semblé aggraver la situation. Cette dernière, désormais en charge des tâches
domestiques dévolues à sa belle-mère est en concurrence avec les filles aînées de la seconde
épouse qui elles aident leur maman. Respecté pour son calme et sa retenue dans cette ambiance
familiale conflictuelle qu’il essaie de gérer au mieux, Ndiène ne compte en aucun cas reproduire
le modèle paternel :
La grande famille comme ça qui n’en finit plus ça non, c’est fini. Parce que même avec tes frères
et sœurs si tu veux vivre avec eux dans la paix, nou mbagro mbagro, fat na ndondra, aha de, fat
na ndondra. Tig a hewang nou ngueto999. Mais dès qu’ils sont ensemble tous les jours, kin o kin
a guilig a guarit han ta ndjigo problem1000 ça c’est sûr. (…) Même si tu es là, si tu reviens l’idée
n’est pas de s’agréger à ce qui se fait ici comme ça et de ramener ma femme dans la maison
familiale par exemple pas du tout !!! Comme je t’ai expliqué, ça se faisait avant, chacun épouse
et ramène. Mais même ceux qui ne sont pas instruits aujourd’hui doivent éviter ça. On doit
casser ces gros foyers-là. On doit à chaque fois évaluer ce qu’on gagne et ce qu’on perd dans
une situation. Si tu l’analyses, si tu observes toutes les familles qui ont des problèmes au village
aujourd’hui c’est à cause de la cohabitation. Chaque frère fait venir sa femme. Certes dans la
maison on a la même éducation mais pas les femmes qui arrivent, elles n’ont pas les mêmes
visions. Dès qu’elles arrivent vous commencez à avoir des problèmes entre vous.

Ndiène traite les éléments classiquement en lien avec la culture comme des options. S’il est
bien retourné au village, il n’y est pas pour cultiver. S’il aime la nourriture, il la préfère d’une
certaine manière. Parmi ces options, celle de la vie commune pour cause de communauté
familiale est exclue pour Ndiène. Si on n’en est pas encore, au Sénégal où on appartient de fait

998
ANSD, Deuxième enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal-ESPS-II-2011, op. cit., p. 34.
999
« Quel que soit votre niveau d’entente, arrangez- vous pour vous manquer les uns les autres, ah si ! Il faut se
manquer. S’il y’a un évènement, vous vous rencontrez. »
1000
« Chacun se marie et amène sa femme, ils auront des problèmes. »
371
à un groupe ethnique, dans le cadre d’une « ethnicité choisie »1001, la dimension du choix
s’exprime néanmoins dans le rapport des personnes avec les propositions ethniques propres qui
font l’objet de transactions affichées et « volontaires », quand l’ethnicité elle-même fait l’objet
d’une mobilisation pas moins importante. On assiste à une diversification des possibilités de
configurations ethniques. Ainsi, si comme chez Ndiène, Alsane et Juliette, la tendance est à la
remise en question de la vie commune extensive comme caractéristique de la culture, d’autres
personnes la mobilisent dans ce sens. C’est le cas de Manga Sène rencontré à Paris. Manga, 30
ans, est originaire d’un village proche de celui de Alsane, mais ils n’ont cependant pas eu la
même trajectoire. Manga aussi est né au village, mais n’y a passé qu’une partie de son enfance.
Alors qu’avec ses frères et sœurs ils vivaient au village avec leur grand-père pendant que le
père, économiste, travaillait en ville, ils l’y rejoindront au décès du grand-père à la fin de son
cursus primaire. Lors de nos conversations, il mélange sereer et wolof, disant qu’avec l’habitude
et parfois un certain manque de vigilance il se laisse aller à la pratique du wolof même avec ses
camarades sereer, langue par ailleurs dominante dans leur maison dakaroise. Si Manga se
rapproche de Alsane par le fait qu’il a des positions assez affirmées quant à son ethnicité, il
développe un discours proche de celui des personnes ayant un rapport conflictuel à la culture :
(…) Un sereer est caractérisé par sa façon de vivre, là où il habite, c’est pas vraiment la ville
qui nous donne notre identité.(…) Un sereer peut gagner sa vie là dans la ville mais pour
vraiment s’identifier à quelque chose c’est pas dans la ville que tu peux t’identifier en tant que
sereer, pour moi hein, je pense qu’il y a un retour aux sources qui peut-être peut donner un
certain déclic, ça aide…(…) un sereer dans la ville on l’est on l’est tous mais…moi je pense que
je suis resté sereer parce que je suis né et j’ai vécu au village, mais un jeune comme ça qui a
grandi à Dakar…il manque quelque chose, c’est des sereer dilués quoi, je crois qu’ils n’ont pas
conscience de ce qu’est un vrai sereer. On peut leur dire que le sereer fait le nduut, fait ceci
mais ils ne l’ont pas vu. Donc on peut t’apprendre des choses mais tant que tu n’as pas vu ou
vécu, tu ne peux pas te dire je suis à 100% ça, tu peux te dire que tu es sereer mais rien de plus.
(Paris- Manga Faye, né en 1984, consultant en organisation, célibataire, musulman)

Alors que la vision qui semble dominer ici est celle d’une ethnicité qui se recompose, défait et
refait des cadres, Manga est plutôt dans une perspective localisée de l’appartenance au groupe.
Dans sa vision, être sereer c’est finalement faire ce qui a toujours été fait dans ce cadre. Ainsi,
lorsque nous abordons le mariage :
Je suis l’aîné je ne vais pas prendre une femme pour aller habiter dehors, elle va habiter avec
les parents, normal c’est ma vision, pour moi c’est important (…) je pense que, le mariage chez
nous, une femme peut avoir une identité différente mais le cadre familial joue, si elle vient elle
voit comment les gens sont, elle va devenir comme eux, rentrer dans le moule. Moi j’ai envie
que ma femme s’accommode de notre façon de faire et de la famille (…) je ne négocie pas cette
possibilité, je ne veux pas trop d’une femme trop instruite ...on veut des femmes qui nous

1001
Mary C. Waters, Ethnic options: choosing identities in America, Berkeley, University of California Press,
1990, 197 p.

372
écoutent quoi tu sens que tu mets le pantalon quoi, tu peux être moderne mais faut pas oublier
quoi (…) un bon sereer ne se renie pas, n’oublie pas d’où il vient, n’a pas honte de ce qu’il est.

A l’époque de notre enquête, Manga était encore célibataire. Aujourd’hui, il est marié, avec une
femme qui est restée au Sénégal, avec ses parents. Manga est dans une vision qui délègue les
choses de la culture d’abord au village, y compris les instances de transmission qui peuvent être
relayées par la mère à condition qu’elle ne soit pas trop influencée par l’instruction. Alsane
aussi s’est marié peu après notre rencontre, sa femme l’a rejoint en région parisienne. Dans les
options qui se présentent ici, des choix peuvent être faits qui ne semblent pas aller dans le sens
attendu, mais ils sont possibles aussi parce que l’environnement le permet. Si les différents
« supermarchés du self-service normatif »1002, en Occident ou en Afrique, au Sénégal ou en Côte
d’Ivoire ne proposent pas les mêmes articles, ils y existent et sont opérants. En fait, c’est la
possibilité même d’effectuer un choix, plus que le choix fait en lui-même, dépendant forcément
des marges sociales dont disposent les unes et les autres, qui caractérise ce rapport aux origines
ethniques et ses porteurs. Ces derniers semblent cumuler par leurs positions sociales tous les
critères qui auparavant fondaient la vision de la modernité, à savoir l’instruction et les
connaissances ou l’urbanisation et le confort matériel. Les configurations se diversifiant, le
même environnement qui permet à Manga de faire le choix de n’épouser qu’un profil particulier
de femmes, est partagé par d’autres femmes qui revendiquent le droit à la critique et rejettent
fermement sa position comme faisant partie de la culture sereer. Originaire d’une région qui
reste marquée par une très faible scolarisation des filles sur le territoire sénégalais, Juliette
rejette violemment un certain ordre social fondé sur le respect des traditions, dont se
revendiquent, d’après elle, certains sereer :
Je ne vais pas dire les sereer, mais des sereer qui jusqu’à présent refusent la scolarité, ce sont
des sereer qui refusent le progrès. Des sereer qui pensent que l’éducation des filles c’est une
perte de temps que ça va les pervertir, c’est des sereer qui refusent le progrès. Des sereer qui
croient que toute femme instruite n’est pas une bonne femme ou plutôt ne sera pas une bonne
épouse, ce sont des sereer qui refusent le progrès. On peut être dans le progrès et garder ses
valeurs. Ce n’est pas parce qu’on est dans le progrès qu’on a tout perdu. (Dakar- Juliette Dieng
née en 1977, conseillère de clientèle en banque, célibataire sans enfant, catholique).

Il est vrai que Diourbel, région d’origine de Juliette, est la région qui enregistre le moins de
personnes scolarisées en 2002 au niveau national. Si elle n’est plus à la dernière place en 2013,
elle reste cependant parmi les plus faiblement investies par l’instruction avec un taux net de
scolarisation au primaire (le niveau qui enregistre les plus forts taux de scolarisation au niveau
national) de 42,2% quand il est dans la même période de 73,2% à Dakar, et de 72,3% dans la
région voisine de Fatick, avec une moyenne nationale à 58,1%. La région se distingue par

1002
R. Banégas et J.-P. Warnier, « Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », art cit, p. 20.
373
ailleurs par un avantage en faveur des garçons dans la scolarisation au primaire1003, alors que la
tendance s’est inversée dans plusieurs régions. Si Diourbel se distingue aussi par des taux
d’alphabétisation faibles et plus favorables aux hommes, comme au niveau national, il est à
noter qu’elle fait partie des régions où l’alphabétisation en arabe est plus élevée qu’en langue
française1004, laissant penser à un système encore peu ouvert à l’instruction en langue française
et n’ayant pas encore enclenché l’introduction de l’enseignement franco-arabe qui est en
développement au niveau national. Dans ce système, Juliette, née dans une famille catholique
de la région, fait partie des filles qui se distinguent par le fait qu’elles ont non seulement
bénéficié de l’instruction, mais ont poursuivi leurs études jusqu’à un niveau supérieur où les
filles, sur le plan national, demeurent bien moins représentées que les hommes1005. Ces données
sur l’instruction des filles pourraient être relativisées. Faye a montré que les jeunes filles
déscolarisées peuvent, de retour au village utiliser à leur avantage leur statut et les compétences
valorisées acquises en ville1006. Par conséquent, c’est moins le problème de la scolarisation des
filles, que celui des conditions de vie des femmes en zone rurale qui demeurent difficiles sous
plusieurs aspects qui préoccupent les femmes enquêtées. Ces dernières dénoncent un ordre
traditionnel plutôt favorable aux hommes. Sans les avoir directement subies, Fatou dit connaître
ces conditions pour les avoir vues. Elle en a été marquée au point de créer une association
d’appui aux femmes de son village d’origine depuis l’étranger où elle vit :
(…) les conditions de vie difficiles (…) ça m’avait vraiment marquée…toute la peine des femmes
qui travaillaient beaucoup…adulte surtout ça m’a beaucoup marquée et j’ai commencé pas mal
à réfléchir à ce qu’il fallait faire pour améliorer les conditions de vie de ces gens…ça a
commencé dès le plus jeune âge mais je ne pouvais pas faire grand-chose. (…) Moi
personnellement, je n’ai pas vécu les conditions de vie difficiles dont je parle et qui m’ont
marquée mais je les ai vues autour de moi. Mon papa était instruit, on était à l’abri du besoin
(…) mais j’ai vu que des femmes se levaient tôt pour le labeur, pour moi c’est inacceptable
parce qu’on pouvait leur mettre des moulins de mil si l’état avait géré de façon altruiste et avait
pensé à leur situation (…) ce sont des choses qui m’ont marquée : le puits et les allers-retours
difficiles, le pilage…avec peu de moyens on peut améliorer les conditions de vie de ces
villageois.
Les conditions ont changé dans ton village depuis ?
Oui elles ont changé : ils ont les robinets au moins, il y a un moulin dans un village voisin (…)
mais il reste des choses à faire. (Québec- Fatou Ndiaye, née en 1976, ingénieure, mariée sans
enfant, musulmane)

1003
ANSD, Deuxième enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal-ESPS-II-2011, op. cit., p. 51. En Taux Brut de
Scolarisation, la région enregistre 47,7% de garçons et 45,8% de filles, quand ces taux, en dehors de Thiès (84,9
pour les garçons contre 82,7% filles) sont dans les régions de Dakar, Kaolack et Fatick à l’avantage des filles.
1004
En 2002 il est signalé dans le RGPH que 44,6 % de la population est alphabétisée à Diourbel. Dans cette
proportion, 59,4% sont des hommes ; que 28,3% des alphabétisés le sont en arabe, contre 17,2% en français. Ce
taux est important mais demeure plus faible que celui relevé à Kaolack où 43,5% des personnes alphabétisées le
sont en arabe, contre 24,8% en français.
1005
ANSD, RGPH 2002, op. cit., p. 86. ; ANSD, Rapport Définitif du Recensement Général de la Population, de
l’Habitat, de l’Agriculture et de l’Elevage. RGPHAE 2013, op. cit., p. 96.
1006
S.L. Faye, « Mobilités de travail, scolarisation et devenir des filles à l’âge adulte dans la région de Fatick
(Sénégal). », art cit.
374
L’accès aux ressources nécessaires à l’amélioration des conditions de vie n’est pas toujours
aisé, mais il semble moins bloquant pour ces initiatives féminines que le dépassement de l’idée
à laquelle elles veulent s’attaquer : que le dur labeur des femmes fait partie de la culture. Alors
que certains regretteront que les femmes, n’ayant plus à piler le mil et à chercher l’eau au puits,
n’aient plus réellement l’occasion d’acquérir la dureté à la tâche nécessaire à toute bonne femme
sereer, Fatou et Juliette regrettent que ces activités, qui reflètent simplement le faible niveau
d’équipements disponibles au village, soient vues comme des pratiques culturelles en soi. Ainsi,
Juliette assume de n’avoir plus envie du tout de piler le mil lorsqu’elle va en vacances au village.
Elle attend aussi, à 37 ans, de trouver l’homme correspondant à sa vision des choses, pas
forcément un sereer, car d’après elle :

L’homme sereer est souvent rustre, ça n’est pas le cas de tous les sereer quand même. J’ai
grandi au village et je vois la différence quand même (…) mais on peut être bien instruit et
rester, maintenir cette partie négative du sereer. Et eux ils croient qu’ils sont conservateurs, ce
n’est pas ça. Etre conservateur c’est regarder la culture, en extraire ce qui est négatif mais la
garder, préserver ça, le valoriser auprès des autres. Mais pas imposer aux autres ce genre de
choses. (Dakar- Juliette Dieng née en 1977, conseillère de clientèle en banque, célibataire sans
enfant catholique)
Si les « traditions » incluent ce que ces femmes dénoncent comme des injustices maintenant
une inégalité des sexes dans le groupe, elles font le choix de les abandonner et en assument les
conséquences possibles, à savoir, dans le cas de Juliette, le rejet par certains membres de sa
famille. Pourtant, elles se positionnent comme dénonçant, non la culture, mais certaines de ses
interprétations par des personnes se disant conservatrices de pratiques devenues inacceptables
à leurs yeux, largement dépendantes de moyens matériels aujourd’hui accessibles. Ces
pratiques sont finalement d’autant plus inacceptables à leurs yeux qu’elles ne constituent donc
pas, en dernière analyse, des éléments de la culture sereer. Si cette dernière ne se constitue pas
que d’éléments librement choisis, elle ne se constitue pas non plus de tous les éléments du mode
de vie villageois qui lui demeurent souvent associés et qui participent à maintenir des situations
d’inégalité, notamment de sexes. Comme la majorité de la jeunesse sénégalaise, les enquêtés
semblent être orientés vers autre chose que les propositions jusque-là disponibles, au moins
dans la manière dont elles se configuraient. Leurs positionnements traduisent un souci
permanent de court-circuiter les anciens cadres totalement revisités par leurs comportements de
plus en plus inclassables.

375
1-3 Par- delà les modèles ethniques

Pour nos enquêtés, il n’y a plus d’idéal ethnique transcendant les expériences. L’appartenance
ethnique s’exprime à travers la combinaison, le tri des éléments de culture estimés probants et
opératoires dans la société. Que l’on prône une certaine idée de l’être sereer ne veut pas dire ne
pas savoir s’adapter aux exigences de la vie sociale contemporaine, urbaine ou villageoise.
D’ailleurs, le rejet non du wolof mais d’un « universalisme wolof » est en règle générale
concomitant du rejet de la figure du « villageois » inadaptable à la vie urbaine ou du paysan
éternellement attaché à sa terre. Ce mouvement ne signifie pas non plus le choix d’un
« universalisme occidental ». Ici, les personnes rejettent les modèles pour se choisir une
trajectoire de vie qui ne se dit ni authentique ni moderne, mais éclairée. Ces personnes tentent
de créer un espace neuf bannissant l’exclusivité et permettant une participation plus importante
de la vie sociale et citoyenne sénégalaise. Par ce positionnement, les enquêtés rentrent ici dans
la démarche de déconstruction de la mémoire nationale1007 portée par la jeunesse sénégalaise,
qui remet en question les grandes propositions nationales portées principalement par Senghor,
Cheikh Anta Diop mais aussi les griots à travers les narrations historiques qu’ils popularisent.
Ces discours d’antan étaient porteurs de projets, de déterritorialisation1008 comme idéal moderne
de la nation qui devait s’élever en s’éloignant des lieux de culture, puis de reterritorialisation
comme réinterprétation d’une chartre nationale culturelle qui devait avec le « sursaut national »
mener vers une modernisation adaptée aux données locales. Ces propositions, la jeunesse les
remet en question, au moins dans leur dimension souvent exclusive.

1-3-1 Une réinterprétation ethnico-religieuse

Evoquant le baptême des nouveau-nés qui, dans sa famille, se fait le quinzième jour après la
naissance au lieu des huit habituels dans la religion musulmane, depuis que des circonstances
familiales avaient mené à le faire ainsi pour le premier petit enfant de la famille, Saliou
explique :
Bon, en fait, on est des musulmans, mais (…) ça dépend en fait des points de vue, il y a des
gens catégoriques avec la culture en disant que « ça c’est contraire à l’islam tu ne peux
pas », moi je ne suis pas de cet avis et comme je disais tantôt, on peut aussi garder le modèle
sereer tout en restant un bon musulman. Parce que nous on fait 15 jours alors que
normalement dans la religion c’est 8 jours. Moi je le fais et j’assume complètement ça ne
me pose aucun problème. Un sereer catégorique dans la religion va te dire gaga yifar o,

1007
M. Diouf, « Des cultures urbaines entre traditions et mondialisation », art cit, p. 270.
1008
Dialectique que discute Souleymane Bachir Diagne, « L’avenir de la tradition » dans Momar-Coumba
Diop (ed.), Sénégal. Trajectoires d’un Etat. Codesria., Dakar, 1992, p. 279‑298.
376
lislam layeren1009. Mais au fond personne andé an refou dioulit o pahi1010. Donc je me dis
que déjà si tu te dis musulman tu ne dois pas critiquer les autres, et ça l’islam le dit. Je
pense que l’essentiel quand tu entreprends quelque chose c’est que cela ne nuise et ne blesse
personne. Puisque c’est le cas ici je ne vois pas pourquoi il faudrait arrêter. (Paris- Saliou
Faye né en 1977, chercheur, marié deux enfants, musulman)

Saliou avait déjà dénoncé les mauvaises interprétations pouvant être faites de la culture en
rapprochant cette erreur de l’idée qui voudrait que la religion musulmane soit incompatible avec
les lois de la République française. Rencontré à Paris, il pense, comme d’autres jeunes, que
l’initiation sereer, le ndut, est complètement compatible avec la religion, à condition de bien
identifier ses objectifs. Comme lui, Alsane dont les parents sont des responsables religieux au
village, dit qu’ils ne se sont jamais tenus à l’écart des rituels d’intégration traditionnelle comme
le ndut. Seulement, ils assument de ne pas faire initier leurs garçons comme cela se fait
habituellement :
On a fait notre ndut [au village], un soir, alors que normalement ça dure et on tue une vache
nous on n’a pas fait ça (…) on nous a juste donné le nécessaire, et l’année d’après je suis parti
au ndut et j’ai capitalisé ce que j’avais appris. J’étais parmi les déjà initiés.
Ah oui ? et cette fois-là ça ne dérangeait pas tes parents ?
Non ce qui les dérange c’est le gaspillage et les sacrifices qu’on fait à l’initiation alors que cet
argent-là peut servir à autre chose. Qu’est-ce qu’on fait dans le ndut ? On nous apprend des
codes familiaux et je le dis tout le temps. Le ndut c’est quoi ? c’est que je puisse être avec ma
mère et mon père, parler à mon père et que ma mère ne comprenne rien. Je pense que c’est ça
le ndut et rien d’autre. (…) ce sont des codes qui peuvent passer par la gestuelle par exemple.

Dans le village de Alsane, la règle qui veut que les hommes non-initiés soient exclus des
instances décisionnelles est encore en vigueur. L’initiation est importante pour tous et même
s’ils sont religieux, les hommes de la famille ne dérogent pas à la règle. Pour s’assurer de la
validité de leur démarche, ils la font faire par le Kumah du village, responsable de l’initiation.
À la suite du rituel qui signe leur appartenance au cercle des initiés, tous les hommes de la
famille peuvent choisir leur manière de participer à ce cercle villageois. Par cette perspective,
présentant l’initiation comme un lieu d’apprentissage de codes et de symboles, Alsane et Saliou
se rapprochent de ceux qui, majoritaires chez les personnes proches d’un rapport nostalgique à
la culture, pensent que le ndut est une école dont les enseignements sont transportables dans
tous les environnements de vie. Ayant identifié des personnes qui dans leurs localités d’origine
ont la charge de ce rituel, ils envisagent sa mise en place à Paris. Si donc la religion a pu être
vue comme incompatible avec le ndut c’est d’abord, de ce point de vue, parce que son objectif
n’aurait pas été compris. Qu’il puisse s’être doté d’un halo de mysticisme n’empêche pas de
reconnaître à la démarche son but ultime, celui de doter les membres du groupe de codes de

1009
« Ça c’est païen ça n’est pas musulman »
1010
« Personne ne sait qui est bon musulman »
377
communication et de compréhension du monde. Le ndut est de nouveau interprété comme un
système d’éducation. Les Sereer, selon cette perspective, n’ont attendu ni l’école ni les religions
révélées pour être éduqués :
J’ai l’habitude de dire que je n’ai pas besoin d’être musulman pour m’interdire de mentir et je
n’ai pas attendu d’être musulman pour m’interdire de voler ! ça moi on me l’a inculqué dès le
plus bas âge. Et si je le fais, non seulement je me déshonore mais je déshonore tous mes parents.
Donc, moi partout où je suis j’ai en charge toute ma famille. Tout ce que je fais en bien c’est
ma famille, tout ce que je fais en mal, c’est ma famille. Et pour cela que je dis que je n’ai pas
attendu d’être musulman. (…) Je marche avec ça c’est dans ça que j’ai été éduqué. (Dakar-
Moussa Sarr né en 1975, chercheur, trois enfants, musulman.)
Issu comme Alsane d’une famille où la religion a une place importante, Moussa Sarr est
pourtant très critique de la religion, ou du moins de la lecture qui a pu en être faite et qui a
donné l’impression a de nombreux sereer qu’ils ne pouvaient être de bons musulmans s’ils
demeuraient sereer. Nous avons rencontré Moussa, ainsi que sa femme et ses enfants à Dakar.
Contentons-nous avant de mieux faire connaissance avec sa famille plus loin, de dire qu’ils sont
revenus au Sénégal après avoir passé plusieurs années au Canada où le père a obtenu un doctorat
en économie. Se présentant comme conservateurs, Moussa et Awa sa femme, n’en sont pas
moins critiques envers la culture. Avant de dire ce qu’il pense de l’influence des deux religions
révélées sur la culture sereer, le mari tente de relever ce qui constitue d’après lui la faiblesse de
la religion traditionnelle :
(…) Je pense sincèrement quand même que les religions révélées ont un plus par rapport à nos
religions traditionnelles, sur l’aspect cultuel. Le rapport à Dieu : nous autour de Dieu, on
associait trop de choses, il n’y avait pas de rapport direct à Dieu. On a donné trop de pouvoir
à des choses qui en réalité n’avaient pas ces pouvoirs là et on les a trop craintes. Et ça explique
pourquoi nous, on n’arrive pas à dominer la nature et à nous développer. Autant la crainte
révérencielle de la nature nous a permis de protéger la nature, autant elle nous a retardés
beaucoup parce qu’on a peur de l’océan, ka i sadara gue ta yonitna1011 cette grande masse
d’eau, a kobal1012, même les montagnes on a peur. Et si tu as peur d’une chose tu ne peux pas
l’exploiter à fond….

Si cette remarque sur la peur des éléments, parce qu’elle ne s’applique pas à tous les Sereer1013,
ne donne pas forcément raison à notre interlocuteur, elle lui sert d’abord à reléguer au second
plan tous les discours associant culture et mysticisme. Issu d’une famille formellement
religieuse, il aime à proclamer au village que « personne ne peut manger personne » au grand
désespoir de sa mère qui a bien peur qu’il finisse par lui arriver malheur. C’est
l’approfondissement de sa foi et de sa spiritualité qui lui ont permis, d’après Moussa, de mieux
considérer sa culture dont les enseignements rejoignent sur de nombreux points ceux de la

1011
« On a peur de ce qu’elle possède ». Cette remarque ne s’applique pas forcément aux sereer Niominka
spécialisés dans la navigation et la pêche.
1012
« La forêt »
1013
Les Niominkas vivant dans les Iles du Saloum, par exemple, ont la réputation d’être des pêcheurs et marins
aguerris.
378
religion musulmane. Rapprochement qu’il pense avoir été mieux entrepris par les chrétiens qui
d’après lui, ayant mieux compris leur religion, sont aussi plus ancrés culturellement :
Ah oui, tu penses que les Sereer catholiques sont plus attachés ?
Oui, je pense parce que les Sereer catholiques comprennent mieux leur religion que les Sereer
musulmans. Parce que les musulmans sereer ils pensent que quand tu deviens musulman il faut
tout laisser de ta culture. (…) Je pense que la religion catholique a été plus flexible quand même
avec ces pratiques là que la religion musulmane. Et du coup tu sais, dans la religion musulmane,
comme chez [les catholiques] d’ailleurs, les aspects cultuels comme o fandwa pangool1014, c’est
formellement interdit, mais on y a ajouté des choses qui n’en font pas partie. Le fait de te faire
croire que tout ce qui relève de ta culture est anti musulman et du coup ça t’amène à te départir
de tout. Et c’est le cas des baol baol. Tu parles à un baol baol il te parle en wolof et tu vois que
c’est un sereer, mais il ne comprend pas sereer (…) Ndef Leng avait organisé des journées
culturelles en 1996 à Diourbel et c’est là que j’ai appris qu’en devenant mouride tu abandonnes
ta culture sereer.
Il y a une différence entre les tidianes et les mourides donc ?
Oui, le système est différent. Pour être tidiane c’est vrai tu vas chez un marabout pour nouer un
pacte avec lui, il y a un certain nombre de pratiques, tu demandes l’autorisation de faire ces
pratiques spécifiques à la tidianerie. Alors que chez les mourides c’est pas les pratiques tu viens
et tu te soumets, denguey diebalou1015, donc tu délaisses tout ce que tu étais pour devenir
mouride (…) Nous, nous sommes tidianes et chez nous c’est une hérésie de dire ça,
t’abandonner à un humain, il n’y a qu’à Dieu qu’on puisse s’abandonner. (…) Comme dit ma
mère, la moitié des Sereer c’est des mourides parce que tu peux être mouride et ne pas prier.
C’est très proche de la religion traditionnelle sereer. Alors que quand tu deviens tidiane, on te
dit que les 5 prières il est inconcevable que tu ne les fasses pas, tu vas même à la mosquée de
préférence.

Moussa finalement ne critique pas la religion, mais le système confrérique sénégalais dominé
par le mouridisme qui a obtenu de nombreux fidèles chez les Sereer à partir des années 1970.
En fait, alors que dans le pays l’influence de l’Islam se ressent sur le taux de scolarisation, plus
bas dans les régions proches du centre du mouridisme d’où il est originaire, Moussa prend
nettement ses distances d’avec cette situation, en sa qualité de tidiane, confrérie qui s’est
toujours distinguée du mouridisme par la mise en avant de l’éducation de ses membres1016. Tout
le long de nos échanges, Moussa révèle un attachement religieux profond. Son discours est
marqué par des références récurrentes à Dieu. Son diagnostic sur la force de la religion
chrétienne lui permet en réalité une réinterprétation de la religion musulmane, saturée au
Sénégal par le fait confrérique et dominée chez les Sereer par la confrérie mouride. Si les
premiers intellectuels sereer n’étaient pas tous catholiques, ils ont été influencés par son
idéologie et se sont parfois modernisés en adoptant en zone urbaine un mode de vie occidental.
La réinterprétation culturelle se fait donc chez lui de façon étroitement liée avec la
réinterprétation religieuse. Cette dernière fait partie des outils disponibles pour créer de
nouvelles voies rendant, au Sénégal comme ailleurs, les pratiques religieuses et musulmanes en

1014
« Faire des libations aux ancêtres »
1015
« Tu te soumets »
1016
M.-C. Diop, « Fonctions et activités des dahira mourides urbains (Sénégal) », art cit.
379
particulier de moins en moins conformes aux catégories classiques1017. Le fait confrérique, en
particulier, et ses représentations sont affectés par une profonde transformation du religieux à
travers l’émergence de nouveaux mouvements qui « tentent de revenir ou de lui inventer une
historicité scripturale et une dimension lettrée. En adoptant des signes d’identification, des
modes d’accumulation économiques et des formes de représentation dans l’espace public
empruntées aux sectes religieuses chrétiennes « revivalist », ils disposent sur le champ politique
de nouvelles balises qui proclament l’impérieuse nécessité de la transformation culturelle et de
l’intervention politique »1018. Les précurseurs de ces mouvements sont issus des deux grandes
confréries sénégalaises et, si la confrérie mouride est plus connue, la confrérie des Tidiane, à
laquelle appartient Moussa, semble engagée, à travers la mouvance du Dahiratoul Wal
Moustarchidaty, d’une manière toute particulière dans une « démarche de renouvellement de
l’islam contemporain au Sénégal »1019 d’après Samson. Cette action qui a comme cible
privilégiée les urbains, vus comme plus exposés à la perte de repères, se donne pour mission de
moraliser la ville et de « réislamiser la société sénégalaise afin d’offrir à leurs fidèles l’espoir
de vivre un jour dans une société islamique idéale. »1020 Pour arriver à la transformation positive
des vies de leurs adeptes, Samson a relevé que ces mouvements proposent des voies qui
brouillent celles des premières propositions confrériques sans les remettre totalement en
question. Ainsi, si par la proposition d’un islam global se préoccupant de morale, d’économie,
de social comme de politique, ils rejettent l’Occident, ils n’en sont pas moins opposés à une
arabisation de la société sénégalaise et ne remettent pas forcément en question la laïcité
sénégalaise1021. Si l’on ne peut affirmer avec certitude que le couple que forment Moussa et
Awa, jeunes, instruits et de statut social élevé, ouverts au monde mais se présentant comme
religieusement plutôt conservateurs, est engagé dans ce type de mouvement, il semble au moins
sensible à sa philosophie. En effet, Awa ne cachera pas sa participation, depuis l’étranger, à des
rassemblements de la confrérie. Si elle travaille, elle insiste particulièrement sur le rôle de la
mère au sein du foyer. Même si le discours de Awa est valorisant pour les femmes, elle ne
s’imposera, par exemple, pas dans une discussion avec son mari sur l’accès des femmes rurales
à la terre. Alors qu’elle y semblait favorable, elle écoutera les arguments de son mari qui ne s’y
oppose pas formellement mais déroule des arguments sur la manière dont la question a été
posée, suggérant implicitement que cette question est plutôt posée par des féministes ne

1017
Fabienne Samson, « Les classifications en islam. », Cahiers d’études africaines, 2012, vol. 206‑207, no 2.
1018
M. Diouf, « Des cultures urbaines entre traditions et mondialisation », art cit, p. 286.
1019
Fabienne Samson, « Identités islamiques dakaroises.: Étude comparative de deux mouvements néo-
confrériques de jeunes urbains », Autrepart, 2006, vol. 39, no 3, p. 4.
1020
Ibid.
1021
Ibid., p. 11.
380
comprenant pas toutes les subtilités de l’organisation traditionnelle des terres. Son attitude de
retenue, alors même qu’il était apparent qu’elle n’était pas d’accord avec son époux, va dans le
sens de ce Samson a montré concernant la place des femmes dans les mouvances néo-
confrériques. Si elles y sont considérées, c’est d’abord pour l’importance que revêt leur action
dans l’éducation des enfants. Même si elles travaillent, il leur sera demandé « de se soumettre
à leur mari et de penser avant tout au bien-être du foyer et des enfants »1022. Dans tous les cas,
ce couple, par la manière dont il se pose en modèle, au sein des familles respectives des
conjoints, par l’importance qu’il donne à l’éducation des enfants et à l’exemplarité des parents,
par le lien que fait constamment le mari entre un certaine conscience ethnique, mais aussi sa
conscience professionnelle et religieuse s’affirme comme intéressé par les effets de ses
engagements dans la société globale. Cet engagement particulier peut aussi se donner à voir
dans la scolarisation de leurs enfants qui fréquentent alors une école bilingue islamique,
promouvant l’excellence des musulmans et leur implication dans toutes les dimensions de la
vie sociale par des actions concrètes1023. Si les musulmans sont majoritaires au Sénégal, la
création d’écoles religieuses islamiques, ne se réduisant pas à l’apprentissage du coran est
récente, et se développe de plus, en particulier à Dakar où la proportion d’élèves fréquentant
les écoles privées catholiques (7%) est équivalente à celle, dont font partie les enfants du couple,
fréquentant les écoles franco-arabes (6,8%)1024.

Si le mouvement de réinterprétation religieuse s’est donné à voir de manière plus approfondie


au Sénégal, c’est certainement à cause de la place qu’y occupe la religion dont la place a eu
tendance à se consolider à mesure que l’Etat se révélait incapable de résoudre des questions
sociales essentielles ; des chefs religieux se sont politisés en vue de la moralisation de la société
et une meilleure protection de leurs disciples1025. Mais ce même mouvement n’est pas absent
chez nos enquêtés vivant à Paris, qui sont eux plutôt soucieux de prouver que leur religion n’est
pas incompatible avec leur citoyenneté. Chez nos enquêtés parisiens, la mobilisation des
références ethniques et la mobilisation des références religieuses se combinent dans un même
mouvement pour promouvoir des comportements en opposition aux modèles établis. Si, comme
indiqué au chapitre quatre, la religion musulmane, à travers le mouridisme, a favorisé le
maintien des populations en zone rurale, puis leur intégration en zone urbaine, elle est vue

1022
Ibid., p. 12.
1023
Une visite sur le site de l’école nous fait voir des enfants joyeux, discutant en français et en anglais, allant
visiter des enfants malades dans les hôpitaux, collectant des vêtements et vivres pour des démunis, ou réfléchissant
ensemble à une question sociale dans une classe avec un professeur. Les enfants ont tous des uniformes incluant
le voile pour les filles.
1024
ANSD, Deuxième enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal-ESPS-II-2011, op. cit., p. 53.
1025
F. Samson, Les marabouts de l’islam politique. Le dahiratoul Moustarchidina wal Moustarchidaty, un
mouvement néo-confrérique sénégalais., op. cit.
381
comme ayant promu la wolofisation et le développement matériel créant des transformations
profondes au cœur des terroirs et des groupes ethniques. De même, si comme indiqué au
chapitre trois, la religion chrétienne a permis d’envisager le transport de la culture sereer en
ville, elle est aussi vue comme ayant favorisé, in fine, l’éloignement des personnes du village
physique. Moussa, comme Alsane et Saliou reprochent aux premiers fonctionnaires qu’étaient
souvent les premiers intellectuels sereer, catholiques ou formés dans les missions, d’avoir
déserté les villages. Les enquêtés proches d’un rapport sélectif à la culture rejettent ces deux
alternatives clivantes de la culture associée à l’une ou l’autre religion, et tentent de créer une
autre voie d’identification ethnique. Cette voie intègre, à côté d’une nécessaire et féconde
déterritorialisation, une forme de reterritorialisation par la fréquentation régulière du village où
se trouvent encore souvent les parents et une partie de la fratrie.

1-3-2 Un rapport revisité au terroir d’origine

La stratégie sereer dal c’était radical, c’était « ba gué’él, na gara o yeng, etc »1026. Du coup,
les gens jusqu’à présent, ils ont cette perception des « fonctionnaires », et quand ils te
voient, quand tu vas par exemple na nqol1027 ça les marque tellement. Moi par exemple,
trois week-ends d’affilée je suis parti là-bas, je pars le samedi, simin, dimanche oum
gata1028. Ça c’est très…les gens craignaient ça (…) c’est nouveau, avant ceux qui partaient
étaient partis et les villageois restaient entre eux. (Dakar- Moussa Sarr né en 1975,
chercheur, trois enfants, musulman)

Les personnes proches d’un rapport nostalgique aux origines ethniques ont évoqué les retours
au village et l’importance de cette démarche dans leur vie, même familiale. Mais on a vu que
cette démarche était souvent réservée à leurs enfants et, à leur propre niveau, teintée d’une
certaine volonté d’encadrement des populations, mais dans les faits, plutôt rare. Qui plus est,
très vite dans les circonstances de crise économique, les rapports avec le village aussi forts
qu’ils semblent être, deviennent distants. A mi-chemin entre l’impossibilité de satisfaire les
diverses sollicitations et la peur de perdre le peu que l’on a, de nombreux travailleurs urbanisés
se sont finalement éloignés de ce qu’ils présentent comme leur base territoriale. Chez les
personnes concernées ici, il y a la volonté de transporter la culture sans se couper de la base, de
s’instruire et de s’expatrier sans s’orienter vers une occidentalisation forcée et de s’intégrer dans
la vie urbaine et sociale du pays sans subir la wolofisation. Ils brouillent, par leur
positionnement, les voies reçues de réinvention de soi pouvant éloigner de la figure du paysan
sereer pauvre et ringard : d’un côté le lettré représentatif de la modernité occidentale et de
l’autre, le migrant de classe inférieure associant l’opportunité économique à la culture urbaine.

1026
« Que l’on ne te voit pas, viens la nuit »
1027
« Aux champs »
1028
« Je pars le samedi, je salue, dimanche je rentre. »
382
Ainsi, Juliette regrette qu’à Dakar ceux qui sont plus spontanément reconnus comme sereer, les
travailleurs saisonniers vivant parfois dans la rue, soient originaires de sa région, Diourbel, dans
le Baol. D’après elle, ces populations
(…) qu’on appelle villageois en ville et [qui] pourtant (…) ne vivent pas comme ça au village
(…) n’aiment pas la ville, ils pensent que dès que tu es là tu perds tes valeurs. (…) Ça me fait
mal parce que y a des gens qui disent que c’est ça sereer et pensent que c’est comme ça que
nous vivons au village. Moi quand des gens me disent « ah tu es sereer on ne dirait pas » ça me
fait mal. Même eux [les travailleurs sereer vivant dans son quartier] tu les dépasses ils
t’entendent parler ils sont étonnés et te disent « ah sereer nou ndefou »1029 (rires) tu vois ça ? tu
ne comprends même pas, non…c’est pas bien. Au début c’est vrai je disais la langue, la langue
mais ça n’est pas que la langue quand même parce que ce sont des personnes qui parlent la
langue mais qui vivent d’une façon (…) ils ont perdu ce qu’ils devaient préserver en fait : la
culture, la langue [pour certains] et ils gardent ce dont il faudrait se débarrasser, les idées
arrêtées sur la terre, l’éducation… (Dakar- Juliette Dieng, née en 1977, conseillère de clientèle
en banque, célibataire sans enfant, catholique)

Ce brouillage des limites établies interpelle ceux que Juliette, avec difficulté et colère, peine à
considérer comme des compatriotes et qui, par leur comportement, entretiennent l’image du
sereer inadapté à la ville et à la modernité. Ainsi, Juliette assume avoir essentiellement des amis
sereer de la zone de Fatick, plus fréquentables selon ses critères. Mais Juliette interpelle aussi
un entourage urbain qui continue à la considérer comme une « évoluée », signifiant ainsi
l’exception qu’elle représente à la règle qui voudrait qu’ayant grandi au village et conservant
une certaine revendication de ses origines, elle doive être inadaptée à la ville. D’après cette
représentation :
Le Sereer est associé à tout ce qui est ringard, anti-moderne, des gens qui ne sont pas au
diapason, qui ne connaissent pas les bonnes manières, qui sont ruraux. Donc, du coup, quand
tu veux devenir, aller de l’autre côté, il faut que tu te départisses de ça. Y en a qui le font sans
s’en rendre compte, il y en a qui le font et qui en sont fiers. C’est ça qui est dramatique. (Dakar-
Moussa Sarr né en 1975, chercheur, trois enfants, musulman.)

C’est contre cette perspective que ces personnes tentent aussi une relativisation des critères
urbains de classification. Confronté à l’idée d’être « nandité », c’est-à-dire branché, éveillé aux
choses de la vie, notamment de la ville et plus spécifiquement ici des réalités dakaroises, Alsane
en livre ici sa lecture et sa stratégie d’évitement :
(…) à Dakar tu vois beaucoup de sereer de [son village] qui arrivent …cette histoire de « sereer
nga do nandité »1030, tu le vois sur certains [qui d’après lui paraissent un peu naïfs, surpris et
subjugués par la ville] …c’est toujours ça le Sereer hein, le fait de ne pas être un nandité comme
ils le disent…mais c’est parce que ça c’est leur standard ! qu’est-ce que ça veut dire nandité ?
que tu ne connais pas ? je ne connais pas quoi ? Pour moi, arriver à vendre ça et le défendre
c’était plus intéressant que de s’écouter charrier et rester bouche bée comme certains. Ce qu’il
faudrait c’est demander c’est quoi être nandité ? c’est quoi être « ser »1031 ? parce que tu ne
connais pas ? non, il y a des trucs que je connais moi que tu ne connais pas, du village, est ce
que relativement tu es « ser » ou pas ? c’est peut-être ça que les gens devraient voir, peut-être

1029
Ah vous êtes sereer ?!! avec étonnement
1030
Tu es sereer tu n’es pas branché, tu es ringard.
1031
« Ringard »
383
que le Sereer ne connaît pas ceci mais qu’est-ce qu’il connaît d’autre ? Mais si tu viens à Dakar
et que tu essaies de faire le nandité là, tu peux te perdre ! (…) j’ai vu ça parce que j’avais la
chance d’être dans cette grande maison de passage et dans le même temps d’aller et venir du
village.

Il est clair que si Alsane refuse cette classification et développe un discours pour le contredire,
c’est qu’il a des ressources pour engager une telle démarche. Les personnes qu’il rencontre dans
la grande maison familiale sont en majorité des jeunes pas ou peu instruits venus chercher du
travail en ville. Alors que lui étudie et organise son parcours pour aller se former à l’étranger,
il est capable de regarder ses camarades dakarois, repus d’une vie urbaine qu’il trouve peu
intéressante, comme des pairs. Cela n’est certainement pas le cas de ses colocataires. Alors que
Waly remarquait que pour une majorité des jeunes du village « si tu ne mets pas de jungle1032 et
un grand tee-shirt tu n’es rien », Alsane se distingue ainsi par la sobriété qu’il semble afficher
lorsqu’il retourne au village :
Quand je rentrais par exemple, parfois on me faisait la remarque que je ne semble pas venir de
Dakar, que je ne me suis pas habillé comme quelqu’un qui vient de Dakar quoi, pour montrer
que j’en viens. (…) Quand tu vas à Dakar tu reviens, faut qu’on sache que tu en viens !
[Certains] ont cru qu’il fallait changer parce que tu es un « boy town »1033 par exemple !

Alsane, il est vrai même à Paris, arbore parfois des chemises faites dans des tissus traditionnels
sereer jusque-là peu utilisés en dehors des cadres villageois, ou domestiques urbains, où ces
tissus sont appréciés comme couverture en période fraiche. Il les porte au-dessus d’un jean,
comme l’habit dit « traditionnel » ou « wolof » au Sénégal qui s’est aussi adapté aux exigences
des jeunes urbains, qui font des chemises et non plus des boubous à partir des étoffes de basin.
S’il n’est pas question pour lui de se transformer en suivant les injonctions de ceux qui prônent
le « nandité », c’est aussi en affichant une attitude qui évite de cultiver l’idée d’une certaine
« naïveté villageoise » comme une vertu culturelle. C’est en ce sens que Moussa formule son
admiration pour un des responsables de l’entreprise où il travaille :
(…) moi ce sont les critiques que les gens font de lui qui font que je l’admire. Parce que c’est
un stratège, il sait où se trouvent ses intérêts et dans ce monde-là c’est ça hein
[Awa derrière :] oui c’est ça !!
Et c’est rare d’ailleurs chez les Sereer. (…) on est trop cool, on veut être trop vertueux au point
de donner l’impression ou l’apparence de personnes pas très intelligentes, qui ne savent pas
saisir leur opportunité par rapport aux Wolof.

La ville sénégalaise, Dakar en particulier, a été saturée par des « standards » auxquels tout le
monde a tenté de s’ajuster pour se réaliser. En rejetant un certain « universalisme wolof » d’où
sont puisés ces standards, la majorité des intellectuels sereer tentait la promotion d’un
universalisme reposant sur une authenticité ambigüe. En remettant en question ces deux

1032
Pantalon ample aussi appelé baggy, rendu populaire par les rappeurs américains qui les arborent dans leurs
clips.
1033
Garçon de la ville, branché.
384
propositions opposées et l’ordre qu’elles promeuvent, nos enquêtés tentent de montrer que, dans
le fond, plus que la manière propre de fonctionner des Sereer, ce sont leurs manières de répondre
aux injonctions qui ont été infécondes. Avec Moussa, Saliou, Juliette et Awa, Alsane se présente
comme un homme éclairé qui regrette que l’on puisse entendre « boy sereer », « boy
toucouleur » ou « boy diola » mais jamais « boy wolof ». Tout en étant souvent des
wolofophones aguerris, ces personnes tentent toutes une démarche qui crée la possibilité de
voies alternatives aux choix qu’impose l’injonction d’intégration urbaine sénégalaise, qui n’a
été remise en question ni par ceux qui l’acceptaient ni par ceux qui promouvaient les spécificités
culturelles. D’un autre côté, du fait d’un ancrage villageois important chez tous, l’instruction
acquise, loin de favoriser une déterritorialisation de fait, en montre les possibilités sans oublier
d’en évaluer les mérites ou l’opportunité. Ces personnes se distinguent de leurs camarades non
instruits établis dans les villes par leur volonté de s’impliquer encore dans la vie du village,
dans une démarche collaborative différente de l’encadrement ou de la prise en charge
matérielle, les deux modalités jusques là en cours. Avec eux, des critères d’identification, de
positionnement divers sont mis en avant. Ni exclusivement culturels ni exclusivement
économiques, ils se croisent et se complètent. L’ethnicité sereer est, dans cette perspective,
aussi interrogée qu’elle est considérée comme importante. Elle sera une dimension
incontournable du projet éducatif de ceux d’entre ces enquêtés qui sont devenus parents. De
façon cohérente avec leur âge, tous ne le sont pas encore. Ainsi, si la majorité a eu un discours
sur la transmission, les observations et échanges concernant la transmission se faisant ne
concerneront ici que deux familles, à Paris et à Dakar.

Section 2- Le « volontarisme » comme mode privilégié de


transmission et ses règles

La démarche parentale ici se construit autour de l’idée que l’enfant doit être orienté. La
perspective de réinterprétation de la culture désigne donc une démarche du couple parental qui,
ayant procédé à un tri tente de mettre en place un cadre de transmission qui laisse une place
importante aux échanges avec les enfants tout en étant ferme. Dans cette démarche, la
transmission culturelle est inséparable du projet éducatif des enfants, porté là encore, comme
d’autres projets familiaux, par le couple parental. Si les femmes sont instruites, elles ont un
investissement familial intense qu’elles mettent directement en relation avec l’importance de
l’encadrement des enfants et qui peut avoir des effets sur leurs parcours professionnels. Plus en
charge de la prime enfance et du quotidien, notamment de la transmission de la langue, elles

385
sont cependant plus que dans les familles précédentes, secondées par des pères également plus
impliqués, qui travaillent à faire de l’ethnicité un outil d’insertion active et de réussite sociale
de leurs enfants, quel que soit leur environnement ou lieu de vie. Il apparaît que ces parents,
d’un niveau scolaire souvent élevé, qui occupent des postes se trouvant en haut de la hiérarchie
professionnelle, ont d’autant plus confiance en leur action sur les enfants qu’ils se sentent
légitimes à le faire, et que leur stratégie fonctonne d’autant plus qu’ils sont sûrs d’eux : « [c]ar
l’autorité implique la confiance, et l’enfant ne peut donner sa confiance à quelqu’un qu’il voit
hésiter, tergiverser, revenir sur ses décisions. »1034 Le statut social élevé de ces parents leur
permet d’avoir la confiance nécessaire à l’affichage de la volonté dont ils se réclament, car elle
n’était pas toujours absente chez les parents recontrés précédemment. Ces parents-ci semblent
confirmer que l’autorité ne « constitue une force [pour le parent] qu’il ne peut manifester que
s’il la possède effectivement. »1035 C’est donc aussi parce que leur statut, valorisé socialement,
le permet, que leur pratique éducative revendiquée peut se déployer.

2-1 La langue, enjeu central du projet de transmission


(…) Là je ne joue pas avec. (…) Oui, la langue et la culture, j’y suis très attachée. J’ai eu à entendre
que la langue sereer va s’éteindre, ça m’a marquée, je me suis dit non, on ne peut pas perdre une culture
aussi riche. C’est vrai que je ne connais pas tout sur la culture sereer mais je sais qu’elle est riche (…)
je me suis dit, pourquoi laisser cette langue et cette riche culture mourir ? au profit du wolof ! laisser
sa langue pour une autre, j’ai décidé que non, je resterai sereer. (Awa Sarr, épouse de Moussa Sarr,
née en 1982, mère de trois enfants, enseignante, musulmane)

(…) Oui, on peut léguer beaucoup de choses, mais en termes de richesse culturelle, le premier élément
transmissible, c’est la langue ! (…) pour moi quand tu abandonnes ta langue, haDia gué moniouna djig
solo1036. Pour moi la langue c’est quelque chose de très important dans la culture sereer. O haDiangan
c’est vrai yarfe han ta ref me mais haDia tiegou dolé1037, une bonne partie de la culture. (Saliou Faye,
époux de Ndiémé, né en 1977, chercheur, marié, deux enfants, musulman)

En adéquation avec la place évidente faite au langage dans les éléments permettant
l’identification ethnique, la langue occupe la première place dans les démarches entreprises par
nos enquêtés pour lier leurs enfants aux origines dont ils se réclament. L’un des premiers
marqueurs de cette importance donnée à la langue c’est que, dans ces familles, avant de
s’adresser aux enfants en sereer, les parents entre eux s’appliquent à ne pas échanger dans une
autre langue. Avant d’être ainsi investie dans le foyer, la langue est même racontée comme
élément ayant eu son importance dans la trajectoire amoureuse des parents.

1034
É. Durkheim, Éducation et sociologie, op. cit., p. 67.
1035
Ibid.
1036
« Tu as abandonné ce qui est le plus important. »
1037
« C’est vrai que l’éducation aussi compte et qu’elle peut être là, mais tu abandonnes une dimension forte de ta
culture. »
386
2-1-1 Du couple aux enfants, un cadre strict de pratique de la langue

Nous avons, tout le long de cette tentative de compréhension des orientations parentales en ce
qui concerne la transmission de la culture aux enfants, rencontré des couples parentaux.
Cependant, dans ces familles-ci, il nous a semblé que la dimension « amoureuse » du couple,
affichée et perçue lors des rencontres, distinguait les personnes de celles rencontrées
auparavant. Non que ceux-là ne le fussent pas. Dans une certaine mesure, Marie-Pierre et
André, rencontrés dans le chapitre précédent et proches en âges des couples dont il est question
ici affichaient aussi une certaine complicité. Mais cette dernière n’était pas, comme il nous a
semblé ici, en relation avec l’expression d’une quelconque ethnicité. Ici, le couple, dans sa
formation et son fonctionnement, est mis au service de la nouvelle perspective sur la culture, la
préoccupation conjugale se mêlant à celle de la parentalité. Leur bonheur et leur équilibre
familial semblent orientés autour du souci de « permettre aux enfants à travers des crises et des
phases complexes, de réussir leur individualisation progressive, en même temps que leur
socialisation […] et leur intégration sociale »1038. Cette préoccupation s’inscrit dans le cadre des
familles contemporaines qui se distinguent des autres, non pas tant dans la structure qui de tout
temps a pu être différente, mais dans ses objectifs largement relationnels1039. Cette orientation
donne à ces familles une fonction, essentiellement identitaire, qui se joue dans un lien de
filiation restreint et presque intime où les relations personnalisées visent à construire pour tous
les membres « une famille « suffisamment bonne » : espace au sein duquel le groupe aide
chacun à poursuivre son propre développement personnel, au sein duquel le fait de vivre
ensemble se concilie avec le respect de la singularité de chaque membre. »1040 Cependant, alors
que ce type de famille, est orienté vers des configurations familiales privilégiant l’ouverture et
l’autonomie des membres, ici la préoccupation ethnique, associée à une certaine exigence
éducative amène vers des configurations familiales plutôt caractérisées par la fermeture et la
fusion des membres1041. Ainsi, le fait que les couples soient plus complices et soucieux du bien-
être de leurs enfants n’empêche ni une distinction des rôles sexués, ni une forme de contrôle
dans l’éducation des enfants. Les objectifs familiaux se diversifient et l’exigence envers les
enfants avec eux.

1038
C. Dubar, La crise des identités, op. cit., p. 72 Ch2 Dynamiques de la famille et crise ds identités sexuées.
1039
F. De Singly, Sociologie de la famille contemporaine, op. cit.
1040
Ibid., p. 9.
1041
J. Kellerhals et C. Montandon, Les stratégies éducatives des familles, op. cit. ; J. Kellerhals et al., « Le style
éducatif des parents et l’estime de soi des adolescents », art cit.
387
a- Une langue de complicité conjugale

J’ai rencontré Saliou et Ndiémé Faye à Paris et ai tout de suite été interpellée par cette jeune
famille sérérophone. Saliou est né au milieu des années 1970 dans un village de la région de
Kaolack. Jeune chercheur en chimie, il était alors associé à un laboratoire en province. Sa
femme Ndiémé est née au début des années 1980 dans un village voisin du sien. Ayant étudié
jusqu’au brevet, elle a travaillé dans le médico-social au Sénégal, avant de rejoindre son mari.
Elle était sans activité au moment de l’enquête. A la même période ils étaient parents de deux
garçons. Saliou et Ndiémé se connaissent depuis le village, ils se sont mariés au début des
années 2000, pressés par le père de Saliou qui, découvrant la relation amoureuse de son fils
avec la fille de son meilleur ami, voulut sceller l’alliance le plus rapidement possible. Ils
forment un couple qui a l’air soudé et amoureux et qui aborde la romance sans retenue et avec
beaucoup d’humour. Dans leur couple, la pratique de la langue sereer se présente comme
quelque chose d’évident :
Ndiémé : A la maison on ne parle que sereer, même entre nous.
D’accord…c’est quelque chose que vous avez préparé ?
Les deux : c’est naturel !
Ndiémé : je crois que c’est naturel hein parce que moi je ne peux pas leur parler français…
Saliou : (…) c’est plus une question de… on a grandi au village, on s’est connu là-bas, on ne
peut pas du jour au lendemain, on vient ici, et on switche voilà, dire qu’on ne va parler que
français.

Pour Ndiémé et Saliou, la pratique de la langue est la même partout, au village, à Paris ou dans
les autres endroits où ils ont vécu, ils ont toujours parlé sereer entre eux. Ils présentent leur
approche comme naturelle. Dans les familles rencontrées plus haut, ou les parents parlaient
sereer entre eux et ne s’adressaient pas dans la langue aux enfants, ou ils ne parlaient pas du
tout sereer entre eux, ou alors cette mission était dévolue à la mère de famille, souvent non
instruite. L’expérience de Ndiémé est différente. Ils mettent d’abord en avant le fait de s’être
connus et appréciés dans des circonstances sérérophones qu’ils ne modifient pas. Leur
expérience linguistique de couple n’est pas non plus tout à fait la même que celle de Moussa et
Awa Sarr rencontrés à Dakar par l’intermédiaire de Fatou qui a vécu avec eux au Canada et
nous en a parlé comme la seule famille où elle voyait les enfants parler une autre langue que le
français. Moussa est né au milieu des années 70 dans la région de Kaolack. Etudiant en maîtrise
à l’université de Saint-Louis au Sénégal à la fin des années 90 il rencontre Awa. Voici comment
cette dernière relate les circonstances de la rencontre et du mariage :
Pourtant [au village] la majorité est sereer, mais à cause du tourisme le wolof s’est mis à
dominer. Donc là c’est devenu une revendication pour moi, je me suis même dit ah non là faut
que je marie un sereer. J’y tenais beaucoup, je l’ai cherché vraiment. J’ai chassé tous les

388
prétendants wolofs. Le prince charmant sereer est venu (rires) et j’ai mis mon crochet (avec le
geste) ! (Rires)

Awa est née dans un village des îles du Saloum au début des années 1980. Son parcours est
marqué par l’importance que prend petit à petit sa conscience ethnique et par les décisions
qu’elle pose dans ce sens. Lorsqu’elle décide que ce n’est pas avec elle que le sereer se perdra
cela entre directement en lien, chez elle, avec le choix marital et naturellement, avec un style
éducatif directif. Alors étudiante, sa rencontre avec Moussa est arrivée à point nommé, mais
elle doit d’abord surmonter un obstacle :
Moussa : (…) et je te dis hein, j’avais même dit à ma mère que je ne me marierais pas à
l’université (rires de sa femme) J’avais même dit que je ne voulais même pas une intellectuelle
Awa : bravo à moi !
Moussa : Tu sais les clichés là, les intellectuelles…Oui c’était dans ma tête mais parce que bon,
on a vu ça aussi hein au village, ceux qui nous ont devancés leurs femmes qui les ont trahis
après être devenues autonomes financièrement. Donc je réagissais en fonction de ce que j’ai
vu. (…)

Moussa, se rapprochant là de Manga rencontré précédemment, met en avant une constante chez
les hommes sénégalais, d’après Dial, qui demeurent tiraillés entre le désir d’être soutenus dans
la prise en charge de la famille et la crainte que ce fait les expose à la perte des privilèges liés à
leur statut de chef de famille principal pourvoyeur de ressources1042. Cependant, lorsqu’il
rencontre Awa, alors très fortement intéressée par la culture sereer, Moussa qui, lui aussi, est
engagé dans une trajectoire de « retour » vers ses origines ethniques revient sur ses
croyances initiales à propos des intellectuelles mais aussi, d’une certaine manière, concernant
les éléments que lui-même associait alors à la culture :
Il faut dire aussi qu’il y a un changement. Les intellectuelles sereer avant n’avaient pas votre
comportement (s’adresse à sa femme et moi). Avoir tout d’une femme moderne, mais être très
préoccupée par sa culture ça n’est pas courant chez les Sereer (…) Nous, nous sommes des
métis des générations restées au village, des premiers arrivés, mais aussi par nos rencontres au
niveau international…On ne peut pas (…) je ne cherche pas à être sereer comme mon père ou
mes ancêtres, je ne peux pas (Awa derrière dit non non c’est pas possible) (…) parce que moi
je suis foncièrement quelqu’un qui croit que les choses ne sont pas statiques, sont dynamiques.

Comme chez Ndiémé et Saliou, l’ambiance dans cette famille est détendue. Le couple,
complice, partage les réponses ; les blagues fusent à propos de la manière dont l’un ou l’autre
s’y est pris pour faire la cour et convaincre. Chez les uns et les autres, si les raisons de la pratique
de la langue au sein du couple, puis de la famille ne partent pas des mêmes motivations, le
sereer est d’abord une langue investie par le couple. Par conséquent, une fois les enfants nés, le
sereer est devenu dans ces deux familles la langue de la maison, langue autour de laquelle la
complicité conjugale puis familiale sont construites. Lors de nos visites qui ont duré plusieurs
heures et ont comporté le partage des repas, si les échanges entre enfants ont pu mêler le sereer

1042
F.B. Dial, Mariage et divorce à Dakar, op. cit.
389
au français, notamment chez Saliou et Ndiémé à Paris, les échanges se faisaient majoritairement
en sereer, entre parents et enfants et avec les personnes présentes dans la maison lorsqu’elles
sont sereer.

b- Une langue de la maison

Ici c’est sereer, 24h/24 (rires). (…) Moi avec les enfants pas de wolof ni de français c’est interdit
à la maison, que le sereer ! Au début c’était parfait mais quand ils ont commencé à avoir des
amis et tout ils ont commencé à ramener du français, là j’ai dit que non c’est pour l’école, le
wolof c’est impensable. Dans la maison, seulement le sereer ! Et c’est ça qui m’a aidée. (…)
maintenant c’est naturel. Il faut juste leur expliquer. Tu sais peut-être quand tu insistes sans
expliquer, mais si tu expliques l’importance de la culture et de parler la langue…Maintenant,
même à l’école, avec la politique des langues, la loi interdit de parler une autre langue que
l’anglais et le français, dans l’école. Mais mes enfants sont tellement habitués. Par exemple le
second […] il est tellement habitué, l’année dernière je l’avais dans ma classe mais même quand
il posait des questions, il levait la main en disant « yah yah ! »1043 (Rires) je disais « no yah in
the classroom » (rires)… c’était compliqué ! (Dakar- Awa Sarr née en 1982, mère de trois
enfants- enseignante musulmane)

Parce qu’il y a quelque chose d’important : au début, tout dépend du début quand l’enfant
apprend à parler. Parce que les premiers mots… Sa nounou lui parle français, donc il va
certainement commencer à parler en français. C’est là qu’il ne faut pas la suivre. [Notre aîné],
à un moment il nous avait demandé pourquoi on parlait sereer, en disant qu’il faut parler
français. On lui a expliqué que le sereer c’est notre langue maternelle, qu’à la maison on parle
sereer et que dehors c’est français. Il nous arrive bien sûr de parler français avec eux, mais très
peu, et c’est devenu un réflexe pour eux. Quand ils sont dehors à jouer avec leurs copains ils
parlent français, mais dès qu’ils franchissent la porte de la maison, ils se mettent au sereer.
(Ndiémé Faye née en 1982, aide-soignante sans emploi, deux enfants, musulmane)

Le sereer est la langue de la maison. Lorsqu’ils parlent spontanément une autre langue, les
enfants sont rappelés à l’ordre. L’approche est stricte, mais elle se discute en famille, elle
s’explique aux enfants qui, même si un autre choix ne leur est réellement donné que celui de
parler cette langue en famille, finissent par « adhérer » au projet parental. Dans ces deux
familles, nous avons nous-mêmes échangé en sereer avec les enfants dont c’est la première
langue, canal de toutes les interactions familiales. L’insistance sur le parler sereer à la maison
s’explique de part et d’autre par la réduction de son espace de pratique. A Paris, s’ils fréquentent
l’association des sereer, Saliou et Ndiémé disent que cela n’est pas un lieu sur lequel ils peuvent
compter pour l’apprentissage de la langue. Leurs deux enfants, alors âgés de 7 et 5 ans,
rencontrent par ailleurs d’autres enfants de familles sereer, mais ceux-là ne parlant pas la
langue, les échanges se font plus spontanément en français. S’ils vont bien en vacances au
village, cela est trop peu fréquent pour assurer cet apprentissage. La maison devenant ainsi le
seul endroit où ils peuvent assurer cet apprentissage, les parents préfèrent la spécialiser en ce

1043
Maman ! Maman !
390
sens. Si cette démarche se fait chez Saliou et Ndiémé sans beaucoup de préparation apparente,
et semble découler d’un simple constat, elle est en revanche plus clairement réfléchie chez Awa
et Moussa. Le père de trois enfants âgés de onze à trois ans, justifie ainsi leur approche :
L’espace linguistique du sereer en zone urbaine est très réduit (…) par exemple hier, quand je
suis parti à une réunion avec [deux de ses enfants] et [un voisin] il fait exprès, il sait que mes
enfants ne parlent pas wolof, il parle à [mon fils] wolof. Il ne répond pas et là y a quelqu’un qui
dit « ah, ils ne comprennent pas wolof ? » je dis non. Il dit « ah, comment ça ? » je dis ah, ils
étaient au Canada et on leur parlait sereer et français, ici on leur parle sereer et français ils
n’ont pas le temps de parler wolof. Ils disent, ah pourquoi ? Je dis parce que pour moi, parler
wolof n’est pas ma priorité avec mes enfants, parce qu’il n’y a que moi et leur maman qui leur
parlons sereer, si on ne leur parle pas sereer qui va le faire ? Leur espace linguistique sereer
est réduit à la famille, donc chez moi vraiment je veux tout faire pour qu’on leur transmette la
langue.

La décision de ne parler que sereer en famille n’est pas neuve. Nous avons déjà vu cela au
chapitre trois. Ce qui est nouveau ici et en particulier chez Moussa et Awa à Dakar, c’est
l’accent mis sur la réduction des espaces de pratique de la langue. De fait, dans cette famille,
les parents, ainsi engagés dans leur propre foyer, expérimentent le contraire de ce que, depuis
le village, ils ont vécu. On comprend en effet que dans sa propre famille, Awa est une exception.
Si elle parle bien sereer et arrive à en faire sa première langue c’est parce qu’elle n’a pas grandi
chez son père mais chez sa tante paternelle :
(…) mon père est d’origine niominka mais comme il est allé pendant très longtemps faire des
études coraniques…Tu sais les talibé1044 là quand ils partent quand ils reviennent ils sont plus
wolof qu’autre chose. Mon papa est plus à l’aise avec le wolof qu’avec le sereer. Donc on a
grandi avec ça, même si ma mère continuait à parler sereer mais c’est plus le wolof dans la
maison. Moi j’ai grandi chez ma tante paternelle qui est niominka (…) là-bas on a parlé que
sereer, vraiment. C’est une île où on ne parle même pas wolof.

Ainsi, c’est plutôt le wolof qui est la langue d’échange dans la famille d’origine de Awa. Avec
sa sœur qui est de passage chez elle, elles parlent spontanément wolof avant de se faire rappeler
à l’ordre par Moussa. Dans leurs familles respectives, les frères et sœurs de Awa sont
wolofophones. Même si elle a changé ses habitudes et est engagée dans une démarche stricte
au sein de son foyer, elle n’est pas arrivée à changer cette dynamique initiale avec ses frères et
sœurs. Moussa de son côté se vante, moqueusement envers Awa, d’y être arrivé de son côté,
alors que tout, dit-il, était perdu dans sa famille :
[Le village] s’est urbanisé. Tu sais qu’au Sénégal quand on s’urbanise on devient wolof. Du
coup comme la culture urbaine est la référence et que la langue wolof va avec cette culture,
voilà qu’on est devenu, en voulant être au diapason (…) Pourtant, c’est maintenant que le bâti
commence à se développer, mais c’est le type de village sereer où on te disait « o hou mahna
men malkeren »1045 ! (…) Moi avant d’aller à l’école coranique et française je ne comprenais
même pas le wolof. Surtout à l’école française (…) à 7 ans, parce que nous on marchait 2km, à
midi on revient, tu donnes à boire au troupeau de papa, oui, parfois même avant de finir on

1044
« Disciples »
1045
« Si quelqu’un construit ici cela ne lui portera pas bonheur. » Cet état d’esprit explique pourquoi les « maisons
en dur mettront du temps à dominer l’espace physique, à partir des années 90.
391
n’avait pas le temps de manger on retournait comme ça à l’école. (…) Donc je vais à [commune
la plus proche] et là-bas je découvre un nouveau monde où le sereer est la langue la moins
parlée, donc pour m’intégrer et faciliter ma communication j’ai commencé inconsciemment à
me pencher vers le wolof. Ma mère me parlait en sereer je lui répondais en wolof (…) Je
découvre donc que l’espace linguistique sereer, c’est comme ça que je l’appelle maintenant,
était très réduit. Quand tu sors, tu n’as pas besoin du sereer. Donc inconsciemment je me suis
détaché du sereer sans le vouloir et sans le faire exprès. Jusqu’en terminale, je me suis rendu
compte que je ne pouvais même pas tenir une discussion en sereer. (…) Non mais j’avais perdu
mais je ne m’en rendais même pas compte, c’est ça le drame. (…) à la maison on ne parlait
même plus sereer, parce que le wolof est rentré dans la maison. On était une des dernières
maisons du village à parler sereer, mais après ça a disparu de la maison. Donc du coup on ne
se rendait même pas compte. C’est arrivé en terminale j’ai rencontré des Sereer qui parlaient
sereer et même quand ils parlaient wolof tu sentais que c’était des Sereer. En même temps les
Pulaar parlaient sereer. J’ai commencé à m’interroger. Mais c’est quand je suis arrivé à
l’université que ça m’a beaucoup marqué, (…) j’arrive à l’université et je découvre
l’association des pulaar, très dynamique, l’association des Sereer moribonde. Des Sereer qui
se cachaient même, ne voulaient pas parler sereer, ça m’a fait très mal. (…) J’ai réappris !! Je
me suis cherché que des amis sereer et je parlais avec mes fautes, même quand ils se moquaient
de moi, je m’en foutais royalement. (…) J’ai été choqué par le comportement des gens mais
après je me le suis appliqué parce que je me suis dit je n’ai rien à reprocher aux autres, je n’ai
qu’à commencer par moi-même.

C’est donc un cheminement particulier qui produit chez Moussa un revirement et l’amène à
réapprendre le sereer. Depuis, la langue redécouverte est redevenue la langue de communication
avec sa mère, mais aussi, avec la majorité de ses frères et sœurs, comme en témoigne un qui se
trouve chez lui lors de notre passage. Mais dans le cas de Moussa et Awa, ce que nous
percevons, c’est aussi, tout en continuant de pratiquer la langue wolof même avec des membres
de leurs familles respectives, un certain rejet du wolof, non en tant que langue mais en tant que
langue dominante des autres langues locales :
Pour moi c’est clair, les Wolof c’est ceux qui font le moins d’effort pour comprendre les langues
des autres. Moi les Wolof, beaucoup de wolof je parle même mieux qu’eux le wolof. Le Wolof il
fait tout pour comprendre l’anglais et le français, mais pour lui le sereer, le pulaar ça ne vaut
pas la peine. Comme a ndiega foula fene koy, mi oum djeg foula oum ley a sereer fo a mbiyahe
mi1046 ! Maintenant le wolof ils vont finir par le comprendre. Moi c’est très clair dans ma tête,
ils n’ont que la maison comme espace pour parler sereer. (…) Ils comprendront wolof, français
anglais ce qu’ils veulent mais ils doivent comprendre sereer.

A priori, la langue, comme la culture ethnique, si elle est jugée importante ne devrait pas, dans
la perspective qui est celle de ces personnes, être brandie contre les autres. D’une certaine
manière, tout en valorisant la langue ethnique et sa transmission, la démarche est de reconnaître
l’utilité sociale des autres langues, sans les laisser prendre le relais de la langue de groupe,
comme cela pouvait être le cas dans les familles vues dans le chapitre précédent. C’est toute la
difficulté que pose Moussa qui se demande comment, dans son environnement dakarois, il peut
réussir à transmettre sa culture à ses quatre enfants qu’il veut voir être fiers de ce qu’ils sont
sans pour autant mépriser les autres. A priori, c’est parce qu’elle est considérée comme aussi

1046
« J’ai autant de lucidité qu’eux et je parle sereer à mes enfants. »
392
valable que les autres que la langue est ici investie et sa transmission posée comme importante.
Cette perspective pratique se heurte néanmoins aux intériorisations décrites plus haut par
rapport à la place des langues sur l’échiquier national et aux réalités de leurs positionnements
dans le processus d’intégration sociale, lesquelles ont été entamées à la colonisation par la
spécialisation régionale et la division ethnique de l’espace1047. Cette perspective a permis que
dans un contexte de développement inégal, la paupérisation frappe certaines populations plutôt
que d’autres. La défense des langues propres contre un projet linguistique national favorisant
une seule langue pour le pays, le wolof, se présentait alors comme l’unique façon pour des
groupes qui se sentaient quelque peu dominés de défendre encore leurs intérêts. C’est ainsi que
depuis les indépendances, le projet d’instruction en langues locales ne peut ni se développer ni
s’appliquer, et il n’est toujours pas reconnu au wolof, langue qui, numériquement, est de loin
dominante, la légitimité de s’imposer en matière d’instruction en face d’un français de plus en
plus minoritaire comme langue officielle1048. Ce n’est donc pas tant le fait que le wolof s’impose
comme langue la plus parlée et la plus susceptible d’officialisation dans le cadre d’une politique
des langues que le mouvement qui l’a mené à ce statut qui est dorénavant rejeté par certains
locuteurs des autres langues locales dites « moins dynamiques ». Ce mouvement, bien plus
qu’une quelconque menace qui pèserait sur l’une ou l’autre langue, est accusé d’avoir remis en
question au niveau national « la force de l’hétérogène en tant que processus qui se décline entre
autres dans le rapport aux langues. »1049 Toutefois, un changement de contexte et de perspective
sur la question peut permettre d’agir sur cette situation. Lors d’une discussion avec Alsane,
avec qui nous avons fait connaissance au début de ce chapitre, celui-ci se demande pourquoi
certains sereer préfèrent le français au wolof, de sorte que le refus de reconnaître une valeur
plus importante aux autres langues, qui concerne théoriquement le français aussi, s’applique
plus en pratique au wolof qu’au français. S’il se trouve effectivement que dans la réalité
sénégalaise le wolof est la langue la plus répandue, la maîtrise du français est encore perçue, et
sert encore, à une meilleure instruction, la langue de l’école étant le français. Dans son étude
sur la transmission des langues vernaculaires (autres que wolof) et véhiculaires (wolof et
français) à Dakar, Masuy constatait que dans les milieux intellectuels de Dakar, si « [l]es Wolof
privilégient le bilinguisme français-wolof » à 61,8%, « [au] palmarès des langues d’éducation
familiale choisies par les membres des ethnies non wolof, la langue véhiculaire [wolof] occupe
la dernière place (28,8%). C’est le français (37,5%) qui se trouve en tête, suivi de près par les

1047
J. Copans, « Ethnies et régions dans une formation sociale dominée : hypothèses à propos du cas sénégalais »,
art cit, p. 102.
1048
M. Cissé, « Langues, Etat et Société au Sénégal », art cit.
1049
C. Canut, « Langues et filiation en Afrique », art cit, p. 436.
393
langues vernaculaires des divers groupes ethniques (33,1%). »1050 Cependant, il semble
paradoxalement que cette tendance, à l’épreuve des changements sociaux s’effectuant en faveur
d’un plurilinguisme plus prononcé1051 et au sein d’une jeunesse plus sensible que ses aînés aux
éléments pouvant favoriser le panafricanisme,1052 joue en faveur d’un apaisement des relations
linguistiques en zone urbaine sénégalaise. En effet, si leurs expériences de l’ethnicité et de la
langue amènent nos enquêtés à avoir des positions plus ou moins radicales avec la pratique
familiale de la langue, l’adoption du sereer comme langue domestique veut se faire hors de
toute polémique ou considération de valeur. Avant d’être un outil d’imprégnation de la culture,
qu’elle ne porte pas en tant que telle dans leur vision, elle semble avoir d’abord et avant tout
une fonction assumée d’affichage ethnique. Si sa pratique n’est donc pas, a priori, concurrente
de celle des autres, elle prend une importance d’autant plus grande que son périmètre de
pratique se réduit. Sa pratique se justifie et s’intensifie, moins du fait de valeurs qu’elle
porterait, que par une certaine revendication à la maintenir quand l’environnement voudrait
qu’il en soit autrement. Par conséquent, la volonté des parents de rendre sa pratique concrète
devient plus importante que tous les discours qu’ils ont pu faire à ce propos. Paradoxalement,
la valorisation de la langue, qui l’amène à se domestiquer de plus en plus, confronte ainsi de
manière directe ses locuteurs à ses limites. Cantonnée à la sphère domestique, les possibilités
qu’elle offre en tant que « ressource naturelle » et matière première1053 nécessaire ou utile à la
vie de la majorité des personnes partageant le même environnement national sont d’autant plus
réduits. Finalement donc, c’est au moment où, en pleine crise économique, le wolof semblait
devenir le plus « exclusivement » parlé, que ses possibilités de reconnaissance comme langue
officielle devenaient moindres. Aujourd’hui, d’après Daff et Dramé, c’est par le fait que, tout
autant que le wolof, les langues ethniques demeurent plus que jamais pratiquées par leurs
originaires que la capitale sénégalaise peut confirmer son statut de haut lieu du
plurilinguisme1054. Ce contexte permettant un usage pluriel des langues dans des relations
apaisées, tendant de plus en plus à être vécues en termes moins conflictuels mais résolument
fonctionnels, pourrait paradoxalement être favorable à une nouvelle reconnaissance nationale
de la langue wolof.

1050
Françoise Masuy, « Y-a t-il une insécurité linguistique au Sénégal? Enquête auprès d’universitaires
dakarois. », s.l., Cahiers de l’Institut de Linguistique de Louvain, 1994, p. 8‑9.
1051
M. Dreyfus et C. Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal, op. cit. ; L.-J. Calvet et M. Dreyfus, « La famille dans
l’espace urbain: trois modèles de plurilinguisme », art cit.
1052
M. Mbaya, Pratiques et attitudes linguistiques dans l’Afrique d’aujourd’hui: le cas du Sénégal., op. cit.,
p. 84. ;E. Versluys, Langues et identiés au Sénégal, op. cit.
1053
J. Boutet et M. Heller, « Enjeux sociaux de la sociolinguistique », art cit, p. 314.
1054
Moussa Daff et Mamdou Dramé, « Dakar, métropole et capitale de la stabilisation du plurilinguisme dominant
au Sénégal. », Le français dans les métropoles africaines, 2015, no 30, p. 160.
394
2-1-2 Un positionnement justifié et un contrôle assumé

Le repli de ces familles sur le groupe domestique pour favoriser la transmission des éléments
d’ethnicité amène aussi à un contrôle des instances externes et de leurs propositions concernant
les enfants. Se positionnant comme « informés », les parents forment un cordon de sécurité
autour des enfants et, confiants en leurs connaissances, se donnent le droit de regard, de contrôle
et de filtrage des propositions extérieures pouvant compromettre leurs projets éducatifs. Cette
assurance qui n’est pas sans lien avec leur niveau scolaire et social se lit aisément dans les
arguments qu’ils posent pour justifier leurs choix, notamment linguistiques. Ainsi, s’ils
discutent avec leurs enfants pour leur expliquer l’intérêt de parler le sereer en famille, c’est que
Moussa et Awa, mais aussi Saliou et Ndiémé ont observé leur entourage et réfléchi sur la
question avant de traduire leur approche en actes opposés à ces observations et constats. Au
Sénégal, Moussa considère que :
(…) Pour moi, un des défauts des Sereer, ten refu ka i niak fayda1055, comparés aux Pular, je te
jure demande lui, à côté de leur maison, il y a une famille de pular, mais les enfants là ils parlent
pular. C’est-à-dire que le fait de dire que nous sommes dans un milieu où on ne parle pas sereer
c’est pas suffisant parce que les Peul nous ont démontré le contraire. Nous, on habite avec des
Peul chez nous, nous tous on a perdu le sereer, mais eux parlent leur langue. Pourtant, ils sont
avec nous ils vont à l’école et tout mais voilà. Pour moi, c’est une faiblesse chez les Sereer. Le
Sereer a la promptitude de s’abandonner et d’aller vers l’autre.

Remarquant que certaines langues semblent résister à l’hégémonie wolof annoncée au Sénégal,
Moussa a réorienté sa réflexion et son action en faveur d’un maintien de la sienne propre. Ainsi,
si comme il en a fait l’analyse plus haut, ni la religion, ni l’environnement, souvent vus comme
incompatibles avec la culture ou la pratique de la langue ne sont responsables, le problème se
situe au niveau de la volonté individuelle. La transmission ne se fait pas sans effort et sans la
prise de décisions strictes. A l’étranger, les choses semblent se poser différemment, mais la
volonté individuelle est aussi engagée. Là, c’est l’ensemble des langues étrangères qui semblent
abandonnées au profit de la langue dominante du pays d’accueil :
Au Canada, c’était difficile. Là-bas, c’est très rare même de voir déjà des enfants qui parlent
wolof, même si le wolof est la lingua franca des sénégalais. Mais c’est rare de voir ça, là-bas
les sénégalais, leurs enfants parlent seulement le français.
Le français québécois ?
Bien sûr !! les parents encouragent leurs enfants à ne parler que le français québécois.
(Dakar- Awa Sarr)

Si elle n’était pas encore maman au moment de note échange, Fatou, vivant aussi au Québec,
confirmait et tentait d’expliquer en même temps le fait relevé par Awa :

1055
« On manque de lucidité »
395
Il y a une pratique ici, indépendante des Sereer, mais tous les sénégalais qui habitent ici, je ne
dis pas tous mais la plupart leurs enfants ont plus la culture québécoise que la culture
sénégalaise alors je ne te parle pas de langue. (…) Tout le monde travaille, les enfants sont
déposés à la garderie tôt le matin et récupérés le soir. Ici le système est fait de telle sorte que
tous les enfants sont formatés de la même façon, parlent de la même façon, le même français. Il
n’y a que les chinois qui arrivent à imposer leur culture et leur langue. Il y a aussi quelques
africains mais la plupart ne s’en rendent pas compte, mais j’ai l’impression souvent qu’ils ont
quand même une certaine fierté à voir leurs enfants être de vrais québécois. (Québec- Fatou
Ndiaye)

A l’opposée de cette tendance, Awa veut choisir sa voie. Cette position peut sembler étonnante,
tant ce qui est connu du système canadien est a priori son ouverture affichée au
multiculturalisme. C’est donc un système théoriquement opposé au système français plutôt
associé à une politique d’assimilation. Pourtant, Labelle et Salée (1999) montrent que le
Canada, comme la majorité des pays occidentaux, a élaboré des systèmes de citoyenneté au fur
et à mesure des migrations, de leur intensification et des transformations sociales qu’elles
semblent induire. Ainsi, alors que les autorités continuent de jouer sur la tradition d’ouverture
du pays, on observe, dans les faits, une réorientation des politiques d’intégration des populations
migrantes vers l’assimilation. Ce qui, dans un pays traversé par ses propres tensions
intergroupes, entre minoritaires et dominants, n’est ni anodin ni simple à mettre en place. Dans
ce cadre, la diversité culturelle
« est une réalité avec laquelle l’Etat est [et a été avant l’arrivée des migrants] obligé de
composer. Mais c’est en procédant à une revalorisation de l’identité commune qu’il le
fait, l’objectif ultime étant d’abord d’assurer à tout prix la cohésion sociale du Canada
en dépit de la diversité culturelle et nationale. »1056

En France, où l’histoire migratoire est différente, c’est dans l’autre sens que l’usage des mots
au moins, signe une inflexion d’une politique d’assimilation vers l’intégration1057. Ces
transformations des politiques d’accueil et d’insertion des migrants ont lieu en même temps que
ces derniers eux-mêmes changent et se diversifient dans leur composition. Les nouvelles
générations peuvent, sans rejeter les principes de ces politiques, avoir une volonté d’affirmation
plus importante que leurs aînés. Ainsi, Awa, si elle ne tente pas de changer le système, dit
refuser de lui laisser tout pouvoir en imposant par sa volonté le parler sereer à ses enfants :
Moi, j’ai dit que ce n’est pas un problème si mes enfants parlent le français québécois mais
faut qu’ils parlent sereer (…) et j’étais plus fière le jour où quand je suis partie, un ou deux
ans après, une de mes belles-sœurs m’a appelée. Elle me dit bon je vais te parler et tu vas
traduire à mes enfants. Je lui ai dit ne bouge pas j’ai appelé les enfants, surtout [le troisième]
il est né au Canada mais il ne comprend pas wolof il ne parle que sereer. Et elle était
tellement émue, ébahie, elle ne pouvait pas comprendre qu’un enfant né au Canada ne parle
que sereer.

1056
Micheline Labelle et Daniel Salée, « La citoyenneté en question : l’État canadien face à l’immigration et à la
diversité nationale et culturelle », Sociologie et sociétés, 1999, vol. 31, no 2, p. 132.
1057
Inflexion qui tiendrait cependant plus aux termes qu’aux pratiques selon M. Safi, « Le processus d’intégration
des immigrés en France : inégalités et segmentation », art cit.
396
Quel que soit l’environnement, les contraintes qui se posent aux parents et aux familles, la
constante est la volonté des premiers à mettre en œuvre leur projet. A Paris, c’est aussi sur la
méthode à adopter que Ndiémé et Saliou s’attardent. En observant les familles qui les entourent,
ils se rendent compte de ce qu’ils considèrent comme un manque de vigilance qui les pousse
eux à en redoubler :
Saliou : Parler sereer entre vous ne suffit pas, il faut s’adresser à eux en sereer. Regarde [un
autre couple que nous avons rencontré] ils parlent tout le temps sereer, [le mari] aime plus le
sereer que moi, quand il en parle c’est même avec le cœur, mais ses enfants ne parlent pas !
Moi, je pense que c’est parce qu’ils n’ont pas fait attention à ça, il faut faire attention et dès le
premier enfant.
Ndiémé : il faut que l’enfant l’entende mais que tu lui parles en même temps

Expérimentant au quotidien la possible cohabitation entre langues ethniques et langues


véhiculaires ou officielles, ces parents réfutent fermement les thèses parfois soutenues par des
professionnels de la petite enfance ou des établissements scolaires avançant l’incompatibilité
des deux. De ce point de vue, ils se rapprochent de certaines personnes de secondes générations,
enfants de parents proches du rapport nostalgique aux origines. Comme eux, alors que ces
positionnements ont pu être acceptés ou subis notamment par leurs parents, ils se posent en
porte-parole de tous et dénoncent ce qu’ils considèrent comme des abus d’autorité ou parfois
de vraies faiblesses théoriques :
Saliou : Déjà la maîtresse en début d’année a voulu avancer la thèse comme quoi, je pense que
c’est un parent qui posait la question sur les langues maternelles et le français, et la maîtresse
a dit « oui, c’est bien qu’on ne leur parle que français parce que ça leur facilite la scolarité ».
Je suis intervenu pour dire que je n’étais pas d’accord. Que moi personnellement je leur parle
ma langue maternelle parce que je pense que c’est quelque chose de plus dont l’enfant peut
bénéficier et je préfère même que mon enfant apprenne le français avec des gens dont c’est la
langue maternelle. Parce que moi c’est vrai que j’ai appris le français, mais quand je parle je
fais encore des fautes, j’ai l’accent etc. Donc je préfère leur parler ma langue, ils vont avoir
une langue de plus et apprendre le français à l’école avec des gens qui parlent bien. Tu te rends
compte, on avait dit la même chose à [une autre dame sénégalaise], elle me l’a dit, elle regrette
d’avoir écouté la maîtresse
Ndiémé rajoute : même au centre social où j’emmenais les enfants, l’assistante maternelle nous
disait ça…

Filhon note à ce propos comment, même si depuis des décennies plusieurs travaux réalisés par
des linguistes et des sociolinguistes ont réfuté l’idée- fortement relayée par les services sociaux
auprès des populations migrantes- que le bilinguisme pouvait perturber la scolarité de leurs
enfants, elles continuent à être véhiculées et à influencer les pratiques linguistiques de certaines
familles1058. Ces dernières, exposées à des pratiques linguistiques distinguées d’un bilinguisme
valorisé associé aux classes supérieures et à l’élite, peuvent alors subir une forte pression,

1058
A. Filhon, Langues d’ci et d’ailleurs, op. cit., p. 185‑186.
397
d’autant plus acceptée que la réussite scolaire des enfants est désirée1059. Ici, les parents, doté
d’un capital culturel et social important revendiquent au contraire le droit de pratiquer leur
langue ethnique en famille. Non seulement ils tiennent à garder le contrôle sur leurs familles,
mais ils évoluent dans un cadre ou non plus le bilinguisme mais le plurilinguisme est valorisé,
et pas que sur le plan « culturel ». Spécialisée en grammaire linguistique Awa oppose, au-delà
d’une volonté personnelle de transmettre la langue, un argument scientifique aux personnes
suggérant que sa démarche pouvait être pénalisante pour ses enfants :
(…) Au Québec, il y a quand même beaucoup de nationalités et donc j’ai assisté à des
conférences ou on disait de parler français aux enfants. J’ai levé la main et j’ai parlé en tant
que linguiste pour réfuter leur approche monolangue. Le fait de parler d’abord sa langue
maternelle à l’enfant est enrichissant et va le rendre plus performant dans l’acquisition de
langues secondaires, il va être plus ouvert. Les Sereer ont d’ailleurs la réputation d’être bons
en langues étrangères ! donc je n’étais pas d’accord sur ce point-là, non !

Au grand désespoir de la maîtresse de ses enfants qui l’interpelle régulièrement sur le sujet,
Awa continuera à leur parler sereer. Ses enfants, inscrits dans une école bilingue à Dakar,
parlent couramment sereer, français et anglais et semblent être de bons élèves. La plus grande
des quatre, onze ans lors de notre passage, figure toujours sur le tableau d’honneur de l’école,
pour la plus grande satisfaction de ses parents. Chez Saliou et Ndiémé aussi où ils sont plus
jeunes, le plus grand, âgé de sept ans, a très bien commencé sa scolarité, suivi de près par les
parents par ailleurs engagés dans la vie de leur quartier et de l’école. Plus qu’à une opposition
c’est à une synthèse qu’invitent ces parents. Dans leur approche argumentative, qu’ils veulent
toujours soutenue par l’observation, le recul et l’analyse, la diversité tant au niveau sociétal
qu’individuel est une richesse à ne pas négliger. Alors qu’il avance que des forces jouent contre
le maintien des langues autres que le wolof au Sénégal, Moussa apporte ainsi des
éclaircissements, tirés de ses lectures, pour appuyer son constat :
(…) en fait c’est un système qui a été mis en place et qui est plus favorable aux Wolof.
Maintenant, dans ce système tu vas avoir des Pular, des Sereer et des Diola qui font fonctionner
le système. Parfois inconsciemment, parfois de façon consciente. Y en a pour qui ça ce n’est pas
une priorité quoi, le fait de promouvoir la diversité culturelle. Et tu sais moi, je croyais à la
diversité culturelle, mais c’est en géo que j’ai plus encore approfondi cette croyance parce
qu’en géo pour qu’il y ait développement durable il faut qu’il y ait diversité biologique. Chaque
espèce que Dieu a créée joue un rôle qu’aucune autre espèce ne peut jouer. Autant la diversité
biologique est importante autant la diversité culturelle l’est. C’est dans la différence qu’on peut
progresser ensemble. Je ne sais plus si c’est Cheikh Anta Diop qui le disait mais j’aime bien
cette phrase : « le progrès de l’humanité ne peut pas se faire par l’effacement de certaines
cultures au détriment d’autres ».

Dans cette perspective, moins que la peur de voir les enfants se réclamer d’une autre
appartenance, c’est celle de les voir ne pas valoriser dans le même temps leurs origines qui fait

1059
Gabrielle Varro et Christine Deprez-de Heredia, « Le bilinguisme dans les familles », Enfance, 1991, vol. 44,
no 4, p. 297–304.
398
agir ces parents. A cette attitude jugée réductrice, ils préfèrent valoriser une pluralité qui ne sera
cependant richesse que si elle prend source dans ce qui serait pour eux l’identité première des
personnes :
Quelqu’un disait ça hier je ne sais plus dans quelle situation « Sois ce que tu es, tu progresseras
toujours dans la vie mais si tu veux nier ce que tu es, tu n’atteindras jamais les cimes que tu
devais atteindre, tu peux progresser et les gens peuvent le voir, mais tu aurais pu encore plus
en étant celui que tu es » (…) tu apprendras à être une autre personne, tu penseras l’avoir
assimilé, mais ce n’est pas le réflexe, c’est pas naturel. (Moussa)

Moussa et Awa réorientent leurs enfants dans une identification qui, si elle peut s’enrichir de
différents apports, part de l’appartenance ethnique propre, par la pratique exclusive de la langue
à la maison. Si elle peut, tel que nous venons de le voir plus haut, s’avérer restrictive,
l’identification ethnique de l’enfant servirait pourtant, dans le projet des parents, à le propulser
dans la société et dans la vie. Ainsi, alors même que son intégration professionnelle en France
demeurait fragile, Saliou dit préférer, reprenant les conseils d’un ancien migrant, croire qu’en
mettant l’accent sur les apports de la diversité, il travaille à la multiplication des chances de
participation de ses enfants à la société française :
Qu’on arrête de dire aux enfants qu’ils ne sont pas français. Parce que s’ils sont nés ici et ont
grandi ici, ils vont se sentir bizarres parmi tous leurs camarades, ils vont se sentir à l’écart.
(…) il faut certes leur inculquer ces valeurs mais aussi il ne faut pas continuer à leur dire vous
n’êtes pas français, plus tard vous rentrerez au pays…il faut juste dire aux enfants, vous êtes
ici, si vous travaillez, vous avez les mêmes chances que ceux qui ont des grands-parents français
et si vous travaillez vous pouvez occuper les mêmes postes qu’eux. Parce que quoiqu’on dise,
ok ce n’est pas demain qu’un issu de l’immigration sera président mais aussi il faut reconnaître
que si tu travailles, c’est difficile, il faut faire plus que les autres, mais si tu travailles, tu peux
quand même avoir un bon poste. (Saliou)

L’exigence parentale n’est pas double ou unique, elle s’est diversifiée. On demande aux enfants,
comme on sait le faire soi-même, de pouvoir s’adapter à de multiples situations : la ville,
sénégalaise ou étrangère, le village, comme les campagnes des pays d’installation. La nouvelle
perspective sur le monde, si elle s’écrit et se réécrit depuis les origines, doit s’adapter à diverses
situations sans s’effacer, donc en s’affirmant, notamment par la constance de la pratique de la
langue, même dans un environnement réduit et confiné. Si la pratique d’autres langues doit
signer une certaine sérénité vis-à-vis de la sienne propre, elle n’empêche pas la vigilance qui
permet le maintien de la langue ethnique. Cette dernière, par sa simple pratique, est affirmation
d’une différence qui ne se cache plus mais se travaille. Le mouvement de réinterprétation visant
moins l’adoption d’attitudes différenciées selon les environnements qu’un comportement apte
à fonctionner dans tous les environnements, il se traduit aussi dans les pratiques éducatives.

399
2-2 La transmission, une entreprise éducative de couple

La préoccupation ethnique rend les élans d’ouverture des parents et leurs envies d’autonomiser
les enfants difficiles à mettre en œuvre. En effet, même s’ils favorisent les échanges avec leurs
enfants et d’une certaine manière la motivation pour les faire adhérer aux propositions, les
parents n’en adoptent pas moins un style éducatif principalement axé sur le contrôle. Chez eux,
la chaleur affective se mêle à l’autorité1060 dans un style que Kellerhals et al. ont appelé
« maternaliste ». Si l’accommodation et le contrôle y sont fortement accentués, la
communication et les activités communes parents-enfants sont importantes1061. Cela est dû au
fait que si pour les parents la transmission de la langue et de certaines valeurs culturelles est
importante, le succès dans les autres sphères sociales, notamment à l’école, ne l’est pas moins.
Comme la majorité des familles contemporaines, l’ambition scolaire est au centre des objectifs
éducatifs1062. Les préoccupations ethniques mises en exergue sont donc là pour l’orienter, la
confirmer, jamais pour la mettre en danger. L’éducation familiale au sein de laquelle est assuré
le suivi de cette ambition scolaire est donc très importante ici. Pour Saliou, elle représente au
moins un début de solution à divers problèmes que rencontrent les enfants issus de
l’immigration dans leur intégration professionnelle notamment :
Les étrangers issus de l’immigration qui travaillent bien peuvent avoir de bons postes. Ce n’est
pas évident, et il y a beaucoup de facteurs, le système est fait de sorte que les étrangers n’ont
pas toujours les opportunités de faire de longues études. C’est quelque chose qui m’a frappé à
l’université, les noirs que je vois là-bas, c’est des gens qui ont fait leurs études en Afrique. Je
n’ai jamais rencontré un jeune né ici dont les parents sont africains qui est à la fac en train de
faire une thèse ou même à la rigueur un master…mais moi je pense que c’est là que l’éducation
des enfants est importante. Il faut leur dire de bien travailler pour échapper à ce système qui ne
leur permet pas d’arriver à la fac.

Les parents assument un rôle de guides et de référents, ils lisent et traduisent le monde à leurs
enfants. Ils leur montrent ce qui, d’après eux, est la voie idéale pour une participation à la vie
de la société, quelle qu’elle soit, et d’abord celle dans laquelle ils vivent, toujours en partant de
leurs origines sereer. Dans les deux familles dont il est question ici, l’éducation des enfants est
perçue comme capitale, elle concerne les deux membres du couple au même titre. Elle demande
des moyens et un investissement qui orientent l’organisation du foyer et la mobilisation des
deux parents. Cette exigence peut demander une certaine énergie, elle ne veut pas emprunter
les sentiers déjà battus. Ainsi, alors que les parents rencontrés au chapitre trois semblaient, parce
que bénéficiant de ressources importantes en ville, travailler davantage à ancrer leurs enfants

1060
J. Kellerhals et C. Montandon, Les stratégies éducatives des familles, op. cit., p. 203.
1061
J. Kellerhals et al., « Le style éducatif des parents et l’estime de soi des adolescents », art cit, p. 318.
1062
J.-H. Déchaux, Sociologie de la famille, op. cit. ; F. De Singly, Sociologie de la famille contemporaine, op. cit.
400
au village souvent idéalisé ; que les parents rencontrés au chapitre cinq, plutôt en quête d’une
intégration urbaine, travaillaient davantage à l’intégration de leurs enfants à ce lieu de vie
urbain, souvent au détriment des origines ; ici le discours change, il ne s’agit ni d’être villageois
ni d’être citadin, il s’agit d’être bien outillé pour pouvoir vivre partout. Notre proximité d’âge
avec les enquêtés concernés ici et la présence des enfants, souvent jeunes, ont certainement joué
un rôle dans les ambiances de nos échanges. Celles-ci étaient joyeuses et souvent pleines de
débats et de rires. Cependant, ces deux points ne nous semblent pas pouvoir à eux seuls justifier
ce climat qui règne tout le long de nos visites qui durent des heures. La complicité des couples
est frappante. Si dans ces deux familles, le moment du repas signe le rassemblement de tous,
comme il est de coutume au Sénégal, autour du plat de riz ou de bouillie de mil, les interactions,
les échanges entre parents, mais aussi entre parents et enfants se font dans une affection visible
qui, elle, est moins courante dans le milieu sénégalais en général, mais est caractéristique des
nouvelles classes moyennes éduquées. Dans cette ambiance, les mères sont plus investies que
les pères dans la sphère domestique mais ces derniers ne se tiennent pas à distance des affaires
du quotidien, ils y ont même souvent un rôle. Entre ancrage ethnique et ouverture au monde,
l’éducation des enfants, vue comme une garantie de leur réussite sociale est la priorité de ces
parents. Elle s’appuie sur les adaptations et les renoncements maternels pour assurer le
quotidien, mais aussi, sur une implication des pères dans une démarche jusque-là
principalement délaissée aux mères, tout le long de l’enfance et dans tous les lieux de vie de la
famille.

2-2-1 Des mères investies au quotidien

Si elles n’avaient pas encore d’enfant, Juliette et Fatou disaient déjà l’importance à leurs yeux
de la présence et de l’investissement de la mère auprès des enfants. Considérant que la culture
sereer ne peut être qu’une richesse pour eux, sa transmission se pose comme une première étape
vers la formation des enfants à être de bonnes personnes. Les mères rencontrées, Ndiémé et
Awa, témoignent à travers leur expérience de la grande importance donnée à la place de la mère
dans le processus de transmission aux enfants. Dans leurs cas particuliers cela impliquera de
suivre leurs époux dans leurs déplacements professionnels, de s’adapter à des environnements
nouveaux tout en privilégiant, parfois au détriment de leur propre insertion professionnelle, la
gestion du foyer, en particulier des enfants en bas âge.

401
Des « sacrifices » féminins
Un an après leur mariage en 2001, Moussa laisse Awa au Sénégal pour commencer un doctorat
au Canada. L’évocation de cette aventure qui mènera Awa à le rejoindre avec les deux premiers
enfants, puis à rester au Canada quand lui revient chercher des opportunités de travail au
Sénégal alors qu’elle s’installe à peine au Canada et qu’elle est enceinte, sera l’occasion de fous
rires durant l’entretien. En effet, lorsqu’il part pour faire son doctorat, Awa est enceinte de leur
aîné. Il revient régulièrement au Sénégal pour ses travaux et la famille ne juge pas nécessaire
de le rejoindre au Canada :
Je comptais soutenir et repartir en fait. .(…) Jusqu’en fin 2006, je suis venu ici pour chercher
du boulot, j’avais presque fini ma thèse (…) Quand je suis venu j’ai tapé à toutes les portes pour
déposer mon dossier [c’était compliqué] (…) c’est là que j’ai décidé de faire les démarches
pour la famille. (…) Elle est venue seule en septembre 2007, juin 2008 les enfants sont venus
(…) j’ai soutenu ma thèse en 2008, [un] jeudi, et j’ai commencé à travailler le lundi [suivant].
Malheureusement c’était la crise financière et j’étais dans le privé (…). Beaucoup de projets
ont été bloqués et donc nous au bout de quelques mois on nous a mis au chômage technique et
là j’ai eu une opportunité de venir faire de la recherche pendant 18 mois au Sénégal sur un
sujet qui m’intéressait beaucoup (…). A l’époque elle était enceinte [du troisième], j’étais très
gêné de devoir la laisser (Rires appuyés du couple). Quand je suis rentré, ma mère m’a dit
« thieuy Moussa wo negou ! wass meke Awa ta gar a sombidong, wassahnin maga kam
mboubala fo mbiya ha »1063. C’était avec son aval quand même ! Parce que j’étais très gêné.
Elle m’a dit : si tu restes là, qu’est-ce que tu peux faire ? Et comme tu considères que ça peut
t’ouvrir des opportunités pour le retour en Afrique donc vas-y. C’est comme ça que je suis venu
(…) Quand je suis revenu quand même j’allais leur rendre visite une fois par an, mais juste un
mois. (Rires des deux)

Restée seule avec les enfants, Awa ne se laisse pas abattre, elle parvient même à trouver un
poste d’enseignante. En attendant que les projets du père au Sénégal se confirment, la famille
est séparée quelque temps. Awa est alors tellement active sur place que son mari constate :
Elle s’est adaptée plus vite que moi là-bas. Elle a connu des coins (…) que moi-même je ne
connaissais pas. Elle enseignait là-bas, c’est peut-être pour ça.

Ils seront de nouveau réunis au bout de cinq années lorsque le père obtient un poste qu’ils jugent
satisfaisant et que toute la famille revient au Sénégal.

A Paris, si Ndiémé n’a pas vécu exactement les mêmes péripéties que Awa, elle raconte aussi
avec son mari leurs premières années de vie de famille avec amusement. Mariés alors que Saliou
était encore étudiant, la famille ne se voit pas souvent :
(…) je partais régulièrement, chaque année. [L’aîné] est né juste à la fin de ma thèse en 2007.
J’ai soutenu le 27, il est né le 29 (Rires). Après la soutenance, je suis allé à Amsterdam en
entretien pour mon post-doc, après deux semaines j’ai pu aller au Sénégal.

1063
« Issa qu’est-ce que tu peux être insensible, tu laisses Awa ici, elle te rejoint, tu l’abandonnes dans le froid
avec les enfants »
402
Début 2008 toute la famille se réunit en s’installant aux Pays-Bas où Saliou doit entamer un
contrat postdoctoral. Ndiémé, qui vivait encore dans la région natale et y travaillait, part à Dakar
où elle passe juste un week-end avant de s’envoler. Grâce à Saliou et à son fils, si elle a souffert
de la solitude, le voyage l’a aussi amusée :
Bon ça va hein, c’était un peu dur mais comme Saliou était là et y avait le petit garçon aussi,
donc c’était dur mais ça va.
Tu as appris le néerlandais ?
Non, mais je comprenais quand même. Par rapport à lui, je comprenais plus facilement. A
chaque fois qu’on sortait, c’est moi qui traduisais ce que les gens disaient (rires).
Saliou : Elle était plus en contact avec la population, au parc, dans les centres commerciaux.
Dans mon post-doc partout on parlait anglais dans mon environnement. Je n’essayais pas du
tout de comprendre…quand on sortait je lui demandais tout le temps « qu’est-ce qu’ils ont
dit ? » (Rires des deux)
Ndiémé : parfois c’était rigolo hein. L’anglais je comprenais aussi mais je n’arrivais pas à bien
parler.

L’éducation de ses enfants, devenus trois avant la fin de notre travail, nés dans trois pays
différents, préoccupent particulièrement Ndiémé. Depuis qu’ils sont revenus en France fin
2011, elle ne travaille pas. La situation n’a pas l’air toujours facile, Saliou n’ayant pas encore
de poste définitif. Ils n’apprécient pas particulièrement le quartier de banlieue où ils vivent. Ils
ne veulent donc ménager aucun effort pour encadrer leurs enfants et Ndiémé pousse même
Saliou à intensifier ses recherches au Sénégal.
Ndiémé : Je faisais aide-soignante, mais tu sais hein ici il faut refaire la formation, ce n’est pas
facile
Saliou : non mais ce qui a été le plus bloquant c’est les enfants hein, ça demande quand même
un investissement…moi je pense que ce que les gens oublient souvent c’est que tu ne peux pas
faire des enfants et les donner à gauche à droite toujours et puis ce que les gens oublient,
l’enfant, surtout dans ce pays, il faut que tu le suives de très près, surtout dans nos quartiers là,
il faut un suivi strict pour espérer qu’ils s’en sortent.
Ça veut dire que c’était aussi un choix, le fait de rester avec les enfants ?
Ndiémé : Moi franchement je veux bien travailler mais c’était important aussi que je reste avec
les enfants jusqu’à ce qu’ils soient un peu plus grands que des bébés.
Saliou : Moi franchement je pense qu’elle peut travailler hein, mais au moins qu’il y ait un des
parents qui puisse être la …qu’on s’organise
Donc c’est quelque chose que vous avez planifié ?
Ndiémé : Oui, parce que ce qu’on voit dans la rue ne nous plaît pas et l’éducation des enfants
c’est important …moi des fois je regarde des reportages et j’ai peur. Des fois, je vois des choses
et c’est toujours les enfants d’immigrés, ça m’inquiète.

L’éducation est capitale, elle cristallise tous les efforts du couple et en particulier ceux de la
maman. Si les maris apprécient que leurs épouses prennent le temps de gérer la petite enfance,
ils n’ont pas eu besoin d’en formuler la demande. Leurs opportunités professionnelles les ayant
amenés à changer de pays et le fait que les femmes soient elles-mêmes acquises à cette cause
ont rendu la démarche naturelle dans les deux cas. Ainsi, tout comme Ndiémé, Awa se soucie
particulièrement de l’éducation de ses enfants. Confrontée à l’étranger à ce qu’elle décrit

403
comme un système qui laisse peu de place aux parents, et en l’absence du père, Awa a apprécié
la possibilité qu’offre le même système d’une certaine flexibilité professionnelle :
Ce qui m’a aidée aussi, ce sont les longs congés qu’on a après accouchement. Donc je suis
restée un an à la maison, après je me suis dit je vais faire un travail à temps partiel, parce que
si je le laisse aller en garderie à plein temps c’est fini. (…) le sereer ce n’est qu’avec moi et s’il
n’y a pas la base c’est perdu.

La base, c’est bien sûr la langue, et toutes les premières interactions qu’elle accompagne et qui
doivent montrer à l’enfant les règles de son environnement domestique. Pour sécuriser ces
bases, Awa réduit son temps de travail, Ndiémé n’en cherche pas au début et est même soutenue
par son mari qui profite de la souplesse qu’offre le métier de chercheur pour être le plus présent
possible à la maison aux heures où les enfants y sont. Dans la démarche de ces enquêtés il y a
une tendance qui tout en valorisant la réussite et le succès, notamment des études, tend à
relativiser l’importance de la dimension économique dans leur investissement professionnel
pour valoriser les gains humains de la bonne éducation :
C’est vrai qu’on est défavorisé [les migrants] au départ par le système, mais il faut que les gens
mettent dans leur tête que si on ne fait rien ça ne va pas changer, donc il faut axer sur
l’éducation et la seule façon de lutter contre ça c’est d’inculquer aux enfants qu’en travaillant
dur on peut sortir du lot, même si c’est dur. C’est la seule façon de s’en sortir. Mais ici tu vois
des parents qui travaillent, ils n’ont même pas le temps de savoir ce que les enfants font. Des
fois ils arrivent les enfants sont au lit, le matin quand ils partent les enfants ne sont pas réveillés.
Tu les vois à peine le samedi parce que tu dois t’occuper de la maison, tu ne sais même pas ce
qu’ils font à l’école. Ça aussi ça n’aide pas les enfants.

La présence des mamans permet en somme de mettre en place une ambiance qui, si elle ne se
veut pas, comme dans les familles visitées au chapitre trois, villageoise, veut néanmoins rendre
la présence d’éléments sereer naturelle pour les enfants. On y parle des produits « locaux » et
de leurs richesses, on intègre les plats sereer aux menus de la famille.
Ndiémé : Ici on mange sereer, on mange tous les plats sereer, guourban, togn, nieleng1064
Saliou : Moi à chaque fois que je vais [en province], je pars avec mon saaj (rires)
Les enfants aiment ces plats ?
Ndiémé : Oui, ils aiment ! [L’aîné de 7ans] adore le saaj. Ka guara, a yiipa kam kopaha, ka
yipan bo ta may, a yip mew, ka niama ba yoD kassol1065. La seconde un peu moins que lui.

Nous avons eu l’occasion de partager des plats sereer, notamment de la bouillie de mil avec
parents et enfants, à Dakar comme à Paris. Les parents, qui veulent pour preuve la manière dont
leurs enfants mangent naturellement ces plats en ma présence, tentent dans le même temps de
faire passer aux yeux des enfants ces plats comme semblables à d’autres, de ne pas les
particulariser ni les rendre occasionnels ou exceptionnels, mais d’en valoriser la consommation.
Cela veut dire que, si personne ne s’est vanté que l’un ou l’autre des enfants ne les apprécie

1064
Respectivement : une bouillie salée ; une bouillie sucrée ; de la semoule de mil, met plus rare, différent du
couscous de mil que tous les sereer ne connaissent pas.
1065
« Il va même se servir seul, il remplit un bol, il rajoute du lait, il mange au point de soulever son bol. »
404
pas, ces plats sont soumis à la même appréciation que les autres, de diverses origines, pouvant
être présents au menu. Ils pourront être aimés ou pas, ils ne le seront pas seulement pour leur
qualité « ethnique ». Et ils peuvent être appréciés pour leurs qualités nutritives et leurs vertus,
les parents s’appuyant aussi sur ces arguments, dans des environnements où la nourriture saine
est de plus en plus encouragée, pour en justifier la présence dans les menus. La nécessité de
normaliser ce qui importe justifie sa présence dans le quotidien des personnes et de leurs
familles. C’est pour la banalisation de la pratique de la langue en famille au quotidien, en
particulier, que les mères ici ont trouvé un sens aux adaptations successives auxquelles elles
ont dû faire face et consentir à investir le rôle d’épouse et de mère, d’une manière qui dans les
deux cas mettait leur activité professionnelle au second plan.

Des rapports de sexes encore inégaux


Aussi spécifique à leur cas que cette situation puisse sembler, elle s’inscrit dans une tendance
qui peut sembler paradoxale, dans le processus d’émancipation des femmes. En France, les
tâches domestiques1066 restent largement à la charge des femmes, mêmes lorsqu’elles sont
professionnellement aussi impliquées que leurs conjoints. Parmi les forces permettant que
malgré leur autonomisation les femmes demeurent dans une situation de relative dépendance
vis-à-vis des hommes, l’institution du mariage est importante, et à sa suite la parentalité dans
laquelle elles s’engagent encore souvent plus que les pères1067. Dans les deux cas examinés ici,
les femmes s’investissent plus dans la vie famille et moins dans le travail et les hommes au fur
et à mesure que la famille s’agrandit renforcent leur investissement professionnel et donc leur
désengagement domestique. De Singly montre à ce propos que1068 « l’entrée dans la carrière
parentale est associée à une accélération de la carrière professionnelle pour les hommes et à un
ralentissement pour les femmes : les écarts de valorisation immédiate de leur fortune entre les
hommes et les femmes augmentent avec le nombre d’enfants. L’homme continue d’être, même
dans la plupart des couples à double activité professionnelle, le principal pourvoyeur de
revenus, le responsable principal du statut social de la famille. » Ce qui aura « pour effet
d’entrainer progressivement un sous-investissement de la femme et un surinvestissement
professionnel de l’homme, de donner un sens différent au travail salarié de la première et à celui
du second. »1069 Cette situation de responsabilisation domestique des femmes, encore dominante
partout, fait donc que c’est lorsque la mobilité professionnelle est le fait de la femme, situation

1066
C. Delphy, « Par où attaquer le « partage inégal » du « travail ménager » ? », art cit.; F. De Singly, Sociologie
de la famille contemporaine, op. cit., p. 111.
1067
F. De Singly, Sociologie de la famille contemporaine, op. cit., p. 111.
1068
De Singly, Fortune et Infortune de la femme mariée cité par Ibid.
1069
Ibid., p. 112.
405
moins fréquente, que la sphère domestique en est amenée à être plus égalitaire1070. En effet, non
seulement elles sont plus enclines que les hommes, quelles que soient les conséquences sur leur
travail, à suivre leur conjoint lors d’un déménagement professionnel, mais lorsqu’elles sont
elles-mêmes concernées, elles ont tendance « à privilégier des formes de mobilité leur
permettant de concilier plus aisément vie professionnelle et vie familiale. »1071

Au Sénégal l’insertion professionnelle des femmes, moins importante qu’en France, ne s’est
pas plus accompagnée d’une désertion, revendiquée ou assumée, de la sphère domestique. Les
femmes sénégalaises, contraintes par leur environnement, réclament l’égalité mais militent
moins pour l’indifférenciation des sexes que pour l’égal accès aux ressources, dans un
environnement de forte paupérisation. Dans ce contexte, elles sont plus investies dans une
forme de revendication pratique qui justifie, d’après Sow, que les mouvements féministes furent
portés encore plus par les mouvements associatifs de femmes que par la recherche qui a eu du
mal à se faire une vraie légitimité dans le pays1072. Ainsi, les indicateurs qui dans les années
1970 ont marqué en France l’émancipation des femmes, soit la baisse de la natalité, de la
nuptialité et de la fécondité, n’ont pas fonctionné de la même manière au Sénégal où le taux de
natalité par femme reste élevé. S’il est passé entre 1978 et le début des années 2000, de 7,1
enfants par femme à 5,1 lors du dernier recensement, il n’a pas suivi les prévisions faites d’une
baisse importante avec la modernisation et l’élévation du niveau d’instruction des femmes,
même si des disparités existent entre zones rurales, urbaines et la capitale1073. Ces naissances se
font encore en grande partie dans le cadre d’un mariage, union qui reste la norme de la vie
conjugale dans le pays. En 2013, 52,6% des plus de 12 ans sont mariés ; 56% des femmes
mariées ont entre 20 et 40 ans et 50% des hommes entre 25 et 45 ans1074. La prééminence du
mariage comme norme de la vie conjugale est marquée par la faiblesse des autres formes de vie
conjugale (0,1%) qui ne sont pas précisées, et par la faiblesse du nombre de célibataires
définitifs, soit des célibataires de plus de 50 ans n’ayant jamais été mariés : 1,1% des hommes
célibataires et 1,6% des femmes. On peut se demander ce qu’il en sera quand la scolarisation
des filles sera effective et que le travail salarié se développera ou se généralisera dans les deux

1070
Estelle Bonnet et Beate Collet, « Les familles face à la mobilité pour raisons professionnelles : des logiques de
genre bien différenciées », Recherches familiales, 2009, vol. 6, no 1, p. 65.
1071
Ibid.
1072
F. Sow, « L’appropriation des études sur le genre en Afrique Subsaharienne », art cit. ; « Mouvements
féministes en Afrique », Revue Tiers Monde, 2012, vol. 209, no 1, p. 145. ; Thérèse Propos recueillis par Locoh et
Isabelle Puech, « Fatou Sow. Les défis d’une féministe en Afrique », Travail, genre et sociétés, 2008, No 20, no 2,
p. 5.
1073
Respectivement 6,2 ; 4,2 et 3,7 pour Dakar. ANSD, Rapport Définitif du Recensement Général de la
Population, de l’Habitat, de l’Agriculture et de l’Elevage. RGPHAE 2013, op. cit., p. 151.
1074
Ibid., p. 266 et suivantes.
406
sexes. L’évolution de la polygamie ne fait pas penser que l’augmentation du niveau
d’instruction soit des plus déterminants. En effet, elle concerne encore au niveau national 35,2%
des personnes mariées, contre 38,1% en 2002. Si la proportion de personnes concernées baisse
au fur et à mesure que le niveau d’instruction augmente1075, la polygamie reste une tendance de
fond dont les femmes semblent s’accommoder de plus en plus, comme l’a montré Dial (2008),
dans un environnement où la pression de l’exigence d’entretien par les hommes et celle des
différents devoirs domestiques pour les femmes amènent le modèle à être de plus en plus prisé
dans les plus hautes sphères de la société, notamment chez des femmes ambitionnant de
développer leur carrière professionnelle mais restant soumises à l’exigence du mariage pour
accéder à une réelle reconnaissance sociale. Ainsi, parmi les femmes engagées dans ce type
d’union, 24,1% ont un niveau d’études supérieures, contre 13,9% chez les hommes. La
libération de la femme ne semble donc pas réclamer l’égalité des sexes, revendication du
féminisme français née du constat des féministes des années 1970 que l’acceptation de la charge
de mère favorisait l’exclusion des femmes des sphères sociales où elles voulaient pénétrer et
qui s’est imposée comme un acquis important pour le féminisme. Cela ne signifie pas que des
transformations ne s’opèrent pas dans les configurations conjugales sénégalaises, plus
marquées par cet investissement traditionnel des femmes dans la sphère domestique. Les
divorces, s’ils demeurent faibles, ont augmenté, en particulier chez les femmes (2,1% en 2013
contre 0,8¨% en 2002) et ce chiffre, selon Dial, est réduit par le fait des remariages rapides. Par
ailleurs, en majorité dans les classes les plus éduquées, des formes de vie familiale moins
traditionnelles éclosent, telles que les familles monoparentales et recomposées. Qui plus est, au
fil des décennies de crise, le rôle des femmes s’est clairement donné à voir et leur participation
économique à la prise en charge des ménages est devenue une donnée structurelle ayant
participé à la reconfiguration des rapports entre sexes. Les rôles féminins, s’ils ne sont donc pas
fondamentalement remis en question, se diversifient et avec eux, quelle qu’en soit la proportion,
les rôles masculins. Cette recomposition qui semble plus forte en France n’y a pas plus mené à
une égalité de participation des deux sexes dans les foyers. Là, comme au Sénégal, l’égalité des
sexes n’est pas encore au rendez-vous1076. L’inégalité constante repose donc moins sur la
reconnaissance du travail domestique et la plus grande participation économique des femmes
que sur la constance de la charge du travail ménager sur elles. Il se peut donc bien que, partout,

1075
Parmi les personnes engagées dans des mariages polygames, 39,7% n’ont aucune formation scolaire, 17,1%
ont un niveau supérieur. Ibid., p. 285.
1076
F. De Singly, Sociologie de la famille contemporaine, op. cit., p. 117.
407
les prochaines luttes féministes se situent sur le terrain concret du cadre domestique et du travail
ménager 1077.

Pourtant, chez ces enquêtés-ci, si dans la pratique les pères ne marquent pas autant le quotidien
de la famille que les mères, c’est leur implication dans le quotidien qui nous a frappée. En leur
sein, l’éducation, qui implique la volonté de se confronter aux normes dominantes en affichant
la pratique de la langue, n’est pas qu’une affaire de particularité, c’est aussi et avant tout une
manière de tracer leur propre voie de participation sociale. Cette mission, si elle incombe dans
les faits aux deux parents, engage de manière toute particulière les pères qui conservent une
autorité importante au sein de la famille, mais de manière de plus en plus pratique qui les engage
à construire des relations fortes et personnalisées avec les enfants, dans une perspective mêlant
exigences ethniques et scolaires et engageant en retour les enfants dans des sortes de contrats
moraux autour de la réussite scolaire.

2-2 -2 Des pères plus impliqués

Si la division du travail dans le couple est somme toute commune à celle qui avait cours dans
d’autres familles, les mamans étant globalement plus investies dans le quotidien et la maison,
les pères dans le travail salarié en dehors de la maison, ici il y a un effort conscient de ces
derniers à être plus présents dans l’éducation des enfants, parallèlement à une volonté des
mères, qui ici ont comme leur époux une intégration plutôt incertaine, de conserver une activité
professionnelle, même à temps partiel. Mais alors que cette situation faisant que les femmes
restent très investies dans la vie domestique aurait pu maintenir les hommes en dehors d’elle,
ici elle n’empêche pas que ces derniers s’y investissent aussi, même dans un cadre de
préférence. Ainsi, la charge éducative n’est donc dévolue idéalement, ni à la femme ni à
l’homme en partie, mais aux deux en général. On a vu que les mères, faisant preuve de grandes
capacités d’adaptation et de dynamisme étaient capables en cas de besoin de gérer la famille
seules. Cependant, les pères conservent un statut d’autorité dans la famille qui leur donne une
place prépondérante dans la mise en place d’un modèle d’éducation et la garantie de la sécurité
de la famille. Rappelons qu’au Sénégal, la règle exigeant de l’homme qu’il assume l’entretien
du foyer est quelque peu commune à tous les groupes ethniques (Dial 2008) et a des
conséquences concrètes sur l’organisation des familles où l’activité de l’homme tend donc
encore à être privilégiée. Cette probabilité est ici d’autant plus importante que, même instruites,

1077
Françoise Picq, « Le féminisme entre passé recomposé et futur incertain », Cités, 2002, vol. 9, p. 38.

408
les femmes le sont moins que leurs maris sur qui repose donc en priorité la prise en charge du
foyer. Cette dernière dimension nous a paru importante dans ces deux familles où la carrière du
père a amené la famille à expérimenter une certaine mobilité que les parents ont envie de
conserver :
Je pense que ça c’est naturel, tout individu aimerait dès qu’il le veut pouvoir partir où il le
désire, mais malheureusement au Sénégal on n’a pas cette possibilité, notre passeport nous
offre des possibilités limitées. Puisqu’on est là, on a la possibilité d’avoir le passeport français
qui n’enlèvera rien à notre sérérité (rires), si c’était le cas, je n’allais pas le prendre (rires).
Donc si on a cette possibilité…mais de toutes façons tout ça c’est des blablas, ce n’est pas le
passeport qui fait l’individu, qui fait ce que tu es vraiment. (Saliou Paris)

Ces personnes cherchent à abattre les frontières habituelles, même celles qui séparent les pays
d’expatriation qu’ils ne veulent pas choisir au détriment du pays d’origine, dans lequel ils
n’aimeraient pourtant pas être obligés de demeurer, avec leurs enfants à qui ils veulent
enseigner le monde. Si Saliou attendait encore des opportunités de travail au Sénégal, Moussa
a fait le choix d’aller les chercher, mais a choisi avec sa femme d’être séparés quelques temps.
Cela donnera l’opportunité aux enfants d’obtenir la citoyenneté du pays d’expatriation. La
perspective d’un monde riche, mais aussi imprévisible, commande de prendre les opportunités
là où elles sont. Ainsi, si les retours des diplômés sénégalais, après des années de stagnation, se
font plus nombreux, ils sont tributaires d’après Dia de stratégies individuelles et familiales où
le retour peut être une étape dans une trajectoire pensée de plus en plus en termes de
circulation1078. Cependant, la mise en œuvre d’un tel fonctionnement est conditionnée par
l’accès aux ressources permettant la circulation : ressources économiques, administratives,
dépendant fortement des pays de formation, mais aussi humaines. En cela, la sécurité familiale
n’est qu’un point de départ dans les missions qui incombent à ces pères. Soutenu par les mères,
un des rôles des pères est de faire en sorte que l’enfant incarne ce qui pour eux représente les
avantages de la culture sereer sans que cela n’entre en contradiction pour lui avec les exigences
de son environnement de vie, notamment avec la valorisation de l’instruction. S’ils n’ont pas
mis explicitement en avant le fait d’être instruit comme une chance, c’est parce que pour ces
parents, c’est une exigence contemporaine normale, au moins dans les mondes où ils ont envie
d’évoluer. C’est le fait de ne pas l’être, encore fréquent dans leurs régions d’origine, qui sonne
comme un souci dans un monde où cette expérience, tout comme le voyage, sont perçus comme
des ressources nécessaires à la bonne évaluation des diverses propositions émanant de sa culture
d’origine comme des autres cultures. L’importance de la réussite scolaire de leurs enfants est
donc apparue comme normale dans leur démarche éducative.

1078
Hamidou Dia, « Le retour au pays des diplômés sénégalais: entre développement et entreprenariat privé. »,
Journal of international Mobility, 2015, vol. 3, no 1, p. 115‑128.
409
Je leur dis : à l’école vous ne devez pas être lâches parce que vous êtes sereer, vous ne devez
pas mentir parce que vous êtes sereer, vous ne devez pas être les derniers parce que vous êtes
sereer ! (Rires) (Moussa)

Cette exigence reste ancrée dans une éducation globale dont l’excellence scolaire serait une
conséquence naturelle :
Saliou : Il faut mettre dans leur tête que c’est des sereer et que c’est ça le modèle sereer (…) o
sereer adjomba kene, o sereer a djomba nguuD, o sereer a djomba ha maaB1079…
Ndiémé: O sereer né ndioufa né ariera1080… (Saliou dit « bon » par derrière, pour nuancer les
propos de sa femme et tout le monde rigole)
Saliou : O refanga fo guendof na thialel bo diaBa falakana den, o sereer ka saDD thialel1081

Toutes les qualités mises en avant par les parents sont directement mises en lien avec
l’implication des enfants dans les études. L’idée d’une certaine droiture semble inséparable
d’une exigence personnelle qui interdit d’être à la traîne. La mobilisation et le suivi de ces
valeurs ne peuvent mener qu’à la réussite. C’est ce que pense Saliou, qui regrette que les Seereer
ne s’appliquent pas ces devises simples, banalement humaines, qui ne peuvent être
qu’enrichissantes pour tous. Cependant, il faut d’abord que les enfants accueillent et
s’approprient ces propositions qui semblent, de prime abord, strictement liées à la chose
culturelle, mais qui orientent les divers choix parentaux. Pour en éviter le rejet, les parents
travaillent aussi au développement d’une certaine fierté des origines. Il faut que leur
comportement ait un sens qui les transcendant. Dans ces circonstances précises et dans un cadre
familial qui se nucléarise fortement, on assiste d’une certaine manière au retour de l’invocation
de la lignée qui semblait quelque peu mise à distance :
(…) je leur dire ça, et je rajoute vous êtes des Sarr (rires) ! (…). Par exemple [grande fille] me
parle d’une de ses amies, qui a des comportements, qui peut être amie avec toi aujourd’hui,
demain avec quelqu’un d’autre, se mettre à dos les gens, prendre un engagement aujourd’hui
et demain mentir. Je lui ai dit [ma fille] tu sais la différence avec toi c’est que toi tu es sereer
(…). C’est cynique de le dire mais c’est la vérité. Je leur dis bien sûr de ne pas mépriser les
autres mais c’est important pour moi qu’ils sachent qu’ils sont différents. Y a des choses qu’ils
ne peuvent pas se permettre de faire. Je le pense fondamentalement.

De ce point de vue, ces parents sont proches de ceux, rencontrés en premier, qui voulaient que
leurs enfants soient fiers, en référence à leur lignée et au modèle paternel incarnant les origines
ennoblies. La démarche des premiers, même en mobilisant oralement l’histoire familiale, était
d’abord une action implicite d’imprégnation, associée à une forte croyance en l’hérédité : ils
venaient d’une lignée noble dont ils ne pouvaient qu’être fiers, et l’imprégnation devait alors
juste assurer la reproduction d’un ordre social qui leur était favorable. Dans les familles qui
nous concernent ici, si personne n’a évoqué l’historicité des groupes ethniques, nul n’est

1079
« Le Sereer ne fait pas ceci, le Sereer ne vole pas, le Sereer ne ment pas »
1080
« Le Sereer ne prend pas la fuite, il ne recule pas »
1081
« Si tu travailles en équipe, n’accepte pas d’en faire moins que les autres, le Sereer est travailleur. »
410
réellement convaincu de la transmission naturelle de l’ethnicité et des données culturelles
associées par le sang. Les choses se formulent. Les parents, les pères en particulier, promeuvent
la fierté des origines dans un contexte où la représentativité du groupe s’est démultipliée, où la
supposée noblesse originelle n’a pas toujours suffi à assurer une insertion sociale réussie aux
membres du groupe. Ici, il s’agit donc de se distinguer certes, mais dans la valorisation d’une
personnalité qui tout en demeurant sereer de façon visible, sait s’adapter aux exigences de la
vie moderne :
Ça ne veut pas dire que chez les autres il n’y a pas de bien, il y a des wolofs, des peuls qui sont
bien. Mais eux aussi sont très bien, différents mais bien. Je veux qu’ils soient fiers. Surtout ça,
de ne pas avoir honte d’afficher leurs origines parce que souvent on dit que les Sereer c’est des
mbinanes1082 et des charretiers. Les métiers les plus subalternes den na incarné an1083. Je veux
qu’ils affichent leur sérérité et que sur les études ils battent les autres. Et montrer qu’on peut
bien être sereer et incarner les valeurs modernes. Moi c’est ça ma vision pour mes enfants. Tout
ce qu’il y a de bien ici dans cette société nous appartient aussi, en même temps je veux rester
foncièrement sereer. (Moussa)

La vie moderne pour ces parents, c’est celle qui fera accepter les diverses manières d’être sereer,
les enfants, privilégiés par le positionnement social de leurs parents, devant néanmoins incarner
celles qui demeurent socialement les plus valorisées. Ils ne veulent pas que la honte soit associée
aux origines, mais plutôt, s’il le fallait, aux réalisations sociales. L’objectif éducatif des pères
est donc de mettre en place et de valoriser un modèle de réussite sociale. Chez Moussa, puisque
la langue est acquise à la maison, pendant les heures d’études avec les enfants, le père de famille
se permet même de traduire des proverbes afin d’en adapter le sens à leurs objectifs scolaires.
Devant moi il interpelle, à l’aide d’un proverbe traduit en français, l’aînée qui passait par là et
dont ils disent qu’elle est une élève appliquée :
Père : Absatou! quand une chose mérite d’être faite…
Fille : …elle mérite d’être bien faite !

Ce proverbe est devenu une devise pour l’aînée, un code entre père et fille, un contrat moral
pour toutes les activités de la vie et en particulier pour l’école, engageant en quelque sorte
l’enfant à devenir, à la suite des parents, modèle du reste de la fratrie. Ainsi, cette fille fait
preuve, d’après les parents, d’une maturité et d’une rigueur remarquables dans tout ce qu’elle
entreprend, comportement qui, partout, la lie d’une certaine manière à la transcendance
mobilisée par les parents. Cependant, les références à la lignée n’ont pas forcément d’impact
sur les relations elles-mêmes, lesquelles sont orientées dans la famille, le groupe ethnique et
dans la société en général par le partage d’une vision commune. La lignée reste une référence
chez ces personnes ancrées dans de fortes relations et appartenances familiales. Cependant,

1082
Des « bonnes »
1083
« Ils incarnent les métiers les plus subalternes »
411
cette perspective sur les relations approfondit l’usage différent qui en est fait. Saliou en propose
un détournement. S’inspirant d’autres groupes dont l’expérience sociale contemporaine,
observée de près dans le voisinage, permet, de son point de vue, le rapprochement avec les
sereer, il préconise l’usage de l’idée d’élection dans la formation de la fierté chez les enfants :
S’ils te disent oh tu nous fatigues avec le sereer, tu leur dis oui mais c’est parce que je veux que
vous ayez quelque chose de plus que les autres…Parce que, par exemple, j’ai observé les juifs
dans notre quartier, ils ne sont pas comme tout le monde, ils croient en eux-mêmes, vraiment.
Ils sont organisés, solidaires entre eux, éduquent leurs enfants et mettent dans leur tête que vous
n’êtes pas comme les autres, pourquoi ? parce que tu es meilleur, tu as quelque chose de plus
qu’eux. Mais je pense que nous aussi c’est un peu…parce que nous les Sereer quand on reste
au Sénégal, du moins si on suivait parfaitement bien la culture je pense qu’on aurait quelque
chose de plus que les autres. (Saliou)

Inutile d’entrer ici dans une discussion sur les réelles possibilités de rapprochement entre
l’histoire des juifs et celle des Sereer, ce n’est pas ce qui importe à la démarche parentale. Ce
qui importe, c’est de voir comment le discours parental, soutenu ici par l’expérience d’une
communauté de quartier, cherche à introduire dans le comportement des jeunes générations une
distinction sur le plan comportemental. Dans le fond, la lignée, noble ou élue, semble un canal
idéal pour faire accepter des propositions qui, pour se former, ont dû quelque peu s’écarter des
caractéristiques statutaires. Cependant, puisque la culture se revisite, se réinvente, il peut en
être de même avec la lignée. Ici, « à l’ancienne lignée, soudée, patriarcale et hiérarchique, qui
caractérisait les parentés paysannes […] se substitue la parentèle, réseau fluide, centré sur la
personne, dans lequel la référence à l’ancêtre commun, sans être absente n’est pas centrale. »1084
Elle est importante, mais a moins pour objectif de se recréer que d’élever et d’outiller l’enfant
pour les défis qui l’attendent. La lignée tend à devenir une abstraction qui se présente comme
possible recours pour ces pères, dans leur démarche éducative. Avec cette nouvelle approche
de la lignée, le village, qui n’est plus l’unique lieu de vie de la culture, ni le lieu où demeurent
les référents, dorénavant dispersés à travers les territoires et les groupes sociaux, peut aussi
constituer, parmi tous les éléments disponibles, un « recours » dans la démarche éducative,
comme le revendique Moussa. Lorsqu’il n’est pas le lieu de vie de la famille, comme c’est le
cas dans celles que nous avons visitées ici, le village se présente comme un lieu d’illustration
des propositions parentales et d’expérimentation sociale. Tout en affichant une volonté de
fréquentation du village, les pères qui ont évoqué, plus que les mères, ce lieu, semblent
envisager cette démarche difficilement sans leur propre implication. Saliou se positionne
carrément contre cette possibilité avant de nombreuses années, évoquant la jeunesse des enfants
et leur non connaissance des lieux, alors que son épouse pense que les enfants peuvent aller au
village sans eux et être pris en charge par les membres de la famille qui y sont présents :

1084
J.-H. Déchaux, Sociologie de la famille, op. cit., p. 93.
412
Moi j’aimerais bien d’abord aller avec eux (…) s’ils vont seuls on ne peut pas juste les envoyer
comme ça au village, ils seront à Dakar et iront de temps en temps au village. Par contre si je
pars avec eux on peut aller directement au village parce que je serai avec eux et je pourrai les
surveiller…

Les pères semblent très portés à contrôler ce que font et voient leurs enfants, mais aussi ce
qu’on leur fait faire. Si le village est bon à expérimenter, là aussi tout n’est pas désirable et les
pères posent clairement le cadre des expérimentations qui leur semblent intéressantes ou pas.
Moussa décrit ce qui pour lui est important dans les séjours villageois :
Oui, le week-end dernier je suis allé au village avec [deux grands fils], [le plus grand des deux],
est allé aux champs nettoyer. Il faisait très chaud mais il tenait à y aller, il est curieux, je l’ai
laissé aller, c’est comme ça qu’il va apprendre. Et arrivé là-bas, il voulait tenir lui-même la
machine. Son cousin a refusé, du coup il s’est fâché, il a fait un peu moins de 5km dans la
brousse pour revenir au village. Ça aussi c’est les Sarr quoi (Rires moqueurs de sa femme puis
de lui) Oui et moi j’ai aimé ça ! C’est pareil pendant le mois de décembre, période feess1085, [la
fille aînée et le second] sont partis aux champs avec ma grande sœur, ils étaient allés ramasser
les dernières graines, travail fastidieux que je n’ai jamais aimé, il faut tamiser etc. Et donc on
n’a jamais pu faire ça et rentrer avant le crépuscule. Eux, ce jour-là, ils sont restés là-bas
jusqu’à 21h. Ils ont dormi sur le sable. Et ma grande sœur avait un peu pitié d’eux et je me suis
dit voilà, ça j’aime ça. Parce que pour moi, tout ça c’est formateur.

L’accent est moins mis sur des référents vivants et des rituels que sur des activités concrètes.
Le passage au village est une expérimentation qui sert à illustrer autrement ce que les parents
essaient de transmettre. Si cette expérimentation est posée comme importante, elle n’est pas
centrale, mais soutient clairement la démarche éducative des parents où la réussite scolaire ne
se négocie pas. La fréquentation du village avec les pères est une manière de faire participer
l’enfant à la vie de la famille élargie certes, mais aussi de l’observer, de décortiquer et
comprendre avec lui le sens, l’utilité ou pas des pratiques y ayant cours : c’est donc l’occasion
de faire de l’histoire, de la géographie mais aussi des mathématiques et des sciences naturelles.
La position des parents sur l’initiation rentre dans cette perspective de l’expérimentation et de
l’apprentissage pratique. Si les mamans semblent plus réservées sur la question, les pères tout
en disant vouloir que leurs fils soient initiés semblent, là aussi, vouloir contrôler ce que sera le
rituel, en faisant a priori le lien pour l’enfant avec ce qui se fait en famille et ce qui est exigé de
lui en société. Le ndut n’est utile que parce que ses finalités peuvent rejoindre celles du projet
éducatif.
Saliou : Dans le ndut on t’apprend vraiment des choses très importantes, on t’apprend à être
un homme et un homme qui est bien dans société, un homme qui sert à quelque chose dans la
société. On t’apprend à être quelqu’un qui n’est pas nuisible à la société. C’est ces valeurs
qu’on t’inculque.
Vous voudrez que votre fils le fasse ?
Saliou: Hana routoh fe ! ah weye
Ndiémé: ouais pourquoi pas?

1085
Travail de séparation des coques d’arachide d’avec la terre
413
Si le ndut demeure importante pour eux, les parents ici ne donnent pas l’impression que cette
étape soit capitale. Elle rentre d’abord dans le cadre de l’expérimentation, de la mise en pratique
et de l’apprentissage pouvant être utiles à la démarche éducative plus qu’à la validation d’une
certaine appartenance ethnique. Ainsi, si Moussa regrette pêle-mêle de ne pas avoir fait une
initiation très longue, juste un week-end, et de ne s’être toujours pas marié selon les rites
traditionnels, c’est que dans le fond il réfléchit encore au cadre dans lequel il pourra faire ces
démarches. Le ndut ne se faisant plus dans son village d’origine, s’il y accorde de l’importance
dans sa démarche de revalorisation de la culture, il ne lui semble pas incontournable. Il en est
de même pour le mariage qu’il se prépare à filmer dans son entièreté afin d’en immortaliser les
étapes et les chants. Lorsque sa femme et moi lui faisons remarquer que les maris n’assistent
pas à la cérémonie, il a un geste de rejet. Plus que la valeur du rituel comme moment de
transition d’un statut à un autre, c’est à la signification donnée aux éléments qui le composent
qu’il veut accéder afin de pouvoir les traduire à ses enfants.

Conclusion du chapitre 5

J’ai choisi le terme « réinterpréter » pour caractériser la manière dont les personnes proches
d’un rapport sélectif à leurs origines ethniques envisagent cette appartenance. Cette
appréhension est proche de celle qui aurait cours dans les sociétés contemporaines marquées
par la diversification des modes d’identification sociale. Parmi nos enquêtés, ce sont des
personnes nées entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980 qui illustrent cette
manière de se rapporter aux origines, en lien avec un mode de transmission volontariste. Il est
apparu que ces personnes, tout en ayant un sentiment de filiation fort, tendent à le banaliser.
Pour ces enquêtés, l’appartenance à un groupe d’origine est une réalité commune aux humains
et ils ne veulent pas qu’elle les particularise par rapport à d’autres. Dans cette démarche, les
propositions de la culture associée, les membres du groupe et les lieux d’ethnicité sont examinés
avec soin, pour que soient valorisés non les éléments contextuels ou de circonstance, mais ceux
qui, comme dans d’autres cultures, seraient garant d’un meilleur partage de l’espace social avec
des personnes différentes. Dans le contexte précis fondant ces comportements, sont rejetés les
modèles ethniques précédents, accusés tous deux, par idéalisation ou association à des lieux
particuliers, d’imposer des cadres normatifs de l’ethnicité forcément pénalisants pour qui veut
participer de la dynamique globale de la société, cette dernière n’impliquant ici ni un abandon
ni une idéalisation des propositions ethniques, mais leur évaluation et réinterprétation. Cette
perspective sur l’ethnicité signe aussi une inflexion dans le rapport aux autres dont les

414
propositions ethniques ne sont pas moins évaluées, dans une démarche assumée et revendiquée.
Ces enquêtés voudront ainsi mettre en œuvre les propositions culturelles choisies moins pour
leur particularité que pour montrer la possibilité de le faire quand l’univers social dominant les
exclut ou les organise d’une certaine manière.

C’est dans ce sens qu’il faut comprendre que le travail de transmission, dans cette troisième
configuration, mobilise particulièrement les deux parents. Ici, l’éducation des enfants suppose
la production en famille de l’ethnicité à travers des pratiques concrètes, la valorisation sélective
des origines pour rendre le sentiment d’appartenance des enfants positif, mais aussi une
exigence scolaire et « morale » élevée. Cette association qui semble exigeante dans des cadres
de vie encore dominés par un certain exclusivisme dans les propositions éducatives, poussera
les parents à développer un contrôle important sur le comportement de leurs enfants, mais aussi
à collaborer de façon très étroite à cette fin. Ainsi, si ce contrôle implique que les mères
réduisent leurs prétentions professionnelles, elles ne sont cependant pas seules en charge des
foyers dans lesquels les pères sont plus investis qu’auparavant, établissant des relations
personnelles et de proximité avec des enfants dont ils participent à la prise en charge
quotidienne notamment éducative.

415
Conclusion de la deuxième partie

Dans cette Deuxième Partie, l’analyse s’est appuyée sur l’idée que l’ethnicité, vécue comme
plus ou moins particularisante organise les rapports entre les membres du groupe et les autres
personnes avec qui ils partagent le cadre plus large de la société nationale. Trois types de
rapports aux origines ethniques dont découlent des pratiques de transmission de l’ethnicité ont
été étudiés :

- Le premier rapport, « nostalgique », définit l’usage de l’ethnicité par des personnes


replaçant leurs pratiques dans le cadre traditionnel et envisageant le processus
d’ethnicisation de la manière la plus naturelle possible, par imprégnation. Pensée a
priori comme indépendante de l’action des parents et plutôt dévolue aux effets de la
naissance et des références traditionnelles, l’imprégnation finit par être encadrée et les
parents par être mis à contribution lorsque les cadres traditionnels changent, et que les
nouveaux semblent inaptes à assurer la pérennité de leur position dans la société. Dans
ce cas, on observe un repli de la famille sur elle-même pour recréer, dans un
environnement distinct du cadre traditionnel, des conditions qui s’en rapprochent. Ces
dernières assurent la perpétuation du sentiment ethnique au niveau des descendants qui,
se distinguant d’autant plus des autres que leur cadre familial est spécifique, peuvent
cultiver un fort sentiment de différence.

- Le deuxième rapport, « conflictuel », définit le sentiment pouvant être ressenti par des
personnes écartelées entre deux cadres normatifs donnés pour distincts et opposés, l’un
émanant du groupe ethnique et l’autre de la société nationale « moderne ». Cette
configuration implique que la transmission d’éléments associés à l’ethnicité soit
impossible en dehors des cadres traditionnels légitimes la définissant. Les pratiques et
discours des enquêtés montrent alors une gestion de ce possible conflit par la solidarité
manifestée aux zones d’origines depuis le cadre urbain dans lequel ils sont obligés de
s’investir pour survivre. Les d’éléments d’ethnicité ne sont pas absents, mais étant
exclusivement associés aux lieux d’origine, leur transmission est exposée à une impasse.
Lorsque les parents tentent de dépasser ce schéma et d’associer les descendants aux
pratiques ethniques, ces derniers, s’identifiant plutôt aux modes de vie de leur
environnement urbain, préfèreront en général les éviter et peuvent même les rejeter.

416
- Le troisième rapport, « sélectif », définit le comportement de personnes qui se donnent
le droit de procéder à des choix et des réinterprétations dans les propositions émanant
tant du groupe ethnique que de leur environnement national. Cette démarche invalide
tout modèle ethnique essentialisé pour proposer une souplesse dans les comportements
découlant d’évaluations faites des situations rencontrées et des enjeux associés. Le recul
auquel oblige l’attitude de ces enquêtés vis-à-vis de leurs groupes d’attachement confère
aux éléments d’ethnicité qu’ils investissent une importance qui explique leur
volontarisme dans leur démarche de transmission à leurs descendants.

L’analyse révèle que l’idée de « modernité » est interprétée de manière différente selon une
diversité sociale interne au groupe, qui par conséquent offre une hétérogénéité de rapports et de
définitions de l’ethnicité. Cette dernière s’est donc révélée certes, dépendante de cadres
normatifs qui lui donnent sens, mais aussi et surtout des cadres sociaux organisant l’accès à des
ressources matérielles et symboliques auxquelles tous les membres du groupe n’ont pas le
même accès. Chaque rapport a donc révélé des enjeux spécifiques à la situation des acteurs dont
les capacités d’adaptation ne sont ni égales ni orientées vers les mêmes objectifs, ces derniers
pouvant révéler des enjeux d’intégration à la société nationale ou au contraire, lorsque cette
dernière est assurée, des enjeux d’affirmation assumée des choix de l’individu.

417
Conclusion générale

Cette thèse s’était donné pour objectif de départ de cerner les modalités de transmission mises
en œuvre dans les familles sereer installées en ville. Le chemin parcouru pour atteindre cet
objectif et les voies par lesquelles l’analyse a dû être menée étaient insoupçonnés au chercheur,
qui les a découverts en s’efforçant de comprendre les pratiques et discours d’enquêtés dont il a
pu se croire proche au début de l’entreprise. Les personnes rencontrées ont souvent accepté
d’ouvrir leurs foyers et ont tenté de répondre à des questions que, pour la majorité, elles ne se
posaient habituellement pas. C’est grâce à cela, d’abord et avant tout, que ce travail a pu être
mené. Ces personnes ont tenté de dire ce qu’être sereer signifie pour elles et de partager la
manière, le cas échéant, dont elles s’y sont prises ou s’y prennent pour que leurs enfants à leur
tour puissent se sentir ou se dire sereer. On a vu que dans la majorité des cas, les descendants,
même si leur légitimité peut être mise en doute ou qu’ils doivent être soumis à un encadrement
strict en vue de l’acquisition de référents ethniques identifiés par les parents, sont toujours
naturellement considérés par ces derniers comme sereer, dans une perspective sur l’ethnicité
comme lien de filiation, implicitement adoptée par la majorité des enquêtés. Pourtant, on sait à
présent que les Sereer ne se sont pas toujours perçus et n’ont pas toujours été perçus comme
formant un groupe ethnique, même si de fait les différents sous-groupes ainsi réunis
partageaient des pratiques culturelles. C’est au cours de la colonisation que leur identification
commune comme groupe ethnique a commencé, avant d’être validée et cristallisée pendant et
après la période des indépendances. Ce processus d’identification ethnique a signé la
coïncidence, à un moment historique donné, entre une réalité largement partagée par la majorité
des populations sereer, alors majoritairement des populations rurales, et une « réputation »
d’agriculteurs aguerris, pour structurer leur ethnicité autour de la figure idéale du paysan. Cette
figure idéale postule un homme du cru, authentique du fait de son attachement à sa terre et à sa
religion traditionnelle, structuré par son environnement rural, et dès lors en danger de
disparition au vu du caractère inéluctable du processus de modernisation de la société, posé
comme procédant nécessairement de la ville. La perception que la société sénégalaise, dans le
discours courant comme dans le discours des sciences sociales, a des Sereer n’a jamais vraiment
échappé à ce postulat tacite d’un groupe d’essence rurale. Ainsi, si sur un plan subjectif les
groupes aujourd’hui réunis dans le périmètre ethnique sereer se vivent comme distincts à
l’intérieur de cet espace, ils se réclament généralement du liant de la sérérité à travers le
sentiment de partager, malgré tout, des origines communes structurées autour d’un rapport
spécifique à la terre.
418
Parcours théorique

Confrontée à la réalité d’une historicité (certes oubliée) d’un côté et de l’autre à la réalité forte
d’une « croyance partagée en des origines communes », j’ai été amenée à rechercher une
approche permettant de prendre en compte, dans une approche sociologique rigoureuse, les
éléments objectifs et subjectifs de l’appartenance ethnique. Or, la théorie des liens sociaux
proposait un cadre qui, aussitôt saisie l’ethnicité telle qu’elle se présentait chez les enquêtés
comme un lien de filiation, permettait de la soumettre à l’analyse conjointe des autres facteurs
de la vie sociale pouvant l’influencer, la modifier, l’évacuer, ou auxquelles elle peut se
substituer. Ces autres facteurs peuvent être la nation, dont le processus de construction ici
retravaille le paradigme ethnique sénégalais d’une façon d’autant plus puissante qu’elle prend
les atours de la modernité, mais aussi la classe sociale et le genre. L’ethnicité se révèle être une
variable de l’expérience des personnes, pouvant être vécue de manière consciente ou pas,
amener ou non à une mobilisation groupale ; elle est largement soumise à des « contraintes
structurelles de nature sociale, économique et politique qui façonnent des identités ethniques et
qui assignent les individus à une position sociale déterminée en fonction de leur appartenance
imputée à une catégorie ethnique »1086. Dans le cas qui nous intéresse, la théorie des liens
sociaux nous permet d’appréhender l’ethnicité théoriquement comme une manière parmi
d’autres d’envisager la parenté, elle-même diversifiée et soumise au temps et aux situations,
qui s’accorde avec l’orientation du cadre national dans lequel elle se déploie selon la manière
idéale dont elle attache les individus les uns aux autres et à la société, se confond plus ou moins
avec des classes sociales dominées ou dominantes, et oriente les rôles sexués dans l’entreprise
familiale de transmission. Ainsi, alors que je partais, en m’intéressant aux modalités de
transmission familiale, d’un niveau « individuel et microsocial », j’ai été amenée, face à la
diversité des perspectives développées par les enquêtés sur leur sentiment d’appartenance
ethnique, à prendre en compte les différents niveaux que Martiniello pose comme
nécessairement combinés dans une approche convaincante de l’ethnicité : microsocial et
individuel, groupal et mésosocial, macrosocial1087. Cette matrice n’ayant pas été posée comme
programme de départ n’a pas été mise en œuvre de façon systématique. Cependant, l’objectif
d’une compréhension du phénomène ethnique a pu être atteint en grande partie grâce au recours
à la théorie des liens sociaux, qui a permis d’analyser les situations sociales dans leur diversité

1086
Marco Martiniello, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, 1. éd., Paris, Presses Univ. de
France, 1995, p. 24.
1087
Ibid., p. 27.
419
et leurs articulations afin de mieux saisir les dynamiques pouvant rendre l’ethnicité saillante ou
non.

Rappelons les étapes du chemin parcouru. Après avoir analysé les conditions de formation du
groupe sereer et de son positionnement dans la grille ethnique nationale et détaillé les
principaux référents culturels autour desquels il se structure (chapitre 1), l’analyse s’est attachée
dans un second temps à saisir sur les deux lieux d’enquête, la région parisienne et la région
dakaroise, les cadres normatifs nationaux pesant sur l’ethnicité par l’observation des
mouvements associatifs sereer (chapitre 2). Ensuite, je me suis proposé de confronter les
discours et pratiques observées chez les enquêtés à un autre cadre normatif, autour duquel la
diversité des profils rencontrés semblait s’organiser, celui de la représentation linéaire de la
modernisation opposant schématiquement « sociétés traditionnelles » et « sociétés modernes »
(chapitres 3 à 5). Cette approche a permis de mettre à profit le cadre national sénégalais dont
les étapes de la construction initiée aux indépendances, assez documentées et encore récentes,
peuvent se penser théoriquement comme les étapes d’une marche vers la modernité, porteuses
d’idéaux sociaux normatifs favorables à l’émergence de représentations concernant les
manières idéales de faire société, donc de « faire ethnie ». Avant de revenir sur les résultats de
ces analyses, deux points sont importants à souligner. D’abord, que les manières de se rapporter
aux origines ethniques ne se présentent pas forcément de manière exclusive chez les mêmes
personnes tout au long de leur vie, et sont susceptibles de changement, au gré des conditions
sociales des personnes. L’analyse a montré comment un cadre social spécifique, celui dans
lequel les enquêtés se trouvaient au moment de l’enquête, pouvait favoriser une orientation
plutôt qu’une autre. Surtout, ces manières de se rapporter aux origines ethniques et donc de
vivre l’ethnicité, variables selon les configurations sociales, co-existent aujourd’hui à Paris
comme à Dakar, les rapports aux origines analysés étant des illustrations idéales de conditions
sociales distinctes que des populations vivent dans le présent, chacun selon sa catégorie sociale.

C’est donc, comme cela a été noté à propos de la famille1088, non pas à l’avènement définitif et
radical de la liberté individuelle qu’ont amené les changements sociaux, mais plutôt à la
coexistence de registres normatifs hétérogènes structurant la conscience ethnique des enquêtés
et leurs pratiques de transmission. Cette hétérogénéité, par la manière dont elle se distribue dans
les différentes catégories sociales, informe moins sur des pratiques définitives que sur les
structures sociales normatives qui les orientent et dont les effets ne sont pas les mêmes selon

1088
J.-H. Déchaux, Sociologie de la famille, op. cit., p. 114.
420
les personnes et leur positionnement social. Les pratiques associées à l’ethnicité révèlent donc
autant les contraintes pouvant peser sur elle que les marges de manœuvre disponibles pour
l’accomplissement social dans des situations différentes. On rappellera que cette diversité des
configurations ethniques observée concerne des personnes se disant sereer. Par conséquent, le
constat d’hétérogénéité ne remet pas seulement profondément en cause le double postulat d’une
homogénéité interne au groupe et d’une constance dans le temps, elle relativise aussi fortement
l’idée présente chez la majorité qu’il y aurait une bonne manière d’être sereer. La force de cette
conviction, qui ne va pas toujours dans un sens favorable au maintien de l’ethnicité, principal
objectif de la transmission, est cependant inhérente au sentiment d’appartenance ethnique,
concrètement produit au sein de la famille. En effet, dans le cadre domestique, l’ethnicité
rapporte forcément et d’abord à ceux qui la portent : des parents dont les « qualités ethniques »
sont jaugées concomitamment avec leur position sociale. Cette dernière a un impact important
sur la manière dont les parents portent leur ethnicité. Plus que les règles que les parents peuvent
mettre en place, c’est la manière dont ils portent leur ethnicité qui sera déterminante pour
assurer la transmission d’un sentiment d’appartenance, qui s’est révélée dans notre analyse être
le principal garant de l’acquisition de traits ethniques par les enfants. Il s’avère que si la
transmission ne peut se comprendre sans l’ethnicité, cette dernière est aussi difficilement
compréhensible sans la mécanique concrète qui lui donne son impulsion première. Une
tentative de compréhension du phénomène de la transmission confronte forcément à ce qui est
cœur de l’ethnicité, à savoir une dialectique constante entre donnée stabilisée dans la conviction
de l’ascendant d’une part, et dynamique de réinterprétation de la proposition culturelle requise
par la rencontre avec le descendant et l’environnement social d’autre part. La transmission est
habitée par le dessein de réactualiser l’ethnicité et, de ce fait, constitue un point d’analyse
privilégié des cadres sociaux qui la travaillent. Cette dialectique est présente dans les différentes
configurations du rapport aux origines ethniques rencontrées dans l’analyse, qui commandent
des pratiques de transmission propres.

Les configurations du rapport aux origines ethniques

- Un rapport nostalgique aux origines : la transmission comme exposition aux sources


ethniques de la réussite sociale des parents.
Dans la première configuration rencontrée chez nos enquêtés, l’appartenance ethnique est mise
en valeur à travers la revendication d’un socle de valeurs éthiques qui structureraient le
caractère du Sereer et fourniraient la meilleure préparation pour réussir dans la vie en servant
la cité. Cette manière d’envisager les origines ethniques a principalement émané d’enquêtés de
421
statut social élevé, remarquables dans le cas étudié par le fait qu’ils sont souvent parmi les
premières personnes dans leurs familles à avoir quitté le village pour faire des études souvent
poussées en ville, puis une carrière professionnelle réussie à l’étranger ou dans le secteur dit
moderne au Sénégal, public ou privé. Chez ces enquêtés, le sentiment de sérérité est fort et
positif, associé à des cadres de socialisation ethniques que les enquêtés identifient comme
purement traditionnels et, pour cette raison, porteurs dans la société moderne. Il est cependant
apparu que les enquêtés concernés par cette configuration étaient objectivement éloignés du
cadre idéal associé à l’ethnicité sereer – la paysannerie et ses valeurs – et que ce discours et la
relecture de leur parcours qui en découlait servaient en réalité à gérer la tension manifeste entre
la fierté d’être sereer et un éloignement de fait, voire une prise de distance, par rapport aux
zones d’origine. En plaçant dans les valeurs ethniques elles-mêmes la source de leur réussite en
ville en même temps que de leur éloignement des zones d’origine, les enquêtés légitiment leur
place en ville, aux yeux des Sereer établis au village comme aux yeux d‘une société qui continue
à voir dans le paysan rural la figure idéale du sereer. Ainsi, en même temps que les origines
ethniques justifient l’ascension sociale, elles relativisent l’inégalité sociale qui en résulte en y
voyant la simple conséquence du devoir dignement accompli. L’entretien constant de ce
sentiment chez des personnes concentrant une part importante des privilèges sociaux - niveau
d’instruction élevé, travail assuré sur un marché du travail en plein développement, - découlant
de l’idée de la bonne naissance, amène une partie d’entre elles, hommes et femmes, à envisager
la transmission, fortement associée à la naissance et au caractère, comme une imprégnation,
c’est-à-dire une simple exposition de l’enfant aux référents ethniques. Dans la confrontation
avec des cadres de socialisation perçus comme de moins en moins porteurs des valeurs morales
dont les enquêtés se réclament, cette imprégnation devra cependant de plus en plus être
encadrée et orientée.

En effet, cette manière d’envisager l’ethnicité se double aussi d’une profonde inquiétude chez
les personnes, dont le rapport aux origines se faisait nostalgique, face aux menaces de dilution,
notamment d’homogénéisation wolof, supposées peser sur les valeurs authentiques associées à
leurs origines et à leurs succès dans la vie. L’inflexion dans la transmission consistera chez
certains parents à imposer un cadre familial urbain et des pratiques particulières qui n’avaient
pas été envisagées au début de la migration. Ces pratiques s’appuient sur un « retour » aux
traditions, notamment maritales- réinvestissant principalement le rôle domestique des mères
dont le manque d’instruction apparaît comme une première garantie de la bonne tenue du foyer,
non plus urbain, mais consciencieusement « sereer » - et linguistiques dans une forme
d’aversion pour le wolof et de connivence du sereer avec le français. Par les places privilégiées
422
qu’elles occupent et le discours donnant aux origines ethniques tout le mérite de cette place, les
personnes concernées arrivent à transmettre à leurs enfants un sentiment positif sur leur
appartenance ethnique. Quand la famille n’a pas adopté une modalité de transmission encadrée,
ce sentiment positif peut exister sans l’observance de pratiques spécifiques, comme en
témoignent tous les descendants regrettant de ne pas pratiquer la langue parentale. Ces derniers
de fait manifestent un sentiment d’appartenance aussi fort et positif que celui de leurs parents
qu’ils entretiennent et tentent de transmettre à leur tour, parfois tiraillés entre la tentation
d’« africaniser » leurs pratiques et celle de cultiver, auprès de leurs propres enfants, de manière
plus formelle que leurs parents, des éléments ethniques choisis et parfois « acquis » à l’âge
adulte par une démarche volontaire. Par leur positionnement dans les catégories sociales
moyennes et supérieures et leur fort ancrage ethnique, ces descendants représentent
l’aboutissement de la démarche parentale dont le discours de légitimation pouvait être mis en
lien avec une préoccupation liée au fait de conserver et de reproduire un ordre social qui leur
est avantageux. En effet, la génération senghorienne, qui représente la figure idéale de ce
rapport aux origines ethniques, n’est-elle pas celle qui, sans forcément maintenir les pratiques
ethniques telles que la langue ou les rituels, a circonscrit le périmètre de l’ethnicité sereer ? Ce
faisant, elle proposait un cadre ethnique qui la légitimait dans sa position et lui octroyait, par
l’intérêt manifesté aux origines ethniques, une reconnaissance consolidant en retour la position
sociale soutenue par les membres du groupe qui s’y voient portés et représentés. Cependant, ce
cadre avantageux pour ceux qui sont déjà bien intégrés dans la société nationale ne conviendra
pas forcément à la grande majorité du groupe qui ne l’est pas.

- Une mise à distance de l’ethnicité pour favoriser l’accès aux opportunités


économiques en zone urbaine : la transmission par délégation aux zones rurales
La seconde configuration analysée est justement celle dans laquelle l’ethnicité, instituée comme
observation d’un ensemble de pratiques et de rituels qui n’ont de sens et de valeur que dans le
périmètre du terroir d’origine, se présente comme une entrave à la nécessaire participation
économique depuis la ville. Cette manière d’envisager l’ethnicité, comme importante mais
selon des critères précis que ne remplit pas leur quotidien urbain, s’est surtout donnée à voir
chez des enquêtés de niveau social moyen ou faible dont les parcours sont marqués par des
renoncements et des sacrifices personnels, justifiés dans leur discours par la nécessaire
solidarité avec la famille et le village. Cette solidarité, vécue comme un impératif qui anime
leurs parcours, apparaît ici aussi comme une manière de gérer la tension émanant d’une forte
dépendance, pour la participation économique et sociale, vis-à-vis des structures urbaines, alors
même que les pratiques ethniques intrinsèques à la sérérité y sont indésirables sinon
423
handicapantes. Les pratiques ethniques seront cantonnées dorénavant à leurs lieux de
prédilection, les zones rurales d’origine, à l’écart des us et coutumes urbaines nécessaires à
l’accès aux ressources économiques et matérielles. Cet accès est rendu encore plus difficile,
non seulement par le fait pour la majorité des enquêtés d’avoir un niveau de scolarité moyen,
mais surtout, pour ceux qui n’ont pu quitter le pays, par le fait que le contexte de crise et
d’appauvrissement économique au Sénégal a causé la raréfaction des ressources qui font
désormais l’objet d’une concurrence importante dans un marché dominé par l’informel.

Si la gestion de l’appartenance ethnique consistant à cantonner au village les pratiques


ethniques afin de s’en libérer en ville a été appréhendée comme pouvant installer les personnes
dans un conflit, leurs pratiques ne peuvent être réduites à un tel dilemme. Les parents concernés
par une telle manière de se rapporter aux origines ethniques vont dans leur majorité simplement
favoriser des cadres domestiques ouverts et une pratique éducative exposant les enfants à
l’environnement social dominant en ville. Les femmes, de niveau scolaire inexistant ou faible
pour la majorité, se révèlent actives et incontournables pour la prise en charge des foyers
urbains. Cependant, dans le pragmatisme dont ils font preuve, les enquêtés participent eux-
mêmes à conserver aux lieux d’origine et aux pratiques qui leur sont associées une
représentation particularisante, clairement éloignée des valeurs ambiantes dans leurs lieux de
vie associés à la modernité. Cela aura un effet particulièrement important chez les descendants
qui, pour la majorité, vivront de façon péjorative et stigmatisante les vestiges d’ethnicité (tels
que la langue, l’alimentation, mais aussi la lourde responsabilité domestique pesant sur la mère)
ayant cours dans leur environnement urbain. Contrairement aux descendants dans la
configuration considérée plus haut, ceux-ci seront, plus préoccupés à tenir à distance ou à
dissimuler les pratiques pouvant permettre de les associer aux origines ethniques de leurs
parents. Cela s’est particulièrement manifesté dans le refus de pratique de la langue ethnique, à
laquelle sera préféré le wolof ou le français, à Dakar comme à Paris. Cette attitude contraste
avec celle des descendants rencontrés dans la configuration précédente, qui ont pu, en dehors
des interactions familiales, s’engager dans l’apprentissage de la langue. Un fait marquant est
important à noter ici à ce propos : la prise d’importance de la langue comme élément central de
l’ethnicité, sans mise en œuvre effective de sa pratique au sein des familles. Parce qu’elle ne
garantit pas leur intégration sociale, les parents valorisent ici moins une ethnicité pratique
qu’une ethnicité « patrimonialisée » mais reléguée, ce qui tend à renforcer le sentiment des
descendants urbanisés de ne pas être concernés par ces origines ethniques.

424
- La réinterprétation des propositions ethniques pour répondre aux enjeux de la vie en
société : la transmission comme démarche de mobilisation critique
Loin de considérer les origines ethniques comme négatives ou incompatibles avec les pratiques
considérées comme modernes, les enquêtés ressortissant à la troisième configuration rencontrée
rejettent les configurations précédentes induites par des modèles idéaux de modes de vie
traditionnels ou modernes. D’un niveau social élevé et expérimentant une forme de mobilité
nationale ou internationale, leur facilité à relativiser leur sentiment d’appartenance ethnique
contraste avec leur aisance à afficher des pratiques quotidiennes ethniquement marquées. Il en
est notamment ainsi d’une pratique importante de la langue, concomitamment au français ou au
wolof. Ces personnes revendiquent dans leur majorité le caractère non particulier mais universel
du sentiment d’appartenance, quelles que soient les origines concernées. Il apparaît ici un
positionnement qui se veut en rupture avec les deux premières configurations rencontrées. C’est
ainsi la diversité et l’articulation originale de pratiques auparavant dissociées qui sont mises en
avant, comme une forte religiosité musulmane avec un fort ancrage ethnique ; ou encore un
niveau élevé d’instruction et une préférence pour le wolof plutôt que la langue française comme
langue de communication à l’extérieur du groupe. Il peut également s’agir d’une insertion par
le haut en France et un engagement quasi-militant en association d’originaires, dans une attitude
qui se veut aussi critique des propositions émanant de la culture associée aux origines que de la
culture ambiante dominante.

Cette position amène les parents à favoriser des cadres domestiques marqués par un contrôle
important, assuré par les deux conjoints, afin d’assurer une éducation souvent stricte, orientée
vers la réussite scolaire des enfants, en même temps que l’inculcation du sentiment ethnique,
notamment par la pratique familiale de la langue sereer comme langue de la maison, et la
consommation de mets ethniquement marqués réévalués dans un contexte de promotion d’une
alimentation saine. Les propositions culturelles des origines ethniques sont scrutées et
soupesées, questionnées et évaluées, pour en extraire les éléments d’universel dans une
démarche de réinterprétation revendiquée et assumée comme une action nécessaire pour non
pas se conformer, mais conformer les propositions ethniques aux exigences contextuelles,
notamment celles du partage de l’espace social avec les « autres ». Alors que l’on pourrait
s’attendre à ce que ces personnes soient par conséquent moins enclines au contrôle, elles se
distinguent par la mise en avant de la volonté de s’assumer et d’élever leurs enfants dans une
modernité qui n’exclut pas leur sérérité et dans une sérérité qui n’exclut pas la modernité. Les
éléments associés à l’ethnicité sont alors d’autant plus investis qu’ils n’ont pas été choisis par

425
hasard. Il reste que cette volonté marquée de s’affirmer et de tracer leur propre voie ethnique
n’est pas forcément un modèle soutenable pour l’ensemble des membres du groupe.

Du dedans du groupe vers le dehors de la société, des possibilités de « choix » inégalement


réparties

La concomitance de plusieurs manières d’envisager l’appartenance à un groupe ethnique et de


la vivre montre que le groupe est traversé par des différences et des variations internes. Les
configurations donnant à voir une ethnicité saillante ont plus souvent engagé des personnes
appartenant aux catégories sociales supérieures. Leur situation a favorisé un investissement ou
une revendication plus importante, soit sur le mode de la légitimation des origines, lorsque
l’enjeu est la protection et la reproduction de leur position privilégiée au sein de la société, soit
sur le mode de la libéralisation, lorsqu’ayant pour principal objectif la distinction, ces personnes
travaillent à raffermir leur position en prenant leurs distances par rapport aux groupes
dominants. Mais, si les diverses configurations révèlent le caractère optionnel et parfois
stratégique de l’ethnicité en même temps que sa dimension volontariste, elles montrent aussi
que le rapport à l’ethnicité peut être vécu comme contraint. En effet, les catégories sociales les
plus faiblement dotées trouvent certes des moyens d’accomplissement social, mais dans le cadre
défini et entretenu par les dominants de leur propre groupe ethnique et des groupes dominant le
cadre national. L’exploration et l’application des choix sont ici conditionnées : le « choix » de
faire reposer ses relations sociales sur son ethnicité ou de revendiquer le droit de l’exprimer,
non seulement suppose la possibilité de le faire, parce que son intégration dans les structures
sociales est plus assurée ou n’en est pas dépendante, mais s’accompagne aussi du pouvoir
d’énoncer cette ethnicité, souvent à partir d’une position sociale privilégiée. Cette situation, qui
peut être observée au sein du groupe ne fait qu’y décliner ou y réinterpréter les formes
d’inégalité observables à l’échelle de la société. Ces inégalités sociales entrainent des usages
différents de l’ethnicité, qui se réinterprètera différemment selon le cadre relationnel dans
lequel se trouvent les membres du groupe.

Ainsi, en France, selon la théorie de l’attachement de Paugam, un régime d’attachement


organiciste s’impose par la prééminence de la participation économique par le travail, posée
comme principale voie d’intégration sociale des individus devant gagner leur autonomie pour
participer pleinement à la vie citoyenne. Cependant, l’observation a montré que la participation
économique était très dépendante de la reconnaissance citoyenne reposant elle-même sur l’idée
d’un universel égalitaire, qui exige des citoyens qu’ils n’appartiennent à aucune communauté
426
autre que nationale, et qui par conséquent n’intègre pas totalement ceux qui sont encore
identifiés par leurs origines étrangères. Ainsi, participation économique et citoyenneté bien que
distinctes s’influencent particulièrement, et une intégration économique à la marge peut alors
signifier ou être vécue comme un échec d’intégration citoyenne. Dans ce contexte, la
mobilisation associative observée se présente comme une communalisation ethnique servant à
mutualiser et à capitaliser, à travers les parcours de réussite de certains membres du groupe
dans la société française, sur les valeurs associées à l’ethnicité sereer et identifiées comme
favorables à l’intégration nationale. Ce faisant, l’ethnicité (ré)affirmée sert à neutraliser une
ethnicisation stigmatisante à laquelle sont soumis les migrants vus comme « africains », et est
positionnée comme indépendante d’une citoyenneté qu’elle pourrait alors renforcer.
L’observation de cette mobilisation associative fait clairement ressortir les différences internes
au groupe ethnique précédemment signalées, les populations selon leur positionnement social
n’ayant pas les mêmes intérêts au rassemblement. En même temps, cette mobilisation contraste,
par son orientation et son organisation interne, avec le mouvement associatif observé au
Sénégal. Dans ce contexte national, l’association qui se veut représentative de tous les Sereer
semble exister moins pour prendre en charge les situations que vivent les populations sereer
que pour une mission de représentation dans un environnement où l’appartenance à un groupe
ethnique ne fait pas l’objet de négociation et inscrit l’individu dans l’ordre citoyen. Cette
situation donnant le lien de filiation pour prééminant dans un environnement national marqué
par la précarité économique permet selon les termes de la théorie de l’attachement de rapprocher
l’environnement sénégalais d’un régime d’attachement familialiste. Or, il est apparu dans cette
configuration que la prééminence de la filiation, certes entretenue et prégnante dans les
représentations du fait d’une certaine naturalisation de l’environnement social, pouvant
expliquer que ne soient pas posées de manière plus efficace les bases solides d’une lutte pour
plus de justice sociale, n’oriente pas les pratiques quotidiennes des membres du groupe à qui se
pose le défi de la participation économique, comme à une majorité de sénégalais. L’association
sereer dakaroise étudiée semble de fait y faire office de réservoir d’une culture ethnique perçue
comme non pertinente pour le défi à relever. Avec elle, les réseaux de solidarité familiale, même
disponibles, n’apparaissent pas comme les plus efficaces pour l’intégration urbaine des
migrants sereer. Ainsi, si les membres du groupe échappent difficilement à leur identification
ethnique et peuvent même la revendiquer, ils ne gagnent pas socialement à en cultiver l’image.
En pratique, l’ethnicité en devient d’autant plus relégable qu’elle est par ailleurs bien conservée
et entretenue par l’association.

427
Ainsi, dans le cadre national sénégalais, l’ethnicité sereer qui reste idéalement associée à des
catégories sociales défavorisées et éloignées des modes de vie moderne est, en pratique, d’abord
entretenue et maintenue par ceux qu’elle ne désavantage pas socialement, soit les personnes
établies professionnellement, dont l’intégration urbaine et citoyenne est assurée. A contrario,
dans le cadre international, l’ethnicité sereer est d’abord promue par des personnes socialement
défavorisées, perçues comme « africaines ». Associée au succès, par la promotion de personnes
de catégories sociales supérieures dont la réussite est mise en lien avec les origines ethniques,
l’ethnicité sereer s’y présente comme porteuse pour une intégration professionnelle et citoyenne
qui peut faire défaut.

L’ethnicité, outil d’analyse du social

Les différentes configurations du rapport à l’ethnicité ont mis en évidence des situations qui
montrent que « l’ethnicité ainsi que les comportements sociaux et politiques qui en découlent
ne sont pratiquement jamais uniquement une affaire de contraintes structurelles ou uniquement
une question de choix individuel et subjectif. »1089 De ce point de vue, les environnements
français et sénégalais tels qu’analysés dans cette étude semblent avoir favorisé deux expériences
opposées du rapport à l’ethnicité, qui semblent appeler deux nouvelles orientations :

- Au Sénégal, la nécessité de créer un espace favorisant la justice sociale pose l’urgence


d’une déconstruction systématique de l’ethnicité pour libérer le jeu des rapports sociaux
au sein de l’Etat-nation. Ainsi Diouf a même pu appeler à « mettre fin définitivement à
l’ethnicité et à ses manifestations, pour le bénéfice du citoyen et de ses emblèmes
nationaux ». Ce mouvement radical semble la seule voie possible à « l’établissement de
la démocratie et d’un Etat stable et ordonné. »1090
- Dans les sociétés européennes comme la France, les jeux du sentiment d’appartenance
et le niveau d’échanges interethniques atteint justifieraient que l’ethnicité, comme outil
conceptuel, soit dorénavant, « plus que la classe sociale », investie par la recherche
sociologique pour une pleine compréhension du social1091.

Chacune de ces deux positions reflète un point de vue critique formulé en contrepoint à

1089
M. Martiniello, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, op. cit., p. 123.
1090
Mamadou Diouf, « L’universalisme ( Européen? ) à l’épreuve des histoires indigènes » dans Achille Mbembe
et Felwine Sarr (eds.), Écrire l’Afrique-monde : les Ateliers de la pensée, Dakar et Saint-Louis du Sénégal, 2016,
[Paris] : Dakar, Sénégal, Philippe Rey ; Jimsaan, 2017, p. 26.
1091
Albert Bastenier, « Pour une sociologie de l’ethnicité », La Vie des idées, 2008, p. 1‑14.
428
l’environnement socio-politique et intellectuel auquel il se rapporte : trop d’ethnicité dans le
discours et la pratique sociale sénégalaise, trop peu d’ethnicité dans le discours et la pratique
sociale française. En considérant ensemble les enseignements de ces deux expériences, on
arrive à la conclusion que la bonne appréhension de l’ethnicité ne se trouve ni dans l’adoption
exclusive ni dans le rejet total. Il n’est donc pas question ici de poser l’ethnicité comme unique
voie d’analyse du social, mais de voir, à partir des situations rencontrées dans ce travail, ce
qu’une analyse s’y référant, comme le propose Bastenier, peut apporter. Dans le contexte
français dans lequel, exclue, elle réapparaît comme dans le contexte sénégalais où, posée au
début de tout elle demande à se défiler, l’ethnicité peut, dans une perspective sociologique qui
en fait un outil d’analyse à part entière, aider à mieux saisir et à redimensionner les phénomènes
sociaux dans leur ensemble, notamment en redonnant leur juste place aux pratiques vécues,
revendiquées ou perçues comme ethniques et, plus largement, au sentiment d’appartenance qui
reste un fait social contemporain éprouvé.

Un prolongement de ce travail pourrait être, dans le contexte français, une contribution à l’étude
de groupes ethnicisés, comme les « africains » dont il a été question ici, qui a été ébauchée à
travers la situation des Sereer participant à l’association parisienne. Si cette question a déjà pu
être abordée1092, elle ne semble pas clôturée, le lien ayant pu être refait ces dernières années
entre la situation de « secondes générations » de migrants et leurs supposées cultures d’origine
dont il est proposé de mesurer l’impact sur leur socialisation en France1093, sans que cette
dernière n’ait été observée de manière concrète1094. Une approche sociologique de l’ethnicité
supposant de questionner, dans une démarche de proximité, le cadre qui lui donne sens pourrait
permettre non seulement d’accéder sans biais à ce que seraient les pratiques « culturelles » de
ces familles, mais surtout, de s’intéresser de manière plus précise que cela n’a été fait dans cette
thèse à la manière dont il se sentent appartenir à la communauté nationale. L’ethnicité pourrait
ainsi participer à ramener des questions qui tendent à s’ethniciser voire à se racialiser1095, à leur
nature de questions sociales à part entière.

Dans le contexte sénégalais, un aspect que l’analyse a pu éclairer en partie est que si les groupes
ethniques peuvent révéler par leur position des systèmes de classement et de hiérarchisation du
cadre national, ils en sont eux-mêmes porteurs. Par exemple, la saillance de l’ethnicité sereer

1092
Christian Poiret, Familles africaines en France: ethnicisation, ségrégation et communalisation, Paris, CIEMI
[u.a.], 1997, 448 p.
1093
Hugues Lagrange, Le déni des cultures, Paris, Editions du Seuil, 2010, 349 p.
1094
Marwan Mohammed et Marion Selz, « Le déni des familles? », Sociologie [En ligne], Comptes rendus 2011.
1095
Didier Fassin et Eric Fassin (eds.), De la question sociale à la question raciale, op. cit.
429
est allée de pair avec une mobilisation plus forte des femmes dans la sphère domestique, même
si les « nouveaux pères » s’y investissent plus. Dans un environnement soumis au paradigme
ethnique, où le féminisme n’a pu se développer « pour cause de non-conformité aux cultures
africaines »,1096 la place préférentielle de la femme au foyer n’est donc pas questionnée mais au
contraire souvent renforcée dans le cadre de l’investissement ethnique particulier. Le travail
domestique des femmes, ethnicisé, s’est ainsi trouvé sublimé dans un cas par des femmes
instruites et leurs filles, évoluant dans le secteur formel de l’activité économique, au Sénégal
ou en France, et dans un autre cas stigmatisé par des filles visant une intégration par le haut,
associé qu’il était à leurs yeux, à travers les modèles maternels auxquels elles sont confrontées,
au manque d’instruction et à une intégration urbaine à la marge. Le travail entamé ici avec
l’ethnicité pourrait donc trouver des prolongements plus précis pouvant contribuer dans ce
cadre à mieux appréhender - entre autres inégalités sociales - ce qui, proposé et entretenu
comme une spécificité culturelle, apparaît comme étant d’abord une inégalité sociale de sexes.

Finalement, du cadre urbain français au cadre urbain sénégalais, l’expérience des Sereer est
révélatrice d’univers normatifs, théoriquement distincts mais s’entretenant et produisant des
effets similaires. De part et d’autre - qu’elle soit pensée comme inexistante et donc révélatrice
d’une pratique sociale anormale face à l’exigence citoyenne (en France), ou comme soutenant
naturellement la citoyenneté (au Sénégal) - une voie de réalisation par excellence est mise à
disposition des groupes ethniques et de leurs membres. Si cette voie est problématique, c’est
moins par les contraintes qu’elle fait peser sur les pratiques des acteurs qui toujours se créent
des marges, même minimes, que par le sens qui sera alors donné à leurs pratiques
d’accomplissement social. L’ethnicité, réduite dans l’un et l’autre cas à sa dimension
« primordialiste », pose partout l’urgence d’une réflexion sur ce qu’est « faire société »1097 et ce
qu’implique la citoyenneté. Privilégiant des cadres normatifs qui favorisent prioritairement la
protection ou la reconnaissance par la structuration sociale autour d’une dimension qui alors
soumet les autres, ces cadres nationaux négligent le fait que reconnaissance et protection sont
inextricablement liées dans la vie sociale, et ce dans toutes ses dimensions. Contre ces formes
d’injustice sociale, Frazer propose de repenser des sociétés permettant à ces deux objectifs de
toute action sociale de s’articuler, non pour s’entraver mutuellement mais se renforcer1098. Selon
cette perspective, la justice véritable serait celle qui découle de sociétés n’imposant pas un cadre

1096
« Mouvements féministes en Afrique », art cit, p. 155.
1097
Serge Paugam (ed.), Vivre ensemble dans un monde incertain, op. cit.
1098
Nancy Fraser, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », Revue du MAUSS, 2004, vol. 23, no 1,
p. 152.
430
a priori, mais qui se posent le défi d’adapter la distribution des ressources matérielles et
symboliques selon les besoins des acteurs.

On en revient à ce que l’approche par les modalités de transmission révèle : une dialectique
inhérente à la compréhension de l’ethnicité, et par conséquent, de nos sociétés contemporaines
jamais entièrement soumises à une logique unique. En posant les dimensions du social comme
distinctes mais forcément articulées, l’orientation théorique adoptée par l’analyse de l’ethnicité
appelle un mode d’investigation qui veut aller au plus près des pratiques et saisir leur
imbrication. Le cas concret étudié m’a finalement amenée à expérimenter, à découvrir chemin
faisant, que l’ethnicité était bien une question transversale telle que l’avait posée Simon, qui
peut traverser, depuis une perspective particulière, le champ entier de la sociologie1099. Si cette
transversalité peut exposer à des faiblesses, l’analyse pouvant peiner à embrasser de la même
manière toutes les dimensions mises en exergue, elle oblige, parce que parlant de faits
résolument sociaux, à s’ancrer dans leur dimension historique et construite. Saisies dans la
réalité de leur production, les pratiques sociales, et en particulier celles qui, comme l’ethnicité
et sa transmission sont naturalisées, permettent, contre tout ce que l’on pourrait penser, de parler
de ce qui se fait.

1099
Pierre-Jean Simon, « Le sociologue et les minorités : connaissance et idéologie », Sociologie et sociétés, 1983,
vol. 15, no 2, p. 9–23.
431
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450
Annexes

451
Annexe 1 : Guides d’entretien
Je propose ici un aperçu des thèmes ayant pu être abordés lors des entretiens sans que les rencontres
n’aient jamais vraiment permis de dérouler le guide tel qu’il se présente. Les entretiens qui pouvaient
durer des heures allaient de l’un à l’autre point dans un ordre différent ; permettaient un
approfondissement de l’une ou l’autre des thématiques présentés, selon les parcours des personnes. Le
but était de favoriser au maximum la souplesse pour permettre aux différents profils de s’exprimer. J’ai
essayé par exemple, le plus possible, d’éviter de poser des questions précises concernant des pratiques
ethniques, pour amener plutôt les enquêtés à mettre en avant celles qu’ils associaient en priorité à leur
ethnicité.

Guide d’entretien premières générations

Trajectoire personnelle
Date et lieu de naissance
Composition fratrie- trajectoires, nombre de frères et sœurs instruits
Place dans la famille
Religion/ religion des parents et des membres de la fratrie si différente
Situation matrimoniale (circonstances mariage, mariage traditionnel ou pas)
Niveau de qualification, diplôme obtenu ; lieu d’étude
CSP exercée : Parcours professionnel
Nombre d’enfants/ Ages- Parcours de formation et CSP

Trajectoire résidentielle
Village d’origine (statut administratif, infrastructures)
Lieux d’enfance et ce que ça évoque/ Jeunesse au village ou en ville
Qualification de l’éducation reçue
Date et raisons du départ du village
Lieux d’habitations
- Première ville d’installation
- Arrivée à Dakar et ou à Paris
Sentiments associés à la vie de la ville
Relations avec le village, fréquence et types de visites

Questions relatives au sentiment d’appartenance ethnique


Ce qu’être sereer veut dire pour les personnes
Culture et éléments de culture associés.
Pratiques familiales associées et fréquence (langue, alimentation, rituels, tradition orale,
activités rurales, évènements…)
A propos de l’éducation des enfants
Fréquentation association ou pas. Explications quelle que soit réponse
Perspectives sur l’ethnicité sereer : en général cette discussion se faisait à partir de
l’affirmation de la personne que le groupe était menacé de disparition ou d’une interrogation
venant de moi sur l’avis de la personne par rapport à cette idée. S’ouvrait alors une discussion
où pouvait être notamment abordée la relation aux autres groupes ethniques.

452
Guide d’entretiens secondes générations
Trajectoire personnelle et familiale
Date et lieu de naissance
Composition fratrie
Parents (naissance ; village d’origine ; activité professionnelle)
Fréquentation du village des parents, des membres de la famille restées au village (types de
visites, fréquences, activités, liens avec cousins-cousines…)
Fratrie et place dans la famille (âges des frères et sœurs et parcours, formation, csp)
Trajectoire résidentielle de la famille
Qualification de l’éducation reçue
Niveau de qualification, diplôme obtenu
CSP exercée

Questions relatives au sentimentd’appartenance ethnique


Perception de la famille, des parents
Ce qu’être sereer veut dire ; sentiment d’être sereer ou pas
Eléments de culture associés
Pratiques associées à ethnicité
Fréquentation association ou pas. Types d’engagement.
Situation matrimoniale (circonstances mariage, mariage traditionnel ou pas)
Nombre d’enfants / Nomination des enfants et âges ; pratiques familiales associées à ethnicité
ou pas
Perspectives sur l’ethnicité sereer (idem parents)

453
Annexe 2- Liste des enquêtés
Liste des personnes rencontrées et de leur situation au moment de l’enquête- répertoriés selon
la méthode d’analyse.
Enquêtés proches d’un rapport « nostalgique » aux origines

Personnes de premières générations- Toutes nées en zone rurale.


1. Dakar- Rachel Diouf, née en 1953, niveau supérieur, employée de banque à la retraite,
catholique, divorcée, deux enfants.
2. Paris- Marie-Kangué (Mère Suzanne Sarr), née en 1952, niveau secondaire, aide-
soignante, catholique, divorcée, trois enfants.
3. Dakar- Kaynack Diouf, né en 1938, niveau secondaire, instituteur à la retraite,
musulman, marié, cinq enfants.
4. Paris-Waly Faye, né en 1944, niveau supérieur, médecin à la retraite, religion sereer,
divorcé, deux enfants.
5. Paris- Babacar Sarr, né en 1947, niveau supérieur, journaliste, musulman, marié, trois
enfants.
6. Dakar- Martin Faye (Père de François Faye), né en 1942, niveau supérieur, directeur de
l’enseignement à la retraite, catholique, marié, sept enfants.
7. Dakar- Etienne Sène, né en 1952, niveau supérieur, commissaire de police,
catholique, marié, six enfants.
8. Dakar- Issa Sène, né en 1955, niveau supérieur, infirmier, musulman, marié, sept
enfants
9. Dakar- Augustin Faye, né en 1949, niveau secondaire, agent de sécurité à la retraite,
catholique, marié, six enfants.
10. Dakar- Marcelline Faye (épouse Augustin Faye), née en 1952, niveau secondaire, mère
au foyer, catholique, six enfants.
11. Paris- Awa Dieng (épouse Babacar Dieng et mère Soukey Dieng), née en 1965, niveau
secondaire, auxiliaire de puériculture, musulmane, trois enfants.
12. Paris- Babacar Dieng, né en 1953, niveau supérieur, comptable, musulman, trois
enfants.
13. Dakar-Mme Faye (Mère de Victorine), née en 1940, niveau secondaire, institutrice à la
retraite, catholique, dix enfants.
14. Dakar- Françoise Sarr, (Mère de Diaheer Sarr), née en 1954, niveau supérieur,
archiviste, catholique, un enfant.

454
15. Dakar Alphonse Gning, né en 1935, cadre de la fonction publique en retraite, marié,
catholique.
16. Dakar- Mère Saly, née autour de 1933, analphabète, commerçante, musulmane, neuf
enfants.
17. Dakar- Mère Ndog, née autour de 1933, analphabète, aide domestique, musulmane,
nombre d’enfants inconnu.
18. Paris- Paul Sarr, né en 1945, cadre de la fonction publique en retraite, catholique,
divorcé, trois enfants.
19. Paris- Edgard Ndour, né en 1967, cadre supérieur, marié, deux enfants, catholique.

Deuxièmes générations
1. Paris- Soukey Dieng (fille de Babacar et Awa Dieng) née en 1984, assistante sociale,
musulmane, célibataire. D’une fratrie de trois enfants.
2. Paris- Mame-Diouma, née en 1965, institutrice, musulmane, mariée, un enfant. D’une
fratrie de huit enfants.
3. Paris- Pascaline Diouf, infirmière, née en 1984, catholique, mariée sans enfant. D’une
fratrie de quatre enfants
4. Paris- Suzanne Sarr (fille de Marie-Khangué) née en 1981, chargée de clientèle,
catholique, célibataire. D’une fratrie de trois enfants.
5. Paris-Rose Sarr, née en 1980, juriste, catholique, mariée, un enfant. D’une fratrie de ?
6. Dakar, François Faye (fils de Martin Faye), né en 1973, commercial, catholique, marié,
un enfant. D’une fratrie de sept enfants.
7. Dakar- Gayki Faye, né en 1973, cardiologue, musulman, marié, deux enfants. D’une
fratrie de huit enfants.
8. Dakar- Victorine Faye (fille de Mme Faye), née en 1968, assistante sociale, catholique,
mariée, un enfant. D’une fratrie de dix enfants
9. Dakar- Vincent Sarr (mari Victorine Faye), né en 1960, employé de banque, catholique,
marié, un enfant. D’une fratrie de huit enfants.
10. Paris- Diaheer Sarr, auditrice sociale, (fille Françoise Sarr) née en 1976 à Dakar,
catholique, mariée, un enfant. Fille unique.
11. Paris- Pauline Diouf, Psychologue, née en 1984, catholique, célibataire. D’une fratrie
de quatre enfants.
12. Paris- Claire Diouf, assistante de direction, née en 1974, catholique, mariée, deux
enfants, catholique. D’une fratrie de sept enfants.

455
13. Dakar- Pierre Faye (fils de Mme Faye, frère de Victorine), né en 1970, cadre de la
fonction publique, catholique, marié, sans enfants. D’une fratrie de dix enfants
14. Dakar- Myriam Sarr (épouse Pierre Faye), née en 1972, assistante de direction,
catholique, mariée, sans enfant. Inconnu
15. Dakar- Cynthia Faye (fille Augustin Faye), née en 1986, étudiante, mariée, deux
enfants, catholique. D’une fratrie de six enfants.
16. Paris- Etienne Ndong, né en 1977, cadre supérieur, marié, deux enfants, catholique.
D’une fratrie de cinq enfants.
17. Paris- Christine Diouf (sœur Pascaline Diouf), née en 1987, commercial, célibataire,
catholique. D’une fratrie de quatre enfants
18. Paris- Marcel Sarr, né en 1954, comptable, marié, deux enfants, catholique.

Enquêtés proches d’un rapport « conflictuel » aux origines

Premières générations
1. Dakar- Francis Sène, né en 1957, niveau secondaire, guichetier dans le secteur public,
catholique, marié, neuf enfants.
2. Dakar- Elisabeth Sène (épouse Francis Sène), née en 1967, analphabète, femme au
foyer commerçante, catholique, neuf enfants.
3. Paris Benjamin Faye, né en 1963, niveau supérieur, comptable, catholique, séparé,
quatre enfants.
4. Dakar- Absatou Ngom, née en 1979, analphabète employée de maison, catholique,
célibataire sans enfant.
5. Dakar- Ibra Sène, né en 1958 (approximation), niveau secondaire, agent du service
public, musulman, deux épouses, neuf enfants.
6. Dakar- Mme Touré, née en 1956, niveau secondaire, enseignante, catholique, mariée,
quatre enfants
7. Dakar- Ngor Niane, né en 1957, niveau secondaire, agent sanitaire, musulman, marié,
six enfants.
8. Dakar- Mme Niane, née en 1962, analphabète femme au foyer, musulmane, mariée,
six enfants.
9. Paris- André Diop, né en 1971, niveau supérieur, agent de la fonction publique,
catholique, marié, deux enfants
10. Paris- Marie-Pierre Faye (épouse André Diop), née en 1974, niveau supérieur,
employée du privé, catholique, mariée, deux enfants

456
11. Dakar-Malick Sarr, né en 1959, niveau secondaire, enseignant, musulman, marié, huit
enfants.
12. Dakar- Mme Sarr (épouse Malick Sarr) née en 1978, niveau primaire, femme au foyer,
musulmane, mariée, un enfant.
13. Paris-Boucar Diouf, né en 1959, niveau primaire, employé, musulman, marié, trois
enfants.
14. Dakar- Bathie Faye, né en 1945, analphabète, ancien maçon, musulman, marié, huit
enfants.
15. Dakar- Mme Faye (épouse Bathie Faye) née vers 1955, analphabète, femme au foyer,
musulmane, mariée, huit enfants.
16. Paris- Ami Diouf, née en 1960, niveau supérieur, auxiliaire de puériculture, musulmane,
séparée, deux filles.
17. Dakar- Fatou Diop, née en 1978, analphabète, couturière, musulmane, célibataire sans
enfant.
18. Dakar- Mme Thiaw, née en 1944, analphabète, femme au foyer, catholique, veuve, sept
enfants.
19. Dakar- Marie Sène, née en 1963, niveau supérieur, sage-femme, catholique, célibataire
sans enfant.
20. Dakar- Songho Ndour, né en 1948 (1957 papiers), niveau secondaire, agent du service
public à la retraite, musulman, deux épouses, dix enfants.
21. Dakar- Mme Ndour (épouse Songho Ndour), née en 1957, niveau primaire, mère au
foyer, musulmane, première épouse, dix enfants.
22. Dakar- Mamadou Tine, né vers 1945, analphabète, ouvrier au port à la retraite,
musulman, marié, nombre d’enfants inconnu.
23. Paris- Liliane Sène, née en 1968, niveau secondaire, auxiliaire de puériculture,
catholique, mariée, deux enfants.
24. Dakar- Pape Modou Sène, né en (inconnu ‘1970), niveau supérieur, agent de la fonction
publique, musulman, marié, un enfant.
25. Village- Yaye Ndiémi, responsable femmes de quartier, environ 65 ans, analphabète,
mariée, sept enfants, musulmane.
26. Paris- Ibra Niom, informaticien, ‘1960, marié, deux enfants, musulman.

457
Deuxièmes générations
1- Dakar- Alphonse Touré (fils Mme Touré), né en 1984, commercial, catholique,
célibataire sans enfant. Fratrie de quatre enfants.
2- Dakar- Liliane Touré (fille Mme Touré) née en 1981, archiviste, catholique,
célibataire sans enfant. Fratrie de quatre enfants
3- Dakar- Henriette Thiaw (fille Mme Thiaw 1) née en 1974, niveau primaire, employée
de maison, catholique, mariée, deux enfants. Fratrie de plus de cinq enfants
4- Dakar- Françoise Thiaw (fille Mme Thiaw 2), née en 1984, niveau primaire, employée
de maison, catholique, célibataire sans enfant. Fratrie de plus de cinq enfants.
5- Dakar- Djigmoss Niane (Fille de Ngor Niane) née en 1992, étudiante, musulmane,
célibataire sans enfant. Fratrie de six enfants.
6- Dakar- Fabien Sène (Fils de Francis Sène), né en 1988 vacataire en recherche
d’emploi, célibataire sans enfant. Fratrie de huit enfants.
7- Dakar- Angela Ndiaye, née en 1983, chargée de communication, célibataire sans
enfant, catholique. Fratrie de trois enfants
8- Paris- Seynabou Diouf (Fille de Boucar Diouf), née en 1994, étudiante, célibataire
sans enfant, musulmane. Fratrie de trois enfants
9- Dakar- Aminata Faye (Fille de Bathie Faye), née en 1993, élève, célibataire sans
enfant, musulmane. Fratrie de huit enfants
10- Dakar- Mamadou Faye (Fils de Bathie Faye et grand frère de Aminata Faye) né
en 1991 élève, musulman, célibataire sans enfant. Fratrie de huit enfants.
11- Village- Elie Ndong, née en 1991, analphabète, femme au foyer, mariée un enfant,
musulmane.
12- Paris- Patrice Sène, né en 1970, niveau supérieur, éducateur spécialisé, célibataire sans
enfant, catholique.
13- Paris- Oumy Tine, née en (inconnu ‘1970), niveau supérieur, aide- soignante, séparée,
quatre enfants.

Enquêtés proches d’un rapport « sélectif » aux origines

1- Village- Ndiène Diouf, né en 1984, niveau supérieur, chef d’entreprise, célibataire,


musulman.
2- Dakar- Hamad Diouf, né en 1987, étudiant en master, célibataire, musulman.
3- Paris- Saliou Faye né en 1977, chercheur, marié deux enfants, musulman

458
4- Paris- Ndiémé Faye (épouse Saliou Faye) née en 1982, mariée, deux enfants,
niveau secondaire, aide-soignante sans emploi, musulmane.
5- Paris- Alsane Diop né en 1984, juriste, célibataire, musulman.
6- Paris- Manga Faye, né en 1984, consultant en organisation, célibataire, musulman
7- Dakar- Juliette Dieng, née en 1977, célibataire sans enfant, niveau supérieur,
conseillère de clientèle en banque, catholique.
8- Québec- Fatou Ndiaye, née en 1976, ingénieure, mariée sans enfant, musulmane
9- Dakar- Moussa Sarr né en 1975, chercheur, trois enfants, musulman.
10- Dakar- Awa Sarr (épouse Moussa Sarr) née en 1982, mère de trois enfants- niveau
supérieur, enseignante, musulmane.

Enquêtés ou informateurs non spécifiquement rapprochés d’un type idéal

1- Dakar- Demba Ndiaye, universitaire (extraits utilisés pour illustrer rapport nostalgique
dont il semble proche sans que tous les éléments ne soient réunis (les entretiens faits avec
lui ne se sont pas structurés autour de sa trajectoire personnelle) pour que nous puissions
le mettre sur cette liste).
2- Dakar- Pascal Preira, travailleur social
3- Dakar- Samuel Ndiaye, responsable associatif
4- Paris- Père Bienvenue (idem que Demba Ndiaye)
5- Dakar- Abbé Damien Diop
6- Dakar- Baptiste Diouf, universitaire
7- Dakar- Mamadou Faye, responsable associatif
8- Dakar- Souleymane Sène, animateur social
9- Village- Waly Faye, vacataire dans l’éducation nationale

459
Annexe 3 : Carte des peuples su Sénégal selon Abbé David Boilat, Esquisses Sénégalaises,
1ère édition 1853., Paris, Editions Karthala, 1984.p 392

460
Annexes 4 : Carte de la colonie du Sénégal
Martonne 1925 : Martonne, E. (ed.), Petit atlas administratif, ethnographique et économique
de l’AOF, Paris 1925. Reproduction : CAOM, Aix-en-Provence. ; in Joël Glasman, « Le
Sénégal imaginé. Évolution d’une classification ethnique de 1816 aux années 1920 », Afrique
& histoire, 2004, vol. 2, no 1, p. 132.

461
Annexe 5 : Carte des régions historiques de la Sénégambie, Jacques Bernier, « La formation
territoriale du Sénégal », Cahiers de géographie du Québec, 1976, vol. 20, no 51, p. 451.

462
Annexe 6: Carte de localisation des terroirs sereer dans le Sénégal indépendant, d’après
André Lericollais (ed.), Paysans sereer: dynamiques agraires et mobilités au Sénégal, Paris,
Éd. de l’IRD, 1999, p. 16.

463
Annexe 7 : Carte administrative du Sénégal à 14 régions, source www.au-senegal.com

464
Annexe 8 : Carte de Dakar- quartiers d’enquête : Keur Massar- Mbao- Grand-Yoff- Parcelles
Assainies- Plateau- Fann- Point E

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