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INTERSTUDIA

____________________________
Revue du Centre Interdisciplinaire
d’étude des formes discursives
contemporaines
Interstud

2019

26
 Copyright 2019, Editura Alma Mater, Bacău, România

ISSN 2065 – 3204

Toate drepturile rezervate


Centre interdisciplinaire
d’étude des formes
discursives contemporaines

INTERSTUDIA

Dialogues, influences et
interférences dans le discours

ALMA MATER
BACĂU
2019
INTERSTUDIA
REVUE SEMESTRIELLE DU CENTRE INTERDISCIPLINAIRE D’ÉTUDE
DES FORMES DISCURSIVES CONTEMPORAINES
INTERSTUD

COMITÉ DE RÉDACTION

Directeur : Adriana - Gertruda Romedea


Directeur adjoint : Simina Mastacan
Secrétaire de rédaction : Veronica Grecu

Conseil scientifique
Anne BECHARD-LEAUTE – Université « Jean Monnet », Saint-Etienne, France
Michel BENIAMINO – Université de Limoges, France
Ahmet BEȘE – Université Atatürk, Erzurum, Turquie
Dominique BERTRAND – Université « Blaise Pascal » de Clermont-Ferrand, France
Elena BONTA – Université « Vasile Alecsandri » de Bacău, Roumanie
Dumitru BORȚUN – S.N.S.P.A., Bucarest, Roumanie
Maria CARPOV – Université « Al. I. Cuza » Iaşi, Roumanie
Alexandru CĂLINESCU - Université « Al. I. Cuza » Iaşi, Roumanie
Elena CROITORU – Université « Dunărea de Jos », Galaţi, Roumanie
Mircea DIACONU – Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, Roumanie
Felicia DUMAS - Université « Al. I. Cuza » Iaşi, Roumanie
Pierre MORELLI – Université de Lorraine, France
Stephen MORRISON – Université de Poitiers, France
Emilia MUNTEANU – Université « Vasile Alecsandri » de Bacău, Roumanie
Sergio PIRARO – Université de Messine, Italie
Jean-Christophe PITAVY – Université « Jean Monnet », Saint-Etienne, France
Michael RINN – Université Européenne de Bretagne, France
Luminiţa ROȘCA – Université de Bucarest, Roumanie
Brânduşa-Elena STEICIUC – Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, Roumanie
Mükremin YAMAN – Université Atatürk, Erzurum, Turquie

Membres : Elena Bonta (coord.), Raluca Bălăiţă, Cătălina Bălinişteanu, Elena Ciobanu,
Raluca Galiţa, Maricela Strungariu

Responsables du numéro : Maricela Strungariu, Simina Mastacan

Adresse de la rédaction : Université « Vasile Alecsandri » de Bacău


8, rue Spiru Haret, Bacău, Roumanie
Email: interstudia@ub.ro
http://portal.ub.ro
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS 7

I. DIALOGUES ET INFLUENCES DANS LA


LITTÉRATURE

Guido Furci & Marion Duvernois 11


Dialogue intérieur et tentation du roman dans les écrits de jeunesse
d’Henri-Frédéric Amiel

Marine Kébira-Vaillant 22
«La trilogie des jumeaux» d’Agota Kristof comme nouvel espace de
lecture participative

Pierre Suzanne Eyenga Onana 34


Fiction romanesque interférentielle et hétérogénéité langagière inter-
générique dans L‟espionne des ancêtres de Werewere Liking

Rached Chaabene 45
L’intertexte théâtral dans L‟Exil et le Royaume d’Albert Camus

Jawad Hazim 54
L’intertextualité : de la coprésence textuelle à la médiation signifiante

Cécile Rousselet 59
Revenances messianiques en miroirs. Les formes polyphoniques du
lyrisme de H. Leivick dans Af tsarisher katorge

II. POLYPHONIES À L’INTERFÉRENCE


DES CODES CULTURELS

Felicia Dumas 75
Appellations de Dieu et de la Vierge Marie dans le discours de la prière,
en langue française

Adriana-Gertruda Romedea 86
Le conte soumis aux règles du discours

Hélène Orain 93
L’histoire de la photographie par Helmut Gernsheim: emprunt, citation et
détournement

Willy Delvalle 102


The Hours et sa perspective de l’autre : une rencontre entre cinéma,
littérature et philosophie

5
Bénewendé Mathias Nitièma 114
L’intertextualité dans la bande dessinée

Nanourougo Coulibaly & Aboubakar Gounougo 125


Dialogisme et argumentativité : le cas de la « une » dans la presse écrite
ivoirienne

Florinela Floria 137


Patrimoine culturel immatériel : narrativité et digitalisation.
Interférences discursives

COMPTES RENDUS

Mirna Velcic-Canivez, Prendre à témoin. Une étude linguistique (Raluca 147


Bălăiţă)

Monica Pătruţ, Comunicarea politică prin social media: perspective 150


teoretice și realități românești (2008-2014) (Florinela Floria)

6
AVANT-PROPOS

Le thème « Dialogues, influences et interférences dans le discours », autour


duquel se construit le présent numéro de la revue Interstudia, invite à examiner la
nature essentiellement dialogale du discours. Qu‟il se présente comme un écho, une
résonance, une imitation, un emprunt, un transfert, un échange ou une forme
d‟interaction, ce phénomène a des incidences sur la culture et la vie sociale en même
temps.
Associée d‟abord aux travaux de M. Bakhtine, la notion de « dialogisme »
connaît, à partir des années 1970, une grande fortune dans les sciences du langage,
surtout dans son acception de dialogisme interne: tout mot est toujours le mot
d‟autrui, un mot déjà dit, déjà habité. En pragmatique et dans la théorie de
l‟énonciation, le concept de polyphonie en est le continuateur et permet de mieux
saisir la dynamique des points de vue présents dans un énoncé (O. Ducrot).
Linguistiquement parlant, découvrir la parole d‟autrui revient à interpréter les
indices de l‟altérité discursive (les connecteurs, les italiques les guillemets) et à
repérer les enjeux du discours rapporté. Évidemment, l‟hétérogénéité se manifeste
dans tous les genres discursifs (littéraires, scientifique, juridique, religieux). Cette
théorie sera adoptée également par les études littéraires. Selon Kristeva, le texte est
«une permutation de textes, une intertextualité». Le texte cesse d‟être conçu comme
un monde autarcique et autosuffisant, il devient un intertexte, un carrefour. Quelques
années plus tard, Genette élargit le champ de l‟analyse, en s‟employant à parler de la
transtextualité ou de la transcendance textuelle du texte, ce qui signifierait « tout ce
qui met le texte en relation manifeste ou secrète avec d‟autres textes ». Notre
manière de penser les textes littéraires en est ainsi complètement modifiée. Force
nous est d‟ajouter le dialogue qui se tisse entre les œuvres littéraires et la société, les
multiples influences qu‟entretiennent la littérature et les arts, le phénomène
postmoderne de l‟hybridation, qui efface les frontières entre les genres et les
domaines, privilégiant l‟hétérogénéité et la pluralité.
En effet, depuis quelques décennies, l‟œuvre littéraire est envisagée comme
un réseau, comme une bibliothèque, où chaque texte transforme les autres qui le
modifient en retour. Telle est la vision qui se dégage des articles regroupés dans la
première section, Dialogues et influences dans la littérature. Le « dialogue
intérieur » et la « narrativisation du vécu » sont les éléments examinés par Guido
Furci et Marion Duvernois à travers les écrits de jeunesse d‟Amiel. La multiplicité
des voix qui s‟y font entendre et la « mise en scène du vécu » témoignent de la
complexité narrative et de la profondeur psychologique dont relève ce genre
littéraire. « La trilogie des jumeaux » d‟Agota Kristof est, selon Marine Kébira-
Vaillant, une œuvre qui, par son ambiguïté énonciative et référentielle, donne lieu à
des interprétations multiples, permettant aussi une réception participative. L‟auteure
se donne pour but d‟illustrer ainsi « la pluralité essentielle de l‟acte de lecture, ainsi
que la production abyssale des actualisations du texte littéraire ».
Dans son travail sur L’espionne des ancêtres de Werewere Liking, Pierre
Suzanne Eyenga Onana étudie le dialogue entre les codes textuels qui
s‟interpénètrent dans ce «conte-roman» africain. De son côté, Rached Chaabene
analyse «l‟imbrication du narratif et du théâtral», «la cohabitation entre récit et
spectacle» dans L’Exil et le royaume d‟Albert Camus, mettant en évidence aussi la
manière dont la lecture en est influencée. Le livre La biographie de la faim d‟Amélie
7
Nothomb donne à Jawad Hazim l‟occasion d‟examiner, à partir des résonnances et
des références mythologiques, la fonction médiatrice des rapports intertextuels.
Cécile Rousselet relève les particularités étonnantes et signifiantes du dialogisme, de
l‟intertextualité et de la polyphonie dans une œuvre de H. Leivick, Af tsarisher
katorge [Dans les bagnes du Tsar]. Le lecteur suivra avec beaucoup d‟intérêt les
jeux intertextuels, autant de « jeux des miroirs », qui misent sur l‟implication de la
voix auctoriale ou imposent la figure du double.
La deuxième section, Polyphonies à l’interférence des codes discursifs,
réunit des contributions qui soumettent à l‟analyse linguistique et pragmatique des
champs discursifs divers, pour y saisir les valences créatives de l‟énonciation
hétérogène. Sur un corpus inédit, constitué des textes des Liturgies eucharistiques,
des Acathistes à la Mère de Dieu et au Christ, de la Paraclisis (à la Mère de Dieu),
ainsi que de nombreuses autres prières liturgiques de l‟Orthodoxie, en langue
française, Felicia Dumas étudie quelques formes d‟appellation de la divinité. Les
codes discursifs, sémantiques et théologiques sont nécessairement complémentaires
dans cette étude et permettent de proposer une perspective actionnelle sur l‟acte de
la prière : « le dialogue avec la Divinité s‟établit […] entre une voix humaine
polyphonique et l‟agir divin unique », nous dit l‟auteure. Le conte comme espace
narratif signifiant est l‟objet d‟intérêt d‟Adriana-Gertruda Romedea. À partir des
études fondatrices de Tzvetan Todorov et Claude Bremond, Roland Barthes ou
Herbert Paul Grice, l‟auteure scrute les conventions tacites entre le conte et le
lecteur telles qu‟elles se tissent au niveau textuel.
Un autre système signifiant, celui de la photographie, est interrogé par
Hélène Orain, qui se rapporte à la contribution de Helmut et Alison Gernsheim. Ils
publient, en langue anglaise, une Histoire de la Photographie (1955). C‟est
l‟occasion d‟examiner les interférences de cette œuvre avec les précédentes histoires
de la photographie. Cette recherche comparative observe le rôle de la citation, de
l‟énonciation et d‟autres constructions argumentatives, censées décrire un processus
complexe de réappropriation du texte à travers les emprunts à d‟autres auteurs.
Le film The Hours est, pour Willy Delvalle, le point de départ d‟une analyse
de l‟altérité au croisement du cinéma, de la littérature et de la philosophie. Un genre
artistique situé aux confins des arts et des codes, la bande dessinée, relève d‟un
subtil mélange entre le texte verbal et le texte graphique. Selon Bénewendé Mathias
Nitièma, une approche sémiotique est la meilleure voie pour comprendre la bande
dessinée, pour l‟analyse de laquelle l‟auteur fait appel à des concepts-clés:
iconotexte, multimodalité, multimédialité. Une photographie de l‟espace public est,
aux yeux de Nanourougo Coulibaly et Aboubakar Gounougo, la « une », vue par les
auteurs comme un liant entre discours politique et discours médiatique. Les titres de
quatre quotidiens ivoiriens sont étudiés, d‟une perspective rhétorico-argumentative,
avec leurs configurations particulières, interdiscursives et interlocutives. Finalement,
Florinela Floria propose une double approche de la narrativité du discours du
patrimoine alimentaire, considérant celle-ci comme modalité d‟insertion
ethnoculturelle du récit alimentaire et aussi comme dispositif communicationnel
d‟investigation de la culture populaire.
À lire toutes les contributions réunies dans le présent volume, on peut
remarquer la variété des approches relatives aux dialogues, aux influences et aux
interférences dans le discours, ce qui prouve que le thème reste incontournable dans
les analyses actuelles.
8
I. DIALOGUES ET INFLUENCES DANS LA
LITTÉRATURE

9
10
DIALOGUE INTÉRIEUR ET TENTATION DU ROMAN
DANS LES ÉCRITS DE JEUNESSE D’HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL

Guido Furci & Marion Duvernois


Durham University ; École Suisse Internationale (Paris)
guido.furci@durham.ac.uk ; marion.duvernois@gmail.com

Résumé :
Il est question, dans cet article, d‟aborder les notions de « dialogue
intérieur » et « narrativisation du vécu » à partir de l‟emploi qu‟en suggère l‟écrivain
suisse Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), et ce dès ses écrits de jeunesse
(relativement peu étudiés par la critique).
Mots-clés : Amiel, dialogue intérieur, journal intime, mémoire, Blanchot.

Abstract :
This contribution aims at investigating the notions of « inner speech » and
« narrativisation of the self » through the analysis of Swiss author Henri-Frédéric
Amiel‟s early diaries -- which have scarcely been the object of academic criticism.
Keywords : Amiel, inner speech, diary, memory, Blanchot.

1. Henri-Frédéric Amiel est né à Genève le 27 septembre 1821. Son père,


Henri Amiel, homme au caractère impétueux et susceptible, était un commerçant
avisé. Sa mère, Caroline Brandt, était une femme aimante et dévouée, bien que
minée par les chagrins domestiques. À quatre ans, Henri-Frédéric fut placé à l‟Ecole
lancastérienne, puis, deux ans plus tard, il intégra le Collège de Genève où il se fit
très vite remarquer pour son application à l‟étude. Deux événements majeurs
marquèrent son enfance : à onze ans, il perdit sa mère d‟une tuberculose ; à treize
ans, son père, désespéré par son deuil, se suicida dans le Rhône. En 1834, Henri-
Frédéric et ses deux sœurs cadettes, tous trois orphelins, furent confiés à leur oncle
paternel, Frédéric Amiel, et élevés par sa femme Franchette.1
Souffrant de l‟absence de tendresse maternelle, d‟une santé fragile (bronches
et vue) ou encore du sentiment d‟être différent des autres, Henri-Frédéric Amiel
prend conscience très tôt des contradictions de son caractère : d‟une part, soif de
connaissance, curiosité et désir de totalité ; d‟autre part, irrésolution, inconsistance et
manque de volonté. C‟est probablement au cœur de ces tensions qu‟il faut chercher
les raisons qui l‟ont orienté vers des études littéraires et qui l‟ont poussé à écrire, dès
l‟âge de seize ans, un journal intime destiné à devenir non seulement son œuvre la
plus représentative, mais aussi un témoignage dont la valeur documentaire reste
incontestable.
Publié pour la première fois dans son intégralité entre 1976 et 1994, le texte
tel qu‟on le lit aujourd‟hui a été établi et annoté par Bernard Gagnebin et Philippe M.

1
Sur la période qu‟Amiel passe chez son oncle et sa tante et qu‟il évoque à plusieurs reprises
dans son journal et sa correspondance, voir en particulier Monnier, 1976 : 1167-1173.
11
Monnier. Organisé en douze volumes, il nous est présenté selon une division par
chapitres qui reprend de manière fidèle la composition du manuscrit original. Au
niveau de la macrostructure, nous pouvons relever deux parties distinctes : les
Antécédents du Journal intime2, rédigés entre juin 1839 et juillet 1847 et caractérisés
par une écriture plutôt discontinue, et le Journal intime régulier, constitué de 174
cahiers qui couvrent la période allant de décembre 1847 à l‟année 1881. Quant à la
succession des entrées, elle ne subit pas de réductions ni d‟interpolations ;
entièrement confié au travail des philologues, le texte ici est rétabli selon des critères
scientifiques clairs et amplement argumentés en introduction. À la différence de ce
que fait Bernard Bouvier dans les Fragments (1922) Ŕ qui furent pendant longtemps
le seul ouvrage de référence Ŕ, les éditeurs, libérés de certaines contraintes (respect
de la volonté exprimée par l‟auteur, respect de son entourage, morale commune,
pudeur), ont pu restituer l‟image la plus complète d‟un intellectuel en conflit avec
son époque et la médiocrité d‟une bourgeoisie qui, si elle ne lui avait pas donné le
jour, ne retiendrait peut-être pas notre attention.
Ainsi, contrairement au passé, ce sont les pages les moins érudites qui
suscitent l‟intérêt des lecteurs. Il ne s‟agit plus de mettre en valeur une sensibilité
esthétique hors du commun, mais plutôt de se confronter à l‟esprit romantique d‟un
voyageur solitaire qui confiait ses peines à sa plume, dans l‟espoir Ŕ dirions-nous Ŕ
d‟arriver à en faire un véritable sujet romanesque. C‟est pourquoi, au-delà des notes
en marge de l‟activité académique et des passages consacrés à la vie culturelle
suisse, française, italienne ou allemande, ce qui émerge de ces confessions d‟une
ampleur encyclopédique est l‟attention accordée à la description d‟une jeunesse
partagée entre le désir d‟une reconnaissance sociale et l‟incapacité d‟y parvenir par
ses propres moyens.
Face à la variété des matériaux hétérogènes qui constituent les débuts du
Journal intime, nous serions tentés d‟en fournir une appréciation qui rende compte
des nombreuses isotopies thématiques. Parmi celles-ci, certaines occupent une place
prépondérante : les récits des séjours à la campagne, les considérations critiques
autour des ouvrages consultés à la bibliothèque, la liste des occupations
quotidiennes, ou encore les émois problématiques d‟une sexualité non assumée. Plus
ou moins développés, ces derniers représentent non seulement le signe manifeste de
la valeur attribuée aux mots en tant que lieux privilégiés de la mémoire, mais aussi le
prétexte pour faire abstraction des confessions les plus intimes en leur accordant un
statut presque autonome au regard de l‟ensemble du texte. De cette démarche, nous
essaierons de donner quelques exemples qui puissent à la fois, éclairer les stratégies
rhétoriques amplement utilisées par Amiel au fil des années, et laisser émerger, bien
qu‟à un stade embryonnaire, un procédé sans doute hérité de la tradition du
Bildungsroman.

2
Sont considérés comme Antécédents du Journal intime : a) les Antécédents du journal
régulier, écrits entre le mois de juin 1839 et le mois d‟août 1841, ce à quoi s‟ajoute
également le mois d‟août 1842 ; b) le Commencement d’un journal un peu régulier, écrit à
Berlin entre avril 1845 et juillet 1847.
12
2. Si nous considérons le découpage des Antécédents du Journal intime,
effectué par Louis Vannieuwenborgh3, nous pouvons distinguer cinq périodes de
rédaction différentes :

(a) 18 octobre 1838 Ŕ 3 janvier 1839


(b) 24 juin Ŕ 20 août 1839
(c) 9 février Ŕ 22 mars 1840
(d) 8 octobre Ŕ 22 novembre 1840
(e) 7 juin Ŕ 27 août 1841

Ces intervalles correspondent aux moments où Amiel se consacre de


manière constante à son travail de diariste. Cependant, nous notons la présence
ponctuelle d‟un certain nombre d‟extraits supplémentaires dont il ne faut pas sous-
estimer l‟importance. En effet, c‟est dans ces circonstances notamment que
l‟automatisme de l‟écriture s‟estompe, laissant transparaître certains détails sur
lesquels il est intéressant de nous attarder. Citons à ce propos le paragraphe suivant :

Vie physique. Elle ne va pas bien. Trois pertes, le 3 Janvier, le 3 et le 12


Février. Mes yeux sont faibles, la lumière vive me fait mal, je ne puis guère
travailler de nuit, je ne reconnais plus personne en rue, surtout à la tombée de
la nuit. Ŕ J‟avais négligé de me laver le soir avec de l‟eau vinaigrée, et
j‟avais quelquefois soupé un peu moins légèrement. Je m‟en tiens de
nouveau à la soupe strictement ; j‟ai repris quelques bains d‟Arve, malgré le
froid. Les leçons d‟armes vont toujours.4 (Amiel, 1976 : 188)

Daté du mardi 2 Mars 1841, ce passage fait suite aux rubriques : Lettres, Vie
sociale, Amitiés et Bordier. Exception faite des lignes résumant les semaines que
l‟archiviste-paléographe Henri-Léonard Bordier a passées au chevet de son oncle, le
pasteur M. Rey, chacune de ces sections aborde, sous forme d‟énumération et par
classement thématique, les évènements les plus récents. Pourtant, il n‟est pas
question ici d‟établir une hiérarchie de faits ni de tirer la leçon des actions
accomplies afin de se donner une ligne de conduite pour l‟avenir ; à bien y regarder,
lorsqu‟Amiel évoque ses troubles « physiques », il est tenté d‟abandonner, peu à peu,
la cadence rassurante, puisque prévisible, de la parataxe, au profit d‟une prose plus
narrative.
Malgré la brièveté de ces notes, il existe tout de même une progression
formelle dans l‟enchaînement des syntagmes. Si nous souhaitions nous essayer à une
analyse minutieuse, nous pourrions presque envisager l‟organisation de ce texte
comme s‟il s‟agissait d‟un micro-récit de fiction : au rapprochement initial entre le
titre « vie physique » et la proposition « elle ne va pas bien », où le sujet « elle » ne
se réfère à « vie physique » qu‟en vertu de leur juxtaposition, suit un aveu, « trois
pertes, le 3 janvier, le 3 et le 12 février ». Il est possible que cette formulation
ressemble à l‟une de celles employées par l‟auteur, lors d‟une visite chez le médecin

3
Vannieuwenborgh, 2003. Le texte est le même que celui prononcé à Bruxelles le 29 juin
1995, lors d‟une leçon magistrale au siège de l‟APA-Bel Ŕ Archives du Patrimoine
Autobiographique (Belgique).
4
Cette citation et les suivantes seront tirées de : Amiel, 1976.
13
de famille5. Il se peut aussi que l‟absence de toute précision réponde à l‟évidence
d‟un problème récurrent et « confié en connaissance de cause ». Une chose est
certaine : le rythme syncopé de la ponctuation, le dédoublement des syllabes après
chaque virgule et le sentiment que la langue se délie au fil du discours libèrent Amiel
de la contrainte du genre. Nous assistons là à l‟émergence d‟une histoire.
Bien que la succession des phrases soit encore une fois elliptique Ŕ si
l‟allusion à la faiblesse des yeux suit immédiatement celle des pollutions nocturnes,
ce n‟est que pour suggérer, sans dévoiler, leur rapport de cause à effet Ŕ, à partir de
« mes yeux sont faibles », nous assistons à l‟élaboration d‟un tissu diégétique
complexe au sein duquel l‟écriture autobiographique semble, par moments, laisser la
place à l‟autofiction. Ainsi, non seulement la syntaxe se fait plus travaillée, mais le
style adopté subit l‟influence des lectures de jeunesse au point de transfigurer
l‟expérience de la personne en celle du personnage qui, dans l‟ordre et selon un
topos typique de certaines proses du XIXe siècle, ne peut pas supporter la lumière
vive, « ne [peut] guère travailler de nuit, […] ne reconna[ît] plus personne en rue,
surtout à la tombée de la nuit ».
De telles considérations ne sont pas anodines. Si nous limitons notre analyse
au corpus précédant le départ d‟Amiel pour Berlin, nous noterons en effet qu‟une
certaine propension aux changements de registre coïncide souvent avec l‟expression
des malaises liés à l‟éveil de la sexualité. Prenons une des longues digressions que
fait Amiel à propos de son état de santé :

Encore cette nuit, une de ces fatales émissions. Pour trancher court, je fais
vœu, pendant six mois (jusqu’à Pâques) de ne manger le soir autre chose
que ma soupe, et des fruits s’il y en a, crus ou cuits. Ŕ Ce sera déjà une cause
de retranchée. Maintenant il faudra adopter le lavement d‟eau froide, avant
de me coucher, et peut-être les éponges imbibées de vinaigre. Ŕ Cette
damnée faiblesse ! je fais sans doute de mauvais rêves, mais qu‟y faire ? je
ne connais pas ces rêves, je ne les sais jamais en me réveillant. Ŕ Régime :
être sévère. Ŕ Plus que tout cela, prendre fréquemment de l’exercice, surtout
avant la rentrée, promener, baigner s’il se peut. Ne pas trop lire de suite. Ŕ Je
vois qu‟il me faudra retomber sur l‟ordonnance de Pugnet, si sévère qu‟elle
soit. Ma santé est au prix. Tant pis si je perds une année de ma vie
(énorme !), elle m‟en ôterait peut-être dix à elle seule. De deux maux
choisissons le moindre.
Et puis, il n‟est peut-être pas vrai qu‟elle sera perdue. Faisons de la danse,
de l’amusement, de l’escrime, de la musique. Tâchons de connaître le plaisir
extérieur, la vie de société ; les observations de mœurs remplaceront les
rêveries scientifiques. Nous choisirons l‟art, la littérature pour notre avenir,
au lieu de la science, et de la vie philosophiquement complète. Voilà tout.
(164)

5
Il s‟agit du Dr. Maunoir. Dans un des nombreux passages où Amiel fait allusion au médecin,
il affirme lui avoir fait plusieurs confessions et qu‟il ne lui a « presque ordonné autre chose
que de renoncer à une dangereuse habitude ». (Amiel, 1976 : 133)
14
Ou encore, l‟appel adressé à une femme Ŕ dont l‟identité reste mystérieuse,
au point de faire douter le lecteur quant au refoulement d‟une passion homosexuelle6
Ŕ suite à une abondante et douloureuse pollution nocturne :

Une chose dont je suis navré, c‟est que j‟aie gâté en rêve un souvenir
d‟amour. J‟ai donc l‟imagination (nocturne) bien indigne de moi ; il faut que
ce soient les sens qui aient l‟initiative et qui fassent naître des images
analogues à leurs appétits, car quand c‟est moi qui pense, quand je suis
éveillé, je ne désire que l‟amour sans tache, du moins pour mon amour
privilégié ; je ne le souillerais par la possession pour rien au monde ; je garde
mon trésor pour une flamme épurée, pour un cœur et non pour un corps. Ŕ
Pardonne, ange que j‟ai profané, pardonne, je suis assez puni, et
doublement : Par un souvenir flétrissant, et ma vie qui s‟en va. Pardonne, ce
n‟est pas moi qui suis le coupable, mon corps de fange peut outrager ton
image ; mon cœur a conservé l‟autel, sa flamme est encore vierge dans le
sanctuaire. (196-197)

Dans le premier cas, nous sommes encore une fois face à une sorte de
crescendo : après avoir admis la culpabilité qu‟il ressent par rapport à une nouvelle
« fatale émission », Amiel souligne Ŕ et d‟autant plus que cela apparaît
graphiquement dans le manuscrit Ŕ l‟urgence d‟une résolution, « je fais vœu, pendant
six mois (jusqu‟à Pâques) de ne manger le soir autre chose que ma soupe, et des
fruits s‟il y en a, crus ou cuits ». Il est vrai, « ce sera déjà une cause de retranchée » ;
néanmoins, il vaut mieux prendre plus de précautions, « adopter le lavement d‟eau
froide, avant de [se] coucher, et peut-être les éponges imbibées de vinaigre ». Il n‟y
aurait pas d‟altération dans la suite logique du discours si, à ce moment-là, l‟auteur
précisait la nature de son régime. Et pourtant, comme par interférence, un dialogue
secret entre l‟écrivain et lui-même surgit et s‟intègre dans le corps du texte : « Cette
damnée faiblesse ! je fais sans doute de mauvais rêves, mais qu‟y faire ? je ne
connais pas ces rêves, je ne les sais jamais en me réveillant. » Il ne s‟agit pas, bien
entendu, d‟un « monologue autonome »7 Ŕ quoique, mise à part sa brièveté, la vitesse
avec laquelle les pensées s‟appellent les unes les autres puisse nous en donner
l‟illusion Ŕ ; cette insertion, marquée par les deux tirets, s‟apparente plutôt à
l‟ébauche d‟un aparté théâtral. L‟impression qui ressort d‟un tel processus est celle
d‟une « fictionnalisation du sujet » et, par conséquent, du traumatisme qu‟il relate.

6
Cette supposition s‟appuie, entre autres, sur le fait qu‟Amiel interprète la plupart de ses
accidents comme la conséquence d‟une mauvaise alimentation ou d‟un brusque changement
de température, tout en négligeant qu‟ils arrivent souvent lors d‟une proximité avec certains
de ses camarades d‟études : « Juillet 1841. Ŕ Une ou deux pollut[ions]. / Août le 20. Ŕ Une
très forte [pollution pour avoir porté en rêve Abauzit à cheval sur mon dos] / Août le 25 Ŕ
Une chez Boissonnas. Couché à leur campagne de Lancy, après avoir été voir tirer le boulet
rouge au camp de Plan-les-Ouates. J‟ai essayé de dormir sur son fauteuil, mais j‟ai eu si froid
au milieu de la nuit que j‟ai dû me glisser à côté de lui sous les couvertures. Ce lit tendre et
chaud me fit ce que je craignais ». (Amiel, 1976 : 198)
7
Nous employons ici l‟expression « monologue autonome » telle qu‟elle est acceptée
aujourd‟hui. Nous devons à Dorrit Cohn l‟une de ses premières théorisations. À ce propos,
voir en particulier : Cohn, 1984 (trad. fr. La Transparence intérieure, modes de
représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Seuil, 1981).
15
Dans le deuxième cas, ce qui retient l‟attention du lecteur d‟aujourd‟hui est à
nouveau cet effet de « mise en scène » du vécu individuel. Alimenté par l‟usage de
l‟anaphore et une présence discrète de l‟épanorthose, le soliloque est ici au service
d‟une variation évidente, bien que subtile, du point de vue. Nous sommes soudain
confrontés à la prière d‟un jeune homme qui demande à être absous de son péché.
Sauf erreur de notre part, cette voix qui implore le pardon n‟est plus la voix d‟Amiel,
mais celle d‟un héros tragique qui cède à la tentation du lyrisme dans l‟espoir d‟être
écouté. Si ses vicissitudes ne trouvent pas d‟aboutissement, c‟est sans doute en
raison du devoir que l‟auteur s‟impose « de rester fidèle à son propos » : non pas se
consacrer à la composition d‟une œuvre littéraire Ŕ bien que ses poèmes en révèlent
l‟envie Ŕ, mais « faire journal, tous les soirs quelques mots ; le Dimanche, retour sur
la semaine ; le premier Dimanche du mois, retour sur le mois, et à la fin de l‟année,
retour sur l‟année » (260).
Difficile d‟établir dans quelle mesure cette volonté de s‟en tenir à une règle
est dictée par Amiel ou par le milieu protestant dont il est issu.8 Quoi que nous en
pensions, la scission entre ses velléités artistiques et l‟incapacité de les concrétiser
est certainement l‟un des aspects les plus intéressants de ses écrits. Ontologiquement
hybrides, ces derniers portent en eux la trace d‟une réélaboration incessante, destinée
à ne jamais résoudre les contradictions dont elle se fait l‟expression.

3. Particulièrement frappante dans la façon de provoquer des ruptures au sein


d‟un même segment énonciatif, la tension sous-jacente du Journal intime se
manifeste également par une gestion peu conventionnelle des questions de
focalisation. Ainsi, il nous semble essentiel de nous attacher à l‟examen de cette
parole particulière qui est celle d‟un narrateur et qui se détermine par rapport à deux
notions : celles de « mode » et de « voix ».
Tout locuteur est défini par la distance qu‟il établit entre lui et son récit et
qui est fonction à la fois de l‟information dont il dispose et de la déformation qu‟il
lui fait subir. À ce propos, lorsqu‟il essaie de donner une explication exhaustive des
différentes combinaisons entre « le point de vue qui oriente la perspective narrative »
et « la conscience qui perçoit », Genette admet comme légitime un nombre
déterminé de « situations ». Tenant compte de ces éléments, il parvient à opérer une
division tripartite : focalisation zéro ou omniscience du narrateur, focalisation interne
ou délégation de la perception à un personnage, focalisation externe qui correspond à
une vision aussi neutre que possible. Dans cette classification, la posture auctoriale
est, bien entendu, prépondérante : c‟est elle qui détermine le régime Ŕ
homodiégétique ou hétérodiégétique Ŕ et la focalisation Ŕ zéro, externe ou interne Ŕ
du texte dans son ensemble. (Genette, 1983 : 44)
Loin de représenter des catégories figées, ni l‟un ni l‟autre ne sont
imperméables aux éventuelles mutations liées au contexte.9 C‟est pourquoi, s‟il
fallait envisager dans cette perspective une étude détaillée de la prose d‟Amiel, nous
nous permettrions d‟avancer Ŕ non sans provocation Ŕ l‟hypothèse suivante : alors
que le Journal intime correspond, par définition, à un récit effectué à la première
personne du singulier, il penche régulièrement Ŕ et souvent plus ouvertement que ce

8
Peut fournir quelques réponses à ce propos : Vuilleumier, 1985.
9
Ce qui est désormais une évidence pour la narratologie contemporaine Ŕ et pour la
narratologie cognitiviste en particulier.
16
que nous avons pu constater jusque là Ŕ du côté d‟une situation narrative
essentiellement « hétérodiégétique ».
Preuve en est, non seulement le basculement réitéré du je vers le tu, le nous
ou le vous10, mais aussi la tentative, aussitôt abandonnée, d‟un récit à la troisième
personne :

Dimanche 9 Février 1840.

Il s‟est levé après 8 heures. Il avait résolu d‟aller au Sermon à 9 heures ; puis
il a préféré n‟y aller qu‟à 10 heures (Bouvier), pour prendre un bain de 11 à
12.
- Sermon magnifique de circonstance (Jacques, I.8.).
L‟inconstant est malheureux, il ne peut parvenir à rien dans ce monde, il ne
peut espérer le ciel et ne pourrait y trouver le bonheur : le remède, c‟est la
piété ; la foi donne sérénité, elle donne liberté, et courage.
11/2 Ŕ 21/2 promené les petites sur les Tranchées.
21/2 Ŕ 4 promené avec Eugène.
4 Ŕ 6 parcouru des chansons, reçu deux étrangers (Mr et Made
Montgolfier).
6 Ŕ 63/4 goûté.
7 Ŕ 9 joué avec Eugène.
9 Ŕ 101/2 à la maison, jasé avec l‟oncle.
à 11 heures couché.
Résolu de travailler sur l‟inconstance. Remercié Dieu, qui a fait cette
coïncidence du sermon et du livre sur l‟emploi du temps, au moment où il est
tourmenté de ce défaut pernicieux. (139-140)

Entièrement dévoué à la question de l‟inconstance, ce passage se caractérise


par un double niveau de sens : en arrière-plan, une série de gestes donnent un cadre à
l‟action principale ; au centre, « l‟emploi du temps » casse le rythme à peine entamé
du conte. Bien que le style demeure télégraphique, le choix de paraphraser les
versets de la Bible, après avoir esquissé le portrait d‟un indécis uniquement identifié

10
Sachant que la première occurrence date du 13 octobre 1840, « Ose être toi-même » (160),
les attestations les plus significatives de cette alternance apparaissent à partir de 1846. Nous
en proposons ci-après quelques exemples parmi ceux qui ont fait l‟objet d‟une analyse
approfondie dans un de nos précédents travaux : « Je ne sais pas encore vivre avec les
hommes, surtout avec mes contemporains. Pourquoi ? parce que tu es despotique. » (261),
« La passion ardente et passagère, l‟égoïsme à deux, me fait peur. Une femme-vampire ne te
convient pas. La passion aveugle ne m‟attire pas. » (277) / « Quelle vie, à côté de ma
solitude, de ma lenteur, de ma mollesse ! Au moins faisons comme la tortue avec le lièvre.
Allons droit, ayons un but, réfléchissons souvent et divaguons rarement ; nous irons peut-être
aussi loin. » (171), « Résumons ma semaine […]. » (219) / « Voir dans le coupable et le
méchant, dans toi-même, moins ce que vous êtes que ce que vous pourriez être, que la nature
humaine dont vous êtes les porteurs, même dans ses altérations. » (252) [Cf. notamment
Duvernois, 2008 ; mais aussi Furci et Duvernois, 2014 (Les mots des choses. Enfance et
jeunesse d’Henri-Frédéric Amiel, « The Outside Essay », I-1, sept. 2014, série web), qui a
représenté une première ébauche de ce travail.]
17
par le pronom « il », suggère une continuité entre les deux premiers stades de ce que
nous pourrions qualifier Ŕ encore une fois Ŕ d‟ébauche narrative.
Partagé entre l‟urgence d‟une mise à distance de sa douleur et la volonté
d‟assurer une « mesure » à la progression de sa prose, Amiel cède ici à l‟attrait d‟un
artifice propre aux auteurs classiques qui lui sont chers : celui de confier à la
postérité le souvenir de ses malheurs par le biais d‟une « refiguration de soi ».11
Celle-ci entraîne, d‟une part, une opération de « morcellement » qui rompt la relation
d‟immédiateté du sujet avec lui-même : « Le moi témoin n‟est pas identique au moi
objet. Et plus le sujet écrit, s‟analyse, plus il creuse cette distance de soi à soi, sans
pouvoir jamais se réunifier ». (Jenny, 2003) D‟autre part, elle fixe le « moi » dans les
mots du langage commun, c‟est-à-dire « les mots des autres ». Ainsi, l‟expérience
singulière « doit se formuler en des termes généraux et [l‟]intimité se trouve exposée
à l‟intelligibilité d‟autrui ». (Jenny, 2003) Une question se pose alors : l‟intime peut-
il se dire tout en restant intime ? L‟intime est-il justiciable d‟un langage ?
Bien que nous ne puissions pas nous attarder sur ce point, nous limiterons
notre commentaire à une dernière considération : c‟est par l‟espace, dans l‟espace,
que le vécu gagne sa dimension irréductible. Or, qu‟est-ce que l‟espace littéraire et,
plus précisément, celui du journal intime ? Au sens le plus concret, il n‟est guère que
l‟organisation des blancs et des noirs sur la page12 ; au sens le plus abstrait, il est le
lieu où se distribuent simultanément les signes, où tendent à se lier les relations dites
« achroniques »13 ; enfin, une troisième acception fait de l‟espace le lieu perceptif,
puis représentatif, des images.14 Susceptibles d‟être effacées, les images, comme les
souvenirs, demandent à pouvoir perdurer, résister, s‟accroître, en dépit de toute
finitude, y compris celle de l‟esprit qui les a engendrées. D‟où l‟impression que « ce
qui s‟écrit s‟enracine alors, bon gré mal gré, dans le quotidien » (Blanchot, 2008 :
25215) et pas exclusivement dans la perspective que le quotidien délimite.

4. Complément et prolongement de cette affirmation est « le piège du


journal » tel que le formule, en deux étapes, Maurice Blanchot dans Le livre à venir
Ŕ titre phrastique, qui aurait plu à notre diariste :

L‟intérêt du journal est son insignifiance. C‟est là sa pente, sa loi. Écrire


chaque jour, sous la garantie de ce jour et pour le rappeler à lui-même, est
une manière commode d‟échapper au silence, comme à ce qu‟il y a

11
Sur ce point, voir en particulier : Montandon, 2004. Le Centre de Recherches
Révolutionnaires et Romantiques de l‟Université Blaise Pascal (Clermont II) a consacré
plusieurs études à l‟œuvre d‟Amiel. Sur la question de la figuration de soi dans le Journal
intime, nous renvoyons aussi à : Lascar, 1998.
12
« Les livres des morts égyptiens, les écritures à idéogrammes, les calligrammes, les poèmes
rompent chacun la monotonie de la typographie, que le récit, au contraire (les recherches de
Butor mises à part) accepte ». (Tadié, 1994 : 47)
13
La pensée a besoin de métaphores spatiales : « même dans les langues extrêmement
développées, on rencontre cette manière "métaphorique" de rendre l‟activité de l‟esprit […].
Tout se passe comme si toutes les relations intellectuelles et idéelles n‟étaient saisissables par
la conscience linguistique que si elles sont projetées dans l‟espace et "reflétées"
analogiquement en lui ». (Cassirer, 1972 : 152)
14
Sur ce point, voir en particulier : Durand, 1969 : 472-473.
15
Le texte est le même que celui paru pour la première fois en 1959.
18
d‟extrême dans la parole. Chaque jour nous dit quelque chose. Chaque jour
noté est un jour préservé. Double opération avantageuse. Ainsi l‟on vit deux
fois. Ainsi l‟on se garde de l‟oubli et du désespoir de n‟avoir rien à dire. […]

Il y a, dans le journal, comme l‟heureuse compensation, l‟une par l‟autre,


d‟une double nullité. Celui qui ne fait rien de sa vie, écrit qu‟il ne fait rien, et
voilà tout de même quelque chose de fait. Celui qui se laisse détourner
d‟écrire les futilités de la journée, se retourne sur ces riens pour les raconter,
les dénoncer ou s‟y complaire, et voilà une journée remplie. (254-255, nous
soulignons)

Il s‟agit d‟une sorte de « méditation du zéro sur lui-même » (255), continue


Blanchot en citant Amiel. En effet, c‟est notamment à son Journal qu‟il pense tout
au long de son essai, traversé par le soupçon que le romantisme comme le calvinisme
aient pu favoriser l‟avènement d‟une « confession sans confesseur » (257).
Et pourtant, il serait réducteur de se référer à « l‟œuvre qui n‟a pas pu se
faire »16 comme si nous avions entre les mains une simple confession. Mémoires
plus que journal ou carnet de notes, les 17.000 pages qui constituent l‟entreprise
principale d‟Amiel pendant 40 ans s‟élèvent par leur style et leur richesse au statut
d‟un témoignage qui n‟a pas de pair dans l‟histoire de la littérature de la Suisse
romande et qui occupe toujours, à l‟heure actuelle, une place sans aucun doute très
importante dans les littératures d‟expression française. En outre, et c‟est là, à notre
avis, que réside le véritable intérêt de sa lecture, la chance d‟accéder aux premiers
cahiers relatant l‟enfance et la jeunesse17 du futur intellectuel genevois nous permet
d‟assister aux différents stades de fabrication d‟un discours qui ressemble, sous
plusieurs aspects, à celui abordé, sans doute moins naïvement, par nombre
d‟écrivains de la même époque.18
Décliner ses propres expériences au profit d‟une multiplicité de voix qui
puissent en attester la nature complexe signifie, d‟une part, perdre son destinataire Ŕ
quel qu‟il soit Ŕ dans un labyrinthe d‟interprétations et, d‟autre part, sublimer le vécu
en paroles au point que celles-ci deviennent le seul véritable lieu de l‟action. « Avoir
[écrit] ainsi, c‟est en quelque sorte avoir vécu ». C‟est probablement dans ce sens
qu‟il faut entendre le commentaire de Marie-Françoise Mercier. Par « Fanny », la
« modeste institutrice », la « petite sainte », la « chrétienne », la « Sensitive », la
« Seriosa », la « Fida », la « Stoïca », fut accompli ce vœu le plus profond, le plus
sacré d‟Amiel : que le meilleur de sa pensée soit sauvegardé et transmis. Mais ce
n‟est qu‟avec le temps que cette volonté a pu enfin se réaliser. En effet, la modeste
confidente d‟Henri-Frédéric Amiel « devait obéir à cet instinct de perfection morale
qui faisait le ressort toujours tendu de sa volonté. L‟étonnement, l‟angoisse, l‟effroi,

16
La formulation revient sans cesse au fil des années dans le Journal intime.
17
« L‟enfance, l‟adolescence et la jeunesse d‟H.F. Amiel ont duré une trentaine d‟années,
jusqu‟à son retour d‟Allemagne à Genève, à la fin de 1848, bientôt suivi de sa nomination de
professeur à l‟Académie ». (Bouvier, 1936 : 11) À 28 ans, le jour de son anniversaire, Amiel
lui-même résumait dans son journal les années précédant « son entrée dans la vie active » en
une « chronologie rétrospective ».
18
Pour une étude comparatiste de l‟œuvre d‟Amiel, il peut être utile de commencer par deux
ouvrages de référence : Thibaudet, 1924 et Thibaudet, 1929.
19
"l‟inexprimable douleur" qu‟avait fait naître dans son âme vibrante de puritaine la
lecture de certaines pages du Journal, elle les avait acceptées pour elle-même », tant
et si bien qu‟« elle résolut de n‟en rien laisser paraître dans les extraits qu'elle
livrerait au public », puisque, comme tient à le préciser Bernard Bouvier :

Toute l‟énergie d‟une conscience qui souffrait en dehors du sublime et du


parfait, elle l‟appliqua à servir l‟image idéale qu‟elle avait conservé du
maître et de l‟ami, et qu‟elle voulait retrouver à travers ses longues
confessions. Telle lui apparaissait la vérité, telle la pitié, tel le devoir :
abîmes entrouverts, erreurs et défaites, faillites du vouloir, abdications
radicales de la foi, toutes ces expériences du péché lui semblèrent abolies par
la mort. Que le silence s‟étende donc sur elle… « Elle voudrait toujours un
ami parfait ; un autre que je ne suis. Elle m‟a rêvé d‟une certaine façon et ne
peut se consoler de ce que je ne m‟emboîte pas dans cet idéal » (Journal
intime, 5 octobre 1879).

Réalités éphémères dénuées de valeur éducative, contradictions


douloureuses de l‟homme naturel, énigmes pour la délicatesse ignorante de la femme
non mariée, hérésies mêmes du jugement moral ou de la pensée religieuse, elle
estimait de pareilles confidences vaines, nuisibles ou fausses. Il fallait rétablir
l‟image un moment troublée du « penseur », dans toute sa pureté.19

BIBLIOGRAPHIE
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BLANCHOT, Maurice, 2008, « Le journal intime et le récit », in Le livre à venir,
Paris, Gallimard.
BOUVIER, Bernard, 1922, Fragments d’un Journal intime, édition nouvelle
conforme au texte original augmentée de fragments inédits, Genève, Georg,
« Collection helvétique ».
BOUVIER, Bernard, 1936, La jeunesse d’H.-F. Amiel. Lettres à sa famille, ses amis,
ses amies, pour servir d’introduction au Journal intime, Paris, Stock.
CASSIRER, Ernst, 1972, La philosophie des formes symboliques, vol.1 « Le
langage », Paris, Minuit.
COHN, Dorrit, 1984, Transparent Minds, Narrative Modes for Presenting
Consciousness in Fiction, Princeton, Princeton University Press.
DURAND, Gilbert, 1969, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris,
Bordas.
DUVERNOIS, Marion (sous la dir. de Sylviane Dupuis), 2008, L’écriture comme
lieu d’action dans le Journal intime d’Henri-Frédéric Amiel (1839 et 1849), Genève,
Dpt de français moderne.
GENETTE, Gérard, 1983, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil.
JENNY, Laurent, 2003, « La figuration de soi », Méthodes et problèmes [en ligne],
Genève, Dpt de français moderne. Disponible sur :
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/figurationsoi/ (22 juillet
2019).

19
Cette citation et les précédentes sont tirées de : Bouvier, 1922 : XXXIV-XXXV.
20
LASCAR, Fabrice, 1998, « L‟impossible inconscience : les figures de la difficulté
d‟être dans les lettres de jeunesse et le journal intime d‟Henri-Frédéric Amiel », in
BERNARD-GRIFFITHS, Simone (sous la dir. de), Difficultés d’être et mal du siècle
dans les correspondances et les journaux intimes de la première moitié du XIXe
siècle, Clermont-Ferrand, Librairie Nizet, « Cahiers d‟études sur les
Correspondances du XIXe siècle ».
MONNIER, Philippe M., 1976, « La famille d‟Henri-Frédéric Amiel, Notice et
tableaux généalogiques », in AMIEL, Henri-Frédéric, Journal intime, vol.1.
Lausanne, L‟Âge d‟Homme.
MONTANDON, Alain (sous la dir. de), 2004, De soi à soi: l’écriture comme
autohospitalité, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal.
TADIÉ, Jean-Yves, 1994, Le récit poétique, Paris, Gallimard.
THIBAUDET, Albert, 1924, Intérieurs (Baudelaire, Fomentin, Amiel), Paris, Plon.
THIBAUDET, Albert, 1929, Amiel ou La part du rêve, Paris, Hachette.
VANNIEUWENBORGH, Louis, 29 juin 1995, Les débuts du Journal intime
d’Amiel, dossier mis à jour le 16 février 2003. Disponible sur :
http://www.amiel.org/atelier/oeuvre/etudes%20et%20travaux/debutsjournal.htm (22
juillet 2019).
VUILLEMIER, Jean, 1985, Le complexe d’Amiel, Lausanne, L‟Âge d‟Homme.

21
«LA TRILOGIE DES JUMEAUX» D’AGOTA KRISTOF COMME
NOUVEL ESPACE DE LECTURE PARTICIPATIVE

Marine Kébira-Vaillant
Sorbonne Nouvelle, Paris 3
marine.kebira-vaillant@laposte.net

Résumé :
La trilogie d‟Agota Kristof pose de nombreuses questions. Le sens du texte
est d‟emblée problématique puisqu‟il demeure illisible, du fait du changement
permanent de narrateur et de l‟omniprésence du mensonge. Le motif de l‟écriture
autobiographique que pratiquent activement les jumeaux du premier tome est sans
cesse remis en cause, car les journaux produits sont cachés à de possibles lecteurs.
L‟écriture de l‟autrice est donc enveloppée de secret, ce qui pousse le lectorat à
chercher ce qui semble lui échapper. L‟œuvre kristofienne est en ce sens un espace
d‟expérimentation littéraire, où toutes les postures - de l‟écrivaine, des narrateurs et
des lecteurs - diffèrent des attendus traditionnels. Plus que jamais, la fiction se
déploie dans le passage entre les mondes fictif et réel. En multipliant les lectures de
sa trilogie, Kristof invite les lecteurs à détruire les frontières entre les diverses
possibilités d‟existence des personnages, ce qui semble correspondre au projet queer
visant à déconstruire les identités de genre normées.
Mots-clefs : Agota Kristof, théorie de la lecture, étude de genre, théories queer,
identité.

Abstract :
Agota Kristof‟s trilogy raises multiple questions. Right away, the text‟s
meaning is problematic : it remains obscure because of the many changes in the
narration and the omnipresence of lies. The twins‟ autobiographical production in
the first volume is constantly questioned, since the diaries are hidden from potential
readers. Therefore, the author‟s writings are concealed, which pushes readers to look
for what is hidden from them. Ergo, Kristofian works are a space of literary
experimentation, where every posture (the writer‟s, the narrators‟, the readers‟)
escape traditionnal expectations. More than ever, fiction deploys itself in the passage
between the real world and the fictionnal world. When Kristof multiplies the
possible interpretations regarding her trilogy, she invites her readers to destroy the
frontiers separating the many different possibilities for the caracters‟ existences.
This seems to fit the queer project seeking the gender normative identities‟
deconstruction.
Keywords : Agota Kristof, reading theory, gender studies, queer studies, identity.

La notion de dialogue est, dans ce que la critique a coutume de surnommer


« la trilogie des jumeaux » d‟Agota Kristof, une des interrogations majeures
troublant les lecteurs. Ceci est sans doute dû au fait que les personnages mis en récit
emploient le langage d‟une manière peu courante : les deux frères du premier tome,

22
Le Grand Cahier, communiquent peu avec les individus qui les entourent et ils
transcrivent dans leur journal un quotidien dans la ville de K. qui se révèlera comme
un pur simulacre dans le dénouement du troisième tome, Le Troisième Mensonge.
Ce qui rend d‟emblée problématique la notion de dialogue, c‟est que le langage,
pour la plupart des protagonistes kristofiens, ne sert pas à dialoguer, justement, mais
plutôt à construire des mensonges, ce qui les enferme dans un processus opposé à
celui de la communication. Ce faisant, la notion de dialogisme, pris en son sens
métatextuel, qui lie fiction et lecteurs, demeure stérile en ce que le sens des trois
romans semble sans cesse nous échapper. La diégèse et sa mise en forme
appartiennent alors à un monde fermé au sein duquel il est particulièrement difficile
d‟entrer. Cela nous conduit à interroger le dialogisme en tant qu‟élément par essence
équivoque de l‟œuvre, puisque nous serons amenés à nous demander de quelle façon
il est possible de penser le dialogue lorsque ce dernier nous paraît d‟abord absent.
Il s‟agira donc de problématiser de telles observations à la lumière de
l‟intervention des locuteurs - ou plutôt de la tentative d‟intervention, comme nous le
montrerons - dans le processus de dialogisme mis à l‟œuvre dans les romans. Pour
ce faire, nous nous consacrerons à l‟étude des personnages hybrides, lacunaires,
voire perméables, qui ne peuvent jamais communiquer entre eux. Puis nous nous
interrogerons sur la place de l‟autrice dans la trilogie et sur la façon dont cette
dernière parvient à s‟inclure au sein de ce dialogue impossible. Enfin, nous nous
intéresserons à la « réception participative » et à ce qui constituerait, selon nous, une
nouvelle pratique de lecture, qui s‟intègre dans les études queer.

1. Dialoguer avec autrui, coûte que coûte


Dès le début de la lecture du premier tome, Le Grand Cahier, on constate
que les personnages principaux, de jeunes jumeaux, ont un rapport singulier au
monde qui les entoure. Ils ne parviennent pas à intégrer le microcosme de la ville de
K. et ils demeurent ainsi marginalisés par les autres habitants. La communication est
alors d‟emblée difficile puisqu‟un régime de la peur oppose les garçons aux autres
individus, ce qui brise par conséquent tout dialogue entre les premiers et les seconds.
Pourtant, les jumeaux écrivent leur quotidien, ce qui nous conduit à nous demander
s‟ils ne désirent pas reconstituer un processus de conversation avec ceux qui les
stigmatisent. Car le texte nécessite avant tout un lecteur, lequel réalise et actualise la
visée première de l‟acte scriptural (être lu). Tout se complexifie lorsqu‟on découvre
dans la diégèse le douloureux rapport de fraternité qui rapproche et sépare à la fois
les jumeaux. À partir de cette observation, le « grand cahier » prend un tout autre
sens : celui de retrouver un frère perdu.

1.1. Reconstruire un monde de ruines grâce aux mots


La « trilogie des jumeaux » s‟inscrit dans une tradition d‟écriture très
répandue que l‟on rattache sans nul doute à un contexte guerrier, avec tout ce qu‟il
comporte de violent. Les trois récits ont pour contexte d‟écriture le monde post-
révolution antitotalitaire de Budapest de 1956. Bien que la narration ne concerne pas
frontalement cette période historique, puisqu‟il s‟agit avant tout de raconter la vie
des jumeaux, on ne peut nier l‟omniprésence de la guerre. Cette dernière agit à la
manière d‟un élément structurant de l‟arrière-plan qui teinte la trilogie de brutalité,
de mort et de tristesse. À partir de cette observation, on peut penser la production
textuelle comme une tentative de créer un lien avec le monde perceptible. Les
23
lecteurs reconnaissent en effet aisément les référents parsemés au sein des trois
œuvres et la fiction devient ainsi le lieu où l‟on tisse des liens afin de dialoguer avec
l‟indicible. Agota Kristof n‟a pas fait le choix d‟une écriture s‟attaquant directement
au motif de la guerre ; pourtant, ses textes sont bien les produits d‟une réflexion
singulière ne pouvant pas échapper au contexte historique. À défaut de s‟emparer
des conflits qu‟elle a personnellement vécus en Hongrie, l‟autrice fait de la guerre
un décor angoissant, dont on ne parle pas, mais qui émerge sous nos yeux. C‟est en
cela que Kristof dialogue avec l‟événement référentiel, dont elle s‟éloigne par la
fiction, certes, mais dont elle se rapproche aussi grâce à la représentation de
nombreux indices historiques connus. Parmi eux, on citera la référence aux camps
de concentration de la Seconde Guerre mondiale et à l‟occupation russe en Hongrie,
mais aussi le recourt à des protagonistes tels que l‟officier étranger et l‟ordonnance,
lesquels se singularisent par leur langue étrangère : « Vous croyez moi vouloir
guerre et venir dans votre saloperie de pays ? Moi beaucoup mieux chez moi,
tranquille ». (Agota Kristof, 1986: 73)
Le langage semble alors être l‟outil permettant à Kristof de dresser des ponts
sémantiques entre la fiction et le monde réel. La trilogie constitue l‟espace de
l‟expression d‟un dialogue avec le souvenir traumatique, afin qu‟il résonne à
nouveau dans les esprits des lecteurs. Les trois récits de Kristof permettent donc de
resémantiser une époque de guerre dans le but de la faire revivre sous les yeux du
lectorat, ce qui correspond alors à un devoir mémoriel de l‟écrivaine. Toutefois,
cette dernière ne se contente pas d‟interroger le rapport des individus aux
événements guerriers, puisqu‟elle s‟engage également à problématiser les
interactions humaines, à commencer par celles avec les soldats étrangers qui
occupent la ville de K. et qui invitent à penser la notion d‟altérité ainsi que les
enjeux de pouvoir qui lui sont associés. Dans cette large palette des relations
humaines, nous nous pencherons sur la question de la gémellité.

1.2. Une fraternité qui n‟en est pas une


Le narrateur change dans chaque livre, ce qui nous permet d‟accéder à
différents aspects de la relation gémellaire. Dans le premier tome, le « nous »
inclusif place l‟écriture du cahier sous le signe d‟une binarité refoulée, car les
jumeaux font tout ensemble, à commencer par la production d‟une identité
commune. Dans Le Grand Cahier, la voix narratoriale évoquée à travers le pronom
« nous » efface toute identité subjective des deux frères au profit de la construction
d‟un être unique. Ceci est d‟emblée visible car on ne connait pas les prénoms des
jumeaux. L‟absence de leurs noms comme de toute description de leurs visages met
alors à distance l‟individuation des deux personnages, ce qui renforce leur opacité
identitaire. En effet, le « nous », en effaçant toute singularité des jeunes garçons,
donne à voir aux lecteurs une sorte de personnage hybride sans densité identitaire
propre. En d‟autres termes, les protagonistes perdent littéralement la face puisque les
contours de leurs visages restent indéterminés et par conséquent indéfinissables. Les
lecteurs ne parviennent jamais tout à fait à identifier ces protagonistes qui s‟effacent
derrière le pronom unificateur « nous ». Dans le premier livre, le langage n‟est donc
pas utilisé de sorte à distinguer les deux frères, mais au contraire, il permet de lier
leurs deux individualités au profit d‟une voix unique se caractérisant par sa froideur
et sa désincarnation. Il efface toute polyphonie et il construit un discours
fondamentalement autre, qui est placé en dehors de la chaine parlée. En effet, aucun
24
habitant de la ville de K. n‟a accès aux journaux des enfants et ces derniers
n‟écrivent pas en vue d‟un partage.
Si dans Le Grand Cahier la notion de dialogue n‟existe pas, puisque la
production textuelle n‟est jamais destinée à autrui et puisque les narrateurs sont sans
cesse mis à l‟écart de la toile dialogique rassemblant les habitants du village, ce n‟est
plus le cas dans les deuxième et troisième tomes de la trilogie. Tout y est différent,
puisque la narration change radicalement. La parole unifiée des jumeaux se disloque
à la fin du Grand Cahier, car l‟un des deux frères passe la frontière en laissant
derrière lui son jumeau, resté dans la ville natale. À une écriture placée hors de tout
dialogisme dans le premier livre, succède une écriture qui recherche à tout prix le
dialogue dans La Preuve. L‟écriture devient alors un outil cathartique pour Lucas, le
jeune homme resté à K. Ce dernier retrouve, certes, une forme d‟identité grâce à sa
toute nouvelle nomination - on découvre son prénom dans La Preuve - mais il perd
son double et, par là, une partie de lui-même nécessaire à la complétude de son être.
À partir de cet instant, le jeune homme garde religieusement ses anciens carnets car
ils seraient selon lui l‟unique moyen de retrouver son frère disparu. Les cahiers
d‟écoliers constituent en ce sens la dernière preuve - comme le titre du deuxième
tome le préfigure alors - d‟une fraternité perdue et à retrouver coûte que coûte. Cette
obsession du frère perdu, symbole d‟une quête identitaire complexe rappelant
l‟androgyne platonicien, fait du livre une production adressée, un lien entre le
monde de Lucas et celui de son frère. Les journaux des garçons opèrent alors un
dialogue abstrait entre le connu et l‟inconnu, dialogue qui ne serait pas possible
autrement, puisque Lucas ignore tout de la nouvelle vie de son jumeau. En cela, le
manuscrit serait un objet quasiment magique, capable de sauver une relation perdue ;
il serait la dernière trace d‟une fraternité à laquelle plus personne ne croit. Toutefois,
le troisième et dernier tome, Le Troisième Mensonge, vient briser les espérances de
Lucas, ce qui nous permet d‟interroger la puissance du dialogue du journal qui serait
en réalité toute relative.

1.3. Un langage stérile, béant, à l‟image des locuteurs


Dans l‟ultime récit kristofien, Klaus, le jumeau retrouvé, refuse toute
fraternité, ce qui rend vaines les espérances que Lucas avait placées dans ses cahiers
d‟enfance : « Lucas est revenu et il est reparti. Je l‟ai renvoyé ». (Agota Kristof,
1991: 161) Les mots et leurs alliages semblent sémantiquement stériles en ce qu‟ils
ne parviennent pas à renouer un lien fraternel perdu. Alors qu‟ils étaient rassemblés
et soigneusement gardés en vue de retrouvailles, les cahiers ne servent à rien puisque
Klaus refuse sa fonction d‟interlocuteur, de destinataire du texte. Tout ce qui
précédait dans les deux premiers récits tendait pourtant à préfigurer la rencontre des
jumeaux en tant qu‟acmé dramatique, mais Lucas lui-même se présente comme
l‟unique auteur des cahiers, dont il nie la dimension autobiographique au début du
troisième tome :

Je lui réponds que j‟essaie d‟écrire des histoires vraies, mais à un moment
donné, l‟histoire devient insupportable par sa vérité même, alors je suis
obligé de la changer. Je lui dis que j‟essaie de raconter mon histoire, mais
que je ne le peux pas, je n‟en ai pas le courage, elle me fait trop mal. Alors,
j‟embellis tout et je décris les choses non comme elles se sont passées, mais
comme j‟aurais voulu qu‟elles se soient passées. (1991: 14)
25
Ce n‟est pas le seul échec du langage dans la trilogie. Nous pensons
également au journal de Mathias, enfant infirme adopté par Lucas dans le deuxième
tome de la trilogie. Très malheureux, il décide d‟écrire son journal afin de se libérer
de sa souffrance. Cela n‟est pas suffisant et il se suicide : l‟acte scriptural ne l‟aura
donc pas sauvé. Les lecteurs, tout comme son père adoptif, n‟ont pas accès aux
pensées du jeune garçon, puisque ce dernier brûle les pages de son cahier avant de se
donner la mort. L‟écriture s‟inscrit donc dans l‟univers du secret, en dehors de tout
dialogisme. En effet, les productions écrites sont la plupart du temps cachées à tous,
comme cela est expliqué au sein de ces extraits : « De sous sa pèlerine, il sort un
paquet emballé dans une toile de jute [contenant les cahiers d‟écoliers] » (1988 :
123), « Lucas ouvre le coffre, il y prend un grand cahier d‟écolier, il y écrit quelques
phrases. Il referme le cahier, il se couche sur la paillasse ». (1988 : 11) Cette
référence aux cahiers cachés dans un coffre est également présente dans un second
extrait mettant en scène les personnages Mathias et Lucas :

L‟enfant ouvre le coffre :


- Les grands cahiers, dans le coffre, c‟est quoi ?
Lucas referme le coffre :
- Ce n‟est rien. Seigneur ! Heureusement, tu ne sais pas encore lire. (1988 :
89)

Les cahiers, qui illustrent l‟individualité des jumeaux, sont enfermés au sein d‟un
corps figuré qui est le coffre. Ce dernier est placé dans le galetas et cet endroit leur
est propre puisqu‟ils sont les seuls à y avoir accès. Ainsi, les textes sont présents
dans un espace qui correspond à leurs auteurs, ce qui fait de l‟écriture un processus
intime. Le mystère intrinsèque aux journaux des deux garçons est accentué
puisqu‟aucun autre protagoniste n‟y a accès. C‟est pour en interdire à quiconque la
lecture que Lucas décide de confier ses écrits à Peter :

Il prend les cahiers dans le coffre, il les emballe dans une toile de jute et s‟en
va en ville. […]
- J‟aimerais que vous gardiez ceci pour moi, Peter. […] À cause de l‟enfant.
Il commence à savoir lire et il fouille partout. Je ne tiens pas à ce qu‟il lise
ces cahiers.

Ensuite, lorsque Peter annonce à Lucas qu‟il compte lire ses écrits, l‟intéressé lui
répond :

- Rendez-moi les cahiers. Je vais les enterrer quelque part dans la forêt.
- Oui, enterrez-les. Ou, mieux encore, brûlez-les. C‟est la seule solution pour
que personne ne puisse les lire. (1988 : 93)

Lucas est apeuré par l‟idée que quelqu‟un puisse avoir accès à ses cahiers d‟écoliers,
et par conséquent à ses souvenirs d‟enfance. Il envisage toutes les situations
possibles pour en interdire la lecture, jusqu‟à détruire ses textes en les brûlant, ce qui
accroît le mystère autour du contenu de ces cahiers. Mais il n‟est pour autant pas le
seul à cacher ses écrits. Dans le troisième tome, Klaus explique aussi qu‟il cache ses
26
productions textuelles et plus particulièrement ses poèmes : « Mes poèmes, je ne les
montre plus, je les cache ». (1991 : 152) En plus de cacher au monde ses productions
écrites, Klaus ancre son activité d‟écriture dans une tradition scripturale solitaire,
comme il l‟explique d‟ailleurs à sa mère : « je dois être absolument seul quand
j‟écris. J‟ai besoin de silence et de solitude ». (1988 : 109) Cette pratique scripturale
amplifie le secret lié aux textes et l‟écriture semble ainsi concerner une seule
personne : l‟écrivant, mais n‟appelle pas d‟éventuelle figure de lecteur. Ceci n‟est
pas le cas de la trilogie, dont le sens est évidemment déterminé par l‟acte de lecture,
comme nous le verrons ensuite.

2. Une langue transnationale


La « trilogie des jumeaux » se distingue des autres productions francophones
puisque la langue est parataxique et dépourvue d‟adjectifs; son caractère
fragmentaire la place en dehors de tout épanchement lyrique. Le choix du français,
cette langue de l‟exil pour Kristof, permet à cette dernière de transcender les
barrières linguistiques de son pays maternel, la Hongrie, au profit d‟une pratique
langagière singulière, hors-norme.

2.1. Un dialogue avec soi-même : littérature et « résilience »


Agota Kristof écrit en français, c‟est sa langue d‟exil et non sa langue
maternelle, le hongrois. Le motif du dialogue est alors intrinsèquement lié à
l‟exercice du langage, puisque l‟autrice passe les frontières linguistiques d‟un pays
pour s‟emparer d‟une langue autre, qu‟elle nomme dans son autobiographie,
L’Analphabète, sa « langue ennemie ». (2004: 23) Kristof transcrit donc une histoire
nationale, celle de Budapest en 1956, au moyen du français, langue qu‟elle parle
depuis son exil en Suisse romande lorsqu‟elle est jeune. La « trilogie des jumeaux »
serait en ce sens le produit d‟un dialogue entre deux nations bien différentes,
puisqu‟elle illustre un rapport de domination entre ces deux pays. On pourrait penser
qu‟elle utilise le français, langue des dominants, afin de donner plus de lisibilité à
ses textes et ainsi pour être plus lue, puisque l‟on sait que la littérature française
domine largement dans ce domaine culturel, mais nous pouvons également dépasser
cette première hypothèse. On peut aussi penser que l‟écrivaine passe par une
seconde langue afin de mettre des mots sur un fait historique qui n‟en trouve pas,
selon elle, dans la langue initiale, le hongrois. De cette façon, Kristof aurait recours
à tout un univers langagier qui lui fait prendre de la distance par rapport à ce qu‟elle
souhaite représenter.
Ce serait sans doute pour cette raison que ses écrits sont teintés de froideur
et de distance, puisque les mots français qu‟elle emploie semblent éloignés de leurs
référents. Mais ce serait également ce qui donne toute sa puissance à l‟écriture
kristofienne, car les mots, comme ils s‟écartent de ce qu‟ils réfèrent, illustrent cet
éloignement symbolique présent entre l‟autrice et le contexte guerrier en question.
C‟est comme si l‟écriture devait se détacher du signifiant afin de pouvoir représenter
le traumatisme. En cela, le médium textuel diminue la violence dont les événements
sont dotés, condition sine qua non de l‟acte de représentation d‟un monde en ruine.
Pour reformuler une nouvelle fois, la prise de distance que constitue le choix du
français permet la réconciliation entre les mots et les faits violents. La trilogie peut
ainsi être pensée comme objet de réflexion à propos de la résilience, en ce qu‟elle
dépasse la brutalité de l‟Histoire afin de produire une vision de biais de cette
27
dernière. Par le choix du français comme langue d‟écriture, Agota Kristof parvient à
transcender les frontières nationales et ses écrits sont à l‟image des jumeaux qui
passent eux aussi les frontières des pays présents dans la fiction. Un dialogue entre
les territoires et les locuteurs s‟opère dans l‟écriture, cette dernière devenant par
extension une écriture du transfuge.

2.2. Un dialogue entre Agota Kristof et ses lecteurs


L‟autrice choisit certes le français pour écrire, mais elle fait de cette langue
inconnue une langue qui lui est propre, entre deux cultures. Silvia Audo Gianotti
note à ce propos qu‟« Agota se confine dans sa diversité et refuse l‟assimilation
francophone ». (2009 : 27) L‟écriture en français ne permet pas à l‟écrivaine de
s‟intégrer dans un groupe monolithique utilisant la langue française, car l‟emploi
linguistique de Kristof la maintient dans une marginalité qui lui est propre. En effet,
même si l‟autrice ne mêle pas le lexique hongrois au lexique français, elle reste tout
de même dans un espace intermédiaire, entre deux langages. Simona Cutcan appelle
d‟ailleurs cet état une « division interne, une lutte interne entre deux langues ».
(2004 : 221) Finalement, on peut penser, comme Rennie Yotova, que :

Agota Kristof a réussi à se créer, à l‟intérieur de sa langue française, sa


langue française d‟exilée. Notre autrice s‟attaque à un imaginaire sacré de la
langue française qui lui attribuerait des valeurs exceptionnelles qu‟aucune
autre langue ne possède. (2011 : 92)

La parole d‟Agota Kristof est donc créatrice, elle donne naissance à l‟identité
narrative. L‟exercice de cette langue de l‟exil permet à l‟écrivaine de représenter
l‟intériorité qui est en accord avec son expérience de l‟exil en Suisse sur la page
blanche et non plus l‟usage du hongrois qui rend cela possible. Cela nous conduit à
mentionner la présence des français - au pluriel - au lieu de faire de cette langue une
catégorie unique et cloisonnée. L‟écrivaine s‟empare alors de la langue comme elle
s‟empare de la plume afin de donner lieu à ce qui est inédit. Le français devient donc
un outil performatif qui actualise sans cesse l‟individualité de Kristof puisque c‟est
son application qui permet à l‟autrice de mettre en scène son identité subjective. Plus
encore, l‟écriture en français devient le lieu de la résistance, comme le suggère
Marie-Noëlle Riboni-Edme :

Écrire un livre apparaît […] comme le moyen de s‟approprier son histoire.


On la regarde, puis, par l‟intermédiaire des mots, de leur organisation, de
l‟histoire qu‟ils racontent, autrement dit par l‟écriture narrative, on la
configure. La fiction devient ainsi le moyen de résister à l‟uniformisation, au
modelage de la pensée unique. Elle est le seul espace de vie possible dans un
système où règne l‟oppression. (2007 : 61)

L‟écriture kristofienne peut donc être perçue comme étant une lutte contre
l‟enfermement induit par le français qui oppose ce dernier au hongrois et par
extension à toutes les autres langues. Elle décloisonne ainsi les frontières entre les
langues et les nations. La parole de l‟autrice diffère en cela de toutes les autres
utilisations du français. Au-delà de ces questions transnationales, la pratique
scripturale de Kristof peut également être perçue comme le moyen de transcender
28
les frontières de genre tel qu‟il est traditionnellement défini, c‟est-à-dire de façon
binaire, qui oppose le féminin au masculin. Par l‟acte de lecture, les lecteurs
participent à l‟actualisation des identités fictives des êtres de papier, ce qui nous
amène à penser le texte kristofien comme texte passant les frontières symboliques
entre les femmes et les hommes.

3. La réception participative ou l’apprentissage d’un nouveau dialogue à


l’œuvre
Le dialogue entre les lecteurs et les textes qu‟ils découvrent ne semble pas
faire de doute à partir du moment où la lecture actualise la substance sémantique du
livre. Pourtant, dans le domaine des études de genre, l‟assignation des êtres de
papier à des identités de genre figées, féminines ou masculines, remet en question
l‟apparente simplicité de cette relation texte-lectorat. Ce dernier peut tomber dans le
piège de la littérature qui lui fait croire à l‟illusion mimétique de l‟histoire et qui le
conduirait à confondre les mondes réel et fictif en confondant les êtres de papier
avec des êtres humains. Ce faisant, le premier réflexe de chaque lecteur serait
d‟associer les personnages à des identités présentes dans l‟univers dans lequel il vit.
Cette action inconsciente est le produit d‟une société et de ses lois visant à séparer
les femmes des hommes en leur attribuant des critères censés les distinguer. Par
exemple, un personnage décrit avec des cheveux longs, une petite taille et une voix
aiguë correspondra davantage à l‟image que l‟on se fait d‟une fillette (type normé
comme tel). Toutefois, ce rapport au texte et au genre est à repenser, puisque la
littérature, au lieu de correspondre aux injonctions sociétales, nous invite à
déconstruire les présupposés identitaires qui limitent l‟imagination.

3.1. Ce que la littérature nous apprend sur les identités de genre


Dans le premier tome, Le Grand Cahier, nous n‟avons pas accès aux deux
identités subjectives des jumeaux, mais seulement à celle qui découle de
l‟unification de ces derniers, du fait de la narration prise en charge par le « nous »
inclusif. Pourtant la lecture reste une sorte de jeu de piste où nous tentons tant bien
que mal de rattacher chaque individu à une identité genrée connue et admise qu‟on
lui assignerait ensuite. Comme l‟explique Nathalie Heinich, « [l]e roman est […] un
excellent terrain d‟investigation pour qui veut observer les phénomènes identitaires,
parce que c‟est à l‟état de crise qu‟il tend à les mettre en scène » (1996 : 332).
L‟autrice représente des personnages illisibles pour eux-mêmes, pour les autres
protagonistes qui les entourent et pour les lecteurs. L‟acte de lecture, puisqu‟il
constitue souvent une tentative d‟identification aux personnages, correspond aussi à
un désir de rationalisation de ces mêmes personnages. Cela permet ainsi à chaque
lecteur de transcender sa propre identité de genre en devenant autre que soi-même,
comme nous l‟explique de cette manière Régine Robin :

La littérature est précisément ce qui vient défaire les identités, ce qui


déconstruit, érode les certitudes identitaires, met à mal le familiarisme
sécurisant dans lequel il est si facile de s‟enfermer. […] La littérature est
précisément ce qui opère un deuil de l‟origine, une transmutation de
l‟origine. L‟écriture permet aux identités de se jouer et de se déjouer les
unes les autres. Elle constitue des frontières poreuses, traversées par les

29
rêves. Elle détotalise, elle institue un droit au fantasme d‟être autre,
d‟ailleurs, par-delà, en-deçà, en devenir. (1994 : 231 et 232)

C‟est par cette même expérience du piège mis en place par Kristof que l‟on prend
conscience de la recherche active d‟identité de genre lisible. On fabrique donc le
sens du roman qu‟on est en train de lire et les lecteurs deviennent à leur tour des
auteurs en puissance. L‟actualisation du texte littéraire qu‟induit la lecture nous
invite à nous travestir durant l‟acte de lecture en transcendant notre propre identité
de genre.
Cependant, en ce qui concerne les récits d‟Agota Kristof, et malgré l‟infinité
des interprétations possibles qu‟ils impliquent, il convient toujours de se résoudre à
accepter l‟opacité des personnages. Il faut prendre conscience de la stratégie de
l‟autrice visant à exploiter des thèmes qui nous sont familiers pour ensuite les
déconstruire. On comprend alors qu‟il n‟y a pas d‟identité narrative fixe et que le
dispositif d‟écriture d‟Agota Kristof bloque les reconnaissances réflexes des
lecteurs. En d‟autres termes, on ne sait jamais réellement ce qu‟on lit, on ne peut
déterminer avec certitude les identités subjectives des protagonistes. Jacques
Rancière explique à ce sujet que les œuvres mettent en scène un « paysage du
possible si elles ne sont pas anticipées par leur sens et n‟anticipent pas leurs effets ».
(2008 : 114) Ainsi, les lecteurs devraient résister à la tentation de l‟anticipation du
sens des textes en acceptant leur inintelligibilité sémantique.
Ce que l‟on ressent en lisant les récits d‟Agota Kristof, c‟est que l‟on ne
connaît rien, ou plutôt que l‟on ne parvient pas à assimiler des signes qui nous sont
pourtant a priori reconnaissables. Simona Cutcan écrit que « [l]e lecteur se trouve
confronté à un monde autarcique, fermé, qui l‟exclut et l‟oblige à rester en marge »,
puis que « les trois romans d‟Agota Kristof expulsent et enferment simultanément le
lecteur. Ils l‟impliquent dans un univers qui ne l‟accueille pas ». (2004: 186)
Le piège omniprésent dans lequel nous pouvons tomber dès la première
lecture est de chercher à identifier ces mêmes signes, car cette tâche serait en réalité
vaine. En désirant devenir actifs dans notre lecture, nous nous employons à rendre
familier et lisible ce qui ne l‟est pas automatiquement. Nous devons en cela lire les
personnages opaques sans pour autant essayer d‟éclaircir leurs identités subjectives,
puisque le texte littéraire reste une imposture. Les protagonistes sont informes en ce
qu‟ils ne proposent rien à cerner ni rien à discerner. La lecture des romans d‟Agota
Kristof inviterait davantage les lecteurs à déconstruire les identités de genre plutôt
qu‟à les construire, et cette perspective d‟étude s‟accorde avec les problématiques
des théories queer, qui nous incitent à sortir du binarisme opposant les femmes aux
hommes, à nous placer en dehors du genre tel qu‟il est pensé en miroir du sexe.

3.2. Déconstruire le sens pour déconstruire l‟essence du genre


Kristof nous invite à nous interroger sur notre rapport individuel au texte et à
l‟acte de lecture. Depuis quelques années, de nombreux textes critiques ont vu le
jour en ce qui concerne les études de genre. Beaucoup s‟emploient à montrer de
quelle façon certains personnages féminins sont subversifs vis-à-vis de la norme
hégémonique de la « bonne » féminité, d‟autres mettent en lumière les constructions
patriarcales implicites et leur violence intrinsèque.
Mais « la trilogie des jumeaux » fait prendre conscience que c‟est le rapport
aux divers personnages qui est mis en crise et moins les personnages eux-mêmes,
30
bien que notre première lecture nous fasse adhérer à cette idée. Parmi les multiples
protagonistes présents dans la trilogie, on remarque que certains sont effectivement
construits par rapport aux lois du genre. Pour ne prendre qu‟un seul exemple, Bec-
de-lièvre, la jeune voisine des jumeaux dans le premier tome, est décrite comme
étant périphérique sur le spectre de la féminité. Elle n‟est pas aussi jolie que la petite
fille modèle et ses mœurs ne correspondent pas à ce que l‟on attend d‟une enfant de
son âge. On dit notamment qu‟elle « a un bec-de-lièvre, elle louche, elle a de la
morve au nez et, dans les coins de ses yeux rouges, des saletés jaunes. Ses jambes et
ses bras sont couverts de pustules. […] Elle a les dents noires ». (1986 : 35). À
propos de ce personnage (comme à propos de ceux de l‟officier homosexuel, de
Mathias qui est un enfant infirme, de la grand-mère qui est perçue comme une
sorcière et une empoisonneuse), on pourrait dire que l‟écriture de Kristof n‟est pas
réellement novatrice. Elle place seulement ses « types » sur le spectre du genre, en
nous présentant des individus convenant ou non aux « bonnes » féminités et
masculinités, ce qui est assez traditionnel et ce que l‟on rencontre la plupart du
temps dans les récits.
Cependant, ce n‟est pas le cas des jumeaux, qui retiennent particulièrement
notre attention. En effet, toutes les lectures genrées les concernant semblent mises en
crise. Grâce au thème de la gémellité, les garçons fusionnent au point de ne plus
former qu‟un unique protagoniste, une sorte de corps-gigogne. Les jumeaux sont en
cela complémentaires, comme nous le suggère l‟extrait suivant : « L‟un de nous fait
l‟aveugle, l‟autre fait le sourd ». (1986 : 41) Leurs actions ne se dissocient jamais.
Valérie Petitpierre note à ce sujet que « [l]eur gémellité est irréductible. Même leurs
corps éprouvent des besoins et des sensations identiques » et ensuite que « [l]eurs
deux physiologies réagissent pareillement, simultanément […] Ils font tout
ensemble ». (2000 : 100)
Au-delà d‟être unis par une relation gémellaire, les petits garçons peuvent
également constituer les deux parties féminine et masculine de l‟androgyne
platonicien. En effet, les jumeaux sont la plupart du temps féminisés, notamment
grâce au thème récurrent de la beauté. Ce même motif justifie en partie la
complétude de l‟androgyne, puisque ce dernier est composé d‟une première partie
féminine et d‟une seconde partie masculine. Outre les indices de la féminité qui
justifient bien les deux parties nécessaires à la constitution de l‟androgyne, les
jumeaux semblent être par essence un être androgynique. Depuis leur enfance, les
deux êtres sont indissociables, comme le suggère cet extrait : « Ils ne supporteront
pas d‟être séparés. […] Ils ne font qu‟une seule et même personne. […] Ils pensent
ensemble, ils agissent ensemble. Ils vivent dans un monde à part. Dans un monde à
eux ». (1986 : 28) Dans le discours d‟autrui, leurs deux individualités subjectives se
rassemblent pour ne former qu‟un seul et unique être. Cependant, ce dernier connaît
plusieurs scissions qui sont toujours synonymes de souffrance pour les garçons. La
première d‟entre elles est exprimée au sein du précédent extrait convoqué. La
séparation de l‟androgyne est ainsi admise comme « monstrueuse » et
« insurmontable ». La deuxième coupure de l‟être unique est produite par le départ
du frère à la fin du premier tome de la trilogie. À de nombreuses reprises dans La
Preuve, Lucas met des mots sur ce manque qui le tiraille, comme ici : « Je connais la
douleur de la séparation. […] Le départ d‟un frère avec qui je ne faisais qu‟un. »
(65), puis « Je ne savais pas comment continuer à vivre sans lui. » (89)

31
Les héros de la « trilogie des jumeaux » peuvent donc être perçus comme les
deux parties de l‟androgyne. Pour autant, il ne faut pas oublier qu‟il n‟existe pas une
seule lecture possible en ce qui les concerne. Il faut être moins catégorique quant au
motif de l‟androgynie puisque ce dernier paraît trop harmonieux, ce qui diffère de ce
que sont en réalité les jumeaux, c‟est-à-dire des êtres morcelés. L‟androgynie, bien
que possible, apparaît alors comme une nouvelle imposture du texte, à l‟image du
mensonge construit par Lucas. Lire les jumeaux comme un seul et unique être
androgynique serait également investir une position confortable dans la mesure où
les lecteurs adhèreraient aux principes de reconnaissance immédiate et
d‟assimilation à des identités figées. En d‟autres termes, les romans d‟Agota Kristof
ne traitent pas de l‟androgynie en tant que telle, mais semblent se servir de ce thème
afin de produire un repère dans le corps du texte pour flatter en quelque sorte la
connaissance littéraire des lecteurs. Ce même repère serait en réalité un piège de
lecture qui souligne la confusion des identités de genre, la perméabilité de l‟identité.
De ce fait, les deux frères peuvent également être compris comme des intersexes, par
exemple, c‟est-à-dire des individus dont les organes génitaux ne peuvent être
qualifiés ni de féminin, ni de masculin. Leur fusion participe donc au développement
de la confusion de leurs identités genrées. Ce qui prime alors, ce n‟est pas tant la
façon dont on détermine et le couple, mais plutôt comment la relation qui les lie
demeure inexplicable et à accepter comme telle. La « trilogie des jumeaux » nous
amène alors à repenser notre rôle de lecteur, dans la mesure où la position
traditionnelle par rapport au texte ne peut plus se réaliser.
Pour conclure, on peut dire que la « trilogie des jumeaux » d‟Agota Kristof
met en crise le rapport entre le lecteur et les livres qu‟il tient entre ses mains. À la
fois monde autarcique et espace empli de mystères, les récits kristofiens sont le lieu
d‟une réflexion complexe qui dérange celui qui s‟y aventure. On peut alors
envisager les trois ouvrages comme des romans « interactifs » (romans au sein
desquels les lecteurs influencent le cours de la diégèse) puisque les lecteurs font des
choix de compréhension et de lisibilité de l‟œuvre. Notre article propose une seule
possibilité de lecture parmi d‟autres, ancrée dans les théories queer qui
déconstruisent le genre en en soulignant l‟artificialité sociale et vise avant tout à
pointer la pluralité essentielle de l‟acte de lecture ainsi que la production abyssale
des actualisations du texte littéraire.
La « réception participative » tend donc à mettre en lumière la perméabilité
des personnages kristofiens tout en allant à l‟encontre des lectures figées qui
cherchent à faire correspondre les mondes de la fiction et de la réalité. Par un double
processus de déconstruction, les lecteurs favorisent la multiplicité des identités
narratives des êtres de papier en refusant les lectures rationalisantes qui
« aplatiraient » les protagonistes des récits. Enfin, il s‟agit, dans notre perspective de
lecture, de révéler la trame du piège construit par Agota Kristof qui semble nous
faire comprendre que l‟unique vérité n‟existe pas dans son œuvre, mais que sa
puissance résiderait en réalité dans le déploiement de ce monde fictionnel,
repoussant perpétuellement les limites de l‟interprétation individuelle.

BIBLIOGRAPHIE
Primaire :
KRISTOF, Agota, 1986, Le Grand Cahier, Paris, Seuil.
KRISTOF, Agota, 1988, La Preuve, Paris, Seuil.
32
KRISTOF, Agota, 1991, Le Troisième Mensonge, Paris, Seuil.
KRISTOF, Agota, 2004, L'Analphabète, Carouge Genève, Zoé.

Secondaire :
CUTCAN, Simona, 2004, Subversion ou conformisme ? La différence des sexes
dans l'œuvre d'Agota Kristof, Oxford, Peter Lang.
GIANOTTI, Silvia Audo, 2009, « Agota Kristof. L'écriture ou l'émergence de
l'indicible », in Synergies Algérie, numéro 6, pp. 125-133.
HEINICH, Nathalie, 1996, États de la femme : L’identité féminine dans la fiction
occidentale, Paris, Gallimard.
PETITPIERRE, Valérie, 2000, D'un exil l'autre : Les détours de l'écriture dans la
Trilogie romanesque d'Agota Kristof, Carouge Genève, Zoé.
RANCIÈRE, Jacques, 2008, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique.
RIBONI-EDME, Marie-Noëlle, 2007, La Trilogie d’Agota Kristof : Écrire la
division, Paris, L‟Harmattan.
ROBIN, Régine, 1994, Question identitaire au Canada francophone, Sainte-Foy,
Québec, Presses de l‟Université Laval.
YOTOVA, Rennie, 2011, La Trilogie des jumeaux d’Agota Kristof, Gollion Paris,
Infolio.

33
FICTION ROMANESQUE INTERFÉRENTIELLE ET
HÉTÉROGÉNÉITÉ LANGAGIÈRE INTER-GÉNÉRIQUE DANS
L’ESPIONNE DES ANCÊTRES DE WEREWERE LIKING

Pierre Suzanne Eyenga Onana


Université de Yaoundé I, FALSH/Département de LCA
eyonapiers@gmail.com

Résumé :
La présente étude interroge la nature « dialogale » à l‟œuvre dans la
littérature africaine. Elle scrute l‟œuvre d‟art dans ses composantes internes en vue
de montrer comment celle-ci entre en coaction permanente avec d‟autres champs
pour sécréter des motifs d‟hétérogénéité. Mais comment cela s‟opère-t-il au travers
de l‟écriture du conte roman ? L‟appareillage sociocritique stylisé par Pierre
Barbéris inspire notre réflexion. En manipulant ses concepts clefs qui sont l‟explicite
et l‟implicite, nous montrons, en deux parties, qu‟inter-généricité et intertextualité
constituent les principaux leviers interférentiels qui influencent le lien dialogal entre
les codes textuels qui s‟interpénètrent dans le récit. Il s‟agit pour Werewere Liking
de suggérer une stratégie éthique visant à repositionner l‟homme africain en proie à
l‟imposture et l‟égarement comportementaux.
Mots-clés : fiction africaine, hétérogénéité, sociocritique, éthique, conte roman.

Abstract :
This study questions the «dialogical» nature at work in African literature. It
scrutinizes the work of art in its internal components to show how it constantly
interacts with other fields to produce patterns of heterogeneity. But how does this
work through the writing of the novel tale? The sociocritical apparatus stylized by
Pierre Barbéris inspires our reflection. By manipulating its key concepts of explicit
and implicit, we show, in two parts, that intergenericity and intertextuality constitute
the main interferential levers that influence the dialogical link between the textual
codes that interpenetrate in the narrative. For Werewere Liking, the aim is to suggest
an ethical strategy aimed at repositioning African men who are prey to behavioral
deception and bewilderment.
Key-words: African fiction, heterogeneity, sociocriticism, ethics, novel tale.

« Interpréter un texte, ce n‟est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé,
plus ou moins libre), c‟est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait. »
(Barthes, 1970 : 11) Ce postulat s‟applique bien à la fiction romanesque africaine au
regard de sa constitution intrinsèque. Essentiellement protéiforme, ladite constitution
laisse visualiser un assortiment de genres qui, en brisant les frontières désormais
poreuses ou si l‟on veut moins étanches entre genres et médias, recèlent des relents
d‟hybridité et dévoilent des motifs d‟hétérogénéité. Définissant à cet égard la
littérature, Sartre déclare : « on n‟est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines
choses, mais pour avoir choisi de les dire d‟une certaine façon. » (Sartre, 1948 : 32)
34
Le conte roman souscrit à cette logique dès lors qu‟il se décline avant tout comme
un vaste conte articulé autour d‟un ensemble composite constitué de Soirs,
d‟Intermèdes, de Faces, Scènes et Plaquettes. Autant avancer qu‟avec la création
romanesque de Werewere Liking, on assiste davantage à l‟émergence de nouveaux
genres romanesques. C‟est ainsi qu‟Elle sera de jaspe et de corail rentre de plain-
pied dans ce que la romancière qualifie de « chant-roman », tandis que L’espionne
des ancêtres voit la romancière ivoiro-camerounaise changer radicalement de
paradigme éditorial au niveau du choix du genre adopté pour son récit : elle parle
désormais de « conte roman ».
Au regard de la composition en deux substantifs de ce sous-titre, force est de
s‟interroger sur les mobiles profonds d‟une telle inventivité démiurgique au plan
structurel. Aussi se demande-t-on en quoi le roman de Werewere Liking déploie-t-il
des motifs esthétiques significatifs et révélateurs de son hybridité. Comment lesdits
motifs l‟inscrivent-ils dans l‟hétérogénéité ? Autrement dit, quelles sont les
frontières esthétiques qui séparent ledit roman des autres genres au point de le
positionner comme foncièrement hybride ? La réponse à ce questionnement se
négocie à l‟aune de l‟appareillage sociocritique formalisé par Pierre Barbéris. Dans
son mode opératoire, le référentiel de lecture sociocritique met en faisceau deux
modalisations d‟analyse complémentaires : « l‟explicite » et « l‟implicite ».
L‟analyse de l‟explicite porte sur les « références claires à restituer, et qui peuvent
être disséminées » (Barbéris, 1990 : 160). Quant à l‟examen de l‟implicite, il réside
dans l‟argument qu‟« un texte est aussi une arcane qui dit le sociohistorique par ce
qui ne peut paraître qu‟esthétique, spirituel ou moral » (Barbéris, 1990 : 169). À cet
égard, notre travail s‟articule en deux parties. Dans la première, on dissèque
globalement l‟esthétique à l‟œuvre dans le roman de Werewere Liking en scrutant
les variantes interférentielles et inter-génériques, avant de relever la dimension
éthique qui traverse en filigrane le récit d‟Hisson.

1. L’explicite du conte roman : un foisonnement de genres littéraires


Dans le texte fictionnel, art et réel forment une telle synergie communicative
qu‟il devient opérant d‟affirmer que « le social et le littéraire ne sont pas de deux
ordres distincts. […] Ils sont en rapport d‟interaction dynamique » (Delacroix,
Hallyn, 1987 : 290). Cette communion euphorique se ressent dans la composition du
conte roman. Ce genre littéraire dévoile une esthétique du mélange qui prend racine
dans deux genres majeurs : le genre oral, (le conte), et le genre écrit, (le roman).
Cette combinatoire fructueuse engendre d‟autres types de mélanges littéraires
puisant aux sources diverses de l‟écriture sans qu‟aucun genre ne parvienne
véritablement à imposer ses schèmes aux autres. Autant affirmer que le conte roman
naît justement de cette confrontation dynamique entre divers genres.

1.1. Le genre oral


Relevant les défaillances que présente la mondialisation, un critique
affirme que celle-ci « remet en cause les identités nationales et conduit à une perte
d‟identification et de références culturelles. » (Bissa Enama, 2012 : 267) Pourtant,
avec l‟inscription de l‟oralité dans le conte roman, ce genre littéraire replonge
l‟Africain dans les interstices de ses origines culturelles. Dans le texte, l‟oralité est
perceptible à travers la mise en exergue de deux stratégies relevant de la mise en
train dans la diction du conte : le cri d‟adhésion et l‟amorce du conte proprement dit.
35
Le cri d‟adhésion ou cri de réveil rapproche le narrateur-conteur de son auditoire. Il
varie et alterne son mode de déclinaison lors de la narration des cinq Soirs au cours
desquels se déploient sur la scène des orateurs-compétiteurs pétulants. Lors du Soir
1 par exemple, Hourra Manuna opte pour un cri qui invite l‟auditoire à adhérer à ses
propos en ces termes : « Aussi quand je reprendrai mon cri d‟éveil : Auguinguilayé !
Répondez-moi : Yessé ! Ainsi, je saurai que vous demeurez éveillés à mes côtés/ Et
que vous avez toujours envie de suivre nos contes ! » (Werewere, 2014 : 21)
Il convient de relever que le cri de réveil a pour fonction d‟entretenir la
flamme communicationnelle liant le narrateur à son destinataire. Celui-ci maintient
ainsi l‟auditoire en éveil puisque les contes sont parfois longs et épuisants. Si le cri
de réveil que lance Hourra Manuna est formulé en Bassa, une langue nationale
camerounaise, force est toutefois de souligner que les autres cris de réveil du roman
de Werewere Liking ne sont pas révélés en langues nationales. Tel est le cas pour le
conte de Sorki dont le cri de réveil en français diffère de celui d‟Hourra Manuna. Le
lien communicationnel ou cri de ralliement est plutôt formulé en langue française,
assorti d‟ailleurs d‟une rime interne, comme pour dire que l‟oralité ne s‟enferme pas
dans les carcans d‟une culture nationale. Car, transculturelle, elle transcende les
frontières. S‟adressant à son auditoire, Sorki leur lance cette instruction qui fait
office de mode opératoire en vue d‟un échange interactif fructueux : « C‟est simple,
quand je dirai : Conte conté ? Vous me répondrez : Au comptant et à temps ! […]
Bien, commençons donc par la face échec de mon histoire. Comme l‟exigent les
règles du concours…Conte conté ? Au comptant et à temps ! » (Werewere, 2014 :
10).
Par ailleurs, Le conte roman jouit explicitement d‟un ancrage culturel
significatif qui l‟inscrit dans la culture de son auteur. On parle alors de l‟usage des
« culturèmes », suivant le mot de Jean-Marie Privat, pour traduire l‟idée que le genre
oral ne se réduit pas au rapport factuel dans le style traditionnel écrit. Dong Aroga
appréhende le lien interférentiel à ce niveau sous le prisme de « l‟interface ». Pour
lui, le rapport entre écrit et oral se manifeste en ce que « le conte se fait roman ou
nouvelle sans cesser d‟être conte, et le roman se laisse envahir par les genres oraux
tels que le conte, le proverbe […] sans cesser d‟être roman » (Dong, 2012 : 187).
Effectivement, le conte roman s‟offre comme le lieu de déploiement de la sagesse
africaine, à travers les adages et les autres proverbes qui y sont inscrits, confortant à
l‟idée que « le roman est un récit en prose d‟une histoire complexe et fictive. »
(Bourneuf, Ouellet, 1989 : 23) Si la complexité souscrit d‟une part à la logique du
mélange de genres à l‟œuvre dans le texte, d‟autre part elle montre
l‟incompréhensible faillite comportementale à laquelle se laisse aller la jeunesse de
Gaïa, au point d‟orchestrer à chaque fois des crises sociales qui auraient pu être
évitées si les acteurs impliqués s‟étaient montrés un tantinet sages.
Ainsi, face à la tentation et, finalement la pratique de l‟homosexualité en
Coirie, une mère d‟enfant fait cette réflexion : « Casse une valeur et tu te retrouveras
avec autant de non valeurs/ Que le nombre de débris de la valeur fracassée »
(Werewere, 2014 : 44). La mère entend dire que les pratiques contre-nature sont
autant d‟antivaleurs qui perdent la jeunesse en grand nombre. De même, certains
adages sont utilisés dans le texte pour montrer que les habitudes ont la peau dure. Le
narrateur du conte intitulé La Prévisible débâcle d‟une belle amitié ! fait la sagesse
qui suit : « Ne dit-on pas qu‟aucun animal ne change sa manière de s‟asseoir ? »
(Werewere, 2014 : 44). Cette sagesse est d‟autant plus profonde qu‟elle trouve dans
36
le texte des justificatifs qui en confirment la pertinence. Par ailleurs, la recherche des
causes d‟un malaise pousse par ailleurs le conteur de L‟incontournable changement
d‟angle de vue à affirmer qu‟« Au lieu de regarder où tu es tombé, regarde d‟abord
où tu as glissé. » (2014 : 35)
Comme le pensent certains critiques, l‟analyse des choix d‟écriture « doit
faire apparaître ce qui caractérise le texte et rechercher les significations et les
finalités des choix d‟écriture » (Schmitt, Viala, 1952 : 190). Autrement dit, « la
finalité et le produit extra-discursif de la figure font partie intégrante de son
fonctionnement » (Molinié, 1991 : 131-132). Ces deux postulats signifient en
filigrane qu‟on ne saurait avancer que le conte roman recèle un ancrage culturel à
travers les culturèmes qui y sont inscrits, sans en dévoiler la raison. Il faut dire du
culturème qu‟il constitue une modalisation interférentielle de l‟oralité dans la fiction
romanesque. Les indices textuels qui l‟articulent renvoient à la culture Bassa dont
est issue Werewere Liking, écrivaine prolifique de nationalité ivoiro-camerounaise.
Yvette Balana (2004), avance que l‟usage de culturèmes n‟est pas hasardeux : il est
l‟expression d‟une revendication culturelle voire identitaire que l‟auteur ne souhaite
pas voir occultée au carrefour du donner et du recevoir. Un autre critique renchérit
dans la même logique en justifiant l‟usage de culturèmes par le fait que « toute
l‟œuvre de Werewere Liking subit l‟influence d‟une culture traditionnelle qui surgit
à chaque lecture » (Tang, 2005 : 89).
En effet, plusieurs termes ou expressions attestent de l‟inscription de la
culture camerounaise bassa dans le récit de W. Liking. Ainsi, autant elle ne mystifie
point le sens des expressions qu‟elle convoque, autant elle prend le soin de les
traduire en français à l‟effet de mieux se faire comprendre par l‟auditeur. On y voit
alors le souci de partager les ressorts de sa culture avec le monde littéraire. Son récit
devient ainsi une manifestation de l‟interculturalité. Car, à côté de la culture acquise,
celle de l‟Occident, trône celle de l‟Afrique, qui se manifeste à travers les mots et
expressions utilisés dans le roman.
On pourrait alors aller plus loin et dire que le conte roman s‟affine en
affirmant son appartenance culturelle à une aire géographique bien identifiable. Il
s‟agit d‟une variante narrative ancrée dans la culture locale, pour mieux se faire
connaître du monde. Les exemples ci-après donnent un large aperçu des apports
culturels locaux dans la compréhension de L’espionne des ancêtres. « Bayibil =
Ouvriers » (Werewere, 2014 : 56) ; « Inhéga = Guide (ancêtre) » (Werewere, 2014 :
57) ; « Hisson a Nguég‟ra = Fourmi » (Werewere, 2014 : 59) ; « Aloco (bassa‟a) =
Goûter le plus répandu à Bonoumim 1 » (Werewere, 2014 : 70) ; « Yi Nwass =
Savoir laisser, tolérance, renoncement, ultime abandon » (Werewere, 2014 : 112) ;
« Hilôlômbi = le créateur le plus ancien » (Werewere, 2014 : 147) ; « Yi Bayi =
Savoir illuminer » (Werewere, 2014 : 176).
Une autre occurrence relevant de l‟inscription de genres divers dans le récit
est le genre fantastique.

1.2. Le genre fantastique


À travers son intrusion dans le récit poétisé, on peut effectivement postuler
l‟autonomie de la littérature chez Werewere Liking. Il s‟agit pour ce démiurge
d‟avaliser l‟argument que « la littérature n‟est bien qu‟un langage, c‟est-à-dire, un
système de signes : son être n‟est pas dans son message, mais dans le système »
(Barthes, 1964 : 257). Un décryptage du système actantiel en général et du
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personnage d‟Hisson en particulier, permet de restituer la dimension fantastique qui
traverse le récit de Liking. L‟interférence ici est notée dans la pratique du
phénomène du totémisme. Il définit le culte des totems en tant qu‟ils sont des êtres
en lesquels un humain accepte de s‟incarner aux fins d‟en revêtir les traits de
caractère qu‟il apprécie et/ou salue chez l‟animal ou la plante concernée. Coptée par
la Inhéga Kwang, l‟enseignante de langue se voit attribuer la forme de la fourmi
(Hisson), grâce aux qualités fort louables de cet insecte : aptitude à se faufiler pour
mieux comprendre les hommes ; taille réduite ; humilité. Le narrateur relate que :
« La Inhéga Kwang lui avait promis que si elle acceptait ce nom/Elle définirait
dorénavant la toute nouvelle vie qu‟elle lui proposait/Une vie comme celle de son
totem, à vivre en communauté » (Werewere, 2014 : 14).
Si « la culture bassa dont est originaire Werewere s‟impose à travers des
emplois et des images qui confirment sa maîtrise du Mbock Bassa [ou culture
bassa] » (Tang, 2005 : 88), force est d‟affirmer que l‟interférence entre le fantastique
et la littérature ordinaire est féconde. Pour habile qu‟elle soit dans le roman, elle
rejoint l‟insertion du surnaturel dans un paysage fictionnel naturellement composé
d‟êtres humains en vue de secréter la substance éthique. Celle-ci féconde l‟ensemble
de l‟œuvre de Werewere Liking par la voix des personnages qui font parfois office
de journalistes dans le cadre d‟un roman policier.

1.3. Les genres policier et journalistique


Ce sont d‟autres variantes du genre qui apparaissent dans la formulation du
titre L’espionne des ancêtres. D‟ailleurs, ce titre en lui-même exhibe les indices d‟un
roman policier dont le contenu gravite autour d‟une enquête. Effectivement, le mal a
été commis dans la société gaïenne depuis des années. Il s‟agit donc, par-delà les
enquêtes de routine, de retrouver les coupables et de réparer le mal afin de repartir
sur un nouveau pied. Ainsi, dans le conte intitulé « Le Boucan des “Découpeurs
Recolleurs” », une scène de film policier a cours, qui met en faisceau des concepts
relevant du jargon cinématographique tels que : espionnage et filature. Le narrateur
fait part de son enquête en ces mots : « Je me précipitai dans le taxi juste derrière/Et
lui demandai de suivre son prédécesseur… […]/Les taxis pris dans des
embouteillages avançant/à l‟allure des escargots » ; avant de poursuivre : « Entre les
dédales des ruelles de l‟horrible quartier Boiscoci/Juché sur une pente/Qui
descendait jusqu‟au bout de la voirie. » (Werewere, 2014 : 64-65)
Par ailleurs, dans L’espionne des ancêtres, le genre journalistique n‟est pas
en reste. Il se laisse saisir à travers l‟inscription dans le récit du communiqué de
presse inaugurant le lancement du concours de conte. L‟objectif dudit concours est
de distinguer ceux des lauréats qui auront su transformer la pire des histoires d‟échec
en meilleure histoire de réussite. En voici la teneur :

COMMUNIQUÉ DE PRESSE
L‟Agence Matriarche lance un concours de contes intitulé
« Contes contés au comptant »
Ce concours primera la pire de nos histoires d‟échec
Transformée en la meilleure histoire de réussite
Les lauréats (tes) seront nommés (ées) ambassadeurs (drices)
De la créativité. (Werewere, 2014 : 61)

38
Il faut dire que le communiqué de presse en question affiche le lien
intermédial entre médias et littérature. Le conte roman s‟ouvre ainsi aux autres
médias, qu‟ils soient littéraires ou électroniques, attestant de l‟interaction et de
l‟hétérogénéité des pratiques artistiques actuelles. Celles-ci s‟offrent dans le texte
littéraire comme une « forme de réaction à une tradition esthétique attachée à l‟idée
d‟une spécificité du médium artistique ayant présidé à la classification des arts. »
(Bricco, Murzilli, 2012, en ligne) C‟est ainsi que le concours de conte est diffusé à la
radio et à la télévision. Le narrateur le prouve en s‟adressant de la sorte au lecteur
dans le cadre du « Conte de Tanciné » : « Mesdames et messieurs, chers parents et
amis/Très honorables auditeurs et téléspectateurs de ce soir, /Tous mes respects. »
(Werewere, 2014 : 60).
L‟évocation faite à la fois aux auditeurs et téléspectateurs montre que la
littérature inter-générique n‟évolue pas en vase clos. Elle rentre dans une relation
fusionnelle avec les médias pour signifier la vie nouvelle que postule la romancière.
Autant avancer que le lien inter-générique sous-tend un autre : l‟intermédialité. Elle
« correspond à l‟ensemble des conditions qui rendent possibles les croisements et la
concurrence des médias, l‟ensemble possible des figures que les médias produisent
en se croisant, la disposition potentielle des points d‟une figure par rapport à ceux
d‟une autre. » (Marinello, 2011 : 14) Voilà pourquoi le conteur Tang U se fonde sur
les ressorts et les atouts qu‟offre le genre cinématographique pour questionner le
passé et dessiner le tracé ainsi que les contours d‟un avenir qui se veut meilleur :

Aussi en tant qu‟apprentis sorciers du cinéma


En tant qu‟à compter nos échecs et à raconter nos espoirs
Moi je décidai que j‟allais régler mes comptes, caméra au poing
Capitalisant toutes mes archives vidéo de bouts d‟histoires
Et faits divers déjà filmés ici et là au hasard mais qui conteraient
Des vécus irréfutables clairement descriptibles et analysables. (2014 :16)

1.4. Le genre cinématographique


Le recours à ce genre vise dans un premier temps à immortaliser toute
attitude humaine inconfortable ou tout comportement social préjudiciable à
l‟émancipation des mentalités ou encore à l‟éclosion d‟une société épanouie.
L‟argument derrière ce procédé est que toute créature humaine est utile, voire
indispensable dans le projet de construction d‟une cité plus vivable. Cette vérité est
dévoilée par le narrateur cinéaste en ces termes : « Même posture du patron mais la
tête en arrière dans un plan plus serré “d‟après mes traditions”,/De même qu‟il n‟y a
pas d‟Homme parfait et indispensable, de même il n‟y a personne qui soit
complètement inutile ! » (Werewere, 2014 : 75-76). Bien plus, en recourant au
cinéma, le narrateur omniscient retrace l‟itinéraire biographique d‟un personnage
problématique, de sa naissance jusqu‟au jour où il se transforme en adulte
responsable et maître de son avenir. Telle est la démarche adoptée pour sonder et
cerner l‟évolution atypique du personnage nommé DJ Empereur dans la « Jet Set »
du « Découpé Recollé ».

Dans un mini-reportage sur la filiation du nouvel empereur


Divers plans déroulèrent à grande vitesse
Les images fixes de photos de villas,
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Et autres immeubles à plusieurs étages, de grosses cylindrées,
Des photos de la vedette de sa naissance à ce jour, des géniteurs,
Des frères et sœurs vêtus de lourds manteaux et cravates
Comme en hiver en divers hauts lieux touristiques du globe. (Werewere,
2014 : 85)

En dehors du foisonnement de genres relevés dans le conte roman, d‟autres


formes d‟interférences intertextuelles ponctuent la narration des faits de vie
marquants à Gaïa.

2. L’interférence ou le lien intertextuel


Mode d‟interférence entre un texte et plusieurs autres qui l‟ont précédé ou
suivi, l‟intertextualité renvoie à l‟idée que « tout texte se construit comme mosaïque
de citations, tout texte est absorption et transformation d‟un autre texte » (Kristeva,
1969 : 146). Caractère et étude de l‟intertexte donc, l‟intertextualité évoque
l‟ensemble des textes qui entretiennent une relation par le biais de diverses stratégies
d‟interférence telles que la citation, l‟allusion, le plagiat, la référence et le lien
hypertexte. L‟ouverture de L’espionne des ancêtres aux autres cultures africaines se
trame principalement à travers la modalité de l‟allusion.

2.1. L‟inscription d‟un texte dans le texte : l‟intermédialité


Pour Elisa Bricco et Nancy Murzilli, l‟interaction et l‟hétérogénéité des
pratiques artistiques actuelles apparaissent comme une forme de réaction à une
tradition esthétique attachée à l‟idée d‟une spécificité du médium artistique ayant
présidé à la classification des arts. Pour elles, « les croisements entre les pratiques
artistiques se font transversaux et se réalisent sur un axe horizontal au-delà de la
clôture entre les disciplines » (Bricco et Nancy Murzilli, 2012, en ligne).
Dans L’espionne des ancêtres, les deux principaux modes de référence
intertextuelle identifiés sont la citation et l‟allusion. L‟allusion correspond à « un
énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d‟un rapport entre lui et un
autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non
recevable » (Genette, 1982 : 8). Lorsque Louve Paré prend la parole à l‟Intermède I,
son intention est de sensibiliser ses confrères gaïens sur l‟inopportunité de faire la
guerre juste pour des intérêts politiques. L‟apologie de la paix se trouve au centre de
l‟idée de Paré. Elle traduit la volonté des hommes vertueux de subvertir toute
attitude dont la finalité est la mort de l‟autre. Sur un ton inquisiteur empreint de
dépit, le narrateur de François A. N‟dah déclare à cet effet : « Ah, la guerre !
Pourquoi faut-il que les hommes en arrivent à ce stade d‟animalité d‟un autre âge ? »
(N‟dah, 2008 : 7) De même, s‟appuyant sur un questionnement rhétorique, Paré
montre à la postérité que la guerre est fatale : « Que verrions-nous et comment
comprendrons-nous le monde/A partir du fond des yeux d‟un Ben Laden ? »
(Werewere, 2014 : 40). L‟allusion faite à Ben Laden évoque le bombardement des
tours jumelles du World Trade Center aux États-Unis, le 11 septembre 2001. Ben
Laden était le commanditaire de cet attentat qui a ébranlé la nation américaine. Le
narrateur entend ainsi démontrer que si les États-Unis n‟ont pu tenir tête à la
violence terroriste, ce ne sont pas de pauvres États Africains qui parviendraient à le
faire.

40
Le texte de Werewere Liking se distingue également par des formes
d‟intrusions diverses dans la narration principale.

2.2. L‟interférence du passé et du futur dans l‟histoire principale


Se prononçant sur les rapports entre histoire et récit, Gérard Genette y voit
davantage la manifestation des rapports diégétiques liés au problème de l‟ordre
d‟apparition des faits dans une œuvre littéraire. Pour lui, « étudier l‟ordre temporel
d‟un récit, c‟est confronter l‟ordre de disposition des événements […] à l‟ordre de
succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans l‟histoire »
(Genette, 1972 : 78-79). Dans L’espionne des ancêtres, deux types de relations
permettent de définir l‟ordre du récit : les analepses et les prolepses. L‟une des
marques de l‟originalité du récit de Liking réside pour les narrateurs d‟exposer deux
versions d‟une même histoire. La version réaliste des faits et sa version rectifiée. La
dernière version est celle qui aurait été bénéfique à tous si les acteurs de l‟histoire
avaient intégré la notion d‟anticipation dans leurs postures comportementales.
S‟agissant de la prolepse, elle caractérise « toute manœuvre narrative
consistant à raconter ou évoquer d‟avance un événement ultérieur » (Genette, 1972 :
82). Lors du lancement des concours de contes, le Communiqué de presse anticipe
sur les faits à venir en racontant aux auditeurs le déroulement de cet événement. Le
verbe au futur marque cette projection vers l‟avenir. Quelques extraits du
communiqué sont relevés dans le roman :

- Ce concours primera la pire de nos histoires d‟échec


- Les lauréats(tes) seront nommés (ées) ambassadeurs(drices) de la
création
- Un diplôme leur sera décerné, des médailles de platine, d‟or ou d‟argent
[…] leur seront octroyées
- Votre option comptera pour cinquante pour cent (Werewere, 2014 :16).

Les déclarations proactives ainsi formulées lors du Soir 1 se réaliseront


effectivement lors du dernier Soir, le Soir 5, celui qui consacrera la remise des lots
aux grands gagnants. Par ailleurs, on relève dans le texte de Liking, une « évocation
après coup d‟un événement antérieur au point de l‟histoire où l‟on se trouve »
(Genette, 1972 : 187). De sorte que lorsqu‟il entame la narration du conte portant sur
« Les sentiers du découpé décalé », le conteur Tang U transite par un Scénario
intitulé « Le Boucan des Décompteurs Recolleurs ». Il s‟agit d‟un retour en arrière
lui permettant de remonter l‟histoire de Gaïa.
Une pause narrative permet par ailleurs de relater la vie de Ndiaye. Ici,
s‟interrompt l‟action à cause d‟une motivation logique ou psychologique. Le
narrateur dit : « Des années plus tôt, sur la table de remodelage, de la ferraille/Dans
l‟atelier de son patron, Ndiaye était plutôt génial/Et en avait aussi l‟air bien
qu‟encore Maigrellet » (Werewere, 2014 : 64). Ce portrait illustre les changements
survenus dans la vie de Ndiaye. Comme pour montrer au lecteur qu‟il venait
d‟opérer une rétrospection dans son processus de narration, le conteur se relance
dans le récit de la filature de Ndiaye après l‟entrée et la sortie de ce dernier de la
banque : « Je rallumai ma caméra à la recherche de Ndiaye/Que j‟avais vu se diriger
vers la banque » (Werewere, 2014 : 64).

41
S‟agissant de la vitesse du conte roman, elle montre des interférences qui
bousculent la stabilité du conteur car le conte est tantôt accéléré, tantôt ralenti, au
gré du narrateur-conteur. Si l‟absence des scènes ou dialogues contribue à accélérer
le récit, force est de reconnaître que l‟existence de pauses ou portraits le ralentit. La
pause marque l‟égalité entre le temps du récit et le temps de l‟histoire. Alternant
entre usage de la prolepse et recours à la pause lors de la narration des faits, le
narrateur revient sur le passé de Ndiaye avant que ce dernier ne change de
profession et connaisse la déchéance en ces mots :

Pour capturer et revoir Ndiaye


Tel qu‟arrivé dans notre quartier à peine âgé de quinze ans
Donc déjà trop vieux pour continuer l‟école
Mais bien trop jeune pour un emploi […]
Son corps d‟adolescent était encore bien trop maigre
Ses yeux de mal nourri bien trop Layards
Et son teint presque « noir corbeau »
Caractéristique des gens du Nord de Gaïa. (Werewere, 2014 : 66)

Un détail frappe à la lecture de la fin de chaque conte. Celle-ci se trouve


auréolée d‟une formule terminale qui le clôt sous la forme d‟une leçon de morale. Il
s‟agit d‟un code didactique incitant l‟auditoire à mesurer l‟ampleur de la faute
commise par le mis en cause et surtout à chercher à adopter la meilleure posture afin
de transformer les erreurs du passé en succès pour l‟avenir. La situation finale de
l‟histoire contée par Manouna se présente ainsi qu‟il suit : « Elle fut l‟échec d‟une
culture qui avait perdu ses repères et ses valeurs/Jusqu‟à sa propre vision du rêve et
de la divinité/Un échec ridicule et pathétique qu‟on aurait pu éviter… Conte
conté ? » (Werewere, 2014 : 39). Autant dire qu‟une dimension éthique significative
traverse en filigrane l‟écriture du conte roman.

3. Le conte roman : de l’esthétique à l’éthique des interférences


Le concept d‟esthétique, au plan littéraire, renvoie à l‟ensemble des stratégies
d‟écriture convoquées par un écrivain pour parvenir à l‟idéal de perfection et de
beauté qu‟il s‟est fixé avant de commettre son œuvre. S‟exprimant à ce sujet, un
observateur averti avance qu‟à travers une analyse de l‟esthétique, le critique opère
« une radiographie de l‟œuvre qui fait passer de la forme à la signification »
(Minyono-Nkodo, 2009 : 28).

3.1. L‟interférence ou la signification des formes


Chez Werewere Liking, les cinq Soirs au cours desquels se revisite l‟histoire
de la Coirie servent de mobile pour dessiner à grands traits les trajectoires d‟un
nouvel avenir dans cette île. Le roman se révèle à cet égard « un discours sur le
monde » (Mitterand, 1980 : 5). Revêtu de la camisole du prophète, le romancier
arpente les escaliers du futur en le projetant sous un jour plus riant. Voilà pourquoi
certains estiment que « l‟éthique est sœur de l‟esthétique en tant que reposant sur les
fondements du beau, du bien, du bon, du vrai » (Minyono-Nkodo, 2006 : 4). Ainsi,
si chaque histoire s‟énonce telle qu‟elle se réalisa effectivement, si elle se reconstruit
telle que le conteur la projette dans sa vision nouvelle, c‟est davantage parce que la
romancière entend accorder une seconde chance aux hommes. Aussi gagneraient-ils
42
à se montrer proactifs en intégrant la dimension anticipative qui gouvernera leurs
gestes au cours de leur vie future. Il s‟agit de sonder une nouvelle orientation en vue
de tracer les sillons du vivre ensemble.
Reconsidérant les phases de leur devenir nouveau, tous les conteurs invitent
les citoyens à négocier un mode de vie alternatif. Dans le conte de Sorki, on peut
lire : « Aussitôt tombé/ Je me relevai le plus rapidement possible et pris de la
distance/Avant de chercher à identifier où j‟avais glissé et où j‟étais tombé/Pour
éviter d‟éventuelles prochaines fois si nécessaires. » (Werewere, 2014 : 45)

3.2. Interférence et postulation d‟un devenir commun


En adoptant une démarche neuve, proche du mode de vie traditionnel qui
plaçait les intérêts du groupe au centre des préoccupations socio-humaines, les
Gaïens, à l‟instar de Borango Bat, éviteront de prioriser leur succès politique en
manipulant la jeunesse ou en instiguant la guerre civile. En sublimant par contre les
vertus régissant le vivre ensemble, ils conjureront les vices tels que la corruption, le
népotisme, et autres, le tribalisme, qui s‟imposent facilement dans la cité des
hommes. Le conte roman se définit à cet égard comme le récit de l‟exorcisation des
erreurs et leurres du passé. La princesse Hisson suggère à cet égard que le peuple
Gaïa parvienne à « transformer en aînée, l‟éternelle cadette dénommée : “si j‟avais
su” !» (Werewere, 2014 : 15). Si ce principe de vie s‟opérationnalisait, au nom du
pouvoir des dieux de l‟anticipation, les Gaïens parviendraient avec agilité à éviter de
compromettre leur destin dans le mauvais sens en se dressant eux-mêmes comme
des pesanteurs infrangibles sur la voie de leur bonheur. Voilà pourquoi la prêtresse
accepte de muer en fourmi aux fins d‟aller, comme Prométhée, voler le secret du
bonheur pour le révéler à ses pairs humains. Ce faisant, elle se secoue pour leur
donner la clé qui ouvre les portes du paradis terrestre, « en acceptant de devenir
l‟Espionne des ancêtres/Pour découvrir et voler le secret du sortilège qui avait
bloqué/ L‟évolution de toute l‟île de Gaïa depuis plusieurs générations » (Werewere
Liking, 2014 : 14).
Au total, le conte roman s‟exhibe comme un texte hétérogène à plus d‟un
titre. En entretenant un commerce fructueux avec d‟autres genres, tels que les genres
oral, journalistique, poétique, voire théâtral, en mettant pareillement en faisceau les
phénomènes de l‟intermédialité et de l‟intertextualité, cette variante romanesque
satisfait un enjeu culturel opportuniste face aux cultures du monde. Le texte africain
dévoile ainsi les relents de son identité en s‟ouvrant toutefois aux autres cultures
pour satisfaire les exigences du vivre ensemble culturel, puisqu‟aucune culture ne se
suffit. Hétérogène, le conte roman atteste que la pureté langagière n‟est pas de mise,
car l‟hybridité inter-générique qui en résulte le positionne comme une création à part
entière dans un monde globalisé à part.

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43
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44
L’INTERTEXTE THÉÂTRAL DANS L’EXIL ET LE ROYAUME
D’ALBERT CAMUS

Rached Chaabene
Université Nice Côte d‟Azur, LIRCES
rached03@yahoo.fr

Résumé:
Camus affirmait dans une interview qu‟il avait une passion pour le théâtre et
que c‟est le seul lieu du monde où il se sentait heureux. Il exploitait même dans ses
romans et nouvelles l'efficacité dramatique de la prise de parole directe des
personnages, du temps et de l'espace scénique. Mais ces caractéristiques tiennent-
elles suffisamment compte de l'écriture théâtrale d'un romancier comme Albert
Camus? Ses textes ne contiennent-ils pas en germe leur théâtralité et mettent en
lumière leur «hybridité»? Nous voulons nous interroger dans cet article sur la
spécificité du discours théâtral de Camus dans l’Exil et le Royaume. Nous pouvons
nous demander si le mode de représentation mimétique est une force d‟unification et
d‟homogénéisation des récits ou une force de déstabilisation et d‟éclatement de
l‟univers romanesque. Pourquoi Camus éprouve-t-il le besoin d‟emprunter au théâtre
certains procédés qu‟il exploite dans ses nouvelles et ses romans? Quel est l‟impact
de l‟écriture théâtrale sur le discours narratif et sur les lecteurs?
Mots-clés: nouvelle, théâtralité, espace, temps, romanesque.

Abstract:
Camus stated in an interview that he had a passion for theater and that it was
the only place in the world where he felt happy. He even exploited in his novels and
short stories the dramatic efficiency of direct speaking of characters, time and stage
space. But do these characteristics take sufficient account of the theatrical writing of
a novelist like Albert Camus? Do not his texts contain the seeds of their theatricality
and highlight their "hybridity"? We want to examine in this article the specificity of
Camus's theatrical discourse in Exile and the Kingdom. We can ask ourselves if the
mode of mimetic representation is a force of unification and homogenization of the
narratives or a force of destabilization and bursting of the romantic universe. Why
does Camus feel the need to borrow from the theater certain methods that he exploits
in his novels and novels? What is the impact of theatrical writing on narrative
discourse and readers?
Key words: novel, theatrical, space, time, novelistic.

Introduction
C‟est de l‟imbrication du narratif et du théâtral, de la cohabitation entre récit et
spectacle, entre « raconter » et «voir » que cet article, prenant pour support L’Exil et
le royaume, se propose de rendre compte. Mettre la théâtralité des nouvelles de
Camus à l‟épreuve demande la mise en évidence au sein même de la nouvelle de
tous les éléments du récit au potentiel spectaculaire. La recherche de cette
45
sémiotique théâtrale dans l‟œuvre narrative interroge entre autres les personnages, le
lieu et le temps de l‟action, la structure, les dialogues…
Avant de procéder à l‟analyse de la théâtralité de la nouvelle, il semble
opportun d‟en résumer l‟histoire et de situer le contexte de son écriture et de sa
publication. Les événements de L’Exil et le Royaume, paru en 1957, se situent après
la deuxième guerre mondiale. L‟écrivain met en scène toute une série de
personnages et différents épisodes narratifs reflétant la sphère sociopolitique et la
situation économique dans l‟Algérie française des années quarante. Ce recueil de
nouvelles, objet de notre étude, passe pour le moins connu parmi l‟ensemble des
œuvres de Camus. Nous le verrons, ce recueil est marqué par une forte théâtralité,
terme que nous allons expliquer lors de notre étude.
Nous allons essayer de répondre aux questions suivantes: Par quels
moyens L’Exil et le royaume s‟approprie-t-il les éléments dits théâtraux? Comment
Camus parvient-il à intégrer la théâtralité hors de son milieu d'origine? Comment
peut-on justifier d'une manière convaincante ce recours systématique à l'écriture
théâtrale dans un récit narratif?

1. La théâtralité comme technique et figure romanesque


Le schéma narratif adopté dans les nouvelles camusiennes traduit le sens de
la vie dérisoire, ainsi que toute tentative d‟actions ayant pour but de changer les
choses. Ainsi, nous ne pouvons pas mentionner de grands événements dans « Le
Renégat » parce que le récit se fonde sur une matière temporelle foisonnante ayant
pour but d‟observer les effets de la peur et de l‟idée de la mort toute proche sur le
héros. Dans la nouvelle « La Femme adultère », la structure interne choisie incarne
l‟évolution de la conscience de Janine, une lucidité qui se développe en tenant
compte du changement de l‟espace et du temps. Dans la nouvelle « Les Muets »,
Camus adopte une progression linéaire du récit. Une telle progression renforce, par
son inexorable développement, la disparition graduelle de tout sens, celui du temps,
celui des objets, celui des activités humaines. Les événements dans la nouvelle de
« Jonas ou l‟artiste au travail » se succèdent avec monotonie et toutes les tentatives
du héros de reprendre ses vocations perdent de leur importance. La dernière
nouvelle, « La Pierre qui pousse », apparaît comme un récit de voyage celui de
l‟ingénieur d‟Arrast, venu au Brésil construire une digue. Il s‟agit d‟une nouvelle
fondée sur une structure bien organisée puisqu‟elle présente cinq parties d‟une égale
importance:
 Le voyage en automobile vers Iguape.
 La découverte du village par D‟Arrast.
 Les premières paroles entre D‟Arrast et le coq.
 La danse dans la case.
 Le sacrifice du coq et le dénouement.
Comme dans le théâtre classique, c'est la division en cinq parties qui peut
évoquer la structure théâtrale de cette nouvelle. Cette subdivision en cinq actes n'est
certainement pas un hasard. Toutefois, le dénouement dans ce texte est heureux, au
contraire de celui de la tragédie classique, vu que D‟Arrast est le seul héros qui
accède à son royaume. Ainsi, le nouvelliste tente de concrétiser les thèmes qu‟ils
traitent par les structures internes des nouvelles qui les organisent. L‟écrivain de
L’Etat de siège n‟édifie pas ses nouvelles en fonction d‟une intrigue, quoiqu‟on
trouve bien une histoire dans chaque nouvelle. Mais, une histoire n‟est pas une
46
intrigue. On parle d‟intrigue quand il y a enchainement causal des événements. Or
dans les nouvelles étudiées, bien que la causalité ne soit pas escamotée, elle ne
conduit pas à l‟agencement des évènements. Comme aux « pièces-paysages », et à
l‟inverse d‟une dramaturgie obéissant au principe de nécessité, l‟action dans les
nouvelles s‟avère dramatique, a-centrée, plurielle, formée d‟instants juxtaposés ou
reliés entre eux de façon contingente. À l‟instar des pièces de Tchekohv, Strindberg
ou Adamov, la dynamique qui parcourt les textes repose sur une multiplicité des
bribes d‟histoires, de projets avortés, de souvenirs, de fragments d‟un passé qui
s‟enchevêtrent. Dans la nouvelle de « L‟Hôte», par exemple, Camus n‟adopte pas un
développement causal; mais il opère des changements de points de vue des
personnages. De même, dans « La Femme adultère », l‟écrivain de Caligula
n‟instaure pas un rapport de cause à effet entre les événements. Ce sont quelques
réactions de Janine à l‟égard de la nature. Ainsi et comme nous le voyons à travers
les deux exemples, il n‟y a pas d‟intrigue. La nouvelle ne se déploie pas en vertu du
principe de causalité, elle s‟articule, au contraire, sur des actes librement assumés.
Mais pourquoi Camus a-t-il rejeté l‟intrigue?
Il y a plusieurs raisons qui ont peut-être conduit l‟auteur du Malentendu à
rejeter l‟intrigue: nous pensons que la raison principale est qu‟il voudrait écrire « des
nouvelles de situations ». (Bruneau, 1948 : 40) La présence de l‟intrigue tente
généralement d‟exprimer une réalité stable et bien définie. Un événement est relié à
un autre qui l‟engendre et à un troisième qu‟il entraine. Or, l‟écrivain des Justes veut
montrer un univers incertain et changeant, où les significations ne sont pas données
d‟avance. En effet, les nouvelles se terminent presque toutes d‟une façon ambiguë,
de sorte qu‟on peut parler d‟un «coup de théâtre» dans les nouvelles camusiennes.
Cinq nouvelles s‟achèvent par une «chute» qui n‟est pas une véritable résolution. Les
rencontres instantanées et le goût de l‟inattendu s‟ajoutent à un choix du dénouement
ouvert et ambigu pour faire de la nouvelle de Camus un espace de tous les possibles
narratifs. À la manière de Brecht, Beckett, M. Vinaver ou Ionesco, Camus entend
laisser au lecteur le soin de trouver la solution au problème posé durant la nouvelle et
refuse la conception d‟un dénouement apportant la résolution définitive d‟un conflit.
(Ionesco, 1966 : 76) Dans « La Femme adultère », la décision finale de Janine de
retourner auprès de son mari après une aventure spirituelle s‟intègre dans l‟art de la
surprise gouvernant le recueil étudié. Ainsi, ce tableau final s‟oppose à toute la
logique de la nouvelle. En effet, l‟alternance entre les événements textuels et le
monologue intérieur donne au lecteur le sentiment qu‟il est en train de suivre le
parcours d‟une femme qui attend l‟instant convenable pour s‟échapper d‟une vie
conjugale terne, à côté d‟un époux cupide et naïf.
Les deux expériences de Janine conduisent le lecteur à supposer un
dénouement positif dans lequel l‟héroïne délaisse cette vie morne. Cependant, le
retour de Janine plonge de nouveau la nouvelle dans le mystérieux et l‟ambigu. Dans
la nouvelle de « L‟Hôte », l‟effet de l‟inattendu se produit en l‟absence de toute
attente particulière induite par le récit. L‟effet de surprise se manifeste dans le choix
de l‟Arabe qui se dirige vers la route de la prison. Le lecteur se trouve, encore une
fois, devant une conclusion qui n‟est plus transparente. L‟effet de surprise
terminale conduit le lecteur à s‟interroger sur la signification du texte, à procéder à la
relecture d‟un récit qu‟il n‟a compris que partiellement en raison d‟une rétention
d‟information. Cette ambigüité devient un processus qui se répète constamment dans
l‟œuvre. Quand Janine appelle son mari « mon chéri » (Camus, 1962 : 1573), le
47
lecteur ne peut pas savoir avec certitude s‟il s‟agit d‟une résolution nouvelle ou des
vieilles habitudes qui reprennent le dessus. La conclusion de « L‟Hôte » n‟est pas
plus claire du moins à la première lecture et le lecteur doit chercher ce qui motive le
choix de l‟Arabe. Une telle ambigüité est très pertinente à la fin de « Jonas ». Le
peintre descend fatigué de « sa soupente » et fait part à sa famille de la grande
nouvelle: le chef d‟œuvre est terminé. Mais qu‟a-t-il peint? Un seul mot, nous ne
savons pas s‟il est « solitaire » ou solidaire. (Cryle, 1973 : 29)
Ce rapprochement que nous avons relevé avec le théâtre de l‟absurde et avec
la théâtralité en général est présent dès le premier texte de Camus, en l‟occurrence
« La Femme adultère ». La composition dramatique choisie incarne ou symbolise
l‟homme qui est conscient de l‟absurdité de sa vie, tel qu‟il le décrit dans Le Mythe
de Sisyphe. Il s‟agit d‟une structure qui s‟adapte au fond qu‟elle emprisonne. Comme
au théâtre, Camus bâtit son texte en fonction de certains facteurs qui reviennent dans
toutes les nouvelles et impliquent une certaine vision philosophique. Il suffit
d‟envisager sa réception et « les horizons d‟attente » qui s‟y rattachent pour constater
que la nouvelle chez Camus présente des affinités avec le genre dramatique. Comme
dans toutes les formes brèves, le facteur temporel joue ici un rôle déterminant tant
sur le plan de la composition que sur celui de la perception du texte. La réduction des
composantes et la concision dramatique, explique Daniel Grojnowski, donnent au
lecteur de la nouvelle l‟impression d‟une emprise sur l‟ensemble narratif et « permet
une représentation mentale complète ». (Grojnowski, 1993 : 38) Ainsi, le caractère
théâtral dans la nouvelle se fait doublement sentir: dans la mise en place des
éléments structurels (la morphologie), aussi bien que dans la composition
dramatique. La nouvelle camusienne semble ainsi fournir une parfaite illustration des
conclusions auxquelles G. Genette aboutit dans Palimpsestes à propos des
transpositions roman/théâtre qui, selon lui, s‟accompagnent toujours d‟une
« considérable déperdition de moyens textuels » pour la simple raison « que tout ce
que peut le théâtre, le récit le peut aussi ». (Genette, 1982 : 399)

2. Spatialité et temporalité entre quête et théâtralité


La théâtralité camusienne dans L’Exil et le royaume est d'ordre
topographique parce que l'auteur y transforme les lieux en décors, en leur conférant
une valeur symbolique supplémentaire. De même, le temps (psychique ou réel) joue
un rôle primordial dans l‟évolution psychologique des personnages, en soulignant
les moments dramatiques dans les textes. Comme au théâtre, les personnages nouent
des réactions dialectiques avec les divers milieux qui facilitent ou rendent difficiles
les interactions sociales: ouvert/fermé ; plein/vide ; haut/bas ; loin/proche ;
intérieur/extérieur. L‟espace qu‟occupent les personnages reflète leurs personnalités
profondes. Les objets qu‟ils disposent sur eux ou autour d‟eux contribuent à conférer
à l‟espace un statut de miroir.
La nouvelle inaugurale de L’Exil et Le Royaume apparaît comme un texte
archétypal qui met en relief la bipolarisation spatiale et l‟évolution du personnage
chez Albert Camus. Le système descriptif de l‟espace est construit selon une
perspective menant de l‟intérieur vers l‟extérieur, du clos vers l‟ouvert, de
l‟obscurité vers l‟opacité, du lointain vers le proche. L‟espace clos de l‟autocar
domine au début de la nouvelle inaugurale pour engendrer un autre espace mental de
Janine qui subit un enfermement intérieur, un repli sur soi. Ce qui va la conduire
vers un retour en arrière. L‟errance spatiale reproduit une autre errance, mentale.
48
L‟ordre du récit est dominé par la dualité temporelle: temps réel (déroulement
linéaire des événements) et temps psychique (monologue intérieur). En effet,
l‟événement principal du texte, celui du voyage dans l‟autocar au sein du desert, est
interrompu par plusieurs retours en arrière. D‟ailleurs, c‟est par le biais de ces
réflexions et de ces souvenirs que le voyage réel devient de plus en plus un voyage
mental. La théâtralité que Camus s'efforce surtout d'introduire dans sa nouvelle est
celle du théâtre intérieur. C'est un lieu où l'univers intérieur de son héroïne,
microcosme, se donne à voir dans son infini drame. Toute la nouvelle se structure
donc autour d‟une dualité spatiale ou temporelle. Le temps psychique rejoint le
temps réel, l‟espace du dedans s‟ouvre sur l‟espace du dehors. La théâtralisation du
récit est traduite par l‟évolution de Janine en tenant compte du changement de
l‟espace et du temps. L‟espace du texte se construit au fur et à mesure que Janine se
métamorphose. C‟est dans le dénouement de la nouvelle, en montant pour la
deuxième fois sur la terrasse, que le rythme devient de plus en plus lent afin que le
lecteur puisse vivre les mêmes émotions que l‟héroïne. Par le biais d‟un espace
narratif/théâtral bien déterminé, le récit s‟efforce d‟exercer une influence sur le
destinataire et le faire agir.
L‟écoulement du temps dans « Le Renégat ou Un esprit confus» est
ressenti par le héros et le lecteur en même temps. Tout comme au théâtre,
l‟organisation spatiale et l‟enchevêtrement temporel construisent un univers
dramatique fondé sur un va-et-vient entre souvenir et présent, entre ici et ailleurs,
entre songe et réalité. Selon la vision dramatique du conflit intérieur, le moi des
héros se présente alors comme une scène de théâtre sur laquelle s'affrontent des
forces psychiques antagonistes. Nous constatons ainsi combien la description de la
vie psychique de Janine, Jonas, D‟Arrast, le Renégat ressemble à la représentation
scénique dans la mesure où l'âme humaine apparaît comme une sorte de théâtre-
microcosme. L'originalité de L’Exil et le royaume réside justement dans l'adaptation
d'une théorie psychanalytique de l'imaginaire au schéma du théâtre intérieur.
Dans « L‟Hôte », le regard de Daru, l‟instituteur qui est posté derrière la
fenêtre de l‟école, est une vue distanciée. La fenêtre de l‟école organise la
description, c‟est comme au théâtre, c‟est l‟objet qui guide le regard du spectateur et
met une image en abyme. De même, il est question de la même dialectique du
dedans et du dehors qui se manifeste dans « Jonas». Il s‟agit bien d‟une symétrie au
niveau de la thématique spatiale: chaque partie de la nouvelle correspond à une
nouvelle habitation pour le personnage principal: la cuisine, la salle de douche, le
salon. Il s‟agit, encore une fois, nous semble-t-il, d‟une variation de la dualité
dedans/dehors.
« La Pierre qui pousse » fournit tous les critères spécifiques d‟une écriture
théâtrale. La bipolarisation opacité/obscurité accentue le suspens du lecteur et
justifie l‟entrée théâtrale de la nouvelle. L‟univers textuel est appréhendé par le
personnage. Obscurité profonde, pénombre, éblouissante clarté sont notées avec
précision: « Le chauffeur éteignit ses phares, les allume, puis les fit clignoter
régulièrement». (Camus, 1962 : 1676) Le lecteur ne voit que ce qui est éclairé. Cet
éclairage est presque théâtral, nous entendons « les bruits des eaux » quand le
chauffeur coupe le contact. Quand il éteint les phares, le fleuve est « presque visible
ou du moins quelques-uns de ses longs muscles qui brill[ent] par intervalles ».
(Camus, 1962 : 1656) L'éclairage de cet espace de transport donne au texte une
allure de scène. Ainsi, les espaces dans L’Exil et le royaume sont repérés comme
49
lieux de théâtralité. Camus non seulement permet de découvrir et de connaître
l‟espace dans ses nouvelles à travers les détails, mais le lieu se construit sous les
yeux du lecteur à travers le mouvement et l‟action des personnages.
Comme au théâtre, l‟organisation de l‟espace choisi ouvert/clos, vaste/étroit,
haut/bas met en évidence des relations sensibles s‟établissant entre le plan descriptif
et le plan psychologique. Au paysage extérieur se juxtapose souvent un paysage
intérieur. La théâtralité dans L’Exil et le royaume se manifeste d'abord de façon
intéressante par la délimitation de l'espace proprement scénique, par l'isolement d'un
lieu où l‟œil du lecteur/spectateur est censé focaliser son attention. Le lecteur
s‟efforce de deviner les tentations dramatiques des nouvelles et de vivre le texte avec
les protagonistes. Par son utilisation, Camus joue sur l‟attente du lecteur/spectateur.

3. Le discours dramatique
L‟œuvre camusienne relève d'une conception particulière de l'être humain et
de son rapport aux autres ou au monde. Incapable de communiquer avec la nature et
avec ce qui l‟entoure, l‟homme cherche à s‟apaiser en fondant des relations avec ses
semblables. Toutefois, les hommes semblent séparés par un mur infranchissable et
plusieurs scènes illustrent cette incommunicabilité. Dans l'univers fictionnel de
Camus, le malentendu et l'angoisse sont fortement ressenties par le protagoniste
principal. C'est ici qu'intervient la théâtralité. Les nouvelles apparaissent comme des
mélodrames dans lesquels tous les rôles sont fixés à l'avance. Janine, le renégat,
Jonas et les ouvriers aspirent à être souverains. Mais comment faire puisque nous
dépendons si étroitement du regard de l'autre, si derrière le masque se cache un autre
masque? Sans doute, le jeu des regards, qui tentent de percer les surfaces et de
démasquer les apparences, occupe une place privilégiée au cœur de l‟univers
diégétique camusien. Dans tout dialogue, l'un des personnages sert de spectateur à
l'autre. À l‟instar du théâtre de l‟absurde, il s‟agit d‟un regard sur l‟homme, sur les
événements et sur le monde, un regard de l‟extérieur et du dedans pour dévoiler les
mécontentements et l‟incommunicabilité entre les hommes. L‟exemple le plus
frappant est celui de l‟officier qui « se croit Général » dans « La Femme adultère »,
cet homme avance sur la cantine de Marcel sans avoir l‟air de le voir, et Marcel est
obligé de le tirer en arrière à la dernière seconde. L‟autre passe « sans paraître rien
remarqué ». Le regard vide qui fige le couple français comme un décor est un regard
de nonchalance et d‟ironie aussi. Comme au théâtre, le regard s‟applique à dominer
une situation, à mettre l‟autre à l‟épreuve, mais peut aussi trahir et conduire ainsi au
renversement du rapport de force entre le regardant et le regardé.
Textuellement, le malentendu est incarné soit par le regard soit par le
dialogue ou le monologue. Le monologue qui domine toutes les nouvelles du recueil
permet à l‟auteur d‟éclairer les enjeux d‟une situation. Dans « Le Renégat ou Un
esprit confus », il devient un système dramaturgique. La nouvelle se réduit alors à un
ressassement où la dynamique du discours s‟englue dans l‟impossibilité du
personnage de communiquer avec autrui. Dans ce cas, nous pourrions même parler
de « soliloque », qui « enferme le personnage dans la subjectivité d‟un vécu sans
transcendance ni communication », comme l‟affirme Genette (1972 : 278). C‟est
comme au théâtre, l‟apostat s‟adresse au lecteur, le seul témoin de sa solitude, il
l‟interpelle comme un spectateur sans pour autant jamais lui parler directement.
La théâtralité est aussi et surtout liée aux paroles des personnages. En ce
sens, une question majeure se profile devant nous: à quoi servent les dialogues dans
50
la nouvelle camusienne? Le dialogue dans L’Exil et le royaume se constitue d‟un
vide. La part du non-dit et du silence y est prédominante. À plusieurs reprises,
Camus met en scène des personnages incapables de communiquer, de s‟écouter ou
de s‟entendre, voire même des êtres caractérisés par leur mutisme. Ils semblent ainsi
demeurer étrangers les uns aux autres. C‟est cette vision pessimiste de la vie
humaine qui est un sujet d'étude du théâtre de l‟absurde.
On peut classer ces formes de discours en deux catégories, selon leur
fonction dans les événements. La première catégorie regroupe les « faux dialogues »
que nous considérons comme inutiles et vains. Même quand les personnages
semblent se parler, ils ne se livrent pas à un véritable échange. Tel est le cas des
échanges entre Daru et l‟Arabe prisonnier. Ce dernier se sent totalement exclu du
dialogue. Nombreuses sont les phrases qui jouent le rôle de didascalies et
contribuent à un déséquilibre dans l‟échange: « L‟Arabe détourna son regard »,
« L‟Arabe regarda, bouche ouverte. Visiblement, il ne comprenait pas. L‟irritation
gagnait Daru », « l‟Arabe ne bougeait pas » (Camus, 1962 : 1619).
Le deuxième type de dialogue n‟a pas d‟issue, les personnages croyant
discuter d‟opinions ou d‟idées en s‟engageant dans un échange verbal, se trouvent
confrontés à un malaise indéfinissable. Le langage mis en scène dans les nouvelles
n‟est plus un moyen de communication, mais exprime le vide, l‟incohérence:
déconstruction du langage, qui ôte toute cohérence à l‟intrigue et toute logique aux
propos tenus sur scène. C‟est le cas du dialogue entre Rateau et « un des
connaisseurs » inconnu dans « Jonas ou l‟artiste au travail » (Camus, 1962 : 1644).
L'utilisation de plusieurs points d'exclamation et d'interrogation dans les différents
dialogues dans cette nouvelle (dialogue entre Rateau et Louise, p. 1645 ou entre
Rateau et Jonas, p. 1653), comme déjà dans « La Pierre qui pousse », crée aussi un
certain effet de théâtralité typographique. Le langage représente la vie, mais a perdu
son essence visant à dire le monde. De surcroît, il y a un mur entre le « dire » et le
« vouloir dire », phénomène qui justifie la rupture entre la parole et le discours, entre
l‟énonciation et l‟énoncé. C‟est ainsi que le malentendu, parfois, est « un mal vu,
mal dit », pour reprendre le titre d‟un roman de Beckett. Mais, il n‟y a pas que le
« mal-dit », il y a aussi du « non-dit », créateur de malentendu. L‟exemple qui
illustre ce malentendu est celui de la conversation entre Daru et Balducci (L‟Hôte :
1614-1617). Même si L’Exil et le royaume ne respecte pas intégralement toutes les
exigences nécessaires pour le dialogue théâtral, la présence abondante de dialogues
peut nous conduire automatiquement à reconnaître le caractère théâtral du récit.
Le dialogue incarne habituellement une forme dramatique vivante, mais
dans la nouvelle camusienne tout respire le malentendu. Les personnages sont loin
de parler avec concision et clarté. D‟un point de vue rhétorique, ils recourent au
discours familier de tous les jours et luttent par tous les moyens pour s‟exprimer.
D‟une façon générale, les conversations entre les personnages augmentent la
distance qui les sépare. Ils se complaisent alors dans des bavardages inauthentiques
et des « parleries » vaines. En particulier, ce sont tous des êtres silencieux qui ont
perdu la force de communiquer avec le monde; des êtres qui ont perdu la confiance
en l‟autre. C‟est à ce propos qu‟Hiroshi Mino étudie la solitude des personnages de
L’Exil et Le Royaume en se demandant si le dialogue pourrait les sauver (Mino,
1987 : 140).
Le héros de Camus, attaqué par une solitude irrésistible, s‟enferme sur soi
dans une sorte de bouleversement intérieur, son identité même lui échappe. Sa vie
51
devient un drame. Une telle situation semble le condamner au silence. Nous citons à
ce propos l‟exemple des ouvriers dans « Les Muets » qui sont condamnés au silence
parce qu‟il « est difficile d‟avoir la bouche fermée, de ne pas pouvoir vraiment
discuter». Les discussions avec leur patron pour avoir des salaires suffisants et
dignes ne font qu‟augmenter leur colère. Même lorsque la fillette du patron est
frappée d‟une maladie, ils n‟ont pas pu rompre leur mutisme. Et comme le
mentionne Morvan Lebesque, « le digne silence des travailleurs devint une cruauté »
(1970 : 140). L‟indicible marque tout simplement l‟incapacité langagière des
ouvriers, il dépasse la parole qui les échappe, il fait taire les tonneliers et les
condamne à un silence qui n‟est pas un choix, mais la marque d‟une impuissance
langagière. Daru, dans « L‟Hôte », se trouve lui aussi déchiré entre le silence du
refus et la parole de l‟amitié. Balducci demande à Daru d‟escorter le prisonnier
arabe jusqu‟à la ville voisine. Mais, l‟instituteur refuse de se mêler de cette affaire.
Le lendemain, il emmène l‟Arabe en le laissant se décider, et en refusant toute
communication avec lui : « Non, tais-toi, maintenant je te laisse». (Camus, 1962 :
1683) Il impose, comme l‟a souligné déjà Hiroshi Mino, le silence au prisonnier.
(Mino, 1987 : 141) Daru, après avoir choisi de n‟écouter ni le gendarme ni l‟Arabe,
se trouve enfermé dans une solitude désespérée. Comme chez Strindberg ou
Tchékhov, le silence dans cette nouvelle peut être révélateur d‟un non-dit. Dans « La
Pierre qui pousse » de Camus, le désespoir domine Le coq, trop faible et trop seul :
« d‟énormes larmes coulaient silencieusement sur son visage miné. Il voulait parler,
il parlait, mais sa bouche forme à peine des syllabes». (Camus, 1962 : 1683) Comme
au nouveau théâtre, la déchirure du langage finit par exprimer le degré de souffrance
ressentie par le héros. De même, Janine qui se trouve, elle aussi, dans une situation
inquiétante, souffrant de l‟incompréhension d‟un époux naïf, exprime ses sentiments
par le langage des larmes : « elle pleurait de toutes ses larmes sans pouvoir se
retenir ». (Camus, 1962 : 1573) Ce sont toujours les larmes qui peuvent exprimer
l‟échec du Coq : « ah ! Capitaine : ah capitaine ! Et les larmes noyèrent sa voix».
(Camus, 1962 : 1672) Volontaire ou involontaire, le silence incite le lecteur à relire,
à réécouter, repenser, reconsidérer pour mieux comprendre. C‟est pourquoi nous
pouvons dire que le silence qui enveloppe les mots est finalement un silence porteur
de sens. Comme dans le théâtre de Beckett, le silence est une composante du
dialogue qu‟il convient de soigneusement apprendre à déchiffrer. Le silence
constitue donc un élément non négligeable du dialogue. Il permet d‟établir le rythme
de l‟énonciation et de structurer les ruptures créant la tension dramatique dans les
nouvelles.

Conclusion
Dans L’Exil et le royaume, la théâtralité n'est plus une figure stylistique,
mais elle devient plutôt une réalité psychologique et existentielle. Il s'ensuit que
cette théâtralité est aussi bien un effet d'écriture qu'un effet de lecture. D'ailleurs,
le Dictionnaire historique de la langue française (1950) donne comme synonyme de
théâtralité le terme « hypotypose ». Afin d'animer le récit, les hypotyposes, les
dialogues, les apostrophes incitent le lecteur camusien à participer de plus près aux
histoires racontées. Cette sollicitation est faite de façon très consciente et délibérée
pour installer le lecteur au cœur de la nouvelle, pour qu'il puisse mieux voir les
personnages. Ainsi, le lecteur n'est pas seulement réduit au rôle de simple lecteur,
mais Camus lui accorde aussi le rôle de spectateur. Il vaut mieux désormais parler
52
d'un lecteur-spectateur. Bien évidemment, c'est l'écriture théâtrale de Camus qui aide
et provoque cette imagination. Finalement, bien que le lecteur lise, il se figure en
même temps qu'il voit et qu'il entend les personnages dont on lui parle. C'est la
simultanéité de cet effet d'illusion qui permet de créer - ou du moins contribue à
créer- la théâtralité dans cet ouvrage.

BIBLIOGRAPHIE
BRUNEAU, Jean, 1948, «Existentialism and the American Novel », in Yale French
Studies, Softcover, New Haven Ct: Yale University, Vol. I, n° 1.
CAMUS, Albert, 1962, L’Exil et le royaume, Albert Camus, Œuvres complètes,
Paris, Gallimard, édition de Roger Quilliot, collection « Bibliothèque de la pléiade »,
tome 2.
CRYLE, Peter, 1973, Bilan critique : L’Exil et Le Royaume d’Albert Camus, essai
d’analyse, Paris, Minard.
GENETTE, Gérard, 1972, « Discours du récit », in Figures III, Paris, Seuil, 1972.
GENETTE, Gérard, 1982, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil,
coll. « Points Essais ».
GROJNOWSKI, Daniel, 1993, Lire la Nouvelle, Paris, Dunod.
IONESCO, Eugène, 1966, Entretiens avec Claude Bonnefoy, Paris, Belfond.
LEBESQUE, Morvan, 1970, Camus par lui-même, Paris, Seuil.
MINO, Hiroshi, 1987, Le Silence dans l’œuvre d’Albert Camus, Paris, Librairie José
Corti.

53
L’INTERTEXTUALITÉ : DE LA COPRÉSENCE TEXTUELLE À LA
MÉDIATION SIGNIFIANTE

Jawad Hazim
Université Ibn Zohr
Jawadhazim@gmail.com

Résumé :
La critique littéraire n‟a jamais cessé d‟interroger l‟univers dialogique des
productions littéraires en mettant dans sa ligne de compte la question de l‟Altérité,
du dialogue ; de l‟interaction tous azimuts. La notion d‟intertextualité semble
l‟exemple phare de la présence, de la coprésence même, des productions textuelles
dans une autre. De Kristeva jusqu‟à Genette, passant par Barthes et Sollers,
l‟intertextualité a connu des refontes terminologiques au point de prêter le flanc à
l‟ambiguïté. Il convient toutefois de dire que le discours critique s‟accorde aussi bien
sur la dynamique de coprésence que sur la dynamique transformationnelle des
interactions textuelle. Or, les deux dynamiques Ŕ les deux régimes Ŕ semblent
occulter la fonction médiatrice de l‟intertextualité. Il s‟agit en effet dans cet article
d‟étudier, dans La biographie de la faim d‟Amélie Nothomb, la fonction médiatrice
Ŕ médiation signifiante Ŕ des interactions textuelles pour qu‟elles fonctionnent
pleinement dans un régime opératoire. Nous montrerons dans quelle mesure la
dimension « inter » occupe dans ce roman une fonction médiatrice dans ce que nous
pourrons appeler la littérature en réseau.
Mots-clés : intertextualité, médiation, voyage, interaction, nostalgie.

Abstract :
Literary criticism has never ceased to question the dialogical universe of
literary productions by putting into its objective the question of otherness, of
dialogue; of all-round interaction. The notion of intertextuality seems to be the key
example of the presence, of co-presence, of textual productions in another. From
Kristeva to Genette, via Barthes and Sollers, intertextuality has undergone a number
of terminological remakes to the point of lending itself to ambiguity. It should be
said, however, that the critical discourse is as much in agreement with the dynamics
of co-presence as with the transformational dynamics of textual interactions.
However, the two dynamics - the two regimes - seem to overshadow the mediating
function of intertextuality. It is indeed in this article to study, in the biography of
Amélie NOTHOMB's hunger, the mediating function - signifying mediation - of the
textual interactions so that they function fully in an operating regime. We will show
to what extent the "inter" dimension occupies in this novel a mediating function in
what we can call networked literature.
Keywords: intertextuality, mediation, travel, interaction, nostalgia.

La notion d‟intertextualité a suscité tant de débats terminologiques aussi


bien dans le discours critique que dans les disciplines connexes. Souvent en butte au
54
flou terminologique, l‟intertextualité demeure sujette à confusion et elle prend
souvent l‟allure d‟une vague réminiscence, ou d‟une trace indélébile de lecture.
Ainsi, les productions littéraires constituent un immense vestige artistique où les
grands topoï se réfugient, des histoires se chevauchent et un espace sémiotique
flottant en perpétuelle interaction. Bien que l‟acte de l‟écriture se « situe dans le
domaine du préconscient, sans doute très impliqué dans le mécanisme créatif »
(Pottier, 2014 : 88), la nature dialogique des productions met au jour cette
dynamique substantielle. De même, la lecture se situe au ras de l‟acte d‟écriture et
nécessite un mouvement incessant de la mémoire littéraire en vue d‟en actualiser le
contenu. Ce faisant, la notion de l‟intertextualité signe son entrée et joue un rôle
opératoire : les relations textuelles sont à même de fonctionner dans cette dynamique
dans la mesure où la littérature renvoie à elle-même ; aussi bien sur le plan de la
création Ŕ l‟écriture Ŕ que sur le plan de la réception Ŕ la lecture. Il s‟agit de ce fait
dans cet article de mettre dans la ligne de compte la fonction médiatrice de
l‟intertextualité ; actualisant les grands topoï littéraires et servant de relais tous
azimuts ; d‟où notre postulat de médiation signifiante. L‟usage en effet
significativement pléthorique de l‟intertextualité nous permet dans cet article
d‟examiner à nouveau frais les interactions textuelles sans pour autant passer le volet
opératoire de l‟intertextualité par pertes et profits ; et mettre dans la ligne de compte
la fonction herméneutique qui servirait de relais dans les pratiques littéraires.
La notion d‟intertextualité est forgée sur la base d‟interactions et
transformations textuelles : chaque texte est l‟ensemble de citations agencées de
façon à ce qu‟elles forment un autre texte. D‟où la métaphore de la mosaïque utilisée
pour illustrer les coprésences et les transformations textuelles. Pour Kristeva, « tout
texte se construit comme une mosaïque de citations. Tout texte est absorption et
transformation d‟un autre texte. » (Kristeva, 1969 : 72) L‟absorption et la
transformation d‟autres textes vont servir de noyau pour la production textuelle.
Ainsi, la notion est introduite par Kristeva afin d‟élaborer une réflexion sur les
pratiques d‟écriture en levant le voile sur le dynamisme du texte. Dynamisme qui
cristallise les mouvements textuels et pointe de doigts les transformations inhérentes
à la discipline littéraire ; lequel dynamisme dévoile d‟emblée la fonction médiatrice
de la notion. Philipe Sollers, dans la même veine, place l‟intertextualité « à la
jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l‟accentuation, la
condensation, le déplacement et la profondeur » (Samoyault, 2010 : 10) : Sollers
pointe la notion d‟intertextualité vers un mode fonctionnel qui engage l‟étude de
l‟œuvre littéraire en fonction de ses recoupements avec d‟autres substrats textuels
moyennant l‟identification de l‟intertexte pertinent.
Pour mettre le doigt sur la fonction médiatrice de l‟intertextualité, nous
examinons de près la relation que tisse le texte d‟Amélie Nothomb la Biographie de
la faim avec l‟héritage mythologique. Il s‟agit en effet d‟un récit autobiographique
dans lequel Amélie Nothomb raconte ses aventures exaltantes d‟enfance et
d‟adolescence. La protagoniste regrette amèrement son pays natal, le Japon, et
décline au fil des pages les manifestations de la faim dont elle souffre. L‟auteure a
une vision kaléidoscopique de la faim : biologique, affective et intellectuelle. Elle se
livre à la luxure et à la luxuriance, profitant de chaque instant de son enfance pour
fermer les plaies nostalgiques du pays du Soleil-Levant. Issue d‟une famille
diplomate, l‟auteure dévoile ses aventures et ses mésaventures à travers le monde et
peint un tableau chromatique de son expérience dont les couleurs sont la nostalgie,
55
la maladie et les plaisirs. Il s‟agit en somme d‟un voyage philosophique à travers
lequel la narratrice explore les tréfonds du Moi, de l‟altérité.
La nostalgie dans ce dernier est le topic qui parsème presque l‟intégralité de
l‟œuvre. La narratrice ne cesse de rappeler à maintes reprises son angoisse de la terre
perdue, du temps, de l‟identité insaisissable. Elle a épargné les probables acceptions
de la nostalgie en mettant le lecteur au cœur de l‟obsession qui l‟habite. « Si l‟on
cherchait bien dans les pages, on trouvait aussi le mal dont on souffrait. Le mien
s‟appelait manque du Japon, qui est la véritable définition du mot “nostalgie”. »
(Nothomb, 2004 : 53) L‟auteure prend en charge et sans ambages la définition de la
nostalgie. L‟objet à premier abord de la nostalgie nothombienne demeure son départ
du Japon, « un pays sans retour », pays qu‟elle avait tant chéri et qu‟elle présentait
son refuge. Pour l‟auteure, « Il n‟y a pas plus japonais que de languir sur son passé
et sur sa majesté révolue » (53). Traversée par l‟enfance japonaise, le paysage
nippon accompagne sa plume au fil des textes. Le topic se cristallise et se greffe sur
l‟isotopie du regret dont les sèmes /passé/, /souvenir/, /chagrin/, /désespoir/, /temps
qui passe/. La récurrence du verbe être à l‟imparfait laisse percevoir de part et
d‟autre l‟attachement au passé et la douleur du moment présent.
Par ailleurs, l‟auteure forge un nom du pays auquel elle appartenait :
« Jamais n‟était le pays que j‟habitais» (53). L‟adverbe de négation traduit
l‟appartenance à un lieu de nulle part. Sous le néologisme « les jamaisiens » se
cachent le sort des habitants sans demeure, les naufragés du destin. Étant la fille
d‟un ambassadeur, la profession du père de la narratrice lui impose le voyage
perpétuel au travers le monde. Voyage qui « dérobe cette terre promise » et trahit ses
habitants « dès qu‟ils croient en avoir la clé ». L‟écho des regrets du pays natal
résonne dans l‟arrière-plan mythologique de la mémoire littéraire française.
L‟archétype du personnage nostalgique de la mythologie grecque est Ulysse, le
héros de l‟Odyssée d‟Homère. Le premier trait intertextuel allusif qui rappelle à bien
des égards l‟identité entre la narratrice, sombrée dans le regret de son départ du
Japon, et le héros grec Ulysse, en proie à l‟inquiétude de sa ville natale quittée :
Ithaque. Outre l‟angoisse de la demeure, les voyages de l‟auteure belge recoupent
les périples d‟Ulysse. Les déplacements de celui-ci se dessinent également à l‟instar
de la « fillette belge pleurant au souvenir du pays du Soleil-Levant ». Ainsi, le désir
du héros grec de rentrer à Ithaque semble accréditer la présence sous-jacente du récit
mythique dans l‟autobiographie nothombienne.
Un passage parallèle montre que la narratrice n‟arrive pas à déjouer le sort
qui l‟emmène loin de sa demeure. Elle endure son odyssée en atterrissant sur la
Chine. C‟est l‟étranger où la guerre et l‟hécatombe font bon ménage.

Étranger était cet univers de terreur et de suspicion permanents. Si je n‟eus à


subir aucune des atrocités que le peuple chinois endura pendant cette fin de
Révolution culturelle, si mon âge tendre m‟isola du haut-le-cœur incessant
qu‟éprouvèrent mes parents, je n‟en vécus pas moins à Pékin comme dans
l‟œil du cyclone. (45)

La référence au nom d‟auteur, titre ou personnage, marque le curseur sur


une nouvelle résonnance textuelle. Ainsi, et tout à fait habilement, « l‟œil du
cyclone » ne laisse pas le lecteur indifférent à l‟hypotexte homérique, étant donné
qu‟il rime avec l’œil de cyclope : l‟un des monstres que rencontre Ulysse sur son
56
chemin. Médiation sous l‟auspice d‟analogie sonore et sémantique qui représente le
chaos, le désordre. En examinant le prologue de l‟Odyssée, les aventures
rocambolesques d‟Ulysse, faut-il le rappeler, correspondent aux pérégrinations de
l‟auteure belge. Il annonce au début que

[c]et homme subtil qui erra si longtemps, après qu‟il eut renversé la citadelle
sacrée de Troie. Et il vit les cités de peuples nombreux, et il connut leur
esprit ; et, dans son cœur, il endura beaucoup de maux, sur la mer, pour sa
propre vie.1

La structure actancielle serait analogue à celle, en somme, de la biographie


de la faim : le départ fatal de l‟héroïne jusqu‟au retour passant par des lieux de la
guerre et la terreur abyssale, la Chine. Le passage trouve son écho dans le prologue :
« cet homme subtil qui erra si longtemps [...] il endura beaucoup de maux, sur la
mer » et poursuivra son destin « jusqu‟à ce qu‟il fût rentré dans son pays »
(l‟Odyssée).
Élément opposant dans le schéma actanciel du héros grec, la fatalité lui
dérobe la possibilité du retour à sa ville. Toujours pris au dépourvu, en butte aux
aventures rocambolesques, Ulysse se trouve sous le joug du destin qui le guette.
Rancunière et vindicative, la divinité, Poséidon à titre d‟exemple, représente
l‟élément opposant au même titre que la « fatalité [qui] dérobe cette terre promise »
de la narratrice. De plus, l‟intervention divine ne fait qu‟accentuer la tonalité
mélancolique dans le récit nothombien. Si Ulysse ne se plie pas à la providence, la
narratrice déplore son sort et se livre aux rébellions : « Dieu continuait à me punir. À
ces agressions, j‟opposerai la résistance la plus héroïque de tous les temps. » (138)
Rien n‟est plus héroïque que de suivre les traces du héros grec.
Loin d‟être de simples allusions intertextuelles, il convient de soutenir que
les traces mémorielles n‟étaient pas seulement des sources dont la narratrice butine
son miel, mais l‟intertexte est un substrat « où un terme médiateur transforme une
relation entre termes qui serait autrement directe en relation indirecte et médiée »
(Hébert, 2014 : 137). En outre, les termes se greffent également sur des topoï
médiateurs, en l‟occurrence la nostalgie qui prend l‟allure de médium dont la
dimension « inter » fonctionne dans une logique médiatrice. Si la médiation est
définie dans les sciences sociales comme la réactivation des liens distendus (Six J.-
F., 1991 : 164, cité par Adeline, 2019) le processus dans une dynamique
intertextuelle sert de relais esthétique voire d‟hygiène intellectuelle. C‟est dans cet
esprit que la narratrice affirmait : « Pour ne pas perdre la cervelle, je retraduisis, avec
fièvre, l‟Iliade et l‟Odyssée. Je dois à Homère les quelques neurones qui me
restent.» (135) Ainsi, un tel aveu dans les dernières pages du roman renforce
l‟hypothèse de lecture et incite le lecteur à rester à l‟affut des intertextes susceptibles
d‟enfoncer le clou interprétatif.
Du reste, les dialogues textuels demeurent le lieu par excellence de la
construction de signifiance ; l‟intertextualité dans une perspective herméneutique

1 Homère, l‟Odyssée, traduction de Charles-René-Marie Leconte de L‟Isle, URL :


http://philoctetes.free.fr/odchant1.htm, consulté le 21/05/18.

57
fonctionne comme un « mode de perception du texte qui gouverne la production de
la signifiance. » (Riffaterre, 1981 : 6) Les résonances textuelles de ce fait dans
l‟œuvre d‟Amélie Nothomb raccordent deux époques fort éloignées et mettent le
lecteur dans une perspective diachronique dans la mesure où le lecteur guette
l‟évolution des obsessions nostalgiques aussi bien dans l‟esthétique grecque que
dans l‟esthétique postmoderne. Par l‟entremise des échos textuels, nous assistons à
une médiation signifiante entre deux univers de références, entre « nostalgie
épique » et « nostalgie pathologique », pour ainsi dire.
Loin d‟en tirer un résultat hâtif, la fonction médiatrice gouvernée par les
orientations intertextuelles, tire sa légitimité dans la construction de signifiance
(Riffaterre) entre les deux textes ; et, l‟identité - la coprésence - thématique qui se
cristallise à la fois dans les sources mythologiques et l‟œuvre étudiée renforce le
regard croisé de la médiation intertextuelle. Ces résonnances dépassent par ailleurs
l‟identité thématique pour aboutir aux fonctions de reprise. Le regard porté sur la
fonction de l‟intertexte apporte d‟autres éléments qui peuvent agrémenter la fonction
médiatrice : les influences homériques porteraient d‟autres couleurs philosophiques
dans l‟hypertexte nothombien. Une transposition d‟un thème mythologique dans une
trame romanesque ne pourrait que confirmer la fonction médiatrice des rapports
intertextuels et s‟étendre vers des rapports culturels : la dimension « inter » laisse
transparaitre la médiation intertextuelle aussi bien que la médiation interculturelle.
La culture grecque trouve son écho dans l‟univers romanesque d‟Amélie Nothomb.

BIBLIOGRAPHIE
ADELINE, Antoine, « MÉDIATION, droit », Encyclopædia Universalis [en ligne]
http://www.universalis.fr/encyclopedie/mediation-droit/, consulté le 20 avril
2019.
GLADIEU, Marie-Madeleine, POTTIER, Jean-Michel et TROUVÉ, Alain, 2014,
L'arrière-texte : Pour repenser le littéraire, Paris, Peter Lang.
HÉBERT, Louis, 2014, Dictionnaire de sémiotique générale, version 12.5, dans
Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec),
URL :www.signosemio.com/documents/dictionnaire-semiotique-generale.pdf.
HOMERE, Odyssée, traduction de Charles-René-Marie Leconte de L‟Isle, URL :
http://philoctetes.free.fr/odchant1.htm.
NOTHOMB, Amélie, 2004, La biographie de la faim, Paris, Albin Michel.
KRISTEVA, Julia, 1974, La révolution du langage poétique, Paris, Seuil.
RIFFATERRE, Michel, 1981, « L'intertexte inconnu », in Littérature, n°41, pp. 4-6.
SAMOYAULT, Tiphaine, 2010, L’intertextualité : mémoire de la littérature, Paris,
Armand Colin.

58
REVENANCES MESSIANIQUES EN MIROIRS. LES FORMES
POLYPHONIQUES DU LYRISME DE H. LEIVICK DANS AF
TSARISHER KATORGE

Cécile Rousselet
Université Sorbonne-Nouvelle Ŕ CERC / Sorbonne-Université Ŕ Eur‟Orbem
cecile.rousselet@me.com

Résumé :
Les dialogues dans Af tsarisher katorge [Dans les bagnes du Tsar] de H.
Leivick ne sont pas anecdotiques, ni uniquement structurels, ils sont le fondement
même du texte, en cela qu‟ils permettent d‟interroger la problématique messianique.
Jeux intertextuels, résurgences des souvenirs et retours du refoulé dans des formes
d‟inquiétante étrangeté, mises en miroir qui complexifient les éléments diégétiques
et symboliques de l‟œuvre, mais aussi interférences d‟un « nous » Ŕ la communauté
juive en Exode et en diaspora Ŕ dans le « je » du narrateur. Les voix se diffractent en
faisceaux, mettant en scène un tissu discursif fondé sur le dialogisme. Au centre se
dessine de manière polyphonique une eschatologie mouvante et des résurgences de
figures messianiques.
Mots-clés : H. Leivick, dialogisme, littérature yiddish, messianisme, Die Yunge.

Abstract:
Dialogues in Af tsarisher katorgue [In Tsarist Penal Labor] are the very
foundation of the text. They are a key in the emergence of messianism as an other in
the narrative. Intertextual palimpsests and resurgences of memories and of the
unconscious repressed draw some forms of strangeness. These elements are part of a
complexity in the diegesis and in the symbolic construction of the text. Furthermore,
an “us” (that is the Jewish community in Exodus and in diaspora) interferes with the
narrator‟s “I”. The voices are bundles that organize the dialogism. The
eschatological pattern and the resurgence of messianic characters participate to
establish a polyphonic narrative.
Key-words: H. Leivick, Dialogism, Yiddish Literature, Messianism, Die Yunge.

En juin 1941, Itsik Manger, poète juif roumain, épuisé par la pauvreté et les
persécutions, écrit à H. Leivick, alors à New York, une lettre et un poème, dans
lequel on peut lire ces vers, ici traduits en anglais par David Roskies et Leonard
Wolf :

Half awake and halfwary dozing,


I prattle now my final poem;
See a great bird flying off
to heaven.
Half awake and halfwary dozing,
I prattle now my final poem. (2013 : 19)

59
Cette thématique du rêve, émergeant souvent de manière imperceptible dans
une narration à la fois saturée et extrêmement souple, peut constituer un point
d‟accroche entre Itsik Manger et H. Leivick, de trois ans son aîné, mais également
de la génération des Yunge. Le rêve se fait résurgence et invite à penser l‟Histoire
comme conjonction des différentes strates de la réalité, coexistence polyphonique
des temporalités, des espaces, et des forces vitales et puissances de l‟Ange de la
mort. Af tsarisher katorge [Dans les bagnes du Tsar] de H. Leivick Ŕ publié en 1959
à Tel Aviv aux éditions d‟Y. L. Peretz mais également dans le journal Der Tog à
New York quelques années auparavant Ŕ, est fondamentalement une œuvre en
dialogue avec ses propres rêves et « revenances » (Hamel, 2014). Leivick Halpern,
né en Biélorussie en 1888 et mort en 1962 est un écrivain yiddish, notamment connu
pour son poème dramatique Le Golem, publié en 1921. Eduqué de manière
traditionnelle, il suit les enseignements dans une yeshiva pendant quelques années,
expérience qu‟il retrace dans son poème dramatique Les Chaines du Messie. Arrêté
en 1906, à dix-huit ans, par les autorités russes pour diffusion de littérature
révolutionnaire, il passe quatre ans de détention à Saint-Pétersbourg, Moscou, Minsk
et en Sibérie. Il s‟enfuit aux Etats-Unis en 1913 et écrit dès 1920, en poursuivant ses
emplois dans le bâtiment, dans plusieurs périodiques yiddish, notamment Der Tog. Il
est alors membre du groupe d‟avant-garde yiddish Di Yunge, auprès notamment de
son ami Joseph Opatoshu et Itsik Manger. Af tsarisher katorge relate ses années
d‟emprisonnement entre Saint-Pétersbourg et la Sibérie, comme il l‟indique en
introduction :

Nombre de mes pièces dramatiques contiennent des motifs et l‟écho de ces


événements. Mais je me suis toujours refusé à les évoquer de façon
autobiographique. J‟ai toujours eu le sentiment qu‟un poème, ou bien une
scène intégrée dans une œuvre dramatique, en disait plus long sur ce vécu
que la narration réaliste. […] Je pense que l‟écoulement du temps et mon âge
peuvent expliquer mon retour sur mes débuts. […] Ils pèsent sur mon âme et
m‟ordonnent : libère-toi de notre emprise. J‟obéis à cette injonction et je le
fais. Tout ce que j‟évoque est véridique (Leivick, 2019 : 17-18).

Située en deux parties volontairement opposées, la première marquée par


l‟enfermement dans un cachot puis dans une cellule aux Butyrki, et la deuxième
traversant l‟immensité de la steppe déserte, l‟œuvre fait écho aux différentes œuvres
de H. Leivick en tissant le fil de l‟avènement messianique. Derrière son caractère
apparemment monolithique, le texte se dessine de manière éminemment complexe :
la narration distribue les jeux de miroirs et tisse, derrière la force d‟un « je » décrit
en introduction comme autobiographique, le « nous » d‟une communauté juive en
exil. Quelles sont les spécificités de ces dialogues qui structurent le récit ? Comment
les miroirs et les doubles font-ils du texte un intertexte, et comment celui-ci dialogue
avec la diégèse même qui le prend en charge ? Comment ces dialogues, loin d‟être
uniquement narratifs, se font-ils le nœud même de compréhension de l‟œuvre,
posant comme clé de voûte du messianisme leivickien le dialogue et le partage des
discours ? Selon Mikhaïl Bakhtine, le dialogisme est une particularité inhérente au
discours, fondée sur l‟interaction et la présence d‟autrui en chaque parole : « parmi
toutes les paroles que nous prononçons dans la vie courante, une bonne moitié nous
60
vient d'autrui » (1987 : 158) Dans la lignée des travaux de Jacques Bres et Bertrand
Vérine, nous réservons le terme de polyphonie à certaines « utilisations littéraires du
dialogisme, dans lesquelles un énoncé fait effectivement entendre plusieurs voix
égales, sans hiérarchisation énonciative » (2002: 167), contrairement à ce qu‟Oswald
Ducrot, au sein de ses travaux de linguistique énonciative, a pu considérer,
distribuant dans une majorité des cas étudiés une hiérarchie entre énonciateurs
(Ducrot, 1985). Ce qui prime chez H. Leivick est en effet l‟absence d‟une
orchestration entre voix dominantes et voix dominées, et la pratique de
l‟intertextualité sous forme de palimpseste fondant dès lors la polyphonie de manière
structurelle. H. Leivick, dans la mesure où il met en question la « vieille tradition
littéraire », inapte selon lui à rendre compte des contradictions qui lui sont
contemporaines (Krutikov, 2001: 207), participe à repenser les codes romanesques,
faisant de la mise en scène de l‟Histoire un espace fondamentalement ambigu et
fondé sur les tensions et les dialogues.

Intertextualités
Les récits s‟enchâssent et se distribuent, en interférence avec les références
littéraires, philosophiques et bibliques. Plusieurs œuvres viennent trouver leur place
dans les dialogues entre les détenus, et dans l‟explicitation de problématiques
latentes de l‟œuvre : Le monde comme volonté et comme représentation de
Schopenhauer ou De l’origine des espèces de Charles Darwin :

Vous dites que vous avez déjà lu Darwin. Je ne sais pas ce que vous en
pensez, mais moi je suis en désaccord complet avec ses idées. Selon lui, le
plus fort est toujours vainqueur. Par exemple moi, je me considère comme
faible, même très faible, mais je suis persuadé que je vaincrai tous les forts
(Leivick, 2019 : 136).

Les œuvres répondent aux destins des personnages, comme par exemple celle de
Léon Tolstoï dont on peut lire une lettre fictive adressée à Roudin :

Vous savez certainement que j‟ai apporté ma petite contribution dans


l‟abolition de la distance qui séparait le seigneur du paysan. J‟ai renoncé à la
plupart de mes biens. Mais c‟est insuffisant. Je suis toujours seigneur (2019 :
201).

À ma grande honte et à mon angoisse, vous êtes condamné au bagne et moi


je reste le seigneur et je vis dans une maison splendide sur mes terres et des
hommes viennent me voir du monde entier. Et vous, vous ne pouvez pas
venir me voir. Vous êtes enchaîné et les fers aux pieds. Mon cœur brisé vous
envoie toutes mes bénédictions. Je suis fier de vous, fils de notre cher peuple
de paysans. Et je vous demande pardon de ne pas partager avec vous le châlit
d‟une prison (2019 : 201).

C‟est dès lors une des caractéristiques des romans russes du XIXe siècle,
notamment chez Tolstoï, à savoir la mise en scène de débats philosophico-
politiques, qui organise les premiers chapitres consacrés aux Butyrki. Les détenus

61
échangent sur les différentes œuvres, les relisant au prisme de leur propre itinéraire
et au contexte politique qui leur est contemporain.

Et vous vous ressemblez tous. C‟est le contraire des miens, les criminels,
meurtriers, voleurs qui n‟ont rien en commun. Nous sommes tous originaux.
Et vous vous êtes tous pareils, tous pareils. Vous dites que vous n‟avez
aucun mépris pour moi, vous croyez sûrement ce que vous dites, mais vous
sentez autre chose. Et là, dans les ténèbres étouffantes et dans ce minuscule
cachot sans air, où nous sommes si proches, je sens votre arrogance et elle
me dérange. Je me sens à l‟étroit, encore plus à l‟étroit que dans ce trou
(2019: 50).

L‟une des œuvres abordées avec le plus de profondeur est celle de


Dostoïevski. L‟intertextualité participe à filer une polyphonie subtile, dans
l‟ambiguïsation des figures de bourreau et de victime, et dans la problématisation de
la culpabilité à travers Crime et Châtiment. Le Grand Inquisiteur des Frères
Karamazov rejoue la figure du Despote tsariste, mais également celle d‟un Dieu
vengeur, dans une relecture des violences du XXe siècle.

Si notre mère la Russie est amenée à changer, elle ne le fera pas grâce aux
consciences troubles des Dostoïevski ni grâce aux consciences pieuses des
Tolstoï. Et pas non plus grâce aux mains nobles, infantiles et propres des
vôtres, mais grâce à des assassins, qui vont recourir à des meurtres, grâce à
de grands criminels sans hésitations et sans regrets. Ils tueront, s‟ils en
voient le besoin, non pas de pauvres vieilles, mais des hommes qui leur sont
supérieurs en beauté, en talent, qui leur sont proches et chers. Ce sera le but
du vrai, du grand criminel, du grand transgresseur du commandement « Tu
ne tueras point ». Quel que soit le nombre de milliers qu‟il égorgera, il ne
souffrira pas d‟une conscience malade. Il dormira tranquillement, et mangera
avec appétit, il sera sûr de lui et fort comme l‟acier. Ce sera non pas un petit
crime mais une transgression contre Dieu (2019 : 53).

L‟intertexte dostoïevskien participe de l‟universalisation de la souffrance et


de la culpabilité dans l‟œuvre, étant le point de départ de sentences généralisantes Ŕ
qui empruntent parfois à la rhétorique rabbinique : « L‟essentiel, c‟est que l‟homme
qui passe par des épreuves est purifié. Même s‟il a été un criminel il cesse de l‟être.
Il est purifié. Il faut chercher la pureté dans l‟homme » (2019: 453). Les références
littéraires dialoguent avec celles issues de la Bible, la thématique sacrificielle
abordée à propos de Léon Tolstoï s‟amplifie au regard du Pentateuque : « Nous
étudions le Pentateuque, la section quatre “(Dieu) s‟est montré », le verset du
sacrifice d‟Isaac. Je répète les mots mais je ne parviens pas à calmer mon chagrin »
(2019: 266).

Polyphonies de la mise en scène de l’histoire


Nous considérons la polyphonie dans un sens qui excède sa première
élaboration dans les écrits de Mikhaïl Bakhtine (1998). Suivant les travaux de Luba
Jurgenson sur l‟écriture russe Ŕ mais aussi dans une certaine mesure yiddish dans ses
liens avec l‟espace d‟Europe orientale (Kuhn-Kennedy et Rousselet, 2018) Ŕ en
62
contexte de contrainte et de « tyrannie », c‟est comme « jeu de masques » et
« intrusion de l‟autre dans le discours du narrateur » (Jurgenson, 2009: 56) que le
dialogisme, selon nous, s‟instaure dans l‟œuvre de H. Leivick. La polyphonie se
fonde comme autant de failles où s‟entrechoquent les différentes strates d‟un réel
profondément ambivalent. L‟espace même du texte est marqué par l‟ambiguïté. Les
adjectifs qualificatifs s‟accolent sans toutefois permettre de rendre l‟exactitude des
ambivalences : « étrange sentiment, mélange de curiosité et de méfiance » (2019:
34). Les images sont complexes, refusant tout manichéisme : « Il se présente comme
un bandit, comme un assassin, et en même temps il me donne sa capote pour me
réchauffer. C‟est vraiment étrange » (2019 : 39). Le masque, présent à plusieurs
reprises dans le texte, cache un indiscernable : « Je cherche ce „quelque chose‟ sans
parvenir à rien trouver » (2019 : 233). Mais si le réel paraît si fragile, c‟est sans
doute parce qu‟il semble frappé par l‟hallucinatoire Ŕ caractéristique de la littérature
yiddish notamment marquée par l‟expressionnisme berlinois, et tout
particulièrement dans les œuvres des membres du groupe Di Yunge. Rêve et réalité
se conjuguent pour parfois dessiner un magma, par exemple lorsque le narrateur est
envahi par ses propres souvenirs : « Et comment se fait-il que ce souvenir se
transforme soudain en une réalité, une véritable répétition de cet état ? » (2019: 30)
Les souvenirs fonctionnent comme des « résurgences de l‟histoire » (Ksiazenicer-
Matheron, 2006), autant de retours du refoulé qui participent non seulement à
l‟angoisse qui affleure à la surface du texte, mais aussi à l‟effectivité d‟une
polyphonie éminemment subtile dans la mise en scène de l‟Histoire.

Dans ses rêves reviennent ses années d‟enfance, tantôt en images de bonheur
malgré la pauvreté, tantôt ses années d‟étude dans des yeshivot, les épreuves
auxquelles il est confronté loin des siens. La présence lumineuse de sa mère
adoucit sa peine (2019: 12).

C‟est là aussi, au cachot et au bagne, que s‟impose à lui la vision du Messie,


enchaîné comme ces détenus. Ces rêves messianiques traversèrent ensuite
toute sa création. Dès cette époque, il compose son poème Les chaînes du
Messie qu‟il est obligé de cacher sous sa paillasse (2019: 13).

Revenances messianiques et souvenirs d‟enfance se mêlent au présent


diégétique, participant à l‟ « estrangement » qui caractérise son œuvre (Wisse, 1981:
53) selon Ruth Wisse, mais plus largement au roman yiddish de la première moitié
du XXe siècle (Ksiazenicer-Matheron, 2006). Selon Carole Ksiazenicer-Matheron,
ces « résurgences » font de ces textes des espaces marqués par l‟inquiétante
étrangeté (Freud, 1988), où pulsion de vie et pulsion de mort se conjuguent autour
de la figure ambivalente de l‟Ange de la Mort. Si les « rêves étranges » (Leivick,
2019: 202) sont autant de formes de ces polyphonies, parfois « fantastiques »
(Ksiazenicer-Matheron, 2018), celles-ci se retrouvent également dans les images de
souillure, comme par exemple dans le récit du viol de Marouchka, l‟innocence
inquiétée par la brutalité de la chair abîmée, mais aussi la vie Ŕ la jeune femme est
enceinte Ŕ néantisée par le fantôme de la mort.

Avant même qu‟elle ait eu le temps de dire un mot, il se jette sur elle, se
saisit d‟elle, et commence à grimper sur le châlit, me repoussant de ses longs
63
bras. La femme veut crier à la fois de joie et de peur, mais lui, pareil à un
loup, étouffe sa voix. Il prend possession de son corps et j‟entends sa gorge
émettre un halètement précipité et impudent. […] Je me penche sur
Marouchka. Je la regarde dans les yeux qui versent des torrents de larmes.
Elle finit par se calmer. Et j‟ai l‟impression d‟entendre l‟enfant s‟agiter de
plus en plus fort dans son ventre. […] [D]errière, dans un des chariots, se
trouve une femme enceinte dont le bébé gigote dans ses entrailles (2019:
391Ŕ392).

Enfin, c‟est dans le mélange des registres que la mise en scène de l‟Histoire
prend un tour tragique, parce que polyphonique. Le bagne est décrit par la
souffrance christique, mais aussi dans une prose kabbalistique.

Mais parfois vous êtes récompensé, si je puis le dire ainsi, car vous voyez
dans les tourments des autres, encore plus que dans les vôtres propres,
l’étincelle divine en l’homme. Votre principal souci est de parvenir à établir
une entente acceptable entre ce que vous êtes aux yeux des autres, cet
homme en capote, et votre être intérieur. Il ne s‟agit pas seulement d‟une
entente entre l‟apparence et votre être secret, mais aussi de préserver la
conscience de votre intégralité. Que cette intégralité de votre personne ne
s‟éteigne pas (2019: 123-124).

Le dialogue intertextuel et générique vient fonder l‟expérience de la


souffrance dans une dimension qui les dépasse, créant la clé de voûte d‟une
réflexion cosmique, mais aussi inscrite dans un temps à la fois biblique Ŕ celui fondé
par la Genèse Ŕ et lui succède : « Passe un soir, passe un matin Ŕ et de nouveau soir
et matin Ŕ, nous sommes au huitième jour de notre marche » (2019: 402) initie le
chapitre 12 de la deuxième partie.

Dialogues de doubles et de miroirs


La figure du double participe également de la polyphonie. Ce sont d‟abord
des histoires qui sont mises en parallèle, par un système maîtrisé d‟enchâssement
narratif dans la deuxième partie du récit : « Vous savez ce qu‟on peut faire ? Nous
raconter des histoires. Par exemple, évoquons l‟expérience la plus marquante de
notre vie de forçat. Oui la plus marquante, la plus décisive » (2019: 379). Les
personnages se racontent leurs histoires qui viennent estrangéiser celles des autres,
comme autant de retours du refoulé mettant à mal toute univocité du sens de
l‟œuvre. Le récit fonctionne comme isotopie et comme structure narrative, et le
dialogisme est un principe organisateur de Af tsarisher katorge. L‟œuvre elle-même
est construite en miroir : l‟enfermement de la première partie contraste avec
l‟immensité des steppes de la seconde partie. Néanmoins, cette mise en regard
redouble l‟aspect tragique de la traversée : les détenus ont encore moins de
possibilité de s‟enfuir et de se dérober au regard des geôliers au milieu des steppes ;
la liberté ne peut être qu‟un mirage illusoire, comme en témoigne la tentative
avortée de Yérémie (2019 : 405).
Le narrateur lui-même se construit autour de personnages qu‟il considère
comme ses « doubles », eux-mêmes dès lors mis en récit par ce qualificatif. Son
premier « double » est le vieux détenu dans le cachot, au début du roman : « Et lui,
64
mon codétenu, mon double, il n‟y est pour rien. Il est couché sur le côté, immobile,
et il dort, serein, serein, serein » (2019: 60). C‟est auprès de ce codétenu qu‟il se
couche et réchauffe son corps meurtri par le froid et la solitude, malgré le fait que
l‟un est l‟assassin et l‟autre se considère comme victime, cette mise en opposition
étant alors amplifiée par le jeu intertextuel avec Crime et Châtiment de Dostoïevski :
« Deux hommes serrés l‟un contre l‟autre, formant presque un corps unique, et
pourtant ils sont hostiles l‟un à l‟autre. Et qu‟est-ce que ça veut dire que lui est un
assassin, qu‟il a un jour tué quelqu‟un ? Que signifie tuer ? » (2019 : 60-61) Mais
c‟est au regard de l‟autre « double » du narrateur, le soldat, que la dichotomie
coupable/innocent et bourreau/victime se cristallise : « Je guette le moment où je
pourrai parler au soldat. « ”Mon double”, comme je l‟appelle dans mon for
intérieur » (2019 : 68) ; « Mon soldat, “mon double” comme je le désigne dès que je
vois son visage, n‟a pas l‟air méchant ni abruti. J‟ai même l‟impression que,
lorsqu‟il jette un coup d‟œil de biais sur moi, ses lèvres sous sa grosse moustache
esquissent une sorte de sourire » (2019: 348Ŕ349). Les deux personnages se
regardent comme miroirs inversés l‟un de l‟autre. Le détenu est l‟assassin, le soldat,
son bourreau Ŕ si l‟on considère chaque scène de la diégèse comme des éléments
d‟une vaste histoire universelle de la persécution Ŕ est l‟homme caractérisé par sa
« bonté », renvoyant alors à plusieurs autres personnages, celui que le narrateur
considère comme le Prophète Elie, qui lui donne sa dernière chemise dans la
tempête, mais aussi à Bassanov, le progromiste qui a assassiné quatre Juifs, décrit
par le narrateur comme « bon ».

Je regarde, stupéfait, le mouvement de ses lèvres qui s‟agitent et disent les


versets des Évangiles.
Pas le moindre son ne sort de sa bouche. Il est penché en avant. Aucun signe
ne trahit ce qu‟il peut bien marmonner. Ni son front, ni ses joues, ni ses yeux
n‟ont aucun rapport avec le mouvement de ses lèvres.
Mon inquiétude se transforme en curiosité. J‟observe de près les traits de son
visage et son corps. Je voudrais y trouver quelque chose qui révèle le secret
de sa nature, comment et pourquoi cette créature a tué quatre per- sonnes
innocentes. Je cherche ce « quelque chose » sans parvenir à rien trouver. Un
visage insignifiant qui ne dit rien. Lorsqu‟il lève les yeux, ses pupilles
bougent sans hâte. Un calme intolérable y règne. Ses joues sont creuses, elles
frémissent rarement. Sauf quand il se met en colère et se dispute avec
Kolodnik. Maintenant, assis en face de moi, il est pieux, tranquille et soumis,
comme s‟il était l‟incarnation de la bonté même (2019: 233).

La polyphonie se fait dans la nature plurielle des doubles que l‟œuvre


essaime : les mises en opposition fonctionnent souvent comme des regards inversés,
ambigus, faisant de l‟œuvre un dialogue avec les propres figures qu‟elle déploie.
L‟assassin, parce qu‟il est en miroir d‟un Prophète, se fait lui aussi incarnation d‟une
« bonté » que l‟intertextualité avec l‟œuvre de Dostoïevski élève au niveau
métaphysique, en proclamant un discours sur le monde : celui d‟une équivocité des
rôles et d‟une souffrance universelle. C‟est en effet cette atemporalité, découlant de
ces cosmisations du réel diégétique, qui caractérisent, selon Ruth Wisse non
seulement l‟écriture de H. Leivick, mais aussi celle des Yunge :

65
Plumbing the Jewish past for a quality of voice delicate enough, harmonious
enough, to satisfy their aesthetic ideal, the Yiddish poets read themselves
back into Jewish history, and recreated it as a soft sphere of eternal longing.
[…] Even H. Leivick, who later broke with the privatism of the Yunge to
cultivate a more forceful social, rhetorical voice, remained bound to this
earlier national motif of passivism and patience (Wisse, 1976: 272).

Parmi les figures de cette “durée éternelle” dans le récit, on note


l‟importance du Christ crucifié. Simchi Cohen indique dans son étude sur Le Golem
de H. Leivick : « Leivick ultimately rejects the Christian Messiah as a redemptive
figure by emphasizing his martyrdom and its relation to death » (Cohen, 2015:
9). C‟est ce même choix que l‟on retrouve dans Af tsarisher katorge. La thématique
sacrificielle, étroitement liée à l‟intertexte dostoïevskien, est attachée au Christ,
neuvième détenu des Butyrki.

Le neuvième sur sa croix, presque nu, juste en face de moi, dans le coin au-
dessus de la tête de Kolodnik. Il ne porte qu‟un talith sur les hanches qui
couvre à peine sa nudité. La tête pendant de côté, un rictus de douleur
déformant ses lèvres. Les bras tendus et ses chevilles croisées clouées. […]
Je suis le seul qui le regarde. Le seul dans l‟âme de qui il éveille la douleur,
la douleur et le compte que j‟ai avec lui. J‟exige de lui justice. J‟exige et lui
ne peut répondre à mon exigence. Il ne peut rien me donner en échange. Je
suis pourtant le seul qui pense à lui et le considère comme prisonnier,
comme neuvième détenu. Les autres ne font même pas cela. Il n‟existe pas
pour eux, pourtant il est pour eux Dieu ou fils de Dieu (2019:145Ŕ146).

Le Christ fonctionne comme double des détenus aux Butyrki. Les


souffrances de Roudin, par exemple, lacéré par les gardiens, rappellent les plaies du
Christ sur la croix tout autant que les « bêtes » abordées au sujet de Darwin par les
huit hommes dans leur cellule : « Par endroits le sang coule encore en zigzag et
couvre les parties du corps qui n‟avaient pas reçu les verges, ailleurs il était déjà
figé. L‟ensemble a l‟air d‟un dos d‟animal écorché » (2019 : 158). Le Christ en croix
vient redoubler les souffrances, mais également participe de leur universalisation
dans la grande histoire des Juifs dans laquelle s‟inscrit le parcours du narrateur.
En effet, de très nombreux jeux de miroirs complexifient l‟œuvre et sont au
cœur de ses stratégies polyphoniques. Par exemple, l‟histoire des persécutions est
mise en miroir de manière éminemment subtile au prisme d‟une opposition entre
discours des victimes et discours du bourreau. Le narrateur retranscrit le passage
d‟un ouvrage de Graetz sur les persécutions contre les Juifs :

Les cheveux se dressent sur la tête quand on lit la description des


souffrances des Juifs expulsés. Ceux qui n’étaient pas mort de faim ou
d’épidémies périssaient des mains diaboliques des persécuteurs. Des
rumeurs couraient accusant les Juifs d’avaler des morceaux d’or et d’argent
pour sauver leur fortune. Des Chrétiens cannibales leur ouvraient le ventre,
pour y chercher les trésors. Un capitaine qui transportait un groupe de
fugitifs voulut attenter à l’honneur d’une jeune fille, la mère jeta sa fille et
ses autres enfants dans les flots et s’y précipita à leur suite. Le malheureux
66
père, survivant, écrivit une oraison bouleversante en leur souvenir (2019:
235) 1.

Quelques pages plus loin, Bassanov, condamné pour avoir assassiné quatre
Juifs, raconte son histoire et le pogrome auquel il a participé :

Des rumeurs ont couru dans notre village qu‟à Vilna se préparait un
pogrome, qu‟on allait tuer des Juifs, piller les magasins. Je suis parti avec
des copains en ville. On voulait être sur place. Pourquoi pas ? On s‟amusera.
Mais en fin de compte, il n‟y a pas eu de pogrome. Pour- quoi ? Je ne sais
pas. Nous avons passé la nuit à bambocher dans une auberge. Le matin j‟ai
décidé de rentrer à la maison. J‟ai suivi la route du village. Tout seul. J‟ai
perdu mes copains. J‟allais tout seul et je chantais (2019: 240-241).

Mais c‟est aussi discours individuel Ŕ celui de Bassanov Ŕ et discours


collectif Ŕ car édification historico-théologique Ŕ qui se trouvent ici confrontés,
uniquement liés par leur mise en regard, leur proximité dans la narration, et le choix
de syntagmes fonctionnant comme des pivots lyriques : « des rumeurs couraient » /
« des rumeurs ont couru », en particulier. C‟est dans ces jeux de miroirs que H.
Leivick réécrit la notion même de violence (Cohen, 2015: 17).

Des steppes aux communautés imaginées


Ce sont les dialogues entre les personnages qui font émerger le récit de
l‟Histoire et de la violence. Les questions amènent d‟autres questions, suivant la
tradition rabbinique, et les réponses sont sans cesse remises en question pour faire
naître d‟autres interrogations sur le sens des violences. La voix auctoriale émerge de
ces dialogues, comme on le voit au chapitre 21 de la première partie : elle se pose
comme conflit et résolution, mise en scène éminemment ambiguë du Messie. En
effet, une scène est édifiante à cet égard : sur la traversée dans les baraquements
flottants, marquée d‟une teinte apocalyptique et décrite comme un déluge biblique,
le narrateur et la jeune Slava qui s‟embrassent, la scène étant traitée comme une
eschatologie :

Puis le silence s‟installe entre nous. Une lueur pâle apparaît dans les cieux
couverts de nuages, elle fend les ténèbres. Les vents qui soufflent et poussent
notre radeau se répandent dans les hauteurs lointaines. Des segments de
ténèbres déchiquetés se pressent dans la même direction que nous (2019 :
469).

Mais ce n‟est pas tant ces deux personnages qui s‟unissent que le poète yiddish et
l‟écrivaine russe à venir :

Ŕ Ce serait formidable, se réjouit Slava, posant sa tête sur mon épaule, mais
moi, je veux retourner en Russie.
Ŕ Vous serez obligée de rester clandestine.

1
En italiques dans le texte.
67
Ŕ Oui, la révolution m‟attire et la littérature russe aussi. J‟aimerais devenir
une écrivain russe.
Ŕ Et moi, je suis attaché à la littérature yiddish et au destin juif. Je veux être
un poète yiddish. En ce qui concerne le sort des Juifs, j‟ai un mauvais
pressentiment sur son avenir en Russie (2019: 471).

Eschatologie, révolution et utopie se conjuguent au regard de la venue à


l‟écriture, d‟une voix à même d‟écrire l‟Histoire.
C‟est en effet autour des stratégies d‟énonciation que le dialogisme dans
l‟œuvre se fait éminemment prégnant. Le narrateur alterne subtilement les passages
où il s‟exprime à la première personne du singulier Ŕ en majorité Ŕ, où il emploie
une troisième personne suffisamment floue pour être porteuse d‟ambiguïté, et une
deuxième personne du singulier protéiforme. Ce « tu », c‟est lui-même : « Je me
dis : tu vois, tu te réjouissais d‟avoir un autre homme à tes côtés, et déjà tu te sens à
l‟étroit. Un homme d‟un tout autre monde, et d‟un comportement bizarre. Il me fait
un peu peur » (2019 : 39). Mais s‟adressant à lui, c‟est avec tous ses « doubles »
qu‟il dialogue : le Janus qu‟il porte dans son corps blessé, le poète qui manque
l‟eschatologie, son inconscient qui fait émerger des souvenirs et les revenances de
l‟histoire ; et avec le Juif qui est au fondement de son identité :

Si tu veux penser à quelque chose, pense plutôt à ce qui t‟attend demain.


Pense au village où tu vas échouer, pense à ta libération. Que veut dire
liberté ? Oublie Lazebnik. Détache-toi de lui. Sinon, il devient un nouveau
cauchemar, un éternel symbole de l‟absurde. Si tu n‟arrives pas à penser à
demain, pense au passé. Mais pas à aujourd‟hui. Ferme les yeux et ne te
préoccupe pas d‟aujourd‟hui. Ne le regarde pas, baisse les paupières (2019:
379).

Le « je » se conjugue au « nous » ; le discours appelle de ses vœux un


destinataire, comme quête d‟une communauté dans le chaos :

On entend des cris : “À quoi bon ces discours ? À qui s‟adressent-ils ? Vous
vous demandez pourquoi je parle ? Tout simplement pour que quelqu‟un
m‟entende. N‟est-ce pas suffisant ? Et aussi pour dire ce que j‟ai à dire. Le
dire à voix haute. Le dire pour ne pas que les mots m‟étouffent. N‟est-ce pas
suffisant ? Et à qui je m‟adresse ? À moi-même à travers vous tous” (2019 :
462).

Fleur Kuhn-Kennedy, dans son ouvrage issu de sa thèse de doctorat, Le


disciple et le faussaire. Imitation et subversion romanesques de la mémoire juive,
analyse le lien étroit qui s‟établit, dans la prose yiddish, entre énonciation
individuelle et prise en charge de la communauté juive dans son ensemble, au regard
des théories de Benedict Anderson (Anderson, 2006) : les romans « [prennent] les
relais des narrativités qui circonscrivaient traditionnellement le judaïsme, [et créent]
une histoire dont les lecteurs peuvent former une “communauté imaginée “ » (Kuhn,
2013: 438). C‟est cette articulation subtile que Af tsarisher katorge dessine. Le
parcours du narrateur renvoie à celui des bagnards, mais aussi de manière quasi

68
métonymique à celui de tous les persécutés, et des Juifs. La traversée de la Sibérie
est un Exode, et la liberté acquise au terme de celle-ci, la Terre Promise.

Chapiro chuchote. Tout le convoi somnole, la tête enfouie dans l‟herbe.


“Imaginez que nous sommes le peuple pendant l‟Exode d‟Égypte. Nous ne
traversons pas des steppes, mais le désert. Quelle est la différence Ŕ la
steppe, le désert ? On marche. Et voilà, nous sommes sur le point d‟arriver
en Canaan, en terre promise, vous vous souvenez de la Bible ?
Ŕ Bien sûr que je me souviens. Mais quel est le rapport ?
Ŕ Il y en a un. Tout ce qui concerne l‟errance et le désir d‟arriver quelque
part à un rapport avec nous. Vous comprenez ? L‟arrivée. Il faut bien arriver
quelque part. Et voilà le seuil, voilà la frontière. Un pas de plus et tu y es. Et
soudain : stop ! Tu n‟as pas le droit d‟entrer en Canaan. Un individu meurt
sur la frontière de Canaan. […] [L]‟errance de l‟homme est toujours la
même, et la crainte de ne pas atteindre Canaan est toujours la même. La
Sibérie n‟est pas Canaan. Mais la marche est la même que l‟Exode d‟Égypte.
Quand Moïse a imploré Dieu de ne pas le laisser mourir à la frontière, si la
peur a frappé Moïse, elle peut aussi frapper l‟un de nous. Lazebnik est
victime de cette peur (2019 : 362Ŕ363).

L‟arrivée devient alors errance, et métaphore du destin diasporique des


Juifs : « Bientôt nous nous séparerons. Chacun sera déposé dans son village d‟exil
mais il restera en nous quelque chose de cette communauté déchirée, scindée, et la
solitude va pleurer en nous. » (2019 : 449Ŕ450)
La dimension christique qui parcourt le récit et notamment la voix donnée
au neuvième détenu de la cellule aux Butyrki participe encore des stratégies
polyphoniques de l‟œuvre, en donnant à ce dialogue la possibilité de faire de
l‟expérience singulière des bagnards et des personnages hantant leurs récits autant de
figures métonymiques de la persécution contre les Juifs, de manière universelle.

Soudain je vois le crucifié dans son coin bouger sur le mur d‟en face. Ses
bras et ses jambes s‟arrachent à leurs clous. Sa tête se lève. Il descend et ses
pieds touchent le sol de la cellule. Il avance vers moi. Je vois toute sa
silhouette, je tends mon bras et pousse un cri d‟épouvante : « Ne t‟approche
pas de moi. Tu me fais peur. »
Il s‟arrête au milieu de la cellule, en face de moi.
« N‟aie pas peur ! Et si peur il y a, j‟ai aussi peur de toi que toi de moi. Peut-
être davantage.
Ŕ Pourquoi es-tu descendu de ta croix ?
Ŕ Je ne veux plus être pendu. Je ne supporte plus mon crucifix. Je suis las.
Ŕ Las de qui ?Ŕ Las de ceux qui ne cessent de me crucifier.Ŕ Et qui sont-
ils ?Ŕ Eux, les Bassanov de toutes les générations. Ils me tiennent prisonniers
de la Croix. Mais depuis long- temps je suis fatigué d‟être ainsi pendu. Las
d‟être Dieu » (2019 : 244).

Le motif du lavement des pieds fige la comparaison, en l‟éludant :


Ŕ C‟est exagéré de nous comparer au Messie, très exagéré.

69
Ŕ Bien sûr. Mais il ne faut pas le prendre au pied de la lettre. Quoi que nous
pensions, les plaies aux pieds, les cloques sont les mêmes pour tous (2019:
398).

C‟est finalement, après avoir commencé dans la solitude froide et


douloureuse au cachot, dans la chaleur de la compassion et du soin maternel que Af
tsarisher katorge s‟achève, ouvrant à la possibilité de l‟enfantement et de la
permanence juive. La liberté est clarté, non pas celle des aveuglements
apocalyptiques de la traversée sur le baraquement flottant, mais douceur : « Cette
luminosité ne me quitte pas quand, une heure plus tard, je me réveille. Elle est pure,
calme, sans peurs nocturnes. Le visage enfoui, j‟entends une douce voix maternelle,
l‟écho proche d‟un chant » (2019: 501). L‟analyse des personnages féminins est
d‟ailleurs très éclairante pour percevoir les dialogues qui structurent les œuvres. La
jeune Slava est décrite comme héroïque et courageuse, sur le modèle notamment
produit par la propagande soviétique, dialogue avec les mères et figures
apparentées : femmes compassionnelles, distribuant le lait et la nourriture dans les
villages le long du trajet à travers la Sibérie ; mères absentes comme rêvées et
hallucinées : « Les paysannes fourrent leurs miches de pain dans n‟importe quelle
main qui se tend. Nous sommes émus et reconnaissants. Les paysannes ont l‟air
heureuses. Sur leurs visages une expression de bonté et de pitié. Seules les figures de
mère peuvent avoir cette luminosité. » (2019: 353) L‟image même de cette maternité
réconfortante encadre l‟œuvre comme un écrin : elle est présente dès le cachot
lorsque le narrateur se serre contre son « double » détenu, et que la comparaison au
ventre maternel « s‟impose » à lui :

« Nous sommes couchés comme des jumeaux dans un ventre obscur. » La


comparaison s‟impose à moi. C‟est bien l‟image que nous offrons. Même les
ténèbres se font chaudes, comme un grand ventre qui nous presse l‟un contre
l‟autre. Et que va-t-il faire cet étrange ventre de nous ? Il finira par nous
expulser. Nous expulser pour nous placer où ? Quel couple bizarre nous
formons ! Quel genre de gémellité est-ce là ? L‟un de nous a dix-neuf ans,
l‟autre plus de soixante. Un jeune révolutionnaire et un vieil assassin. Un
jeune Juif et un chrétien à la longue barbe blanche se tiennent comme dans le
noir d‟un immense œuf. Autour des ténèbres épaisses, une dure coquille
d‟obscurité, impossible à casser, à briser (2019: 45).

Le motif du ventre réconfortant en temps de détresse et de « chaos » (2019:


375), qui renvoie à plusieurs occurrences dans la littérature yiddish, comme par
exemple celle du soldat se réfugiant dans les entrailles d‟une jument sur le front
ukrainien, dans Di Gas d‟Isroel Rabon (1928), est articulé à celui des deux jumeaux,
comme couple mythique, Caïn et Abel d‟une génération en exil. Tradition et
avènement de la modernité ne sont pas tant ici opposés avec violence, comme par
exemple dans le roman yiddish des années 1920 à 1940, mis à part dans les
souvenirs que le narrateur fait émerger de son enfance dans la yeshiva :

Les querelles [avec mon père] après mon abandon de la yeshiva Ŕ l‟école
talmudique Ŕ et de la pratique religieuse. Je détruisis son rêve de me voir un
jour rabbin. À la place, j‟exprimai mon désir d‟être un écrivain yiddish, de
70
devenir membre du Bund et de m‟engager de toutes mes forces dans le
mouvement révolutionnaire (2019 : 60).

Lorsque le narrateur et son « double » se couchent l‟un contre l‟autre, mais


également grâce au dialogisme qui se noue entre le narrateur et toutes les figures de
grands-pères Ŕ peut-être manifestations hallucinatoires d‟une seule et même figure :
le prophète Élie Ŕ, c‟est sous la forme de réconciliation que l‟ancien et le nouveau
monde se regardent. Si dans son Golem, H. Leivick mettait en scène une figure qui
incarnait de manière similaire la tension entre la catastrophe et l‟utopie (Cohen,
2015 : 8), Af tsarisher katorge vient rejouer celle-ci dans des formes d‟atemporalité
et d‟universalité, propres à la mise en scène de l‟histoire juive par les poètes du
groupe Di Yunge.

***

Le dialogisme n‟est ni anecdotique ni structurel dans le récit Af tsarisher


katorge, il est la signification même de l‟œuvre, accouchant d‟une réconciliation
messianique au moment même où les ténèbres apocalyptiques de la traversée
laissent place à la clarté eschatologique de la liberté en exil. H. Leivick, dans ses
dialogues, demeure le “témoin hanté de la souffrance du vieux monde” (Wisse,
1981 : 55)2.

BIBLIOGRAPHIE
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and Spread of Nationalism, Paris, Verso.
BAKHTINE, Mikhaïl, 1987, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.
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discours : dialogisme et discours rapporté », in Faits de Langues, pp. 159-169.
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Messianic in H. Leivick‟s The Golem”, in Cultural Critique, no 90, pp.1-21.
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KSIAZENICER-MATHERON, Carole, 2018, « Polyphonies fantastiques dans la
littérature yiddish moderne », in Les expressions du collectif dans les écritures
juives d’Europe centrale et orientale, dir. Fleur Kuhn-Kennedy et Cécile Rousselet,
Paris, Presses de l'Inalco, pp. 118-136.

2
Ma traduction.
71
KUHN, Roze-Fleur, 2013, Les métamorphoses romanesques de la mémoire juive,
thèse de doctorat, Centre d‟études et de recherches comparatistes - Université Paris 3
Sorbonne-Nouvelle.
KUHN-KENNEDY, Fleur, ROUSSELET, Cécile, 2018, Les expressions du collectif
dans les écritures juives d’Europe centrale et orientale, Paris, Presses de l‟Inalco.
LEIVICK, H., 2019, Dans les bagnes du Tsar, trad. Rachel Ertel, Paris, L‟Antilope.
ROSKIES, David G., WOLF, Leonard, 2013, « Introduction », in The World
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WISSE, Ruthe R., 1981, « Di Yunge: Immigrants or Exiles? », Prooftexts, no 1(1),
pp. 43-61.

72
II. POLYPHONIES À L’INTERFÉRENCE DES
CODES CULTURELS

73
74
APPELLATIONS DE DIEU ET DE LA VIERGE MARIE DANS LE
DISCOURS DE LA PRIÈRE, EN LANGUE FRANÇAISE

Felicia Dumas
Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iași, Roumanie
felidumas@yahoo.fr

Résumé :
Cet article propose une analyse discursive et lexico-sémantique de quelques
appellations utilisées dans les textes des prières chrétiennes-orthodoxes à l‟égard de
Dieu (le Père et de la Sainte Trinité) et de la Vierge Marie, en langue française.
Nous montrerons que ces appellations désignent discursivement le statut privilégié
des destinataires de ces prières, et représentent des unités lexicales qui renferment
des vérités doctrinaires et dogmatiques, et qui expriment l‟ancrage profond dans la
foi des chrétiens qui les utilisent et leur pleine assurance quant à l‟efficacité de leurs
actes de prière. Nous travaillerons sur un corpus constitué des textes des Liturgies
eucharistiques, des Acathistes à la Mère de Dieu et au Christ, de la Paraclisis (à la
Mère de Dieu), ainsi que de nombreuses autres prières liturgiques de l‟Orthodoxie,
en langue française.
Mots-clés : appellation, prière, christianisme orthodoxe, Dieu, la Vierge Marie.

Abstract :
The aim of this study is a discourse and lexico-semantic analysis of some
forms of address and denominations employed in the texts of Christian Orthodox
prayers in order to refer to God (the Father and the Holy Trinity) and to Virgin Mary
in French. We will illustrate that these forms of address reflect in a discursive way
the privileged status of the addressees of the prayer and that they represent lexical
units that incorporate dogmatic and docrinaire facts while revealing the Christians‟
deep anchorage in their faith, who resort to these forms of address confidently as to
the efficacy of their prayers. Our work is based on a corpus made up of texts from
the Divine Liturgy, of Akathists to the Mother of God and to Jesus Christ, of the
Paraklesis (to the Mother of God), as well as of many other Orthodox liturgical
prayers in French.
Key-words: forms of address and denominations, prayer, Orthodox Christianity,
God, Virgin Mary.

Argument
L‟accueil de l‟Orthodoxie par la France chrétienne a eu comme conséquence
la traduction en langue française de l‟ensemble des offices liturgiques chrétiens-
orthodoxes, processus complexe et laborieux qui a marqué toute la moitié du siècle
dernier (Dumas, 2009 ; Dumas, 2014). Nous nous proposons d‟étudier dans cet
article la variété lexicale et discursive, ainsi que la richesse sémantique des
différentes appellations utilisées en français dans les textes des prières orthodoxes,
pour s‟adresser à Dieu et à la Vierge Marie. Nous travaillerons sur un corpus

75
constitué des textes des Liturgies eucharistiques, des Acathistes à la Mère de Dieu et
au Christ, de la Paraclisis (à la Mère de Dieu), ainsi que de nombreuses autres
prières adressées à Dieu le Père, aux Personnes de la Trinité, ainsi qu‟à la Mère de
Dieu. Nous comprendrons la prière en tant que type particulier de discours religieux
(Coseriu, 2010 ; Dumas, 2018a1), en tant que monologue conçu comme un dialogue
par l‟homme religieux, lors duquel il s‟adresse en paroles (et en gestes) à son Dieu,
qui lui répond à travers Son agir (Dumas, 2018b).

1. La prière comme type particulier de dialogue


À la différence de Coseriu, pour lequel la prière est uniquement une prière
d‟intercession, c‟est-à-dire

une unité textuelle appartenant au champ religieux, dans laquelle un sujet


humain (individuel ou collectif) demande, de façon directe ou indirecte,
quelque chose à une Divinité, à un être surhumain perçu comme ayant des
attributs surhumains ou une omnipotence, animé par la conviction que cet
être peut (et est disposé à) lui donner ce qu‟il lui demande (Coseriu, 2010),

nous allons envisager la prière dans son acception théologique la plus large,
qui comprend l‟intercession, la louange, l‟action de grâce, la pénitence et le
pardon (Dumas, 2010a : 175, Le Tourneau, 2005 : 504).
Même si la Divinité à laquelle il adresse ses prières ne lui répond pas avec
des mots, pour l‟homme religieux, ancré dans la pratique de sa foi, c‟est d‟un
dialogue qu‟il s‟agit, puisqu‟il a la certitude de se faire entendre par le destinataire
de ses paroles de prière, qui lui répond par Son agir divin : « Pour un enfant de Dieu,
la prière n‟est rien d‟autre qu‟une conversation confiante avec son Père qui est dans
les cieux » (Le Tourneau, 2005 : 504). Ou bien, avec les mots de Coseriu,

ce qui caractérise la prière du point de vue linguistique est la certitude


inébranlable du sujet qui prie, tant en ce qui concerne l‟objectivité de la
perception et de l‟interprétation du monde et des attributs divins impliqués
ou rendus explicites par la prière, que par rapport à la possibilité de la mise
en place d‟un dialogue et de la communion avec Dieu. Et ceci, malgré
l‟absence des preuves et des arguments „scientifiques” (ignorés par la prière
ou qu‟elle doit ignorer) et malgré la distance incommensurable qui sépare le
sujet humain, limité et mortel, du Sujet divin, absolu et éternel (Coseriu,
2010 : 3).

La prière se retrouve, en effet, au cœur même de toute croyance et


représente « un des phénomènes centraux de la vie religieuse » (Mauss, 2014 : 392).

1
Nous avons défini le discours religieux comme un type particulier de discours, à référentiel
religieux dominant, caractérisé par des traits linguistiques particuliers, aux niveaux lexical,
morphosyntaxique, sémantique et stylistique. Selon les particularités socioculturelles de
l‟espace géographique où il est produit, et l‟imaginaire linguistique (Houdebine, 1998 : 12)
construit par les usagers des langues-cultures qui l‟accueillent, à l‟égard du fonctionnement
de ces langues en tant que supports d‟expression de la spiritualité orthodoxe, le discours
religieux acquiert des traits particuliers spécifiques (Dumas, 2018a : 8).
76
On la retrouve donc au centre de la pratique religieuse de tout fidèle désireux de
mener une vie chrétienne authentique, qui s‟achève avec le salut de son âme et son
entrée dans le Royaume des cieux.
Nous nous proposons d‟étudier du point de vue discursif et sémantique les
appellations utilisées à l‟égard de Dieu (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) et de la
Vierge Marie en tant que Mère de Dieu dans les prières liturgiques de l‟Église. Par
prières liturgiques, nous comprenons les prières consignées par les livres de culte (et
de prière), dont les textes ont été fixés traditionnellement à travers le temps et la
pratique liturgique de l‟Orthodoxie universelle (Deseille, 2012). Ces
appellations désignent discursivement le statut privilégié des destinataires de ces
prières, et représentent des unités lexicales qui renferment des vérités doctrinaires et
dogmatiques. L‟exemple le plus évident dans ce sens est constitué par l‟appellation
apparemment « banale » pour les fidèles chrétiennes-orthodoxes de Mère de Dieu
ou Théotokos, qui fait référence à un dogme de foi concernant la maternité divine de
la Vierge Marie, qui est vraiment Mère de Dieu dans le christianisme, dans
l‟Orthodoxie tout comme dans le Catholicisme, « parce qu‟elle a mis au monde un
fils, Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme » (Le Tourneau, 2005 : 395). Cette vérité
a été définie en 431 par le Concile d‟Éphèse à l‟encontre des affirmations de
Nestorius, qui a conféré à la Vierge Marie le titre de Théotokos, « Mère de Dieu »
(Dumas, 2010a : 208). Et c‟est ce titre de « Mère de Dieu » ou Théotokos (emprunt
grec utilisé notamment dans les textes de théologie orthodoxe, en langue française),
qui est resté en usage dans tout le monde orthodoxe en tant qu‟appellation et
dénomination privilégiées de la Vierge Marie :

Jamais on ne l‟appelle simplement Marie, ni même la sainte Vierge. Dans


l‟Orthodoxie, la formule équivalente au « Je vous salue Marie » latin est :
Mère de Dieu et vierge, réjouis-toi, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est
avec toi, tu es bénie entre les femmes et béni est le Fruit de ton sein, car tu
as enfanté le Sauveur de nos âmes (Deseille, 2012 : 124).

Nous verrons que tant du point de vue discursif, que sémantique et


théologique, ces appellations mettent en scène un véritable dialogue établi entre le
fidèle qui prie individuellement ou collectivement et son Dieu, et, respectivement, sa
médiatrice la plus proche, la plus prompte quant à son secours, et la plus vénérée, la
Mère de Dieu et toujours Vierge Marie.
Une précision terminologique s‟impose avant de commencer l‟analyse
proprement dite de nos appellations. Nous préférons utiliser le terme d‟appellation
et non pas celui d‟interpellation (Dumas, 2010b), employé en même temps que ses
concepts linguistiques associés (« termes d‟adresse » : Kerbrat-Orrechioni, 2002 :
30, ou « appellatifs » : Jaubert, 1990), justement pour attirer l‟attention sur le type
particulier de discours représenté par la prière, investi d‟un agir humain censé
influencer l‟agir divin par rapport auquel il est disproportionné mais dont il attend
une réponse-intervention, en récupérant (au niveau de ce type particulier de
discours) la définition proposée en langue française pour le nom « appellation », à
savoir celle « d‟action de désigner quelqu‟un […] en lui donnant un nom »2, en
s‟adressant à lui.

2
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1186575690; consulté le 17 mars
77
2. Appeler discursivement Dieu dans la prière
Les appellations utilisées pour s‟adresser à Dieu dans les textes des prières
expriment l‟ancrage du fidèle-pratiquant, qui les emploie en les faisant siennes, dans
la confession de la foi et de la doctrine de l‟Église. Dieu est reconnu ainsi en tant
que Maître absolu de l‟homme, cette appellation étant utilisée à la fois pour
s‟adresser à Dieu et à Jésus-Christ, Son Fils. Elle apparaît dans l‟une des plus belles
prières récitées pendant le Grand Carême, qui porte le nom de son auteur, saint
Ephrem le Syrien :

Seigneur et Maître de ma vie, ne m‟abandonne pas à l‟esprit d‟oisiveté,


d‟abattement, de domination et de vaines paroles. Mais accorde-moi un
esprit d‟intégrité, d‟humilité, de patience et de charité, à moi ton serviteur.
Oui, Seigneur Roi, donne-moi de voir mes fautes et de ne pas juger mon
frère, car Tu es béni dans les siècles des siècles. Amen3.

Avant de commencer l‟étude des appellations utilisées à l‟égard de Dieu,


mentionnons également le fait que des trois personnes de la Trinité, celle qui
bénéficie de plus de prières de la part des chrétiens est la deuxième, à savoir le Fils
de Dieu. Cette réalité discursive a une explication doctrinaire, puisque le Fils de
Dieu est le Rédempteur, le Sauveur des hommes, envoyé dans le monde par Dieu le
Père par amour pour sa créature, afin de la racheter et la restaurer dans sa condition
ontologique initiale, d‟intimité avec Lui. L‟appellation la plus fréquemment
employée pour s‟adresser à Jésus-Christ dans les textes des prières et des offices
liturgiques est représentée par le nom « Seigneur », nom du Dieu d‟Israël dans la
Bible et surtout dans le Nouveau Testament, « qui le différencie des faux dieux ou
idoles » (Le Tourneau, 2005 : 578), et surtout nom par excellence de Jésus-Christ (I
Corinthiens 8, 5), de Kyrios, qui veut dire Maître et Seigneur (Mircea, 1984 : 119).
Les théologiens orthodoxes précisent bien le fait que cette appellation est réservée
au Christ, tandis que celle de « Dieu » est utilisée en général pour Dieu le Père :

L‟usage habituel du Nouveau Testament, suivi ordinairement par les saints


Pères, au moins en langue grecque, est d‟appliquer le nom de Dieu au Père,
et le nom de Seigneur au Fils ; c‟est le langage habituel, notamment de saint
Paul (Deseille, 2012 : 41).

Cette affirmation met bien en évidence le fait qu‟il y a une cohérence


doctrinaire évidente entre la théologie et l‟enseignement de l‟Église et les textes des
offices et des prières liturgiques qui les expriment. En même temps, les mêmes
théologiens précisent que les deux appellations, l‟une utilisée à l‟égard de Dieu le
Père, et l‟autre, à l‟égard du Christ, représentent des noms « proprement divins », et
expliquent la signification doctrinaire de celle qui est appliquée à Jésus-Christ :

Dans le Nouveau Testament, le terme de Seigneur évoque la seigneurie


universelle du Christ, dont Il a été investi par sa Résurrection, et qui est une

2019.
3
Livre de prière, éditions Apostolia, Paris, 2014, p. 16.
78
participation à la seigneurie de Dieu, du Père, sur l‟univers. Par conséquent,
aussi bien le terme de Dieu, que le terme de Seigneur, désignent la divinité.
Ce sont l‟un et l‟autre des termes proprement divins : seulement, l‟un est
appliqué plus généralement au Père, et l‟autre au Christ (Deseille, 2012 :
42).

Une autre appellation utilisée dans le discours des textes des prières
liturgiques pour s‟adresser au Christ en tant que Fils de Dieu est représentée par le
nom « Sauveur » ; de nature théologique aussi, elle est moins fréquente que la
précédente et désigne de façon explicite la qualité de Jésus-Christ de Sauveur de la
race humaine, envoyé par Dieu le Père justement dans ce but, dans l‟histoire. Elle est
employée, par exemple dans le texte de la première antienne chantée par le chœur
lors de la Liturgie de saint Jean-Chrysostome : « Par les prières de la Mère de Dieu,
ô Sauveur, sauve-nous »4.
Les appellations mentionnées ci-dessus, utilisées pour s‟adresser en prière à
Dieu le Fils ne représentent, morphologiquement, qu‟un type bien précis de celles-
ci. Effectivement, nous pensons que ces appellations peuvent être classifiées en trois
catégories différentes : 1. des appellatifs simples, représentés par des noms divins,
qui désignent également le rapport entre l‟homme religieux et son Dieu : Seigneur,
Maître, Sauveur ; 2. ces appellatifs accompagnés du déterminant « mon » ou
« notre », qui exprime une appropriation subjective du discours (exemple de la
Prière à notre Seigneur Jésus-Christ, qui fait partie des Prières du matin : « Seigneur
Jésus-Christ, mon Dieu très miséricordieux et compatissant »5 ; deux autres
exemples extraits des Prières du soir : « Oui, mon Seigneur et mon Créateur »6 ; « Ô
notre Dieu, nous croyons en toi »7); 3. les mêmes appellatifs accompagnés d‟un
syntagme déterminatif, à valeur doctrinaire explicite, qui souligne discursivement
divers attributs divins du destinataire de la prière : « Seigneur ami des hommes »
(Quatrième prière de saint Macaire le Grand, qui fait partie des Prières du matin8) ;
« Seigneur tout-puissant » (Première prière de saint Basile le Grand, relevant
toujours du cycle des Prières du matin9) ; « Dieu très-haut » (Deuxième prière de
saint Basile le Grand, des Prières du matin10) ; « Seigneur des puissances »
(Acathiste à notre très doux Seigneur Jésus-Christ11).
Pour ce qui est de la troisième personne de la Trinité, l‟Esprit-Saint,
l‟appellation utilisée dans les quelques prières qui lui sont adressées est celle de
« Paraclet », ou bien, dans d‟autres versions, « Consolateur » (traduction de
Paraclet : Le Tourneau, 2005 : 459). Il est appelé de la sorte par le Christ même dans
l‟évangile selon saint Jean : « Le Paraclet, l‟Esprit-Saint que le Père enverra en mon

4
Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand, Monastère
de Solan, p. 32.
5
Manuel de prières du chrétien orthodoxe, p. 20.
6
Ibidem, p. 41.
7
Ibidem, p. 40.
8
Ibidem, p. 14.
9
Ibidem, p. 15.
10
Ibidem, p. 17.
11
Acathiste à notre Très-Doux Seigneur Jésus-Christ, Monastère Sainte-Antoine-Le-Grand,
1996, p. 13.
79
nom, lui vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit » (Jean,
14, 26). La théologie orthodoxe considère que le Saint-Esprit procède du Père
seulement (et non pas à la fois du Père et du Fils, selon le filioque latin) et qu‟il a
pour rôle « essentiellement, de rendre le Christ présent parmi les hommes. Toute
l‟œuvre du Saint-Esprit est relative au Christ » (Deseille, 2012 : 53). Toutes les
prières initiales de tous les offices liturgiques orthodoxes commencent par une prière
adressée au Saint-Esprit :

Roi céleste, Paraclet, Esprit de vérité, partout présent et remplissant tout,


trésor de tout bien et dispensateur de vie, viens et demeure en nous, et
purifie-nous de toute souillure, toi qui es bon12.

Dieu est Trinité dans le christianisme, tant dans l‟Orthodoxie, que dans le
Catholicisme romain. Les textes liturgiques orthodoxes comprennent quelques
prières adressées directement à la Sainte Trinité, appelée telle qu‟elle ou désignée
par l‟appellation globale « Dieu », qui désigne (sauf quand on l‟emploie pour
désigner seulement le Père, comme nous l‟avons déjà vu ci-dessus) les trois divines
Personnes ensemble (Deseille, 2012 : 56-57). Si la première appellation (« Sainte
Trinité ») est utilisée surtout dans les textes des prières initiales, collectives ou
individuelles : « Trinité toute sainte aie pitié de nous »13 ; « À mon réveil, je te rends
grâces, ô Sainte Trinité »14, celle de « Dieu » est employée discursivement dans les
textes des prières liturgiques, que le prêtre adresse au nom de l‟assemblée, au
destinataire par excellence de l‟Eucharistie : « Ô Dieu saint, toi qui repose dans les
saints, qui est loué par les Séraphins […] » (Prière du Trisagion15) ; « Par leurs
prières, veille sur nous, ô Dieu » (Prière des commémoraisons16).
Pour souligner la conscience liturgique de l‟Église en ce qui concerne la
seigneurie de Dieu, certaines prières prononcées par le prêtre-célébrant pendant la
Liturgie eucharistique de saint Jean Chrysostome, comprennent l‟appellation
développée « Seigneur notre Dieu » :

Car toi seul, Seigneur notre Dieu, commande aux créatures du ciel et de la
terre, toi qui siège sur un trône de Chérubins, toi le Seigneur des Séraphins
et le Roi d‟Israël, toi qui est le seul saint et qui repose dans les saints (Prière
de la Grande Entrée17).

3. Appellations de la Mère de Dieu


Les appellations utilisées à l‟égard de la Vierge Marie sont représentées
par des unités discursives particulières, qui font référence à son statut exceptionnel,
de femme choisie par Dieu le Père pour devenir la Mère de Son Fils, c‟est-à-dire, la

12
Manuel de prières du chrétien orthodoxe, p. 5.
13
Ibidem, p. 6.
14
Ibidem, p. 8.
15
Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand, Monastère
de Solan, p. 39.
16
Ibidem, p. 64.
17
Ibidem, p. 50.
80
Mère de Dieu. En fait, toutes les appellations employées à son égard dans les textes
des prières sont en liaison doctrinaire et théologique avec cette appellation première,
matricielle et suprême de « Mère de Dieu » (ou Théotokos). La doctrine chrétienne
nous apprend qu‟elle joue un rôle fondamental dans le mystère du salut, sa maternité
divine étant intimement liée au mystère de l‟Incarnation (Deseille, 2012 : 124). Elle
est la médiatrice « sans faille », la plus sûre et la plus prompte des hommes auprès
de Son Fils, et donc, de Dieu, en tant que Mère de tous les chrétiens, de tous ceux
qui, comme l‟affirme la théologie orthodoxe, « sont effectivement incorporés au
Christ par le baptême » (Deseille, 2012 : 125). C‟est la conscience de cette maternité
divine qui incorpore tous les fidèles qui est exprimée par l‟usage de l‟appellation
« Mère de Dieu » dans la plupart des textes de prière de l‟Église. Voyons quelques
exemples d‟emploi discursif de cette appellation, dont l‟hymne Axion estin (Il est
digne) de la Liturgie eucharistique de saint Jean Chrysostome18, qui expriment
justement la maternité divine et virginale de la Vierge Marie :

Il est digne, en vérité, de te proclamer bienheureuse, Mère de Dieu, toujours


bienheureuse et tout-irréprochable et Mère de notre Dieu. Plus vénérable
que les Chérubins et incomparablement plus glorieuse que les Séraphins, toi
qui sans corruption as enfanté Dieu le Verbe, toi qui es vraiment Mère de
Dieu, nous te magnifions (Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, p.
64).

Ô Mère de Dieu, toi qui as enfanté pour nous le Christ Sauveur (Paraclisis à
la Mère de Dieu, p. 26).

Délivrée du danger, moi, ta cité, je te dédie cette action de grâces, ô Mère de


Dieu ! (Acathiste à la Mère de Dieu).

Les textes des prières orthodoxes comprennent également d‟autres


appellations, qui peuvent être classifiées en deux grands types, selon leur structure
morphologique : 1. des appellations représentées par des noms ou des syntagmes
nominaux proprement dits: « Épouse de Dieu », « Souveraine », « Mère de Dieu et
Vierge », précédés ou non de l‟interjection ô (qui renforce la fonction discursive
d‟apostrophe, étant caractéristique du style lyrique d‟invocation : Riegel, 2004 :
465); 2. des appellations constituées de syntagmes adjectivaux nominalisés :
« Toute-Sainte », « Toute-Pure », « Tout-Irréprochable ».
Elles expriment toutes une signification doctrinaire, en relation avec la
maternité divine de la Vierge Marie et son statut de Théotokos. Ainsi, la qualité
fondamentale de maternité divine et virginale (de virginité gardée avant, pendant et
après son enfantement) de la Mère de Dieu va-t-elle de pair avec le statut qui lui a
été attribué par la doctrine de l‟Église, d‟Épouse de Dieu. Elle est appelée comme
cela dans de nombreuses prières liturgiques, dont notamment l‟Acathiste et la
Paraclisis composés en son honneur :

18
L‟une des prières les plus aimées par les fidèles orthodoxes, et l‟une des plus fréquemment
récitées ou chantées lors de la pratique liturgique de l‟Église Orthodoxe.
81
Par tes prières, ô Épouse de Dieu, délivre-moi des liens du péché » (Prière
de minuit à la Très sainte Mère de Dieu, dans Manuel de prières du chrétien
orthodoxe, p. 18).

Car tu as enfanté le Christ, lui qui procure la sérénité, ô Épouse de Dieu,


seule toute pure (Paraclisis, p. 12).

Apaise le tumulte de mes passions et la tempête de mes péchés, ô Épouse de


Dieu (Paraclisis, p. 14).

L‟appellation « Souveraine » est engendrée quant à elle, sémantiquement et


discursivement, par le statut dogmatique de Théotokos de la Vierge Marie ; en
l‟appelant de la sorte dans leurs prières, les fidèles lui reconnaissent délibérément (et
en toute connaissance doctrinaire) ce statut, qui lui a été conféré, comme
récompense divine, par son Fils : « Je chante ta miséricorde, ô ma Souveraine, et je
te demande d‟éclairer mon esprit » (Prière de minuit à la Très Sainte Mère de Dieu :
Manuel de prières du chrétien orthodoxe, p. 20).
Cette conscience doctrinaire des fidèles concernant la maternité divine et
virginale de la Mère de Dieu est exprimée discursivement par l‟emploi de quelques
appellations doubles, constituées lexicalement de la juxtaposition des syntagmes
« Mère de Dieu » et « Vierge Marie », qu‟on peut rencontrer dans des contextes
tels :

Aucun de ceux qui recourent à toi ne se retire couvert de confusion, Vierge


toute-pure et Mère de Dieu (Paraclisis, p. 23).

Relèvement de ceux qui sont dans la tribulation, délivrance des


infirmes, Mère de Dieu et Vierge, sauve ta cité et ton peuple (Ibidem).

Exalte le front des chrétiens orthodoxes, et fais venir sur nous l‟abondance
de ta miséricorde, par les prières de notre Souveraine toute-pure, la Mère de
Dieu et toujours-Vierge Marie (Paraclisis, p. 24).

Quant aux appellations de nature adjectivale, elles mettent en évidence, de


façon lexicale encore plus explicite, les qualités exceptionnelles de pureté de vie de
la Mère de Dieu, récompensée par son Fils par sa sanctification ; l‟appellation de
« Toute-Sainte » (ou Panaghia) est d‟usage très courant dans les textes des offices
liturgiques orthodoxes, « qui la situent dans un ordre à part, au-dessus des Chérubins
et des Séraphins, de tous les anges et de tous les saints » (Deseille, 2012 : 124). Sa
toute-sainteté est explicitée par d‟autres appellations du type « Toute-Pure » ou
« Tout-Irréprochable » :

Obtiens-moi des fleuves de larmes, ô Toute-Pure, et purifie mon âme de


toute souillure (Prière de minuit à la Très sainte Mère de Dieu, dans Manuel
de prières du chrétien orthodoxe, p. 19).

82
Il est digne, en vérité, de te proclamer bienheureuse, Mère de Dieu, toujours
bienheureuse et tout-irréprochable et Mère de notre Dieu (Divine Liturgie de
saint Jean Chrysostome, p. 64).

4. Pour conclure : quand le dire humain a comme résultat l’agir divin


Toutes ces appellations expriment, en plus de l‟ancrage profond dans la foi
des chrétiens qui les utilisent à travers les prières liturgiques collectives ou
individuelles, traditionnellement établies par l‟Église, leur assurance profonde quant
à l‟efficacité de leur acte de prière. Cette assurance est garantie par la relation
d‟intimité avec Dieu et la Vierge Marie qui se créé entre ces fidèles et les
destinataires exceptionnels de leurs discours, qui, en vertu de leurs attributs divins et
de la paternité (et, respectivement, de la maternité) spirituelle définie par rapport à
eux, ont l‟amour de les écouter et le pouvoir de répondre favorablement à leurs
prières. Cette intimité avec Dieu relève de la condition initiale et perdue de
l‟homme, d‟avant sa chute, et représente l‟objectif spirituel principal des chrétiens,
dans le Royaume des cieux.
L‟homme ne peut y avoir accès qu‟après une transformation ontologique
majeure, après son imprégnation de la grâce du Saint-Esprit, imprégnation appelée
par la théologie orthodoxe la sanctification ou la divinisation du chrétien (Deseille,
2012). C‟est justement ce type de résultat spirituel qui est attendu par les fidèles en
réponse à leurs prières, cet agir divin « concret » dans leur vie, tel que nous le
montrent les exemples suivants :

De nouveau et sans cesse, nous nous prosternons devant toi et nous te


supplions, Dieu bon et ami des hommes, de considérer favorablement notre
prière, de purifier nos âmes et nos corps de toute souillure de la chair et de
l‟esprit […] Accorde à ceux qui prient avec nous un accroissement de vie,
de foi et d‟intelligence spirituelle […]19

Guéris les passions qui me rendent sans force, ô Toute-Pure, en daignant me


visiter (Paraclisis, p. 16).

Seigneur notre Dieu, dans ta bonté et ton amour des hommes, pardonne-moi
tous les péchés que j‟ai commis en ce jour […] ; envoi-moi ton ange gardien
pour me garder et me protéger (Prières du soir20).

La parole humaine de la prière appelle donc l‟intervention de l‟agir divin,


afin qu‟il se mêle à l‟agir de l‟homme croyant, pour l‟aider dans ses efforts de se
rapprocher de plus en plus de Dieu, pour refaire son union avec Lui, par sa
purification des péchés et sa pénétration du divin, afin de retrouver sa condition
initiale, de vie éternelle, dans l‟intimité de son Créateur.
Comme il s‟agit de textes qui se sont fixés à travers le temps, lors de la
pratique de l‟Église, qui ont été conservés et perpétués de façon traditionnelle et

19
Seconde prière du prêtre pour les fidèles: Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome,
Monastère Saint-Antoine-Le-Grand, Monastère de Solan, p. 49.
20
Manuel de prières du chrétien orthodoxe, p. 40.
83
dont se sont servies pour prier des générations entières de chrétiens, on peut affirmer
que le dialogue avec la Divinité s‟établit (au niveau des appellations étudiées dans
cet article) entre une voix humaine polyphonique et l‟agir divin unique. Dieu écoute
le dire humain et lui répond de façon efficace (c‟est-à-dire effective) par Son agir,
selon la foi, l‟assurance et l‟assiduité investies par l‟homme religieux dans l‟acte de
sa prière.

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84
CORPUS
Acathiste à notre Très-Doux Seigneur Jésus-Christ, Monastère Sainte-Antoine-Le-
Grand, 1996.
Acathiste à la Très Sainte Mère de Dieu, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand, 1996.
Les Divines Liturgies de saint Jean Chrysostome, de saint Basile le Grand et la
Liturgie des Dons présanctifiés selon l’usage du Mont Athos, Monastère Saint-
Antoine-Le-Grand et Monastère de Solan, 2009.
Manuel de prière du chrétien orthodoxe, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand,
Monastère de Solan, 2013.
Livre de prière, éditions Apostolia, Paris, 2014.
Petite Paraclisis en l’honneur de la Très Sainte Mère de Dieu, Monastère Saint-
Antoine-Le-Grand, 2006.

85
LE CONTE SOUMIS AUX RÈGLES DU DISCOURS

Adriana-Gertruda Romedea
Université « Vasile Alecsandri » de Bacău
romedea.adriana@ub.ro

Résumé
Tzvetan Todorov, dans sa Grammaire du Décaméron, propose d‟étudier la
narration comme univers de représentations, donc son objet d‟étude serait l‟univers
évoqué par le discours, et non pas le discours dans sa littéralité, en acceptant l‟idée
de l‟existence d‟une grammaire universelle.
Premièrement, nous allons établir, tout comme Todorov, les trois aspects
généraux du conte : sémantique, syntaxique et verbal. Le premier aspect comprend
ce qui représente et évoque l‟histoire, les contenus plus ou moins concrets qu‟elle
apporte. L‟aspect syntaxique signifie la combinaison des unités, les relations établies
entre elles. L‟aspect verbal signifie les phrases concrètes parmi lesquelles l‟histoire
est reçue, la modalité dont un contenu sémantique nous est transmis (Todorov, 1975:
119). Par exemple, par quels mots nous apprenons un contenu tel que « partir en
excursion ». L‟unité syntaxique de base est la proposition par laquelle nous
comprenons une action indécomposable comme « il tue l‟ogre », ou « il part en
excursion ».
Deuxièmement, nous analyserons les rôles narratifs dans les contes, surtout
le patient et l‟agent, selon la taxonomie établie par Claude Bremond.
En conclusion, nous avons considéré juste et nécessaire de faire une étude
du sens en entier et de la compréhension du conte, sa perception au-delà du texte
écrit qu‟un locuteur a devant ses yeux.
Mots-clés : syntaxique, sémantique, verbal, fonction, rôle narratif.

Abstract
In his Grammaire du Décaméron, Tzvetan Todorov suggested studying the
narration as a universe of representations; therefore, its object of study would be the
universe evoked by the discourse and not the discourse in its literality, accepting the
idea of the existence of a universal grammar.
Just as Todorov, first we will establish the three general aspects of the tale:
semantic, syntactic and verbal. The first aspect includes what represents and evokes
the history, the content more or less specific that it brings. The syntactic aspect
means the combination of units, the relations established between them. The verbal
aspect signifies the concrete sentences from which the history is received, the
modality through which a semantic content is transmitted to us: for example, by
which words we understand an undecomposable action such as “he kills the ogre”,
or “he goes on a trip”.
Secondly, we will analyze the narrative roles in the tales, especially the
patient and the agent, according to the taxonomy established by Claude Bremond.

86
In conclusion, we have considered necessary to study the meaning as a
whole and the comprehension of the tale, its perception beyond the written text that
a speaker has before his eyes.
Key-words: syntactic, semantic, verbal, function, narrative fiction.

Tzvetan Todorov considère que « la grammaire universelle est donc la


source des tous les universaux et elle nous donne la définition même de l‟homme.
Non seulement toutes les langues mais aussi tous les systèmes signifiants se
soumettent à la même grammaire. Elle est universelle non parce qu‟elle est répandue
dans toutes les langues du monde, mais parce qu‟elle coïncide avec la structure de
l‟univers même ». (1975: 115) L‟univers de la narration se soumet à cette grammaire
universelle, mais l‟objet de son travail est constitué des actions telles qu‟elles
existent dans le discours narratif et non dans l‟univers, Todorov essayant d‟établir la
structure du discours narratif sous la forme d‟une grammaire.
Notre intention n‟est pas de suivre Todorov dans chaque pas de son analyse,
ni d‟établir une autre grammaire du conte, mais de voir comment la syntaxe et la
sémantique des propositions, les noms propres servent au sens, à la compréhension
du lecteur.
La différence entre syntaxique et sémantique de l‟histoire est donnée par la
loi fondamentale de l‟analyse du conte : « des actes identiques peuvent avoir des
significations différentes, et inversement » (Propp, 1970: 30-31); ce qui nous permet
d‟identifier un acte et d‟affirmer l‟identité des deux actes, c‟est la sémantique. La
syntaxe aide à parler de sa signification pour l‟histoire, de sa fonction. Par exemple,
plusieurs unités sémantiques peuvent avoir la même fonction syntaxique : un heurt,
un emprisonnement, un abandon, un meurtre sont à même d‟avoir la même fonction
syntaxique de « préjudice ». Mais il y a un autre cas plus intéressant : la même unité
sémantique est en situation d‟avoir plusieurs fonctions syntaxiques : normalement
un assassinat est un méfait, et il est conçu comme tel quand la princesse (Aulnoy,
1957: 276-295) parle de l‟ogre qui est son voisin et voulait l‟épouser, mais qui était
habitué à tuer des hommes, des enfants, et faisait peur à tout le monde. Avenant doit
le tuer pour que la Belle aux cheveux d’or puisse épouser son maître sans aucun
autre obstacle. Cet assassinat n‟est pas considéré un méfait, au contraire, il est vu
comme un acte héroïque. Nous sommes habitués avec cette manière des contes : le
bon personnage, le héros, n‟accomplit que de bonnes actions, tandis que l‟autre, le
malfaiteur, il est toujours condamné à être puni, même si cette punition est une
action du même type : l‟assassinat de l‟ogre est sanctionné par un autre assassinat,
de soi.
Todorov distingue deux types de signification : une syntaxique (ou sens), et
l‟autre, sémantique (ou référence). La référence du verbe « tuer », par exemple, est
de nous permettre d‟identifier une action comme celle de tuer, mais l‟acte en soi
n‟est pas la référence du verbe « tuer » (Todorov, 1975 : 123). Les deux
significations diffèrent du point de vue de leur nature : la référence est une
paraphrase du mot avec d‟autres mots Ŕ une relation paradigmatique ; le sens se
définit seulement par les combinaisons dans lesquelles cette unité peut entrer : le
sens est conçu seulement dans le contexte : l‟assassinat de Galifron (Mme d‟Aulnoy,
1957: 289) n‟a rien d‟héroïque s‟il n‟est pas dans son contexte d‟où le lecteur
apprend que celui-ci est un ogre qui menaçait la belle princesse.

87
Dans une définition du sens, il y a toujours deux solutions extrêmes :
l‟identification sens-référence, ou l‟effacement total du significatif. La solution
idéale est à chercher entre ces deux pôles : le préjudice sera défini du point de vue
syntaxique, comme une action qui entraîne une punition ; modifier signifie l‟action
qui peut entraîner la transformation d‟un attribut dans son contraire (Todorov, 1975 :
124).
Les propositions se décomposent, sur le plan syntaxique, en agent (sujet et
objet) et prédicat. Sémantiquement, « les mêmes propositions se décomposent en :
noms propres, substantifs, adjectifs et verbes » (Todorov, 1975: 124). Les relations
entre les deux groupes sont précises : les adjectifs, les substantifs et les verbes ne
peuvent être que des prédicats, les noms propres sont des agents. Un adjectif ne peut
devenir l‟agent d‟une proposition, ni le nom propre son prédicat : par exemple, « X
punit Y », sémantiquement devient : « la fée Puissante punit les parents et les sœurs
de Rosette » (Ségur, 1957: 61). Le nom propre, en tant qu‟agent, est donc soit sujet,
soit objet. Son caractère descriptif est réduit au minimum - il signifie une personne.
Claude Bremond soulignait que « tout récit consiste en un discours intégrant
une succession d‟événements d‟intérêt humain dans l‟unité d‟une même action. […]
Où enfin il n‟y a pas implication d‟intérêt humain (où les événements rapportés ne
sont ni produits par des agents ni subis par des patients anthropomorphes) il ne peut
y avoir de récit, parce que c‟est seulement par rapport à un projet humain que les
événements prennent sens et s‟organisent en une série temporelle structurée ».
(Bremond, 1966 : 62)
Dans un récit, les personnages assument, d‟une manière alternative, un rôle
de patient et un rôle d‟agent. « Nous définissons comme jouant un rôle de patient
toute personne que le récit présente comme affecté, d‟une manière ou d‟une autre,
par le cours des événements racontés » (Bremond, 1973 : 139) ; « l‟agent est un
patient virtuel dans la mesure où le processus qu‟il déclenche aura pour résultat une
modification de cette situation, donc un état nouveau de sa propre personne » (174)
S‟il y a donc des contes où les agents sont des notions abstraites ou des objets
inanimés, le lecteur les perçoit en les humanisant : il les interprète les unes par
allégorie, les autres par animation.
« Le sens de personne est donc si général, si obligatoire, que nous ne
pouvons pas le percevoir ainsi. Cette absence du sens fait le nom propre bien apte
d‟être agent : « l‟agent est une personne, mais en même temps, il n‟est personne ».
(Todorov, 1975: 129) L‟agent est en effet une forme vide remplie par des prédicats :
il peut être un « il » ou un « celui » dans « il est venu » ou « celui qui est brave ».
Il est intéressant de voir de quelle façon Todorov perçoit-il cette notion
d‟agent : « l‟agent n‟est donc celui qui peut accomplir une action ou une autre, mais
celui qui peut devenir le sujet d‟un prédicat : sa définition est purement formelle ».
(130) Si un nom propre a plusieurs fonctions syntaxiques, nous ne pouvons pas dire
qu‟il est en même temps héros et victime, mais nous dirons qu‟il devient
successivement l‟agent d‟une série de prédicats : Avenant (Aulnoy: 276-295) est
premièrement la victime des nobles de la cour royale, il est envoyé emmener La
Belle aux cheveux d’or du royaume où il doit tuer un ogre. Il est protégé par les
animaux qu‟il a aidés ; à son retour, le roi le punit parce que jaloux, mais il est
finalement récompensé en devenant roi et il épouse la belle princesse.
C‟est pour cette complexité de son rôle dans l‟histoire que nous ne pourrions
pas le nommer en même temps agent-bienfaiteur, protecteur, agresseur, bénéficiaire
88
ou victime - c‟est à dire qu‟il ne joue pas seulement un de ces rôles, parce qu‟il les
accomplit tous, c‟est pourquoi le nom d‟agent est vide de tout sens, les prédicats
étant ceux qui lui donnent le sens, la typologie.
Nous avons choisi de parler de ce type d‟agent dans la vision de Todorov,
parce qu‟en général le conte est compris à ce niveau d‟abstraction : pour le lecteur
habituel du conte - c‟est à dire l‟enfant - ce n‟est pas important s‟il est nommé
Avenant, Charmant, Prince Charmant ou Robert - est-il bon ? est-il le meilleur ?
représente-t-il le bien ? accomplit-il des faits héroïques ? Ŕ voilà ce qui compte.
C‟est pourquoi nous avons la possibilité d‟abstraire tout jusqu‟au seul nom d‟agent,
forme sans contenu.
Il y a encore un problème que Todorov met en lumière, celui du nombre : un
agent peut être représenté par plusieurs personnages, donc par plusieurs noms
propres : c‟est ce qui explique la nécessité de l‟existence de deux notions pour
presque la même chose.
La langue exprime la catégorie du nombre par les adjectifs numéraux et le
nombre des substantifs ; la narration a des adjectifs numéraux ou plusieurs noms
propres pour assumer la même fonction. Il y a entre les noms propres et l‟agent
plusieurs degrés de décalage :
1. Nous pouvons observer l‟apparition constante de plusieurs noms propres,
mais entre ces personnages il n‟y a aucune différence : dans l‟Histoire de la
Princesse Rosette (Ségur: 36-63), les deux sœurs Roussette et Orangine et leurs
parents agissent comme un même personnage, n‟ayant qu‟un seul but : humilier et
finalement faire disparaître Rosette. Ils apparaissent presque toujours les uns après
les autres : « La pauvre Rosette attristée par l‟accueil froid de son père et de sa mère,
se retourna vers ses sœurs … », « Orangine et Roussette étaient d‟une jalousie
affreuse. Le roi et la reine étaient furieux », « le roi, la reine et les princesses
Orangine et Roussette étouffaient de colère » (43-45). Les personnages peuvent
n‟avoir aucune différence entre eux, étant nommés par un pronom ou un substantif
au pluriel ou collectif, sans différence de nom : « Le roi s‟entoura d‟une troupe de
brigands […], ils coururent sur vos traces », « toute la cour, en habit de fête,
attendait le roi » (60-61).
2. Un autre cas est constitué par l‟action commune de quelques personnages
qui apparaissent séparément dans le cours de l‟histoire. Dans le conte Les cygnes
(Andersen, 1974: 116-134), les onze frères et leur sœur Elise sont des princes qui
mènent une vie paisible ; c‟est ce que nous apprenons au début du conte.
Finalement, ils sont tous ensemble, heureux, mais entre l‟état initial et l‟état final, il
y a beaucoup de souffrance : la sœur est séparée de ses frères, elle est seule et doit
tricoter des habits d‟ortie pour que ses frères se transforment de cygnes en hommes.
3. Quand deux ou plusieurs personnages font des actions qui, même si elles
sont un peu différentes du point de vue sémantique, sont identiques du point de vue
syntactique : dans l‟histoire de La Belle aux cheveux d’or, dans les trois événements
où Avenant est en danger, il est aidé par trois êtres qu‟il avait sauvés : une carpe, un
corbeau et un hibou - les trois ont la même fonction : ils sont l‟agent bienfaiteur.
Nous allons voir ce que Todorov comprend par les adjectifs et les verbes.
Premièrement, nous devons dire que le verbe et l‟adjectif forment le prédicat, donc
la fonction de l‟adjectif est celle de complément de nom, et deuxièmement, la
catégorie de l‟adjectif comprend ce que nous connaissons comme substantif et

89
adjectif, les deux exprimant une qualité ou une propriété : être roi ou domestique
sont des propriétés.
Le sens des adjectifs est toujours le même : qualité ou trait caractéristique et
ils sont classifiés en trois grands groupes : les états (des variantes de l‟état
« heureux/malheureux »), les propriétés (qui sont positives ou négatives : l‟oisiveté,
la jalousie, l‟avarice, etc.), et les statuts (qui sont des qualités extérieures,
impossibles d‟être transformées par la volonté du sujet : l‟état biologique, social,
religieux).
Les verbes « du niveau sémantique se répartissent en trois verbes
syntactiques […] : a, b, c. » (Todorov: 136). Le verbe a signifie la modification de la
situation, les verbes b et c constituent la paire « pécher-punir », étant dans une
relation d‟implication : le verbe b implique toujours le c, alors que la conséquence
de a (qui implique toujours un changement), n‟est pas la même, elle est chaque fois
différente (Todorov: 140).
Cette analyse de Todorov, implique une sorte de simplification du conte :
tout semble être réduit à trois types d‟actions (verbes), trois types de traits
caractéristiques, et c‟est presque tout, le sens s‟en trouve tout simplement.
Nous ne voulons pas nous appuyer sur les dialogues dans un conte et les
analyser ; ce que nous essayons de faire, c‟est de voir de quelle façon cet échange se
réalise-t-il, cette communication entre le conte et le lecteur, parce qu‟il existe un tel
échange. Il s‟agit, en effet, d‟une sorte de convention tacite (qui n‟est pas explicite
ou consciente) : chacun a confiance dans la bonne volonté de l‟autre (du moins c‟est
ce qu‟on présuppose).
Roland Barthes affirme que « du moins à notre point de vue, narrateur et
personnages sont essentiellement des “êtres de papier” ; l‟auteur (matériel) d‟un récit
ne peut se confondre en rien avec le narrateur de ce récit ; […] qui parle (dans le
récit) n‟est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n‟est pas qui est » (1966 : 19-20).
Dominique Maingueneau souligne que : « Encore faut-il se méprendre sur le
sens de telles règles. […] En réalité, il ne s‟agit pas de savoir si, de fait, les locuteurs
respectent toujours ces règles, mais de bien savoir que l‟échange verbal, comme
toute activité sociale, repose sur un “contrat” tacite (qui varie évidemment selon les
genres de discours) » (1990 : 101).
Herbert Paul Grice analyse une sorte de méta-principe, le principe de
coopération : « que votre contribution conversationnelle corresponde à ce qui est
exigé de vous, au stade atteint par celle-ci, par le but ou la direction acceptée de
l‟échange parlé dans lequel vous êtes engagé » (1980 : 61).
Voyons maintenant de quel type de contrat ou coopération pouvons-nous
parler dans la relation conte-récit ? Maingueneau la nomme « coopération
narrative » (102), liée à des systèmes d‟attentes mutuelles : « on accomplit quelque
chose en se conformant à une règle et l‟on attend que les autres en fasse autant »
(102). Il s‟agit d‟une relation auteur Ŕ lecteur (ou texte Ŕ lecteur). En fait, nous
croyons que c‟est une question qui tient plutôt au lecteur : l‟important, c‟est sa
perspicacité, sa possibilité de s‟imaginer des choses à partir de la lecture d‟un texte :
il ne peut pas être nié que tout texte soit incomplet, il n‟y a pas la possibilité de
décrire dans un texte tout ce qui pourrait exister dans un monde que nous voulons
créer, dans une telle ou telle situation que nous voulons raconter.
À cet égard, Umberto Eco disait : « toute fiction narrative est
nécessairement, fatalement rapide, car Ŕ lorsqu‟elle construit un monde, avec ses
90
événements et ses personnages Ŕ il lui est impossible de tout dire de ce monde. Elle
mentionne, et pour le reste, elle demande au lecteur de collaborer en comblant une
série d‟espaces vides. Du reste, ainsi que je l‟ai déjà écrit, tout texte est une machine
paresseuse qui prie le lecteur d‟accomplir une partie de son propre travail ». (1996 :
9) Imaginez ce que signifierait que quelqu‟un/un texte dit tout ce que l‟autre devrait
comprendre : il n‟en finirait plus. Il y a des choses qui sont implicites : par exemple,
dans l‟Histoire de la Princesse Rosette, le narrateur ne dit rien sur le voyage de
Rosette jusqu‟au château : nous ne savons pas quel type de chemin il y avait jusque
là-bas, s‟il y avait des fleurs ou des forêts ou des rivières, ou s‟ils ont rencontré
quelques paysans ou nobles sur leur chemin. Ce n‟est pas le cas, car il aurait été très
fatigant pour un lecteur quelque intéressé qu‟il soit, ou il pourrait être un début de
tout autre conte. Il nous est dit tout simplement : « On ne fut que deux heures en
route, car la ville du roi n‟était qu‟à six lieues de la ferme de Rosette » (Ségur, 1957:
40). Tout le reste est à l‟imagination plus ou moins riche du lecteur.
Toujours Eco mentionne l‟existence d‟un Lecteur Modèle, un lecteur qui sait
respecter les règles du jeu. Ce lecteur est un construit par l‟auteur qui envisage son
œuvre pour un certain type de lecteur. À ce type de lecteur s‟oppose un autre type :
celui de Lecteur Empirique, qui est en fait « tout le monde, nous tous, vous et moi,
quand nous lisons un texte » (1996 : 16). Chacun de ces deux termes implique en
contrepartie un autre : Auteur Modèle et Auteur Empirique. Le dernier est la
personne, l‟homme dont la vie est connue par l‟intermédiaire des biographies.
L‟auteur qui compte c‟est l‟auteur modèle, qui « est une voix qui nous parle de
manière affectueuse (ou impérieuse ou cachée), qui nous veut à ses côtés ; cette voix
se manifeste comme stratégie narrative, comme ensemble d‟instructions nous étant
imparties pas à pas, auxquelles on doit obéir lorsque l‟on décide de se comporter en
lecteur modèle » (25).
Eco compare l‟auteur modèle à une voix, ce qui implique un « auditeur », et
cela nous fait considérer ce type d‟auteur comme d‟une même nature que le lecteur
modèle, c‟est-à-dire une sorte d‟invention, ce qui nous mène à la conclusion que
l‟auteur et le lecteur modèle sont des idéaux, des images, donc tout tient à la
perspective dont nous envisageons le texte Ŕ ce qu‟implique cette relation texte-
lecteur : le lecteur modèle d‟un conte est l‟enfant, et entre l‟enfant et le conte surgit
un certain type d‟affinité, une relation impliquant l‟amour et le désir. Cette relation
n‟est pas en vain, elle relève du sens du conte en lui-même et du sens de la lecture.
Nous avons analysé le conte comme système, en découpant le récit et en
déterminant les segments du discours narratif que nous pouvons distribuer dans un
petit nombre de classes et en définissant les plus petites unités narratives. Nous
avons remarqué l‟importance de l‟action et dans le déroulement de celle-ci un rôle
primordial est détenu par la fonction.

BIBLIOGRAPHIE
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François, 58 Contes et récits pour Véronique, Paris, Imprimerie Georges Lang.

92
L’HISTOIRE DE LA PHOTOGRAPHIE
PAR HELMUT GERNSHEIM :
EMPRUNT, CITATION ET DÉTOURNEMENT

Hélène Orain
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (HiCSA)
orain.helene@gmail.com

Résumé :
En 1955, Helmut et Alison Gernsheim publient en langue anglaise une
Histoire de la Photographie. La seconde édition datée de 1969, révisée en
profondeur et augmentée de chapitres plus conséquents, devient une référence
fondamentale dans la genèse de la discipline. Cependant si l‟ouvrage présente de
nombreuses références dans le corps du texte, les notes de bas de page restent
succinctes. Helmut Gernsheim omet de mentionner les emprunts qu‟il fait à d‟autres
auteurs, que ce soit d‟ouvrages publiés ou d‟anciens articles de presse. Une
recherche comparative entre les précédentes histoires de la photographie et le texte
de Gernsheim souligne la dette intellectuelle envers des pionniers tels que Lucia
Moholy ou Erich Stenger. Intégrées aux textes, les citations sont neutralisées par une
absence de signes distinctifs. Helmut Gernsheim s‟approprie les mots d‟autrui
jusqu‟à les transformer pour leur donner un nouveau sens. Son ouvrage, co-écrit
avec son épouse Alison Gernsheim, s‟articule autour d‟une vision précise de la
pratique photographique qui se doit d‟être pure, autrement dit sans retouche ni
manipulation. L‟analyse de périodiques spécialisés en photographie publiés au dix-
neuvième siècle permet de reconnecter à leurs sources les citations, les emprunts et
les détournements opérés par Helmut Gernsheim dans cet ouvrage aux apparences
scientifiques.
Mots-clés : Helmut Gernsheim, périodiques, photographie, historiographie, Oscar
Gustav Rejlander.

Abstract :
In 1955, Helmut and Alison Gernsheim publish, in English, The History of
Photography. The second edition, dated 1969, heavily revised and augmented with
longer chapters, becomes a fundamental reference in the genesis of the discipline.
However, although the opus presents with multiple references within the body of the
text, its footnotes remain sparse. Helmut Gernsheim fails to mention his borrowings
from other authors, whether from published books or old press articles. A
comparative research between previous histories of photography and Gernsheim‟s
text underlines his great intellectual debt to pioneers such as Lucia Moholy or Erich
Stenger. Integrated within the text, the quotes are neutralized by a complete absence
of any distinctive sign. Helmut Gernsheim appropriates others‟words up to the point
of giving them brand new meanings. His book, co-written with his wife Alison
Gernsheim, articulates a precise vision of the photographic practice, which should
remain, in their opinion, pure Ŕ meaning devoid of retouching or any manipulation.
93
The analysis of periodicals from the 19th century, specialized in Photography, allow
us to re-connect to their original sources the quotes, borrowings and
misrepresentations made by Helmut Gernsheim, in this apparently scientific
publication.
Key-words: Helmut Gernsheim, periodicals, photography, historiography, Oscar
Gustav Rejlander.

Dans les années 1950, l‟histoire de la photographie est en cours d‟écriture. Il


n‟est plus question d‟aborder uniquement les questions techniques dans le récit
historique du médium mais d‟apporter une vision plus large en intégrant les
caractéristiques esthétiques des images produites par les appareils et la chambre
noire. Parmi ces nouveaux écrits sur le médium, le couple Helmut et Alison
Gernsheim signent un ouvrage fondamental sous le titre de The History of
Photography from the Earliest Use of the Camera Obscura in the Eleventh Century
up to 1914 (1955). Le texte mélange à la fois des explications techniques, les
préoccupations artistiques qui animent les photographes et la réception des images
dans la société. Ce livre imposant autant par sa taille que par la richesse de son
contenu se positionne comme un concurrent sérieux d‟une autre histoire de la
photographie, celle du directeur du département de la photographie au Museum of
Art de New York, Beaumont Newhall. Ce dernier publie en 1949 The History of
Photography, troisième édition d‟un catalogue d‟exposition dont il assure le
commissariat dix ans plus tôt. Suite au succès immédiat de ce catalogue, une
deuxième édition est publiée sous le titre de Photography, A Short Critical History.
(Newhall, 1938) Cette troisième édition est le résultat d‟un nouveau travail sur le
texte et sur la mise en page éditoriale grâce à une bourse Guggenheim. Newhall
s‟octroie les services d‟un scénariste, Ferdinand Reyer1, pour l‟aider à fluidifier le
texte tandis qu‟un nouvel éditeur est choisi afin d‟intégrer directement les images
dans les chapitres. L‟accessibilité de cet ouvrage assure sa grande diffusion et son
hégémonie de long terme. Deux autres ouvrages contemporains passent ainsi dans
l‟ombre : Photography and the American Scene de Robert Taft publié pour la
première fois en 1938 et la traduction anglaise de l‟ouvrage technique de
Josef-Maria Eder par Edward Epstean en 1945.
Si Helmut et Alison Gernsheim s‟inspirent du succès de Newhall, ils sont
surtout influencés par deux autres textes, celui de Lucia Moholy, qui publie en 1939
A Hundred Years of Photography et Erich Stenger, auteur de The History of
Photography, traduit par Edward Epstean, également en 1939. Helmut Gernsheim
cite à plusieurs reprises des passages de leurs livres respectifs. Dans sa
documentation, le couple Gernsheim s‟appuie en parallèle sur des articles de presse
spécialisée du dix-neuvième siècle. Ils mentionnent régulièrement les titres des
périodiques et les années dont ils extraient des citations ou simplement des
informations. Celles-ci teintent l‟ouvrage d‟une caution scientifique solide,
notamment lorsque Helmut Gernsheim choisit d‟accompagner les citations de notes
de bas de page. Ces qualités ont imposé cet opus comme une référence
incontournable dans toute étude sur l‟histoire de la photographie. En 1969, une
seconde édition est publiée sous le seul nom d‟Helmut Gernsheim, suite au décès de

1
Voir Marta Braun, 2005, « Beaumont Newhall et l‟historiographie de la photographie
anglophone », Etudes Photographiques, 16, pp.19-31.
94
son épouse à laquelle il rend hommage dans sa dédicace. Cette édition est, selon la
formule consacrée, revue et augmentée. Il faut attendre les années 1990 et une
nouvelle génération d‟historiens de la photographie pour détrôner cette référence. Si
aujourd‟hui, certains faits paraissent dépassés, la raison tient principalement au
propos orienté de Gernsheim. En effet, avec Beaumont Newhall, Gernsheim est un
ardent défenseur de la photographie pure, autrement dit une photographie non
manipulée, sans retouches. Il énonce son point de vue dès son premier livre, New
Photo Vision, publié en 1942. La découverte de ce texte dont la forme ressemble à
celle d‟un pamphlet provoque une rencontre décisive entre Newhall et Gernsheim.
Devenus de proches amis, ils échangent leurs informations, leurs idées, leurs tirages.
De plus, ils se partagent la tâche de diffuser la conviction que la photographie pure
est la seule qui soit légitime à être définie comme artistique. En ce sens, certaines
parties de The History of Photography (1955 et 1969) révèlent une manipulation des
faits par Gernsheim qui l‟éloigne de la neutralité demandée à un historien dans le
cadre de l‟écriture d‟un manuel. Afin de comprendre la stratégie développée par
Helmut Gernsheim pour diffuser son idée de la photographie pure, nous nous
proposons d‟analyser son usage des citations dans le cadre d‟écrits sur ce sujet et
particulièrement sur deux photographes, emblèmes de cette bataille entre la
photographie pure et son contraire, la retouche. Nous nous appuyons sur son premier
livre, New Photo Vision, qui annonce la méthodologie et la pensée de Gernsheim,
puis nous nous attarderons sur le chapitre consacré aux photographes Henry Peach
Robinson et Oscar Gustav Rejlander que Gernsheim oppose par des emprunts à
d‟autres auteurs.
Le premier chapitre de New Photo Vision s‟ouvre sur une citation de cinq
lignes. Dans le paragraphe qui suit, Helmut Gernsheim en donne l‟auteur, non pas en
le nommant directement en ajoutant une note renvoyant à une référence en fin
d‟ouvrage. Sans ce renvoi, il est impossible au lecteur de comprendre que « the
voice of authority » est en réalité Alexandre King, aujourd‟hui oublié des historiens.
Ces premières lignes donnent le ton du livre, les citations sont partie intégrante de ce
texte. Elles prennent de multiples formes, parfois associées à une note, parfois
directement associées à leur auteur, parfois anonyme tels des proverbes admis par
tous. Parmi cette multitude, deux citations sont particulières. La première correspond
à la fois à une citation, à une appropriation et à un hommage sans que l‟auteur initial
ne soit mis en valeur. Il cite ainsi Lucia Moholy :

Art means creating. Art is spiritual. But every art has its technique; only, the
« relation between photography and its technique is a peculiar one ; there is
more equality of rights between the two than three is between the other arts
and their techniques. Hence the widespread conclusion that photography is
not an art at all » (5-6).

Les guillemets délimitent la citation à partir de « relation ». Cependant dans


l‟ouvrage de Lucia Moholy, A Hundred Years of Photography, la phrase débute par
« art has its technique. » (1939 : 15) Par la nécessité d‟opposer deux domaines, celui
de la création et celui de la technique, autrement dit des outils. Il déplace ainsi
légèrement le propos initial pour renforcer l‟idée que la technique est un frein à sa
légitimation artistique. Gernsheim synthétise son propos autour de l‟unique relation
de la technique à la photographie, tandis que Moholy introduit par cette phrase l‟idée
95
que tous les arts sont liés à l‟usage d‟outils. Selon elle, l‟argument selon lequel la
photographie ne peut être un art en raison de sa technique est inadmissible. Elle liste
ainsi différents outils, utilisations et arguments concernant d‟autres arts. Identifier
cette citation en ne s‟appuyant que sur le texte de Gernsheim relève de l‟impossible.
C‟est par une prospection dans le texte de Lucia Moholy que la référence apparaît.
En réalité, Helmut Gernsheim rend hommage à cet auteur dans la bibliographie.
Celle-ci est étrangement classée dans un ordre qui ne semble relever d‟aucune
logique, ni alphabétique, ni par ordre de parution, ni par ordre d‟apparition dans le
texte. Le livre de Lucia Moholy apparaît en deuxième position, à la suite de
l‟ouvrage d‟Erich Stenger et avant un article de Dudley Johnston, auteur victorien.
Ce classement est le reflet de l‟influence de chacune de ces publications sur la
conception de Gernsheim au sujet de la photographie.
Concernant Erich Stenger, la citation par Gernsheim prend une dimension
étonnante. Il cite à la fois un extrait d‟article cité par Stenger et emprunte le
commentaire à ce dernier à ce sujet :

In 1868, it was attempted to lay down rules for judging photographs


submitted at exhibitions : « An artistic general effect is required, but should
be obtained by chemical processes, not by manual work with a brush.
Whoever wishes to paint should not practice photography and the
combination of two daubing cannot create an artistic whole » (Gernsheim,
1942: 8).

Les mots d‟Erich Stenger sont à peine modifiés : « In 1868 it was necessary to lay
down rules for judging photographs submitted to exhibitions. » (1939 : 53)
Gernsheim s‟approprie ainsi les recherches et les arguments de Stenger. Cette
citation est en effet parfaite pour chacun des deux historiens. Stenger l‟utilise dans
un chapitre intitulé « Retouching » où, après avoir énoncé les pratiques liées à la
retouche, il utilise la citation de 1868 afin de souligner la réception négative et les
tentatives de réguler l‟extension de la retouche. Helmut Gernsheim lui confère la
valeur de preuve du refus de la retouche, et ce, dès le dix-neuvième siècle. En
omettant l‟origine de sa citation et en ne conservant que l‟année, il donne ainsi une
force testimoniale supplémentaire à cet extrait.
L‟influence de ces deux auteurs, Lucia Moholy et Erich Stenger, tient à la
formation et aux différents événements de la vie de Gernsheim. Né en Allemagne en
1913, il poursuit des études d‟histoire de l‟art à l‟université de Munich. Dans un
contexte d‟entre-deux guerres qui se durcit pour les juifs, y compris pour les non-
pratiquants comme Helmut Gernsheim, il décide d‟émigrer en Grande-Bretagne. Ce
choix est déterminé par sa maîtrise de la langue anglaise et la possibilité d‟être
accueilli par son frère ainé, déjà historien de l‟art. L‟impossibilité d‟entrer sur le
territoire britannique en tant qu‟historien de l‟art en raison d‟une demande trop forte
sur ce métier, Helmut Gernsheim se résigne à devenir photographe professionnel. Il
découvre ainsi ce milieu et se trouve face à une situation contrastée entre
l‟Allemagne et la Grande-Bretagne. Ce sont les avant-gardes qui dominent le champ
de la photographie en Allemagne, notamment la Nouvelle Objectivité, tandis qu‟en
Grande-Bretagne, la pratique est restée engluée dans le pictorialisme, courant de la
fin du dix-neuvième siècle qui favorise les effets brumeux, une esthétique floue et
les interventions manuelles sur les tirages. Gernsheim refuse ce pictorialisme et
96
commence à recueillir des informations pour convaincre les photographes
britanniques de n‟utiliser que des moyens photographiques. Pour lui, il semble
impossible d‟emprunter aux autres techniques, notamment à la peinture, des moyens
artificiels pour modifier les épreuves photographiques. Durant la Seconde Guerre
mondiale, comme de nombreux Allemands résidant en Grande-Bretagne, il est
déporté dans un camp. Il est mélangé principalement à des intellectuels qui lui
conseillent et lui fournissent les livres de Lucia Moholy et Erich Stenger. Il lit à
plusieurs reprises ces deux ouvrages, prend des notes, s‟en imprègnent. Ces deux
livres correspondent à ce qu‟il recherche pour la pratique du médium tout en
répondant à son désir de devenir historien d‟art.
En 1939, le livre de Lucia Moholy révolutionne le genre. D‟origine tchèque,
la photographe s‟installe avec son mari Lazlo Moholy-Nagy dans l‟enceinte du
Bauhaus. Elle s‟occupe de la technique dans le laboratoire de son mari jusqu‟en
1928 lorsqu‟elle quitte le Bauhaus et Lazlo Moholy-Nagy. Elle voyage entre Prague,
la Suisse, Paris et Londres. Lucia Moholy rassemble de nombreuses connaissances
sur l‟histoire de la photographie qu‟elle synthétise dans cet ouvrage qui célèbre le
centenaire de la photographie. L‟innovation de son texte tient à sa préoccupation de
l‟esthétique générée par les instruments de photographie. Helmut Gernsheim
conserve cet aspect du livre de Moholy dans tous ses livres. Erich Stenger est quant
à lui un photochimiste de métier et un collectionneur de photographies. Il s‟appuie
principalement sur sa collection pour construire son récit de l‟histoire du médium.
Gernsheim s‟inspire de cette méthodologie personnelle et des nombreux emprunts
aux journaux. À son retour en Grande-Bretagne et à la suite de la publication de New
Photo Vision (1942), Helmut Gernsheim commence à constituer une collection
d‟épreuves photographiques, d‟objets ayant appartenu aux photographes et de
périodiques anciens. En revanche, ce ne sont ni Lucia Moholy, ni Erich Stenger qui
déterminent le champ de compétence de Gernsheim. C‟est une rencontre avec
Beaumont Newhall, fasciné par la précision et le point de vue de Gernsheim, qui le
dirige vers la photographie victorienne. Beaumont Newhall suggère à Helmut
Gernsheim de s‟intéresser aux prémices de la photographie, en train de disparaître.
La méconnaissance générale de ses sources facilite l‟usage parfois détourné de ces
sources.
Seul Erich Stenger apparaît dans The History of Photography et plus
spécifiquement dans la seconde édition datée de 1969. Il n‟est plus question de cet
ouvrage de 1939 mais des écrits ultérieurs parus dans différents journaux, références
repérables principalement dans les notes de bas de pages. Lucia Moholy a disparu
des citations et références, bien que son influence plane sur de nombreux passages.
Les notes de bas de page révèlent une prédominance des journaux. Ils sont devenus
la source première des réflexions du couple Gernsheim. Dans une interview, Helmut
Gernsheim raconte comment son épouse est une précieuse alliée dans ces
recherches. (Hill et Cooper, 1979) Elle reste des heures à attendre les précieux
documents avant de recopier à l‟aide de papier carbone les endroits intéressants pour
ce projet d‟histoire de la photographie. Malheureusement, elle ne possède pas les
accréditations pour accéder aux documents à la bibliothèque du British Museum. Le
couple se rend à l‟évidence que posséder les documents va être déterminant de la
mise en œuvre de ce projet d‟ouvrage. Aujourd‟hui, tous ces livres et périodiques
sont conservés au Harry Ransom Center dans l‟Université d‟Austin au Texas. En
1963, le couple Gernsheim vend l‟intégralité de sa collection, permettant aux
97
chercheurs de tracer les journaux consultés. Cette précision peut se révéler capitale
pour comprendre ce que Gernsheim prélève dans les textes. En effet, les journaux
spécialisés en photographie reposent sur une répétition des articles entre les
différents titres, principalement The British Journal of Photography, The
Photographic News et The Journal of the Photographic Society. Ces articles
présentent parfois des parties tronquées selon les titres. De même, les comptes
rendus des sociétés photographiques sont souvent rédigés par une personne
prédisposée au sein des rédactions. Les restitutions varient ainsi d‟un titre à l‟autre
sur quelques détails. De nombreux photographes y sélectionnent ensuite des
expressions et les répètent ainsi. Un cas particulier éclaire cette différence entre les
journaux, mais aussi la façon dont Gernsheim peut s‟approprier et modifier les
propos d‟acteurs du monde de la photographie du dix-neuvième siècle. Il s‟agit du
chapitre 19, « “High Art” photography » (1969 : 243-252), dans lequel l‟auteur
décrit les pratiques respectives de Henry Peach Robinson et de Oscar Gustav
Rejlander, deux photographes victoriens.
Oscar Gustav Rejlander est considéré comme le père de la photographie
artistique en Grande-Bretagne. D‟origine suédoise, il apprend la photographie lors
d‟un long séjour à Rome. Il y observe que les peintres ne respectent pas l‟anatomie
naturelle des modèles dans leurs tableaux. Au travers de ses études photographiques,
il propose une aide visuelle aux peintres pour mieux comprendre la réalité des corps
et composer des tableaux à partir de ce constat. En 1857, il présente une
photographie intitulée Two Ways of Life dans l‟exposition Art Treasures à
Manchester. Sur cette image, deux univers s‟opposent, la vertu et la débauche. Afin
de composer cette image, Oscar Gustav Rejlander a demandé à des modèles sachant
tenir de longues poses, des professionnels de ce qui s‟appelle alors les poses
plastiques, d‟adopter une attitude le temps de la prise de vue. Il photographie une à
une plus d‟une trentaine de personnes. Il s‟applique ensuite dans l‟espace privé de
son laboratoire photographique à associer chacune de ses prises de vue pour
constituer une image unique. Cette technique, consistant à assembler plusieurs
images, pour n‟en former qu‟une prend le nom anglais de combination printing,
parfois traduit en français par « tirages combinés. » Henry Peach Robinson se forme
dans le studio de Rejlander où il apprend cette technique. H. P. Robinson s‟inspire
notamment d‟œuvres littéraires pour produire ce qui se dénomme des tableaux
vivants. En 1860, suite à une médaille gagnée à l‟occasion d‟une exposition à la
Photographic Society of Scotland, il est invité à présenter son procédé. Son
intervention est reproduite sous la forme d‟un article dans le British Journal of
Photography (Robinson, 1860). Bien que Rejlander présente deux ans auparavant sa
technique, cet article de Henry Peach Robinson déclenche une polémique sur la
légitimité des moyens mis en œuvre dans le cadre d‟une épreuve photographique
(Rejlander, 1858). Le critique Alfred H. Wall, personnalité influente dans les années
1860, s‟empare des propos de Robinson pour exprimer son désaccord (Wall, 1860).
Contre toute attente, il sélectionne des propos précis dans l‟article de Rejlander pour
démontrer que la technique reste chez lui purement photographique, contrairement à
Robinson qui use de ciseaux et de colle, matériaux qu‟il est possible d‟associer à un
travail de couture. Au travers de nombreux articles, Henry Peach Robinson et Alfred
H. Wall s‟affrontent sans trouver de compromis satisfaisant sur la question de la
définition de la photographie. Wall ne cède qu‟au prix d‟une qualification des
productions de Robinson en tant qu‟images et non de photographies.
98
Un siècle après cette querelle, l‟historien Helmut Gernsheim se réapproprie
les éléments argumentatifs de Alfred H. Wall afin d‟appuyer son propre discours
puriste, conception au cœur de son History of Photography (1955). Bien qu‟il
condamne la pratique de Robinson, Gernsheim ne peut l‟évacuer de son ouvrage en
raison de la place prépondérante du photographe britannique tout au long de la
seconde moitié du dix-neuvième siècle. Néanmoins, Gernsheim refuse aux images
produites, à l‟instar de Alfred H. Wall, le statut de « photographies ». Les propos
sont similaires entre la première édition de The History (Gernsheim, 1955) et un
article de Wall (Wall, 1863). Au-delà d‟une déclaration dogmatique à l‟encontre de
la production de Robinson, Gernsheim va s‟assurer de l‟adhésion de son lecteur en
essayant de prouver la mauvaise foi de Robinson sur la position qu‟il adopte sur les
tirages combinés. Il utilise ainsi les mots du photographe et les oppose à ses choix
concrets, visibles dans ses dernières images. Gernsheim reprend une phrase d‟un
article publié en 1881 par Henry Peach Robinson sous le titre de « Combination
Photographs » dans le Year-Book of Photography and Photographic New Almanac,
où H. P. Robinson revient sur les abus et ce qu‟il est possible de faire grâce à cette
méthode. Gernsheim s‟arrête sur une phrase qu‟il recopie mot pour mot - sans
attribuer la citation à Robinson et sans la contextualiser dans le propos général Ŕ où
le photographe déclare qu‟il est évident que s‟il est possible de réaliser l‟image en
une seule prise de vue, la méthode des tirages combinés doit être écartée.
Dans la seconde édition de The History of Photography (1969), Helmut
Gernsheim inclut dans les deux dernières lignes consacrées à Henry Peach Robinson
une citation extraite d‟un article signé par le photographe victorien Thomas Sutton
dans le Photographic Art Journal : « These hopes of it must be based, not upon the
cleverness of combination printers, but upon improvements in the art itself. We must
develop pure photography. » (Sutton, 1870) La citation est parfaite pour démontrer
que Robinson a tort face à ceux qui défendent une pratique artistique de la
photographie. Cependant, en consultant l‟original, nous constatons que Gernsheim
s‟est permis ici des ellipses dans le texte de quatre pages donnant au final une
citation qui résulte d‟un assemblage de morceaux de phrases. Le résultat final ne
dénature pas le propos de Sutton, néanmoins l‟impression conférée par la citation
ainsi formulée est supérieure à celle donnée par la seule lecture de l‟article original.
De plus, l‟anonymat de l‟auteur de cette citation permet une généralisation qui laisse
croire au lecteur que l‟option est partagée. La réécriture de cette citation souligne le
désir de Gernsheim de véhiculer une histoire puriste de la photographie. Si
Gernsheim ne trahit pas vraiment les auteurs dont il modifie sensiblement les écrits,
il apparaît surtout comme prêt à toutes les justifications pour imposer le modèle de
la photographie pure. Aucun historien n‟a opposé à Gernsheim ces changements de
citation. Sur ce cas précis, nous pouvons supposer que la rareté du journal Ŕ un seul
exemplaire conservé en Europe à la British Library et un autre aux États-Unis dans
la collection Gernsheim Ŕ a rendu difficile la consultation de l‟original pour d‟autres
historiens.
Entre les deux éditions de The History of Photography (1955 et 1962),
Gernsheim publie un ouvrage découpé en sections thématiques sous le titre de
Creative Photography (1962). Il y décrit la méthode de Rejlander au sujet de Two
Ways of Life. Il reprend spécifiquement deux citations, extraites du Journal of
Photographic Society :

99
My ambition has been that this composition should be solely photographic”,
Rejlander explained, “and I think that as far as the conception of a picture,
the composition thereof, with the various expressions and postures of the
figures, the arrangement of draperies and costume, the distribution of light
and shade and the preserving it in one subordinate whole Ŕ that the various
points, which are essential in the production of a perfect picture, require the
same operations of mind, the same artistic treatment and careful
manipulation, whether it be executed in crayon, paint, or by photographic
agency. (Gernsheim, 1962 : 77)

Gernsheim modifie l‟ordre de ces deux citations, séparées de deux pages


dans l‟article original (Rejlander, 1858 : 194 et 192). Il laisse ainsi croire au lecteur
que Rejlander est un des premiers à aspirer à une pratique photographique qui se
suffit à elle-même, à l‟égal d‟autres mediums artistiques. Ceci tient également à une
autre altération du texte original. En effet, le texte original exact est : « My ambition
has been that this composition should be wholly photographic. » (Rejander, 1858 :
194) En substituant « wholly » par « solely », l‟historien change sensiblement la
signification de la phrase de Rejlander, donnant à comprendre au lecteur Ŕ encore
une fois Ŕ que Rejlander est le premier puriste. Il introduit également cette citation,
ainsi construite par lui dans la seconde édition de The History of Photography
(Gernsheim, 1969 : 38).
Nombre de constructions argumentatives dans les textes de Gernsheim
semblent être des reprises des termes de Alfred H. Wall. Cependant, le nom du
critique n‟apparaît nulle part dans les textes de Gernsheim. Selon les numéros du
British Journal of Photography dans sa collection au Harry Ransom Center à
Austin, il a en sa possession les numéros où se déroule le cœur de la querelle.
Pourtant, l‟historien s‟appuie sur les informations données par Beaumont Newhall
qui cite le premier article de Robinson (1860) dans sa troisième édition de History of
Photography (1949). Nous pouvons émettre l‟hypothèse selon laquelle Helmut
Gernsheim écarte le nom de Alfred H. Wall en raison des prises de positions du
critique des années 1860 en faveur de retouche sur les ciels et de coloriage sur les
épreuves. Pour Helmut Gernsheim, ces activités sont contraires au dogme de la
photographie pure. Il ne peut qu‟instrumentaliser les propos du critique sans en
mentionner l‟identité, au risque du discrédit.
Chez Helmut Gernsheim, les emprunts à d‟autres auteurs sont fondamentaux
dans le récit de l‟histoire de la photographie. Il instrumentalise les citations en jouant
d‟un effet d‟autorité par l‟insertion de guillemets. Il n‟hésite pas à changer certains
termes, à modifier les successions de phrase de la version originale jusqu‟à
synthétiser les propos d‟un autre auteur. Il change ainsi le sens même des sources.
Au-delà de ces réappropriations, les emprunts souvent anonymes ou difficiles à
repérer témoignent des influences de l‟historien.

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Journal of Photography, vol. 7, no. 120, p. 176.
WALL, Alfred Henry, 1863, « In Search of Truth », in British Journal of
Photography, vol. 10, no. 194, pp. 285-286.

101
THE HOURS ET SA PERSPECTIVE DE L’AUTRE: UNE
RENCONTRE ENTRE CINÉMA, LITTÉRATURE ET
PHILOSOPHIE

Willy Delvalle
Université Paris Diderot
willyhrdelvalle@gmail.com

Résumé:
Un film sur trois femmes, de trois générations, dans des endroits différents,
toutes connectées par le roman de Virginia Woolf. Celle-ci est en train de l‟écrire.
Laura Brown le lit, et le subit, tout comme Clarissa Vaughan le vit. Mais il y a une
quatrième personne, un poète, malade du SIDA, homosexuel, qui intègre l‟ensemble
des personnages qui se ressemblent au point de paraître parfois les mêmes, dans des
circonstances identiques, dans des temps censés être différents, mais apparemment
simultanés. Je propose de penser le mouvement de ce film sous la perspective de
l‟autre dans un dialogue avec Zizek et Levinas, en passant par l‟exil chez Tassin, le
roman homonyme qui a inspiré le film, celui de Michael Cunningham, tout comme
avec Mrs. Dalloway. Les questions qui guident cette réflexion sont: c‟est qui l‟autre
dans ce film? Et qu‟est-ce qui lui est proposé? Que dit l‟autre du moi?
Mots-clés: altérité, autre, homosexualité, féminin, art.

Abstract
A film about three women, from three generations, in different places. They
are all connected by the Virginia Woolf‟s novel. This one is being written by her.
Laura Brown reads it and lives it. So does Clarissa. There‟s a fourth character. It‟s a
poet, sick of AIDS, homosexual, making part of that group of characters who look
like themselves, one like each other, looking like the same, identical, in almost
identical situations, in times which we shall understand as different, but on realise
them as being simultaneous. I propose thinking the movement of this film under the
perspective of the other, by a dialogue with Zizek and Levinas, passing through
Tassin, the novel which inspired the film, by Michael Cunningham, as through Mrs.
Dalloway. The questions which guide this reflection are: who is the other in this
film? And what‟s proposed to this person? What does the other says about myself?
Keywords: alterity, other, homosexuality, feminin, art.

1. L’altérité
Le temps et la mort sont des éléments centraux dans le scénario de The
Hours, dont le propre titre en est une référence. Le film se resserre sur la centralité
d‟un jour dans les vies des personnages. « Son destin devient clair pour elle… Le
jour des jours », dit Virginia, quand sont montrées les images de Clarissa en sortant
de l‟appartement de Richard Brown, celui qu‟elle soigne et à qui elle va rendre
hommage dans une fête le jour même. Virginia et Richard évoquent le temps d‟avant

102
leur suicide. Sous la chanson The Hours, on entend Virginia lire ses paroles dans sa
dernière lettre à Leonard, son mari:

Cher Leonard,
regarder en face la vie… toujours regarder la vie face-à-face et la connaître
pour ce qu‟elle est. Enfin, la connaître, l‟aimer pour ce qu‟elle est, et alors…
l‟interrompre. Leonard… toujours les années entre nous, toujours les
années… toujours… l‟amour… toujours… les heures.

Pour refuser d‟aller à la fête donnée par Clarissa, Richard évoque les heures:

Clarissa: Tu n‟a pas besoin d‟aller à la fête. Tu n‟as pas besoin d'aller à la
cérémonie. Tu n‟as pas besoin de rien faire de ce que tu ne veux pas. Tu fais
comme tu veux.
Richard: Mais j‟ai encore besoin de faire face aux heurs, n‟est-ce pas? Je
veux dire, les heures après la fête, et les heures après ça…
Clarissa: Tu as encore vraiment des beaux jours. Tu sais que tu en as.
Richard: Pas vraiment. Je veux dire, c‟est gentil de ta part de dire ça, mais…
C‟est pas vrai.

Le passage du temps permet à Richard d‟avoir la “lumière”, l‟idée de faire entrer la


lumière dans son appartement et se suicider ensuite. En ce qui concerne le temps du
film, on verra celui de Virginia (1923) et celui de Laura (1951) comme simultanés,
on suit la pensée de la première, on voit la deuxième en train de le lire, en répétant la
même forme de balbutier des mots et, ensuite, en répétant aussi le regard de Virginia
vers l‟avant, comme en ayant une révélation, vers une heure et deux minutes du
film, après la mémoire du gâteau plus ou moins beau, fait par Laura à son mari:

Est-ce que cela avait de l‟importance, alors? Elle s‟est demandée, en


marchant vers Bond Street. Est-ce que ça avait de l‟importance qu‟elle
devait inévitablement terminer complètement? Tout ça doit continuer sans
elle. Est-ce qu‟elle regrette ça? Ou ça ne devient pas consolant croire que la
mort arrêtait absolument? C‟est possible mourir. C‟est possible… mourir.

Le jeu de temps dans le film semble s‟expliquer de manière explicite dans la


séquence suivante où elle imagine des mondes et les projette dans le roman. La
singularité du film par rapport au roman de Michael Cunningham et Mrs. Dalloway
est qu‟on peut VOIR la pensée de l‟écrivaine au moment où elle se déroule, les
moments d‟hésitations de l‟écrivaine, la pensée par rapport à sa propre vie. Ce qui
est dans le livre a été déjà décidé, on ne voit pas ce qui a été écarté, comme le
suicide de l'héroïne, Laura et le processus de décision, le moment où elle explicite le
besoin de quelqu‟un qui meurt. Encore une fois, on verra ce qu‟on pourrait évoquer
comme une conception d‟existence décrite par Tassin, «l‟existence est pour le
monde à la fois ce qui en projette la possibilité et ce qui s‟y soustrait» (Tassin, 2017:
202), les deux faces de l'exil:

[…] sur l‟une il est perte, défection, spoliation, et celle-ci peut aller jusqu‟à
la désolation ; sur l‟autre il est quête de soi et création de monde, migration
103
vers un destin à venir, invention de cet avenir, promesse de lendemains et
déjà réalisation de ce monde dans l‟arpentage des mondes. (Tassin: 202)

Virginia projette dans son héroïne, enfermée (comme Virginia elle-même définit sa
condition: « j‟en ai marre de cette garde. J‟ai subi un emprisonnement ») dans son
foyer, (quasi) suicidaire comme elle, une projection d‟elle-même, une forme de
choisir la vie dans son monde. Si Virginia, comme Laura, essaie de s‟évader, mais
n‟arrive pas, car elle est rattrapée par son mari à la gare, Laura le réussit. Pour
l‟existence de Virginia, la vie devient une possibilité à soustraire dans les conditions
qu‟elle subit, comme elle révèle à son mari, dans sa tentative de fuite de Richmond,
banlieue londonienne, à Londres:

Je ne choisis pas l'anesthésie des banlieues, mais la secousse violente de la


capitale. C‟est mon choix. Même le patient le plus bas est censé d‟une
certaine façon d‟être écouté pour sa prescription. Celui-ci définit son
humanité. Je te jure, pour toi, que j‟aimerais pouvoir être heureuse dans ce
calme. Mais s‟il y a un choix entre Richmond et la mort, je choisis la mort.

Laura est la projection d‟une autre possibilité, celle de choisir la vie, comme Brown
dit à Clarissa, des décennies après sa fuite:

Il y a des moments quand vous n‟appartenez pas et vous pensez que vous
irez vous tuer. Une fois, je suis allée dans un hôtel. Cette nuit, j‟ai fait un
plan. Le plan était celui de quitter ma famille quand mon deuxième enfant
serait né et c‟est ce que j‟ai fait. Je me suis réveillée un matin, j‟ai préparé le
petit déjeuner, je suis allée à l‟arrêt de bus, j‟ai pris un bus. J‟ai laissé un
billet. J‟ai réussi un boulot dans une librairie au Canada. Il serait
merveilleux de dire que je regrette ce que j‟ai fait. Il serait trop facile. Mais
qu‟est-ce que le regret quand vous n‟avez pas de choix? C‟est ce qu‟on peut
supporter. Voici. Personne ne va me pardonner. C‟était la mort. J‟ai choisi la
vie.

L‟appartenance évoque la notion d‟être jeté dans un monde, comme Virginia dans
une vie, un monde qu‟elle décrit comme n‟étant pas la sienne ou le sien. Et aussi, il
y a là la réjection de soi-même, à travers le suicide, ce que Levinas (1983) conçoit
comme une forme de virilité, de maîtrise sur son destin. Mais The Hours dépasse
cette notion, car les suicides concrétisés se déroulent en fonction de l‟autre, en
fonction du « bien-être » de l‟autre, comme une forme de libération de soi, d‟une
conception d‟existence conçue comme indigne et impossible à maîtriser (les troubles
mentaux de Virginia et Richard, et le SIDA, dans le cas du dernier), « dernier
recours contre l‟absurde (Levinas, 1983:29) », mais comme forme aussi de
libération de l‟autre. Virginia dit: « Tout est parti pour moi, sauf la certitude de ta
bonté. Je ne peux plus continuer à endommager ta vie« ». Richard, aussi écrivain,
évoque cette idée pour défendre son suicide à Clarissa, laquelle le soigne: « c‟est à
toi de le décider, c‟est ça? Il fait combien de temps que tu fais ça? Combien
d‟années? En venant à l‟appartement. Et ta propre vie? Et Sally? Attends à ce que je
meurs. Et ainsi tu devras penser à toi même ».

104
Zizek (2010) reprend Lacan pour concevoir le suicide comme l‟acte par
excellence, quelque chose qui change l‟avant et l‟après:

[…] le sujet est annihilé pour renaître ultérieurement (ou pas), c‟est-à-dire
que l‟acte implique une sorte d‟éclipse temporaire (...). Raison pour laquelle
tout acte digne de ce nom est „dément‟ en ce sens qu‟il est radicalement
impossible d’en rendre compte: par lui, je mets tout en jeu, y compris moi-
même, mon identité symbolique: l‟acte est par conséquent toujours un
“crime”, une “transgression”, en l'occurrence celle de la limite de la
communauté symbolique à laquelle j‟appartiens. (Zizek, 2010: 82-83)

Justement l‟acte par excellence (renforcé en tant que tel par la chanson de
fond, The Poet’s Act) dans The Hours est commis par ceux qui sont jugés déments,
incapables de maîtriser leurs actions par ceux qui le soignent. Dans sa première
tentative d‟évasion, Leonard dit à Virginia que ce n‟est pas elle derrière son acte, en
essayant de fuir à Londres: « C‟est un aspect de ta maladie. Ce n‟est pas toi ».
Clarissa, face à Richard qui démonte son appartement pour faire entrer la lumière,
évoque le même argument: « Clarissa: Et ce sont les voix que tu écoutes, n‟est-ce
pas?; non, non, non, non, répond Richard. « C‟est la mienne et seulement mienne »,
répond Virginia. Les deux défendent la conscience de leurs actes. L‟après du suicide
de Richard mène à la rencontre de Laura et Clarissa, et les révélations de l‟abandon
des enfants de la première. Après, on voit Clarissa revenir à sa vie, quand elle
embrasse pour la première fois dans le film son épouse Sally, une femme, laquelle
semblait toujours secondaire, presque sans voix, invisibilisé par la centralité de
Richard, de l‟homme, de l‟amour hétérosexuel, dans la vie de Clarissa. L‟après de
Virginia pourrait être entendu comme son livre, où la possibilité de rester en vie, du
non-suicide de son héroïne, reste à la postérité du suicide de l‟écrivaine. La
possibilité d‟échapper, de migrer, de franchir les frontières des rôles sociaux, d‟une
sexualité imposée, des formes d‟être, vers un nouvel avenir est matérialisée par
Laura, comme elle raconte son parcours suite à l‟abandon de son foyer.
Quant à Clarissa, l‟après évoque le concept du petit a, mobilisé par Zizek
(2010) pour analyser le parcours d'Irène dans Europe 51. Dans le film de Rosselini,
après l‟acte du fils d'Irène, un suicide, elle, une bourgeoise, migre vers le côté
pauvre de la ville, de maison en maison, en aidant une prostituée malade, un jeune
désespéré criminel, une mère célibataire au chômage. Zizek (2010) interprète
qu‟Irène fait un mouvement circulaire, comme si elle essayait toujours de retrouver
quelqu‟un qui dépende des soins, de son attention, son « objet a », son enfant perdu.
Il lui revendiquait justement ce qu‟elle essaie de donner aux gens après sa mort.
Zizek associe cet enfant disparu à la notion de pulsion de mort:

[…] le corps étranger, l‟intrus qui vient perturber le circuit harmonieux de


l‟appareil psychique guidé par le “principe de plaisir”, ne lui est pas
extérieur, mais lui est strictement inhérent: quelque chose, dans le
fonctionnement même immanent à la psyché, indépendamment de la
pression de la „réalité externe‟, résiste à la pleine satisfaction. (Zizek, 2010:
89)

105
Corps étranger que Zizek appelle « intrus traumatique », en faisant obstacle au
circuit clos du principe de plaisir, en provoquant un « déraillement » de son
mouvement. Il se traduit chez Lacan, explique Zizek, sous le mathème « petit a » ou
« objet a ». Ce principe va continuer son mouvement circulaire dans le schéma
lacanien, en faisant un saut sur le « petit a »:

[…] l‟objet a interdit au cercle du plaisir de se fermer; il y introduit un


irréductible déplaisir, mais l‟appareil psychique trouve une sorte de plaisir
pervers dans ce déplaisir même, dans la circulation sans fin, répétée, autour
de l‟objet inaccessible, toujours manquant. La jouissance est bien
évidemment le nom donné par Lacan à ce “plaisir dans la souffrance”, et la
pulsion est le nom donné par Freud à ce mouvement circulaire qui trouve sa
satisfaction à échouer encore et toujours à atteindre l‟objet. (Zizek, 2010:
92)

Dans ce sens, Freud considère que l‟énigme de la tendance au suicide se trouve dans
le sadisme, qu‟il explique comme un « prodigieux amour de soi de la part du moi
(Freud, 2005: 273) » face à une situation de menace à la vie. Cela, explique-t-il,
conduit à un excès de libido narcissique, mais il ne saisit pas comment cela mène à
l‟autodestruction:

[…] l‟analyse de la mélancolie nous enseigne que le moi ne peut se tuer que
lorsqu‟il peut, par le retour de l‟investissement d‟objet, se traiter lui-même
comme un objet, lorsqu‟il lui est loisible de diriger contre soi l‟hostilité que
concerne un objet et que représente la réaction originelle du moi contre des
objets du monde extérieur. (Freud, 2005: 273)

Cette deuxième interprétation semble avoir des limites par rapport au suicide de
Virginia et Richard, qui serait plutôt une forme de suicide altruiste, parce qu‟elle
dépasse le soi, évoque et vise le bien de l‟autre, et une transformation dans l‟autre et
des autres. C‟est différent du concept de suicide altruiste employé par Durkheim
(1930). Selon celui-ci,

[…] si le client ne doit pas survivre à son chef ou le serviteur à son prince,
c‟est que la constitution de la société implique entre les dévoués et leur
patron, entre les officiers et le roi une dépendance tellement étroite qu‟elle
exclut toute idée de séparation. Il faut que la destinée de l‟un soit celle des
autres. Les sujets doivent suivre leur maître partout où il va, même au-delà
du tombeau, aussi bien que ses vêtements et que ses armes. (Durkheim,
1930: 236)

Or, c‟est justement la relation de subordination qui est remise en cause dans les
suicides de The Hours. Le maître, symbolisé par le sain, le patriarcat, le mari, le fils,
désire la persistance de la vie de celui qui est soumis. Effectivement, dans le concept
de Durkheim, il y a un point où ces suicides, visant le bien être de l‟autre, pourraient
se ressembler:

106
Il est probable qu‟il y a aussi au fond de ces pratiques la préoccupation
d‟empêcher l‟esprit du mort de revenir sur la terre chercher les choses et les
êtres qui lui tiennent de près. Mais cette préoccupation même implique que
serviteurs et clients sont étroitement subordonnés au maître, qu‟ils en sont
inséparables et que, de plus, pour éviter les malheurs qui résulteraient de la
persistance de l‟Esprit sur cette terre, ils doivent se sacrifier dans l‟intérêt
commun. (Durkheim, 1930: 236-237)

Par contre, dans le film, le bien être de l‟autre, du commun, est visé en ayant
pour but la libération de tous les êtres humains, la fin de la subordination, et que
chacun puisse être maître de son existence. Si chez Durkheim le suicidaire altruiste
ne vise pas le changement de l‟ordre en levant le poids excessif de la société sur lui,
c‟est ce même poids que Virginia Woolf veut détruire. C‟est un type de lien social
qu‟elle a pour but de changer et qu‟on peut identifier surtout quand Leonard
demande à Virginia pourquoi elle doit tuer quelqu‟un d‟autre dans le roman, à part
son héroïne. « Pour que le reste de nous valorisent plus la vie », répond-elle.
Le suicide dans The Hours est une forme de révolte contre la basse valeur de
l‟individu maîtrisé, contrairement à la démarche du suicidaire altruiste de Durkheim:
« cette faible individuation ne peut elle-même avoir qu‟une seule cause. Pour que
l‟individu tienne si peu de place dans la vie collective, il faut qu‟il soit presque
totalement absorbé dans le groupe (Durkheim, 1930: 237) ». Dans ce cas, le maître
de la vie, c‟est l‟Autre. Chez The Hours, l‟acte du suicidaire vise le bien être des
autres, mais ce bien a pour centre la maîtrise de soi, car on comprend que son
existence empêche à la fois la maîtrise de sa propre existence. Les troubles mentaux
et les voix sont évoqués par Woolf comme des conditions qui l‟empêchent de
maîtriser ses pensées et son écriture, empêchent la maîtrise de soi même.
C‟est Leonard qu‟elle évoque, ce qu‟on pourrait comprendre comme le
«petit autre » dont parle Lacan: « le sujet est pris dans un ordre radicalement
antérieur et extérieur à lui, dont il dépend même quand il prétend le maîtriser
(Chemama, 2018: 73) ». Virginia ne prétend pas le maîtriser, elle maîtrise son destin
et les destins de ses personnages. On voit dans ce film ainsi un renversement des
parts du rapport à l‟Autre où il serait le maître.
Laura, par contre, met en évidence sa non-appartenance à ce genre de lien
avec cet autre, son mari. Elle veut maîtriser le soi. Qui est-ce cet autre? Chemama
évoque le père dans la théorie d‟Œdipe, « par sa place dans le discours de la mère, il
est aussi l‟Autre dont l‟évocation empêche de confondre les générations, de laisser
subsister une relation duelle entre la mère elle-même et l‟enfant. Notons que la mère
elle-même, inaccessible du fait de la prohibition de l‟inceste, incarne, en tant
qu‟objet radicalement perdu, l‟altérité radicale» (Chemama, 2018: 73). Dans un
autre passage, Chemama définit l‟Autre comme celui qui sépare, ce à qui une
servitude peut être aspirée par le sujet, « lieu (...) qui le détermine» (Chemama,
2018: 73). Il serait le cas de Dan, mari de Laura Brown, en la soumettant à une
femme au foyer, mère de ses enfants, contente de sa jolie maison.
Laura n‟accepte plus cette servitude et c‟est pourquoi elle trouve dans la
fuite, dans la soustraction de ce type de sujet, une solution pour pouvoir persister
dans son existence. Mais elle entre en conflit avec la définition de l‟Autre ci-dessus
car elle ne supporte non plus la forme de lien avec le fils. Comme un petit miroir,
son fils ne va pas répondre à la question de la mère après le baiser entre elle et Kitty,
107
il va s‟écarter, il va fuir, en courant. Voici la question qu‟elle lui pose, en larmes:
«qu‟est-ce que tu veux? » Cela évoque ces mots du Séminaire X de Lacan, à propos
de l‟angoisse:

Lacan présente d‟ailleurs de façon articulée le rapport du sujet non


seulement à la jouissance de l‟Autre, mais à la demande de l‟Autre, et au
désir que cette demande recèle: «Il me demande cela, mais que me veut-il en
fait?» Or l‟incertitude sur ce désir constitue cela même qui provoque
l‟angoisse. C‟est pourquoi la question de l‟angoisse constitue une de celles
qui donnent l‟accès le plus direct à cette dimension de l‟Autre. (Chemama,
2018: 73)

Que veut ce fils? Est-il un Autre? Il veut qu‟elle reste, il veut qu‟elle accomplisse
son rôle de mère (est-ce une forme de servitude?). Ce fils s‟appelle Richard, prénom
du mari de Mrs. Dalloway dans le roman, où il est décrit comme ça: « il n‟y a rien
de pire pour les femmes que le mariage, pensait-il, et de la politique; et avoir un
mari conservateur, comme l‟admirable Richard» (Woolf, 2009: 35, traduction libre).
La tentative de suicide de Laura se déroule selon le texte implicite de cet
autre, Richard. C'est comme si Dan, le mari de Laura, correspondait à Richard du
roman Mrs. Dalloway. Ce mari attend que Laura soit une « bonne femme ». Le
comportement de sa voisine et son fils révèle une attente de même nature. Ces
derniers mettent en évidence son incapacité à faire un gateau, sa duperie, vu que
«c‟est ridiculement facile », pour reprendre les mots de Kitty. Le suicide de Laura
conséquemment se produirait comme une internalisation de cette critique à soi. Ce
cas semble trouver plus d‟écho de la notion freudienne du suicide comme du
sadisme. Mais l‟origine de cette haine, cette mélancolie, se trouve dans l‟Autre. On
va encore une fois dans le sens contraire du suicidaire altruiste de Durkheim. On
n‟aime pas l‟Autre, on veut l‟attaquer, on veut l‟écarter.
Elle ne supporte pas le lien de la maternité, mais c‟est le toucher avec ses
mains au ventre qui va mettre en évidence une décision de rester en vie, à cause d‟un
autre, pas dans le sens décrit ci-dessus, mais dans le sens de l‟autre défendu par
Levinas (1983) comme celui de la paternité. Comment c‟est possible que ça soit la
cause de survivre, si elle préfère fuir après la naissance du bébé? Selon Levinas,
c‟est parce que la paternité contient le soi. Cette séquence va condenser tout le jeu
d‟altérité du film: l‟avenir, le temps, la femme et la paternité, justement les éléments
qui, pour Levinas (1983), signifient l‟altérité.
On voit Virginia, qui regarde en avant, vers le bas, vers un endroit imprécis,
pendant qu‟on lui parle. Elle se tourne vers Vanessa quand celle-ci répète son
prénom, comme pour lui faire remarquer. On pourrait dire que Virginia regardait
l‟avenir. Vanessa pose la question « à quoi pensais-tu? », ce qui sera plus tard répété
par sa fille, Angelica, qui différemment de sa mère, ne va pas parler à distance,
comme d‟un côté la folle, malade, et de l‟autre la saine (esthétique égale à celle du
dialogue entre Leonard et Virginia dans la gare et entre Richard et Clarissa dans
l‟appartement avant le suicide du premier). La petite fille sort de sa place distante de
Virginia pour s‟en approcher. La petite fille inverse le rôle de Laura (l‟adulte, la
grande, mère qui donne à manger au fils et au mari) et donne à manger à une
FEMME adulte, NON mère. Mais Virginia, comme Laura fait avec son gâteau
échoué et Clarissa, avec son crabe aussi finalement échoué à cause du suicide de
108
Richard, écarte ce petit gâteau. C‟est l‟objet qui symbolise la norme de l‟Autre, qui
assujettit la femme à la servitude dans la cuisine. Rôle qu‟on voit transposé du
roman au cinéma: « Parfois plus tard il lui a semblé que, sauf pour Elizabeth, sa
nourriture était tout ce pour quoi elle vivait» (Woolf, 2009: 109, traduction libre).
Angelica s'assoit sur ses jambes pour lui poser la même question que sa mère. On
voit avant cela les pages du roman Mrs. Dalloway, lu par Laura, qui dort. On voit le
rêve de Laura, ensuite l‟image de Virginia en se tournant vers Angelica, comme
pour lui répondre. On comprend alors que le rêve de Laura, dans un temps plus
avancée que celui de Virginia, est la pensée de celle-ci, donc une forme d‟avenir. Et
là, la notion de mort est évoquée: « J'allais tuer mon héroïne, mais j‟ai changé
d‟avis». Les mains de Laura touchent son ventre. Elle est enceinte de son deuxième
enfant, une fille. Là, on voit encore un jeu d‟altérité, sous un miroir. La petite
Angelica sur les jambes de Virginia. La fille dans le ventre de Laura, assise, comme
Virginia, la même idée chez les deux, rester vivante. « Je n‟en peux pas », dit Laura,
en larmes, après s'être réveillée en parallèle avec le fait que Virginia se retourne vers
Angelica.
Cette scène évoque encore une fois la notion que Virginia projette un avenir,
mais surtout qu‟elle s‟y projette, renvoyant le spectateur à un doute: est-ce Laura
Virginia? On pourrait se demander aussi: est-ce Laura Clarissa? Y a-t-il un miroir
entre Virginia, blanche, semi-blonde, yeux verts, et Angelica, les mêmes traits, sauf
que petite? Traits qui se répètent dans Richard… En tout cas, la scène du dialogue
entre Laura et Clarissa se produit comme si une regardait un miroir, comme dans les
premières scènes suites au titre du film. Laura et Clarissa se positionnent face-à-
face.
Quand Clarissa accueille Laura, une sait qui est l‟autre, ce que l‟autre a fait.
Entre les deux, au milieu (un obstacle ou rapprochement?) il y a le même élément,
l‟homme homosexuel, malade, disparu, mort, absent dans la scène où Virginia est
face à Angelica. C‟est Richard. Cette absence convoque le concept de forclusion
évoqué par Butler (2002) à propos de Freud, une sorte d‟interdit antérieur à
l‟existence du sujet, qui le fonde:

Freud distingue entre le refoulement et la forclusion, suggérant qu‟un désir


refoulé a pu être autrefois vécu en dehors de l‟interdit, mais que le désir
forclos est rigoureusement défendu, constituant le sujet à travers la
prévention d‟un certain type de perte. (Butler, 2002: 51)

Le cas auquel Butler dédie plus d‟attention dans l‟introduction de son livre La vie
psychique du pouvoir, c‟est l‟homosexualité. Selon l'auteure, il s‟agit de la condition
fondatrice d‟un être hétérosexuel:

J'ai suggéré ailleurs que la forclusion de l‟homosexualité semblait être un


élément fondateur dans une certaine version du sujet. La formule “Je n‟ai
jamais aimé” quelqu‟un du même genre (“réalité culturelle et non
simplement biologie de la sexuation”, définit Butler) et “Je n‟ai jamais
perdu” telle ou telle personne fonde le “je” sur le “jamais-jamais” de cet
amour et de cette perte. De fait, l‟accomplissement ontologique de l‟“être”
hétérosexuel est attribuable à cette double négation qui forme sa mélancolie

109
constitutive, perte majeure et irréversible qui forme la base ténue de cet
“être”. (Butler, 2002: 51)

Cette notion de perte majeure peut entrer en conflit avec la notion du petit a,
un événement pendant la vie. Les deux, par contre, se rejoignent dans cette
compréhension de The Hours: le mouvement du film, dans la vie de Virginia et sa
pensée autour d‟elle-même dans d‟autres mondes, sous d‟autres figures, sous à lá
fois Un (Richard) et Une Autre (Laura et Clarissa), ou des autres, produit une altérité
vers le temps futur, où ce que traversera ce temps sera la perte de la possibilité de
l‟amour homosexuel. Celui-ci correspondrait tant au concept de forclusion qu'à
celui du petit a. Le départ de Kitty après le baiser, est chez Laura comme les gens
pauvres qui s‟éloignent d‟Irène dans la fin d‟Europe 51, cet amour qui se perd et se
distancie, en produisant, par contre, dans Laura la haine envers soi, qui la pousse à
vouloir mourir.
On voit des larmes suite au baiser d'adieu entre Virginia et Vanessa. Deux
baisers observés par les enfants d‟une de ces femmes : Angelica est comme le petit
Richard. Le baiser entre Clarissa et Sally ne se produit qu‟à la fin du film, sans
l'adieu d'une femme. Mais celui-là ne se déroule qu‟après toute une fuite de Clarissa
envers Richard, comme si elle ignorait l‟amour homosexuel (pour Sally) pour aimer
un homme, qui se suicide justement pour qu‟elle retourne à sa vie (« Mrs. Dalloway
[...] toujours en train d‟encombrer le silence », dit Richard), à soi. On voit
effectivement un départ après le baiser entre Clarissa et Sally, mais celui de
Virginia, voix en off lisant sa dernière lettre:

Regarder en face la vie… toujours regarder la vie face-à-face et le connaître


pour ce qu‟elle est. Enfin, la connaître, l‟aimer pour ce qu‟elle est, et alors…
l‟interrompre. Leonard… toujours les années entre nous, toujours les
années… toujours… l‟amour… toujours… les heures.

Le départ qu‟on voit peut être interprété comme l‟amour hétérosexuel entre Virginia
et Leonard. Sans cet amour, sans l‟amour hétérosexuel (Richard), il n‟y a plus
d‟obstacle entre Laura et Clarissa, ni entre celle-ci et son épouse. Il n‟y a pas
d‟homme (les garçons sont dans un canapé à l'écart dans le salon) entre Virginia et
Angelica, ni homme (Leonard) entre Virginia et Vanessa. Les enfants qui regardent
les baisers lesbiens représentent le miroir de leur mères, soit une fille, de Vanessa,
qui a peu près les mêmes traits que Virginia; soit un garçon, qui a lui aussi à peu
près les mêmes traits que Virginia, et homosexuel, comme sa mère.

2. Les formes d’altérité


Le mouvement du film, en train d'accompagner les heures de cette femme,
Virginia Woolf et son imaginaire, son roman, comme une sorte de miroir de soi,
mais sous d‟autres possibilités d‟être, évoquent dans la perspective de Levinas la
conception de l‟avenir: « avenir pur, qu‟est la mort, où le moi ne peut rien pouvoir,
c‟est-à-dire ne peut plus être moi, - nous cherchions une situation où cependant il lui
est possible de rester moi, et nous avons appelé victoire sur la mort cette situation.»
(Levinas, 1983: 85-86) C‟est pourquoi Levinas considère le temps comme une
forme d‟altérité, «c‟est lui qui nous apparaîtra plus tard comme l‟évènement même
de notre relation avec autrui.» (Levinas, 1983: 33-34) Il est l‟approche de ce qui
110
n‟existe pas, de cet insaisissable, de ce mystère qui est la mort. Virginia évoque les
heures entre « nous », et ce sont les heures (le temps) qui la séparent de ses
personnages, dans son présent, ce qui revient à la notion d‟avenir de Levinas:

La relation avec l‟avenir, la présence de l‟avenir dans le présent semble


encore s‟accomplir dans le face-à-face avec autrui. La situation de face-à-
face serait l‟accomplissement même du temps; l‟empiètement du présent sur
l‟avenir n‟est pas le fait d‟un sujet seul, mais la relation intersubjective. La
condition du temps est dans le rapport entre humains ou dans l‟histoire.
Levinas, 1983: 68-69)

Cela aiderait à comprendre pourquoi le temps et la notion de mort, de suicide


semblent tellement étroits dans le film. Et c‟est à travers le temps qu‟il y aura la
naissance de la fille de Laura et la possibilité de réalisation de l‟amour homosexuel
de Clarissa: «Plus que le renouvellement de nos états d‟âme, de nos qualités, le
temps est essentiellement une nouvelle naissance.» (Levinas, 1983: 72) La
correspondance avec Levinas dans The Hours est que celui-ci évoque le temps
comme rapport à autrui. Il s‟approche de Lacan dans son interprétation de la femme
comme altérité maximale:

C'est une fuite devant la lumière. La façon d‟exister du féminin est de se


cacher, et ce fait de se cacher est précisément la pudeur. Aussi cette altérité
du féminin ne consiste-t-elle pas en une simple extériorité d‟objet. Elle n‟est
pas faite non plus d‟une opposition de volontés. L‟autre n‟est pas un être
que nous rencontrons, qui nous menace ou qui veut s‟emparer de nous. Le
fait d‟être réfractaire à notre pouvoir n‟est pas une puissance plus grande
que la nôtre. C‟est l‟altérité qui fait toute sa puissance. Son mystère
constitue son altérité. (Levinas, 1983: 79-80)

L‟idée du caché est évoquée dans la scène où Laura apparaît derrière la fenêtre, les
rideaux en cachant son corps, on voit juste son visage, qui prétend être content, pour
faire plaisir à Dan, le jour de son anniversaire. Il part au travail, elle ferme les
rideaux et son vrai sentiment de tristesse ressort. Elle est « cachée » à l‟intérieur de
la maison. L‟enfermement est aussi évoqué à Leonard par Virginia sur sa condition,
dans sa tentative de fuite vers Londres: « j‟ai subi un emprisonnement ». Mais le
film dépasse la notion de l‟autre comme féminin. Il permet de comprendre
l‟homosexuel comme l‟autre, vu que l'enfermement, ce côté caché, est aussi subi par
Richard, qui est mis dans la relation de miroir avec Virginia et sa mère, à l‟exemple
de la scène où il regarde le portrait de sa mère en robe de mariée.
Les yeux de sa mère vers le bas, presque fermés, un regard d‟air triste. Les
pilules (médicaments) de Richard apparaissent progressivement à côté du portrait.
Le son des ambulances. Le Richard adulte est dans un souvenir de ce jour, cette
scène où il est derrière la fenêtre de la maison de la voisine, lors du départ de son
père au travail. L‟enfant crie “maman! Maman!”. Le Richard adulte répète le geste
de sa mère, en ouvrant le rideau avec la même légèreté, de sorte que juste son visage
est visible, derrière la vitre de la fenêtre, enfermé comme Virginia, caché comme sa
mère. Son cri de la scène où il était un enfant (“maman!”) est rediffusé en voix off.
La scène de ce cri est ensuite répétée. Le zoom-out du regard de la mère dans le
111
portrait est aussi répété, mais avec Richard adulte, regard aussi triste, avec une larme
qui tombe. Le son de l‟ambulance toujours présent. Il touche son lèvre inférieure, en
le poussant vers le bas, la bouche comme celle d‟un bébé en quittant le sein de la
mère. Clarissa arrive. Il met son appartement en complet désordre, sous prétexte de
faire entrer la lumière. Il se suicide, comme dans la fuite devant la lumière, pour
reprendre les mots de Levinas, lumière réfléchie dans la rivière où Virginia se
suicide. Richard est marqué par l'altérité dans la perspective de Levinas:

La paternité est la relation avec un étranger qui, tout en étant autrui, est moi;
la relation du moi avec un moi-même, qui est cependant étranger à moi. Le
fils en effet n‟est pas simplement mon œuvre, comme un poème ou comme
un objet fabriqué; il n‟est pas non plus ma propriété. Ni les catégories du
pouvoir, ni celles de l‟avoir ne peuvent indiquer la relation avec l‟enfant. Ni
la notion de cause, ni la notion de propriété ne permettent de saisir le fait de
la fécondité. Je n‟ai pas mon enfant; je suis en quelque manière mon enfant.
(1983: 85-86)

Le suicide de Richard Brown (et) celui de Virginia sont des actes. Ce sont
des actes politiques radicaux, car ces individus s''effacent pour changer l'avenir. Ils
provoquent des changements au travers du temps. Grâce à un autre acte, le roman,
Laura peut rester vivante, mais à travers la fuite. En pouvant mener une relation
homosexuelle, Clarissa n'est pas montrée en pensant à la mort. Mais la fuite, comme
la quête du petit a, de la forclusion de l'amour homosexuel, le poussent à une fuite
que seulement un suicide - celui de Richard - est capable d'arrêter et d'apporter la
lumière, la révélation. Il permet finalement le retour à soi.
Des actes qui sont politiques, car si on les comprend dans la perspective de
Rancière (2008), ils créent une nouvelle esthétique sociale, où une forme d'individu
« caché » pour reprendre le mot employé par Levinas, peut apparaître. Où, au-delà
de l'autre chez Levinas, l'amour homosexuel peut trouver une part dans la vie. Il ne
faut pas négliger la séquence finale entre Laura et Clarissa, quand celle-ci présente
sa compagne comme une "amie" et, après la révélation de l'acte de Laura, termine
par libérer ses cheveux (en opposition au geste du début de la journée, en parallèle
avec Virginia; elles les ont retenus), faire un retour en arrière vers sa femme,
l‟embrasser et la regarder dans les yeux. C‟est comme si on voyait un retour à soi.

3. Le politique
Le roman renforce le pouvoir du langage comme espace de libération. C‟est
dans les mots où Virginia lève l‟interdiction de l‟inceste en appelant Vanessa
«sœur» et embrasse sa bouche. Mais au-delà du roman, le cinéma permet l'entrée
dans l'imaginaire d'une exilée pour voir ces mondes (de Laura, Clarissa, Richard)
qu'elle imagine, ce qui amène à sa décision et qu'elle crée à la postérité, en
opposition à la forme d'exil et d'impossibilité de retour à soi (pour reprendre les
termes de Butler), qu'elle subit. Deleuze et Guattari (1972/1973) considèrent la fuite
de la norme comme une forme de révolution, processus qu‟ils appellent
schizophrénique. On pourrait comprendre les troubles mentaux de Virginia et
Richard (les voix, la schizophrénie, les médicaments) dans cette perspective, sauf
que la schizophrénie en tant que pathologie est considérée par ces auteurs comme

112
une chute dans le vide. Le mouvement du suicide de ces deux personnages sera
exactement un mouvement de chute, de mourir vers le bas.
Cette fuite de la norme ne s‟appliquerait pas qu‟à leurs vies. Des employées
domestiques apparaissent de dos, habillées de tabliers, pendant et après le départ de
Vanessa. Une domestique ferme une porte du salon où se trouve Virginia. La scène
suivante montre Clarissa avec un tablier. Elle est de dos vers la fenêtre, comme si
elle était le reflet d'un miroir par rapport aux employées domestiques de Virginia.
Cette séquence de scènes crée une liaison de la condition qui les rassemble; le
féminin. Mais Richard apparaît comme un miroir de Virginia.
Le suicide et le roman émergent comme des actes de libération de
l'humanité. Virginia revendique pour l'existence sa maîtrise par les existants. Elle ne
parle plus seulement d'une condition de genre, mais de l‟ensemble de l'humanité.
Le film, réalisé par des hommes, écrit par des hommes, montre la condition
des femmes, qui, dans la perspective de Levinas, sont l‟Autre. Par contre, il renverse
des parts en transformant le phallus en secondaire, écarté, détruit; il devient l‟autre.
La pleine possibilité d‟être soi, la fin heureuse de Clarissa et Sally manifestée par le
baiser, est la condition pour que la vie puisse persister. Dans le cas contraire, le
rapport à l‟autre sera inévitablement un symbole de la mort, quand l‟autre en tant
que norme qui empêche le moi d‟être moi-même sera forcément un empêchement à
la persistance dans la vie.

BIBLIOGRAPHIE
BUTLER, J., 2002, La vie psychique du pouvoir, traduit par Brice Matthieussent,
Editions Léo Scheer.
CHEMAMA, R., 2018, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse.
DELEUZE, G.; GUATTARI, F., 1972/1973, L'anti Oedipe: capitalisme et
schizophrénie, Paris, Les éditions de Minuit.
DURKHEIM, E., 1930, Le Suicide, Paris, PUF.
FREUD, S., 2005, Oeuvres complètes psychanalyse, Volume XIII 1914-1915, dir.
de la publ. André Bourguignon, Pierre Cotet dir. scientifique Jean Laplanche, Paris,
PUF.
LEVINAS, E., 1983, Le Temps et l’Autre, Paris, PUF.
RANCIERE, J., 2008, Le Spectateur Émancipé, Paris, La Fabrique Éditions.
TASSIN, É., 2017, Philosophie /et/ politique de la migration. Raison publique,
21(1), 197-215, en ligne: https://www.cairn.info/revue-raison-publique-2017-1-
page-197.htm.
WOOLF, V., 2009, Mrs. Dalloway, Oxford, Oxford University Press.
ZIZEK, S., 2010, Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, traduit de l‟anglais par
Frédéric Joly, 1ère édition, Arles, Editions Jacqueline Chambon.

Références audiovisuelles
The Hours, 2002, Direction: Stephen Daldry, production: Scott Rudin, Robert Fox,
Etats Unis, Royaume Uni, Miramax Films.
Europe 51, 1952, Direction: Roberto Rossellini, production: Roberto Rossellini,
Carlo Ponti, Dino De Laurentiis, Italie: I.F.E. Releasing Corporation.

113
L’INTERTEXTUALITÉ DANS LA BANDE DESSINÉE

Bénewendé Mathias Nitièma


Université Joseph Ki-Zerbo
bmathias14@yahoo.fr

Résumé:
La bande dessinée est un genre artistique et surtout littéraire qui s‟est
considérablement répandu, diversifié et complexifié depuis plusieurs années et qui
poursuit sa mutation. Galopante et toujours insaisissable, elle ne cesse d‟enjamber les
frontières Ŕ celles des arts ainsi que celles entre les arts Ŕ et de s‟émanciper des
codes. Dans ce contexte, c‟est sans surprise que l‟on constate depuis quelques années,
le développement de la bande dessinée. Elle rassemble donc (des œuvres qui ont
parfois peu à voir les unes des autres) autant qu‟elle divise (par rapport à d‟autres
orientations, d‟autres formes), invitant à circuler entre les œuvres. Ainsi, la bande
dessinée, en tant qu‟œuvre artistique peut être considérée comme un discours qui
contient des influences et des interférences non seulement en rapport avec la société
mais aussi avec d‟autres types de discours.
Mots-clés : bande dessinée, discours, intertextualité, multimodalité, interférence.

Abstract:
Comics is an artistic and especially literary genre that has become more
widespread, diversified and more complex for several years and continues to evolve.
Galloping and always elusive, it continues to straddle borders - those of the arts as
well as those between the arts - and emancipate codes. In this context, it is no surprise
that we have seen in recent years, the development of comics. It brings together
(works that sometimes have little to see from each other) as much as it divides
(compared to other orientations, other forms), inviting to circulate between the works.
Thus, comics as an artistic work can be considered as a speech that contains
influences and interferences not only in relation to society but also to other types of
speech.
Key-words: comic strip, speech, intertextuality, multimodality, interference.

La bande dessinée véhicule un message où sont combinés différents signes :


linguistiques, iconiques, plastiques, formant une communication qui doit être
comprise par le lecteur. Ces signes doivent se combiner, s‟articuler, s‟ajuster, se
compléter et se structurer pour l‟élaboration du sens. Ainsi, le discours de la bande
dessinée devient un objet de signification bouillant et débordant de sens dénoté et
connoté. La bande est un espace clos, un cadre limité où se joignent, texte, images,
couleurs, etc. Ces signes sont structurés de manière à produire un message unique et
clair. De plus, ils doivent inciter le lecteur à un acte pragmatique précis : l‟envie de
lire. Pour y parvenir, l‟auteur d‟une bande dessinée utilise un discours empreint
d‟interférences et d‟influences en relation avec la société. L‟exploitation à la fois des
ressources visuelles et linguistiques dans le discours crée alors des relations

114
intertextuelles. C‟est justement ce que nous tenterons de démontrer dans notre travail.

Intertextualité et bande dessinée


Introduite en France par Julia Kristeva en 1969, dans Séméiotikè, Recherches
pour une sémanalyse, la notion d‟intertextualité désigne une manière de citer un texte
dans un autre texte. Elle est essentiellement une permutation de textes, un échange
permanent. Le texte se présente comme une combinaison et un croisement entre des
fragments que l‟écriture met en scène pour construire un essai nouveau et cela à partir
de textes relus, redécouverts, repris, revus etc. Ainsi « dans l‟espace d‟un texte,
plusieurs énoncés pris à d‟autres textes se croisent et se neutralisent. » (Julia Kristeva,
1969 :146). Pour Julia Kristeva, l‟intertextualité ne constitue pas une simple imitation
ou reproduction ou un paraphrasé d‟un autre texte, mais elle est une « transposition
d‟un ou plusieurs systèmes de signes en un autre. » (1969 :146) Kristeva emprunte
cette théorie aux travaux de Mikhail Bakhtine qui a introduit, dès les années 30, une
notion importante pour les études littéraires : la polyphonie. Kristeva explique ainsi
l‟influence de Bakhtine :
Chez Bakhtine d‟ailleurs, ces deux axes, qu‟il appelle dialogue ambivalence,
ne sont pas clairement distingués. Mais ce manque de rigueur est plutôt une
découverte que Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire : tout
texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et
transformation d‟un autre texte. A la place de la notion d‟intersubjectivité s‟installe
celle d‟intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins, comme double.
(Kristeva, 1969 :146)
Dans la continuité de Tel Quel (une revue littéraire fondée en 1960 par
plusieurs auteurs dont Philipe Sollers, Julia Kristeva avec la participation de
chercheurs tels que Roland Barthes), Michael Riffaterre cherche à expliquer le texte
dans l‟intertexte et non pas par son rapport au réel et au monde. Ainsi la référence à
d‟autres textes est plus importante que la référence au monde. Il distingue aussi
l‟intertexte de l‟intertextualité et cela en travaillant sur la réception du texte.
Développé dans un article de la revue Littérature intitulé L’intertexte inconnu,
l‟intertexte pour l‟auteur est un ensemble d‟indices, de traces, d‟allusions à un autre
texte déjà lu. Il constitue « l‟ensemble des textes que l‟on retrouve dans sa mémoire à
la lecture d‟un passage donné.» (Riffaterre, 1981 : 4)
A travers ce qui précède, nous constatons la diversité des approches
théoriques de la notion d‟intertextualité : elle se présente sous différentes formes avec
quelques nuances entre les théories. Il est pourtant intéressant de distinguer deux
conceptions complémentaires qui ont fait de cette question, une notion variée et riche
dans sa définition. Il résulte de ces différentes définitions une conception restreinte,
d‟un côté, et une plus large de l‟autre côté. La dimension large se reflète dans les
travaux de Kristeva et de Barthes ; elle est une relation intersémiotique, elle inclut
toutes les voies possibles du texte. Le concept de l‟idéologème, avancé par Kristeva
dans Séméiotiké, inclut cette idée de conception large de la notion d‟intertextualié
pour les chercheurs de la revue Tel quel. Ce concept permet de lire le texte dans son
rapport à d‟autres textes utilisés dans la société et dans l‟histoire.
Le recoupement d‟une organisation textuelle (d‟une pratique sémiotique)
donnée avec les énoncés (séquences) qu‟elle assimile dans son espace ou auxquels
elle renvoie dans l‟espace des textes (pratiques sémiotiques) extérieurs, sera appelé
un idéologème. L‟idéologème est cette fonction intertextuelle que l‟on peut lire
115
« matérielle » aux différents niveaux de la structure de chaque texte, et qui s‟étend
tout au long de son trajet en lui donnant ses coordonnées historiques et sociales […]
l‟acceptation d‟un texte comme idéologème détermine la démarche même d‟une
sémiotique qui, en étudiant le texte comme une intertextualité, le pense aussi dans la
société et l‟histoire. (Kristeva, 1969 :146)
En ce sens, l‟idéologème relève de la voix de la société et de sa pratique, il
résulte d‟une somme de discours en interaction avec le discours social et historique.
A ce titre, il ne semble pas se situer au même plan que l‟intertextualité mais entre
dans cette définition générique et large.
Le message de la bande dessinée, en général, n‟emprunte pas seulement un
texte verbal mais fait référence à des représentations mentales culturelles, aux pré-
construits culturels, textuels ou non.

1. Au niveau de l‟énoncé
Dans sa définition la plus générale, l‟énoncé est la résultante de l‟acte de
l‟énonciation « relevant de la chaîne parlée ou du texte écrit.» (Greimas, 1970 :85)
L‟énoncé présuppose une opération d‟énonciation correspondante : l‟énoncé doit être
considéré, en effet, comme « l‟objet produit par l‟acte d‟énonciation. » (Joseph
Courtés, 1991:245). De ce fait, les premières formes de l‟intertextualité, telles
qu‟elles sont définies par Genette, englobent la citation qui consiste à reprendre un
énoncé précis d‟un autre texte et le plagiat qui reprend aussi un énoncé non déclaré
d‟un texte B et sont du niveau de l‟énoncé où la reprise s‟effectue sur le texte lui-
même.
Le discours de la BD peut, en ce cas, reprendre un autre discours au niveau
de l‟énoncé, c‟est-à-dire prélever une citation donnée, un proverbe, un vers poétique
ou autre et l‟utiliser dans sa communication. Ce plan de l‟énoncé peut concerner la
reprise d‟autres messages linguistiques : citation d‟un personnage historique, d‟un
personnage filmique etc. La bande dessinée utilise plusieurs énoncés littéraires,
historiques, culturels ou autres. On peut d‟ailleurs revoir toutes ces formes
intertextuelles d‟abord du point de vue théorique, ensuite les illustrer à l‟aide
d‟exemples pris dans le discours.
L‟intertextualité amène à s‟interroger sur l‟origine même du texte, à
reconnaître et à identifier un intertexte dans un texte lu ou observé, en se posant la
question du degré de la reconnaissance du texte d‟origine.

1.1. Texte, intertexte et iconotexte


Travailler sur la bande dessinée en tant que discours mélangeant le texte et
l‟image, c‟est revenir sur la définition linguistique de la notion de texte prise dans une
dimension large et étendue, englobant non seulement la production littéraire mais
aussi la production d‟autres discours comme le discours de la bande dessinée. Ainsi,
« la notion de texte peut […] servir à désigner toute production littéraire formant une
totalité : une bande dessinée, selon le niveau d‟analyse à partir duquel on se situe.»
(Lugrin, 2006 : 34)
Dans ce discours, la notion de texte peut être en rapport direct d‟un côté au
verbal et de l‟autre à l‟image (non-verbal) qui l‟accompagne. Elle possède donc un
rapport direct avec les deux éléments qui composent la bande dessinée parce que
l‟inscription verbale du texte de la BD communique, d‟une façon directe ou indirecte,
avec l‟image pour créer un objet homogène et signifiant.
116
1.1.1. Pour une définition de la notion de texte
La notion de texte suscite des problématiques multiples dans la linguistique.
Elle est une notion difficile à cerner et à définir, prenant des sens différents d‟une
discipline à une autre, d‟un champ d‟analyse à un autre. Il faut délimiter et privilégier
un champ par rapport à un autre comme le suggère Jean-Michel Adam dans un livre
consacré à l‟étude de cette notion intitulé Les textes, types et prototypes, il affirme :
Le texte est un objet d‟étude si difficile à délimiter qu‟il est
méthodologiquement indispensable d‟effectuer certains choix. On peut laisser de
côté, un instant, la dimension proprement discursive des faits de langue sans postuler
pour autant une autonomie fictive des productions langagières : il s‟agit seulement
d‟exposer un point de vue provisoirement limité sur un certain nombre de
phénomènes, en adoptant un tel point de vue aussi longtemps qu‟il nous aidera à
mettre en évidence des aspects fondamentaux de la mise en discours, aussi longtemps
qu‟il nous permettra de relire une tradition rhétorique un peu trop rapidement oubliée
par une vogue structuraliste fondée, elle, sur des postulats autonomistes. (Adam,
1992 : 16)
La notion de texte suscite un fervent intérêt de la part de la linguistique
textuelle qui le considère comme un objet théorique abstrait :
Un énoncé (texte), affirme Adam, au sens d‟objet matériel oral ou écrit,
d‟objet empirique, observable et descriptible, n‟est pas le texte, objet abstrait
construit par définition et qui doit être pensé dans le cadre d‟une théorie (explicative)
de sa structure compositionnelle. (Adam, 1992 : 15)
Dans son article Théorie du texte. Roland Barthes expose sa conception et la
définition de la notion de texte. Il s‟interroge sur cette question en la rapprochant de
ce que la modernité en fait. Pour lui, le texte est lié directement à l‟écriture. Il passe
ainsi de l‟intention d‟écrire d‟un auteur à celle de « la sauvegarde de la mémoire
commune des institutions. » (Barthes, 1993 :1677)
Pour l‟auteur, la notion de texte s‟articule autour d‟un signifiant et d‟un
signifié. Avec Barthes, le texte acquiert une pratique signifiante où la rencontre entre
un sujet pluriel et la langue se met en place, toujours dans une relation au discours de
l‟Autre dans un contexte social. Le texte travaille la langue et entretient son processus
de production, déconstruit la langue pour la reconstruire. Cette productivité du texte
apparaît dans un jeu d‟échanges et de contacts avec le signifiant que l‟auteur et le
lecteur pratiquent tous les deux. Cette analyse de productivité est soumise à d‟autres
approches complémentaires de la linguistique, comme l‟explique le sémiologue :

Mathématique (en tant qu‟elle rend compte des jeux des ensembles et des
sous-ensembles, c'est-à-dire de la relation multiple des pratiques
signifiantes), celle de la logique, celle de la psychanalyse lacanienne (en
tant qu‟elle explore une logique du signifiant), et celle du matérialisme
dialectique (qui reconnaît la contradiction). (Barthes, 1993 :1677)

Ainsi pour Barthes, un texte est conçu comme une production, ou plutôt, une
productivité appelée signifiance et cela par opposition à la signification qui le retient
dans un signifié global, un sens figé et fixe. Certaines doctrines interprétatives le
démontrent, par exemple dans la philologie, la psychanalyse, la critique existentielle
etc. La signification, qui « appartient, au plan de la production, de l‟énonciation, de la
117
symbolisation », se distingue de la signifiance qui est « de l‟ordre du travail et de la
production du sujet » (Barthes, 1993 :1677) et qui se place au cœur même du texte.
Barthes revient également, dans cet article, sur les notions de phéno-texte et géno-
texte élaborées par Julia Kristeva, dans son ouvrage Séméiotiké, recherche pour une
sémanalyse. Le phéno-texte équivaut à l‟analyse structurale immanente du texte telle
que la pratique la sémiologie ; quant au géno-texte, il relève d‟un champ plus large,
celui de la signifiance. Le sémiologue reconnaît dans le texte son ouverture et sa
connexion avec d‟autres textes. Ce dernier est, de ce fait, un intertexte : « d‟autres
textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins
reconnaissables » (Barthes, 1993 :1677). L‟intertexte est ce champ général qui
englobe tout le langage et donne au texte le statut de productivité constante et non de
reproduction. Le texte est un tissu, un voile qui nous fait remonter au sens. Il est un
« langage qui ne peut s‟éprouver qu‟à travers un autre langage […] il ne s‟éprouve
que dans un travail, une production : par la signifiance. » (Barthes, 1993 :1677) Cette
dernière appelle un travail infini, à une intertextualité constante, puisque :

Le texte contient toujours du sens, mais il contient, en quelque sorte, des


retours de sens. Le sens vient, s‟en va, repasse à un autre niveau, et ainsi de
suite ; il faudrait presque rejoindre une image nietzschéenne, celle de
l‟éternel retour du sens. Le sens revient, mais comme différence, et non pas
comme identité. (Barthes, Nadeau, 1986 :38)

On peut, sans doute, remarquer dans le message de la bande dessinée,


l‟apparition de ces isotopies connotées qui ne disent pas précisément le texte référé,
mais qui infiltrent les textes nouveaux par des signes donnés faisant référence à un
texte antérieur. L‟objet de notre étude, à savoir le message de la bande dessinée, est
d‟abord un objet complexe où se rassemblent texte (au sens traditionnel du terme) et
image. Il est, ainsi, un objet discursif pluri-sémiotique qui forme un tout de
signification où les unités se complètent et se structurent pour donner un sens.

1.1.2. La notion d‟iconotexte


La notion de texte s‟élargit à d‟autres productions, l‟approche de celles-ci
ne relève plus de la linguistique textuelle mais de la sémiotique textuelle qui aborde
l‟objet d‟un point de vue englobant et le pose comme un objet de sens complet
susceptible d‟étudier telle et telle unité en la plaçant comme un ensemble pluri-
sémiotique. Jean-Marie Floch revient sur l‟analyse sémiotique et considère que
chaque objet peut être étudié dans son rapport avec lui-même ayant un sens
particulier ; il explique :

La sémiotique est d‟abord une relation concrète au sens, une attention


portée à tout ce qui a du sens ; ce peut-être un texte bien sûr mais ce peut
être n‟importe quelle autre manifestation signifiante : un logo, un film, un
comportement. Cette formule dit encore que les objets de sens Ŕ comme on
dit Ŕ sont les seules réalités dont s‟occupe et veut s‟occuper la sémiotique.
[…] le contexte dans lequel s‟inscrivent ou apparaissent les objets de sens Ŕ
le fameux contexte de communication Ŕ sera pris en considération […] à
partir du moment où il est lui-même abordé comme un objet de texte,
comme un texte. (Floch, 1990 : 3)
118
D‟autres objets peuvent ainsi être considérés comme un texte dans la
mesure où ils sont pris comme un objet possédant une signification propre. La
sémiotique prend en charge ces objets de sens malgré leur variété : « il revient au
final à l‟analyse de circonscrire et de préciser l‟énoncé complet, le texte, qui lui
servira d‟objet. » (Floch, 1990 : 3)
Le texte de la BD est un mélange entre le texte verbal et le texte graphique.
De ce fait, il se présente comme un objet mixte reliant et associant deux langages
différents mais possédant une connexion et une communication solitaire entre les
deux pour délivrer un seul et même message. Cette association du texte et d‟image
communément appelée iconotexte est introduite par Michael Nerlich et développée
dans un article intitulé « Qu‟est-ce l‟iconotexte ? ». Cette notion « désigne une œuvre
dans laquelle l‟écriture et l‟élément plastique se donnent comme une totalité
insécable.» (Montandon, 1990 : 5)
L‟iconotexte demande alors une lecture plurielle qui associe le texte à
l‟image et en fait un objet unique possédant une même signification. Un glissement
de sens traverse ainsi le texte et l‟image créant une isotopie et une homogénéité entre
les deux artefacts, comme l‟explique Montandon dans l‟introduction du recueil
d‟articles sur cette notion :
Le genre de l‟iconotexte génère des processus de lectures plurielles […]. Le
va-et-vient entre deux systèmes sémiologiques provoque transfert et glissement d‟un
mode de lecture sur l‟autre, avec des mécanismes de transfert multiples, des
glissements plus ou moins conscients, plus ou moins voulus, plus ou moins aléatoires
dans l‟effort d‟accommodation de l‟œil et de l‟esprit à deux réalités à la fois
semblables et hétérogènes qui peuvent souligner l‟identité des composantes, ou la
dissemblance des moyens d‟expression, ou l‟unité invisible régissant les deux
ensembles ou l‟irréductibilité d‟une différence, etc. Mais cette opposition n‟est pas
véritablement une, car ce qui est enjeu c‟est bien une absence, une béance entre le
texte et l‟image, béance qui est moteur même des effets iconotextuels. (Montandon,
1990 : 9)
Ainsi l‟auteur répond à la question de savoir la différence qu‟on peut relever
entre le texte et l‟iconotexte.

1.1.3. Le rapport entre texte et image


Le rapport qu‟entretiennent l‟image et le texte dans un iconotexte est
complexe. Ainsi produire ou interpréter un iconotexte relève d‟un effort et d‟un
travail important qui demande une lecture attentive de deux systèmes sémiotiques
différents mais existant dans un même espace clos : l‟iconotexte de la BD. La
présence de ces deux systèmes suppose, d‟emblée, l‟existence d‟une relation directe
ou indirecte entre eux. Depuis plusieurs décennies, certains chercheurs travaillent sur
cette relation et sur la question du rapport entre image et texte.
Barthes se pose, entre autres, la question du rapport entre le message
linguistique et l‟iconique à travers une étude structurale de la publicité de Panzani.
L‟auteur affirme que dans la société moderne « il semble bien que le message
linguistique soit présent dans toutes les images : comme titre, comme légende,
comme article de presse, comme dialogue de film, comme fumetto » (Barthes,
1964 :1421) Il revient sur l‟idée que la société actuelle est une civilisation de l‟image
puisque nous sommes encore plus que jamais une civilisation d‟écriture. Les
119
relations qu‟entretiennent ces deux messages sont, d‟après le sémiologue, l‟ancrage et
le relais. Un texte permet de réduire la polysémie de l‟image en fixant son sens, sans
l‟éparpiller, en expliquant les intentions de l‟auteur en limitant le pouvoir projectif
de l‟image. Le texte peut aussi jouer le rôle d‟un relais qui fournit des sens
complémentaires à l‟image qu‟elle ne peut transmettre seule.
Depuis les recherches de Barthes, plusieurs études ont fait l‟objet d‟une
analyse approfondie du rapport texte-image. Pour l‟iconotexte de la BD, cette
question peut être centrale : son élaboration peut constituer soit un rapport de relation
entre l‟image et le texte, soit un rapport de complémentarité ou même un rapport
d‟interrelation. Gilles Lugrin et d‟autres collègues, reviennent sur cette relation dans
l‟iconotexte en élaborant plusieurs fonctions entre les deux systèmes texte et image
dont « la fonction de signature, de cohésion, d‟invalidation, d‟accroche,
d‟identification, etc. » (Lugrin, 2006 :114)
Bien que l‟iconotexte se présente comme un objet de sens structuré, fini et
clos, limité et fermé où les entités qui le constituent (image, texte, slogan, couleur,
etc.) forment un tout de signification, néanmoins, il est un produit ouvert à d‟autres
textes, à d‟autres discours. Il est un objet dialogique communiquant et empruntant à
d‟autres domaines, à la mémoire collective d‟une société. De ce fait, le discours BD
se présente comme un objet hétérogène, appliquant dans sa production les différentes
formes intertextuelles présentées par Genette dont la citation, l‟allusion, la parodie, le
pastiche, etc.
Ainsi, nous venons d‟étudier la notion d‟iconotexte dans la bande dessinée,
nous aborderons à présent le domaine de la multimodalité.

2. Multimodalité
Le domaine de la multimodalité a commencé à se développer dans les
années 90 avec les travaux de Gunther Kress et Theo Van Leeuwen sur la lecture
d‟images. Kress et Van Leeuwen définissent la multimodalité comme « l‟utilisation
de plusieurs modes sémiotiques dans la conception d‟un produit ou d‟un événement
sémiotique ainsi que la manière particulière dont ces modes sont combinés » (Kress,
Leeuwen, 2001: 20). Un mode sémiotique est compris comme « une ressource
façonnée socialement et définie culturellement pour créer du sens » (Kress, 2009 :
54). En plus, un mode doit accomplir trois fonctions : idéationnelle, interpersonnelle
et textuelle. La première fonction porte sur la possibilité de représenter ce qui se
passe dans le monde (états, actions, événements) ; la deuxième, sur celle de montrer
les relations sociales des intervenants dans une situation de communication et la
troisième fonction porte sur la possibilité de représenter les deux fonctions
antérieures de façon cohérente au sein du texte (Kress, 2009 : 59).
Les modes sont étroitement liés à la société et à la culture. Chaque société a
ses préférences concernant les modes qu‟elle emploie pour communiquer. Ainsi,
même si deux cultures possèdent un mode, elles ne s‟en servent pas nécessairement
de la même façon. « Ce qui est exprimé grâce à la parole dans une culture peut être
exprimé grâce à la gestuelle dans une autre ; ce qui peut être bien réalisé à travers
l‟image dans une culture peut être mieux réalisé à travers une forme
tridimensionnelle dans une autre. » (Kress, 2009 : 57). Les modes varient aussi
diachroniquement : parmi les usagers des ordinateurs, combien sont capables de
reconnaître aujourd‟hui l‟objet derrière cette icône ?

120
Figure : Two faced de bidstrup
Source : Kress, 2009, p. 57

Un bon exemple de la variation dans l‟utilisation des modes selon la culture


est le cas du bédéiste danois Herluf Bidstrup dans les années 60 en Russie. Dans ce
pays, la BD « représentait souvent l‟étrangeté, la dégénération ou la culture de masse
à cause, en partie, de la combinaison des mots et images » (Alaniz, 2010 : 68).
Puisque la culture russe est « une culture profondément basée sur les mots qui
accorde une grande importance à la literaturnost (littérarité) » (Alaniz, 2010 : 68), elle
perçoit la combinaison des modes visuels de la BD avec le mode verbal comme un
appauvrissement de ce dernier. Or, les bandes dessinées de Bidstrup ne contenant pas
de mode verbal, il a joui d‟une énorme popularité auprès du public russe et « toute
famille communiste avait au moins un de ses livres » (Alaniz, 2010 : 262).
La construction de sens, selon Kress et Van Leeuwen, se réalise donc grâce
aux pratiques culturelles. Ils distinguent quatre strates dans ce processus : discours,
design, production et distribution. Par discours, ils entendent « des connaissances
construites socialement sur (un aspect de) la réalité ». Le design consiste en « des
moyens pour réaliser des discours dans une situation de communication donnée. »
(Kress, Leeuwen, 2001 : 4) La production est « l‟articulation matérielle de
l‟événement sémiotique ou la production matérielle de l‟artefact sémiotique » (Kress,
Leeuwen, 2001 : 4). Finalement, la distribution concerne « la manipulation technique
des produits ou événements sémiotiques. » (Kress, Leeuwen, 2001 : 20)
Souvent les termes multimodalité et multimédialité sont utilisés
indistinctement pour parler de textes se servant de plusieurs ressources sémiotiques.
Afin de dissiper cette confusion, il faut établir la différence entre mode et médium.
Kress et Van Leeuwen désignent comme médium « les ressources matérielles
utilisées dans la production d‟événements et produits sémiotiques, y compris les
outils ou les matériaux utilisés. » (Kress, Leeuwen, 2001 : 22)
Kaindl explique la raison de cette confusion en rappelant que les modes

121
sont toujours réalisés dans des médias et que les « deux notions sont donc étroitement
associées. » (Kaindl, 2013 : 259)
Gambier affirme qu‟il n‟existe pas de textes monomodaux parce que
même les textes écrits combinent le mode verbal et d‟autres modes, dont la mise en
page et la typographie. Il trouve paradoxal que quoique les chercheurs reconnaissent
les interrelations entre des modes verbaux et non verbaux, la perspective de recherche
dominante continue à être linguistique. Pour Kaindl, si tous les textes sont
multimodaux, comme le soutient Gambier, la traductologie devrait s‟interroger sur le
traitement des modes non verbaux.
Dans la prochaine section, seront exposés les modes dont les bédéistes
peuvent se servir dans la création de la BD. Ces modes seront décrits pour rendre
manifestes les mécanismes par lesquels ils remplissent les trois fonctions
mentionnées par Kress.

2.1. Les modes dans la bande dessinée


Plus tôt dans ce travail, la bande dessinée a été définie comme un texte où
plusieurs modes visuels, organisés en séquences délibérées, interagissent (souvent
aussi avec un mode verbal) pour relayer un discours ou éveiller une émotion. Il
devient essentiel de cerner ces modes visuels. Suivant Kress, un mode doit accomplir
« trois fonctions : idéationnelle, relationnelle et textuelle » (Kress, 2009 : 59). Pour
cerner les modes qui interagissent dans la bande dessinée, il faut d‟abord observer les
éléments qui remplissent ces trois fonctions.

Destinateur A Destinataire B

Figure 2. Situations de communication dans la bande dessinée


Source : Kress 2009, p.59

Dans la bande dessinée, le bédéiste cherche à créer une illusion de véracité,


d‟authenticité. Il est possible d‟établir un parallèle entre le travail de l‟auteur de BD
et celui du scénariste d‟un film. Basil Hatim et Ian Mason se sont penchés sur la
question des dialogues « authentiques » (Hatim, Mason, 1997 : 82) créés par des (les)
scénaristes dans leur chapitre sur le sous-titrage cinématographique. Bien qu‟ils
limitent leur analyse aux dialogues des films, leurs observations sont aussi
applicables au cas de la BD. Il existe donc une communication qui se prétend
authentique à l‟intérieur du texte. Or, sous une perspective multimodale, cette
122
authenticité qui est néanmoins créée en fonction de l‟audience1 ne se produit pas
seulement grâce à la langue, mais aussi grâce à tous les modes qui font partie du
texte.
Autrement dit, les destinataires se trouvent devant une situation de
communication à l‟intérieur de laquelle il existe une autre situation de
communication fictive. Chacune de ces situations de communication emploie des
modes et des sous-modes particuliers. Dans le cas de la bande dessinée, il y aura en
premier lieu les modes dont le bédéiste peut se servir pour présenter cette situation
simulée : la mise en page et l‟image. En deuxième lieu, il y aura les modes utilisés
par les personnages de cette situation : les gestes et postures. Le mode verbal peut
être présent dans les deux niveaux, car il peut servir à introduire la situation simulée
grâce aux titres et aux récitatifs, mais les personnages peuvent aussi dialoguer, penser
ou interagir avec leur monde. Les modes et les sous-modes utilisés dans ces situations
de communication sont représentés dans ce qui suit.

Figure : Modes et sous-modes dans la bande dessinée.


Source : Basil Hatim et Ian Mason 1997, p. 82.

En somme, nous dirons que la bande dessinée est un genre à cheval entre
plusieurs arts : la littérature, le dessin et le cinéma. Pour faire passer le message,
l‟auteur d‟une BD utilise plusieurs modes : le mode verbal (linguistique) et le mode
visuel. La théorie sémiotique appliquée au discours de la bande dessinée, permet de
mieux comprendre comment ce discours (texte et image) dit le message qu‟il
véhicule. Le dessin fait par l‟auteur d‟une bande dessinée doit être l‟objet d‟une
observation afin de pouvoir lire entre les codes et partant de là, le message véhiculé.
Le texte, quant à lui, est un outil de création. Il est beaucoup plus facile de l‟utiliser
pour raconter une histoire qui parle de la vie. Il permet lui aussi d‟exprimer les
sentiments et les émotions. La bande dessinée de par ses qualités multiples,
conjuguant à la fois le texte et l‟icône, et son attrait pour les lecteurs, est un support

1
Dans cette recherche, le concept d‟audience est compris selon les propositions d‟Allan Bell
(1984) dans l‟article « Language design as audience design ». Il est important de souligner
les spécificités de la communication de masse proposées par Bell (ce qu‟il appelle « referee
design »), car selon l‟auteur dans ce type de communication, le communicateur n‟a de son
audience qu‟une idée générale, non spécifique, idéale. Pourtant, cela n‟empêchera pas que ce
communicateur dessine son texte en fonction de sa perception du groupe
123
très apprécié.

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124
DIALOGISME ET ARGUMENTATIVITE : LE CAS DE LA « UNE »
DANS LA PRESSE ÉCRITE IVOIRIENNE

Nanourougo Coulibaly & Aboubakar Gounougo


Université Félix H. Boigny d‟Abidjan
coulyna@yahoo.fr

Résumé :
La réflexion part du constat que le titre à la « une » offre une configuration
particulière dans laquelle interagissent plusieurs discours mais aussi plusieurs voix.
Elle s‟interroge sur les modalités de mise en scène de cette plurivocité et sur ses
implications argumentatives. Ces interrogations permettent d‟établir que la « une »
de la presse écrite offre un discours marqué par l‟hétérogénéité énonciative
susceptible d‟être décrite à partir des notions de polyphonie et de dialogisme héritées
de Bakhtine, de la linguistique du discours, le tout dans une perspective rhétorico-
argumentative. Le travail pose que cette multiplicité de voix qui animent ce cadre
discursif répond à une volonté de persuasion et constitue une stratégie argumentative
du locuteur journaliste engagé dans la bataille pour l‟interprétation de l‟actualité.
Mots-clés : dialogisme et polyphonie, presse écrite, la « une », argumentation, Côte
d’Ivoire.

Abstract :
The reflection starts from the observation that the title to the "one" offers a
particular configuration in which several speeches but also several voices interact.
She questions the modalities of staging this plurivocity and its argumentative
implications. These interrogations make it possible to establish that the "one" of the
written press offers a discourse marked by the enunciative heterogeneity likely to be
described from the notions of polyphony and dialogism inherited from Bakhtine,
from the linguistics of the speech, all in a rhetorical-argumentative perspective. The
work posits that this multiplicity of voices that animate this discursive framework
responds to a desire for persuasion and is an argumentative strategy of the reporter
speaker engaged in the battle for the interpretation of the news.
Key-words: dialogism and polyphony, written press, “Featured", arguments, Ivory
Coast.

Introduction
L‟espace public, cadre de discussion publique sur les questions d‟intérêt
commun est animé par une grande diversité d‟acteurs qui produisent des discours
qui se rencontrent, se confrontent, se répondent ou coexistent pour créer des réseaux
discursifs. Le discours médiatique est essentiel dans cette circulation discursive avec
plusieurs dispositifs médiatiques parmi lesquels figure la presse écrite. A ce niveau
encore, l‟unicité n‟est pas de mise et plusieurs organes animent le secteur de la
presse écrite. Et, le développement technologique de ces dernières années a
engendré de nouvelles formes de circulation avec l‟Internet, grâce aux plateformes

125
dédiées. Il y a ainsi Abidjan.net, Aouaga.com etc. Ces plateformes ont le mérite de
faire voir assez rapidement l‟ensemble des organes qui animent l‟espace médiatique
de la presse écrite avec l‟onglet « titrologie », donnant ainsi une photographie du
discours médiatique en cours. En considérant individuellement les organes en
circulation dans le cadre spécifique de la Côte d‟Ivoire notamment au niveau de la
page de « une », le constat de la multiplicité des voix et opinions est plausible au
niveau des titres, des appels de titres, des sous-titres ou intertitres. Ces éléments du
discours médiatique sont largement informés par les discours de la mémoire
collective, du savoir collectif, par des voix autres que celle du locuteur journaliste.
Cette configuration ne manque pas d‟interpeller l‟observateur qui s‟interroge
sur l‟orchestration des voix de journalistes, de politiques, d‟experts ou de citoyens
qui se croisent pour animer l‟espace public. Ces interrogations portent, entre autres,
sur les modalités de mise en scène de cette plurivocité et sur ses implications
argumentatives. Elles permettent d‟établir que la « une » de la presse écrite offre un
discours marqué par l‟hétérogénéité énonciative susceptible d‟être décrite à partir
des notions de polyphonie et de dialogisme héritées de Bakhtine, de la linguistique
du discours, le tout dans une perspective rhétorico-argumentative. Le travail pose
que cette multiplicité de voix qui animent ce cadre discursif répond à une volonté de
persuasion et constitue une stratégie argumentative du locuteur journaliste engagé
dans la bataille pour l‟interprétation de l‟actualité. Stratégie argumentative fondée
sur une approche intégrale de l‟argumentation telle que celle proposée par Amossy,
c‟est-à-dire une approche de l‟argumentation qui inclut dans le dispositif d‟analyse
les données de l‟argumentation dans la langue développées dans les travaux de
Ducrot et Anscombre. Ainsi, après une revue de la question de l‟interaction des voix
qui apparait comme un trait fondamental de l‟espace public et du discours
médiatique, la réflexion explorera ses modalités de construction et leur
argumentativité.

1. Notions et concepts d’analyse


Une pluralité de théories, d‟approches, de notions et de concepts a été
proposée pour rendre compte de ce phénomène de présence concomitante de
plusieurs voix dans une énonciation, mais également de contact de discours parmi
lesquels figurent les notions de polyphonie, de dialogisme. Traiter de la polyphonie
et du dialogisme ramène aux travaux pionniers de Bakhtine et de Ducrot qui ont
inspiré plusieurs approches dans le domaine des sciences du langage. Ces travaux
ont permis la formulation des approches polyphonique et dialogique. Deux
approches qui se distinguent en ce que l‟une traite de la mise en scène énonciative
(interaction de plusieurs voix) et l‟autre, l‟interaction obligée d‟un discours
(interaction de plusieurs discours) avec d‟autres discours. On peut cependant trouver
un point d‟ancrage ou une intersection entre ces deux approches. Si l‟une fait
interagir plusieurs voix dans un même énoncé, l‟autre fait intervenir plusieurs
discours dans un discours donné. Chacune des notions acte, pour ainsi dire,
l‟impossible homogénéité de la parole.
En mettant l‟accent sur des énoncés ayant une dimension polyphonique, la
théorie de la polyphonie linguistique de Ducrot prône un jeu de voix orchestrées
dans lequel domine la voix du locuteur au moment de l‟énonciation. Ainsi, l‟une des
manifestations tangibles du jeu d‟orchestration des voix reste le discours représenté

126
qui, reprenant explicitement les paroles d‟autrui, reste sous le contrôle du locuteur
qui garde la possibilité de le commenter. Il ressort ici que la théorie de Ducrot se
fonde sur un travail de mise en scène effectuée par le locuteur qui permet d‟établir
que le sujet parlant ne correspond pas dans l‟absolu au locuteur et que les voix de la
polyphonie ne sont pas nécessairement l‟écho d‟énoncés réellement produits, mais
des constructions purement linguistiques. Dans une perspective plutôt discursive, le
dialogisme, trait caractéristique de toute parole, a été théorisé par Mikhaël
Bakhtine (1978: 102). Pour Bakhtine, toute parole, tout propos, apparait comme le
maillon d‟une chaine interminable de discours déjà tenus ou devant être tenus. Cette
perspective se construit, sous plusieurs angles et dans une dynamique d‟interaction.
Pour rendre compte de ces facteurs, Aleksandra Nowakowska et Jean-Marc Sarale
(2011 : 13) proposent un dialogisme à deux faces : le « dialogisme interdiscursif » et
le « dialogisme interlocutif ».
Ces différents propos permettent de poser fondamentalement deux variantes
du dialogisme à savoir le dialogisme interdiscursif et le dialogisme interlocutif qui
ramènent au dialogisme constitutif qui fonde la pensée de Bakthine. A ces formes, il
convient d‟adjoindre ce qui est communément appelé hétérogénéité montrée de la
pensée de Jacqueline Authier-Revuz (1984 : 108) qui se manifeste par la présence
explicite de discours autres dans un discours donné. Cette approche permet d‟établir
un dialogisme qui se déploie sous trois formes à savoir le dialogisme interdiscursif,
le dialogisme interlocutif et le dialogisme polyphonique.
La question est donc de savoir comment ces trois niveaux de dialogisme se
manifestent dans le discours proposé à la « une » des journaux de la presse écrite
ivoirienne et quelle en est la visée. Il faut, pour cela, se référer aux travaux de Ruth
Amossy qui déclinent le potentiel argumentatif inscrit dans chacun des aspects du
dialogisme en partant de la polyphonie et du dialogisme interlocutif pour lesquels le
potentiel argumentatif va de soi. Tout simplement parce que :

La polyphonie inhérente à la langue offre par contre à toute tentative de


persuasion des moyens précieux dans la mesure où elle autorise une
organisation et une hiérarchisation des voix et des points de vue qui engage
ou désengage la responsabilité du locuteur : elle inscrit ainsi dans la langue
des choix et des prises de position (Ducrot, 1984 : 205). Elle permet dès lors
au discours visant à agir sur l‟autre une orchestration plus ou moins savante
à ses propres fins d‟efficacité. (Amossy, 2005 : 68)

Pour ce qui est du dialogisme interlocutif, il a l‟avantage de partager avec la


rhétorique le principe d‟orientation du discours vers l‟autre ; principe qui est au cœur
de processus argumentatif et dont l‟auditoire constitue l‟épine dorsale. Enfin, le
dialogisme interdiscursif correspond à ce que Amossy nomme le « soubassement
doxique» (Amossy, 2010 : 85) de l‟argumentation en ce sens qu‟il constitue la
« trame sur le fond de laquelle seule peuvent se mettre en place les stratégies
argumentatives » et que « c‟est seulement sur ce fond doxique que peut se former un
projet argumentatif qui intègre la parole de l‟autre à celle du sujet ».
De cet exposé, il convient de retenir que la page de « une » de la presse
écrite offre une photographie de l‟espace public. Cet espace discursif se caractérise
par la superposition de plusieurs voix et par la coexistence de plusieurs discours.
Cette configuration particulière permet d‟établir que c‟est un espace d‟interactions
127
voulues et orchestrées par l‟instance médiatique en conformité avec la ligne
éditoriale. Cette mise en scène permet à l‟équipe journalistique de moduler la visée
informative, incitative et argumentative au niveau de la « une » du journal.

2. La « une » : une configuration polyphonique, interdiscursive et


interlocutive
La notion de titre s‟entend sous deux angles. D‟abord, le titre désigne un
organe de presse qui paraît. Ainsi dans le paysage de la presse écrite ivoirienne, Le
Patriote, Notre Voie, Le Nouveau Réveil et Le Temps sont les titres qui constituent
notre corpus. Dans l‟autre sens (celui qui nous intéresse ici) le titre est une
composante du péritexte qui figure sur la page de couverture (tribune, ventre, pied
du journal ou encore au niveau du bandeau) d‟une parution et plus spécifiquement
d‟un journal.
De manière générale, le titre s‟inscrit dans la grande diversité des genres de
la presse écrite. Cette question de la catégorisation ou de la classification des
composantes rédactionnelles de la presse écrite est largement abordée par Jean
Michel Adam (1997 : 2) qui en fait une approche synthétique et minutieuse.
Malgré l‟hétérogénéité constatée au niveau des genres journalistiques, les
chercheurs s‟accordent sur deux grandes unités rédactionnelles. Il s‟agit du pôle
informationnel et du pôle commentaire. Reste la classification du titre dans ces deux
familles rédactionnelles. Nous adoptons sur cette question la perspective des travaux
de Charaudeau reprise par Wander Emediato qui, parlant de la classification du
discours d‟information médiatique, dit :

On sait que le discours d‟information médiatique est très hétérogène et


comprend aussi bien des genres textuels descriptifs et narratifs, comme les
titres de journaux et les reportages (news), que des genres textuels opinatifs
et argumentatifs, comme les éditoriaux et les articles d‟opinion. Si les
premiers ont une visée dominante d‟information ou de faire-savoir, les
seconds auraient plutôt une visée de faire-croire. (Wander Emediato, 2011:
2)

Cette perspective permet de classer le titre dans les genres estampillés


informatif. Le titre de presse objet de notre étude est donc un propos qui reprend de
manière sommaire ce qu‟on pourrait considérer comme contenu essentiel de l‟article
qu‟il annonce et avec lequel il entretient une relation effective.
L‟étude porte précisément sur les titres de quatre quotidiens ivoiriens
couvrant la période du 30 novembre 2011 marquant le transfèrement à la CPI de
l‟ex-président ivoirien, Laurent Gbagbo au 25 février 2013 date de la tenue du
procès de confirmation des charges retenues contre lui par le tribunal international.
Cet ensemble de titres constitue un réseau discursif marqué par une certaine
homogénéité notamment au niveau des moments (Moirand, 2007 : 4) ou instants
discursifs mis en évidence, du contexte sociopolitique et culturel de référence ; en un
mot au niveau du champ médiatique ivoirien.

2.1. Le dialogisme montré comme modalité de la polyphonie des titres


Si la coexistence de voix dans un énoncé caractérise la polyphonie, on peut
dire qu‟elle se manifeste dans le titre à travers le discours rapporté. En effet, outre le
128
discours imputable immédiatement au locuteur, les titres comprennent une gamme
de discours attribués à d‟autres locuteurs. On parle alors de discours rapporté. L‟idée
est qu‟un discours tenu comprend un autre discours qui se distingue du premier par
la source à laquelle le second est attribué. La notion de discours rapporté recouvre
plusieurs formes dont la principale au niveau du corpus des titres de presse est la
citation d‟un propos attribué à un locuteur. Cette modalité du discours rapporté se
retrouve dans les titres suivants :

Le temps du 5 septembre 2012 et Notre voie

Ces titres sont censés reprendre les propos tenus par les personnalités
auxquelles ils sont attribués dans les moments discursifs que sont la question de
l‟extradition de Koné Katinan et le procès à la Haye de l‟ex président ivoirien
Laurent Gbagbo. Deux niveaux d‟analyse se présentent ici. Le premier se situe au
niveau des éléments qui introduisent du discours cité. Pour le journal Le Temps c‟est
l‟adjectif « catégorique » pendant que Notre Voie place le propos de la CPI sous
l‟angle de l‟aveu : « la CPI avoue ». L‟utilisation de ces formules introductives dans
les appels de titre engendre une lecture orientée du propos repris qui exploite le
potentiel argumentatif de la langue. « L‟aveux » de la CPI présuppose un mensonge
antérieur qui conforte la théorie du complot mise en avant par les partisans de
Laurent Gbagbo. Cela, naturellement, porte atteinte à crédibilité de cette institution.
Quant à la détermination inscrite dans l‟adjectif « catégorique » qui qualifie le
propos de John Dramani, elle permet au locuteur, par le jeu sur l‟intention attribuée
de conforter son lectorat. À terme, il y a une volonté de rassurer ou conforter les
partisans de la ligne mise en évidence : l‟impossible extradition de l‟ancien ministre
de Laurent Gbagbo voulue par le pouvoir d‟Abidjan.
Le second niveau de l‟analyse porte sur le propos repris et la qualité de
l‟auteur. Dans le débat portant sur l‟extradition ou non de Koné katinan exilé au
Ghana, il est clair que l‟avis du Président ghanéen d‟alors John Dramani compte. En
reprenant son propos assertant l‟impossible extradition, le locuteur fait appel à un
argument d‟autorité dans sa stratégie argumentative qui est destinée à conforter les
tenants de cette lecture des évènements ivoiriens.
L‟argumentativité de la polyphonie réside pour ainsi dire dans la capacité du
locuteur à exploiter les ressources de la langue pour tenter d‟influencer un auditoire
ou de le conforter dans ses croyances, opinions ou attentes. Dans le même temps, la

129
polyphonie permet au sujet d‟afficher ses opinions et points de vue sous le masque
du propos d‟autrui, ce qui lui donne une certaine objectivité.
Une variante de la polyphonie s‟exprime dans le corpus avec le recours au
procédé de l‟autonyme. Il est décrit par Authier-Revuz Jacqueline (2000) comme
résultant d‟un processus de transformation de toute unité lexicale ou textuelle en
nom et qui dépend à la fois du locuteur et du contexte. L‟analyse d‟observables
autonymiques dans le corpus permettra d‟aller plus en avant dans la compréhension
de cette marque d‟hétérogénéité et de ses implications argumentatives :

Prétendus actes de déstabilisation


Faux, faux et faux !
Des « preuves » arrachées sous la torture
Le Temps du jeudi 14 juin 2012
Situation de crise permanente à l‟ouest et à l‟est de la Côte d‟Ivoire
Des préfets « patriotes » qu‟il faut affecter
Un grand mouvement préfectoral s‟impose maintenant
Le Nouveau Réveil du samedi 28 juillet 2012

Les différents éléments nominalisés par le processus d‟autonymisation sont


mis en évidence sur le plan typographique par les guillemets. Dans les deux énoncés
qui précèdent et qui appartiennent à deux quotidiens différents (Le Temps et Le
Nouveau Réveil), les autonymes « preuves » et « patriotes » impliquent un
investissement du locuteur qui relève de l‟ordre du commentaire émis par la source
énonciative. De manière spécifique, le quotidien Le Temps émet des réserves sur la
qualité de « preuves » des documents présentés dans le cadre de la révélation d‟actes
de déstabilisation. Cette distance vient confirmer l‟idée de contestation déjà
construite par le qualificatif « prétendus» qui suggère une remise en question et donc
une position clairement affichée du locuteur sur les faits qu‟il rapporte. Dans l‟autre
sens, il est clair que pour Le Nouveau Réveil, la qualité de « patriote » conférées des
préfets dont il parle est remise en cause. Mieux, par une sorte de rappel mémoriel, ce
vocable charrie un ensemble de connotations dépréciatives pour une frange de la
population ivoirienne pour qui est associée à des partisans du régime de l‟ex
président ivoirien qui se sont illustrés de diverses manières dans l‟histoire récente du
pays.
Ce second aspect de l‟autonyme reçoit l‟appellation de modalisation
autonymique dans les travaux de Authier-Revuz Jacqueline (1984). Ce concept rend
compte de la capacité de l‟énonciateur à opérer des commentaires sur sa propre
énonciation. Selon Maingueneau (2012 : 141), cette modalisation établit diverses
catégories qui sont, la non-coïncidence dans l‟interlocution, lorsque la modalisation
autonymique indique un écart entre les co-énonciateurs ; la non-coïncidence du
discours à lui-même et l‟énonciateur représente un discours autre dans son propre
discours ; la non coïncidence entre les mots et les choses quand il s‟agit d‟indiquer
que les mots employés ne correspondent pas exactement à la réalité à laquelle ils
sont censés référer. Et, enfin, la non-coïncidence des mots à eux-mêmes.
L‟énonciateur est confronté au fait que le sens des mots est équivoque. Si ces
différents éléments décrivent l‟hétérogénéité du titre de la une, leur intérêt pour nous
réside également au niveau du vaste champ interprétatif qu‟ils offrent dans le cadre
du discours médiatique où ils contribuent à mettre en avant un certain engagement
130
énonciatif et un positionnement du locuteur qui entend suggérer ainsi un autre angle
de lecture des évènements commentés. L‟argumentativité de ces éléments se situe
dans leur capacité à orienter les regards et même les opinions dans l‟interprétation
des faits de la vie publique.

2.2. Interlocutivité, Interdiscursivité dans les titres de la « une »


La « une » est traversée par des discours interconnectés qui se répondent les
uns les autres, se confrontent et s‟affrontent sur toutes les questions traitées dans
l‟espace public ivoirien. Cette dynamique imprègne tous les instants et moments
discursifs qui constituent le corpus. On pourrait l‟illustrer avec les éléments
suivants :

Le Patriote du Janvier 02 janvier 2012 et Notre Voie du 03 janvier 2012

Il y a clairement un dialogisme interlocutif entre ces quotidiens dont les


productions discursives se répondent les unes les autres dans ce qu‟on pourrait
appeler la compétition du « chef crédible » entre Alassane Ouattara et Laurent
Gbagbo à l‟occasion du traditionnel discours de nouvel an. La publication du
quotidien « Le patriote » a recours aux ressources argumentatives que la langue offre
à travers l‟implicite contenu par l‟adverbe « enfin » qui suggère qu‟il manquait un
chef à la Côte d‟Ivoire. Le titre « Enfin, un vrai chef » est donc disqualifiant pour
l‟ancien président puisqu‟il lui dénie les qualités de chef. La réponse ne se fait pas
attendre puisque dans sa publication du jour suivant, le quotidien « Notre voie »
proche de Laurent Gbagbo, réagit en reprenant le syntagme nominal « vrai chef »
précédé du présentatif « voici ». Il y a recours à une variante de la définition
dissociative. Perelman (Perelman C. & Olbrechts Tyteca, 1958 : 590) entend par
définition dissociative la prétention du locuteur « à fournir le sens véritable, le sens
réel de la notion, opposé à son usage habituel ou apparent. » Cette technique
argumentative se prête aisément à l‟interlocution dans la mesure où elle implique
une définition initiale, première qu‟il est question de remettre en cause. Dans le
contexte spécifique du corpus, elle est destinée à présenter celui que l‟obédience du
journal considère comme « chef ». Cette dynamique satisfait au principe voulant que
chaque acte locutoire réponde à des actes locutoires antérieurs, prenne position pour
ou contre ceux-ci, les convoquent pour conforter ses propres dires ou pour les
remettre en cause.

131
La « une » des quotidiens ivoiriens est aussi un lieu où l‟interdiscours est
manifeste. Ce phénomène s‟illustre dans le corpus à travers des observables parmi
lesquels on note les énoncés qui suivent :

Michel Galy (politologue français)


« Gbagbo a la CPI, c‟est Mandela à la Haye »
Le Temps du 20 février 2013.
Camps de détention
Des prisonniers politiques et militaires déportés au nord
Le Temps du 25 février 2013
Détenu dans le goulag de Bouna
Ce que Affi Nguessan a dit à Ouattara
Le Temps du 03 octobre 2012

Ces éléments issus du corpus appartiennent soit au discours rapporté, soit au


discours tenu directement par le journaliste. Ils comportent chacun des items
lexicaux qui constituent en eux-mêmes toute une histoire que leurs occurrences
charrient. Il est ainsi pour Mandela qui est évoqué par le quotidien « Le Temps » qui
parle aussi de « déportation » ou de « camp de concentration » et enfin de « goulag
de Bouna » pour évoquer un lieu où sont détenus des partisans de Laurent Gbagbo
arrêtés à la fin de la crise postélectorale de décembre 2010 à avril 2011. L‟évocation
du nom « Mandela » rappelle à la mémoire la vie d‟un mythe vivant combattant de
la l‟égalité raciale et dont la vie rythme avec l‟histoire de l‟Afrique du Sud moderne.
La lexie « déportation » procède également d‟un rappel mémoriel rappelant à l‟esprit
l‟époque de la conquête coloniale pendant laquelle les résistants africains étaient
déportés dans des contrées lointaines par les conquérants occidentaux afin de briser
toute initiative de résistance. L‟expression « goulag » renvoie aux lieux de détention
des opposants politiques de l‟époque communiste. Tous ces items lexicaux font
référence à des discours antérieurs de dénonciation de systèmes politiques dans
l‟histoire. Ils constituent par conséquent des facteurs d‟interdiscursivité dans les
titres à la une. Ce processus de nomination qui recourt à la mémoire discursive
intègre dans le discours un positionnement du locuteur qui entend ainsi orienter le
regard de son auditoire vers une certaine perception des évènements ou des faits
dénommés. Le corpus se découvre à travers ces éléments comme cadre de jeux
mémoriels qui consacrent sa dimension dialogique. Le fait est que ces rappels, ces
nominations qui convoquent la mémoire sociohistorique ramènent à une stratégie de
cadrage compris comme « une sorte de schématisation qui oriente le regard de
l‟autre.» C‟est là que réside l‟argumentativité du dialogisme interdiscursif ainsi que
le souligne Emediato :

Le cadrage a une portée argumentative dans la mesure où il permet de


circonscrire la discussion par la thématisation, de présenter les objets de
discours d‟une manière plutôt que d‟une autre par des opérations de
référence (nomination, désignation) et de prédication, d‟orienter la
problématisation dans une certaine direction…les opérations de cadrage
jouent un rôle important dans ce processus dans la mesure où elles visent à
activer dans la mémoire du lecteur des contenus et des valeurs symboliques
et à les associer au cadrage effectué. (2011: 6)
132
Cette stratégie revient à présenter les êtres, les phénomènes et les choses
d'un certain point de vue, sous un angle et dans une certaine perspective afin de
donner de la légitimité à une opinion, un point de vue ou encore de décrédibiliser un
acteur. En filigrane des exemples d‟illustration, il y a référence à une culture
historique commune (la vie de Mandela en Afrique du Sud, les déportations et les
camps de concentration pendant la Deuxième Guerre et, enfin les goulags de
l‟époque soviétique) qui dénote de la volonté du locuteur journaliste d‟établir une
communion avec son lectorat, de diffuser une image héroïque et de victime de
Laurent Gbagbo et de ses proches emprisonnés après la crise postélectorale de 2010
et 2011 en Côte d‟Ivoire. Dans le même temps, il s‟agit d‟ôter tout crédit au pouvoir
en place qui est assimilé aux bourreaux de Mandela, aux gouvernants de l‟ex-URSS
ou encore aux nazis.

3. Au-delà des fonctions classiques du titre à la « une »


Pour Yves Agnès, « la « une » d‟un journal, c‟est son affiche. Le gros titre,
qu‟il prenne place en « tribune » (sous le logo du journal) ou en « bandeau », encore
appelé streamer (au-dessus du logo), frappe d‟emblée, attire l‟attention du passant
devant le marchand de journaux.» (2012 : 137). Il revêt, toujours selon Agnès, six
fonctions (2012 :140) construites autour du principe d‟information et d‟incitation. Il
faut cependant dire que dans sa configuration dialogique et polyphonique voulue par
l‟équipe journalistique, le titre semble mis au service d‟un choix ou d‟un
positionnement dans l‟espace politique national. Il est même possible de dire qu‟au
regard de l‟atmosphère ambiante de la période couverte par le corpus, chaque
« une » est indexée à une partie au conflit dont elle reprend les discours, illustre les
points de vue et diffuse l‟interprétation de l‟actualité nationale.
La mise en scène des personnalités publiques et politiques dont les propos
sont repris s‟inscrit parfaitement dans cette logique. Il s‟agit alors de répercuter un
propos qui soutient le positionnement du journal dans le débat public ou susceptible
de fragiliser la position adverse. L‟espace de la « une » prise dans sa globalité
devient un lieu de confrontation pour conquérir les faveurs de l‟opinion. Au-delà,
c‟est le lieu de destruction des positions adverses et de l‟image des acteurs qui
tiennent ces positions. C‟est à ce stade que les modalités polémiques sont
convoquées au niveau de la « une ».
En référence aux écrits de Ruth Amossy (2008 :101), « le discours apparait
comme polémique lorsque le polémiste est mu par des sentiments violents qui
s‟expriment dans le style de son discours d‟opposition… ou suscite des sentiments
hostiles à l‟égard des thèses de l‟opposant ou de l‟opposant lui-même ». Dans sa
publication du 14 juin 2012 reprise ci-dessous, le quotidien Le patriote, proche
d‟Alassane Ouattara au pouvoir depuis avril 2011 en Côte d‟Ivoire, affiche une
« une » en rapport avec un présumé putsch attribué à Moïse Lida Kouassi, cadre du
FPI et proche de Laurent Gbagbo. Interrogé à la télévision nationale, ce dernier
admet les faits et demande la clémence du Chef de l‟État.

133
Dans le titre, il y a déjà un amalgame entre Lida Kouassi et le FPI. Sans
aucune procédure, les aveux de Lida sont attribués au FPI qui devient « la honte du
pays ». Ce titre est dominé par l‟émotion qui apparait avec la modalité exclamative.
Sur le plan lexical, l‟usage de l‟affectif « honte» trahit un jugement de valeur destiné
à susciter un sentiment moral négatif à l‟égard de Lida. Par transfert, le locuteur
entend susciter chez l‟auditoire indignation et hostilité à l‟endroit du FPI, parti de
Lida Kouassi. Il entend ainsi le discréditer en le présentant comme une menace pour
la stabilité dans un pays où les populations aspirent à la paix et à la quiétude après
plus d‟une décennie de conflit larvé dans le pays avec, en prime, un conflit
postélectoral de plus de 5 mois. Le constat est que ce titre, à l‟instar de bien d‟autres
à la « une » de la presse écrite ivoirienne, est rivé à des références partagées qui
tentent d‟incriminer le FPI dans les difficultés récentes du pays.
Par ces différents éléments, l‟espace de la « une » met en évidence le lien
entre discours politique et discours médiatique. Relation par laquelle la parole
politique investit le discours médiatique. Cet investissement n‟est pas sans éloigner
le discours médiatique de la collecte des faits pour l‟inscrire dans le champ de la
confrontation des opinions.

Conclusion
Cette analyse a porté sur le jeu de la polyphonie dans un corpus composé de
titres à la « une » des médias de la presse écrite ivoirienne. Elle permet d‟établir que
l‟altérité s‟exprime dans le discours à partir du dialogisme sous trois modalités qui
sont le dialogisme polyphonique, le dialogisme interdiscursif et le dialogisme
interlocutif qui figurent dans les titres de la « une » des médias de la presse écrite
ivoirienne. La configuration polyphonique, interlocutive et interdiscursive qui
domine dans la construction des titres relève d‟une stratégie argumentative du
locuteur journaliste qui, tenant une position dans le débat public et en sa qualité
d‟acteur clé dans la formulation des opinions, entend rallier l‟auditoire à son opinion
ou position, ou, à tout le moins, proposer un autre angle de lecture des évènements,
objet de son discours. Par ailleurs, il faut noter ce recours à la multiplicité dans
l‟unité engendre un investissement du discours médiatique par le discours politique

134
ayant pour implication fondamentale le dépassement des fonctions classiques du
titre.

BIBLIOGRAPHIE
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http://aad.revues.org/1209.

136
PATRIMOINE CULTUREL IMMATÉRIEL : NARRATIVITÉ ET
DIGITALISATION. INTERFÉRENCES DISCURSIVES

Florinela Floria
Université « Vasile Alecsandri » de Bacău
floria.florinela@ub.ro

Résumé :
La définition du patrimoine culturel immatériel proposée par l‟UNESCO
porte sur la substance de la culture populaire, les pratiques et le savoir-faire, le trésor
subsistant au niveau profond d‟une communauté. La sauvegarde du patrimoine
immatériel est conjointe à sa mise en discours dans le cadre d‟appartenance :
témoignage de l‟héritage culturel, le discours sur le patrimoine immatériel rend
tangible le tissu des significations profondes de la tradition. La méthodologie de
recherche du patrimoine immatériel privilégie ainsi les formes communicationnelles,
y compris narratives, de collection et d‟enregistrement des faits de culture
traditionnelle. L‟un des objectifs du projet eCultfood est la préservation du
patrimoine alimentaire de la région de Bacău (Roumanie) par sa digitalisation. On
propose, dans notre étude, une analyse de la double condition narrative du discours
du patrimoine alimentaire. On vise une approche de la narrativité perçue comme
modalité d‟insertion ethnoculturelle du récit alimentaire mais aussi comme dispositif
communicationnel complexe d‟investigation de la culture populaire.
Mots-clés: patrimoine culturel immatériel, narrativité, identité, communication
culturelle.

Abstract :
The definition of intangible cultural heritage proposed by UNESCO focuses
on the substance of popular culture, practices and knowledge, because that treasure
is being found onto the deepest level of a certain community. The preservation of
intangible heritage should be joint to its discursive setup, within the contextual
framework to which it belongs to: as a testimony of the cultural heritage, the
discourse on the immaterial inheritance makes tangible the fabric of meanings
through the essence of traditions. The intangible heritage research methodology
therefore supports the narrative communication form, in order to collect and to
record the traditional culture facts. One of the objectives of the eCultfood project
consists of the preservation of the food heritage of the Bacau region (Romania)
through its digitization. In our study, we propose an analysis of the dual narrative
condition of the food heritage discourse. We aim at the approach of narrativity
perceived as ethnocultural insertion modality of the food story, but also as a
complex communication structure for the investigation of popular culture.
Keywords: intangible cultural heritage, narrativity, identity, cultural
communication.

137
1. Patrimoine immatériel et patrimonialisation
Le processus de patrimonialisation est représenté par le fait qu‟une
communauté assigne le statut de patrimoine à certains éléments soient-ils matériels
ou intangibles, hérités du passé, qu‟elle doit préserver et transmettre aux futures
générations. Le processus de patrimonialisation comprend une grande diversité de
pratiques. Jean Davallon (2014: 1-2) identifie plusieurs conditions dans lesquelles
on attribue à un certain objet la qualité d‟élément de patrimoine. Cet objet doit
susciter un certain intérêt de la part d‟une communauté qui lui reconnaît une certaine
valeur méritant d‟être préservée. Une autre dimension sur laquelle repose le
processus de patrimonialisation implique le savoir associé à l‟objet, à son
appartenance, à sa production. Dans le cas du patrimoine immatériel, toutes les
connaissances qui contribuent à la (re)construction d‟un certain objet patrimonial à
travers des pratiques transmises d‟une génération à l‟autre sont englobées dans la
structure de cet objet (la technique de réalisation d‟un certain plat, par exemple, si
on fait référence au patrimoine alimentaire). L‟attribution du statut d‟objet de
patrimoine est indissociable de sa reconnaissance et de sa déclaration, qui, selon
Jean Davallon, constitue un vrai « acte performatif dont la forme peut varier, depuis
la simple énonciation publique jusqu‟à l‟acte juridique ou administratif signant une
procédure d‟inscription ou de classement» (Ibid., 2). Déclarer le statut de patrimoine
impose l‟obligation de conservation, de sauvegarder l‟objet de patrimoine, de le
mettre à la disposition de la communauté, d‟assurer la perpétuité de ces
connaissances pour les générations à venir.
Le caractère patrimonial présume l‟attribution, par un certain groupe, d‟une
valeur patrimoniale à un certain objet qui devient, ainsi, élément de patrimoine.
Cette approche de la patrimonialisation proposée par Jean-Michel Leniaud (1992, in
Davallon, 2014 : 9) induit une mutation dans la définition du patrimoine, ce qui,
selon Jean Davallon, « est le signe d‟un changement majeur, puisqu‟elle introduit, à
côté de la reconnaissance du statut de patrimoine établi, une modalité de production
de ce statut » (Ibid.). L‟attribution du caractère patrimonial peut suivre une voie
institutionnelle (Nathalie Heinich), les médiateurs étant des acteurs institutionnels
impliqués dans la « production » d‟un statut patrimonial : le patrimoine est plutôt
une construction qui résulte de cette allocation de valeurs, des qualités futures de
l‟objet de patrimoine. L‟objet devient un indice, un représentant « authentique » du
passé au moment présent. Son exposition pour le grand public fait recours aux
documents.
Un deuxième versant de la patrimonialisation vise sa dimension sociale. Le
patrimoine ethnologique comprend une grande diversité de formes de manifestation
Ŕ le patrimoine « industriel » ou « rural » ou « urbain », le patrimoine concernant les
« produits du terroir », etc., le point commun de toutes ces formes patrimoniales
étant la méthodologie de recherche : l‟enquête ethnologique sur le terrain, à laquelle
s‟ajoute l‟importance qu‟un groupe social assigne à l‟objet de patrimoine et à son
intégration dans l‟espace public. L‟élément de patrimoine ethnologique, avec un
mode d‟existence autobiographique, intègre «objets matériels hétérogènes et savoirs
qui donnent sens à ceux-ci» (Davallon : 12). Même s‟il existe une composante
physique, il faut remarquer, pour les objets ethnologiques, l‟appel à la mémoire pour
faire connaître le patrimoine immatériel (par exemple, le savoir-faire associé au
patrimoine alimentaire ou aux produits du terroir).
138
Le patrimoine immatériel, réglementé par l‟Unesco en 2003, est une
catégorie patrimoniale avec un statut spécial. Selon la Convention de l‟Unesco, la
patrimonialisation de l‟immatériel comprend trois dimensions : la reconnaissance
par le groupe social, son attestation par une déclaration politico-administrative, la
préservation et la mise en circulation dans l‟espace public de ce patrimoine.

1. On entend par «patrimoine culturel immatériel» les pratiques,


représentations, expressions, connaissances et savoir-faire - ainsi que les
instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés - que
les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent
comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel
immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence
par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur
interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment
d‟identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la
diversité culturelle et la créativité humaine. Aux fins de la présente
Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel
conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de
l‟homme, ainsi qu‟à l‟exigence du respect mutuel entre communautés,
groupes et individus, et d‟un développement durable.
2. Le « patrimoine culturel immatériel », tel qu‟il est défini au paragraphe 1
ci-dessus, se manifeste notamment dans les domaines suivants :
(a) les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur
du patrimoine culturel immatériel ;
(b) les arts du spectacle ;
(c) les pratiques sociales, rituels et événements festifs ;
(d) les connaissances et pratiques concernant la nature et l‟univers ;
(e) les savoir-faire liés à l‟artisanat traditionnel.1

L‟existence et la reconnaissance de l‟objet de patrimoine immatériel à


l‟intérieur d‟un groupe ne sont pas conditionnées par un geste de reconstruction à
partir d‟un certain élément concret, matériel. Le savoir lié à l‟objet de patrimoine
n‟enregistre pas de fractures mémorielles. La survivance de ce type de patrimoine
est assurée par la possibilité d‟une permanente recréation au milieu du groupe social.

2. Le projet eCultfood – esquisse méthodologique


Le patrimoine alimentaire représente l‟une des catégories du Répertoire du
Patrimoine culturel immateriel de Roumanie (2009), à côté des formes de l‟art du
récit et des expressions orales traditionnelles, de la musique et de la danse
folkloriques, des jeux d‟enfants et d‟adolescents, des fêtes, des rituels et des
traditions, de la médecine traditionnelle (pratiques de prévention, de traitement et de
guérison), des métiers artistiques. Tous ces élements composent l‟héritage culturel
de la communauté, dont le savoir-faire est transmis plutôt oralement, d‟une
génération a l‟autre, à l‟intérieur du groupe. « Bien que fragile, le patrimoine
culturel immatériel est un facteur important du maintien de la diversité culturelle
face à la mondialisation croissante. Avoir une idée du patrimoine culturel immatériel

1
https://ich.unesco.org/fr/convention#part3
139
de différentes communautés est utile au dialogue interculturel et encourage le
respect d‟autres modes de vie»2.
Le projet de recherche eCultfood (Digitisation du patrimoine culturel
alimentaire. Région de Bacău) s‟est proposé de répertorier les éléments de
patrimoine alimentaire de la région de Bacău. La collecte des données a utilisé une
méthodologie de terrain de type interactionnel et participatif. Les enquêtes de terrain
ont été menées sur la base de l'expérimentation ethnologique, de l‟entretien
thématique de type semi-directif et de l'observation participative. Les entretiens de
type semi-directif, des enquêtes quantitatives et qualitatives, sont centrés sur la
production d‟ethnotextes concernant les principaux éléments de culture alimentaire
locale. Pour les entretiens semi-directifs, un guide d'entretien a été conçu, organisé
autour de 50 sujets-thèmes qui concernent l'enregistrement des connaissances et des
pratiques sur l'alimentation traditionnelle, techniques de cuisson et recettes
traditionnelles.
Le traitement numérique des ressources culturelles contribue à améliorer
l'accessibilité et la circulation de l'information, son partage dans une économie du
savoir. Le résultat principal de ce projet, la plate-forme eCultfood3, une base de
données complexe, comprend les résultats de la recherche de terrain et des archives
concernant les pratiques et les traditions alimentaires de la région. La recherche a
impliqué 34 villages du département de Bacău et on a enquêté 90 informateurs.

Fig. 1. Borsch de feuilles de betterave Ŕ recette racontée4

Le matériau est organisé autour de catégories structurales (ingrédients, mode


de préparation, contexte, etc.) et comprend des enregistrements vidéo d‟un
groupement de recettes organisées en deux catégories : recettes racontées (fig. 1) et
recettes performées. Les recettes racontées sont présentées par les sujets pendant les
entretiens et font référence aux ingrédients et à la technique de préparation d‟un

2
https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel- immateriel-00003
3
http://ecultfood.ub.ro/
4
http://ecultfood.ub.ro/items/show/1514
140
certain plat, tandis que les recettes performées sont réalisées effectivement au
moment de l‟enquête (l‟expérimentation ethnologique).
Le discours du patrimoine alimentaire résultant du projet Ecultfood est
produit à la suite d‟une méthodologie narrative de recherche. Les procédés narratifs
d‟obtention de l‟information ethnologique, proches aux techniques de recherche de
l‟histoire orale, sont assez utilisées car « les gens sont plus enclins à raconter,
partager leur expérience et leur conviction de la vie que de décrire de manière
impersonnelle et sans lien les événements vécus, à savoir devenir un observateur de
caractère ou même un protagoniste »5 (Știucă, 2012: 67).
La narrativité devient ainsi une modalité d‟insertion ethnoculturelle du récit
alimentaire. Vu le spécifique communicationnel de toute enquête de terrain, la
situation interactionnelle et participative qui implique le chercheur et l‟informateur
s‟institue comme dispositif communicationnel complexe d‟investigation de la
culture populaire.

3. Patrimoine alimentaire et ethnotextes


Au cours des recherches de terrain visant l‟investigation du patrimoine
alimentaire de la région de Bacău, on a réalisé un nombre important
d‟enregistrements concernant des traditions et des contextes culinaires.
Fréquemment, les informateurs manifestaient la tendance de reconstituer, à côté des
pratiques alimentaires racontées ou performées, l‟atmosphère des temps passées, des
fêtes et des traditions de la communauté, produisant de vrais récits
autobiographiques. Ces textes, nommés par Stelian Dumistrăcel « textes libres »
(apud Savin, 2019 : 133) se remarquent par une grande force évocatrice, par un fort
caractère expressif, prouvant la sensibilité et l‟émotion du locuteur. Deux catégories
d‟ethnotextes concernant le patrimoine alimentaire ont été ainsi produites au cours
des enquêtes de terrain : ethnotextes descriptifs-évocatifs et ethnotextes narratifs
(Savin, 2019 : 132-141).
Les ethnotextes descriptifs réalisent l‟évocation, la présentation des
informations liées aux pratiques alimentaires faisant appel à un « développement
descriptif » (Romedea, 2007 : 179) du sujet. Par exemple, en préparant les tourtes
traditionnelles de Noel, l‟informatrice A.N., de Valea Mică-Roșiori, évoque les
coutumes du village roumain de sa jeunesse, où la préparation des tourtes était un
indice de la bonne organisation de la maison et de la famille par la maîtresse du
foyer.

5
Notre traduction.
141
Fig. 2. Tourtes de Noël Ŕ recette performée6

Les ethnotextes narratifs présentent de petites histoires racontées par


l‟informateur. La séquence narrative est déclenchée par une certaine référence du
discours alimentaire du sujet V.V. du village de Berzunți. Ainsi, dans l‟exemple qui
suit, la présentation des colaci7, plat typique pour les fêtes d‟hiver, entraîne la
remémoration d‟un épisode des traditions de Nouvel An spécifiques pour les régions
de montagne Ŕ le jeu des masques, des Ours, de la Chèvre.

Nous étions masqués à la veille du Nouvel An. Ici nous étions tous
masqués. Dans les années soixante-dix [...] Et mon père, que Dieu le
pardonne ... Le soir, ils nous offraient les colaci. Comme ils nous avaient
donné les colaci, c'était un gel à craquer les œufs sous la poule, comme dit
notre paysan, tellement il faisait froid. Nous avions des bâtons et ils nous
offraient des colaci, et nous les avions mis sur la canne, comme ça. Et je
suis apparu le premier janvier. Donc, chez nous on fait… le trente et un
c‟est une fête plus grande, puis le premier, il est magnifique au centre. Et
mon père est venu au centre là-bas: « Regarde celui-là, que de colaci a-t-
il!» Mais il ne savait pas que c'étaient nous en fait, comment le savoir, avec
un accordéon... Et mon père: « Donne-moi!» Et nous étions enivrés, nous
aussi : « Donne un colac à papa, tu sais qu'il était né avec la famine! » Et
mon frère sort le colac et le jette vers lui directement ici [au front]. Il l'a
frappé comme s'il l'avait frappé avec une pierre. Il a cassé la tête de papa.
Tous, maintenant, qui étaient habillés comme lui, se jettent sur nous pour
attraper celui qui l'a frappé. « Père Ghiţă, père Ghiţă, ne pars pas, car ce
sont vos fils à vous! » Comme ça…8

6
http://ecultfood.ub.ro/items/show/1584
La transcription de la recette dans Petronela Savin (2019: 137).
7
Colac Ŕ «pain blanc en forme d‟anneau », cf. Petronela Savin, 2012 : 96.
8
Ibidem, p. 140, notre traduction. « V.V. Noi eram mascaţ‟ la Revelion. Acia toţi eram
mascaţ‟. Prin şaptizăci şi ceva. […] Încî tataia meu, Dumnezău să-l ierti… Seara, ni dădeau
colacii. Cum o dat colacii, era un ger di plesnè ouâli sub cloşcî, cum zâci ţaranu‟ nostru, aşa
di frig era. Noi avem beţî şi ni dădea colaci di ciia, şî noi i-am băgat pi băţ, aşa. Ș-am apărut
pi-ntăi ianuarie. Deci, la noi sî faci… pe triizăci şi una-i halî mai mari, pi-urmî, pi-ntâi îi
frumos tari pi centru. Șî, tataia meu o vinit pi centru-acolo: „Ioti acela, ci de-a colaci ari!”
142
Le texte ci-dessus répond à toutes les caractéristiques narratives. Le narrateur-
personnage doit être sur scène au début de la nouvelle année, quand il rejoint la
Chèvre, accompagné de gens costumés, avec des masques et ils ne peuvent même
pas être reconnus par leur famille. C‟était la saison froide, des colaci et des glaces.
L'intrigue de cette scène est assurée en mettant l'ensemble sous le signe du
malentendu, de la farce ou de l‟humour spécifiques aux traditions paysannes de fin
d‟année Ŕ les fils ne sont pas reconnus par leur père.
L‟acte de raconter représente un acte de discours supposant « une mise en
représentation d‟une suite des actes de communication » (A.J. Greimas, apud
Romedea, 2007 : 217). La narrativité constitue une modalité fondamentale de
représenter les événements antérieurs au présent de l‟énonciation. La présentation
prend la forme d‟un récit, incluant une certaine histoire et des personnages qui
évoluent à l‟échelle du temps. L‟histoire fait donc référence à la succession des
événements, le récit constitue le discours qui présente l‟événement. La narration
proprement-dite est représentée par l‟activité de narrer, de produire le discours
concernant des actions et des événements.
Le discours narratif du patrimoine alimentaire (comme toute narration
concernant le patrimoine immatériel) est un discours subjectif, autoréférentiel, dont
le narrateur est également le personnage de l‟histoire, des événements. Dans
l‟histoire orale ou dans l‟investigation socio-anthropologique de type histoire de vie,
la narration personnelle a la valeur de témoignage individuel de la vie d‟une certaine
époque et doit être complété avec des documents, parmi lesquels les documents
photographiques occupent une place importante.
La narration concernant le patrimoine immatériel laisse entrevoir la structure
profonde des significations sociales qui entourent tout objet de patrimoine. Dans
l‟exemple que nous avons présenté, au cours de l‟enquête concernant le patrimoine
alimentaire, les éléments de patrimoine étaient présentés souvent dans des contextes
personnels ou sociaux d‟existence. La présentation des tourtes et des colaci a généré
la reconstitution narrative des fêtes d‟hiver, où le narrateur-personnage réalise une
vraie immersion dans les traditions de sa communauté.
Ainsi, au niveau du discours du patrimoine, la narrativité constitue une
importante voie de représentation de la mémoire vivante d‟une communauté par la
voix d‟un acteur représentatif de ce groupe.

BIBLIOGRAPHIE
DAVALLON, Jean, 2014, « À propos des régimes de patrimonialisation : enjeux et
questions », in Patrimonialização e sustentabilidade do património: reflexão e
prospectiva, Nov 2014, Lisboa, Portugal. Disponible sur < https://halshs.archives-
ouvertes.fr/halshs-01123906/document > (consulté le 10 juillet 2019).
ROMEDEA, Adriana-Gertruda, 2007, Formes discursives, Bacău, Alma Mater.

Da‟ nu ştiè cî suntem noi, di undi sî ştii, cu-acordeon… Șî tataia meu: „Dă şî mie!” Șî eram
şi noi ciupiţi: „Dă-i lu‟ tataia un colac, ştii că el era de când foamea!” Șî scoati frati-miu
colacu‟ şi, când i-l dă, drept aicia [în frunte]. I-o dat ca şî cum i-o dat cu chiatra. I-o spart
capu‟ lu‟ tataia. Tăţi, acuma, cari erau civili cu el, sî tabari pi noi, să-l prindî pi ăsta cari-o
dat. „Bădii Ghiţî, bădii Ghiţî, nu ti du, cî-s băieţii mata!” Uiti-aşa…».

143
SAVIN, Petronela, 2012, Un univers dans une cuillère. Sur la terminologie
alimentaire du roumain, Iași, Institutul European.
SAVIN, Petronela, 2019, Bucate din bătrâni. Frazeologie și cultură românească,
Iași, Institutul European.
ȘTIUCĂ, Narcisa, 2012, « Metode şi meşteşug în cercetarea de tip istorie orală », in
Philologica Jassyensia, an VIII, no. 1 (15), pp. 67-74, disponible sur
< https://www.philologica-jassyensia.ro/upload/VIII_1_Stiuca > (consulté le 15
juillet 2019).
UNESCO, 2003, Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel,
Paris, https://ich.unesco.org/fr/convention#part3 (consulté le 20 juillet 2019).

Webographie
http://ecultfood.ub.ro/
https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel- immateriel-00003

144
COMPTES RENDUS

145
146
Mirna Velcic-Canivez, Prendre à témoin. Une étude linguistique, Paris,
Ophrys, 2006, 237 p.

En examinant les récits des expériences extrêmes, les récits des témoins-
victimes de guerre, des rescapés des camps de la mort ou les récits relatifs à la
Shoah, l‟auteure émet l‟hypothèse, en se servant des outils fournis par la linguistique
textuelle, que le témoignage constitue un acte de langage, « un performatif dont la
propriété est d‟établir ce qui s‟est effectivement passé » (p. 2). L‟intérêt de Mirna
Velcic-Canivez est double : il porte sur la construction de la référence et sur la
relation entre le locuteur et son destinataire, car la référence aux expériences vécues
par le locuteur-témoin se réalise toujours dans un rapport étroit à l‟interlocuteur et
laisse des traces sur le plan du discours. Témoigner serait, donc, prendre l’autre à
témoin.
Récit autobiographiquement certifié, le récit de témoignage repose sur la
légitimité et sur la responsabilité du locuteur, légitimité et responsabilité qui ont le
rôle de transformer l‟expérience personnelle en réalité historique. Cependant,
témoigner serait un acte voué à l‟échec, car le récit ne réussit jamais à proposer une
vision globale de l‟univers du locuteur-témoin ou risquerait de se transformer, dans
le cas des faux témoignages ou des témoignages fictions, dans une simple
« compétence rhétorique », « une maîtrise de stratégies discursives » (p. 7).
L‟auteure se propose de remettre en cause l‟idée d‟indicibilité. Indicibilité
liée au caractère traumatisant des expériences vécues, au manque d‟objectivité dans
la représentation de la réalité, mais aussi à une distance impossible à dépasser qui
sépare le témoin de son interlocuteur. Indicibilité traduisant les rapports incertains
entre le langage et le réel. Cette remise en cause de l‟indicible a comme point de
départ la définition du témoignage en tant qu‟acte de langage, Mirna Velcic-Canivez
démontrant que l‟indicibilité ne réside pas dans l‟impuissance des mots à assurer une
communication viable, mais dans l‟impossibilité de l‟interlocuteur à assurer la
réussite de l‟acte de témoignage. Acte essentiellement dissymétrique, l‟acte de
témoignage est fondé sur « un écart irréversible » (p. 17) entre le locuteur et son
interlocuteur. Situé en dehors de l‟expérience vécue par le témoin, le destinataire a
pourtant une grande influence sur son acte de parole, car « l‟anticipation de la
réponse affecte le sens en déterminant le mode de référence d‟un énoncé (ou d‟un
texte) » (p. 16).
Au croisement de la linguistique textuelle, de la pragmatique, de la
linguistique de la langue et de la théorie des actes de parole, la démarche de Mirna
Velcic-Canivez démontre l‟existence d‟un mode de discours particulier, le mode
témoin. L‟objectif de Mirna Velcic-Canivez n‟est pas de définir le témoignage en
tant que genre de récit, mais d‟identifier le mode témoin en tant que mode particulier
de construction de la référence. Il s‟agit d‟un mode de référence à part, d‟un mode
particulier d‟énonciation, car les référents des objets de discours que l‟interlocuteur
doit identifier constituent l‟expérience personnelle même du témoin. L‟acte de
référence propre au témoignage se réalise donc obligatoirement par rapport au
destinataire. Mirna Velcic-Canivez part de cette relation que le témoin établit avec
son interlocuteur pour mettre en évidence les traits énonciatifs et textuels du
témoignage et émet l‟hypothèse que le mode de référence d‟un énoncé/texte est
déterminé par l‟anticipation de la réponse de la part du destinataire. Loin d‟être un

147
récepteur passif ou un simple partenaire coopératif, l‟interlocuteur visé par le
locuteur-témoin ne peut être qu‟un interlocuteur intériorisé, « un destinataire apte à
partager la responsabilité de dire ce qui s‟est passé » (p. 21) et Mirna Velcic-Canivez
se propose de définir la compétence de cet interlocuteur capable de répondre à
l‟expérience vécue par le locuteur-témoin. Si l‟acte de témoignage échoue, c‟est
principalement à cause d‟une défaillance de la réceptivité.
L‟auteure analyse les déictiques, les anaphoriques et les temps verbaux (le
pronom ils sans mention antérieure, les expressions démonstratives à relative en
première mention, les temps du passé - le passé composé et le passé simple),
éléments linguistiques qui attestent l‟existence d‟un destinataire intégré dans le
texte.
Le pronom ils sans mention antérieure présent dans les récits de témoignage
ne doit pas être confondu avec le ils dit collectif et reçoit dans l‟étude de Mirna
Velcic-Canivez la dénomination de ils discursif, ayant les caractéristiques d‟un
pseudo-anaphorique. Sa présence dans un discours qui prétend à l‟objectivité semble
paradoxale, mais est justifiée par des arguments linguistiques et textuels. Cette unité
assure la continuité thématique et le maintien du mode référentiel, donc de l‟acte de
témoignage.
La présence de l‟expression démonstrative Ce(s) N qui (que, dont, où) P en
mention première s‟avère elle aussi problématique dans les récits fondés sur le mode
témoin, car les objets de discours désignés par cette expression sont forcément en
rapport avec l‟univers d‟expérience du locuteur-témoin et ne sont pas directement
accessibles au destinataire. Mirna Velcic-Canivez considère que les groupes
nominaux démonstratifs complexes à relative en mention première confèrent au
référent une dimension temporelle spéciale, celui-ci s‟inscrivant dans un double
rapport au temps : « il est dans une relation expériencielle avec le locuteur et avec le
temps de son énonciation ; en même temps, il est en relation avec la deuxième
personne du discours et avec le temps du processus d‟identification » (p. 213). Les
analyses proposées par Mirna Velcic-Canivez montrent que les récits de témoignage
ne racontent pas, qu‟il n‟y a pas d‟histoire narrée. Grâce à l‟emploi de cette
structure, le destinataire se trouve impliqué dans l‟acte de référence, il devient co-
responsable de l‟acte de parole, même s‟il n‟a pas vécu les mêmes expériences et
que les réalités présentées sont absentes de la situation d‟énonciation. Cette structure
atteste une implication du destinataire et en même temps une authentification des
expériences personnelles du locuteur-témoin.
Le mode témoin ne repose pas sur une succession de faits, mais sur un
enchaînement d‟expériences qui sont difficilement délimitables du point de vue
temporel. Il s‟agit en fait de deux temporalités : le passé raconté et l’actualité de
l’acte même de raconter. A partir de l‟évidence que les récits de témoignage sont
fondés sur un acte/projet autobiographique, Mirna Velcic-Canivez montre, en
s‟appuyant sur une analyse des temps verbaux, que ces récits « oscillent entre l‟acte
en première personne et une histoire racontée à la première personne » (p. 221).
Comme tout genre autobiographique, les récits de témoignage sont fondés sur deux
temporalités, associées à deux modèles de sujets autobiographiques : une temporalité
linéaire qui retrace une histoire continue d‟une personne identique à soi, et une
temporalité alternante, d‟un sujet non identique à soi, divisé, polyphonique, qui
retrace une histoire discontinue. Mirna Velcic-Canivez constate que le changement
de temps verbaux (passé simple/passé composé) caractérise des passages précis dans
148
le récit, passages où sont présentés les moments traumatisants et affirme que ce
changement marque les interruptions dans le texte pour attirer l‟attention de
l‟interlocuteur sur ces moments dramatiques pour le témoin.
Le livre de Mirna Velcic-Canivez a le mérite de mettre en évidence un mode
de discours particulier, le mode témoin, mode qui se définit principalement par la
relation que le locuteur établit avec son interlocuteur, qui devient un co-responsable
de l‟ace de témoigner, qui est pris à témoin. En partageant la responsabilité de l‟acte
de témoigner, l‟interlocuteur est amené à partager les expériences extrêmes du
locuteur-témoin. De cette façon le récit de témoignage est perçu comme authentique
et ce partage de la responsabilité conduit à une officialisation de l‟histoire.

Raluca Bălăiță

149
COMMUNICATION POLITIQUE ET MÉDIAS SOCIAUX

Monica Pătruţ, Comunicarea politică prin social media: perspective teoretice


și realităţi românești (2008-2014), Editura Universității «Alexandru Ioan
Cuza», Iași, 2019, ISBN: 978-606-714-535-9, 149 p.

Le livre de Monica Pătruț intitulé Comunicarea politică prin social media:


perspective teoretice și realităţi românești / Communication politique par les médias
sociaux : perspectives théoriques et réalités roumaines (2008-2014) propose une
approche de la communication politique actuelle, domaine auquel les médias
sociaux fournissent une importante voie d‟expression. D‟ailleurs, la direction suivie
par l‟auteure se situe à l‟interférence de ces champs épistémologiques : celui de la
communication politique, auquel s‟ajoute celui, plus récent, des médias sociaux.
L‟étude vise l‟analyse objective de la relation entre les politiciens et les
électeurs roumains, vu l'évolution et la dynamique de l'environnement en ligne. Un
possible point de départ du travail en question pourrait se retrouver dans les
conclusions des analyses antérieures entreprises par Monica Pătruţ concernant la
communication politique et le comportement des acteurs politiques roumains face
aux citoyens dans le milieu numérique. On a constaté ainsi une communication
unidirectionnelle, un manque d‟interactivité avec les utilisateurs, parfois
l‟incohérence des messages ou même l‟interruption de l'utilisation des réseaux
sociaux. L‟utilisation des médias sociaux pendant les dernières campagnes
électorales, tantôt au niveau central qu‟au niveau local, tente de compenser ces
déficiences, optimisant l‟interaction, la connexion avec le public.
L‟ouvrage est structuré en deux parties. La première partie est destinée à une
présentation générale de la communication politique par l’intermédiaire des médias
sociaux. Ce qu‟on appelle maintenant médias sociaux (social media) couvre une
grande variété de services associés à web 2.0 dont les plus connus sont représentés
par les blogs, les wikis, les sites de type réseaux sociaux, d‟autres systèmes en ligne
permettant le partage des données, la création, le stockage et la distribution des
contenus multimédia. Les médias sociaux ont la capacité de soutenir le contenu
généré par les utilisateurs, en offrant à ceux-ci la possibilité de l‟inter-connectivité.
C‟est le « territoire virtuel » qui permet la rencontre de tous les acteurs de l‟espace
public et de la société civile, y compris les acteurs politiques tels les citoyens, les
organisations et les personnes politiques.
La deuxième partie est dédiée à la communication politique déroulée au
niveau des médias sociaux, en faisant une radiographie de la « réalité roumaine » des
années 2008-2014, marquées par une numérisation importante des campagnes
électorales. Le blog a été, du point de vue diachronique, le premier médium social
utilisé dans une campagne électorale en Roumanie. Dans le cadre de la
communication politique, le blog représente une plate-forme pour transmettre la
doctrine du parti aux citoyens. Le travail analyse l‟utilisation du blog lors de la
campagne électorale de 2008 et le rôle du blog pendant les élections pour le
Parlement européen de 2014. Le site Web est également présenté comme un
nouveau canal pour la communication électorale. On examine les sites Web des
partis politiques en Roumanie, en proposant une présentation générale,
diachronique, et la situation des sites des partis politiques avant le scrutin de 2012.

150
La dernière partie de ce deuxième chapitre explore l‟utilisation du réseau
social Facebook dans la communication politique de Roumaine. On surprend trois
épisodes électoraux distincts. Premièrement, il s‟agit de la campagne pour le
référendum du président, identifiant les avantages et les inconvénients de la
suspension du président. On s‟arrête ensuite sur l‟utilisation de Facebook dans la
campagne pour les élections locales de Bacău de 2012, un début considéré difficile,
mais en 2016 Facebook devient le canal de communication le plus accessible choisi
par les candidats. Enfin, on analyse le rôle de Facebook dans l'élection du président
de la Roumanie en 2014 : la mobilisation des internautes le jour du vote, l‟utilisation
comme milieu de prédilection pour la campagne électorale, Facebook représentant
un baromètre électoral exact pour le résultat final des élections. On constate ainsi la
croissance de l‟activisme sur l‟Internet et les réseaux sociaux des sujets, concernant
le vote de la diaspora et la corruption.
Les médias sociaux ont modifié le paradigme classique du marketing et de
la communication politique et sont devenus un élément hybride du mix de
promotion, car ils permettent aux organisations de s‟adresser d‟une façon directe et
simultanée à leur public. Le marketing politique a intégré avec succès les médias
sociaux, le nouveau paradigme de la communication. L‟étude a prouvé, en utilisant
des analyses quantitatives et qualitatives rigoureuses, l‟impact de l‟utilisation des
médias sociaux sur la communication électorale. Ainsi, les acteurs politiques ont pu
transmettre des messages ciblés aux citoyens, ont essayé de les impliquer, de les
faire réagir dans une communication à double sens avec les hommes politiques. Les
citoyens ont eu la possibilité de créer leur propre contenu politique et de le partager
en ligne, de commenter le contenu créé par les autres.
Dans la communication politique, les medias sociaux ne sont pas de plates-
formes neutres, la composante interactive des médias sociaux, la possibilité de
partage, de distribution des messages affectent les conditions et les règles de
l'interaction dans l‟espace public, dans un vaste réseau de relations sociales. La
logique des médias sociaux, de nature socio-technique, modélise les interactions
sociales dans une société en réseau et influe sur le changement social.
Le livre offre une perspective appliquée sur l'évolution de la communication
politique roumaine, après le Web 2.0. L‟approche scientifique combine l‟analyse
quantitative, l‟analyse de contenu et l‟interprétation qualitative. Une bibliographie
de référence recommande également cet ouvrage pour tous les chercheurs intéressés
par le phénomène des médias sociaux et ses interférences dans les divers secteurs de
la vie socio-politique actuelle.

Florinela Floria

151

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