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AMOS OZ

Rien

n’est encore joué


 
La dernière conférence
 
Traduit de l’hébreu

par Sylvie Cohen

 
GALLIMARD
Des langues de feu léchaient le four à bois. La vieille Hinda apparut, un plateau de petits pains
sur la tête à la manière des femmes arabes. On aurait dit un magnifique parterre de sésame, porteur
d’espoir. Elle espérait aussi que la miche, la vraie, qu’elle cuirait dans l’après-midi et qui lui durerait
la semaine, monterait comme il se devait. La tête du petit Amram était toujours nichée sur les genoux
d’Arié Lapidot. Cette intimité recelait quelque chose de triste, simple, attendrissant, et en même
temps secret, vital et infiniment précieux. Leurs cheveux et leurs habits déchirés étaient hérissés
d’épines. Tous deux se levèrent quand la porteuse de pain sollicita leur aide. Les épines et leur
maintien s’auréolaient de mystère. Le vieil homme et l’enfant couronnés d’épines se tenaient là, tous
leurs sens en éveil, comme si leur vie en dépendait. Le soleil brillait comme avant la pluie.
L’incarnation des épines. Rien n’est encore joué.

YOSSEPH HAYIM BRENNER, De-ci de-là


Belle et douce soirée d’été à vous tous,
Quand je relis les dernières lignes de De-ci de-là de Brenner, j’ai des
frissons et je me demande parfois si, en réalité, rien n’est encore joué.
En fait, je n’ai pas grand-chose à ajouter ce soir. Il y a quelques mois,
j’ai publié un opuscule intitulé Chers fanatiques, où j’ai tenté de développer
les enseignements tirés de l’expérience de toute une vie, à l’intention
notamment de mes petits-enfants. Par ses éditoriaux et ses manifestes, votre
grand-père s’est retrouvé en première ligne pendant de nombreuses années,
leur ai-je expliqué. Aujourd’hui, c’est votre tour. Grand-père se borne à
présent à soutenir la lutte. Il s’occupe de l’intendance et fournit les armes.
La brochure que voici vous servira de munition. J’ai tâché de faire le point
sur le pire fléau, dont notre vingt et unième siècle n’a pas le triste apanage,
ici comme ailleurs –  le fanatisme. J’ai également esquissé quelques idées
sur le judaïsme, non seulement en tant que religion ou nation, mais comme
civilisation riche d’écrits plurimillénaires, ainsi que mes réflexions sur
l’État d’Israël, l’orientation qu’il a choisie et pourrait encore suivre, puisque
notre destin nous appartient.
 
Je privilégierai trois sujets.
En premier lieu, l’état de nos relations avec les Palestiniens depuis plus
d’un siècle ressemble à une plaie ouverte, infectée, purulente au point de
dégénérer en abcès. Une blessure ne se guérit pas à coups de matraque,
c’est bien connu. Impossible de battre une plaie comme plâtre pour lui
donner une bonne leçon et qu’elle cesse de saigner. Je ne suis pas partisan
de la manière forte. Ni pacifiste non plus. Contrairement à mes collègues
d’Europe et d’Amérique du Nord, qui me congratulent souvent pour de
mauvaises raisons – vous êtes notre frère, faites l’amour, pas la guerre –, je
n’ai jamais pensé que la violence était le mal ultime. J’ai toujours cru, et
aujourd’hui encore, que le mal absolu est l’agression. Laquelle suscite le
plus souvent des réactions d’hostilité. Il faut un solide gourdin pour
réprimer l’agressivité, la mère de toutes les formes de violence dans le
monde. Voilà pourquoi je n’ai jamais pu adhérer à « faites l’amour, pas la
guerre », « all you need is love », « tendre l’autre joue », etc.
Deux parentes éloignées, juives allemandes, ont passé leur adolescence
dans les camps de concentration nazis. Leurs libérateurs n’étaient pas des
manifestants pacifiques arborant des slogans, des branches d’olivier ou des
colombes, mais les forces alliées équipées de casques et de mitraillettes.
Cela, je ne l’oublierai jamais. Je ne suis donc pas un pacifiste, mais un
militant, voire un défenseur de la paix. Et je ne suis pas hostile à l’usage du
bâton. Si l’État d’Israël, le peuple juif, n’avait pas été armé d’un bon
gourdin bien solide, aucun d’entre nous ne serait ici à l’heure qu’il est.
Nous serions morts et enterrés ou aurions été expulsés par la force. Nous
sommes là grâce à la politique du gros bâton.
On ne guérit pas une blessure à coups de matraque, je le répète. Depuis
un siècle, de soi-disant sages nous serinent qu’une bonne dérouillée
réglerait définitivement la question. Eh bien non  ! Une blessure, ça se
soigne. Pas en un jour, ni en une semaine, mais il y a un début à tout. Il
s’agit de trouver le moyen d’enclencher le processus de guérison. Il faut
d’abord adopter un langage ad hoc. Pas un idiome de soumission, de
dissuasion, ni un langage de donneurs de leçons, d’« une fois pour toutes »
ou d’« avant qu’ils n’aient compris ce qui leur arrive ».
Un langage propice à la guérison. On commencera par s’adresser à son
adversaire – oui, à son ennemi – par ces mots : « Je sais que vous souffrez
terriblement. Je comprends. » Et pas : « Vous avez raison et c’est moi qui ai
tous les torts. » Il ne faudra pas dire : « Vous pouvez tout récupérer, je suis
désolé pour ce que je vous ai fait. » Non pas : « J’ai honte de moi », mais
plutôt : « Je sais que vous souffrez. J’ai mal moi aussi. Nous allons trouver
une solution. »
Des mots simples et faciles à comprendre. Il suffira de les prononcer
correctement. Nul besoin de retirer un seul mobil-home d’une implantation.
Voilà pour le premier point. En résumé : une blessure ne se guérit pas à
coups de bâton.
 
En deuxième lieu, si nous ne créons pas ici deux États, et vite, nous
nous retrouverons avec un seul. Et dans ce cas, ce ne sera pas un État
binational. Cette bête curieuse n’existe pas. Ce sera tôt ou tard un État
arabe, du Jourdain à la mer. Avec la phase de transition d’une dictature des
Juifs sur les Arabes et leurs détracteurs, ou pas. Avec une vague de violence
inouïe et des rivières de sang, ou non. Avec un système d’apartheid
provisoire, ou peut-être pas. Si la voie que nous suivrons ne mène pas à
deux États, il n’y aura qu’un seul État arabe depuis la mer jusqu’au désert.
En clair, je n’ai rien contre les Arabes. Je ne vois aucun inconvénient à
coexister avec eux. Il n’y a qu’un seul problème. Je refuse de me retrouver
minoritaire parmi eux, comme partout ailleurs. Pas après ce que mes parents
et mes grands-parents ont subi. Pas après ce que Brenner a écrit. Pas après
ce qui est inscrit dans mes gènes. Pas même en Suisse. Et sûrement pas
dans le Moyen-Orient musulman d’aujourd’hui. Je ne veux pas me trouver
en situation de minorité.
N’allez pas gober l’image idéalisée d’un État plurinational ou binational
qui traite tous les citoyens à égalité. Il n’y en a pas plus que de moutons à
cinq pattes, même s’il existe quelques États multinationaux prospères. Je
peux tous les citer. La Suisse, la Suisse, la Suisse, la Suisse et encore la
Suisse. Les autres se sont désintégrés ou ont été noyés dans le sang. Chypre
était un État binational. Le Liban aussi. La Syrie et l’Irak étaient des États
multinationaux. De même que l’ex-URSS. L’Ukraine est tiraillée entre la
partie russe et la partie ukrainienne. L’Espagne est déchirée entre les
Basques et les Catalans. Le Royaume-Uni vacille. Même la Belgique. Le
Canada n’est pas épargné non plus. Cela ne fonctionne pas. Cela conduit à
des flots de sang versés et se termine rarement bien, comme dans l’unique
exemple de l’histoire moderne  : la décision prise par les Tchèques et les
Slovaques de se séparer pacifiquement. Cela n’a pas été facile. Pourtant, ils
ont réussi leur divorce sans effusion de sang. Pourquoi pas nous ? Où tracer
la frontière ? Et quid des points stratégiques  ? Des ressources naturelles  ?
Des dépôts des différentes banques ou de la réserve d’or de la banque
nationale ?
Il n’existe pas d’État multinational englobant l’ensemble des citoyens.
Ne vous faites pas d’illusions et qu’on ne nous raconte pas d’histoires. Soit
nous avons deux États, et vite, soit un État arabe, de la mer au désert, où les
Juifs seront minoritaires, et qui se constituera par étapes.
Quelle sera la place d’une minorité juive dans un État arabe
essentiellement musulman ? Pas folichon. Pourquoi est-ce que je l’affirme ?
Et pourquoi suis-je si pessimiste  ? Certains de mes amis sont très
optimistes, au contraire. Ils imaginent déjà la coexistence, une lune de miel,
l’âge d’or des Juifs dans l’Espagne musulmane au Moyen Âge.
Je vais vous en donner la raison. Quand j’étais enfant, vingt à vingt-cinq
pour cent environ des Arabes palestiniens étaient chrétiens. Ramallah avait
une majorité chrétienne. Bethléem et Beit Jala également. De même que
Nazareth, ainsi que nombre de villages de Galilée. Ces chrétiens-là ne sont
plus. Pas à cause de nous, par la faute d’Israël, de l’occupation, de
l’oppression ou du sionisme. Ils sont partis. C’étaient des Arabes
palestiniens de langue arabe.
Il serait risqué d’être une minorité ici, comme ailleurs, et surtout au
Moyen-Orient.
 
Le troisième point paraphrase ma brochure Chers fanatiques. J’ai offert
mes propres exemplaires aux implantations. J’ai financé la traduction en
russe et en arabe qu’on a largement diffusée. J’ai veillé à ce qu’elle coûte à
peine plus cher que le prix d’un café. Parce que c’est… je ne veux pas dire
mon testament, je n’aime pas ce mot. Mais elle contient ce que j’aimerais
laisser derrière moi en termes de pensée politique, culturelle, historique et
sioniste.
Il y a une chose dont j’aimerais vous faire part à propos de ce petit livre.
Pourquoi nos querelles avec les Palestiniens sont-elles si problématiques ?
Pourquoi cela heurte-t-il la sensibilité de gens fort intelligents, ici et
ailleurs ? Pourquoi des personnes avisées se reconnaissent-elles en Gideon
Levy, qui dénonce le colonialisme, l’apartheid, affirme que tout est pourri et
que rien n’aurait jamais dû se produire  ? À l’autre extrême, certains
soutiennent que ce que nous faisons est bel et bon et que, de toute façon,
nous nous en tirons mieux qu’eux, nous sommes les meilleurs et ils n’ont
pas de leçons à nous donner !
La conclusion logique de ce constat est la suivante  : la majorité
parlementaire a toujours raison. Même si elle nous fait prendre des vessies
pour des lanternes, elle doit légitimement emporter la décision, point final.
Et le reste est littérature.
Quelle que soit la position qu’on adopte, pourquoi tout le monde perd-il
la boussole ?
Parce que, depuis des décennies, nous soutenons en fait deux guerres.
Les Arabes palestiniens poursuivent deux luttes parallèles contre nous.
L’une est juste et l’autre totalement condamnable. La première est le
combat du peuple palestinien pour avoir le droit de vivre libre dans son
pays, sans plus d’oppression, de répression, de points de contrôle,
d’humiliation, de spoliation, d’exploitation ni d’assassinat. N’importe qui
un tant soit peu objectif approuverait la fin, sinon les moyens. Dans le
même temps, les Palestiniens se battent pour nous empêcher d’exercer notre
droit à la liberté au sein de notre propre pays, nous refusant la jouissance de
ce qu’ils revendiquent pour eux-mêmes. Ils veulent que nous disparaissions
ou que nous acceptions leur domination. Dr Jekyll et Mr Hyde.
Il en va de même pour nous. Les Israéliens mènent une guerre juste
entre toutes, qui constitue le fondement de la pensée sioniste  : être un
peuple libre sur sa terre. Ne pas avoir de maître, ne pas devenir une
minorité, ne plus souffrir de persécution, de discrimination ni d’humiliation.
Sauf que, en même temps, nous guerroyons pour garder l’appartement et
virer le colocataire.
Nous avons un Dr Jekyll et un Mr Hyde de part et d’autre. C’est très
déconcertant. Chaque partie se livre à deux guerres simultanées. Il y a de
quoi déstabiliser même les plus sensés, capables d’une analyse rationnelle.
Pas étonnant que cela déroute le citoyen lambda qui doit décider quel camp
il soutient. S’il est un supporter inconditionnel de l’équipe israélienne, quoi
qu’elle fasse, il devra par conséquent abhorrer l’équipe adverse.
 
J’aimerais vous raconter une histoire. Il y a un peu plus de vingt ans,
j’ai rencontré un intellectuel palestinien à Paris. Il avait une trentaine
d’années. Nous n’avons pas gardé le contact, et je suppose qu’il ne doit pas
être loin de la cinquantaine aujourd’hui. Il était professeur de sciences
sociales dans une université française, j’ai oublié laquelle. Je ne me rappelle
pas exactement dans quel domaine, pas plus que son nom d’ailleurs. Mais je
me souviens de la première chose qu’il m’avait dite en me serrant la main :
« Je viens de Lifta. »
Cela m’avait paru curieux. Comment un type âgé d’à peine trente ans
pouvait-il être originaire de Lifta  ? Je me souviens parfaitement de ce
village. Mes parents habitaient à Kerem Avraham, à environ un kilomètre et
demi de là. Je dois avouer (je risque de me fâcher avec beaucoup de monde)
que mon père, qui était de droite, nous emmenait ma mère et moi (bafouant
allègrement notre fierté nationale) acheter du fromage à Lifta, le samedi. Il
était excellent. Nous nous procurions aussi des fruits et des légumes, moins
chers et savoureux. En plus, c’était un endroit merveilleux, ce qui ne gâtait
rien. Une centaine de très jolies petites maisons en pierre accrochées à flanc
de colline au milieu des figuiers, des oliviers et des vignes. Il y avait même
une source. Un lieu sublime, attachant, je vous dis.
— Je me fiche de savoir qui contrôle la Palestine, vous savez, déclara
notre homme. Je n’ai pas l’intention de chasser les Juifs, ni de me venger. Je
veux retourner dans ma maison, à Lifta. J’ai un tas de photos dans mon
bureau, chez moi.
(Il ne pouvait pas me les montrer, car nous ne nous trouvions pas à son
domicile.)
— Pardonnez-moi, mais y êtes-vous déjà allé ? demandai-je.
— Jamais. Je n’ai que des photos.
Il précisa que son père ou son grand-père, je ne me souviens plus, avait
été expulsé, ou avait fui, peu importe.
—  Sachez que vous ne connaîtrez ni paix ni repos tant que je n’aurai
pas réintégré ma maison familiale à Lifta, poursuivit-il avec la plus grande
fermeté. Je la veux. Elle est à moi. Je ne laisserai personne me la prendre. Il
n’y aura ni paix ni compromis tant que je ne l’aurai pas récupérée.
J’étais ébranlé.
—  Vous ne retrouverez jamais votre maison à Lifta et ce n’est pas à
cause des sionistes, assurai-je, après un temps de réflexion. Même si le
peuple juif décide unanimement que le sionisme était une erreur et que nous
repartions avec armes et bagages en vous remettant les clés, vous ne
récupérerez jamais votre maison.
— Pourquoi ?
—  Dites-moi, avez-vous l’intention d’y habiter et de démissionner de
votre poste à Paris ?
— Jamais de la vie. J’aimerais y passer l’été. M’installer sous la vigne
et le figuier pour écouter la source et les cloches des chèvres qui descendent
de la colline. Cela me suffirait. La souveraineté ne m’intéresse pas.
— À supposer que le gouvernement israélien entérine le droit au retour
des réfugiés palestiniens et de leurs descendants, vous ne reprendrez quand
même pas possession de votre maison à Lifta. Si tous les habitants
revenaient y vivre aujourd’hui – ils étaient environ un millier en 1948 – ils
constitueraient une ville de quinze à vingt mille âmes. Des immeubles de
plusieurs étages surgiraient de terre, un drugstore au minimum, deux ou
trois supermarchés, des bouchons et de gros problèmes de stationnement.
Impossible d’entendre les chèvres ou la source. Vous êtes malade et j’ai
établi le diagnostic. (Que ceux qui ont une formation médicale le notent sur
leurs tablettes.) Vous souffrez du syndrome de reconstruction ou
“reconstructite”. Vous cherchez dans l’espace ce que vous avez perdu dans
le temps.
« Vous avez reconstitué votre Lifta de toutes pièces à partir des histoires
de vos grands-parents et de vos parents. Je comprends. Je ne vous en ferai
pas le reproche. Personnellement, je conserve précieusement mes souvenirs
d’enfance. Non, mon propos est autre. Si vous vous languissez de votre
Lifta à ce point, écrivez donc un livre, une pièce de théâtre. Documentez-
vous. Tournez un film. Cherchez ce que vous avez perdu dans le temps et
non dans l’espace.
« La “reconstructite” est une pathologie qui, pour être compréhensible,
n’en est pas moins dangereuse. Qui se languit des paysages de son enfance,
ou de ceux de ses parents, devrait rédiger La dot des fiancées ou L’hôte de
passage, comme Agnon dont l’œuvre tourne autour de sa Buczacz natale.
Ne tentez pas de les recréer dans le temps comme s’y essaya, de façon
plutôt maladroite, le protagoniste-narrateur de L’hôte de passage, lequel
reçut une volée de bois vert et s’en retourna la queue basse. C’est peine
perdue. Votre enfance vous manque ? Ce n’est pas grave. Mais si vous en
arriviez à vous comporter comme un gosse de cinq ans, il faudrait vous
interner d’urgence.
« Avez-vous connu une femme dans votre jeunesse ? Le grand amour de
votre vie  ? Impossible de l’oublier. Et peut-être avez-vous l’impression
qu’il en va de même pour elle. Mais maintenant que vous avez soixante,
soixante-dix ou quatre-vingts ans, n’allez surtout pas la trouver pour lui
déclarer  : “Tu es à moi.” Mettez plutôt cette expérience par écrit dans un
roman, un poème, une pièce de théâtre, un mémoire, que sais-je  ? Ne
cherchez pas dans l’espace ce que vous avez perdu dans le temps.
N’enfermez pas vos souvenirs d’enfance à double tour dans un coffre, au
risque de vous exposer à l’humiliation ou de sombrer dans la folie.
En quittant cet homme, je n’avais pu m’empêcher de me poser la
question. Au fond, qu’est- ce que le sionisme ? Et si c’était également une
vision chimérique ? Après mûres réflexions, j’étais parvenu à la conclusion
que, dans une certaine mesure, ce n’était pas le cas. Pas tout à fait. Pour
quelle raison ?
Depuis deux mille ans, nos ancêtres récitent cette litanie au cours du
seder de Pessah : « L’année prochaine à Jérusalem. » C’est exact. Mais s’ils
n’avaient pas été persécutés, torturés, humiliés, assassinés, ils auraient
continué à la répéter pendant encore deux millénaires sans jamais mettre les
pieds ici.
Les Juifs d’Europe de l’Est débarquèrent les premiers, contrairement
aux Juifs orientaux, arrivés plus tard, malheureusement pour eux. Pour
quelle raison  ? Non pas parce qu’ils furent longs à réagir ou qu’ils
n’aimaient pas la Terre d’Israël autant qu’Avraham Mapou ou Naftali Herz
Imber. Ils n’ont pas été torturés et ont moins souffert que les Juifs russes,
polonais ou roumains.
En d’autres termes, la «  reconstructite  » fut une composante du
sionisme. Elle ajouta un piquant supplémentaire, une impulsion, un moyen
de recrutement. C’était par ailleurs un hymne. Dans le poème originel de
Naftali Herz Imber, il ne s’agit pas d’« être un peuple libre sur notre terre »
mais de «  retourner dans notre terre ancestrale  ». Le retour. Une
composante de la reconstruction, partie intégrante de la marche en avant, de
l’enrôlement, du pouvoir suggestif et de l’influence d’un nouveau
mouvement politique et idéologique. Mais ce n’était pas là l’essentiel,
l’élément constitutif ni la motivation profonde. Sans la souffrance, la
persécution et la prise de conscience du fait qu’il n’y avait pas d’autre
solution que ghetto ou assimilation, rien ne serait arrivé. Aucun rapport
avec la «  reconstructite  ». «  L’année prochaine à Jérusalem  » n’est pas le
seul mobile.
En réalité… nous n’avions nulle part où aller. Mon grand-père paternel
Alexander fut un fervent sioniste révisionniste pendant des années. Il
envoyait des dons au Congrès juif et votait pour Jabotinsky. À Vilnius.
Pourquoi ne pas avoir immigré en Terre d’Israël ? Parce qu’il trouvait que
Jérusalem n’était pas assez européenne à son goût. Un jour, peut-être…
En réaction à l’antisémitisme virulent qui sévissait à Vilnius en ce
temps-là, grand-père Alexander chercha à émigrer en Amérique avec sa
famille. Nous en avons la trace. Il apprit qu’il y avait une liste d’attente de
dix-sept ans.
Au début des années 1930 à Vilnius, il ne pouvait décemment pas
patienter dix-sept ans. Il se tourna alors vers la France. Il fut même assez
fou pour solliciter la nationalité allemande, deux ou trois mois avant
l’arrivée de Hitler au pouvoir. Je suis éternellement reconnaissant aux
Allemands de l’avoir éconduit, sinon je ne serais pas là aujourd’hui. Il
demanda également la citoyenneté scandinave. Je ne sais pas laquelle. Parce
que Jérusalem n’était pas assez européenne selon ses critères. Un jour
viendrait peut-être…
Il débarqua ici parce que personne ne voulait de lui. C’est une vérité que
l’on préfère enterrer. Les ennemis d’Israël, comme nos propres enfants,
l’ont oubliée. Personne ne voulait de ces gens-là !
La politique d’immigration juive au Canada dans les années 1930 se
résumait à : « Un seul, c’est déjà trop. »
« Aucun, c’est encore trop », soutenait la Suisse, mentionnée plus haut.
Le maréchal sud-africain Jan Smuts, grand ami d’Israël et partisan du
sionisme, déclara quelque chose de bien plus subtil que « l’Afrique du Sud
n’acceptera pas les Juifs européens  ». «  Notre pays exècre, méprise et
rejette l’antisémitisme, proclama-t-il. C’est un comportement abject. Nous
ne laisserons donc pas entrer les Juifs car nous nous refusons à introduire
l’antisémitisme chez nous. »
Personne ne voulait d’eux. Ils n’ont pas immigré à Jérusalem à cause de
la « reconstructite », mais parce que c’était leur seule bouée de sauvetage.
Sans laquelle ils n’existeraient pas. Aux six millions de morts juifs, il aurait
fallu en ajouter cinq cent mille de plus.
Idem pour les Juifs orientaux.
Si l’on vous parle de la manière dont le sionisme a gâché la lune de miel
judéo-arabe, arguant que tout aurait pu être merveilleux sans cette absurdité
sioniste, et sur la façon dont les Juifs orientaux ont été arrachés aux prairies
verdoyantes de Bagdad ou du Maroc et traînés ici pour subir des sévices, on
vous raconte des histoires. Brimés, certes, ils l’ont été. Et d’importance. Pas
par malveillance, mais… soit dit en passant, en raison de la volonté puérile
du dix-neuvième siècle de « créer un homme nouveau ». Un nouveau Juif.
Une telle entreprise est absurde. N’essayez jamais. Chaque fois que l’on a
cherché à remodeler les hommes pour créer une nouvelle personne ou un
Juif nouveau, cela s’est soldé par une catastrophe. Dans le meilleur des cas,
le nôtre en l’occurrence, cela a abouti à des décennies de rancœurs. Nous
avons là un « matériel humain » d’excellente qualité. Nous allons en faire
de vrais hommes. Dans le pire des cas, cela a conduit à un bain de sang.
En fait non. Si les Juifs orientaux, les Juifs d’Irak, n’avaient pas fui… Il
y a six mois à peine, nous avons appris ce qu’il était advenu des Yazidis en
Irak. Ils ont tous été massacrés. Enfin, pas tous. Seulement les hommes.
Une femme de plus de dix ans pouvait être échangée contre un paquet de
cigarettes. Voilà ce qui serait arrivé aux Juifs irakiens s’ils étaient restés
chez eux.
Quand sont-ils partis  ? Ce n’est pas vraiment plaisant à dire, mais ce
n’est pas le jour où Israël a hissé son drapeau, ni parce que l’idée leur a
traversé l’esprit après avoir récité : « L’année prochaine à Jérusalem. » Ils
ont quitté l’Irak alors que les Britanniques étaient sur le point de fermer
boutique, car ils savaient qu’ils seraient laissés pour compte. Tout comme
l’ont fait les Juifs d’Afrique du Nord, à la veille du retrait de la France, pour
des raisons identiques.
Rien à voir avec la « reconstructite ». Laquelle prévalait dans l’hymne,
le drapeau, la motivation, la phraséologie, l’idéologie. Ce n’est pas pour
cette raison que nous avons immigré ici, mais, et c’est là l’essentiel de mon
propos ce soir, il se pourrait qu’elle se retrouve au cœur de l’entreprise
sioniste.
Malheur à nous.
En plus, c’est ridicule. Prenons par exemple la construction du troisième
temple, qui fait l’objet de vives discussions de nos jours. Nous
déclencherions une guerre mondiale contre l’islam. Les Arabes sont de la
petite bière à côté d’un conflit ouvert avec la Turquie, l’Indonésie, le
Pakistan, qui possède l’arme nucléaire, et la Malaisie. Nous revendiquons le
mont du Temple parce qu’il nous appartient. Le mont du Temple doit être
reconstruit maintenant ! Pas demain, ni dans dix ans, maintenant !
Supposons – le fantasme inversé du Palestinien de Lifta – … que l’on
apprenne demain que la Ligue arabe du  Caire, de Riyad, de Damas, de
Téhéran et d’ailleurs, après avoir passé la nuit à relire les saintes Écritures,
déclare que le mont du Temple est bien la propriété des Juifs. Dans un mois,
ils auront démantelé les mosquées et nous auront remis les clés. C’est à
vous. Nous avons commis une erreur. Désolés. Vous pouvez revenir.
Savez-vous ce qu’il adviendra ? Israël compte aujourd’hui davantage de
Juifs orthodoxes qu’à l’époque du temple de Salomon ou du Second
Temple. Quatre cent mille personnes se recueillent chaque année sur le
tombeau de rabbi Shimon bar Yohaï à Meron. Six cent ou sept cent mille
personnes ont assisté aux funérailles du rabbin Ovadia Yosef. Que se
passerait-il à Jérusalem pendant les trois fêtes de pèlerinage si un million ou
un million et demi de fidèles montaient au Temple de Jérusalem ? Nul doute
que tous y tiendrions dur comme fer. C’est une mitsva plus essentielle que
le pèlerinage sur la tombe de Shimon bar Yohaï, le jour anniversaire de sa
mort. Il faudrait aménager des toilettes pour un million et demi d’hommes
et de femmes sur le mont du Temple ? Un parking ? Sous l’esplanade ? À
l’emplacement du mont des Oliviers, peut-être ? Ou souterrain ? Prévoir la
climatisation  ? Des caméras en circuit fermé  ? Un parquet  ? En bois de
cèdre ou d’une autre essence ?
C’est tout aussi improbable que le retour à Lifta. C’est physiquement
impossible. Pas à cause des Arabes qui ne comprennent pas que les lieux
sont à nous et pensent bêtement qu’ils leur appartiennent. C’est irréalisable
parce que ces gens-là, atteints de « reconstructite », cherchent dans l’espace
ce qu’ils ont perdu dans le temps. Vous voulez rebâtir le Temple  ?
Composez un poème. Uri Tsvi Greenberg en est une merveilleuse
illustration. Écrivez une pièce de théâtre. Réalisez un film. Pondez un
roman. Morfondez-vous tout votre soûl. Chacun a le droit de cultiver son
vague à l’âme. Aucune loi au monde ne l’interdit, même si certains
gouvernements s’efforcent de réglementer ce qui est défendu et ce qui est
permis. Laissez couler. Vous voulez faire votre deuil ? Allez-y. Vous voulez
vous morfondre  ? Je vous en prie. Vous voulez laisser libre cours à votre
imagination ? N’hésitez pas. Vous voulez fantasmer sur la femme que vous
aimiez il y a des dizaines d’années ? Ne vous gênez pas. Couchez par écrit
ce qui vous passera par la tête. Mais n’essayez pas de trimballer votre
mélancolie jusqu’à un distributeur de billets.
Idem pour l’occupation des collines dans les territoires. Supposons que
l’on s’empare de toutes les collines. Que les Arabes s’en aillent ou qu’on
les chasse. Il y aurait des carrefours et des échangeurs partout, rien à voir
avec le paysage biblique idyllique. On serait loin du pays des prophètes
avec ses oliviers, ses figuiers, ses sources et ses chèvres. Et qu’adviendrait-
il des hameaux paisibles peuplés de simples paysans ? Nous ne serions pas
assis sous nos vignes ou nos figuiers. On verrait surgir d’immenses
bâtiments dans les zones industrielles, des carrefours, des rocades, des
tours, des embouteillages monstres.
La plus grande menace qui, à mon sens, pèse sur Israël est que la
« reconstructite », qui n’était qu’un ingrédient du sionisme, devienne peu à
peu sa vraie motivation. C’est une maladie mortelle, c’est moi qui vous le
dis. On peut en mourir. Ou perdre la raison. J’ai très peur.
 
Quel était le principe du sionisme ?
La « reconstructite » n’était qu’un vernis, un élan, un hymne, un poème,
une aspiration, une impulsion. Quelle était sa quintessence  ? Je vous
surprendrais si je vous disais que je n’ai pas de réponse. C’est difficile à
dire car, à tous les niveaux, il y a eu des façons très différentes d’envisager
cette question. Dans mon enfance, et peut-être encore aujourd’hui, il ne se
trouvait pas deux personnes qui s’accordaient sur l’objectif de l’entreprise
sioniste. Reconstruire le royaume de David et de Salomon ? Reconstituer à
l’identique le shtetl juif d’Europe de l’Est à Bnei Brak ou à Mea Shearim ?
Reproduire un mellah nord-africain comme à Marrakech  ? Ou encore
instaurer une social-démocratie éclairée sur le modèle scandinave ?
De nos jours, les partis politiques religieux israéliens ne se distinguent
pas fondamentalement du judaïsme unifié de la Torah ou d’Agoudat Israël,
qui veulent reconstituer le shtetl. Ils ne se démarquent pas vraiment non
plus du Foyer juif, qui souhaite rétablir le royaume de David et de Salomon.
Il n’y a guère de différence avec le parti auquel j’adhère depuis des années.
« Ce pays doit ressembler à la Scandinavie, proclament-ils. Ce qui est bon
pour eux le sera pour nous aussi. Notre idéal est la Scandinavie transposée
au pays de Canaan. »
Mais ce n’est pas tout. Dans le quartier de mon enfance, à Kerem
Avraham (c’était avant ma naissance, je me fonde donc sur des histoires que
l’on m’a racontées, plutôt que sur des souvenirs), jusqu’à la fin des années
1920, deux familles vivaient sur le même palier, au deuxième étage d’un
immeuble. La reproduction d’un immense tableau représentant Staline était
accrochée dans le salon de l’une, tandis qu’un portrait en pied de Mussolini
trônait chez l’autre. C’était avant le pacte entre Mussolini et Hitler. À
l’époque, nombre de Juifs pensaient que c’était exactement ce qu’il nous
fallait. Un régime fort, militariste, un judaïsme musclé, avec de la poigne,
qui rétablisse l’ordre, les trains qui arrivent à l’heure, un pouvoir centralisé,
fini le chaos juif  ! L’éternelle pagaille des conseils municipaux  ! Donnez-
nous notre Mussolini, dans le meilleur sens du terme, comme eux le
voyaient.
Il y avait tout l’éventail des opinions. Certains aspiraient à un paradis
tolstoïen, moitié religieux, moitié anarchique. A.  D. Gordon. Une
purification de l’âme, non par l’intermédiaire de la synagogue, mais par une
expérience religieuse découlant d’un contact étroit avec la terre et les petites
communautés plutôt que les grandes villes. C’était une autre vision du
sionisme. D’aucuns rêvaient de se prélasser sur leur véranda comme les
colons blancs au Kenya ou en Indonésie  en surveillant le travail des
indigènes. Ils les traiteraient bien au demeurant, ils éradiqueraient la teigne
et le trachome, et fourniraient du travail. Tout le monde serait heureux et
content. Ils sont encore nombreux à être de cet avis. Et comment !
Je n’ai donc pas une définition claire du sionisme, sinon le fait que nous
n’avions nulle part où aller. Quel que soit le projet, l’objectif par-delà la
«  reconstructite  », depuis le marxisme stalinien jusqu’au quasi-fascisme
mussolinien, on trouve toutes les nuances d’opinion.
Certains individus, par exemple, rêvaient de recréer ici, au Moyen-
Orient, la réplique parfaite de l’Autriche-Hongrie du Kaiser avec ses
manières policées, ses tuiles rouges, les gens qui se donnaient du «  Herr
Doktor  » et du «  Frau Direktor  » en veux-tu en voilà, et respectaient un
silence absolu entre quatorze et seize heures. Des rêveurs sionistes de cet
acabit ont bel et bien existé. Je pourrais continuer jusqu’à demain matin et
écrire une trilogie à ce sujet.
C’était une fédération onirique. Tout le monde était d’accord pour dire
que, quel que soit le rêve, il devait se réaliser ici parce que nous n’avions
aucune chance ailleurs. Nous avons essayé. Nous nous sommes enfermés
dans nos bourgades pour prier Dieu sans déranger personne. «  Une bande
de Juifs attend le Messie sans pelle ni épée », pour citer Uri Tsvi Greenberg.
On ne nous a pas laissés faire.
Du coup, nous avons tenté de nous assimiler, de leur ressembler, nous
nous sommes même convertis au christianisme. Peine perdue. Dans la
même région de Silésie, à moins de dix kilomètres de la frontière germano-
polonaise, avant la Seconde Guerre mondiale, se trouvait une ville juive en
tout point semblable à l’actuelle Bnei Brak. On n’aimait pas les Juifs parce
qu’ils étaient différents. « Ils ne parlent pas polonais, ils ne se comportent
pas comme nous. Ce sont des étrangers  ! Des extraterrestres.  » À dix
kilomètres à l’ouest, les Juifs étaient haïs parce qu’il devint très vite
impossible de les distinguer des Gentils. « Regardez-les ! Ils se comportent
comme nous, ils s’habillent comme nous, ils parlent sans accent, ils
mangent comme nous. » Ils avaient beau faire, on les détestait.
Tel est le dénominateur commun.
 
Je n’ai aucune idée de ce que sera l’avenir. J’aimerais le savoir,
seulement je ne suis pas devin. Mais il y a une chose dont je suis sûr en tant
qu’écrivain ayant passé sa vie à étudier les vicissitudes humaines.
Cette table restera une table jusqu’à ce qu’elle soit recyclée ou finisse
en petit bois pour alimenter un feu de joie. Les gens sont capables
d’impressionner les autres comme de s’épater soi-même. Je ne parle pas de
personnalités politiques, tel que de Gaulle, par exemple. Qui eût cru qu’il
accorderait l’indépendance aux Algériens  ? Que Churchill démantèlerait
l’Empire britannique ? Gorbatchev… Begin et Sadate. Rabin et Pérès, ces
faucons, qui ont serré la main d’Arafat. L’être humain est imprévisible.
Vous êtes beaucoup trop nombreux pour que je connaisse chacun d’entre
vous personnellement. Ma question sera donc purement rhétorique. Il n’y
aura pas de vote à main levée. Y a-t-il quelqu’un dans la salle, homme ou
femme, qui ne se soit surpris soi-même, au moins une ou deux fois dans sa
vie, au point de se dire : « Est-ce vraiment moi ? C’est incroyable ! »
 
L’homme est une fin ouverte. J’ignore d’où viendra la solution. Si l’on
me demandait qui serait le dirigeant capable d’accomplir cette prouesse, je
répondrais que je n’en sais rien. La majorité des Israéliens savent
pertinemment que nous devons trancher dans le vif et créer deux États
distincts. Ce sera difficile, douloureux, désagréable, alors autant prendre
son temps. Il y aura probablement une guerre civile, des émeutes, une
effusion de sang. Il n’y a pas le feu au lac. Lorsque les Arabes nous
massacrent, nous bombardent ou déclenchent des incendies, il n’y a plus de
dialogue possible. Mais quand ils se tiennent tranquilles, à quoi bon se
donner du mal pour rien ?
Y aurait-il parmi nous un homme ou une femme à même de déclarer
aux Israéliens : « Écoutez, vous savez au fond de vous que cette opération
est nécessaire. Alors, allons-y  »  ? Nous le savons tous, y compris les
électeurs de droite. Mais ils sont en colère. Nous n’avons pas
d’interlocuteurs. Vous ne les connaissez pas. Nous si. Ce ne sont quand
même pas ces gauchistes qui vont nous dicter notre conduite  ! De toute
façon, il n’y a pas le feu. Qu’ils apprennent d’abord les bonnes manières, on
verra après. Pourtant, la plupart des Israéliens savent ce qu’il faut faire.
Comment suis-je au courant de ce que pense la majorité des Israéliens ?
Parce que quatre-vingt-dix pour cent des extrémistes et modérés, laïcs ou
religieux, n’ont pas mis les pieds dans les territoires depuis vingt ans au bas
mot. Ils ne viennent plus remplacer leurs radiateurs à Qalqilya pour trois
fois rien. Ils sont pour ou contre, ils votent, mais ils se gardent bien d’y
aller. Cela n’est pas inscrit dans leur ADN. Quand notre courageux
dirigeant déclarera  : «  Les gars, ça suffit. Il est temps de passer sur le
billard. Au fond, vous le saviez depuis le départ. » Ça viendra. Quand ? Je
n’en sais rien. Qui s’en chargera ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne suis
pas le seul à être dans l’ignorance. Nous le sommes tous. Cela sera une
surprise pour eux comme pour nous. Tout comme Begin à l’époque. Ironie
de l’histoire. En 1967, Levi Eshkol du kibboutz Degania, issu de la gauche
sioniste, fervent disciple de Gordon et de Tolstoï devant l’Éternel, pacifiste
à sa manière et végétarien, se retrouva à la tête du plus grand royaume
hébreu depuis David et Salomon. Dix ans plus tard exactement, Menahem
Begin, l’ancien chef du Betar en Pologne, partisan inconditionnel de
Jabotinsky, n’hésita pas à disloquer cet empire en échange de la paix. Rien
n’est irréversible, sauf la mort. Je ne vais pas tarder à le vérifier moi aussi,
mais je ne reviendrai peut-être pas vous le raconter. Rien n’est irréversible,
donc. C’est une question de leadership. Il s’agit de faire prendre conscience
à nos concitoyens de ce qu’ils savent déjà.
 
J’aimerais conclure par deux anecdotes.
La première concerne le pouvoir, justement. Quand j’étais étudiant,
j’avais noté dans un carnet pas moins de quarante ou cinquante définitions
du terme, depuis les philosophes de la Grèce antique –  je ne me souviens
pas des détails, parce que j’ai perdu ce fameux carnet  – en passant par
Machiavel, Bismarck, Churchill,  etc. Savez-vous qui trouva la meilleure
définition du leadership  ? Un simple fermier au fin fond du Midwest
américain. Il s’appelait Harry Truman. Après avoir quitté ses fonctions à la
Maison-Blanche, il retourna vivre à Independence, sa ville natale du
Missouri, où il enseignait la musique dans un lycée local une fois par
semaine. Il ne rédigea pas ses mémoires, car ce n’était pas un homme de
lettres. Un journaliste enregistra trois cents heures d’interviews, qu’il publia
dans la langue crue et haute en couleur de ce fermier. Il lui demanda, entre
autres, je cite de mémoire  : «  Monsieur le président, quel effet cela fait-il
d’occuper le Bureau ovale et d’être l’homme le plus puissant au monde ? »
Truman appuya son menton au creux de ses mains et dodelina de la tête
comme une vieille femme. «  Seigneur  ! Si un type assis dans le Bureau
ovale se prend pour le maître du monde, il a de gros, gros problèmes, le
pays et la planète aussi. »
Voilà l’essentiel. Il faudrait le graver en lettres de feu. «  La seule
prérogative qui vous appartient lorsque vous occupez le Bureau ovale,
poursuivit-il, est que vous êtes très bien placé pour persuader les gens de
faire ce dont ils n’ont pas envie, même s’ils savent au fond d’eux-mêmes
que c’est inévitable. »
Là, on frise le génie, je vous le dis. Contraindre la population ne rentre
pas dans les attributions du pouvoir. La soudoyer non plus. La flatter encore
moins. Diriger consiste à persuader les gens de faire ce dont ils n’ont pas
envie, même s’ils savent au fond d’eux-mêmes que c’est inévitable. Comme
payer ses impôts. Ou partager ce pays en deux États.
Qui sera le chef charismatique capable de convaincre les Juifs israéliens
de faire ce que, au fond d’eux-mêmes, ils savent inévitable ?
 
Voici la seconde anecdote.
J’étais réserviste dans les blindés au quartier général de Qastina. Le
général de division était alors Israel Tal, un ancien camarade de fac. Nous
avions étudié la philo ensemble. Un jour d’hiver, j’étais enfermé dans un
bureau glauque, planchant sur des documents assommants pour un manuel
d’instruction, que je devais traduire de l’anglais en hébreu. J’effectuais ma
période de réserve dans ce but.
« Faites venir Amos », ordonna Talik à Liora, sa secrétaire. Je devinais
qu’il devait s’ennuyer ferme lui aussi et avait envie de parler de Spinoza.
J’affrontai la pluie jusqu’à son bureau. Pendant que nous discutions devant
la fenêtre, le sergent instructeur entraînait un peloton de nouvelles recrues
sous la pluie battante le long de la route.
Ils galopaient au milieu des flaques, trempés jusqu’aux os. «  Pompe  !
Saut ! Pompe ! Saut ! » Talik pressa le bouton de son intercom.
— Appelez-moi Shlomo, l’instructeur, dit-il à Liora. J’ai deux mots à
lui dire.
Le sergent entra, salua.
— Mon général…
— Shlomo, qui sont ces hommes là-dehors ?
— De nouvelles recrues qui n’ont pas encore reçu leur affectation.
— Alors que fabriquent-ils ici ?
— On les a envoyés effectuer des corvées à la base.
— Ah ? Et ils attendent quoi ?
— Il pleut, mon général !
—  Dans ce cas, dans quel but les faites-vous suer de cette façon,
Shlomo ?
— Pour qu’ils n’oublient pas qui ils sont, mon général.
Je me rappellerai toujours ce qui arriva ensuite.
Talik lui passa un bras autour des épaules et l’entraîna vers la fenêtre.
(Dans l’intervalle, le peloton était au repos jusqu’au retour de l’instructeur.)
—  Shlomo, personne n’ignore qui vous êtes. L’un des meilleurs sous-
officiers de Tsahal bientôt à la retraite. En revanche, qui ils sont, eux, on ne
le sait pas encore. Prenez ce maigrichon, là-bas, avec son pantalon trop
grand qu’il tient à deux mains pour éviter qu’il ne tombe. Et si c’était le
futur Beethoven  ? Celui qui a sa braguette entrouverte et n’arrête pas
d’essuyer ses lunettes mouillées. Il pourrait devenir un autre Bialik  ? Et
l’autre au dernier rang qui a l’air si drôle et pitoyable, si c’était Einstein ? Et
lui, là, dans le coin, il pourrait devenir le prochain commandant en chef.
— Lequel sera commandant en chef ? bredouilla Shlomo, ahuri.
Impossible de répondre à la question de savoir qui sera cet homme
providentiel. Ce n’est pas garanti, mais il se peut que cet homme (ou cette
femme, ou peut-être ces personnes) accomplisse ce que Truman appelait le
leadership. « Vous ne vous y êtes pas rendus depuis des lustres, déclarera-t-
il aux Israéliens, mais vous savez que les territoires ne font pas partie de
notre patrie et que vous pouvez très bien vous en passer. Ce sera difficile,
compliqué, douloureux. Allons-y. Finissons-en. »
Rien n’est encore joué.
Je vous remercie.
REMERCIEMENTS

Cette conférence d’Amos Oz a eu lieu le 2 juin 2018 dans le cadre du Centre du patrimoine juif
Cymbalista de l’université de Tel-Aviv. C’était la séance de clôture d’un cycle de discussions
organisé par le professeur Dan Laor, à l’occasion du cent vingtième anniversaire du premier congrès
sioniste de Bâle : « Le sionisme dans sa diversité, 1897-2017 ». Merci à Dan Laor et à l’université de
Tel-Aviv d’avoir donné à Amos toute latitude pour exprimer l’essentiel de sa pensée et son testament
politique.
Nos plus vifs remerciements vont à Shira Haddad pour son travail éditorial, à Gafnit Lasri-
Kokia pour son aide précieuse, ainsi qu’à toute l’équipe des Éditions Keter pour son zèle et son
inlassable dévouement.
Merci à Eli, Dean, Nadav Salzberger et Neta Schlesinger pour leur indéfectible soutien dans
toutes les étapes de la préparation de ce livre.
Et, par-dessus tout, un immense merci à Nilli Oz, l’amour de jeunesse d’Amos Oz qui dura toute
sa vie, notre mère, réceptacle de notre mémoire et notre rayon d’espoir.

FANIA OZ-SALZBERGER ET DANIEL OZ


R E M E R C I E M E N T S D E   L A  T R A D U C T R I C E

Je tiens à remercier Denis Charbit, maître de conférences en sciences politiques à l’Open


University de Tel-Aviv, pour son aide précieuse dans la traduction du texte de Brenner cité en
exergue.
Titre original :

כל החשבון עוד לא נגמר‬
‫ההרצאה האחרונה‬
KOL HA-CHESHBON OD LO NIGMAR

HA-HARTZA’A HA-ACHARONA

© The Heirs of Amos Oz, 2019.

Tous droits réservés.


© Éditions Gallimard, 2020, pour la traduction française.

Couverture : Amos Oz, septembre 2016. Photo Francesca Mantovani © Gallimard.

Éditions Gallimard

5 rue Gaston-Gallimard

75328 Paris

http://www.gallimard.fr
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

MON MICHAËL
UN JUSTE REPOS
TOUCHER L’EAU, TOUCHER LE VENT
LA BOÎTE NOIRE
SEULE LA MER
AIDEZ-NOUS À DIVORCER !
LES DEUX MORTS DE MA GRAND-MÈRE
UNE HISTOIRE D’AMOUR ET DE TÉNÈBRES
UNE PANTHÈRE DANS LA CAVE
AILLEURS PEUT-ÊTRE
COMMENT GUÉRIR UN FANATIQUE
VIE ET MORT EN QUATRE RIMES
SCÈNES DE VIE VILLAGEOISE
ENTRE AMIS
JUIFS PAR LES MOTS avec Fania Oz-Salzberger
JUDAS
CHERS FANATIQUES. Trois réflexions.

Aux Éditions Gallimard Jeunesse

SOUDAIN DANS LA FORÊT PROFONDE (Édition illustrée)

Aux Éditions Calmann-Lévy

JUSQU’À LA MORT
LA COLLINE DU MAUVAIS CONSEIL
CONNAÎTRE UNE FEMME
L’HISTOIRE COMMENCE
AMOS OZ
RIEN N’EST ENCORE JOUÉ
La dernière conférence

Le 2 juin 2018, à l’université de Tel-Aviv, Amos Oz donne


sa dernière conférence. Il est gravement malade, conscient
de sa fin imminente, et ses paroles résonnent comme un
testament politique. Fervent défenseur de la paix, il plaide
pour la solution à deux États au Moyen-Orient, leitmotiv de
son œuvre et de ses combats.
«  Si nous ne créons pas ici deux États, et vite, nous nous
retrouverons avec un seul. Et ce ne sera pas un État
binational. Cette bête curieuse n’existe pas. Ce sera tôt ou
tard un État arabe, du Jourdain à la mer. »
Très tôt, Amos Oz avait souligné le danger que courrait le
peuple juif s’il se retrouvait minoritaire. Clairvoyant, il fait
néanmoins preuve d’un optimisme indéfectible, et exhorte le
peuple israélien à prendre son destin en main car, répète-t-il
en reprenant une expression de l’écrivain Yosseph Hayim
Brenner, « rien n’est encore joué ».
Amos Oz, né à Jérusalem en 1939, est l’auteur d’une œuvre
aux multiples facettes. Considéré comme l’un des plus
grands écrivains israéliens de sa génération, il a reçu de
nombreux prix littéraires et distinctions à travers le monde.
Il est mort à Tel-Aviv le 28 décembre 2018.
Cette édition électronique du livre

Rien n’est encore joué d’Amos Oz

a été réalisée le 5 octobre 2020 par les Éditions Gallimard.


Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage

(ISBN : 9782072888878 - Numéro d’édition : 364384).


Code Sodis : U31801 - ISBN : 9782072888915.
Numéro d’édition : 364388.
 
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo

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