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Mosab Hassan Yousef

avec Ron Brackin


Le Prince vert
Du Hamas aux services secrets israéliens
TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR
ODILE DEMANGE ET ANATOLE MUCHNIK
À mon père bien-aimé et à ma famille offensée
Aux victimes du conflit israélo-palestinien
À toute vie humaine qu’a sauvée mon Seigneur
Ma chère famille, je suis très fier de toi ; seul mon Dieu
comprend ce que tu as enduré. J’ai conscience que mes
actes t’ont blessée. Et cette nouvelle plaie, profonde,
honteuse, ne se refermera peut-être pas dans cette vie.
J’aurais pu faire la fierté des miens. Je savais quel type de
héros ils voulaient : un combattant qui vouerait sa vie et sa
famille à la cause d’une nation. Et même si j’étais tué, on se
serait transmis ma légende de génération en génération,
éprouvant pour moi une reconnaissance éternelle. En vérité
pourtant, je n’aurais pas eu grand-chose d’un brave.
Au lieu de cela, je suis devenu un traître aux yeux de mon
peuple. J’étais pour toi une source de satisfaction ; je ne
t’apporte plus aujourd’hui que honte. J’étais un prince, je
suis désormais un exilé, qui se bat contre la solitude et la
pénombre.
Je sais que tu me tiens pour un traître ; comprends que ce
n’est pas toi que j’ai choisi de trahir, mais l’idée que tu te
fais d’un héros. Lorsque les nations du Moyen-Orient – Juifs
et Arabes confondus – commenceront à entrevoir une
fraction de ce que je perçois, alors seulement viendra la
paix. Et s’il faut que mon Seigneur soit rejeté pour avoir
sauvé le monde des tourments de l’enfer, peu m’importe
d’être rejeté avec lui !
J’ignore de quoi l’avenir sera fait, mais je n’ai pas peur. Et
permets-moi de livrer ici la pensée qui m’a permis de
survivre jusqu’à ce jour : la culpabilité et la honte que
j’endosse depuis tant d’années sont infimes si elles ont
sauvé la vie d’un seul innocent.
Rares sont ceux qui comprennent ce que j’ai fait. Mais peu
importe. Moi, j’y ai cru, et j’y crois encore, c’est bien la seule
chose qui me fasse avancer dans ce long périple. Chaque
goutte de sang innocent préservé me fournit l’espoir de
tenir jusqu’au dernier jour.
J’ai payé le prix fort, tu l’as payé aussi, ma chère famille.
Pourtant, les factures de la guerre et de la paix continuent
d’affluer. Que Dieu soit avec nous tous, qu’Il nous procure ce
dont nous avons besoin pour supporter ce lourd fardeau.

Avec amour,
Ton fils
Note de l’auteur

Le temps est séquentiel – c’est un fil qui court de la


naissance à la mort.
Les événements, en revanche, s’apparentent davantage à
un tapis persan – des milliers de brins aux couleurs vives
s’entrelacent pour composer des motifs complexes.
Présenter les événements dans un ordre purement
chronologique reviendrait à défaire un à un ces brins et à les
regarder l’un après l’autre. Ce serait sans doute plus simple,
mais on y perdrait le dessin.
Les événements décrits dans ce livre sont les souvenirs
les plus marquants de mon existence dans les territoires
occupés, et présentés dans leur trame d’origine –
consécutive autant que concomitante.
Pour donner au lecteur quelques points de repère et lui
éviter de s’égarer parmi les termes arabes, on trouvera en
annexe une brève chronologie, un glossaire et la liste des
principaux personnages.
Pour des raisons de sécurité, j’ai volontairement omis de
nombreux détails sur les opérations sensibles conduites par
le service de sécurité intérieure israélien, le Shin Bet. Les
informations figurant dans ce livre ne compromettent
d’aucune façon la guerre menée actuellement contre le
terrorisme dans laquelle Israël joue un rôle majeur.
Enfin, à l’instar de celle du Moyen-Orient, l’histoire du
Prince vert est en cours. Les lecteurs désireux de se tenir
informés pourront consulter mon site sonofhamas.com. J’y
poste régulièrement des mises à jour sur le sort que fait le
Seigneur à mon livre et à ma famille, et sur la voie qu’Il me
montre aujourd’hui.
Introduction

La paix au Moyen-Orient est un Saint Graal derrière lequel


courent présidents, Premiers ministres et diplomates depuis
plus d’un demi-siècle. Chaque nouvel arrivant sur la scène
mondiale croit que le conflit israélo-arabe se résoudra grâce
à lui. Et chacun échoue aussi lamentablement et
complètement que ses prédécesseurs.
Rares sont les Occidentaux capables d’appréhender le
Moyen-Orient, en effet très complexe. Mon itinéraire me
permet d’avoir un point de vue complet sur la situation. Il se
trouve que je suis un enfant de la région et du conflit. Je suis
un fils de l’islam, et le rejeton d’un homme accusé de
terrorisme. Mais je suis aussi un disciple de Jésus.
Avant ma majorité, il m’a été donné de voir des choses
auxquelles nul ne devrait jamais assister : la misère abjecte,
l’abus de pouvoir, la torture et la mort. J’ai été le témoin des
arrangements en coulisse entre les principaux dirigeants du
Moyen-Orient, ceux qui font la une des journaux aux quatre
coins de la planète. Les plus hautes sphères du Hamas me
faisaient confiance, et j’ai pris part à la prétendue Intifada.
J’ai été détenu dans la prison la plus redoutée d’Israël. Et,
vous le verrez, certains de mes choix m’ont fait passer pour
un traître aux yeux de ceux que j’aime.
Mon improbable parcours m’a conduit dans les lieux les
plus sinistres, où j’ai eu accès à des secrets extraordinaires.
Ce livre recèle des informations longtemps cachées, et
dévoile des événements connus jusqu’à présent d’une
poignée d’individus fantomatiques.
La révélation de ces secrets va sans doute provoquer une
onde de choc dans certaines régions du Moyen-Orient. Mais
j’espère qu’elle apportera aussi un peu de réconfort et de
paix aux familles des nombreuses victimes de cette
interminable guerre.
Vivant aujourd’hui en exil aux États-Unis, je constate que
les Américains sont nombreux à s’interroger sur le conflit
israélo-arabe. Les réponses sont rares, et plus encore les
informations pertinentes. Voici le genre de questions que
j’entends :
« Pourquoi les habitants du Moyen-Orient ne parviennent-
ils pas à simplement s’entendre ? »
« Qui est dans son droit – les Israéliens ou les
Palestiniens ? »
« À qui la terre appartient-elle vraiment ? Pourquoi les
Palestiniens ne s’en vont-ils pas dans d’autres pays
arabes ? »
« Pourquoi Israël ne restitue-t-il pas les terres et les
propriétés conquises en 1967 à l’issue de la guerre des Six-
Jours ? »
« Pourquoi tant de Palestiniens vivent-ils encore dans des
camps de réfugiés ? Pourquoi ne possèdent-ils pas un État à
eux ? »
« Pourquoi les Palestiniens haïssent-ils Israël à ce point ? »
« Comment Israël peut-il se protéger des attentats-
suicides et des constantes attaques à la roquette qui visent
ses villes ? »

Toutes ces interrogations sont légitimes. Mais aucune ne


touche au vrai problème, aux causes profondes. Le conflit
actuel remonte aussi loin qu’à la dispute entre Sarah et
Agar, rapportée dans le premier livre de la Bible. Toutefois,
pour cerner les spécificités politico-culturelles de la région, il
suffit de remonter au lendemain de la Première Guerre
mondiale.
À la fin de la guerre, la Palestine, foyer national du peuple
palestinien depuis des siècles, est devenue un mandat
britannique. Or, le Royaume-Uni se faisait de la région une
idée assez curieuse, exprimée dans la déclaration Balfour
en 1917 : « Le gouvernement de Sa Majesté envisage
favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer
national pour le peuple juif. » Ainsi encouragés, des
centaines de milliers d’immigrants juifs, essentiellement
d’Europe de l’Est, ont conflué vers les territoires
palestiniens. Les affrontements entre Arabes et Juifs étaient
inévitables.
En 1948, Israël a accédé au rang d’État. Mais les
territoires palestiniens sont restés des territoires sans
souveraineté. En l’absence de constitution susceptible de
maintenir l’ordre, la loi religieuse est devenue l’autorité
supérieure. Et quand chacun est libre d’interpréter et de
faire appliquer la loi comme bon lui semble, le chaos
s’installe. Aux yeux du monde extérieur, le conflit du Moyen-
Orient n’est qu’une dispute acharnée autour de deux
étroites bandes de terre. Mais le vrai problème, c’est que
personne n’a encore saisi le vrai problème. Du coup, les
négociateurs de Camp David ou d’Oslo ont continué de
plâtrer les bras et les jambes d’un patient atteint en vérité
d’une maladie cardiaque.
Je n’ai pas écrit ce livre parce que je me crois plus malin
ou plus sage que les grands penseurs de notre temps. Loin
s’en faut. Mais j’ai la conviction que Dieu m’a doté d’un
point de vue unique en me plaçant dans plusieurs camps
d’un conflit en apparence insoluble. Ma vie s’est
fragmentée, à l’image de ce petit lopin de terre insensé au
bord de la Méditerranée que certains nomment Israël ;
d’autres, Palestine ; et d’autres encore, territoires occupés.
Mon propos à travers les pages qui suivent est de rétablir
la vérité sur quelques événements déterminants, de
dévoiler certains secrets et, idéalement, de donner l’espoir
que l’impossible peut s’accomplir.
1
Une arrestation musclée
1996

Au volant de ma petite Subaru blanche, je prends la


direction de l’autoroute à la sortie de Ramallah, en
Cisjordanie. Puis je ralentis à l’approche d’un des
innombrables barrages qui pullulent sur les axes menant à
Jérusalem.
« Coupe le moteur ! Arrête la voiture ! » crie quelqu’un en
mauvais arabe.
Soudain, six soldats israéliens jaillis des fourrés encerclent
mon véhicule, chacun une mitraillette à la main pointée sur
moi.
La panique me serre la gorge. Je coupe le contact et
balance les clés par la fenêtre.
« Dehors ! Dehors ! »
Sans attendre, l’un des hommes ouvre brutalement la
portière et me jette à terre. J’ai à peine le temps de me
protéger la tête avec les mains que les premiers coups
tombent. À défaut du visage, les lourdes bottes des soldats
trouvent vite d’autres cibles : les côtes, les reins, le dos, la
nuque, le crâne.
Deux d’entre eux me remettent debout pour me traîner
jusqu’au barrage, où l’on me fait agenouiller derrière un
bloc de ciment. On me lie les mains dans le dos avec une
attache de plastique, tranchante et beaucoup trop serrée.
Quelqu’un me bande les yeux avant de me jeter à l’arrière
d’une Jeep. Partagé entre la peur et la colère, je me
demande où l’on m’emmène, et pour combien de temps. Je
n’ai que dix-huit ans, dans quelques semaines je dois passer
des examens pour entrer à l’université. Que va-t-il
m’arriver ?
Après un trajet assez bref, la Jeep ralentit, puis
s’immobilise. Un soldat me sort par l’arrière et retire mon
bandeau. Plissant les yeux sous le soleil éclatant, je
reconnais la base militaire d’Ofer. Ce camp de l’armée
israélienne compte parmi les plus imposantes et les mieux
protégées des installations militaires de Cisjordanie.
Nous passons devant quelques blindés recouverts de
bâches de toile. Depuis la grille d’où je les regardais, ces
engins monstrueux m’ont toujours intrigué. On dirait de gros
rochers, démesurés.
Dans le bâtiment principal, un médecin m’examine.
Manifestement, il cherche à s’assurer que je suis en état de
subir un interrogatoire. J’ai dû m’évanouir car on me remet
menottes et bandeau, et on me jette à nouveau à l’arrière
de la Jeep.
Comme je me contorsionne pour caser mon corps dans le
petit espace où le passager met habituellement les pieds,
un soldat pose brutalement sa botte sur ma hanche tout en
m’écrasant la poitrine de son M-16. Les vapeurs d’essence
saturent le véhicule, m’obligeant à retenir mon souffle.
Chaque fois que j’essaye d’ajuster ma position, le soldat
m’enfonce un peu plus son fusil dans la poitrine.
Soudain, une douleur cuisante me transperce. Comme si
une roquette avait explosé dans mon crâne. Le coup est
venu du siège avant, et je comprends qu’un des soldats m’a
sans doute frappé avec la crosse de son fusil. Avant que
j’aie le temps de me protéger, il recommence, plus fort
cette fois, atteignant l’œil. J’ai un mouvement de recul
instinctif, mais le soldat qui m’utilise comme repose-pieds
hurle :
« Ne bouge pas ou je te tue ! »
C’est plus fort que moi. À chaque coup de son camarade,
je recule par réflexe.
Sous l’épais bandeau, je sens mon œil se fermer, et mon
visage perdre sa sensibilité. Le sang cesse d’irriguer mes
jambes. Mon souffle devient court. Jamais je n’ai éprouvé
pareille douleur. Mais plus que la sensation physique, je suis
terrifié de me trouver à la merci d’une force impitoyable,
une force féroce et inhumaine. Mon esprit s’épuise à
chercher ce qui anime mes agresseurs. Je comprends qu’on
se batte, qu’on tue par haine, par colère, par vengeance, ou
même par nécessité, mais je n’ai rien fait à ces soldats. Je
n’ai pas résisté. Je leur ai obéi. Attaché, les yeux bandés et
désarmé, je ne constitue pas pour eux une menace. Qu’est-
ce qui peut bien conduire ces hommes à se délecter ainsi du
mal qu’ils m’infligent ? Même le plus vil des animaux ne tue
pas sans motif, pour le plaisir.
Je songe au choc que va recevoir ma mère en apprenant
mon arrestation. Mon père étant déjà détenu dans une
prison israélienne, je suis l’homme de la famille. Va-t-on me
garder sous les verrous comme lui pendant des mois, des
années ? Comment fera ma mère si à mon tour je ne suis
plus là ? Je commence à comprendre ce qu’a éprouvé mon
père – l’inquiétude pour sa famille, et l’accablement de la
savoir inquiète pour lui. Le visage de ma mère m’apparaît,
et je commence à pleurer.
Je pense aussi que mes projets universitaires sont
compromis. Si nous sommes vraiment en route vers une
prison israélienne, je ne serai pas en mesure de me
présenter à mes examens, le mois prochain. Alors que les
coups continuent de pleuvoir, un torrent de questions et
d’exclamations me traverse l’esprit : « Pourquoi me traitez-
vous comme ça ? Que vous ai-je fait ? Je ne suis pas un
terroriste ! Je ne suis qu’un gamin. Pourquoi me frappez-
vous comme ça ? »
Je suis à peu près sûr d’avoir perdu connaissance à
plusieurs reprises. Chaque fois que je reviens à moi, les
soldats sont toujours là, à me battre. Impossible d’esquiver
les coups. Impossible de faire quoi que ce soit d’autre que
crier. Je sens la bile remonter dans ma gorge et je m’étouffe.
En m’évanouissant de nouveau, une immense tristesse
m’envahit. Est-ce la fin ? Vais-je mourir avant d’avoir
commencé à vivre ?
2
L’échelle de la foi
1955-1977

Je m’appelle Mosab Hassan Yousef. Je suis le fils aîné du


cheikh Hassan Yousef, l’un des sept fondateurs du Hamas.
J’ai vu le jour à Ramallah, et j’appartiens à l’une des familles
les plus pieuses du Moyen-Orient.
Mon histoire commence avec mon grand-père, le cheikh
Yousef Daoud, imam du village d’Al-Janiya, dans la région
d’Israël que la Bible nomme Judée-Samarie. J’adorais mon
grand-père. Sa barbe blanche me chatouillait quand il me
serrait contre lui, et je l’écoutais pendant des heures
chanter de sa belle voix l’adhan – l’appel à la prière. Comme
les musulmans prient cinq fois par jour, j’ai amplement eu
l’occasion d’en profiter. Bien chanter l’adhan et le Coran
n’est pas donné à tout le monde, mon grand-père en faisait
quelque chose de magique.
Petit garçon, il m’est arrivé de trouver certains chanteurs
insupportables au point de presque me boucher les oreilles.
Mais mon grand-père était un passionné, qui transportait
son auditoire au plus profond de l’esprit de l’adhan. Chacun
des mots qui sortaient de sa bouche l’habitait pleinement.
Au temps de la domination jordanienne puis de
l’occupation israélienne, Al-Janiya comptait environ quatre
cents âmes. On ne s’y mêlait guère de politique. Niché dans
les rondeurs des collines à quelques kilomètres au nord-
ouest de Ramallah, ce petit village était tranquille et beau.
Au coucher du soleil, tout se teintait de nuances rosées et
violacées. L’air y était clair et pur, au point que, depuis bon
nombre des sommets environnants, on voyait jusqu’à la
Méditerranée.
Vers 4 heures chaque matin, mon grand-père se rendait à
la mosquée. Une fois accomplie la première prière, il
emmenait son âne au champ. Il travaillait la terre,
s’occupait de ses oliviers et buvait à la source l’eau fraîche
de la montagne. Al-Janiya ne connaissait pas la pollution ;
un seul habitant avait une voiture.
Mon grand-père recevait un flot ininterrompu de visiteurs
chez lui. C’était bien plus qu’un imam – pour les villageois, il
était tout. C’est lui qui disait la prière au-dessus des
nouveau-nés et leur murmurait l’adhan à l’oreille. À chaque
décès, il lavait le corps, l’oignait et l’enveloppait d’un
linceul. Il célébrait aussi les mariages et les enterrements.
Mon père, Hassan, était son fils préféré. Déjà tout petit, il
accompagnait régulièrement mon grand-père à la mosquée,
sans y être forcé. Aucun de ses frères ne partageait son
attachement à l’islam.
Auprès de son père, Hassan a appris à chanter l’adhan. Et
comme son père, il y mettait une voix et une ferveur qui ne
laissaient personne indifférent. Mon grand-père était très
fier de lui. Quand il a eu douze ans, il lui a dit : « Hassan, tu
as montré beaucoup d’intérêt pour Dieu et l’islam. Je vais
donc t’envoyer à Jérusalem étudier la charia. » La charia
régit chaque aspect de la vie quotidienne des musulmans,
depuis les questions de famille et d’hygiène à celles de
politique et d’économie.
Hassan ne s’intéressait pas à l’économie et à la politique.
Il voulait seulement imiter son père : lire et chanter le
Coran, et servir autrui. Mais il n’allait pas tarder à découvrir
que le cheikh Yousef Daoud était bien plus qu’un chef
religieux respecté désireux de servir son prochain.
Le peuple arabe ayant toujours accordé plus d’importance
aux traditions et aux valeurs morales qu’aux constitutions
et aux lois, il n’est pas rare que les hommes comme mon
grand-père en arrivent à incarner la plus haute forme
d’autorité. Partout où les dirigeants laïcs montrent des
signes de faiblesse ou de corruption, la parole d’un chef
religieux tient lieu de loi.
Mon père n’a pas seulement été envoyé à Jérusalem pour
son instruction religieuse ; mon grand-père a voulu le
préparer à un rôle de dirigeant. Alors, pendant quelques
années, mon père a vécu et étudié dans la vieille ville de
Jérusalem, tout près de la mosquée Al-Aqsa – dont la célèbre
coupole dorée symbolise Jérusalem aux yeux du monde. À
dix-huit ans, ses études achevées, il s’est installé à
Ramallah. Il y est immédiatement devenu l’imam de la
mosquée de la vieille ville. Déterminé à servir Allah aussi
bien que son peuple, mon père brûlait d’aider sa
communauté, comme son père le faisait à Al-Janiya.
Sauf que Ramallah n’était pas Al-Janiya. La première était
une cité bouillonnante, la seconde, un petit village paisible.
Le jour où mon père est arrivé dans la mosquée, seuls cinq
hommes l’attendaient. Tous les autres étaient
manifestement dans les cafés et les cinémas
pornographiques, buvant et jouant. Et l’homme qui chantait
l’adhan à la mosquée voisine avait installé des haut-parleurs
au sommet du minaret. Il perpétuait ainsi la tradition sans
interrompre sa partie de cartes.
Passé le choc, mon père a pris ces gens en pitié, même
s’il doutait de pouvoir les atteindre un jour. Sachant leur
mort prochaine, les cinq vieillards présents à la mosquée
reconnaissaient être venus pour s’assurer une place au
paradis – au moins ceux-là étaient-ils disposés à écouter
leur nouvel imam. Il s’est donc mis à travailler avec ce qu’il
avait. Il a amené ces hommes à la prière, et il leur a
enseigné le Coran. Très vite, ils l’ont aimé comme un ange
venu du ciel.
Hors de la mosquée, les choses étaient très différentes.
Beaucoup ont pris ombrage de l’amour qu’affichait mon
père pour Dieu et le Coran, car il mettait dangereusement
en relief leur propre relâchement.
« Qu’est-ce que c’est que ce gamin qui vient chanter
l’adhan ? » se moquaient-ils en pointant du doigt son visage
de poupon. « Il n’est pas d’ici. C’est un perturbateur. »
« Ce freluquet cherche-t-il à nous humilier ? Il n’y a que
les vieux pour aller à la mosquée. »
« Je préférerais être un chien qu’être comme toi ! » lui a
lancé un jour l’un d’entre eux.
Mon père a essuyé l’affront sans un mot pour se défendre
ou contre-attaquer. Mais l’amour et la compassion qu’il
éprouvait lui interdisaient de renoncer. Il a donc poursuivi le
travail pour lequel on l’avait appelé : ramener les citadins
dans le giron de l’islam, auprès d’Allah.
Il a confié ses difficultés à mon grand-père. Le cheikh
Youssef Daoud a aussitôt compris que son fils dépassait ses
espérances. Il l’a alors envoyé en Jordanie, suivre des
études islamiques avancées. Les rencontres qu’il ferait là-
bas allaient changer la destinée de ma famille, mais aussi
celle du conflit israélo-palestinien. Avant de poursuivre, il
convient de préciser certains points de l’histoire de l’islam.
On comprendra mieux ainsi pourquoi les innombrables
solutions diplomatiques avancées jusqu’ici ont échoué,
n’étant porteuses d’aucun espoir de paix.

De 1517 à 1923, l’Islam – personnifié par le califat


ottoman – s’étendait depuis l’actuelle Turquie sur trois
continents. Mais après quelques siècles de grandeur
économique et politique, l’Empire ottoman, centralisé et
corrompu, a commencé à décliner.
Sous la domination turque, les villages musulmans de
l’ensemble du Moyen-Orient étaient persécutés et écrasés
par l’impôt. Trop éloignés d’Istanbul, les fidèles n’étaient
plus protégés par le calife des exactions des soldats et des
représentants locaux de l’État.
À l’aube du XXe siècle, nombre de musulmans désabusés
se sont tournés vers d’autres modes de vie. Certains ont
embrassé l’athéisme des communistes fraîchement arrivés
sur la scène mondiale. D’autres ont cherché à noyer leurs
problèmes dans l’alcool, le jeu et la pornographie, souvent
grâce aux Occidentaux attirés dans la région par la richesse
du sous-sol et l’industrialisation en cours.
Au Caire, en Égypte, un jeune instituteur très croyant
nommé Hassan al-Banna se désespérait de voir ses
semblables livrés à la pauvreté, au chômage et à l’impiété.
Mais il en voulait à l’Occident, pas aux Turcs. À ses yeux, le
seul espoir de son peuple, particulièrement des jeunes,
résidait dans le retour à la pureté et la simplicité de l’islam.
Il s’est rendu dans les cafés, où, debout sur les chaises et
les tables, il a apporté à tous la parole d’Allah. Les ivrognes
se sont moqués de lui. Les chefs religieux l’ont défié. Mais la
plupart des autres l’ont aimé, parce qu’il leur redonnait
espoir.
En mars 1928, Hassan al-Banna fondait la société des
Frères musulmans, avec pour objectif de remodeler le corps
social sur les principes de l’islam. Dix ans plus tard, le
mouvement comptait une antenne dans chaque province
d’Égypte. En terre palestinienne, le frère d’al-Banna dirigeait
celle qu’il avait créée en 1935. Et vingt ans plus tard,
l’organisation comptait un demi-million de membres, rien
qu’en Égypte.
Les Frères musulmans recrutaient essentiellement parmi
les couches les plus pauvres, les moins influentes – tous
étaient entièrement dévoués à la cause et chacun mettait la
main à la poche pour aider ses coreligionnaires, comme
l’exige le Coran.
En Occident, beaucoup voient un terroriste derrière
chaque musulman. Mais ils ignorent cette facette de l’islam
commandant amour et miséricorde. L’islam a le souci
authentique des pauvres, de la veuve et de l’orphelin. Il
dispense instruction et aide sociale. Il rassemble et renforce.
C’est ce versant-là de l’islam qui animait les premiers
dirigeants des Frères musulmans. Bien entendu, l’autre
versant existe aussi, celui qui appelle tous les musulmans
au djihad, à combattre jusqu’à l’instauration d’un califat
mondial dirigé par un seul homme agissant et parlant au
nom d’Allah.
En 1948, les Frères musulmans ont organisé un coup
d’État contre le gouvernement égyptien, auquel ils
reprochaient la laïcisation galopante du pays. Mais la révolte
a échoué quand le mandat britannique a pris fin et qu’Israël
a proclamé son indépendance.
Les musulmans de tout le Moyen-Orient ont vu dans cette
proclamation une véritable agression. Selon le Coran,
lorsqu’un ennemi envahit une terre musulmane, tout fidèle
est personnellement appelé à défendre celle-ci. Aux yeux du
monde arabe, des étrangers occupaient la Palestine,
berceau de la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de
l’islam après La Mecque et Médine. D’après la tradition,
Mohammed est monté au ciel avec l’archange Gabriel pour
s’entretenir avec Abraham, Moïse et Jésus à l’endroit où a
été érigé l’édifice religieux.
L’Égypte, le Liban, la Syrie, la Jordanie et l’Irak ont
immédiatement attaqué le nouvel État hébreu. Parmi les dix
mille soldats du contingent égyptien se trouvaient des
milliers de Frères musulmans engagés volontaires. Mais,
inférieure en nombre et en armement, la coalition arabe a
été repoussée moins d’un an plus tard.
La guerre a chassé de chez eux quelque sept cent
cinquante mille Arabes de Palestine, contraints de quitter
leur maison de gré ou de force car leurs terres étaient
devenues propriété de l’État d’Israël.
Les Nations unies ont alors voté la Résolution 194, qui
stipule notamment : « Il y a lieu de permettre aux réfugiés
qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt
possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et des
indemnités doivent être payées à titre de compensation
pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer. » La
recommandation n’a jamais été suivie d’effet. Les
Palestiniens qui, par dizaines de milliers, ont abandonné
Israël pendant la guerre israélo-arabe n’ont jamais regagné
leur foyer ni leur terre. Nombre de ces réfugiés vivent
encore à ce jour, avec leurs descendants, dans de sordides
camps de l’ONU.
De retour du combat, les Frères musulmans, désormais
armés, ont de nouveau tenté de renverser le pouvoir
égyptien. Mais il y a eu des fuites, et les autorités ont
déclaré l’organisation illégale, confisquant ses biens et
emprisonnant beaucoup de ses membres. Les « rescapés »
assassinaient quelques semaines plus tard le Premier
ministre égyptien.
Le 12 février 1949, Hassan al-Banna était assassiné à son
tour, probablement par les services secrets. Pour autant, les
Frères musulmans ont continué à prospérer. En vingt ans à
peine, al-Banna avait tiré l’islam de sa torpeur et fomenté
une révolution de combattants armés. L’organisation allait
gagner en nombre et en influence en Égypte, mais aussi en
Syrie et en Jordanie.
Quand mon père est arrivé en Jordanie, au milieu des
années 1970, pour y faire ses études, les Frères musulmans
étaient bien implantés et très appréciés de la population.
Leur action correspondait à tout ce dont il avait rêvé – ils
promouvaient le renouveau de la foi auprès de ceux qui
s’étaient détournés du mode de vie islamique, ils soignaient
les souffrants et s’efforçaient de préserver chacun des
influences corruptrices de la société. Il a vu en eux les
réformateurs de l’islam, l’équivalent de ce que furent au
christianisme Martin Luther King et William Tyndale. Leur
objectif était de pourvoir au salut des fidèles et d’améliorer
leurs conditions de vie, pas de tuer ni de détruire. Après
avoir rencontré certaines personnalités de l’organisation,
mon père s’est dit : « Oui, c’est bien ce que je cherchais. »
En ce temps-là, il voyait le versant de l’islam qui prône
l’amour et la miséricorde. Mais il ne voyait pas, et ne s’est
peut-être encore jamais autorisé à voir, l’autre face de
l’islam.
La foi islamique est comme une échelle, dont la prière et
l’adoration d’Allah constituent le premier barreau. Viennent
ensuite l’aide aux pauvres et aux nécessiteux, la création
d’écoles et la charité. Le dernier échelon tout en haut, c’est
le djihad.
Cette échelle est longue. Rares sont ceux qui, levant la
tête, en aperçoivent le sommet. Et la progression se fait
généralement de façon graduelle, presque imperceptible –
comme le chat s’approche de l’hirondelle. Cette dernière ne
le quitte jamais des yeux ; sans bouger, elle le regarde aller
et venir, de gauche à droite, de droite à gauche. Insensible
à la profondeur de champ, l’hirondelle ne s’aperçoit pas que
le chat s’approche de plus en plus. Et soudain, en un éclair,
il bondit sur elle.
Les musulmans ordinaires stagnent au pied de l’échelle,
ils vivent dans la culpabilité de ne pas vraiment pratiquer
l’islam. Au sommet se situent les fondamentalistes, ceux
que l’on voit à la télévision, qui tuent des femmes et des
enfants pour la gloire du dieu du Coran. Les modérés se
tiennent quelque part entre les deux.
Mais contre toute attente, le musulman modéré est plus
dangereux que le fondamentaliste. D’abord, il semble
inoffensif. Ensuite, il gravit les échelons à l’insu de tous. La
plupart des auteurs d’attentats-suicides ont été des
modérés.
Quand mon père a posé le pied sur le premier barreau de
l’échelle, il était loin d’imaginer qu’il se trouverait un jour
aux antipodes de ses idéaux de départ. Trente-cinq ans plus
tard, je suis tenté de lui demander : te souviens-tu d’où tu
es parti ? Tu as vu tous ces gens en errance, tu t’es ému de
leur sort, et tu as voulu les ramener à Allah. Et aujourd’hui,
des innocents périssent lors d’attentats-suicides. Est-ce bien
ce que tu voulais ? Mais dans notre culture, on ne parle pas
comme ça à son père. Le mien a donc poursuivi sur ce
périlleux sentier.
3
Les Frères musulmans
1977-1987

De retour dans les territoires occupés à l’issue de ses


études en Jordanie, mon père était rempli d’espoir pour les
musulmans du monde entier. Il croyait en un avenir radieux,
grâce à l’action modérée des Frères musulmans.
Ibrahim Abu Salem, l’un des fondateurs de la branche
jordanienne de l’organisation, l’accompagnait. Il souhaitait
relancer l’antenne palestinienne qui vivotait. Ensemble, les
deux hommes ont recruté de jeunes gens qui partageaient
leur passion, constituant de petits groupes d’activistes.
En 1977, avec à peine 50 dinars en poche, mon père a
épousé Sabha Abu Salem, la sœur d’Ibrahim. Je suis venu au
monde l’année suivante.
Quand j’ai eu sept ans, ma famille a déménagé à Al-Bireh,
commune limitrophe de Ramallah. Mon père est devenu
l’imam du camp de réfugiés d’Al-Amari, dépendant de la
municipalité d’Al-Bireh. La Cisjordanie comptait dix-neuf
camps de ce type, et celui-là avait été ouvert en 1949, sur
environ neuf hectares. En 1957, des maisons de béton
collées les unes aux autres avaient remplacé les tentes
rapiécées. Les ruelles avaient la largeur d’une voiture, et les
eaux usées débordaient des caniveaux. Le camp, surpeuplé,
était dépourvu d’eau potable. En son centre se dressait un
arbre solitaire. Ses habitants dépendaient totalement de
l’ONU pour le logement, la nourriture, les vêtements, les
soins et l’éducation.
La première fois que mon père s’est présenté à la
mosquée du camp, il n’y a trouvé, à sa grande déception,
qu’une quarantaine de fidèles. Mais après quelques mois de
prêche, le lieu s’est rempli, et la foule a commencé à
déborder dans la rue. À la dévotion de mon père pour Allah
s’ajoutaient son amour et sa compassion immenses pour le
peuple musulman. En retour, ce dernier s’est mis à l’aimer
profondément.
Ce qui rendait Hassan Yousef digne de tant
d’attachement, c’est que c’était un homme comme les
autres. Il ne se plaçait pas au-dessus de ceux qu’il servait. Il
vivait comme eux, mangeait comme eux, priait comme eux.
Il ne s’habillait pas de façon ostentatoire. Il percevait un
petit salaire du gouvernement jordanien qui finançait les
lieux de culte – tout juste de quoi couvrir ses dépenses. Le
règlement octroyait à mon père une journée de repos
hebdomadaire, le lundi, mais il ne l’a jamais prise. Il ne
travaillait pas pour l’argent ; il ne cherchait qu’à honorer
Allah. Là était à ses yeux son unique mission, le sens de sa
vie.
En septembre 1987, mon père a commencé à enseigner la
religion aux élèves musulmans d’une école privée
chrétienne de Cisjordanie. Évidemment, ce second emploi
signifiait que nous le verrions moins souvent. Il ne manquait
certainement pas d’amour pour sa famille, mais il aimait
Allah plus encore. Nous n’avons pas compris alors que nous
en viendrions assez vite à ne plus le voir du tout.
Comme mon père travaillait, ma mère a dû assumer seule
l’éducation des enfants. Elle s’est efforcée de faire de nous
de bons musulmans, en nous réveillant pour la prière de
l’aube, dès que nous en avons eu l’âge, et en nous
encourageant à observer le ramadan. Nous étions six alors –
mes frères Sohayb, Seif et Oways, mes sœurs Sabeela et
Tasneem, et moi. Mais les deux salaires de mon père
permettant à peine de régler les factures, ma mère se
donnait beaucoup de mal pour tirer le maximum de chaque
dinar.
Sabeela et Tasneem ont commencé très jeunes à aider ma
mère aux tâches ménagères. Toutes de douceur, de pureté
et de beauté, mes sœurs ne se sont jamais plaintes.
Pourtant, leurs jouets ont fini par prendre la poussière à
force de ne pas servir. Elles les ont simplement remplacés
par des ustensiles de cuisine.
« Tu en fais trop, disait souvent ma mère à l’aînée, arrête-
toi et repose-toi un peu. »
Mais Sabeela lui répondait invariablement d’un sourire et
reprenait son travail.
Mon frère Sohayb et moi avons appris très tôt à faire un
feu et à utiliser le four. Nous n’avons jamais manqué notre
tour de vaisselle et de cuisine, et nous nous sommes
toujours occupés d’Oways, le bébé.
Les « étoiles » étaient notre jeu préféré. Après avoir écrit
nos prénoms sur une feuille de papier, notre mère nous
décernait tous les soirs avant d’aller au lit un certain
nombre d’« étoiles » en fonction de notre comportement du
jour. À la fin du mois, celui qui en avait le plus était déclaré
vainqueur ; c’était habituellement Sabeela. La récompense
n’était évidemment pas pécuniaire, mais peu importait :
seule comptait à nos yeux la reconnaissance maternelle.
Nous attendions donc tous avec impatience notre petit
moment de gloire.
Me rendre seul à pied à la mosquée Ali, située à huit cents
mètres de chez nous, me remplissait de fierté. Je voulais
éperdument ressembler à mon père, comme lui avait
éperdument voulu ressembler au sien.
En face de la mosquée Ali s’étendait l’un des plus grands
cimetières qu’il m’ait été donné de voir. On y enterrait les
morts de Ramallah, d’Al-Bireh et des camps de réfugiés, sur
une étendue supérieure à cinq fois celle de notre quartier,
entourée d’un muret. Cinq fois par jour, quand l’adhan nous
conviait à la mosquée pour prier, je longeais des milliers de
tombes à l’aller et au retour. À mon âge, j’en avais la chair
de poule, surtout à la nuit tombée. Je ne pouvais
m’empêcher de songer que les racines des grands arbres se
nourrissaient des cadavres enterrés.
Un jour, à l’appel de la prière de midi, après avoir fait mes
ablutions, m’être aspergé d’eau de Cologne et avoir enfilé
de beaux habits comme mon père, je me suis mis en route.
Il faisait beau. Aux abords de la mosquée, il y avait plus de
voitures en stationnement et de monde que d’habitude.
Selon l’usage, je me suis déchaussé pour entrer. Juste
derrière la porte gisait un défunt, enveloppé d’un linceul,
dans une boîte ouverte. Je n’avais encore jamais vu de
cadavre, et bien que sachant qu’il fallait être discret, j’étais
incapable d’en détacher les yeux. Il était entièrement
recouvert, excepté son visage. Je fixais sa poitrine,
m’attendant un peu à le voir se remettre à respirer.
L’imam nous a fait aligner pour la prière. Placé devant, je
me retournais quand même de temps en temps pour
apercevoir le corps dans sa boîte. Une fois nos oraisons
prononcées, l’imam a fait porter le corps près de lui pour
dire la prière. Huit hommes ont soulevé le cercueil et l’un
d’eux a crié : « La ilaha illallah ! » [ « Il n’est pas d’autre
dieu qu’Allah ! »] À l’unisson, tous les autres ont répondu :
« La ilaha illallah ! La ilaha illallah ! »
J’ai remis mes chaussures à toute vitesse pour suivre le
cortège funéraire. À cause de ma petite taille j’ai dû courir
dans une forêt de jambes. Je n’étais jamais entré dans le
cimetière, mais je me suis rassuré en me disant qu’avec
tout ce monde autour de moi, je n’avais rien à craindre.
« Ne marchez pas sur les tombes, a crié quelqu’un. C’est
interdit ! »
Prudemment, je me suis frayé un chemin jusqu’au bord
d’une fosse profonde. J’ai jeté un regard au fond de ce trou
de 2,50 mètres où un vieil homme se tenait debout. C’était
Juma’a, j’avais entendu les enfants du quartier parler de lui.
On disait qu’il ne fréquentait pas la mosquée et ne croyait
pas au dieu du Coran, mais qu’il enterrait tout le monde,
parfois trois ou quatre corps dans la journée.
« N’a-t-il donc pas du tout peur de la mort ? » me suis-je
alors demandé.
Les hommes ont descendu le corps jusqu’à Juma’a. Puis ils
lui ont remis une bouteille d’eau de Cologne, et un genre
d’essence verte qui sentait bon. Il a soulevé le linceul et
versé le fluide sur la dépouille. Juma’a a ensuite placé le
défunt sur son flanc droit, tourné vers La Mecque, et disposé
tout autour des plaques de béton. Quatre hommes équipés
de pelles ont ensuite entrepris de reboucher le trou, et
l’imam a entamé son prêche. Il a commencé comme mon
père.
« Cet homme s’en est allé », a-t-il dit, alors que la terre
tombait sur le visage, le cou et les bras du défunt. « Il a tout
laissé derrière lui – son argent, sa maison, ses fils, ses filles
et son épouse. Tel est le destin de chacun de nous. »
L’imam nous a vivement invités à nous repentir et à ne
plus pécher. Puis il a dit une chose que je n’avais jamais
entendue dans la bouche de mon père : « L’âme de cet
homme va bientôt lui être rendue, et deux anges terrifiants
nommés Munkar et Nâkir vont descendre du ciel pour le
mettre à l’épreuve. Ils s’empareront de son corps et le
secoueront, en lui demandant : “Quel est ton dieu ?” S’il
donne une mauvaise réponse, ils le frapperont avec un
grand marteau et l’enverront dans les profondeurs de la
terre pour soixante-dix ans. Allah, nous t’implorons, donne-
nous les bonnes réponses lorsque le moment sera venu ! »
Horrifié, j’ai fixé la tombe ouverte. Le corps était
désormais presque enseveli. Je me suis demandé dans
combien de temps commencerait l’interrogatoire. L’imam a
poursuivi :
« Et si ses réponses ne conviennent pas, la terre lui
écrasera les côtes. Les vers lui dévoreront lentement la
chair. Il subira les tourments d’un serpent à quatre-vingt-
dix-neuf têtes et d’un scorpion de la taille du cou d’un
chameau jusqu’au jour de la résurrection des morts, où ses
souffrances lui vaudront peut-être le pardon d’Allah. »
Je ne pouvais pas croire que tant de choses se passaient
près de chez moi, à chaque fois que l’on enterrait
quelqu’un. Ce cimetière ne m’avait jamais rien dit de bon ;
c’était encore pire à présent. J’ai alors décidé d’apprendre
toutes les réponses par cœur, pour satisfaire les anges au
moment de ma mort.
L’imam a conclu que l’interrogatoire commencerait
aussitôt le dernier visiteur parti. Incapable de penser à autre
chose une fois chez moi, j’ai décidé de retourner au
cimetière pour en avoir le cœur net. J’ai proposé à mes amis
du quartier de se joindre à moi, mais tous m’ont pris pour
un fou. Alors j’y suis allé seul. En chemin, je me suis mis à
trembler de peur. C’était plus fort que moi. Soudain je me
suis trouvé au milieu des tombes. J’aurais bien pris mes
jambes à mon cou, mais la curiosité l’a emporté. Il fallait
que j’entende les questions, des cris – n’importe quoi. Sauf
que je n’ai rien entendu du tout. Je me suis rapproché,
jusqu’à toucher une sépulture. Il n’y avait rien d’autre que le
silence. Au bout d’une heure, lassé, je suis rentré.
Ma mère préparait le repas. Je lui ai avoué être allé au
cimetière, là où selon l’imam le défunt serait torturé.
« Alors…?
– Alors j’y suis retourné, une fois tout le monde parti, mais
il ne s’est rien passé.
– Seuls les animaux peuvent entendre la torture, m’a-t-
elle expliqué, pas les humains. »
Pour le garçonnet de huit ans que j’étais, l’explication
tenait parfaitement debout.
À partir de ce jour-là, j’ai regardé passer les cortèges
funéraires. Au bout d’un certain temps, je m’y suis habitué,
et j’ai commencé à traîner dans les environs, juste pour
apprendre le nom du mort. Hier, c’était une femme.
Aujourd’hui, un homme. Un jour, il en arrivait deux, puis,
deux heures plus tard, un autre. Quand il n’y avait personne
alentour, je marchais parmi les tombes, lisant les noms des
défunts. Mort depuis cent ans. Mort depuis vingt-cinq ans.
Comment s’appelait-il ? D’où venait-il ? Le cimetière est
devenu mon terrain de jeu.
Mes amis ont fini par surmonter leur peur. Nous nous
sommes mutuellement défiés d’entrer dans le cimetière la
nuit, et aucun d’entre nous ne voulait passer pour un lâche.
Nous y avons même joué au football, dans les espaces
encore libres.

Notre famille s’agrandissait, comme la confrérie des


Frères musulmans. Bien vite, l’association de pauvres et de
réfugiés a accueilli des gens instruits, des hommes
d’affaires et des membres des professions libérales prêts à
financer la création d’écoles, d’associations caritatives et de
centres médicaux.
Constatant cette évolution, nombre de jeunes de la
mouvance islamique, notamment à Gaza, ont estimé que
les Frères devaient prendre position au sujet de l’occupation
israélienne. « Nous n’avons fait jusqu’à présent que du
travail social, disaient-ils, et nous continuerons. Mais allons-
nous éternellement accepter l’occupation ? Le Coran ne
nous commande-t-il pas de chasser l’envahisseur juif ? »
Même s’ils n’avaient pas d’armes, ils étaient durs et
déterminés, extrêmement désireux de se battre.
À l’inverse, mon père et les autres chefs de Cisjordanie ne
voulaient pas reproduire l’erreur commise en Égypte et en
Syrie, où les coups d’État des Frères avaient échoué. En
Jordanie, nos frères ne se battent pas. Pourtant, ils
participent aux élections et sont très influents dans la
société, disaient-ils en substance. Sans être
catégoriquement opposé à la violence, mon père ne pensait
pas que sa communauté était en mesure de s’opposer à
l’armée israélienne.
Le débat s’est prolongé plusieurs années parmi les Frères,
sous la pression croissante de la base qui appelait à l’action.
À la fin des années 1970, exaspéré par l’inaction de
l’organisation, Fathi Shaqaqi a fondé le Djihad islamique
palestinien. Cela n’a pas empêché les Frères de tenir encore
une décennie sur leur position de non-violence.
En 1986, une bien triste réunion s’est tenue à Hébron, au
sud de Bethléem. Mon père s’y trouvait, mais il ne me l’a
avoué que des années plus tard. Contrairement à ce qui est
affirmé à tort ici et là, sept hommes assistaient à cette
réunion historique :

Cheikh Ahmed Yassin, cloué dans un fauteuil roulant, futur


chef spirituel de la nouvelle organisation
Muhammad Jamal al-Natsheh, d’Hébron
Jamal Mansour, de Naplouse
Cheikh Hassan Youssef (mon père)
Mahmud Muslih, de Ramallah
Jamil Hamami, de Jérusalem
Ayman Abu Taha, de Gaza

Désormais disposés à se battre, les participants sont


convenus de commencer par de simples actes de
désobéissance civile – lancer des pierres et brûler des
pneus. L’objectif était d’éveiller le peuple palestinien, de le
mobiliser et lui faire prendre conscience de la nécessaire
indépendance sous la bannière d’Allah et de l’islam1.
Le Hamas était né. Et mon père venait de gravir quelques
échelons sur l’échelle islamique.

1. Cette information n’a jamais été révélée auparavant. En fait, les récits de
cette réunion qui circulent multiplient les inexactitudes historiques concernant la
naissance du Hamas en tant qu’organisation. Wikipedia, par exemple, affirme à
tort que « le Hamas est créé en 1987 par cheikh Ahmed Yassin, Abdel Aziz al-
Rantissi et Mohammed Taha, tous trois issus de la branche palestinienne des
Frères musulmans au commencement de la première Intifada… » L’article ne
tombe juste que pour deux des sept fondateurs, et il se trompe d’un an dans la
chronologie. Voir en.wikipedia.org/wiki/Hamas (visité le 7 avril 2010).
Pour sa part, le site MidEastWeb prétend que « le Hamas a été créé aux
alentours de février 1988 pour instrumenter la participation des Frères
musulmans à la première Intifada. Les membres fondateurs du Hamas sont :
Ahmed Yassin, ’Abd al-Fattah Dukhan, Muhammed Shama’, Ibrahim al-Yazuri,
Issa al-Najjar, Salah Shehadeh (de Beit Hanoun) et ’Abd al-Aziz Rantisi. Le Dr
Mahmud Zahar est généralement cité au nombre des chefs originels. On trouve
aussi parmi les autres chefs : Cheikh Khalil Qawqa, Isa al-Ashar, Musa Abu
Marzuq, Ibrahim Ghusha, Khalid Mish’al ». C’est encore plus inexact que l’article
de Wikipedia. Voir mideastweb.org/hamashistory.htm (visité le 7 avril 2010).
4
La première Intifada
1987-1989

Il fallait au Hamas un incident – n’importe lequel – pour


justifier un soulèvement. Cet incident, qui repose sur un
tragique malentendu, s’est produit début décembre 1987.
À Gaza, un commerçant israélien nommé Shlomo Sakal
meurt poignardé. Quelques jours plus tard, quatre réfugiés
du camp de Jabaliya, à Gaza, périssent dans un banal
accident de la circulation. Mais le bruit se répand qu’on les a
tués en représailles du meurtre de Sakal. À Jabaliya, des
émeutes éclatent. Un jeune homme de dix-sept ans qui
vient de lancer un cocktail Molotov est abattu par un soldat
israélien. À Gaza et en Cisjordanie, tout le monde descend
dans la rue, et le Hamas prend la tête du mouvement.
Commencent des émeutes qui vont devenir un nouveau
mode de combat en Israël. Les enfants lancent des pierres
sur les chars israéliens, et dans la semaine, leurs photos
sont reprises par la presse internationale.
La première Intifada vient de débuter, et la cause
palestinienne fait la une de l’actualité internationale. Dès
lors, tout change dans le cimetière qui nous sert de terrain
de jeu. Chaque jour voit arriver davantage de cadavres. Au
chagrin s’ajoutent la colère et la rancœur. Dans mon village,
les gens commencent à lancer des pierres sur les Juifs
obligés de passer devant le cimetière pour rejoindre
l’implantation, à un kilomètre et demi de là. De leur côté,
les résidents de l’implantation lourdement armés tuent sans
retenue. Et quand l’Armée israélienne arrive sur place, il y a
encore davantage de tirs, de blessés, de morts.
Notre maison se trouvait en plein milieu du tumulte. Les
citernes d’eau potable sur le toit étaient régulièrement
déchiquetées par les balles israéliennes. Les corps apportés
dans le cimetière par les combattants de la liberté, les
fedayin, au visage masqué, n’étaient plus seulement ceux
de personnes âgées. Il s’agissait parfois d’un homme encore
sanguinolent sur une civière, pas lavé, ni enveloppé d’un
linceul. Chaque martyr était immédiatement mis en terre,
afin que personne ne s’empare du cadavre, vole ses
organes et le retourne bourré de chiffons à sa famille.
La violence s’est tellement banalisée que dans les rares
périodes de calme, j’en suis venu à m’ennuyer. J’ai
commencé moi aussi à lancer des pierres avec mes amis – à
la fois pour souffler sur les braises et pour gagner le respect
dont jouissaient les combattants de la résistance. Du
cimetière, on apercevait l’implantation israélienne, au
sommet de la montagne, entourée d’une haute clôture
balisée de miradors. Je m’interrogeais au sujet des cinq
cents personnes qui vivaient là. Propriétaires de voitures
neuves – généralement blindées – qu’ils conduisaient avec
une arme automatique à portée de main, les hommes
paraissaient libres d’ouvrir le feu selon leur bon vouloir. Pour
le gamin de dix ans que j’étais, ils semblaient venus d’une
autre planète.
Un soir, juste avant la prière du coucher du soleil, je me
suis posté avec quelques amis au bord de la route. Nous
avions choisi de prendre pour cible un autocar d’Israéliens,
parce que c’était plus gros qu’une voiture et plus facile à
atteindre. Il passait chaque jour à la même heure. Nous
étions en train d’attendre quand les intonations familières
de l’appel à la prière ont résonné dans les haut-parleurs,
« Hayya alas-salâ ».
Le vrombissement d’un moteur diesel s’est enfin fait
entendre, et chacun a ramassé deux pierres. Bien qu’étant
dissimulés et ne pouvant donc voir la rue, au bruit nous
savions précisément où se trouvait l’engin. Au moment
opportun, nous avons lancé nos munitions à l’aveuglette. Le
bruit caractéristique des pierres percutant l’acier nous a
confirmé qu’au moins une partie de nos projectiles avait
atteint l’objectif.
Sauf que ça n’était pas notre autocar, mais un camion
militaire rempli de soldats israéliens très remontés. Le
véhicule s’est immobilisé, et nous nous sommes dépêchés
de regagner nos cachettes. Nous ne pouvions pas voir les
soldats, et inversement. Alors ils se sont mis à tirer en l’air,
au hasard, pendant deux minutes. Nous en avons profité
pour nous faufiler jusqu’à une mosquée voisine.
La prière avait déjà commencé, mais personne n’était
vraiment très attentif, chacun se demandant ce qui se
passait à l’extérieur. Nous nous sommes discrètement
immiscés dans la dernière rangée, espérant passer
inaperçus. Mais dès que l’imam s’est tu, tous les regards,
noirs de colère, se sont tournés vers nous.
Quelques secondes plus tard, plusieurs véhicules de
l’armée israélienne pilaient dans un crissement de pneus
devant la mosquée. Les soldats nous ont tous évacués, nous
ordonnant de nous allonger face contre terre, le temps de
procéder aux contrôles d’identité. Je suis sorti le dernier,
terrifié à l’idée d’être démasqué. Les soldats me battraient
sûrement à mort en découvrant que j’étais à l’origine de
tout ce remue-ménage. Mais à mon grand soulagement
personne n’a fait attention à moi. Peut-être ont-ils cru
impossible qu’un gamin ait l’audace de lancer des pierres
sur un véhicule de l’armée. Les interrogatoires ont duré
quatre heures. Je sentais que beaucoup m’en voulaient :
même s’ils ignoraient ce que j’avais fait précisément, ils
devinaient que cet incident m’était imputable. De mon côté,
à vrai dire, j’étais plutôt euphorique. Nous avions, mes amis
et moi, défié la redoutable armée israélienne et en étions
sortis indemnes. Une telle poussée d’adrénaline, très
addictive, nous a un peu plus endurcis.

Un autre jour, je suis retourné me cacher avec un ami,


plus près de la route cette fois. À l’approche de la voiture
d’un Israélien, j’ai lancé ma pierre de toutes mes forces.
Quand elle a percuté le pare-brise, il y a eu comme une
déflagration. La vitre n’a pas cédé, mais j’ai vu le visage
terrifié du conducteur. Il a parcouru encore quelques mètres,
puis il a immobilisé son véhicule, et passé la marche arrière.
J’ai couru jusqu’au cimetière, l’Israélien sur les talons.
Heureusement, le soir tombait ; il a paru craindre d’entrer
dans l’enceinte. Il a calé son M-16 sur le muret, puis il a
balayé du regard les tombes, très basses, pour me localiser.
Mon ami avait fui de l’autre côté, j’étais donc seul contre ce
type en colère et armé.
Conscient qu’il me guettait, je suis resté allongé sans faire
un bruit. Mais l’attente est vite devenue insoutenable. À
bout de patience, j’ai pris mes jambes à mon cou.
Je n’étais pas allé bien loin quand j’ai senti le sol se
dérober sous mes pieds, et je me suis retrouvé au fond
d’une fosse préparée à l’intention d’un prochain cadavre. Et
si c’était le mien ? me suis-je demandé. J’entendais
l’Israélien arroser le cimetière de balles, les éclats de pierre
pleuvaient sur moi.
Je me suis terré là, incapable du moindre mouvement. Au
bout d’environ une demi-heure, entendant des voix, j’ai
compris qu’il était parti et que je pouvais sortir en toute
sécurité.
Deux jours plus tard, je marchais le long de la route quand
la même voiture est passée, cette fois avec deux hommes à
bord. Mais c’était le même conducteur. Me reconnaissant, il
est sorti en trombe de son véhicule. J’ai encore essayé de
fuir, mais je n’ai pas eu autant de chance que la fois
précédente. Il m’a rattrapé, m’a violemment giflé et m’a
traîné jusqu’à sa voiture. Sur le chemin de l’implantation,
personne n’a pipé mot. Agrippés à leur arme, les deux
Israéliens paraissaient nerveux, se retournant de temps en
temps pour me regarder, assis à l’arrière. Je n’étais pas un
terroriste ; juste un gosse terrifié. Mais eux se comportaient
en chasseurs de gros gibier qui auraient attrapé un tigre
digne de finir en trophée.
À la grille, un soldat a vérifié l’identité du conducteur et lui
a fait signe de passer. Il ne s’est pas demandé ce que faisait
un gamin palestinien avec ces types… J’avais toutes les
raisons d’avoir peur – et j’avais incontestablement peur –,
mais je ne pouvais m’empêcher de regarder tout autour de
moi. C’était la première fois que je pénétrais dans une
implantation israélienne. C’était magnifique. Les rues
étaient propres, il y avait des piscines, et la vue sur la vallée
était imprenable.
Le conducteur m’a emmené jusqu’au poste militaire, où
les soldats israéliens m’ont confisqué mes chaussures et fait
asseoir par terre. J’ai bien cru qu’ils allaient m’abattre et
abandonner mon cadavre quelque part dans un champ. À la
tombée de la nuit, ils m’ont dit de rentrer chez moi.
J’ai protesté : « Mais je ne connais pas le chemin.
– Mets-toi en marche ou je te tue, a menacé un soldat.
– Vous voulez bien me rendre mes chaussures ?
– Non. Marche. Et la prochaine fois que tu lances une
pierre, je te tue. »
Ma maison se trouvait à près de 2 kilomètres. J’ai parcouru
tout le chemin en chaussettes, serrant les dents à chaque
petit caillou qui s’enfonçait dans la plante de mes pieds. Me
voyant arriver, ma mère s’est précipitée vers moi et m’a
serré dans ses bras, à m’en couper le souffle. Quelqu’un lui
avait dit que j’avais été emmené par des Israéliens, et elle
craignait qu’ils ne m’aient tué. Elle a passé un long moment
à gentiment me gronder, tout en m’écrasant la tête sur sa
poitrine et en me couvrant de baisers.
On pourrait croire que j’avais retenu la leçon, mais j’étais
un petit garçon assez borné. Au contraire, je brûlais d’aller
raconter mon aventure héroïque à mes copains si
trouillards. En 1989, les soldats israéliens investissaient
souvent la maison à la recherche d’un lanceur de pierres qui
se serait enfui par notre jardin. Je ne comprenais pas qu’ils
soient si lourdement armés et remontés pour quelques
cailloux.
Au moment de la première Intifada, il était quasi
impossible à notre peuple de se procurer des armes, nos
frontières étant sous contrôle israélien. Je n’ai pas le
souvenir d’avoir vu un seul Palestinien armé à cette
époque – notre arsenal se limitait aux pierres et aux
cocktails Molotov. Mais nous entendions tous parler
d’incidents au cours desquels l’armée ouvrait le feu et
matraquait à tout-va la foule désarmée. Certains évoquaient
pas moins de trente mille enfants palestiniens blessés au
point de devoir être opérés. À mes yeux, c’était
parfaitement incompréhensible.

Un soir, mon père a beaucoup tardé à rentrer. L’estomac


dans les talons, je me suis assis près de la fenêtre,
m’attendant à voir surgir sa petite voiture au coin de la rue.
Ma mère a insisté pour me faire dîner avec les plus jeunes,
mais j’ai refusé. Quand le moteur de sa vieille guimbarde
s’est enfin fait entendre, j’ai annoncé l’arrivée de mon père.
Ma mère a aussitôt ajouté un couvert pour lui.
« Je suis vraiment désolé de rentrer si tard, a-t-il déclaré. Il
a fallu que j’aille régler un différend entre deux familles.
Pourquoi n’avez-vous pas mangé ? »
Après s’être rapidement changé et lavé les mains, il est
venu s’asseoir.
« Je meurs de faim, a-t-il dit en souriant. Je n’ai rien avalé
de la journée. »
Ce n’était pas inhabituel, car il n’avait pas les moyens de
manger dehors. L’enivrant fumet des courgettes farcies de
ma mère a envahi la maison.
Au moment où nous commencions à manger, j’ai senti
monter en moi une bouffée d’admiration pour mon père. Je
lisais l’épuisement sur son visage, mais je savais à quel
point il aimait ce qu’il faisait. Son dévouement à servir la
population n’avait d’égal que sa dévotion pour Allah. En le
regardant discuter avec ma mère, mes frères et mes sœurs,
je me suis dit qu’il était vraiment très différent de la plupart
des autres musulmans. Il ne se faisait jamais prier pour
participer aux tâches ménagères ou s’occuper des enfants.
D’ailleurs, il lavait lui-même ses chaussettes chaque soir
dans l’évier, pour éviter à ma mère de le faire. Dans une
culture où les femmes tiennent souvent pour un privilège de
frictionner les jambes de leur mari au terme d’une longue
journée, c’était du jamais vu.
Autour de la table, chacun s’est mis à raconter ce qu’on
lui avait appris à l’école et à quoi il avait occupé son temps
libre. En tant qu’aîné, j’ai laissé parler les autres d’abord.
Puis mon tour est venu, mais j’ai été interrompu par des
coups à la porte. Qui pouvait se présenter à cette heure ?
Quelqu’un, en grande difficulté, venait-il demander de
l’aide ?
Je me suis précipité pour ouvrir la lucarne servant de
judas. Je ne connaissais pas cet homme.
« Abuk mawjoud ? » a-t-il demandé en parfait arabe. « Ton
père est-il là ? » Il était vêtu à la mode arabe, mais quelque
chose en lui ne collait pas tout à fait.
« Oui, il est là, je vais l’appeler », ai-je dit en gardant la
porte fermée.
Mon père se tenait derrière moi. C’est lui qui a ouvert, et
plusieurs soldats israéliens sont entrés. Ma mère s’est
empressée de jeter un voile sur sa tête – elle paraissait
librement tête nue devant nous, mais jamais devant les
autres.
« Vous êtes cheikh Hassan ? a demandé l’étranger.
– Oui, a fait mon père, je suis cheikh Hassan. »
L’homme s’est présenté comme étant le capitaine Shai, et
il lui a serré la main.
« Comment allez-vous ? a poliment demandé l’officier.
Tout va bien ? Nous sommes de l’armée israélienne, et nous
voudrions que vous veniez avec nous cinq minutes. »
Que pouvaient-ils bien lui vouloir ? J’ai dévisagé mon père,
cherchant à lire quelque chose dans son expression. Il
souriait gentiment à l’homme, et ses yeux ne trahissaient
pas la moindre suspicion ou colère.
« D’accord, je viens avec vous », a-t-il dit, rassurant ma
mère d’un signe de la tête.
« Attends ici à la maison, et ton père sera bientôt rentré »,
m’a promis le soldat. Dehors, j’ai regardé en vain alentour
pour voir si d’autres militaires s’étaient cachés. Je me suis
assis sur les marches du perron pour attendre. Dix minutes
ont passé. Une heure. Deux heures. Toujours rien.
Jamais auparavant nous n’avions passé une nuit sans mon
père. Malgré son emploi du temps surchargé, il se
débrouillait toujours pour dormir à la maison. Chaque matin,
il nous réveillait pour la prière de l’aube, et c’est lui qui nous
emmenait à l’école. Que faire s’il ne revenait pas ?
Quand je suis rentré, ma sœur dormait sur le canapé, les
joues encore humides de larmes. Ma mère s’occupait tant
bien que mal à la cuisine, mais au fil des heures, elle cédait
à une agitation et une irritation croissantes.
Le lendemain, nous sommes allés à la Croix-Rouge, en
quête d’informations sur la disparition de mon père.
L’homme à l’accueil nous a formellement confirmé son
arrestation, ajoutant que l’armée israélienne ne leur dirait
rien avant au moins dix-huit jours.
De retour à la maison, le décompte des deux semaines et
demie d’attente a commencé. Pendant tout ce temps, nous
n’avons eu aucune nouvelle. Au terme du délai, je suis
retourné à la Croix-Rouge. Aucune information ne leur était
parvenue.
« Mais vous aviez dit dix-huit jours ! me suis-je écrié,
retenant mes larmes. Dites-moi où est mon père !
– Rentre chez toi, fiston, a déclaré l’homme. Reviens la
semaine prochaine. »
J’ai fait comme il a dit, toutes les semaines, pendant
quarante jours, et à chaque fois, c’était la même réponse :
« Il n’y a rien de nouveau. Reviens la semaine prochaine. »
C’était très inhabituel. Le plus souvent, les familles
palestiniennes savaient en quinze jours à peine où leur
parent se trouvait.
Dès qu’un prisonnier était relâché, je lui demandais s’il
avait vu mon père. Tous étaient au courant de son
arrestation, sans plus. Son avocat lui-même ne savait rien,
car il n’était pas autorisé à lui rendre visite.
Enfin nous avons appris qu’il avait été emmené à
Moskobiah, un centre de détention israélien. Il y a été
interrogé et torturé. Sachant que mon père était l’un des
membres éminents du Hamas, le Shin Bet – le service
israélien de sécurité intérieure – le supposait au courant de
tout ce qui s’y passait ou s’y planifiait. Et ses agents étaient
bien déterminés à lui faire tout avouer.
Il m’a raconté ce qui s’est passé bien des années plus
tard. Menotté et pendu au plafond des jours entiers, on lui a
administré des décharges électriques jusqu’à lui faire perdre
connaissance. On l’a enfermé parmi les collaborateurs, les
« oiseaux », espérant qu’il se confierait à eux. Comme ça ne
donnait rien, on l’a encore battu. Mais mon père était fort. Il
a tenu sa langue, et n’a jamais lâché le moindre
renseignement susceptible de nuire au Hamas ou à ses
frères palestiniens.
5
Une survie difficile
1989-1990

Les Israéliens étaient persuadés que la capture d’un des


chefs du Hamas apaiserait la situation. Mais pendant
l’incarcération de mon père, l’Intifada n’a cessé de
s’intensifier. Fin 1989, Amer Abu Sarhan, de Ramallah, s’est
dit qu’il avait vu mourir assez de Palestiniens comme ça et a
tué trois Israéliens avec un couteau de cuisine. Cet incident
a été le point de départ d’une rapide escalade de la
violence.
Pour les Palestiniens qui avaient perdu un ami ou un
parent, ceux dont la terre avait été confisquée, ou ceux qui
nourrissaient quelque autre grief que ce soit, Sarhan est
devenu un héros. Ils n’avaient pas de penchant naturel pour
le terrorisme, mais ils étaient à bout. Déjà dépossédés de
tout, ils n’avaient plus rien à perdre. Ce qu’en penserait le
monde ne comptait plus, pas plus que leur propre vie.
Pour nous, les enfants, aller à l’école est alors devenu très
difficile. En chemin, il n’était pas rare de croiser des Jeeps
israéliennes qui sillonnaient les rues en annonçant un
couvre-feu immédiat à l’aide de haut-parleurs. Or, les
soldats israéliens ne badinaient pas avec le couvre-feu, ça
n’avait rien de commun avec ce qui se pratique dans
certaines villes américaines, où les autorités se contentent
de téléphoner aux parents des ados aperçus dans la rue
après 23 heures. En Palestine, lorsqu’un couvre-feu est
déclaré et qu’on se trouve dans la rue pour une raison ou
une autre, on se fait tirer dessus. Sans sommation, sans
interpellation. On vous tire immédiatement dessus.
La première fois qu’un couvre-feu a été déclaré alors que
je me trouvais encore à l’école, je n’ai pas su quoi faire.
Avec plus de 6 kilomètres à parcourir, il m’était impossible
d’arriver chez moi à temps. Les rues s’étaient déjà vidées,
et j’avais peur. Je ne pouvais pas rester là. J’avais beau être
un simple écolier rentrant chez lui, je savais que les soldats
ouvriraient le feu en me voyant. Beaucoup d’enfants
palestiniens ont ainsi été pris pour cible.
Je me suis faufilé de maison en maison, en rampant à
travers les jardins privés et en me dissimulant dans les
fourrés. Je m’efforçais d’éviter les chiens, pour qu’ils
n’aboient pas, et les hommes armés de mitraillettes. Et
quand je me suis enfin engouffré dans ma ruelle, j’ai
remercié le ciel d’y trouver mes frères et sœurs déjà rentrés,
sains et saufs.
Mais le couvre-feu n’a été qu’un changement parmi
d’autres apportés par l’Intifada. Il est devenu très fréquent
qu’un homme masqué se présente à l’école pour annoncer
qu’une grève était déclarée et qu’il fallait rentrer chez nous.
Ces grèves, convoquées par l’une des factions
palestiniennes, avaient pour objectif de frapper Israël
économiquement, en réduisant les montants de la taxe que
les commerçants versaient à l’État. Les magasins fermés,
leurs tenanciers payeraient moins d’impôt. Sauf que les
Israéliens n’étaient pas idiots. Ils se sont mis à arrêter les
commerçants pour évasion fiscale. Alors, à l’arrivée, à qui
ces grèves ont-elles nui ?
Pour tout arranger, les diverses organisations de
résistance ont commencé à se quereller sur des questions
de pouvoir et de prestige. On aurait dit des gamins en train
de se disputer un ballon de foot. Mais cela n’a pas empêché
le Hamas de se développer rapidement, au point d’en venir
à contester l’autorité de l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP).
*

L’OLP a été fondée en 1964 pour représenter le peuple


palestinien. Trois principaux mouvements la composent : le
Fatah, groupe nationaliste de gauche, le Front populaire
pour la libération de la Palestine (FPLP), d’obédience
communiste, et le Front démocratique de libération de la
Palestine (FDLP), communiste également.
L’OLP exige la restitution par Israël des territoires ayant
appartenu à la Palestine avant 1948, et le droit à
l’autodétermination pour les Palestiniens. À cette fin, elle a
simultanément conduit une campagne mondiale de
relations publiques, une guérilla et des actions terroristes,
d’abord à partir de sa base en Jordanie, puis du Liban et
enfin de Tunisie.
À la différence du Hamas ou du Djihad islamique, l’OLP n’a
jamais été une organisation intrinsèquement islamique. Les
groupes la constituant se composent eux-mêmes de
nationalistes, pas forcément religieux, dont beaucoup ne
croient tout simplement pas en Dieu. Tout jeune garçon, je
tenais déjà l’OLP pour un nid de corruption essentiellement
voué à ses propres intérêts. Ses dirigeants envoyaient une
ou deux fois par an des individus, souvent des adolescents,
commettre un attentat terroriste particulièrement voyant,
censé justifier leur collecte de fonds pour lutter contre
Israël. Ces jeunes fedayin ne servaient qu’à entretenir la
colère et la haine ; s’ensuivait un afflux de dons sur les
comptes personnels des dirigeants de l’OLP1.
Au début de la première Intifada, il existait des
divergences idéologiques entre le Hamas et l’OLP. Autant le
Hamas était animé de ferveur religieuse et de théologie
djihadiste, autant l’OLP carburait au nationalisme et à la
conquête du pouvoir. Si le Hamas appelait à la grève en
menaçant de brûler toutes les boutiques encore ouvertes,
les chefs de l’OLP sur le trottoir d’en face menaçaient
d’incendier tous les commerces fermés.
Mais les deux organisations partageaient malgré tout une
haine profonde pour ce qu’elles appelaient « l’entité
sioniste ». Elles ont fini par convenir que le Hamas
organiserait sa grève le neuvième jour de chaque mois, et
que le Fatah – faction dominante de l’OLP – tiendrait la
sienne le premier. À chaque appel à la grève, tout
s’immobilisait : les cours, le commerce, la circulation – tout.
Plus personne ne travaillait, ne gagnait sa vie ou n’étudiait.
Toute la Cisjordanie était bouclée, et des hommes
masqués manifestaient, brûlaient des pneus, traçaient des
inscriptions sur les murs et fermaient les magasins restés
ouverts. Mais n’importe qui pouvait s’enrouler un chèche
autour du visage et se prétendre membre de l’OLP. On ne
savait jamais qui se cachait derrière l’étoffe ; chacun était
surtout motivé par son intérêt ou ses règlements de
comptes personnels. C’était le chaos le plus complet.
Israël a su jouer sur cette confusion. Des hommes de la
sécurité israélienne masqués ont infiltré les manifestations.
Débarquant en pleine journée dans une ville palestinienne,
ils organisaient d’impressionnantes opérations, déguisés en
fedayin. Nul ne pouvant être sûr de l’identité de quiconque,
les gens faisaient ce qu’on leur disait. Ils craignaient en
effet d’être malmenés, de voir leur commerce incendié ou
de se faire accuser de collaboration avec Israël, ce qui
aboutissait souvent à la pendaison.
Au bout d’un certain temps, le désordre et la cacophonie
ont pris des proportions absurdes. Pour nous amuser, il nous
est arrivé plus d’une fois à mes camarades et moi-même de
persuader des gamins plus âgés de se présenter les jours
d’examen à l’école le visage masqué et d’appeler à la
grève. Nous étions en train de devenir nos propres pires
ennemis, en somme.
Ces années ont été particulièrement éprouvantes pour ma
famille. Mon père était en prison, et l’interminable
enchaînement des grèves nous privait d’école pendant
l’essentiel de l’année. Mes oncles, nos chefs religieux, et à
peu près tous les autres adultes, se sont apparemment
sentis investis de la mission de me dresser. Comme j’étais le
fils aîné de cheikh Hassan Yousef, ils avaient envers moi des
exigences particulièrement élevées. Et quand je n’y
répondais pas, ils me battaient. Quoi que je fasse, même si
j’allais cinq fois par jour à la mosquée, cela ne suffisait
jamais.
Un jour que, jouant innocemment avec un ami, je courais
à l’intérieur de la mosquée, l’imam m’a coursé. Quand il m’a
attrapé, il m’a soulevé au-dessus de sa tête et projeté à
terre, sur le dos. Ça m’a coupé le souffle ; j’ai vraiment cru
mourir. Puis il s’est mis à me rouer de coups de poing et de
pied. Pourquoi ? Je ne me conduisais pas plus mal que les
autres enfants. Mais j’étais le fils d’Hassan Yousef, alors on
en attendait davantage de moi.
J’avais pour ami le fils d’un chef religieux, membre
important du Hamas. Cet homme ne renâclait jamais à
appeler les jeunes à lancer des pierres. Mais s’il ne voyait
aucun inconvénient à ce que les fils d’autrui se fassent tirer
dessus, il n’était pas question que le sien, enfant unique,
encoure un tel risque. Apprenant que nous avions lancé des
pierres nous aussi, il nous a convoqués chez lui. Nous
pensions qu’il voulait simplement nous parler, mais au lieu
de cela, il a arraché le cordon d’alimentation d’un radiateur
électrique et nous a fouettés jusqu’au sang, en y mettant
toute la force dont il était capable. Il nous a interdit de nous
fréquenter, dans l’intention sans doute de protéger son fils,
qui a fini par s’enfuir de chez lui, haïssant son père plus que
le diable lui-même.
Hormis ces tentatives de me faire marcher droit, personne
n’a jamais aidé ma famille pendant l’incarcération de mon
père. Il a fallu renoncer au salaire versé par l’école
chrétienne – qui a promis de lui garder sa place le temps
nécessaire. Du coup, nous n’avions plus assez d’argent pour
vivre.
Chez nous, mon père était le seul à avoir son permis de
conduire, alors la voiture ne servait plus à rien. Pour faire
son marché, ma mère était obligée de parcourir à pied de
longues distances, et je l’accompagnais souvent pour l’aider
à porter les sacs. Je crois bien que, ces jours-là, la honte m’a
bien plus blessé que les privations. Au marché, je rampais
sous les étals pour ramasser des denrées abîmées tombées
à terre. Ma mère négociait le prix de ces fruits et de ces
légumes peu ragoûtants, dont personne ne voulait,
prétendant que c’était pour nourrir le bétail. Elle continue à
agir ainsi aujourd’hui, mon père en étant à son treizième
séjour en prison – plus qu’aucun autre chef du Hamas (il s’y
trouve encore à l’heure où j’écris ces lignes).
Personne ne nous a aidés. Tout le monde a dû croire notre
famille à l’abri du besoin. Mon père n’était-il pas un éminent
chef religieux et politique ? Et puis, la famille plus lointaine
devait bien nous soutenir. Allah y veillait forcément. Mais
nos oncles nous ont tourné le dos. Allah n’y a rien fait. Et
ma mère s’est occupée seule de ses sept enfants (notre
petit frère Mohammad est né en 1987).
La situation devenant vraiment critique, ma mère a
sollicité un emprunt auprès d’un ami de mon père – il ne
s’agissait pas d’aller faire les magasins pour s’offrir des
vêtements de luxe ou des produits de beauté, mais
d’assurer au moins un repas par jour à ses enfants. L’ami le
lui a refusé. Et au lieu de nous aider, il est allé raconter à
qui voulait l’entendre que ma mère l’avait supplié de lui
prêter de l’argent.
« Elle touche un salaire du gouvernement jordanien, l’a-t-
on critiquée, pourquoi en réclamer plus ? » Cette femme ne
chercherait-elle pas à profiter de l’incarcération de son mari
pour s’enrichir ?
Ma mère n’a plus jamais demandé d’aide à personne.
« Mosab, m’a-t-elle proposé un jour, si je faisais des
baklavas et des petits gâteaux que tu irais vendre aux
travailleurs de la zone industrielle ? » J’ai répondu que je
serais heureux de servir la famille. Alors, chaque jour après
l’école, je me suis changé, j’ai disposé sur un plateau les
pâtisseries de ma mère et je suis allé en vendre le plus
possible. Timide au début, j’ai fini par me planter devant
chaque travailleur en lui demandant d’acheter les sucreries.
Un jour d’hiver, je suis allé vendre mes pâtisseries,
comme à l’accoutumée. Mais une fois sur place, personne.
Le froid avait dissuadé tout le monde de venir travailler.
J’avais les mains gelées, et il s’est mis à pleuvoir. Portant
sur la tête le plateau recouvert d’un plastique en guise de
parapluie, j’ai remarqué une voiture en stationnement, avec
plusieurs passagers. En m’apercevant, le conducteur a
ouvert sa fenêtre et sorti la tête.
« Hé, gamin, qu’est-ce que tu vends ?
– Des baklavas », ai-je répondu en m’approchant.
À l’intérieur, j’ai reconnu mon oncle Ibrahim. Quelle
surprise ! Ses amis, eux, ont été choqués de voir le neveu
d’Ibrahim se livrer par un si mauvais temps à ce qu’il fallait
bien appeler de la mendicité. Honteux de mettre ainsi mon
oncle dans l’embarras, je n’ai pas su quoi dire. Eux non plus.
Mon oncle a acheté tous mes gâteaux et m’a renvoyé chez
moi en me disant qu’il me verrait plus tard. À mon arrivée à
la maison, il était déjà là. Je n’ai pas entendu ce qu’il disait à
ma mère, mais après son départ, elle a pleuré.
Le lendemain, je me suis changé au retour de l’école
comme d’habitude.
« Je ne veux plus que tu ailles vendre des baklavas, m’a
dit ma mère.
– Mais je m’améliore chaque jour, ai-je protesté. Je suis
doué ; fais-moi confiance. »
Ses yeux se sont remplis de larmes, et je n’ai plus jamais
vendu de gâteaux.
J’étais en colère. Je ne comprenais pas que nos voisins et
nos parents ne nous aident pas. Et pour couronner le tout,
ils se permettaient de juger nos tentatives pour nous en
sortir. Craignaient-ils d’avoir des ennuis si les Israéliens les
soupçonnaient de soutenir des terroristes ? Mais nous
n’étions pas des terroristes. Et mon père non plus.
Malheureusement, cela n’allait pas durer.

1. La première action spectaculaire de l’OLP s’est produite le 23 juillet 1968,


lorsque des militants du FPLP ont détourné sur Alger un Boeing 707 d’El Al,
prenant en otage une douzaine de passagers israéliens et dix membres
d’équipage. Il n’y a pas eu de morts. En revanche, quatre ans après, onze
athlètes israéliens ont péri lors d’une attaque de l’OLP pendant les jeux
Olympiques de Munich. Et le 11 mars 1978, des combattants du Fatah ont
accosté au nord de Tel-Aviv, détourné un autocar et tué trente-cinq personnes –
en blessant soixante-dix autres – le long de la route côtière.
L’organisation n’a eu aucun mal à recruter parmi les Palestiniens réfugiés en
Jordanie, qui composaient les deux tiers de la population nationale. Grâce à
l’argent affluant des autres pays arabes en soutien à la cause, l’OLP est devenue
plus forte et mieux équipée que la police et l’armée jordaniennes elles-mêmes.
Et il n’a guère fallu longtemps pour que son chef, Yasser Arafat, soit en position
de s’emparer du pays et d’y établir un État palestinien.
Le roi Hussein de Jordanie devait frapper fort s’il voulait rester au pouvoir.
Bien des années plus tard, j’ai eu l’immense surprise d’apprendre par mes
contacts au sein des services de renseignement israéliens que le monarque
jordanien s’est alors secrètement entendu avec Israël – dont tous les autres
pays arabes avaient pourtant juré la destruction. C’était évidemment la
meilleure chose à faire, car le roi Hussein n’était plus en mesure de protéger son
trône et Israël ne pouvait assurer de surveillance efficace sur toute la frontière
séparant les deux pays. Mais si cette information avait filtré à l’époque, elle
aurait signifié l’anéantissement politique du roi. Ainsi, en 1970, le roi Hussein a
prononcé l’expulsion des hommes et des dirigeants de l’OLP, pour empêcher
celle-ci de devenir trop puissante. Comme ils refusaient de partir, il les a
chassés par la force, à l’aide d’armes fournies par Israël – à l’occasion d’une
campagne militaire appelée par les Palestiniens Septembre noir.
Le magazine Time a rapporté les propos tenus par Arafat auprès de dirigeants
arabes acquis à sa cause : « Un massacre a été commis. Des milliers de
personnes gisent sous les décombres. Les cadavres pourrissent. Des centaines
de milliers d’individus sont sans abri. Nos morts sont répandus dans les rues. La
faim et la soif tuent les enfants, les femmes et les vieillards qui nous restent. »
(« The Battle Ends ; The War Begins », Time, 5 octobre 1970.)
Le roi Hussein avait donc une dette importante à l’égard d’Israël. Il a tenté de
la rembourser en 1973 en alertant Jérusalem qu’une coalition arabe emmenée
par l’Égypte et la Syrie s’apprêtait à attaquer l’État hébreu. Malheureusement,
Israël n’a pas pris l’avertissement au sérieux. L’attaque a eu lieu le jour de Yom
Kippour, et Israël a subi des pertes aussi lourdes qu’évitables. J’ai aussi appris
ce secret de la bouche d’Israéliens.
Après Septembre noir, les survivants de l’OLP se sont réfugiés dans le sud du
Liban, à peine sorti d’une guerre civile meurtrière. Là, l’organisation a encore
prospéré, constituant presque de nouveau un État dans l’État.
Depuis sa nouvelle base opérationnelle, l’OLP a mené contre Israël une guerre
d’usure. Beyrouth était trop faible pour empêcher le pilonnage d’obus et de
missiles visant le nord d’Israël. Au point qu’en 1982, Israël a envahi le Liban,
dont il a mis quatre mois à chasser l’OLP. Arafat s’est alors exilé en Tunisie avec
un millier de survivants. Mais même à distance, l’OLP a continué à attaquer
Israël et à lever une armée de combattants en Cisjordanie et à Gaza.
6
Retour d’un héros
1990

Mon père a fini par être libéré, et après un an et demi de


mise à l’écart, on nous a soudain traités comme des rois. Le
héros était de retour. J’ai troqué mon statut de mouton noir
pour celui de dauphin. Mes frères étaient devenus des
princes, mes sœurs, des princesses, et ma mère, une reine.
Plus personne n’osait à présent nous juger.
Mon père a retrouvé l’école chrétienne et la mosquée. Il
s’est aussi efforcé d’aider ma mère aux tâches ménagères,
allégeant la charge de travail qui revenait jusqu’alors aux
enfants. Sans être riches, nous avons de nouveau mangé à
notre faim, avec même une récompense de temps en temps
au vainqueur du jeu des étoiles. Et puis, nous étions riches
d’honneur et de respect. Mais plus que tout, mon père était
parmi nous, et cela nous suffisait amplement.
Très vite, tout est revenu à la normale. Évidemment, la
normale est un bien grand mot. Nous restions sous
occupation israélienne, et chaque jour apportait son lot de
tués dans les rues. Nous habitions à proximité d’un
cimetière débordant de cadavres sanguinolents. Mon père
était tourmenté par les souvenirs atroces de la prison où il
avait passé dix-huit mois, en tant que terroriste présumé. Et
la situation ne cessait de se dégrader dans les territoires
occupés, qui devenaient une jungle sans foi ni loi.
La seule loi que respectent les musulmans, c’est la loi
islamique, définie par les fatwas, commandements religieux
émis sur une question donnée. Une fatwa oriente le
musulman dans l’application quotidienne des préceptes du
Coran. Mais faute d’instance législatrice centrale, différents
cheiks émettent sur un même sujet des fatwas divergentes.
En conséquence, tout le monde ne vit pas selon les mêmes
règles, et celles-ci sont plus strictes pour certains que pour
d’autres.

Un après-midi que je jouais à la maison avec mes amis,


nous avons entendu des cris. Dans notre univers, les
exclamations et les rixes n’avaient rien d’inhabituel, mais
c’était notre voisin Abu Saleem qui menaçait d’un couteau
son cousin. Tout le quartier a essayé de retenir Abu Saleem,
mais c’était un vrai colosse. Boucher de profession, je
l’avais vu un jour égorger un taureau dans son jardin,
trempé de la tête aux pieds de sang chaud et poisseux. En
le regardant courir derrière son cousin, je n’ai pu
m’empêcher de faire la comparaison. « Pas de doute, me
suis-je dit, nous vivons bel et bien dans une jungle. » Il n’y
avait pas de police à appeler, pas la moindre autorité. Que
faire d’autre alors que regarder ? Par bonheur, le cousin a
réussi à s’enfuir et n’est plus revenu.
Le soir, quand mon père est rentré pour le dîner, nous lui
avons raconté l’incident. Mon père ne mesure guère plus
d’un mètre soixante-dix, et ne possède pas à proprement
parler le physique d’un athlète. Cela ne l’a pas empêché de
se présenter chez le voisin et de lui dire : « Abu Saleem, que
se passe-t-il ? On me dit qu’il y a eu de la bagarre,
aujourd’hui ? » Abu Saleem s’est alors mis à rabâcher sa
détermination à tuer son cousin.
« Tu sais que nous vivons sous occupation, a insisté mon
père, et tu sais que nous n’avons pas de temps à perdre
avec ce genre de futilités. Il faut que tu rencontres ton
cousin et que tu lui demandes pardon, et il doit te demander
pardon aussi. Je ne veux plus de ce genre de problème. »
Comme tout le monde, Abu Saleem respectait mon père,
et il se fiait à sa sagesse, même dans ce genre d’affaire.
Après avoir promis d’arranger les choses avec son cousin, il
a accompagné mon père à une réunion des hommes du
quartier.
« Nous n’avons pas de gouvernement, a commencé mon
père, et la situation devient incontrôlable. Nous ne pouvons
pas continuer à nous affronter entre nous, à verser notre
sang. On se bat dans les rues, à la maison, à la mosquée.
Ça ne peut plus durer. Il faut nous réunir au moins une fois
par semaine pour essayer de régler nos problèmes en
hommes. Nous n’avons pas de police, et nous ne pouvons
pas nous permettre de nous entre-tuer. Nous avons de plus
gros ennuis à affronter. Je vous veux unis. Je vous veux
solidaires. Il faut que nous fonctionnions davantage comme
une famille. »
Jugeant que la proposition de mon père tombait sous le
sens, les hommes sont convenus de se réunir chaque jeudi
soir pour discuter des affaires locales et régler tout différend
qui surviendrait entre eux.
En tant qu’imam de la mosquée, mon père se devait
d’apporter de l’espoir aux gens et de les aider à résoudre
leurs problèmes. Il incarnait aussi l’autorité. Il avait fini par
devenir comme son propre père, mais avec la casquette
supplémentaire du Hamas – l’aura d’un cheikh. Le cheikh
est plus influent que l’imam, il tient davantage du général
que du prêtre.

Pendant les trois mois qui ont suivi la libération de mon


père, je me suis efforcé de passer le plus de temps possible
avec lui. Je dirigeais à présent le mouvement islamique au
sein de notre école, et j’avais soif d’apprendre le maximum
de l’islam et du Coran. Un jeudi soir, j’ai demandé à mon
père de me laisser l’accompagner à la réunion
hebdomadaire du quartier. J’étais presque un homme, lui ai-
je expliqué, et je voulais qu’on me traite comme tel.
« Non, a-t-il répondu, tu restes là. C’est pour les hommes.
Je te raconterai après. »
Malgré ma déception, je comprenais. Mes amis n’étaient
pas autorisés à y assister non plus. Au moins, je serais mis
au courant dès le retour de mon père.
Il est donc sorti, annonçant qu’il serait rentré deux heures
plus tard. Alors que ma mère préparait l’un de ses délicieux
petits plats, on a frappé à l’arrière de la maison. J’ai
entrebâillé la porte, juste assez pour apercevoir le capitaine
Shai, celui qui avait arrêté mon père près de deux ans
auparavant.
« Abuk mawjoud ?
– Non, il n’est pas là.
– Ouvre, alors. »
Ne sachant que faire, j’ai ouvert. Le capitaine Shai s’est
montré courtois, comme la première fois, mais je sentais
qu’il ne me croyait pas. Il m’a demandé la permission de
jeter un œil dans la maison, et je n’ai pu faire autrement
que de la lui donner. Le soldat a entrepris de fouiller notre
maison, chambre par chambre, sans oublier les placards et
les moindres recoins, et j’ai regretté de ne pas pouvoir
empêcher mon père de rentrer. Nous n’avions pas encore de
téléphone portable, il n’y avait donc pas moyen de le
prévenir. Mais, à la réflexion, ça n’aurait rien changé : il
serait venu quand même.
« Bon, que personne ne fasse de bruit », a ordonné le
capitaine Shai à la troupe stationnée dehors. Ses hommes
se sont embusqués dans les fourrés et derrière les maisons.
Impuissant, je me suis assis à table et j’ai tendu l’oreille. Au
bout d’un moment, une grosse voix a crié : « Restez où vous
êtes ! » Puis il y a eu du mouvement et des voix d’hommes.
Ça n’annonçait rien de bon. Mon père allait-il retourner en
prison ?
Après quelques minutes, il nous a rejoints. L’air penaud, il
souriait en secouant la tête.
« Ils m’emmènent de nouveau, a-t-il dit en embrassant
ma mère, puis chacun d’entre nous. J’ignore combien de
temps je serai absent. Soyez sages. Prenez soin les uns des
autres. »
Puis il a enfilé sa veste et laissé son assiette de poisson
frit qui refroidissait.
Une fois encore, nous avons été traités comme des
réfugiés, y compris par les hommes du quartier que mon
père s’évertuait à protéger d’eux-mêmes et des autres.
Certains nous demandaient de ses nouvelles en feignant
d’être préoccupés, mais je voyais bien que ça ne les
intéressait pas.
Nous savions mon père détenu dans une prison
israélienne, mais personne ne nous disait laquelle. Après
trois mois de recherches dans tous les centres de détention,
nous avons fini par apprendre qu’il se trouvait dans un
établissement spécial, réservé aux individus les plus
dangereux. « Pour quelle raison ? » me suis-je demandé. Le
Hamas n’avait pas commis d’attentat terroriste ; il n’était
même pas armé.
Nous avons obtenu des autorités israéliennes une visite
de trente minutes au parloir chaque mois. Comme seuls
deux visiteurs étaient autorisés, nous avons accompagné
ma mère à tour de rôle. À ma première visite, deux choses
m’ont frappé : mon père s’était laissé pousser la barbe et il
paraissait épuisé. N’empêche que c’était bon de le voir,
même comme ça. Sans se plaindre un instant, il n’a cherché
qu’à savoir comment nous allions, avec beaucoup de détails
sur notre quotidien.
Lors d’une autre visite, il m’a tendu un paquet de
bonbons. Un jour sur deux, m’a-t-il expliqué, chaque détenu
recevait une friandise et au lieu de manger les siennes, il
nous les avait mises de côté. Nous en avons vénéré les
emballages jusqu’à sa libération.
Le jour attendu est enfin arrivé. Nous n’étions pas
prévenus, et il n’avait pas franchi la porte de notre maison
que nous étions tous pendus à son cou, tâchant de nous
convaincre que ce n’était pas un rêve. La nouvelle de son
retour s’est répandue comme une traînée de poudre, et
pendant les six heures qui ont suivi, une véritable foule s’est
entassée chez nous. Les voisins sont venus si nombreux lui
souhaiter la bienvenue qu’il a fallu épuiser nos citernes
d’eau pour donner à boire à tout le monde. Sans doute
étais-je fier de l’admiration et de l’immense respect
qu’inspirait manifestement mon père, mais j’étais aussi en
colère. Où donc étaient-ils, tous, pendant son absence ?
Une fois chacun reparti, mon père m’a dit : « Je ne
travaille pas pour ces gens, pour leurs louanges, ou pour
qu’ils veillent sur moi ou ma famille. Je travaille pour Allah.
Et je suis conscient que vous le payez aussi cher que moi.
Vous aussi êtes les serviteurs d’Allah, il faut que vous soyez
patients. »
Je comprenais, mais je ne pouvais m’empêcher de me
demander s’il savait à quel point la situation était difficile en
son absence.
Nous en étions là lorsqu’on a de nouveau frappé à la porte
arrière de la maison. Et les Israéliens ont de nouveau arrêté
mon père.
7
Radicalisation

En août 1990, mon père purgeait sa troisième peine de


prison quand Saddam Hussein a envahi le Koweït.
En Palestine, tout le monde est sorti dans la rue, criant de
joie, guettant dans le ciel les missiles qui pleuvraient bientôt
sur Israël. Nos frères allaient enfin venir à notre secours, et
frapper en plein cœur Israël. L’occupation touchait à sa fin.
Redoutant une attaque chimique similaire à celle qui avait
tué cinq mille Kurdes en 1988, les Israéliens ont distribué
des masques à gaz à chaque citoyen. Les Palestiniens, eux,
en ont reçu un seul par foyer. Ma mère possédait le sien,
mais aucun des sept enfants n’était protégé. Alors nous
avons tâché de faire preuve de créativité en fabriquant nos
propres masques. Nous avons aussi acheté du plastique
pour colmater portes et fenêtres. Mais, au matin, l’humidité
avait décollé le ruban adhésif.
Agglutinés devant le poste de télévision branché sur les
chaînes israéliennes, nous avons salué par des cris de joie
chaque nouvelle alerte. Nous sommes même montés sur le
toit dans l’espoir d’apercevoir les Scud irakiens embraser
Tel-Aviv. Mais on n’y voyait rien.
« Al-Bireh n’est peut-être pas le meilleur des
observatoires », ai-je songé. Je me suis donc rendu chez
mon oncle Dawood, à Al-Janiya, où l’on jouissait d’une vue
exceptionnelle jusqu’à la Méditerranée. Mon jeune frère
Sohayb m’accompagnait. Sur le toit de mon oncle, nous
avons aperçu notre premier missile. En fait, nous n’en avons
vu que la traînée, mais quelle vision délicieuse !
Lorsqu’on a annoncé qu’une quarantaine de Scud avaient
frappé Israël, mais que seulement deux Israéliens étaient
morts, nous avons pensé que le gouvernement mentait.
L’information s’est pourtant révélée exacte. En trafiquant
leurs missiles pour en augmenter la portée, les Irakiens
avaient sacrifié une part de puissance et de précision.
Nous sommes restés chez mon oncle Dawood jusqu’au
jour où les forces de l’ONU ont repoussé Saddam Hussein en
dehors du Koweït. J’en ai tiré beaucoup de colère, et une
grande amertume.
« Pourquoi la guerre est-elle finie ? Israël est toujours là.
Mon père est encore en prison. Il faut que les Irakiens
continuent d’envoyer des missiles ! »
Tous les Palestiniens étaient déçus. Après des décennies
d’occupation, une vraie guerre avait enfin été déclarée, et
des ogives dévastatrices lancées sur Israël. Pourtant, rien
n’avait changé.

Une fois mon père relâché, après la guerre du Golfe, ma


mère lui a fait part de son intention de vendre l’or de sa dot
pour acheter un lopin de terre et obtenir un crédit qui nous
permettrait de bâtir notre propre maison. Nous avions
jusqu’alors été locataires, et à chaque nouvelle arrestation
de mon père, le propriétaire se comportait avec ma mère de
façon mesquine et insultante.
Ému de voir son épouse disposée à se séparer d’un bien si
précieux, mon père s’est inquiété de notre capacité à
honorer les traites du crédit – on pouvait encore venir
l’arrêter à tout moment. Mes parents ont cependant décidé
de tenter le coup et, en 1992, nous avons fait construire la
maison où vit toujours ma famille, à Betunia, près de
Ramallah. J’avais quatorze ans.
Betunia nous a paru moins violente qu’Al-Bireh ou
Ramallah. Je fréquentais la mosquée de notre quartier où
j’ai rejoint une jalsa. Il s’agit d’un groupe de mémorisation
du Coran et d’enseignement des préceptes susceptible,
selon nos dirigeants, de permettre l’avènement d’un État
islamique mondial.
Quelques mois après notre installation, mon père a été de
nouveau arrêté. Bien souvent, aucune charge précise ne
pesait contre lui. Du fait de l’occupation, les lois d’exception
autorisent le gouvernement israélien à appréhender
n’importe qui sur la foi d’un simple soupçon d’implication
dans des actes terroristes. En tant que chef religieux – et,
par défaut, politique, – mon père était une cible facile.
Ça commençait à devenir machinal – et si nous ne nous
en doutions pas alors, ce schéma
arrestation/libération/nouvelle arrestation allait se
reproduire de nombreuses années, pesant à chaque fois un
peu plus lourd sur notre famille.

Pendant ce temps, le Hamas cédait progressivement à la


violence et à l’agressivité, sous la pression des jeunes qui
sommaient leurs dirigeants de durcir leurs positions. « Les
Israéliens tuent nos enfants ! criaient-ils. Nous leur lançons
des pierres, et ils nous abattent à la mitrailleuse. Nous
sommes sous occupation. Les Nations unies, l’ensemble de
la communauté internationale, chaque individu libre de ce
monde reconnaissent notre droit à combattre. Même Allah,
loué soit Son nom, l’exige. Qu’attendons-nous ? »
À l’époque, la plupart des attentats étaient l’affaire
d’individus, pas d’organisations. Les dirigeants du Hamas
n’avaient aucun contrôle sur leurs membres, qui agissaient
en fonction de leurs propres objectifs. Celui de mon père
était la libération de l’Islam. En ce sens, il croyait à
l’affrontement contre Israël. Mais pour ces jeunes gens,
l’affrontement est vite devenu un objectif à part entière –
pas un moyen, mais une fin en soi.
Si la Cisjordanie était dangereuse, Gaza l’était encore
davantage. Par sa position géographique, cette bande de
terre était essentiellement soumise à l’influence
fondamentaliste des Frères musulmans égyptiens. Le
surpeuplement n’a rien arrangé, Gaza atteignant l’une des
plus grandes densités de population du monde – plus d’un
million de personnes sur une pauvre parcelle de 360 km2.
Les familles accrochent au mur leur titre de propriété et
les clés de chez elles, comme une preuve silencieuse, un
rappel quotidien qu’ils ont autrefois possédé une maison ou
une ferme magnifique – autant de biens confisqués à titre
de butin par Israël lors des guerres passées. C’est un
terreau idéal pour le recrutement. Les réfugiés ont à la fois
la motivation et la disponibilité nécessaires pour s’engager.
Ils ne sont pas seulement persécutés par les Israéliens, mais
aussi par les Palestiniens – leurs semblables – qui les
tiennent pour des citoyens de seconde zone. Ils
apparaissaient comme des envahisseurs, puisqu’on avait
établi leurs camps sur les terres de leurs voisins.
La plupart des jeunes activistes bouillonnants du Hamas
viennent des camps de réfugiés. Ainsi Imad Akel. Cadet de
trois garçons, Imad faisait des études en pharmacie quand il
n’a apparemment plus supporté le poids de l’injustice et de
la frustration. Il s’est procuré un pistolet, et a tué plusieurs
soldats israéliens, dont il a pris les armes. Comme d’autres
ont suivi son exemple, Imad a gagné un peu d’influence. Il a
fondé une petite cellule militaire indépendante et s’est
installé en Cisjordanie, qui offrait bien plus de cibles
potentielles et d’espace de mouvement. Je savais par les
conversations des hommes en ville qu’il inspirait beaucoup
de fierté au sein du Hamas, même s’il n’en dépendait pas.
Les chefs du Hamas ont alors décidé de créer une branche
armée, les Brigades Izz Al-Din Al-Qassam, commandées par
Imad, qui est vite devenu le Palestinien le plus recherché en
Israël.
Le Hamas s’était armé. Bientôt, les fusils ont remplacé les
pierres, les graffitis et les cocktails Molotov, et Israël s’est
trouvé face à un problème inédit. Jusqu’à présent, il avait
été question de parer les coups portés par l’OLP depuis la
Jordanie, le Liban et la Syrie ; mais les attaques venaient
désormais de l’intérieur de ses frontières.
8
Souffler sur les braises
1992-1994

Le 13 décembre 1992, cinq hommes des Brigades Al-


Qassam ont enlevé le garde-frontière israélien Nissim
Toledano près de Tel-Aviv. Israël a refusé de verser la rançon
demandée – la libération de cheikh Ahmed Yassin. Deux
jours plus tard, on trouvait le corps de Toledano, et Israël
lançait un vaste coup de filet contre le Hamas. Plus de mille
six cents Palestiniens ont été arrêtés sur-le-champ. Puis
Israël a secrètement déporté quatre cent quinze dirigeants
du Hamas, du Djihad islamique et des Frères musulmans.
Parmi eux se trouvaient mon père, de nouveau emprisonné,
ainsi que trois de mes oncles.
Je n’avais encore que quatorze ans, personne autour de
moi ne savait ce qui se passait. Certaines informations ont
filtré, et nous avons pu recueillir assez d’éléments pour
supposer que mon père faisait partie de la masse
d’enseignants, de chefs religieux, d’ingénieurs et de
travailleurs sociaux entassés dans des autocars, menottes
aux poignets et yeux bandés. Quelques heures après la
diffusion de la nouvelle, des avocats et des militants des
droits de l’homme ont lancé des pétitions. On a arrêté les
autocars, le temps pour la Haute Cour israélienne de se
réunir, à 5 heures du matin, et d’évaluer la légalité de la
procédure. Pendant les quatorze heures qu’ont duré les
débats, mon père et les autres sont restés confinés dans les
véhicules. Menottés, les yeux bandés. Sans nourriture. Sans
eau. Sans pouvoir aller aux toilettes. La Cour a fini par
cautionner l’action du gouvernement, et les autocars ont
repris leur route vers le Nord. Nous avons appris plus tard
qu’on avait emmené les prisonniers dans un no man’s land
enneigé du Sud libanais. Malgré l’hiver très rude, ils ont été
lâchés là, sans abri ni provisions. Pas plus Israël que le Liban
n’a autorisé les organisations humanitaires à leur apporter
de l’eau ou des médicaments. Beyrouth a refusé de
transporter les malades et les blessés à l’hôpital.
Le 18 décembre, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté
la Résolution 799, exigeant « le retour immédiat et en toute
sécurité » des déportés. Israël a refusé. Quand mon père
était incarcéré, nous pouvions lui rendre visite, mais la
frontière avec le Liban étant close, c’était désormais
impossible. Une quinzaine de jours plus tard, nous l’avons
vu à la télévision. Les militants du Hamas l’avaient
apparemment désigné secrétaire général du camp, second
dans la hiérarchie après Abdel Aziz al-Rantissi, un autre chef
de l’organisation.
Nous n’avons plus manqué le journal télévisé, dans
l’espoir de l’apercevoir à nouveau. On le voyait parfois,
muni d’un porte-voix, en train de donner les consignes aux
déportés. Au printemps, il a même réussi à nous envoyer du
courrier ainsi que des photos prises par des journalistes et
des travailleurs humanitaires. Ensuite, les déportés ont fini
par obtenir des téléphones portables, et nous avons pu lui
parler quelques minutes chaque semaine.
Pour sensibiliser la planète au sort des déportés, les
médias ont interrogé leurs familles. Ma sœur Tasneem a
embué les yeux du monde en criant « Baba ! Baba ! »
(« Papa ! Papa ! ») devant les caméras. Notre famille en est
officieusement venue à représenter les autres. On nous
invitait à toutes les manifestations, y compris celle qui
campait en permanence devant le bureau du Premier
ministre, à Jérusalem. Mon père ne nous a pas caché sa
fierté de nous voir nous mobiliser. Le soutien de personnes
du monde entier, y compris des pacifistes israéliens, nous a
beaucoup réconfortés. Environ six mois plus tard, on a
annoncé la libération de cent un déportés. Mais notre père
n’en faisait pas partie.
Nous sommes allés à la rencontre des déportés libérés
pour avoir des nouvelles. Ces héros de retour du Liban nous
ont juste dit que notre père allait bien et qu’il rentrerait
bientôt. Après trois nouveaux mois d’attente, Israël a enfin
consenti à libérer les derniers déportés. Cette perspective
nous a remplis de joie.
Le jour annoncé, brûlant d’impatience, nous avons
attendu devant la prison de Ramallah où devait avoir lieu la
libération. Dix hommes sont sortis. Puis vingt. Mais pas lui.
Le dernier prisonnier est sorti ; les soldats nous ont déclaré
qu’il n’y en avait plus. Aucune trace de mon père, et pas un
mot quant à l’endroit où il se trouvait. Tandis que les autres
familles ramenaient joyeusement chez elles le parent
retrouvé, nous sommes restés seuls, dehors, au beau milieu
de la nuit, sans la moindre idée de ce qu’il était devenu.
Partagés entre l’abattement, la frustration et l’inquiétude,
nous sommes rentrés. Pourquoi ne l’avait-on pas relâché
avec les autres ? Où était-il à présent ?
Le lendemain, l’avocat de mon père a téléphoné pour
nous apprendre qu’il avait été renvoyé en prison, avec
plusieurs autres. La déportation s’était apparemment
révélée contre-productive pour Israël : mon père et d’autres
dirigeants palestiniens avaient capté l’attention des médias,
suscitant la sympathie. Le monde entier jugeait la sanction
non seulement excessive, mais contraire aux droits de
l’homme. Dans le monde arabe, ces hommes sont devenus
des héros au service de la cause, dotés d’une influence
considérable.
Autre effet secondaire désastreux, les détenus en avaient
profité pour créer des liens jusqu’alors inexistants entre le
Hamas et le Hezbollah, principale organisation islamique
politique et paramilitaire du Liban. Chose impossible en
terre palestinienne, mon père et d’autres dirigeants du
Hamas avaient trouvé moyen de se faufiler régulièrement à
l’extérieur du camp, à l’insu des médias, pour rencontrer
des chefs du Hezbollah et des Frères musulmans. Ce
rapprochement serait lourd de conséquences historiques et
géopolitiques.
Pendant ce temps, les plus radicaux des membres du
Hamas en liberté ont atteint des sommets d’exaltation. Et à
mesure que ces éléments-là sont venus combler les postes
de commandement laissés temporairement vacants au sein
de l’organisation, le fossé entre cette dernière et l’OLP s’est
encore creusé.

C’est à cette époque qu’Israël a entamé avec Yasser


Arafat des négociations secrètes qui ont abouti aux accords
d’Oslo, en 1993. Le 9 septembre, Arafat envoyait une lettre
au Premier ministre Yitzhak Rabin, où il reconnaissait
officiellement « le droit de l’État d’Israël à vivre en paix et
dans la sécurité » et renonçait « au recours au terrorisme et
à d’autres actes de violence ».
Rabin a ensuite formellement reconnu l’OLP comme
« représentant du peuple palestinien », et Bill Clinton a
permis à l’administration américaine d’entrer en contact
avec l’organisation d’Arafat. Le 13 septembre, le monde
stupéfait contemplait la poignée de main entre ce dernier et
Rabin, à la Maison Blanche. Un sondage a alors révélé que
l’immense majorité des Palestiniens de Cisjordanie et de
Gaza approuvaient cet accord généralement connu sous le
nom de Déclaration de principes. Conduisant à la création
de l’Autorité palestinienne (AP), ce document appelait au
retrait des troupes israéliennes de Gaza et de Jéricho,
accordait l’autonomie à quelques zones, et ouvrait la porte
au retour d’Arafat et de l’OLP de leur exil tunisien.
Mon père, lui, n’approuvait pas la Déclaration de
principes. Aussi méfiant à l’égard d’Israël que de l’OLP, il ne
croyait pas un instant au processus de paix. Certains
dirigeants du Hamas, expliquait-il, s’y opposaient pour
d’autres raisons, notamment la crainte d’un succès de
l’accord de paix ! Toute coexistence pacifique aurait signifié
la fin du Hamas. Pour eux, dans un climat de paix,
l’organisation n’avait pas la moindre chance de se
développer. Et puis, d’autres groupes de résistance avaient
intérêt à voir le conflit perdurer. En présence de tant
d’objectifs et d’intérêts divergents, la paix était impossible.
Les attentats ont donc continué. Le 24 septembre, un
Israélien mourait dans un verger près de Basra, sous les
coups de couteau d’un fedayin du Hamas. Deux semaines
plus tard, le Front populaire pour la libération de la Palestine
et le Djihad islamique revendiquaient l’assassinat de deux
Israéliens dans le désert de Judée. Quinze jours plus tard
encore, le Hamas abattait deux soldats israéliens devant
une implantation de Gaza. Mais aucun de ces événements
n’a eu l’écho planétaire du massacre d’Hébron, survenu
le 25 février 1994.
En plein milieu des fêtes juives de Pourim et du ramadan
musulman, un médecin nommé Baruch Goldstein, américain
de naissance, pénétrait dans la mosquée Al-Haram Al-
Ibrahimi, à Hébron, où, selon la tradition locale, sont
enterrés Adam et Ève, Abraham et Sarah, Isaac et Rebecca,
ainsi que Jacob et Léa. Sans sommation, Goldstein a ouvert
le feu sur les fidèles en train de prier, tuant vingt-neuf
Palestiniens et blessant une centaine d’autres. Baruch
Goldstein a ensuite succombé sous les coups d’une foule
ivre de colère et de chagrin.
Nous avons vu sur le petit écran les corps ensanglantés
extraits du lieu saint. J’étais en état de choc. Tout me
semblait passer au ralenti. Mon cœur battait d’une rage
inconnue jusqu’alors, effrayante mais aussi apaisante.
L’instant d’après, j’étais assommé par le chagrin. Puis la
rage remontait d’un coup – avant de retomber, me
replongeant dans l’apathie. Et je n’étais pas un cas isolé :
tous les habitants des territoires occupés paraissaient
traversés par les mêmes turbulences émotionnelles, qui les
laissaient au bord de l’épuisement.
Deux éléments ont convaincu les Palestiniens que
Goldstein avait été sinon envoyé, du moins couvert, par
Jérusalem. D’abord, il portait un uniforme de l’armée
israélienne. Ensuite, la présence des militaires israéliens sur
les lieux du drame était plus discrète que d’habitude. À nos
yeux, rien ne distinguait un soldat à la gâchette facile d’un
civil exalté. Le Hamas s’est alors exprimé avec une
détermination terrible, appelant à venger cette trahison,
cette ignominie.
Le 6 avril, une voiture piégée explosait contre un bus à
Afula, faisant huit morts et quarante-quatre blessés. Le
Hamas a parlé de représailles pour le massacre d’Hébron.
Le même jour, lors d’une attaque du Hamas contre un arrêt
d’autobus près d’Ashdod, deux Israéliens étaient tués par
balles et quatre autres, blessés.
Une semaine plus tard, un seuil historique a été franchi
lorsque Israël a subi son premier attentat-suicide. Le
13 avril 1994 au matin – le jour même où mon père rentrait
enfin de déportation au Liban – Amar Salah Diab Amarna,
âgé de vingt et un ans, pénétrait dans la gare routière
d’Hadera, au centre du pays, entre Haïfa et Tel-Aviv, muni
d’un sac rempli d’articles de quincaillerie et de plus de deux
kilos d’explosif artisanal à base de peroxyde d’acétone.
À 9 h 30, il grimpait dans le car pour Tel-Aviv. Dix minutes
plus tard, au moment où le véhicule quittait la gare, il
appuyait sur le détonateur.
Les éclats ont déchiqueté les passagers du car, faisant six
morts et trente blessés. Une seconde bombe artisanale a
explosé quand les secours sont arrivés. Un tract du Hamas a
annoncé qu’il s’agissait du « deuxième attentat d’une série
de cinq » censés venger Hébron.
J’étais fier du Hamas, et ces actions m’apparaissaient
comme une immense victoire sur l’occupant israélien. Du
haut de mes quinze ans, tout était blanc ou noir. Il y avait
les gentils, et les méchants. Et les méchants méritaient
amplement leur sort. Malgré la chair humaine déchiquetée
par une bombe de deux kilos bourrée de clous et de billes
d’acier, j’espérais que le message passerait auprès de la
communauté israélienne.
Ça n’a pas raté.
À chaque attentat-suicide, les bénévoles juifs orthodoxes
de l’organisation ZAKA (Identification des victimes de
désastre) se présentaient sur les lieux, vêtus de gilets
jaunes fluorescents, pour recueillir le sang et les fragments
corporels – y compris ceux des non-Juifs, et même du
kamikaze – qu’ils envoyaient au centre médico-légal de Jaffa
pour identification. Bien souvent, il n’y avait pas d’autre
moyen de relier un morceau à un autre que des tests d’ADN.
Les familles qui n’avaient pas retrouvé les leurs parmi les
blessés à l’hôpital étaient réorientées sur Jaffa, où elles se
présentaient généralement abruties par le chagrin.
Le plus souvent, le pathologiste conseillait à la famille de
ne pas voir les restes du défunt ; mieux valait conserver
l’image d’un vivant. Mais la plupart demandaient quand
même à le toucher une dernière fois, même s’il ne restait
qu’un pied.
La tradition juive exigeant que le corps soit inhumé entier
le jour même du décès, on mettait rapidement en terre les
plus gros fragments. La suite était ajoutée plus tard, une
fois l’identification par l’ADN effectuée, ce qui ne manquait
jamais de rouvrir les plaies des familles en deuil.
Hadera restera le premier attentat-suicide à la bombe. En
fait, il s’agissait d’une troisième tentative. Au fil des essais,
le jeune artificier du Hamas, Yahia Ayache, a pu ainsi se
faire la main. Étudiant en ingénierie à l’université Bir Zeit,
Ayache n’était pas plus musulman radical que zélote
nationaliste. Un jour, il avait demandé l’autorisation de
poursuivre ses études dans un autre pays, elle lui avait été
refusée par les autorités israéliennes. Il s’est alors mis à
fabriquer des bombes, au point de vite devenir un héros aux
yeux des Palestiniens, et l’un des hommes les plus
recherchés d’Israël.
Outre ses deux tentatives manquées, puis celles,
abouties, du 6 et du 13 avril, Ayache a tué ensuite au moins
trente-neuf personnes, à travers cinq nouveaux attentats. Et
il n’a pas oublié d’enseigner son savoir-faire à d’autres,
notamment à son ami Hassan Salameh.

Lors de la guerre du Golfe, Yasser Arafat avait soutenu


Saddam Hussein, se mettant à dos aussi bien les États-Unis
que les pays arabes qui appuyaient leur coalition. Du coup,
ces derniers ont reporté sur le Hamas l’aide financière
jusqu’alors accordée à l’OLP.
Mais avec la signature des accords d’Oslo, Arafat a repris
la main. Et l’année suivante, il a partagé le prix Nobel de la
paix avec Yitzhak Rabin et le ministre israélien des Affaires
étrangères, Shimon Peres.
Selon le texte d’Oslo, Arafat avait pour mission d’établir
l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et dans la bande de
Gaza. Le 1er juillet 1994, il a donc franchi la frontière avec
l’Égypte à Rafah pour entrer dans Gaza, où il a pris ses
quartiers.
« L’unité nationale, a-t-il déclaré à la foule qui célébrait
son retour d’exil, est (…) notre bouclier, le bouclier de notre
peuple. L’unité. L’unité. L’unité1. » Mais cette unité, les
territoires palestiniens en étaient loin.
Le Hamas et ses sympathisants n’ont guère apprécié
qu’Arafat traite secrètement avec Israël et promette le
renoncement des Palestiniens à la lutte pour
l’autodétermination. Nos militants continuaient de peupler
les prisons israéliennes. Nous ne possédions toujours pas
d’État propre. L’autonomie qui nous était accordée couvrait
la seule ville cisjordanienne de Jéricho – petite
agglomération dénuée de tout – et Gaza, un gros camp du
littoral, surpeuplé de réfugiés.
Et voilà qu’Arafat s’attablait avec les Israéliens en
distribuant les poignées de main. « Et tout le sang versé par
les Palestiniens, alors ? se demandait-on autour de nous. A-
t-il donc si peu de prix ? »
En revanche, certains Palestiniens ont reconnu que les
accords de paix nous avaient au moins apporté Gaza et
Jéricho. Qu’avait obtenu le Hamas, de son côté ? Avait-il
libéré le moindre hameau palestinien ?
Peut-être ceux-là étaient-ils dans le vrai. Mais le Hamas se
méfiait d’Arafat comme de la peste – essentiellement à
cause de son empressement à s’entendre sur la fondation
d’un État palestinien à l’intérieur d’Israël au lieu de chercher
à récupérer la Palestine d’avant la création d’Israël.
« Qu’auriez-vous fait à notre place ? » répondaient Arafat
et ses porte-parole à ceux qui les pressaient. « Nous avons
passé des décennies à combattre Israël, pour constater qu’il
n’y a pas moyen de gagner. Chassés de Jordanie et du
Liban, nous avons atterri à plus de mille six cents kilomètres
de là, en Tunisie. La communauté internationale nous était
hostile ; nous n’avions aucune influence. L’Union soviétique
s’est effondrée, abandonnant la suprématie mondiale aux
seuls États-Unis, partisans d’Israël. L’occasion nous a été
donnée de récupérer tout ce que nous possédions en 1967,
avant la guerre des Six-Jours, et de nous gouverner par
nous-mêmes. Nous l’avons saisie. »
Quelques mois après son arrivée à Gaza, Arafat s’est
rendu à Ramallah. Mon père et quelques dizaines d’acteurs
religieux, politiques et économiques de premier plan l’ont
accueilli. Quand le chef de l’OLP est arrivé à la hauteur de
cheikh Hassan Yousef, il lui a baisé la main en signe de
reconnaissance de son autorité religieuse et politique.
L’année suivante, mon père et d’autres dirigeants du
Hamas ont rencontré régulièrement Arafat à Gaza,
s’efforçant d’amener l’Autorité palestinienne et le Hamas à
la réconciliation et à l’unité. Mais le dialogue a tourné court
quand le Hamas a refusé de participer au processus de paix.
D’un point de vue idéologique comme sur les objectifs à
atteindre, nous étions encore très loin de l’entente.

La transformation du Hamas en véritable organisation


terroriste a vite été consommée. Beaucoup de ses membres
avaient atteint le sommet de l’échelle islamique. Les chefs
politiques modérés comme mon père se sont abstenus de
faire le moindre reproche aux militants. Ils n’étaient pas en
position de le faire. Sur quoi auraient-ils fondé leurs
propos ? Les militants ne se prévalaient-ils pas du soutien
absolu du Coran ?
Ainsi, même s’il n’a jamais tué personnellement qui que
ce soit, mon père s’est accommodé des attentats. Et les
Israéliens, incapables d’appréhender les jeunes militants
violents, ont continué de se rabattre sur les cibles faciles et
inoffensives comme lui. Ils ont imaginé qu’en arrêtant un
dirigeant du Hamas, les attentats orchestrés par
l’organisation s’arrêteraient. Mais ils n’ont jamais fait l’effort
de vraiment se demander ce qu’était le Hamas et qui le
composait. Et il leur a fallu beaucoup d’années, des années
douloureuses, avant de commencer à comprendre que ce
n’est pas une organisation au sens où on l’entend
habituellement, avec des règlements et une hiérarchie.
C’est un fantôme. Une idée. Or, on ne détruit pas une idée ;
on ne fait que l’exalter. Le Hamas est comme un ver plat :
coupez-lui la tête, une autre repousse.
L’ennui, c’est que l’objectif central du Hamas est en soi
illusoire. La Syrie, le Liban, l’Irak, la Jordanie et l’Égypte
s’étaient tour à tour vainement échinés à rejeter les
Israéliens à la mer pour installer un État palestinien. Même
Saddam Hussein, avec ses missiles Scud, n’avait rien pu.
Pour que les millions de réfugiés palestiniens retrouvent
leurs maisons, leurs fermes, leurs propriétés perdues plus
d’un demi-siècle auparavant, il aurait fallu qu’Israël procède
à l’échange pur et simple des positions respectives. Cela
n’étant pas à l’ordre du jour, le Hamas se trouvait comme
Sisyphe – condamné à hisser son rocher jusqu’au sommet
de la montagne pour le voir rouler jusqu’en bas, et
recommencer inexorablement.
Pour certains, l’entreprise du Hamas était déjà vouée à
l’échec. Mais même ceux-là continuaient à croire qu’Allah
finirait par vaincre Israël, au besoin par des moyens
surnaturels.
Pour Israël, les nationalistes de l’OLP posaient juste un
problème politique appelant une solution politique. Le
Hamas, lui, poussait à l’islamisation de la question
palestinienne. Du coup, il en faisait un problème religieux,
n’admettant qu’une solution religieuse – autant dire aucune
solution puisque ces terres appartenaient selon nous à
Allah. Point final. Pas de discussion. Au fond, pour le Hamas,
le problème ne résidait pas dans la politique d’Israël. Le
problème, c’était l’existence même de l’État-nation
israélien.
Et mon père, alors ? Était-il devenu un terroriste, lui
aussi ? Un jour, je suis tombé sur un article de presse : lors
d’un récent attentat-suicide (ou « opération martyre »,
comme on dit parfois au sein du Hamas), beaucoup de
civils, femmes et enfants compris, avaient péri. Il m’était
mentalement impossible de concilier la gentillesse de mon
père, sa personnalité, avec sa position de chef d’une
organisation capable de choses pareilles. Pointant l’article
du doigt, je lui ai demandé ce que lui inspiraient de tels
actes.
« Une fois, en sortant de la maison, m’a-t-il répondu, j’ai
vu un insecte. Je me suis demandé à plusieurs reprises si je
devais le tuer ou pas. Et je n’en ai pas été capable. » C’était
sa façon, détournée, de dire qu’il ne pourrait jamais
participer directement à ce type de meurtre gratuit. Mais les
civils israéliens n’étaient pas des insectes.
Non, mon père n’a pas fabriqué de bombe, pas plus qu’il
n’a harnaché les kamikazes ou désigné les cibles. Mais des
années plus tard, rencontrant dans une Bible chrétienne
l’histoire de la lapidation d’un jeune innocent nommé
Étienne, la réponse de mon père m’est revenue. J’ai lu : « Et
Saül était présent, qui approuvait le meurtre d’Étienne »
(Actes 8 : 1).
J’aimais très profondément mon père, et j’avais pour
l’homme qu’il était et les valeurs dont il se réclamait une
immense admiration. Mais ce bougre incapable de faire du
mal à un insecte s’accommodait manifestement de l’idée
que quelqu’un d’autre fasse exploser des êtres humains, du
moment que lui ne se salissait pas les mains.
Dès lors, l’idée que je me faisais de mon père a
commencé à se brouiller.

1. « Arafat’s Return : Unity Is “the Shield of Our People,” », New York Times,
2 juillet 1994.
9
À la recherche d’armes
hiver 1995-printemps 1996

Après les accords d’Oslo, la communauté internationale


attendait de l’Autorité palestinienne qu’elle mette le Hamas
au pas. Le samedi 4 novembre 1995, je regardais la
télévision lorsqu’un flash spécial a interrompu les
programmes. On avait tiré sur Yitzhak Rabin lors d’un
rassemblement pour la paix sur la place des Rois, à Tel-Aviv.
Cela paraissait grave. Deux heures plus tard, son décès
était officiellement annoncé.
« Ouah ! ai-je lancé à la cantonade, il y a donc encore une
faction palestinienne assez puissante pour assassiner le
Premier ministre d’Israël ! Ça aurait dû être fait depuis
longtemps. » J’étais très heureux de la mort de Rabin : elle
allait causer du tort à l’OLP et à sa capitulation dissimulée
devant Israël.
C’est alors que le téléphone a sonné. J’ai aussitôt reconnu
la voix au bout du fil. C’était Yasser Arafat, il demandait à
parler à mon père.
J’ai prêté l’oreille. Mon père n’a pas dit grand-chose après
avoir pris le combiné ; il s’est montré aimable, respectueux,
et semblait approuver tout ce que lui disait son
interlocuteur.
« Je comprends, a-t-il conclu. Au revoir. »
Puis il s’est tourné vers moi. « Arafat me demande que
nous fassions notre possible pour empêcher le Hamas de
célébrer la mort du Premier ministre de façon trop voyante.
Cet assassinat est une grosse perte pour Arafat, parce que
Rabin a fait preuve d’un grand courage en entamant des
négociations de paix avec l’OLP. »
Plus tard, nous avons appris que Rabin n’avait pas été
abattu par un Palestinien : c’était un Israélien, un étudiant
en droit, qui lui avait tiré dans le dos. Beaucoup au sein du
Hamas ont été très déçus. Pour ma part, j’ai trouvé cocasse
que les Juifs fanatiques puissent partager un objectif avec
nous.
Cet assassinat a mis à cran la Terre entière, et la Terre
entière a redoublé de pressions sur Arafat pour qu’il prenne
en main les territoires palestiniens. Un vaste coup de filet a
donc été lancé sur le Hamas. La police de l’Autorité
palestinienne est venue chez nous pour demander à mon
père de se préparer. On l’a ensuite installé dans l’enceinte
du quartier général d’Arafat – sans jamais lui manquer de
respect ni d’égards.
Pour la première fois, des Palestiniens emprisonnaient
d’autres Palestiniens. Ce n’était certes pas glorieux, mais au
moins traitaient-ils mon père avec considération.
Contrairement à beaucoup d’autres, il a obtenu une
chambre confortable, où Arafat lui rendait visite de temps
en temps pour évoquer telle ou telle question d’importance.
Bientôt, tous les principaux chefs et des milliers de
membres du Hamas se sont trouvés derrière des barreaux
palestiniens. Beaucoup ont été torturés lors de leur
interrogatoire. Certains ont péri. Mais d’autres ont réussi à
s’enfuir et ont poursuivi les attentats contre Israël.
Ma haine était à présent dirigée contre plusieurs cibles. Je
haïssais l’Autorité palestinienne et Yasser Arafat. Je haïssais
Israël. Je haïssais les Palestiniens laïcs. Pourquoi mon père,
qui aimait Allah et les siens, devait-il payer de sa personne,
quand des hommes sans foi de la trempe d’Arafat et de son
OLP offraient une victoire éclatante aux Israéliens – que le
Coran assimilait à des cochons et des singes ? Sans compter
que la communauté internationale applaudissait désormais
Israël pour avoir forcé les terroristes à reconnaître son droit
à l’existence.
J’avais dix-sept ans, et n’étais plus qu’à quelques mois de
mon diplôme d’études secondaires. Chaque fois que j’allais
voir mon père en prison, avec des petits plats pour le
réconforter, il cherchait à me motiver. « Tout ce que je te
demande, me répétait-il, c’est de réussir ton examen.
Concentre-toi sur tes études. Ne t’inquiète pas pour moi. Je
ne veux pas que ce qui m’arrive interfère avec quoi que ce
soit. » Mais la vie n’avait plus aucun sens à mes yeux. Une
seule idée m’habitait : intégrer la branche militaire du
Hamas pour nous venger d’Israël et de l’Autorité
palestinienne. Tout ce que j’avais observé depuis mon
enfance me revenait à la mémoire. Tant de luttes, tant de
sacrifices allaient-ils se conclure ainsi, dans cette paix au
rabais avec Israël ? Si je devais mourir au combat, au moins
ce serait en martyr, et j’irais au paradis.
Mon père ne m’a jamais enseigné à haïr, mais je ne savais
pas comment faire autrement. Même s’il combattait
fougueusement l’occupation (je pense qu’il n’aurait pas
hésité à ordonner de lâcher une bombe atomique sur Israël
s’il en avait disposé) il ne disait jamais de mal du peuple
juif, à la grande différence de certains chefs racistes du
Hamas. Le dieu du Coran l’intéressait bien plus que la
politique. Allah nous avait confié la mission d’éradiquer les
Juifs. Mon père ne le contestait pas, mais il n’avait rien
contre eux à titre personnel.
« Où en es-tu avec Allah ? » me demandait-il à chacune
de mes visites. « As-tu prié aujourd’hui ? Pleuré ? As-tu
passé un peu de temps en sa compagnie ? » Jamais il ne
m’a dit : « Je veux que tu deviennes un bon moudjahid
[guerrier]. » À moi, son fils aîné, sa recommandation était la
suivante : « Sois très bon envers ta mère, très bon envers
Allah, et très bon envers ton peuple. »
Je ne comprenais pas qu’il montre toujours tant de
compréhension et d’indulgence, même à l’égard des soldats
qui l’arrêtaient sans cesse. Il les traitait comme des enfants.
Quand je lui apportais à manger, dans les quartiers de
l’Autorité palestinienne, il n’était pas rare qu’il invite ses
gardiens à partager la viande et le riz préparés par ma
mère. Si bien qu’en quelques mois, ses geôliers l’ont adopté
en retour. Je l’aimais, mais l’homme n’était pas simple à
comprendre.
Débordant de haine, assoiffé de vengeance, je me suis
mis en quête d’armes. S’en procurer était certes possible à
cette époque dans les territoires, mais elles coûtaient cher,
et j’étais un étudiant sans le sou.
Ibrahim Kiswani, un camarade de classe qui habitait un
village près de Jérusalem, partageait mon objectif. Il m’a dit
pouvoir obtenir la somme nécessaire – sans doute pas pour
de l’artillerie lourde, mais assez pour des fusils bon marché
voire un pistolet. J’ai demandé à mon cousin Yousef Dawood
s’il savait où se procurer des armes.
Yousef et moi n’étions pas spécialement proches, mais à
coup sûr il possédait des contacts que je n’avais pas.
« Des amis à Naplouse peuvent t’aider, m’a-t-il répondu.
Que veux-tu faire avec des armes ?
– Toutes les familles en possèdent, ai-je menti, c’est juste
pour protéger les miens. »
Enfin, ce n’était pas vraiment un mensonge. Dans le
village d’Ibrahim, chaque famille possédait bel et bien des
armes pour assurer sa propre défense, et lui et moi étions
comme frères.
Au-delà de mon désir de vengeance, j’enviais ceux qui
étaient armés. Les études ne m’intéressaient plus vraiment.
À quoi bon aller en cours dans un tel pays de fous ?
Enfin, un après-midi, mon cousin Yousef m’a appelé.
« On va à Naplouse. Je connais un type qui travaille pour
la sécurité de l’Autorité palestinienne. Je crois qu’il peut
nous trouver des armes. »
À Naplouse, nous sommes entrés dans une petite maison
où un homme nous a montré des pistolets-mitrailleurs
suédois Carl Gustav M45, et un Port Saïd, version
égyptienne de la même arme. Il nous a ensuite emmenés
dans un coin isolé de la montagne, pour nous faire une
démonstration. Quand il m’a proposé d’essayer, mon cœur
s’est emballé. Je n’avais encore jamais tiré à la mitraillette,
et ça m’a fait peur.
« Non, je te fais confiance », ai-je répondu. Je lui ai acheté
deux Gustav et un revolver, que j’ai cachés dans la portière
de ma voiture. Pour dérouter les chiens israéliens à chaque
barrage routier, j’ai saupoudré les armes de poivre.
Sur le chemin du retour à Ramallah, j’ai appelé Ibrahim.
« Hé, j’ai le matériel !
– C’est vrai ?
– C’est vrai. »
Nous évitions de prononcer des mots comme « arme » ou
« pistolet », car il y avait de fortes chances que les
Israéliens soient en train de nous écouter. Nous sommes
convenus de l’heure à laquelle Ibrahim viendrait récupérer
son « matériel » et avons aussitôt raccroché.
Nous étions au printemps 1996. Je venais d’avoir dix-huit
ans, et j’étais armé.

Un soir, Ibrahim m’a appelé, et j’ai immédiatement senti à


sa voix qu’il était très en colère.
« Les armes ne fonctionnent pas ! a-t-il crié dans le
combiné.
– De quoi parles-tu ? l’ai-je interrompu, priant le ciel que
personne n’écoute notre conversation.
– Les armes ne fonctionnent pas, a-t-il répété. On nous a
roulés !
– Je ne peux pas parler, là.
– D’accord, mais je veux te voir ce soir. »
Dès qu’il est arrivé chez moi, je lui suis tombé dessus.
« Tu n’es pas fou de parler comme ça au téléphone ?
– Je sais, mais les armes ne fonctionnent pas. Le revolver,
ça va, mais les pistolets-mitrailleurs ne tirent pas.
– OK, j’ai entendu. Tu es sûr de savoir comment ça
marche ? »
Il m’a assuré qu’il s’y connaissait, et je lui ai promis de
m’en occuper. À deux semaines de mes examens, je me
suis arrangé pour ramener les armes défectueuses à Yousef.
« C’est une catastrophe, lui ai-je dit. Le revolver
fonctionne, mais pas les pistolets-mitrailleurs. Appelle tes
amis à Naplouse, il faudrait au moins que nous récupérions
notre argent. » Il m’a promis d’essayer.
Le lendemain, mon frère Sohayb me douchait froid : « La
sécurité israélienne est venue à la maison hier soir, ils te
cherchaient », m’a-t-il annoncé d’une voix remplie
d’inquiétude.
J’ai immédiatement pensé : « Mais nous n’avons encore
tué personne ! » Ça me faisait peur, mais en même temps
ça me donnait de l’importance, comme si j’avais commencé
à représenter une menace pour Israël. Lors de ma visite
suivante à mon père, il avait déjà appris que les Israéliens
me cherchaient.
« Que se passe-t-il ? » m’a-t-il durement demandé. Je lui ai
dit toute la vérité, et il s’est mis très en colère. Derrière
cette colère, toutefois, je percevais qu’il était surtout déçu
et inquiet.
« C’est très grave, m’a-t-il averti. Pourquoi t’es-tu fourré
là-dedans ? Tu es censé veiller sur ta mère et tes frères et
sœurs, pas te cacher des Israéliens. Ne comprends-tu pas
qu’ils te tueront ? »
Je suis rentré chez moi, j’ai rassemblé quelques affaires,
et demandé à des étudiants Frères musulmans de me
cacher jusqu’aux examens et à la fin des cours.
Ibrahim n’avait manifestement pas saisi la gravité de ma
situation. Il a continué de m’appeler, souvent sur le portable
de mon père.
« Que se passe-t-il ? Que t’arrive-t-il ? Je t’ai confié tout
cet argent. Il faut que je le récupère. »
Quand je lui ai parlé de la visite des services de sécurité
chez moi, il s’est mis à hurler des choses imprudentes dans
le combiné. J’ai aussitôt raccroché, avant qu’il me
compromette davantage, et moi avec. Mais le lendemain,
l’armée israélienne a perquisitionné chez lui, et elle a trouvé
le revolver. Les soldats l’ont arrêté.
J’étais désemparé. J’avais fait confiance à une personne
qui ne le méritait pas. Mon père était en prison, et je l’avais
déçu. Ma mère se faisait un sang d’encre à mon sujet.
J’avais des examens à réviser. Et j’étais recherché par les
Israéliens.
Pouvait-on aller plus mal ?
10
L’Abattoir
1996

Malgré mes précautions, la sécurité israélienne a donc fini


par me retrouver. Mes conversations téléphoniques avec
Ibrahim avaient été écoutées, et cette fois j’étais pris.
Poings liés, yeux bandés, jeté à l’arrière d’une Jeep de
l’armée, je cherchais tant bien que mal à esquiver les coups
de crosse.
La Jeep s’est arrêtée après ce qui m’a semblé être des
heures de route. Les soldats m’ont fait monter un escalier.
L’attache de plastique m’entaillait les poignets. Je ne sentais
plus mes mains. Autour de moi, j’entendais bouger et crier
en hébreu.
On m’a conduit dans une petite pièce, où l’on a retiré mon
bandeau et délié mes mains. Plissant les yeux sous la
lumière, j’ai cherché à me repérer. À l’exception d’un bureau
dans un coin, l’endroit était vide. Je me demandais ce que
me réservaient à présent les soldats. Un interrogatoire ?
Encore des coups ? De la torture ? Je n’ai pas eu à
m’interroger très longtemps. Après quelques minutes, un
jeune militaire a ouvert la porte. Il portait un anneau au nez,
et j’ai reconnu son accent russe. C’était l’un de ceux qui
m’avaient battu dans la Jeep. Il m’a attrapé par le bras et
entraîné dans un dédale de longs couloirs, jusqu’à une autre
pièce. Là, sur un vieux bureau, il y avait un tensiomètre, un
ordinateur et un petit téléviseur. Pris à la gorge par une
puanteur insoutenable, j’ai senti que j’allais encore vomir.
Un homme en blouse blanche est entré, l’air fatigué et
contrarié. Il a regardé avec étonnement mon visage et mon
œil tuméfiés, qui devaient à présent avoir doublé de
volume. Mais si mon état de santé l’inquiétait, il n’en a rien
montré. Je connais des vétérinaires plus doux avec leurs
bêtes que ce médecin quand il m’a examiné.
Un gardien en uniforme de policier nous a rejoints. Il m’a
tourné, rattaché les mains, et placé une cagoule vert foncé
sur la tête. J’ai compris d’où venait la puanteur. Cette
cagoule n’avait jamais été lavée. Elle empestait les dents
pourries et l’haleine fétide d’une centaine de prisonniers.
Pris d’un haut-le-cœur, j’ai essayé de retenir ma respiration.
Mais à chaque fois que je reprenais de l’air, j’aspirais un peu
du tissu infect dans la bouche. Pris de panique, j’étais
persuadé que j’allais suffoquer si je ne sortais pas la tête du
sac.
Le gardien m’a fouillé et tout confisqué, ceinture et lacets
compris. Il m’a attrapé par la cagoule et conduit à travers le
labyrinthe des couloirs. On a tourné à droite. Puis à gauche.
Encore à gauche. Droite. Droite encore. Je ne savais plus où
j’étais, ni où il m’emmenait.
Enfin nous nous sommes arrêtés, et je l’ai entendu
chercher des clés. Il a ouvert une porte qui m’a semblé
épaisse et lourde. Il a dit : « Attention ça descend », et j’ai
descendu quelques marches. J’ai perçu à travers l’étoffe une
lumière intermittente, comme le gyrophare d’une voiture de
police.
Le gardien m’a ôté ma capuche, et j’ai constaté que je me
trouvais devant un rideau. À ma droite, j’ai vu un panier
rempli de cagoules. Nous avons attendu quelques minutes,
puis une voix de l’autre côté du rideau nous a donné la
permission d’entrer. Le gardien m’a passé des fers aux pieds
et remis une autre cagoule, qu’il a attrapée pour
m’entraîner derrière le rideau.
Des ventilateurs crachaient de l’air frais, et quelque part
au loin on entendait de la musique très fort. J’ai ensuite suivi
des couloirs, probablement très étroits puisque je me
cognais constamment contre les parois. J’avais le tournis, et
j’étais épuisé. Nous nous sommes arrêtés de nouveau. Le
soldat a ouvert une porte imposante et m’a fait entrer. Puis
il m’a ôté ma cagoule et laissé seul, refermant derrière lui.
Une fois encore, j’ai parcouru les lieux du regard. La
cellule faisait à peu près cinq mètres carrés – tout juste la
place pour un petit matelas et deux couvertures, dont l’une
avait été roulée par le précédent prisonnier pour en faire un
oreiller. Je me suis assis sur le matelas ; il était poisseux et
les couvertures empestaient comme la cagoule. J’ai remonté
le col de ma chemise sur mon nez, mais mes propres habits
puaient le vomi. Une ampoule faiblarde pendait au plafond,
dont je n’ai pas trouvé l’interrupteur. La pièce n’avait pas
d’autre ouverture que la petite lucarne dans la porte. L’air
était moite, le sol trempé, le béton couvert de moisi. Les
insectes grouillaient de partout. Tout était fétide, putride,
immonde.
Je suis resté longtemps assis comme ça, totalement
désemparé. Pris d’un besoin pressant, j’ai utilisé les toilettes
rouillées qui se trouvaient dans un coin de la pièce. J’ai
actionné la chasse d’eau et immédiatement regretté mon
geste. L’évacuation ne s’est pas faite ; au contraire, le
niveau de la cuve a monté jusqu’à déborder, imbibant le
matelas.
Je me suis assis dans le dernier coin sec de la cellule, et
j’ai essayé de rassembler mes esprits. Quel endroit pour
passer la nuit ! Mon œil me lançait. À cause de l’odeur
pestilentielle, j’avais du mal à respirer régulièrement sans
suffoquer. Il faisait une chaleur insoutenable, et mes habits
trempés de sueur me collaient au corps.
Je n’avais rien mangé ni bu depuis le lait de chèvre avalé
le matin même chez ma mère, et qui maculait à présent ma
chemise et mon pantalon. Un tuyau émergeait du mur, et
j’ai tourné la poignée dans l’espoir de voir sortir de l’eau,
mais c’était un liquide épais et marron.
Quelle heure était-il ? Allait-on me laisser croupir ici toute
la nuit ?
Ma tête battait fort. Je savais que je ne dormirais pas. Tout
ce que je pouvais faire, c’était prier Allah.
« Protège-moi, lui ai-je demandé. Rends-moi sain et sauf à
ma famille, le plus vite possible. »
À travers l’imposante porte d’acier, j’entendais de la
musique, très fort, au loin – la même chanson, passée et
repassée mille fois. Pour estimer le temps qui s’écoulait, j’ai
compté le nombre des répétitions.
Inlassablement, Leonard Cohen chantait :

They sentenced me to twenty years of boredom


For trying to change the system from within
I’m coming now, I’m coming to reward them
First we take Manhattan, then we take Berlin1

Au loin, des portes se sont ouvertes et fermées –


beaucoup de portes. Petit à petit, ça s’est rapproché. Puis
on a ouvert ma cellule, fait glisser un plateau bleu à
l’intérieur, avant de refermer d’un claquement sec. Assis
dans les eaux de refoulement des toilettes, j’ai regardé le
plateau, qui comportait un œuf dur, un unique morceau de
pain, l’équivalent d’une cuillerée de yaourt aigri, et trois
olives. Sur le côté, il y avait un récipient de plastique rempli
d’eau, mais quand je l’ai porté à mes lèvres, ça empestait.
J’ai bu un petit peu et utilisé le reste pour me laver les
mains. J’ai mangé tout ce qu’il y avait sur le plateau, mais
j’avais encore faim. S’agissait-il du petit déjeuner ? Quelle
heure était-il donc ? J’ai pensé qu’on devait être dans
l’après-midi.
J’essayais encore de déterminer depuis combien de temps
j’étais là quand la porte s’est ouverte. Quelqu’un – ou
quelque chose – se tenait dans l’encadrement. Un être
humain ? Il s’agissait d’un homme de petite taille, âgé de
soixante-quinze ans environ, qui ressemblait à un primate
bossu. Il m’a crié quelque chose en russe, m’a insulté et
craché au visage en blasphémant. Je n’aurais pu imaginer
présence plus repoussante.
Cette chose était manifestement un gardien, car il m’a
lancé une nouvelle cagoule puante, qu’il m’a ordonné
d’enfiler. Puis il l’a saisie et m’a brutalement entraîné dans
les couloirs. Il a ouvert la porte d’un bureau, m’a projeté à
l’intérieur et fait asseoir de force sur une chaise basse en
plastique ; on aurait dit une chaise d’enfant de cours
élémentaire. Elle était fixée au sol.
Il m’a lié les poignets, un bras entre les pieds de la chaise,
l’autre à l’extérieur. Puis il m’a attaché les jambes. La chaise
était inclinée, ce qui me contraignait à me pencher en
avant. Contrairement à ma cellule, cette pièce-là était
glaciale. Je me suis dit qu’on avait dû régler la climatisation
autour de zéro.
Je suis resté assis là des heures, à grelotter malgré moi,
coincé dans une position impossible à changer qui me
mettait au supplice. J’essayais de respirer à travers le sac
immonde sans jamais prendre d’inspiration profonde. J’étais
affamé, exténué et mon œil ne dégonflait pas.
La porte s’est ouverte et quelqu’un m’a retiré ma cagoule.
À ma grande surprise, j’ai vu devant moi un civil, non un
soldat ou un gardien. Il s’est assis au bord du bureau. Ma
tête se trouvait à la hauteur de ses genoux.
« Comment t’appelles-tu ? m’a-t-il demandé.
– Je m’appelle Mosab Hassan Yousef.
– Sais-tu où tu te trouves ?
– Non. »
Secouant la tête, il a dit : « Certains l’appellent la Nuit
noire. D’autres l’Abattoir. En tout cas, tu es dans le pétrin
jusqu’au cou, Mosab. »
Les yeux rivés sur une tache au mur derrière la tête de
mon interlocuteur, je me suis efforcé de ne laisser paraître
aucune émotion.
« Comment ça va, pour ton père, dans la prison de
l’Autorité palestinienne ? a-t-il enchaîné. Il s’y plaît plus que
dans une prison israélienne ? »
Pour toute réponse, je me suis légèrement tourné sur ma
chaise.
« Sais-tu que tu te trouves aujourd’hui là où ton père a été
emmené lors de sa première arrestation ? »
C’était donc ça : j’étais au Centre de détention de
Moskobiah, à Jérusalem-Ouest. Mon père m’en avait parlé. Il
s’agissait d’une ancienne église orthodoxe russe. Le
gouvernement israélien en avait fait un lieu de haute
sécurité comprenant un quartier général de la police, des
bureaux, et un centre où le Shin Bet procédait à ses
interrogatoires.
Profondément enfoui, l’ancien labyrinthe avait été
transformé en prison. Lugubre, sale et sombre à souhait,
semblable aux donjons médiévaux qu’on voit dans les films,
Moskobiah avait fort sinistre réputation.
Je subissais aujourd’hui ce qu’avait subi mon père. Ces
gens étaient ceux qui l’avaient battu et torturé des années
plus tôt. Ils avaient passé beaucoup de temps à le travailler,
finissant même par bien le connaître. Mais ils n’étaient pas
parvenus à le briser. Loin de faiblir, il s’était même plutôt
endurci.
« Dis-moi ce que tu fais ici, a lancé mon interlocuteur.
– Je n’en ai pas la moindre idée. »
Je me doutais que je me trouvais là pour avoir acheté ces
armes à la noix qui ne fonctionnaient même pas. Mon dos
me faisait horriblement souffrir. L’homme posté devant moi
m’a redressé le menton.
« Tu veux faire le dur, comme ton père ? Tu n’as pas idée
de ce qui t’attend à l’extérieur de cette pièce. Dis-moi tout
ce que tu sais du Hamas ! Quels secrets détiens-tu ? Parle-
moi du mouvement étudiant islamique ! Je veux tout
savoir ! »
Me jugeait-il dangereux à ce point ? Cela m’a d’abord paru
incroyable, puis à la réflexion, assez plausible. De son point
de vue, l’acquisition par le fils de cheikh Hassan Yousef
d’armes automatiques constituait un motif plus que
suffisant de soupçon.
Ces hommes avaient enfermé et torturé mon père, et ils
s’apprêtaient à me faire subir le même sort. Pensaient-ils
vraiment que cela allait m’inciter à reconnaître le droit
d’Israël à exister ? Je voyais les choses sous un angle très
différent. Mon peuple luttait pour sa liberté, sa terre.
Comme je ne répondais pas à ses questions, l’homme a
tapé du poing sur le bureau. De nouveau, il m’a relevé le
menton.
« Je rentre chez moi passer la nuit avec ma famille.
Amuse-toi bien ici. »
Je suis resté assis des heures sur ma petite chaise,
toujours dans cette position incongrue, inclinée vers l’avant.
Enfin, un gardien est entré, m’a enlevé chaînes et menottes,
passé une nouvelle cagoule sur la tête, et entraîné une fois
encore dans les couloirs. La voix de Leonard Cohen s’est
rapprochée.
Nous nous sommes arrêtés, et le gardien m’a aboyé de
m’asseoir. La musique était assourdissante, à présent. Une
fois encore, on m’a enchaîné pieds et mains à une chaise
basse qui vibrait à la cadence entêtante de « First we take
Manhattan, then we take Berlin ! ».
À force de rester dans cette position, dans ce froid, j’ai été
saisi de crampes. J’avais à la bouche le goût de la cagoule
puante. Cette fois, je n’étais manifestement pas seul.
Malgré Leonard Cohen, j’entendais de grands cris de
douleur.
« Il y a quelqu’un ? ai-je appelé sous le tissu graisseux.
– Qui es-tu ? m’a hurlé par-dessus la musique une voix
toute proche.
– Je m’appelle Mosab.
– Depuis combien de temps es-tu ici ?
– Deux jours. »
Pendant deux ou trois minutes, l’homme est resté
silencieux.
« Je suis assis sur cette chaise depuis trois semaines, a-t-il
enfin lâché. Ils me laissent dormir quatre heures par
semaine. »
Ça m’a mis KO. C’était la dernière chose que je voulais
entendre. Un autre m’a dit qu’on l’avait arrêté à peu près au
même moment que moi. J’ai deviné que nous devions être
une vingtaine dans la pièce.
Notre conversation a tourné court parce que j’ai soudain
reçu un coup derrière la tête – fort. La douleur m’a traversé
le crâne, me forçant à refouler mes larmes sous ma cagoule.
« On ne parle pas ! » a crié un gardien.
Chaque minute paraissait durer une heure, mais j’avais de
toute façon perdu la notion du temps. Mon univers s’était
figé. Je savais que dehors, les gens se levaient le matin,
allaient au travail et rentraient le soir dans leur famille. Mes
copains révisaient l’examen final. Ma mère faisait la cuisine,
le ménage, elle prenait mes frères et sœurs dans ses bras et
les couvrait de baisers.
Dans cette pièce, tout le monde était assis. Personne ne
bougeait.
First we take Manhattan, then we take Berlin ! First we
take Manhattan, then we take Berlin ! First we take
Manhattan, then we take Berlin !
Certains autour de moi gémissaient, mais pour ma part
j’avais décidé de ne pas pleurer. J’étais certain que mon
père n’avait jamais pleuré. Il était fort. Il n’avait pas cédé.
« Shoter ! Shoter ! [Gardien ! Gardien !] » a crié l’un des
hommes. La musique était si fort que personne ne lui a
répondu. Finalement, au bout d’un moment, le shoter est
venu.
« Qu’est-ce que tu veux ?
– Je veux aller aux toilettes. Je dois aller aux toilettes !
– Pas maintenant. Ce n’est pas l’heure, a coupé court le
gardien en tournant les talons.
– Shoter ! Shoter ! » a hurlé l’homme de plus belle.
Une demi-heure plus tard, le shoter est revenu. L’homme
commençait à ne plus se retenir. Tout en l’injuriant, le shoter
a défait ses chaînes et l’a traîné dehors. Quelques minutes
après, il l’a ramené, enchaîné à sa petite chaise, et s’en est
allé.
« Shoter ! Shoter ! » a crié un autre.
Épuisé, j’avais l’estomac au bord des lèvres. Ma nuque me
faisait souffrir. Je ne m’étais jamais rendu compte que ma
tête pesait si lourd. J’ai essayé de me caler contre le mur
près de moi, mais au moment où je sombrais dans le
sommeil, un gardien est venu me donner un coup sur la tête
pour me réveiller. Il ne semblait avoir d’autre mission que
de nous maintenir éveillés et silencieux. Moi, j’avais
l’impression qu’on m’avait enterré vivant et que je subissais
les supplices des anges Munkar et Nâkir pour avoir mal
répondu à leurs questions.
C’est probablement au matin que j’ai entendu un gardien
s’affairer alentour. Un par un, il défaisait les chaînes et
emmenait les prisonniers. Après quelques minutes, il les
ramenait, les rattachait à leur petite chaise, et passait au
suivant. Enfin, mon tour est venu.
Après m’avoir libéré, il m’a entraîné par la cagoule dans le
dédale des couloirs. Il a ouvert une cellule et m’a fait entrer.
Quand il a retiré ma cagoule, j’ai vu qu’il s’agissait du même
gardien bossu à la dégaine de primate, et qu’il avait mon
petit déjeuner. Du pied, il a poussé vers moi le plateau bleu
garni d’un œuf, de pain, de yaourt et d’olives. Le sol était
recouvert de trois centimètres d’eau puante, qui a aspergé
le plateau. Plutôt subir la faim qu’avaler ça.
« Tu as deux minutes pour manger et utiliser les
toilettes », m’a dit le gardien.
Je n’avais qu’une envie, m’étirer, m’allonger et dormir, ne
serait-ce que deux minutes. Mais je suis resté là, debout,
laissant les secondes s’égrener.
« Allez ! Viens ici ! »
Avant que j’aie pu prendre la moindre bouchée de quoi
que ce soit, le gardien m’a passé la cagoule sur la tête, et
ramené à travers les couloirs jusqu’à ma petite chaise, où il
m’a de nouveau enchaîné.
First we take Manhattan, then we take Berlin !

1. « Ils m’ont condamné à vingt ans d’ennui/Pour avoir tenté de changer le


système de l’intérieur/Je viens à présent, je viens les rétribuer/ D’abord nous
prenons Manhattan, puis nous prenons Berlin. » Leonard Cohen, “First We Take
Manhattan”, copyright © 1988 Leonard Cohen, Stranger Music, Inc.
11
Une proposition étonnante
1996

Toute la journée, des portes se sont ouvertes et fermées,


les prisonniers étaient traînés d’un interrogatoire à l’autre,
toujours par la cagoule puante. Détachés, rattachés,
interrogés, battus. Parfois, un interrogateur se mettait à
secouer un prisonnier comme un prunier. Il fallait
habituellement une dizaine de secousses pour lui faire
perdre connaissance. Détachés, rattachés, interrogés.
Portes qu’on ouvre, portes qu’on ferme.
Chaque matin, on nous emmenait jusqu’à nos deux
minutes de petit déjeuner servi sur le plateau bleu, puis, des
heures plus tard, à nos deux minutes de dîner servi sur un
plateau orange. Heure après heure. Jour après jour. Petit
déjeuner, plateau bleu. Dîner, plateau orange. Il ne m’a pas
fallu longtemps pour apprendre à attendre ces repas avec
impatience – moins pour la nourriture que pour l’occasion
qu’ils fournissaient de s’étirer.
Le soir, une fois tout le monde nourri, le ballet des portes
cessait. Les interrogateurs rentraient chez eux. Ils avaient
fait leur journée de travail. Et la nuit commençait,
interminable. Partout on pleurait, on gémissait, on hurlait.
Les voix n’avaient plus rien d’humain. Certains disaient
carrément n’importe quoi. Des musulmans récitaient des
versets du Coran, suppliant Allah de leur procurer de la
force. Moi aussi j’ai prié, mais aucune force ne m’est venue.
Je pensais à cet imbécile d’Ibrahim, avec ses fichus pistolets
et ses appels stupides sur le portable de mon père.
J’ai pensé à mon père. Découvrir ainsi tout ce qu’il avait
enduré pendant son emprisonnement m’a serré le cœur.
Mais je connaissais bien son caractère. Soumis à la torture
et à l’humiliation, il avait probablement accepté son sort
avec résignation et même une certaine grâce. Sans doute
était-il allé jusqu’à se lier d’amitié avec les gardiens chargés
de le battre. Il s’était certainement intéressé à leur
personne, en toute sincérité, et les avait interrogés sur leur
famille, leurs origines, leurs passe-temps.
Quel modèle d’humilité, d’amour et de dévotion ! Malgré
son petit mètre soixante-dix, il dominait tout le monde de la
tête et des épaules. J’aurais vraiment voulu lui ressembler,
mais j’étais conscient d’avoir encore beaucoup de chemin à
faire.

Un après-midi, le train-train quotidien s’est soudain


interrompu. Un gardien est venu dans la cellule et m’a
détaché. Je savais qu’on était encore loin de l’heure du
dîner, mais je n’ai pas posé de question. J’étais trop heureux
de changer de décor, quitte à me retrouver en enfer, du
moment que je me levais de ma petite chaise. On m’a
conduit dans un bureau exigu, où l’on m’a de nouveau
enchaîné, mais à une chaise normale, cette fois. Un officier
du Shin Bet est entré et m’a examiné de la tête aux pieds.
La douleur était moins cuisante, mais mon visage portait
encore la marque de la crosse des soldats.
« Comment vas-tu ? a demandé l’officier. Qu’est-il arrivé à
ton œil ?
– On m’a battu.
– Qui ?
– Les soldats qui m’ont amené ici.
– Ils n’avaient pas le droit. C’est interdit par la loi. Je vais
mener mon enquête. »
Très sûr de lui, il s’adressait à moi avec amabilité et sur un
ton respectueux. J’ai pensé que c’était une manœuvre pour
me délier la langue.
« Tu es bientôt censé passer des examens. Que fais-tu
ici ?
– Je ne sais pas.
– Bien sûr que si, tu le sais. Tu n’es pas idiot, et nous non
plus. Mon nom est Loai, je suis le capitaine du Shin Bet
affecté à ton secteur. Je sais tout de ta famille et de ton
quartier. Et maintenant, je sais tout de toi. »
Il ne bluffait pas. Il surveillait manifestement chaque
individu de mon quartier. Il savait qui travaillait où, qui allait
à l’école, ce qu’il y étudiait, quelle épouse venait d’avoir un
enfant, et sans doute jusqu’au poids du bébé. Tout.
« Tu as le choix. Je suis venu jusqu’ici pour parler avec toi
aujourd’hui. Je sais que les autres interrogateurs n’ont pas
été aussi aimables. »
Je scrutais chaque trait de son visage, cherchant à lire
derrière son discours. Ce type blond à la peau claire
s’exprimait avec une sérénité que je n’avais jamais
entendue ici. Il faisait preuve de gentillesse, et semblait
même un peu inquiet de mon sort. Je me demandais si ce
n’était pas une stratégie israélienne : on déstabilise le
prisonnier en le battant, et l’instant d’après on le traite avec
douceur.
« Que voulez-vous savoir ? ai-je demandé.
– Écoute, tu sais parfaitement pourquoi nous t’avons
amené ici. Il faut tout nous dire, tout ce que tu sais.
– Je ne sais pas de quoi vous me parlez.
– Soit, je vais te simplifier la tâche. »
Sur un tableau blanc derrière le bureau, il a inscrit trois
mots : Hamas, armes, et organisation.
« Vas-y, parle-moi du Hamas. Qu’est-ce que tu sais du
Hamas ? Quelle est ton implication dans le Hamas ?
– Je ne sais pas.
– Sais-tu quelque chose des armes qu’ils possèdent, d’où
elles viennent, comment ils se les procurent ?
– Non.
– Sais-tu quoi que ce soit à propos du Mouvement de la
jeunesse islamique ?
– Non.
– OK. C’est comme tu veux. Je ne sais pas quoi dire, tu es
vraiment en train de choisir la mauvaise voie… Tu veux que
je t’apporte à manger ?
– Non, je ne veux rien. »
Loai a quitté la pièce, pour revenir après quelques
minutes, muni d’une assiette fumante de poulet, avec du riz
et de la soupe. Ça sentait divinement bon, et je n’ai pu
retenir un gargouillement d’estomac. C’était sans doute la
cuisine destinée aux interrogateurs.
« Je t’en prie, Mosab, mange. Ne cherche pas à jouer les
durs. Mange et détends-toi un peu. Tu sais, je connais ton
père depuis très longtemps. Ton père est un type bien. Ce
n’est pas un fanatique et nous ne savons vraiment pas
pourquoi tu t’es mis comme ça dans la panade. Nous ne
voulons pas te torturer, mais tu dois comprendre que tu
t’opposes à Israël. Israël est un petit pays, et nous devons
nous protéger. Nous ne pouvons permettre à personne de
faire du tort aux citoyens israéliens. Nous avons
suffisamment souffert tout au long de notre existence, alors
nous ne plaisantons pas avec ceux qui veulent du mal à
notre peuple.
– Je n’ai jamais fait de mal à un Israélien. C’est vous qui
nous avez fait du mal. Vous avez arrêté mon père.
– Oui. C’est un brave homme, mais lui aussi est contre
Israël. Il incite les gens à combattre Israël. C’est pour ça
qu’il a fallu le mettre en prison. »
Je devinais que Loai me croyait réellement dangereux.
Pour avoir discuté avec d’autres anciens détenus des geôles
israéliennes, je savais que tous les Palestiniens ne
subissaient pas un traitement aussi dur que moi. Ni
d’interrogatoire aussi approfondi.
Ce que j’ignorais alors, c’est qu’Hassan Salameh avait été
arrêté à peu près en même temps que moi.
Salameh avait commis de nombreux attentats pour
venger l’assassinat du maître artificier Yahia Ayache. Et
quand le Shin Bet m’a entendu discuter des armes avec
Ibrahim sur le portable de mon père, ils se sont dit que je
n’opérais pas seul. En fait, ils étaient persuadés que j’avais
été recruté par les Brigades Al-Qassam.
Loai a conclu : « C’est la dernière fois que je te fais ma
proposition, après quoi je m’en irai. J’ai beaucoup de travail.
Nous pouvons toi et moi régler cette situation
immédiatement. Il y a moyen de s’arranger. Rien ne t’oblige
à subir de nouveaux interrogatoires. Tu n’es qu’un gosse, et
tu as besoin d’aide. »
Oui, j’avais voulu me rendre dangereux, et j’avais des
idées dangereuses. Mais je ne faisais de toute évidence pas
un très bon radical. Je n’en pouvais plus des petites chaises
et des cagoules puantes. Les services de renseignement
israéliens m’attribuaient plus d’importance que je n’en avais
vraiment. Alors je lui ai tout raconté, en omettant que
j’avais voulu me procurer des armes pour tuer des
Israéliens. Je lui ai dit que je les avais achetées pour aider
mon ami Ibrahim à protéger sa famille.
« J’en déduis donc qu’il y a des armes, à présent.
– Oui, il y a des armes.
– Et où sont-elles, ces armes ? »
J’aurais voulu qu’elles soient chez moi, car je me serais
fait une joie de les remettre aux Israéliens. Mais j’étais à
présent contraint de compromettre mon cousin.
« Écoutez, celui qui les a n’a rien à voir avec tout ça.
– De qui s’agit-il ?
– C’est mon cousin Yousef. Il est marié à une Américaine,
et ils viennent d’avoir un bébé. »
J’espérais que sa situation familiale les inciterait à se
contenter d’aller chercher les armes, mais ce n’est jamais
aussi simple que cela.
Deux jours plus tard, j’ai entendu du mouvement derrière
le mur. Je me suis penché vers le tuyau rouillé qui reliait ma
cellule à celle d’à côté.
« Hé, ai-je appelé. Il y a quelqu’un ? »
Silence.
Puis… « Mosab ? »
Ça alors ! Je n’en croyais pas mes oreilles. C’était mon
cousin !
« Yousef ? C’est bien toi ? »
Quelle joie d’entendre sa voix ! Mon cœur s’est mis à
battre à tout rompre. C’était Yousef !… qui a
immédiatement entrepris de me maudire.
« Comment as-tu pu faire ça ? Moi, qui ai une famille… »
Je me suis mis à pleurer. J’avais tellement souhaité
quelqu’un à qui parler, ici. Et maintenant qu’un membre de
ma famille se trouvait de l’autre côté du mur, il me vouait
aux gémonies. Et puis, d’un coup, ça m’est venu : les
Israéliens nous écoutaient ; ils avaient installé Yousef juste à
côté de moi pour épier notre conversation et découvrir si je
disais vrai ou pas. Mais ça ne me posait aucun problème.
Dès le départ, j’avais raconté à Yousef que je voulais ces
armes pour défendre ma famille, alors j’étais tranquille.
Quand le Shin Bet s’est aperçu que je disais vrai, on m’a
transféré dans une autre cellule. Seul à nouveau, je me suis
reproché d’avoir saccagé la vie de mon cousin, fait du tort à
ma famille et jeté aux orties douze années de scolarité –
tout ça parce que je m’étais fié à cet abruti d’Ibrahim !
J’ai passé plusieurs semaines dans cette cellule, privé de
tout contact humain. Les gardiens qui glissaient mes repas
sous la porte ne m’adressaient jamais la parole. Je
commençais même à regretter Leonard Cohen. Je n’avais
rien à lire, et mon dernier repère temporel était la couleur
des plateaux-repas. Il n’y avait rien d’autre à faire que
réfléchir et prier.
Enfin, un jour, on m’a de nouveau emmené dans un
bureau. Loai m’attendait.
« Si tu choisis de coopérer avec nous, Mosab, je ferai mon
possible pour que tu ne restes pas en prison. »
C’était une lueur d’espoir. Peut-être que si je lui faisais
croire que j’allais coopérer, il me laisserait sortir de là.
Nous avons parlé de tout et de rien. Puis il a dit : « Et si je
t’offrais un job chez nous ? Les chefs israéliens sont en train
de négocier avec les chefs palestiniens. Ça fait une éternité
qu’ils se battent, mais à l’arrivée ils se serrent la main et
dînent ensemble.
– L’islam m’interdit de travailler pour vous.
– Tôt ou tard, Mosab, même ton père viendra discuter
avec nous, et nous discuterons avec lui. Travaillons
ensemble et apportons la paix à nos peuples.
– Parce que vous croyez que c’est comme ça qu’on
apporte la paix ? On apporte la paix en mettant fin à
l’occupation.
– Non, on apporte la paix grâce à l’action de gens
courageux qui veulent que ça change.
– Je ne crois pas. Ça ne vaut pas la peine.
– As-tu peur d’être tué en tant que collaborateur ?
– Ce n’est pas ça. Après toutes les souffrances que nous
avons traversées, il m’est impossible de m’asseoir pour
discuter avec vous en toute simplicité, comme on le fait
avec un ami, et encore plus de travailler pour vous. Je n’ai
pas le droit. C’est contraire à tout ce que je crois. »
J’étais encore consumé par la haine. L’occupation.
L’Autorité palestinienne. Je m’étais radicalisé par simple
désir de détruire. Mais cette impulsion m’avait fourré dans
le pétrin. J’étais là, dans une prison israélienne, et ce type
me demandait de travailler pour lui. Si j’acceptais, je savais
que j’aurais à payer un prix terrible – aussi bien dans cette
vie que dans la prochaine.
« OK, il faut que j’y réfléchisse », me suis-je entendu
répondre.
De retour dans ma cellule, j’ai réfléchi à la proposition de
Loai. J’avais entendu parler de Palestiniens qui avaient
accepté de travailler pour les Israéliens mais qui agissaient
en vérité comme agents doubles. Ils tuaient leur contact,
entreposaient des armes et ne manquaient pas une
occasion de nuire plus encore aux Israéliens. Je me disais
que si j’acceptais, selon toute vraisemblance, Loai me
relâcherait. Il me donnerait même probablement l’occasion
d’obtenir des armes, des vraies cette fois, grâce auxquelles
je le tuerais.
J’étais encore consumé par la haine. Je voulais me venger
du soldat qui m’avait si durement battu. Je voulais me
venger d’Israël. Je me fichais pas mal de ce qu’il m’en
coûterait, serait-ce ma vie.
Mais travailler pour le Shin Bet risquait d’être beaucoup
plus dangereux que de se procurer des armes. Autant
oublier tout ça, purger tranquillement ma peine de prison,
puis rentrer me consacrer à mes études, rester auprès de
ma mère et veiller sur mes frères et mes sœurs.

Le lendemain, le gardien m’a emmené une dernière fois


au bureau, où Loai m’a rejoint quelques minutes plus tard.
« Comment vas-tu aujourd’hui ? Bien mieux, on dirait.
Veux-tu quelque chose à boire ? »
Nous avons bu des cafés, comme deux vieux amis.
« Et si je me fais tuer ? » ai-je demandé alors qu’en vérité,
ça ne me tracassait pas plus que ça. Je cherchais seulement
à lui faire croire que ça m’inquiétait, pour qu’il pense que je
jouais vraiment le jeu.
« Je vais te dire quelque chose, Mosab, a annoncé Loai. Ça
fait dix-huit ans que je travaille pour le Shin Bet, et pendant
toutes ces années, je n’ai entendu parler que d’un seul type
qui s’est fait démasquer. Tous ceux que tu as vus se faire
tuer n’avaient aucun lien avec nous. Les gens ont
commencé à se méfier d’eux parce qu’ils n’avaient pas de
famille et que leur comportement était suspect, alors ils ont
été tués. Pour toi, personne n’en saura rien. Nous te
couvrirons, de façon à ce que tu ne te fasses pas attraper.
Nous te protégerons, et nous prendrons soin de toi. »
Je l’ai longuement dévisagé.
« D’accord. J’accepte. Vous me relâchez, maintenant ?
– Génial ! s’est exclamé Loai avec un grand sourire.
Malheureusement, nous ne pouvons pas te relâcher
immédiatement. Ton cousin et toi avez été arrêtés juste
après que l’on a pincé Salameh, alors ça a fait les gros titres
des journaux. Tout le monde croit qu’on vous a arrêtés parce
que vous fricotiez avec un fabricant de bombes. Si nous
vous relâchons trop tôt, ça va éveiller les soupçons, et tu
risques d’être repéré. Le meilleur moyen de te protéger,
c’est de t’envoyer en prison – pas longtemps, ne t’en fais
pas. On trouvera bien le moyen de profiter d’un échange de
prisonniers ou d’un accord de libération pour te faire sortir.
Une fois rentré parmi les tiens, je suis sûr que le Hamas va
bien s’occuper de toi, surtout que tu es le fils d’Hassan
Yousef. Nous nous reverrons après ta libération. »
On m’a reconduit à ma cellule, où j’ai passé encore deux
semaines. Je brûlais de quitter Moskobiah. Et puis, un matin,
le gardien m’a fait savoir qu’il était temps de partir. Il m’a
menotté, mais les mains devant. Et il ne m’a pas mis de
cagoule puante. Pour la première fois depuis quarante-cinq
jours, j’ai vu le soleil et senti l’air frais. J’ai respiré à pleins
poumons en me délectant de la petite brise qui me caressait
le visage. Je suis monté à l’arrière d’un minibus Ford, où j’ai
pu m’asseoir sur un siège. En cette chaude journée d’été, la
banquette métallique était brûlante, mais peu m’importait.
Je me sentais libre !

Au bout de deux heures, nous sommes arrivés devant la


prison de Megiddo, où il a quand même fallu attendre
encore une heure dans le minibus l’autorisation d’entrer.
Une fois à l’intérieur, un médecin de la prison m’a examiné,
et a conclu que j’allais bien. J’ai pris une douche avec du
vrai savon, et reçu des habits propres ainsi que des affaires
de toilette. Au déjeuner, j’ai mangé mon premier repas
chaud depuis des semaines.
On m’a demandé à quelle organisation j’étais affilié.
« Le Hamas », ai-je répondu.
Dans les prisons israéliennes, chaque organisation est
libre d’administrer ses propres ouailles. On espère ainsi
réduire une part des tensions sociales, ou alors attiser au
contraire les conflits entre les factions. S’ils s’affrontent, les
détenus mettent moins d’allant à combattre les Israéliens.
À son arrivée dans un nouvel établissement, chaque
détenu devait déclarer son affiliation. Il fallait forcément
choisir quelque chose : Hamas, Fatah, Djihad islamique,
Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), Front
démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP), ou
n’importe quoi d’autre. Il était juste interdit de ne se
réclamer de rien. Les détenus sans obédience disposaient
de quelques jours pour s’en choisir une. À Megiddo, le
Hamas était l’organisation la plus nombreuse et la plus
puissante, il exerçait sur la prison un contrôle total. C’est lui
qui établissait les règles, et tout le monde s’y pliait.
À mon arrivée, les autres détenus m’ont chaleureusement
accueilli, à grand renfort de tapes dans le dos et de
félicitations pour avoir rejoint leurs rangs. Le soir, on
s’asseyait et chacun racontait le périple qui l’avait conduit
jusque-là. Au bout d’un moment, j’ai quand même
commencé à éprouver un certain malaise. Il y avait un type
qui semblait être un genre de chef parmi les détenus, et qui
posait beaucoup de questions – beaucoup trop. Malgré son
statut d’émir – de chef du Hamas dans l’enceinte de la
prison, – je me suis méfié de lui. J’en avais beaucoup
entendu au sujet des « oiseaux », c’est comme cela que l’on
appelle les mouchards.
« Si c’est un informateur du Shin Bet, me suis-je dit,
pourquoi ne me fait-il pas confiance ? Je suis censé être de
leur côté, maintenant. » Choisissant de ne pas prendre de
risques, je n’ai rien dit de plus que ce que j’avais raconté à
mes interrogateurs du centre de détention.
Je suis resté deux semaines à Megiddo, à prier, jeûner et
lire le Coran. Quand de nouveaux détenus sont arrivés, je
les ai immédiatement mis en garde à propos de l’émir.
« Soyez prudents. J’ai bien l’impression que ce type et ses
copains sont des oiseaux. » Les arrivants ont
immédiatement informé l’émir de ma méfiance, et dès le
lendemain j’étais renvoyé à Moskobiah. Le matin suivant, on
m’emmenait dans un bureau.
« Comment s’est passé ton séjour à Megiddo ? m’a
demandé Loai.
– C’était charmant, ai-je ironisé.
– Tu sais, il n’est pas donné à tout le monde de repérer un
oiseau du premier coup. Va te reposer, maintenant. Nous
t’enverrons bientôt passer encore un peu de temps là-bas.
Et un jour, nous ferons quelque chose ensemble. »
« Ouais, et un jour je te mettrai une balle dans la tête »,
ai-je songé en le regardant s’éloigner. J’étais fier d’avoir des
pensées aussi radicales.
J’ai encore passé vingt-cinq jours au centre de détention.
Trois hommes partageaient cette fois ma cellule, dont mon
cousin Yousef. On passait le temps en bavardant. L’un
expliquait dans quelles circonstances il avait tué quelqu’un.
L’autre se vantait d’avoir envoyé des gens commettre des
attentats-suicides. Chacun avait une anecdote intéressante
à raconter. Nous restions assis toute la journée, à prier,
chanter, à nous distraire comme nous le pouvions.
N’importe quoi pour nous occuper l’esprit. Car cet endroit
n’avait rien d’humain.
Finalement, nous avons tous été envoyés à Megiddo,
excepté mon cousin. Mais cette fois on n’allait pas nous
mettre du côté des oiseaux ; on nous envoyait dans une
vraie prison. Et rien ne serait plus jamais pareil.
12
Numéro 823
1996

On nous sentait venir à l’odeur.


Après six mois sans rasoir ni ciseaux, nos barbes et nos
cheveux étaient longs ; nos vêtements, crasseux. Il m’a fallu
près de deux semaines pour me défaire de la puanteur du
centre de détention. Frotter n’y faisait rien. L’odeur ne s’en
irait qu’avec le temps.
La plupart des arrivants entamaient leur peine au mi’var,
une unité par laquelle ils transitaient avant de rejoindre les
autres détenus. Certains, jugés trop dangereux pour se
mêler à la population du camp, y passaient des années.
Tous ceux-là, on s’en doute, appartenaient au Hamas.
Quelques-uns sont venus me souhaiter la bienvenue. En
tant que fils de cheikh Hassan, j’étais habitué à ce que l’on
me reconnaisse où que j’aille. S’il était le roi, j’étais le
prince – le dauphin. Et l’on me traitait en tant que tel.
« On a su que tu étais là il y a un mois. Ton oncle est ici. Il
va bientôt passer te voir. »
Le déjeuner était chaud et copieux, mais pas aussi bon
que ce que j’avais mangé lors de mon séjour parmi les
oiseaux. Cela n’enlevait rien à mon bonheur. J’étais en
prison, mais je me sentais vraiment libre. Dans les moments
de solitude, je m’interrogeais à propos du Shin Bet. J’avais
promis de travailler pour eux, mais ils ne m’avaient rien dit.
Ils ne m’avaient pas expliqué comment nous
communiquerions, ni même ce que travailler ensemble
signifiait concrètement. Ils m’avaient laissé filer sans le
moindre conseil sur la conduite à suivre. Complètement
désorienté, je ne savais plus qui j’étais. Je me suis demandé
si je ne m’étais pas fait rouler.
Le mi’var se composait de deux grands dortoirs – la
Chambre 8 et la Chambre 9 – bordés de lits, qui formaient
un L et accueillaient chacun vingt détenus. À l’angle du L se
trouvait un espace d’exercice au sol de béton peint, avec
une table de ping-pong délabrée, offerte par la Croix-Rouge.
On venait s’y dégourdir deux fois par jour.
Mon lit était tout au fond de la Chambre 9, juste à côté
des sanitaires. Nous disposions de deux toilettes et deux
douches. Les toilettes n’étaient guère qu’un orifice dans le
sol au-dessus duquel il fallait se tenir debout ou s’accroupir.
C’était un lieu chaud et humide, d’une puanteur
indescriptible.
À vrai dire, ce n’était pas très différent dans le dortoir
proprement dit. Des malades toussaient ; certains ne se
donnaient jamais la peine de prendre une douche. Tout le
monde avait une haleine épouvantable. La fumée de
cigarette dépassait largement la capacité du faible
ventilateur. Et il n’y avait pas de fenêtre.
On nous réveillait chaque matin à 4 heures pour nous
préparer à la prière de l’aube. On se mettait en rang,
chacun muni de sa serviette, avec la mine qu’ont les
hommes au lever et sentant ce qu’ils sentent quand il n’y a
ni ventilateur ni fenêtre. Venait ensuite le temps du wudu, le
rituel islamique de purification. On commençait par se laver
les mains jusqu’aux poignets, se rincer la bouche avec de
l’eau, puis les narines. On se frottait ensuite le visage des
deux mains, du front au menton et d’une oreille à l’autre,
puis on se lavait les bras jusqu’aux coudes, et on se passait
une main mouillée sur la tête, du front à la nuque, une fois.
Enfin, on se trempait les doigts dans l’eau et on se nettoyait
les oreilles, dedans et dehors, on se frottait le tour du cou,
puis les deux pieds, jusqu’à la cheville. Après quoi on
répétait le tout, deux fois encore.
À 4h30, quand tout le monde avait fini, l’imam – un grand
costaud à la longue barbe – chantait l’adhan. Puis il lisait la
Fatiha (la première sourate du Coran), et nous disions
quatre rakat (répétition de prières dans diverses positions,
debout, à genoux et prosternés).
Comme nous étions pour la plupart des musulmans affiliés
au Hamas ou au Djihad islamique, tout cela s’inscrivait dans
nos habitudes. Mais ceux qui appartenaient à des
organisations laïques ou communistes devaient quand
même se lever, même s’ils ne priaient pas. Et ça ne les
amusait pas du tout.
Il y avait un détenu qui avait purgé à peu près la moitié de
sa peine de quinze ans. Le rituel islamique l’énervait au plus
haut point ; chaque matin, il mettait une éternité à se lever.
Certains lui donnaient une chiquenaude, une petite tape, en
lui criant : « Réveille-toi ! » Ils finissaient en général par lui
verser de l’eau sur la tête. J’avais de la peine pour lui. Tout
ce rituel de purification, de prière et de lecture prenait
environ une heure. Après quoi chacun retournait se coucher.
Pas de bavardage. Temps mort.
J’avais toujours du mal à me rendormir, et je n’y parvenais
généralement qu’aux alentours de 7 heures. Enfin je
m’assoupissais, mais quelqu’un criait : « Adad ! Adad !
[Dénombrement ! Dénombrement !] » ; il était temps de se
préparer au comptage.
Chacun s’asseyait alors sur sa couche, tournant le dos au
soldat israélien qui nous comptait, parce qu’il était désarmé.
Ça ne lui prenait guère que cinq minutes, après quoi nous
pouvions retourner nous coucher.
« Jalsa ! Jalsa ! » criait ensuite l’émir, à 8 h 30. C’était la
réunion interne que tenaient deux fois par jour le Hamas et
le Djihad islamique. Ils n’allaient quand même pas nous
laisser dormir deux heures d’affilée ! Ça devenait
franchement pénible. Une fois encore, la queue se formait
devant les sanitaires, afin que chacun soit prêt pour la jalsa
de 9 heures.
Nous consacrions la première jalsa quotidienne du Hamas
à étudier les règles de lecture du Coran. Mon père m’avait
instruit, mais la plupart des détenus n’y connaissaient
strictement rien. La seconde jalsa traitait plutôt du Hamas,
de notre propre discipline à l’intérieur de la prison, on y
annonçait les arrivées et les nouvelles de l’extérieur. Pas de
secrets, pas de plans, juste des informations d’ordre
général.
Après chaque jalsa, nous passions généralement le temps
en regardant la télévision, sur le poste installé au fond de la
salle, à l’opposé des toilettes. Un matin, je regardais un
dessin animé quand est venue la coupure de publicité.
PAF !
Un gros panneau de bois s’est abattu devant l’écran.
J’ai bondi et regardé tout autour.
« C’est quoi, ça ? »
J’ai remarqué que le panneau était relié à une grosse
corde pendue au plafond, dont un prisonnier tenait
fermement l’autre extrémité, sur le côté de la salle. Son rôle
consistait apparemment à guetter la moindre image impure
et à faire tomber le panneau devant l’écran pour nous
empêcher de la voir.
« Pourquoi as-tu mis le cache ? ai-je demandé.
– Pour te protéger, m’a-t-il durement répondu.
– Me protéger ? De quoi ?
– De la fille, dans la publicité. Elle ne portait pas de
foulard. »
Je me suis tourné vers l’émir : « Il plaisante ?
– Mais non, bien sûr que non.
– Mais nous avons tous la télévision à la maison, et
personne ne fait ça. Pourquoi le faire ici, alors ?
– La vie carcérale pose des défis inhabituels, a-t-il
expliqué. Il n’y a pas de femme, ici. Et les choses qui
passent à la télévision peuvent provoquer des problèmes
chez certains détenus et les conduire à des relations entre
eux que nous ne souhaitons pas. Telle est donc la règle, et
c’est ainsi que nous voyons les choses. »
Évidemment, tout le monde ne l’entendait pas de la
même façon. Ce que nous étions autorisés à regarder
dépendait du responsable de la corde. S’il était d’Hébron, il
abaissait le panneau au moindre personnage féminin de
dessin animé ne portant pas de voile ; s’il était de Ramallah,
la libérale, on en voyait beaucoup plus. Nous étions censés
tenir la corde à tour de rôle, mais j’ai refusé de toucher à ce
dispositif imbécile.
Après le repas venait la prière de la mi-journée, suivie
d’un autre temps mort. La plupart des détenus en
profitaient pour dormir. Pour ma part, je lisais généralement
un livre. Et le soir, on nous laissait de nouveau sortir dans la
cour d’exercice, faire quelques pas, ou bavarder un peu.
Pour nous, les gens du Hamas, la vie en prison était
passablement ennuyeuse. Les jeux de cartes nous étaient
interdits, et nos lectures étaient censées se limiter au Coran
ou à des ouvrages islamiques. Les autres factions
jouissaient de bien plus de liberté que nous.
Yousef, mon cousin, a fini par arriver un après-midi, et
j’étais profondément heureux de le voir. Les Israéliens nous
autorisaient à posséder une tondeuse, alors on lui a rasé la
tête pour le débarrasser plus vite de l’odeur du centre de
détention.
Yousef n’appartenait pas au Hamas, c’était un socialiste. Il
ne croyait pas en Allah, sans pour autant nier l’existence de
Dieu. C’était suffisant pour l’affilier au Front démocratique
pour la libération de la Palestine, FDLP, qui luttait pour un
État palestinien, par opposition au Hamas et au Djihad
islamique, qui combattaient pour un État islamique.
Quelques jours après l’arrivée de Yousef, mon oncle
Ibrahim Abu Salem nous a rendu visite. Malgré l’absence
totale de charges officielles contre lui, il se trouvait en
détention administrative depuis deux ans. Il y resterait
longtemps encore car il constituait une menace pour la
sécurité d’Israël. Sa position élevée au sein du Hamas lui
conférait le droit de circuler librement entre le mi’var et le
camp proprement dit, et, dans celui-ci, d’un secteur à
l’autre. Il est donc passé au mi’var prendre des nouvelles de
son neveu, s’assurer que j’allais bien et m’apporter des
vêtements – sollicitude étonnante de la part de l’homme qui
m’avait battu et avait abandonné ma famille pendant
l’incarcération de mon père.
Avec son bon mètre quatre-vingts, Ibrahim Abu Salem
était un personnage haut en couleur. Sa lourde bedaine –
témoignage de sa gourmandise – lui donnait l’air jovial d’un
bon vivant, mais je n’étais pas dupe. Menteur et hypocrite,
mon oncle Ibrahim était aussi méchant qu’égoïste –
l’opposé de mon père.
Dans l’enceinte de Megiddo, mon oncle Ibrahim bénéficiait
d’un traitement de roi. Tous les détenus, quelle que soit leur
faction, le respectaient infiniment – pour son âge, ses
talents de pédagogue, ses travaux universitaires, ses succès
politiques et académiques. Les chefs profitaient
généralement de sa visite pour lui demander de faire le
prêche.
Quand Ibrahim dispensait la leçon, tout le monde aimait
l’écouter. Plus qu’un sermonneur, c’était un amuseur. Il
aimait susciter les rires, et enseignait l’islam en termes
simples, à la portée de tous.
Ce jour-là, toutefois, personne ne riait. Au contraire, les
détenus se tenaient immobiles, muets, les yeux écarquillés,
buvant chaque parole d’Ibrahim à propos des
collaborateurs, de leur traîtrise, de la honte qu’ils
apportaient à leur famille, et du fait qu’ils étaient, eux, le
véritable ennemi du peuple palestinien. À sa façon de
parler, on aurait cru qu’il s’adressait à moi : « S’il y a
quelque chose que tu me caches, Mosab, tu ferais bien de
me le dire maintenant. »
Évidemment, je n’en ai rien fait. Et puis, même si Ibrahim
me soupçonnait d’avoir pactisé avec le Shin Bet, il n’aurait
jamais osé l’affirmer de façon aussi frontale au fils du cheikh
Hassan Yousef.
« Si tu as besoin de quoi que ce soit, m’a-t-il dit avant de
repartir, fais-le-moi savoir. Je m’arrangerai pour te faire
transférer auprès de moi. »
C’était l’été 1996. Je n’avais que dix-huit ans, mais il me
semblait avoir vécu en quelques mois l’équivalent de
plusieurs vies.

Deux semaines après la visite de mon oncle, un


shaweesh, genre de factotum parmi les détenus, s’est
présenté dans la Chambre 9 et a appelé : « Huit cent vingt-
trois ! » J’ai levé la tête, surpris d’entendre mon numéro.
Puis il a appelé trois ou quatre autres matricules, et nous a
dit de ramasser nos affaires.
En sortant du mi’var, au moment de pénétrer dans le
désert, la chaleur m’a happé comme l’haleine du dragon, et
pendant quelques secondes j’ai eu le tournis. Devant nous
s’étendaient à perte de vue les tentes marron, bien
alignées. Nous sommes passés devant la première section,
la deuxième, la troisième. Les détenus se pressaient par
centaines au grillage pour apercevoir les nouveaux
arrivants. Quand nous avons atteint la section 5, les portes
se sont ouvertes. Plus de cinquante individus se sont
agglutinés autour de nous, pour nous embrasser et nous
serrer la main.
On nous a conduits jusqu’à la tente de l’administration, où
chacun a de nouveau déclaré à quelle organisation il était
affilié. Puis on m’a emmené à la tente du Hamas, où l’émir
m’a accueilli d’une poignée de main.
« Bienvenu, m’a-t-il dit. Content de te voir. Nous sommes
très fiers de toi. Nous allons tout de suite te préparer un lit
et te donner des serviettes et d’autres choses utiles. » Puis
il a ajouté, avec l’humour caractéristique des détenus :
« Mets-toi à l’aise et profite du séjour ! »
Chaque section de la prison comportait douze tentes de
vingt lits chacune et autant de cantines de rangement.
Chaque section pouvait accueillir deux cent quarante
détenus. Imaginez un rectangle horizontal, clôturé de
barbelés sertis de lames de rasoir. La section 5 était coupée
du nord au sud par un grand mur surmonté de barbelés, et
d’est en ouest par une clôture basse, ce qui la divisait en
quartiers.
Les quartiers n° 1 et n° 2 (en haut à droite et à gauche)
comportaient chacun trois tentes du Hamas. Le n° 3 (en bas
à droite) en comportait quatre : une pour le Hamas, une
autre pour le Fatah, la troisième pour le FDLP et le FPLP et la
dernière pour le Djihad islamique. Dans le quartier n° 4,
enfin (en bas à gauche), se dressaient deux tentes, une
pour le Fatah, et une pour le FDLP/FPLP.
Dans ce même quartier n° 4 se trouvaient les cuisines, les
toilettes, les douches, une zone réservée aux shaweesh et
au personnel de cuisine, ainsi que des cuvettes pour le
wudu. Pour la prière, on s’alignait dans un espace ouvert du
quartier n° 2. Et, bien entendu, à chaque coin se dressait un
mirador. L’entrée principale de la section 5 se situait à
cheval entre les quartiers n° 3 et n° 4.
Un détail, encore : la clôture tendue d’est en ouest était
pourvue de deux portes, entre les quartiers numéro 1 et 3,
et entre les quartiers numéro 2 et 4. Ces portes restaient
ouvertes l’essentiel de la journée, mais pas pendant l’appel,
où on les fermait pour permettre aux autorités d’isoler une
demi-section à la fois.
On m’a installé dans la tente du Hamas située au coin
supérieur du quartier n° 1, troisième couchette à droite.
Après le premier comptage, nous étions tous assis à
bavarder quand une voix au loin a crié : « Barid ya
moudjahiddin ! Barid ! [Du courrier pour les combattants de
la liberté ! Du courrier !] ».
C’était le cri d’alerte du sawa’ed de la section voisine. Les
sawa’ed étaient des agents de la sécurité du Hamas à
l’intérieur de la prison chargés de transmettre des
messages d’une section à l’autre. Ils tenaient leur nom de la
locution arabe signifiant « bras lanceur ».
À l’appel du sawa’ed, deux types ont jailli de leur tente
respective en courant, et ont tendu les mains en scrutant le
ciel. Comme sur commande, une balle est tombée de nulle
part, pile dans la main qui attendait. Ainsi, les chefs du
Hamas de notre section recevaient-ils les instructions ou les
informations codées de leurs homologues des autres
sections. Toutes les organisations palestiniennes de la prison
employaient ce mode de communication. Chacune
possédait un nom de code, si bien que dès l’annonce, les
« receveurs » concernés savaient qu’ils devaient accourir
dans la zone de réception.
Ces balles étaient constituées de pain ramolli à l’eau,
dans lequel on avait inséré le message avant d’en faire une
boule de la taille d’une balle de base-ball, qu’on laissait
sécher et durcir. Naturellement, on n’affectait à ce travail de
« courrier » que les meilleurs lanceurs et receveurs.
Toute cette agitation retombait aussi vite qu’elle était
venue. Puis c’était l’heure du déjeuner.
13
Ne jamais se fier à personne
1996

Après un aussi long séjour à l’ombre, la simple possibilité


de contempler le ciel m’apparaissait merveilleuse. J’avais
l’impression de ne pas avoir vu d’étoiles depuis des années.
Malgré les immenses projecteurs du camp qui en
atténuaient l’éclat, elles conservaient une beauté
incroyable. Mais leur apparition signifiait qu’il était l’heure
de regagner sa tente pour l’appel et le coucher. Et là les
choses devenaient pour moi très compliquées.
Je portais le numéro 823, et la place de chaque détenu lui
était attribuée par ordre numérique, si bien que j’aurais dû
loger dans la tente du Hamas dans le quartier n° 3. Mais
cette tente étant complète, on m’avait renvoyé vers une
autre, à l’angle du quartier n° 1.
Au moment du comptage, toutefois, je devais me tenir à
l’endroit initialement prévu, dans le quartier n° 3, afin
d’éviter au gardien d’avoir à mémoriser tous les
réaménagements adoptés par souci pratique.
Le comptage s’accomplissait selon une chorégraphie
réglée à la seconde.
Vingt-cinq soldats, M-16 au poing, investissaient le
quartier n° 1, visitant successivement chaque tente. Nous
nous tenions face à la toile, le dos tourné aux soldats.
Personne ne remuait un cil, de peur de se faire tirer dessus.
Une fois leur travail accompli, ils passaient au quartier
n° 2. Puis, ils fermaient les deux portes de la clôture,
empêchant tout occupant du 1 ou du 2 de passer dans
le 3 ou le 4 pour faire acte de présence à la place d’un
prisonnier manquant.
Dès ma première nuit à la section 5, j’ai repéré un drôle
de petit manège. Au moment de prendre ma place dans le
quartier n° 3, je me suis trouvé à côté d’un prisonnier qui
avait l’air très mal en point. Il avait une mine épouvantable,
cadavérique. Le crâne rasé, il paraissait profondément
exténué. Son regard ne croisait jamais celui des autres.
« Qui est ce type, que lui est-il arrivé ? » me suis-je
demandé.
Une fois achevé le comptage du quartier n° 1, alors que
les soldats entamaient celui du n° 2, quelqu’un l’a attrapé,
l’a entraîné hors de la tente, et un autre détenu est venu
prendre sa place à côté de moi. Plus tard j’ai appris qu’une
petite ouverture avait été taillée dans la clôture séparant les
quartiers n° 1 et n° 3, permettant de substituer un détenu à
un autre.
On voulait de toute évidence cacher aux soldats le pauvre
bougre tondu. Mais pourquoi ?
Le soir venu, dans mon lit, j’ai entendu gémir au loin ;
quelqu’un souffrait manifestement beaucoup. Mais ça n’a
pas duré longtemps, et j’ai sombré assez vite dans le
sommeil.
Le matin arrivait toujours trop tôt ; je n’avais pas eu le
temps de fermer l’œil que l’on nous réveillait déjà pour la
prière de l’aube. Sur les deux cent quarante détenus de la
section 5, cent quarante s’empressaient d’aller faire la
queue pour les six toilettes – six orifices en vérité, ouverts
sur une même fosse et séparés par de minces cloisons. Ils
disposaient ensuite pour le wudu de huit cuvettes. Et de
trente minutes.
Ensuite, on s’alignait pour la prière. La routine était à peu
près la même que dans le mi’var, sauf qu’elle impliquait à
présent douze fois plus de prisonniers. J’ai été frappé de voir
que malgré le nombre de participants, tout se déroulait sans
accroc. Nul ne commettait jamais le moindre écart. C’en
était presque surnaturel.
Tout le monde paraissait terrifié. Pas un individu n’osait
enfreindre la moindre règle. Pas un ne s’attardait quelques
secondes de trop aux toilettes. Pas un ne croisait le regard
d’un codétenu placé sous surveillance ou en compagnie
d’un soldat israélien. Et chacun veillait scrupuleusement à
ne jamais se tenir trop près de la clôture.
Je n’ai pas mis très longtemps à comprendre. À l’insu des
autorités carcérales, le Hamas gérait sa propre boutique et
tenait les comptes. La moindre infraction vous valait un
point rouge. Au bout de quelques points rouges, il fallait
répondre aux maj’d, les hommes de l’appareil de sécurité
du Hamas – des durs, qui ne plaisantaient pas et ne
souriaient jamais.
La plupart du temps, on ne les voyait pas, ils étaient
occupés à récolter des renseignements. Les balles qu’on se
lançait d’une section à l’autre contenaient leurs messages.
Un jour, j’étais assis sur mon lit quand ils sont entrés en
criant : « Tout le monde évacue cette tente ! » Personne n’a
pipé, et les lieux se sont vidés en quelques secondes. Ils ont
alors fait entrer un homme, tiré le rabat et posté deux
gardes en faction. Quelqu’un a allumé le téléviseur et mis le
volume à fond. D’autres ont commencé à chanter et à faire
du bruit.
J’ignorais ce qui se passait sous la tente, mais je n’avais
encore jamais entendu un homme crier ainsi. « Qu’a-t-il bien
pu faire pour mériter cela ? » me suis-je demandé. La
séance de torture a duré une trentaine de minutes. Puis,
deux maj’d ont sorti le malheureux de notre tente pour
l’emmener dans une autre, où l’interrogatoire a repris.
Alors que nous attendions dehors, j’ai discuté avec un ami
nommé Akel Sorour, originaire d’un village proche de
Ramallah.
« Que se passe-t-il sous cette tente ? ai-je lancé.
– Oh, c’est un méchant, s’est-il contenté de répondre.
– Je sais bien que c’est un méchant, mais que sont-ils en
train de lui faire ? Et lui, qu’a-t-il fait ?
– Il n’a rien fait ici, en prison, m’a expliqué Akel, mais ils
prétendent qu’à Hébron, il a donné des informations aux
Israéliens à propos d’un membre du Hamas ; il paraît qu’il a
été très bavard. Alors, de temps en temps, ils le torturent.
– De quelle façon ?
– En général, ils lui mettent des aiguilles sous les ongles
et font fondre des plateaux en plastique sur sa peau. Ou
bien ils lui brûlent tous les poils du corps. Parfois ils lui
placent un grand bâton derrière les genoux et le forcent à
rester accroupi pendant des heures, en l’empêchant de
dormir. »
Je comprenais à présent ce qui incitait tout le monde à
rester dans le rang, et ce qui était arrivé au tondu que
j’avais vu le premier jour. Les maj’d haïssaient les
collaborateurs, et jusqu’à preuve du contraire, nous étions
tous soupçonnés d’espionner pour le compte des Israéliens.
Israël avait si rondement mené l’identification des cellules
du Hamas et la capture de ses membres que les maj’d
supposaient que l’organisation était truffée d’indicateurs,
qu’ils entendaient démasquer à tout prix. Ils observaient
donc nos moindres mouvements, surveillaient constamment
notre comportement et écoutaient tout ce que nous disions.
Et puis, ils comptaient les points rouges. Nous connaissions
leur identité, mais pas celle de leurs mouchards. Il était
facile de prendre pour un ami quelqu’un opérant en vérité
pour eux, et de se retrouver soumis à une enquête dès le
lendemain.
Mieux valait donc pour moi tenir ma langue et choisir
scrupuleusement les gens en qui je placerais ma confiance.
Dès l’instant où j’ai perçu l’ambiance de suspicion et de
traîtrise qui régnait dans le camp, les choses ont
profondément changé. J’ai eu le sentiment de ne plus du
tout me trouver au même endroit – mes mouvements pas
plus que mes propos n’étaient libres, et nouer des liens de
confiance, de complicité ou d’amitié était devenu
impensable. J’ai commencé à redouter de commettre une
erreur, d’être en retard, de ne pas entendre l’appel de
l’aube, ou de m’assoupir pendant la jalsa.
Si quelqu’un était « reconnu coupable » de collaboration
par les maj’d, c’en était fait de son existence. Sa vie de
famille s’arrêtait net. Ses enfants, son épouse, tout le
monde le reniait. Il n’y avait pas pire réputation que celle de
collaborateur. Entre 1993 et 1996, plus de cent cinquante
collaborateurs présumés ont fait l’objet d’une enquête du
Hamas dans les prisons israéliennes. Environ seize ont été
assassinés.
Comme j’écris rapidement et de façon lisible, les maj’d
m’ont demandé de leur servir de greffier. J’allais être amené
à manipuler des informations confidentielles, m’ont-ils dit,
sans manquer de me prévenir qu’il faudrait les garder pour
moi.
J’ai donc consacré mes journées à recopier les dossiers de
détenus. Nous prenions grand soin de ne pas laisser ces
informations venir aux mains des autorités pénitentiaires.
On n’employait jamais de noms, seulement des numéros de
code. Rédigés sur les plus fines feuilles de papier
disponibles, ces dossiers donnaient la nausée. Des types
avouaient avoir eu des relations sexuelles avec leur mère.
L’un disait avoir eu des rapports avec une vache. Un autre
avec sa fille. Un autre encore avait couché avec sa voisine,
photographié leurs ébats en cachette, et remis les clichés
aux Israéliens. Ces derniers, disait le rapport, avaient
montré les photos à la voisine et menacé de les faire
parvenir à sa famille si elle ne collaborait pas avec leur
agent. Alors ils ont continué à coucher ensemble, à recueillir
des informations, à coucher avec d’autres, en prenant
toujours des photos, au point qu’à la fin, le village tout
entier semblait travailler pour Israël. Tel est le premier
dossier aux relents pornographiques que j’ai eu à traiter.
Tout cela me paraissait délirant. Poursuivant mon travail
de copiste, j’ai remarqué qu’on posait aux suspects des
questions auxquelles ils ne connaissaient strictement rien,
mais qu’ils répondaient le plus souvent en fonction des
attentes supposées de leurs bourreaux. En d’autres termes,
ils disaient ce que ceux-ci voulaient entendre. À l’évidence,
ils auraient avoué n’importe quoi pour arrêter leur supplice.
J’ai aussi eu le sentiment que ces interrogatoires malsains
n’avaient d’autre propos que d’alimenter les fantasmes
sexuels des maj’d incarcérés.
Puis, un jour, ils s’en sont pris à mon ami Akel Sorour. Akel
appartenait à une cellule du Hamas, il avait fait de
nombreux séjours en prison, mais, allez savoir pourquoi, les
détenus citadins ne l’ont jamais accepté comme un des
leurs. Akel était un simple paysan. Par sa façon de parler, de
manger, il suscitait les ricanements, et les autres abusaient
généralement de sa gentillesse. Lui s’efforçait de gagner
leur confiance et leur respect, en faisant la cuisine ou le
ménage, mais ils le traitaient comme un larbin parce qu’il
était terrorisé.
Il faut dire qu’Akel avait de bonnes raisons d’avoir peur.
Ses parents étant morts, il ne lui restait pour toute famille
que sa sœur, et cela le rendait particulièrement vulnérable,
car personne ne chercherait à le venger si jamais on le
torturait. En outre, l’un de ses compagnons de cellule,
questionné par les maj’d, avait lâché son nom, sous la
torture. J’ai eu beaucoup de peine pour lui. Mais comment
l’aider ? Je n’étais qu’un gamin perdu, sans aucune autorité.
Je savais que la seule chose qui me maintenait, moi, à l’abri
de ce genre de traitement, c’était l’identité de mon père.
Une fois par mois, nos familles étaient autorisées à nous
rendre visite. La cuisine carcérale israélienne laissant
franchement à désirer, elles nous apportaient
habituellement des mets préparés à la maison et des effets
personnels. Akel et moi étions de villages voisins, alors nos
familles venaient le même jour.
Au terme d’une interminable procédure d’inscription, la
Croix-Rouge rassemblait les familles d’une région donnée,
et les faisait monter dans des autocars. Megiddo n’était qu’à
deux heures de route, mais les cars devaient s’arrêter à
chaque barrage, où tous les passagers étaient
systématiquement fouillés, si bien que nos proches
quittaient la maison à 4 heures du matin pour n’atteindre la
prison que vers midi.
Un jour, après avoir eu la joie de voir sa sœur, Akel a
regagné la section 5 avec à la main les sacs de provisions
qu’elle lui avait apportés. Il était radieux, totalement
inconscient de ce qui l’attendait. Mon oncle Ibrahim était
venu prêcher, ce qui était toujours mauvais signe. J’avais
compris que lorsqu’il rassemblait ainsi tout le monde, c’était
souvent pour faire diversion pendant que les maj’d
passaient quelqu’un à tabac. Cette fois, c’était le tour
d’Akel. Les maj’d ont confisqué ses paquets et l’ont entraîné
sous une tente. Il a disparu derrière le rideau, et le
cauchemar a commencé.
J’observais l’attitude de mon oncle. Pourquoi ne les
arrêtait-il pas ? Il avait lui-même fait de nombreux séjours
en prison avec Akel. Ces deux-là avaient souffert ensemble.
Akel lui avait préparé à manger, il avait pris soin de lui. Mon
oncle le connaissait. Se comportait-il ainsi parce qu’Akel
était un pauvre paysan sans histoires et mon oncle un
citadin ?
Toujours est-il qu’Ibrahim Abu Salem s’est assis en riant
parmi les maj’d, et qu’ensemble ils ont englouti les
provisions apportées par la sœur d’Akel. Juste à côté, leurs
frères du Hamas – frères arabes, frères palestiniens, frères
musulmans – étaient en train d’enfoncer des aiguilles sous
les ongles du malheureux.
Les semaines suivantes, je n’ai pas beaucoup vu Akel. On
lui avait rasé le crâne et la barbe, ses yeux restaient collés
au sol. Il était maigre, et ressemblait à un vieil homme sur le
point de mourir.
Plus tard, on m’a donné à traiter son dossier. Il y avouait
avoir couché avec toutes les femmes de son village, ainsi
qu’avec des ânes et d’autres animaux. Je savais que chaque
mot était mensonger, mais je l’ai recopié, et les maj’d l’ont
envoyé à son village. Sa sœur l’a dépossédé. Ses voisins
l’ont banni.
Les maj’d m’apparaissaient bien plus néfastes que le pire
des collaborateurs. Mais ils détenaient aussi beaucoup de
pouvoir et d’influence sur le fonctionnement interne de la
prison, et je me suis dit que cela me servirait peut-être.
Anas Rasras occupait une position élevée au sein des
maj’d. Son père, professeur d’université en Cisjordanie, était
très proche de mon oncle Ibrahim. À mon arrivée à Megiddo,
mon oncle avait chargé Anas de m’aider à m’adapter et de
m’apprendre les ficelles de la vie du camp. Quadragénaire
originaire d’Hébron, Anas était un homme très secret, très
intelligent et très dangereux. Dès qu’il posait le pied hors de
prison, l’œil du Shin Bet ne le quittait plus. Il possédait peu
d’amis, mais ne participait jamais aux séances de torture.
Pour cette raison, j’en étais venu à le respecter et même à
lui faire confiance.
Je lui ai raconté que j’avais accepté de collaborer avec les
Israéliens, avec l’intention de devenir agent double,
d’obtenir des armes sophistiquées, et de les tuer de
l’intérieur. Je lui ai demandé s’il pouvait m’aider.
« Je dois voir, m’a-t-il répondu. Je n’en parlerai à
personne, mais je vais voir.
– Comment ça, tu vas voir ? Tu peux m’aider oui ou
non ? »
Jamais je n’aurais dû me laisser aller à faire confiance à
cet homme. Au lieu de chercher à m’aider, il s’est empressé
d’informer mon oncle Ibrahim et plusieurs maj’d de mes
projets.
Le lendemain matin, mon oncle est venu me trouver.
« Sais-tu ce que tu es en train de faire ?
– Ne t’affole pas. Il ne s’est rien passé. J’ai un plan. Tu n’as
pas à être impliqué.
– C’est très dangereux, Mosab, pour ta réputation et celle
de ton père, pour ta famille entière. Ce n’est pas à toi de
faire ces choses-là, laisse-les à d’autres. »
Mon oncle a alors entrepris de m’interroger. Le Shin Bet
m’avait-il assigné un contact à l’intérieur de la prison ?
Avais-je rencontré tel Israélien, ou tel membre de la
sécurité ? Que m’avait-on dit ? Qu’avais-je dit aux autres ? À
mesure que s’accumulaient les questions, j’ai senti monter
en moi la colère. Finalement, j’ai explosé et je lui ai tout
lâché à la figure.
« Mêle-toi donc de tes affaires religieuses, et laisse
tomber la sécurité ! Tous ces types torturent des gens pour
rien. Ils font n’importe quoi. Voilà, c’est tout ce que j’ai à
dire. J’agirai comme bon me semblera, et toi, fais ce que tu
veux. »
Je savais que les choses se présentaient plutôt mal pour
moi. J’étais à peu près certain qu’ils n’allaient pas me
torturer ou m’interroger, à cause de mon père, mais mon
oncle Ibrahim ignorait si je disais la vérité.
À ce stade, je n’en étais plus tout à fait sûr moi-même.
J’avais été idiot de ne pas me méfier du maj’d. L’avais-je
été aussi de faire confiance aux Israéliens ? Ils ne m’avaient
toujours rien dit, fourni aucun contact. Étaient-ils en train de
me mener en bateau ?
De retour sous ma tente, j’ai commencé à me renfermer
émotionnellement. Je n’avais plus confiance en personne.
Les autres détenus ont bien vu que quelque chose ne
tournait pas rond, sans savoir quoi. Les maj’d ont gardé
pour eux ce que je leur avais dit, mais ils ne me lâchaient
plus des yeux. Tout le monde se méfiait de moi. Et,
réciproquement, je me méfiais de tous. Or, il allait bien
falloir vivre ensemble, dans cette cage, à ciel ouvert mais
sans issue. Impossible de partir, impossible de se cacher.
Le temps a passé. La suspicion s’est accrue. Chaque jour,
il y avait des cris ; chaque soir, des supplices. Le Hamas
torturait ses propres membres ! J’avais beau retourner cela
dans tous les sens, je n’y trouvais pas la moindre
justification.
Bientôt, ça s’est encore aggravé. On n’enquêtait plus sur
un seul homme à la fois, mais sur trois. Un jour, à 4 heures
du matin, un détenu a traversé la section en courant,
escaladé la clôture extérieure, qu’il a franchie à l’arraché,
pour se trouver en vingt secondes à l’extérieur du camp, les
habits et la peau tailladés par les lames de rasoir du fil
barbelé. Dans son mirador, un gardien a pivoté pour
braquer sa mitrailleuse sur le fugitif.
« Ne tirez pas ! s’est écrié ce dernier. Ne tirez pas ! Je ne
cherche pas à m’évader. C’est eux que je fuis ! » Il désignait
les maj’d qui, hors d’haleine, lui lançaient des regards
assassins à travers le grillage. Les soldats ont ouvert les
portes et plaqué le détenu à terre avant de le fouiller et de
l’emmener.
C’était ça, le Hamas ? C’était ça, l’islam ?
14
Émeute dans la prison de Megiddo
1996-1997

L’islam, pour moi, c’était mon père.


Sur la balance d’Allah, il pesait à mes yeux bien plus lourd
que n’importe quel autre musulman. Pas une fois il n’a
manqué l’heure de la prière. Même lorsqu’il rentrait tard,
fatigué, je l’entendais souvent prier et implorer le dieu du
Coran, au milieu de la nuit. Il était humble, aimant,
indulgent – envers ma mère, envers ses enfants, et même
envers les inconnus.
Bien plus que de se poser en apologue de l’islam, mon
père a voulu mener l’existence d’un musulman exemplaire.
Il a incarné le versant splendide de l’islam, pas l’autre,
cruel, qui réclame à ses fidèles de conquérir la planète et de
la réduire en esclavage.
Toutefois, pendant les dix années qui ont suivi mon
emprisonnement, j’ai vu mon père en proie à un conflit
intérieur irrationnel. D’un côté, il ne jugeait pas coupables
les musulmans qui tuaient indistinctement des Israéliens,
des soldats, des femmes et des enfants. Allah, selon lui, les
autorisait à agir de la sorte. De l’autre, il aurait été
personnellement incapable de faire comme eux. Quelque
chose au fond de lui l’en empêchait. Selon son
raisonnement, ce qui était inacceptable pour lui-même
devenait admissible pour les autres.
Avec mes yeux d’enfant, je ne percevais de lui que les
vertus, que je supposais issues de ses convictions.
Profondément désireux de lui ressembler, j’ai cru les mêmes
choses que lui sans me poser de question. Ce que j’ignorais
alors, c’est que l’on a beau peser lourd dans la balance
d’Allah, tant de vertu et de bonnes actions ne valent pas un
clou aux yeux de Dieu.
Malgré tout cela, les musulmans que je voyais à Megiddo
ne ressemblaient en rien à mon père. À leur façon de juger
autrui, ils donnaient l’impression de se considérer comme
plus grands qu’Allah lui-même. Ils étaient bigots et
hypocrites, à cacher les écrans de télévision pour nous
empêcher d’apercevoir une comédienne sans voile. Ils
étaient méchants et mesquins, à torturer ceux qui avaient
trop de points rouges – des points que seuls accumulaient
les plus faibles, les plus vulnérables. Tout détenu jouissant
de bonnes relations profitait d’une immunité absolue – fût-
ce un collaborateur avoué, du moment qu’il était le fils du
cheikh Hassan Yousef.
Pour la première fois, je remettais en cause des choses
auxquelles je croyais depuis toujours.

« Huit cent vingt-trois ! »


Après six mois d’incarcération, le jour de mon procès est
venu. Des soldats israéliens m’ont conduit à Jérusalem, où
les procureurs ont requis seize mois d’emprisonnement.
Seize mois ! Le capitaine du Shin Bet m’avait promis une
courte peine ! Qu’avais-je donc fait pour mériter une
sanction aussi lourde ? Certes, pris d’une idée folle, j’avais
acquis quelques armes, mais elles ne fonctionnaient même
pas !
« Seize mois. »
La cour a bien voulu tenir compte du temps que j’avais
déjà passé sous les verrous. Il me restait donc à purger les
dix mois restants à Megiddo.
« OK, ai-je dit à Allah. Je veux bien faire encore dix mois,
mais pas là-bas, je t’en prie ! Pas en enfer ! » Je ne pouvais
me plaindre à personne – et certainement pas aux agents
de la sécurité israélienne qui, après m’avoir recruté,
m’avaient abandonné.
Au moins, je voyais ma famille une fois par mois. Toutes
les quatre semaines, ma mère effectuait l’éreintant trajet
jusqu’à Megiddo. Elle ne pouvait être accompagnée que de
trois de mes frères et sœurs, alors ils sont venus à tour de
rôle. Et à chaque fois, elle m’apportait un gros paquet de
ses délicieux pâtés aux épinards et de baklavas. Mes
proches n’ont jamais manqué la moindre visite.
Même si je ne pouvais leur raconter ce qui se passait de
l’autre côté de la clôture et dans les coulisses, ces rendez-
vous me réconfortaient. Eux aussi semblaient rassurés de
me voir. J’avais été pour mes petits frères et petites sœurs
comme un père – je leur avais préparé à manger, j’avais
rangé leur désordre, je leur avais donné le bain, je les avais
habillés, accompagnés et récupérés à l’école. Puis, une fois
en prison, j’étais devenu un genre de héros de la résistance.
Ils étaient très fiers de moi.
Un jour, lors d’une visite, ma mère m’a appris que
l’Autorité palestinienne avait relâché mon père. À peine
rentré à la maison, il était reparti pour l’Arabie saoudite
accomplir le hadj – le pèlerinage à La Mecque – dont je
savais qu’il rêvait depuis toujours. Le hadj est le cinquième
pilier de l’islam, et tout musulman, pour peu qu’il en soit
physiquement et financièrement capable, est tenu de
l’accomplir au moins une fois dans sa vie. Plus de deux
millions d’individus le font chaque année.
Mais mon père, lui, n’y arriverait pas. Au moment de
franchir le pont Allenby, qui sépare Israël de la Jordanie, il
avait encore été arrêté, par les Israéliens cette fois.

Un après-midi, la faction du Hamas de Megiddo a présenté


aux autorités pénitentiaires une liste de revendications
futiles, qu’il fallait satisfaire dans les vingt-quatre heures,
sous peine d’insurrection.
De toute évidence, la direction de la prison ne voulait
surtout pas d’une émeute. La moindre agitation risquait de
faire des morts ou des blessés parmi les détenus, et les
bureaucrates de Jérusalem redoutaient comme la peste le
tollé que cela aurait provoqué parmi la Croix-Rouge et les
organisations humanitaires. Une émeute n’aurait fait que
des perdants. Les Israéliens ont donc rencontré le shaweesh
principal, qui logeait dans notre section.
« Nous ne pouvons rien faire dans ces délais, lui ont-ils dit.
Donnez-nous un peu de temps, et nous trouverons un
arrangement.
– Non, a persisté le shaweesh. Vous avez vingt-quatre
heures. »
Évidemment, les Israéliens ne pouvaient pas céder, sous
peine de faire preuve de faiblesse. J’ignore à quoi rimaient
toutes ces demandes. J’étais certes malheureux là-bas, mais
par rapport à certains endroits dont j’avais entendu parler,
Megiddo était un établissement cinq étoiles. Les
revendications avancées m’apparaissaient aussi stupides
que vaines – plus de temps pour parler au téléphone, plus
d’heures de visite, ce genre de choses.
Toute la journée, nous avons suivi la course du soleil dans
le ciel. Puis, le délai écoulé, le Hamas nous a dit de nous
préparer à l’émeute.
« Que faut-il faire ? avons-nous demandé.
– Soyez destructifs, violents ! Cassez l’asphalte et lancez
les morceaux sur les soldats. Lancez-leur du savon. Lancez-
leur de l’eau chaude. Lancez-leur tout ce que vous pourrez
soulever ! »
Certains ont rempli des récipients d’eau, au cas où les
soldats lâcheraient des bombes lacrymogènes. Il nous
suffirait alors de les ramasser et de les y déposer. Nous
avons saccagé l’aire d’exercice. Toutes les sirènes se sont
tues d’un coup, et les choses ont soudain pris une tournure
beaucoup plus dramatique. Des centaines de soldats en
tenue antiémeute se sont déployés d’une extrémité à l’autre
du camp, derrière le grillage du périmètre, leurs armes
pointées sur nous. Je ne cessais de me rabâcher que tout
cela était parfaitement insensé. « Pourquoi font-ils ça ? C’est
de la folie ! Pour le bon plaisir de ce shaweesh timbré ? » Je
n’avais pas grand-chose d’un lâche, mais cela ne rimait
strictement à rien. Les Israéliens étaient lourdement armés,
protégés à l’extrême, et nous nous apprêtions à leur
balancer des morceaux de goudron.
Au signal du Hamas, les détenus de chaque section se
sont mis à jeter du bois, de l’asphalte et du savon. Après
quelques secondes, cent grenades lacrymogènes noires ont
plu à l’intérieur des sections et rempli le camp d’une fumée
blanche et épaisse. Je n’y voyais plus rien. La puanteur était
indescriptible. Partout autour de moi, des types tombaient
au sol en suffoquant.
Tout cela avait à peine duré trois minutes. Et les Israéliens
ne faisaient que commencer.
Les soldats ont orienté vers nous de gros tuyaux qui ont
craché des tourbillons de gaz jaune. Mais il n’était pas
volatil, comme le gaz lacrymogène ; plus lourd que l’air, il
restait au sol et chassait tout l’oxygène disponible. Les
détenus ont commencé à perdre connaissance.
J’étais en train de chercher mon souffle quand j’ai aperçu
l’incendie.
Dans le quartier n° 3, la tente du Djihad islamique venait
de s’embraser. En quelques instants, les flammes ont atteint
plus de cinq mètres de hauteur. La toile des tentes étant
enduite d’un imperméabilisant à base de pétrole, elle brûlait
comme si elle avait été imbibée d’essence. Piquets,
traverses de bois, matelas, cantines – tout est parti en
fumée. Le vent a propagé l’incendie vers les tentes du
FDLP/FPLP et du Fatah, qui, dix secondes plus tard,
disparaissaient à leur tour dans l’enfer.
Le feu progressait rapidement vers nous. Un immense pan
de toile embrasée s’est envolé en crépitant par-dessus les
barbelés. Les soldats nous ont encerclés. Il n’y avait d’issue
qu’à travers les flammes.
Alors nous avons couru.
Protégeant mon visage, je me suis précipité en direction
des cuisines. Le passage entre les tentes en flammes et le
mur n’était pas plus large que trois mètres, et nous étions
plus de deux cents à vouloir nous y engouffrer ensemble
pendant que les soldats continuaient de nous asperger de
gaz jaune.
En quelques minutes, la moitié de la section 5 avait
disparu – tout ce que nous possédions, même si c’était peu.
Il ne restait plus que des cendres.
Il y a eu de nombreux blessés parmi les détenus, mais,
miraculeusement, aucun mort. Des ambulances sont venues
prendre les souffrants, et l’émeute passée, ceux d’entre
nous dont la tente avait brûlé ont été relogés. On m’a mis
dans l’une des trois tentes du Hamas du quartier n° 2, celle
du milieu.
La seule conséquence positive de l’émeute de Megiddo,
c’est qu’elle a mis fin aux tortures des chefs du Hamas. Ils
ont continué leur surveillance, mais nous nous sommes
quelque peu détendus, nous laissant même aller à un
soupçon d’insouciance. Je me suis fait un ou deux amis, que
je pensais dignes de confiance. Mais je passais surtout des
heures à tourner en rond, seul, jour après jour.

« Huit cent vingt-trois ! »


Le 1er septembre 1997, après m’avoir restitué mes effets
personnels et le peu d’argent que j’avais sur moi lors de
mon arrestation, un gardien de prison m’a passé les
menottes et fait monter dans un minibus. Des soldats m’ont
emmené jusqu’au premier barrage en Cisjordanie, celui de
Jénine. Là, ils ont ouvert la porte du véhicule et m’ont libéré
les mains.
« Tu es libre », a dit l’un d’eux. Puis ils sont repartis d’où
nous étions venus, me laissant seul au bord de la route.
Je n’y croyais pas. Le simple fait d’être à l’extérieur me
paraissait fabuleux. J’allais enfin revoir ma mère, mes frères,
mes sœurs. J’étais encore à deux heures de voiture de chez
moi, mais je n’avais pas envie de me précipiter. Je voulais
savourer ma liberté.
J’ai marché encore deux ou trois kilomètres, jouissant de
l’air pur dans mes poumons, et du silence dans mes oreilles.
J’ai retrouvé un peu d’humanité, puis j’ai hélé un taxi qui a
bien voulu me conduire jusqu’au centre d’une petite ville.
De là, un autre m’a emmené à Naplouse, puis à Ramallah,
et enfin chez moi.
Dans les rues de Ramallah, à la vision des commerces et
des visages familiers, j’aurais volontiers sauté du véhicule.
Mais il me tardait de retrouver les miens. Depuis le taxi, j’ai
aperçu ma mère sur le seuil de la maison. En larmes, elle
m’a appelé. Puis elle a couru jusqu’à la voiture et m’a pris
dans ses bras. Quand elle m’a enlacé, en me donnant des
petites tapes dans le dos, sur les épaules, le visage et la
tête, j’ai senti qu’elle laissait enfin libre cours à toute la
douleur accumulée depuis près d’un an et demi.
« Nous avons compté les jours, a-t-elle dit. Nous avions
très peur de ne plus te revoir. Nous sommes très fiers de toi,
Mosab. Tu es un vrai héros. »
Comme mon père, je savais qu’il fallait épargner ma
famille et taire ce que j’avais enduré. J’apparaissais comme
un héros qui, ayant côtoyé d’autres héros dans les prisons
israéliennes, rentrait à présent chez lui. C’était même selon
certains de mes proches une bonne expérience, presque un
rite initiatique. Ma mère était-elle au courant pour les
armes ? Oui. S’agissait-il d’une idiotie, selon elle ?
Probablement, mais en mettant ça sur le compte de la
résistance, elle a trouvé moyen de le justifier.
Nous avons passé toute la journée à faire la fête, à
manger des choses succulentes, à plaisanter, à nous
amuser. Nous avons toujours procédé ainsi lors des
rassemblements familiaux. C’était presque comme si je ne
m’étais pas absenté. Le lendemain et les jours suivants,
mes amis et ceux de mon père sont venus nombreux
prendre part aux réjouissances.
J’ai passé quelques semaines à la maison, à faire le plein
d’amour et de cuisine maternelle, puis je suis sorti retrouver
les images, les sons et les odeurs qui m’avaient tant
manqué. Le soir, je traînais en ville avec mes amis – on
mangeait des falafels chez Mays Al Reem, on prenait le café
chez Kit Kat avec le patron, Basam Huri. À déambuler ainsi
dans les rues animées et à discuter avec mes amis, je
m’imprégnais de la quiétude et de la simplicité de la liberté.
Entre le moment où mon père était sorti de la prison de
l’Autorité palestinienne et sa nouvelle arrestation par les
Israéliens, ma mère était encore tombée enceinte. Cela
avait été une grande surprise pour mes parents, qui avaient
décidé après la naissance de ma sœur Anhar, sept ans plus
tôt, de ne plus avoir d’enfants. À mon retour, la grossesse
en était au sixième mois, et le bébé commençait à devenir
très encombrant. Puis ma mère s’est cassé la cheville, et il
lui a fallu beaucoup de temps pour se rétablir parce que
notre futur petit frère consommait tout le calcium de son
organisme. En l’absence de fauteuil roulant, il fallait que je
la transporte partout. Elle souffrait énormément, et je
supportais mal de la voir dans cet état. J’ai passé mon
permis de conduire, pour les petites courses et les grandes.
Quand Naser est né, je me suis chargé de le nourrir, de lui
donner le bain et de changer ses couches. Ce garçon est
entré dans la vie en me prenant pour son père.
Il va sans dire que faute de m’être présenté aux examens,
je n’ai pas obtenu mon diplôme. J’ai tenté de le décrocher
pendant mon incarcération, mais j’ai été le seul à échouer,
sans savoir pourquoi. Des représentants du ministère de
l’Éducation étaient venus à la prison remettre à tout le
monde un corrigé avant les épreuves. C’était
invraisemblable. Un type de soixante ans, totalement
illettré, avait demandé à un autre de remplir pour lui sa
copie. Et même lui avait été reçu ! Et puis, je connaissais les
réponses, d’autant que j’avais quand même passé douze
ans à l’école et que tout cela m’était familier. Mais à
l’annonce des résultats, tout le monde a eu la moyenne sauf
moi. Sans doute Allah n’avait-il pas voulu que je réussisse
par le biais d’une tricherie ; je ne voyais à l’époque pas
d’autre explication.
De retour chez moi, je me suis inscrit aux cours du soir
d’Al-Ahlia, une école catholique de Ramallah. Les élèves
étaient pour la plupart des musulmans traditionnels venus
là parce qu’il s’agissait de la meilleure école de la ville. Les
cours du soir me permettaient en outre de travailler en
journée dans un restaurant de la chaîne de hamburgers
Checkers, pour subvenir aux besoins de ma famille.
À mes examens, je n’ai guère obtenu mieux que 64 sur
100, mais c’était suffisant. Je ne m’étais pas donné à fond,
parce que tout ça ne m’intéressait plus vraiment. Je m’en
fichais un peu. C’était juste une bonne chose de faite.
15
Sur la route de Damas
1997-1999

Deux mois après ma libération, j’ai reçu un appel sur mon


portable.
« Félicitations », m’a dit une voix en arabe.
À son accent, j’ai immédiatement reconnu Loai, mon
« fidèle » capitaine du Shin Bet.
« Nous serions ravis de te voir, a-t-il dit, mais il ne faut
pas parler au téléphone. On peut se rencontrer ?
– Bien sûr. »
Il m’a donné un numéro de téléphone, un mot de passe et
des instructions. J’avais l’impression d’être un vrai espion. Il
fallait que je me rende à un point de rendez-vous, puis un
autre, et que je l’appelle de là-bas.
J’ai suivi ses indications et on m’a donné d’autres
instructions. Je marchais depuis une vingtaine de minutes
quand une voiture s’est arrêtée à ma hauteur. Un homme
assis à l’intérieur m’a dit de monter, ce que j’ai fait. On m’a
fouillé, allongé au sol et caché sous une couverture.
Nous avons roulé environ une heure, pendant laquelle
personne n’a prononcé un mot. Lorsqu’enfin nous sommes
entrés dans le garage d’une maison individuelle, j’étais
soulagé de constater qu’il ne s’agissait pas d’une base
militaire ou d’un centre de détention. J’ai appris par la suite
que ce pavillon au cœur d’une implantation appartenait à
l’État. Dès l’arrivée, on m’a de nouveau fouillé, plus
scrupuleusement cette fois, et conduit dans un salon
joliment meublé. Je suis resté assis un moment, et Loai est
entré. Il m’a d’abord serré la main – puis il m’a donné
l’accolade.
« Comment vas-tu ? Comment s’est passé ton séjour en
prison ? »
Si j’allais bien, lui ai-je expliqué, mon séjour en prison ne
s’était pas trop bien passé, notamment parce qu’il m’avait
promis que je n’y resterais pas longtemps.
« Je suis désolé ; nous n’avons pas pu faire autrement,
pour te protéger. »
Repensant à ce que j’avais dit au maj’d à propos de
devenir un agent double, je me suis demandé si Loai était
au courant. J’ai estimé qu’il valait mieux assurer mes
arrières.
« Écoutez, on torture les gens là-bas, et je n’ai pas pu
faire autrement que de leur avouer que j’avais accepté de
travailler pour vous. J’avais peur. À aucun moment vous ne
m’avez averti de ce qui se passait là-bas. Vous ne m’avez
pas prévenu que j’aurais à me méfier de mes propres
compagnons. Vous ne m’avez pas préparé, et j’ai eu la
trouille. Alors je leur ai dit que je vous avais promis de
collaborer, dans l’intention de devenir agent double et de
vous tuer. »
Loai a paru surpris, mais pas contrarié. Si le Shin Bet ne
cautionnait pas la torture à l’intérieur de la prison, il était
forcément au courant – et Loai pouvait comprendre que j’aie
eu peur.
Il a appelé son supérieur, et lui a rapporté ma confidence.
Puis, peut-être parce qu’ils avaient du mal à recruter parmi
le Hamas, ou parce que la qualité de fils de cheikh Hassan
Yousef me conférait une valeur particulière, ils ont choisi de
passer l’éponge.
Ces Israéliens ne ressemblaient vraiment pas à ce que
j’attendais.
Loai m’a remis quelques centaines de dollars pour
m’acheter des habits neufs, prendre soin de moi et profiter
de la vie.
« On te recontactera plus tard », a-t-il promis.
Quoi ? Pas de mission sous couverture ? Pas de codes
secrets ? Pas d’arme ? Juste une liasse de billets et une
accolade ? Ça n’avait aucun sens.
On s’est revus au bout d’une quinzaine de jours, cette fois
dans une maison du Shin Bet, au centre de Jérusalem.
Chacune de ces planques était entièrement meublée,
truffée de systèmes d’alarme et de gardiens, et si
clandestine que même les voisins ne se doutaient de rien.
La plupart des pièces étaient aménagées en salle de
réunion. Et je n’étais jamais autorisé à circuler de l’une à
l’autre sans escorte – ils ne se méfiaient pas de moi, mais je
ne devais pas être vu par d’autres agents du Shin Bet.
Simple mesure de sécurité supplémentaire.
Lors de ce deuxième rendez-vous, ils se sont montrés
extrêmement amicaux. Ils parlaient bien l’arabe, et
manifestaient une bonne compréhension de ma
personnalité, de ma famille et de ma culture. Je ne détenais
aucune information, et ils ne m’en demandaient pas. Nous
avons simplement parlé de la vie en général.
Ce n’était pas du tout ce que j’avais espéré. Je bouillais de
découvrir ce qu’ils attendaient de moi. En même temps, les
dossiers que j’avais eu l’occasion de lire en prison me
faisaient un peu redouter qu’ils me demandent de coucher
avec ma sœur ou ma voisine en leur apportant la vidéo des
ébats. Mais ce ne fut jamais le cas.
À la fin de cette deuxième rencontre, Loai m’a remis le
double de la somme précédente. Cela faisait près de
800 dollars qu’il me donnait en un mois, un joli revenu alors
pour un jeune de vingt ans. Et de mon côté, je n’avais rien
donné en retour. À vrai dire, au cours de mes premiers mois
en tant qu’agent du Shin Bet, j’ai reçu bien plus
d’informations que je n’en ai livré.
Ma formation a commencé par les règles de base. Je ne
devais pas commettre d’adultère parce que ça risquait de
m’exposer – de me griller. En fait, ils m’ont recommandé de
m’abstenir de toute relation sexuelle hors mariage – que ce
soit avec une Palestinienne ou une Israélienne – tant que je
travaillais pour eux. Si je manquais à cet impératif, j’étais
renvoyé. Et il ne fallait plus jamais que je raconte cette
histoire d’agent double.
À chaque nouvelle rencontre, j’apprenais des choses à
propos de la justice, de la sécurité et de la vie en général.
Le Shin Bet ne cherchait aucunement à me briser pour me
faire commettre des actes détestables. Il ne ménageait au
contraire aucun effort pour me former, me rendre plus fort,
plus érudit.
Au bout d’un moment, j’ai commencé à douter de mon
projet d’assassiner les Israéliens. Ces gens se montraient si
aimables. Ils se souciaient authentiquement de ma
personne. « Pourquoi vouloir les tuer ? » Non sans surprise,
j’ai constaté que je ne le désirais plus.
L’occupation durait toujours. Le cimetière d’Al-Bireh
continuait de se remplir des corps d’hommes, de femmes et
d’enfants palestiniens tués par des soldats israéliens. Et je
n’avais pas oublié les brutalités subies sur le chemin de la
prison ni les journées enchaîné à ma petite chaise.
Mais je me souvenais aussi des cris de torture sous la
tente, à Megiddo, et de cet homme qui s’était quasi empalé
sur les barbelés pour échapper à ses tortionnaires du
Hamas. J’accédais désormais à une meilleure
compréhension, un point de vue plus informé. Et qui veillait
à mon instruction ? Mes ennemis ! Mais y veillaient-ils
vraiment ? Ou bien ne se montraient-ils sous ce jour qu’afin
de mieux m’utiliser ? J’étais plus désemparé encore
qu’auparavant.
Lors d’une de nos réunions, Loai a dit : « Puisque tu
travailles avec nous, nous envisageons de relâcher ton père,
ça te permettra de rester près de lui et d’observer ce qui se
passe dans les territoires. » Je ne savais même pas que sa
libération était envisageable, d’où ma joie à l’annonce de la
nouvelle.
Des années plus tard, nous avons comparé nos souvenirs.
Mon père n’aimait pas trop détailler les souffrances qu’il
avait endurées, mais il tenait à ce que je sache que lors de
son propre séjour à Megiddo, il avait remis certaines choses
en ordre. Il m’a notamment raconté le jour où, pendant qu’il
regardait la télévision dans le mi’var, quelqu’un avait fait
basculer un panneau de bois devant l’écran.
« Je ne peux pas regarder la télévision si tu continues à
cacher l’écran avec ce panneau », est-il allé dire à l’émir. On
a remonté le panneau, et il n’en a plus jamais été question.
Ensuite, une fois transféré dans le camp à proprement
parler, il avait fait cesser la torture. Il s’était fait remettre
tous les dossiers constitués par les maj’d, les avait étudiés,
et constaté qu’au moins les deux tiers des individus
soupçonnés de collaboration étaient innocents. Il avait alors
personnellement veillé à ce que les familles et les
communautés soient bien informées du caractère infondé
des accusations. Parmi les blanchis, il y avait Akel Sorour. Le
certificat d’innocence envoyé par mon père au village d’Akel
n’a pas effacé les épreuves infligées, mais il a au moins
permis au jeune paysan de reprendre sa vie dans la paix et
l’honneur.
Quand mon père a été libéré, mon oncle Ibrahim nous a
rendu visite. Mon père voulait l’informer qu’il avait fait
mettre un terme à la torture à Megiddo car la plupart des
hommes dont les maj’d avaient détruit la vie et la famille
étaient innocents. Ibrahim a feint de recevoir cette dernière
information comme un choc. À l’évocation du cas d’Akel,
mon oncle a juré avoir pris sa défense et cherché à
convaincre les maj’d qu’il ne pouvait en aucun cas s’agir
d’un collaborateur.
« Loué soit Allah, a soupiré Ibrahim, tu as pu lui venir en
aide ! »
Devant tant d’hypocrisie, j’ai quitté la pièce.
Mon père m’a aussi appris qu’à Megiddo, il avait entendu
parler de l’histoire d’agent double que j’avais rapportée au
maj’d. Il n’était pas en colère. Il m’a seulement dit que
j’avais été très imprudent de consentir ne serait-ce qu’à
discuter avec ces individus.
« Je sais, père, ai-je répondu. Je te promets que tu n’auras
plus à te faire de souci à mon sujet. Je suis capable de me
prendre en main tout seul.
– Heureux de l’entendre. Je te demande simplement de te
montrer plus prudent à l’avenir. Je n’ai confiance en
personne autant qu’en toi. »

Lors de ma rencontre suivante avec Loai, plus tard ce


mois-là, il m’a confié : « L’heure est venue de passer à
l’action. Voici ce que nous attendons de toi. »
« Il était temps », ai-je pensé.
« Ta mission consiste à aller décrocher une licence à
l’université. »
Il m’a tendu une enveloppe remplie d’argent.
« Cela devrait suffire à couvrir tes frais d’inscription et tes
dépenses, a-t-il précisé. S’il t’en faut plus, n’hésite surtout
pas à me le demander. »
Je n’en croyais pas mes oreilles. Pourtant, du point de vue
des Israéliens, c’était parfaitement logique. Mon éducation,
aussi bien à l’université qu’à l’extérieur, était pour eux un
bon placement. Il n’aurait guère été prudent pour la sécurité
nationale d’opérer avec une personne sans instruction ni
perspectives. Par ailleurs, je n’avais pas intérêt à devenir un
bon à rien : dans les territoires, seuls les bons à rien sont
soupçonnés de collaborer avec les Israéliens. Évidemment,
ce n’est pas là le fruit d’une réflexion très poussée, les bons
à rien n’ayant pas grand-chose à offrir au Shin Bet.
J’ai donc déposé un dossier d’inscription à l’université Bir
Zeit, sans succès car mes notes de lycée étaient trop
faibles. J’ai expliqué que j’avais connu des circonstances
exceptionnelles, raconté mon séjour en prison. Jeune
homme intelligent, je ferais un très bon étudiant, leur ai-je
promis. Mais l’établissement n’admettant aucune exception,
il a fallu me rabattre sur les cours par correspondance de
l’université Al-Quds et travailler chez moi.
Cette fois, j’ai obtenu de bons résultats. J’étais un peu
plus mûr et beaucoup plus motivé. Grâce à mon ennemi.
À chacune de nos rencontres, mes contacts du Shin Bet
me disaient : « Si tu as besoin de quoi que ce soit, dis-le-
nous. Tu peux faire tes ablutions. Tu peux prier. Tu n’as rien
à craindre. » Tout ce qu’ils m’offraient à manger et à boire
était conforme à la loi islamique. Ils veillaient
scrupuleusement à ne rien faire qui soit susceptible de
m’offenser : ils ne portaient pas de short, ne mettaient pas
les pieds sur le bureau sous mon nez, se montraient
toujours extrêmement respectueux. Et rien que pour cela,
j’avais envie d’en apprendre davantage à leur sujet. Ils ne
se comportaient pas comme des machines militaires.
C’étaient des êtres humains, qui me traitaient en être
humain. De rendez-vous en rendez-vous, ma représentation
du monde s’effritait un peu plus.
Ma culture – pas mon père – m’avait enseigné que l’armée
et le peuple d’Israël étaient mon ennemi. Mon père, lui, ne
voyait pas en eux des soldats, mais des individus
accomplissant ce qu’ils estimaient être leur devoir de
soldat. Il n’en voulait pas aux gens, mais aux idées qui les
enflammaient et les mettaient en mouvement.
Loai ressemblait bien plus à mon père que n’importe quel
Palestinien. Il avait beau ne pas croire en Allah, ça ne
l’empêchait pas de me respecter.
Qui était mon ennemi, désormais ?
J’ai parlé au Shin Bet de la torture à Megiddo. Ils m’ont
répondu qu’ils étaient au courant. Chaque geste des
prisonniers, chaque parole prononcée était enregistré. Ils
savaient tout : les messages secrets dans la mie de pain, la
torture sous les tentes et l’ouverture dans la clôture.
« Pourquoi n’y avez-vous pas mis fin ?
– D’abord, nous ne pouvons pas changer ce type de
mentalité. Il n’entre pas dans nos attributions d’enseigner
au Hamas l’amour de son prochain. Nous ne pouvons pas
leur dire : “Eh les gars, arrêtez de vous torturer les uns les
autres, ne vous entre-tuez pas”, en espérant tout arranger.
En outre, le tort que se fait le Hamas de l’intérieur est bien
supérieur à celui que ne pourra jamais lui causer Israël du
dehors. »
Le monde tel que je le connaissais n’en finissait pas de se
désagréger, laissant apparaître un nouvel univers que je
commençais à peine à comprendre.
À chaque rencontre avec le Shin Bet, j’apprenais quelque
chose de moi-même et des autres. Ce n’était pas un lavage
de cerveau à travers l’abrutissement, le matraquage, la
privation de sommeil et de nourriture. Ce que
m’enseignaient les Israéliens était plus logique, plus concret
que tout ce que j’avais jamais entendu de mon propre
peuple.
Mon père ne m’avait jamais rien enseigné de semblable.
D’abord, il avait passé trop de temps en prison. Ensuite,
pour parler franchement, je crois qu’il n’en savait pas grand-
chose lui-même.

Des sept portes anciennes qui percent les murailles de la


vieille ville de Jérusalem, il en est une plus richement ornée
que les autres. Construite voici près de cinq siècles par
Soliman le Magnifique, la porte de Damas se situe à peu
près au milieu de la muraille nord. Détail hautement
symbolique, ceux qui l’empruntent débouchent à la jonction
du quartier musulman historique et du quartier chrétien.
C’est l’ancêtre de cette porte qu’a franchi au Ier siècle un
nommé Paul de Tarse, en route pour Damas afin de réprimer
dans le sang une nouvelle secte juive tenue pour hérétique.
Les victimes de ses persécutions ont ensuite adopté le nom
de « chrétiens ». Mais Paul a fait en chemin une étonnante
rencontre, qui l’a non seulement détourné de sa destination
initiale mais a surtout bouleversé sa vie à jamais.
L’air en ce lieu est tellement chargé d’histoire que j’aurais
peut-être dû m’attendre à y faire moi-même une rencontre
bouleversante. Je franchissais un jour la porte de Damas
avec mon meilleur ami, Jamal, quand j’ai entendu une voix
m’interpeller.
« Comment t’appelles-tu ? m’a demandé un trentenaire,
qui manifestement n’était pas arabe.
– Je m’appelle Mosab.
– Où vas-tu, Mosab ?
– Nous rentrons chez nous. Nous sommes de Ramallah.
– Moi, je viens du Royaume-Uni », m’a-t-il dit en se
mettant soudain à parler en anglais.
Avec son accent marqué, je le comprenais difficilement.
Ça ne l’a pas empêché de poursuivre. Après quelques
efforts d’adaptation, j’ai fini par saisir qu’il était question de
christianisme et d’un groupe d’étude qui se réunissait à la
YMCA, près de l’hôtel King David, à Jérusalem.
L’endroit ne m’était pas inconnu. Comme je m’ennuyais
un peu à cette époque, j’ai pensé qu’il serait intéressant de
m’instruire en matière de christianisme. J’avais découvert
tant de choses à propos des Israéliens, peut-être que
d’autres « infidèles » auraient, eux aussi, à m’apprendre. Et
puis, à force de fréquenter des musulmans modérés, zélotes
et athées, instruits ou ignorants, de droite ou de gauche,
des Juifs et des non-Juifs, je n’étais plus trop sélectif. Ce
garçon avait l’air d’un homme comme les autres, et il
m’invitait en toute simplicité à venir discuter, pas à voter
pour Jésus aux prochaines élections.
J’ai consulté Jamal : « Qu’en penses-tu, on y va ? »
Jamal et moi étions amis depuis le plus jeune âge. Nous
avions fréquenté les mêmes écoles, les mêmes mosquées
et lancé des pierres ensemble. Ce beau gosse d’un mètre
quatre-vingt-douze n’était pas d’un naturel très bavard,
mais faisait en revanche un excellent auditeur. Et jamais
nous ne nous sommes disputés.
Nous avions aussi été compagnons de captivité à
Megiddo. Après les émeutes et l’incendie de la section 5,
Jamal avait été transféré avec mon cousin Yousef à la
section 6, d’où il serait plus tard libéré. La prison l’avait
changé. Il avait cessé de prier, de fréquenter la mosquée et
s’était mis à fumer. Déprimé, il passait le plus clair de son
temps chez lui prostré devant la télévision. En détention,
j’avais au moins certaines croyances auxquelles me
raccrocher, mais pas Jamal, issu d’une famille laïque de non-
pratiquants. Sa foi n’était donc pas assez consistante pour
le soutenir.
J’ai deviné dans son regard la même curiosité – et le
même désœuvrement – qu’en moi pour aller écouter parler
de la Bible. Mais quelque chose en lui résistait.
« Vas-y sans moi, a-t-il dit. Appelle-moi en rentrant. »
Rassemblés dans une ancienne boutique, nous étions une
cinquantaine ce soir-là, essentiellement des étudiants de
mon âge, d’origines diverses. Deux personnes ont assuré la
traduction en arabe et en hébreu de la présentation, faite en
anglais.
À mon retour, j’ai téléphoné à Jamal.
« C’était comment ? s’est-il enquis.
– Super. Ils m’ont donné un exemplaire du Nouveau
Testament en arabe et en anglais. De nouveaux gens, une
nouvelle culture ; c’était sympa.
– Je ne sais pas trop quoi penser, Mosab, si on découvre
parmi les tiens que tu traînes avec une bande de chrétiens,
ça risque de devenir dangereux pour toi. »
J’étais conscient que Jamal voulait mon bien, mais tout ça
ne m’inquiétait pas outre mesure. Mon père nous avait
toujours enseigné l’ouverture d’esprit et l’amour de tous, y
compris de ceux qui ne partageaient pas nos croyances. J’ai
contemplé mon exemplaire de la Bible, posé sur mes
genoux. Mon père possédait une immense bibliothèque,
riche de cinq mille titres, dont une Bible. Enfant, j’avais lu
les passages sexuels du Cantique des cantiques, mais guère
plus. L’exemplaire du Nouveau Testament que j’avais entre
les mains était un cadeau, et dans la culture arabe, les
cadeaux méritent honneur et considération. La moindre des
choses était donc pour moi de le lire.
J’ai commencé ma lecture. Arrivé au Sermon sur la
montagne, je me suis dit : « Ce Jésus est très fort ! Tout ce
qu’il dit est vraiment beau. » Je n’ai pas pu reposer le livre.
On aurait dit que chaque verset mettait le doigt sur une
blessure profonde de mon existence. Le message était très
simple, mais il avait l’étonnante faculté de m’apporter de
l’espoir et de réconforter mon âme.
Puis j’ai lu ceci : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu
aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je
vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous
persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui
est aux cieux » (Matthieu 5 : 43-45).
C’était exactement ça ! Ces quelques paroles m’ont
foudroyé. Je n’avais jamais rien entendu de tel, mais j’ai
immédiatement reconnu le message que j’attendais depuis
toujours.
Depuis des années, je m’évertuais à identifier l’ennemi, à
le chercher hors de l’islam et de la Palestine. Mais là, j’ai
compris d’un coup que les Israéliens n’étaient pas mes
ennemis. Pas plus que le Hamas, mon oncle Ibrahim, le
gamin qui m’avait frappé de la crosse de son M-16 ou le
gardien aux airs de primate du centre de détention. J’ai
compris que l’ennemi ne se définit pas par la nationalité, la
religion ni la couleur de peau. J’ai compris que tous, nous
partageons les mêmes ennemis : la cupidité, l’orgueil et
toutes les mauvaises pensées, la noirceur du diable qui
habite en nous.
Je pouvais donc aimer tout le monde. Mon seul véritable
ennemi était celui que j’avais à l’intérieur.
Si j’avais lu la parole de Jésus cinq ans auparavant,
j’aurais pensé « quel idiot ! » et jeté la Bible aux orties. Mais
les choses auxquelles j’avais assisté, entre mon voisin le
boucher fou, les membres de ma famille et les chefs
religieux qui m’avaient frappé quand mon père était en
prison, puis à Megiddo : tout convergeait pour m’ouvrir à la
force et à la beauté de cette vérité. « Ça alors ! Que cet
homme était sage ! » n’ai-je cessé de me répéter ce jour-là.
Jésus a dit : « Ne vous posez pas en juge, afin de n’être
point jugés » (Matthieu 7 : 1). Quel contraste avec Allah ! Le
dieu de l’islam, lui, est particulièrement prompt à juger, et
toute la société arabe lui a emboîté le pas.
Jésus a aussi dénoncé l’hypocrisie des scribes et des
pharisiens, et ça m’a rappelé mon oncle. Je me suis souvenu
de sa colère le jour où, invité à un événement, il avait
constaté qu’on ne lui avait pas réservé la meilleure place.
On aurait dit que Jésus visait spécifiquement Ibrahim, et
avec lui tous les cheiks et les imams de l’islam.
Chacune des paroles de Jésus dans le livre m’apparaissait
parfaitement limpide. Littéralement ébloui, j’ai fondu en
larmes.
Dieu, en plaçant le Shin Bet sur ma route, m’avait montré
qu’Israël nétait pas mon ennemi, et voilà qu’avec ce petit
livre, il apportait la réponse à toutes mes questions. Mais
j’avais encore beaucoup à progresser pour comprendre la
Bible. On apprend aux musulmans qu’il faut croire à tous les
livres de Dieu, aussi bien la Torah que la Bible. Mais on nous
apprend aussi que la Bible a subi des modifications de la
main de l’homme, ce qui la rend indigne de confiance. Le
Coran, a dit Mohammed, est la parole finale, inhérente, de
Dieu à l’homme. Je devais donc commencer par oublier que
la Bible avait subi des altérations. Ensuite, il me faudrait
trouver un moyen de faire coexister les deux livres dans ma
vie, d’accorder christianisme et islam. Le défi était de taille –
j’allais avoir à réconcilier l’irréconciliable.
Dans le même temps, bien qu’étant acquis à
l’enseignement de Jésus, je continuais de ne pas faire le lien
avec son essence divine. N’empêche, désormais soumise à
l’influence de la Bible, pas du Coran, mon échelle de valeurs
s’était brusquement transformée.
J’ai poursuivi la lecture du Nouveau Testament et continué
à me rendre aux séances d’étude. À l’église, pendant le
service religieux, j’ai pensé : « Ce n’est pas le christianisme
que l’on pratique à Ramallah. Celui-ci est authentique. » Les
chrétiens que j’avais rencontrés jusqu’alors n’avaient rien à
envier aux musulmans traditionnels. Ils se réclamaient
d’une religion, mais ne la vivaient pas.
J’ai commencé à fréquenter les gens du groupe d’étude.
J’ai apprécié leur camaraderie. Nous avons eu des
conversations exaltantes au sujet de notre vie, de nos
origines, de nos croyances. Ils étaient toujours très
respectueux de ma culture et de mon héritage musulman.
En leur présence, je pouvais vraiment être moi-même.
Je brûlais de rapporter aux miens tout ce que je
découvrais, parce que je m’apercevais que l’occupation
n’était pas la source de nos souffrances. Notre problème
dépassait de loin les questions politiques et militaires.
Je me suis demandé ce que feraient les Palestiniens si
Israël venait à disparaître – si l’on ne retrouvait pas
seulement la situation d’avant 1948, mais si tous les Juifs
abandonnaient la Terre sainte et se trouvaient de nouveau
disséminés de par le monde. Et pour la première fois, j’ai su
quoi répondre. Nous continuerions à nous battre. Pour rien.
Pour une fille sans foulard sur la tête. Pour déterminer qui
est le plus dur, le plus important. Qui établirait les règles et
qui aurait la meilleure place.
On était fin 1999. J’avais vingt et un ans, ma vie avait
amorcé un gros virage, et plus j’en apprenais, plus j’étais
confus.
« Dieu créateur, montre-moi la vérité, priais-je jour après
jour. Je suis désorienté. Je suis perdu. Et je ne sais quelle
direction suivre. »
16
La seconde Intifada
été-automne 2000

Après avoir été la puissance montante parmi les


Palestiniens, le Hamas s’est trouvé en pleine débandade.
Son grand rival dans la conquête des cœurs et des esprits,
l’Autorité palestinienne, a commencé à régner en maître
absolu.
À force d’intrigue et d’arrangements, elle accomplissait ce
qu’Israël n’avait su obtenir par la force pure : anéantir la
branche militaire du Hamas et incarcérer ses chefs et ses
combattants. Une fois libérés, les membres du Hamas
n’entreprenaient plus rien contre l’Autorité palestinienne ni
l’occupation. Les jeunes fedayin étaient épuisés ; les chefs,
divisés – et profondément soupçonneux les uns envers les
autres.
De nouveau seul, mon père est retourné travailler à la
mosquée et dans les camps de réfugiés. Quand il
s’exprimait désormais, il le faisait au nom d’Allah, et plus en
tant que chef du Hamas. Après des années de séparation à
cause de nos séjours respectifs en prison, j’étais heureux de
pouvoir à nouveau passer du temps avec lui. Nos longues
conversations sur la vie et l’islam m’avaient manqué.
Poursuivant ma lecture de la Bible et mon exploration du
christianisme, je me suis découvert une réelle attirance pour
la grâce, l’amour et l’humilité de la parole de Jésus.
Curieusement, ce sont ces mêmes traits de caractère qui
séduisaient chez mon père – l’un des musulmans les plus
dévoués que j’aie jamais connus.
Entre la quasi-disparition du Hamas et le retour au calme
imposé par l’Autorité palestinienne, je n’avais
manifestement plus grand-chose à faire pour le Shin Bet.
Nous n’entretenions désormais que des liens d’amitié. Ils
pouvaient me laisser filer quand ils le souhaitaient, et je
pouvais prendre congé à tout moment.
Le sommet de Camp David réunissant Yasser Arafat, le
président Bill Clinton et le Premier ministre israélien Ehud
Barak s’est conclu le 25 juillet 2000. Barak y a offert à
Arafat près de 90 % de la Cisjordanie, l’ensemble de la
bande de Gaza, et Jérusalem-Est comme capitale d’un
nouvel État palestinien. En outre, Camp David prévoyait la
création d’un fonds international pour dédommager les
Palestiniens des terres confisquées. Cette proposition de
« terre contre paix » représentait pour notre peuple rompu à
toutes les souffrances une chance historique, dont bien peu
de Palestiniens auraient osé rêver. Mais pour Arafat, c’était
encore insuffisant.
Yasser Arafat était devenu le symbole international du
statut de victime. Il n’avait aucune intention de renoncer à
ce rang pour s’atteler à l’édification concrète d’une société
fonctionnelle. Il a donc exigé que les réfugiés récupèrent les
terres qu’ils possédaient avant 1967 – condition qu’il savait
inacceptable par les Israéliens.
Le rejet par Arafat de la proposition de Barak a été une
catastrophe historique pour son peuple. Pourtant, les
partisans de la ligne dure ont accueilli le dirigeant
palestinien en héros. Il avait fait un pied de nez au président
des États-Unis. Il avait tenu bon et refusé de transiger. Il
était capable de rester inflexible devant la Terre entière.
Arafat a dit à la télévision son amour du peuple
palestinien et sa sympathie pour les millions de familles qui
croupissaient encore dans de misérables camps de réfugiés.
Accompagnant désormais mon père dans ses déplacements,
j’assistais aux réunions avec Arafat. J’ai peu à peu perçu à
quel point l’homme se délectait de l’attention des médias. Il
appréciait particulièrement de se voir dépeint comme un
genre de Che Guevara palestinien, l’égal des rois, des
présidents et des Premiers ministres.
Yasser Arafat n’a jamais caché son aspiration à figurer en
héros dans les livres d’histoire. Mais en l’observant, je me
disais : « Oui, il entrera dans les livres d’histoire, mais pas
en héros. Plutôt comme le traître qui a vendu son peuple
pour s’offrir une parade sur ses épaules. Un anti-Robin des
bois, coupable d’avoir détroussé les pauvres pour s’enrichir.
Comme un cabotin de seconde zone, qui a payé du sang
palestinien sa place sous les projecteurs. »
Voir Arafat à travers les yeux de mes camarades des
services israéliens de renseignement ne manquait pas
d’intérêt non plus. « Qu’est-ce qu’il lui prend ? m’a demandé
un jour mon contact au Shin Bet. Jamais nous n’aurions
pensé que nos gouvernants feraient une telle offre à Arafat.
Jamais ! Et lui, il refuse ? »
En vérité, Arafat a tenu entre ses mains la clé de la paix
au Moyen-Orient et de l’établissement d’une vraie nation
pour le peuple palestinien – et il l’a jetée. Du coup, le climat
de corruption silencieuse s’est maintenu. Mais le calme ne
durerait pas. Arafat donnait l’impression d’être
systématiquement gagnant quand le sang des Palestiniens
coulait. Une nouvelle Intifada ne manquerait pas de le
répandre à nouveau et de faire revenir les caméras
occidentales.
Pour le sens commun, les gouvernements et les faiseurs
d’information du monde entier, le soulèvement sanglant
portant le nom de Seconde Intifada a été une éruption
spontanée de colère populaire déclenchée par la visite
d’Ariel Sharon sur ce que les Israéliens appellent le mont du
Temple. Comme d’habitude, l’idée commune est fausse.

Le soir du 27 septembre, mon père a frappé à ma porte


pour me demander de le conduire chez Marouane Barghouti,
le lendemain matin, après la prière de l’aube.
Marouane Barghouti était le secrétaire général du Fatah,
la faction politique dominante de l’OLP. Ce jeune leader
charismatique, partisan farouche d’un État palestinien, était
l’infatigable dénonciateur de la corruption et des
manquements aux droits de l’homme dont se rendaient
coupables l’Autorité palestinienne et les services de sécurité
d’Arafat. Ce petit homme décontracté, généralement en
blue-jean, était annoncé comme le probable successeur
d’Arafat.
« Que se passe-t-il ? ai-je demandé à mon père.
– Sharon doit effectuer demain une visite à la mosquée Al-
Aqsa, et l’Autorité palestinienne estime que c’est l’occasion
de déclencher un soulèvement. »
Ariel Sharon était le chef du Likoud, le parti conservateur
israélien, éternel adversaire politique du parti travailliste du
Premier ministre Ehud Barak. La démarche de Sharon
s’inscrivait dans la compétition électorale qui l’opposait à
Barak.
Un soulèvement ? Ils voulaient rire ? Les chefs de
l’Autorité palestinienne, ceux-là mêmes qui avaient mis mon
père sous les verrous, lui demandaient à présent de
déclencher une nouvelle Intifada. C’était profondément
irritant, mais je comprenais aisément qu’ils tiennent à sa
collaboration. L’amour et la confiance qu’inspirait mon père
à la population n’avaient d’égales que la haine et la
méfiance générales à l’égard de l’Autorité palestinienne. Les
gens l’auraient suivi n’importe où, et les dirigeants de
l’Autorité le savaient bien.
Ils savaient aussi que le Hamas était à terre, comme un
boxeur sur le ring, compté par l’arbitre. Ils attendaient de
mon père qu’il le relève, lui jette de l’eau au visage et le
motive pour un round de plus, histoire que l’Autorité
palestinienne achève son tabassage en règle sous les vivats
de la foule. Même les chefs du Hamas – pourtant exténués
par tant d’années de lutte – ont conseillé à mon père de se
méfier.
« Arafat nous utilise comme combustible pour sa
chaudière politique, lui ont-ils dit. Ne t’implique pas trop
dans la nouvelle Intifada qu’il mijote. »
Mais mon père était conscient des conséquences qu’aurait
fatalement son attitude. S’il ne se donnait pas au moins la
peine de paraître collaborer avec l’Autorité palestinienne, le
Hamas serait montré du doigt et accusé de saborder le
processus de paix.
Quoi que nous fassions, nous serions manifestement
perdants, et sa décision m’inquiétait au plus haut point.
Sachant toutefois qu’il n’avait pas le choix, je l’ai conduit
chez Marouane Barghouti le lendemain matin. Nous avons
frappé à la porte, attendu un peu, et on a fini par nous faire
savoir que Marouane était encore couché.
J’ai songé : « C’est bien le Fatah, ça, ils mobilisent mon
père pour leurs plans imbéciles et ne sont même pas fichus
de sortir du lit pour les mettre en œuvre. »
« Ça ne fait rien, ai-je dit. Laisse tomber. Monte dans la
voiture, je t’emmène à Jérusalem. »
Évidemment, conduire mon père là où Sharon devait se
rendre comportait des risques, les voitures palestiniennes
étant généralement refoulées à l’entrée de Jérusalem. En
temps ordinaire, un automobiliste palestinien interpellé par
la police israélienne recevait une amende, mais compte
tenu de notre identité, mon père et moi serions
probablement arrêtés sur-le-champ. Il fallait donc que je
fasse très attention, que j’emprunte seulement les routes
secondaires en espérant que mes liens avec le Shin Bet me
protégeraient au besoin.

La mosquée Al-Aqsa et le dôme du Rocher sont bâtis sur


les vestiges de deux anciens temples juifs – le temple de
Salomon, datant du Xe siècle avant J.-C. et celui d’Hérode Ier
le Grand, édifié au temps du Christ. Ce n’est donc pas sans
raison que l’on a dit de cette colline rocailleuse qu’elle
constitue les 15 hectares les plus explosifs du monde. Le
lieu est tenu pour saint par les trois grandes religions
monothéistes. C’est aussi un fabuleux trésor archéologique
– revendiqué par les plus endurcis des athées.
Quelques semaines avant la visite de Sharon, le
responsable musulman des lieux a empêché l’Autorité
israélienne des antiquités d’accéder au mont du Temple.
Puis, pour aménager de nouvelles mosquées souterraines, il
a fait venir des engins de terrassement. En Israël, on a vu
au journal télévisé du soir des bulldozers, des pelleteuses et
des camions s’activer sur le site et en sous-sol. En quelques
semaines, près de treize mille tonnes de gravats ont été
transportées de l’esplanade du mont du Temple jusqu’aux
décharges municipales. Les reporters envoyés sur place
montraient des archéologues incrédules qui secouaient la
tête en brandissant des fragments d’objets antiques
récupérés dans les décombres, certains datant de la période
du Premier et du Second temple.
Aux yeux de nombreux Israéliens, tout cela dissimulait
l’intention des musulmans de s’approprier l’exclusivité de
ces 15 hectares, en effaçant toute empreinte, tout vestige
et tout souvenir de la présence juive.
La visite de Sharon était un message sans paroles mais
limpide adressé à l’électorat israélien : « Je mettrai un terme
à cette destruction inutile. » Lors des préparatifs en vue de
ce déplacement, les hommes de Sharon avaient reçu les
assurances claires du chef de la Sécurité palestinienne, Jibril
Rajoub : la visite ne posait aucun problème tant que Sharon
s’abstenait de mettre le pied dans une mosquée.
Mon père et moi sommes arrivés sur les lieux quelques
minutes avant l’arrivée de Sharon. C’était une matinée
tranquille. Une centaine de Palestiniens étaient venus prier.
Sharon s’est présenté aux heures des visites publiques,
accompagné d’une délégation du Likoud et d’un millier de
policiers antiémeute environ. Il est venu, a regardé ici et là,
et s’en est allé. Il n’a rien dit. Il n’est pas entré dans la
mosquée.
Tout cela m’avait tout l’air d’un non-événement. Sur le
chemin du retour à Ramallah, j’ai demandé à mon père ce
qui avait valu tant d’agitation : « Que s’est-il passé ? Tu n’as
pas déclenché d’Intifada.
– Pas encore, m’a-t-il répondu. Mais j’ai appelé quelques
militants du Mouvement des étudiants islamistes à venir me
retrouver pour manifester.
– Comme il ne s’est rien passé à Jérusalem, tu comptes
manifester à Ramallah ? C’est de la folie, lui ai-je dit.
– Le devoir, c’est le devoir. Al-Aqsa est notre mosquée, et
Sharon n’avait rien à y faire. Nous ne pouvons pas laisser
passer ça. »
En l’entendant, j’ai eu l’impression que mon père
cherchait surtout à nous convaincre tous les deux du bien-
fondé de la démarche.
La manifestation de Ramallah a délibérément mis en
scène un embrasement spontané. Il était encore tôt dans la
journée ; les gens allaient et venaient comme à
l’accoutumée. Ils se demandaient cependant ce que
voulaient ces étudiants et ces types du Hamas qui n’avaient
pas l’air trop sûrs eux-mêmes du motif de la manifestation.
Plusieurs individus ont brandi des porte-voix pour
prononcer des discours, et le petit groupe de Palestiniens
agglutinés autour d’eux s’est mis à répondre
ponctuellement par des chants et des slogans. Dans
l’ensemble, personne n’y prêtait attention. La situation dans
les territoires palestiniens s’était nettement apaisée.
Chaque jour était un jour d’occupation ordinaire. Les soldats
israéliens faisaient partie du décor. Les Palestiniens étaient
autorisés à se rendre en Israël pour travailler ou étudier. La
vie nocturne à Ramallah était florissante, alors les passants
avaient du mal à comprendre ce qui mettait ces
manifestants dans un tel état.
Pour ma part, je ne voyais dans cette manifestation qu’un
non-événement de plus. Alors j’ai appelé quelques amis du
groupe d’étude de la Bible, et nous sommes partis camper
en Galilée.

Le lendemain matin, coupé des médias, je n’ai pas su que


des affrontements avaient opposé de nombreux
manifestants palestiniens armés de pierres aux brigades
israéliennes antiémeute, tout près du lieu de la visite de
Sharon. Des pierres, on en était venu aux cocktails Molotov,
puis aux tirs de kalachnikov. Pour disperser les
manifestants, la police avait usé de balles de caoutchouc et,
selon certains témoignages, de balles réelles. Il y avait eu
parmi les manifestants quatre morts et près de deux cents
blessés. La police, de son côté, comptait quatorze blessés
dans ses rangs. C’était en tout point le scénario espéré par
l’Autorité palestinienne.
J’ai reçu un appel du Shin Bet.
« Où es-tu ?
– En Galilée, je campe avec des amis.
– Quoi, en Galilée ? Tu es complètement fou ! » Loai a
éclaté de rire. « Tu es vraiment impayable ! La Cisjordanie
est à feu et à sang, et toi, pendant ce temps, tu t’amuses
avec tes amis chrétiens. »
Quand il m’a raconté ce qui s’était passé, j’ai aussitôt pris
la route du retour.
Yasser Arafat et les autres chefs de l’Autorité
palestinienne avaient donc résolu de lancer une nouvelle
Intifada. Ils la préparaient depuis des mois, alors même que
Palestiniens, Israéliens et Américains négociaient à Camp
David. Ils n’attendaient qu’un prétexte pour déclencher les
hostilités, la visite de Sharon avait parfaitement fait l’affaire.
Après un ou deux faux départs, l’Intifada d’Al-Aqsa a
commencé pour de bon, et les passions se sont de nouveau
exacerbées en Cisjordanie et à Gaza. Plus spécialement à
Gaza.
C’est là en effet que le Fatah a organisé les manifestations
qui ont abouti à la mort sur tous les écrans du monde d’un
garçon de douze ans nommé Mohammed al-Dura. Pris entre
deux feux, l’enfant et son père, Jamal, avaient trouvé refuge
derrière un bloc de béton, quand, atteint par une balle
perdue, le garçon s’est éteint dans les bras de son père. La
scène entière, déchirante, a été filmée par un cadreur
palestinien pour le compte de la télévision publique
française. En quelques heures, les images ont fait le tour de
la planète et suscité la colère de millions d’individus contre
l’occupation israélienne.
Au cours des mois suivants, l’épisode a fait l’objet d’une
vive controverse internationale. Certains ont invoqué
l’existence d’indices selon lesquels le garçon avait en fait
péri sous des balles palestiniennes. D’autres ont continué à
accuser les Israéliens. On a même entendu dire que la
séquence était une mystification soigneusement mise en
scène. Le fait que l’on n’y voie à aucun moment l’enfant
recevoir de balle, et que l’on n’y aperçoive même pas son
cadavre, a poussé beaucoup de monde à croire à un coup
de propagande de l’OLP. Dans ce cas, l’opération aura été
brillante et efficace.
Coup monté ou pas, je me suis soudain trouvé au beau
milieu d’une guerre dont mon père était l’un des meneurs –
un meneur qui n’avait pas la moindre idée de ce qu’il
menait, ni d’où cela le conduirait. Il était simplement
exploité et manipulé par Arafat et le Fatah pour lancer la
rébellion qui offrirait à l’Autorité palestinienne une
formidable monnaie d’échange en même temps qu’un
nouveau prétexte pour récolter des fonds.
En attendant, on s’est remis à mourir aux barrages
routiers. D’un côté comme de l’autre, on tirait sans
discernement, tuant même des enfants. Les yeux embués,
Yasser Arafat se lamentait jour après jour devant les
caméras occidentales, niant toute responsabilité dans les
échauffourées. En revanche, il ne s’est pas privé de
dénoncer mon père, Marouane Barghouti et les populations
des camps de réfugiés. Au monde entier, il affirmait ne
ménager aucun effort pour mettre fin au soulèvement. Mais
dans le même temps, son doigt restait sur la détente.
Bientôt, toutefois, Arafat s’est rendu compte qu’il avait
libéré un terrible génie. Pour servir ses objectifs immédiats,
il avait tiré de sa torpeur le peuple palestinien. Et le génie
lui a vite échappé. Voyant les soldats israéliens ouvrir le feu
sur père, mère et enfants, la population a atteint un tel
degré de rage qu’elle a cessé d’écouter aussi bien l’Autorité
palestinienne que n’importe qui d’autre.
Arafat s’est aussi aperçu que le boxeur hébété qu’il avait
fait relever sur le ring était plus combatif qu’il ne l’aurait
cru. La rue était le milieu naturel du Hamas. C’est là que le
boxeur s’était entraîné, et c’est là qu’il était le plus fort.
La paix avec Israël ? Camp David ? Oslo ? La moitié de
Jérusalem ? Oubliez tout ça ! La dernière goutte d’esprit de
conciliation s’est évaporée dans la fournaise du conflit. Les
Palestiniens revenaient à leur ancienne intransigeance : ce
serait tout ou rien. Mais à présent, ce n’était plus tant Arafat
que le Hamas qui soufflait sur les braises.
Œil pour œil, dent pour dent, la violence a entamé son
escalade, et chaque jour a vu se rallonger la liste des griefs
des deux camps déjà ivres de chagrin.

Le 8 octobre 2000, à Nazareth, des groupes de Juifs s’en


sont pris à des Palestiniens. Deux Arabes sont morts, et
plusieurs dizaines ont été blessés. À Tibériade, des Juifs ont
détruit une mosquée vieille de deux cents ans.
Le 12 octobre, la foule palestinienne a tué deux soldats
israéliens à Ramallah. Israël a répliqué en bombardant
Gaza, Ramallah, Jéricho et Naplouse.
Le 2 novembre, une voiture piégée a tué deux Israéliens
près du marché Mahane Yehuda, à Jérusalem. Dix autres ont
été blessés.
Le 5 novembre, au trente-huitième jour de l’Intifada Al-
Aqsa, le bilan atteignait cent cinquante morts palestiniens.
Le 11 novembre, les Israéliens désamorçaient un engin
explosif placé dans la voiture d’un militant du Hamas.
Le 20 novembre, une bombe explosait au passage d’un
autocar scolaire. Deux Israéliens y trouvaient la mort. Neuf
autres, dont cinq enfants, étaient blessés1.

Je n’en croyais pas mes yeux. Il fallait absolument mettre


fin à cette folie. J’ai senti que l’heure était venue pour moi
de collaborer avec le Shin Bet. Et je m’y suis employé à
cœur perdu.

1. Ministère israélien des Affaires étrangères, « Suicide and Other Bombing


Attacks in Israel Since the Declaration of Principles (Septembre 1993) » ; The
Palestinian Academic Society for the Study of International Affairs, Jérusalem,
« Palestine Facts – Palestine Chronology 2000 »,
passia.org/palestine_facts/chronology/2000.html. Voir aussi mfa.gov.il/
MFA/MFAArchive/2000_2009/2000/11/Palestinian%20Terrorism-%20 Photos%20-
%20November%202000.
17
Entrée dans la clandestinité
2000-2001

Ce que je m’apprête à révéler est resté jusqu’ici ignoré de


tous, à l’exception d’une poignée d’agents des
renseignements israéliens. Je dévoile aujourd’hui ces
informations dans l’espoir de faire la lumière sur un certain
nombre d’événements significatifs longtemps entourés de
mystère.
Le jour de ma décision – le jour où j’ai résolu de faire mon
possible pour arrêter la folie –, j’ai commencé par
m’informer des activités et des projets de Marouane
Barghouti et des dirigeants du Hamas. Puis j’ai tout rapporté
au Shin Bet, qui ne ménageait pas ses efforts pour retrouver
ces hommes.
Le Shin Bet m’a attribué le nom de code de « Prince
vert ». Vert, comme la couleur du drapeau du Hamas, et
prince, en référence évidente à la position de mon père – un
roi au sein de l’organisation. À vingt-deux ans, j’étais le seul
membre du Hamas capable d’en infiltrer aussi bien les
branches militaire que politique, ainsi que d’autres factions
palestiniennes, pour le compte du Shin Bet.
Mais tant de responsabilités ne reposaient pas sur mes
seules épaules. Il m’apparaissait à présent comme une
évidence que Dieu m’avait intentionnellement placé au
cœur de la direction du Hamas et de celle de la Palestine,
dans les réunions de Yasser Arafat et entre les mains des
services de sécurité israéliens. J’occupais une position
idéale pour accomplir cette mission, et Il m’accompagnait.
Je voulais m’infiltrer en profondeur, ne rien ignorer de ce
qui se passait. Je m’étais trouvé à l’épicentre de la première
Intifada, dans la violence généralisée. Les morts avaient
rempli à ras bord le cimetière où, enfant, je jouais au
football. J’avais lancé des pierres, et violé le couvre-feu.
Mais je ne m’expliquais pas que mon peuple cède à la
violence. Je désirais comprendre ce qui nous incitait à
présent à reproduire le même cycle.
Vu du fauteuil de Yasser Arafat, le soulèvement n’était
apparemment qu’une affaire de politique, d’argent et de
conservation du pouvoir. Cet homme était un manipulateur
hors pair, le grand marionnettiste palestinien. Devant les
caméras, il condamnait le Hamas pour les attentats commis
à l’intérieur d’Israël contre des civils. Le Hamas ne
représentait ni l’Autorité palestinienne ni le peuple
palestinien, insistait-il. Mais en vérité, il s’est contenté de
laisser le Hamas accomplir le sale boulot et s’attirer les
foudres de la communauté internationale. Ce vieux renard
de la politique savait qu’Israël ne pouvait se passer du
concours de l’Autorité pour mettre fin aux attentats. Et plus
il y aurait d’attentats, plus vite Israël se présenterait à la
table des négociations.
À cette époque sont apparues les Brigades des martyrs
d’Al-Aqsa, qui avaient pour cibles de prédilection des soldats
et des habitants des implantations. Mais nul ne savait qui
étaient leurs membres ni d’où ils sortaient. S’ils semblaient
religieux, personne au sein du Hamas et du Djihad islamique
ne les connaissait. Ils n’avaient pas l’air non plus de rejetons
nationalistes de l’Autorité palestinienne ou du Fatah.
Le Shin Bet n’était pas moins décontenancé que les
autres. Une ou deux fois par semaine, une voiture ou un car
d’Israéliens des implantations subissait une attaque d’une
précision mortelle. Même lourdement armés, les soldats
israéliens ne pouvaient rien faire.
Un jour, Loai m’a appelé. « Des rapports nous parviennent
au sujet d’hommes non identifiés qui rendent visite à Maher
Odeh, m’a-t-il expliqué. Il faut que tu découvres de qui il
s’agit et quels liens ils entretiennent avec lui. Tu es le seul
sur lequel nous pouvons compter pour ne pas foirer le
coup. »
Mareh Odeh était l’un des principaux dirigeants du
Hamas, très activement recherché par le Shin Bet. C’était
l’un des chefs de la sécurité de l’organisation au sein du
système pénitencier, et je le savais en bonne mesure
responsable des tortures qui s’y pratiquaient. Je le
soupçonnais aussi d’être le commanditaire des attentats-
suicides. Odeh était un personnage extrêmement secret, ce
qui empêchait le Shin Bet de réunir les éléments
nécessaires à son arrestation.
Ce soir-là, j’ai traversé le centre de Ramallah en voiture.
C’était le ramadan, les rues étaient désertes : au coucher du
soleil, chacun rentrait chez soi rompre le jeûne. Je me suis
garé dans la rue où habitait Maher Odeh. Je n’avais pas été
formé à ce type d’opération, mais j’en connaissais les
grandes lignes. Dans les films, les héros font la planque en
face de chez le suspect, surveillent les lieux à grand renfort
de microcaméras et de toute la panoplie de l’espion. Si le
Shin Bet possède du matériel extrêmement sophistiqué, je
ne disposais pour cette mission que de ma voiture et de
mes yeux pour surveiller l’immeuble et noter les allées et
venues.
Au bout d’une demi-heure, plusieurs hommes armés sont
sortis du bâtiment pour s’engouffrer dans une Chevrolet
verte toute neuve immatriculée en Israël. Quelque chose
dans cette scène ne collait pas. D’abord, les membres du
Hamas, notamment ceux de la branche militaire,
n’exhibaient jamais leurs armes en public. Ensuite, un
personnage tel que Maher Odeh n’était pas censé
fréquenter d’hommes armés.
J’ai mis le moteur en marche et laissé passer deux
voitures avant de prendre la Chevrolet verte en filature dans
la grande rue menant à Betunia, où habitaient mes parents.
Au bout d’un moment, je l’ai perdue de vue.
J’étais très remonté après le Shin Bet et moi-même. Je
n’étais pas dans un film, mais dans la vraie vie. Or dans la
vraie vie, les espions se font tuer. S’ils voulaient que je me
lance dans la surveillance d’hommes armés, surtout de nuit,
il allait falloir m’aider. C’était la tâche de plusieurs
personnes, pas d’une seule. J’avais toujours imaginé qu’une
opération de ce type impliquait une surveillance aérienne et
par satellite, avec plein de gadgets high-tech. Mais là,
j’avais agi seul. Ça aurait pu mieux finir, mais j’aurais aussi
pu me faire tuer. De retour chez moi, je me suis senti
comme quelqu’un qui vient de laisser filer une affaire à un
million de dollars.
Le lendemain matin, j’ai bondi du lit, bien décidé à
retrouver ce véhicule. Mais après quelques heures à
sillonner les rues, j’étais toujours bredouille. Passablement
irrité, j’ai renoncé et décidé d’aller laver ma voiture. Et c’est
là que je les ai vus – à la station de lavage. Tout y était. La
Chevrolet verte. Les individus. Les armes.
Coup de chance ? Intervention divine ? Quoi, sinon ?
En plein jour, je les distinguais beaucoup plus nettement
que la veille au soir, d’autant que j’étais bien plus près. À
leurs costumes élégants, leurs AK-47 et leurs M-16, j’ai
immédiatement identifié les hommes de la Force 17, un
commando d’élite en activité depuis le début des années
1970. Ces agents assuraient la sécurité personnelle
d’Arafat, contre la meute éternellement croissante des
jaloux et des usurpateurs en puissance.
Mais quelque chose continuait à clocher. Il ne pouvait
s’agir des hommes aperçus en train de sortir de chez Maher
Odeh. Qu’irait donc fabriquer un membre éminent du
Hamas en compagnie d’un commando armé ? Et puis, il
n’avait aucun lien avec Arafat. Rien ne collait.
Après leur départ, j’ai demandé au gérant de la station de
lavage s’il les connaissait. Comme il savait que j’étais le fils
d’Hassan Yousef, mes questions ne l’ont pas étonné. Il m’a
confirmé qu’il s’agissait bien des hommes de la Force 17 et
précisé qu’ils demeuraient à Betunia. C’était plus troublant
encore. Pourquoi ces types habitaient-ils à deux minutes de
chez mes parents plutôt que dans la propriété d’Arafat ?
Je me suis rendu à l’adresse donnée par le garagiste. La
Chevrolet verte stationnait à l’extérieur. Je me suis précipité
au quartier général du Shin Bet pour tout raconter à Loai. Ce
dernier m’a écouté attentivement, pendant que son chef,
lui, ne cessait de me contredire.
« Ça n’a aucun sens, disait-il. Pourquoi la garde d’Arafat
logerait-elle ailleurs que dans sa propriété ? Tu as dû te
tromper.
– Je ne me suis pas trompé ! » ai-je protesté.
Mon scénario était bancal, et l’impossibilité d’expliquer ce
que j’avais vu tout en sachant pertinemment que je l’avais
vu m’exaspérait. Et là, on m’affirmait que je ne l’avais pas
vu.
« Tout est bizarre, là-dedans, ai-je insisté. Logique ou pas,
je m’en fiche : j’ai vu ce que j’ai vu. »
Outré du ton que j’employais, l’officier est sorti en
claquant la porte. Loai m’a invité à me calmer, et à lui
décrire de nouveau les événements dans le détail.
Manifestement, la Chevrolet ne correspondait pas aux
renseignements préalablement récoltés sur les Brigades.
C’était une voiture volée israélienne, comme en possèdent
souvent les membres de l’Autorité palestinienne. Mais nous
n’arrivions pas à faire le lien avec cette nouvelle faction.
« Es-tu sûr qu’il s’agissait d’une Chevrolet verte ? Tu n’as
pas vu de BMW ? »
J’étais certain de la Chevrolet verte, mais je suis quand
même retourné sur les lieux. Elle était toujours là, garée au
même endroit. Et de l’autre côté du bâtiment, j’ai aperçu
une voiture couverte d’une bâche blanche. M’approchant
avec précaution, j’ai discrètement levé le coin de la bâche.
Dessous se trouvait une BMW gris métallisé de 1982.
« OK, on les tient ! » a crié Loai dans mon portable quand
je l’ai appelé pour lui faire part de ma découverte.
« De quoi parles-tu ?
– La garde d’Arafat !
– Que veux-tu dire ? Je croyais que mes infos étaient à
côté de la plaque, ai-je persiflé.
– Non, tu avais parfaitement raison. La BMW est associée
à tous les attentats commis ces derniers mois en
Cisjordanie. »
Il m’a ensuite expliqué que cette information constituait
une réelle percée : c’était le premier élément de preuve que
les hommes des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa faisaient
partie de la garde personnelle de Yasser Arafat –
directement financée par les dons de contributeurs
américains ou d’ailleurs. Révéler ce lien était un grand pas
vers l’arrêt de cette sinistre vague d’attentats qui faisait
d’innombrables victimes, civiles et innocentes. Les
informations que j’ai données au Shin Bet ont ensuite été
exploitées contre Arafat devant le Conseil de sécurité de
l’ONU1. Il ne restait plus à présent qu’à appréhender les
membres de cette nouvelle cellule – à décapiter le serpent,
comme disent les Israéliens.
Les plus dangereux d’entre eux étaient Ahmad Ghandour,
un responsable, et Muhaned Abu Alawa, l’un de ses
lieutenants, qui avaient déjà à leur actif une douzaine de
meurtres. Les neutraliser ne semblait pas insurmontable.
Nous connaissions leur identité et savions où ils logeaient.
Et puis, détail capital, ils ignoraient que nous le savions.
L’armée israélienne a envoyé un drone à la pêche aux
renseignements autour de l’immeuble résidentiel. Deux
jours plus tard, les Brigades commettaient un nouvel
attentat sur le sol israélien, et les Israéliens choisissaient de
frapper en retour. Le canon de 120 mm d’un char Merkava
de soixante-cinq tonnes a lancé vingt obus sur le bâtiment
des Brigades. Malheureusement, personne n’avait pris la
peine de vérifier sur les images du drone que les suspects
s’y trouvaient. Ils n’y étaient pas.
Plus grave, ils nous savaient à présent sur leurs traces.
Sans surprise, ils se sont réfugiés dans le QG de Yasser
Arafat. Il était politiquement impossible d’aller les cueillir
sur place. Leurs attentats sont devenus plus fréquents et
plus agressifs.
Par sa position de chef, Ahmad Ghandour figurait en tête
de liste des individus les plus recherchés. Dès l’instant où il
est entré chez Arafat, nous avons craint de ne plus jamais
pouvoir l’attraper. Et à vrai dire, nous ne l’avons pas
attrapé. Il s’en est chargé tout seul.
Un jour que je marchais non loin du vieux cimetière d’Al-
Bireh, j’ai croisé un cortège funéraire militaire.
« Qui est mort ? ai-je demandé par simple curiosité.
– Quelqu’un du Nord, m’a dit un homme. Ça m’étonnerait
que tu le connaisses.
– Comment s’appelait-il ?
– Il s’appelait Ahmad Ghandour. »
Masquant mon excitation, j’ai enchaîné, le plus
naturellement du monde : « Que lui est-il arrivé ? Il me
semble avoir déjà entendu ce nom-là.
– Il ne savait pas que son arme était chargée, et il s’est
tiré une balle dans la tête. Il paraît que sa cervelle est
restée collée au plafond. »
J’ai appelé Loai.
« Tu peux dire adieu à Ahmad Ghandour, parce que
Ahmad Ghandour est mort.
– Tu l’as tué ?
– Tu m’as donné une arme ? Non, je ne l’ai pas tué. Il s’est
tué tout seul. Ce type-là n’est plus. »
Loai n’en croyait pas ses oreilles.
« Il est bien mort. Je suis à son enterrement. »

*
Durant les premières années de l’Intifada Al-Aqsa, j’ai
accompagné mon père partout où il allait. En tant qu’aîné,
j’étais à la fois son protégé, son garde du corps, son
confident, son disciple et son ami. Et lui, pour moi,
représentait tout – l’exemple même de ce que doit être un
homme. Nous ne partagions manifestement plus la même
idéologie, mais je savais son cœur droit et ses motifs purs.
Son amour du peuple musulman et sa dévotion pour Allah
n’ont jamais faibli. Habité par le désir de voir les siens
trouver la paix, il a consacré son existence entière à cet
objectif.
Ce second soulèvement a eu pour théâtre principal la
Cisjordanie. Gaza a connu quelques manifestations, la mort
du jeune Mohammed al-Dura mettant le feu aux poudres. Le
Hamas s’est ensuite appliqué à propager le brasier jusqu’en
Cisjordanie.
Dans chaque village, chaque bourg, chaque ville, des
affrontements ont opposé la foule en colère aux soldats
israéliens. Le moindre barrage routier est devenu un champ
de bataille sanglant. On ne croisait plus une personne qui ne
vienne d’enterrer un ami proche ou un parent.
Pendant ce temps, les chefs de toutes les factions
palestiniennes – le gratin, les têtes d’affiche – rencontraient
quotidiennement Yasser Arafat pour la coordination
stratégique. Mon père représentait le Hamas, redevenu la
plus importante en taille et la plus influente des factions
palestiniennes. Lui, Marouane Barghouti et Arafat se
voyaient par ailleurs chaque semaine, en aparté. J’ai
plusieurs fois assisté à ces réunions privées.
Je méprisais Arafat et ce qu’il faisait aux gens que
j’aimais. Toutefois, dans ma position de taupe du Shin Bet, il
n’était évidemment pas prudent de laisser de tels
sentiments paraître. Lorsqu’un jour Arafat m’a donné un
baiser, je me suis instinctivement essuyé la joue. Arafat a
été manifestement vexé, et mon père, gêné, ne m’a plus
jamais emmené avec lui.
Les instigateurs de l’Intifada arrivaient invariablement
dans un cortège de voitures étrangères à soixante-dix mille
dollars bourrées de gardes du corps. Mon père, lui, n’est
jamais venu qu’au volant de son Audi bleu marine de 1987.
Et sans autre gorille que moi.
Ces réunions ont été le moteur de l’Intifada. Bien que
désormais tenu d’attendre dehors, j’apprenais toujours ce
qui s’y était dit jusque dans le moindre détail, car mon père
prenait des notes auxquelles j’avais ensuite accès et dont je
faisais des copies. Elles ne comportaient pas d’information
ultrasensible – l’identité des auteurs, la date ou le lieu d’une
opération militaire n’y figuraient jamais. Les chefs de
l’Intifada s’en tenaient à des indications générales laissant
juste entrevoir les grandes lignes d’une action – une attaque
à l’intérieur d’Israël, contre les habitants d’une implantation,
ou contre un barrage.
En revanche, ces notes comportaient bien la date des
manifestations. Si mon père appelait à un rassemblement
du Hamas pour le lendemain, 13 heures, au centre de
Ramallah, des messagers couraient en informer tous les
sympathisants. Et les soldats israéliens étaient au rendez-
vous. Inévitablement, des musulmans, des réfugiés et, trop
souvent, des écoliers y trouvaient la mort.
En fait, avant la seconde Intifada, le Hamas était
moribond. Mon père aurait alors dû l’abandonner à son sort.
Au lieu de cela, chaque jour, les populations de toutes les
nations arabes l’ont vu s’exprimer sur Al-Jazeera. Devenir le
visage public de l’Intifada lui a valu dans l’ensemble du
monde musulman une popularité et une exposition
étourdissantes, mais l’a aussi élevé au rang de grand
méchant parmi les méchants aux yeux d’Israël.
Pour autant, Hassan Yousef a su garder la tête froide.
Seule comptait pour lui l’humble satisfaction d’accomplir la
volonté d’Allah.
Un matin, j’ai lu dans les notes de mon père qu’une
manifestation se préparait. Le lendemain, je lui ai emboîté
le pas à la tête d’une foule tapageuse en marche vers un
barrage routier israélien. À deux cents mètres de l’objectif,
les meneurs ont quitté le cortège pour se mettre à l’abri, au
sommet d’une colline. Les autres – de jeunes hommes et
des écoliers – ont continué d’avancer et se sont mis à lancer
des pierres aux soldats lourdement armés, qui ont riposté
en tirant sur la foule.
Dans ce genre de situation, les balles de caoutchouc
peuvent tuer, notamment les plus vulnérables, les enfants.
À moins de quarante mètres, distance minimale prescrite
par le règlement de l’armée israélienne, elles deviennent
facilement mortelles.
Depuis notre observatoire sur la colline, nous avons vu
blessés et tués s’écrouler de toutes parts. Les soldats ont
même tiré sur les ambulances, visant aussi bien le
conducteur que les secouristes qui tentaient d’approcher les
blessés. C’était révoltant.
Bientôt, tout le monde s’est mis à lancer tout ce qui lui
tombait sous la main. Par milliers, les manifestants ont
poussé sur les barrières, cherchant à forcer le passage, avec
une seule pensée : atteindre l’implantation de Beit El en
anéantissant ce qui se trouverait sur le chemin, humains
compris. L’odeur du sang et la vision des parents et des
amis tombant sous ses yeux rendait la foule ivre de colère.
Les choses ne semblaient pouvoir se gâter davantage
lorsque les mille deux cents chevaux d’un tank Merkava se
sont fait entendre par-dessus la mêlée. Puis, soudain, la
déflagration du canon a fendu l’air.
C’était un tir de riposte aux hommes de l’Autorité
palestinienne, qui avaient ouvert le feu sur les soldats
israéliens. Comme le blindé approchait de notre position, les
gardes du corps ont récupéré leurs protégés pour les
emmener en lieu sûr. J’ai moi-même accompagné mon père
jusqu’à la voiture, évitant tant bien que mal de piétiner les
multiples restes humains épars. Nous avons enfin atteint le
véhicule, et filé jusqu’à l’hôpital de Ramallah, où déjà les lits
manquaient pour accueillir les blessés, les mourants et les
morts. Le Croissant-Rouge avait installé à l’extérieur un
avant-poste médicalisé, mais c’était encore largement
insuffisant.
Le sol et les murs de l’hôpital étaient maculés de sang, au
point que l’on glissait en circulant dans les couloirs. De
toutes parts, maris, pères, épouses, mères et enfants
hurlaient.
Curieusement, parmi tant de douleur et de rage, chacun
paraissait éprouver une grande reconnaissance envers les
dirigeants palestiniens venus comme mon père témoigner
de leur solidarité. C’était pourtant ces dirigeants
palestiniens qui les avaient envoyés au feu avec leurs
enfants, comme des chèvres à l’abattoir, avant de s’éclipser
pour observer le carnage à distance. Cela me donnait la
nausée plus que l’hémoglobine.
Encore n’était-ce là qu’une manifestation parmi d’autres.
Soir après soir, nous avons suivi à la télévision
l’interminable litanie. Dix tués dans telle ville. Cinq dans
telle autre. Vingt encore ailleurs.
J’ai vu le reportage consacré à un nommé Shada, qui
perçait un trou dans le mur d’un bâtiment quand la
manifestation est passée par là. L’artilleur d’un char
israélien a pris sa perceuse pour une arme. L’obus qu’il a
lancé a frappé Shada en pleine tête.
Mon père et moi nous sommes rendus chez le défunt, qui
laissait derrière lui une jeune et jolie épouse. Mais le pire
était à venir. Les chefs palestiniens venus réconforter la
veuve se sont mis à se disputer pour savoir lequel
prononcerait le prêche aux obsèques de Shada. Qui
s’occuperait de recevoir les pleureuses trois jours durant ?
Qui apporterait à manger à la famille ? Chacun cherchait à
revendiquer pour sa propre faction l’affiliation de Shada,
qu’il appelait « notre fils », et à prouver que sa chapelle
était plus active que les autres dans l’Intifada.
Les factions palestiniennes en étaient réduites à ce genre
de chamaillerie ridicule autour d’un mort. Et le plus souvent,
ce dernier n’avait absolument aucun lien avec le
mouvement. Il s’était juste laissé transporter par l’émotion
collective. Bien d’autres encore, comme Shada, ont tout
simplement eu le malheur de se trouver au mauvais endroit,
au mauvais moment.
Pendant ce temps, partout dans le monde, les
manifestants arabes brûlaient les drapeaux américain et
israélien, et injectaient des milliards de dollars dans les
territoires occupés pour écraser Israël. Au cours des trente
premiers mois de la seconde Intifada, Saddam Hussein a
versé 35 millions de dollars aux familles des martyrs
palestiniens – 10000 dollars pour la famille de tout
combattant mort en Israël, et 25000 pour celle de chaque
kamikaze. Bien des choses se diront au sujet de cette guerre
imbécile autour de lopins de terre, mais certainement pas
que la vie n’y avait pas de prix.

1. Ce lien a été confirmé l’année suivante, lors de l’invasion par Israël de


Ramallah et l’assaut du QG d’Arafat. Parmi les documents saisis figurait une
facture en date du 16 septembre 2001 adressée par les Brigades des martyrs
d’Al-Aqsa au général de brigade Fouad Shoubaki, directeur financier de
l’Autorité pour les opérations militaires. Il y était question de remboursement
d’explosifs utilisés lors d’attentats commis dans des villes israéliennes ainsi que
de fonds supplémentaires pour fabriquer de nouvelles bombes et du
financement d’une campagne d’affichage à la gloire des kamikazes. Voir Yael
Shahar, « Al-Aqsa Martyrs Brigades – A Political Tool with an Edge », 3 avril 2002,
International Institute for Counter-Terrorism, IDC Herzliya.
18
Ennemis publics
2001

Les Palestiniens ont cessé d’attribuer leurs malheurs à


Yasser Arafat ou au Hamas. Ils ont alors reproché aux
Israéliens de tuer leurs enfants. Mais une question
fondamentale restait à mes yeux sans réponse : que
faisaient au départ ces enfants dans les rues ? Où étaient
leurs parents ? Pourquoi le père ou la mère ne les avaient-ils
pas retenus à la maison ? La place de ces jeunes était en
classe, pas à courir dans les rues en lançant des pierres sur
des soldats armés.
« Pourquoi faut-il que vous envoyiez des enfants à la
mort ? ai-je demandé à mon père, au terme d’une journée
particulièrement atroce.
– Nous ne les envoyons pas, a-t-il rectifié, ce sont eux qui
veulent y aller. Regarde tes propres frères. »
Un frisson m’a parcouru.
« Si j’entends qu’un seul de mes frères est sorti lancer des
pierres, je lui casse le bras. Je préfère le voir avec un bras
cassé que mort.
– Vraiment ? Tu seras peut-être intéressé d’apprendre
qu’hier encore, ils lançaient des pierres. »
Mon père avait parlé avec tant de naturel que je me suis
demandé si c’était devenu pour nous un nouveau mode de
vie.
Quatre de mes frères n’étaient plus vraiment des enfants.
À vingt et un et dix-huit ans, Sohayb et Seif avaient l’âge de
faire de la prison. À seize et quatorze ans, Oways et
Mohammad avaient quant à eux celui de se faire tirer
dessus. Et tous étaient assez grands pour ne pas tomber
dans le panneau. Mais quand je les ai interrogés, ils ont nié
participer à l’Intifada.
« Écoutez-moi bien, je ne plaisante pas du tout avec ça,
leur ai-je dit. Ça fait longtemps que je ne vous ai pas collé
de fessée, parce que vous êtes grands maintenant, mais ça
risque de changer si j’apprends que vous êtes sortis
manifester.
– Papa et toi, vous y étiez bien, vous, a protesté
Mohammad.
– Oui, nous y étions, mais nous n’avons pas lancé de
pierres. »
Au beau milieu de tout cela – en partie grâce aux gros
chèques de l’impitoyable dictateur irakien – le Hamas a
découvert qu’il n’avait plus le monopole des attentats-
suicides. Des kamikazes surgissaient des rangs du Djihad
islamique et des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, des laïcs,
des communistes et des athées. Et ce petit monde se
concurrençait pour savoir qui tuerait le plus grand nombre
de civils israéliens.
Trop de sang était versé. Je ne dormais plus. Je ne
mangeais plus. Je ne portais plus sur la situation le regard
d’un musulman ni d’un Palestinien, pas même celui du fils
d’Hassan Yousef. Désormais, le point de vue israélien étayait
aussi ma réflexion. Mais surtout, je contemplais les tueries
insensées à travers l’œil de Jésus, mort dans l’agonie pour
les âmes égarées. Plus je lisais la Bible, plus cette vérité
m’apparaissait clairement : la seule réelle façon d’arrêter le
bain de sang passerait par l’amour pour l’ennemi et le
pardon.
Malgré mon admiration pour Jésus, j’avais du mal à
admettre qu’il était intrinsèquement Dieu, à la différence de
mes amis chrétiens. Mon Dieu, c’était Allah. Pourtant,
consciemment ou pas, j’ai peu à peu adopté les préceptes
de Jésus tout en rejetant ceux d’Allah. L’hypocrisie autour
de moi n’a fait qu’accélérer ma prise de distance par
rapport à la religion musulmane. L’islam enseigne que les
serviteurs dévoués d’Allah accédant au statut de martyr
vont tout droit au paradis. Une fois dans la tombe, ils
échappent à la question de ces drôles d’anges. Or n’importe
quelle victime des Israéliens passait pour un glorieux
martyr – qu’il s’agisse d’un musulman ordinaire, d’un
communiste ou même d’un athée. Imams et cheiks ne
manquaient jamais de rassurer les familles : « Votre bien-
aimé est au paradis. »
Bien entendu, leur rhétorique ne reposait nullement sur le
Coran, très clair sur ceux qui vont au paradis et ceux qui
vont en enfer. Peu importait à ces guides spirituels. Il n’était
plus guère question de vérité ou d’idéologie ; ils mentaient
pour avoir l’avantage stratégique et politique. Les dirigeants
islamiques ont bercé la population de mensonges pour
mieux lui faire oublier tout le mal qu’ils lui faisaient.
Le Shin Bet s’est mis à me transmettre de plus en plus
d’informations. Souvent, je m’émerveillais de ce qu’il savait
sur le compte d’individus que je connaissais moi-même –
d’anciens amis devenus très dangereux –, certains ayant
même intégré l’aile dure de la branche militaire du Hamas.
Daya Muhammad Hussein Al-Tawil en était. Ce beau jeune
homme avait pour oncle un dirigeant du Hamas.
Durant les nombreuses années où nous nous étions
fréquentés, Daya n’avait jamais manifesté le moindre
intérêt pour la religion. Son père étant communiste, Daya
n’avait vraiment pas été élevé dans l’islam. Sa mère était
de culture musulmane, mais certainement pas radicale. Et
sa sœur, une journaliste formée aux États-Unis devenue
citoyenne américaine, était une femme moderne qui ne
portait pas le foulard. Ils habitaient une belle maison et tous
étaient instruits. Daya avait fait des études d’ingénieur à
l’université de Bir Zeit, il était sorti major de sa promotion. À
ma connaissance, il n’avait jamais participé à la moindre
manifestation du Hamas.
J’ai donc été sous le choc en apprenant le 27 mars 2001
que Daya s’était fait sauter sur l’échangeur de French Hill, à
Jérusalem. Il n’y avait pas eu d’autre mort, mais vingt-neuf
Israéliens avaient été blessés.
Daya n’avait rien du gamin stupide qui se laisse
facilement entraîner dans ce genre de mésaventure. Rien
non plus du réfugié indigent qui n’a plus rien à perdre. Il
n’avait pas besoin d’argent. Alors, qu’est-ce qui l’a poussé à
commettre un tel acte ? Comme moi, ses parents étaient
abasourdis. Même le renseignement israélien ne se
l’expliquait pas.
Le Shin Bet m’a convoqué d’urgence. On m’a présenté la
photo d’une tête décapitée pour que je l’identifie. Il
s’agissait bien de Daya. Puis je suis rentré chez moi, sans
réussir à chasser cette lancinante question de mon esprit :
pourquoi ? Nul ne le saura jamais. Personne ne l’avait vu
venir. Pas même son oncle du Hamas.
Daya aura été le premier kamikaze de l’Intifada Al-Aqsa.
Son action nous a amenés à supposer l’existence d’une
cellule militaire opérant manifestement en toute autonomie.
Et le Shin Bet devait faire l’impossible pour trouver cette
cellule avant qu’elle agisse à nouveau.
Loai m’a présenté une liste de suspects. Je connaissais les
cinq premiers noms – des membres du Hamas relâchés par
l’Autorité palestinienne avant l’Intifada. Arafat les savait
dangereux. Mais, le Hamas ayant un pied dans la tombe, il
n’avait pas jugé nécessaire de les maintenir en détention.
Le premier de ces suspects était Muhammad Jamal al-
Natsheh, cofondateur avec mon père du Hamas, dont il
dirigeait désormais la branche militaire en Cisjordanie. Issu
de la plus grande famille des territoires occupés, al-Natsheh
n’avait peur de rien. Du haut de son mètre quatre-vingts, ce
gaillard était un combattant de la tête aux pieds – dur,
costaud et intelligent. Paradoxalement, je le savais doté
d’un tempérament très affectueux malgré sa haine des Juifs.
Saleh Talahme – dont le nom figurait en deuxième position
sur la liste – était un ingénieur électricien, aussi intelligent
qu’instruit. Je ne me doutais pas que nous allions bientôt
devenir de très proches amis.
Un autre, Ibrahim Hamed, commandait les services de
sécurité en Cisjordanie.
Ces trois hommes étaient assistés de Sayyed al-Cheikh
Qassem et Hasaneen Rummanah. Sayyed était le second
couteau idéal – à la fois athlétique, inculte et obéissant.
Hasaneen, en revanche, était un artiste, jeune et beau, très
actif dans le mouvement islamique étudiant, notamment
lors de la première Intifada, quand le Hamas cherchait à
s’imposer dans les rues.
En tant que dirigeant du Hamas, mon père n’avait pas
ménagé sa peine pour obtenir la libération de ces hommes
et les rendre à leur famille. Et le jour où Arafat les avait
relâchés, mon père et moi les avions recueillis à la sortie de
la prison, entassés dans notre voiture et installés dans un
appartement du al-Hajal, à Ramallah.
Quand Loai m’a montré cette liste, je lui ai dit : « Devine !
Je connais tous ces types. Et je sais où ils habitent. C’est
moi qui les ai conduits à leur planque.
– Tu plaisantes ? a-t-il dit avec un grand sourire. Au
travail. »
En les recueillant à leur sortie de prison avec mon père,
j’ignorais qu’ils allaient faire autant de victimes israéliennes.
Et j’étais à présent l’un des rares membres du Hamas à
savoir où ils se trouvaient.
Je leur ai rendu visite, équipé des joujoux d’espionnage les
plus sophistiqués du Shin Bet, pour surveiller chacun de
leurs gestes, chacune de leurs paroles. Mais lorsque j’ai
engagé la conversation, il est vite apparu qu’ils ne
livreraient aucune information consistante. Au point que je
me suis demandé s’il s’agissait bien des combattants que
nous recherchions.
« Quelque chose ne tourne pas rond, ai-je dit à Loai. Ils
n’ont rien lâché. Et si c’était une autre cellule ?
– Possible, a-t-il reconnu, mais ces types ont le bon profil.
Il ne faut pas relâcher la surveillance tant qu’on n’aura pas
obtenu ce qu’on veut. »
Ils avaient certainement le bon profil, mais le profil ne
suffisait pas à les faire arrêter. Manquaient des preuves.
Alors nous avons patiemment continué de récolter les
informations. Il ne fallait surtout pas commettre l’erreur
d’appréhender des innocents et de laisser les vrais
terroristes commettre un nouvel attentat.

Au cas où ma vie aurait manqué de piment, ce mois-là,


j’ai obtenu un poste au bureau de renforcement des
capacités du programme de l’USAID (Agence des États-Unis
pour le développement international) pour l’eau et l’hygiène
dans les villages, établi à Al-Bireh. Malgré l’intitulé ronflant,
le projet était extrêmement important. Ne possédant aucun
diplôme universitaire, j’y ai débuté en tant que
réceptionniste.
Certains des chrétiens avec lesquels je lisais la Bible
m’avaient présenté à l’un des responsables américains de
l’USAID, qui m’avait immédiatement pris en sympathie et
offert un emploi. Loai y a vu une excellente couverture, ma
nouvelle carte d’identité, tamponnée par l’ambassade
américaine, me permettant notamment d’aller et venir
librement entre Israël et les territoires palestiniens. Par
ailleurs, mon « argent de poche » éveillerait moins les
soupçons.
Mon père était content pour moi. Il était reconnaissant aux
États-Unis d’apporter à son peuple l’eau potable et les
installations sanitaires, sans oublier pour autant que les
Américains fournissaient à Israël les armes qui tuaient des
Palestiniens. Cette ambivalence à l’égard des États-Unis
habite la plupart des Arabes.
Je n’allais pas laisser filer l’opportunité de participer au
plus gros projet financé par les Américains dans la région. Si
les médias restent braqués sur les enjeux spectaculaires – la
terre, l’indépendance et les réparations –, au Moyen-Orient,
le problème de l’eau importe bien plus que celui de la terre.
On se bat à son sujet depuis la querelle entre les bergers
d’Abraham et ceux de Lot, son neveu. La principale source
d’approvisionnement d’Israël et des territoires occupés est
le lac de Tibériade, également appelé mer de Galilée, ou
encore Génésareth. C’est le lac d’eau douce à plus basse
altitude du monde.
L’eau en terre biblique a toujours été une affaire
complexe. Pour l’Israël moderne, la problématique a évolué
en même temps que les frontières nationales. L’une des
conséquences de la guerre des Six-Jours en 1967, par
exemple, a été la prise du plateau du Golan à la Syrie. Israël
s’est trouvé maître de la totalité du lac, ce qui lui donnait le
contrôle absolu du Jourdain et de la moindre source, du
moindre affluent ou confluent. Au mépris du droit
international, Israël a détourné les eaux du Jourdain qui
irriguaient la Cisjordanie et la bande de Gaza, par le biais
d’un programme national (National Water Carrier)
impartissant à Israël et aux implantations plus des trois
quarts des ressources aquifères de la Cisjordanie. Les États-
Unis ont englouti pour mon peuple des centaines de millions
de dollars dans le forage de puits et la mise en place d’un
approvisionnement indépendant.
L’USAID m’a fourni bien plus qu’une couverture. Les
hommes et les femmes qui y travaillaient sont devenus mes
amis. Cet emploi m’a été donné par Dieu. Le règlement de
l’USAID est très strict : on n’embauche pas de candidats
politiquement actifs, et encore moins de fils de dirigeant
d’une importante organisation terroriste. Pourtant, contre
toute attente, mon patron a décidé de me garder. Sa bonté
a ensuite été largement récompensée, au-delà de
l’imaginable.
À cause de l’Intifada, l’administration américaine
n’autorisait ses employés à entrer en Cisjordanie que le
temps de leur journée de travail ; ils devaient
impérativement en ressortir le soir. Mais cela les obligeait à
franchir de dangereux barrages routiers. Il aurait été moins
risqué de s’installer en Cisjordanie que d’avoir à traverser
chaque jour les multiples et dangereux checkpoints,
sillonnant les rues à bord de 4X4 américains arborant la
plaque israélienne jaune. Le Palestinien moyen ne faisait
pas trop la différence entre ceux qui étaient là pour aider et
ceux qui étaient là pour tuer.
Lorsqu’elle prévoyait une opération susceptible de mettre
en danger le personnel de l’USAID, l’armée israélienne
prenait systématiquement soin de le faire évacuer. En
revanche, le Shin Bet n’émettait jamais ce genre
d’avertissement – ses services ne sont pas secrets pour
rien. Si nous apprenions qu’un fugitif venant de Jénine
approchait de Ramallah, par exemple, nous déclenchions
notre intervention sans prévenir.
Ramallah était une petite ville. Les opérations de ce type
faisaient affluer les forces de sécurité de toutes parts. La
population érigeait des barricades dans la rue avec des
voitures et des camions, brûlait des pneus. La fumée noire
saturait l’air. Des hommes crapahutaient d’abri en abri,
tirant sur tout ce qu’ils croisaient. Les jeunes lançaient des
pierres. Les enfants criaient. Les sirènes des ambulances se
mêlaient aux hurlements de femmes et au crépitement des
armes légères.
Peu après mon embauche par l’USAID, Loai m’a appris un
jour que les forces de sécurité allaient investir Ramallah le
lendemain. J’ai appelé mon supérieur américain, pour
l’avertir : il fallait à tout prix s’abstenir de venir en ville, et
ordonner à chacun de rester chez soi. Je ne pouvais lui
expliquer d’où me venait l’information, mais il devait
absolument me faire confiance. Il l’a fait, se disant peut-être
que le fils d’Hassan Yousef disposait d’informations
confidentielles.
Le lendemain, Ramallah s’embrasait. Partout, on tirait à
vue sur tout ce qui se présentait. Les voitures brûlaient, les
vitrines volaient en éclats, livrant les magasins aux pillards.
Quand il a vu les images à la télévision, mon chef m’a dit :
« S’il te plaît, Mosab, à chaque fois que ce genre de choses
est sur le point de se produire, préviens-moi.
– D’accord, ai-je convenu, mais à une condition : ne posez
aucune question. Si je vous dis de ne pas venir, ne venez
pas. »
19
Comment communiquer clandestinement
2001

La deuxième Intifada s’est poursuivie sans le moindre


signe d’essoufflement. Le 28 mars 2001, deux adolescents
ont péri dans un attentat-suicide à une station-service. Le
22 avril, un kamikaze a tué un passant et fait une
cinquantaine de blessés à un arrêt d’autobus. Le 18 mai, un
nouvel attentat-suicide a coûté la vie à quinze civils,
blessant une centaine de personnes devant un centre
commercial de Netanya.
Le 1er juin, à 23 h 26, un groupe de jeunes fait la queue
devant le Dolphinarium, une discothèque très fréquentée de
Tel-Aviv. Impatients d’entrer, ils rient, bavardent et
chahutent. La plupart sont originaires de l’ex-Union
soviétique, leurs parents ont immigré récemment en Israël.
Saeed Hotari, un Palestinien un peu plus âgé, attend avec
eux. Il est bardé d’explosifs et de fragments de métal.
Les journaux n’ont pas qualifié le drame du Dolphi
d’attentat-suicide. Ils ont parlé de massacre. Des dizaines
d’adolescents ont été déchiquetés par les roulements à bille
qui entouraient l’explosif, et par la violence de la
déflagration. Bilan : vingt et un morts et cent trente-deux
blessés.
Un kamikaze n’avait jamais tué autant de personnes en
une seule opération. Les voisins d’Hotari en Cisjordanie ont
félicité son père. « J’espère que mes trois autres fils en
feront autant, a déclaré M. Hotari à un journaliste. J’aimerais
que tous les membres de ma famille, tous mes proches,
meurent pour mon pays, pour ma patrie1. »
Israël était plus déterminé que jamais à trancher la tête
de l’hydre. Depuis le temps, il aurait pourtant dû savoir que
si l’incarcération des chefs de faction ne mettait pas fin au
bain de sang, leur assassinat avait peu de chances d’être
plus efficace.
Journaliste, Jamal Mansour comptait, comme mon père,
parmi les sept fondateurs du Hamas. C’était l’un de ses
meilleurs amis. Ils avaient été déportés ensemble au Liban
et ils se téléphonaient presque tous les jours. Mansour était
aussi le plus chaud partisan des attentats-suicides. Dans un
entretien accordé en janvier 2001 à Newsweek, il avait
défendu les massacres de civils et fait l’éloge des
terroristes.
Le mardi 31 juillet, grâce à l’information d’un
collaborateur, deux hélicoptères de combat Apache se sont
approchés des bureaux du journal de Mansour, à Naplouse.
Ils ont tiré trois missiles guidés par laser à travers la fenêtre
de son bureau du premier étage. Mansour, Jamal Salim, un
dirigeant du Hamas, et six autres Palestiniens ont été tués.
Parmi les victimes figuraient deux enfants de huit et dix ans,
écrasés par les décombres alors qu’ils se trouvaient dans la
salle d’attente d’un cabinet médical au rez-de-chaussée.
Cela paraissait insensé. J’ai téléphoné à Loai.
« Mais qu’est-ce vous prend, bon sang ? Vous êtes sûrs
que ces types ont participé aux attentats-suicides ? OK, ils
les ont défendus, mais ils faisaient partie de l’aile politique
du Hamas, comme mon père, pas de sa branche armée.
– Oui. D’après nos renseignements, Mansour et Salim ont
été directement mêlés au massacre du Dolphinarium. Ils ont
du sang sur les mains. On n’avait pas le choix. »
Que faire ? Discuter avec Loai ? Lui dire que ses
informations étaient fausses ? Soudain, j’ai songé que le
gouvernement israélien devait projeter aussi d’assassiner
mon père, même s’il n’avait pas organisé d’attentats-
suicides. De plus, il disposait d’informations susceptibles de
sauver des vies, et il ne les avait pas communiquées. Il ne
s’était pas servi de son influence pour essayer d’empêcher
ce massacre ; il soutenait le mouvement et encourageait
ses membres à poursuivre la résistance jusqu’au retrait
israélien. Aux yeux du Shin Bet, lui aussi était un terroriste.
Après toutes mes lectures bibliques, je jugeais désormais
les actions de mon père à l’aune des enseignements de
Jésus et non de ceux du Coran. À mes yeux, il n’était plus un
héros, et cela me brisait le cœur. Je désirais lui confier mes
découvertes, mais je savais qu’il ne m’écouterait pas. Et si
les hommes de Jérusalem arrivaient à leurs fins, jamais mon
père n’aurait l’occasion de comprendre que l’islam l’avait
fourvoyé.
Je me consolais en sachant que pendant un temps au
moins, mes liens avec le Shin Bet assureraient sa sécurité.
Sa vie leur tenait à cœur autant qu’à moi – pour de tout
autres raisons, évidemment. Indirectement, il était leur
principale source sur les activités du Hamas. Bien sûr, je ne
pouvais pas le lui dire. Même la protection du Shin Bet
pouvait finir par le mettre en danger. Si tous les autres chefs
du Hamas étaient obligés d’entrer dans la clandestinité
tandis que mon père continuait à se promener paisiblement
dans la rue, cela paraîtrait suspect. Il fallait que je fasse au
moins semblant de m’inquiéter. Me précipitant à son
bureau, je lui fis remarquer qu’il aurait très bien pu subir le
même sort que Mansour.
« Débarrasse-toi de tout le monde. Vire tes gardes du
corps. Ferme ce bureau. N’y mets plus les pieds. »
Je m’attendais à sa réaction : « Ça va aller, Mosab. Nous
allons installer des fenêtres blindées.
– Tu es fou ? Sors d’ici tout de suite ! Leurs missiles
traversent les chars et les bâtiments ! Tu t’imagines qu’une
simple plaque de métal va les arrêter ? Si tu pouvais
condamner les fenêtres, ils passeraient par le plafond. Allez,
viens ! »
Comment lui reprocher son obstination ? Il n’était pas un
combattant, mais un chef religieux et un homme politique. Il
n’avait aucune idée de ce qu’étaient l’armée et les
assassinats. Il ne savait pas tout ce que je savais. Il a fini
par accepter de me suivre, mais pas de gaieté de cœur, je
le voyais bien.
Je n’étais pas le seul à être arrivé à la conclusion
qu’Hassan Yousef, le vieil ami de Mansour, serait la
prochaine cible d’Israël. J’avais l’impression que dans la rue
tous les passants que nous croisions avaient l’air inquiets.
Ils pressaient le pas et jetaient des regards anxieux vers le
ciel, s’écartant de nous le plus vite possible. Comme moi, ils
tendaient l’oreille, et guettaient le souffle d’éventuels
hélicoptères. Le sort de dommage collatéral ne tentait
personne.
J’ai conduit mon père au City Inn Hotel en lui demandant
d’y rester.
« Le type de la réception va te faire changer de chambre
toutes les cinq heures. Fais ce qu’il te dit. Ne laisse entrer
personne. N’appelle personne d’autre que moi, et ne sors
pas d’ici. Tiens, prends ce téléphone, il est sûr. »
À peine parti, j’ai averti le Shin Bet de l’endroit où se
trouvait mon père.
« Entendu, garde-le à l’abri. »
Pour cela, il fallait que je sache où il était à tout instant.
Que je sois informé de ses moindres gestes. Je me suis
débarrassé de tous ses gardes du corps. Je ne pouvais pas
leur faire confiance. Mon père devait se reposer entièrement
sur moi. Faute de quoi, il commettrait certainement une
erreur fatale. C’est ainsi que je suis devenu son assistant,
son garde du corps, son portier. Je satisfaisais à tous ses
besoins. Je surveillais tout ce qui se passait à proximité de
son hôtel. J’étais son unique contact avec le monde
extérieur, et réciproquement. Avantage supplémentaire, je
devenais insoupçonnable.
J’ai commencé à me conduire en chef du Hamas. Je
portais un M-16, ce qui me faisait passer pour un homme
riche en moyens, en relations et en autorité. À cette
époque, ces armes étaient très recherchées et on n’en
trouvait pas beaucoup sur le marché (mon fusil d’assaut se
négociait 10000 dollars). Et je n’hésitais pas à mettre en
avant mes liens avec cheikh Hassan Yousef.
Des militants du Hamas militaire se sont mis à traîner
avec moi, simplement pour frimer. Me croyant au courant de
tous les secrets de l’organisation, ils n’hésitaient pas à me
confier leurs problèmes et leurs déceptions, espérant que je
les aiderais à trouver une solution.
Je les écoutais attentivement. Ils étaient loin d’imaginer
qu’ils me livraient ainsi les pièces d’un puzzle que
j’assemblais pour obtenir un tableau bien plus vaste. Ces
bribes d’informations ont été à l’origine de nombreuses
opérations du Shin Bet, impossibles à décrire en un seul
livre. J’affirme ici en revanche que de nombreuses vies
innocentes ont été épargnées grâce à ces conversations. Il y
a eu beaucoup moins de veuves en larmes et d’orphelins
effondrés sur des tombes car nous avons pu éviter de
nombreux attentats-suicides.
En même temps, j’ai gagné la confiance et le respect de la
branche militaire et je suis devenu l’interlocuteur privilégié
d’autres factions au sein du Hamas. Elles comptaient sur
moi pour leur fournir des explosifs et coordonner leurs
opérations avec le Hamas.
Un jour, Ahmad al-Faransi, un collaborateur de Marouane
Barghouti, m’a demandé de lui procurer des explosifs pour
plusieurs kamikazes de Jénine. J’ai accepté et commencé à
jouer le jeu – essayant de gagner du temps pour repérer les
cellules de candidats aux attentats-suicides en Cisjordanie.
Ce genre d’entreprise était évidemment très dangereux.
Mais je savais ma couverture irréprochable. Mon rang de fils
aîné de cheikh Hassan Yousef suffirait à m’éviter les tortures
que les membres du Hamas inffligeaient en prison à certains
de leurs camarades, et me protégeait également quand je
travaillais au milieu des terroristes. Mon emploi à l’USAID
m’accordait par ailleurs une certaine sécurité et un
minimum de liberté. De plus, le Shin Bet assurait toujours
mes arrières.
La moindre erreur risquait cependant de me coûter la vie,
et l’Autorité palestinienne constituait toujours une menace.
Elle disposait d’un équipement d’écoute électronique
relativement sophistiqué fourni par la CIA. Il lui arrivait de
s’en servir pour débusquer des terroristes, ou des
collaborateurs. La plus grande prudence était donc de mise.
Mieux informé que tout autre agent sur le fonctionnement
du Shin Bet, je devais absolument éviter de tomber entre
les mains de l’Autorité.
Désormais intermédiaire incontournable de mon père,
j’étais en relation directe avec tous les chefs du Hamas de
Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Syrie. Une seule
autre personne, Khalid Meshaal à Damas, était aussi bien
introduite que moi. Né en Cisjordanie, Meshaal avait vécu
pour l’essentiel dans d’autres pays arabes. Il avait adhéré
aux Frères musulmans au Koweït où il avait suivi des études
de physique. Après la fondation du Hamas, Meshaal avait
pris la tête de sa section koweïtienne. À la suite de
l’invasion de l’émirat par l’Irak, il était parti pour la Jordanie,
puis le Qatar, avant de s’établir en Syrie.
Vivant à Damas, il n’était pas soumis aux restrictions de
déplacement imposées aux chefs du Hamas dans les
territoires occupés. Il est donc devenu une sorte de
diplomate, représentant le Hamas au Caire, à Moscou et
auprès de la Ligue arabe. Tout en voyageant, il levait des
fonds. Au cours du seul mois d’avril 2006, il a rassemblé
cent millions de dollars en Iran et au Qatar.
Meshaal se montrait peu en public : il vivait discrètement
et ne pouvait pas remettre les pieds dans les territoires
occupés de crainte d’y être assassiné. Il avait d’excellentes
raisons d’être prudent.
En 1997, quand Meshaal se trouvait encore en Jordanie,
deux agents du renseignement israélien s’étaient introduits
dans sa chambre pendant son sommeil pour lui injecter un
poison rare dans l’oreille. Ayant surpris les hommes en train
de sortir du bâtiment, l’un de ses gardes du corps est allé
voir Meshaal. Il a trouvé son patron couché par terre,
incapable de parler. Les gardes du corps ont aussitôt pris les
agents israéliens en chasse, et l’un d’eux est tombé dans un
égout à ciel ouvert. La police jordanienne les a arrêtés.
Israël avait récemment signé un accord de paix avec la
Jordanie et les deux pays avaient procédé à un échange
d’ambassadeurs. L’assassinat manqué compromettait cette
embellie diplomatique. Et le Hamas était consterné qu’on ait
pu atteindre aussi facilement un de ses principaux
responsables. Cette affaire humiliant toutes les parties en
présence, chacun a essayé de l’étouffer. Mais les médias
internationaux ont découvert le pot aux roses.
Des manifestants sont descendus dans les rues de
Jordanie, Le roi Hussein a exigé d’Israël la libération de
cheikh Ahmed Yassin, chef spirituel du Hamas, et d’autres
prisonniers palestiniens en échange des agents du Mossad
mortifiés. En outre, le Mossad était sommé d’envoyer dans
les plus brefs délais une équipe médicale chargée d’injecter
à Meshaal un antidote au poison administré. Israël s’y est
résigné à contrecœur.
Khalid Meshaal m’appelait au moins une fois par semaine.
Il lui arrivait de quitter des réunions de première importance
pour répondre à mes appels. Un jour, le Mossad a téléphoné
au Shin Bet : « Nous avons repéré à Ramallah quelqu’un de
très dangereux qui s’entretient toutes les semaines avec
Khalid Meshaal et nous n’arrivons pas à savoir qui c’est ! »
C’était moi, évidemment, et cela nous a beaucoup
amusés. Le Shin Bet a décidé de laisser le Mossad se
creuser la tête. Il existe de toute évidence, dans chaque
pays, une certaine rivalité entre les différents services de
renseignement – entre le FBI, la CIA et la National Security
Agency aux États-Unis, par exemple.

Un jour, j’ai décidé de profiter de mes relations avec


Meshaal. Je lui ai annoncé avoir des informations de
première importance à lui transmettre, mais pas par
téléphone.
« Disposes-tu d’un moyen sûr pour me les faire parvenir ?
m’a-t-il demandé.
– Oui, évidemment. Je t’appelle dans une semaine pour te
donner tous les détails. »
Pour communiquer entre les territoires occupés et Damas,
la méthode habituelle consistait à envoyer un message par
l’intermédiaire d’un tiers qui n’avait pas de dossier de police
et n’entretenait aucune relation connue avec le Hamas. Les
messages étaient écrits sur du papier ultrafin, roulé très
serré et glissé dans une gélule de médicament vide ou
simplement entouré de fil nylon. Juste avant de franchir la
frontière, le messager avalait la gélule, puis la régurgitait
dans des toilettes de l’autre côté. Il arrivait aux messagers
de transporter ainsi jusqu’à cinquante lettres à la fois.
Évidemment, ces « mules » n’avaient pas la moindre idée
du contenu des billets.
J’ai voulu procéder différemment et ouvrir une nouvelle
voie de communication secrète. Je souhaitais ainsi dépasser
les contacts purement personnels, pour échanger des
informations opérationnelles et de sécurité.
Cette idée a enchanté le Shin Bet.
Après avoir choisi un membre local du Hamas, je lui ai
donné rendez-vous en pleine nuit, dans mon vieux
cimetière. Pour l’impressionner, j’y suis allé avec mon M-16.
« J’ai une mission très importante à te confier », lui ai-je
annoncé.
Aussi terrifié qu’excité, il était suspendu aux lèvres du fils
d’Hassan Yousef.
« Tu ne devras en parler à personne – ni à ta famille ni à
ton responsable local du Hamas. À propos, qui est ton
chef ? »
Je lui ai demandé de mettre par écrit l’historique de ses
relations avec le Hamas et tout ce qu’il savait, avant de lui
exposer sa mission plus en détail. Il a obéi aussi vite que
possible. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il m’a
ainsi livré une masse d’informations impressionnante, parmi
lesquelles des données actualisées sur les mouvements de
sa région.
Lors de notre seconde rencontre, je lui ai dit qu’il allait
être envoyé hors de Palestine.
« Fais exactement ce que je te demande, ai-je lancé d’un
ton sans réplique. Et ne pose pas de questions. »
J’ai expliqué à Loai que ce militant était totalement
impliqué dans les affaires du Hamas ; si l’organisation
décidait d’enquêter sur lui, elle trouverait un membre très
actif et tout à fait loyal. Après des vérifications d’usage, le
Shin Bet a accepté de lui ouvrir la frontière.
Dans ma lettre, je disais à Khalid Meshaal que je tenais
toutes les clés de la Cisjordanie et qu’il pouvait compter sur
moi pour mener des missions spéciales impossibles à
confier aux réseaux normaux du Hamas. J’ajoutais que
j’étais prêt à recevoir ses ordres, et que je lui garantissais le
succès.
J’avais bien choisi mon moment, car à cette date, Israël
avait assassiné ou arrêté la plupart des chefs et des
militants du Hamas. Les Brigades Al-Qassam étaient
épuisées, et Meshaal manquait cruellement de ressources
humaines.
Cette fois-là, je n’ai pas demandé à mon messager
d’avaler le courrier. J’ai imaginé un stratagème plus
compliqué, essentiellement pour m’amuser. Je prenais goût
à ces aventures d’espions, surtout que les services secrets
israéliens me mâchaient le travail.
Nous avons acheté au messager des vêtements très
élégants – une tenue complète pour que les chaussures
dans lesquelles, à son insu, nous avions dissimulé la lettre,
n’attirent pas l’attention.
Mon messager s’est changé et je lui ai remis de l’argent
pour son voyage, avec un petit supplément afin qu’il prenne
un peu de bon temps en Syrie. Je lui ai ensuite expliqué que
ses contacts le reconnaîtraient exclusivement à ses
chaussures ; il devait donc impérativement les garder aux
pieds. Autrement, il risquait d’être en danger.
Quand mon messager est arrivé en Syrie, j’ai appelé
Meshaal pour l’avertir : on ne tarderait pas à le contacter. Si
quelqu’un d’autre lui avait dit cela, Khalid se serait
immédiatement méfié et aurait refusé tout rendez-vous.
Mais l’inconnu lui étant envoyé par son jeune ami, le fils
d’Hassan Yousef, il n’avait rien à craindre.
Lors de leur rencontre, Khalid a réclamé la lettre.
« Quelle lettre ? » a demandé notre messager. Il ne savait
pas qu’il était censé remettre un message.
J’avais fait comprendre à Khalid où chercher : le
compartiment secret se trouvait dans l’une des chaussures.
Une nouvelle voie de communication a ainsi été ouverte
avec Damas, alors que Meshaal était loin de se douter que
le Shin Bet écoutait toutes ses conversations.

1. Leonard Cole, Terror : How Israël Has Coped and What America Can Learn,
Bloomington : Indiana University Press, 2007.
20
La situation se complique
été 2001

Le 9 août 2001, un peu avant 14 heures, Izz al-Din Shuheil


Al-Masri s’est fait sauter dans la pizzeria Sbarro, à
l’intersection entre la rue King George et la route de Jaffa.
Âgé de vingt-deux ans, le kamikaze était issu d’une riche
famille de Cisjordanie.
À cette heure de la journée, l’établissement était bondé.
Entre cinq et dix kilos d’explosifs ont projeté une nuée de
clous, de boulons et d’écrous au milieu de la foule, tuant
quinze personnes et en estropiant cent trente. S’ajoutant au
massacre du Dolphinarium quelques mois plus tôt, cette
nouvelle horreur a plongé les Israéliens dans le chagrin et la
colère. Il fallait absolument identifier et neutraliser le groupe
ou la faction à l’origine de ces attentats. Faute de quoi, ces
opérations risquaient de se multiplier, semant la mort et
provoquant une douleur sans précédent dans la région.
Le Shin Bet a étudié avec soin le mode opératoire,
essayant de faire le lien avec les cinq hommes qui se
trouvaient en lieu sûr – Muhammad Jamal al-Natsheh, Saleh
Talahme, Ibrahim Hamed, Sayyed al-Cheikh Qassem et
Hasaneen Rummanah. Mais aucun indice, même ténu, ne
les reliait aux attentats du Dolphinarium ou de Sbarro.
Qui avait pu fabriquer ces bombes ? Certainement pas un
étudiant en chimie ou en physique. Nous les connaissions
tous, nous savions quels diplômes ils avaient passés et ce
qu’ils prenaient au petit déjeuner. Le fabricant était un
spécialiste. Apparemment étranger à une quelconque
faction palestinienne, il nous échappait complètement. Ce
combattant était redoutable.
Ce que nous ignorions à l’époque, c’est que les hommes
d’Arafat avaient reçu un appel de la CIA peu après l’attentat
de Sbarro. « Nous savons qui a fabriqué ces bombes, leur
ont dit les Américains. Il s’appelle Abdullah Barghouti ; il vit
avec un membre de sa famille, un certain Bilal Barghouti.
Voici leur adresse. Allez les arrêter. »
Quelques heures plus tard, l’Autorité palestinienne a placé
Abdullah et Bilal Barghouti en détention provisoire –
l’Autorité était moins soucieuse de les arrêter que de
s’assurer le soutien financier et logistique prodigué par
Washington. Pour Arafat, il fallait agir comme si l’Autorité
jouait son rôle dans le maintien de la paix. À mon sens, il
aurait préféré remettre une médaille à Abdullah Barghouti
au lieu de l’envoyer en prison.
Une fois Abdullah bien au chaud au siège de la sécurité
préventive, un autre Barghouti – Marouane – a surgi pour
l’en faire sortir. L’AP ne pouvait pas libérer Abdullah – la CIA
le lui avait collé sur les bras et l’Amérique voulait qu’elle
s’en occupe. Israël n’en attendait pas moins et n’aurait pas
hésité à prendre des mesures plus radicales si l’Autorité
avait failli à sa tâche. Marouane a donc remis à Abdullah de
la nourriture, des vêtements et de l’argent, obtenant qu’on
lui accorde une sorte de résidence surveillée – il travaillait
dans un bureau confortable, fumait, prenait le café et
bavardait avec les officiers supérieurs de la sécurité.
Sans être parents, Marouane Barghouti et Abdullah
Barghouti partageaient une histoire commune intéressante.
Ils étaient tous deux liés à Muhaned Abu Hawala, un fou
furieux de vingt-trois ans, ancien lieutenant d’Ahmad
Ghandour.
Halawa était un commandant supérieur du Fatah, et un
membre de la Force 17. Quand on pense à des corps d’élite
comme la Force 17 ou les gardes républicains de Saddam
Hussein, l’image qui vient à l’esprit est celle de la discipline,
de la compétence et de la formation de pointe. Halawa ne
correspondait pas à ce modèle. C’était un franc-tireur sans
éducation, toujours armé d’une de ces grosses mitrailleuses
généralement montées sur des Jeeps. Halawa distribuait
souvent des fusils à d’autres extrémistes et à des
personnages peu recommandables, qui n’hésitaient pas à
s’en servir quand ils passaient à des points de contrôle,
mitraillant sans discernement soldats et civils.
En mai, il avait ainsi remis à quelqu’un deux AK-47
chargés, et un sachet de balles ; l’homme a peu après
monté une embuscade au bord d’une route à la sortie de
Jérusalem. Avec l’aide d’un ami, il a logé onze de ces balles
dans le corps d’un moine orthodoxe grec nommé
Tsibouktsakis Germanus. Halawa a ensuite récompensé les
tueurs en leur livrant d’autres armes destinées à un attentat
en préparation à l’université hébraïque du mont Scopus.
Évidemment, le gouvernement israélien n’a pas tardé à
faire pression sur le Shin Bet pour neutraliser Halawa. En
raison de mes liens avec le Hamas, j’étais le seul au Shin
Bet à pouvoir l’identifier. Mais pour la première fois de ma
vie, je me suis trouvé face à un dilemme moral. Quelque
chose en moi s’opposait farouchement à l’idée de tuer cet
homme, aussi nuisible fût-il.
Je suis rentré chez moi et j’ai pris ma Bible, bien fatiguée
désormais. J’ai lu et relu plusieurs passages, sans rien y
trouver qui justifie le meurtre. Mais si nous laissions cet
homme en vie, libre de continuer à tirer sur n’importe qui,
j’aurais du sang sur les mains ; cette idée m’était tout aussi
insupportable. Je me sentais pris en étau.
J’ai continué à réfléchir et à prier. Finalement, je me suis
adressé à Dieu en ces termes : « Pardonne-moi, Seigneur,
pour ce que je m’apprête à faire. Pardonne-moi. Cet homme
ne peut pas vivre. »
« C’est bon, a dit Loai quand je l’ai informé de ma
décision. On l’aura. Débrouille-toi simplement pour que
Marouane Barghouti ne soit pas en voiture avec lui. »
Marouane n’était pas seulement un gros bonnet
palestinien, c’était aussi un véritable terroriste, ayant
beaucoup de victimes israéliennes sur la conscience.
Pourtant, le Shin Bet refusait de l’assassiner : ce serait un
martyr redoutable.
Le 4 août 2001, j’étais assis dans ma voiture devant le
bureau de Barghouti quand j’ai vu Halawa entrer. Deux
heures plus tard, il est sorti, est monté dans sa Golf
Volkswagen et a démarré. J’ai averti les forces de sécurité
qu’Halawa était seul.
Depuis un char posté au sommet d’une colline voisine,
des soldats israéliens ont suivi des yeux la voiture d’Halawa,
attendant qu’il passe en un lieu dégagé, sans civils à
proximité. Le premier missile antiblindage s’est dirigé vers
le pare-brise, mais Halawa avait dû le voir venir. Il a ouvert
sa portière pour sortir. Il n’a pas été assez rapide. En
explosant, le missile l’a projeté à l’extérieur du véhicule. Ma
propre voiture – à une centaine de mètres de là – a été
secouée par le souffle. Un second missile a manqué sa cible
et s’est abattu dans la rue. La Golf était en flammes, Halawa
aussi – mais il n’était pas mort. En le regardant courir dans
les rues, hurlant de douleur, le corps en feu, mon cœur
battait à tout rompre.
Qu’avions-nous fait ?
« Qu’est-ce que tu fabriques ? » m’a hurlé le Shin Bet
dans mon téléphone portable quand ils ont vu ma voiture
tout près de la scène. « Tu veux te faire tuer ! Fiche le
camp ! »
Je n’étais pas censé m’approcher du lieu de l’attentat,
mais la curiosité avait été la plus forte. Me sentant
responsable de cette opération, je tenais à y assister. C’était
effectivement stupide. Si je m’étais fait repérer, la
coïncidence aurait été trop singulière pour qu’on ne me
croie pas mêlé à cette tentative d’assassinat, et j’aurais
évidemment été en danger.
Ce soir-là, j’ai accompagné mon père et Marouane
Barghouti à l’hôpital, au chevet d’Halawa. Son visage avait
été si atrocement brûlé que je n’ai pas réussi à le regarder.
Mais apparemment, son fanatisme l’empêchait de mourir.
Il est entré dans la clandestinité pendant quelques mois.
J’ai appris que, s’étant tiré dessus par mégarde, il avait failli
succomber à une hémorragie. Cela n’avait pas suffi à
l’arrêter. Il a continué à tuer. Un beau jour pourtant, Loai
m’a appelé :
« Où es-tu ?
– Chez moi.
– Ne bouge pas. »
Je ne lui ai pas demandé ce qui se passait ; j’avais appris à
lui faire confiance. Deux heures plus tard environ, Loai m’a
rappelé. Apparemment, Halawa mangeait avec des amis
dans un restaurant près de chez moi. L’ayant repéré, un
espion israélien avait vérifié son identité. Quand Halawa et
ses amis ont quitté le restaurant, deux hélicoptères ont
lâché leurs missiles, et l’affaire a été réglée.
Après l’assassinat d’Halawa, des membres des Brigades
des martyrs d’Al-Aqsa ont fait une descente dans ce
restaurant. Ils y ont trouvé un jeune homme de dix-sept ans
qui avait été l’une des dernières personnes à voir Halawa
vivant. C’était un orphelin, sans famille pour le protéger.
Sous la torture, il a reconnu avoir collaboré avec les
Israéliens. Ils l’exécutèrent, attachèrent son corps à l’arrière
d’une voiture et le traînèrent à travers les rues de Ramallah
avant de le pendre.
Selon les médias, Israël avait cherché à tuer Marouane
Barghouti, ce qui était évidemment inexact. Mais tout le
monde croyait les journaux et Al-Jazeera. Marouane
Barghouti a donc décidé d’exploiter politiquement cette
rumeur. Il s’est mis à fanfaronner : « Ils ont cherché à
m’assassiner, mais j’ai été plus malin qu’eux. »
Quand Abdullah Barghouti a appris la nouvelle du fond de
sa prison, il y a cru lui aussi et a fait parvenir quelques-unes
de ses bombes spéciales au lieutenant de Marouane pour
l’aider à se venger des Israéliens. Appréciant le geste,
Marouane s’est senti redevable envers Abdullah.
L’arrivée d’Abdullah a marqué une évolution spectaculaire
dans le conflit entre Israël et la Palestine. Pour commencer,
ses bombes étaient nettement plus sophistiquées et plus
destructrices que tout ce que nous avions connu jusque-là.
Israël est ainsi devenu beaucoup plus vulnérable et les
autorités ont été soumises à des pressions encore plus
fortes pour arrêter les auteurs des attentats. Ensuite,
l’Intifada Al-Aqsa avait dépassé les frontières de la Palestine.
Barghouti était un étranger, né au Koweït. Qui savait quelles
autres menaces attendaient Israël au-delà de ses
frontières ? Enfin, il n’était pas facile de suivre la trace de
Barghouti. Il n’était pas du Hamas. Il n’était pas de l’Autorité
palestinienne. Il était Barghouti, c’est tout, une machine de
mort indépendante et sans attaches.

Peu après l’arrestation d’Abdullah, l’Autorité a demandé à


Marouane d’entrer en contact avec lui pour tenter d’obtenir
des informations sur de possibles attentats. « Entendu, a
répondu Marouane. Je vais demander à Hassan Yousef de lui
parler. »
Marouane savait mon père très hostile à la corruption
politique et avait entendu parler de ses efforts pour aboutir
à la paix entre le Hamas et l’Autorité. Il a appelé mon père
qui a accepté d’aller s’entretenir avec Abdullah.
Mon père n’avait jamais entendu parler d’Abdullah
Barghouti, qui n’était certainement pas membre du Hamas.
Mais il l’a averti : « Si tu as quelque chose de prévu, parles-
en à l’Autorité palestinienne : nous arrêterons tout au moins
pendant quelques semaines pour alléger un peu la pression
à laquelle Israël nous soumet. S’il y a une autre explosion
comme celles du Dolphinarium ou de Sbarro, les Israéliens
vont pénétrer en force en Cisjordanie. Ils rendront la vie
impossible aux chefs de l’Autorité et ils te captureront. »
Abdullah a reconnu avoir fait parvenir plusieurs bombes à
Naplouse. Des combattants devaient charger les explosifs
dans quatre véhicules, pour assassiner Shimon Peres, le
ministre israélien des Affaires étrangères en déplacement. Il
a révélé également qu’au nord, les agents du Hamas
allaient monter des opérations contre un certain nombre de
députés israéliens. Malheureusement, il ignorait l’identité
des terroristes et celle de leurs futures victimes. Il ne savait
pas non plus qui avait prévu d’assassiner Peres. Il n’avait
qu’un numéro de téléphone.
À son retour, mon père m’a répété ce qu’il avait appris.
Nous savions à présent qu’un complot avait été monté pour
assassiner un des plus hauts responsables israéliens. Les
ramifications étaient terrifiantes.
La seule solution était évidemment d’appeler le contact
d’Abdullah. Marouane Barghouti a refusé qu’Abdullah utilise
son téléphone, et mon père a refusé aussi qu’il se serve du
sien. Sachant que les Israéliens seraient à l’écoute, aucun
ne voulait qu’on puisse établir un lien entre eux et les
opérations terroristes.
Mon père m’a donc envoyé acheter un portable dont nous
nous débarrasserions après utilisation. J’ai acheté l’appareil,
noté son numéro et l’ai transmis au Shin Bet pour qu’il
repère l’appel.
Abdullah a joint son contact de Naplouse pour lui
demander d’arrêter tout ce qu’il avait en cours jusqu’à
nouvel ordre. À peine informés, les services secrets
israéliens ont renforcé la sécurité autour de tous les
membres de la Knesset et du gouvernement. Finalement, au
bout de deux, trois mois, les choses se sont un peu tassées.
Dans l’intervalle, Marouane a continué à essayer d’obtenir
la libération d’Abdullah : non seulement celui-ci lui avait
fourni des bombes, mais de plus il souhaitait qu’il tue
d’autres Israéliens. Non content d’être un des chefs de file
de la deuxième Intifada, Marouane Barghouti était
également un terroriste qui n’hésitait pas à tirer
personnellement sur des soldats et des habitants des
implantations.
L’Autorité palestinienne a fini par libérer Abdullah
Barghouti. Le Shin Bet était furieux. C’est alors que tout
s’est déchaîné.
21
Mon arrestation
été 2001-printemps 2002

Le 27 août 2001, un hélicoptère israélien a tiré deux


roquettes dans le bureau d’Abu Ali Mustafa, secrétaire
général du FPLP. Un des projectiles l’a atteint à sa table de
travail.
Le lendemain, plus de cinquante mille Palestiniens
indignés, accompagnés de la famille de Mustafa, ont assisté
à ses obsèques. Mustafa avait été hostile au processus de
paix et aux accords d’Oslo. C’était pourtant un modéré,
comme mon père, avec qui j’étais allé plusieurs fois
entendre ses conférences. Israël lui imputait neuf attentats
à la voiture piégée – à tort. À l’image de mon père, il n’était
pas un chef militaire, mais un dirigeant politique. Les
Israéliens n’avaient absolument aucune preuve contre lui. Je
le savais avec certitude. Mais cela ne les a pas empêchés
d’assassiner Mustafa – peut-être en représailles au carnage
du restaurant Sbarro, ou au massacre du Dolphinarium. Ou,
plus vraisemblablement, ils souhaitaient adresser un
message à Yasser Arafat. Parallèlement à son rôle au FPLP,
Mustafa était en effet membre du comité exécutif de l’OLP.
Deux semaines plus tard, le 11 septembre, dix-neuf
terroristes d’Al-Qaïda ont détourné quatre avions de ligne
aux États-Unis. Deux se sont écrasés sur le World Trade
Center de New York ; un autre, sur le Pentagone, à
Washington. Le quatrième s’est abattu dans un champ du
comté de Somerset, en Pennsylvanie. Au total,
2973 personnes ont été tuées, sans compter les terroristes
eux-mêmes.
Tous les médias ont retransmis ces événements
atterrants. Comme le reste du monde, j’ai regardé en boucle
les images à la télévision : les tours jumelles en train de
s’effondrer ; la cendre blanche recouvrant Church Street
comme une tempête de neige. Et j’ai eu honte quand j’ai vu
des enfants palestiniens manifester leur allégresse dans les
rues de Gaza.
Cet attentat a réduit également en cendres la cause
palestinienne : le monde entier a condamné unanimement
le terrorisme – toute forme de terrorisme, quel que fût son
objectif. Dans les semaines qui ont suivi, le Shin Bet a
commencé à s’interroger sur les leçons à tirer de la
tragédie.
Pourquoi les services secrets américains n’ont-ils pas évité
cette catastrophe ? Primo, ils travaillaient de façon
indépendante et se concurrençaient. Secundo, ils
s’appuyaient essentiellement sur la technologie au
détriment du renseignement humain. Cette tactique a pu
faire ses preuves pendant la guerre froide, mais combattre
des idéaux fanatiques avec du matériel technologique paraît
bien difficile.
Le renseignement israélien, en revanche, compte
essentiellement sur les ressources humaines : il dispose
d’innombrables espions dans les mosquées, les
organisations islamiques et à des postes clés ; et il n’a
aucune difficulté à recruter les terroristes les plus
dangereux eux-mêmes. Il a conscience de la nécessité
d’avoir des yeux et des oreilles à l’intérieur, ainsi que des
esprits capables de comprendre ses adversaires et
d’assembler les pièces du puzzle.
L’Amérique ne savait rien de la culture islamique et de
son idéologie. Associée à des frontières poreuses et à des
négligences graves en matière de sécurité, cette ignorance
en faisait une cible beaucoup plus vulnérable qu’Israël.
Hélas, même si mes activités d’espion ont permis à Israël de
neutraliser plusieurs centaines de terroriste, notamment
grâce à la petite superficie du pays, notre travail n’a pas
suffi à contenir la violence.
Un mois plus tard environ, le 17 octobre, quatre terroristes
du FPLP ont assassiné le ministre israélien du Tourisme,
Rehavam Ze’evi, dans l’hôtel Hyatt de Jérusalem. Ils ont
prétendu vouloir venger Mustafa. Malgré ses fonctions
apparemment apolitiques, Ze’evi était un symbole. Il avait
encouragé publiquement une politique visant à pourrir la vie
des trois millions d’habitants de Cisjordanie et de Gaza pour
les pousser à déménager de leur plein gré vers d’autres
pays arabes. Accumulant les métaphores, Ze’evi aurait
déclaré un jour à un journaliste d’Associated Press que
certains Palestiniens étaient comme des « poux » et qu’il
fallait empêcher ce « cancer de se propager1 ».
Les ripostes et les massacres réciproques se sont
poursuivis. Œil pour œil – et les yeux ne manquaient pas.
Je travaillais d’arrache-pied depuis plusieurs années
désormais pour rassembler toutes les bribes d’informations
susceptibles d’aider le Shin Bet à mettre fin à ce bain de
sang. Nous avons continué à surveiller de près Muhammad
Jamal al-Natsheh, Saleh Talahme et les quatre autres
hommes que j’avais mis en lieu sûr à leur sortie de la prison
de l’Autorité palestinienne. Ils ont changé plusieurs fois de
planque, et Saleh était le seul à rester en relation avec moi.
Mais nous avons suivi les autres à la trace grâce à leurs
familles et en écoutant les appels qu’ils passaient depuis
des téléphones publics.
Saleh me faisait confiance ; il me tenait
systématiquement informé de l’endroit où il vivait, et
m’invitait fréquemment. Plus je le connaissais, plus je
l’appréciais. C’était un homme étonnant – un universitaire
brillant, diplômé d’électrotechnique ; major de sa
promotion, il avait également été un des meilleurs étudiants
en histoire de l’université Bir Zeit. Pour lui, j’étais le fils
d’Hassan Yousef, un ami, qui l’écoutait avec intérêt.
Je passais beaucoup de temps en compagnie de Saleh, de
sa femme, Majeda, et de leurs cinq enfants (deux garçons et
trois filles). L’aîné s’appelait Mosab, comme moi. Majeda et
les enfants avaient quitté Hébron pour Ramallah, où ils
avaient rejoint Saleh dans l’appartement où il se cachait. Je
préparais encore mon diplôme à l’époque et, un soir, Saleh
m’a demandé comment ça se passait.
« Tu as des problèmes dans une matière ?
– Oui, en statistiques économiques.
– Apporte ton bouquin demain, on verra ça ensemble. Je
te donnerai un petit cours particulier. »
Quand j’en ai informé Loai et les autres membres du Shin
Bet, ils n’ont rien vu à redire, au contraire. Excellente
couverture, ces cours de soutien faciliteraient la collecte de
renseignements.
Mais ce n’était pas seulement une couverture. Une
véritable amitié s’est nouée entre Saleh et moi. Il m’a
expliqué ce que je ne comprenais pas, et j’ai obtenu
d’excellents résultats à mon examen, quelques semaines
plus tard. J’éprouvais une grande affection pour lui et pour
ses enfants. Je partageais souvent leurs repas et, au fil du
temps, un lien solide s’est forgé entre nous tous. C’était une
curieuse relation, car je savais Saleh très dangereux. Mais
ne l’étais-je pas, moi aussi ?

Un soir de mars 2002, j’étais à la maison quand deux


hommes se sont présentés. J’ai lancé avec méfiance : « Que
puis-je pour vous ?
– Nous cherchons le cheikh Hassan Yousef. C’est
important.
– Dites-moi pourquoi. »
Ils m’ont expliqué qu’ils étaient deux kamikazes d’un
groupe de cinq en provenance de Jordanie. Leur contact
s’était fait arrêter et il leur fallait un logement sûr.
« C’est bien, dis-je, vous avez frappé à la bonne porte. »
Je leur ai demandé de quoi ils avaient besoin.
« On a une voiture pleine d’explosifs et de bombes, et il
faut qu’on la mette en sûreté. »
Formidable, ai-je pensé, qu’est-ce que je vais bien pouvoir
faire d’une voiture bourrée d’explosifs ? Faute de temps
pour réfléchir, j’ai décidé de la mettre au garage à côté de
la maison. Ce n’était évidemment pas une de mes plus
brillantes idées, mais je devais agir vite.
« Bon, voilà un peu d’argent, ai-je dit aux kamikazes en
vidant mon portefeuille. Trouvez-vous un endroit pour la
nuit, revenez me voir plus tard et nous verrons ce que nous
pouvons faire. »
Après leur départ, j’ai appelé Loai et à mon grand
soulagement, le Shin Bet est passé prendre la voiture.
Les deux kamikazes sont revenus peu après, avec leurs
trois camarades.
« Bon, ai-je déclaré. Dorénavant, je suis votre
intermédiaire avec le Hamas. Je vous fournirai des cibles,
des lieux, des moyens de transport, tout ce qu’il vous faut.
Ne parlez à personne, ou vous risquez d’être morts avant
d’avoir pu tuer un seul Israélien. »
Cette situation était une aubaine extraordinaire en termes
de renseignement. Jusqu’à présent, personne n’avait jamais
rien su des kamikazes avant qu’ils n’aient déclenché leurs
explosifs. Et voilà qu’ils étaient cinq à se présenter à ma
porte, avec une cargaison de bombes. Trente minutes après
que j’avais indiqué au Shin Bet où ils se trouvaient, Sharon,
le Premier ministre, donna le feu vert à leur assassinat.
« Vous ne pouvez pas faire ça, ai-je dit à Loai.
– Comment ?
– Je sais bien que ce sont des terroristes, et qu’ils ont
l’intention de se faire sauter. Mais ces cinq types sont des
ignorants. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Ne les tuez pas. Si
vous le faites, c’est ma dernière opération.
– C’est une menace ?
– Non, mais tu sais comment je travaille. J’ai fait une
exception pour Halawa, et tu te rappelles comment ça s’est
terminé. Je refuse d’être mêlé à des assassinats.
– Tu vois une autre solution ?
– Les arrêter. »
Je n’avais pas fini ma phrase que l’absurdité de cette
proposition m’apparaissait déjà. Nous avions la voiture et
les bombes, mais ces types portaient encore leurs ceintures
d’explosifs. Si un soldat s’approchait à moins de cent mètres
de leur chambre, ils actionneraient le détonateur et feraient
sauter tout le monde en même temps qu’eux.
Même si nous arrivions à les prendre vivants sans faire
d’autres victimes, ils citeraient forcément mon nom au
cours de leur interrogatoire et je serais définitivement grillé.
L’instinct de conservation me disait que la solution la plus
sûre pour toutes les personnes concernées serait
effectivement qu’un hélicoptère balance quelques missiles
dans leur appartement pour en finir.
Mais mes valeurs avaient changé. Sans être encore
chrétien, je m’efforçais de suivre les enseignements de
Jésus. Le meurtre ne posait pas de problèmes à Allah – au
contraire. Jésus en revanche m’imposait des critères moraux
beaucoup plus élevés. À cet instant, j’ai pris conscience de
mon incapacité à tuer qui que ce soit, même un terroriste.
D’un autre côté, j’étais devenu beaucoup trop précieux
aux yeux des hommes du Shin Bet pour qu’ils courent le
risque de me perdre. Malgré leur désapprobation, ils ont fini
par annuler l’assassinat.
« Nous devons savoir ce qui se passe dans cette
chambre », m’ont-ils dit. Je me suis rendu à l’appartement
sous prétexte d’apporter aux terroristes quelques meubles.
Ils ne savaient évidemment pas que nous y avions placé des
micros afin de suivre toutes leurs conversations. C’est ainsi
que nous les avons entendus discuter de l’ordre dans lequel
ils opéreraient. Chacun voulait passer à l’action en premier
pour ne pas voir ses amis mourir. C’était sinistre. Nous
écoutions parler des morts.
Le 16 mars, des soldats des forces de sécurité ont pris
position. Les terroristes se trouvant au cœur de Ramallah,
l’armée israélienne ne pouvait pas se servir de chars. Les
soldats devaient se déplacer à pied, ce qui rendait
l’opération très périlleuse. Je l’ai suivie de chez moi, Loai
m’informant par téléphone de tout ce qui se passait.
« Ils vont se coucher. »
Bientôt, les micros ont retransmis des bruits de
ronflements.
Le plus grand risque était de les réveiller trop tôt. Il fallait
que les soldats aient franchi la porte et soient postés à côté
de leurs lits avant qu’un seul des kamikazes n’ait pu bouger
le petit doigt.
Un soldat fixa une charge d’explosifs sur la porte. Sur nos
appareils d’écoute, nous étions à l’affût du moindre bruit, de
la moindre interruption de leurs paisibles ronflements. Le
signal fut donné.
La porte a sauté. Les membres des forces spéciales se
sont précipités dans le petit appartement, immobilisant tous
les hommes sauf un qui a sauté par la fenêtre avec un
pistolet – il est mort avant d’atteindre le sol.
Tout le monde a poussé un soupir de soulagement. Tout le
monde, sauf moi. En montant dans la Jeep israélienne, l’un
des kamikazes a mentionné mon nom, me dénonçant
comme un collaborateur.
Mes pires craintes venaient de se réaliser. J’étais grillé. Et
maintenant ?
Loai a trouvé la solution. Le Shin Bet a renvoyé ce
terroriste en Jordanie et a mis ses amis en prison. Apprenant
qu’il était chez lui, libre comme l’air, à prendre du bon
temps avec sa famille, les trois autres supposeraient
évidemment que c’était lui le traître, me disculpant du
même coup. C’était une idée de génie.
Je m’en suis sorti une fois de plus, mais de justesse.
J’avais manifestement tendance à tirer un peu sur la ficelle.

J’ai reçu un jour un message du chef du Shin Bet, Avi


Dichter, me remerciant du travail que j’accomplissais pour
eux. À l’en croire, tous les dossiers de la guerre d’Israël
contre le terrorisme mentionnaient le Prince vert. Malgré le
compliment, l’avertissement n’en était pas moins clair et je
le compris aussi bien que Loai : si je poursuivais sur ma
lancée, je finirais par être assassiné. Je laissais un trop long
sillage derrière moi. Quelqu’un allait forcément tomber
dessus. Je devais me refaire, d’une façon ou d’une autre.
Mon obstination à refuser qu’on liquide les cinq kamikazes
m’avait gravement compromis. Tout le monde avait beau
imputer la responsabilité des arrestations au terroriste
expulsé en Jordanie, on savait également qu’Israël n’hésitait
jamais à incarcérer quiconque était soupçonné d’avoir aidé
des kamikazes. Or c’était indéniablement mon cas. Pourquoi
ne m’avait-on pas arrêté ?
Une semaine après ces interpellations, l’équipe de
sécurité israélienne a présenté deux plans pour m’éviter le
pire. L’un consistait à m’arrêter et à me renvoyer en prison.
Mais je craignais que cela ne revienne à condamner mon
père à mort, car je ne pourrais plus le protéger des
tentatives d’assassinat israéliennes.
« L’autre option est qu’on joue le jeu, a poursuivi Loai.
– Le jeu ? Quel jeu ? » ai-je demandé.
Selon Loai, il fallait déclencher une opération très visible,
quelque chose d’assez gros pour convaincre la Palestine
qu’Israël me voulait, mort ou vif. Pour y parvenir, il importait
de renoncer à toute mise en scène. L’armée devrait
chercher à m’arrêter pour de bon. Ce qui obligeait le Shin
Bet à manipuler et à mystifier les militaires.
Le Shin Bet n’a accordé à l’armée que quelques heures
pour préparer cette opération majeure. Fils d’Hassan Yousef,
j’étais très dangereux, a-t-il expliqué. J’entretenais en effet
d’étroites relations avec des kamikazes et je risquais d’avoir
des explosifs sur moi. Il a prétendu savoir de source sûre
que je passerais chez mon père ce soir-là pour voir ma
mère. Je ne resterais pas longtemps et serais armé d’un M-
16.
Quel battage ! C’était vraiment un jeu bien compliqué.
Le Shin Bet a persuadé les militaires que j’étais un
terroriste notoire, qui risquait de leur échapper
définitivement s’ils manquaient leur coup. L’armée a donc
fait de son mieux pour éviter un échec. Des membres des
forces spéciales en civil, vêtus en Arabes et accompagnés
de tireurs d’élite très expérimentés, se sont infiltrés dans le
quartier à bord de véhicules palestiniens. S’arrêtant à deux
minutes de chez nous, ils ont attendu le signal. Des chars
lourds stationnaient à un quart d’heure de route, sur la
frontière avec les territoires. Des hélicoptères de combat
étaient prêts à assurer une couverture aérienne, en cas de
problème avec des combattants palestiniens.
Devant chez mon père, j’ai attendu dans ma voiture un
appel du Shin Bet. Je disposerais alors de soixante secondes
exactement pour m’éclipser, avant que les forces spéciales
n’encerclent la maison. Personne n’avait droit à l’erreur.
Je m’en suis voulu en imaginant la terreur
qu’éprouveraient ma mère et mes petits frères et sœurs
dans quelques instants. Comme toujours, ils payaient le prix
de nos agissements, à mon père et à moi.
J’ai contemplé le beau jardin de ma mère. Elle avait
grappillé des fleurs un peu partout, prenant des boutures
chez des amis ou des proches chaque fois qu’elle le pouvait.
Elle s’en occupait comme de ses enfants.
« Est-ce qu’il te faut encore beaucoup de fleurs ? la
taquinais-je parfois.
– Juste quelques-unes de plus, c’est tout », répondait-elle
invariablement.
Je me suis rappelé le jour où elle m’en avait montré une
en me disant : « Cette plante est plus âgée que toi. Quand
tu étais petit, tu as cassé son pot mais je l’ai sauvée, et elle
vit toujours. »
Vivrait-elle encore dans quelques minutes, lorsque les
soldats l’auraient écrasée sous leurs bottes ?
Mon portable a sonné. Je suis devenu écarlate et mon
cœur s’est mis à battre la chamade. J’ai démarré à toute
vitesse en direction du centre-ville où je m’étais installé une
nouvelle planque. Je ne faisais plus semblant d’être un
fugitif. En cet instant précis, j’étais recherché par des
soldats qui auraient préféré me tuer que m’arrêter. Une
minute après mon départ, dix voitures banalisées équipées
de plaques palestiniennes ont pilé devant chez nous. Les
forces spéciales israéliennes ont cerné la maison, leurs
armes automatiques braquées sur toutes les issues. Le
quartier grouillait d’enfants en train de jouer au foot, dont
mon frère Naser. Ils se sont dispersés, terrifiés.
Dès que les soldats ont pris position, plus de vingt chars
sont arrivés dans un bruit de tonnerre. Toute la ville savait à
présent qu’il se passait quelque chose. J’ai entendu les
énormes moteurs diesel depuis ma planque. Des centaines
de militants palestiniens en armes se sont précipités vers la
maison familiale et ont encerclé les soldats. Mais impossible
de tirer : des enfants couraient toujours en tous sens pour
se mettre à l’abri et mes proches se trouvaient à l’intérieur.
L’arrivée des fedayin a déclenché l’intervention des
hélicoptères.
Soudain je me suis demandé si je n’avais pas eu tort
d’épargner les kamikazes. S’ils avaient été tués par une
bombe, ma famille et mon quartier ne seraient pas en
danger en cet instant précis. Si un de mes frères et sœurs
trouvait la mort dans cette mêlée, je ne me le pardonnerais
jamais.
Pour veiller à ce que les médias assurent une couverture
internationale à notre mise en scène complexe, j’avais
averti Al-Jazeera qu’une opération se préparait contre la
demeure de cheikh Hassan Yousef. Pensant que les
Israéliens avaient enfin mis la main sur mon père, la chaîne
voulait retransmettre son arrestation en direct. J’imaginais
la réaction des journalistes quand les mégaphones
commenceraient à grésiller et que les soldats exigeraient
que son fils aîné, Mosab, sorte les mains en l’air. Dès que je
suis arrivé dans ma planque, j’ai allumé la télévision pour
assister à ce drame en même temps que le reste du monde
arabe.
L’armée a évacué les membres de ma famille et les a
interrogés. Ma mère leur a dit que j’étais parti une minute
avant leur arrivée. Évidemment, on ne l’a pas crue. Les
militaires avaient toute confiance dans le Shin Bet,
responsable de cette mise en scène et le seul, avec moi, à
savoir que le jeu avait commencé. Comme je ne me rendais
pas, ils ont menacé d’ouvrir le feu.
Pendant dix minutes de tension extrême, tout le monde
s’est demandé si j’allais sortir et, le cas échéant, si je
surgirais arme au poing, ou les mains en l’air. Le délai
expiré, les soldats ont ouvert le feu. Plus de deux cents
balles ont criblé ma chambre au premier étage (elles sont
toujours dans les murs aujourd’hui). Il n’était plus question
de discuter. Ils avaient manifestement décidé de me
liquider.
Soudain, les tirs ont cessé. Quelques instants plus tard, un
missile a traversé l’air et la moitié de notre maison s’est
effondrée. Les soldats se sont précipités à l’intérieur. Je
savais qu’ils fouilleraient toutes les pièces et ne
trouveraient ni cadavre ni fugitif tapi dans un recoin.
Furieux, ils ont dû reconnaître que je leur avais filé entre
les doigts. S’ils me trouvaient maintenant, m’a averti Loai
au téléphone, ils m’abattraient sans sommation. Mais de
notre point de vue, l’opération était un succès. Personne
n’avait été blessé, et je figurais sur la liste des personnes
les plus recherchées. On parlait de moi dans toute la ville.
Du jour au lendemain, j’étais devenu un dangereux
terroriste.
Pendant les quelques mois qui ont suivi, j’ai eu trois
priorités : éviter l’armée, protéger mon père et continuer à
recueillir des renseignements. Dans cet ordre.

1. « Obituary : Rehavam Zeevi », BBC News, 17 octobre 2001, news.


bbc.co.uk/2/hi/middle_east/1603857.stm.
22
Le Bouclier défensif
printemps 2002

L’escalade de la violence est devenue vertigineuse.


Des Israéliens se faisaient poignarder, tirer dessus, tuer
par des explosifs. Des Palestiniens étaient assassinés.
C’était une ronde infernale, de plus en plus effrénée. La
communauté internationale cherchait vainement à faire
pression sur Israël.
« Vous devez mettre un terme à l’occupation illégale et
(…) arrêter le bombardement des zones civiles, les
assassinats, l’emploi non nécessaire de la force létale, les
démolitions et les humiliations quotidiennes des Palestiniens
ordinaires », a réclamé aux Israéliens le secrétaire général
de l’ONU Kofi Annan en mars 20021.
Le jour même où les quatre kamikazes auxquels j’avais
évité l’assassinat ont été arrêtés, les dirigeants de l’Union
européenne ont appelé Israël et les Palestiniens à contenir
cette flambée de violence. « Il n’y a pas de solution militaire
à ce conflit », ont-ils déclaré2.
En 2002, la pâque juive est tombée le 27 mars. Dans une
salle à manger, au rez-de-chaussée du Park Hotel de
Netanya, deux cent cinquante convives se sont réunis pour
le repas traditionnel de Seder.
Un membre du Hamas âgé de vingt-cinq ans, Abdel-
Basset Odeh, est passé devant l’agent de sécurité, s’est
avancé jusqu’à la réception et, poursuivant son chemin, a
pénétré dans la salle bondée. Là, il a glissé la main sous sa
veste. L’explosion a tué trente personnes et fait quelque
cent quarante blessés. Certains étaient des survivants de la
Shoah. Le Hamas a revendiqué cet attentat, visant à faire
échouer le sommet arabe qui se tenait à Beyrouth au même
moment. Cela n’a pas empêché la Ligue arabe alors sous
présidence saoudienne d’annoncer dès le lendemain avoir
voté à l’unanimité la reconnaissance d’Israël et la
normalisation des relations avec l’État hébreu. Ce dernier
devait toutefois accepter de se replier sur ses frontières
de 1967, résoudre le problème des réfugiés et établir un
État palestinien indépendant, avec Jérusalem pour capitale.
Arracher ces concessions à Israël aurait été une immense
victoire pour notre peuple, à condition que le Hamas ne
s’obstine pas dans son idéalisme du tout ou rien.
Conscient de cette réalité, Israël préparait sa propre
solution extrême.
Deux semaines plus tôt, les autorités israéliennes avaient
décidé de tâter le terrain avant de lancer une incursion de
grande envergure dans les territoires palestiniens,
envahissant Ramallah et Al-Bireh. Les analystes militaires
les avaient mises en garde contre d’éventuelles lourdes
pertes dans leurs rangs. Leurs inquiétudes étaient
infondées.
L’armée a abattu cinq Palestiniens, imposé le couvre-feu
et occupé quelques bâtiments. D’immenses bulldozers
blindés D9 ont démoli plusieurs maisons dans le camp de
réfugiés d’Al-Amari, dont celle de Wafa Idris, la première
femme à avoir perpétré un attentat-suicide, tuant un
Israélien de quatre-vingt-un ans et blessant une centaine de
personnes devant un magasin de chaussures de Jérusalem,
le 27 janvier.
Après l’attentat du Park Hotel, cependant, ce « test »
n’avait plus aucun sens. Le gouvernement israélien a donné
le feu vert à une opération sans précédent, baptisée
Bouclier défensif.
Mon téléphone a sonné. C’était Loai.
« Que se passe-t-il ? ai-je demandé.
– On a mobilisé l’ensemble des forces armées, m’a-t-il
annoncé. Ce soir, Saleh et tous les autres fugitifs seront
derrière les barreaux.
– Comment ça ?
– Nous allons réoccuper l’intégralité de la Cisjordanie,
fouiller toutes les maisons et tous les immeubles de
bureaux. Nous prendrons le temps qu’il faudra. Ne bouge
pas. Je te tiens au courant. »
Génial ! ai-je songé, Peut-être cette opération mettra-telle
enfin un terme à cette guerre absurde.
Des rumeurs ont commencé à circuler dans toute la
Cisjordanie. La direction palestinienne savait que quelque
chose se tramait, sans plus. Les habitants ont quitté leur
travail, les cliniques et les salles de classe pour rentrer chez
eux et attendre les informations télévisées. J’avais installé
mon père dans une maison qui appartenait à un couple de
citoyens américains, et le Shin Bet m’avait assuré qu’il y
serait en sécurité.
Le 29 mars, j’ai pris une chambre au City Inn Hotel sur la
route de Naplouse, à Al-Bireh, un établissement qui servait
de bureau à la BBC, à CNN et aux autres médias
internationaux. J’étais en relation avec mon père par le biais
d’un émetteur-récepteur.
Le Shin Bet était convaincu que je resterais dans ma
chambre, à grignoter des chips devant la télé. Mais,
soucieux de ne pas me laisser dépasser par les
événements, je tenais à suivre de près une affaire de cette
importance. Je suis donc sorti, mon M-16 en bandoulière.
Comme un terroriste en fuite, je me suis posté au sommet
d’une colline proche de la bibliothèque de Ramallah. De là
j’avais une bonne vue sur le sud-est de la ville, où se
trouvait mon père. Je me suis cru en sécurité, persuadé de
pouvoir rejoindre mon hôtel à toute vitesse dès que
j’entendrais les chars.
Vers minuit, plusieurs centaines de tanks Mervaka sont
entrés en ville dans un grondement de tonnerre. Je n’avais
pas prévu que l’invasion se ferait de tous les côtés à la fois –
ni aussi rapidement. Dans les rues étroites, les conducteurs
de chars ont dû rouler sur les voitures en stationnement.
Dans les axes plus larges, ils ont agi de même : à croire
qu’ils appréciaient le grincement du métal écrasé sous leurs
chenilles. Axes et rues sont de bien grands mots, d’ailleurs :
il s’agissait plutôt de sentiers reliant des maisons en
parpaings réduites en poussière par les chars.
« Éteins ta radio ! ai-je ordonné à mon père. Reste
couché ! Baisse la tête ! »
Horrifié, j’ai vu un char réduire en bouillie l’Audi paternelle
que j’avais garée le long du trottoir. Je n’étais pas censé être
là. Je ne savais pas quoi faire. Je ne pouvais évidemment
pas appeler Loai et lui demander de suspendre l’opération
sous prétexte que j’avais eu envie de jouer les Rambo.
Rejoignant le centre-ville à toutes jambes, je me suis
réfugié dans un parking souterrain, à quelques mètres
seulement d’un char qui fonçait sur moi. Il n’y avait pas
encore de soldats sur place ; ils attendaient que les Merkava
aient sécurisé la zone. Soudain, une idée terrifiante m’a
traversé l’esprit. Plusieurs factions de la résistance
palestinienne avaient leurs bureaux dans le bâtiment situé
juste au-dessus de ma tête. J’avais choisi pour abri une cible
clé.
Les chars manquent de discernement. Ils sont incapables
de faire la différence entre les collaborateurs du Shin Bet et
les terroristes, les chrétiens et les musulmans, les
combattants armés et les civils désarmés. Et les gamins qui
pilotaient ces engins partageaient ma peur. Tout autour de
moi, des garçons qui me ressemblaient à s’y méprendre
tiraient contre les blindés avec des AK-47. Ping. Ping. Ping.
Les balles ricochaient comme des jouets. BOUM ! Le char a
riposté, et j’ai eu l’impression que mes tympans
explosaient.
Des pans de bâtiments ont commencé à s’effondrer.
Chaque tir d’obus faisait comme un coup dans le ventre.
Des armes automatiques claquaient et les murs renvoyaient
leur écho. Une nouvelle explosion. Des nuages de poussière
aveuglants. Des débris de pierre et de métal volaient.
Il fallait que je sorte de là. Mais comment ?
Soudain, un groupe de combattants du Fatah s’est
précipité dans le garage en courant, ils se sont accroupis
près de moi. Les choses se corsaient. Si les soldats
arrivaient maintenant, les fedayin ouvriraient évidemment
le feu contre eux. Devrais-je tirer, moi aussi ? Et contre qui ?
Si je ne tirais pas, ils m’abattraient, c’était sûr. Or je ne
pouvais tuer personne. J’en aurais peut-être été capable
autrefois, mais plus maintenant.
De nouveaux combattants nous ont rejoints ; en courant,
ils en ont appelé d’autres. Soudain, tout a semblé s’arrêter.
Chacun a retenu son souffle.
Des soldats ont avancé prudemment. Plus près. La suite
des événements allait se décider en quelques secondes.
Leurs lampes torches ont balayé le garage, cherchant le
blanc des yeux, le reflet des armes. Ils écoutaient. Nous
regardions. Des deux côtés, des index moites de sueur
étaient crispés sur les détentes.
Puis la mer Rouge s’est ouverte.
Peut-être ont-ils craint de s’enfoncer plus profondément
dans le garage obscur ou ont-ils eu envie de retrouver la
sécurité familière d’un char. Toujours est-il que les soldats
ont fait demi-tour et sont repartis.
Dès qu’ils se sont éloignés, j’ai gravi l’escalier et trouvé
une pièce d’où téléphoner à Loai.
« Pourrais-tu demander aux tanks de reculer de quelques
rues pour que je retourne à l’hôtel ?
– Quoi ? Où es-tu ? Pourquoi n’es-tu pas à l’hôtel ?
– Je fais mon boulot.
– Tu es cinglé ! »
Un silence tendu s’est installé.
« Entendu, je vais voir ce qu’on peut faire. »
Il a fallu deux bonnes heures pour déplacer les chars et
les soldats, qui se sont sans doute demandé pourquoi on les
obligeait à se retirer. Puis j’ai failli me casser une jambe en
sautant de toit en toit pour regagner mon hôtel. Dans ma
chambre, j’ai fermé la porte à clé, et fourré ma tenue et
mon arme dans la conduite de la climatisation.
Pendant ce temps, la tempête faisait rage autour de la
maison où se cachait mon père. Les militaires ont fouillé
toutes les constructions, ont regardé derrière tous les
bâtiments, retourné toutes les pierres. Mais ils avaient ordre
d’éviter cette maison-là.
À l’intérieur, mon père ainsi que le propriétaire de la
maison et sa femme lisaient le Coran en priant. Puis, sans
raison apparente, les soldats se sont éloignés pour aller
inspecter un autre secteur.
« C’est un vrai miracle, Mosab ! m’a dit plus tard mon
père au téléphone. C’était incroyable ! Ils sont venus. Ils ont
fouillé toutes les maisons autour de nous, tout le quartier –
tout, sauf l’endroit où nous étions. Qu’Allah soit loué ! »
De rien, ai-je pensé.
Depuis la guerre des Six-Jours, il ne s’était rien passé de
comparable à l’opération Bouclier défensif. Et ce n’était
qu’un début. Ramallah était le premier front de l’opération.
Bethléem, Jénine et Naplouse ont suivi. Pendant que je leur
échappais, les soldats israéliens avaient cerné le complexe
d’immeubles où se trouvait Yasser Arafat. Des cessez-le-feu
rigoureux ont été imposés.
Le 2 avril, des chars et des transports de troupes blindés
ont entouré le quartier général de la sécurité préventive
près de chez nous, à Betunia. Des hélicoptères de combat
vrombissaient. Nous savions que l’Autorité palestinienne
cachait dans son quartier général au moins cinquante
hommes recherchés par Israël, et que le Shin Bet était
exaspéré de rester bredouille partout ailleurs.
Le quartier général de l’Autorité comprenait quatre
bâtiments, en plus de l’immeuble de bureaux de trois
étages où logeaient le colonel Jibril Rajoub3 et d’autres
responsables de la sécurité. Ce complexe avait été conçu,
construit et équipé par la CIA. La police était formée et
équipée par la CIA. Celle-ci y avait même des bureaux.
Plusieurs centaines de policiers lourdement armés se
trouvaient à l’intérieur, avec un grand nombre de
prisonniers, parmi lesquels Bilal Barghouti et d’autres
figurant sur la liste israélienne des hommes à abattre. Le
Shin Bet et l’armée n’étaient pas d’humeur à plaisanter. Des
mégaphones ont ordonné de sortir ; le bâtiment 1 allait être
visé dans cinq minutes.
Cinq minutes plus tard exactement, boum ! Bâtiment 2.
« Tout le monde dehors ! » Boum ! Bâtiment 3. Boum !
Bâtiment 4. Boum !
« Retirez vos vêtements ! » ont hurlé les mégaphones. Les
Israéliens craignaient que quelqu’un ne soit encore armé ou
bardé d’explosifs. Des centaines d’hommes se sont
déshabillés. On leur a remis des combinaisons et on les a
fait monter dans des cars, direction la base militaire d’Ofer
non loin de là – où le Shin Bet a découvert son erreur.
Il y avait bien sûr trop de personnes à enfermer, d’autant
que les Israéliens avaient l’intention de libérer celles qui ne
figuraient pas sur les listes de suspects. Malheureusement,
tout le monde avait laissé ses vêtements – et ses papiers
d’identité – au quartier général de l’Autorité palestinienne.
Comment distinguer les hommes recherchés et les
membres de la police palestinienne ?
Ofer Dekel, le patron du patron de Loai, était responsable
de cette action. Il a appelé Jibril Rajoub, qui ne se trouvait
pas au quartier général au moment de l’attaque. Dekel a
procuré à Rajoub un permis spécial pour qu’il passe sain et
sauf devant des centaines de chars et des milliers de
soldats. Quand il est arrivé, Dekel a ordonné à Rajoub de
désigner les hommes qui travaillaient pour lui et les
terroristes en fuite. Rajoub a répondu qu’il ne demandait
pas mieux. Il s’est empressé d’identifier les membres de la
police comme des fugitifs et les fugitifs comme des
policiers. Le Shin Bet a relâché tous les hommes recherchés.
« Pourquoi m’avez-vous fait ça ? a lancé Dekel lorsqu’il
découvrit le pot aux roses.
– Vous venez de faire sauter mes bureaux et mon quartier
général », a rétorqué calmement Rajoub comme si cela
allait de soi.
Manifestement, Dekel avait également oublié que son ami
de l’Autorité avait été blessé un an auparavant, quand les
chars et les hélicoptères israéliens avaient détruit sa
maison, ce qui le rendait encore moins enclin à faire preuve
de complaisance envers les Israéliens.
Le Shin Bet était profondément embarrassé. Sa seule
vengeance a été de publier un compte rendu officiel
présentant Rajoub comme un traître, qui avait livré les
hommes recherchés à Israël dans le cadre d’un accord
négocié par la CIA. En conséquence, Rajoub a perdu son
pouvoir et fini à la tête de l’Association palestinienne de
football.
Le fiasco était flagrant.
Au cours des trois semaines suivantes, les Israéliens ont
levé de temps en temps le couvre-feu et, le 15 avril, j’ai
profité d’une de ces pauses pour apporter à mon père de la
nourriture et d’autres articles de première nécessité. Ne se
sentant pas en sécurité, il voulait bouger. J’ai appelé un des
chefs du Hamas pour lui demander s’il connaissait un
endroit où mon père serait à l’abri. Il m’a conseillé de le
conduire là où cheikh Jamal al-Taweel, un autre éminent
fugitif du Hamas, se cachait.
L’arrestation de Jamal al-Taweel remonterait certainement
le moral du Shin Bet mis à mal par l’opération Bouclier
défensif. J’ai remercié mon interlocuteur du Hamas, en
expliquant toutefois : « Je préfère que mon père ne soit pas
au même endroit que Jamal al-Taweel. Je trouve trop
dangereux pour eux d’être ensemble. » Nous sommes
convenus d’un autre lieu, où mon père a bientôt été installé.
Puis j’ai appelé Loai.
« Je sais où se cache Jamal al-Taweel. »
Loai n’en a pas cru ses oreilles ; al-Taweel a été arrêté la
nuit même.

Le même jour, nous avons également neutralisé un autre


homme recherché activement par l’armée : Marouane
Barghouti.
Marouane a été un des chefs palestiniens les plus difficiles
à localiser ; sa capture a ensuite été une formalité. J’ai
téléphoné à un de ses hommes pour échanger quelques
mots avec lui sur son portable, le temps que le Shin Bet le
repère. Un tribunal civil a ensuite condamné Barghouti à
cinq peines de détention à perpétuité consécutives.
Entre-temps, il ne se passait pas un jour sans que
l’opération Bouclier défensif fasse les gros titres de la
presse internationale. Les commentaires étaient rarement
flatteurs. Des rumeurs faisaient état de massacres de
grande ampleur à Jénine. Comme l’armée avait bouclé la
ville, cette information était impossible à vérifier. Le ministre
palestinien Saeb Erekat a annoncé cinq cents morts, bilan
ramené plus tard à une cinquantaine.
À Bethléem, l’église de la Nativité où se trouvaient plus de
deux cents Palestiniens a été assiégée pendant près de cinq
semaines. Une fois le calme revenu, la plupart des civils ont
été autorisés à partir. On a dénombré huit Palestiniens tués.
Vingt-six ont été expulsés vers Gaza, quatre-vingt-cinq ont
été l’objet de contrôles avant d’être libérés tandis que les
treize les plus recherchés ont été exilés en Europe.
Au total, l’opération Bouclier défensif s’est soldée par près
de cinq cents morts et mille cinq cents blessés du côté
palestinien. Les militaires ont incarcéré quatre mille trois
cents personnes. Israël, quant à lui, a déploré vingt-neuf
morts et cent vingt-sept blessés. La Banque mondiale a
estimé les dégâts matériels à plus de trois cent soixante
millions de dollars américains.

1. « Annan Criticizes Israel, Palestinians for Targeting Civilians », UN Wire,


12 mars 2002, unwire.org/unwire/20020312/24582_story.asp.
2. Union européenne, « Déclaration de Barcelone concernant le Moyen-
Orient », 16 mars 2002, europa-eu-un.org/articles/fr/article_1228_fr.htm.
3. Le colonel Jibril Rajoub a profité de sa position de responsable de la
sécurité préventive en Cisjordanie pour édifier son propre petit royaume,
obligeant ses officiers à le traiter comme s’il était un prince héritier. J’ai vu sa
table de petit déjeuner fléchir sous le poids de cinquante plats différents,
préparés à seule fin de faire étalage de son importance. J’ai également constaté
que Rajoub était un homme dur et insensible, qui se comportait en bandit
davantage qu’en dirigeant. Quand Arafat a raflé autant de dirigeants et de
membres du Hamas qu’il le pouvait en 1995, Rajoub les a impitoyablement
torturés. Plusieurs fois, le Hamas a menacé de l’assassiner, l’incitant à s’acheter
une voiture blindée. Arafat lui-même n’en est jamais arrivé là.
23
Une protection surnaturelle
été 2002

Il faisait une chaleur d’enfer ce mercredi 31 juillet 2002 –


le thermomètre affichait trente-neuf degrés. À l’Université
hébraïque, sur le mont Scopus, les cours étaient suspendus
pour l’été, mais certains étudiants passaient encore des
examens. D’autres, venus s’inscrire pour la rentrée
d’automne, faisaient la queue. À 13 h 30, la cafétéria Frank-
Sinatra était bondée d’étudiants venus se rafraîchir un peu,
prendre une boisson glacée et bavarder quelques instants.
Personne n’a remarqué le sac abandonné par un peintre
intérimaire.
L’explosion a été telle que seuls les quatre murs de la
cafétéria sont restés debout. Neuf personnes ont été tuées,
parmi lesquelles cinq Américains. Quatre-vingt-cinq autres
ont été blessées, dont quatorze grièvement.
Le jour même, mon ami Saleh a disparu. Les quatre autres
hommes figurant sur notre liste des individus les plus
recherchés s’étaient, eux aussi, envolés. Ils étaient allés
jusqu’à couper tout lien avec leurs proches. Nous avons
identifié la cellule du Hamas qui avait posé la bombe. Ses
membres venaient d’Israël, et non des territoires occupés.
Munis de cartes d’identité israéliennes bleues, ils pouvaient
se déplacer à leur guise. Cinq étaient de Jérusalem-Est :
mariés, une famille, un bon emploi.
Un nom s’est dégagé de l’enquête : Mohammed Arman,
un homme qui vivait dans un des quartiers de Ramallah.
Sous la torture, Arman a identifié l’instigateur de l’attentat
de l’Université hébraïque, un certain « Cheikh ».
Ceux qui l’interrogeaient lui ont apporté plusieurs photos
de présumés terroristes, une sorte de classeur de clichés
d’identité judiciaire, lui demandant de désigner « Cheikh ».
Arman a pointé le portrait d’Ibrahim Hamed, nous livrant
ainsi le premier témoignage solide sur son rôle dans des
attentats-suicides.
Nous avons appris plus tard qu’une fois identifié, Hamed
en a profité pour protéger Saleh et les autres membres de
sa cellule. Les hommes de son réseau ont reçu comme
consigne, s’ils se faisaient prendre, de tout lui mettre sur le
dos, puisqu’il n’avait plus rien à perdre. Provisoirement
donc, la piste s’arrêtait à Ibrahim Hamed. Et il était
introuvable.

Pendant les mois qui ont suivi l’opération Bouclier


défensif, Ramallah a été soumis au couvre-feu. Arafat a dû
suspendre la quasi-totalité de ses opérations. L’USAID a
interrompu tous ses projets, et ses employés n’ont plus été
autorisés à entrer en Cisjordanie. Les points de contrôle
israéliens étranglaient la ville, seules les ambulances
passaient dans les deux sens. Et comme j’étais
officiellement un terroriste en fuite, mes déplacements s’en
sont trouvés encore plus compliqués. Je devais pourtant
continuer à rencontrer les membres du Shin Bet à peu près
tous les quinze jours : tout ne pouvait pas se faire par
téléphone.
Chose tout aussi importante, j’avais grand besoin de
soutien psychologique. La solitude me pesait. Tel un
étranger dans ma propre ville, je ne pouvais même pas
partager la vie de ma propre famille. Et je n’avais confiance
en personne d’autre. En temps normal, nous nous
retrouvions, Loai et moi, dans une des maisons sûres du
Shin Bet à Jérusalem. Mais impossible de sortir de Ramallah,
et me promener dans la rue en plein jour devenait
compliqué. Il fallait trouver une solution.
Si des membres des forces spéciales étaient venus me
chercher dans des voitures palestiniennes, ils auraient
risqué de se faire arrêter par des fedayin et leur accent les
aurait trahis. Si des agents de sécurité en uniforme de
l’armée israélienne avaient fait semblant de m’enlever, on
aurait pu nous voir. Et même en cas de succès, ce
stratagème n’était pas renouvelable à l’infini.
Finalement, le Shin Bet a fait preuve d’inventivité pour
organiser nos entrevues.
La base militaire d’Ofer, à quelques kilomètres au sud de
Ramallah, faisait partie des installations israéliennes de
haute sécurité. Ce lieu bourré de secrets faisait l’objet d’une
surveillance sans faille. C’était là que se trouvaient les
bureaux locaux du Shin Bet.
« Dorénavant, nous nous verrons à Ofer, a décidé Loai. Tu
n’auras qu’une chose à faire, te débrouiller pour y entrer. »
Nous avons éclaté de rire, mais j’ai vite compris que Loai
parlait sérieusement.
« Si tu te fais prendre, m’a-t-il expliqué, tout le monde
pensera que tu as essayé de t’infiltrer dans une installation
militaire sensible pour préparer un attentat.
– Si je me fais prendre ? »
J’étais inquiet. Et la nuit où il a fallu mettre à exécution le
plan, j’ai eu l’impression d’être un acteur le soir d’une
première – mais s’apprêtant à monter sur une scène
inconnue, vêtu d’un costume jamais porté, n’ayant pas
appris son rôle ni répété la pièce.
J’ignorais que le Shin Bet avait posté ses propres agents
dans les deux miradors encadrant le passage par lequel
j’étais censé m’introduire subrepticement. Et je ne savais
pas non plus que d’autres agents de sécurité armés, dotés
d’un équipement de vision nocturne, avaient été placés le
long de mon trajet afin de me protéger, dans l’éventualité
peu probable où j’aurais été suivi.
Je n’avais qu’une idée en tête : Et si je commets une
erreur ?
J’ai laissé ma voiture dans un lieu discret. Loai m’avait
ordonné de porter des vêtements sombres, de ne pas
prendre de torche électrique et d’apporter une pince
coupante. J’ai pris une profonde inspiration.
Me dirigeant vers les collines, j’ai aperçu au loin les
lumières de la base. Une bande de chiens errants m’a
talonné un moment en aboyant. J’ai continué à suivre le
terrain accidenté. Enfin arrivé à hauteur de l’enceinte, j’ai
appelé Loai.
« Compte sept montants verticaux à partir de l’angle,
m’a-t-il dit. Puis à mon signal, commence à couper. »
Avec mes cisailles, j’ai fait une brèche dans ce qui était
devenu l’ancienne clôture depuis la construction d’une
nouvelle six mètres plus loin à l’intérieur, au début de la
deuxième Intifada.
On m’avait averti de faire attention aux cochons de garde
(oui, oui, des cochons de garde), mais je n’en ai rencontré
aucun. Tout allait bien. La bande de terrain située entre les
périmètres extérieur et intérieur formait un enclos qui, dans
n’importe quelle autre base militaire, aurait été gardé par
des bergers allemands ou d’autres molosses.
Paradoxalement, les Israéliens, si soucieux de respecter la
cacherout, utilisaient des cochons. Je ne plaisante pas.
L’idée était simple : la présence de porcs devait exercer un
effet dissuasif sur tout terroriste profondément musulman.
L’islam interdit en effet tout contact même accidentel avec
les porcs, aussi rigoureusement que le judaïsme orthodoxe,
voire plus. Je n’ai jamais vu de cochons garder des
implantations, mais Loai m’a révélé plus tard qu’ils
servaient effectivement de sentinelles à la base militaire
d’Ofer.
J’ai trouvé dans la clôture intérieure un portillon qui n’était
pas verrouillé. Je suis entré. Entre deux miradors dressés
comme les cornes du diable, j’ai pénétré ainsi dans l’une
des installations militaires les plus surveillées d’Israël.
« Garde la tête baissée, m’a soufflé Loai dans le
téléphone. Et attends un signal. »
Au bout de quelques instants, plusieurs buissons autour
de moi ont commencé à bouger. Certains étaient en
réalité… des agents. Souvent présents lors de nos
rencontres, ils étaient armés cette fois de lourds fusils-
mitrailleurs et portaient des tenues de camouflage
agrémentées de branchages. À l’évidence, jouer au
commando les amusait – un déguisement de plus, dans un
vaste répertoire qui comprenait des rôles de terroristes et
de fedayin aussi bien que de vieillards et occasionnellement
de femmes.
« Comment ça va ? » m’ont-ils demandé comme si nous
venions de nous asseoir ensemble à la terrasse d’un café.
« Tout se passe bien ?
– Oui, oui.
– Tu as quelque chose ? »
Je leur apportais parfois du matériel d’enregistrement,
d’autres éléments de preuve ou de renseignement, mais
cette fois, je venais les mains vides.
Il s’est mis à pleuvoir et nous avons couru jusqu’à une
colline. De l’autre côté, deux Jeeps nous attendaient. Trois
hommes ont sauté dans la première ; je suis monté à
l’arrière. Les autres sont restés près du second véhicule
pour assurer ma sécurité au retour. J’étais désolé pour eux
parce qu’il pleuvait des cordes. Ils semblaient pourtant
s’amuser beaucoup.
Après avoir passé quelques heures en compagnie de Loai,
de son patron et des gardes, je suis reparti comme j’étais
venu – très content de moi, malgré la longueur, l’humidité
et le froid du trajet de retour.
C’est devenu notre mode opératoire. Tout était
parfaitement chronométré, et toujours exécuté à la
perfection. Même s’il ne fallait plus couper la clôture,
j’emportais ma pince, au cas où.

Après avoir « échappé » au raid pour le moins visible de


l’armée, j’ai continué à garder l’œil sur mon père pour
m’assurer que tout allait bien et qu’il n’avait besoin de rien.
De temps en temps, je m’arrêtais au bureau de l’USAID,
mais nos activités étaient au point mort ou presque, et je
pouvais finir le peu que j’avais à faire depuis mon
ordinateur, chez moi. Le soir, je traînais avec des fugitifs et
je rassemblais des renseignements. À une heure avancée de
la nuit, une ou deux fois par mois, j’infiltrais une installation
militaire top secrète pour participer à une réunion.
Pendant mes heures de loisir, je continuais à fréquenter
mes amis chrétiens. En fait, cela allait bien au-delà de la
discussion. Tout en n’étant encore qu’un simple disciple,
j’avais l’impression de faire quotidiennement l’expérience
de l’amour et de l’assistance de Dieu, lesquels semblaient
s’étendre également aux membres de ma famille.

Un après-midi, des soldats des forces spéciales sont venus


fouiller le City Inn Hotel à la recherche de terroristes en
fuite. Bredouilles, ils ont décidé d’aller se reposer dans une
habitation voisine. C’était une pratique courante, les
militaires n’ayant besoin ni d’ordres ni d’autorisation. Quand
la situation était relativement calme, les membres des
forces spéciales se contentaient de réquisitionner une
maison pour faire la sieste pendant quelques heures et
éventuellement s’y restaurer. Dans d’autres cas, lorsque les
combats faisaient rage, il leur arrivait de faire irruption dans
des habitations et de se servir de leurs occupants comme
boucliers humains – ce que les fedayin ne se privaient pas
non plus de faire.
Ce jour-là, ils ont jeté leur dévolu sur la maison où se
cachait mon père. Le Shin Bet n’en savait rien. Aucun de
nous non plus. Personne n’aurait pu prévoir ni éviter que les
soldats choisissent cette habitation-là. Quand ils sont
arrivés, mon père était « par hasard » au sous-sol.
« Pourriez-vous s’il vous plaît ne pas faire entrer de
chiens ? J’ai des enfants en bas âge », a expliqué aux
soldats la femme qui vivait là.
Son mari était terrifié : si les Israéliens découvraient qu’ils
donnaient asile à Hassan Yousef, ils l’arrêteraient. Il a
essayé de se comporter le plus naturellement possible et de
dissimuler sa peur. Il a dit à sa fille de sept ans d’aller serrer
la main du commandant. Charmé par la petite, celui-ci s’est
cru en présence d’une famille parfaitement ordinaire, sans
lien aucun avec des terroristes. Il a demandé poliment à la
femme si ses hommes et lui pouvaient se reposer un
moment à l’étage et elle a répondu qu’il n’y avait pas de
problème. Près de vingt-cinq soldats israéliens ont passé
plus de huit heures sous ce toit, ignorant que mon père se
trouvait littéralement sous leurs pieds. J’ai souvent eu
l’impression (inexplicable mais réelle) de bénéficier d’une
protection surnaturelle.

Une autre fois, Ahmad al-Faransi (qui m’avait demandé un


jour des explosifs pour ses kamikazes) m’a appelé du centre
de Ramallah pour savoir si je pouvais passer le prendre pour
le raccompagner chez lui. Comme je n’étais pas loin, je suis
arrivé quelques minutes plus tard. Il est monté dans ma
voiture et nous sommes partis.
Mon passager figurait sur la liste des hommes à abattre
établie par Jérusalem. Le portable d’al-Faransi a sonné.
C’était le quartier général d’Arafat qui l’avertissait que des
hélicoptères israéliens l’avaient suivi. Baissant ma vitre, j’ai
entendu deux Apaches approcher. Ceux qui n’ont jamais
senti Dieu leur parler intérieurement auront peut-être du
mal à me croire, mais ce jour-là, je L’ai entendu s’adresser à
moi, dans mon cœur, et m’ordonner de tourner à gauche
entre deux bâtiments. J’ai appris plus tard que si j’avais
continué tout droit, les Israéliens auraient pris ma voiture
pour cible. J’ai donc tourné à gauche et j’ai entendu
immédiatement cette voix divine me dire : Sortez de la
voiture et éloignez-vous. Une seconde plus tard, nous étions
dehors et courions à toutes jambes. Au moment où
l’hélicoptère a retrouvé sa cible, la seule chose que le pilote
a aperçue, c’est une voiture arrêtée, les deux portières
ouvertes. Il l’a survolée une minute puis a viré et est reparti.
Les services secrets avaient reçu un message leur
annonçant que l’on avait repéré al-Faransi à bord d’une Audi
A4 bleu foncé. Elles étaient nombreuses dans la ville. En
l’absence de Loai à ce moment-là pour vérifier où je me
trouvais, personne n’a songé à demander si cette Audi
n’était pas celle du Prince vert. De toute façon seuls
quelques membres du Shin Bet me connaissaient.
Toujours est-il que j’ai semblé bénéficier d’une protection
divine. Pourtant, je n’étais même pas encore chrétien, et al-
Faransi ne connaissait certainement pas le Seigneur. Mais
mes amis priaient pour moi tous les jours. Et Dieu, comme
l’a dit Jésus dans Matthieu (5 : 45), « fait lever son soleil sur
les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les
justes et les injustes ». Quelle différence avec le dieu cruel
et vengeur du Coran !
24
Détention provisoire
automne 2002-printemps 2003

J’étais épuisé. J’en avais assez de jouer simultanément


d’aussi nombreux personnages, plus dangereux les uns que
les autres, assez de changer de personnalité et d’apparence
en fonction de ceux que je fréquentais. Quand j’étais avec
mon père et d’autres chefs du Hamas, il me fallait assumer
le rôle de membre dévoué du Hamas. Avec le Shin Bet, celui
de collaborateur d’Israël. Dans ma famille, je servais
souvent de père et de protecteur à mes frères et sœurs, et
au travail, je devais me couler dans la peau d’un employé
ordinaire. Mon dernier semestre universitaire est arrivé ;
j’avais des examens à préparer mais j’étais incapable de me
concentrer.
Fin septembre 2002, j’ai estimé venu le moment
d’interpréter le deuxième acte de la pièce qui s’était
ouverte sur la fausse tentative d’arrestation mise en scène
par le Shin Bet.
« Je ne peux pas continuer comme ça, ai-je annoncé à
Loai. Ça me vaudra quoi ? Quelques mois de prison ? Vous
ferez semblant de m’interroger. Vous me relâcherez. Et je
pourrai retourner finir mes études. Reprendre mon boulot à
l’USAID. Vivre normalement.
– Et ton père ?
– Pas question de le laisser dehors. J’ai trop peur qu’il soit
assassiné. Arrêtez-le aussi.
– Comme tu voudras. Le gouvernement sera certainement
enchanté d’apprendre qu’on a enfin mis la main sur Hassan
Yousef. »
J’ai révélé à ma mère où mon père se cachait sans
l’empêcher de lui rendre visite. Elle s’y est précipitée, et
cinq minutes à peine après son arrivée, les forces spéciales
ont fait irruption dans le secteur. Des soldats ont sillonné le
quartier en courant, criant aux civils de rentrer chez eux.
Un de ces « civils », qui fumait paisiblement un narghilé
devant sa maison, n’était autre qu’Abdullah Barghouti,
l’expert en bombes. Il était loin d’imaginer vivre juste en
face d’Hassan Yousef. Et le malheureux soldat qui lui a
conseillé de se mettre à l’abri ignorait qu’il venait de parler
à l’un des assassins les plus recherchés des territoires.
En somme, tout le monde tâtonnait dans le brouillard.
Mon père ne se figurait pas que son fils l’avait dénoncé pour
lui éviter de se faire assassiner. Et l’armée israélienne était
à mille lieues de penser que le Shin Bet avait toujours su où
se cachait Hassan Yousef, voire que des soldats avaient
déjeuné et fait la sieste dans la maison où il se terrait.
Mon père s’est livré sans résistance, comme toujours. Et il
a supposé, à l’instar d’autres chefs du Hamas, que le Shin
Bet avait filé ma mère jusqu’à sa cachette. Elle était
évidemment malheureuse, mais aussi soulagée de savoir
son mari en lieu sûr ; au moins, il n’était plus sur la liste
israélienne des hommes à abattre.
« Nous nous occuperons de toi ce soir », m’a annoncé Loai
une fois le calme revenu.
Au coucher du soleil, j’ai vu une vingtaine de soldats des
forces spéciales se déplacer furtivement pour prendre
position autour de chez moi. Je savais qu’il me fallait serrer
les dents : j’allais me faire un peu rudoyer. Quelques
instants plus tard, des Jeeps sont arrivées. Puis un char. Les
militaires ont bouclé le quartier. Quelqu’un a sauté sur mon
balcon. On a frappé à ma porte.
« Qui est-ce ? ai-je demandé en jouant les ignorants.
– Armée israélienne ! Ouvrez ! »
Quand j’ai entrebâillé la porte, des soldats m’ont projeté à
terre. Ils m’ont fouillé sommairement pour vérifier que je
n’étais pas armé.
« Tu es seul ?
– Oui. »
J’ignore pourquoi ils ont posé cette question. En effet, ils
ont aussitôt ouvert toutes les portes à grands coups de pied
et fouillé la maison, pièce par pièce. Puis ils m’ont fait sortir.
Je me suis trouvé nez à nez avec mon ami.
« Où étais-tu passé ? » m’a lancé Loai d’un ton bourru,
comme si j’étais vraiment celui que je feignais d’être. « On
te cherchait. Tu veux te faire descendre ou quoi ? Il faut être
malade pour avoir fichu le camp de chez ton père comme tu
l’as fait l’année dernière. »
Plusieurs soldats furieux assistaient à la scène.
« On a coincé ton père, a poursuivi Loai, et toi aussi, on a
fini par t’avoir ! On verra bien ce que tu auras à dire quand
on t’interrogera. »
Deux soldats m’ont jeté dans une Jeep. Loai s’est
approché, et m’a chuchoté : « Comment ça va, mon ami ?
Pas trop secoué ? Les menottes ne sont pas trop serrées ?
– Aucun problème, l’ai-je rassuré. Sors-moi de là, c’est
tout. Et empêche les soldats de me passer à tabac pendant
le trajet.
– Ne t’en fais pas. Un de mes gars sera avec toi. »
Les militaires m’ont conduit à la base militaire d’Ofer,
dans la pièce où nous nous retrouvions d’habitude. Nous
avons passé les quelques heures d’« interrogatoire » à boire
du café et à discuter de la situation.
« On va t’emmener à Maskobiyeh, m’a annoncé Loai, mais
pas longtemps. On fera semblant de te cuisiner. Ton père y
est déjà, tu pourras le voir. Il n’est ni interrogé ni torturé, ne
t’en fais pas. Ensuite, on te placera en détention
administrative pour plusieurs mois. Après, on réclamera une
prolongation de trois mois de ta peine. Il paraît normal en
effet qu’un homme de ton rang passe un temps respectable
derrière les barreaux. »
Parmi les hommes chargés de m’interroger, j’en ai
reconnu certains qui m’avaient torturé au cours de mon
précédent séjour. À mon grand étonnement, je n’ai ressenti
aucune rancune à leur égard. La seule explication que j’ai
trouvée était un verset que j’avais lu. Dans l’épître aux
Hébreux (4 : 12), il est écrit : « Vivante, en effet, est la
parole de Dieu, énergique et plus tranchante qu’aucun
glaive à double tranchant. Elle pénètre jusqu’à diviser âme
et esprit, articulations et moelles. Elle passe au crible les
mouvements et les pensées du cœur. » J’avais médité ces
lignes bien souvent, ainsi que les commandements de Jésus
exhortant à pardonner à ses ennemis et à aimer ceux qui
vous maltraitent. Curieusement, ces paroles semblaient
vivantes et elles me transformaient de l’intérieur. Je ne suis
pas sûr que sans elles, j’aurais pu considérer ceux que je
côtoyais comme des êtres humains, et non comme des Juifs
ou des Arabes, des prisonniers ou des tortionnaires. Un
amour impossible à expliquer remplaçait la vieille haine qui
m’avait poussé à acheter des armes et à projeter de tuer
des Israéliens.
On m’a bouclé dans une cellule, à l’isolement, pendant
deux semaines environ. Une ou deux fois par jour, quand ils
n’étaient pas occupés à interroger d’autres prisonniers, mes
amis du Shin Bet venaient bavarder avec moi. Je mangeais
bien et j’étais le secret le mieux gardé de la prison. Cette
fois, il n’y avait ni cagoules puantes, ni bossus cinglés, ni
chansons de Leonard Cohen (devenu ensuite l’un de mes
chanteurs préférés – bizarre, non ?). En Cisjordanie, on
racontait que j’étais un vrai dur qui ne livrait aucune
information aux Israéliens, même sous la torture.
Quelques jours avant mon transfert, j’ai été placé dans la
cellule de mon père. À l’évidence soulagé, il m’a ouvert les
bras pour m’étreindre. Il m’a ensuite dévisagé en souriant.
« Je t’ai suivi, ai-je plaisanté. Je ne peux pas vivre sans toi,
tu vois. »
Il partageait sa cellule avec deux autres détenus. Nous
avons passé un agréable moment ensemble. Pour être
franc, j’étais enchanté de savoir mon père sain et sauf
derrière les barreaux, à l’abri d’une bavure. Aucun missile
ne tomberait du ciel.
Quand il nous lisait le Coran, j’aimais le regarder en
écoutant sa voix mélodieuse. Je songeais à la douceur qu’il
nous témoignait quand nous étions enfants. Il ne nous
obligeait jamais à nous lever aux aurores pour les prières du
matin, mais nous le faisions de nous-mêmes pour qu’il soit
fier de nous. Il avait consacré sa vie à Allah à un âge très
précoce et nous avait transmis cette dévotion par l’exemple.
J’ai alors songé : « Mon père bien-aimé, je suis si heureux
d’être assis ici à tes côtés. Je sais que la prison est le dernier
endroit où tu as envie d’être en ce moment, mais si tu
n’étais pas ici, tes restes pulvérisés rempliraient sans doute
un petit sac quelque part. » De temps en temps, il levait les
yeux et me voyait sourire, rempli d’amour et de
reconnaissance. Il ne comprenait pas pourquoi, et je ne
pouvais pas le lui dire.
Quand les gardiens sont venus me chercher, mon père
m’a pris dans ses bras. Je l’ai senti si fragile contre moi ;
pourtant, je n’ignorais rien de sa force. Nous avions été si
proches au cours de ces quelques jours que cette séparation
était un déchirement. J’ai souffert aussi de quitter les
officiers du Shin Bet, tant la relation que nous avions nouée
au fil des ans était étroite. Je les ai dévisagés, espérant
qu’ils étaient conscients de l’admiration qu’ils m’inspiraient.
Ils m’ont rendu mon regard, l’air contrit. Ils savaient que la
prochaine étape de mon voyage serait moins facile.
Les soldats qui m’ont passé les menottes en vue de mon
transfert arboraient une expression bien différente. Pour
eux, j’étais un terroriste qui avait glissé entre leurs mains,
les ridiculisant.
On m’a conduit à la prison d’Ofer, rattachée à la base
militaire où j’avais régulièrement rencontré le Shin Bet. Ma
barbe a poussé et épaissi comme celle de tous les autres
détenus. Et j’ai participé à leur quotidien. À l’heure de la
prière, je m’inclinais, je m’agenouillais et je priais. Mais je
ne m’adressais plus à Allah : je priais désormais le Créateur
de l’univers. J’approchais peu à peu du but. Un jour, j’ai
déniché à la bibliothèque une Bible en arabe, perdue dans la
section des religions mondiales. Il n’y avait pas seulement le
Nouveau Testament, mais le texte intégral. Personne ne
l’avait jamais ouverte. Je parie que nul ne savait même
qu’elle était là. Quel don de Dieu ! Je l’ai lue et relue.
Quand on me demandait ce que je faisais, j’expliquais que
j’étudiais l’histoire ; la Bible, ouvrage très ancien, recelait
une mine d’informations. De plus, ajoutais-je, ce livre
enseigne des valeurs remarquables ; sa lecture ne peut que
profiter à tout musulman. Les prisonniers n’y voyaient
généralement rien à redire. Le seul moment où ils m’en ont
voulu un peu a été la période du ramadan : ils m’ont
reproché d’étudier la Bible plus que le Coran.
Le cours d’études bibliques que je fréquentais à
Jérusalem-Ouest était ouvert à tous – chrétiens, musulmans,
juifs ou athées. Ce groupe m’avait permis de rencontrer des
juifs venus dans le même but que moi : étudier le
christianisme et s’informer. Étudier avec un juif israélien a
été une expérience unique pour moi, musulman palestinien.
Grâce à ce groupe, j’étais devenu assez proche d’un Juif
prénommé Amnon. Marié, père de deux enfants superbes, il
était très intelligent, et parlait plusieurs langues. Son
épouse chrétienne l’encourageait depuis longtemps à se
faire baptiser. Amnon a fini par se décider à sauter le pas.
Le groupe s’est donc rassemblé un soir pour assister à son
baptême. Quand je suis arrivé, Amnon avait fini de lire
quelques versets de la Bible et sanglotait.
En se laissant immerger, il ne déclarait pas seulement son
allégeance à Jésus-Christ : il renonçait également à sa
culture. Il tournait le dos à la foi de son père, professeur à
l’Université hébraïque. Il abandonnait la société israélienne
et ses traditions religieuses. Il ruinait sa réputation et
compromettait son avenir.
Peu après, Amnon a reçu son avis d’incorporation dans les
forces armées. En Israël, tous les citoyens non arabes,
hommes et femmes, de plus de dix-huit ans, doivent faire
leur service militaire – trois ans pour les hommes, deux pour
les femmes. Mais Amnon avait assisté à tellement de
massacres aux points de contrôle qu’en tant que chrétien la
possibilité de se trouver en situation de tirer sur des civils
désarmés était inconcevable. Il a refusé d’endosser
l’uniforme et de se rendre en Cisjordanie.
« Même si je m’en sors en visant les jambes et non la tête
d’un gamin qui jette des pierres, a-t-il affirmé, je ne veux
pas le faire. Je dois aimer mes ennemis. »
Une seconde convocation est arrivée. Puis une troisième.
Comme il refusait toujours de partir pour l’armée, Amnon a
été arrêté. J’ignorais que pendant mon séjour à Ofer, il se
trouvait dans la section juive de la prison. Il y était parce
qu’il refusait de collaborer avec les Israéliens ; j’y étais
parce que j’avais accepté de le faire. J’essayais de protéger
les Juifs ; il essayait de protéger les Palestiniens.
Sans prôner la conversion au christianisme de tous les
habitants d’Israël et des territoires occupés pour mettre fin
aux effusions de sang, je me dis qu’avec mille Amnon d’un
côté et mille Mosab de l’autre, bien des choses auraient
changé. Et avec plus encore… qui sait ce qu’il adviendrait ?

Quelques mois après mon arrivée à Ofer, on m’a conduit


devant le tribunal, où personne ne savait qui j’étais – ni le
juge, ni les procureurs, ni même mon propre avocat.
Lors du procès, le Shin Bet, témoignant que j’étais un
homme dangereux, a réclamé une prolongation de ma
détention. Le juge m’a renvoyé pour six mois en détention
administrative. On m’a transféré ailleurs, encore une fois.
À cinq heures de route, le camp prison de Ktzi’ot était
perdu dans les dunes de sable du désert du Néguev, non
loin de la centrale nucléaire de Dimona. On y cuisait l’été,
on y gelait l’hiver.
« À quelle organisation appartiens-tu ?
– Au Hamas. »
Eh oui, je continuais à me présenter comme un membre
de ma famille, un élément de mon histoire. Mais je n’étais
plus comme les autres prisonniers.
Le Hamas restait majoritaire, mais le Fatah s’était
beaucoup développé depuis le début de la deuxième
Intifada, et chaque groupe occupait approximativement le
même nombre de tentes. Faire semblant me pesait,
d’autant que ma nouvelle éthique m’interdisait de mentir.
J’ai donc décidé de passer le plus de temps possible seul
pendant mon séjour dans cette prison.
Ktzi’ot était situé dans une région vraiment sauvage. La
nuit, on entendait des hurlements de loups, des cris
d’hyènes et de léopards. J’avais entendu parler de détenus
qui avaient réussi à s’évader de Ktzi’ot, mais à ma
connaissance, aucun n’avait survécu au désert. L’hiver était
pire que l’été – de la neige à n’en plus finir et une mince
toile pour s’abriter du vent. Chaque tente possédait un
double toit, pour isoler de l’humidité. Certains détenus,
désireux de jouir d’un minimum d’intimité, le découpaient
pour en faire des rideaux dont ils entouraient leurs lits de
camp. Ce double toit était censé emprisonner la vapeur
d’eau dégagée par notre respiration. Mais elle montait et se
condensait sur la toile nue jusqu’à ce qu’elle soit trop
lourde. Toute la nuit, les gouttes retombaient sur nous
pendant notre sommeil.
Autre désagrément quotidien, les rongeurs. Les Israéliens
recouvraient littéralement le camp de planches enduites de
colle pour essayer d’enrayer la prolifération des souris. Par
un matin glacial, alors que tout le monde dormait encore, je
lisais ma Bible quand j’ai entendu couiner. On aurait dit un
ressort de sommier rouillé. En regardant sous mon lit, j’ai
aperçu une souris prise au piège. Et une autre souris
cherchait à délivrer la première sans se faire prendre elle-
même. Était-ce sa compagne ou son amie ? Mystère. Sous
mes yeux, la petite bête a risqué sa vie pendant près d’une
demi-heure pour essayer d’en sauver une autre. Cela m’a
tant ému que j’ai fini par les libérer toutes les deux.

En prison, les lectures se limitaient au Coran et aux


études coraniques. Je n’avais que deux livres en anglais
qu’un ami m’avait transmis clandestinement par
l’intermédiaire de mon avocat. J’étais ravi d’avoir quelque
chose à lire et de pouvoir perfectionner mon anglais, mais à
la longue, les couvertures furent complètement déchirées.
Un jour, je me promenais, seul, quand j’ai vu deux
prisonniers en train de faire du thé. Ils avaient à côté d’eux
une énorme caisse remplie de romans envoyés par la Croix-
Rouge, dont ils se servaient pour alimenter leur feu ! Mon
sang n’a fait qu’un tour. Je me suis précipité pour prendre
les livres. Les prisonniers ont cru que j’en avais besoin pour
me faire du thé, moi aussi.
« Vous êtes cinglés, ou quoi ? leur ai-je lancé. Il m’a fallu
un temps fou pour arriver à mettre la main sur deux
malheureux livres en anglais et vous, vous en servez pour
faire chauffer du thé ?
– Ce sont des livres chrétiens, ont-ils rétorqué.
– Mais non. Ce sont des best-sellers. Je suis certain qu’ils
ne contiennent rien contre l’islam. Ce ne sont que des
histoires sur des choses qui arrivent à des gens. »
Ils ont dû croire que le fils d’Hassan Yousef perdait la tête.
Ce garçon si tranquille, qu’on voyait toujours en train de lire
dans son coin, se mettait soudain à divaguer à propos d’une
caisse de livres. Si j’avais été n’importe qui d’autre, ils se
seraient sans doute battus pour conserver ce précieux
combustible. Mais ils m’ont laissé prendre les romans, et je
suis retourné me coucher avec mes trésors. Je les ai empilés
autour de moi et me suis plongé dedans. Les autres
pouvaient penser ce qu’ils voulaient. Mon cœur chantait et
louait Dieu de m’avoir procuré de quoi lire pour tuer le
temps.
Je lisais seize heures par jour, jusqu’à la nuit tombée. Au
cours des quatre mois passés à Ktzi’ot, j’ai appris par cœur
quatre mille mots d’anglais.
Pendant mon séjour, j’ai également assisté à deux
soulèvements de détenus, bien plus violents que celui de
Megiddo. Mais Dieu m’a permis de m’en sortir sain et sauf.
En fait, dans cette prison, j’ai senti la présence de Dieu avec
plus de force que jamais encore, et que jamais depuis.

Le 2 avril 2003 – alors que l’armée américaine filait vers


Bagdad –, j’ai été libéré. Je suis sorti de prison paré du
prestige de chef respecté du Hamas, de terroriste
chevronné et de fugitif astucieux. J’avais subi l’épreuve du
feu avec succès.
J’ai de nouveau pu me promener librement dans les rues
de Ramallah et être moi-même. Je n’avais plus à me cacher.
J’ai téléphoné à ma mère ; puis à Loai. « Bienvenue, Prince
vert, m’a-t-il dit. Tu nous as drôlement manqué. Il s’est
passé beaucoup de choses et nous étions bien ennuyés de
ne pas t’avoir à nos côtés. »

Quelques jours après ma libération, j’ai assisté à une


réunion avec Loai et mes autres amis israéliens. Ils
n’avaient qu’une nouvelle à m’annoncer, mais d’une
importance capitale.
En mars, Abdullah Barghouti avait été repéré et arrêté.
L’artificier natif du Koweït a été jugé par un tribunal militaire
israélien pour avoir tué soixante-six personnes et en avoir
blessé cinq cents. Il avait fait bien d’autres victimes, mais
nous ne pouvions pas le prouver. Barghouti a été condamné
à soixante-sept peines de détention à perpétuité – une pour
chaque mort et une de plus pour l’ensemble des blessés. À
l’annonce du verdict, il n’a exprimé aucun remords : il a
condamné Israël et regretté de n’avoir pas assassiné
davantage de Juifs.
« L’avalanche de terreur meurtrière déclenchée par
l’accusé a été l’une des plus graves de l’histoire sanglante
de notre pays », ont déclaré les juges1. Barghouti s’est mis
dans une colère noire, menaçant de tuer les juges et
d’apprendre à tous les détenus membres du Hamas à
fabriquer des bombes. Cela lui a valu d’être mis à
l’isolement pendant toute sa détention. Mais Ibrahim
Hamed, mon ami Saleh Talahme et les autres couraient
toujours.
En octobre, mon contrat à l’USAID a pris fin. Je me suis
alors consacré entièrement à mon travail pour le Shin Bet,
rassemblant le maximum d’informations.
Quelques mois plus tard, Loai m’a appelé de bon matin.
« On a trouvé Saleh. »

1. Associated Press, « Palestinian Bombmaker Gets 67 Life Terms », MSNBC,


30 novembre 2004, msnbc.msn.com/id/6625081/.
25
Mon ami Saleh
hiver 2003-printemps 2006

Il était facile de savoir par où Saleh et ses amis passaient.


Ils laissaient derrière eux un sillage sanglant. Mais jusqu’à
présent, personne n’avait été capable de mettre la main sur
eux.
J’avais le cœur gros d’apprendre que le Shin Bet l’avait
trouvé. Saleh était mon ami. Il m’avait aidé à préparer mes
examens. J’avais partagé le pain avec sa femme et lui,
j’avais joué avec ses enfants. Mais Saleh était aussi un
terroriste. Pendant sa détention par l’Autorité palestinienne,
il avait poursuivi ses études grâce à l’Université ouverte Al-
Quds. Il était devenu un artificier si compétent qu’il pouvait
fabriquer des explosifs avec des détritus.
À sa libération, le Shin Bet s’était demandé combien de
temps il faudrait à Saleh et à ses amis pour remettre sur
pied les Brigades Al-Qassam. Ce fut rapide. L’organisation
reconstituée n’était pas grande, mais elle était meurtrière.
Maher Odeh était le cerveau de l’opération ; Saleh,
l’ingénieur ; Bilal Barghouti se chargeait de recruter les
kamikazes. En fait, la branche militaire du Hamas comptait
seulement une petite dizaine de personnes qui agissaient
indépendamment, géraient leur budget de façon autonome
et ne se réunissaient qu’en cas d’absolue nécessité. Saleh
était capable de fabriquer plusieurs ceintures d’explosifs du
jour au lendemain, et Bilal avait une liste d’attente de
candidats au martyre.
Si j’avais cru à l’innocence de Saleh, je l’aurais averti.
Mais une fois le puzzle reconstitué, j’ai dû me rendre à
l’évidence : il avait été mêlé à l’attentat de l’Université
hébraïque et à bien d’autres opérations terroristes. J’ai
compris qu’il fallait le mettre en prison, pour l’empêcher de
nuire. Je n’aurais pu faire qu’une chose pour lui : lui faire
découvrir les enseignements de Jésus et l’inciter à les
suivre, comme moi. Mais malgré notre profonde amitié, je le
savais trop aveuglé par la rage, la ferveur et l’engagement
pour m’écouter. J’ai quand même supplié le Shin Bet
d’arrêter Saleh et les autres au lieu de les tuer. À
contrecœur, ils ont accepté.
Les services de sécurité israéliens surveillaient Saleh
depuis plus de deux mois. Ils l’avaient vu quitter son
appartement pour retrouver Hasaneen Rummanah dans une
maison abandonnée. Ils l’avaient vu revenir chez lui et y
rester une bonne semaine. Ils avaient vu son ami Sayyed al-
Cheikh Qassem sortir plus fréquemment, mais rentrer dès
qu’il avait accompli ce qu’il avait à faire. La prudence des
fugitifs était impressionnante et expliquait que nous ayons
mis aussi longtemps à les trouver. Une fois leur piste
découverte, il restait à suivre la trace de leurs contacts, et
des contacts des contacts – une cinquantaine de personnes
au total.
Nous avions des informations fiables sur trois hommes
figurant sur notre liste des individus les plus recherchés.
Mais pour Ibrahim Hamed et Maher Odeh, nous ne
disposions que d’indices, rien de concret. L’alternative était
la suivante : attendre que ces indices nous conduisent à
eux, ce qui avait peu de chances de réussir, ou neutraliser
les Brigades Al-Qassam de Cisjordanie en arrêtant les
terroristes que nous avions déjà repérés. Nous avons choisi
la seconde solution, espérant qu’avec un peu de chance,
Hamed ou Odeh se trouverait dans la nasse.
Dans la nuit du 1er décembre 2003, des forces spéciales
ont encerclé simultanément plus de cinquante lieux
suspects. Tous les soldats disponibles avaient été rappelés
sur l’ensemble du territoire de la Cisjordanie. Terrés dans
l’immeuble d’Al-Kiswani à Ramallah, les chefs du Hamas
n’ont pas réagi quand on leur a ordonné de se rendre. Saleh
et Sayyed étaient à la tête d’un véritable arsenal,
comprenant même une mitrailleuse lourde comme celles qui
sont soudées sur certains véhicules militaires.
Le face-à-face a commencé à 22 heures et a duré toute la
nuit. J’ai entendu les premiers tirs de chez moi. Enfin, la
détonation caractéristique d’un canon de Merkava a ébranlé
l’air matinal. Puis le silence s’est fait. À 6 heures du matin,
mon téléphone a sonné.
« Ton ami est mort, m’a annoncé Loai. Je suis navré,
vraiment. Tu sais que nous l’aurions épargné si nous avions
pu. Mais je tiens à te dire quelque chose. Si cet
homme… » – la voix de Loai s’est brisée – « si cet homme
avait grandi dans un milieu différent, il n’aurait pas été le
même. Il aurait été exactement comme nous. Il pensait, il
était convaincu d’agir pour le bien de son peuple. Il se
trompait, voilà tout. »
Loai savait qu’ayant beaucoup d’affection pour Saleh
j’aurais voulu qu’il reste en vie. Il savait que Saleh
s’opposait à quelque chose qu’il jugeait mauvais et nuisible
pour son peuple. Peut-être Loai en était-il venu à éprouver,
lui aussi, un certain attachement pour lui.
« Ils sont tous morts ?
– Je n’ai pas encore vu les corps. Ils les ont emmenés à
l’hôpital de Ramallah. Il faut que tu ailles les identifier. Tu es
le seul à les avoir tous connus. »
Le temps d’attraper un manteau, je suis parti pour
l’hôpital, espérant malgré tout que quelqu’un d’autre avait
été tué à la place de Saleh. Le chaos régnait quand je suis
arrivé. Des militants du Hamas fous de colère hurlaient dans
la rue. Il y avait des policiers partout. On ne pouvait pas
entrer dans l’hôpital, mais les responsables ont fait une
exception pour moi. Un employé m’a conduit aux chambres
froides. Il a ouvert la porte de l’une d’elles et a fait glisser
lentement un tiroir. L’odeur de la mort s’est aussitôt
répandue dans la pièce.
J’ai baissé les yeux. Saleh souriait presque. Mais sa tête
était vide. Le tiroir de Sayyed contenait des fragments de
corps – jambes, tête, etc. – rassemblés dans un sac en
plastique noir. Hasaneen Rummanah avait été coupé en
deux. Je n’ai pas pu le reconnaître avec certitude, car le
visage que j’avais devant moi était rasé et Hasaneen avait
toujours porté une barbe brune soyeuse. Malgré les
affirmations des médias, Ibrahim Hamed n’était pas avec les
autres. Celui qui avait ordonné à ces hommes de lutter
jusqu’à la mort avait sauvé sa peau en s’enfuyant.
Presque tous les chefs du Hamas de Cisjordanie étant
morts ou en prison, je suis devenu l’intermédiaire privilégié
des dirigeants de Gaza et de Damas. En fait, j’étais
désormais un contact indispensable pour tout le réseau
palestinien – partis, sectes, organisations et cellules
terroristes notamment. Et personne, hormis une poignée
d’initiés de la direction du Shin Bet, ne savait qui j’étais
vraiment, ni ce que je faisais réellement. C’était à donner le
vertige.
En raison de mon nouveau rôle, la triste responsabilité
d’organiser les funérailles de Saleh et des autres m’est
revenue. J’en ai profité pour observer et tendre l’oreille, à
l’affût du moindre chuchotement furieux ou affligé
susceptible de nous conduire à Hamed.
« Comme les rumeurs vont déjà bon train, m’a dit Loai, et
que tu remplaces les dirigeants que nous avons arrêtés,
faisons courir le bruit qu’Ibrahim Hamed a conclu un accord
avec le Shin Bet. La plupart des Palestiniens ignorent ce qui
se passe. Ils le croiront, et il sera obligé de se défendre
publiquement ou, au moins, de contacter les dirigeants
politiques de Gaza ou de Damas. Dans un cas comme dans
l’autre, cela pourrait nous mettre sur une piste. »
Mais les grands manitous se sont opposés à cette
excellente idée : ils ont craint qu’en représailles, Ibrahim ne
s’en prenne à des civils – comme si le fait qu’Israël ait tué
ses amis et arrêté la moitié des membres de son
organisation ne l’avait pas suffisamment mis en colère.
Il allait donc falloir recourir à la solution la plus difficile.
Des agents ont truffé la maison d’Hamed de micros,
espérant que sa femme ou ses enfants laisseraient
échapper une bribe d’information. Mais c’était certainement
la demeure la plus silencieuse de Palestine. Un jour, nous
avons entendu son jeune fils, Ali, demander à sa mère :
« Où est Baba ?
– On ne parle jamais de ça », l’a-t-elle grondé.
Si sa famille se montrait aussi prudente, Ibrahim lui-même
devait prendre bien des précautions. Plusieurs mois se sont
écoulés sans que nous ayons la moindre piste.

À la fin du mois d’octobre 2004, Yasser Arafat est tombé


malade en pleine réunion. Ses collaborateurs ont déclaré
qu’il avait la grippe. Mais, son état s’aggravant, il a été
transporté dans un hôpital de la région parisienne. Le
3 novembre, il sombrait dans le coma. Certains ont
prétendu qu’il avait été empoisonné ; d’autres, qu’il avait le
sida. Il est mort le 11 novembre, à 75 ans.
Une semaine plus tard environ, mon père a été relâché, et
personne n’en a été plus surpris que lui. Loai et d’autres
fonctionnaires du Shin Bet l’ont rencontré le matin de sa
libération.
« Cheikh Hassan, le temps de la paix est venu, lui ont-ils
dit. Dehors, les hommes ont besoin de quelqu’un comme
vous. Arafat n’est plus là ; beaucoup de gens se font tuer.
Vous êtes un homme raisonnable. Il faut trouver une
solution avant que la situation ne dégénère.
– Quittez la Cisjordanie, donnez-nous un État indépendant,
a rétorqué mon père, et tout sera réglé. »
Bien sûr, les deux camps savaient que le Hamas ne
s’arrêterait jamais avant d’avoir repris tout Israël, mais une
Palestine indépendante pouvait assurer dix ou vingt ans de
paix.
J’ai attendu longtemps devant la prison d’Ofer en
compagnie de centaines de journalistes du monde entier.
Portant ses effets dans un sac-poubelle noir, mon père a
plissé les yeux, ébloui par le soleil radieux, quand il a
franchi la porte encadré par deux soldats israéliens.
Après un échange d’étreintes et de baisers, il m’a
demandé de le conduire directement sur la tombe de Yasser
Arafat, avant même de rentrer à la maison. Je l’ai dévisagé
et j’ai compris qu’il tenait absolument à faire cette
démarche. Arafat disparu, le Fatah était affaibli et les rues
en effervescence. Les dirigeants du Fatah redoutaient que le
Hamas ne prenne le pouvoir, déclenchant une guerre de
territoire. Les États-Unis, Israël et la communauté
internationale craignaient une guerre civile. Ce geste,
venant du principal dirigeant du Hamas en Cisjordanie, a
bouleversé tout le monde, mais personne n’a pu ignorer le
message : Calmez-vous tous. Le Hamas n’exploitera pas la
mort d’Arafat. Il n’y aura pas de guerre civile.

Au terme d’une décennie d’arrestations,


d’emprisonnements et d’assassinats, le Shin Bet ignorait
toujours qui était à la tête du Hamas. Nul ne le savait.
J’avais aidé les Israéliens à arrêter des activistes connus,
des hommes très impliqués dans le mouvement de
résistance, en espérant que c’étaient les bons. Nous
placions des responsables en détention administrative
pendant des années, parfois sur la foi de seuls soupçons.
Mais leur absence semblait ne faire ni chaud ni froid au
Hamas.
Qui donc tenait vraiment les rênes ?
Ce n’était pas mon père, ce qui a étonné beaucoup tout le
monde – y compris moi. Nous avons installé des micros dans
son bureau et dans sa voiture, surveillé tous ses faits et
gestes. En vain.
Le Hamas a toujours tenu du spectre. Il ne possédait ni
siège central ni antennes, aucun lieu où les Palestiniens
pouvaient s’entretenir avec des représentants du
mouvement. Ils étaient nombreux à se présenter au bureau
de mon père, à lui confier leurs problèmes et à lui demander
de l’aide, notamment les familles de prisonniers et de
martyrs qui avaient perdu un mari ou un père au cours des
Intifadas. Mais cheikh Hassan Yousef lui-même ne savait pas
tout. Contrairement à une idée couramment admise, il était
dans la même situation que nous : il n’avait que des
questions.
Un jour, il m’a annoncé qu’il envisageait de fermer son
bureau.
« Pourquoi ? Où rencontreras-tu les médias ? ai-je
demandé.
– Peu importe. Des gens viennent de partout pour que je
les aide. Or je ne peux pas prendre en charge tous ceux qui
ont besoin de secours ; trop c’est trop, que veux-tu.
– Pourquoi le Hamas ne les aide-t-il pas ? Ce sont les
familles de membres du mouvement. Le Hamas ne manque
pas d’argent.
– C’est vrai, mais l’organisation ne m’en donne pas.
– Demandes-en. Parle-leur de tous ces gens dans le
besoin.
– Je ne sais pas qui ils sont, ni comment les joindre.
– Mais enfin, c’est toi le chef, ai-je protesté.
– Non.
– Tu as fondé le Hamas, papa. Si ce n’est pas toi le chef,
qui est-ce ?
– Il n’y a pas de chef. »
J’étais éberlué, à l’instar du Shin Bet, qui enregistrait tous
nos propos.
Un jour, j’ai reçu un appel de Majeda Talahme, la femme
de Saleh. Nous ne nous étions pas parlé depuis les
funérailles de son mari.
« Bonjour, comment vas-tu ? Et comment vont Mosab et
les autres ? »
Elle a fondu en larmes.
« Je n’ai pas d’argent pour nourrir mes enfants. »
Que Dieu te pardonne, Saleh, ce que tu as fait à ta
famille ! ai-je pensé.
Je suis allé voir mon père.
« La femme de Saleh vient de m’appeler. Elle n’a pas de
quoi acheter à manger pour ses enfants.
– Malheureusement, Mosab, elle n’est pas la seule.
– Peut-être, mais Saleh était un de mes meilleurs amis. Il
faut faire quelque chose, immédiatement.
– Fils, je te l’ai dit. Je n’ai pas d’argent.
– J’ai bien compris, mais il y a forcément un responsable.
Quelqu’un dispose de beaucoup d’argent. Ce n’est pas
juste ! Cet homme est mort pour le mouvement ! »
Mon père m’a répondu qu’il ferait son possible. Il a écrit
un message « à qui de droit », déposé dans une boîte aux
lettres secrète. Nous savions, sans pouvoir suivre ce courrier
à la trace, que le destinataire se trouvait dans la région de
Ramallah.
Quelques mois plus tôt, le Shin Bet m’avait envoyé dans
un cybercafé du centre-ville. Nous avions découvert qu’un
utilisateur d’ordinateur communiquait avec les chefs du
Hamas à Damas. Nous ignorions l’identité de ces dirigeants,
mais de toute évidence, la Syrie était un pivot du pouvoir du
Hamas. Ce dernier avait intérêt à maintenir une
organisation – un bureau, des armes et des camps militaires
– dans un lieu à l’abri des frappes israéliennes.
« Nous ne savons pas qui communique avec Damas, a dit
Loai, mais il a l’air dangereux. »
Quand je suis entré dans le café, une vingtaine de clients
étaient assis devant des ordinateurs. Aucun ne portait de
barbe. Aucun n’avait l’air suspect. L’un d’eux pourtant a
attiré mon attention, sans que je sache vraiment pourquoi.
Mon instinct m’a conseillé de l’avoir à l’œil. C’était un peu
maigre, mais depuis le temps, le Shin Bet avait appris à
faire confiance à mon intuition.
Nous étions persuadés que l’homme du cybercafé était
très dangereux. Seuls des militants de toute confiance
pouvaient communiquer avec les chefs du Hamas à Damas.
Et nous espérions qu’il nous mènerait au groupe nébuleux
et insaisissable dirigeant réellement le Hamas. Nous avons
fait circuler sa photo, personne ne l’a identifié. J’ai
commencé à douter de mon instinct.
Quelques semaines plus tard, j’ai fait visiter une maison
que j’avais mise en vente à Ramallah. Plusieurs acheteurs
potentiels se sont présentés, sans faire d’offre. Tard dans
l’après-midi, alors que j’avais déjà tout fermé, j’ai reçu un
appel téléphonique : un homme demandait s’il pouvait
encore visiter la maison. Malgré ma fatigue, je lui ai donné
rendez-vous sur place.
C’était le type du cybercafé. Se présentant sous le nom
d’Aziz Kayed, il était rasé de près et avait une attitude très
professionnelle. À l’évidence instruit, il m’a dit qu’il dirigeait
le respectable Centre d’études islamiques Al-Buraq.
Apparemment, il n’était pas le chaînon que nous
recherchions. Mais je préférai garder cette découverte pour
moi, craignant de semer encore un peu plus la confusion au
Shin Bet.
Peu après ma rencontre avec Kayed, mon père et moi
sommes partis visiter des villes, des villages et des camps
de réfugiés à travers la Cisjordanie. Dans une ville, plus de
cinquante mille personnes se sont rassemblées pour voir
cheikh Hassan Yousef. Tout le monde voulait le toucher et
entendre ses paroles. Il restait très aimé.
À Naplouse, fief du Hamas, nous avons rencontré de hauts
responsables de l’organisation. J’ai réussi à repérer les
membres du conseil de la choura – un petit groupe de sept
hommes chargés de prendre des décisions sur des
questions stratégiques et sur les activités quotidiennes du
mouvement. Comme mon père, ils faisaient partie des aînés
du Hamas, mais ce n’étaient pas les « cadres supérieurs »
que nous cherchions.
Au bout de toutes ces années, j’avais peine à croire que le
contrôle du Hamas ait pu tomber – comment ? quand ? –
entre des mains inconnues. Si quelqu’un comme moi, né et
élevé au cœur du mouvement, n’avait aucune idée de
l’identité de ses dirigeants, qui pouvait la connaître ?
Nous avons eu la réponse de façon tout à fait inattendue.
Un des membres du conseil de la choura de Naplouse a
mentionné Aziz Kayed, suggérant à mon père de se rendre à
Al-Buraq pour rencontrer cet « homme bon ». J’ai
immédiatement tendu l’oreille. Pourquoi un dirigeant local
du Hamas faisait-il une telle recommandation ? Les
coïncidences étaient vraiment trop nombreuses : d’abord,
Aziz attirait mon attention au cybercafé ; ensuite, il venait
visiter ma maison ; maintenant, le membre du conseil
conseillait à mon père de le rencontrer. Et si mon intuition
ne m’avait pas trompé ? Et si Aziz Kayed faisait partie des
hautes sphères du Hamas ?
Aurions-nous eu la chance incroyable de mettre la main
sur celui que nous cherchions ? Cela paraissait improbable,
mais quelque chose en moi me disait de suivre mon instinct.
De retour en hâte à Ramallah, j’ai appelé Loai pour lui
demander de lancer une recherche informatique à propos
d’Aziz Kayed. Plusieurs Aziz Kayed sont apparus, mais aucun
ne correspondait à la description.
Lors d’une réunion d’urgence, j’ai conseillé à Loai d’élargir
la recherche à toute la Cisjordanie. Ses hommes m’ont pris
pour un fou, mais ils se sont exécutés. Cette fois, nous
l’avons trouvé. Né à Naplouse, Aziz Kayed était un ancien
membre du Mouvement étudiant islamique. Il avait
interrompu ses activités militantes dix ans plus tôt. Marié et
père de famille, il avait l’autorisation de voyager hors du
pays. La plupart de ses amis étaient des laïcs. Rien de
suspect.
J’ai expliqué alors au Shin Bet tout ce qui s’était passé
depuis mon entrée au cybercafé jusqu’à ma visite à
Naplouse avec mon père. Malgré la confiance qu’ils
m’accordaient, cela ne leur permettait pas d’aller plus loin
pour le moment, m’ont-ils répondu.
Soudain, j’ai eu une idée. « Kayed me rappelle trois autres
types, ai-je dit à Loai. Salah Hussein de Ramallah, Adib
Zeyadeh de Jérusalem et Najeh Madi de Salfeet. Ces trois-là
ont tous des diplômes universitaires de haut niveau et ont
été très actifs au sein du Hamas pendant un moment. Mais
pour je ne sais quelle raison, ils ont littéralement disparu
voici une dizaine d’années. Ils mènent à présent une vie
tout ce qu’il y a de plus normal, à l’écart de tout
engagement politique. Je me suis toujours demandé
pourquoi des gens aussi passionnés par le mouvement le
quittaient comme ça, d’un coup. »
Loai a reconnu que j’avais peut-être mis le doigt sur
quelque chose. Ayant entrepris d’examiner les faits et
gestes de chacun de ces hommes, il a pu établir qu’ils
étaient tous les trois en relation et fréquentaient également
Aziz Kayed. Ils travaillaient tous ensemble à Al-Buraq. Il ne
pouvait pas s’agir d’une simple coïncidence.
Ces quatre types ne payant pas de mine dirigeaient-ils le
Hamas, y compris son aile militaire ? Nous avaient-ils
échappé, quand nous nous focalisions sur ceux qui étaient
les plus visibles ? Nous avons continué à fouiller, à
surveiller, à attendre. Finalement, notre patience a été
récompensée par une incroyable découverte en matière de
renseignement.
Nous avons appris que ces trentenaires dangereux
dirigeaient tout le mouvement du Hamas en Cisjordanie. Ils
faisaient entrer des millions de dollars de l’extérieur et s’en
servaient pour acheter des armes, faire fabriquer des
explosifs, recruter des volontaires, soutenir les terroristes en
fuite, assurer un soutien logistique, bref tout – sous la
couverture d’un des nombreux centres de recherche de
Palestine, inoffensif en apparence.
Nul ne les connaissait. On ne les voyait jamais à la
télévision. Ils ne communiquaient que par lettres, déposées
dans des cachettes. À l’évidence, ils ne se fiaient à
personne – puisque mon père lui-même ignorait leur
existence.
Un jour, nous avons suivi Najeh Madi de son appartement
jusqu’à un garage collectif, une rue plus loin. Il a ouvert la
porte d’un box. Que faisait-il là ? Pourquoi louer un garage
aussi loin de chez lui ? Pendant les deux semaines qui ont
suivi, nous n’avons pas quitté des yeux ce fichu garage.
Mais plus personne n’est revenu. Jusqu’au jour où la porte
s’est ouverte – de l’intérieur – et où Ibrahim Hamed est sorti
au grand jour !
Le Shin Bet lui a juste laissé le temps de regagner le
bâtiment avant de lancer une opération. Une fois encerclé
par les membres des forces spéciales, Hamed ne s’est pas
battu jusqu’à la mort comme il avait ordonné à Saleh et aux
autres de le faire.
« Déshabillez-vous et sortez ! »
Pas de réaction.
« Vous avez dix minutes. Puis nous ferons sauter le
bâtiment ! »
Deux minutes plus tard, le chef de l’aile militaire du
Hamas en Cisjordanie a franchi la porte en sous-vêtements.
« Retirez tous vos vêtements ! »
Il a hésité, puis s’est déshabillé.
Ibrahim Hamed était personnellement responsable de la
mort de quatre-vingts personnes. Nous avions la preuve de
ces crimes-là. Ce n’était peut-être pas une impulsion très
chrétienne, mais personnellement je l’aurais enfermé dans
son garage crasseux pour le restant de ses jours,
économisant un procès à l’État.
La capture d’Hamed et l’identification des vrais chefs du
Hamas ont été l’opération la plus importante que j’aie
menée pour le Shin Bet. Ce fut aussi la dernière.
26
Une vision du Hamas
2005

Au cours de sa dernière période de détention, mon père a


eu une sorte de révélation.
Il avait toujours été très large d’esprit. Il discutait
volontiers avec des chrétiens, des athées, et même des
juifs. Il écoutait attentivement les journalistes, les
spécialistes, les commentateurs, et assistait à des
conférences universitaires. Et il m’écoutait – moi, son
assistant, son conseiller et son protecteur. Tout cela lui
permettait d’avoir une vision beaucoup plus claire et plus
ouverte que d’autres chefs du Hamas.
Comprenant qu’Israël est une réalité immuable, il
admettait que certains objectifs du Hamas étaient irréalistes
et inaccessibles. Il aurait voulu trouver un terrain d’entente,
acceptable pour les deux camps sans qu’aucun ne perde la
face. Dans le premier discours public qu’il a fait après sa
libération, il a évoqué ainsi la possibilité de résoudre le
conflit en acceptant l’existence de deux États. Personne au
Hamas n’avait jamais tenu de tels propos. Une trêve avait
été le summum de l’acceptable. Et voilà que mon père
reconnaissait dans les faits le droit d’Israël à exister ! Son
téléphone sonnait sans interruption.
Des diplomates de tous les pays, États-Unis compris, nous
ont contactés, demandant un rendez-vous secret avec mon
père. Ils voulaient vérifier par eux-mêmes si c’était vrai. Je
jouais les interprètes, ne le quittant pas d’une semelle. Mes
amis chrétiens lui accordaient un soutien inconditionnel, ce
qu’il appréciait à sa juste mesure.
Évidemment, ce n’était pas simple pour lui. S’il parlait au
nom du Hamas, il n’exprimait pas vraiment l’opinion
dominante du mouvement. En même temps, il n’aurait pu
choisir plus mauvais moment pour quitter l’organisation. La
mort de Yasser Arafat avait créé un vide, et les rues des
territoires occupés étaient en effervescence. Il y avait des
jeunes extrémistes partout – armés, haineux et sans chef.
Pourtant Arafat était remplaçable. N’importe quel homme
politique corrompu aurait fait l’affaire. Le problème était
qu’il avait entièrement centralisé l’Autorité palestinienne et
l’OLP. Il ne jouait pas collectif, comme on dit. Il avait
monopolisé toute l’autorité et toutes les relations. De
surcroît, son nom figurait sur tous les comptes en banque.
Le Fatah était à présent infesté de types se prenant pour
Arafat. Mais lequel d’entre eux pourrait se faire accepter à
la fois des Palestiniens et de la communauté internationale –
tout en ayant les reins assez solides pour contrôler toutes
les factions ? Arafat lui-même n’y était jamais entièrement
parvenu.
Quand le Hamas a décidé de participer aux élections
législatives palestiniennes quelques mois plus tard, mon
père ne s’est pas montré enthousiaste. Depuis que le
Hamas s’était doté d’une branche militaire pendant la
seconde Intifada, il voyait son organisation se transformer
en une créature disgracieuse, marchant sur une jambe
militante démesurément longue et sur une jambe politique
ridiculement courte. Le Hamas n’avait aucune idée du
fonctionnement d’un gouvernement.
La pureté et la rigidité font partie de l’essence même du
révolutionnaire ; le compromis et la souplesse, de celle du
gouvernement. Si le Hamas voulait gouverner, négocier ne
serait pas une option, mais une nécessité. S’ils étaient élus,
ses membres seraient soudain responsables du budget, de
l’eau, du ravitaillement, de la distribution de l’électricité et
du ramassage des ordures. Or tout devait passer par Israël.
Tout État palestinien indépendant serait amené à coopérer
avec Israël.
Mon père n’avait pas oublié ses entrevues avec des
dirigeants occidentaux, ni le refus opposé par le Hamas à
toutes les recommandations. Cette organisation était butée
d’instinct et cultivait l’esprit de contradiction. S’il avait
refusé de négocier avec les Américains et les Européens, se
disait mon père, comment imaginer qu’un Hamas victorieux
dans les urnes accepte de s’asseoir à la même table que les
Israéliens ?
Le Hamas pouvait bien présenter des candidats, mon père
n’y trouvait rien à redire. Mais il refusait une liste où
figureraient des responsables très en vue comme lui-même,
des hommes aimés et admirés du peuple. Il craignait une
victoire du Hamas, potentiellement désastreuse pour la
population. Les événements allaient lui donner raison.
« Certains d’entre nous s’inquiètent indéniablement à
l’idée qu’Israël et d’autres peut-être encore n’imposent des
sanctions aux Palestiniens parce qu’ils auraient voté pour le
Hamas », a-t-il un jour déclaré en ma présence à un
journaliste du quotidien israélien Haaretz. « Ils diront : “Vous
avez choisi le Hamas, nous allons donc accentuer le blocus
qui vous est imposé et vous rendre la vie difficile1.” »
Mais l’odeur de l’argent, du pouvoir et de la gloire a attiré
bien des gens du Hamas. On a même vu d’anciens
dirigeants réapparaître pour obtenir une part du gâteau.
Leur cupidité, leur irresponsabilité et leur ignorance
écœuraient mon père. Ils ne savaient même pas la
différence entre la CIA et l’USAID. Qui travaillerait avec
eux ?

Tout a commencé à m’exaspérer : la corruption de


l’Autorité palestinienne, la stupidité et la cruauté du Hamas,
sans compter la série apparemment interminable de
terroristes qu’il allait encore falloir débusquer ou écraser.
Les mensonges et les risques qui faisaient partie intégrante
de ma vie quotidienne m’épuisaient. J’avais envie de vivre
normalement.
Un jour d’août, en me promenant dans les rues de
Ramallah, j’ai aperçu un homme qui gravissait les marches
d’une boutique de réparation, un ordinateur dans les bras.
L’idée m’est venue alors qu’il y aurait peut-être un marché
pour une société de dépannage informatique à domicile. Ne
travaillant plus pour l’USAID et étant assez doué pour les
affaires, pourquoi ne pas tirer parti de mon talent ?
J’ai parlé de mon projet au directeur des services
informatiques de l’USAID, un vrai fou d’ordinateurs, devenu
un ami. Nous avons décidé de nous associer. Je fournirais
l’argent ; lui, les compétences technologiques. Nous avons
embauché quelques techniciens, y compris des femmes
pour proposer nos services à une clientèle féminine, malgré
les contraintes de la culture arabe.
Nous avons baptisé notre société Electric Computer
Systems. J’ai préparé un tract publicitaire : la caricature d’un
père de famille en train de monter un escalier, croulant sous
le poids d’un ordinateur, pendant que son fils lui disait :
« Papa, tu n’es pas obligé de faire ça » et lui conseillait de
nous appeler à un numéro vert.
Le téléphone s’est mis à sonner sans arrêt, et notre
entreprise a connu un succès inespéré. J’ai acheté une
camionnette, nous avons obtenu une licence de Hewlett-
Packard et développé une activité de mise en réseau. Cette
aventure a été un grand moment de ma vie. L’argent ne
m’intéressait pas, je faisais avec plaisir quelque chose de
productif.

Depuis le début de mon odyssée spirituelle, j’avais des


conversations intéressantes avec mes amis du Shin Bet sur
Jésus et sur l’évolution de ma foi.
« Crois ce que tu veux, me disaient-ils. Tu peux tout nous
raconter. Mais n’en parle à personne d’autre. Et surtout, ne
te fais jamais baptiser, ce serait un acte beaucoup trop
public. Si quelqu’un apprenait que tu es devenu chrétien et
que tu as tourné le dos à la foi islamique, tu risquerais
d’avoir de gros ennuis. »
Je ne pense pas qu’ils s’inquiétaient autant pour mon sort
que pour le leur, s’ils me perdaient. Mais Dieu transformait
ma vie trop profondément pour que je continue à garder le
silence.
Un jour, mon ami Jamal m’a invité à dîner chez lui.
« Mosab, m’a-t-il annoncé, j’ai une surprise pour toi. »
Il a changé de chaîne et m’a glissé, avec une lueur dans le
regard : « Jette un œil sur ce programme d’Al-Hayat. Ça
t’intéressera peut-être. »
Je me suis trouvé nez à nez avec un vieux prêtre copte,
Zakaria Botros. Il avait l’air bon et doux ; sa voix était
chaude et captivante. Avant même de le comprendre, je l’ai
trouvé sympathique. Il se livrait à une autopsie
systématique du Coran, le dépeçant et mettant à nu tous
ses os, ses muscles, ses tendons et ses organes, avant de
les placer sous le microscope de la vérité et de révéler que
le livre entier était cancéreux.
Inexactitudes, contradictions de faits et de dates – il
dénonçait tout, avec précision et respect, mais fermement
et de façon convaincante. Ma première réaction a été de me
précipiter sur la télévision pour l’éteindre. Mais en une
fraction de seconde, j’ai compris que c’était la réponse de
Dieu à mes prières. Le père Zakaria élaguait tous les
rameaux morts d’Allah qui me rattachaient encore à l’islam
et m’empêchaient de voir la vérité, que Jésus est
véritablement le Fils de Dieu. Jusqu’à cet instant, j’avais été
incapable de me décider à le suivre. La transition n’était pas
facile. Essayez d’imaginer la douleur qui serait la vôtre si
vous vous réveilliez un matin pour découvrir que votre père
ne l’est pas vraiment.
Je ne saurais dire le jour et l’heure exacts où je suis
« devenu chrétien », car ce processus a duré six ans. Mais
j’ai su que je l’étais, et j’ai su qu’il fallait que je me fasse
baptiser, malgré les conseils du Shin Bet.

Peu après le dîner chez mon ami Jamal, un groupe de


chrétiens américains est venu en Israël pour un pèlerinage
en Terre sainte. Leur église était jumelée à celle que je
fréquentais.
Je me suis lié peu à peu avec une fille du groupe. J’aimais
bien bavarder avec elle et je lui ai fait spontanément
confiance. Quand je lui ai raconté en quelques mots mon
parcours spirituel, elle m’a encouragé vivement, m’affirmant
que Dieu appelle souvent les individus les plus surprenants
pour accomplir Son œuvre. C’était certainement mon cas.
Un soir que nous dînions au restaurant d’un grand hôtel
de Jérusalem-Est, mon amie m’a demandé pourquoi je ne
m’étais pas encore fait baptiser. Sans lui révéler que j’étais
un agent du Shin Bet, impliqué jusqu’au cou dans toutes les
activités politiques et de sécurité de la région, j’ai trouvé sa
question pertinente. D’autant que je me l’étais moi-même
posée bien des fois.
« Tu pourrais me baptiser ? » l’ai-je interrogée.
Elle m’a répondu par l’affirmative.
« Cela peut rester un secret entre toi et moi ? »
Elle a de nouveau acquiescé, ajoutant : « La plage n’est
pas très loin. Allons-y tout de suite.
– Tu parles sérieusement ?
– Bien sûr. Pourquoi pas ?
– D’accord. Pourquoi pas. »
J’avais la tête qui tournait un peu quand nous sommes
montés dans la navette pour Tel-Aviv. Avais-je oublié qui
j’étais ? Faisais-je vraiment confiance à cette fille de San
Francisco ? Quarante-cinq minutes plus tard, nous longions
la plage grouillante de monde, savourant la douceur de la
soirée. Personne dans la foule ne se doutait que le fils d’un
membre éminent du Hamas – le groupe terroriste
responsable de l’assassinat de vingt et un jeunes au
Dolphinarium, un peu plus haut dans la rue – allait se faire
baptiser.
J’ai retiré ma chemise et nous sommes entrés dans l’eau.

Le vendredi 23 septembre 2005, de retour d’un des camps


de réfugiés proches de Ramallah, mon père a reçu un coup
de fil.
« Que se passe-t-il ? l’ai-je entendu aboyer. Comment ? »
Il avait l’air très agité.
Après avoir raccroché, il m’a dit que l’appel venait de
Sami Abu Shuri, porte-parole du Hamas à Gaza. Les
Israéliens venaient de massacrer un grand nombre de
membres du Hamas rassemblés dans le camp de réfugiés
de Jebaliya. Son interlocuteur affirmait avoir vu l’avion
israélien lancer des missiles sur la foule. « Ils ont rompu la
trêve », a déclaré mon père.
Il s’était donné beaucoup de mal pour négocier cette
cessation des hostilités exactement sept mois plus tôt. Tout
donnait à penser que ses efforts avaient été vains. Il n’avait
jamais fait confiance aux Israéliens. Furieux, il leur a
reproché d’être assoiffés de sang.
Je n’y croyais pas. Sans en toucher mot à mon père, j’ai
trouvé que cette histoire sonnait faux.
Al-Jazeera a appelé. Ils voulaient mon père à l’antenne dès
notre arrivée à Ramallah. Vingt minutes plus tard, nous
étions dans leurs studios.
Pendant qu’ils donnaient un micro à mon père, j’ai
téléphoné à Loai. Il m’a assuré qu’Israël n’avait lancé
aucune attaque. J’étais blême. J’ai demandé au producteur
de me montrer les images de l’événement. Il m’a
accompagné à la régie pour visionner ces séquences à
plusieurs reprises. L’explosion venait du sol, et non du ciel.
Cheikh Hassan Yousef était déjà à l’antenne, fulminant
contre la traîtrise d’Israël, menaçant de mettre fin à la trêve
et réclamant une enquête internationale.
« Ça va, tu te sens mieux ? lui ai-je soufflé à sa sortie du
plateau.
– Comment ça ?
– Après ta déclaration.
– Pourquoi est-ce que je ne devrais pas me sentir mieux ?
Je ne peux pas croire que les Israéliens aient fait ça.
– Ça tombe bien, parce qu’ils ne l’ont pas fait. C’est le
Hamas. Zuhri est un menteur. S’il te plaît, accompagne-moi
à la régie : j’ai quelque chose à te montrer. »
Mon père m’a suivi et nous avons regardé
l’enregistrement vidéo plusieurs fois.
« Regarde l’explosion. Regarde. Elle monte de bas en
haut. Elle n’est pas venue du ciel. »
Nous avons appris par la suite que les combattants du
Hamas à Gaza avaient joué avec le feu et fait étalage de
leur quincaillerie pendant la manifestation. Un missile
Qassam placé à l’arrière d’un pick-up avait explosé, faisant
quinze morts et de nombreux blessés.
Mon père était bouleversé. Mais le Hamas n’était pas le
seul à jouer la comédie à seule fin d’étouffer le scandale et
de servir sa cause. Au mépris des images qu’elle avait elle-
même diffusées dans ses bulletins d’informations, Al-Jazeera
a continué à répandre ce mensonge. Puis la situation a
dégénéré. Gravement.

En représailles à cette fausse attaque contre Gaza, le


Hamas a tiré une quarantaine de missiles en direction des
villes du sud d’Israël. C’était la première agression majeure
depuis la fin du retrait israélien de Gaza une semaine
auparavant. À la maison, j’ai regardé les informations avec
mon père et le reste du monde. Le lendemain, Loai m’a
averti que pour le gouvernement israélien le Hamas avait
rompu la trêve.
Un bulletin d’informations citait le général de division
Yisrael Ziv, chef des opérations de l’armée israélienne : « Il
a été décidé de lancer une attaque prolongée et soutenue
contre le Hamas. » Ce qui laissait entendre, ajoutait le
journaliste, « qu’Israël s’apprêtait à reprendre ses attaques
ciblées contre les hauts dirigeants du Hamas », une pratique
suspendue depuis le cessez-le-feu2.
« Il va falloir boucler ton père, m’a annoncé Loai.
– Tu me demandes mon approbation ?
– Non. Ils le veulent personnellement, et nous ne pouvons
rien faire. »
J’étais furieux.
« Mais mon père n’a pas lancé de missiles hier soir. Il n’en
a pas donné l’ordre. Il n’a rien à voir avec tout ça. Ce sont
ces imbéciles de Gaza, c’est tout. »
J’ai fini par me calmer, mais j’étais effondré. Loai a rompu
le silence.
« Tu es là ?
– Oui, ai-je dit en m’asseyant. Ce n’est pas juste… mais je
comprends.
– Toi aussi, a chuchoté Loai.
– Moi aussi quoi ? La prison ? N’y compte pas ! Je n’y
retournerai pas. Je me fiche de ces histoires de couverture.
C’est fini pour moi. J’en ai marre.
– Mon frère, a chuchoté Loai, tu crois que j’ai envie que tu
sois arrêté ? À toi de voir. Si tu tiens à rester dehors, libre à
toi. Mais ce coup-ci, c’est encore plus dangereux que toutes
les autres fois. L’année dernière, tu as passé plus de temps
que jamais aux côtés de ton père. Tout le monde sait que tu
es engagé jusqu’au cou avec le Hamas. Beaucoup pensent
même que tu fais partie de la direction… Si nous ne
t’arrêtons pas, tu seras mort dans quelques semaines. »

1. Danny Rubinstein, « Hamas Leader ; You Can’t Get Rid of Us », Haaretz,


haaretz.com/hasen/pages/ShArt.jhtlmitemNo=565084&contra
ssID=2&subContrassID=4&sbSubContrass ID=o.
2. « Israel Vows to “Crush” Hamas after Attack », Fox News,
25 septembre 2005, foxnews.com/story/0,2933,170304,00html.
27
Au revoir
2005-2007

« Que se passe-t-il ? » m’a demandé mon père en me


trouvant en larmes.
Devant mon silence, il m’a proposé de préparer le dîner
pour ma mère et mes sœurs. Mon père et moi étions
devenus proches au fil des ans ; il comprenait que dans
certains cas, je devais régler seul mes problèmes.
Mais comme je faisais la cuisine avec lui, sachant que
c’étaient les dernières heures que nous passions ensemble
avant longtemps, mon cœur s’est brisé. Je ne pouvais pas le
laisser subir seul l’épreuve de l’arrestation. Après le dîner,
j’ai appelé Loai.
« Entendu, lui ai-je dit. Je retourne en prison. »
C’était le 25 septembre 2005. Je suis allé me promener
longuement sur les collines aux environs de Ramallah, où je
me rendais souvent pour prier et lire la Bible. J’ai prié
encore, pleuré et demandé au Seigneur d’avoir pitié de ma
famille et de moi. Puis je suis rentré chez nous et j’ai
commencé à attendre. Inconscient de ce qui se préparait,
mon père était déjà allé se coucher. Les forces de sécurité
sont arrivées peu après minuit.
On nous a conduits à la prison d’Ofer, où l’on nous a
parqués dans une grande salle avec des centaines d’autres
hommes raflés à travers toute la ville. Les Israéliens avaient
arrêté aussi mes frères Oways et Mohammad. Loai m’a
confié discrètement qu’on les soupçonnait d’avoir trempé
dans une affaire de meurtre. Un de leurs camarades de
classe avait enlevé, torturé et tué un habitant d’une
implantation, et le Shin Bet avait intercepté un appel de
l’assassin à Oways la veille. Mohammad serait libéré
quelques jours plus tard. Oways passerait quatre mois en
détention avant d’être entièrement blanchi.
On nous a obligés à rester à genoux dans cette salle
pendant dix heures, les mains menottées dans le dos. J’ai
remercié Dieu tout bas quand quelqu’un a apporté une
chaise pour mon père ; on le traitait avec respect.
J’ai été condamné à trois mois de détention
administrative. Mes amis chrétiens m’ont envoyé une Bible
et j’ai passé ma détention à étudier les Écritures et à suivre
machinalement la routine pénitentiaire. J’ai été libéré le jour
de Noël 2005. Mon père est resté en prison. Il y est toujours
à l’heure où j’écris ces lignes.

Les élections législatives approchaient, et tous les chefs


du Hamas voulaient être candidats. Ils m’écœuraient
toujours. Ils se promenaient, libres comme l’air, alors que le
seul homme à être vraiment qualifié pour diriger son peuple
languissait derrière des barbelés. Après les récents
événements, il n’en a pas fallu beaucoup pour convaincre
mon père de ne pas participer au scrutin. Il m’a fait passer
un message, me demandant de transmettre sa décision à
Mohammad Daraghmeh, commentateur politique de
l’Associated Press qui était également un bon ami.
Quand la nouvelle a été annoncée quelques heures plus
tard, mon téléphone s’est aussitôt mis à sonner. Les chefs
du Hamas avaient cherché à joindre mon père en prison,
mais il refusait de leur parler.
« Que se passe-t-il ? se sont-ils inquiétés. C’est une
catastrophe ! Nous courons à l’échec ! Si ton père ne se
présente pas, il donnera l’impression d’être hostile au
processus électoral.
– S’il ne veut pas y participer, ai-je répliqué, vous devez
respecter sa décision. »
J’ai reçu ensuite un appel d’Ismail Haniyeh, tête de liste
du Hamas, qui serait bientôt le nouveau Premier ministre de
l’Autorité palestinienne.
« Mosab, en tant que chef du mouvement, je te demande
d’organiser une conférence de presse et d’annoncer que ton
père est toujours sur la liste du Hamas. Explique que la
dépêche de l’Associated Press était une erreur. »
En plus de tout le reste, ils voulaient que je mente pour
eux. Avaient-ils oublié que l’islam interdit le mensonge, ou
s’en moquaient-ils, la politique n’ayant pas de religion ?
« Je ne peux pas faire ça, ai-je protesté. J’ai beaucoup de
respect pour toi, mais j’en ai encore plus pour mon père et
pour ma propre intégrité. » J’ai raccroché.
Une demi-heure plus tard, j’ai reçu des menaces de mort.
« Convoque cette conférence de presse immédiatement, a
lancé mon interlocuteur, ou nous te tuerons.
– Eh bien, tuez-moi. »
J’ai appelé Loai. Quelques heures plus tard, l’homme qui
m’avait menacé était arrêté.
Ces manœuvres d’intimidation me laissaient plutôt froid.
Mais quand mon père a appris ce qui se passait, il a appelé
personnellement Daraghmeh et lui a annoncé qu’il
participerait au scrutin. Puis il m’a demandé de me calmer
et d’attendre sa libération. Il s’occuperait du Hamas, m’a-t-il
assuré.
Évidemment, mon père ne pouvait pas faire campagne
depuis sa prison. Mais il n’en a pas eu besoin. Le Hamas a
affiché sa photo partout, encourageant tacitement tous les
électeurs à voter pour la liste de l’organisation. Et le soir des
élections, cheikh Hassan Yousef a été élu au Parlement avec
une forte majorité, entraînant tous les autres candidats avec
lui comme des fruits de bardane dans la crinière d’un lion.

J’ai revendu mes parts d’Electric Computer Systems à


mon associé, conscient que bien des éléments de ma vie
touchaient à leur terme.
Qui étais-je ? Quel avenir espérer ?
J’avais 27 ans, et je ne pouvais même pas fréquenter de
fille. Une chrétienne se serait effarouchée de ma réputation
de fils d’un grand dirigeant du Hamas. Une musulmane
n’aurait jamais voulu d’un chrétien arabe. Et quelle juive
aurait eu envie de fréquenter le fils d’Hassan Yousef ? En
admettant même qu’une fille accepte un rendez-vous, de
quoi aurions-nous parlé ? Quelle partie de ma vie partager
avec autrui ? En tout état de cause, quel genre de vie était-
ce ? Pour quoi avais-je tout sacrifié ainsi ? Pour la Palestine ?
Pour Israël ? Pour la paix ?
Qu’avais-je obtenu en échange de mon statut de super-
agent du Shin Bet ? Mon peuple vivait-il mieux ? Le sang
avait-il cessé de couler ? Mon père se trouvait-il chez lui,
avec les siens ? La sécurité d’Israël était-elle mieux
assurée ? Avais-je donné un exemple utile à mes frères et
sœurs ? J’avais l’impression d’avoir sacrifié près du tiers de
mon existence pour rien, pour la simple « poursuite du
vent », comme le dit le roi Salomon dans l’Ecclésiaste (4 :
16).
Je ne pouvais même pas partager ce que j’avais appris
sous ces différentes casquettes – ou cagoules. Qui me
croirait ?
J’ai téléphoné à Loai.
« Je ne peux plus travailler pour vous.
– Pourquoi ? Que s’est-il passé ?
– Rien. J’ai beaucoup de sympathie pour vous tous. J’adore
le travail de renseignement. Je suis peut-être même devenu
accro à ce boulot. Mais ça ne rime à rien. La guerre que
nous menons ne se gagnera pas par des arrestations, des
interrogatoires et des assassinats. Nos ennemis sont des
idées, et elles se fichent pas mal des incursions et des
couvre-feux. On ne fait pas sauter une idée à coups de
Merkava. Vous n’êtes pas notre problème, et nous ne
sommes pas le vôtre. Nous sommes tous comme des rats
pris au piège. Je ne peux plus continuer comme ça. Pour
moi, c’est fini. »
Je savais que c’était un coup dur pour le Shin Bet. Nous
étions en pleine guerre.
« Entendu, m’a répondu Loai. Je vais prévenir les
dirigeants du Shin Beth. Nous verrons bien ce qu’ils
disent. »
Lors de notre entrevue suivante, il m’a transmis le
message suivant : « Ma direction a une offre à te faire. Israël
a une grosse société de communications. Nous te
donnerons tout l’argent dont tu as besoin pour en créer une
sur le même modèle dans les territoires occupés. C’est une
chance en or. Ton avenir sera assuré jusqu’à la fin de tes
jours.
– Tu ne comprends pas. Ce n’est pas une question
d’argent. Ce qu’il y a, c’est que je tourne en rond.
– Les gens ont besoin de toi ici, Mosab.
– Je trouverai un autre moyen de les aider, mais plus
comme ça. Le Shin Beth lui-même ne voit pas où ça mène.
– Qu’est-ce que tu veux, alors ?
– Quitter le pays. »
Loai a fait part de notre entretien à ses supérieurs.
Chacun campait sur ses positions, la direction du Shin Beth
exigeant que je reste, quand je m’obstinais à vouloir partir.
« Bon, d’accord, ont-ils dit enfin. Si tu veux, passe
plusieurs mois en Europe, même un an, à condition que tu
promettes de revenir.
– Je ne veux pas aller en Europe, mais aux États-Unis. J’ai
des amis là-bas. Je reviendrai peut-être dans un an. Mais ça
peut aussi durer deux ans, ou bien cinq. Je ne sais pas. Tout
ce que je sais pour le moment, c’est qu’il faut que je souffle
un peu.
– Les États-Unis ? Ce sera difficile. Ici, tu as de l’argent,
une situation et tout le monde te protège. Tu t’es fait une
solide réputation, tu as monté une boîte qui marche, tu vis
très confortablement. Tu imagines ce qui t’attend aux États-
Unis ? Tu ne seras rien là-bas, tu n’auras aucune influence. »
J’ai répondu que ça m’était bien égal, j’étais prêt à faire la
plonge s’il le fallait. Face à mon insistance, mes
interlocuteurs ont durci le ton.
« Non. Pas question que tu partes aux États-Unis.
Éventuellement en Europe, mais pas longtemps. Pars si tu
veux, amuse-toi. Nous continuerons à te verser ton salaire.
Vas-y, fais une pause. Tu reviendras après.
– J’ai compris, me suis-je énervé. Je rentre chez moi. Je ne
ferai plus rien pour vous. Je ne sortirai plus de chez moi
parce que je ne veux pas risquer de repérer un kamikaze et
de devoir vous avertir. Inutile de m’appeler. Je ne travaille
plus pour vous. »

De retour chez mes parents, j’ai éteint mon portable. Ma


barbe est devenue longue et épaisse. Ma mère se faisait un
sang d’encre pour moi, elle venait souvent dans ma
chambre voir ce que je faisais et prendre des nouvelles. Les
jours passaient, je lisais la Bible, j’écoutais de la musique, je
regardais la télévision. Je réfléchissais aux dix années qui
venaient de s’écouler et je luttais contre la dépression.
Un jour, alors que cette situation durait déjà depuis trois
mois, ma mère m’a appelé. On me demandait au téléphone.
Je lui ai répondu que je ne voulais parler à personne. Mais
l’homme au bout du fil assurait que c’était urgent, qu’il était
un vieil ami et qu’il connaissait mon père.
C’était un agent du Shin Bet.
« Il faut qu’on te voie, m’a-t-il dit. C’est très important.
Nous avons de bonnes nouvelles pour toi. »
Je suis allé au rendez-vous. Ma défection les avait mis
dans l’impasse. Ils comprenaient que ma décision était sans
appel.
« C’est entendu, on te laisse partir pour les États-Unis,
mais seulement quelques mois. Tu dois nous promettre de
revenir.
– Je ne comprends pas pourquoi vous vous obstinez à
exiger quelque chose que vous n’obtiendrez pas, ai-je
déclaré calmement mais avec fermeté.
– Bon, tu peux partir, mais à deux conditions.
Premièrement, engage un avocat et dépose une demande
d’autorisation de sortie du pays pour raisons médicales, par
l’intermédiaire d’un tribunal. Autrement, tu seras grillé.
Deuxièmement, tu reviens. »
Le Shin Bet n’autorisait les membres du Hamas à franchir
les frontières que s’ils avaient besoin d’un traitement
médical qu’ils ne pouvaient pas suivre à l’intérieur des
territoires palestiniens. Un problème de mâchoire
m’empêchait de serrer les dents, et l’intervention
chirurgicale ne pouvait pas se pratiquer en Cisjordanie. Cela
ne m’avait jamais préoccupé outre mesure, mais après tout,
c’était un prétexte comme un autre. J’ai donc engagé un
avocat pour qu’il adresse un dossier médical au tribunal et
demande en mon nom l’autorisation de me rendre aux
États-Unis pour me faire opérer.
Il s’agissait de monter un dossier juridique inattaquable
censé faire croire que je me débattais contre une
administration hostile pour essayer de sortir d’Israël. Si le
Shin Bet me laissait partir sans difficulté, on crierait au
favoritisme. Certains s’interrogeaient sur ce que j’avais
donné aux Israéliens en échange. Il fallait donc agir comme
s’ils me compliquaient la vie en me mettant des bâtons
dans les roues.
Mais l’avocat que j’avais choisi ne m’a été d’aucune
utilité, bien au contraire. Manifestement, il ne croyait pas à
mes chances de succès. Il a souhaité être payé d’avance –
ce que j’ai accepté –, puis il s’est tourné les pouces. Le Shin
Bet n’avait aucun dossier administratif à constituer, parce
qu’il ne recevait rien de mon avocat. J’ai relancé ce dernier
chaque semaine pour savoir comment mon affaire avançait.
Il devait juste s’occuper des papiers, mais il ne cessait
d’atermoyer et de mentir. Il y avait un problème, disait-il.
Des complications. Il réclamait constamment davantage
d’argent, et je lui en donnais chaque fois.
Cela a duré six mois. Enfin, le 1er janvier 2007, j’ai reçu
l’appel tant attendu.
« Vous avez l’autorisation de partir », m’a annoncé
l’avocat comme s’il venait de régler le problème de la faim
dans le monde.

« Pourrais-tu rencontrer un des chefs du Hamas une toute


dernière fois au camp de réfugiés de Jalazone ? m’a
demandé Loai. Tu es le seul…
– Je quitte le pays dans cinq heures.
– OK, a-t-il capitulé. Sois prudent et reste en contact avec
nous. Appelle-nous dès que tu auras franchi la frontière, que
l’on sache que tout va bien. »
J’ai averti mes amis en Californie de ma venue. Bien sûr,
ils ignoraient que j’étais le fils d’un haut dirigeant du Hamas
et un espion du Shin Bet, mais ils ont été enchantés. J’ai
préparé quelques affaires et je suis allé prévenir ma mère.
Elle était déjà couchée.
M’agenouillant près de son lit, je lui ai expliqué que dans
quelques heures je passerais la frontière de la Jordanie et
que de là, je prendrais l’avion pour les États-Unis. Je ne
pouvais évidemment pas lui expliquer pourquoi, même en
cet instant.
Son regard a été éloquent. Ton père est en prison. Tu es
comme un père pour tes frères et sœurs. Que vas-tu faire en
Amérique ? Je savais qu’elle n’avait aucune envie de me
voir partir. Cependant, elle voulait me voir retrouver la paix
de l’esprit. Elle m’a souhaité de commencer une vie
nouvelle là-bas, après les nombreux dangers que j’avais
courus chez nous. Elle était pourtant loin d’imaginer tout ce
que j’avais vécu.
« Je veux t’embrasser pour te dire au revoir, a-t-elle
ajouté. Réveille-moi avant de partir demain matin. »
Elle m’a béni. Comme je partais très tôt, il ne fallait pas
qu’elle se lève, lui ai-je expliqué. Mais c’était ma mère. Elle
a veillé avec moi toute la nuit dans notre salon, avec mes
frères et sœurs et mon ami Jamal.
En rassemblant mes dernières affaires, j’étais sur le point
d’emballer ma Bible – celle qui contenait toutes mes notes,
que j’avais étudiée pendant des années, même en prison –,
quand j’ai eu envie de la donner à Jamal.
« Je n’ai pas de cadeau plus précieux à te faire avant mon
départ, lui ai-je expliqué. Voici ma Bible. Lis-la et suis-la. »
J’étais sûr qu’il ferait ce que je lui conseillais chaque fois
qu’il penserait à moi. J’ai vérifié que j’avais assez d’argent
pour tenir quelque temps, puis je suis sorti de la maison en
direction du pont Allenby, qui relie Israël à la Jordanie.

J’ai franchi sans difficulté le point de contrôle israélien.


Après m’être acquitté de la taxe de sortie de 35 dollars, je
suis entré dans l’immense bâtiment des services
d’immigration équipé de détecteurs de métaux et
d’appareils à rayonsX, celui qui abritait la sinistre
salle 13 où l’on interrogeait les suspects. Mais toutes ces
machines, au même titre que les fouilles corporelles, étaient
essentiellement destinées à ceux qui voulaient entrer en
Israël depuis la Jordanie – pas à ceux qui en sortaient.
Le terminal grouillait de passagers en short, en kippa et
en keffieh, en voile et en casquette. Certains portaient des
sacs à dos ou des bananes à la ceinture, d’autres
poussaient des chariots chargés de bagages. Enfin je suis
monté dans un des grands bus JETT – le seul moyen de
transport autorisé sur le pont en béton.
Ça va, me suis-je rassuré, c’est presque fini.
Mais j’étais encore un peu paranoïaque. Le Shin Bet ne
laissait pas les gens comme moi sortir du pays, je le savais
parfaitement. C’était une première. Même Loai avait été
surpris que l’on m’y autorise.
En arrivant du côté jordanien, j’ai présenté mon
passeport. Il expirait un mois plus tard et malgré mon visa
américain encore valable trois ans j’étais soucieux.
« Je vous en prie, ai-je pensé, laissez-moi entrer en
Jordanie pour un seul jour. C’est tout ce dont j’ai besoin. »
Je m’inquiétais pour rien. Il n’y a pas eu l’ombre d’un
problème. J’ai pris un taxi pour Amman et réservé une place
sur un vol d’Air France. Après quelques heures dans un
hôtel, j’ai rejoint l’aéroport international d’Amman.
Dans l’avion à destination de la Californie, avec escale à
Paris, j’ai médité sur ce que je laissais derrière moi, sur les
bonnes et les mauvaises choses – ma famille et mes amis,
mais aussi les incessantes effusions de sang, le gâchis,
l’inutilité de tout cela.
Il m’a fallu un moment pour me faire à l’idée que j’étais
vraiment libre – libre d’être enfin moi-même, affranchi des
réunions clandestines et des prisons israéliennes, dégagé
de l’obligation de regarder constamment par-dessus mon
épaule. C’était bizarre. Et merveilleux.

Un jour, je marchais le long d’un trottoir en Californie


quand j’ai repéré un visage familier venant dans ma
direction. C’était Maher Odeh, le cerveau de tant
d’attentats-suicides – l’homme auquel les brutes armées
d’Arafat avaient rendu visite en 2000 dans leur Chevrolet
verte. Je les avais dénoncés, révélant leur rôle fondateur au
sein des fantomatiques Brigades des martyrs d’Al-Aqsa.
Je n’étais pas tout à fait sûr que ce soit bien Odeh. Les
gens ont souvent l’air tellement différents dans un autre
contexte. J’espérais me tromper. Le Hamas n’a jamais eu
l’audace de mener une opération suicide en Amérique. Sa
présence serait un mauvais signe pour les États-Unis. Pour
moi aussi.
Nos regards se sont croisés une fraction de seconde. Je
suis presque sûr d’avoir remarqué un éclair de surprise dans
ses yeux avant qu’il ne poursuive son chemin.
Épilogue

En juillet 2008, j’ai raconté à mon ami Avi Issacharoff, qui


travaille pour le quotidien Haaretz, ma conversion au
christianisme. Je voulais que la nouvelle soit annoncée par
Israël et non par un pays occidental. Le Haaretz a publié son
article sous le titre « Le fils prodigue ».
Ma profession de foi publique a brisé le cœur de ma mère
et de mon père, de mes frères et sœurs et de mes amis.
Mon ami Jamal a été l’un des seuls à épauler ma famille
accablée de honte et à pleurer avec elle. Très seul après
mon départ, Jamal a rencontré une séduisante jeune
femme, il s’est fiancé puis marié deux semaines après la
publication de l’article de Haaretz.
Invitée à son mariage, ma famille n’a pu retenir ses
larmes, la cérémonie lui rappelant cruellement ma
situation : j’avais détruit toutes mes chances d’avenir, je ne
me marierais jamais et ne pourrais jamais fonder une
famille musulmane. En les voyant aussi tristes, le jeune
marié lui-même a fondu en larmes. La plupart des autres
invités de la noce ont pleuré également, mais sans doute
pour d’autres raisons.
« Tu n’aurais pas pu attendre deux semaines après mon
mariage pour faire ta déclaration ? m’a demandé Jamal au
téléphone un peu plus tard. Tu peux te vanter d’avoir gâché
le plus beau jour de ma vie. »
J’étais consterné. Heureusement, Jamal est resté mon ami.

Mon père a appris la nouvelle en prison. Un jour au réveil,


on l’a informé que son fils aîné s’était converti au
christianisme. Selon lui, j’ai détruit mon avenir et celui de sa
famille. Il est persuadé que je serai conduit en enfer sous
ses yeux et que nous serons alors séparés pour l’éternité.
Il a pleuré à chaudes larmes, refusant de quitter sa cellule.
Des détenus de toutes les factions sont allés le voir. « Nous
sommes tous tes fils, Abu Mosab, lui ont-ils dit. Calme-toi,
s’il te plaît. »
Une semaine plus tard, ma sœur de dix-sept ans, Anhar,
le seul membre de la famille autorisé à lui rendre visite, lui a
appris dès le premier regard au parloir que les informations
publiées dans la presse étaient vraies. Il s’est effondré.
D’autres prisonniers ont quitté leurs proches pour lui baiser
la tête et pleurer avec lui. Il a essayé en vain de reprendre
son souffle pour leur présenter ses excuses. Les gardiens
israéliens eux-mêmes, qui avaient un profond respect pour
lui, pleuraient.
Je lui ai envoyé une lettre de six pages, lui expliquant à
quel point il importait qu’il découvre la vraie nature du Dieu
qu’il avait toujours aimé, sans le connaître.
Mes oncles ont attendu avec impatience que mon père me
renie. Constatant qu’il n’en faisait rien, ils lui ont tourné le
dos ainsi qu’à ma mère et à mes frères et sœurs. Mon père
sait que s’il me renie, des terroristes du Hamas me tueront.
Il a donc continué à me protéger, malgré la profonde
blessure que je lui ai infligée.
Huit semaines plus tard, les détenus de la prison Ktzi’ot
du Néguev ont menacé de se révolter. Le Shabas, le service
des prisons israélien, a demandé à mon père s’il pouvait
désamorcer la situation.
Un jour, ma mère, avec qui j’étais en relation au moins
une fois par semaine depuis mon arrivée aux États-Unis,
m’a appelé.
« Ton père est dans le Néguev. Des détenus ont réussi à
introduire des téléphones portables dans la prison. Tu
aimerais lui parler ? »
J’avais peine à y croire. Je n’avais pas imaginé pouvoir
m’entretenir avec lui avant sa sortie.
J’ai composé le numéro. Pas de réponse. J’ai réessayé.
« Allô ! »
Sa voix. Ma gorge s’est nouée.
« Bonjour, père.
– Bonjour, toi.
– Ta voix me manque.
– Comment vas-tu ?
– Je vais bien. Mais peu importe. Et toi, comment vas-tu ?
– Ça va. Nous sommes venus ici parler aux prisonniers et
essayer de rétablir le calme. »
Il se préoccupait toujours des autres en priorité. Il n’avait
pas changé. Et il ne changerait jamais.
« Tu t’en sors, aux États-Unis ?
– Oui, très bien. J’écris un livre… »
Chaque prisonnier n’avait droit qu’à dix minutes de
conversation, et mon père n’aurait jamais abusé de sa
position pour obtenir un privilège. J’avais envie de lui parler
de ma nouvelle vie, mais il a refusé d’aborder le sujet.
« Peu importe ce qui s’est passé, m’a-t-il dit, tu es
toujours mon fils. Tu fais partie de moi-même, et il en sera
toujours ainsi. Nous n’avons pas les mêmes idées, mais tu
restes mon petit enfant. »
J’étais bouleversé. Cet homme était incroyable.
J’ai rappelé le lendemain. La mort dans l’âme, il m’a
écouté.
« J’ai un secret à te confier, ai-je commencé. Je préfère
t’en parler maintenant, pour t’éviter de l’apprendre par les
médias. »
Je lui ai expliqué que j’avais travaillé pour le Shin Bet
pendant dix ans. Que s’il était encore en vie, c’était parce
que j’avais accepté qu’il soit emprisonné pour sa propre
sécurité. Que son nom figurait en tête de la liste des
hommes à abattre établie par les autorités israéliennes – et
que s’il était encore en prison c’est parce que je n’étais plus
là pour assurer sa protection.
Mon père est resté muet.
« Je t’aime, ai-je conclu. Tu seras toujours mon père. »
Conclusion

Mon plus grand espoir en racontant mon histoire est de


faire comprendre à mon propre peuple – les fidèles
musulmans palestiniens qui se font exploiter par des
régimes corrompus depuis des siècles – que la vérité peut le
libérer.
J’ai aussi écrit ce livre pour que le peuple israélien garde
espoir. Si un homme comme moi, né au sein d’une
organisation terroriste vouée à la disparition d’Israël, a
appris à aimer les Israéliens et, surtout, accepté de risquer
sa vie pour eux, tout n’est pas perdu.
Mon histoire contient également un message destiné aux
chrétiens. Nous devons tirer la leçon des souffrances de
mon peuple, accablé d’un lourd fardeau dans ses efforts
pour essayer d’obtenir la grâce divine. Il faut dépasser les
règles religieuses que nous nous imposons, aimer nos
prochains – du monde entier – inconditionnellement. Si nous
voulons représenter Jésus aux yeux du monde, nous devons
porter Son message d’amour. Si nous voulons suivre Jésus,
nous devons nous attendre à être persécutés et nous réjouir
d’être persécutés pour Lui.
Quant aux spécialistes du Proche-Orient, décisionnaires
politiques, universitaires et responsables de services de
renseignement, j’ai l’espoir que cette histoire toute simple
leur permettra de mieux cerner les problèmes d’une des
régions les plus troublées de la planète, et les solutions
qu’ils pourraient y apporter.

Je sais que beaucoup, notamment ceux qui comptent le


plus pour moi, ne comprendront ni mes motivations ni mon
analyse.
Certains m’accuseront d’avoir agi pour l’argent. En fait, je
gagnais paradoxalement tout ce que je voulais dans mon
existence précédente alors que je vis aujourd’hui au jour le
jour. S’il est vrai que ma famille a connu des difficultés
financières, surtout pendant les longues incarcérations de
mon père, j’avais fini par devenir un jeune homme
relativement riche. Grâce au salaire versé par le
gouvernement, je gagnais dix fois le revenu moyen des
habitants de mon pays. Je menais une vie confortable, avec
deux maisons et une voiture de sport flambant neuve. Et
j’aurais pu gagner encore plus.
Quand j’ai annoncé aux Israéliens que je ne voulais plus
travailler pour eux, ils m’ont proposé de financer la création
de ma propre société de communication. Cette affaire
m’aurait permis de gagner des millions de dollars si j’avais
accepté de rester. Déclinant l’offre, je suis parti pour les
États-Unis, où faute de trouver un emploi à temps plein je
me suis retrouvé presque à la rue. J’espère un jour ne plus
avoir de problèmes financiers, même si j’ai appris que
l’argent ne me satisfera jamais. S’il était mon principal
objectif, j’aurais au moins accepté certaines propositions de
dons reçues depuis mon installation aux États-Unis. Mais j’ai
refusé, car je ne veux pas faire de l’argent une priorité – ni
donner l’impression que c’est un moteur de mon action.
Certains penseront peut-être que j’agis ainsi pour attirer
l’attention. Mais ce serait oublier que j’occupais une position
très en vue dans mon propre pays.

J’ai eu nettement plus de mal à renoncer au pouvoir et à


l’autorité dont je jouissais en tant que fils d’un haut
dirigeant du Hamas. En y goûtant, j’ai appris que l’on peut
facilement en devenir dépendant – plus encore que de
l’argent. J’aimais l’ascendant dont je jouissais dans mon
ancienne vie. Mais quand on est dépendant de quelque
chose, même du pouvoir, on subit une emprise bien plus
forte que celle que l’on exerce.
La liberté, une profonde aspiration à la liberté : voilà ce
qui est au cœur de mon histoire.
Je suis le fils d’un peuple asservi depuis des siècles par
des systèmes corrompus.
J’étais prisonnier des Israéliens au moment où mes yeux
se sont dessillés et où j’ai compris que le peuple palestinien
était autant opprimé par ses propres dirigeants que par
Israël.
Ma religion exige une stricte adhésion à des règles
rigoureuses pour plaire au dieu du Coran et accéder au
paradis.
J’avais de l’argent, du pouvoir et du prestige dans mon
ancienne vie, mais j’aspirais surtout à être libre. Or la liberté
impliquait, entre autres, de renoncer à la haine, aux
préjugés et au désir de vengeance.

Le message de Jésus – aimez vos ennemis – m’a


définitivement libéré. Peu importe désormais qui sont mes
amis, qui sont mes ennemis. Je suis censé les aimer tous,
indistinctement. Et je peux entretenir une relation d’amour
avec un Dieu qui m’aide à aimer autrui.
Entretenir cette relation avec Dieu n’est pas seulement la
source de ma liberté, c’est la clé de ma nouvelle vie.
À l’issue de la lecture de ce livre, il ne faudrait pas croire
que je suis devenu une sorte de chrétien de choc. Je lutte
toujours. Je dois le peu que je sais de ma foi et le peu que
j’en comprends aux études et à la lecture de la Bible.
Autrement dit, je suis un adepte de Jésus-Christ, mais je
commence à peine à devenir son disciple.
Je suis né et j’ai été élevé dans un milieu religieux où le
salut se gagne prétendument par des actes. J’ai beaucoup
de choses à désapprendre pour pouvoir accueillir la vérité :
Il vous faut, renonçant à votre existence passée, vous
dépouiller du vieil homme qui se corrompt sous l’effet
des convoitises trompeuses ; il vous faut être
renouvelés par la transformation spirituelle de votre
intelligence et revêtir l’homme nouveau, créé selon
Dieu, dans la justice et la sainteté qui viennent de la
vérité.
Éphésiens (4 : 22 - 24)

Comme beaucoup d’autres chrétiens, je me suis repenti


de mes péchés. Je sais que Jésus est le Fils de Dieu qui s’est
fait homme, qui est mort pour nos péchés, est ressuscité
d’entre les morts et est assis à la droite du Père. J’ai été
baptisé. Mais j’ai l’impression d’avoir à peine franchi la
porte du royaume de Dieu. On me dit qu’il y a encore
beaucoup, beaucoup de choses à découvrir. Et je veux
toutes les connaître.
En attendant, je continue à me battre contre le monde, la
chair et le démon. J’ai toujours des opinions erronées, et des
idées confuses. Je me heurte parfois à des problèmes qui
me paraissent insolubles. Mais j’ai bon espoir de devenir, à
l’image de l’apôtre Paul qui se décrivait à Timothée comme
« le premier des pécheurs » (Timothée 1 : 15), ce que Dieu
veut que je sois, pourvu que je ne renonce pas.
Alors, si vous me croisez dans la rue, je vous en prie, ne
me demandez pas conseil, ne me demandez pas ce que
veut dire tel ou tel verset des Écritures, car vous en savez
sans doute déjà plus que moi. Au lieu de me considérer
comme un trophée spirituel, priez pour moi. Priez pour que
je grandisse dans ma foi et n’écrase pas trop d’orteils en
apprenant à danser avec le Fiancé.

Tant que nous continuerons à chercher des ennemis


partout sauf à l’intérieur de nous-mêmes, le problème du
Proche-Orient restera insoluble.
La religion n’est pas la solution. La religion sans Jésus
n’est que pharisaïsme. Rejeter le joug de l’oppression ne
réglera rien non plus. Libéré de l’oppression de l’Europe,
Israël est devenu l’oppresseur. Libérés de la persécution, les
musulmans sont devenus les persécuteurs. Les anciennes
victimes de maltraitance maltraitent souvent leurs conjoints
ou leurs enfants. C’est un cliché, mais c’est vrai : les gens
blessés, s’ils ne sont pas guéris, ont tendance à blesser les
autres.
Manipulé par des mensonges, poussé par le racisme, la
haine et la soif de vengeance, j’étais à deux doigts de
devenir comme eux. Mais en 1999, j’ai rencontré le seul vrai
Dieu. Il est le Père dont l’amour indicible s’est manifesté à
travers le sacrifice de son Fils unique, crucifié pour expier
les péchés du monde. Il est le Dieu qui, trois jours plus tard,
a prouvé sa puissance et sa vertu en ressuscitant Jésus
d’entre les morts. Il est le Dieu qui, non seulement
m’ordonne d’aimer et de pardonner mes ennemis comme Il
m’a aimé et m’a pardonné, mais qui me donne le pouvoir de
le faire.

La vérité et le pardon sont la seule solution pour le


Proche-Orient. La difficulté, surtout entre Israéliens et
Palestiniens, n’est pas de trouver la solution. La difficulté est
d’être le premier à être assez courageux pour l’épouser.
Les acteurs

Famille de Mosab Hassan Yousef


Cheikh Yousef Dawood – son grand-père paternel
Cheikh Hassan Yousef – son père ; cofondateur et dirigeant
du Hamas depuis 1986
Sabha Abu Salem – sa mère

Ibrahim Abu Salem – son oncle (le frère de sa mère) ;


cofondateur des Frères musulmans en Jordanie
Dawood – son oncle (le frère de son père)
Yousef Dawood – son cousin, fils de Dawood, qui l’a aidé à
acheter des armes défectueuses
Frères de Mosab – Sohayb (né en 1980), Seif (1983), Oways
(1985), Mohammad (1987), Naser (1997)
Sœurs de Mosab – Sabeela (1979), Tasneem (1982), Anhar
(1990)

Acteurs principaux (par ordre d’apparition)


Hassan al-Banna – réformateur égyptien, fondateur des
Frères musulmans
Jamal Mansour – cofondateur du Hamas en 1986 ; assassiné
par Israël
Ibrahim Kiswani – ami de Mosab qui l’a aidé à acheter des
armes défectueuses
Loai – agent traitant de Mosab au Shin Bet
Marouane Barghouti – secrétaire général du Fatah
Maher Odeh – dirigeant du Hamas, responsable de la
branche sécurité du Hamas en prison
Saleh Talahme – terroriste du Hamas, ami de Mosab
Ibrahim Hamed – responsable de la branche sécurité du
Hamas en Cisjordanie
Sayyed al-Cheikh Qassem – terroriste du Hamas
Hasaneen Rummanah – terroriste du Hamas
Khalid Meshaal – dirigeant du Hamas à Damas, Syrie
Abdullah Barghouti – artificier

Autres acteurs (par ordre alphabétique)


Abdel Aziz al-Rantissi – dirigeant du Hamas ; chef du camp
de déportés au Liban
Abdel-Basset Odeh – kamikaze du Hamas, Park Hotel
Abu Ali Mustafa – secrétaire général du FPLP ; assassiné par
Israël
Abu Saleem – boucher ; voisin fou de Mosab
Adib Zeyadeh – dirigeant clandestin du Hamas
Ahmad Ghandour – un des premiers dirigeants des Brigades
des martyrs d’Al-Aqsa
Ahmad al-Faransi – lieutenant de Marouane Barghouti
Ahmed Yassin – cofondateur du Hamas en 1986 ; assassiné
par Israël
Akel Sorour – ami de Mosab et codétenu
Amar Salah Diab Amarna – premier auteur reconnu d’un
attentat-suicide du Hamas
Amer Abu Sarhan – a poignardé à mort trois Israéliens
en 1989
Amnon – juif converti au christianisme, codétenu de Mosab
Anas Rasras – dirigeant du Maj’d à la prison de Megiddo
Ariel Sharon – onzième Premier ministre d’Israël (2001-
2006)
Avi Dichter – chef du Shin Bet
Ayman Abu Taha – cofondateur du Hamas en 1986
Aziz Kayed – dirigeant clandestin du Hamas
Baruch Goldstein – médecin d’origine américaine qui a
assassiné vingt-neuf Palestiniens à Hébron pendant le
Ramadan en 1994
Bilal Barghouti – cousin de l’artificier du Hamas Abdullah
Barghouti
Bill Clinton – quarante-deuxième président des États-Unis
(1992-2000)
Capitaine Shai – officier des Forces de défense israéliennes
Daya Muhammad Hussein al-Tawil – kamikaze de
l’échangeur de French Hill
Ehud Barak – dixième Premier ministre d’Israël (1999-2001)
Fathi Shaqaqi – fondateur du Djihad islamique palestinien et
organisateur d’attentats-suicides
Fouad Shoubaki – principal représentant financier de
l’Autorité palestinienne pour les opérations militaires
Hassan Salameh – ami de Yahya Ayyash, qui lui a appris à
fabriquer des bombes
Hussein, roi – roi de Jordanie (1952-1999)
Imad Akel – dirigeant des Brigades Al-Qassam, branche
militaire du Hamas ; tué par les Israéliens
Ismail Haniyeh – Premier ministre palestinien élu en 2006
Izz al-Din Shuheil al-Masri – kamikaze de la pizzeria Sbarro
Jamal al-Dura – père de Mohammed al-Dura, 12 ans, qui
d’après les Palestiniens a été tué par des soldats
israéliens au cours d’une manifestation des forces de
sécurité palestiniennes à Gaza
Jamal al-Taweel – dirigeant du Hamas en Cisjordanie
Jamal Salim – dirigeant du Hamas tué lors de l’assassinat de
Jamal Mansour à Naplouse
Jalim Hamami – cofondateur du Hamas en 1986
Jibril Rajoub – responsable de la sécurité pour l’Autorité
palestinienne
Juma’a – fossoyeur du cimetière proche de la maison où
Mosab a passé son enfance
Kofi Annan – septième secrétaire général des Nations unies
(1997-2006)
Leonard Cohen – auteur-compositeur-interprète canadien
Mahmud Muslih – cofondateur du Hamas en 1986
Mohammad (Mahomet) – fondateur de l’islam
Mohammad Daraghmeh – journaliste palestinien
Mohammed al-Dura – garçon de 12 ans qui d’après les
Palestiniens a été tué par des soldats israéliens au cours
d’une manifestation des forces de sécurité palestiniennes
à Gaza
Mohammed Arman – membre d’une cellule terroriste du
Hamas
Mosab Talahme – fils aîné du terroriste Saleh Talahme
Muhammad Jamal al-Natsheh – cofondateur du Hamas
en 1986 et chef de sa branche militaire en Cisjordanie
Muhaned Abu Halawa – membre des Brigades des martyrs
d’Al-Aqsa
Najeh Madi – dirigeant clandestin du Hamas
Nissim Toledano – membre de la police israélienne des
frontières tué par le Hamas
Ofer Dekel – officier du Shin Bet
Rehavam Ze’evi – ministre israélien du Tourisme assassiné
par des terroristes du FPLP
Saddam Hussein – dictateur irakien qui a envahi le Koweït
en 1990
Saeb Erekat – ministre palestinien
Saeed Hotari – kamikaze du Dolphinarium
Salah Hussein – dirigeant clandestin du Hamas
Sami Abu Zuhri – porte-parole du Hamas à Gaza
Shada – ouvrier palestinien tué par erreur par l’artilleur d’un
char israélien
Shimon Peres – neuvième président d’Israël qui a pris ses
fonctions en 2007 ; il a également été Premier ministre et
ministre des Affaires étrangères
Shlomo Sakal – commerçant israélien, poignardé à mort à
Gaza
Tsibouktsakis Germanus – moine grec orthodoxe assassiné
par Ismail Radaida
Yahya Ayyash – artificier auquel on attribue d’avoir mis au
point la technique de l’attentat-suicide dans le conflit
israélo-palestinien
Yasser Arafat – longtemps président de l’OLP, président de
l’Autorité palestinienne ; mort en 2004
Yisrael Ziv – général de division israélien
Yitzhak Rabin – cinquième Premier ministre d’Israël (1974-
1977 ; 1992-1995) ; assassiné par un extrémiste israélien
de droite, Yigal Amir, en 1995
Zakaria Botros – prêtre copte qui a conduit au Christ
d’innombrables musulmans, grâce à la télévision par
satellite, en dénonçant les erreurs du Coran et en révélant
la vérité des Écritures
Glossaire

abu – fils de
Accords d’Oslo – accords conclus en 1993 entre Israël et
l’Organisation de libération de la Palestine
adad – nombre
adhan – appel musulman à la prière, qui a lieu cinq fois par
jour
Al-Fatihah – première sourate (passage) du Coran, lue par
l’imam ou par un chef religieux
Al-Jazeera – chaîne arabe d’informations par satellite, basée
au Qatar
Allah – nom arabe de Dieu
Autorité palestinienne (AP) – constituée en 1994, selon les
termes des accords d’Oslo, en tant qu’organe de
gouvernement de la Cisjordanie et de Gaza
baklava – pâtisserie faite de plusieurs couches de pâte,
fourrée de noix pilées et sucrée au miel
Brigades des martyrs d’Al-Aqsa – groupe terroriste formé
pendant la deuxième Intifada à partir de plusieurs
groupes de résistance, qui se livre à des attentats-suicides
et à d’autres attaques contre des cibles israéliennes
Brigades Ezedeen Al-Qassam – branche militaire du Hamas
caliphat – direction politique islamique
chiites – deuxième plus grande branche religieuse de
l’islam, après les sunnites
charia – loi religieuse islamique
cheikh – ancien ou chef musulman
cocktail Molotov – bombe généralement formée d’une
bouteille remplie d’essence avec un chiffon en guise de
mèche, que l’on enflamme avant de la lancer contre une
cible
Conseil de la choura – dans l’islam, groupe de sept
décisionnaires
Coran – livre saint de l’islam
dinar – monnaie officielle de la Jordanie, utilisée dans toute
la Cisjordanie parallèlement au shekel israélien
djihad – signifie littéralement « lutte », mais est interprété
par les groupes islamiques militants comme un appel à la
lutte armée, et même au terrorisme
Djihad islamique – mouvement de résistance islamique en
Cisjordanie et à Gaza, figurant sur la liste des
organisations terroristes établie par les États-Unis, l’Union
européenne et d’autres
émir – mot arabe désignant un chef ou un commandant
Empire ottoman – empire turc qui dura
d’environ 1299 à 1923
Fatah – la plus grande faction politique de l’Organisation de
libération de la Palestine
fatwa – avis ou décret juridique concernant la loi islamique,
émis par un spécialiste du droit islamique
Force 17 – commando d’élite de Yasser Arafat
Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) –
organisation laïque marxiste-léniniste opposée à
l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza
Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) –
organisation de résistance marxiste-léniniste en
Cisjordanie et à Gaza
guerre des Six-Jours – courte guerre qui opposa
en 1967 Israël et l’Égypte, la Jordanie et la Syrie
hadith – traditions orales de l’islam
hadj – pèlerinage à la Mecque
Hamas – mouvement de résistance islamique de Cisjordanie
et de Gaza, figurant sur la liste des organisations
terroristes établie par les États-Unis, l’Union européenne
et d’autres
Hezbollah – organisation politique et paramilitaire islamique
établie au Liban
hijab – voile ou autre parure de tête porté par certaines
musulmanes
imam – chef islamique, généralement d’une mosquée
intifada – révolte ou soulèvement
jalsa – groupe d’études islamiques
kalachnikov – fusil d’assaut russe AK-47 ; inventé par Mikhaïl
Kalachnikov
Knesset – branche législative du gouvernement israélien
Ktzi’ot – camp-prison israélien dans le désert du Néguev où
Mosab a passé un certain temps
Kurdes – groupe ethnique dont la plupart des membres
vivent au Kurdistan, qui s’étend à la fois sur l’Iraq, l’Iran,
la Syrie et la Turquie
La Mecque – le plus grand lieu saint de l’islam, situé en
Arabie saoudite, où le prophète Mahomet a fondé sa
religion
Likoud – parti politique israélien de droite
maj’d – branche du Hamas chargée de la sécurité
Maskobiyeh – centre de détention israélien dans Jérusalem-
Ouest
Médine – le deuxième plus grand lieu saint de l’islam : site
de la sépulture de Mahomet en Arabie saoudite
Megiddo – camp de détention dans le nord d’Israël
Merkava – char de combat utilisé par l’armée israélienne
mi’var – à Megiddo, bloc où les détenus passaient un certain
temps avant de rejoindre la population du camp
minaret – haute tour d’une mosquée d’où un chef religieux
musulman appelle les fidèles à la prière
mont du Temple – dans la vieille Jérusalem, emplacement de
la mosquée Al-Aqsa et du dôme du Rocher, le plus vieux
bâtiment islamique du monde et pour les Juifs
emplacement des premier et deuxième Temples
mosquée – lieu de culte et de prière musulman
mosquée Al-Aqsa – troisième grand lieu saint de l’islam où,
selon les musulmans, a eu lieu l’ascension de Mahomet ;
située sur le mont du Temple, le plus grand lieu saint des
Juifs, où se trouverait l’emplacement des temples juifs
antiques
Mossad – service de renseignement étranger d’Israël,
comparable à la CIA
Munkar et Nakir – anges qui, croit-on, torturent les morts
opération Bouclier défensif – grande opération militaire
lancée par l’armée israélienne pendant la deuxième
Intifada
Organisation de libération de la Palestine (OLP) –
organisation politique et de résistance, dirigée par Yasser
Arafat de 1969 à 2004
Parti travailliste – parti politique israélien de gauche
socialiste/ sioniste
pont Allenby – pont sur le Jourdain entre Jéricho et la
Jordanie ; construit à l’origine par le général britannique
Edmund Allenby en 1918
rak’ah – ensemble de prières et de postures islamiques
Ramadan – mois de jeûne destiné à commémorer la
révélation du Coran à Mahomet
sawa’ed – agents de la branche de sécurité du Hamas dans
les camps de détention israéliens ; ils jetaient des balles
contenant des messages d’une section à une autre
Scud – missile balistique mis au point par l’Union soviétique
pendant la guerre froide
Septembre noir – affrontement sanglant entre le
gouvernement jordanien et les organisations
palestiniennes en septembre 1970
shaweesh – prisonnier choisi pour représenter les autres
détenus auprès de l’administration pénitentiaire
israélienne et bénéficiant d’un régime de faveur
Shin Bet – service de renseignement intérieur israélien,
comparable au FBI
shoter – mot hébreu désignant un gardien de prison ou un
policier
sourate – chapitre du Coran
sunnites – la plus grande branche religieuse de l’islam
territoires occupés – Cisjordanie, Gaza et plateau du Golan
wudu – purification rituelle islamique
Chronologie

1923 – fin de l’Empire ottoman


1928 – Hassan al-Banna fonde la société des Frères
musulmans
1935 – les Frères musulmans s’établissent en Palestine
1948 – les Frères musulmans lancent de violentes
opérations contre le gouvernement égyptien ; Israël
déclare son indépendance ; l’Égypte, le Liban, la Syrie, la
Jordanie et l’Irak envahissent Israël
1949 – assassinat d’Hassan al-Banna ; création du camp de
réfugiés d’Al-Amari en Cisjordanie
1964 – fondation de l’Organisation de libération de la
Palestine
1967 – guerre des Six-Jours
1968 – le Front populaire de libération de la Palestine
détourne un Boeing 707 de la compagnie El Al et se pose
à Alger ; pas de victime
1970 – Septembre noir : plusieurs milliers de combattants
de l’OLP sont tués par les soldats jordaniens au moment
de l’expulsion de l’OLP par la Jordanie
1972 – onze athlètes israéliens sont tués par le groupe
Septembre noir aux jeux Olympiques de Munich
1973 – guerre du Kippour
1977 – Hassan Yousef épouse Sabha Abu Salem
1978 – naissance de Mosab Hassan Yousef ; trente-huit
personnes trouvent la mort dans un attentat du Fatah sur
la route côtière d’Israël au nord de Tel-Aviv
1979 – fondation du Djihad islamique palestinien
1982 – Israël envahit le Liban et en expulse l’OLP
1985 – Hassan Yousef et sa famille s’installent à Al-Bireh
1986 – fondation du Hamas à Hébron
1987 – Hassan Yousef prend un second emploi, enseignant
la religion aux musulmans de l’école catholique de
Ramallah ; début de la première Intifada
1989 – première arrestation et première détention d’Hassan
Yousef ; Amer Abu Sarhan du Hamas assassine trois
Israéliens
1990 – Saddam Hussein envahit le Koweït
1992 – la famille de Mosab s’installe à Betunia ; arrestation
d’Hassan Yousef ; des terroristes du Hamas enlèvent et
assassinent un policier israélien, Nissim Toledano ; des
responsables palestiniens sont déportés au Liban
1993 – accords d’Oslo
1994 – Baruch Goldstein tue vingt-neuf Palestiniens à
Hébron ; premier attentat-suicide officiel ; Yassar Arafat
regagne Gaza triomphalement pour y établir le siège de
l’Autorité palestinienne
1995 – assassinat d’Yitzhak Rabin, Premier ministre
israélien ; Hassan Yousef est arrêté par l’Autorité
palestinienne ; Mosab achète des armes illégales,
défectueuses
1996 – assassinat de l’artificier du Hamas, Yahya Ayyash ;
Mosab est arrêté et emprisonné pour la première fois
1997 – Mosab est libéré de prison ; échec des tentatives du
Mossad pour assassiner Khalid Meshaal
1999 – Mosab assiste à une réunion d’études bibliques
chrétienne
2000 – sommet de Camp David ; début de la deuxième
Intifada (connue aussi sous le nom d’Intifada Al-Aqsa)
2001 – attentat-suicide de French Hill ; attentats-suicides du
Dolphinarium et de la pizzeria Sbarro ; assassinat par
Israël du secrétaire général du FPLP Abu Ali Mustafa ;
assassinat du ministre israélien du Tourisme Rehavam
Ze’evi par des terroristes du FPLP
2002 – Israël lance l’opération Bouclier défensif ; neuf morts
dans un attentat à l’Université hébraïque ; Mosab et son
père sont arrêtés et incarcérés
2003 – les forces de la coalition occidentale libèrent l’Irak ;
les terroristes du Hamas, Saleh Talahme, Hasaneen
Rummanah et Sayyed al-Cheikh Qassem, sont tués par
Israël
2004 – mort de Yasser Arafat ; Hassan Yousef est libéré de
prison
2005 – baptême de Mosab ; fin de la trêve entre le Hamas et
Israël ; troisième arrestation et détention de Mosab ;
libération de Mosab
2006 – élection d’Ismail Haniyeh comme Premier ministre
palestinien
2007 – Mosab quitte les Territoires occupés pour l’Amérique
Table

Note de l’auteur

Introduction

1. Une arrestation musclée 1996

2. L’échelle de la foi 1955-1977

3. Les Frères musulmans 1977-1987

4. La première Intifada 1987-1989

5. Une survie difficile 1989-1990

6. Retour d’un héros 1990

7. Radicalisation

8. Souffler sur les braises 1992-1994

9. À la recherche d’armes hiver 1995-printemps 1996


10. L’Abattoir 1996

11. Une proposition étonnante 1996

12. Numéro 823 1996

13. Ne jamais se fier à personne 1996

14. Émeute dans la prison de Megiddo 1996-1997

15. Sur la route de Damas 1997-1999

16. La seconde Intifada été-automne 2000

17. Entrée dans la clandestinité 2000-2001

18. Ennemis publics 2001

19. Comment communiquer clandestinement 2001

20. La situation se complique été 2001

21. Mon arrestation été 2001-printemps 2002

22. Le Bouclier défensif printemps 2002

23. Une protection surnaturelle été 2002


24. Détention provisoire automne 2002-printemps 2003

25. Mon ami Saleh hiver 2003-printemps 2006

26. Une vision du Hamas 2005

27. Au revoir 2005-2007

Épilogue

Conclusion

Les acteurs

Glossaire

Chronologie
9, rue du Cherche-Midi, 75278 Paris cedex 06
www.denoel.fr
Les traductions de la Bible sont extraites de la Traduction
œcuménique
de la Bible (© Société biblique française / Éditions du Cerf).
Titre original :
Son of Hamas
Éditeur original :
SaltRiver an imprint of Tyndale House Publishers, 2009.
© 2010 by Mosab Hassan Yousef
Et pour la traduction française :
© Éditions Denoël, 2010.
De 1997 à 2007 Mosab HassanYousef était le « Prince vert ».
C’est sous ce nom de code qu’il renseignait la Sécurité
intérieure israélienne, le Shin Bet, tout en militant au sein
du Hamas, l’une des organisations palestiniennes les plus
radicales.
Arrêté au sortir de l’adolescence par l’armée israélienne, il
bascule lorsqu’en prison il est confronté à la barbarie dont
font preuve les membres du Hamas envers les autres
prisonniers palestiniens. À sa libération, mettant
constamment sa vie en danger, il devient la pièce maîtresse
des services secrets israéliens au sein de l’organisation
cofondée par son père, un informateur si précieux que son
existence n’est connue que d’une poignée de hauts
responsables de l’État hébreu.
Agent double au cœur de la poudrière du Proche-Orient,
Mosab Hassan Yousef a vécu au plus près, et des deux
côtés, les événements de la seconde Intifada. Il livre ici un
témoignage inédit sur la répression dans les territoires
occupés, la guerre civile qui oppose depuis 1993 les
différentes factions palestiniennes, le fonctionnement du
Shin Bet et l’organisation des attentats-suicides par les
terroristes du Hamas.
Si Mosab Hassan Yousef est allé jusqu’à rompre avec ses
proches, son peuple et son identité, c’est d’abord pour
entraver la spirale infernale des attentats et des
représailles. Jamais il n’a touché d’argent en échange de ses
informations et son seul but a toujours été de sauver des
vies dans les deux camps – la liste des attentats qu’il a aidé
à déjouer, parfois au dernier moment, est là pour le prouver.
Document exceptionnel à l’image des Mémoires des plus
grands espions, Le Prince vert nous plonge dans le quotidien
du peuple palestinien entre désir de paix et sanctification du
martyre.
Mosab Hassan Yousef a aujourd’hui trente-deux ans
et vit en Californie.
Ron Brackin est journaliste.
Cette édition électronique du livre Le Prince vert de Mosab Hassan Yousef a été
réalisée le 28 octobre 2010 par les Éditions Denoël.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage, imprimé par CPI Firmin Didot
(ISBN : 9782207109182)
Code Sodis : N44760 - ISBN : 9782207109199
176778
août 2010

Le format ePub a été préparé par ePagine


www.epagine.fr
à partir de l'édition papier du même ouvrage.
Table of Contents
Titre
Dédicace
Note de l’auteur
Introduction
1. Une arrestation musclée 1996
2. L’échelle de la foi 1955-1977
3. Les Frères musulmans 1977-1987
4. La première Intifada 1987-1989
5. Une survie difficile 1989-1990
6. Retour d’un héros 1990
7. Radicalisation
8. Souffler sur les braises 1992-1994
9. À la recherche d’armes hiver 1995-printemps 1996
10. L’Abattoir 1996
11. Une proposition étonnante 1996
12. Numéro 823 1996
13. Ne jamais se fier à personne 1996
14. Émeute dans la prison de Megiddo 1996-1997
15. Sur la route de Damas 1997-1999
16. La seconde Intifada été-automne 2000
17. Entrée dans la clandestinité 2000-2001
18. Ennemis publics 2001
19. Comment communiquer clandestinement 2001
20. La situation se complique été 2001
21. Mon arrestation été 2001-printemps 2002
22. Le Bouclier défensif printemps 2002
23. Une protection surnaturelle été 2002
24. Détention provisoire automne 2002-printemps 2003
25. Mon ami Saleh hiver 2003-printemps 2006
26. Une vision du Hamas 2005
27. Au revoir 2005-2007
Épilogue
Conclusion
Les acteurs
Glossaire
Chronologie
Table
Copyright
Présentation
Achevé d’imprimer

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