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Sahara Nastasia Hill

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Les
TERRES DISSIDENTES
Tome 1 – Sahara

Nastasia HILL
Mentions légales

© 2020 Nastasia HILL Tous droits réservés

Les personnages et les événements décrits dans ce livre sont


fictifs. Toute similarité avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, est une coïncidence et n'est pas délibérée par l'auteur.

ISBN : 9798683391799

Dépot légal : Octobre 2020

Première édition : Octobre 2020

Crédits :

Photo de couverture @ darksouls1


Relecture et correction du texte @ Olivier Poule
Chapitre 1

BOUM. BOUM. BOUM.

Les coups portés à ma porte me réveillèrent en sursaut.


J’ouvris difficilement les yeux et jetai un rapide coup d’œil à ma
petite horloge. C’est pas vrai, il était à peine six heures trente du
matin ; celui ou celle qui se trouvait derrière la porte ne devait pas
avoir peur des représailles. Avec la ferme intention de l’ignorer, je
me retournai dans le lit en me cachant sous la couette.
BOUM. BOUM. BOUM.
— Sahara, ouvre ! C’est urgent, j’ai besoin d’un service.
La voix de John traversa la pièce, étouffée. C’était mon meilleur
ami, mais j’avais beau l’adorer, il savait mieux que personne que ce
n’était pas une bonne idée de me réveiller à cette heure-là. À moins
qu’il y ait le feu. Ou une inondation. Ou un tremblement de terre.
— Je sais que tu m’entends, continua John. Je peux frapper
comme ça pendant encore longtemps s’il le faut.
Je soupirai ; je savais de source sûre qu’il mettrait sa menace à
exécution si jamais je n’allai pas lui ouvrir rapidement. Avec un
grognement qui aurait pu faire fuir n’importe quel prédateur vivant
sur cette terre, je m’extirpai du lit. Le sol en pierre fit remonter un
frisson glacé le long de mes jambes et même habituée, je détestai
toujours autant cette sensation. Je me traînai devant la petite glace
qui me servait de miroir, j’eus presque un mouvement de recul :
yeux bouffis, trace de l’oreiller sur la joue, les cheveux tellement en
bataille qu’on aurait pu croire que j’avais posé un animal mort sur
ma tête. Le summum du sexy.
Je haussai les épaules ; après tout, John savait à quoi s’attendre
en venant toquer à ma porte à une heure aussi indécente. Après
avoir enfilé un vieux pantalon qui trainait par terre, j’allai lui ouvrir.
La lumière artificielle de la passerelle me brûla instantanément les
yeux, je lui en voulus encore plus.
— Quoi ? aboyai-je sans ménagement.
J’essayai de regarder John, qui en plus d’être grand, se trouvait en
contre-jour et cela n’arrangea pas mon inconfort visuel. Je me forçai
à lever la tête pour croiser ses yeux marron, cachés par une paire de
lunettes qu’il avait rafistolée avec du scotch.
— Bonjour belle endormie, dit John avec un sourire ironique aux
lèvres. Mason m’a laissé tomber pour la visite prévue aujourd’hui
avec ma classe de jeunes. Comme tu es en repos, je me suis dit que
tu pourrais le remplacer…
Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer ; peut-être les deux.
Je respirai un bon coup pour lui répondre le plus calmement
possible.
— Justement, comme tu viens si bien de le dire : c’est mon jour
de repos. Et puis, pourquoi veux-tu que je vienne ? demandai-je en
retenant un grognement.
— Je sais bien que tu travailles beaucoup, je ne voyais pas à qui
demander d’autre. Tu connais les enfants, continua-t-il de plaider, et
je ne peux pas les déplacer à travers la Cité tout seul. Allez s’il te
plaît Sahara, ça fait des semaines que je prépare cette visite…
John se balançait d’un pied à l’autre en passant la main dans
ses cheveux châtains, indomptables au quotidien. Devant son air
déçu et à moitié suppliant, je compris d’avance que j’allai perdre
cette bataille.
— Bon, c’est d’accord… Mais tu me le revaudras, crois-moi !
soupirai-je, dépitée.
Mon lit attendra mon prochain jour de repos.
— Merci ! Tu me sauves la mise ! Sois à la section éducation à
sept heures trente tapantes.
— Je te rejoins à la première section que tu visites plutôt, ça te
va ?
— D’accord, dans ce cas je commence à l'agricole. À tout à
l’heure !
Il se pencha vers moi pour me déposer un baiser sur la joue.
Comme d’habitude, il sentait le vieux livre et le renfermé : John
passait son peu de temps libre à la bibliothèque à dévorer tout ce
qui lui passait sous la main. Il tourna rapidement les talons et partit
avant que je ne puisse changer d’avis, ce qui était très malin de sa
part. Je le regardai s’éloigner, encore sous le choc de ce réveil brutal,
n’arrivant pas à croire que j’avais accepté. Moi qui comptai passer
ma journée au lit, c’était loupé.
En grommelant dans ma barbe, je refermai ma porte d’entrée et
me dirigeai vers la petite alcôve au fond de la pièce. La salle de bain
n’était pas bien grande, mais elle était fonctionnelle et contenait le
strict nécessaire. Une fois déshabillée, j’entrai dans la douche
creusée à même la paroi rocheuse sans perdre de temps pour me
laver. Ici, si les ressources étaient précieuses, l’eau l’était encore
plus.
Cela faisait maintenant un peu plus de quatre cents ans que la
dernière Grande Guerre avait tout détruit à la Surface. Les survivants
avaient dû faire un choix : vivre à l'extérieur dans un monde ravagé
ou vivre sous terre à l’abri. Deux camps s’étaient formés : Ceux d’en
Dessous qui avaient créé la Cité au cœur même d’une montagne et
Ceux d’au-Dessus qui avaient choisi de vivre dans les ruines de
l’Ancien Monde.
Au départ, les deux peuples avaient passé un accord simple :
Ceux d’en-Dessous fournissaient des ingénieurs pour aider les gens
de la Surface, qui eux-mêmes fournissaient des matériaux a la Cité
afin qu’elle puisse se construire. Mais quelque temps plus tard, Ceux
d’au-Dessus ont commis ce que l’on appelle aujourd’hui « La Grande
Trahison ». Ils décidèrent que ce qu’ils avaient à la Surface ne leur
suffisait plus et avaient voulu s’emparer de la Cité ; l’affrontement fit
beaucoup de morts dans les deux camps.
Encore aujourd’hui, le conflit continuait, les attaques de Ceux
d’au-Dessus n’avaient jamais cessé, ils tuaient régulièrement les
gardes qui patrouillaient à la Surface. Les sorties à l’extérieur étaient
donc devenues rares, ne s’effectuant qu’en cas d’extrêmes
nécessités et toujours encadrées par des soldats, à mon grand
désespoir. J’adorai sortir à l’extérieur, sentir le soleil sur ma peau, le
vent dans mes cheveux. Tout était si vivant là-haut, contrairement à
ici où tout était entouré de roche froide et d’une légère odeur de
moisie, omniprésente à chaque endroit. Habiter sous terre avait de
nombreux désavantages, mais c’était le prix à payer pour vivre en
sécurité.
Une fois douchée, je m’habillai rapidement d’un jean, d’un
débardeur et de bottes, le tout en noir. Nos vêtements étaient
pratiques, pas forcément jolis. J’attrapai un élastique au hasard et
nattai mes épais cheveux bruns en une longue tresse. Quand j’eus
fini, je jetai un rapide coup d’œil à mon reflet. Je n’étais pas un
canon, les gens ne se retournaient pas sur moi, mais je ne pouvais
pas dire que j’étais laide non plus. La seule chose qui détonait chez
moi était mes yeux en amande vert émeraude ; leur couleur était si
intense qu’ils semblaient parfois briller dans le noir. C’était à eux que
je devais mes nombreux prétendants, sauf qu’à mon grand
désespoir, ils ne me voyaient que comme la fille aux jolis yeux verts,
et pas comme celle que j’étais réellement. À seulement dix-sept ans,
j’étais déjà apprentie médecin. Il ne me restait plus qu’un an avant
d’accéder à un des postes les plus respectés de la Cité et j’en étais
fière.
En soupirant pour la cinquième fois depuis mon réveil, je sortis
de ma cellule de logement et me mis en route vers la section
agricole d’un pas traînant. Je songeai qu’après tout, une journée à
encadrer des enfants de sept ans ne devait pas être si terrible que
ça, je faisais bien pire d’habitude au travail.
Comme à chaque fois que je sortais de ma cellule, je ne pouvais
m’empêcher d’admirer ce qui se trouvait autour de moi. La Cité étant
construite sous une montagne à environ trois cents mètres sous la
Surface, tout était creusé à même la roche. Selon les archives, il
avait fallu entre cent quarante et cent cinquante ans aux ingénieurs,
aux ouvriers et au peuple pour arriver à un tel résultat. Je me tenais
dans la section d’habitation : c’était la galerie principale de la Cité,
celle au centre de tout et qui desservait les autres secteurs ; elle
était si large et si profonde qu’il était difficile de la mesurer. Toutes
les cellules de logements se trouvaient dans cette galerie. Sur ses
deux côtés, nommés Est et Ouest, les cellules partaient du bas et
montaient sur plus de cent mètres de haut, distribuées sur quinze
niveaux différents et creusées dans la paroi comme les anciennes
villes troglodytes. Chaque niveau avait sa propre passerelle qui
desservait les cellules, alignées les unes à côtés des autres. Nous
étions environ trente mille personnes ici, le gain de place était vite
devenu une priorité absolue.
Du niveau zéro à sept se trouvaient les cellules familiales, avec
deux chambres. Du niveau huit à quatorze les cellules individuelles
ou pour les couples et enfin au niveau quinze se trouvait celles du
président et des chefs de section. Ma cellule était au niveau huit du
côté Ouest et tous les jours, quand les trois ascenseurs répartis le
long des passerelles étaient pleins, je ne pouvais m’empêcher de me
dire que j’avais de la chance de ne monter ou descendre que huit
niveaux. Les escaliers avaient beau me faire des fesses d’enfer, ça
m’arrangeait bien quand je pouvais éviter de les emprunter.
Je longeai les cellules de logement de mon niveau pendant
encore quelques minutes avant d’atteindre l’escalier qui s’imposait
au milieu au centre de la galerie. Il était immense, mais juste assez
pour gérer le flux des habitants qui les montaient et descendaient
chaque jour sans qu’il y ait de bouchon. Une fois arrivée en bas, je
décidai de passer rapidement à un des nombreux stands de
nourriture qui se trouvaient au centre de la galerie. À la Cité,
personne n’avait sa propre cuisine, les repas étaient pris en
communautés dans cette galerie qui au sol, servait d’énorme
réfectoire, permettant ainsi de contrôler le rationnement. Après cinq
bonnes minutes de marche, j’arrivai enfin à mon stand attribué. Ils
étaient tous pareils mais Marc, celui qui le tenait, n’hésitait pas à me
donner un peu plus que la ration autorisée depuis que je m’étais
occupée de lui lorsqu’il était tombé malade.
— Voilà mon doc préféré, dit l’homme à la peau couleur café.
Galette de blé ou galette d’avoine aujourd’hui ?
— J’hésite… Que me conseilles-tu ?
C’était devenu une blague entre nous. Cela faisait dix-sept ans
que je jonglai entre les deux le matin et même si les galettes
n’étaient pas forcément très bonnes, elles permettaient de tenir
jusqu’au déjeuner.
— Celles aux blés, elles viennent de sortir du four, dit Marc en
rigolant.
— Va pour celle au blé.
— Je te croyais en repos aujourd’hui ?
— Oui, mais je dois aider John avec sa visite, fis-je avec mon air
dépité.
Marc se mit à rire en me tendant une galette plus grosse que la
moyenne. Il se doutait que j’exagérai sûrement un peu.
— Tiens, j’espère qu’elle te donnera un peu de courage !
— T’es le meilleur, merci !
— De rien Doc.
Je le regardai, les sourcils froncés.
— Ne m’appelle pas comme ça, je ne suis pas encore médecin.
Tu pourras le faire dans un an !
— C’est comme si tu l’étais pour moi, et pour beaucoup de
monde ! Allez file, tu vas être en retard ! dit-il en pointant mon nom
sur la case du petit déjeuner.
Je lui souris avant de partir. Marc n’avait pas tort, j’avais déjà
toutes les compétences nécessaires pour être un vrai médecin,
toutefois le Conseil avait décidé de me laisser encore une année en
formation, m’estimant trop jeune pour ce poste. Je ne m’en plaignais
pas, j’adorai mon métier et j’apprenais chaque jour. S’il fallait encore
attendre un an, j’attendrais un an en leur prouvant de quoi j’étais
capable et être un bon médecin. Jusqu’à devenir la meilleure.
Galette en main, je saluai Marc en marchant vers le tunnel qui
conduisait à la section agricole. Ce ne fut qu’à mi-chemin que je me
rendis compte que je me dirigeai vers le celui de la section médicale.
J’y passai tous les jours pour aller au travail, c’était une question
d’habitude, je le faisais souvent inconsciemment. Je jurai ! Avec ce
détour, j’allai finir par être en retard : la section médicale était à
l’opposé de l’agricole. Il fallait que j’accélère le pas si je ne voulais
pas me faire remonter les bretelles par John, ce dont je n’avais pas
du tout, mais alors pas du tout envie.
Même si j’avais toujours vécu ici, la Cité m’apparaissait
tellement grande qu’il m’arrivait encore de m’y égarer ; c’était un
vrai labyrinthe. Mis à part la galerie principale, il y avait six galeries
toutes reliées entre elles par des tunnels, elles-mêmes raccordées à
la salle principale. Chacune d’elle abritait une section spécifique,
comme la section médicale ou la section industrielle. Autant dire que
cela faisait beaucoup de tunnels et beaucoup de kilomètres à pied.
Je me mis à trottiner ; décidément, cette journée ne semblait
pas s’améliorer. J’avais l’habitude de plaisanter sur le fait que je
détestai courir et que si l’on me voyait à l’œuvre, c’était qu’il y avait
sûrement quelque chose de très gros avec de très grandes dents
derrière moi. Je ne m’étonnai donc pas de voir beaucoup de
personnes sourire ou s’esclaffer sur mon passage. Je maudissais
John lorsque j’entrai dans le bon tunnel. C’était une petite
fourmilière, tout le monde les utilisait pour circuler au sein de la Cité,
causant parfois des ralentissements. Heureusement pour moi, ce
matin la voie était peu encombrée. Les tunnels étaient larges, mais
certaines personnes poussaient des chariots tandis que d’autres
déplaçaient du bétail et cela devenait parfois vite gênant.
L’éclairage artificiel se faisait de plus en plus fort : il était réglé
pour suivre les heures de la journée afin que nous gardions un
rythme, même sans soleil. De nombreux tuyaux, qui servaient à
irriguer la Cité ou à distribuer l’électricité, couraient le long des pans
du tunnel ou au plafond, comme les artères du corps humain.
Après une vingtaine de minutes de marche rapide (point de côté
oblige), je débouchai sur l’entrée de la section agricole. Comme
chaque fois que j’y venai, j’eus un moment d’arrêt. Je n’allai pas
souvent dans les autres sections que la mienne, sauf en cas
d’urgence et celle-ci était de loin la plus grande et la plus
impressionnante de toutes.

L’impression d’espace et d’immensité me heurta, comme


toujours. Cette partie de la Cité était pile en dessous de la pointe de
la montagne, j’avais du mal à en voir le plafond. Des champs et des
vergers s’étendaient à perte de vue, chacun produisant une variété
de céréales et de fruits bien spécifique. De nombreux potagers
s’étalaient également, générant les légumes du quotidien en grandes
quantités. La champignonnière se trouvait plus loin, dans les caves ;
elle produisait assez de champignon pour fabriquer nos
médicaments, même si le choix des antibiotiques était restreint.
Tandis que je m’avançai dans la section pour rejoindre John et
son groupe, des ouvriers agricoles cueillaient, semaient, fauchaient,
chacun jouant son rôle à la perfection. Des chemins en pierre
servaient de séparation entre les cultures ou de voies de circulation.
Une odeur fruitée s’élevait dans l’air, avec une arrière odeur de rance
provenant des céréales. C’était la seule section de la Cité où la vie
était luxuriante et colorée, mais aussi une des plus importantes
puisque c’était notre garde-manger.
Au bout de quelques instants de déambulation, je repérai le
groupe d’élèves et me dirigeai vers eux.
— Te voilà enfin, dit John. On a failli attendre !
— Je ne me rappelai plus que c’était si long de venir jusqu’ici.
Je me tournai vers le groupe d’enfants et les saluai tous. J’en
connaissais beaucoup étant donné le poste que j’occupai et même si
je n’avais vu certains d’entre eux qu’une ou deux fois, je pouvais
compter sur ma bonne mémoire pour me rappeler leur prénom.
— Sahara va nous accompagner pour cette visite, leur annonça
John. Maintenant que tout le monde est là, je vais donner les
consignes.
Je le regardai faire et sentis un sourire naître sur mes lèvres. Je
savais qu’il était passionné par son métier, il aimait transmettre son
savoir aux futures générations, mais le voir à l’œuvre m’étonna. Il
était vraiment fait pour ça : les enfants l’écoutaient, concentrés, sans
piper un mot. Impressionnant.
Une fois les consignes distribuées, nous commençâmes la visite.
Chapitre 2

Les enfants étaient excités au possible. À leur âge, ils n’avaient


le droit d’aller que dans la section d’habitations ou la section
éducation, les autres étant trop dangereuses pour eux. Je les
regardai s’ébahir de la moindre chose, du moindre fruit, du moindre
arbre en essayant de me rappeler mon propre ressenti la première
fois que j’étais venue ici.
— Voici Martin, fit soudain John en présentant un homme d’une
soixantaine d’années. Il est avec nous pour nous aider à répondre à
vos différentes questions.
Martin se redressa en ajustant sa cotte de travail. Ses cheveux
grisonnaient par endroit et ses yeux bleus pétillaient d’une lueur
amusée.
— Ça fait maintenant quarante-cinq ans que je travaille dans la
section agricole. J’ai fait presque tous les postes sauf celui
concernant le bétail, mais j’en sais assez pour répondre à vos
questions.
Il eut à peine le temps de finir sa phrase qu’une multitude de
mains se levèrent.
— Comment faites-vous pour faire pousser tout ça ici ? demanda
Caroline (si mes souvenirs étaient bons), une blondinette toujours
souriante.
— Les toutes premières plantations n’ont pas été faciles. Il a
fallu que les chercheurs (il montra une baie vitrée qui se trouvait en
hauteur et où l’on pouvait voir des personnes en blouses blanches
s’affairer) créés des souches hybrides afin qu’elles puissent poussées
sous terre. Vous voyez là, dit Martin en montrant d’énormes
dispositifs de la taille de montgolfières, ce sont des lampes UV
accrochées au-dessus des cultures, elles permettent de remplacer le
soleil.
Il marqua une pause, le temps que les enfants puissent
regarder, puis il continua.
— Si vous observez bien le sol, vous pouvez voir de petits
tuyaux qui irriguent les champs, les vergers et les potagers. Bien sûr,
poursuivit-il, il faut entretenir tout ça et c’est là que nous, ouvriers
agricoles, intervenons. Nous plantons, semons, entretenons et
récoltons les produits pour qu’ensuite les personnes chargées de la
logistique transportent les denrées pour leur utilisation.
Un des enfants se pencha en avant.
— Et les animaux, ils sont où ?
— Plus loin, dans un compartiment spécial où ils sont séparés
par espèces. On y passera tout à l’heure !
Les enfants continuèrent à poser plusieurs questions, toute
aussi intéressantes les unes que les autres. J’étais contente qu’ils
s’intéressent ainsi à Martin puisque le vrai but de cette sortie était
qu’ils décident de ce qu’ils voulaient faire plus tard. Au sein de la
Cité, il n’y avait ni argent ni troc : toutes les personnes devaient
contribuer d’une manière ou d’une autre à la communauté, c’était
grâce à ce système que nous avions réussi à survivre aussi
longtemps.
Les enfants commençaient à travailler à partir de dix ans,
quelques heures par semaine entre les cours et l’apprentissage de
leur futur métier. Certains travaillaient ici, dans la section agricole à
cueillir les fruits, tandis que d’autres allaient à l’atelier ou encore à la
manufacture pour aider à coudre des vêtements. Les plus actifs
servaient de messagers : n’ayant pas de moyen de communication
dans la Cité, les messages étaient délivrés par des personnes qui
arpentaient les différentes sections.
En échange de nos services, nous avions une cellule de
logement et à manger, malgré le rationnement. La Cité fonctionnait
avec ce système depuis sa création et cela avait toujours marché,
même si certains s’y refusaient. Ils finissaient alors en prison pour
quelque temps ; si cela ne suffisait pas, ils étaient bannis à la
Surface, autant dire condamnés à mort. Entre les bêtes sauvages et
Ceux d’au-dessus, les chances de survies étaient minimes, voire
nulles.
Au bout d’une bonne heure, Martin partit reprendre son poste
de cueilleur de pommes et John annonça qu’on allait se diriger vers
la section industrielle pour continuer la visite. Nous passâmes devant
les enclos des bêtes où les enfants purent admirer pour la première
fois les animaux, malgré l’odeur prenante ; elle était tellement forte
que mes yeux me piquèrent. Des vaches, des taurillons, des
cochons, des lapins et toutes sortent d’espèces étaient élevés ici afin
de nous fournir assez de viande. Les enfants furent émerveillés en
les voyant, beaucoup moins lorsque John leur expliqua que c’était
dans leurs assiettes qu’ils finissaient.
Une fois cette partie passée, nous atterrîmes dans le tunnel
adjacent qui reliait la section industrielle. C’était de loin la plus
importante de toutes. D’un côté se trouvait la partie manufacture où
étaient fabriqués nos vêtements, les affaires du quotidien et de
l’autre la partie ingénierie. C’était dans cette partie que les
ingénieurs géraient les outils de contrôles de la Cité, c’était
également la section la mieux soutenue au niveau de sa structure
puisque si celle-ci s’effondrait, nous n’aurions aucune chance de
survie.

Un des ingénieurs nous accueillit à l’entrée et nous dirigea vers la


salle des contrôles. Certains de ses collègues passèrent à-côté de
nous, calepin ou outils en main. Tous avaient des bouchons
d’oreilles, je les comprenais : entre le bruit des machines et la
chaleur qu’elles libéraient, l’atmosphère était pesante, sans compter
sur l’odeur d’ammoniac qui se dégageait de l’atelier de manufacture,
brûlant nos gorges à chaque inspiration. C’était dans ce genre de
moments que je prenais conscience de la chance qui m’était donnée
de travailler au calme dans la section médicale.
— Voici la salle de contrôle, la pièce la plus importante de toute
la Cité, commença William, l’ingénieur. C’est ici que sont gérées
toutes les ressources dont nous avons besoin. L’eau, l’électricité,
l’air… C’est de là que tout part et que tout est réparti entre les
différentes sections.
Un des enfants sembla étonné.
— Mais… l’eau, elle vient d’où ? demanda-t-il.
— Comme vous le savez, nous nous trouvons en dessous d’une
montagne. Les pluies et les neiges s’écoulent dans la roche jusqu’à
une énorme poche d’eau qui se trouve en dessous de nos pieds. Nos
prédécesseurs ont installé cette pompe (il montra du doigt une
machine imposante se trouvant sur notre gauche) qui va aller
chercher l’eau. Puis, finit-il, notre système d’irrigation va la distribuer
aux différentes sections.
La pompe était tellement grande que des échafaudages y
étaient placés de part et d’autre pour que les ingénieurs puissent
effectuer les différents réglages. J’avais beau savoir tout cela, je ne
pouvais m’empêcher d’être impressionnée par le fonctionnement de
la Cité. Je comprenais pourquoi Ceux de la Surface voulaient
absolument s’en emparer.
— Et la pompe, vous la faites fonctionner comment ? questionna
un des élèves.
— Très bonne question, suivez-moi (William nous conduisit
devant une pièce totalement vitrée). Voici la partie qui gère
l’électricité. Ce que vous voyez là c’est la face visible, comme un
gros compteur électrique, dit-il en montrant d’énormes panneaux de
commandes qui clignotaient dans tous les sens. En dessous de nous,
il y a le transformateur d’énergie.
— Comment faites-vous cette énergie ? demandai-je à
l’ingénieur lorsque aucun des enfants ne posa la question.
Je connaissais la réponse, je voulais juste qu’ils comprennent
bien le fonctionnement de la Cité afin que plus tard, ils puissent
prendre la relève. John hocha la tête dans ma direction avec un petit
sourire aux lèvres.
— Construire la Cité sous une montagne n’a pas été choisi par
hasard, répondit William. En plus de nous apporter l’eau, ses flans
sont exposés au vent. Des conduites y ont été creusées pour que
celui-ci s’engouffre dedans et fasse tourner les éoliennes qui y sont
placées. Les turbines récupèrent l’énergie qui est amenée au
transformateur pour faire de l’électricité et voilà ! finit-il d’un
claquement de main théâtral.
William et John continuèrent à expliquer les différents systèmes
qui se trouvaient dans la section, comme le système de
refroidissement de l’air ou celui de purification, de loin le plus
important. Sans lui, l’oxygène manquerait au bout de trois jours,
c’était l’endroit le mieux surveillé de la Cité. Je tournai la tête vers la
porte blindée qui abritait ce système et fronçai les sourcils.
Quelqu’un en sorti rapidement, comme s’il avait le feu aux fesses en
regardant autour de lui, l’air inquiet. Cela m’intrigua, mais je haussai
les épaules ; après tout, je ne pouvais rien faire pour l’aider.
Recoudre des plaies, faire un plâtre ou soigner des personnes oui,
mais l’aider à réparer autre chose que des toilettes cassées, non.
Les cris des enfants me ramenèrent vers eux.
— Regardez ! C’est le Président !
Je serrai la mâchoire ; cette journée n’allait vraiment pas
s’arranger. Si le président était là, ma mère ne devait pas être bien
loin. Je me tournai vers John.
— Merci, grommelai-je. Tu as choisi ton jour.
— Je ne savais pas qu’ils seraient là !
John avait l’air nerveux, il remontait ses lunettes sur son nez
toutes les cinq secondes. Le Président faisait cet effet à beaucoup de
personnes, mais pas à moi : ma mère étant sa Conseillère, je le
voyais régulièrement.
Ils s’approchèrent de notre groupe. Mon meilleur ami leur serra
la main, tout en remontant ses lunettes une énième fois.
— Rafael, Alice, je ne pensai pas vous croiser ici.
— Des problèmes sur l’usure de certaines pièces importantes
nous ont été remonté, nous sommes venus voir Anna pour faire un
point.
Ma mère avait répondu sèchement, cela ne m’étonna pas : ce
n’était pas le genre de femme qui répandait l’amour autour d’elle.
Avec ses chemises boutonnées jusqu’au cou et son éternel chignon
tiré à quatre épingles, la seule ressemblance entre elle et moi était
nos yeux verts.
Je l’admirai, avant. C’était même elle qui m’avait montré la voie
pour devenir médecin, me poussant à suivre ses traces. Mais treize
ans plus tôt, lorsque j’en avais à peine quatre, un virus s’était
propagé dans la Cité. Certains avaient dit qu’il venait de la Surface,
d’autres que c’était Ceux d’au-dessus qui l’avaient créé pour nous
exterminer. Il n’empêche qu’il avait tué des milliers de personnes,
dont mon père.
Ma mère avait mis au point l’antidote, sauvant un nombre
incroyable de vies ; malheureusement, il avait été trop tard pour le
sauver, lui. La Grande Pandémie avait marqué un tournant dans nos
existences. Pour la remercier, Rafael lui avait offert une place de
Conseillère et depuis, je ne me rappelai pas qu’elle m’ait montré le
moindre signe d’affection. Elle s’était refermée sur elle-même en
créant une fissure entre nous, fissure que je n’avais pas forcément
envie de réparer ou d’essayer de colmater.
J’essuyai mes mains moites sur mon pantalon.
— Rafael, maman, ça fait longtemps, les saluai-je d’une vois
stoïque.
— Qu’est-ce que tu fais là Sahara ? Tu n’es pas à la section
médicale ?
Je soupirai en me demandant pourquoi je m’étais attendue à
une autre question de sa part.
— Je vais bien merci, depuis tout ce temps, répondis-je
ironiquement. Je suis en repos.
Elle claqua la langue, chose qu’elle faisait quand elle était
énervée (ce qui arrivait donc souvent). John intervint avant qu’elle
puisse répondre.
— Je lui ai demandé si elle pouvait remplacer Mason afin de
m’aider pour la visite. Il n’a pas pu venir et comme c’était son jour
de repos…
Cette conversation commençait sérieusement à m’agacer. Je me
détournai d’elle pour lui faire comprendre quand mes yeux se
posèrent sur l’homme à ses côtés. Je l’avais presque oublié, Rafael
n’était pourtant pas quelqu'un que l’on pouvait ignorer facilement. Il
avait une prestance que peu pouvait se vanter d’avoir. Il se
dégageait de lui une aura de pouvoir, bien qu’il n’était pas très grand
ni même très imposant. Ses yeux gris étaient saisissants, ils avaient
le don de mettre les gens mal à l’aise. À soixante ans, son corps
paraissait dur sous ses vêtements, vestige de son ancienne carrière
de soldat qui lui avait laissé de nombreuses cicatrices, comme le
moignon qu’il avait à la place de la main droite.
— Sahara, cela me fait plaisir de te voir, dit-il d’une voix
profonde. Merci de prendre sur ton jour de repos, je sais que tu n’en
as pas beaucoup. J’irai parler à Elizabeth pour qu’elle t’en accorde
un autre rapidement.
— Merci, mais ne t’embête pas, ça ne me dérange pas,
répondis-je à la hâte.
C’est ça oui, songeai-je. Je savais surtout que ma supérieur,
Elizabeth, était un véritable tyran. Si elle apprenait que Rafael
intervenait en ma faveur, elle allait hurler au favoritisme et me
donner encore plus de gardes.
— C’est comme tu veux, mais n’hésite pas si tu as besoin d’un
jour.
Il avait posé sa main intacte sur mon épaule et me souriait
gentiment. Je regardai l’homme qui était devenu en quelque sorte
un père pour moi. C’était quelqu’un de juste, de droit et cela
expliquait peut-être pourquoi il était à la tête de la Cité depuis
bientôt dix-huit ans. Un record battu haut la main, sans mauvais
jeux de mots. J’allai le remercier encore une fois et lui dire que ce
n’était vraiment pas la peine quand je fus interrompu.
L’alarme qui servait à déclarer l’état d’urgence au sein de la Cité
s’était déclenchée.
Chapitre 3

Cette alarme ne s’était déclenchée que trois fois depuis ma


naissance : pendant La Grande Pandémie, lors d’une attaque de
Ceux d’au-dessus sur un des postes de garde et aujourd’hui. Quoi
qu’il en soit, à chaque fois qu’elle retentissait, quelque chose de
grave était en train de se produire.
Je jetai un rapide coup d’œil à ma mère ainsi qu’à Rafael avant
de reporter mon attention sur John. Son teint, qui d’habitude était
déjà pâle, avait pris une délicate teinte blafarde. Je savais mieux que
quiconque qu’il avait du mal à gérer la pression ; ce n’était vraiment
pas de chance que l’état d’urgence se déclare alors qu’il était en
sortie avec trente enfants. Il finit par se ressaisir et me demanda de
faire l’appel avec lui.
— Écoutez-moi bien, commença-t-il une fois l’appel achevé, on
a déjà effectué des exercices, vous vous rappelez ? Eh bien là, c’est
pareil, sauf que l’on va se diriger vers la galerie principale.
Je comprenais le choix de John. En temps normal, les
professeurs devaient garder leur élève dans la salle de classe, ce qui
s’avérait compliqué en ce moment. La procédure d’urgence avait été
mise en place pour éviter les flux de panique : tout le monde savait
ce qu’il devait faire et où ils devaient se rendre. Le plus simple et le
plus rapide pour lui était donc d’emmener les enfants en sécurité
dans la galerie principale.
— Rafael, il faut te mettre à l'abri, dit ma mère avec son air
coincé.
— On ne sait pas ce qu’il se passe, c’est sûrement une fausse
alerte. Sahara ?
— Oui ?
J’avais du mal à l’entendre. L’alarme retentissait autour de nous
avec force sans compter sur le fait que beaucoup de monde quittait
les lieux en discutant.
— Reste avec John au cas où il faudrait emmener les enfants en
sécurité.
— Oui, bien sûr.
Au même moment, Anna arriva en courant vers nous. L’angoisse
se lisait sur son visage, ne me rassurant pas vraiment. Sa blouse
était mal attachée, ses cheveux afro partaient dans tous les sens. À
cet instant, elle ressemblait plus à une folle qu’à l’ingénieure en
cheffe qu’elle était.
— Merci, vous êtes encore là ! dit-elle, essoufflée. On a un
sérieux problème, il faut que je vous parle de toute urgence !
Anna jeta un coup d’œil aux enfants pour nous faire
comprendre qu’elle ne voulait pas les affoler. C'était
compréhensible : certains s’étaient mis à pleurer tandis que d’autres
n’en étaient pas loin.
— Je reviens, dis-je à John avant de suivre Anna, Raphael et ma
mère.
Non pas que je pouvais être utile au problème, cela relevait plus
de la curiosité que d’autre chose. Comme disait le dicton : « mieux
vaut prévenir que guérir ».
— Une pièce du système d’oxygénation a lâché, dit Anna
d’emblée.
— Quand ça ? Pour que l’alarme se déclenche, le pourcentage
d’oxygène doit descendre en dessous des soixante-quinze pour cent.
Rafael parlait d’une voix étonnamment calme compte tenu de la
situation. À sa place je me serais déjà évanouie. Deux fois.
— C’est bien ça le problème, répondit Anna, il vient juste de
tomber en dessous du seuil. Un des ingénieurs a trouvé la pièce
défaillante, il pense à une surchauffe : elle a complètement fondue
sur la machine.
Je songeai à l’homme que j’avais vu sortir en catastrophe de la
salle tout à l’heure ; peut- être était-ce pour cela qu’il avait semblé si
pressé.
J’entendis ma mère claquer sa langue.
— Comment avez-vous fait pour passer à côté d’un tel
problème ? Les ingénieurs sont censés vérifier et entretenir ses
systèmes pour éviter ce genre de choses.
— C’est ce que l’on a fait, Conseillère, répondit Anna en
essayant de garder son calme. Si je vous ai fait venir ici avec le
Président, ce n’est pas pour rien ! Je vous avais prévenu que
beaucoup de pièces étaient usées.
Je voyais bien qu’Anna aurait aimé lui répondre autre chose de
beaucoup moins respectueux. Ma mère avait le don de faire les
bonnes remarques au bon moment.
Rafael tenta de calmer la situation malgré le brouhaha autour
de nous.
— Là n’est pas le problème, le plus urgent est de réparer le
système. Vous avez de quoi changer la pièce ? demanda-t-il à Anna
— Non, mais il y a quand même une bonne nouvelle.
— Une bonne nouvelle, ironisa ma mère. Je ne vois pas ce que
cela pourrait être.
— La pièce est assez facile à trouver dans la Décharge. Si une
équipe sort et la récupère, le système pourrait repartir dans
quarante-huit heures.
La Décharge était à quelques heures de marche de la Cité, à la
Surface. C’était un endroit où toute sorte de pièces, de matériaux et
de déchets en tout genre étaient entreposés. J’y étais déjà allée
pendant quelques-unes de mes sorties, je n’avais toujours pas
compris comment autant de choses différentes avaient pu s’y
entasser. John disait qu’elle avait été créée quand nos ancêtres
avaient construit la Cité, puis ils l’avaient abandonnée pour y revenir
de temps en temps chercher des pièces au besoin.
Je fronçai les sourcils.
– Combien de temps nous reste-il en oxygène ? demandai-je.
– Environ cinquante-cinq heures avant que les premiers
symptômes de manque ne se fassent sentir, répondit ma mère avec
un air impassible.
Rafael ne dit rien pendant quelques instants, puis il prit la parole
d'un ton sans appel.
– Alice, que tous les messagers se mobilisent et qu’ils passent
les consignes. Tout le monde doit rejoindre sa cellule de logement
afin d’éviter les efforts inutiles, il va falloir économiser un maximum
d’oxygène. Je ne veux voir personne dans les tunnels. Et, ajouta-t-il,
envoie un messager à Chris pour lui dire qu’une équipe doit sortir
d’ici une heure.
Je m’étais toujours vantée d’avoir un sang-froid à toute
épreuve, mais ce n’était rien en comparaison de celui de Rafael. Il se
tourna vers moi.
– Sahara, tu sortiras avec eux en tant que soutien médical.
À peine avait-il fini sa phrase qu’un pic d’adrénaline me traversa.
Je dus me concentrer pour ne pas avoir un sourire jusqu’aux oreilles.
– Elle est déjà sortie la dernière fois, intervint ma mère. Envoie
quelqu’un d’autre !
– Non, c’est la seule apprentie médecin qui a suivi une
formation de terrain. Le temps nous est précieux, ça nous évite de
courir après un volontaire.
– Mais…
– C’est bon maman ! la coupai-je, agacée. Tu sais très bien que
ça ne me dérange pas !
– C’est bien ça le problème, dit-elle en pinçant les lèvres. La
Surface est un endroit dangereux et sans pitié, comme ses
habitants. Mais toi tu ne penses qu’à sortir, comme si c’était une
promenade de santé.
– De toute façon c’est trop tard, comme l’a dit Rafael, on n’a
plus le temps. Je ferais attention, promis-je avant de tourner les
talons en me dirigeant vers John sans lui donner la chance de
répondre.
Ma mère n’avait pas vraiment tort, mais elle ne pouvait pas
comprendre. Sortir à l’extérieur, c’était pour moi comme si je me
remettais à vivre. Le soleil sur ma peau, le vent qui effleurait mes
cheveux, la sensation d’être libre comme l’air valait pour moi la peine
de prendre le risque d'aller à la Surface. J’avais sauté sur l’occasion
lorsqu'il avait fallu former un médecin de terrain ; comme personne
ne s’était porté volontaire à part moi, ils n’avaient eu d’autre choix
que d'accepter, au grand désespoir de ma mère.
— Alors ? demanda John une fois que je l’eus rejoint.
— Une pièce du système d’oxygénation a lâché, Rafael consigne
tout le monde dans leur cellule de logement.
Il hocha la tête tout en remontant ses lunettes sur son nez de
manière fébrile.
— Je t’aide à ramener les enfants et je file après, ajoutai-je. Je
sors à l’extérieur.
— Au moins une à qui la situation fait plaisir.
Je rigolai à sa remarque, puis nous nous mîmes en route vers la
galerie principale.

Une fois les enfants ramenés en sécurité, je saluai John puis


partis rapidement vers la section médicale récupérer mon matériel et
mon équipement de sortie. J’avais beau les apprécier, les escapades
à l’extérieur restaient risquées. Ceux d’au-dessus tendaient
régulièrement des embuscades pour voler des armes, des provisions
ou tout simplement pour tuer ; malheureusement, cela se terminait
souvent en bain de sang pour les deux côtés. C’était à cause de ce
genre de situation que le Président avait décidé de former des
médecins au terrain : nous pouvions apporter les premiers secours
sur place pour sauver un maximum de vie.
Dès que je fus arrivée, je me dirigeai vers la cellule où étaient
stockés tous les médicaments et tout le matériel médical. Je pris
mon sac, toujours prêt à l’emploi et vérifiai rapidement son
contenu : compresses, bandages, aiguilles, fils, scalpel… Satisfaite,
je le chargeai rapidement sur mes épaules. Je n’avais eu à intervenir
qu’une seule fois lors d’une sortie : un des soldats s’était fait
attaquer par un ours qui rôdait, j’avais dû lui suturer quelques plaies.
Au fil des années, les animaux étaient devenus plus gros, plus forts
et plus agressifs, ce qui rajoutait un danger supplémentaire.
Enfin prête, je passai à côté des nombreux lits alignés les uns à
côté des autres qui constituaient la partie centrale de la section.
C’était le bran le bas de combat : tout le personnel réunissait les
patients dans la cellule de quarantaine, comme le protocole
l’exigeait. Je croisai Mary, une des infirmières avec qui je travaillais
souvent lors des gardes.
— Sahara, te voilà ! Un coup de main ne serait pas de refus, dit-
elle, essoufflée.
C’était une jolie femme avec ses cheveux roux et ses yeux bleus,
mais c’était également la personne la plus maladroite que je
connaissais. Elizabeth, notre supérieur, l’avait rapidement pris en
grippe, ce qui nous avait rapproché.
— Désolée, je ne peux pas, je sors à la Surface, répondis-je.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? On ne nous a rien dit.
— Je n’en ai aucune idée, mentis-je. On m’a juste demandé
d’accompagner l’équipe en tant que soutien médical.
J’avais beau adorer Mary, c’était une vraie pipelette. Je n’allai
pas prendre le risque que le problème s’ébruite et fasse paniquer
tout le monde.
— D’accord… Oh, et avant que tu partes, est-ce que tu as vu
Oliver ? demanda-t-elle, inquiète.
Le fils de Mary travaillait en tant que messager. Les moyens de
télécommunication de l’époque consommaient trop par rapport à la
quantité d’énergie que nous produisions, nous les avions donc
bannis de la Cité. Ce système de communication avait été mis en
place des siècles auparavant et était très efficace.
— Non, mais Rafael a donné l’ordre que tous les messagers
soient à leur poste pour délivrer les consignes. Ne t’inquiète pas, il
ne doit pas être loin ! la rassurai-je avant de partir vers la section
militaire.
Par praticité, les deux sections étaient reliées : nos principaux
patients étant des soldats, il était donc logique que les deux galeries
soient côte à côte. Je me mis au pas de course. L’équipe devait déjà
être sur le départ et n’attendait sûrement plus que moi. Une fois
arrivée à destination (essoufflée mais toujours vivante), je traversai
la section pour aller directement à l’armurerie.
Elle était plus petite que les autres, bien qu’elle ne manquait
pas de place. C’était la seule section qui possédait un dortoir puisque
cela facilitait les roulements, il servait aussi aux soldats de garde. Un
peu plus loin se trouvaient la prison et ses geôles aux barreaux
rouillés ; elles étaient alignées sur une centaine de mètres,
cependant la plupart étaient vides.
— Te voilà enfin ! Un messager nous a prévenus de ton arrivée…
il y a plus d’une heure.
Je souris ; ma meilleure amie n’était pas quelqu’un de très
patient, voire pas du tout. C’était le genre de personne qui fonçait
tête baissée et qui réfléchissait après. Cela nous avait amené un tas
d’ennuis quand nous étions petites.
— J’ai dû aider John à raccompagner sa classe, j’ai fait au plus
vite !
— Tu vas me dire que tu as couru ?
— Plutôt que j’ai marché très très vite.
Maybelle me fixa avant d’éclater de rire. Ce n’était pas la fille la
plus jolie du monde, avec son nez de travers (cassé lors d’un
entraînement) et ses dents de devant qui se chevauchaient, mais
dès que les gens l’entendaient rire, ils se tournaient vers elle comme
un tournesol vers le soleil. Elle était éblouissante à sa manière.
Elle passa sa main dans ses cheveux blonds coupés au carré et
me regarda.
— Aller vient, je vais t’équiper. Il faut être dans le SAS d’ici dix
minutes, sinon Chris va péter une durite !
Elle m'emmena vers un soldat qui m’enfila un gilet en kevlar qui
semblait peser quinze kilos. Puis comme à son habitude, Maybelle
me tendit un pistolet que je refusai.
— Tu sais très bien que je n’en veux pas, dis-je en remettant
mon sac sur mes épaules. Je sauve des vies, pas l’inverse.
— Prends-le au moins pour te défendre contre les bêtes
sauvages, plaida ma meilleure amie. S’il te plait Sahara, ça me
rassurerait...
Je craquai devant son regard suppliant, je me faisais avoir deux
fois en une matinée.
— Très bien, mais je ne m’en servirais pas. Et puis tu n’es
jamais très loin de moi, je n’ai pas à m’inquiéter.
D’aussi loin que mes souvenirs remontaient, May m’avait
toujours protégée, c’était dans sa nature. Malheureusement,
lorsqu’elle avait quatorze ans, ses parents tous deux soldats s'étaient
faits tuer lors d’une patrouille qu’ils effectuaient à l’extérieur. Cette
tragédie avait empiré son besoin de protéger ceux qu’elle aimait et
engrangé une haine immense envers Ceux d’au-dessus. Elle avait
lâché ses études d’ingénieur agronome pour devenir militaire afin de
pouvoir protéger les êtres chers à son cœur.
Je lui confierai ma vie sans hésiter en sachant qu’elle ferait de
même.
— Allez, on y va ! dit-elle en rejoignant le groupe de gardes qui
sortait de l’armurerie.
Ils étaient douze en comptant Chris, le chef de section et tous
étaient équipés de gilets pare-balles, armés jusqu’aux dents. Je me
sentis ridicule avec mon petit pistolet quand je vis leur fusil d’assaut,
mais après tout, chacun son rôle.
Il y avait également un ingénieur qui accompagnait le groupe
pour être sûr de ne pas se tromper de pièce. Je serrai les dents
lorsque je le vis. Ismaël était l’ex-copain de John, il l’avait quitté sans
explications du jour au lendemain, sans raison apparente... Il avait
brisé le cœur de mon meilleur ami et je lui en voudrais toujours pour
cela. Je le saluai de loin d’un hochement de tête, sans lui adresser le
moindre mot.
Notre groupe se dirigea ensuite vers la sortie Nord, celle qui
débouchait au plus près de la Décharge. Il faudra environ trois
heures de marche pour s’y rendre à pied à travers une forêt
tropicale, dense et humide.
Pour remonter à la Surface, il fallait emprunter un ascenseur.
Heureusement qu’à l’époque, ils n’avaient pas installé un escalier : il
y aurait eut beaucoup trop de marches à monter, mes cuisses ne
s’en seraient jamais remises. L’ascension commença et dura cinq
bonnes minutes dans un silence tendu. Plus nous montions, plus le
bruit de l’alarme se faisait lointain, résonnant comme un écho
autours de nous.
Enfin, l’ascenseur s’arrêta et les portes s’ouvrirent.
Chapitre 4

La lumière naturelle aveugla tout le monde.


Il me fallut quelques secondes d’adaptation pour réussir à ouvrir
les yeux et regarder autour de moi. Le soleil était haut dans le ciel,
la chaleur étouffante à souhait. Il devait faire aux alentours des
quarante degrés et le changement soudain de température me fit
rapidement transpirer.
Nous venions d’atterrir dans un des postes de gardes ; aux deux
sorties de la Cité se trouvait un périmètre grillagé et sécurisé, gardé
par des soldats. Des postes d’observation en hauteur avaient été
édifiés afin de voir les menaces arrivées, même si ce n’était pas
facile à cause de la forêt luxuriante qui s’étendait à perte de vue. Les
soldats qui patrouillaient se mirent au garde-à-vous lorsque Chris
passa devant eux. Ce dernier leur rendit leur salut, puis il se tourna
vers notre groupe. Il n’avait pas la tête de quelqu’un qui allait sortir
une blague.
— La mission est simple, commença-t-il. On marche jusqu’à la
Décharge, Ismaël récupère la pièce et on rentre. Il nous faudra
environ trois heures pour y aller et quatre pour revenir.
Il nous fixa un par un avant de continuer.
— Je ne veux personne qui traîne à l’arrière et personne qui ne
s’éloigne du groupe sans ma permission. Est-ce que c’est bien clair
pour tout le monde ?
— OUI CHEF ! répondirent les soldats en cœur, si fort qu’ils me
firent sursauter.
Chris était l’archétype du militaire : en plus d’être une armoire à
glace et d’avoir ses cheveux coupés à ras, il ne semblait savoir
s’exprimer qu’en donnant des ordres. Ce n’était pas vraiment le
genre de personnes avec qui j’aimais passer du temps.
— En formation, on y va ! ordonna-t-il en réajustant son fusil
d’assaut sur l’épaule.
Les soldats prirent position de part et d’autre d’Ismaël ;
Maybelle vint se placer à mes côtés en me souriant d’un air
rassurant.
— Ne t’inquiète pas, ça fait au moins deux mois que c’est calme
dans le périmètre. On ne voit que rarement des animaux, sans
compter que Ceux d’au-dessus ne se manifestent plus depuis
quelque temps.
— Pourquoi ? demandai-je avec étonnement.
Notre groupe venait de passer la porte en fer qui marquait la fin
du périmètre de sécurité, il entrait dans la forêt, en territoire
ennemi. Les arbres immenses nous procurèrent instantanément de
l’ombre et me soulagèrent, même si je sentais mon tee-shirt trempé
sous le gilet en kevlar.
— Je ne sais pas… Certains disent que c’est parce qu’ils
manquent de moyens. Les armes automatiques qu’ils possèdent
viennent de chez nous : ils les volent quand ils font des raids, mais
ils en ont peu, expliqua-t-elle devant mon air interrogateur. Ils
doivent être à court de munitions.
Je trouvai cela étrange : d’habitude, ils attaquaient avec des
épées ou avec des flèches.
— Pourtant ça ne les avait jamais empêchés de s’en prendre à
nous jusque-là…
Je regrettai ma remarque quand j’observai la mâchoire de ma
meilleure amie se crisper. Elle le savait mieux que personne.
— Oui, mais ils ont eu pas mal de pertes ces derniers temps,
sans compter qu’il y a moins de gibier dans le coin. Les prédateurs
ont dû se rapprocher de leur village, ce qui doit les tenir occupés.
J’acquiesçai avant de continuer à marcher en silence. Je trouvai
ses explications peu convaincantes : Ceux d’au-dessus nous avaient
toujours attaqués, à coup de jets de pierres s’il le fallait. Quelque
chose avait dû se passer pour qu’ils cessent leurs raids du jour au
lendemain. Quant à savoir quoi, je n’avais aucune intention de le
découvrir.

Autour de nous, la nature commençait à devenir plus sauvage,


plus riche. Les arbres semblaient âgés de centaines d’années et
atteignaient des tailles gigantesques. Leurs racines s’entrecroisaient
aléatoirement, formant parfois des ponts qui enjambaient de petits
ruisseaux s’écoulant ici et là. Lorsque la lumière du soleil perçait
l’épais feuillage des arbres et venait se réfléchir plus bas, un
kaléidoscope de couleur se créait, intensifiant mon émerveillement.
Ici, tout semblait si vivant, comme si chaque plante avait sa
propre essence. Le vent chaud qui s’engouffrait à travers la forêt
m’apportait des dizaines d’odeurs différentes, trop nombreuses pour
que je puisse les identifier. Au-dessus de nous, les oiseaux
chantaient une mélodie continue sur notre passage. C’était dans des
moments comme celui-ci, entourés de vie, que je comprenais
pourquoi certaines personnes avaient décidé de rester vivre à la
Surface.
Au bout de presque quatre heures de marche qui s’étaient
déroulées sans incident, nous arrivâmes près de la Décharge. Elle se
trouvait en contrebas, s’étalant sur des centaines et des centaines
de mètres. L’amas de ferrailles créait un étrange contraste : d’un
côté du fer, terne et froid et de l’autre des arbres, colorés et vivants.
Un peu comme nous et Ceux d’au-dessus.
Notre groupe marcha encore quelques minutes avant de
l’atteindre. Les tonnes de ferrailles et de déchets s’élevaient haut
autour de nous, créant une sorte de labyrinthe. Après une petite
pause où tout le monde se désaltéra, Chris se tourna vers nous.
— Je veux que quatre d’entre vous accompagnent Ismaël, les
autres vous allez monter la garde ! ordonna-t-il. Sahara, tu restes
avec moi.
Je hochai la tête en levant les yeux au ciel. C’était tout le temps
pareil, je n’avais jamais le droit de m’éloigner de Chris lorsque nous
étions à la Surface, même après que ma mère m’eut obligée à
prendre des cours d’autodéfense. Je soupçonnai fortement qu’elle y
était pour quelque chose dans cette décision.
Je vis May partir avec Ismaël en me laissant toute seule aupès
de Chris. Je soupirai en faisant tomber mon sac au sol avant de
m’asseoir dessus. Même si j’étais à l’ombre, le soleil réchauffait les
plaques en ferrailles autour de moi et me donnait l’impression d’être
dans une étuve. De la sueur ruisselait sur chaque partie de mon
corps ; à ce rythme-là, j’allai rapidement ressembler à un pruneau
sec.
J’observai les soldats qui s’étaient placés à des endroits
stratégiques pour monter la garde. Ils étaient sur le qui-vive, arme
au poing, prêt à riposter en cas d’attaque. Je pouvais comprendre
leur méfiance : les débris qui nous entouraient faisaient une
excellente cachette pour tendre une embuscade.
Perdue dans mes pensées depuis quelques minutes, je sursautai
lorsqu'un cri s’éleva non loin de moi.
— ATTENTION !! hurla quelqu’un avant que j’entende un fracas
assourdissant.
Sans réfléchir, je sautai sur mes pieds et courais dans cette
direction, suivie de Chris qui me hurlait de rester derrière lui. Je
m’arrêtai en dérapant devant un groupe de soldat et analysai la
situation : un des pans de ferrailles s’était écroulé sur un des
hommes, coinçant sa jambe en dessous. Je me précipitai vers lui,
poussant sans ménagement les personnes qui l'entouraient.
— Arrête de bouger, lui dis-je alors qu’il essayait tant bien que
mal de se dégager.
Je crispai la mâchoire ; un bout de ferraille semblait lui avoir
sectionné une veine principale, mais au vu du saignement, l’artère
fémorale ne devait pas être touchée. C’était déjà ça.
Je levai la tête vers un des hommes à proximité.
— Va me chercher mon sac s’il te plait, je l’ai laissé à l'endroit
où je me trouvais !
Je me tournai ensuite vers le soldat blessé, il avait l’air de
souffrir le martyre. La douleur lui déformait le visage, pourtant il ne
se plaignit pas une seule fois.
— Comment t’appelles-tu ? lui demandai-je.
— Clay…
— Ça va aller Clay, on va te sortir de là.
Il essaya de me sourire, mais cela finit plutôt par ressembler à
une grimace. Au même moment, une main se posa sur mon épaule ;
Chris me fit signe de m’éloigner du blessé.
— Ça va aller ? dit-il, tendu.
— Il va falloir que je lui fasse un garrot avant de le dégager,
sinon il va se vider de son sang.
Il acquiesça en silence juste avant que le soldat arrive avec mon
sac. J’en sortis le garrot et le plaçai au-dessus de l’entaille.
— Serre les dents, prévins-je Clay, tu vas avoir mal. Tu es prêt ?
Il hocha la tête et je le serrai le plus vite possible. Une fois fini,
je me rendis compte qu’il s’était évanoui sous la douleur, ce qui
n’était pas plus mal pour la suite.
— Il faut le sortir de là, que je puisse voir les dégâts ! ordonnai-
je à Chris.
Dans ces moments-là, nos rôles étaient inversés et personne n’y
trouvait rien à redire. Cela me semblait naturel, je prenais
rapidement les choses en main dans ce genre de situation.
Quelqu’un m’aida à me relever, je fus surprise quand je remarquai
qu’il s’agissait de Maybelle ; je ne l’avais pas vu revenir. Ismaël
attendait plus loin en tenant une pièce de métal. Au moins, un des
problèmes était réglé.
— Éloigne-toi ! me dit ma meilleure amie. Le reste pourrait
s’écrouler.
— Je veux deux soldats qui montent la garde et quelqu’un qui
vient m’aider à dégager Clay. Les autres, vous allez soulever ce tas
de ferraille !
La voix de Chris avait claqué comme une cravache sur le cul
d’un cheval, il était encore plus à cran que d’habitude. Tout le
monde se mit à exécution et une fois en place, Chris donna l’ordre.
— Attention… MAINTENANT !
Ils soulevèrent la ferraille jusqu’à ce que le chef de section
arrive à dégager Clay, qui malheureusement commençait à
reprendre connaissance. Je me précipitai sur lui et avec une paire de
ciseaux, je découpai son pantalon pour inspecter sa plaie. Je
grimaçai.
— Alors ? demanda Chris, légèrement essoufflé.
— Une veine principale semble avoir été sectionnée et il a une
fracture ouverte du fémur, certainement causé par l’impact. Je ne
peux rien faire ici à part le stabiliser, il faut l’emmener le plus
rapidement possible à la Cité pour qu’il se fasse opérer en urgence.
Il risque de perdre sa jambe si on arrive trop tard, finis-je par dire
en baissant le ton.
Chris jura avant de se diriger vers l’ingénieur. Je le comprenais :
il fallait que nous traversions la forêt avec un blessé et ça, le plus
vite possible. Le temps était précieux, que ce soit pour Clay ou pour
la Cité.
Je stabilisai Clay avec l’aide de Maybelle et d’un autre garde.
Entre temps, des soldats avaient fabriqué un brancard de fortune et
une fois Clay installé, nous nous mîmes rapidement en route. Ismaël
ayant récupéré la pièce, nous n’avions plus aucune raison de nous
attarder ici.

Le chemin du retour était beaucoup plus difficile qu’à l’aller. Les


soldats se relayaient à tour de rôle pour porter le brancard, mais
entre la fatigue et la chaleur humide de la forêt, nous n’avancions
pas aussi rapidement que prévu. Je demandai une pause à Chris
pour jeter un coup d’œil à la blessure de Clay et lui donner de l’eau.
Sa jambe présentait des signes d’infection, elle rougissait de manière
inquiétante. Il fallait vite rentrer et retirer le garrot avant que le sang
n’y circule plus du tout.
Clay but l’intégralité de ma gourde et de la sienne. Je me levai
sans faire attention à la douleur que je commençai à ressentir dans
mes cuisses pour me diriger vers le chef de section.
— Il faut que j’aille remplir les gourdes, informai-je Chris. Le
ruisseau est en contrebas, je reviens vite.
— Prends quelqu’un avec toi.
— Non, laisse-les se reposer… je ne porte pas le brancard.
Nous regardâmes les soldats, tous épuisés par la traversée.
Même Maybelle semblait exténuée, ce qui tenait du miracle : je ne
l’avais jamais vu dans un tel état de fatigue.
— Et puis je suis armée, ajoutai-je en lui montrant mon pistolet.
Chris me fixa longuement avant de hocher la tête.
— Dépêche-toi, si tu sens que quelque chose ne va pas, crie !
Je le remerciai (pas vraiment rassurée) et me dirigeai
rapidement vers le ruisseau avant qu’il ne change d’avis. Je mis du
temps à descendre le petit ravin pour enfin atteindre le point d’eau.
Je me retournai pour essayer d’apercevoir quelqu’un, sans succès.
D’où je me trouvai, je ne distinguai plus le groupe et je pris vraiment
conscience du fait que j’étais seule. Un sentiment de malaise
commença à m’envahir, comme si quelque chose n’allait pas, comme
une sensation pesante qui s’insinuait en moi, la même que je
ressentais quand j’avais l’impression que quelqu’un m’épiait.
Je me dépêchai de remplir les gourdes en tendant l’oreille. Au
bout de la deuxième, je compris enfin ce qui clochait : tout était
beaucoup trop silencieux. Les oiseaux avaient arrêté de chanter et
seul le bruissement des feuilles était perceptible. Mes mains se
mirent à trembler, ma bouche s’assécha. Je refermai rapidement les
gourdes et me relevai pour rejoindre le groupe quand une branche
craqua juste derrière moi. Je n’eus pas le temps de me retourner
qu’un bras m’encercla la taille et qu’une main vint se poser
brutalement sur ma bouche, m’empêchant ainsi de crier.
— Pas un bruit.
Chapitre 5

L’homme qui me maintenait avait murmuré contre mon oreille


d’une voix grave et basse. L’étau de ses bras s’était resserré, il
m’immobilisait solidement contre lui. Momentanément paralysée par
le choc, je fus abruptement replongée dans la réalité lorsque mon
agresseur me souleva pour m’emmener à l’écart.
Les cours d’autodéfense que ma mère m’avait forcée à prendre
me revinrent en mémoire en une fraction de seconde. Rassemblant
mes forces, je me laissai aller contre lui en me rendant aussi molle
qu’une nouille ramollie. Surpris et emporté par mon poids, l’homme
partit vers l’avant. J’en profitai aussitôt pour reprendre mes appuis et
balançai un coup de tête en arrière, l’atteignant en plein visage. Un
juron retentit.
Je savais très bien que je ne pouvais pas le battre, je voulais
juste qu’il retire sa main de ma bouche pour que je puisse appeler à
l’aide. Malheureusement, mon agresseur ne me lâcha pas, il fit
plutôt le contraire en resserrant sa prise. Je commençai
sérieusement à manquer d’air entre sa main qui m’étouffait à moitié
et l’effort que je venais de fournir. La dernière chose que je souhaitai
était de m’évanouir et de finir entre ses griffes, sans défense. Je
décidai de me calmer pour réfléchir à une meilleure porte de sortie.
— Je ne veux pas te faire de mal, dit l’homme, légèrement
essoufflé.
Bien, au moins je ne m’étais pas défendue pour rien même si
cela ne changeait pas ma situation. Il desserra doucement le bras
qui me comprimait la poitrine et je pus mieux respirer, même si
j’avais connu des jours meilleurs. De la sueur coula dans mes yeux
lorsque je les levai pour essayer d’apercevoir mon groupe, sans
succès.
Je ne voyais pas mon agresseur, mais je devinai qu’il était grand
et bien charpenté ; même si j’avais pratiqué six arts martiaux
différents, je n’aurai sûrement pas réussi à en venir à bout. Il m’avait
dit qu’il ne me ferait pas de mal, mais je ne le crus pas une
seconde : les hommes de la Surface étaient des barbares, c’était
dans leur nature de blesser les autres.
J’avais beau réfléchir, il ne me restait qu’une solution : le seul
moyen de lui échapper était de faire semblant de le croire, qu’il
relâche son attention juste quelques secondes pour que je puisse
hurler. Une fois ma décision prise, j’essayai de me détendre le plus
possible, relâchant les muscles de mon corps un à un pour jouer la
carte de la résignation.
Au bout d’un instant, je le sentis bouger le bras qui m’entourait
et attraper quelque chose. Je compris ce que c’était lorsqu'une lame
vint se poser sur ma jugulaire.
— Je vais retirer ma main de ta bouche. Un bruit, un son, autre
chose à part respirer et tu sais ce qu’il t’attend.
Cela me confirma le fait qu’il n’avait pas vraiment l’intention de
ne pas me faire de mal, comme il avait essayé de me le faire croire à
peine une minute plus tôt.
Je hochai la tête pour lui dire que j’avais compris. J’étais
beaucoup de choses, mais bête n’en faisais pas partis, je savais qu’il
n’hésiterait pas à me tuer si je tentai quoi que ce soit. Je me
raccrochai donc à l’idée que s’il ne l’avait pas déjà fait, c’était qu’il
n’en avait pas forcément l’intention. Ce raisonnement m’empêchait
surtout de ne pas me laisser aller à un accès de panique ; c’était la
dernière chose à faire.
Il retira doucement sa main, appuyant un peu plus le couteau
sur ma gorge en une menace explicite. J’inspirai un grand coup,
remplissant mes poumons d’air sans rien tenter d’autre. Je le sentis
prendre mon pistolet avant de s’emparer de quelque chose avec sa
main libre. Quand je compris ce qu’il était en train de faire, j’eus un
accès de panique mais n’eus pas d’autre choix que de le laisser me
bâillonner et me ligoter rapidement les mains dans le dos.
Il me retourna et me chargea sur son épaule, si vite que je
n’eus pas le temps de voir son visage. Il trottina ensuite pendant
une dizaine de minutes en s’éloignant de ma seule chance de m’en
sortir. À chaque pas qu’il faisait, son épaule me rentrait dans le
ventre et ma tête cognait dans son dos en partant dans tous les
sens. Au moment où je pensai que j’allai rendre mon petit déjeuner,
il me déposa contre un arbre. Je me retrouvai là, assise, ligotée, à sa
merci. L’homme s’avança vers moi et s’accroupit à ma hauteur. Ce
fut à cet instant que je croisai son regard pour la première fois.

J’étais sous le choc. Je venais de me battre, de me faire ligoter,


bâillonner et transporter sur je ne sais pas combien de mètres
comme un vulgaire sac de pommes de terre. Je m’étais imaginée le
pire durant cet interminable trajet... mais pas à ça.
Je fus surprise de voir que l’homme qui se tenait devant moi
avait un peu près mon âge, peut-être était-il légèrement plus vieux.
Et il était beau, si on aimait le style sauvage. J’avais entendu
tellement d’histoire sur les habitants de la Surface, qu'ils étaient des
barbares sans foi ni loi, que je les avais tous crus laids et couverts
de boue. C’était loin d’être le cas de celui-là.
Bien qu’il fût accroupi devant moi, je me rendis compte que je
ne m’étais pas trompée sur son gabarit. En plus d’être grand, il était
tout en muscle. La corde d’un arc était passée en travers de son
torse nu et un carquois était fixé dans son dos. Je n’arrivai pas à
détacher mes yeux (qui étaient aussi écarquillés que possible) de lui.
Il m’observait également de ses pupilles noirs comme l’ébène sans
ciller une seule fois. Ses cheveux bruns étaient attachés en catogan
et certaines de ses mèches retombaient sur son front, humidifiées
par la transpiration.
Un sourire narquois jouait sur ses lèvres, je l’en détestai encore
plus. J’étais toujours bâillonnée et ligotée, la situation ne m’amusait
pas particulièrement. Maintenant que l’adrénaline était retombée, la
peur et la panique commençaient à reprendre le dessus. Je jetai des
coups d’œil autour de moi, mais il n’y avait pas âme qui vive ; nous
étions seul et l’homme se trouvait à peine à un mètre de moi,
m’oppressant avec sa carrure. Un étau invisible me comprimait la
poitrine et je sus que j’allai faire une crise d’angoisse. Je commençai
à avoir du mal à respirer quand une paire de mains me retira
rapidement mon bâillon avant de se reculer, captant sans doute
l'objetde ma peur : lui.
Au bout d’un moment qui sembla durer des heures, je réussis à
calmer ma respiration et à reprendre contenance. Je levai la tête
vers le sauvage en lui envoyant le regard le plus noir que j’avais en
stock ; c’était tout ce que je pouvais faire pour l’instant. Il prit la
parole une fois qu’il vit que j’allai mieux.
— Je t’ai dit que je ne te ferais pas de mal à moins que tu m’y
obliges, Sahara.
Je me pétrifiai instantanément. J'aurais été moins surprise s'il
avait sortit un lapin de sa poche.
— Comment connais-tu mon nom ? lâchai-je avant de pouvoir
me retenir.
— De la même manière que je sais que tu es médecin, que c’est
toi qui te proposes à chaque sortie à la Surface ou encore que ta
mère soit la Conseillère de votre président.
Sa réponse me glaça les entrailles. Il savait qui était ma mère, il
allait sûrement demander un échange : moi contre elle, pour pouvoir
la tuer. Notre relation n’était pas au beau fixe, mais elle restait ma
mère, je n’avais aucune envie qu’elle meure. Je déglutis
difficilement.
— Co... comment sais-tu tout ça ?
— Aller, réfléchis, tu dois faire le lien en ce moment même.
Il avait raison ; pour savoir autant de choses, il ne pouvait y
avoir qu’une seule réponse.
— Vous avez des espions dans la Cité.
— Oui, lâcha l’homme laconiquement. Pourtant la vraie question
que tu dois te poser c’est « pourquoi ? », n’est-ce pas ?
J’avais beau chercher, je ne comprenais pas pourquoi des
personnes de mon peuple auraient voulu nous trahir pour ces gens-
là. Je le regardai sans donner de réponse, tout simplement parce
que je n’en avais pas.
— C’est simple, nous voulons tuer vos dirigeants, dit-il.
Ce qu’il me révéla ne m’étonna pas vraiment puisque son
peuple ne s’en était jamais caché.
— Tuer nos dirigeants, juste ça, d’accord… répondis-je
prudemment. Mais je ne vois pas ce que ça changerait. D’autres
seraient élus à leur place et vous n’aurez fait que déclencher une
vraie guerre, pas une guerre de positions comme aujourd’hui.
Ma réponse le fit rire. Un rire cinglant.
— Ce que tu peux être naïve… La guerre est là depuis
longtemps ! dit-il. Vous pillez nos ressources, détruisez nos villages
en ne laissant que la mort derrière vous. Vos soldats violent nos
femmes et tuent nos enfants depuis des années !
Sa réponse me choqua, tant elle était invraisemblable.
— Non tu mens ! Je ne vois pas pourquoi il ferait ça…
— Réfléchis un peu, reprit-il. Même avec vos exploitations
souterraines et votre rationnement, vous n’avez pas assez de
ressources pour tout le monde. Vous pillez donc les nôtres, sans
vous soucier des conséquences. Vos chefs vous mentent depuis le
début et vous hochez la tête sans poser de question, finit-il
amèrement.
— C’est vous qui avez commencé…
Il me coupa.
— Encore un mensonge ! Sahara réfléchi…
La manière dont il prononçait mon nom me déplaisait, on aurait
dit que nous avions élevé les cochons ensemble, qu’il me
connaissait. Il continua.
— Tu n’as jamais trouvé étrange qu’à peu près tous les demi-
siècles une catastrophe se produisait dans votre Cité et tuait des
milliers de personnes ?
— Les incidents arrivent, nous vivons dans un endroit confiné,
répliquai-je d’une voix hésitante.
— Ce ne sont pas des incidents ! C’est juste un moyen pour vos
dirigeants de faire une réduction de population efficace.

Je le regardai, interdite. Effectivement, il arrivait que des


incidents se produisent au fil des siècles, ce qui avait eu des
conséquences sur la population. Mais je ne voyais aucun être
humain et encore moins un de nos présidents, capable de faire ce
genre d’horreur. Pareil pour les massacres à la Surface, je n’en
voyais pas l’intérêt.
Malgré tout, le doute s’instillait en moi. L’homme à qui je faisais
face ne mentait pas ou en tout cas, il croyait vraiment ce qu’il disait.
Ce genre de chose se ressentait. Il était également trop renseigné
sur la Cité pour que je mette en doute le fait qu’il y ait vraiment des
espions à l'intérieur ; quant à savoir pourquoi ils y étaient…
En revanche, je ne comprenais pas pourquoi il m’avait
kidnappée pour me dire tout cela. J’avais beau chercher, je n’arrivai
pas à mettre le doigt dessus. S’il voulait juste m’échanger contre ma
mère, il n’avait pas besoin de me raconter toutes ces choses. Il ne
me semblait pas agressif et s’il avait vraiment voulu me tuer, il aurait
pu le faire une dizaine de fois, de mille manières différentes.
Je me penchai vers lui en fronçant les sourcils.
— Tu sembles bien sûr de toi, finis-je par dire.
— Nous avons notre source d’informations, répondit l’homme
simplement.
— Qui est ?
— Tu penses vraiment que je vais te le dire ?
Je haussai les épaules ; j’aurais essayé.
— Tu peux me détacher ? demandai-je finalement. Je ne
m’enfuirai pas, de toute façon on sait tous les deux que je n’irais pas
loin si j’essayai.
Il me dévisagea impassiblement, sans esquisser le moindre
mouvement.
— Tu me demandes de te croire, ça marche dans les deux sens,
me contentai-je de dire.
Après quelques secondes, il s’approcha vers moi en sortant un
couteau de sa ceinture. Je me dis soudainement que ce n’était peut-
être pas une si bonne idée que cela, mais il se contenta de couper
mes liens qui avaient commencé à m’entailler les poignets. Je fus
soulagée quand je les sentis tomber au sol. Je décidai de rester
assise pour ne pas le mettre sur le qui-vive : les soldats devaient
être partis à ma recherche depuis un moment, ils n’allaient donc pas
tarder à me retrouver.
Je devais aussi admettre que ce qu’il me disait m’intriguait. Il
n’aurait sûrement pas pris autant de risques juste pour me raconter
tout un tas de mensonges, sans compter sur le fait que des
personnes de la Cité s’étaient ralliées à eux. Je voulais savoir qui et
pourquoi.
— Quel est ton nom ? lui demandai-je en me massant les
poignets.
— Zach.
Net et concis.
— Pourquoi me dis-tu tout ça ? Je pourrai tout rapporter au
Président une fois rentrée à la Cité.
— Ou je pourrais te tuer ici et maintenant, répondit-il du tac au
tac avec son sourire narquois.
Je me trouvai sur une pente plus que glissante, mais je décidai
de suivre mon intuition.
— Non, tu veux quelque chose de moi en plus d’un possible
échange d’otage, sinon tu ne m’aurais pas raconté tout ça.
Zach se passa la main dans les cheveux. Pour la première fois
depuis qu’il m’avait kidnappée, il semblait hésiter et j’en fus surprise.
Finalement, il se lança.
— C’est vrai. J’aimerai que tu rejoignes la Rébellion, lâcha-t-il.
— Pardon ?
Je n’en croyais pas mes oreilles, c’était bien la dernière chose à
laquelle je m’attendais. Je n’étais même pas au courant qu’une
rébellion existait. Mais si ce que disais Zach était vrai, je dis bien si,
cela ne m’étonnait pas plus que ça.
— Je sais très bien que tu ne me fais pas confiance, que tu ne
me crois sûrement pas et ça peut se comprendre, argumenta-t-il
rapidement, mais je te demande de garder tout ça pour toi le temps
que tu trouves toi-même les réponses. Va aux archives Sahara, tu
verras que je ne te mens pas.
Il était vraiment bien renseigné sur la Cité, il connaissait même
l’existence des archives, l’endroit où toute notre histoire était
consignée.
— Pourquoi moi ? finis-je par demander.
— Je t’ai dit que des personnes nous aidaient de l’intérieur,
malheureusement ils ne sont pas assez nombreux et n’ont pas assez
d’impact. Tu vas devenir médecin, ta mère est la Conseillère... On
t’écoutera.
Je le regardai en même temps qu’un sentiment de malaise
s’emparait de moi.
— Tu me demandes de trahir mon peuple, ma famille, mes
amis, tout ça au profit de gens que je ne connais pas, qui ne me
disent probablement pas la vérité et pour une rébellion dont je ne
soupçonnai même pas l’existence ? énumérai-je.
— Écoute, nous voulons juste arrêter les massacres que ton
peuple perpétue depuis des siècles, dit Zach, mais d’autres que moi
veulent un anéantissement total de ton peuple. Je veux éviter tout
ça et tu es le meilleur atout pour y arriver.
J’étais perdue. D’un côté, si Zach voulait me manipuler, il ne
m’aurait pas dit tout ça mais de l’autre, je n’étais pas assez naïve
pour le croire sur parole. Jusqu’à preuve du contraire, il restait un
ennemi... Malgré tout ce que je me répétai, il avait réussi à me faire
douter de mon propre peuple.
— Je vais faire des recherches sur nos dirigeants, je ne dirais
rien tant que je ne suis pas certaine qu’ils n’aient rien à voir avec
tout ça, dis-je finalement.
Je le pensai vraiment, ce n’était pas juste pour qu’il me laisse
repartir. Zach dû voir que je ne lui mentais pas puisqu’il me sourit.
— Je savais que tu m’écouterai, ça fait un moment que je
t’observe lors de tes sorties, m’apprit-il. C’est dommage que tu sois
du mauvais côté.
Je n’étais pas paranoïaque, c’était donc de là que venait la
sensation d’être épiée constamment. Je le regardai d’un œil noir
quand Zach m’intima le geste de me taire et se releva, aux aguets.
L’atmosphère se fit encore plus lourde, plus pesante qu’elle ne l’était
déjà. Je tendis l’oreille, prête à appeler à l’aide, mais le risque que ce
soit une bête sauvage était trop fort. Je jetai un coup d’œil à l’arc de
Zach et ne fut pas vraiment convaincu de son efficacité en cas d’une
attaque d’ours. Je décidai de ne pas tenter la providence, surtout
qu’elle n’avait pas l’air d’être de mon côté en ce moment.
Mon cœur cognait fort et ma gorge était serrée lorsque Zach se
tourna vers moi, plus détendu.
— C’est bon j’ai cru qu…
Il n’eut même pas le temps de finir sa phrase que le bruit d’une
détonation transperça l’air.
Chapitre 6

Zach partit en arrière en poussant un cri de douleur. Il roula au


sol en se tenant le bras gauche jusqu’à s’arrêter à côté de moi. Son
visage était crispé par la douleur, du sang coulait à flot de sa
blessure et ruisselait le long de son bras.
Tout s’était passé si rapidement que je n’avais pas esquissé le
moindre mouvement. J’étais toujours assise contre mon arbre,
stupéfaite par ce qu’il venait de se passer. Puis, comme si mon
cerveau s’était remis en marche, je réagis de manière automatique
et me jetai sur Zach pour le protéger d’éventuels tirs. Je savais
pertinemment que les soldats ne prendraient pas le risque de lui tirer
dessus s’ils avaient ne serait-ce qu’une chance de me toucher.
— Qu’est-ce que tu fous Sahara ?? Pousse-toi !!
Je reconnus immédiatement la voix de ma meilleure amie. Elle
était seule ; je levai la tête, toujours en faisant rempart de mon
corps entre elle et Zach. Maybelle nous tenait en joue, prête à faire
feu à la moindre occasion qui se présenterait. Elle semblait aussi
choquée que stupéfaite. Je la connaissais par cœur, je savais qu’elle
ne comprenait pas pourquoi j’avais agi comme ça ni pourquoi je
refusai de bouger... Et pour être honnête, c’était aussi mon cas.
Ma part rationnelle me disait que c’était mon instinct de
médecin qui avait pris le dessus. Je n’aimais pas voir des gens tués
ou blessés : qu’ils soient de la Cité ou de la Surface, ils restaient des
êtres humains. Mon autre part en revanche croyait à ce que Zach
venait de me révéler et pour être tout à fait honnête avec moi-
même, je ne le pensai pas mauvais. J’avais toujours eu une certaine
facilité à cerner les personnes, j’espérai que je ne me trompai pas
sur lui vu les risques que je prenais.
Je me redressai légèrement pour permettre à Zach de respirer
et réfléchis. Si je bougeai, il était mort c’était une certitude. Mais ce
qui était également certain, c’était que je ne pouvais pas rester dans
cette position éternellement. J’avais eu de la chance que ce soit
Maybelle qui nous ait trouvés en premier, peut-être qu’elle
accepterait de m’écouter.
Je baissai la tête et regardai Zach. De près, ses yeux
ressemblaient à deux abîmes, il semblait si facile de s’y perdre. Ce
qui m’étonna le plus était qu’il continuait de me fixer, rien de plus. Il
ne me suppliait pas de l’aider ni pour sa vie. Il se contentait de me
regarder, comme s’il me donnait un ultimatum : si je l’aidai, cela
voudrait dire que je ne rejetai pas en bloc sa proposition. Au
contraire, si je le livrais à May et bien… disons qu’il ne verrait
probablement pas la suite.
Je pris ma décision. Je ferais des recherches et s’il s’avérait que
tout ceci n’était que des mensonges, je parlerai de la rébellion qui se
formait à Rafael et à ma mère. Dans le cas contraire, si ce qu’il me
disait était vrai, j’aviserais le moment venu.
J’inspirai un grand coup avant de me tourner vers ma meilleure
amie qui n’avait pas bougé d’un iota, le doigt toujours sur la
gâchette.
— May, baisse ton arme…
— Ça ne va pas ?! Pousse-toi ! insista Maybelle en s’avançant
vers nous d’un pas menaçant.
— Il ne m’a fait aucun mal ! S’il te plaît, baisse ton arme…
— À quoi tu joues ? Tu crois que c’est parce que tu lui sauves la
vie aujourd’hui qu’il ne te tuera pas demain si on lui ordonne ? Ces
hommes sont des barbares Sahara, maintenant pousse-toi !
Je n’avais encore jamais vu une telle expression sur son visage.
Il exprimait tellement de haine et de rage envers Zach que pendant
un instant, je me demandai si j'allai réussir à la faire changer d’avis.
J’avais honte de l’admettre, mais cette Maybelle là me faisait peur.
Elle n’hésiterait pas à prendre la vie de quelqu’un juste parce qu’il
n’avait pas eu la chance de naître à la Cité.
— Fais-moi confiance, la suppliai-je à court d’options. Je
t’expliquerais tout…
Je vis son regard passer de Zach à moi plusieurs fois. Ce fut à
ce moment précis que son expression changea et fut remplacée par
du dégoût
— J’y crois pas… souffla-t-elle. Tous les deux… Oh non, c’est
pas vrai… Vous êtes ensemble !
Sa déclaration me laissa sans voix.
— C’est pour ça que tu te proposes tout le temps pour les
sorties, continua-t-elle, que tu repousses tous les mecs à la Cité et
que tu es toujours là à parler de la Surface !
Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elle puisse déduire
quelque chose d’aussi improbable. J’allai lui dire qu’elle se trompait,
mais je décidai de me raviser au dernier moment. Après tout, s’il
fallait jouer la carte des amoureux maudits pour réussir à se sortir
de cette situation, je le ferais. J’aurais le temps de tout lui dire une
fois sortie de là.
— Écoute May, je t’expliquerais tout mais plus tard, laisse le
juste partir, je t’en prie.
— Je… Je…
Des cris retentirent au loin ; le reste du groupe avait dû
entendre le coup de feu et se dirigeait probablement vers nous. Ils
allaient arriver d’un instant à l’autre. Je suppliai ma meilleure amie
du regard, puis finalement, après ce que j’imaginai être un conflit
interne avec elle-même, Maybelle baissa son arme.
— Dépêche-toi avant que je ne change d’avis ! dit-elle d’un ton
si froid que j’en eus la chair de poule.
Je ne savais pas si elle allait pouvoir me pardonner un jour et
une part de moi se demandait si j’avais pris la bonne décision en
laissant vivre Zach. Dans tous les cas, il était trop tard pour que
j’éprouve des regrets. Je devais assumer mon choix, tant pis pour les
conséquences.
Je me redressai doucement en jetant un coup d’œil à Maybelle
au cas où elle aurait finalement changé d’avis, mais elle ne faisait
que nous regarder d’un œil noir. C’était mieux que le dégout de
toute à l’heure. Je déchirai rapidement un bout de mon tee-shirt
avant de faire un garrot au-dessus de la blessure de Zach.
Décidément, j’en avais fait aujourd’hui.
Je le serrai sans ménagement. Je vis son visage, qui avait perdu
des couleurs, se crisper mais il n’émit aucun son ; au vu des
nombreuses cicatrices qui parcouraient son corps, je n’avais aucun
doute sur le fait qu’il devait avoir connu bien pire.
— La balle a traversé ton bras, lui expliquai-je en l’aidant à se
relever. Tu as perdu beaucoup de sang, veille à bien boire, à bien
manger et ça ira.
Mon ton était froid, j’avais débité ces paroles sans le regarder.
Même si je lui avais sauvé la vie, je lui en voulais de m’avoir mise
dans une telle situation.
— Sahara…
Il attendit que je lève la tête vers lui et que je le regarde pour
continuer.
— Tout ce que je t’ai dit est vrai... Si tu cherches bien, tu
trouveras toi-même la vérité, dit-il.
Je ne répondis pas. J’avais envie de lui dire que dans un cas
comme dans l’autre, ce que je découvrirai aurait des conséquences,
que plus rien ne serait comme avant. Mais à quoi bon...
Quand Zach comprit que je ne comptai pas ouvrir la bouche, il
fit quelque chose à laquelle je ne m’attendais pas : il se pencha vers
moi et posa ses lèvres sur ma joue pour y planter un baiser rapide.
— Merci, dit-il simplement avant de partir en trottinant d’une
manière mal assurée à cause de sa perte de sang.
Je restai immobile, stupéfaite, les yeux grands ouverts. Je savais
qu’il avait fait cela juste dans le but de me couvrir devant May, je ne
pouvais hélas pas m’empêcher de rougir. Quand je me retournai
enfin, ma meilleure amie me fixait, la mâchoire crispée.

Je savais que Maybelle se sentait trahie, même un aveugle aurait


pu le voir. Je savais aussi que tout était de ma faute, je n’avais
aucune excuse. Je m’avançai vers elle pour tout lui expliquer, elle me
coupa avant que je puisse ouvrir la bouche.
— De quoi parlait-il quand il te disait de découvrir la vérité ?
demanda-t-elle, me faisant comprendre qu'elle voulait éviter le sujet
concernant Zach et moi.
J’allai répondre quand Chris et plusieurs soldats débarquèrent
devant nous, tendus, armes brandies. Le chef de section m’examina
des pieds à la tête en cherchant la moindre trace d’égratignure. Je
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Canción.
La alma de alegría salte;
que en tener mi bien
presente
no hay descanso que me
falte,
ni dolor que me atormente.

No pienso en viejos cuidados;


que agravia nuestros
amores
tener presentes dolores
por los olvidos passados.
Alma, de tu dicha valte;
que con bien tan excelente
no hay descanso que te
falte,
ni dolor que te atormente.

En tanto que Diana dijo su


canción, llegó á la fuente una
pastora de extremadíssima
hermosura, que en aquella hora á
la casa de Felicia había venido, é
informada que la sabia estaba en
el jardín, por verla y hablarla, allí
había venido. Llegada donde
Felicia estaba, arrodillada delante
della, le pidió la mano para se la
besar, y después le dijo: Perdonar
se me debe, sabia señora, el
atrevimiento de entrar aquí sin tu
licencia, considerando el deseo
que tenía de verte y la necesidad
que tengo de tu sabiduría. Traigo
una fatiga en el corazón, cuyo
remedio está en tu mano; mas el
darte cuenta della lo guardo para
mejor ocasión, porque en
semejante tiempo y lugar es
descomedimiento tratar cosas de
tristeza. Estaba aún Melisea, que
este era el nombre de la pastora,
delante Felicia arrodillada, cuando
vido por un corredor de la huerta
venir un pastor hacia la fuente, y
en verle dijo: Esta es otra
pesadumbre, señora, tan molesta
y enojosa, que para librarme della
no menos he menester vuestros
favores. En esto el pastor, que
Narcisso se decía, llegó en
presencia de Felicia y de aquellos
caballeros y damas, y hecho el
debido acatamiento, comenzó á
dar quejas á Felicia de la pastora
Melisea, que presente tenía,
diciendo cómo por ella estaba
atormentado, sin haber de su
boca tan solamente una benigna
respuesta. Tanto que de muy lejos
hasta allí había venido en su
seguimiento, sin poder ablandar
su rebelde y desdeñoso corazón.
Hizo Felicia levantar á Melisea, y
atajando semejantes
contenciones: No es tiempo, dijo,
de escuchar largas historias; por
agora, tú, Melisea, da á Narcisso
la mano, y entrad entrambos en
aquella danza, que en lo demás á
su tiempo se pondrá remedio. No
quiso la pastora contradecir al
mandamiento de la sabia, sino
que en compañía de Narcisso se
puso á bailar juntamente con las
otras pastoras. A este tiempo la
venturosa Ismenia, que para
cantar estaba apercebida, dando
con el gesto señal del interno
contentamiento que tenía
después de tan largos cuidados,
cantó desta suerte:

Canción.
Tan alegres sentimientos
recibo, que no me espanto,
si cuesta dos mil tormentos
un placer que vale tanto.

Yo aguardé, y el bien tardó,


mas cuando el alma le
alcanza,
con su deleite pagó
mi aguardar y su tardanza.
Vengan las penas á cuentos,
no hago caso del llanto,
si me dan por mil tormentos
un placer que vale tanto.

Ismenia, al tiempo que cantaba, y


aun antes y después, cuasi nunca
partió los ojos de su querido
Montano. Pero él como estaba
algo afrentado del engaño en que
tanto tiempo, con tal agravio de
su esposa había vivido, no osaba
mirarla sino á hurto al dar de la
vuelta en la danza, estando ella
de manera que no podía mirarle,
y esto porque algunas veces, que
había probado mirarla en el gesto,
confundido con la vergüenza que
le tenía y vencido de la luz de
aquellos radiantes ojos, que con
afición de contino le miraban, le
era forzoso bajar los suyos al
suelo. Y como en ello vió que
tanto perdía, dejando de ver á la
que tenía por su descanso,
tomando esto por ocasión,
encaminando su cantar á la
querida Ismenia, desta manera
dijo:

Canción.
Vuelve agora en otra parte,
zagala, tus ojos bellos;
que si me miras con ellos
es excusado mirarte.

Con tus dos soles me tiras


rayos claros de tal suerte,
que, aunque vivo en solo
verte,
me matas cuando me miras.
Ojos, que son de tal arte,
guardados has de tenellos:
que si me miras con ellos,
es excusado mirarte.

Como nieve al sol caliente,


como á flechas el terrero,
como niebla al viento fiero,
como cera al fuego ardiente:
Ansi se consume y parte
la alma en ver tus ojos
bellos:
pues si me miras con ellos,
es excusado mirarte.

¡Ved qué sabe hacer amor,


y la Fortuna qué ordena!
que un galardón de mi pena
acresciente mi dolor.
A darme vida son parte
essos ojos sólo en vellos:
mas si me miras con ellos,
es excusado mirarte.

Melisea, que harto contra su


voluntad con el desamado
Narciso hasta entonces había
bailado, quiso de tal pesadumbre
vengarse con una desamorada
canción, y á propósito de las
penas y muertes en que el pastor
decía cada día estar á causa
suya, burlándose de todo ello,
cantó ansí:

Canción.
Zagal, vuelve sobre ti;
que por excusar dolor
no quiero matar de amor,
ni que Amor me mate á mí.

Pues yo viviré sin verte,


tú por amarme no mueras,
que ni quiero que me
quieras
ni determino quererte.

Que pues tú dices que ansi


se muere el triste amador,
ni quiero matar de amor
ni que Amor me mate á mi.

No mediana pena recibió


Narcisso con el crudo cantar de
su querida, pero esforzándose
con la esperanza que Felicia le
había dado de su bien, y
animándose con la constancia y
fortaleza del enamorado corazón,
le respondió añadiendo dos
coplas á una canción antigua que
decía:

Si os pesa de ser querida,


yo no puedo no os querer,
pesar habréis de tener,
mientras yo tuviere vida.

Sufrid que pueda quejarme,


pues que sufro un tal
tormento,
ó cumplid vuestro contento
con acabar de matarme.
Que según sois descreída,
y os ofende mi querer,
pesar habréis de tener,
mientras yo tuviere vida.
Si pudiendo conosceros,
pudiera dejar de amaros,
quisiera, por no enojaros,
poder dejar de quereros.
Mas pues vos seréis querida,
mientras yo podré querer,
pesar habréis de tener,
mientras yo tuviere vida.

Tan puesta estaba Melisea en su


crueldad, que apenas había
Narcisso dicho las postreras
palabras de su canción, cuando
antes que otro cantasse, desta
manera replicó:

Canción.
Mal consejo me parescs,
enamorado zagal,
que á ti mismo quieres mal,
por amar quien te
aborresce.

Para ti debes guardar


esse corazón tan triste,
pues aquella á quien le
diste,
jamás le quiso tomar.
A quien no te favoresce,
no la sigas, piensa en ál,
y á ti no te quieras mal,
por querer quien te
aborresce.

No consintió Narcisso que la


canción de Melisea quedasse sin
respuesta, y ansí con gentil gracia
cantó, haciendo nuevas coplas á
un viejo cantar que dice:

Después que mal me


quesistes
nunca más me quise bien,
por no querer bien á quien
vos, señora, aborrescistes.

Si cuando os miré no os viera,


ó cuando os vi no os amara,
ni yo muriendo viviera,
ni viviendo os enojara.
Mas bien es que angustias
tristes
penosa vida me den,
que cualquier mal le está
bien
al que vos mal le quesistes.

Sepultado en vuestro olvido


tengo la muerte presente,
de mí mesmo aborrescido
y de vos y de la gente.
Siempre contento me vistes
con vuestro airado desdén,
aunque nunca tuve bien
después que mal me
quesistes.

Tanto contento dió á todos la


porfía de Narcisso y Melisea, que
aumentara mucho en el regocijo
de la boda si no quedara
templado con el pesar que
tuvieron de la crueldad que ella
mostraba y con la lástima que les
causó la pena que él padescía.
Después que Narcisso dió fin á su
cantar, todos volvieron los ojos á
Melisea, esperando si replicaría.
Pero calló, no porque le faltassen
canciones crueles y ásperas con
que lastimar el miserable
enamorado, ni porque dejasse de
tener voluntad para decirlas; más,
según creo, por no ser enojosa á
toda aquella compañía. Selvagia
y Belisa fueron rogadas que
cantassen, pero excusáronse,
diciendo que no estaban para
ello. Bueno sería, dijo Diana, que
saliéssedes de la fiesta sin pagar
el escote. Esso, dijo Felixmena,
no se debe consentir, por lo que
nos importa escuchar tan
delicadas voces. No queremos,
dijeron ellas, dejar de serviros en
esta solemnidad con lo que
supiéremos hacer, que será harto
poco; pero perdonadnos el cantar,
que en lo demás haremos lo
possible. Por mi parte, dijo
Alcida, no permitiré que dejéis de
cantar ó que otros por vosotras lo
hagan. ¿Quién mejor, dijeron
ellas, que Sylvano y Arsileo,
nuestros maridos? Bien dicen las
pastoras, respondió Marcelio, y
aun sería mejor que ambos
cantassen una sola canción, el
uno cantando y el otro
respondiendo, porque á ellos les
será menos trabajoso y á
nosotros muy agradable.
Mostraron todos que holgarían
mucho de semejante manera de
canción, por saber que en ella se
mostraba la viveza de los
ingenios en preguntar y
responder. Y ansí Sylvano y
Arsileo, haciendo señal de ser
contentos, volviendo á proseguir
la danza, cantaron desta suerte:

Canción.
Sylvano. Pastor, mal te está
el callar:
canta y dinos tu
alegría.

Arsileo. Mi placer poco sería


si se pudiesse
contar.

Sylvano. Aunque tu ventura


es tanta,
dinos de ella alguna
parte.

Arsileo. En empresas de tal


arte
comenzar es lo que
espanta.

Sylvano. Acaba ya de contar


la causa de tu
alegría.

Arsileo. ¿De que modo


acabaría
quien no basta á
comenzar?

Sylvano. No es razón que se


consienta
tu deleite estar
callado.

Arsileo. La alma, que sola ha


penado,
ella sola el gozo
sienta.

Sylvano. Si no se viene á
tratar
no se goza una
alegría.

Arsileo. Si ella es tal como la


mía
no se dejará contar.

Sylvano. ¿Cómo en esse


corazón
cabe un gozo tan
crescido?

Arsileo. Téngole donde he


tenido
mi tan sobrada
passión.

Sylvano. Donde hay bien no


puede estar
escondido todavía.

Arsileo. Cuando es mayor la


alegría
menos se deja
contar.

Sylvano. Ya yo he visto que tu


canto
tu alegría publicaba.

Arsileo. Decía que alegre


estaba,
pero no cómo ni
cuánto.

Sylvano. Ella se hace


publicar,
cuando es mucha
una alegría.

Arsileo. Antes muy poca


sería
si se pudiesse
contar.

Otra copla querían decir los


pastores en esta canción, cuando
una compañía de Nymphas, por
orden de Felicia, llegó á la fuente,
y cada cual con su instrumento
tañendo movían un extraño y
deleitoso estruendo. Una tañía su
laúd, otra un harpa, otra con una
flauta hacía maravilloso
contrapunto, otra con la delicada
pluma las cuerdas de la cítara
hacía retiñir, otras las de la lira
con las resinosas cerdas hacía
resonar, otras con los albogues y
chapas hacían en el aire
delicadas mudanzas, levantando
allí tan alegre música que dejó los
que presentes estaban atónitos y
maravillados. Iban estas
Nymphas vestidas á maravilla,
cada cual de su color, las
madejas de los dorados cabellos
encomendadas al viento, sobre
sus cabezas puestas hermosas
coronas de rosas y flores atadas y
envueltas con hilo de oro y plata.
Los pastores, en ver este
hermosíssimo coro, dejando la
danza comenzada, se sentaron,
atentos á la admirable melodía y
concierto de los varios y suaves
instrumentos. Los cuales algunas
veces de dulces y delicadas
voces acompañados causaban
extraño deleite. Salieron luego de
través seis Nymphas vestidas de
raso carmesí, guarnecido de
follajes de oro y plata, puestos
sus cabellos en torno de la
cabeza, cogidos con unas redes
anchas de hilo de oro de Arabia,
llevando ricos prendedores de
rubines y esmeraldas, de los
cuales sobre sus frentes caían
unos diamantes de
extremadíssimo valor. Calzaban
colorados borzeguines,
subtilmente sobredorados, con
sus arcos en las manos, colgando
de sus hombros las aljabas.
Desta manera hicieron una danza
al son que los instrumentos
hacían, con tan gentil orden que
era cosa de espantar. Estando
ellas en esto, salió un
hermosíssimo ciervo blanco,
variado con unas manchas
negras puestas á cierto espacio,
haciendo una graciosa pintura.
Los cuernos parescían de oro,
muy altos y partidos en muchos
ramos. En fin, era tal como Felicia
le supo fingir para darles regocijo.
A la hora, visto el ciervo, las
Nymphas le tomaron en medio, y
danzando continuamente, sin
perder el son de los instrumentos,
con gran concierto comenzaron á
tirarle, y él con el mesmo orden,
después de salidas las flechas de
los arcos, á una y otra parte
moviéndose, con muy diestros y
graciosos saltos se apartaba.
Pero después que buen rato
passaron en este juego, el ciervo
dió á huir por aquellos corredores.
Las Nymphas yendo tras él, y
siguiéndole hasta salir con él de
la huerta, movieron un regocijado
alarido, al cual ayudaron las otras
Nymphas y pastoras con sus
voces, tomando desta danza un
singular contentamiento. Y en
esto las Nymphas dieron fin á su
música. La sabia Felicia, porque
en aquellos placeres no faltasse
lición provechosa para el orden
de la vida, probando si habían
entendido lo que aquella danza
había querido significar, dijo
Diana: Graciosa pastora,
¿sabrásme decir lo que por
aquella caza del hermoso ciervo
se ha de entender? No soy tan
sabia, respondió ella, que sepa
atinar tu subtilidades ni declarar
tus enigmas. Pues yo quiero, dijo
Felicia, publicarte lo que debajo
de aquella invención se contiene.
El ciervo es el humano corazón,
hermoso con los delicados
pensamientos y rico con el
sossegado contentamiento.
Ofréscese á las humanas
inclinaciones, que le tiran
mortales saetas; pero con la
discreción, apartándose á
diversas partes y entendiendo en
honestos ejercicios, ha de
procurar de defenderse de tan
dañosos tiros. Y cuando dellos es
muy perseguido ha de huir á más
andar y podrá desta manera
salvarse; aunque las humanas
inclinaciones, que tales flechas le
tiraban, irán tras él y nunca
dejarán de acompañarle hasta
salir de la huerta desta vida.
¿Cómo había yo, dijo Diana, de
entender tan dificultoso y moral
enigma si las preguntas en que
las pastoras nos ejercitamos,
aunque fuessen muy llanas y
fáciles, nunca las supe adevinar?
No te amengues tanto, dijo
Selvagia, que lo contrario he visto
en ti, pues ninguna vi qne te
fuesse dificultosa. A tiempo
estamos, dijo Felicia, que lo
podremos probar, y no será de
menos deleite esta fiesta que las
otras. Diga cada cual de vosotros
una pregunta, que yo sé que
Diana las sabrá todas declarar. A
todos les paresció muy bien, sino
á Diana, que no estaba tan
confiada de sí que se atreviesse á
cosa de tanta dificultad; pero por
obedescer á Felicia y complacer á
Syreno, que mostró haber de
tomar dello placer, fué contenta
de emprender el cargo que se le
había impuesto. Sylvano, que en
decir preguntas tenía mucha
destreza, fué el que hizo la
primera, diciendo: Bien sé,
pastora, que las cosas
escondidas tu viveza las
descubre, y las cosas
encumbradas tu habilidad las
alcanza; pero no dejaré de
preguntarte, porque tu respuesta
ha de manifestar tu ingenio
delicado. Por esso dime qué
quiere decir esto:

Pregunta.
Junto á un pastor estaba una
doncella,
tan flaca como un palo al sol
secado,
su cuerpo de ojos muchos
rodeado,
con lengua que jamás pudo
movella.
A lo alto y bajo el viento vi
traella,
mas de una parte nunca se
ha mudado,
vino á besarla el triste
enamorado
y ella movió tristíssima
querella.
Cuanto más le atapó el pastor
la boca,
más voces da porque la
gente acuda,
y abriendo está sus ojos y
cerrando.
Ved qué costó forzar zagala
muda,
que al punto que el pastor la
besa ó toca,
él queda enmudecido y ella
hablando.

Esta pregunta, dijo Diana, aunque


es buena, no me dará mucho
trabajo, porque á ti mesmo te la oí
decir un día en la fuente de los
alisos, y no sabiendo ninguna de
las pastoras que allí estábamos
adevinar lo que ella quería decir,
nos la declaraste diciendo que la
doncella era la zampoña ó flauta
tañida por un pastor. Y aplicaste
todas las partes de la pregunta á
los efectos que en tal música
comúnmente acontescen.
Riéronse todos de la poca
memoria de Sylvano y de la
mucha de Diana; pero Sylvano,
por desculparse y vengarse del
corrimiento, sonriéndose dijo: No
os maravilléis de mi desacuerdo,
pues este olvido no paresce tan
mal como el de Diana ni es tan
dañoso como el de Syreno.
Vengado estás, dijo Syreno, pero
más lo estuvieras si nuestros
olvidos no hubiessen parado en
tan perfecto amor y en tan
venturoso estado. No haya más,
dijo Selvagia, que todo está bien
hecho. Y tú, Diana, respóndeme á
lo que quiero preguntar, que yo
quiero probar á ver si hablaré más
escuro lenguaje que Sylvano. La
pregunta que quiero hacerte dice:

Pregunta.
Vide un soto levantado
sobre los aires un día,
el cual, con sangre regado,
con gran ansia cultivado
muchas hierbas producía.
De allí un manojo arrancando,
y sólo con él tocando
una sabia y cuerda gente,
la dejé cabe una puente
sin dolores lamentando.

Vuelta á la hora Diana, á su


esposo dijo: ¿No te acuerdas,
Syreno, haber oído esta pregunta
la noche que estuvimos en casa
de Iranio mi tío? ¿no tienes
memoria cómo la dijo allí
Maroncio, hijo de Fernaso? Bien
me acuerdo que la dijo, respondio
Syreno, pero no de lo que
significaba. Pues yo, dijo Diana,
tengo dello memoria: decía que el
soto es la cola del caballo, de
donde se sacan las cerdas, con
que las cuerdas del rabel tocadas
dan voces, aunque ningunos
dolores padescen. Selvagia dijo
que era ansí y que el mesmo
Maroncio, autor de la pregunta, se
la había dado como muy
señalada aunque había de
mejores. Muchas hay más
delicadas, dijo Belisa, y una
dellas es la que yo diré agora. Por
esso apercíbete, Diana, que desta
vez no escapas de vencida. Ella
dice deste modo:

Pregunta.
¿Cuál es el ave ligera
que está siempre en un
lugar,
y anda siempre caminando,
penetra y entra do quiera,
de un vuelo passa la mar,
las nubes sobrepujando?
Ansi vella no podemos,
y quien la está
descubriendo,
sabio queda en sola un
hora;
mas tal vez la conoscemos,
las paredes solas viendo
de la casa donde mora.

Más desdichada, dijo Diana, ha


sido tu pregunta que las
passadas, Belisa, pues no
declarara ninguna dellas si no las
hubiera otras veces oído, y la que
dijiste, en ser por mí escuchada
luego fué entendida. Hácelo, creo
yo, ser ella tan clara, que á
cualquier ingenio se manifestará.
Porque harto es evidente que por
el ave, que tú dices, se entiende
el pensamiento, que vuela con
tanta ligereza y no es visto de
nadie, sino conoscido y
conjeturado por las señales del
gesto y cuerpo donde habita. Yo
me doy por vencida, dijo Belisa, y
no tengo más que decir sino que
me rindo á tu discreción y me
someto á tu voluntad. Yo te
vengaré, dijo Ismenia, que sé un
enigma que á los más avisados
pastores ha puesto en trabajo; yo
quiero decirle, y verás cómo haré
que no sea Diana tan venturosa

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