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FORGIVE ME (French Edition) Lina

Mcgraw
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FORGIVE ME

Par Lina McGraw


DU MEME AUTEUR
(Pour lire cet ouvrag e, cliquez sur le titre du livre)

PLAY for ME

Dès que Cole franchit le seuil du bar qu’elle tient avec son père, Sarah pressent
que sa tranquillité est menacée.
A plus forte raison quand elle apprend qu’il est musicien.
Oh non, hors de question de reproduire les erreurs du passé.
Une fois déjà, elle avait octroyé sa confiance à la mauvaise personne et s’était
retrouvée seule et abandonnée, dans une situation plus que critique.
Une fois de trop…
DU MEME AUTEUR
(Pour lire cet ouvrag e, cliquez sur la couverture du livre)

PROTECT ME

Comédienne dans une série télé, Eva Cain reçoit depuis quelques mois des
lettres particulièrement menaçantes.
Chase Keeler, agent du FBI se voit chargé de sa protection.
A cette fin, il s’installe dans la villa de la jeune femme et ne la quitte plus d’une
semelle.

Une actrice en danger + Un agent fédéral


= un cocktail explosif et une cohabitation plus que problématique.
Table des matières

-Table des matières


-Chapitre 1
-Chapitre 2
-Chapitre 3
-Chapitre 4
-Chapitre 5
-Chapitre 6
-Chapitre 7
-Chapitre 8
-Chapitre 9
-Chapitre 10
-Chapitre 11
-Chapitre 12
-Merci
-Bonus
-Du même auteur
Chapitre 1

La gorge étreinte par une émotion profonde, Clara contemplait la pièce qu’elle
avait cru ne jamais revoir, le refuge de son adolescence. La jeune femme
baissa un instant les paupières sur ses grands yeux verts tandis que le
grondement de l’océan, tout proche, éveillait en elle mille souvenirs. Ses longs
doigts fins se crispèrent sur la poignée de sa valise.
Elle n’avait alors guère plus de treize ans et se tenait là, sur ce même seuil,
serrant dans ses bras un cartable de cuir noir rempli de partitions. Orpheline
depuis peu, elle fixait, intimidée, ce qu’un inconnu aux cheveux bruns avait
appelé son nouveau foyer.
Un foyer ? Clara n’en avait jamais eu. Trop accaparés par leur vie mondaine et
leurs nombreux voyages, ses parents l’avaient confiée à des nourrices jusqu’à
ce qu’elle soit en âge d’entrer au pensionnat. Seules les vacances lui
permettaient de les retrouver dans leur immense duplex qui, pour la fillette,
ressemblait à un palais enchanté.
Clara ne vivait que dans l’attente de ces trop rares visites, ces jours de rêve
passés auprès de sa mère et de son père, dont le souvenir illuminait les
semaines mornes et interminables passées entre les murs gris de la pension.
Que deviendrait-elle, maintenant qu’ils n’étaient plus ?
Lorean et Kenneth Templeton avaient su conserver jusque dans la mort le
charme et le mystère qui avaient fait d’eux la coqueluche de New York. Le récit
tragique du naufrage de leur bateau avait occupé la une des journaux pendant
plusieurs jours, abondamment illustré de photos d’un couple jeune, fascinant,
amoureux de la vie. L’un de ces articles rapportait, en forme de conclusion,
que l’on avait confié la garde de leur fille unique à Reed Foster.
Reed Foster, sans conteste, l’homme le plus impressionnant que Clara ait
jamais rencontré. Effarouchée, elle l’observait à la dérobée en pressant ses
partitions sur son cœur comme un talisman magique. Quel âge pouvait-il
avoir ? Vingt-neuf ans ? Trente, peut-être. Son regard, surtout, l’intimidait, tant
il était sombre et pénétrant. Clara baissa les yeux.

-Je ne crois pas que cela lui plaise, Reed, intervint une femme grande et
mince d’une quarantaine d’années. Je t’avais pourtant dit que la chambre du
premier étage conviendrait mieux.
Elle se pencha vers Clara avec un sourire bienveillant.

-N’aimes-tu pas cette pièce, ma chérie ?


-Si, madame.
-Oh ! Pas madame, voyons, cela me vieillit ! Appelle-moi donc tante Helen.

Elle éclata d’un rire argentin. Son visage au teint de porcelaine délicate, ses
grands yeux d’azur étincelants de malice rappelèrent à l’adolescente ceux, si
semblables, de sa mère. Seules quelques rides profondes et ses cheveux, tirés
en chignon, différenciaient les deux sœurs.
Clara se prit immédiatement d’affection pour cette femme au sourire
réconfortant.

-Si tu n’aimes pas cette chambre, reprit sa tante, je t’en trouverai une autre.
Ce n’est pas un problème, dans cette grande maison.
-Enfin, Helen !

La voix masculine résonna aux oreilles de Clara comme un coup de tonnerre.


La fillette se figea, persuadée que sa dernière heure était venue.

-Comment veux-tu qu’elle puisse te donner un avis sans même avoir franchi
le seuil ? Entre, Clara, ordonna-t-il sur un ton bourru.
-Cette pièce est beaucoup trop vaste pour une enfant, insista Helen. La
chambre du premier étage me parait plus adaptée.

Les yeux sombres de Reed Foster se rétrécirent dangereusement. Lorsqu’il


reprit la parole, sa voix était coupante.

-J’insiste sur ce point. Je sais que la conduite de cette maison est ton
domaine, mais je m’oppose à ce que tu installes Clara là-haut.

Helen eut un rire forcé.

-Pourquoi pas ? C’était ta chambre, quand tu étais petit.


-Justement.

Un pli sévère barrait le front de Reed.


-Je refuse que l’on enferme cette enfant dans ce minuscule réduit. Je veux
qu’elle sente qu’elle fait partie intégrante de la famille, et non pas…

Il se tut et se détourna brusquement sous le regard abasourdi d’Helen.

-Au moins ici, Clara aura sa propre salle de bains attenant à sa chambre,
reprit-il au bout d’un instant. Voyons plutôt ce qu’en pense la principale
intéressée.

Clara se raidit en le voyant approcher.

-Allons, entre, insista-t-il sur un ton plus doux. Cette maison est aussi la
tienne, désormais. C’est à toi de décider si tu souhaites ou non occuper cette
chambre.

Flattée par l’intérêt que Reed Foster semblait attacher à son opinion, la fillette
se sentit portée par un élan d’affection vers cet homme qui la dominait de sa
haute taille. Elle rassembla tout son courage et leva les yeux.

-Oui, monsieur.
-Monsieur ? répéta-t-il en fronçant les sourcils.

Clara baissa la tête comme une enfant prise en faute. Aurait-elle dû l’appeler
mon oncle ?

-Voilà le résultat de sept ans passés dans un de ces maudits pensionnats pour
gosses de riches !
-Reed ! protesta Helen d’un air réprobateur. Tu pourrais modérer tes
expressions devant cette petite fille.
-Petite fille ? As-tu vu ses yeux ? Ce ne sont plus ceux d’une enfant. Mais,
sois tranquille, je surveillerai mes paroles.
-Je te le conseille.

Le sourire qu’adressait Helen à sa nièce démentait la sévérité de sa voix.

-Je suis sûre que tu te plairas dans cette chambre, ma chérie. Elle a besoin
d’être redécorée, c’est évident.

Elle entoura affectueusement les frêles épaules de Clara.


-Nous n’avons pas eu le temps de la préparer pour ta venue. Tout s’est passé
si vite.

Helen se tut, le regard assombri par le chagrin.

-Pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas à Providence, mardi ? proposa


aussitôt Reed Foster. Vous pourriez y acheter tout ce qui sera nécessaire à
l’aménagement du domaine de Clara.
-Quelle bonne idée, ce sera très amusant, approuva Helen en souriant à
travers ses larmes. Nous souhaitons tant que tu sois heureuse, ma chérie.

Dans un mouvement impulsif, elle serra l’adolescente dans ses bras. Clara se
crispa, peu habituée à de telles démonstrations d’affection. Reed remarqua sa
réaction et fronça les sourcils.

-Si tu as besoin de plus de place, tu pourras utiliser le petit salon qui se


trouve juste à côté de ta chambre, reprit Helen en entraînant sa nièce à
l’intérieur. Il a une vue splendide sur l’océan, viens voir.

Clara suivit sa tante et ce qu’elle aperçut lui coupa le souffle. Sans un regard
pour les dunes de sable blanc sculptées par les caprices du vent, ni pour les
vagues déferlant sur le rivage dans un jaillissement d’écume blanche, elle
contemplait, incrédule, l’immense instrument d’ébène brillante installé devant
la fenêtre en saillie.

-Vous…vous avez un…un piano ? murmura-t-elle d’une voix tremblante


d’émotion.

Comme en rêve, Clara s’approcha de l’objet de son admiration et posa son


cartable sur le banc recouvert de cuir noir pour effleurer avec vénération le
bois verni. Soudain, elle prit conscience de son audace et retira sa main d’un
air coupable. Comment avait-elle osé ? Elle leva un regard affolé vers Reed.

-T’intéresses-tu à la musique ? demanda-t-il en s’approchant. Tu joues du


piano, n’est-ce pas ?
-Oh ! Vraiment ? intervint Helen, debout à l’autre extrémité de la pièce.
-Pourrais-je jouer sur celui-ci ? balbutia Clara, effrayée par sa propre
témérité. Je promets d’être très soigneuse…de ne pas l’abîmer.
Un sourire mystérieux se dessina sur le visage rude de Reed Foster. Il s’avança
jusqu’à l’instrument et souleva le couvercle.

-Joue.

Le cœur battant, Clara se glissa sur le banc. Bien qu’elle soit grande pour son
âge, ses pieds touchaient à peine les pédales du piano. Elle plaça ses doigts sur
les touches luisantes, puis hésita. La présence d’autres personnes autour d’elle
lorsqu’elle jouait la remplissait toujours de nervosité.

-Quels sont tes compositeurs préférés ? demanda Reed.

Sa voix ne trahissait aucun sentiment particulier, mais le regard qu’il posait sur
elle l’intrigua. Il semblait étudier avec attention la façon dont elle se tenait
devant le clavier, tout comme le faisait son professeur de musique. Clara se
raidit, mal à l’aise.

-J’aime beaucoup Chopin, Brahms et Rachmaninov.


-Une vraie romantique, commenta-t-il sèchement.

Elle le regarda sans comprendre. Pourquoi ce mépris ? Si aimer la belle


musique, celle qui parlait au cœur et à l’âme, faisait d’elle une romantique, elle
n’en éprouvait aucune honte. Clara renonça à jouer un Nocturne de Chopin,
comme elle en avait d’abord eu l’intention, et se contenta de quelques gammes
rapides et légères pour s’habituer au piano.

-Suis-tu des cours depuis longtemps, ma chérie, s’enquit sa tante.


-Six ans, répondit Reed sans laisser à Clara le temps d’ouvrir la bouche.

Il ne quittait pas des yeux le mouvement agile et précis de ses doigts fins sur
les touches blanches et noires.

-Ton professeur de musique m’a raconté que l’on devait fermer à clé le
couvercle du piano pour t’obliger à faire tes devoirs et que tu passais toutes
tes récréations à t’exercer au lieu de t’amuser avec tes camarades.

Son regard perçant se posa sur le visage de Clara.


-Est-ce la vérité ?
-Je…oui.

Pourquoi tant de questions ? Elle avait si peur de l’irriter par ses réponses
maladroites ! Comme toujours, elle chercha le réconfort dans la musique, dans
le son clair et lumineux de l’instrument, dans la vibration intense des notes
graves.
La voix de Reed la tira brutalement de son euphorie.

-Elle semble croire que tu possèdes un don véritable pour le piano. Qu’en
penses-tu ?

Clara hésita, embarrassée.

-Je ne sais pas.


-Comment ça, tu ne sais pas ?

Il passa devant elle et la considéra d’un air menaçant.

-Tu veux devenir pianiste professionnelle, et tu ne sais pas si tu es douée


pour cela ?

Les doigts de l’adolescente se figèrent sur les touches.

-Reed ! protesta Helen.


-Es-tu capable de bien jouer, oui ou non ? reprit-il avec dureté.
-Oui, s’écria Clara, poussée à bout. Mais pas aussi bien que je le
souhaiterais.

Elle bondit sur ses pieds, affolée par cet éclat. Qu’avait-elle fait ? Dire qu’elle
s’efforçait toujours de se montrer obéissante et polie. Les autres pensionnaires
se moquaient de sa timidité parce qu’elle ne montrait jamais ses sentiments.
Elle en avait, pourtant, et si forts, quelquefois, qu’ils l’effrayaient par leur
violence.
Morte de honte et d’effroi, Clara se retourna pour fuir, mais Reed Foster ne lui
en laissa pas le temps. Plus jamais, il ne l’autoriserait à jouer du piano, elle en
était sûre. En fait, il s’apprêtait certainement à la renvoyer immédiatement au
pensionnat pour la punir.
-Voilà qui est mieux, dit-il pourtant.

Eberluée, elle vit un sourire, un vrai, transformer son visage. Ses yeux
n’étaient plus effrayants. Quand il reprit la parole, sa voix résonna, douce et
profonde, étrangement musicale.

-Ton professeur ne tarit pas d’éloges sur toi, mais si tu veux vraiment
devenir une grande pianiste, il faut que tu croies en ton talent, Clara.

Un voile de tristesse assombrit soudain ses traits.

-Trop d’ennemis attendent, tapis dans l’ombre, prêts à fondre sur l’artiste
s’il laisse paraître la moindre faiblesse, le moindre doute. Comprends-tu ce
que j’essaie de t’expliquer ?
-Oui…Je pense que oui.
-J’aimerais vraiment t’entendre dans un de tes morceaux préférés. Veux-tu
jouer pour moi ?

Clara demeura muette, n’osant croire en sa chance. Lui avait-il pardonné ? Ne


la renverrait-il pas à la pension ?

-Joue pour Reed, je t’en prie, renchérit Helen avec enthousiasme. Le piano
n’a aucun secret pour lui, tu sais. Il aurait pu devenir un très grand pianiste,
autrefois.

Un très grand pianiste, cet homme rude qui méprisait tant les romantiques ?
Pour la première fois, Clara remarqua ses mains aux doigts longs et déliés.
Helen se mit à rire à la surprise manifeste de sa nièce.

-C’est pourtant la vérité, tu peux me croire. Reed aurait été un grand


interprète, si seulement…

Le regard furibond qu’il lui lança la réduisit au silence.

-Veux-tu jouer pour moi ? reprit-il comme si de rien n’était.


-Volontiers, mais…

Clara avala sa salive.


-…je dois d’abord m’échauffer.

Reed hocha la tête d’un air approbateur.

-Puis-je m’exercer sur ce piano ? s’enquit-elle d’une petite voix timide.


-Bien sûr.

Voilà qu’il paraissait irrité ! Il l’observa pendant quelques instants en


s’obligeant visiblement à la patience.

-Retiens bien ceci, tu ne dois plus jamais demander la permission de jouer


sur cet instrument. Plus jamais, tu comprends ?

Il posa une main sur le bois luisant.

-Ce sera désormais ton piano.

Clara tressaillit et le regarda fixement. Etait-ce possible ?

-Considère-le comme notre cadeau de bienvenue, lui assura-t-il avec


gravité.
-Il est…à moi ? Vraiment ?
-Il est à toi.
-Oh ! Merci.

Le petit visage trop sérieux de Clara s’épanouit. Dans un élan de joie et de


gratitude, elle se jeta étourdiment dans les bras de son bienfaiteur.

-Merci mille fois, oncle Reed.

Elle le sentit se raidir, puis la repousser avec brusquerie. Clara recula de


quelques pas, le visage brûlant de honte et d’humiliation.

-Je ne suis pas ton oncle, déclara-t-il sèchement.


-Et tu peux en remercier le ciel, petite fille, intervint une voix moqueuse, à
quelques mètres derrière eux.

Le visage d’Helen s’illumina à la vue d’un jeune homme blond d’une vingtaine
d’années, appuyé avec une nonchalance affectée au chambranle de la porte. Les
traits de Reed Foster se durcirent.
Le nouveau venu adressa à Clara un clin d’œil malicieux et s’approcha du
groupe.

-Jordan, quelle merveilleuse surprise ! s’écria Helen en se précipitant vers


lui. Mais que fais-tu ici ? N’as-tu pas de cours à l’université ?

Une expression soucieuse atténua l’éclat de ses yeux.

-Tout va bien ?

Le jeune homme haussa les épaules avec insouciance.

-Très bien, grande sœur. Voici donc la petite fille de Lorean, poursuivit-il
rapidement. Il était temps que nous nous rencontrions. Je suis ton oncle
Jordan. Comment t’appelles-tu ?
-Clara. Clara Templeton, répondit-elle, conquise par son sourire
éblouissant.

Ses traits, d’une finesse et d’une régularité exceptionnelles, lui rappelèrent


douloureusement ceux de sa mère. Son regard, surtout, du même bleu
lumineux.

-Eh bien, s’exclama Jordan avec un sifflement admiratif. Ou je me trompe,


ou nous tenons la nouvelle beauté de la famille.

Il saisit le menton de Clara pour l’obliger à lever la tête vers lui.

-Je n’ai jamais pu résister aux yeux verts, murmura-t-il en riant. Dis-moi,
d’où tiens-tu ces joyaux ?
-De…mon père, répondit l’adolescente, embarrassée de se sentir l’objet
d’une telle attention.
-En revanche, tu as la superbe chevelure de Lorean.

Clara en était venue, au fil des ans, à regretter d’avoir des cheveux d’un blond
si pâle que tout le monde se retournait sur son passage, mais le sourire
approbateur de Jordan la fit changer d’avis.

-Les hommes se prosterneront à tes pieds quand tu seras grande, je peux te


le garantir.

La voix cassante de Reed vint tirer Clara de ce mauvais pas.

-Comment se fait-il que tu ne sois pas à Harvard ?


-Tiens ! Bonjour, répondit Jordan avec une grimace moqueuse.

Il lança à Clara un clin d’œil complice.

-Je vois que tu as déjà rencontré Reed Le Terrible.


-Cela suffit ! Qu’est-il arrivé, cette fois-ci ?
-Rien, protesta Jordan d’un air outragé. Quelques petits ennuis, voilà tout.
-Oh non, gémit Helen, plus inquiète que fâchée.
-Il n’y a pas de quoi en faire un drame, grande sœur. Je te raconterai cela
plus tard. Je dois d’abord faire la connaissance de notre Clara.

Helen approuva avec indulgence.

-Ma chérie, voici mon vilain petit frère.


-Demi-frère, en réalité, rectifia Jordan. Je suis donc ton demi-oncle.

Il lança un coup d’œil sarcastique en direction de Reed.

-Quand à ce rabat-joie, ce qu’il t’a dit est vrai. Il n’est pas ton oncle du tout,
puisqu’il n’a pas la moindre goutte de sang Foster dans les veines. Ce qui
explique qu’il soit si hargneux.
-Jordan !

Helen s’efforça en vain de paraître choquée, vaincue malgré elle par la gaieté
contagieuse du jeune homme.

-Est-ce une façon de parler de ton frère ?


-Mon frère, mon frère…n’exagérons rien, insista Jordan d’un air suffisant.
Qui pourrait croire que nous avons la même mère ?

Le regard stupéfait de Clara allait de l’un à l’autre.

-C’est très simple, ma chérie, intervint sa tante avec un sourire apaisant.


Lorean et moi étions adolescentes lorsque notre mère est morte. Notre père
s’est remarié avec Audrey. Elle était veuve elle aussi, et avait un petit
garçon, Reed.
-Quant à moi, claironna Jordan, je suis l’infortuné produit de ce second
mariage.
-Papa a légalement adopté Reed un peu plus tard, reprit Helen.

Elle lança un regard d’avertissement à son jeune frère.

-Nous l’avons toujours considéré comme un membre à part entière de la


famille Foster.

Un rictus étrange déforma les traits de Jordan tandis que le visage de Reed
devenait plus sombre et plus fermé que jamais. Le contraste entre les deux
hommes frappa l’adolescente.

-Mais ne te laisse pas abuser par les apparences, reprit Jordan sur un ton
faussement enjoué. Reed est de loin le plus Foster d’entre nous…
probablement parce qu’il se donne un mal fou pour y parvenir.

Clara ne put s’empêcher de se demander pourquoi Reed ne répondait pas à ces


attaques méprisables. Il semblait s’être retiré en lui-même, dans un univers où
plus rien ne pouvait l’atteindre.
Son mutisme et son attitude fière et impénétrable ne firent qu’exacerber la
haine de Jordan.

-On pourrait croire que Reed est le véritable héritier de la dynastie,


poursuivit-il avec un rire mauvais. C’est lui qui dirige l’entreprise familiale
et rien, ni personne dans cette maison n’échappe à son contrôle. Et..
-En voilà assez, Jordan !

La voix impérieuse de Reed eut tôt fait de lui imposer le silence.

-Tu vas vraiment trop loin, déclara Helen. Tes plaisanteries sont parfois
moins amusantes que tu ne le crois. Allons, viens.

Elle saisit son jeune frère par le bras comme une mère soucieuse avec son fils
désobéissant.

-Allons t’installer dans ta chambre avant que tu ne te crées davantage


d’ennuis.
-Moi ? Des ennuis ?

La lueur malicieuse qui brillait dans les grands yeux bleus de Jordan venait de
contredire ses protestations d’innocence.
Sa sœur le gronda tendrement.

-Mon Dieu, qu’allons-nous faire de toi ?

Pas une fois, Helen n’avait parlé, ni même souri à Reed Foster avec une telle
affection. Clara éprouva de la compassion pour cet homme au regard sombre
et aux mains d’artiste.

-Méfie-toi, lui lança Jordan par-dessus son épaule. Tu as devant toi le grand
méchant loup et le croquemitaine réunis.

La flambée de rage qui brûla soudain dans les yeux de Reed et tordit sa bouche
sévère arracha un frisson à Clara. Les paroles de son oncle étaient-elles
fondées ?
Ce fut pourtant Reed Foster qui s’occupa d’elle, ce soir-là, et qui la consola
quand un cauchemar la réveilla en sursaut. Ce fut lui qui s’installa au piano afin
de l’aider à se rendormir. Le son doux et apaisant du Nocturne de Chopin
entrait à flots par la porte ouverte pour bercer ses rêves de musique.
Et ce fut auprès de Reed, au cours des années qui suivirent, que Clara trouva le
réconfort et les conseils dont elle avait besoin. Reed, toujours Reed.

Les doigts de la jeune femme se crispèrent encore davantage sur la poignée de


sa valise. Aujourd’hui, pour la première fois, Reed lui demandait de l’aider.
Connaissant sa fierté et la haine qu’il nourrissait à présent à son égard, Clara
savait à quel point cette démarche avait dû lui être pénible. Mais ce qu’elle
ignorait encore, c’était le prix qu’elle-même aurait à verser.
Chapitre 2
La jeune femme prit une profonde inspiration, entra dans la pièce et déposa ses
bagages au pied de la porte de la chambre. Un frisson la parcourut lorsqu’elle
se redressa.
Tout était resté tel qu’elle l’avait laissé, comme si, par un caprice du destin, le
temps s’était figé entre ces murs, comme si ces quatre longues années passées
au loin à rechercher l’oubli n’avaient jamais existé.
Une blessure que Clara croyait depuis longtemps refermée palpitait encore au
fond d’elle-même, une vive nostalgie de ce lieu si cher, le nid douillet de son
adolescence. Par comparaison, son luxueux appartement dans un gratte-ciel
ultramoderne de New York lui parut soudain froid et sans âme.
Elle s’avança et pénétra dans le petit salon, retrouvant le charme désuet de ce
lieu. Sous la fenêtre en saillie se dressait la silhouette noire et familière de son
vieil ami, de son confident de toujours, le piano.
Une émotion intense jaillit aussitôt du cœur de Clara. Elle ôta son
imperméable, le lança sur un fauteuil et se dirigea vers l’instrument d’ébène
resplendissant. Elle s’apprêtait à soulever le couvercle avec vénération
lorsqu’un spectacle insolite retint son attention.
Un homme se tenait, immobile, au sommet d’une dune trop éloignée pour que
la jeune femme pût distinguer les traits de son visage. Mais ce n’était pas
nécessaire. Saisie d’un brusque sentiment de panique, elle faillit prendre sa
valise et s’enfuir loin de la maison, loin de Martha’s Vineyard.
Qui, sinon Reed Foster, possédait le pouvoir de la bouleverser à ce point ? Et
qui d’autre se promènerait sur la plage, vêtu d’un tee-shirt à manches longues
et un jean, par un après-midi de mars aussi venteux et froid ? Un ciel bas
charriait de lourds nuages menaçants au-dessus d’un océan houleux dont les
vagues se brisaient avec fracas sur le rivage. Sous les assauts impitoyables
d’une bise glaciale venue de l’est, les tiges souples des graminées sauvages se
ployaient en une danse folle.
Avec ses cheveux noirs en bataille et son tee-shirt gonflé comme une voile,
jamais Reed n’avait paru plus à son aise qu’en cet instant. Les mains sur les
hanches, fermement campé sur ses jambes musclées, il évoquait pour Clara un
chêne robuste, indifférent aux éléments déchaînés.
Thunder, le doberman des Foster, bondit soudain devant son maître, un bâton
serré entre ses mâchoires. Après une brève lutte, Reed s’empara du morceau de
bois et se redressa de toute sa haute taille pour le lancer au loin.
Clara l’observa, fascinée par la puissance de ses épaules, la force de ses
longues jambes d’athlète.
Reed était le dieu de son enfance, le seul être au monde qu’elle ait adoré de
toute son âme, même si elle n’avait jamais totalement surmonté la peur que lui
inspiraient ses brusques éclats de colère. Pour la petite orpheline d’alors,
ballotée par la vie, il devenait parfois le grand frère qu’elle n’avait pas eu,
tendre et affectueux. Pas un instant, elle n’avait pensé à lui en tant qu’homme…
jusqu’à ce dernier soir.
Des images cruelles de leur ultime rencontre s’imposèrent à elle. Clara frémit.
Après ce qui s’était passé entre eux, elle ne verrait plus désormais que
l’homme en lui, un homme viril, intensément sensuel.
Un mystérieux instinct l’avait-il averti de sa présence ? Reed se retourna
soudain et scruta la façade de la maison. La jeune femme recula, le visage
empourpré, le cœur battant la chamade, pour se dissimuler derrière une lourde
tenture damassée.
« Le diable l’emporte ! » songea-t-elle avec rancœur. La fillette timide et
obéissante qu’il avait si aisément dominée n’existait plus. A sa place, se tenait
une jeune femme de vingt quatre ans, mûrie par l’épreuve et le chagrin et
déterminée, coûte que coûte, à préserver son indépendance si durement
acquise.
Pas une fois, au cours de ces quatre années, même dans les pires moments de
désespoir, Clara n’avait appelé Reed à son secours, comme il l’avait prédit.
Sans la grave maladie de sa tante, peut-être même ne serait-elle jamais revenue
sur ces lieux chargés de souvenirs. Reed avait cédé pour l’amour d’Helen, il
avait accepté d’oublier pour quelque temps son orgueil incommensurable. La
jeune femme esquissa un sourire. S’il s’imaginait pouvoir la traiter comme il
en avait l’habitude, elle se chargerait rapidement de le détromper.
Sa satisfaction fut de courte durée. Que faisait-elle cachée derrière le rideau ?
Etait-ce là une preuve de sérénité et d’indépendance ? Clara se dégagea en
soupirant et s’éloigna de la fenêtre pour affronter de nouveaux souvenirs.
Dans la lumière grise et mélancolique de cette fin d’après-midi, les témoins
soigneusement conservés de son adolescence semblaient figés, presque irréels.
Photos encadrées, prises par Reed aux différents stades de sa jeune carrière,
médailles d’or remportées dans différents concours.
Clara fut surprise de constater que rien n’avait bougé. Elle n’ignorait pas que,
depuis le soir fatal où elle s’était enfuie avec Lance, Reed avait interdit à
quiconque de prononcer son nom en sa présence. S’il était décidé à l’effacer de
sa mémoire, pourquoi n’avait-il pas été au bout de sa rage destructive ?
La jeune femme s’immobilisa devant la photo de son premier concert, l’année
de ses seize ans. Un rire ému s’échappa de ses lèvres. Avait-elle réellement
paru si jeune et si naïve ? Qu’elle était fière de sa robe blanche dont le tissu
vaporeux soulignait les courbes douces et harmonieuses de sa poitrine et de
ses hanches, et l’extrême finesse de sa taille. Elle se souvenait encore du regard
de Reed lorsqu’il l’avait vue, si élégante, pour la première fois.

Le récital s’était achevé sous un tonnerre d’applaudissements. La salle, debout,


clamait son enthousiasme et son admiration tandis que Clara pleurait de joie.
C’était à Reed qu’elle devait ce triomphe, à ses conseils, à ses encouragements.
Depuis des jours et des jours, la seule crainte de le décevoir lui avait fait
perdre l’appétit et le sommeil. Les oreilles encore bourdonnantes, la jeune fille
s’était précipitée dans les coulisses pour se jeter dans ses bras comme elle
l’avait fait tant et tant de fois. Ce soir-là, pourtant, il l’avait repoussée.
Connaissant la réserve de Reed, Clara avait attribué son geste à la présence,
dans la loge, d’inconnus venus la féliciter. Au bout de plusieurs mois, elle se
rendit compte que le changement brutal et inexplicable de son attitude envers
elle datait de cet instant.
Evanouies la chaleur fraternelle, l’affection bourrue qui lui étaient si
précieuses. Plus elle s’efforçait de lui plaire, de reconquérir sa tendresse, plus
il devenait distant. Qu’avait-elle fait ? En quoi l’avait-elle si profondément
déçu ?

Un picotement familier monta dans la gorge de la jeune femme. Ainsi, la


froideur de Reed pouvait encore, après tant d’années, lui causer du chagrin ?
Furieuse contre elle-même, Clara tourna les talons. Elle s’apprêtait à quitter la
salle de musique lorsqu’un album relié de cuir attira son attention.
Ce qu’elle aperçut à l’intérieur lui coupa le souffle. Tous les articles de presse
concernant son récital à Canergie Hall, moins de deux semaines plus tôt, y
avaient été soigneusement collés. D’une main tremblante, la jeune femme
tourna les pages cartonnées. Chaque annonce de concert, chaque critique parue
au cours de ces quatre dernières années y figurait.
Clara secoua tristement la tête. Ce qu’elle venait de découvrir ne faisait que
confirmer ce qu’elle avait deviné depuis longtemps. Reed ne l’avait jamais
aimée. Seuls son talent et sa réussite professionnelle trouvaient grâce à ses
yeux. Elle comprenait à présent pourquoi il avait conservé intacte la salle de
musique, comme un monument à sa propre gloire, une preuve de son rôle
primordial dans la transformation d’une fillette timide et maladroite en une
pianiste de renommée internationale.
Oh ! Comment avait-elle pu être si aveugle ? Dans une tentative désespérée
pour le satisfaire et le rendre fier d’elle, Clara avait mobilisé toutes ses forces,
travaillant gammes et arpèges jusqu’à ce que ses doigts se raidissent, que ses
bras et son dos lui fassent mal. Jamais elle n’avait connu la vie gaie et
insouciante des autres adolescentes. Son univers se résumait à deux pôles, la
musique et Reed. Cela aurait suffi à son bonheur si seulement il l’avait aimée.
La jeune femme se figea, abasourdie par cette révélation.
A quoi bon rêver ? Reed se moquait bien de ses sentiments. D’ailleurs, elle ne
voulait plus de son amour, elle n’en avait plus besoin. La lutte, longue et dure,
qu’elle avait menée pour conquérir son indépendance lui interdisait tout retour
en arrière.
Clara s’approcha de nouveau de la fenêtre. Dans les premières ombres grises
du crépuscule, Reed n’était plus qu’une silhouette haute et mince courant au
bord de l’eau. Rêveuse, elle le regarda se frayer un chemin à travers les
rochers, Thunder sur ses talons.
La jeune femme ne pouvait le nier, Reed était la seule personne sur laquelle
elle avait toujours pu compter, le seul point fixe dans le tourbillon de sa vie,
mais pouvait-elle oublier ce qu’avait été leur relation au cours des dernières
années ?
Bien qu’il ne lui manifestât plus la chaleur et l’affection d’autrefois, il avait
continué à régner sur chaque détail. Non content de lui enseigner la maîtrise du
piano, il insistait pour lui apprendre à s’habiller, à se coiffer et à se maquiller,
à se comporter en public. Il choisissait lui-même les vêtements que portait
Clara, les livres qu’elle lisait, la musique qu’elle écoutait et qu’elle jouait.
Pendant longtemps, Clara s’était efforcée de correspondre en tout point à
l’image idéale que Reed semblait avoir de la femme et de l’artiste, puis elle
avait renoncé, consciente de ne jamais pouvoir le satisfaire.
Encore trop craintive, trop soumise pour se rebeller ouvertement, elle s’était
retirée de plus en plus dans sa musique. Sa timidité d’autrefois, son manque
d’assurance resurgissaient tandis que montait en elle un sentiment de solitude
et d’abandon semblable à celui qu’elle éprouvait au pensionnat.
Un frisson de peur secoua la jeune femme au souvenir de la réaction de Reed
lorsqu’elle lui avait annoncé que Lance souhaitait l’épouser. Non ! Elle ne
voulait pas revivre cette scène de cauchemar ! Depuis quatre ans, elle avait
préféré oublier cette soirée, oublier la façon dont Reed avait cherché à briser
sa première idylle. Pourquoi ces cruels souvenirs revenaient-ils aujourd’hui la
torturer ?
Chapitre 3

Des images d’un passé déjà lointain et pourtant si proche affluèrent à sa


mémoire, inattendues, terriblement précises. Une vague de douleur et
d’humiliation submergea Clara lorsqu’elle se revit, dans le bureau de Reed.

-Qu’est-il arrivé à tes mains ? lui demandait-il d’une voix dangereusement


calme.
-J’ai fait poser de faux ongles pour la soirée.

Elle en était si fière ! Pour la première fois de sa vie, elle échappait à la dure
contrainte que lui imposait son instrument et se sentait raffinée et séduisante,
avec ses doigts fuselés embellis par le vernis rouge vif. Un rire heureux
s’échappa de ses lèvres.

-Ils sont magnifiques, n’est-ce pas ?

Reed fronça les sourcils. La lumière de la lampe accentuait les traits rudes de
son visage, l’éclat glacé de ses yeux sombres. Assis dans son fauteuil de cuir,
vêtu d’une veste noire, il ressemblait à un juge implacable.

-Ils étaient beaux tels que tu les portais ce matin encore, répondit-il en
écartant le dossier qu’il lisait. Tu avais les mains d’une artiste. A présent, ce
sont celles d’une petite écervelée.

Le sourire de Clara se figea sous le choc de ses paroles. Elle vit le regard
réprobateur de Reed se porter sur sa nouvelle coiffure. Pourtant, ses amies
l’avaient complimentée sur le résultat de trois longues heures passées dans un
salon de coiffure. Dans un effort de volonté, Clara parvint à prendre un air
insouciant.

-C’est le dernier cri, tu sais. Toutes les filles en raffolent.

Visiblement, Reed ne partageait pas leur enthousiasme. Les mains croisées sur
le bureau d’ébène, il se pencha pour la contempler des pieds à la tête.
-D’où vient cette tenue extravagante ? demanda-t-il sèchement.

Clara serra les poings, mortifiée par tant de mépris. Sa robe de soie rouge au
décolleté profond lui semblait le summum de l’élégance féminine.

-Je…je l’ai aperçue, la semaine dernière, dans la vitrine d’une boutique de


prêt-à-porter. Je n’ai pas pu résister.

Les traits de son interlocuteur se crispèrent. Pensait-il qu’elle irait à la soirée


dans une de ces robes de gamine qu’il lui achetait ? De quoi aurait-elle l’air
devant Lance et ses amis, toujours à la pointe de la mode ? Que cela plaise ou
non à Reed, elle était une femme, à présent, et elle s’habillerait désormais
comme telle. Si seulement elle pouvait trouver le courage de le lui dire.
Sans lui laisser le temps de répliquer, elle en revint au sujet qui l’avait amenée.

-Je t’en prie, permets-moi de prendre la voiture, ce soir.


-Je t’ai déjà dit non.

Reed rouvrit son dossier comme pour mettre un terme à leur discussion.

-Pourquoi ? insista-t-elle avec l’énergie du désespoir. Tu sais que je suis


bonne conductrice.
-En effet.

Comment aurait-il pu l’ignorer ? Dans ce domaine encore, il avait été son


professeur.

-Là n’est pas la question.


-Alors, où est-elle ?

Il griffonna quelques mots sur la feuille qu’il étudiait et les souligna de


plusieurs traits énergiques avant de répondre.

-C’est à ton cavalier de t’emmener à cette soirée.


-Lance l’aurait fait très volontiers, expliqua Clara en s’approchant du
bureau, mais c’est lui qui organise cette surprise-partie. Il doit régler tant de
détails de dernière minute que…
-Ceci ne justifie en rien sa conduite inqualifiable, rétorqua Reed avec
brutalité. Il aurait certainement pu trouver le moyen de venir te chercher.
-Ce n’était pas possible, avec tous ces invités. Je suis capable de parcourir
deux kilomètres en voiture, tu peux me croire.
-Tes talents de conductrice ne sont pas en cause.

Il leva vers elle un regard sévère.

-Aucun homme digne de ce nom ne laisserait sa cavalière se rendre seule à


une soirée.
-Mais Lance…
-Je trouve d’ailleurs un peu étrange que tu aies attendu d’être habillée et
prête à partir pour m’annoncer que tu allais à cette fête.
-Tu étais si occupé, ces derniers jours, si rarement à la maison.

Clara ne savait pas mentir. La moue réprobatrice de Reed lui prouva qu’il
n’était pas dupe. Il avait deviné qu’elle avait délibérément gardé le silence, de
crainte qu’il ne lui interdise cette sortie.

-Je…je ne pensais vraiment pas que cela avait de l’importance.


-Tout ce que tu fais a de l’importance pour moi, Clara, murmura Reed
d’une voix rauque d’émotion.

Il détourna la tête devant le regard surpris qu’elle lui lançait.

-N’oublie pas que je suis ton tuteur, et donc responsable de toi, reprit-il en
retrouvant son ton habituel, calme et glacé. Si tu n’exiges pas toi-même le
respect qui t’est dû, je m’en chargerai à ta place.

Clara sentit son bel enthousiasme s’évanouir.

-Je t’en prie, Reed, implora-t-elle en se penchant par-dessus le bureau. Cette


soirée compte tellement pour moi. Je t’en supplie, ne la gâche pas.
-Ce n’est pas mon intention.

Son visage se figea lorsqu’il leva les yeux vers elle. Horrifiée, la jeune fille
s’aperçut que sa position offrait à Reed une vue particulièrement révélatrice de
son décolleté. Elle se redressa aussitôt, les joues en feu.

-Tout ce que je demande, poursuivit-il comme si de rien n’était, c’est que


ton cavalier passe te chercher à la maison afin qu’il puisse saluer comme il
se doit ta famille, et que nous le rencontrions.

« Et que tu lui ôtes définitivement l’envie de revenir », songea Clara avec


rancœur.

-Tu connais déjà Lance, le meilleur ami de Jordan.


-Ce qui n’est pas une référence, si tu veux mon avis. Je ne l’ai vu que deux
ou trois fois, mais j’ai suffisamment entendu parler de lui pour me forger
une opinion.

La mâchoire de Reed se crispa comme sous l’effet d’une sourde colère.

-Sa réputation de don Juan n’est plus à faire. Même Jordan ne lui arrive pas
à la cheville, c’est tout dire.
-Ce ne sont que des commérages, répliqua Clara, des mensonges colportés
par des personnes jalouses. Bien sûr, Lance est séduisant, drôle et fantasque,
mais il m’a toujours traitée avec…
-Toujours ? Que dois-je comprendre ?

Reed se leva brusquement en lâchant son stylo.

-Serais-tu sortie avec lui sans que je le sache ?


-Non.

Clara recula de quelques pas, abasourdie par la violence de sa réaction.

-Jordan l’a amené ici à plusieurs reprises quand tu étais en déplacement


pour tes affaires, l’été dernier, expliqua-t-elle d’une voix mal assurée. Et
nous avons été invités à quelques soirées barbecue chez lui. C’est tout.

Il scruta son visage comme pour y chercher des preuves de sa culpabilité. A


son demi-sourire, la jeune fille comprit que Reed lui accordait le bénéfice du
doute.

-En tout cas, je ne veux plus que tu le revoies. De telles fréquentations ne


peuvent t’attirer que des ennuis. Tu es beaucoup trop jeune et
inexpérimentée pour te mesurer à un beau parleur de son espèce.
-J’ai vingt ans, protesta Clara. J’ai le droit de choisir moi-même mes amis.
-Pas encore. Pas avant ta majorité. Jusque là, tu resteras sous mon autorité.

Il se retourna comme pour signifier que l’incident était clos et regagna son
fauteuil.

-Puisque tu ne sors pas, je te conseille d’aller revêtir une tenue plus


confortable. Le dîner sera servi à…
-Non, s’écria Clara.

Elle tremblait de colère et de peur, mais elle était fermement décidée à ne pas
céder. La surprise qui se peignit sur les traits de Reed, lui donna du courage et
un sentiment de profonde satisfaction.

-Même si je dois m’y rendre à pied, j’irai à cette soirée.

Clara tourna les talons. En quelques enjambées, Reed la rejoignit et lui barra la
route.

-Ne m’oblige pas à user de méthodes que je réprouve, je t’en prie.

Pas une fois au cours de ces sept années, il ne l’avait menacée. Il se tenait
devant elle, plus impressionnant que jamais. Une puissance presque
surhumaine, renforcée par la violence contenue de sa voix, émanait de sa haute
silhouette. Clara frissonna. Il parut s’apercevoir de sa frayeur et reprit la
parole sur un ton plus doux.

-Je n’agis que pour ton bien.


-Mon bien ? s’exclama la jeune fille, exaspérée. Tu ne supportes pas de me
voir heureuse, voilà la vérité. Tu voudrais que je croie qu’il n’y a que le
travail et la musique dans l’existence. Si cela ne tenait qu’à toi, je passerais
le reste de mes jours au piano, seule, sans amis, sans personne pour
m’aimer.
-Pas du tout, protesta Reed avec force. Si, parfois, je me montre peut-être un
peu sévère envers toi, c’est que je pense à ton avenir et que je m’efforce
d’en aplanir les difficultés pour assurer ton bonheur.
-C’est faux. Tu ne seras satisfait que lorsque tu auras fait de moi une vieille
fille célèbre, avec pour toute compagnie un album rempli de …
-Tais-toi !
Il la saisit par les épaules et la secoua sans ménagement. Ce fut pourtant la
chaleur soudaine de ses mains sur sa peau qui lui fit reprendre ses esprits.
Un silence tendu, frémissant, succéda à leurs éclats de voix. Ils tremblaient tous
deux en se dévisageant, comme s’ils se voyaient pour la première fois.
Reed la libéra brusquement.

-Ecoute-moi, murmura-t-il d’une voix brisée. Je t’en prie.

Voyant qu’elle ne résistait plus, il la conduisit jusqu’au divan, installé devant la


cheminée. La jeune fille s’assit, vaincue par l’émotion.

-Je n’ai toujours voulu que ton bonheur, Clara. Je m’y suis visiblement mal
pris, mais tu dois me croire.

Une profonde tendresse adoucissait les traits rudes de son visage. Dans ses
yeux sombres brillait une lumière nouvelle. Le cœur de Clara bondit dans sa
poitrine lorsqu’elle reconnut devant elle le Reed d’autrefois, le confident
chaleureux et compréhensif qu’elle avait tant aimé.

-Je ne veux pas te voir souffrir, comprends-tu ? Voilà pourquoi je te


demande de ne plus revoir Lance.

Sa voix était grave, étrangement musicale et apaisante.

-Je ne vois aucun mal à ce que tu participes à des soirées barbecue ou à des
fêtes, tant que tu restes avec des garçons de ton âge.
-Lance n’a que huit ans de plus que moi.
-Pour l’état civil, peut-être, mais tu es trop …innocente pour te mesurer à
un séducteur de son espèce.
-Tu as bien trente six ans, et cela ne t’empêche pas de sortir avec des
femmes plus jeunes.

Le pincement de jalousie qu’elle ressentit à cette idée surprit Clara. Un sourire


étonné se dessina sur les lèvres de Reed.

-Comment le sais-tu ?
-C’est ce que l’on raconte.
-De toute façon, ce ne sont pas des gamines de vingt ans, lui assura-t-il. Les
femmes que je fréquente sont plus jeunes que moi, mais tout aussi
expérimentées.

Clara se mordit la lèvre, furieuse contre elle-même. La vision de Reed en


galante compagnie lui était si étrangère qu’elle ne parvenait pas à l’accepter. A
vrai dire, elle avait toujours tenu pour acquis le fait qu’il ne se marierait
jamais. Y avait-il une femme dans sa vie ? L’aimait-il ?

-D’autre part, ni elles ni moi ne nous faisons aucune illusion sur la nature
de nos relations, poursuivit-il avec indifférence. Contrairement à ton ami
Lance, je ne promets rien que je ne puisse tenir.
-Mais Lance…
-Lance n’éprouve aucun scrupule à abuser d’une jeune fille crédule, ni à la
quitter ensuite pour se lancer à la poursuite d’une nouvelle conquête.
-Pas du tout, protesta Clara en posant une main suppliante sur son bras. Ce
sont les femmes qui le harcèlent, tu sais. Ce n’est pas de sa faute s’il est
séduisant.

Reed se dégagea sans douceur.

-Est-ce là toute ton ambition ? demanda-t-il d’une voix chargée de


sarcasmes. N’être qu’un nom de plus sur la liste déjà longue de ses
adoratrices ?

Son visage se durcit de nouveau tandis que la chaleur disparaissait de son


regard.

-Finir comme les autres, rejetée lorsque tu auras fini de le distraire ?


-Non ! Lance m’aime ! Il me l’a dit.

Un rire bref et méprisant accueillit sa déclaration.

-Bien sûr, comme à plusieurs dizaines d’autres.

Clara se redressa fièrement.

-Il m’a demandé de l’épouser.

Reed blêmit. Ses poings se crispèrent comme pour frapper un adversaire


invisible.
-Jusqu’où est allée cette aventure ? As-tu couché avec lui ?
-Non. Bien sûr que non, murmura-t-elle en détournant son visage
empourpré.
-Mais il te l’a demandé ?

D’un geste brutal, il l’obligea à le regarder.

-N’ai-je pas raison ?

Pendant un instant, elle demeura muette de stupéfaction. Si elle ne l’avait pas


mieux connu, elle aurait pu croire qu’il était jaloux.

-Dis-moi la vérité !
-Oui.
-Voilà qui explique la demande en mariage, proféra Reed sur un ton
satisfait. Ne te berce pas d’illusions, Lance ne t’aime pas. Tu n’es qu’une
proie de plus pour son tableau de chasse.

Il la libéra avec un sourire attristé.

-Une fois qu’il aura obtenu ce qu’il veut, il ne sera pas long à s’intéresser à
d’autres.
-C’est faux, s’écria-t-elle d’une voix tremblante. Lance m’aime.

Elle se leva du divan et se tourna vers Reed. La douleur et la colère


bouillonnaient en elle.

-Ce n’est pas parce que tu ne m’aimes pas que personne ne le peut.
-Je ne t’aime pas, répéta-t-il, incrédule. Est-ce ce que tu crois ?
-Seul mon talent t’intéresse.
-Ton talent est indissociable du reste de ta personnalité, Clara, de ta
sensibilité, de ton…
-Lance se moque de mon talent, déclara-t-elle avec hauteur. Je lui plais en
tant que femme, pas comme pianiste.

Les yeux noirs de Reed lancèrent des éclairs.

-Je doute qu’il connaisse le sens du mot amour. Plus tard, tu comprendras
qu’il existe plusieurs façons d’aimer. Celle qu’il te propose est la plus
basse, la plus vile.
-Cesse de me traiter comme une enfant, je sais ce qu’est l’amour.

Il sembla vaciller un instant sous le choc.

-Tu veux dire…Lance ?

Non, ce n’était pas de lui dont elle parlait. Lance n’était pas l’homme qu’elle
avait adoré pendant ces longues années, celui dont la tendresse et le respect
comptaient pour elle plus que tout au monde.

-Oui, Lance, répondit-elle pourtant.

Reed se figea. Jamais elle ne l’avait vu plus sombre, plus effrayant.

-Je ne te crois pas. C’est impossible.


-Eh bien, c’est la vérité, répliqua-t-elle en le défiant du regard. Et nous
allons nous marier.
-Il n’en est pas question ! Pas si j’ai mon mot à dire.
-Tu ne l’as pas. C’est à moi de décider de mon avenir, il me semble. Je ne
vois pas en quoi cela te concerne.
-Vraiment ?

Son rire amer lui déchira le cœur.

-Depuis sept ans que je te consacre chacun de mes instants, ai-je eu un autre
but que ton bonheur ?

Il s’approcha d’elle, le visage crispé par une émotion intense.

-Crois-tu que je vais te laisser épouser un être indigne de toi, briser ta


carrière sans réagir ?

Sa carrière ! Il n’avait donc que ce mot à la bouche !

-Je me moque de ma carrière.

Les yeux remplis de larmes, Clara se dirigea vers la porte. Reed la saisit par le
bras avec rudesse.

-Je ne te permettrais pas de te donner à un homme incapable de t’apprécier


à ta juste valeur.
-Lâche-moi.

La jeune fille tenta en vain de se libérer.

-Reed, tu me fais mal.


-Je ne comprends pas, reprit-il d’une voix rauque de frustration et de
colère. J’ai pourtant essayé de te donner tout ce dont tu avais envie.

« Sauf l’amour », songea-t-elle tristement.

-Que veux-tu d’autre ?

Clara détourna les yeux avant qu’il puisse y lire la réponse.

-Regarde-moi.

Resserrant son étreinte, il l’attira plus près de lui, si près qu’elle sentit son
souffle contre sa joue.

-Que peut-il t’offrir de plus que moi ?

C’était la question d’un amant jaloux, pas celle d’un tuteur. Clara secoua la tête,
désemparée.

-Avec Lance, je…je me sens belle et … et désirable.

La chaleur qui se dégageait du corps de Reed se communiquait peu à peu à elle.


Son odeur grisante, un parfum de santal qu’elle remarquait pour la première
fois, acheva de la troubler. Son cœur se mit à battre follement.

-Je pourrais être heureuse avec lui, insista-t-elle. Il rend tout si amusant, si
excitant.
-Excitant ? Est-ce là ce que tu veux ?

Les doigts de Reed s’enfoncèrent dans la chair sensible de ses épaules nues.
-Inutile d’avoir recours à Lance, dans ce cas, dit-il avant de s’emparer de
ses lèvres.

Clara était trop stupéfaite pour se débattre. Ce contact brûlant, inattendu, lui
coupa le souffle. Elle crut défaillir, serrée contre lui par une étreinte d’acier.
De sa bouche, de ses bras, de tout son corps, il semblait vouloir effacer le
souvenir de Lance pour ne plus laisser sur elle que son empreinte farouche.
Dans un réflexe désespéré, la jeune fille tenta de s’écarter, mais il ne lui en
laissa pas le temps. Une main solide s’enfouit dans ses cheveux d’or pâle pour
la maintenir captive. Un gémissement rauque jaillit de sa gorge lorsque les
lèvres de Clara cédèrent sous l’assaut, le laissant goûter le doux nectar de sa
bouche.
Elle frémit. Des milliers de sensations inconnues s’épanouissaient en elle.
Jamais Lance ne l’avait embrassée de cette façon. Jamais elle ne s’était sentie
consumée ainsi, gagnée par la flamme de sa passion, prête à se perdre dans son
étreinte. L’exigence de ce baiser et le déchainement de ses propres sentiments
la remplirent d’effroi.
Clara posa ses mains tremblantes contre le torse musclé de son compagnon
pour le repousser. Le frisson qui le secoua à ce simple contact lui fit oublier
son intension.
Dans un soupir de bonheur, elle passa les bras autour de sa taille et
s’abandonna aux délices de cet éveil sensuel.
« Comment est-ce possible ? » se demandait-elle avec émerveillement. Quand
le désir s’était-il mêlé à l’amour qu’elle avait toujours éprouvé pour Reed ?
Depuis combien de temps dormait-il en elle, prêt à surgir à la moindre
sollicitation ?
Grisée par ce mélange de douceur et de passion, Clara se pressa contre lui
pour lui rendre son baiser avec une fougue dont elle ne se savait pas capable.
Reed la libéra enfin, et haletante, elle posa la tête au creux de son épaule.

-Est-ce là ce que tu veux ? murmura-t-il d’une voix hachée. Est-ce assez


excitant pour toi ?
-Oui.

Elle noua les bras sur sa nuque et soupira. Maintenant qu’elle l’avait trouvé,
plus rien ne pourrait l’éloigner de lui.

-Je m’aperçois que j’ai négligé cet aspect de ton éducation, reprit Reed,
mais Lance y a suppléé.

Clara tressaillit, brutalement ramenée à la réalité. Elle s’apprêtait à lui avouer à


quel point sa maladresse et son inexpérience lui avaient attiré les moqueries du
jeune homme. Le sourire étrange qu’elle vit se dessiner sur les lèvres de Reed
l’en dissuada.

-Tu n’auras plus besoin des leçons de Lance, à présent, lui assura-t-il
sèchement en posant une main possessive sur sa poitrine ronde. Si c’est le
plaisir que tu cherches, je te le donnerai.

Clara se figea. La douleur aiguë qui lui transperçait le cœur l’empêchait de


respirer. Déjà, Reed se penchait vers elle pour un nouveau baiser, mais elle ne
lui en laissa pas le temps.

-Tu n’es qu’une brute.

Elle le repoussa violemment. Déséquilibré, il heurta le bord du divan et tomba


de tout son long sur les coussins de cuir.

-Un monstre sans cœur.

Le visage inondé de larmes, Clara s’enfuit sans un regard en arrière, quitta la


maison par la porte donnant sur la plage et courut jusque chez Lance.

Une sensation d’étouffement arracha soudain la jeune femme à ses souvenirs.


L’étau qui oppressait sa poitrine se desserra peu à peu lorsqu’elle contempla,
par la vaste baie vitrée, le ciel et l’eau, teintés des premières lueurs du
crépuscule. Sur la plage déserte, seules les hautes herbes s’agitaient au gré du
vent.
Plus les minutes passaient, plus Clara sentait l’appréhension croître en elle. Si
la pensée de sa tante malade ne l’en avait empêchée, elle aurait saisi ses
bagages et serait repartie avant qu’il ne rentre.
Irritée par sa propre faiblesse, elle tira un mouchoir de sa poche pour essuyer
ses paumes moites. Son cœur battait à tout rompre depuis qu’elle s’était
remémorée la façon dont Reed l’avait embrassée. Comment aurait-elle pu
l’oublier ?
« Tâche de reprendre rapidement tes esprits, ma fille », murmura Clara en se
dirigeant vers le piano.
Comme à chaque moment difficile de sa vie, c’était dans la musique qu’elle
trouverait l’apaisement et la sérénité.
La jeune femme hésita un instant avant de poser ses doigts sur les touches. Il lui
fallait une pièce brillante et fougueuse pour la tirer de sa mélancolie.
Reed. Pensait-il encore de temps à autre à ce soir-là ? Y ferait-il allusion, au
hasard de leurs conversations ? Car, entre eux, plus rien ne serait désormais
comme avant.
Clara plaqua un accord d’une intensité presque violente avant de se lancer à
corps perdu dans la Polonaise en la bémol majeur de Chopin, faisant sien cet
hymne héroïque à la liberté. Ses mains virevoltaient dans une course folle d’un
bout à l’autre du clavier, tour à tour rageuses et triomphantes, lorsqu’une porte
s’ouvrit brusquement. Le visage furieux de Reed apparut dans l’embrasure.

-J’ai déjà dit que je ne voulais pas que l’on touche à ce…Clara ! Que diable
fais-tu ici ?
Chapitre 4

-Reed, quel plaisir de te revoir, s’exclama Clara d’un air moqueur.

Sous une apparence imperturbable, la jeune femme se sentait trembler de tous


ses membres.

-Nous ne t’attendions pas avant lundi, objecta-t-il en s’approchant à pas


lents.
-J’ai pu faire avancer l’interview que mon manager avait prévu demain. Je
voulais être ici le plus tôt possible pour tante Helen.
-Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ?

Il semblait contrarié de s’être laissé surprendre.

-Je serais allé te chercher à ta descente d’avion.


-Inutile, affirma Clara avec une insouciance feinte. J’ai loué une voiture,
c’était beaucoup plus simple.

Sans avertissement, il appuya sur l’interrupteur et illumina la pièce.


Clara cligna des yeux, éblouie par la lumière soudaine jaillie du lustre
suspendue au dessus du piano. La jeune femme regrettait la pâle clarté du
crépuscule, ce voile léger derrière lequel elle pouvait dissimuler son agitation.
Elle contempla sans un mot l’homme qui se tenait debout devant elle.
Mouillé de sueur, le tee-shirt soulignait les muscles lisses et durs de ses
épaules et de son torse puissant et son jean mouillé moulait ses longues jambes
comme une seconde peau. Avec son visage empourpré aux pommettes
saillantes et ses cheveux noirs ébouriffés par le vent, Reed ressemblait à un
guerrier sauvage, robuste et farouche.
Un instant, Clara fut incapable de concilier cette image avec celle de l’homme
digne, à l’élégance austère, dont elle gardait le souvenir. Etait-il bien le
même ? Se pouvait-il que sa mémoire ait délibérément ignoré cet aspect
troublant de sa personnalité ?
L’évocation de ce corps solide et chaud, tremblant contre le sien, acheva de la
bouleverser.
Un sourire lent, infiniment sensuel, apparut sur les lèvres de Reed. Un éclair de
satisfaction passa dans ses yeux noirs. Clara comprit alors qu’il pensait, lui
aussi, à ce soir-là, et qu’il n’avait peut-être jamais cessé d’y songer. Dans un
effort désespéré, elle tenta de prendre la parole, de briser le silence
insoutenable, mais sa bouche était si sèche qu’elle dut y renoncer.
Un aboiement strident la fit tressaillir. Thunder, entré dans la pièce à la
recherche de son maître, avait aperçu la jeune femme. Sans la moindre
hésitation, il se rua sur Clara qui vacilla sous la violence du choc.

-Au pied, Thunder, ordonna Reed en s’approchant à grandes enjambées.


-Laisse-le, ce n’est rien.

Clara se mit à rire à en perdre le souffle. Les pattes avant posées sur ses
épaules, le doberman la contemplait avec adoration.

-Je ne voudrais pas qu’il salisse tes vêtements, expliqua Reed en désignant
l’ensemble qu’elle avait revêtu pour le voyage. Il vient de courir sur la
plage.
-Ce n’est qu’un peu de sable, il partira au premier coup de brosse.

Clara entoura de ses bras le cou puissant de Thunder. Elle était si heureuse de
le revoir, et d’avoir ainsi un excellent prétexte pour ne pas affronter
directement son maître. Elle poussa un cri perçant lorsqu’il entreprit de la
débarbouiller à grands coups de langue râpeuse.

-Hé, tu es tout mouillé.


-Il vient de boire, sans doute, répondit Reed d’un air contrit. Tu le connais,
il plonge toute sa tête dans l’écuelle.

Il réprima un sourire amusé et tira sur le collier du chien.

-Assez, Thunder.

Le doberman lui lança un regard de côté comme pour juger du sérieux de la


menace puis, manifestement rassuré, enfouit sa truffe humide dans le cou de
Clara.

-Thunder !
La jeune femme s’étrangla de rire.

-Quelle terreur tu fais ! Tu es plus doux qu’un chaton.

De sa longue main fine, elle caressa tendrement la tête noire et fauve, puis
déposa un baiser entre les deux yeux brillants d’intelligence. Une jalousie
absurde s’empara de Reed.

-Quel dommage que les humains ne soient pas comme les chiens, dit-elle en
tournant vers lui un visage radieux.

L’appréhension qui, quelques instants auparavant, obscurcissait encore son


regard, s’était évanouie comme par magie. D’adorables fossettes creusaient ses
joues, et ses lèvres paraissaient douces et vulnérables. Sous la lumière dorée
qui inondait la pièce, ses cheveux blonds tissaient un halo étincelant autour de
son visage aux traits délicats.
Le désir ardent qui jaillit dans le cœur de Reed fit vaciller le rempart qu’il
avait si soigneusement érigé pour se protéger de Clara. Il fronça les sourcils,
incapable de se souvenir de ce qu’elle venait de dire.

-Les chiens ne savent pas dissimuler leurs sentiments, reprit-elle sans se


formaliser de son silence. Lorsqu’ils sont heureux, ils le montrent.
-Ce n’est pas si simple pour les hommes.
-Pourquoi ?
-Parce qu’il ne leur est pas toujours possible de se dévoiler.

Reed secoua la tête, incrédule. Ils se retrouvaient, après quatre longues années
de drame et de rancœur, et voilà qu’ils devisaient tranquillement des mérites
respectifs du genre humain et de l’espèce animale.

-Tu as sans soute raison, approuva-t-elle avec un sourire mélancolique.

Un grondement plaintif du doberman l’arracha à sa rêverie. Tandis qu’elle se


remettait à le caresser, il ferma les yeux et soupira d’aise.

-Cette fois, c’en est assez, protesta son maître. Tu fais honte à ta réputation
de chien féroce.

Il tapota affectueusement la tête de Thunder, effleurant par mégarde la main de


Clara. La jeune femme s’écarta comme s’il l’avait brûlée.
Reed sentit une lame acérée s’enfoncer dans sa poitrine. Il se détourna et
s’éloigna.

-Ici, Thunder ! Tout de suite !

Le doberman obéit, l’oreille basse.

-C’est bien, murmura son maître en le gratifiant d’une caresse.

Rassuré, Thunder se coucha à ses pieds pour attendre la suite des évènements.

-As-tu déjà rendu visite à Helen ? s’enquit Reed sur un ton neutre.
-Non. L’infirmière m’a dit qu’elle dormait.
-Eh bien, tu pourras la voir au dîner, conclut-il en s’apprêtant à quitter la
pièce. Le repas est servi à sept heures, si tu souhaites te joindre à nous.
-De quoi souffre tante Helen ? demanda Clara avec anxiété. Rien de grave,
j’espère.
-Si seulement je le savais.

Reed se retourna en soupirant.

-On l’a hospitalisée voici un mois pour une opération tout à fait bénigne,
d’après les médecins. Tous m’ont assuré qu’elle était parfaitement remise.
Pourtant, elle n’a pas quitté le lit, depuis.
-Pourquoi ne m’as-tu pas appelée plus tôt ? Je serais venue immédiatement.

Un sourire sarcastique apparut sur le visage sévère de son interlocuteur.

-Je ne pensais pas que cela t’intéresserait.


-Tu es injuste, Reed. Tu sais combien j’ai toujours aimé tante Helen, elle a
été pour moi…
-Je sais également que tu as choisi de mener ta propre vie loin de nous, loin
d’elle, intervint-il avec brutalité. Si je t’ai prévenue, c’est uniquement parce
qu’elle m’a supplié de le faire. Pour ma part, j’y étais opposé et je le suis
encore.

C’était la première fois qu’il retrouvait devant elle son ton de tuteur. Clara lui
décocha un sourire glacé.
-Je vois. Comme on fait son lit, on se couche. C’est cela ?
-C’est cela. Et avec le partenaire de son choix.

La jeune femme se raidit et détourna la tête. Conscient d’avoir touché un point


sensible, Reed s’approcha d’elle.

-A propos, comment va notre séduisant, amusant et fantastique Lance ? Je


constate qu’il ne t’a pas accompagnée.
-Non, confirma Clara d’une voix à peine audible.
-Quel merveilleux exemple de confiance conjugale ! A moins qu’il n’ait eu
à faire ailleurs ?

Clara s’obligea à rencontrer son regard.

-Lance et moi sommes divorcés. Je pensais que tu étais au courant.


-Non, murmura Reed, visiblement désarçonné. Je suis navré.

Un rire forcé s’échappa des lèvres de la jeune femme.

-Non, tu ne l’es pas. Je suis persuadée qu’aucune autre nouvelle n’aurait pu


te réjouir davantage. Tu avais raison, le portrait que tu m’avais dressé de lui
était des plus ressemblants.

Reed devina immédiatement que l’indifférence de Clara n’était que feinte. La


douleur intense qui se reflétait au fond de ses yeux verts le bouleversa. Certes,
il attendait ce dénouement depuis quatre ans, puisqu’il ne pouvait rien espérer
d’autre ; certes il lui avait souhaité mille et mille fois de souffrir autant que lui,
mais le spectacle de son chagrin le déchirait, à présent.

-Il s’est conduit exactement comme tu l’avais prévu, conclut-elle avec un


sourire courageux. Tu dois être satisfait.
-Non. Je ne regrette pas ce divorce, bien sûr. Tu n’aurais de toute façon
jamais dû l’épouser. Mais je suis sincèrement désolé qu’il t’ait fait tant de
mal.

Clara ne put réprimer un mouvement de surprise. Comment cet homme


pouvait-il se montrer tour à tour si dur et si compréhensif ? Parviendrait-elle
un jour à comprendre les subtilités d’une personnalité aussi complexe ?
-Je t’avais prévenue, poursuivit Reed. Pourquoi n’as-tu pas voulu
m’écouter ? Pourquoi t’es-tu enfuie ?

Il s’assit près d’elle avec un soupir fataliste.

-Je cherchais seulement à te protéger. Je savais qu’il te blesserait, c’est


pourquoi je…

Sa voix se brisa. Les yeux rivés aux siens, Clara vit tout ce qui s’était passé, ce
soir-là, brûler dans leurs profondeurs. Elle aurait dû se détourner, rompre le
charme puissant qui l’attirait vers lui comme le papillon vers la flamme
cruelle, mais elle ne pouvait pas. Un flot de souvenirs envahissait peu à peu son
esprit et ses sens, menaçant de la submerger.
Le parfum salé de l’air marin se mêlait à l’odeur virile de Reed. Un désir
soudain et intense lui coupa le souffle.

-C’est pourquoi j’ai…

Clara bondit sur ses pieds, furieuse contre elle-même.

-C’est pourquoi tu devais me traîner dans la boue ? Si tu ne m’y avais pas


poussée, jamais je n’aurais épousé Lance.
-Quoi ? Que diable veux-tu dire ?

La jeune femme s’éloigna en se maudissant tout bas.

-Je ne suis pas ici pour évoquer le passé, Reed, déclara-t-elle froidement. Je
sais combien ma présence t’est désagréable, mais je devais revenir pour
tante Helen.

Les quelques mètres qui les séparaient à présent lui permettaient d’affecter une
assurance qu’elle était bien loin d’éprouver.

-Puisque, par la force des choses, nous allons vivre sous le même toit
pendant quelques temps, je pense que nous devrions essayer de nous
entendre. Pour ma part, je ferai tout mon possible pour ne pas me trouver
sur ton chemin. Je te serais reconnaissante de bien vouloir agir de même à
mon égard.
Reed continuait à la contempler fixement, comme s’il tentait de deviner ce qui
se passait dans son esprit.

-Combien de temps comptes-tu rester ? demanda-t-il enfin.


-Jusqu’à ce que tante Helen soit remise. Je n’ai que deux autres concerts
prévus cette saison.
-Je ne pensais pas que tu demeurerais si longtemps parmi nous. Je suis sûr
qu’Helen en sera très heureuse.
-Tant mieux, si elle, au moins, apprécie ma présence, rétorqua Clara malgré
elle.

Une lueur étrange jaillit dans les yeux noirs de Reed et ses traits se
contractèrent. Si elle ne l’avait pas si bien connu, Clara aurait pu croire que sa
remarque l’avait blessé.

-Depuis plusieurs mois, j’étais décidée à prendre des vacances, reprit-elle.


J’avais prévu de profiter de ces quelques semaines de liberté pour ajouter
une nouvelle œuvre à mon répertoire.
-J’ai fait accorder le piano à ton intention.

Le visage de Reed était redevenu impénétrable.

-Je savais que tu devrais t’exercer tous les jours.


-Merci.

Elle lui sourit avec reconnaissance. Cela lui ressemblait bien de se préoccuper
de ses moindres besoins.

-De rien.

Clara se figea, piquée au vif par son ton sarcastique. Elle en vint à regretter
d’avoir tenté de se montrer aimable envers lui. En tout cas, on ne l’y
reprendrait plus. Elle se dirigea d’un pas déterminé vers la porte de sa
chambre.

-Il se fait tard. J’aimerais prendre une douche et me changer avant de rendre
visite à tante Helen.
-Quel est le morceau de musique que tu travailles en ce moment ? demanda-
t-il soudain.

Clara ne marqua qu’une brève hésitation avant de répondre.

-Le Cinquième concerto de Beethoven


-L’empereur ?
-J’estime être prête pour cette œuvre, insista-t-elle sans lui laisser le temps
d’exprimer sa réserve. Je la travaille depuis plus d’un an. Un ou deux mois
supplémentaires devraient suffire.
-Je n’en doute pas. Je me souviens de la fougue avec laquelle tu interprétais
la Polonaise, lorsque je suis entré. Rien d’étonnant à ce que je n’aie pas
reconnu ton style.
-Mon toucher a évolué, approuva la jeune femme d’une voix coupante.

Elle avait toujours joué sans peine les pièces lyriques ou romantiques, mais les
œuvres plus graves, celles qui exigeaient de l’assurance, voire même de
l’agressivité, ne lui étaient véritablement accessibles que depuis peu.

-C’est que j’ai changé, moi aussi.

Reed sembla ne pas remarquer le sourire qu’elle lui adressait. Au contraire, il


scrutait son visage.

-Ta vie n’a pas été facile ?

Ainsi, il savait encore lire en elle.

-Je suppose que c’est la rançon à payer pour devenir adulte.

La jeune femme prit une profonde inspiration pour se calmer. Lorsqu’elle


redressa la tête, son regard était fier et assuré.

-Je ne suis plus celle qui, voici quatre ans, est partie d’ici. Il faut que tu le
comprennes. Je ne me laisserai plus traiter de la même façon. J’ai l’habitude
de prendre mes décisions moi-même et de mener ma vie comme bon me
semble.
-Je l’ai remarqué, répliqua-t-il sèchement.
-Tu devras l’accepter.
Un sourire ironique traversa le visage de Reed.

-Ce n’est pas un problème. La seule difficulté à laquelle je me sois heurté


avec toi a été de te convaincre de te défendre toi-même. Comprends-tu
pourquoi j’ai dû te solliciter, parfois si durement, pour t’empêcher de te
replier sur toi-même, pour te forcer à lutter ?

Clara écarquilla les yeux. Ce qu’elle avait pris pour des rebuffades ne visait
donc qu’à transformer sa timidité en courage et fermeté.

-Une chose est sûre, poursuivit Reed en faisant signe à Thunder de le suivre.
Tu es devenue une femme extraordinaire. Tu aurais pu être simplement
belle, mais légère et frivole. Au lieu de cela, tu es également pleine de talent
et indépendante. Je n’ai donc pas si mal réussi ma tâche.

Sur ces mots, il se retourna et quitta la pièce, la tête haute, sous le regard
abasourdi de Clara.
Chapitre 5

La porte de la chambre d’Helen Foster était grande ouverte tout comme, de


l’autre côté du couloir, celle de la pièce où logeait l’infirmière engagée par
Reed pour s’occuper de la malade à n’importe quelle heure du jour et de la
nuit. Clara l’aperçut, vêtue de son uniforme, confortablement installée devant
le poste de télévision. Une rafale de mitraillettes retentit, suivie d’un violent
crissement de pneus et d’une explosion.
La jeune femme fronça les sourcils, indignée par tant de sans-gêne. Comment
sa tante pourrait-elle se faire entendre, en cas de besoin ?
Helen leva les yeux du roman qu’elle lisait et poussa un cri de joie en
apercevant sa visiteuse.

-Clara ! Quelle bonne surprise.


-Je suis venue le plus vite possible.

La jeune femme referma la porte derrière elle et se précipita vers le lit.

-Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse de te revoir.

Son cœur se serra dans sa poitrine lorsqu’elle étreignit le corps amaigri de sa


tante.

-Comme tu m’as manqué, ma chérie, murmura Helen d’une voix


tremblante.

Elle retomba contre les oreillers, les yeux noyés de larmes.


Jamais Clara ne l’avait vue si faible, si épuisée. Ses cheveux blonds,
rassemblés en une longue tresse, avaient perdu tout éclat. Sa peau, autrefois
fraîche et rose, était d’un blanc cireux, et le bleu de ses yeux semblait délavé
par trop de larmes.
La jeune femme dut rassembler tout son courage pour lui adresser un sourire
radieux.

-Toi aussi, tu m’as manqué.


Dans un geste impulsif, elle saisit les mains de sa tante et les emprisonna dans
la chaleur des siennes.

-Comment vas-tu ?
-Beaucoup mieux, depuis que tu es là.

Son visage blême s’illumina tandis qu’elle regardait sa nièce avec tendresse.

-C’est merveilleux de t’avoir de nouveau à la maison.


-La maison, répéta Clara avec douceur.

Elle se rendit soudain compte qu’elle n’en avait jamais eu d’autre, que c’était
encore là son seul foyer. Bouleversée, la jeune femme se retourna pour
contempler la pièce où elle avait passé tant d’heures inoubliables.

-Reed m’a dit que tu étais arrivée plus tôt que nous ne l’espérions, reprit
Helen en levant vers sa nièce des yeux remplis de gratitude. Mais pourquoi
n’as-tu pas dîné ici, avec nous ? Lorsqu’il n’est pas retenu par ses affaires à
Providence, Reed prend ses repas dans ma chambre afin de s’assurer que je
mange.
-J’avais pris un déjeuner copieux avant de quitter New York. J’en ai profité
pour défaire mes valises.

En fait, le choc de ses retrouvailles avec Reed avait été tel qu’elle ne s’était pas
sentie capable de l’affronter aussi vite.

-D’ailleurs, je préfère être seule avec toi pour que nous puissions bavarder
tranquillement, comme autrefois.
-As-tu revu Reed ? demanda Helen d’un air anxieux. Lui as-tu parlé ?
-Oui.
-Tout va bien entre vous, à présent ?

Clara hésita un instant.

-Je le pense.

Une vive inquiétude se peignit sur les traits de sa tante.


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valtiollisista ja teollisuusunelmista, eikä hän sittemmin huolinut enää
muusta kuin metsästyksestään ja maanviljelyksestään.

Mr. Edgecombe kuoli kaksikymmentäkuusi-vuotisen avioliiton


jälkeen, jättäen leskelleen suunnattoman omaisuutensa. Leski suri
vainajaa sydämensä pohjasta ja vietti vielä joitakuita vuosia
yksinäisyydessä. Hänen vanhempansa olivat aikoja sitten kuolleet,
eikä hänellä ollut ketään läheistä sukulaista. Mutta vihdoin hänet
valtasi jonkinlainen koti-ikävä ja hän päätti viettää loppuikänsä
Saksassa. Sitä ennen hän tahtoi matkustella jonkun verran,
tutustuakseen niihin maihin, joista oli niin paljon lukenut. Hän möi
tiluksensa, koska aikoi kokonaan jättää Englannin. Englantilaisten
sukulaisten ja naapurien kanssa hän ei sopinut yhteen ja hän halusi
koota ympärilleen henkilöitä, jotka muistuttaisivat häntä hänen
nuoruudestaan, saksalaisia runoilijoita, taiteilijoita ja oppineita,
muodostaa seurapiirin, joka valaisisi hänen elämäniltansa.

Tämän Hanna oli saanut tietää keskustellessaan suojelijansa


kanssa. Jo kauan aikaa hän oli tahtonut kertoa avomielisesti
omastakin elämästään ja ollut valmis vastaamaan kaikkiin vanhan
rouvan kysymyksiin. Mutta Mrs. Edgecombe ei tehnyt, kuten jo on
mainittu, mitään kysymyksiä. Silloin Hanna ei enää voinut hillitä
haluansa kertoa kaikkea hänelle, vaan huudahti:

»Minun täytyy sanoa teille kaikki, kaikki!»

»Mitä sitten, rakas lapsi?» keskeytti Mrs. Edgecombe. »Te


pelästytätte minua!»

»Vaikka saisin uudelleen lähteä maailmalle, vaikka te halveksisitte


ja inhoaisitte minua…»
»Mutta, rakas lapsi, älkää käyttäkö niin voimakkaita sanoja kuin
halveksiminen ja inho. Vasta äärimmäisessä tapauksessa on
ihmisellä oikeus halveksia ja inhota toista, ja tässä on vielä kysymys
vapaaehtoisesta tunnustuksesta. Te olette pieni liioittelija.»

»Ja te olette hyvyyden, anteeksiannon ja ylevyyden esikuva…»

»Suuri liioittelija, olisi minun pitänyt sanoa.»

»Mrs. Edgecombe — minä olen… — minä olen… syntini ovat —


oi, on niin vaikeata kertoa, en tiedä mistä alottaa…»

»On vaikeata tunnustaa syntinsä. Tavallisesti tekee väärin siinä,


että luettelee harha-askeleensa ja unohtaa tuhannet
myötävaikuttaneet olosuhteet ja kiusaukset eli toisin sanoen kaiken
sen, mikä kuulijan tulee tietää voidakseen antaa anteeksi. Autanko
teitä? Teidän syntinne on se, että uskoitte ihastuttavan miehen
rakkaudentunnustuksia…»

»Ei siinä kaikki…»

»Te jätitte vanhempienne kodin?»

»En, minulla ei ollut enää vanhempia. Minä hylkäsin puolisoni.»

»Puolisonne?… Oletteko naimisissa — lapsi!»

»Olen, Mrs. Edgecombe. Minä olen avioliiton rikkoja; oikeastaan


en koskaan ole ollut miehelleni uskoton, mutta kuitenkin olen
kadottanut kotini, nimeni, arvoni… mutta vaikka en saanutkaan
nauttia rikoksellisesta onnestani, syöksin puolisoni suurimpaan
onnettomuuteen, mikä voi kohdata rehellistä miestä! Oi, että minä…
minä…»
Hanna kätki kasvot käsiinsä ja purskahti hillittömään itkuun. Mrs.
Edgecombe oli hyvin järkytetty.

»En ymmärrä teitä oikein. Nyt teidän täytyy kertoa minulle kaikki,
pikku rouva raukka! Vähitellen… eihän teidän tarvitse sanoa kaikkea
yhtaikaa. Ainoastaan romaaneissa ihmiset voivat kertoa kaiken
samassa hengenvedossa. Se, että nyt itkette, ajatellessanne
miehellenne tekemää vääryyttä, sanoo paljon, paljon enemmän kuin
mitkään sanat.»
XXV.

Vähitellen, kuten vanha rouva oli pyytänytkin, Hanna kertoi


ystävällisistä kysymyksistä rohkaistuneena entisestä elämästään.

Muutamien päivien kuluttua, kun he jälleen istuivat parvekkeella,


oli hän kertonut viimeisenkin kohdan, ja hänen tunnustuksensa oli
lopussa. Mrs. Edgecombe oli vaipunut syviin ajatuksiin. Lopulta
Hanna keskeytti hiljaisuuden.

»Tuomitsetteko minua kovin ankarasti? Teillä, joka varmaankin


olette synnitön, on oikeus heittää minua kivellä…»

»Oikeus? Kuka saattaisi niin väärin ymmärtää Kristuksen sanoja!


Jos hän olisi olettanut löytyvän synnittömiä ihmisiä, ei hän olisi
puhunut siten. Hän juuri ennen kaikkea tahtoi, ettei syntistä
kivitettäisi. Hän opetti vain läsnäolevia, ettei heillä oman
syntisyytensä takia ollut oikeutta rangaista, sillä muutenhan hän,
joka itse oli synnitön, olisi voinut heittää ensimäisen kiven. Mutta hän
ei tahtonut, että rikollista rangaistaisiin kuolemalla, sillä syyllisen oma
onnettomuus oli jo kyllin suuri rangaistus. Te olette myöskin onneton,
Hanna raukka… Kivittää teitä en tahdo, mutta te olette menetellyt
hyvin, hyvin väärin. Minä voisin kyllä käyttää rankaisuoikeuttani, sillä
minä en koskaan ollut miehelleni uskoton. Siinä suhteessa olen ollut
niin onnellinen, ettei kukaan voi minua moittia.»

»Niin siveä, tarkoitatte.»

»Ei, niin 'onnellinen', sanoin, ja siinä pysyn. Mikä minua sitten


suojelikaan — kiusauksien puuteko vai periaatteeni, ylpeyteni tai
tasainen luonteeni — se on ollut onneni. Mutta voinko tietää, että
toisissa olosuhteissa olisin pysynyt rehellisenä? Siksi en mitenkään
tahdo kiittää omaa ansiotani tässä suhteessa toisen synnin rinnalla.
Ja koska yleensä en tiedä virheetöntä mittapuuta synnille, koska en
voi tietää, missä suhteessa olosuhteet ovat mukaanluettavat, niin
sanon tätä tapausta mieluummin onnettomuudeksi ja ajattelen sitä
säälien ja sitten…»

»Ja sitten langetatte tuomionne?»

»Niin aioin sanoa. Mutta ei: en sittenkään; minä vain säälin… se


on minun tapani tuomita. Ja teitä, Hanna raukka, säälin myöskin.
Miten särkynyttä ja tukea vailla onkaan elämänne nyt… Olen
ajatellut mitä tehdä. — Luulisin teidän yhteenliittämisenne olevan
parasta.»

»Miehenikö kanssa? Oi, hän hylkäisi minut — ja olisi siihen


oikeutettukin.»

»Kukapa tietää, ehkä hän kaipaa teitä, ehkä hänen suurin ilonsa
olisi saada teidät jälleen.»

»Minähän olin rikollinen, kun aioin olla hänelle uskoton…»

»Niinpä kyllä, moraaliselta kannalta katsoen; mutta myöskin


aineellisella puolella on tämmöisessä tapauksessa merkityksensä.
Se vähentäisi joka tapauksessa katkeruutta.»

Hanna kertoi molemmista kotiin kirjoittamistaan kirjeistä, joista


Ewaldille osoitettu oli jäänyt vastausta vaille ja toiseen oli tullut
kenraalittaren kova vastaus.

»Tiedättekö mitä teemme, Hanna? Matkustakaamme yhdessä


kaupunkiin, josta lähditte. Minä puhun miehenne kanssa.»

»Minä pelkään — ja häpeän.»

»Kukaan ei tule teitä tuntemaan. Te jäätte hotelliin minun


puhuessani miehenne kanssa; — te esiinnytte minun tyttärenäni tai
veljentyttärenäni, eikä kukaan voi silloin aavistaa kuka te olette.»

»Minut tunnetaan kaikkialla tuossa pienessä kaupungissa.»

»Me värjäämme vaalean tukkanne mustaksi, se on


yksinkertaisinta, silloin teitä ei ainakaan kukaan tunne. Ellei herra
Ballmann anteeksiantaen avaa teille syliään, niin me matkustamme
taas tiehemme; hän tietää silloin ainakin, ettette harhaile avarassa
maailmassa ja vaivu yhä syvemmälle, vaan että olette vanhan,
rehellisen naisen luona, joka suo hyljätylle äidillistä hoivaa…»

Hanna katsahti puhujaan kiitollisena. Hän ei löytänyt sanoja


kiittääkseen suojelijaansa hänen osoittamastaan hyvyydestä, sillä se
toistui niin usein.

»Mutta luulen hänen ilostuvan löytäessään vaimonsa, jonka hän


on luullut sortuneen, ja hän tulee ottamaan teidät minulta ja
vartioimaan teitä paremmin kuin tähän asti. Ja toivottavasti saan
hänet huomaamaan, että miehellä tavallisesti on osansa vaimon
rikoksessa — ja hänen tulee myöskin saada anteeksi, ettei ole
paremmin voinut säilyttää aarrettaan.»

»Te luulette siis varmasti, että sovinto on mahdollinen?


Tuskallisinta olisivat juorut ja huomio, minkä herättäisimme… niin
hyvin hänelle kuin minullekin.»

»Sitäkin olen ajatellut. Sinne jääminen, missä häväistysjuttu on


tuoreessa muistissa, olisi teille vaikeata. Mutta professorihan voi
toimia missä hyvänsä muuallakin. Jos professori Ballmann suostuu
sovintoon, jättää hän Itävallan ja hakee itselleen paikan Saksasta.
Minä tunnen monta vaikutusvaltaista henkilöä saksalaisissa
yliopistoissa — suosituksia ja suosijoita on helppo hankkia — ja
kunnes tuumamme toteutuvat, ei teiltä tule mitään puuttumaan, sillä
siihen saakka ovat oveni teille molemmille auki…»

Nytkään Hanna ei voinut vastata muulla kuin liikutetulla ja


kiitollisella katseellaan.

»Ja sitten — itse asiassa olen hyvin itsekäs, nähkääs — te


palaatte omaan kotiinne, ja minä tulen kaipaamaan teitä
äärettömästi, sillä näinä kuutena kuukautena olen oppinut pitämään
teistä sydämeni pohjasta. — Kuka sitten lukee minulle?»

»Entä minä sitten? Ettekö luule minun olevan vaikeata erota


teistä?»

»Luulen kyllä, rakas lapsi. Mutta vaimolla ei missään koko


avarassa maailmassa ole turvallisempaa tyyssijaa kuin miehensä
katon alla. Niin kauan kuin on pienintäkään mahdollisuutta oleskella
tuon katon alla tai sinne palata, on se tehtävä. Maailma on kerta
kaikkiaan sellainen. Te olette itse huomannut mimmoiseen
kurjuuteen ja vaikeuteen joutuu, jos heittäytyy laittomaan elämään.
Miten varmalta näyttikään pakonne rakastettunne syliin, ja sen teki
tyhjäksi kohtalo, kuolema, ja siinä te olitte avuttomana ja hyljättynä.
Ja ellei kreivi olisikaan kuollut, niin olisi rakkaus rakastajattareen —
suokaa anteeksi tuo kova sana, mutta maailmalla ei olisi ollut sille
muuta nimitystä — tuo vapaa tunne voinut kuolla, ja te olisitte saanut
tuntea, joskaan ette niin äkillistä, kuitenkin yhtä katkeraa surua.»

»Tiedän sen, tiedän sen. Vallan liiankin pian olisi rakastajatar


saanut mennä antaakseen tilaa hänen morsiamelleen.»

Ja Hanna kertoi Palmin kreivittärien keskustelusta, jota oli ollut


kuulemassa.

»Siinä sen näette!» jatkoi Mrs. Edgecombe. »Intohimojen pohjalle


ei voi heittää ankkuriaan. Ihminen syöksyy virtaan, ellei muuta voi,
tunteepa pudotessaan pyörryttävän suloista riemuakin, mutta loppu
on aina sama: hukkuminen. Päättäkäämme siis, rakas Hanna, että
palaamme kevytmielisesti hyljätyn miehen luo ja katsomme,
emmekö jälleen voisi heittää ankkuriamme sinne. Minä otan
pitääkseni huolta kaikesta. Ette kai tunne vastenmielisyyttä herra
Ballmannia kohtaan?»

»En, en, päinvastoin!»

»Rakastatteko häntä?»

»Rakastanko? Sitä en voi sanoa. Minä pidän hänestä.»

»Se on avio-onnen paras perusta. Tuo toinen laji kuuluu


kuherruskuukausiin. Entä puuttuuko henkistä sopusointua?»
»Sitäkin ehkä. Ewald käsittää kaiken niin kylmästi ja kuivasti…
enkä minäkään voi esiintyä häntä kohtaan aivan omana itsenäni; —
siinä on välillä jotain — en tiedä miten sanoisin — me emme
ymmärrä toisiamme.»

»Se on hyvin ikävää. Olen itse tuntenut samaa. Mutta täydellinen


onnihan on niin harvinaista. Olenko minä teistä ikävä säädyllisyyden
saarnaaja?»

»Ette», vastasi Hanna hymyillen, »mutta näen, että te kuitenkin


tuomitsette velvollisuutensa unohtanutta.»

»Samalla tavalla kuin tuomitsen matkustajaa, joka viitoitetulta tieltä


joutuu suolle… minä näen hänen vaipuvan enkä silloin kysy: oliko se
hänen syynsä, oliko se kevytmielisyyttä, näkikö hän virvatulen —
vaan riennän, jos suinkin voin, ojentamaan hänelle käteni ja vedän
hänet vakavalle pohjalle taas ja mielessäni sanon…» Mrs.
Edgecombe pysähtyi etsiäkseen sanaa.

»Heittiö! sanoisitte kaiketi», keskeytti Hanna.

»Raukka! sanoisin syvästi säälien.»


XXVI.

Mrs. Edgecombe pani täytäntöön päätöksensä matkustaa Itävaltaan


jo parin päivän kuluttua. Hanna ei tiennyt itsekään, oliko iloinen vai
surullinen jälleennäkemisen ja sovinnon mahdollisuutta
ajatellessaan. Mutta hänen vanha ystävänsä tahtoi nähtävästi
palauttaa hänet velvollisuuden tielle, eikä hän silloin voinut
vastustaa.

Kun molemmat naiset saapuivat tuohon pieneen kaupunkiin, oli


yö. Asema oli sillä välin rakennettu uudelleen, joten Hanna säästyi
vanhan aseman herättämistä muistoista. Täältä hän oli — noin vuosi
sitten — yöllä paennut katuvana puolisona ja kaipaavana
rakastajattarena. Mutta Hannan mielen täytti nykyisen hetken
painostava tunne, niin ettei hän muistanutkaan menneisyyttä.

Kun he poistuivat vaunusta, pisti vanhempi käsivartensa


nuoremman kainaloon ja sanoi lempeästi:

»Rohkeutta, rakas lapsi — kaikki tulee vielä hyväksi… älkää toki


vavisko noin. Onko teidän kylmä?»

»Ei, ei minua palella, Mrs. Edgecombe — minua vain puistattaa.


Mutta miten kaikki on täällä muuttunutta… en ole tuntea koko
paikkaa. Olemmeko todellakin Brünnissä?» kysyi hän kantajalta.

»Kyllä, uusi asema talo valmistui vasta viikko sitten.»

»Vai niin.»

»Hyvä merkki, Hanna. Teistä täällä on kaikki uutta ja puhdasta;


menneisyys on poissa, on unohdettu. Tiedättekö mitään hyvää
hotellia täällä?»

»Kyllä 'Zur Stadt Wien'.»

»Ajakaamme sitten sinne ja vahvistakaamme itseämme teellä ja


levätkäämme, sillä vasta huomenna aiomme keskustella vakavista
asioista.»

Seuraavana aamuna aamiaisen jälkeen — kello taisi olla noin


yhdentoista vaiheilla — Mrs. Edgecombe tilasi vaunut. Hotellissa ei
kukaan ollut tuntenut rouva Ballmannia; mustaksi värjätty tukka
muuttikin hänen ulkomuotonsa kokonaan. Sitäpaitsi hänen
ulkomuotonsa oli muutenkin muuttunut; kokemukset olivat painaneet
leimansa hänen vuosi sitten vielä niin lapsellisiin kasvoihinsa.

»Nyt alkaa toimeni, rakas Hanna», sanoi Mrs. Edgecombe


tilattuaan vaunut.

»Oi hyvä Jumala, mihinkä se johtaa?» huokasi Hanna.

»Luultavasti tulen tunnin kuluttua takaisin miehenne kanssa. Te


syleilette toisianne, ja minä menen hiljaa toiseen huoneeseen.»

»Kukapa tietää, ettette erehdy, Mrs. Edgecombe? Kaikki eivät voi


antaa anteeksi… ja sikäli kuin minä tunnen Ewaldia, ei häneen —
mitenkä sanoisin? — hänen suuren ujoutensa takia vaikuta mitkään
tunteet.»

»Vaunut odottavat», ilmoitti palvelija.

»Minä menen siis… odottakaa meitä pian — odota meitä pian»,


oikaisi hän. Ja kun palvelija oli mennyt sanoi hän: »Minä en saa
teititellä teitä, koska te esiinnytte minun veljentyttärenäni. On parasta
sinutella teitä, niin kauan kuin olemme täällä.»

»Minulle se tuottaisi ääretöntä iloa. Sanokaa minua 'sinuksi' täällä,


kaikkialla ja aina.»

»Mielelläni, rakas lapsi — se onkin paljon luonnollisempaa.


Hyvästi nyt — ole rohkea ja muista, että tapahtuipa mitä tahansa,
voit turvautua minuun.»

»Mitenkä voinkaan kiittää teitä, Mrs. Edgecombe!»

»Sano minua 'tädiksi'.»

»Paras kaikista tädeistä!»

»Olen hiukan levoton. Olen niin innostunut asiastanne, etten voisi


kestää, ellei miehesi ymmärtäisi minua, vaan esiintyisi kylmästi ja
oudoksuvasti. Mutta sitä en uskoisi. Hyvästi!»

Mrs. Edgecombe suuteli suojattiaan otsalle ja meni. Hanna jäi


yksin. Hän riensi ikkunaan nähdäkseen suojelijansa nousevan
vaunuihin, jotka heti lähtivät liikkeelle. Ewaldin asunto — heidän
entinen yhteinen kotinsa — oli aivan lähellä — pian ratkaistiin hänen
kohtalonsa… hän saattoi tuskin hengittää. Hän poistui ikkunan luota
ja meni makuuhuoneeseen. Siellä hän polvistui sängyn ääreen ja
kätki kasvonsa käsiinsä nojaten sänkyä vastaan.

Mutta jo muutaman hetken kuluttua Mrs. Edgecombe palasi.


Kauhistuneena
Hanna syöksyi ylös.

»Yksin?» huudahti hän. »Hän ei siis tahdo nähdä minua?»

»Herra Ballmann on matkustanut pois», vastasi Mrs. Edgecombe,


»eikä siellä tiedetty hänen olinpaikkaansa.»

»Matkustanut pois? Mitenkä hän voi matkustaa? Hänen


virkansahan sitoi hänet tänne. Oh, ehkä häntä on kohdannut
onnettomuus… hän on surmannut itsensä… sanokaa minulle
kaikki… älkää säälikö minua… en ansaitse sääliä.»

»Rauhoituhan; minä sanon sinulle täyden totuuden. Herra


Ballmann on matkustanut pois, eikä ole tietoa minne. Toisin sanoen,
siellä asuvat ihmiset eivät tiedä sitä — mutta me otamme siitä selon.
Palasin niin pian takaisin sentähden, että tahdoin ilmoittaa sinulle,
kun tiesin sinun odottavan täällä tuskallisessa jännityksessä, mutta
aion heti taas lähteä matkaan ottaakseni selville pakolaisemme
olinpaikan. Koska olemme tänne asti matkustaneet häntä
hakemaan, voimme matkustaa edemmäksikin häntä tavataksemme,
varsinkin kun olemme matkoilla muutenkin. Enkä ole ensinkään
pahoillani, vaikkei matkamme tapahdukaan minkään ikävän
matkaoppaan viittausten mukaan. Minä ajan nyt kymnaasin rehtorin
puheille… entä missä kummitätisi, kenraalitar von Orfalvy asuu?
Olisi kai yksinkertaisinta puhua ensin hänen kanssaan.»
»Hänen osoitteensa on Hauptplatz N:o 12. Mutta tiedättehän, Mrs.
Edgecombe…»

»Sano minua 'tädiksi'!»

»Mutta tiedättehän, rakas täti, miten ankarasti ja kylmästi


kummitätini on minua kohdellut. Älkää sanoko hänelle, että olen
täällä… pelkäisin tavata häntä.»

»Ole huoleti! Koetan suojella sinua turhista nöyryytyksistä. Koska


miehesi ei ole täällä, on aivan turhaa, että kukaan saa tietää sinun
täällä-olostasi. Jos kummitätisi olisikin muuttanut mielensä, katson
kuitenkin, että sinun tulee pyytää anteeksi ainoastaan yhdeltä
henkilöltä ja joka tapauksessa häneltä ensin. Hyvästi nyt, Hanna —
vaunut odottavat. Odota minua aivan levollisena… enhän voi tuoda
mukanani muuta kuin enintään jonkun osoitteen, ja luultavinta on,
että lähdemme täältä jo tänään.»
XXVII.

»Täällä on eräs vieras nainen, joka haluaa puhua kenraalittaren


kanssa», ilmoitti rouva Orfalvyn kamarineitsyt.

»Luultavasti jokin kerjäläinen. Olenhan niin usein kieltänyt sinua


laskemasta sisään outoja ihmisiä.»

»Nainen on hyvin hienosti puettu, joten en usko hänen tulevan


kerjäämään.»

»Käske hänet sitten Jumalan nimessä sisään. Anna minulle ensin


punanauhainen myssyni… Näetkö miten pöytä taas on pölyinen —
pyyhi se… ja vie pois maljakot ja lasit… kas niin, käske nyt vieras
sisään.»

Palvelustyttö toimitti määräykset toisen toisensa jälkeen ja avasi


lopulta oven eteisessä odottavalle Mrs. Edgecombelle.

Kenraalitar meni häntä vastaan.

»Mikä tuottaa minulle kunnian?»

»Suokaa anteeksi, rouva von Orfalvy», sanoi Mrs. Edgecombe,


»että aivan vieraana tulen teitä häiritsemään, mutta minulla on asiaa,
joka kai on teillekin mielenkiintoinen. Se koskee Ballmannien
perhettä, joka on teille läheinen.»

Kenraalitar kohotti päätään.

»Sen perheen kanssa minulla ei ole mitään tekemistä.»

»Vai niin? Luulin nuoren rouvan olevan kummityttärenne ja


oleskelleen luonanne avioliittonsa solmimisen aikoina.»

»Totta kyllä — minä otin hoivaani orvon tytön, joka oli kaukainen
sukulaiseni. Hänen isänsä oli serkkuni, mutta nai säätynsä
alapuolelta… mutta lapsi oli äitinsä kaltainen ja on käyttäytynyt niin,
etten tahdo hänestä mitään tietää. Enkä tiedä mikä hänestä on
tullutkaan.»

Mrs. Edgecombe katsahti häneen kummeksien. Näytti siltä, kuin


hän olisi tahtonut tehdä mielenkiintoisia havaintoja.

»Tiedän nuoren rouvan astuneen harha-askeleen… vai viettikö


hän jo sitä ennen kevytmielistä elämää?»

»Aina siihen saakka, kunnes karkasi miehensä luota, hän


käyttäytyi mallikelpoisesti, muuten en olisi häntä seurannutkaan
seuraelämään. Luulin häneen juurruttamieni mielipiteiden,
esimerkkini, ankaruuteni kasvattaneen hänestä hyveellisen naisen…
mutta mitäpä muuta saattoikaan odottaa amerikkalaisen
seikkailijattaren tyttäreltä?…»

»Niin», tuumaili Mrs. Edgecombe jatkaen huomioitaan, »Amerikka


on vaarallinen maa, niin kaukana ja niin kansanvaltainen. Euroopan
ylimyksellisissä piireissä kai ei olekaan uskottomia vaimoja?
Tahtoisin teiltä oikeastaan tietää, missä hyljätty puoliso oleskelee —
sekä mitkä ovat hänen tunteensa vaimoaan kohtaan?»

»Miesparka oli aivan onneton ja masentunut. Hän on matkustanut


täältä, eikä minulla ole ollut mitään tekemistä hänen kanssaan.»

»Ette siis tiedä hänen osoitettaan?»

»En, tiedän vain hänen matkustaneen Frankfurt am Mainiin. Olen


sen saanut tietää vasta jälkeenpäin. Hän sai siellä nostaa jonkun
perinnön. Enempää ei hänestä tiedetä täällä; hän on lähtenyt
jäähyväisittä eikä ole senjälkeen kenellekään kirjoittanut.»

»Ehkäpä kymnaasin johtaja voisi antaa tietoja?»

»Ei hänkään. Hän tuli minua vastaan eilen ja kysyi, enkö ollut
kuullut mitään Ballmannista, johon vastasin: 'Säästäkää minua
kuulemasta tuota vastenmielistä Ballmann-nimeä', sillä en tahdo olla
missään tekemisissä sen nimen kanssa, senjälkeen kuin tuo arvoton
olento häpäisi sen.»

»Te olette kovin ankara.»

»Niin, katsokaahan, minulla on periaatteeni. Mutta miksi


oikeastaan kysytte minulta heistä? Oletteko mahdollisesti tavannut
heitä?»

»Olen Wienissä tavannut nuoren rouva Ballmannin.»

Kenraalitar tuli uteliaaksi. »Vai niin? — milloin ja missä?… Mitä


hänestä on tullut?»
»Herra Jumala, sillä tiellä, mille onneton, hyljätty oli joutunut, olisi
hän voinut sortua!»

Rouva von Orfalvy huokasi. »Niin, te olette oikeassa: joka kerran


astuu siveettömyyden jälkiä, häntä ei enää voi auttaa. Semmoiselle
voi vain kääntää selkänsä — säälien.»

»Halveksien kai tarkoitatte… Sääli ei hylkää.»

»Se on oikea sana: halveksien. Huomaan teidän olevan samaa


mieltä kanssani. Oi, me elämme surkeassa maailmassa. Mutta
palataksemme rouva Ballmann raukkaan: hän on siis vajonnut
syvälle?»

»Kuta syvemmälle hän olisi vaipunut, sitä suurempi olisi


edesvastuu…»

»Niin, niin… sitä rikollisempi hän olisi.»

»Te ette antanut minun puhua loppuun. Sitä suurempi olisi niiden
edesvastuu, jotka antoivat hukkuvan hänen rukoillessaan apua
vajota syvyyksiin. Mutta teidän kummityttärenne on, Luojan kiitos,
pelastettu.»

»Oh, älkää puhuko tuosta rouva Ballmannista minun


kummityttärenäni. Kummitytär tai ei, niin en sittenkään tahdo olla
tekemisissä miehestään karanneen seikkailijattaren kanssa. Hänen
rakastajansa on kuollut, tiedättekö sen?»

»Tiedän, hän kuoli, ennenkuin häntä voi sanoa rakastajaksi —


tunnen koko asian.»

Rouva von Orfalvy pudisti miettiväisenä päätään.


»Kreivi Edelberg tosin kuoli samana päivänä, kun Hanna saapui
Wieniin, mutta hän oli kauan osoittanut hänelle ihastustaan, ja
Hanna oli korviaan myöten rakastunut.»

»Mutta silloinhan hän oli teidän suojeluksessanne, rouva von


Orfalvy.»

Kenraalitar puri huultaan.

»Hyvä Jumala, minä uskon kaikista pelkkää hyvää!» sanoi hän.


»Semmoiset asiat eivät juolahda minun päähänikään, kun en
siveettömyyksiä ajattele. Mutta te ette ole vielä minulle kertonut, mitä
nuoresta rouvasta on tullut?»

»Suonette anteeksi, etten sitä sano. Huomaan teidän tuntevan niin


vähän myötätuntoa häntä kohtaan, että on aivan turhaa vaivata teitä
hänen kohtalonsa kuvaamisella.»

»Päinvastoin se herättäisi mielenkiintoani.»

»Ehkä te olette hiukan utelias. Mutta onnettomat eivät ole


uteliaisuuden, vaan myötätunnon tarpeessa. Ja koska ankarat
periaatteenne kuolettavat säälin, niin ainakin suojelemme häntä
uteliaisuudelta.» — Mrs. Edgecombe nousi. — »Minä pyydän vain
anteeksi, että olen häirinnyt, ja kiitän ystävällisestä vastaanotosta ja
saaduista tiedoista.»

Kenraalitar nousi myöskin. Hän ei tiennyt mitä ajatella tai sanoa.


Hän oli loukkaantunut vieraan käytöksestä, mutta ei voinut
kuitenkaan moittia häntä mistään erikoisesta.

»Ei mitään kiittämistä», sopersi hän; »mielihyvällä olen


keskustellut kanssanne.»
Mrs. Edgecombe poistui, mutta kenraalitar oli koko päivän
alakuloinen.

Hanna odotti suurella jännityksellä suojelijattarensa saapumista.


Mitä kerrottavaa hänellä olisi vanhasta ystävättärestä? Ehkä hänen
siellä-olonsa tulisi sittenkin tunnetuksi — ehkä molemmat naiset
saapuisivat yhdessä…

Mutta Mrs. Edgecombe tuli yksin.

»Hanna, lapseni, kyllä me lähdemme vielä tänä iltana tästä


inhottavasta kaupungista. Miestäsi saamme etsiä ensi kädessä
Frankfurtista.»

»Frankfurtista?» sanoi Hanna hämmästyneenä. »Ja kummitäti?


Hän kai on minulle vielä vihainen? Ja kuitenkin muistan aina, miten
rakas ystävä hän oli minulle menneinä aikoina.»

»Niin, niin kauan kuin olit onnellinen ja käyttäydyit moitteettomasti.


Huolettomilla ihmisillä on aina ympärillään pelkkiä hyviä ihmisiä.
Hyvyyden arvon tuntee vasta surujen saapuessa.»

»Mitä hän sanoi? Mistä te puhuitte?»

»Mitä hyödyttäisi toistaa sitä? Tuskin itsekään sitä tiedän. Hän


tahtoi tietää, miten sinun oli käynyt, mutta minä en kertonut.
Älkäämme enää puhuko kenraalittarestasi; hänen luonaan
viettämäni neljännestunti oli kauhea, sillä minun täytyi hillitä itseäni
kovasti, etten kiivastuisi. Juna lähtee tunnin kuluttua; kysyin
ovenvartialta. Mikään ei pidätä meitä täällä enää. En mistään
hinnasta tahtoisi, että kenraalitar saisi tietää, missä asun. Hänen
päähänsä voisi nimittäin juolahtaa tulla vastavierailulle tänne, ja

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