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Le carrousel infernal Joe Hill

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Titre de l’édition originale
Full Throttle
Publiée par William Morrow,
un département de HarperCollins Publishers.

Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, personnages, lieux et


événements sont soit issus de l’imagination de l’auteur, soit
utilisés de manière fictive et ne peuvent être considérés comme
réels. Toute ressemblance avec des faits, lieux, événements,
organismes, ou avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, serait purement fortuite.

Les nouvelles « Plein gaz » (Lattès, 2014) et « Dans les hautes


herbes » (Albin Michel, 2019) sont respectivement traduites par
Antoine Chainas et Hélène Collon.

Couverture : Le Petit Atelier


Photo : © Francisco Manuel Laserna Jimena / EyeEm / Getty
Images
Illustrations in-texte : © Shutterstock

Cette édition a été publiée avec l’accord de William Morrow,


un département de HarperCollins Publishers. Tous droits
réservés.

© 2019 by Joe Hill


Tous droits réservés.

© 2020, éditions Jean-Claude Lattès pour la traduction


française.
ISBN : 978-27096-6577-3

www.editions-jclattes.fr

Ce document numérique a été réalisé par PCA


Du même auteur :
Le costume du mort, Lattès, 2008.
Fantôme du xxe siècle, Lattès, 2010.
Cornes, Lattès, 2011.
NOSFERA 2, Lattès, 2014.
Plein gaz, Lattès, 2014.
L’homme feu, Lattès, 2017.
Pour Ryan King, le rêveur. Je t’aime.
Introduction

TUEURS DE PÈRE EN FILS

UN NOUVEAU MONSTRE nous rendait visite tous les soirs.


J’avais un livre que j’adorais, Bring On the Bad Guys1, un gros
recueil de comics qui, comme son titre l’indique, ne s’intéressait
guère aux héros. C’était un florilège d’histoires sur les personnages
les plus ignobles, d’abominables psychopathes affublés de noms tels
que l’Abomination et de visages à l’avenant.
Mon père était contraint de me le lire chaque soir. Il n’avait pas le
choix. C’était un de ces accords à la Schéhérazade. S’il rechignait, je
refusais de rester au lit. Je sortais de sous ma couette L’Empire
contre-attaque et j’errais dans la maison, vêtu de mon pyjama
Spiderman, en suçant mon pouce, une épaule drapée de ma
couverture-doudou crasseuse. Je pouvais vadrouiller de la sorte
toute la nuit si le cœur m’en disait. Mon père devait continuer à lire
jusqu’à ce que mes paupières se ferment, et il ne pouvait s’échapper
que sous prétexte d’aller fumer une cigarette en me promettant de
revenir juste après.
(D’après ma mère, j’aurais développé une insomnie infantile suite
à un traumatisme. À l’âge de cinq ans, j’ai pris une pelle à neige en
pleine figure, ce qui m’a valu une nuit à l’hôpital. À l’époque des
lampes à lave et des tapis à poil long, il était permis de fumer dans
les avions, mais interdit de dormir auprès de son enfant hospitalisé.
À en croire la légende familiale, je me suis réveillé au beau milieu de
la nuit pour partir à la recherche de mes parents. Après m’avoir
surpris à déambuler dans les couloirs cul nul, les infirmières m’ont
collé dans un lit-cage surmonté d’un filet pour m’empêcher de
m’enfuir, et j’ai hurlé à en perdre la voix. Cette histoire est si
délicieusement horrible et gothique que je crois que nous devons
tous la tenir pour vraie. J’espère seulement que le lit était noir et
rouillé, et qu’une des infirmières a murmuré « C’est pour ton bien,
Damien ! »)
J’adorais les subhumains dans Bring On the Bad Guys : des
créatures démentes qui faisaient des caprices, piquaient des crises,
mangeaient avec les doigts, et cherchaient à mordre leurs ennemis.
Bien sûr que je les adorais. J’avais six ans. On avait beaucoup de
points communs.
Mon père me lisait ces histoires en déplaçant son index d’une case
à l’autre pour me permettre de suivre l’action malgré mes yeux
fatigués. Si vous m’aviez demandé quelle voix avait Captain America,
je vous aurais répondu qu’il avait celle de mon père. De même que
Dormammu. Et Sue Richards, la Femme invisible. Elle avait la voix de
mon père imitant une femme.
Ils étaient tous mon père, sans exception.

LA PLUPART DES FILS SE DIVISENT en deux catégories :


Il y a celui qui songe à son père en se disant : « Je déteste ce fils
de pute et je jure devant Dieu que je ne serai jamais comme lui. »
Et celui qui aspire à être comme lui : libre, gentil, bien dans sa
peau. Il n’a pas peur de lui ressembler par ses paroles et ses actes.
Il craint de ne pas être à sa hauteur.
Il me semble que des deux, le premier est le plus perdu dans
l’ombre paternelle. À première vue, cela peut sembler paradoxal.
Après tout, voilà un gamin qui a jeté un coup d’œil à papa et décidé
de fuir à toutes jambes dans l’autre direction. Quelle distance doit-on
mettre entre son vieux et soi avant d’être enfin libre ?
Or à chaque carrefour de sa vie, l’image de son père lui apparaît :
lors de son premier rencard, de son mariage, de ses entretiens
d’embauche. Chaque choix est mis en balance avec l’exemple
paternel, pour permettre au fils d’agir aux antipodes… et c’est ainsi
qu’une mauvaise relation se perpétue, même si père et fils ne se
sont pas adressé la parole depuis des années. Une fuite effrénée qui
ne mène jamais nulle part.
Le second fils, en revanche, est totalement en phase avec cette
citation de John Donne : « Nous ne sommes même pas à la hauteur
de l’ombre que projettent nos pères à midi. » Il a de la chance, une
chance terrible, injuste, stupide. Il est libre d’être l’homme qu’il veut,
parce que son père l’était. Le père, en vérité, ne projette aucune
ombre. Au contraire, il devient un phare, une lumière qui éclaire
votre route et vous permet de trouver votre chemin.
J’essaie de ne jamais oublier la chance que j’ai.

DE NOS JOURS, ON A TOUT LOISIR de revoir un film qu’on a aimé. On peut le


regarder sur Netflix ou l’acheter sur iTunes, ou craquer pour le
coffret DVD avec tous les bonus.
Mais jusqu’à 1980, si vous alliez voir un film au cinéma, vous
deviez attendre qu’il soit diffusé à la télé pour le revoir. La plupart du
temps, vous repassiez le film dans votre mémoire, un média peu
fiable et immatériel, mais non sans vertu. Bon nombre de films ont
tendance à être meilleurs dans les brumes de nos souvenirs que
dans la réalité.
Quand j’avais dix ans, mon père a rapporté un lecteur de
LaserDisc, le précurseur du lecteur de DVD moderne. Il avait
également acheté trois films : Les Dents de la mer, Duel, et
Rencontres du troisième type. Ils étaient gravés sur d’énormes
plaques miroitantes, qui ressemblaient aux frisbees meurtriers que
Jeff Bridges lançait dans Tron. Chaque plateau brillant, iridescent,
comportait vingt minutes de vidéo sur chaque face. À la fin de
chaque segment, mon père devait se lever pour le retourner.
Nous avons passé tout l’été à regarder Les Dents de la mer, Duel,
et Rencontres du troisième type en boucle. Les disques se sont
mélangés : pendant vingt minutes, on voyait Richard Dreyfuss
crapahuter sur les versants poussiéreux de la Tour du Diable pour
atteindre les lumières extraterrestres dans le ciel, puis on passait
vingt minutes à voir Robert Shaw combattre le requin et se faire à
moitié dévorer. À la fin, tous ces récits distincts se muaient en un
patchwork ahurissant, une mosaïque d’hommes au regard fou qui
s’efforçaient d’échapper à des prédateurs implacables, et cherchaient
leur salut dans le ciel étoilé.
Lorsque je suis allé me baigner cet été-là et que j’ai plongé sous la
surface du lac, j’étais convaincu qu’un grand requin blanc allait se
jeter sur moi. Plus d’une fois, je me suis entendu hurler sous l’eau.
Quand je flânais dans la chambre, je m’attendais presque à voir mes
jouets s’animer d’une vie surnaturelle et se lancer dans les pires
pitreries, mus par l’énergie irradiant d’un ovni qui passait par là.
Et chaque fois que je me baladais en voiture avec mon père, on
rejouait Duel.
Réalisé par un Steve Spielberg d’alors à peine vingt ans, Duel
mettait en scène un type un peu empoté (Dennis Weaver) au volant
d’une Plymouth, qui roulait à tombeau ouvert dans le désert
californien, pourchassé par le conducteur fantôme d’un énorme
camion-citerne. Ce film était (et demeure) un huis clos hitchcockien
sous un soleil de plomb et une vitrine chromée sur le talent infini de
son réalisateur.
Dès qu’on partait en voiture, on jouait à faire semblant que le
camion nous pourchassait. Quand il nous rentrait dedans, mon père
simulait l’impact en donnant un coup d’accélérateur. Je me projetais
en avant sur le siège passager en hurlant. Pas de ceinture de
sécurité, bien sûr. C’était en 1982 ou 1983. Il y avait un pack de
bières entre nous… et quand mon père en finissait une, il jetait la
cannette vide par la fenêtre, en même temps que sa cigarette.
Au bout d’un moment, le camion nous emboutissait et mon père
poussait un cri perçant en faisant slalomer la voiture pour signifier
qu’on était morts. Il roulait pendant une minute entière avec la
langue pendante et les lunettes de travers, comme s’il avait été
percuté un pare-brise. On s’éclatait toujours à mourir ainsi sur la
route, le père, le fils et le semi-remorque de l’Enfer.

ALORS QUE MON PÈRE me lisait des histoires du Bouffon vert, ma mère
me lisait le Monde de Narnia. Sa voix était (est) aussi apaisante que
la première chute de neige de l’année. Elle gardait toujours le même
ton posé, que l’histoire penche vers la trahison et le massacre, ou la
résurrection et le salut. Ce n’est pas une femme croyante, mais
quand on l’écoute lire, on a l’impression d’entrer dans une immense
cathédrale gothique, offrant une incroyable sensation de lumière et
d’espace.
Je me souviens d’Aslan mort sur la table de pierre et de la souris
grignotant les cordes qui l’entravaient. Je crois que c’est de là que je
tire le sens moral qui m’a façonné. Avoir un sens moral, c’est être
une souris rongeant une corde, rien de plus. Une souris, ce n’est pas
grand-chose, mais si nous sommes assez nombreux à mâcher, nous
pourrons peut-être libérer quelque chose qui nous sauvera du pire,
voire de nous-mêmes.
Je pense d’ailleurs que les livres fonctionnent sur le même principe
que les armoires enchantées. On rentre dans ce petit espace pour
émerger dans un autre monde, vaste et secret, un lieu à la fois plus
effrayant et plus merveilleux que le nôtre.

MES PARENTS NE SE CONTENTAIENT PAS de lire des histoires. Ils en écrivaient


aussi, et il se trouve qu’ils étaient plutôt doués en la matière. Mon
père a tellement cartonné qu’il a fait la couverture du magazine
Time. À deux reprises ! On disait qu’il était le croque-mitaine de
l’Amérique. À cette époque, Alfred Hitchcock était mort, et il fallait
bien lui trouver un remplaçant. Mon père s’en moquait. Être le
croque-mitaine de l’Amérique est un boulot qui rapporte bien.
Les idées de mon père appâtant les réalisateurs, et l’argent
appâtant les producteurs, un grand nombre de ses livres ont été
adaptés au cinéma. Mon père s’était lié d’amitié avec un réalisateur
indépendant en vogue du nom de George A. Romero. Romero était
l’auteur rebelle et hirsute qui avait inventé l’apocalypse zombie avec
son film La Nuit des morts-vivants et oublié de le protéger par
copyright, se privant par là même d’une énorme manne financière.
Les créateurs de The Walking Dead lui seront éternellement
reconnaissants d’avoir déployé tant de talent à réaliser des films et
aussi peu à protéger sa propriété intellectuelle.
George Romero et mon père étaient friands du même genre de
comics : des bandes dessinées destinées aux amateurs de frissons et
d’hémoglobine, publiées dans les années cinquante avant qu’un
groupe de sénateurs et de psychiatres ne conspire à faire rebasculer
l’enfance dans l’ennui. Les Contes de la crypte, The Vault of Horror,
The Haunt of Fear.
Un jour, Romero et mon père ont décidé de collaborer sur un film,
Creepshow, une sorte d’adaptation cinématographique de ces
comics d’horreur. Mon père a même joué dedans. Il interprétait un
homme contaminé par un virus extraterrestre qui se transformait en
plante. Ils filmaient à Pittsburgh, et mon père a dû avoir peur de se
sentir seul, parce qu’il m’embarqua avec lui. Du coup, ils m’ont collé
dans le film à mon tour. Je jouais un gosse qui assassine son père à
l’aide d’une poupée vaudoue après s’être vu confisquer sa bande
dessinée par son père. Dans le film, mon père est incarné par Tom
Atkins, qui dans la vraie vie est un homme bien trop affable et
sympathique pour commettre un meurtre.
Le film regorgeait de scènes dégoûtantes à souhait : des têtes
tranchées, des corps bouffis de cafards qui se fendaient en deux,
des cadavres qui s’animaient et s’extrayaient de la boue. Romero
avait embauché un artiste du meurtre pour s’occuper des effets
spéciaux : Tom Savini, le même magicien de l’horreur qui avait
élaboré les zombies de l’Armée des morts.
Savini portait un blouson en cuir noir et des bottes de moto. Son
bouc satanique et ses sourcils arqués lui donnaient des airs de
Spock. Dans sa caravane, il y avait une étagère encombrée de
photos d’autopsie. Sur le tournage de Creepshow, il jonglait entre
deux boulots : réaliser les effets spéciaux et jouer les baby-sitters. Je
passai toute une semaine à squatter sa caravane, à le regarder
peindre des blessures et sculpter des griffes. Il était ma première
rock star. Tout ce qu’il disait était drôle et, bizarrement, vrai. C’était
un vétéran du Vietnam, et sa plus grande fierté était d’avoir survécu.
Pour lui, revisiter la mort en film était comme une thérapie, mais
rémunérée.
Je le regardais transformer mon père en créature des marais. Il lui
plantait de la mousse dans les sourcils, fixait des broussailles à ses
mains, déposait une touffe d’herbe de manière artistique sur sa
langue. Pendant quelques jours, j’ai eu un jardin avec des yeux à la
place de mon père. Dans mes souvenirs, il a l’odeur de la terre
humide sous un tas de feuilles d’automne, mais c’est probablement
l’effet de mon imagination.
Tom Atkins devait faire semblant de me gifler, et Savini avait peint
un hématome en forme de main sur ma joue gauche. Le tournage
s’est poursuivi jusque tard dans la nuit et quand nous avons quitté le
plateau, j’étais affamé. Mon père m’a emmené dans un McDonald’
voisin. J’étais à la fois épuisé et surexcité. Je sautais partout en
réclamant un milk-shake au chocolat, hurlant qu’il avait promis de
m’en offrir un. À un certain moment, mon père s’est rendu compte
que la moitié des employés nous observaient d’un air consterné,
réprobateur. J’avais encore sa main imprimée sur mon visage, et il
était là, à 1 heure du matin, à m’acheter un milk-shake en guise de…
quoi ? De pot-de-vin en échange de mon silence sur ce cas évident
de maltraitance infantile ? Il est sorti du restaurant avant que
quelqu’un n’appelle les services de la protection de l’enfance, et
nous ne sommes plus retournés au McDonald’s avant d’avoir quitté
Pittsburgh.
Alors que mon père nous reconduisait à la maison, je me suis dit
que j’avais appris deux choses. La première était que je n’avais
probablement aucun avenir en tant qu’acteur – pas plus que mon
père (désolé, Papa). La deuxième était que même si je n’avais aucun
talent de comédien, j’avais trouvé ma vocation, un but dans la vie.
Après avoir passé une semaine à regarder Tom Savini massacrer des
gens de manière artistique, à inventer des monstres inoubliables,
difformes, j’ai décidé de faire la même chose.
Et, en l’occurrence, c’est ce que j’ai fait.
Ce qui me ramène à mon propos initial : un enfant n’a que deux
parents, mais si vous avez la chance de devenir artiste, en fin de
compte, vous vous retrouvez avec plusieurs pères et mères. Et
quand quelqu’un demande à un auteur de qui il tient, la seule
réponse franche est : « C’est compliqué. »

AU LYCÉE, JE CONNAISSAIS des sportifs qui dévoraient chaque numéro de


Sports Illustrated, et des rockers qui épluchaient chaque exemplaire
de Rolling Stone comme des dévots étudiant les Saintes Écritures.
Moi, j’ai lu le magazine Fangoria pendant quatre ans. Fangoria –
Fango pour les fidèles – était un journal consacré aux films
d’horreur comme La Chose de John Carpenter, Shocker de Wes
Craven, et quelques autres tirés de romans d’un certain Stephen
King. Chaque numéro de Fango comprenait des posters, un peu
comme dans Playboy, sauf qu’au lieu d’une fille sexy écartant les
cuisses vous aviez droit à un psychopathe fendant une tête avec une
hache.
Fango m’a guidé dans tous les débats sociologiques majeurs des
années quatre-vingt, tels que : Freddy Krueger était-il trop drôle ?
Quel est le film le plus gore jamais réalisé ? Et surtout, y aurait-il un
jour une transformation en loup-garou plus aboutie, plus
dégoûtante, plus monstrueuse que celle du Loup-garou de Londres ?
(Les réponses aux deux premières questions restent ouvertes au
débat ; celle à la troisième est évidente : non.)
Rien ou presque ne pouvait m’effrayer, mais le Loup-garou de
Londres éveillait en moi un sentiment comparable, une sorte de
reconnaissance mêlée d’effroi. Il me semblait que ce film avait mis la
patte sur une idée sous-jacente à toutes les grandes histoires
d’horreur. À savoir qu’être humain c’est se sentir tel un touriste dans
un pays froid et hostile. Comme tous les touristes, on espère passer
du bon temps : quelques tranches de rigolades, un peu d’aventure,
quelques roulades dans les foins. Mais il est si facile de s’égarer. La
nuit tombe rapidement, les routes sont déconcertantes, et des
créatures hérissées de crocs rôdent dans le noir. Pour survivre, il faut
parfois montrer les crocs à son tour.
Au moment où je me lançais dans la lecture de Fangoria, je
commençais également à écrire quotidiennement. À mes yeux,
c’était une chose banale. Après tout, quand je rentrais de l’école et
que je flânais dans la maison, je trouvais toujours ma mère affairée
derrière son IBM Selectric couleur tomate. Mon père planchait lui
aussi, penché sur l’écran de son traitement de texte Wang, l’appareil
le plus futuriste qu’il ait jamais rapporté à la maison depuis le lecteur
de vidéodisque. Le moniteur était du noir le plus profond qui ait
jamais existé, et les lettres étaient du même vert fluo que les
radiations toxiques dans les films de science-fiction. Au dîner, la
conversation tournait toujours autour de faux-semblants, de
personnages, de cadres, de rebondissements et de scénarios. À
force d’observer mes parents au travail, d’écouter leurs discussions,
j’en étais venu à la seule conclusion logique : si vous consacriez
quelques heures par jour à inventer des histoires, tôt ou tard, votre
travail paierait. Ce qui, en l’occurrence, se révéla vrai.
Si vous cherchez « Comment écrire un livre » sur Google, vous
obtiendrez un million de réponses, mais je vais vous confier un
secret : ce n’est qu’une question de maths. Et rien de bien
complexe ; une simple addition de maternelle. Écrivez trois pages
par jour, chaque jour. En cent jours, vous en aurez rédigé trois cents.
Tapez « Fin ». Terminé.
J’ai écrit mon premier livre à quatorze ans. Il s’appelait Midnight
Eats (Fringales nocturnes), et il se passait dans une université privée
où les vieilles dames de la cafétéria découpaient les étudiants en
morceaux avant de les donner en pâture au reste des élèves en
guise de déjeuner. On dit qu’on est ce qu’on mange. Je dévorais
Fango et écrivais une œuvre d’une valeur littéraire équivalente à
celle d’un film gore de série Z.
Je ne crois pas que quiconque ait réussi à le lire jusqu’au bout,
sauf peut-être ma mère. Comme je l’ai dit, écrire un livre n’est
qu’une question de maths. Écrire un bon livre, ça, c’est une autre
histoire.

JE VOULAIS APPRENDRE LES FICELLES DU MÉTIER, et je n’avais pas un, mais


deux excellents écrivains sous mon toit, sans parler des romanciers
de tout poil qui franchissaient le seuil un jour sur deux. Le 47 West
Broadway, Bangor, Maine, était sans doute la meilleure école
d’écriture du monde comme la plus méconnue, mais je n’en profitais
pas à fond, et ce pour deux bonnes raisons : je n’étais pas doué
pour écouter et encore moins pour étudier. Quand Alice se retrouve
perdue au Pays des Merveilles, elle fait remarquer qu’elle donne
souvent de bons conseils, mais qu’elle les suit rarement. Je
comprends ça. J’ai entendu une foule de bons conseils dans ma
jeunesse, mais je n’en ai jamais tenu compte.
Certains élèves ont une mémoire visuelle ; d’autres apprennent
grâce aux cours ou aux discussions en classe. Moi, tout ce que je
sais du métier d’écrivain, je le tiens des bouquins. Mon cerveau ne
fonctionne pas assez rapidement pour suivre une conversation, alors
que les mots sur une page m’attendront. Les livres sont patients
avec ceux qui ont des difficultés d’apprentissage. Le reste du monde
ne l’est pas.
Mes parents savaient que j’adorais écrire. Ils voulaient que je
réussisse et avaient conscience que m’expliquer quelque chose
revenait parfois à parler à un chien. Notre corgi, Marlowe,
comprenait certains mots, comme « sortir » et « manger », mais
cela n’allait pas plus loin. J’avoue que je n’étais guère plus évolué.
Pour remédier à la situation, mes parents m’ont acheté deux livres.

Ma mère m’a offert Le Zen dans l’art de l’écriture, de Ray


Bradbury, un essai bourré d’excellentes suggestions pour libérer la
créativité, mais ce qui m’a vraiment retourné le cerveau, c’est son
style. Les phrases de Bradbury éclataient telle une tresse de pétards
par une chaude nuit de juillet. Découvrir Bradbury m’a fait un peu
l’effet de ce passage dans Le Magicien d’Oz, quand Dorothy sort de
la grange pour pénétrer dans le monde de l’autre côté de l’arc-en-
ciel : j’avais l’impression de passer d’une salle en noir et blanc à une
contrée où tout était en Technicolor. Le message était le médium.
Aujourd’hui, j’admets trouver le style de Bradbury un peu
indigeste (toutes les lignes n’ont pas à être aussi extravagantes et
emphatiques). Mais à quatorze ans, j’avais besoin de quelqu’un pour
me montrer la puissance explosive d’une phrase bien tournée et
pleine d’imagination. Après Le Zen dans l’art de l’écriture, pendant
un moment, je ne lisais plus que du Bradbury : Le Vin de l’été,
Fahrenheit 451, et surtout, La Foire des ténèbres. J’adorais la fête
foraine de M. Dark avec son carnaval d’attractions délirantes qui
déformaient la réalité, et surtout cet abominable carrousel, qui
transformait les enfants en vieillards. Et puis, il y avait ses nouvelles.
Tout le monde connaît ces chefs-d’œuvre de fantastique et d’horreur
qui se lisent en dix minutes, mais restent gravés dans la mémoire. Je
pense à Un coup de tonnerre, dans lequel des chasseurs de
dinosaures vont payer très cher leur voyage dans le passé. Ou à La
Corne de brume, l’histoire d’une créature préhistorique qui tombe
amoureuse d’un phare. Ses œuvres étaient ingénieuses,
éblouissantes, fluides, et je relisais Le Zen dans l’art de l’écriture en
boucle pour essayer de comprendre comment il y parvenait. J’y
trouvais des outils efficaces et pratiques pour les écrivains en herbe.
L’un des exercices consistait à dresser des listes de noms pour
générer des synopsis. Aujourd’hui encore, j’utilise une variante de
cette méthode (que j’ai remaniée en un jeu de mon propre cru,
baptisé « l’Argumentaire éclair »).
Mon père m’a offert un livre de Lawrence Block intitulé Telling Lies
for Fun and Profit, un recueil de conseils d’écriture qu’il prodiguait
dans le Reader’s Digest. Je l’ai encore. Depuis que je l’ai fait tomber
dans ma baignoire, il est tout gondolé et l’encre est brouillée là où
j’avais souligné de longs passages ; mais à mes yeux, il est aussi
précieux qu’une édition originale de Faulkner signée de sa main. Ce
que j’ai appris de Block, c’est que l’écriture, à l’instar de la
charpenterie, est un commerce ordinaire. Pour démystifier l’art, il se
concentrait sur des choses simples, comme : Qu’est-ce qui fait une
bonne première phrase ? À partir de quel moment trop de détails
tuent-ils l’imagination ? Pourquoi certaines chutes fonctionnent-elles
alors que d’autres, soyons francs, ne casseraient pas trois pattes à
un canard ?
Et, sujet qui m’a véritablement fasciné, quels sont les avantages
d’écrire sous un pseudonyme ?
Block s’y connaissait en noms de plume. Il en avait un paquet,
qu’il utilisait pour se forger différentes identités en fonction de
chaque œuvre. Comme l’a dit un jour Bernard Malamud, le plus
important et le plus difficile pour un écrivain, c’est de se créer soi-
même ; une fois que vous vous êtes inventé, les histoires
découleront naturellement de votre personnalité. J’adorais l’idée que
Block puisse se doter d’un nouveau visage à sa guise et écrire des
livres dont les auteurs étaient eux-mêmes des personnages fictifs.
Quand j’en ai parlé avec mon père, il m’a répondu : « C’est clair.
Tu devrais lire De tels hommes sont dangereux, le roman qu’il a
publié sous le nom de Paul Kavanagh. Tu ressors de ce bouquin avec
l’impression d’avoir été passé à tabac dans une ruelle. » C’est
l’histoire d’un ex-soldat qui a commis des atrocités pendant la guerre
et qui rentre au pays pour poursuivre ses exactions. Même si ça fait
des décennies que je ne l’ai pas lu, je crois que le jugement de mon
père était correct. Si les phrases de Bradbury étaient des feux
d’artifice par une nuit d’été, celles de Kavanagh étaient des coups de
barre de fer. Larry Block avait l’air d’un type sympa. Pas Paul
Kavanagh.
C’est à peu près à cette époque-là que j’ai commencé à me
demander qui je serais si je n’étais plus moi.

J’AI ÉCRIT TROIS AUTRES ROMANS durant mes années de lycée, qui avaient
tous un point commun : la médiocrité. Mais je considérais ça comme
une chose normale. Les prodiges sont presque toujours des
personnages tragiques, qui connaissent les feux de la gloire pendant
quelques années et sont réduits en cendres à l’âge de vingt ans.
Tous les autres doivent progresser lentement, difficilement, pas à
pas. Ce long cheminement permet de développer une force
émotionnelle et psychique, et d’asseoir des fondations plus solides
sur lesquelles bâtir une carrière. De cette manière, vous serez plus
apte à gérer les coups durs. Après tout, vous les avez déjà affrontés.
Naturellement, au collège, j’envisageais de faire publier mes
histoires. Mais j’avais peur de les soumettre sous mon vrai nom.
J’avais conscience de ne rien avoir écrit de potable. Mais plus tard,
serais-je à même de reconnaître la valeur littéraire de mes œuvres ?
Je craignais d’envoyer un texte pourri et que quelqu’un le publie
quand même dans l’espoir de se faire de l’argent facile sur mon nom
de famille. J’étais anxieux, en proie à des angoisses étranges (et
irréalistes), et j’avais besoin de savoir que le jour où je vendrais une
histoire, ce serait pour les bonnes raisons.
Du coup, j’ai changé de nom et commencé à écrire sous le
pseudonyme de Joe Hill. Pourquoi Hill ? Parce que c’était une forme
abrégée de mon deuxième prénom, Hillström. Avec le recul, qu’est-
ce que je m’en veux ! Le tréma est le signe de ponctuation le plus
trash de la langue anglaise ; j’en avais un dans mon nom et je ne l’ai
pas utilisé. Ma seule chance d’être un metalleux, et je l’ai gâchée.
Et puis, je me suis dit que je devrais éviter d’écrire des récits
d’horreur et trouver mon propre style. Je me suis donc mis à pondre
tout un fatras d’histoires sur le divorce, l’éducation des enfants
difficiles et l’angoisse de la cinquantaine. Hormis quelques bonnes
répliques çà et là, elles n’avaient rien de bien folichon. Je n’avais pas
grand-chose à dire sur le divorce (je n’ai jamais été marié !). Idem
pour l’éducation des enfants difficiles. La seule expérience que
j’avais en la matière était le fait d’en avoir été un. Et comme j’avais
la vingtaine, j’étais particulièrement mal placé pour parler de la crise
de la cinquantaine.
En dehors de cela, ce qui m’a vraiment bridé dans l’écriture
d’histoires populaires, c’était que je n’aimais pas du tout ce genre.
Pendant mon temps libre, je lisais les BD d’horreur totalement
déjantées de Neil Gaiman et d’Alan Moore, pas des études de mœurs
bourgeoises à la Updike ou à la Cheever.
Au bout de mon deux centième refus environ, j’ai eu une
illumination. Certes, ce serait délicat d’écrire des histoires d’horreur
en tant que Joe King. J’aurais l’air d’essayer de profiter de la
popularité de mon père. Mais Joe Hill était un mec ordinaire.
Personne ne savait quoi que ce soit sur ses parents. Il pouvait
devenir le type d’artiste qu’il désirait. Et ce qu’il voulait, c’était être le
Tom Savini de la littérature.
Dans la vie, on fait avec ce qu’on a, et dans le cas d’un écrivain,
sa vie, c’est de l’encre. C’est la seule qu’il ait. La mienne était
simplement très rouge.
Dès l’instant où je me suis autorisé à verser dans le fantastique,
tous mes problèmes se sont envolés, et en un clin d’œil, je me
retrouvais sur la liste des meilleures ventes du New York Times.
Hahahahaha. Je plaisante. J’avais encore des tonnes de trucs à
écrire. J’ai torché quatre autres textes qui n’ont jamais trouvé
preneur. Il y avait Paper Angels (Anges de Papier), un pastiche
médiocre de Cormac McCarthy ; un roman de fantasy pour jeunes
adultes intitulé The Evil Kites of Dr. Lourdes (Les Cerfs-volants
maudits du Dr Lourdes – non, je vous emmerde, c’était un titre
génial) –, et The Briars (Les Ronces), une tentative infructueuse et
confuse d’écrire un thriller dans la veine de John D. MacDonald sur
deux adolescents engagés dans une série de meurtres. Mais le
meilleur d’entre eux était The Fear Tree (L’Arbre de la peur), un
roman à la J.R.R. Tolkien que j’avais passé trois ans à écrire et qui
était devenu un best-seller international dans mes fantasmes les plus
fous. Dans la vraie vie, il a été rejeté par tous les éditeurs de New
York et démoli par tous ceux de Londres. Comble de l’insulte, il a
également été refusé au Canada. Comme quoi, on peut toujours
tomber plus bas.
(Je plaisante, Canada.)
Outre ces catastrophes littéraires, j’écrivais des nouvelles et, au fil
des mois (et des années, aïe !), l’horizon s’est éclairci. L’une de ces
nouvelles, une histoire d’amitié entre un délinquant juvénile et un
garçon gonflable, s’est retrouvée dans une anthologie de réalisme
magique juif assez réputée (j’avais beau être goy, l’éditeur ne s’en
est pas formalisé). Une autre à propos d’un fantôme hantant le
cinéma d’une petite ville a été publiée dans la High Plains Literary
Review. Ça ne représente pas grand-chose pour la plupart des gens,
mais pour moi, figurer dans cette revue (distribuée à un millier
d’exemplaires) revenait à découvrir un ticket d’or sous l’emballage
d’une barre chocolatée. D’autres nouvelles plutôt réussies ont suivi.
L’une d’elles parlait d’un vieux téléphone déconnecté qui sonnait
quand des morts appelaient, une autre traitait des fils désaxés
d’Abraham Van Helsing. Et cetera. J’ai remporté quelques prix
littéraires mineurs et je me suis retrouvé dans un recueil. Un
dénicheur de talents de chez Marvel Comics a lu une de mes
histoires et m’a proposé d’écrire un scénario de onze pages pour
Spiderman.
Ce n’était pas grand-chose, mais vous savez ce qu’on dit : il ne
faut pas abuser des bonnes choses. À un certain moment de 2004,
quand il est devenu clair que L’Arbre de la peur n’allait nulle part, j’ai
accepté de ne pas avoir l’étoffe d’un romancier. J’avais fait de mon
mieux, tenté ma chance et échoué. Ce n’était pas grave. Pas grave
du tout. J’avais écrit pour Spiderman, et même si je ne savais
toujours pas comment écrire un bon roman, je m’étais au moins
prouvé que j’avais le talent nécessaire pour composer une bonne
nouvelle. Je n’arriverais jamais à la cheville de mon père, mais ça, je
l’avais compris dès le départ. Pour autant, rien ne m’empêchait de
me trouver un boulot dans le monde de la bande dessinée. Certaines
de mes histoires favorites étaient des comics.
J’avais assez de nouvelles pour composer un recueil – environ une
dizaine. J’ai donc décidé de tenter de les faire publier pour voir si
quelqu’un croirait en elles. Je n’ai pas été surpris de les voir refusées
par les plus grosses maisons d’édition, qui préfèrent toujours les
romans aux recueils pour des raisons commerciales assez légitimes.
Je les ai alors adressées à des maisons plus modestes et, en
décembre 2004, j’ai reçu un appel de Peter Crowther, l’éminent
personnage derrière PS Publishing, un petit éditeur de l’est de
l’Angleterre. Peter, lui-même auteur d’histoires fantastiques, avait été
captivé par mon histoire « Pop Art », celle à propos du garçon
gonflable. Il m’a proposé d’imprimer un petit nombre d’exemplaires
du livre, Fantômes – Histoires troubles, me faisant ainsi une faveur
que je ne pourrai jamais lui rendre. Mais Pete, et une partie des
autres types dans le monde des petites maisons d’édition, comme
Richard Chizmar et Bill Schafer, ont rendu service à beaucoup
d’auteurs en publiant des œuvres non pas dans le but de s’enrichir,
mais parce qu’ils les aimaient sincèrement. (Euh, c’est le signal pour
vous rendre sur les sites Internet de PS Publishing, Cemetery Dance
Publications et Subterranean Press, et contribuer à soutenir un
auteur prometteur en choisissant l’une de leurs publications. Allez-y,
votre bibliothèque vous remerciera.)
Peter m’a demandé d’écrire des nouvelles inédites pour le recueil.
J’ai accepté et me suis mis à écrire l’histoire d’un type qui achète un
fantôme sur Internet. D’une manière étrange, elle m’a totalement
échappé, et 335 pages plus tard, j’ai découvert que j’avais
finalement la fibre d’un romancier. Je l’ai intitulé Le Costume du
mort.
Bon sang, on dirait le titre d’un roman de Stephen King. Et
pourtant, je vous jure que ça m’est venu tout seul.

JE N’AI JAMAIS ÉTÉ PRÉCOCE. Mon premier recueil, Fantômes – Histoires


troubles, a été publié quand j’avais vingt-trois ans. J’en ai quarante-
six aujourd’hui et j’en aurai quarante-sept quand ce livre sortira. Les
jours filent à plein régime et vous laissent le souffle coupé.
Quand j’ai commencé à écrire, j’avais peur que les gens sachent
que je suis le fils de Stephen King. J’ai donc mis un masque et je me
suis fait passer pour quelqu’un d’autre. Mais les histoires, elles, ne
mentent pas. Je crois que c’est le cas de toutes les bonnes histoires.
Celles que j’ai écrites sont toutes l’inévitable produit de leur ADN
créatif : Bradbury et Block, Savini et Spielberg, Romero et Fango,
Stan Lee et C.S. Lewis, mais surtout Tabitha et Stephen King.
Le créateur malheureux déteste vivre dans l’ombre d’artistes plus
réputés. Mais si vous avez de la chance – et comme je l’ai dit, j’en ai
eu une bonne dose et je prie pour que ça continue –, ces artistes
vous éclaireront la voie.
Et qui sait ? Peut-être qu’un jour vous aurez le bonheur de
collaborer avec l’un de vos héros. J’ai eu l’occasion d’écrire deux
nouvelles avec mon père et j’ai sauté dessus. J’y ai pris beaucoup de
plaisir. Elles figurent dans cet ouvrage. J’espère qu’elles vous
plairont.
J’ai porté un masque pendant de longues années, mais je respire
mieux à présent que je l’ai tombé.
Allez, trêve de bavardages. On a de la route à faire. C’est parti.
Place aux méchants.

Joe Hill
Exeter, New Hampshire
Septembre 2018
1. Livre relatant les origines des super-vilains de Marvel, publié en 1976
et signé Stan Lee, dont le titre pourrait se traduire par « Place aux
Méchants ». (N.d.T.)
PLEIN GAZ

Avec Stephen King

ILS FUIRENT LE LIEU DU MASSACRE en direction de l’ouest, à travers le désert


coloré, et ne s’arrêtèrent qu’après avoir parcouru plus de cent
cinquante kilomètres. En début d’après-midi, ils obliquèrent vers un
restauroute en stuc blanc. Des pompes à essence trônaient sur des
îlots de béton à l’avant du bâtiment. Les grondements conjugués de
leurs engins firent trembler les vitres de l’édifice lorsqu’ils passèrent
devant. Ils roulèrent jusqu’au parking réservé aux camions, du côté
ouest de l’établissement. Ensuite, ils abaissèrent leur béquille et
coupèrent le contact.
Race Adamson était resté en tête pendant tout le voyage. Sa
Harley les devançait parfois de plusieurs centaines de mètres. Le
jeune homme avait l’habitude de conduire devant depuis qu’il était
revenu parmi eux, après deux ans dans les sables du désert. Il
prenait tant d’avance qu’il semblait souvent les défier de le rattraper.
À moins qu’il ait juste eu l’intention de les semer. Il n’avait pas prévu
de s’arrêter ici, mais Vince l’y avait obligé. Quand le restauroute était
apparu, le chef de bande l’avait rattrapé, dépassé, puis avait tendu
la main droite dans un geste que la Tribu connaissait bien : suivez-
moi à la prochaine sortie. La Tribu avait obéi, comme toujours. Sans
doute un autre motif de mécontentement pour Race. Et il en avait
un paquet.
Race fut un des premiers à se garer, mais le dernier à descendre
de sa monture. Il demeura auprès de sa moto, ôta ses gants sans se
presser, les yeux fixés sur ses camarades derrière ses lunettes en
verre teinté.
Lemmy Chapman le désigna d’un mouvement de menton.
« Tu devrais parler à ton gars, conseilla-t-il à Vince.
— Pas maintenant. »
Vince pensait que cette mise au point pouvait attendre qu’ils
soient revenus à Vegas. Il voulait d’abord terminer le voyage et
s’allonger dans l’obscurité le temps qu’il faudrait pour que la nausée
se calme. Et par-dessus tout, il désirait prendre une douche. Il
n’avait pas de sang sur lui, mais se sentait tout de même souillé. Il
ne serait pas à l’aise tant qu’il ne se serait pas débarrassé de la
puanteur de ce matin.
Il fit un pas en direction du restaurant. Lemmy l’attrapa par le
bras.
« Si, maintenant. »
Vince baissa les yeux sur la main de son compagnon. Ce dernier,
nullement effrayé, ne lâchait pas prise. Le chef de bande reporta
alors son regard sur le gamin, qui n’en était plus un depuis de
nombreuses années. Race était occupé à fouiller dans la malle
arrière de son deux-roues.
« Qu’est-ce qu’il y a à dire ? Clarke n’est plus là. L’argent s’est
envolé. On ne peut rien faire de plus. En tout cas, pas ce matin.
— Assure-toi que Race est d’accord. Tu crois que vous êtes sur la
même longueur d’onde alors que ces derniers jours il a passé la
moitié de son temps à te maudire. Et laisse-moi t’expliquer autre
chose, patron. Race a mis pas mal de types dans le coup. Il leur a
bourré le mou en leur racontant à quel point ils allaient devenir
riches après cette combine avec Clarke. Il n’est peut-être pas le seul
à vouloir une mise au point. »
Il jeta un regard éloquent aux autres motards. Vince remarqua
soudain qu’ils ne le suivaient pas, mais se contentaient de rester à
côté de leur moto, les observant l’un après l’autre, Race et lui. Ils
attendaient la suite.
Vince n’avait aucune envie de discuter. Cette seule perspective
suffisait à l’épuiser. Dernièrement, les conversations avec Race
ressemblaient à un exercice de médecine-ball. Un effort assommant
auquel il refusait de consentir, vu ce qu’ils fuyaient.
Pourtant, il céda, car Lemmy avait presque toujours raison quand
il agissait dans les intérêts de la Tribu. Ils s’étaient rencontrés dans
le delta du Mékong, quand le monde était cinglé. Lemmy couvrait les
arrières de Vince. Ils cherchaient des fils de détente et des mines.
En quarante ans, les choses n’avaient pas beaucoup changé.
Vince délaissa sa moto et se dirigea vers le jeune homme. Ce
dernier se tenait entre sa Harley et un poids lourd garé à proximité,
un camion-citerne. Il avait trouvé ce qu’il cherchait dans son top-
case : une flasque dont le contenu ressemblait à du thé. Du moins
en apparence. Il buvait de plus en plus tôt chaque jour. Une autre
manie que Vince détestait. Le garçon prit une gorgée, s’essuya la
bouche, et tendit la bouteille à Vince. Celui-ci secoua la tête.
« Dis-moi tout.
— Si on prend la route 6, répondit Race, on peut être à Show Low
en trois heures. En admettant que tes chochottes des rizières
puissent tenir la cadence.
— Qu’est-ce qu’il y a, à Show Low ?
— La sœur de Clarke.
— Pourquoi on irait la voir ?
— L’argent. Au cas où tu n’aurais pas remarqué, on vient de se
faire entuber de soixante mille billets.
— Et tu crois qu’elle les a ?
— On peut commencer par là.
— On en parlera à Vegas. On examinera les différentes options là-
bas.
— Pourquoi pas maintenant ? Tu te rappelles que Clarke était au
téléphone quand on est arrivés chez lui ? J’ai entendu une partie de
la conversation à travers la porte. Je pense qu’il essayait de joindre
sa sœur. À défaut, il a laissé un message à une de ses
connaissances. Pourquoi tu crois qu’il a tenté de contacter cette
merdeuse dès qu’il nous a vus dans son allée ? »
Vince était persuadé qu’il téléphonait pour faire ses adieux, mais il
n’exposa pas cette théorie à Race.
« Elle n’a rien à voir avec tout ça, hein ? Elle fait quoi ? De la
came, elle aussi ?
— Non. C’est une pute.
— Bon Dieu, quelle famille.
— L’hôpital qui se fout de la charité.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? » s’agaça Vince. L’insinuation de
Race, et l’insulte qu’elle sous-entendait, le gênait moins que les
lunettes dans lesquelles il se reflétait. Sa peau tannée, sa barbe
grisonnante accentuaient les creux et les rides de son visage. Il avait
l’air vieux.
Race observa les miroitements de la route. Il reprit la parole sans
répondre à la question.
« Soixante mille, en fumée. Tu ne peux pas passer outre.
— Je ne passe pas outre. C’est effectivement ce qui est arrivé. En
fumée. »
Race et Dean Clarke avaient fait connaissance à Fallujah, ou peut-
être Tikrit. Clarke était un toubib spécialisé dans la gestion de la
douleur. Il prescrivait de préférence une dope de première qualité,
avec la participation généreuse de Wyclef Jean en fond sonore. La
spécialité de Race consistait à conduire des Humvees et à éviter de
se faire tirer dessus. De retour à la vie civile, ils étaient restés amis.
Clarke avait repris contact avec son camarade quelques mois plus
tôt. Il comptait installer un labo de méthamphétamines à Smith
Lake. Soixante mille dollars pourraient l’aider à démarrer. L’argent
affluerait en moins de deux.
« Cristal pur, avait-il affirmé. Rien à voir avec cette merde de beuh
au rabais. Cristal pur uniquement. » Il avait levé la main au-dessus
de sa tête, histoire de signifier quel paquet de fric cette histoire
représentait. « Aucune limite, yo ? »
Yo. Vince aurait dû faire marche arrière dès qu’il avait entendu ce
mot sortir de la bouche de Clarke. À l’instant même.
Mais il s’était laissé embarquer. Pour couronner le tout et malgré
ses doutes, il avait allongé vingt mille de sa poche afin d’aider Race.
Clarke était un branleur qui entretenait une vague ressemblance
avec Kurt Cobain : de longs cheveux blonds, des chemises
superposées. Il disait yo à tout bout de champ, appelait le premier
venu mec, et passait son temps à pérorer sur la manière dont les
drogues ouvraient les portes oppressives de la perception. Quoi que
cela puisse signifier. Il surprenait le jeune motard par des cadeaux
intellos : des pièces de Sartre, des cassettes où le slam se
mélangeait au dub.
Ce côté-là de Clarke, ainsi que sa manière d’employer des termes
barbares à la con, mi-tantouze, mi-bamboula, ne dérangeaient pas
Vince. En revanche, il avait tout de suite été alarmé par son haleine
fétide de camé, ses dents qui se barraient, ses gencives pourries.
Vince ne voyait pas d’inconvénient à se faire du fric avec la dope,
mais il n’avait strictement aucune confiance en ceux qui étaient
assez dépravés pour en prendre.
Pourtant, il avait apporté son écot. Il voulait que quelque chose
marche pour Race, en particulier depuis son éviction de l’armée.
Pendant un moment, tandis que lui et Clarke peaufinaient les détails,
Vince avait presque réussi à se convaincre de la viabilité du projet.
L’espace d’une brève période, Race avait paru retrouver son
assurance arrogante. Il avait même acheté une Mustang d’occasion
à sa copine en prévision du retour sur investissement.
Mais le labo avait pris feu. Yo. Tout avait été réduit à l’état de
carcasse fumante en dix minutes le premier jour de l’opération. Les
clandestins qui travaillaient à l’intérieur du bâtiment avaient réussi à
s’enfuir par la fenêtre. Brûlés, couverts de suie, ils se tenaient
encore autour du brasier à l’arrivée des pompiers. La plupart d’entre
eux étaient à présent en taule.
Race n’avait pas appris la nouvelle par Clarke, mais par Bobby
Stone, un autre copain d’Irak qui se rendait à Smith Lake pour
toucher dix mille dollars de ce fameux cristal pur. Quand Bobby
s’était pointé, il avait vu la fumée et la lumière des gyrophares. Race
avait alors tenté de joindre Clarke au téléphone, en vain. Personne
dans l’après-midi, personne le soir. À 11 heures, la Tribu était sur
l’autoroute. Elle se dirigeait vers l’est, résolue à lui mettre la main
dessus.
Ils avaient surpris Dean Clarke dans son cabanon, sur les collines.
Celui-ci se préparait à partir. Il prétendit qu’il projetait d’aller
retrouver Race afin de tout lui raconter et de monter un nouveau
projet. Il expliqua comment il comptait les rembourser. L’argent
s’était volatilisé, certes, mais il existait des solutions, des plans de
secours. Il était vraiment désolé. Certains de ses propos n’étaient
que mensonge, d’autres reflétaient la vérité – comme le fait qu’il
était vraiment désolé. Et Vince ne fut guère étonné quand Clarke
commença à pleurer.
En revanche, il fut surpris – ils furent tous surpris – par la petite
amie du dealer planquée dans la salle de bains. Elle portait des sous-
vêtements ornés de pâquerettes et un sweat-shirt sur lequel on
pouvait lire « Université de Corman ». Dix-sept ans au compteur,
défoncée à la meth, un petit .22 serré dans sa main. Elle avait
entendu Roy Klowes demander à Clarke si elle était dans le coin,
puis suggérer d’alléger la dette de deux cents dollars si elle les suçait
tous. Roy Klowes s’était rendu à la salle de bains, avait sorti sa
queue pour pisser. Se leurrant sur ses intentions, la fille avait ouvert
le feu. Le premier coup était parti à dache et le second dans le
plafond, car entre-temps Roy avait frappé avec sa machette.
L’univers s’était fondu dans un grand trou rouge, loin de la réalité,
pour virer au cauchemar.
« Bien sûr, Clarke a perdu une partie du pognon, concéda Race.
Peut-être la moitié de ce que nous lui avons confié. Mais si tu crois
qu’il a entreposé les soixante mille dans la caravane, je ne peux plus
rien pour toi.
— Il en a peut-être mis de côté, d’accord, mais je ne vois pas
pourquoi il l’aurait donné à sa sœur. L’argent pourrait être enterré
dans son jardin. Je ne vais pas m’en prendre à une misérable pute
pour le plaisir. Par contre, si on apprend qu’elle a eu une brusque
rentrée de blé, ça change tout.
— J’ai passé six mois à planifier cette affaire. Je ne suis pas le seul
à avoir investi un max.
— D’accord. Discutons de la marche à suivre une fois à Vegas.
— La discussion ne résoudra rien. La route, si. Sa frangine est à
Show Low aujourd’hui, mais lorsqu’elle apprendra comment son
frère et sa copine ont repeint le cabanon…
— Baisse d’un ton », conseilla Vince.
Lemmy les observait, les bras croisés sur la poitrine. Il était posté
à quelques mètres de son chef, prêt à intervenir. Les autres
membres s’agglutinaient par petits groupes de deux ou trois,
hirsutes, couverts de poussière. Ils portaient des blousons en jean
ou en cuir frappés au logo du gang : un crâne orné d’une coiffe
d’Indien. La devise du club, sous l’illustration, indiquait : « La Tribu –
Vivre sur la route, Mourir sur la route. » Ils s’étaient toujours
appelés la Tribu, même si aucun d’eux n’était indien, à l’exception de
Peaches, qui se vantait d’être à moitié cherokee. Sauf quand il
prétendait être à moitié espagnol ou à moitié inca. En ce qui
concernait Doc, il pouvait aussi bien revendiquer des ascendants
esquimaux ou vikings, il n’en restait pas moins demeuré.
« Dis adieu à l’argent, martela Vince. Et à tes six mois aussi. Fais-
toi une raison. »
Son fils le fixait, les mâchoires crispées, sans un mot. Ses jointures
blanchissaient sur la flasque. À le voir ainsi, Vince fut soudain frappé
par l’image de sa progéniture à l’âge de six ans, la figure aussi sale
qu’aujourd’hui. Le gamin jouait sur son tricycle Big Wheels vert dans
l’allée gravillonnée, imitait des bruits d’accélération. Vince et Mary
étaient pliés en deux. L’expression dure et intense de leur fils les
amusait plus que tout. Le guerrier des bacs à sable. Mais à présent,
le père ne riait plus. Deux heures auparavant, Race avait fendu la
tête d’un homme d’un coup de pelle. Il avait toujours été rapide.
Lorsque Clarke avait essayé de s’enfuir, profitant de la confusion
occasionnée par les tirs de sa copine, il avait été le premier à réagir.
Peut-être l’avait-il tué sans le vouloir. Il n’avait frappé qu’une fois.
Vince ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il ne trouvait
rien à ajouter. Il fit volte-face et se dirigea vers le restaurant. À peine
avait-il fait trois pas qu’une bouteille explosa derrière lui. Il se
retourna. Race avait jeté la flasque sur le réservoir du camion, à
l’endroit exact où Vince se tenait cinq secondes plus tôt. Sans doute
avait-il visé l’ombre de son père.
Le whisky dégoulinait sur la citerne cabossée. Vince jeta un coup
d’œil à l’éclaboussure et tressaillit malgré lui. Plusieurs lettres étaient
peintes au pochoir sur le flanc du poids lourd. Il crut d’abord lire
MASSACRE. Mais non. Il s’agissait de MARRADE. Ses connaissances à
propos de Freud se résumaient à une dizaine de mots – barbiche
délicate, cigare, gosses qui veulent baiser leurs parents. Inutile
cependant d’être un expert en psychologie pour discerner la
culpabilité subconsciente à l’œuvre. Vince s’en serait volontiers
amusé, mais ce qu’il vit ensuite lui en ôta l’envie.
Le chauffeur, assis dans la cabine, laissait pendre son bras par la
vitre. Une cigarette se consumait entre l’index et le majeur. Sur son
avant-bras, on distinguait un tatouage décoloré : « La mort plutôt
que le déshonneur. » Vince en déduisit qu’il avait affaire à un
vétéran. Il écarta cette réflexion. Peut-être pour y songer plus tard,
peut-être pas. Il tenta de déterminer si le type avait écouté leur
conversation, de jauger le risque. Fallait-il d’urgence éjecter Marrade
de son bahut pour mettre les choses au point ?
Le chef de bande était encore en train d’envisager les mesures à
prendre lorsque le moteur sale et bruyant du semi-remorque se mit
à gronder. Marrade envoya d’une pichenette sa cigarette sur le
parking et desserra les freins à air comprimé. Le pot d’échappement
cracha une fumée noire, l’engin avança, ses roues crissèrent sur le
gravier. Vince laissa échapper un long soupir tandis que le camion
s’éloignait. La tension retomba. Le conducteur n’avait sans doute
rien entendu. Et dans le cas contraire, peu importe. Aucun individu
sensé n’irait se mêler d’un tel bordel. Marrade avait dû se rendre
compte qu’on avait surpris son indiscrétion. Il avait décidé de
s’éclipser au moment opportun.
Le temps que le dix-huit roues s’engage sur la chaussée à deux
voies, Vince avait déjà fait demi-tour et s’était frayé un chemin parmi
ses hommes pour aller manger. Il se passerait presque une heure
avant qu’il ne revoie le camion.

VINCE PARTIT PISSER. SA VESSIE l’avait torturé pendant une cinquantaine


de kilomètres. Lorsqu’il revint, il passa devant ses camarades qui
occupaient deux boxes. Ils étaient calmes. Le silence du repas n’était
troublé que par le crissement des fourchettes dans les assiettes et le
tintement des verres qu’on reposait. Seul Peaches parlait. Et il
s’adressait à lui-même : un simple murmure animé de brèves
modulations semblables au vol d’une nuée de moucherons
imaginaires. Une habitude lugubre et dérangeante. Ses comparses
étaient perdus dans leurs pensées, aveugles aux autres, les yeux
fixés sur Dieu sait quoi. Certains d’entre eux voyaient peut-être la
salle de bains, après que Roy Klowes eut fini de découper la fille. Ou
bien ils se rappelaient Clarke, face contre terre dans la poussière, à
quelques pas de la porte de derrière ; son cul en l’air, son pantalon
souillé de merde et la lame de la pelle plantée dans son crâne, le
manche dressé. Quelques-uns, sans doute, se demandaient s’ils
seraient rentrés à temps pour voir Fear Factor ou s’ils avaient joué la
bonne grille du loto la veille.
L’ambiance avait été différente quand ils s’étaient mis en route
pour trouver Clarke. Meilleure. La Tribu s’était arrêtée juste après le
lever du soleil dans un restaurant identique à celui-ci. Même si
l’humeur n’était pas à la fête, ils avaient pas mal déconné et un
certain nombre d’éclats de rire avaient accompagné le café et les
donuts. Doc était assis dans un box avec ses mots croisés. Les
autres louchaient par-dessus son épaule. Les railleries fusaient. Quel
privilège d’être assis auprès d’un homme d’une telle érudition ! Doc
avait fait de la taule, comme la plupart d’entre eux. Sa bouche
s’ornait d’une dent en or. Elle remplaçait celle qu’un maton avait fait
sauter à coup de matraque quelques années auparavant. Mais il
portait des lunettes et possédait presque la prestance d’un médecin.
Il lisait par ailleurs des journaux, il connaissait un tas de trucs
comme la capitale du Kenya ou les acteurs de La Guerre des Rose.
Roy Klowes avait lorgné les mots croisés de Doc, puis avait déclaré :
« Il me faudrait un jeu avec des questions sur la réparation de
bécane ou la manière de fourrer les chattes. Genre verbe en six
lettres sur ce que je fais à ta maman, hein, Doc ? Je pourrais
répondre. »
Doc avait froncé les sourcils. « Je dirais “dégoûter”, mais j’aurais
huit lettres. Alors je choisirais plutôt “honnir”. »
Roy se gratta la tête. « Honnir ?
— Voilà. Elle te honnit. Quand elle te voit, elle a envie de te
cracher dessus.
— Ouais. C’est ce qui me gêne chez elle. Parce que j’essaye de lui
apprendre à avaler pendant qu’elle honnit. »
Les gars avaient manqué tomber de leur chaise à force de rire. Ils
s’esclaffaient autant que dans le box d’à côté, où Peaches tentait
d’expliquer pourquoi il avait eu recours à la vasectomie. « Je me suis
décidé quand j’ai su que je ne devrais payer qu’une fois… On ne
peut pas en dire autant de l’avortement. L’interruption de grossesse
ne connaît virtuellement aucune limite. Aucune. Chaque éjaculation
peut faire exploser ton budget. Tu ne t’en aperçois qu’une fois que
tu as raqué deux ou trois curetages. Alors, tu te demandes si tu ne
pourrais pas employer ton argent autrement. Et puis tes relations ne
sont plus les mêmes une fois que junior est parti à la poubelle. Rien
à faire. Et je parle d’expérience. »
Peaches n’avait pas besoin d’amuser la galerie avec des blagues. Il
lui suffisait de raconter ce qui lui passait par la tête.
À présent, Vince passait devant le gros de sa troupe. Ses hommes
avaient les traits tirés, les yeux rouges. Il prit un tabouret au
comptoir, à côté de Lemmy.
« Tu crois qu’on devra faire quoi pour cette merde, quand on sera
revenu à Vegas ?
— Se barrer, répliqua Lemmy. Ne rien dire à personne. Ne jamais
regarder en arrière. »
Vince rit. Pas Lemmy. Ce dernier leva sa tasse de café sans
toutefois la porter à ses lèvres. Il plongea un instant son regard dans
le liquide noir avant de reposer la tasse.
« Un truc qui cloche avec le café ? s’enquit Vince.
— Non, pas avec le café.
— Ne me dis pas que tu es sérieux !
— Je ne suis pas le seul à y penser, mon pote. Tu as vu ce que
Roy a fait à cette fille dans la salle de bains ?
— Elle a failli lui tirer dessus, murmura Vince d’une voix assez
sourde pour ne pas être entendu.
— Une gamine d’à peine dix-sept ans. »
Vince ne réagit pas. De fait, la réflexion de Lemmy n’appelait
aucune réponse.
« Dans leur grande majorité, les gars n’ont jamais assisté à un
spectacle aussi costaud. Et je crois qu’une partie d’entre eux – les
plus malins – vont prendre la tangente sitôt qu’ils en auront
l’occasion. Ils se trouveront une nouvelle cause. » Vince rit encore.
Lemmy le regarda du coin de l’œil. « Écoute, patron. J’ai tué mon
frère dans un accident de la route. J’avais dix-huit ans, j’étais
complètement bourré. Quand je me suis réveillé, je sentais son sang
partout sur moi. J’ai essayé de me foutre en l’air à l’armée, mais les
faces de citron n’ont pas voulu me donner un coup de main. Mon
principal souvenir de cette guerre, c’est la puanteur de mes pieds
dans cette jungle pourrie. L’impression de me trimbaler avec des
chiottes dans les bottes. Suis allé en taule, comme toi, et le pire
n’est pas ce que j’y ai fait ou ce que j’ai vu. Les odeurs, voilà le pire.
Les aisselles et les trous de balle. Dégueulasse. Pourtant, ce n’est
rien à côté de la boucherie à la Charles Manson qu’on se coltine. Je
n’arrive pas à me défaire de l’infection dans le cabanon. Quand tout
a été terminé. J’ai cru que j’étais enfermé dans un placard où
quelqu’un venait de chier. Pas assez d’air, et le peu qui restait était
irrespirable. » Il marqua une pause, se tourna sur son tabouret pour
observer Vince. « Tu sais à quoi je pense, depuis qu’on s’est enfui ?
À Lon Rufus. Il a ouvert un garage après avoir déménagé à Denver.
Il m’a envoyé une carte postale des Flaritons. Je me demande s’il
accepterait qu’un vieux gars manie le cric pour lui. Je crois que je
pourrais m’habituer au parfum des pins. »
Il replongea dans le mutisme, puis son regard dévia sur les
hommes dans les boxes. « Les types qui ne partent pas continueront
à chercher ce qu’ils ont perdu. D’une manière ou d’une autre. Et tu
n’as pas envie d’y être mêlé, crois-moi. Parce que cette folie de
camé aux amphés ne fait que commencer. Un simple péage sur la
grande autoroute. Il y a trop de fric à encaisser. Impossible de faire
marche arrière. Ceux qui vendent cette merde encaissent aussi, ceux
qui la fabriquent ravagent tout. La nana qui a essayé de tuer Roy en
prenait, d’où sa réaction. Roy en prend. Voilà pourquoi il l’a frappée
quarante fois avec sa putain de machette. De toute façon, qui
d’autre, à part un mec sous amphés, irait se balader avec un outil
pareil ?
— Ne me lance pas sur Roy. J’aimerais lui planter Chérubin dans le
cul et regarder la lumière lui sortir par les orbites. »
Lemmy se marra à son tour. Les usages déviants de Chérubin
étaient une de leurs plaisanteries favorites.
« Allez, insista Vince. Dis-moi la vérité. Ça ne fait qu’une heure
que tu envisages cette solution.
— Comment tu sais ça ?
— Tu crois que je ne te connais pas, quand tu te tiens droit
comme un cierge sur ta selle ?
— Tôt ou tard, grogna Lemmy, les flics épingleront Roy ou un
autre de ces junkies. Ils feront tomber tout le monde avec eux.
Parce que Roy et ses copains sont trop cons pour se débarrasser
d’un paquet de came embarqué sur une scène de crime. Personne
parmi ces abrutis n’a assez de jugeote pour éviter de bavasser avec
sa copine. Merde. À l’heure qu’il est, la moitié d’entre eux se
promène avec du matos. Voilà la vérité. »
Vince passa la main sur sa barbe. « Tu divises le groupe en deux.
Ceux qui vont se barrer et ceux qui vont rester. Dans quel camp tu
classerais Race, hein ? »
Lemmy leva la tête. Son sourire résigné faisait ressortir sa dent
cassée. « Tu te poses vraiment la question ? »

LE CAMION AUX FLANCS ORNÉS DE MARRADE peinait dans une côte quand ils le
rejoignirent, vers 15 heures.
La route déroulait son long ruban paresseux en une série de
lacets. Tous ces tournants ne facilitaient pas les dépassements. Race
était de nouveau en tête. Après leur départ du restaurant, il avait
foncé, creusant un tel écart avec le reste de la Tribu que Vince le
perdait parfois de vue. Mais lorsqu’ils arrivèrent à la hauteur du
poids lourd, son fils roulait derrière le pare-chocs du monstre.
Ils gravirent la colline tous les dix dans le sillage brûlant du semi-
remorque. Les yeux de Vince se mirent à pleurer.
« Putain de camion ! » cria-t-il. Lemmy acquiesça. Vince était
oppressé, il suffoquait sous la pestilence du dix-huit roues, avait du
mal à voir. « Vire ton gros cul de là ! » rugit-il.
Ils avaient été surpris de rattraper le bahut à cet endroit. Ils
n’étaient pourtant pas si loin du restaurant… Trente kilomètres,
grand maximum. MARRADE avait dû se garer quelque part pour
attendre. Mais ils n’avaient vu aucune aire de repos. Peut-être avait-
il stationné à l’ombre d’un panneau d’affichage afin de piquer un
roupillon. Ou alors il avait crevé et le changement de pneu l’avait
retardé. Peu importe. Vince ignorait pourquoi ces idées le
tracassaient, mais il ne pouvait s’en défaire.
En sortie de virage, Race se pencha sur sa Softail Deuce pour
inspecter la voie opposée. Il baissa la tête et passa de cinquante à
quatre-vingts. La moto s’affaissa sur ses amortisseurs avant de
bondir. Il se rabattit devant le semi dès qu’il put. Une Lexus jaune
clair le frôla en sens inverse. La conductrice écrasa son klaxon. Le
bruit de l’avertisseur fut immédiatement couvert par celui,
tonitruant, du camion.
Vince avait vu la Lexus arriver. L’espace d’un instant, il avait cru
que son fils allait la percuter. Race transformé en charpie. Son cœur
mit plusieurs secondes à retrouver un rythme normal.
« Putain de tarés ! vociféra-t-il.
— Tu parles du routier ? s’écria Lemmy tandis que l’avertisseur du
poids lourd se taisait enfin. Ou de Race ?
— Des deux. »
Au tournant suivant, Marrade semblait être revenu à la raison. À
moins qu’un coup d’œil dans le rétroviseur ne l’eût édifié sur la
bande de motards derrière lui. Il mit sa main à la fenêtre – de gros
doigts frustes, des phalanges noircies par le soleil, sillonnées de
veines – et leur fit signe de passer.
Roy et deux de ses compagnons en profitèrent pour déboîter et
doubler à toute allure. Les autres membres de la Tribu suivirent par
groupes de deux. Il n’y avait plus de visibilité ensuite et le camion
montait laborieusement à cinquante. Lemmy et Vince passèrent les
derniers. Vince jeta un regard au chauffeur lorsqu’il fut à sa hauteur,
mais ne vit rien excepté cette pogne tannée hors de l’habitacle. Cinq
minutes plus tard, le citerne était si loin derrière eux qu’ils ne
l’entendaient plus.
Ils franchirent un passage désertique peuplé de sauge et de
cactus. Les collines, sur la droite, s’étalaient en nuances d’ocre
crayeux. Ils roulaient au ponant, poursuivis par leurs ombres
filiformes. Des maisons et quelques caravanes, pauvre semblant de
bidonville, les virent passer à tombeau ouvert. La file de motos
s’étirait sur presque un kilomètre. Vince et Lemmy étaient
pratiquement en queue de peloton. Peu après l’agglomération, Vince
vit la Tribu regroupée sur le bas-côté. Ils étaient proches du
croisement avec la route 6.
Au-delà de l’intersection, dans le prolongement de la route qu’ils
suivaient, la chaussée poussiéreuse était défoncée. Un panneau en
forme de losange orange signalait : « Travaux sur trente kilomètres.
Ralentissez. » Vince apercevait au loin des camions-bennes et une
niveleuse. Des ouvriers s’affairaient, noyés dans des nuages de
poussière rouge. La terre battue semblait bouger, dériver à perte de
vue sur le plateau.
Comme ils avaient pris une route différente à l’aller, Vince ignorait
qu’il y avait des travaux sur cette portion. L’idée de regagner Vegas
par les routes secondaires venait de Race. Vince n’avait pas été
contre. Étant donné qu’ils fuyaient les lieux d’un double homicide, la
discrétion s’imposait. Bien entendu, son fils avait autre chose en
tête.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » interrogea Vince après avoir ralenti et
posé pied à terre. Il connaissait évidemment la réponse.
Race indiqua la route 6.
« Si on prend au Sud par la 6, on aboutit à l’autoroute 40.
— À Show Low, conclut Vince. Je ne sais pas pourquoi, ça ne
m’étonne pas. »
Roy Klowes prit la parole en montrant les camions-bennes du
pouce : « Je préfère cet itinéraire que me taper ce bordel à dix à
l’heure sur trente kilomètres. Merci bien. J’ai envie de conduire
peinard, et pourquoi pas de ramasser soixante mille dollars au
passage. Voilà mon avis.
— Tu souffres ? s’enquit Lemmy. D’avoir une pensée ? J’ai entendu
dire que l’expérience était pénible la première fois. La même douleur
qu’une gonzesse qui se fait déflorer.
— Je t’emmerde, Lemmy, cracha Roy.
— Quand j’aurai besoin de ton avis, intervint Vince, je te le
demanderai. Mais si j’étais toi, je ne compterais pas trop là-dessus. »
Race parla d’une voix calme, posée.
« On va à Show Low. Tu n’es pas obligé de nous suivre. Ni toi ni
personne. On ne contestera pas votre choix si vous préférez tracer
direct. »
Les dés étaient jetés.
Vince toisa ses camarades l’un après l’autre. Les jeunes
soutenaient son regard. Les anciens, ceux qui taillaient la route avec
lui depuis des décennies, baissèrent les yeux.
« Je suis content de voir qu’en effet aucun de vous ne conteste.
J’étais inquiet. »
Un souvenir l’assaillit soudain. Il conduisait son fils dans la Pontiac
en pleine nuit, à l’époque où il essayait de se ranger, l’être un père
de famille pour Mary. Il ne se rappelait plus les circonstances exactes
du voyage, d’où ils venaient, où ils allaient. En revanche, il se
souvenait parfaitement du visage sale, renfrogné de son fils de dix
ans dans le rétroviseur. Ils s’étaient arrêtés dans un snack, mais le
gosse avait refusé de manger sous prétexte qu’il n’avait pas faim. Il
avait d’abord insisté pour obtenir un bâtonnet glacé, puis il avait râlé
quand son père était revenu avec un parfum citron au lieu de
pamplemousse. Il n’y avait pas touché. Il préférait laisser fondre la
glace sur la banquette. Finalement, au bout d’une trentaine de
kilomètres, Race avait commencé à se plaindre. Son estomac criait
famine.
Vince avait fixé le rétroviseur et dit : « Tu sais, ce n’est pas parce
que je suis ton père que je suis obligé de t’aimer. » Le gosse lui avait
rendu son regard, le menton tremblant, à la limite du sanglot, mais
réticent à se détourner. Ses yeux étaient brillants, remplis de haine.
Pourquoi Vince avait-il répliqué de cette manière ? Il lui vint à l’esprit
que s’il avait connu une autre façon de communiquer avec Race,
Fallujah n’aurait jamais existé, l’armée ne l’aurait pas renvoyé pour
faute grave, il serait resté avec son régiment au lieu de partir en
Humvee tandis que les obus pleuvaient. Dean Clarke et son labo
clandestin auraient croisé un autre chemin que le sien. Et le gamin
n’aurait pas éprouvé le besoin de les distancer sans cesse, le
compteur de son joujou à cent vingt alors que le reste d’entre eux
roulait à quatre-vingt-dix. C’était lui que Race essayait de semer.
Depuis toujours.
Vince scruta la route d’où ils venaient. Il aperçut de nouveau ce
satané camion. Le chef de bande distinguait sa masse compacte, sa
calandre chromée. MARRADE. Ou MASSACRE, si vous vous sentiez
d’humeur freudienne. À travers les vagues de chaleur, l’engin avait
les apparences d’un mirage. Vince fronça les sourcils, songeur. Il se
demanda une fois encore comment ils avaient pu rattraper et
doubler un type qui avait près d’une heure d’avance sur eux.
Doc s’adressa à lui d’un ton contrit.
« On devrait peut-être accepter, patron. Ce sera mieux que trente
kilomètres de poussière dégueulasse.
— Eh bien, je m’en voudrais que vous vous salissiez », railla Vince.
Il s’éloigna ensuite du bas-côté et vira à gauche sur la 6, en direction
de Show Low.
Derrière lui, au loin, il entendit le camion changer de vitesse, la
faible complainte du moteur gagner en puissance à mesure que le
semi traversait la plaine.

LE PAYSAGE ÉTAIT COMPOSÉ DE ROCHES JAUNES ET ROUGES. Ils ne croisèrent


personne sur la petite route à deux voies. La chaussée ne comportait
aucune bande d’arrêt d’urgence. Ils franchirent une crête et
commencèrent à descendre un canyon, longeant la dénivellation.
Une glissière de sécurité défilait à leur gauche, une paroi rocheuse
presque nue à leur droite.
Vince roula pendant un moment en tête avec Lemmy, puis ce
dernier leva le pied et Race prit sa place. Le père et le fils, côte à
côte. La chevelure de Race, d’un brun digne d’une star de ciné,
ondulait en arrière de son front au gré du vent. À l’ouest, le soleil se
consumait sur les verres teintés du jeune homme.
Vince l’observait du coin de l’œil. Son fils était sec, athlétique.
Même sa manière de se tenir sur sa monture, de pencher à
quarante-cinq degrés dans les tournants, était agressive. Vince
enviait sa grâce naturelle et pourtant, là où Race semblait réduire la
chevauchée à un travail, il avait, lui, opté pour ce moyen de
transport parce qu’il s’éloignait autant que possible de la notion de
labeur. Il se demanda vainement si son fils avait jamais été à l’aise
avec ce qu’il était ou ce qu’il faisait.
Il entendit alors le grondement d’un moteur puissant derrière lui.
Il regarda d’un air nonchalant par-dessus son épaule, juste à temps
pour voir le camion fondre sur eux. L’engin ressemblait à un lion qui
jaillissait soudain à découvert pour se jeter sur un troupeau de
gazelles au bord d’un trou d’eau. La Tribu roulait en bande, comme à
l’accoutumée. Ils étaient peut-être à soixante-dix dans les tournants.
Le poids lourd montait à quatre-vingt-dix. Vince eut à peine le loisir
de songer : il ne ralentit pas. Et MARRADE frappa dans un bruit
assourdissant de tôle froissée les trois motards en serre-file.
Les véhicules furent éjectés. Une des Harley s’écrasa contre la
paroi rocheuse. Son pilote, John Kidder, aussi connu sous le nom de
Baby John, fut catapulté en l’air avant de percuter l’éperon, de
rebondir, et de disparaître sous les roues renforcées de MARRADE. Le
second pilote (Doc. Non, pas Doc !) fut déporté sur la voie de
gauche. Vince eut une brève vision du visage exsangue, stupéfait,
de Doc, dont la bouche formait un O. La dent en or qui faisait sa
fierté scintilla l’espace d’un éclair. Il perdit le contrôle, heurta la
barrière de sécurité, et valdingua par-dessus le guidon. La Harley
effectua un saut périlleux dans son sillage. La malle arrière s’ouvrit,
le linge à l’intérieur se dispersa. Le camion avalait les bécanes à
terre. La calandre démesurée paraissait feuler.
Vince et Race prirent ensemble un virage sec, le carnage derrière
eux.
Le cœur de Vince battait à tout rompre. Il ressentit une pointe de
douleur inquiétante dans la poitrine. Il avait du mal à respirer. Hors
de vue, l’hécatombe avait pris un aspect irréel. Il était difficile de
croire qu’elle se fût jamais produite. Difficile de croire aussi que les
motos n’avaient pas pu échapper à leur assaillant. Ils sortaient à
peine du virage que Doc s’écrasa devant eux. Son gros cube
retomba sur lui dans un écho métallique. Les vêtements suivirent en
planant. Son blouson en jean sans manches vint en dernier, déployé
comme une montgolfière portée par un courant d’air ascendant.
Cousue au fil doré sur une carte du Vietnam au dos de l’habit, se
déroulait la sentence : « J’irai au paradis, car j’ai vécu l’enfer dans le
triangle de fer en 1968. » Ces vêtements, cette moto, et leur
propriétaire étaient tombés de la corniche en surplomb, deux mètres
au-dessus d’eux.
Vince se cramponna aux poignées de son deux-roues, contourna
les débris, le talon de sa botte au contact de l’asphalte. Doc Regis,
son ami depuis trente ans, ressemblait maintenant à un mot en huit
lettres synonyme de lubrifiant : cambouis. Face contre terre, ses
dents brillaient dans une flaque de sang à côté de son oreille
gauche. Y compris celle en or. Ses tibias avaient traversé les mollets.
Des pointes d’os écarlate émergeaient de son jean. Vince aurait
préféré ne pas voir ce spectacle d’horreur. Il avait la gorge serrée, sa
déglutition avait le goût acide de la bile.
Race contourna les vestiges de Doc et de sa moto par l’autre côté.
Il jeta un regard oblique à Vince. Celui-ci ne pouvait voir ses yeux.
Son visage était crispé, affligé. Son expression ressemblait à celle
d’un gosse éveillé trop tard qui surprenait ses parents en train de
regarder un film d’épouvante glauque.
Vince tourna une nouvelle fois la tête et vit le reste de la troupe
apparaître. Ils n’étaient plus que sept. Le camion les talonnait. Il prit
le virage si vite qu’il fit une embardée. La citerne manqua se
renverser. Ses pneus fumaient sur le bitume. Puis il se stabilisa et
continua de foncer. Cette fois, il heurta Ellis Harbisson. Ellis partit
directement dans les airs, comme poussé d’un plongeoir. Il parut
presque comique, avec ses bras qui moulinaient sur fond de ciel
bleu. Du moins jusqu’à ce qu’il touche le sol. Il culbuta sur lui-même
avant d’être écrasé par le dix-huit roues.
Vince adressa un coup d’œil nerveux à Dean Carew au moment
précis où le bahut percutait sa roue arrière. Dean, jeté à bas, chuta
avec violence. Il roula sur lui-même à soixante-dix sur l’asphalte, la
peau en lambeaux. Son crâne rebondit encore et encore, ponctuant
la chaussée de marques sanglantes.
L’instant d’après, le camion dévorait son destrier : métal broyé,
écrasé, cabossé. Le chopper que Dean n’avait pas fini de rembourser
explosa. Un panache de flammes s’épanouit sous le poids lourd.
L’onde de choc et la vague de chaleur contre le dos de Vince le
poussèrent en avant, menacèrent de le désarçonner. L’espace d’une
seconde, il crut que le camion lui-même allait s’embraser, que la
déflagration du semi, réduit à l’état de colonne de fumée, le
balayerait. Mais il n’en fut rien. Le monstre de métal émergea du
brasier, les flancs zébrés de suie, le bas de caisse léché par les
fumerolles noires. Hormis ces dégâts superficiels, il semblait intact et
plus véloce que jamais. Vince savait que les Macks étaient rapides –
les nouveaux modèles avaient quatre cent quatre-vingt-cinq
chevaux sous le capot –, mais cet engin…
Moteur gonflé ? Pouvait-on gonfler un putain de semi-remorque ?
Vince allait trop vite. Sa roue avant commençait à vibrer. Ils
étaient désormais proches du bas de la pente. Ensuite, la route
redevenait plate. Race était un peu devant. Vince compta les
derniers survivants dans son rétroviseur : Lemmy, Peaches, Roy. Le
camion s’approchait de nouveau.
Ils pouvaient le battre en montée les doigts dans le nez, mais il n’y
avait aucune éminence à proximité. Rien d’ici trente kilomètres, si sa
mémoire était bonne. Le poids lourd en avait maintenant après
Peaches. Peaches qui était plus amusant quand il essayait d’être
sérieux. Le trublion jeta un regard empli de frayeur par-dessus son
épaule. Vince savait ce que son camarade voyait : un à-pic de
chrome. Et celui-ci se dirigeait droit sur lui.
Réfléchis, putain. Sors-les de là.
Cette mission lui échoyait. Race était un bon motard, mais il
conduisait en pilotage automatique, les traits figés. On aurait dit une
victime de torticolis contrainte de porter une minerve. Vince songea
avec une étrange conviction – même si ça l’horrifiait – que Race
avait dû arborer la même attitude le jour où il s’était enfui sous les
bombardements à Fallujah.
Peaches mit les gaz. Il gagna quelques dizaines de mètres sur son
assaillant. Celui-ci actionna son avertisseur dans un réflexe probable
de frustration. Ou simplement pour se marrer. Quoi qu’il en fût, ce
vieux Peachy n’avait obtenu qu’un sursis. Vince entendit le chauffeur
changer de vitesse. S’appelait-il vraiment « Marrade » ou bien était-
ce le mal incarné ? Bon sang. Quelle avance Peaches avait-il ? Cent
mètres ? Vince doutait qu’il pût réitérer son exploit. Son vieux
Beezer à soupapes latérales avait donné tout ce qu’il avait dans le
ventre. Le camion allait l’avoir maintenant. Ou bien plus tard, quand
le Beezer aurait coulé une bielle.
TUUT ! TUUT ! TUT-TUT-TUT !
Marrade écrasait le klaxon comme on écraserait un monde déjà
brisé au-delà de tout espoir de rémission… Cependant, Vince eut
une idée. Tout dépendait de l’endroit où ils se trouvaient. En motard
aguerri, il connaissait cette route. Il les connaissait toutes, par ici,
mais il n’avait pas emprunté cette portion depuis des lustres. Dans
l’immédiat, il lui était impossible d’être affirmatif.
Roy jeta un objet par-dessus son épaule. L’ustensile scintilla au
soleil et rebondit contre le pare-chocs de Marrade avant de voltiger.
Sa saloperie de machette. Le poids lourd poursuivit sa course,
laissant deux chapelets de fumée noire derrière lui. Le chauffeur
s’énerva de nouveau.
TUT-TUT ! TUUT ! TUT-TUT-TUT !
Ses coups de klaxon ressemblaient de façon assez singulière à du
morse.
Si seulement… Seigneur, si seulement…
Et soudain, hourra ! Devant eux se dressait un panneau si sale
qu’on pouvait à peine lire : CUMBA – 3 km.
Cumba. Satanée Cumba. Un bled de prospecteurs oublié à flanc
de colline. L’agglomération se résumait à cinq machines à sous et un
vieux type qui vendait des couvertures Navajo fabriquées au Laos.
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Appearance and Reality, chap. 7, or the introduction of a peculiar
“consciousness of activity” as an unanalysable datum into
Psychology. The antithesis between the actualities of life and the
data of Psychology maintained by Prof. Münsterberg in his
Psychology and Life, and Grundzüge der Psychologie, if untenable
in the extreme form in which he states it, is important as a corrective
of the opposite tendency to treat as ultimate for psychological
analysis whatever is of supreme importance for life.
43. Thing-in-itself, i.e. not affected by the—according to this
doctrine—extraneous conditions imposed upon it by relation to an
experiencing mind.
44. The inconsistencies of both Kant and Spencer will illustrate the
reluctance of the human mind to acquiesce in a genuine
Agnosticism. In the Critique of Pure Reason itself Kant so far
contradicts himself as to treat the Thing-in-itself as the cause of
sensation, though it is a fundamental doctrine of his system that the
concept of causal relation can only be legitimately applied to connect
facts inside experience; and in a later work, the Critique of
Judgment, he tentatively suggests its identity with Will. Of Mr.
Spencer it has been truly said (I believe by Mr. F. C. S. Schiller in
Riddles of the Sphinx) that in the course of his ten volumes of
Synthetic Philosophy he speaks much more positively about the
nature of the Unknowable than dogmatic theology ventures to speak
about the nature of God.
45. The sceptics of antiquity, who were more alive to this
contradiction than most of our modern Agnostics, tried to evade the
difficulty by saying that they maintained the unknowability of things
not as a demonstrated certainty, but as a “probable opinion.” But this
distinction is itself illogical, for unless some propositions are certain
there is no ground for considering any one proposition more
probable than another. E.g. if I know that a die with six faces has four
pips on each of two faces, and five pips on only one, I can logically
say “it is probable that with this die four will be thrown oftener than
five.” If I am totally uncertain what number of pips is marked on the
various faces, I cannot regard one throw as more probable than
another.
46. E.g., peculiarities of the individual’s colour-spectrum, total and
partial colour-blindness, variations in sensibility to musical pitch, etc.,
etc.
47. The best known and most popular version of the theory is that
of Locke and of a great deal of our popular science, according to
which the “primary” qualities of matter, i.e. those which have to be
treated as fundamental in the physical sciences, are independently
real, while the rest are mere effects produced by their action on our
sense-organs. The more thorough-going metaphysical doctrines of
realists like Leibnitz and Herbart, being much further removed from
the “naïve realism” of unreflective common sense, have never
enjoyed the same currency.
48. Compare Ward, Naturalism and Agnosticism, vol. ii. p. 178 ff.,
and Royce, World and Individual, First Series, Lect. 3. Prof. Royce’s
treatment of Realism, though interesting and suggestive, is perhaps
a little too much of a “short and easy way” with the antagonist to be
quite convincing. Mr. Hobhouse’s anti-idealistic argument (Theory of
Knowledge, 517-539) seems to me only to hold good against the
“Subjectivism” discussed in our next section, but the reader will do
well to examine it thoroughly for himself.
49. We might also suitably call it Presentationism, if the name
were not already appropriated in a different sense as distinctive of
certain psychological theories. The English reader will find a
confused but typical exposition of Subjectivism in the opening
chapters of Prof. Karl Pearson’s Grammar of Science. Subjectivist
writers usually call themselves “idealists,” and regard themselves as
disciples of Berkeley and Hume. Berkeley was, however, a
subjectivist, if at all, only in respect to the physical world, while
Hume’s conclusions are purely sceptical. The reader of Prof.
Pearson must carefully observe that the “descriptive” theory of
physical science has no special connection with Subjectivism, and is,
in fact, held by philosophers like Profs. Ward and Royce, who are not
subjectivists.
50. On the existence of my fellow-men as the one real proof of the
objective existence of the physical world, see Royce, Studies in
Good and Evil, essay on “Nature, Consciousness, and Self-
Consciousness,” and “Mind and Nature,” by the present writer, in
International Journal of Ethics for October 1902. In the latter essay I
have, I think, sufficiently exposed the flimsy reasoning by which
subjectivists attempt to justify belief in the existence of other human
beings from the subjectivist point of view.
51. The self-knowledge which is a fact in real life, as distinguished
from the fictitious self-consciousness of some psychologists, is quite
a different thing and involves two distinct acts of cognition: (1) the
awareness of certain objects of cognition, and (2) the recognition of
those objects as in some way qualifying my “self.” And the “self”
which I recognise as thus qualified is again no immediate datum of
experience, but a largely hypothetical intellectual construction, as we
shall have opportunity to see later on.
This is perhaps the place to add the further remark, that if we
would be rigidly accurate in psychological terminology, we ought to
banish the very expression “consciousness” or “state of
consciousness” from our language. What are really given in
experience are attentive processes with a certain common character.
We abstract this character and give it the name of “consciousness,”
and then fall into the blunder of calling the concrete processes
“states” or “modifications” of this abstraction, just as in dealing with
physical things we first make abstraction of their common properties,
under the name of “matter,” and then talk as if the things themselves
were “forms” of “matter”. Properly speaking, there are physical things
and there are minds, but there are no such things in the actual world
as “matter” and “consciousness,” and we do well to avoid using the
words where we can help it.
52. See Der Menschliche Weltbegriff, pp. 21-62; and, for the
merely English reader, Ward, Naturalism and Agnosticism, vol. ii p.
168 ff.
53. This is true even in what seems at first the the exceptional
case of advance in mere theoretical insight. The more clearly you
realise the character of the problems which your own intellectual
pursuits lead up to and the nature of their solution, the clearer
becomes your insight into the problems and purposes of other
workers in the same field.
CHAPTER II

THE SYSTEMATIC UNITY OF REALITY


§ 1. The problem whether Reality is ultimately One or Many is inevitably
suggested to us by the diverse aspects of our own direct experience of the
world. The different theories may be classed, according to their solution of this
problem, as Monistic, Pluralistic, and Monadistic. § 2. Pluralism starts from the
presumed fact of the mutual independence of human selves, and teaches that
this independence of each other belongs to all real beings. But (a) the
independence with which experience presents us is never complete, nor the
unity of the “selves” perfect. (b) The theory is inconsistent with the systematic
character of all reality as presupposed in both knowledge and action. § 3.
Monadism again makes the systematic unity of the real either an illusion or an
inexplicable accident. § 4. Reality, because systematic, must be the
expression of a single principle in and through a multiplicity. The unity and
multiplicity must both be real, and each must necessarily involve the other. §
5. If both are to be equally real, the whole system must be a single
experience, and its constituents must also be experiences. A perfect
systematic whole can be neither an aggregate, nor a mechanical whole of
parts, nor an organism. The whole must exist for the parts, and they for it. § 6.
This may also be expressed by saying that Reality is a subject which is the
unity of subordinate subjects, or an individual of which the constituents are
lesser individuals. § 7. The nearest familiar analogue to such a systematic
whole would be the relation between our whole “self” and the partial mental
systems or lesser “selves.” § 8. The nearest historic parallel to this view is to
be found in Spinoza’s theory of the relation of the human mind to the “infinite
intellect of God.”

§ 1. The problem of the One and the Many is as old as Philosophy


itself, and inevitably arises from the earliest and simplest attempts to
think in a consistent way about the nature of the world in which we
play our part. On the one hand, our experience, in the piecemeal
shape in which it first appears as we begin to reflect on it, seems to
exhibit an indefinite plurality of more or less independent things,
each pursuing its own course and behaving in its own way, and
connected at best with only a few of the other members of our
environment. There is, for instance, no obvious connection between
one man’s career and those of most of his contemporaries, to say
nothing of the innumerable host of his predecessors and successors
in the race of life. And, similarly, the behaviour of one inanimate thing
seems at first sight to be unaffected by that of most of the other
things around it. The world seems to us at times to be made up of an
indefinite multiplicity of beings who merely happen to be actors on
the same stage, but have, in the majority of cases, no influence upon
each other’s parts.
Yet, on the other hand, there are equally strong primâ facie
reasons for regarding the world as a single unity. Every addition to
our theoretical insight into the structure of things adds to our
recognition of the intimate connection between things and processes
which previously seemed merely disconnected. Physical science, as
it grows, learns more and more to look upon nature as a realm of
interconnected events where no one fact is ultimately entirely
independent of any other fact; political experience and social science
alike reveal the intimate interdependence of human lives and
purposes. And, over and above the ascertained empirical facts which
point to the ultimate unity of the world, there is another potent
influence which we might call the “instinctive” basis for the belief in
unity. However discontinuous my environment may appear, it is
never a mere disconnected multiplicity. The very circumstance that it
is throughout my environment, and thus relative to the ends by which
my attention is determined, gives it to a certain degree the character
of a coherent system. At the lowest level of philosophic reflection, we
cannot permanently fail to apprehend our world as in principle one,
precisely because it is our world, and we ourselves are all in some
degree beings of steady systematic purpose, not mere bundles of
disconnected and conflicting impulses. While yet again, it is the very
limitation of our own interests and our lack of clear insight into their
full import which leads us at other times to find apparent
disconnected multiplicity and lack of cohesion in our world.
The problem of Philosophy in dealing with these rival aspects of
the world of experience then becomes that of deciding whether
either of them can be adopted as the truth in isolation from the other.
Or if neither is the whole truth, we must ask ourselves in what way
the world can be at once One and Many, how the characters of
systematic unity and of indefinite variety can be consistently thought
of as belonging to the same Reality. Is Reality, we have to ask, One
or is it Many, and if it is both, how are the unity and multiplicity
connected?
The answers which different philosophical systems have given to
this question may conveniently be classified under three general
denominations. There are (1) the Monistic views, which lay the
principal stress upon the unity of the real, and tend to treat the
aspect of plurality and variety as illusory, or at least as of secondary
importance; (2) the various forms of Pluralism, according to which
the variety and multiplicity of real beings is the primary fact, and their
systematic unity either an illusion, or at any rate a subordinate
aspect of their nature; (3) Monadism, which aims at harmonising the
positions of the monist and pluralist, by treating the world as a
multiplicity of really independent things or “monads,” which are
somehow combined from without into a system. From this last point
of view the plurality and the systematic unity are alike real and alike
important for the understanding of the world, but are of different
origin, the plurality being inherent in the things themselves, the unity
external to them and coming from a foreign source. Within each of
the three main types of theory there is, of course, room for the
greatest divergence of view as to the special nature of the real. A
monistic system may be purely materialistic, like that of Parmenides,
who taught that the world is a single homogeneous solid sphere, or
idealistic like that, e.g., of Schopenhauer; or again, it may treat mind
and “matter” as “aspects” of a common reality. A pluralist or
monadist, again, may conceive of each of his independent real
things as a physical atom, as a soul of any degree of organisation, or
even, in the fashion of some contemporary thought, as a person.
With regard to the relation between this classification of
philosophical theories and that of the last chapter, I may just observe
that, while a monist is not necessarily an idealist, a consistent
pluralist or monadist ought logically to be a realist. For the mutual
independence of the various real things cannot exist without
involving in itself their independence of experience. If A and B are
two completely independent things, then the existence and character
of A must be independent of presence to the experience of B, and
similarly A must be equally independent of presence to the
experience of C, or of anything in the world but itself. And we have
already seen that there is always more in the nature of any finite
percipient than can be present to his own experience. Thus
ultimately the existence and qualities of A must be independent of all
experience, including A’s own.[54] For this reason I cannot but think
that the various attempts to combine Pluralism with Idealism by
maintaining that the universe consists of a number of independent
“souls” or “persons,” rest on confusion of thought. These doctrines
appear to be essentially realist in their spirit.
§ 2. We may conveniently attempt to construct our own theory of
the One and the Many by first excluding views which appear
mistaken in principle, and thus gradually narrowing the issues.
Among these mistaken views I am forced to reckon all forms of
consistent and thorough-going Pluralism. Pluralism, so far at least as
I am able to see, begins by misapprehending the facts upon which it
professes to base itself, and ends by giving an interpretation of them
which is essentially irrational. The fundamental fact from which
Pluralism starts as an ultimate datum of all experiences is the
familiar one that there are other men in the world besides myself. My
world is not simply a theatre for the execution of my own aims and
the satisfaction of my own wants. There are interests in it which are
not mine, and to which I must adapt myself if I mean to achieve my
own purposes. The world thus contains minds other than my own,
and what makes them other is that the interests and purposes by
which their lives are determined are, like my own, unique and
incommunicable. Now, Pluralism bids us take the facts, as thus
stated, as the model for our conception of the universe. The pattern
upon which the pluralist views of Reality are constructed is that of a
community consisting of a great number of selves or persons, each
with its own unique interests, and each therefore at once internally
simple and indivisible and exclusive of all the rest. In whatever
special form the pluralist thinks of his ultimate realities, whether as
physically indivisible particles, as mathematical points, or as sentient
beings, it is always from the facts of human social life conceived in
this ultra-individualist way that he in the last resort derives his
concept of their simplicity and mutual repulsion.
But (a) the facts themselves are not correctly stated. The human
experiences upon which the pluralist relies for his conclusion present
at once too much and too little unity for the purposes of his theory.
On the one hand, the selves or persons composing society are not
themselves simple, undifferentiated unities. Just as your interests
and mine may often collide, so within what the pluralist assumes as
the indivisible unit of my own personality there may be a similar
collision. What I call my “own interests” or my own “apperceptive
systems” or “trains of thought” may exhibit the same kind of
incompatibility and the same sort of conflict for superiority as is found
where your ideas and mine clash. Thus Ethics and Psychology are
led to distinguish between my “true” self and the false selves by
which it may on occasion be dominated, between my “higher” self
and the “lower” selves which, in morality, have to be repressed by
the higher, my “permanent” self, and the temporary interests by
which it is often overpowered, to say nothing of “subliminal”
consciousness and “dual” or “alternating personality.” The “self” is so
far from being a mere unit, that the variety and, what is more, the
incompatibility of its contents is a matter of everyday experience.[55]
Pluralism may, of course, and often does, verbally admit this. The
units of the pluralist, we are often told, are not mere units devoid of
variety, but wholes which are the union of differences. But to
concede this is to cut away the ground from under the pluralist’s feet.
If the variety and the mutual struggle between the elements of the
self are not enough to destroy its unity, by parity of reasoning the
multiplicity of selves in the world and their mutual repulsions are not
enough to prove that the whole of Reality is not, in spite of its
multiplicity of detail, a unity more complete than any of the partial
unities to be met with in our experience. In fact, the pluralist has to
meet the following dilemma. Either his units are mere units without
internal variety, and then it is easy to show that they are the merest
nothings, or they have internal variety of their own, and therefore
simply repeat within themselves the problem they are supposed to
solve.
On the other hand, just as the facts of experience show us internal
struggle and repulsion within the supposed units, so they also exhibit
other relations than that of mutual exclusion between the different
units. Human personal interests, for instance, are never merely
mutually exclusive. No society consists of individuals whose
purposes and interests are simply reciprocally repellent. My aims
and purposes may never completely coincide with those of other
members of the same community, yet they have no meaning and
could get no realisation but for the fact that they are, partially at any
rate, comprised in the wider whole of social interests and purposes
which makes up the life of the social organisations to which I belong.
As the very etymology of such words as “society” and “community”
shows—to say nothing of the results of psychological inquiry into the
process of learning by imitation—the conception of human selves as
independent units which somehow happen to stand in merely
accidental or external relations is in flagrant conflict with the most
fundamental facts of our social experience. It is only by the
systematic suppression of fact that personal and social life can be
made to support the hypothesis of Pluralism.
(b) Again, even if we could accept the pluralist account of the
facts, the theory which Pluralism puts forward to account for them is
in the end unintelligible. What Pluralism does, consciously or
unconsciously, is to separate the unity of the world from its
multiplicity. The multiplicity is supposed to be grounded in the
ultimate nature of the real things themselves, their unity as a system,
if they really are a system, to be imposed upon them from without.
We are, in fact, left to choose between two alternatives. Either the
world is not a systematic whole at all, but a mere chaos of purely
independent atoms, in which case the whole of our thought, with its
indispensable presupposition of the systematic unity of the object of
knowledge, is an illusion, or else the world really is a system, but a
system, so to say, by accident. The things of which the system is
composed are real as detached separate units, but by a fortunate
chance they happen all to possess some common relation to an
external tertium quid (for instance, to God), by which they are
combined into a system and thus become knowable as a connected
whole.
Now we cannot, if we are intellectually conscientious, rest finally
content with a statement of this kind, which leaves the plurality and
the systematic unity of the real world side by side as two
independent unconnected facts. If the contents of the world really
form a system at all, in any way whatever, that is itself one fact
among others which a sound metaphysical theory must recognise,
and of which it must offer some intelligible account. E.g., suppose
you say, with some recent pluralists, that the world consists of a
number of independent persons or spirits, who nevertheless form a
connected system or “moral kingdom,” in virtue of the fact that they
all find their moral ideal in God, the most perfect among them. You
have now not one ultimate fact before you, the multiplicity of
independent selves, but two, this multiplicity and the relation of each
element in it to God. Unless you are going to treat this second fact
as an “ultimate inexplicability,” i.e. a fortunate accident, you are now
bound to treat the systematic relation of the selves to God and
through God to each other as no less a part of their ultimate nature
than their distinction from each other. Their separateness and
independence is thus no longer for you the ultimate truth; they are
just as truly one by your account as they are many. Their union in a
system is no longer an external relation foreign to their own nature,
but the deepest truth about that nature itself.
I will repeat the essence of this argument in another form. Any
genuine Pluralism must be resolute enough to dismiss the idea of a
systematic interconnection between its independent realities as an
illusion of the human mind. But in doing so it must, to be consistent,
deny the possibility of their mutual knowledge of each other’s states.
Each real thing must be a little world to itself, shut up within the
closed circle of its own internal content. And thus, supposing
Pluralism to be true, and supposing myself to be one of the real
things of the pluralist scheme, I should have no means of knowing it
to be true. Pluralism is unable to stand the question propounded by
Mr. Bradley as the test of a philosophical doctrine, “Is the truth of this
theory consistent with the fact that I know it to be true?”
The persistent popularity of Pluralism in many quarters is in fact
due to the intrusion into Metaphysics of other than genuinely
philosophical interests. It is maintained, not on its philosophical
merits as a consistent theory, but because it is believed by its
adherents to safeguard certain interests of morality and religion. It
gives us, we are told, a “real God” and “real moral freedom.” But,
apart from the question whether these claims are justified by candid
examination of the doctrine,[56] we must protest against their being
allowed any place at all in a metaphysical discussion. Metaphysics
is, from first to last, a purely speculative activity; its one concern is to
think logically about the constitution of Reality, and the only interests
it has a right to consider are those of consistent logical thought. If
consistent logical thought about ethical and religious problems
involves the recognition of a “real God” and “real freedom,” and if
these again are only possible on the pluralistic theory, then the mere
process of consistent thought is bound in the end to lead us to a
pluralistic result, and it is superfluous to appeal to extra-logical
interests in the matter. But if those who defend Pluralism on the
ground that it gives us a “real God” and “real freedom” mean that,
apart from the question of their intellectual justification, these beliefs
ought to be maintained in Metaphysics because certain persons will
be less moral or less happy without them, we must answer that
Metaphysics has nothing to do with making us moral or happy. It is
no proof of the truth of a belief that it increases my personal virtue or
happiness, nor of its falsity that it diminishes them. And if the study
of Metaphysics could be shown to make certain persons less
virtuous or less happy, Metaphysics would still be in no worse case
than Ethics or Medicine. There may be persons for whom it is
undesirable, on grounds of happiness or morality, to devote
themselves to the pursuit of speculative truth, but it is none the less
a lapse from intellectual single-mindedness for the man who has
elected to play the game of speculation to violate its rules by
indulging in constant appeals to speculatively irrelevant issues.[57]
§ 3. The Monadism of Leibnitz was an attempt to effect a
compromise between Pluralism and Monism. According to this view,
the universe consists of an infinite plurality of fundamentally separate
beings. These beings are at once simple and indivisible, and at the
same time each of them contains an infinite variety of internal states.
Being mutually independent, the monads have no genuine relations
with each other; each is conscious only of the succession of its own
states. As Leibnitz expressed it in a metaphor which has become
classic, the monad has no windows. So far the system is pure
Pluralism. But at the same time the unity of the whole system of
monads, though “ideal” and not “real,” is to be genuine. They form a
system “ideally,”—i.e. for the understanding of an omniscient
spectator,—inasmuch as the internal states of each monad are
adjusted to those of all the rest, or, as Leibnitz also puts it, inasmuch
as each monad “represents” the same systematic structure from its
own special point of view. Hence, though no monad really perceives
or acts upon any other, every monad behaves as it would if there
were mutual perception and interaction between all. When we ask
after the source of this “pre-established harmony,” we meet with a
double answer. On the one hand, its actual existence as a fact is due
to the creative will of God. On the other, it was precisely the
complete adjustment of the internal states of its various monads
which determined God to will the existence of the actual world-order
in preference to that of any other of the indefinitely numerous
logically possible arrangements which He foresaw and might have
chosen. This relation between God and the world-order is further
complicated by the fact that on occasion Leibnitz treats God as
simply one, though the supreme one, among the monads.
Now a system of this kind seems to exhibit all the defects of
Pluralism with certain superadded difficulties of its own. We might
reasonably object that experience presents us with no example of a
genuine system in which all the elements are actually independent.
The nearest approach to such a case seems to be found in the
classes of an “artificial classification,” in which things standing in no
relation of interaction among themselves are put together by us
because it is convenient for some extraneous purpose of our own to
comprehend them under a single point of view. But, apart from the
impossibility of constructing a classification which shall be more than
relatively artificial, such a mere aggregate or collection is not a real
system. In a true system, as distinct from a mere collection, the
principle of unity has always some sort of significance for the
members of the system themselves. It represents, at the least, the
way in which the members interact with each other. (Thus, to take an
extreme case, the serial arrangement of cutting implements in a
museum, from the flaked stone of the Palæolithic age to the latest
specimen of Sheffield cutlery, is more than a merely “artificial”
classification, precisely because it is more than a mere grouping of
separate objects according to their likeness and unlikeness; it
represents the stages of a continuous historical evolution.) Now, it is
essential to Monadism that the monads, because ultimately
independent, shall only seem to interact. They appear to form a
single world with a history in which each distinct state of each monad
is a stage. But really, while the successive states of the individual
monad are, what they seem to be, a connected process of
development, the various processes do not make up a single-world
history at all. They only seem to do so by an inevitable illusion.
Hence the unity of the whole system must after all be not only ideal,
but, strictly speaking, imaginary.
Similar difficulties arise from the ambiguous position accorded to
God in the scheme. If the “pre-established harmony” between the
states of the individual monads were simply due to a creative fiat of
God, we should be thrown back upon mere arbitrary chance as the
reason, if it can be called a reason, why existence is not a chaos.
But if God’s choice to create this scheme of things rather than
another was due to the superior attraction which a world with at least
the appearance of connected system had for the divine intellect, then
it is ultimately in the constitution of the divine mind that we have to
find the reason why the alternative possibilities before creation were
what they were;[58] and again, why just this one was preferred to all
the rest. And thus the monads cease to be any longer ultimate and
independent, and the nature of God becomes the single determinate
ground of all reality.
It is scarcely necessary to add that Monadism suffers besides from
all the defects which we found in Pluralism. If the monad be made
into a mere unit without internal variety, it ceases to be a thing with a
definite nature at all; and if its unity is compatible with the variety of
its states, there seems to be no special reason why the wealth of
varied existence in the world should lead us to assume a plurality of
independent principles as its ground. It has been pointed out that
Leibnitz was apparently determined in favour of Monadism against
Monism by the assumption that individual human selves are
internally simple units and externally entirely exclusive of each other,
an assumption we have already seen reason to reject.
§ 4. We seem driven, then, to reject the view that the ordered
world of experience can be the expression of a plurality of ultimately
distinct and heterogeneous principles. Because the world as known,
or again as providing for the coherent realisation of practical
purposes, is an orderly system, and on any other supposition
coherent knowledge and consistent action are alike impossible, the
world must for Metaphysics be regarded as the complete
embodiment and expression of a single ultimate principle. We are
thus committed to some form of theory of the type generally known
as Monism. The name Monism we may perhaps be allowed to avoid,
as it has gathered about it associations which are apt to mislead.
Among the doctrines most frequently spoken of as monistic are
some which treat the apparent variety and multiplicity of existence as
purely illusory. Again, the name has of late been widely used as the
self-chosen designation of the doctrine according to which “mind”
and “matter” are alike “aspects” or “manifestations” of a third
principle which is neither material nor mental. It should already be
clear that the doctrine indicated by our previous discussions differs
widely from both these types of Monism. We have insisted that the
source of fallacy in Pluralism and Monadism was one-sided
emphasis upon one term in the antithesis of the Many and the One
to neglect of the other, and we have no intention of repeating the
mistake for ourselves. Also, we have already come to the conclusion
that Reality, whatever its detailed structure, is mental in its general
character; we can have nothing therefore to do with a “neutral” or
“agnostic” Monism. Our detailed theory of the relation between the
unity of the world and its multiplicity must do equal justice to both,
and it must be consistent with our previous recognition of the
experiential nature of the real.
We may perhaps work out our theory in detail as follows. The
world for knowledge must, we have seen, be an orderly whole or
system. To be a system at all, it must be the development or
expression in detail of a single principle. Therefore it must most
certainly be one; it cannot be a medley of independent elements
which somehow luckily happen to form a coherent collection. But
again, because it is a system, it cannot be a mere unit; it must be the
expression of a single principle in and through a multiplicity of terms
or constituents. Not only must it be both one and many, but it must
be many precisely because it is truly one, and one because it is truly
many.[59] Further, we must add that because the world-system is a
perfectly systematic whole, not only is multiplicity in general
necessary to its unity, but each particular element in the multiplicity is
necessitated or logically implied by the character of the unity. In a
complete system no single member can be missing or be other than
it is without the fundamental law of construction of the whole being
changed. Also, we may incidentally observe that in a complete
system the number of distinct terms may be actually endless, while
the law of construction is perfectly determinate. To think of the world
as a single systematic unity, then, means to think of it as the
manifestation in a possibly infinite multiplicity of detail of one
perfectly determinate principle. And, of course, what we have called
the individual elements of the multiplicity may on inspection
themselves turn out to be systems of infinite complexity determined
by a law of construction derived in a determinate way from that of the
complete system, and so on literally ad infinitum. Thus the unity of
ultimate principle we demand for Reality in no way excludes its
possession of a wealth of detail infinitely infinite.
§ 5. We may take a further most important step forward. In the all-
embracing systematic whole the unity and the multiplicity must be
equally real and each must be real through the other. How is this
possible? Only on condition that the whole system forms a single
experience, and that the constituent factors again are single
experiences. This will perhaps be best brought out by examining
some typical case of the kind of unity in multiplicity which is
insufficient for our purpose. (a) The unity of the world cannot be that
of a mere collection or aggregate. In a mere aggregate the elements
are real independently of their relation to one another as elements in
this aggregate. So long as we keep strictly to the case of what is no
more than an aggregate, the quality of the elements is entirely
unaffected by their inclusion in the aggregate. The aggregate has no
unitary character of its own which reveals itself in and through the
behaviour of its elements. Its unity consists in nothing more than the
fact that we have found it convenient to think of its elements
together. An aggregate of ten bricks, for instance, has no character
as a whole beyond the mere fact of being thought of in one mental
act. It has not even a collective weight until you put your ten bricks
into the same cart, or on the same scale-pan, and then they have
ceased to be a mere aggregate in the very moment of exerting
pressure upon the same surface, and have become a true material
system.
(b) Nor can the world of Reality be satisfactorily thought of as a
mere whole of parts. A whole of parts approaches indeed more
nearly to the ideal of a true systematic unity than a mere aggregate,
inasmuch as it has a determinate single character as a whole, which
manifests itself in the structure of the various parts. For this reason a
geometrical figure or a machine is much more than a mere
aggregate; it has a character as a whole, and this character is
differently expressed by the construction of the different parts. The
figure or machine is thus a true unity of differences. Yet in this case
we cannot really say that the unity and the variety are equally real.
For the whole cannot exist without the parts, whereas the parts may
continue to exist, though not, of course, as parts of this whole,
without the whole. The whole is constituted by the successive
generation or construction of the parts, and thus may be said to be
formed out of pre-existing parts, and the parts again may survive the
destruction of the whole. There is not that equal reality and complete
mutual implication of the two sides which we have deemed
necessary to a genuine systematic unity.
(c) An organism is in some respects a truer systematic unity than a
mere whole of parts. It has a systematic character of its own which
manifests itself in and through the difference of its various members.
And here, the whole is not historically subsequent to and generated
by the members. It is not their resultant but their living unity. The
members only come into being along with the whole, and in the
course of its growth as a whole; and though they may, in a sense,
continue to exist after severance from the whole, it is not with the
same kind of existence which belonged to them as members.[60] But
an organism, like a machine, fails to exhibit the perfect systematic
unity of the One and the Many of which we are in quest. In the
machine the aspect of multiplicity was relatively more real than that
of unity; in the fully evolved organism the unity seems more
completely real than the multiplicity. For the unity is a conscious one;
in some degree at least it exists for itself, and its members again for
it. Whereas it must be very doubtful whether the member exists for
itself, and still more doubtful whether the whole exists in any sense
for the members. And though the member cannot retain its peculiar
form of existence except as a member in the whole, yet in even the
highest organism the unity is so far relatively independent that it is
unaffected by the removal of some of the members.
Not every member is of vital significance for the life of the whole.
But in a complete systematic unity, as we saw, the unity and the
multiplicity of the system must be equally real and equally
interdependent. This can only be the case if the whole is for its
members as well as the members for the whole. And that this may
be so, just as the all-embracing whole of reality must, as we have
learned, be an experience, so each of its members must be itself an
experience. And because the members form a single system, just as
there can be nothing in the experience of any member which is not
contained in the experience which is the whole, so, on the other side,
there can be nothing in the whole which does not in some way affect
the experience of every member. Only in this way can we conceive
of a systematic Reality in which the unity and the multiplicity of the
system are alike real and equally real. Such a view is, strictly
speaking, hardly to be called either Pluralism or Monism. It is not
Pluralism, for it does not make the unity of the system an illusion or
an inexplicable accident; it is not Monism, in the current sense of the
word, because it does not make the multiplicity deceptive. If a name
is wanted, we might perhaps agree to call it Systematic Idealism.
§ 6. We may say, then, that Reality is a systematic Experience of
which the components are likewise experiences. It would be much
the same thing if we called it a subject which is the unity of
subordinate subjects. It is tempting again, at first sight, to say it is a
self of selves. But the extreme ambiguity of the term “self” as used in
contemporary Psychology makes it desirable to avoid an expression
which is capable of the gravest misuse.[61] It is scarcely possible to
say with any precision what we mean by one “self,” whereas it is
possible in a general way to say what we mean by one experience.
An experience may be called one and the same in so far as it is the
systematised expression of a single coherent purpose or interest, in
so far, in fact, as it has a teleological unity. In practice it may be
impossible to say precisely when this condition is fulfilled, but the
slightest acquaintance with the psychological facts of the struggle
between competing systems of ideas in normal, and of “dual” and
“multiple” personality in abnormal, mental life is sufficient to show
that the limits thus set by our definition to the single experience do
not coincide with those ascribed to my “self” or “personality” in any of
the shifting senses of the terms. The limits within which experience
remains one experience according to our definition are, as the facts
just alluded to show, often narrower, but again, the definition
suggests that they may also be wider, than any which would
currently be given to the “self.”
Moreover, what we have already said as to the possibility of each
“member” of our system being itself a system of lesser systems,
forbids us to identify our view with any doctrine which asserts merely
atomic and simple “selves” as the elements of Reality.
Another way of expressing the same thought would be to say that
Reality is an Individual of which the elements are lesser individuals.
The advantage of this form of expression is that it emphasises the
fundamentally teleological character of the unity of the real, and also
of each and all of its constituents. A thing, as we have already seen,
is individual just so far as it is unique, and only that which is the
embodiment of a single purpose or interest can be unique. A single
whole of experience, owing its unity as a whole precisely to the
completeness and harmony with which it expresses a single purpose
or interest, is necessarily an individual. The all-embracing
experience which constitutes Reality is thus in its inmost nature a
complete individual. And the lesser experiences which form the
elements or material content of Reality are each, just so far as each
is truly one experience, individual in the same sense as the whole.
We may thus call Reality a complete or perfect individual of minor or
incomplete individuals.
What the fundamental distinction between the supreme individual
whole and the lesser individuals must be taken to consist in we shall
discuss in our next chapter. Meanwhile we may note two points:—(1)
The important thing about an individual is not its mere numerical
unity, but its qualitative uniqueness. Any experience which we can
pronounce to be individual must be called so, not merely because it
is numerically one and not many, but because it is the consistent and
harmonious embodiment of a coherent purpose. Numerically
considered, every such individual is necessarily many as well as
one, precisely because it is a system. This applies especially to the
supreme or absolute individual, the complete system of experience.
It is individual primarily not because it is numerically one, but
because it is the complete expression of a coherent idea or purpose.
It has been the defect of too many monistic theories to overlook this,
and to lay the main stress on the numerical oneness of the real.
(2) An experience individual in the sense already explained is what
we mean by a “spirit.” Spirit cannot be properly defined by
contradistinction from a supposed non-spiritual reality, such as
“matter,” for such a definition would only amount to the assertion that
spirit is what is not other than spirit; and would tell us nothing of the
term to be defined. Nor, again, is spirit properly defined as a series of
states or modifications of the abstraction “consciousness.” The
positive characteristic by which spiritual existence may be
recognised is that in it the what and the that are combined in the
unity of immediate feeling. And immediate feeling, as we have seen,
is essentially teleological. Where you have a connected system of
factors which can only be understood as a whole by reference to an
explicit or implicit end, which constitutes their unity, you have spirit,
and where you have spirit you have such a system. So that to call
reality an individual of individuals is the same thing as to say that it is
a spiritual system of which the elements, constituents, or terms, are
in their turn spiritual systems.[62] Our doctrine may thus be seen to be
fairly entitled to the name Idealism, which current usage has
appropriated to the view that all existence is ultimately mental.
§ 7. Such a relation as we have asserted between the individual
whole of Reality and the elements or terms within the whole is
necessarily unique, and cannot be adequately illustrated from any
less perfect type of systematic unity recognised by everyday or by
scientific thought. In particular, we must carefully avoid the mistake
of conceiving the relation of the elements to the totality in a
mechanical way as that of “parts” to a “whole of parts”; or, again, in a
merely biological way, as that of “members” to an organism. All such
analogies lose sight of the intimate character of a union in which the
elements and the totality exist not merely in and through, but also for
each other.
The individual experiences which compose the supreme
experience have a genuine, if an imperfect and partial, individuality
of their own. They are not in it merely “ideally” or implicitly, as the
points on a curve may be said to be in the periphery. And the whole,
again, is a real individual, not a mere aggregate in which the parts
are real but their unity merely imaginary. We may, if we like, say that
it is made up of experiences or minds, but we must not say that it is
a collection of minds. For a mere collection, as we have seen, in so
far as it is a collection and nothing more, cannot be said to have any
genuine individuality, precisely because it has no teleological unity of
structure beyond that which we arbitrarily, and with reference to ends
lying outside its own nature, impose upon it in the very act of
counting its members, i.e. arranging them in serial order. Whether
we could properly speak of the absolute whole as a society of minds
is a further and a more difficult question. A society is much more
than a mere collection: it has a purposive unity of structure which
exists not merely for the sociological observer from without, but for
its own members as active in assigning to each of them his own
special place in relation to all the rest. How far society can be said to
have such a unity for itself is a question which we cannot answer
until we have dealt more fully with the problem of the relation
between selfhood and individuality. And until we have answered it,
we must defer the decision as to whether the systematic individuality
of the Absolute would be adequately recognised if we thought of it as
a society. (See infra, Bk. IV. chap. 3.)
If we are to look at this stage for some analogue within our partial
experience for the kind of unity of individuals in a single supreme
individual which we have demanded for the system of Reality, we
shall probably do best to turn to what is after all the most familiar
thing in the world,—our own personal experience. If we consider the
nature of any coherent purpose or “mental system,” we shall find
that, as the coherent embodiment of a purpose, it possesses a
degree of individuality of its own. In proportion to the

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