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Souvent un frein, quelque faible qu’il soit, suffit pour arrêter au milieu
de sa course un destrier fougueux ; mais il est rare que le mors de la
raison arrête la furie libidineuse, quand elle a le plaisir en
perspective. De même, l’ours ne se laisse pas facilement détourner
du miel, dès que le parfum lui en est venu au nez, ou qu’il en a léché
quelques gouttes.
Quelle raison pourrait refréner le bon Roger, alors qu’il veut jouir
de la gentille Angélique qu’il tient nue dans un bois solitaire et
propice ? Il ne lui souvient plus de Bradamante, qui seule lui tenait
naguère tant au cœur ; ou s’il lui en souvient, il se croirait fou de ne
pas apprécier et estimer aussi celle-là.
En pareille circonstance, l’austère Zénocrate n’aurait pas agi
avec plus de continence que lui. Roger avait jeté la lance et l’écu, et
il ôtait impatiemment le reste de ses armes, lorsque la dame,
abaissant pudiquement ses yeux sur son beau corps nu, vit à son
doigt l’anneau que Brunel lui avait enlevé jadis dans Albracca.
C’est l’anneau qu’elle porta autrefois en France, la première fois
qu’elle en prit le chemin avec son frère, possesseur de la lance,
tombée par la suite au pouvoir du paladin Astolphe. C’est avec lui
qu’elle déjoua les enchantements de Maugis [59] dans la caverne de
Merlin, avec lui qu’elle délivra un matin Roland et d’autres
chevaliers, tenus en servitude par Dragontine [60] .
Grâce à lui, elle sortit invisible de la tour où l’avait enfermée un
méchant vieillard. Mais pourquoi vais-je rappeler toutes ces choses,
puisque vous les savez aussi bien que moi ? Brunel, jusque dans sa
propre demeure, vint lui ravir l’anneau qu’Agramant désirait
posséder. Depuis, elle avait eu constamment la fortune contre elle,
et finalement elle avait perdu son royaume.
Maintenant qu’elle se le voit en main, comme je l’ai dit, elle se
sent tellement saisir de stupeur et d’allégresse, que, comme si elle
craignait d’être en proie à un songe vain, elle en croit à peine à ses
yeux, à sa main. Elle l’enlève de son doigt, et après l’avoir tenu dans
chacune de ses mains, elle le met dans sa bouche. En moins de
temps qu’un éclair, elle disparaît aux yeux de Roger, comme le soleil
quand un nuage le voile.
Cependant Roger regardait tout autour de lui, et tournait comme
un fou. Mais se rappelant soudain l’anneau, il resta confus et
stupéfait, maudissant son inadvertance et accusant la dame d’avoir
payé par cet acte d’ingratitude et de déloyauté le secours qu’elle
avait eu de lui.
« — Ingrate damoiselle — disait-il — voilà le prix de mes
services ! tu aimes mieux voler l’anneau que de le recevoir en don ?
Pourquoi ne te l’aurais-je pas donné ? Je t’aurais donné non
seulement l’anneau, mais l’écu et le destrier ailé et moi-même. Tu
peux disposer de moi comme tu veux, pourvu que tu ne me caches
pas ton beau visage. Tu m’entends, cruelle, je le sais, et tu ne
réponds pas. — »
Ainsi disant, il s’en allait autour de la fontaine, les bras étendus,
comme un aveugle. Oh ! combien de fois il embrassa l’air fluide,
espérant embrasser en même temps la donzelle ! Celle-ci s’était
déjà éloignée ; mais elle ne cessa de marcher jusqu’à ce qu’elle fût
arrivée à une caverne qui, sous une montagne, s’ouvrait vaste et
large, et où elle trouva les aliments dont elle avait besoin.
Là, habitait un vieux berger qui avait un nombreux troupeau de
cavales. Les juments paissaient, au fond de la vallée, les herbes
tendres, autour des frais ruisseaux. De chaque côté de la caverne,
étaient des stalles où l’on pouvait fuir le soleil de midi. Angélique,
sans se laisser encore voir, s’y reposa longtemps.
Et, sur le soir, à la fraîcheur, se sentant assez reposée, elle
s’enveloppa d’un drap grossier, bien différent des vêtements gais,
aux couleurs vertes, jaunes, bleues, azurées ou rouges, de toutes
les couleurs imaginables enfin, qu’elle avait l’habitude de porter.
Cette humble enveloppe ne peut cependant l’empêcher de
ressembler à une belle et noble dame.
Qu’il se taise, celui qui loue Philis, ou Nérée, ou Amaryllis, ou
Galatée qui fuit. O Tityre et Mélibée, avec votre permission, aucune
d’elles ne l’égalait en beauté. La belle dame prit, parmi le troupeau
de juments, celle qui lui convint le plus. Alors lui revint plus vivace le
désir de retourner en Orient.
Pendant ce temps, Roger, après avoir cherché pendant
longtemps en vain dans l’espoir de découvrir Angélique,
s’apercevant enfin de son erreur et qu’elle s’était éloignée et ne
l’entendait plus, était retourné à l’endroit où il avait laissé son cheval,
pensant reprendre son voyage au ciel et sur terre. Mais il se trouva
que le cheval, s’étant débarrassé du mors, s’élevait dans les airs en
pleine liberté.
Roger fut très affecté, après sa déception, de se voir encore
séparé du cheval-oiseau. Cette nouvelle mésaventure, non moins
que la tromperie de femme dont il a été victime, lui oppresse le
cœur. Mais ce qui lui pèse plus que l’une et l’autre, et ce dont il
éprouve un sérieux ennui, c’est d’avoir perdu le précieux anneau,