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Acquérir une culture juridique 78

Echappé de l’enfer
II-ème partie

J’espère encore naïvement que les ef­forts de mon avocat


français, associés à ceux d’un nouvel avo­cat malgache gras�
sement payé, me permettront de rentrer avec les fillettes à la
Réunion, lorsque j’aurai fait reconnaître la légi­timité de leur
garde par leur mère. Cruelle illusion. Les chefs d’inculpation
fantaisistes de mes compagnons d’infor­tune à Antanimora
auraient dû m’alerter. L’un d’eux, soup­çonné de vol d’un zébu,
y sé­journe depuis quatorze ans, sans avoir été jugé. Son dos�
sier a purement et simplement dis­paru... De nombreux déte�
nus m’ont montré les profondes ci­catrices qu’ils gardent de
longues séances de torture des­tinées à les faire avouer des vols,
aussi bénins qu’imagi­naires. A l’heure où j’écris ces lignes, je
me souviens encore avec émotion de deux de ces suppliciés.
Le premier, grave­ment brûlé par des cigarettes incandescentes
enfoncées dans ses narines, est devenu tubercu­leux ; le second,
auquel les gen­darmes avaient longuement fait faire la roue,
les quatre membres entravés, jusqu’à ar­rachement de la peau
des che­villes et des poignets, n’échap­pera probablement pas
à l’amputation de sa jambe infec­tée, faute d’antibiotiques. In­
carcérés depuis cinq ans sans jugement, ces deux frères conti�
nuent obstinément à nier les vols qu’on leur impute. Non sans
argument :le véritable auteur de ces crimes a été arrêté, il y a
plusieurs années, sans que cela ne change rien à leur situa­tion
désespérée...
Samedi 20 mars 2004. Je suis renvoyé à Antanimora. Trois
jours après, Séverine obtient sa liberté provisoire. Enorme sou­
lagement qui me permet de supporter mon retour en enfer.
Antanimora me fait parfois penser a un camp de concentra�
tion, à cette exception près: les gardes ne manifestent à notre
égard aucune hostilité. Ils sont même de bonne composition,
étant en permanence «en affaire» avec les détenus. Tout se pas�
79 (Documents. Renseignements. Statistiques.)
se comme si la prison était une mise en abyme de Madagascar,
son exact reflet : le racket et la corruption y sont le seul mode
de ré­gulation d’une société entrée en déliquescence. Ici aussi
règne la loi du plus fort. A défaut prévaut celle de l’argent.
Ceux qui n’ont aucun moyen de subsistance se vendent com�
me objets sexuels pour manger et, certaines nuits, le sommeil
est impos­sible à trouver en raison de manifestations sonores
horrible­ment sordides. La prison est organisée comme un vaste
marché où tout se trafique, tout se vole, tout se revend. Dans la
grande cour, une population de serfs exhibe sans complexe sa
misère. Le quartier des femmes connaît les mêmes conditions
d’insalu­brité. Certaines y ont élé expédiées par un mari lassé,
une em­ployée de maison par son patron qui préfère l’accuser
de vol plutôt que de la payer. Comble de l’horreur, les enfants
en bas âge sont emprisonnés avec leur mère. Le cas de l’une
d’elles me révolte particulièrement. Après son accouchement à
l’in­firmerie, elle vient d’être réincarcérée avec ses jumeaux, nés
prématurément ; elle n’avait pas les moyens de payer leur cou­
veuse. Beaucoup de ces malheureuses, qui ne peuvent nourrir
ou soigner leurs enfants, faute d’aide extérieure, s’offrent aux
matons pour assurer une survie précaire. En dépit de ce cal­
vaire, pourtant, personne n’évoque jamais de projet d’évasion.
Jeff, un de mes nou­veaux amis, m’en révèle la rai­son : en cas
d’échec, l’exécution sommaire est courante et, dans le meilleur
des cas, c’est l’envoi dans «une maison de force», Tsiaffa, dont
la seule évocation glace le sang des Malgaches, comme des
étrangers. Jeff, qui a survécu à un séjour dans ce bagne, me
raconte le traite­ment réservé aux détenus éva­dés. «A poil dans
un cachot, les membres retenus par des chaînes, réveillés plu�
sieurs fois par nuit à grands coups de seau d’eau glacée, passés
régulière­ment à tabac par les matons, violés à l’occasion.»
Mai 2004. Depuis deux mois, je lutte chaque nuit pour
ne pas m’étouffer. Il m’arrive souvent de penser à ce prison­nier
politique, Norbert Botomora, mort dans cette même prison
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d’une crise d’asthme, dans l’indifférence totale des geôliers. Les
médicaments sont rares. Les bonnes sњurs en auraient bien
pour nous... mais elles les vendent. Pour ne pas devenir une
épave, j’oc­cupe mes journées à faire de l’exercice physique, à
lire la Bible et à écrire. Je sais que Séverine est rentrée sans
difficulté à la Réunion. Chaque jour, les crises d’asthme, pro�
voquées, selon le médecin de la prison, par un allergène parti�
culier, m’assaillent plus violemment. Elles font une hécatombe
même chez les malheureux qui n’ont, à l’origine, qu’une lé­
gère fragilité. Une nuit, je sauve la vie d’un compagnon d’in­
fortune qui s’étouffe, grâce à mon flacon de Ventoline. Au
matin, épuisé, je dois encore payer des gardiens pour qu’ils
ac­ceptent de conduire l’homme à l’hôpital. Le jour même, c’est
moi qui m’asphyxie en pleine journée. La crise est violente : je
tente désespérément d’aspirer le flacon salvateur mais rien ne
rentre dans mes poumons. Je ne parviens à produire que de
si­nistres sifflements. L’état de panique dans lequel je plonge ne
fait qu’aggraver le problème. Dans un dernier sursaut, je par­
viens pourtant à infiltrer le produit qui, progressivement, rou�
vre mes bronches et mes bronchioles. J’ai conscience qu’une
fois de plus je ne suis pas passé loin. Compte tenu de l’envi�
ronnement et de ma pathologie, je sais aussi que ce sur­sis sera
sans doute le dernier... Trois jours plus tard, sur l’in­sistance du
médecin chef de la prison et de son supérieur au ministère de
la Justice, désormais ralliés à ma cause, on consent enfin à me
transférer à l’hôpital militaire.
STAN MAILLAUD
81 (Documents. Renseignements. Statistiques.)
Vocabulaire
1. Soupçonner v.t. - faire peser des soupçons sur
(qqn). Suspecter.

2. Zébu n.m. - grand boeuf domestique de


l’Inde (répendu ensuite en
Afrique et à Madagascar).

3. Avouer v.t. - reconnaître qu’une chose est ou


n’est pas;
reconnaître pour vrai.

4. Faire la roue - tourner latéralement sur


soi-même en faisant reposer le
corps alternativement sur les
mains et sur les pieds.

5. Supplice n.m. - peine corporalle grave, martelle


ou terrible, infligée par la justice
à un condamné.
Calvaire, martyre.

6. Cheville n.f. - saillie (proeminenţă, ieşitură)


des os de l’articulation du pied;
partie située entre le pied et la
jambe (tr. gleznă).

7. Poignet n.m. - tr. incheietura mâinii.


Articulation qui réunit
l’avant-bras à la main.

8. Soulagement n.m. - syn. adoucissement.

9. Déliquescence n.f. - décadence complète; perte de


force, de cohésion.
écomposition, ruine.
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10. Défaut n.m. - absence de ce qui serait
nécessaire ou désirable.
Manque. Jugement par défaut,
rendu par le tribunal contre une
personne qui ne se présente pas,
fait défaut.

11. Sordide adj. - d’une saleté repoussante, qui


dénote une misère extrême.

12. Exhiber v.t. - montrer, faire voir (à qqn, au


public).

13. Couveuse n.f. - appareil à température constan-


te pour élever les nouveaux-nés
très fragiles.

14. maton,-ne n. - personne qui garde. Gardien,


geôlier, surveillant.

15. En dépit de loc. prép. - sans tenir compte de. Malgré.

16. Sommaire adj. - qui est fait promptement, sans


formalité.

17. Bagne n.m. - établissement pénitenciaire où


étaient internés les forçats après
la suppression des galères.

18. Cachot n.m. - cellule obscure, dans une prison.

19. Tabac n.m. - passage à tabac, violences sur


une personne qui ne peut se
défendre. Passer qqn à tabac,
battre, tabasser.

20. Etouffler v.t. - asphyxier ou suffoquer qqn.


Etrangler.
83 (Documents. Renseignements. Statistiques.)
21. Epave n.f. - personne désemparée (qui ne
sait plus que faire) qui ne trouve
plus sa place dans la société.

22.Hécantone n.f. - massacre d’un grand nombre


d’hommes.
Carnage, massacre, tuerie.

23. Sursaut n.m. - mouvement involontaire qui


fait qu’on se dresse brusque-
ment, sans l’action d’une sensa-
tion brutale.

24. Sursis n.m. - décision de surseoir à qqn


(remettre); remise à une date
postérieure; Période de repis,
délai.

25. Désormais adv. - à partir du moment actuel.

Discussion sur le texte


1. Quelle cruelle illusion s’est fait le détenu français?
2. Décrivez les séances de torture destinées à faire avouer
des crimes?
3. Pourquoi l’auteur affirme que Antanimora le fait pen�
ser à un camp de concentration où règne la corruption, où tout
se trafique, tout se vol et tout se revend?
4. Citez le calvaire des accusées du quartier des femmes.
Qu’est-ce qu’elles font pour assurer une vie précaire?
5. Pourquoi les détenus n’évoquent jamais de projet
d’évasion?
6. De quelle maladie souffre le détective et comment pas�
se-t-il ses journées dans la prison?
7. Sur l’insistance de qui on consent de le transférer à
l’hôpital militaire?
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Compréhension du texte
I. Etude du texte

1. Divisez le texte en deux parties et intitulez-les.


2. Précisez où se passe l’action dans la première et la
deuxième partie du texte.
3. Relevez les phrases qui montrent les difficultés ren�
contrées par le detective dans le prison d’Antanimora.

II. Faites la liste des mots appartenant au champ lexical «la


justice».

III. Décrivez le comportement d’une personne qui est incar-


cérée par tort en choisissant les adjectifs de la liste proposée.

tremblant, perdu, vague, froid, hostil, brûlant, ému, ner�


veu, balbutiant, violent, bouleversé, emotionné, profond, pâle,
épuisé, avoir peur, étre enragé, étre stupéfié, s’opposer, espé�
rer, nier, se révolter, survivre.
Complétez la liste à votre gré.

IV. Trouvez les paires de synonymes dans le lexique ci-dessous:

1. soupçonner a) reconnaître
2. la déliquescence b) chiper
3. accuser c) incriminer
4. voler d) la haine
5. l’hostilité e) un juge
6. un magistrat f) un gardien
7. un maton g) la cellule
8. le cachot h) misérable (adj.)
9. sordide adj. i) la décomposition
10. avouer j) suspecter
85 (Documents. Renseignements. Statistiques.)
V. Grammaire textuelle:

1) Répérez la phrase où le verbe est au mode condition�


nel et faites voir sa valeur.
2) Transposez la III partie du texte au plan du passé, en
remplaçant le présent par le passé composé ou l’imparfait, se�
lon le cas.
3) Expliquez la valeur du présent dans le dernier alinéat
du texte.

VI. Faites connaissance avec l’article N.6 de la Convention


européenne des droits de l’homme. Ce droit est-il respecté dans
notre pays ?
Article n° 6 : droit à un procès équitable
L’article n° 6 définit dans le détail le droit à un procès
équitable , y compris le droit à une audience publique devant
un tribunal indépendant et impartial, la présomption d’inno�
cence, et d’autres droits secondaires (du temps et des facilités
pour préparer sa défense, l’assistance d’un avocat, la possibilité
de faire interroger des témoins, l’assistance gratuite d’un inter�
prète).
Article 6 - Droit à un procès équitable (1)
1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par
un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui dé�
cidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en ma�
tière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu
publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être in�
terdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie
du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de
la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque
les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des
parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement
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nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spé�
ciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts
de la justice.

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée


innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à:


a. être informé, dans le plus court délai, dans une langue
qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la
cause de l’accusation portée contre lui;
b. disposer du temps et des facilités nécessaires à la pré�
paration de sa défense;
c. se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un dé�
fenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer
un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat
d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent;
d. interroger ou faire interroger les témoins à charge et
obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à déchar�
ge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;
e. se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne
comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience.

VII. Commentez la citation de Victor Hugo:


L’homme est une prison où l’âme reste libre.

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