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Le Désert
sans détour
roman
Éditions de la Différence
Film d’un retour impossible, cette histoire est celle de l’errance ouverte à toutes les dispersions. L’on
y voit une guerre terminée dans les sables, et deux hommes les traverser : l’un, le potentat Hagg-Bar,
à la recherche des traces du campement de jadis, et l’autre, le fidèle Siklist, pour avoir voulu le
suivre. Un bivouac est sujet à déplacements, et le désert, lieu de mirages.
« Motus. Prenons un air dégagé.
– C’est ce que nous devons faire ?
– Oui. Donner le change. Tu n’y mets pas beaucoup de bonne volonté.
– On ne peut rien donner, il n’y a personne. »
Nous partîmes donc d’Horeb et nous marchâmes, par tout ce grand et terrible désert…
Deutéronome I, 19
… Levant les yeux, je trouve la vie toujours là. Que s’est-il passé entre-
temps ? Uniquement des heures, des jours. Mais toute proche, tout offerte,
cette vie se fait fumée dès la seconde où vous êtes tentés d’en saisir quelque
chose, d’en prendre une bolée au creux des mains. Et si un événement s’est
produit, nous n’en avons pas eu connaissance. Nous toujours assis à la
même place, sur la même aire poussiéreuse, et contenus par le même
grillage. Nous contre ce mur transparent, comme si nous étions d’autres
gens venus remplacer d’autres gens qui nous auraient précédés et auraient
encore été nous.
Mais à travers les mailles du grillage apparaît je ne sais quoi. La
promesse ; se réalise-t-elle censément sous nos yeux ? Que se passe ce qui
doit se passer.
« Restez là, nous a-t-on dit. Vous allez voir bientôt ce qu’il faut voir. Ce
qui doit advenir. »
Et nous voyons.
Deux hommes en blanche culotte se renvoient une balle au moyen d’une
grande cuiller plate. C’est tout. La scène dure depuis longtemps, sans doute
après avoir commencé sans que nous nous en soyons rendu compte.
Quelquefois la balle se perd, manquée. Alors l’un des deux hommes en
extirpe une autre de sa poche et ça repart, ça reprend, sans changement. Il
ne se passe rien d’autre. Nous habitons le même espace qu’eux, sous le
même ciel, malgré ce grillage, mais nous ne respirons pas le même air.
Et voici que ce ne sont plus deux hommes qui se défient et se mesurent
ainsi. Ce sont deux espèces inconnues de bêtes, grandies soudain en taille
et jouant des quatre membres à la fois non sans paraître en avoir une
douzaine. Une douzaine, elles ne sont en fait plus que bras, ou que jambes,
ces bêtes. Elles s’affrontent aussi sans qu’aucune n’approche l’autre.
Combat livré par des monstres en forme d’étoiles sauvages. Pas de
corps ; exclusivement des tentacules. Chacun des deux monstres s’élance en
des bonds météoriques et, tempétueux, touche, ne touche même pas terre,
pour rebondir. Il ne se passe que cela. Nous n’assistons qu’à ce ballet dont
nous ne voyons, sentons que l’horreur qu’il diffuse pour nous submerger à
notre tour d’horreur. Dans sa beauté maudite, un spectacle infâme que vous
ne pouvez que regarder de tous vos yeux en même temps que vous avez
honte de le regarder.
Est-ce cela qu’il nous faut prier : l’animal impossible adonné à son
ivresse, abandonné à sa folie, le mal à l’œuvre dans le monde ?…
– J’ai fait un de ces rêves, monsieur Hagg-Bar ! Quel rêve, quel rêve…
Un rêve si…
– Un rêve ? Quand ça ? Tu ne peux pas avoir rêvé. Quand ç’aurait-il été
possible ?
Massif, la moustache en brosse, hérissée et, sur le visage, peinte, toujours
cette propension à commander, le potentat manie son parapluie. C’est selon
qu’il parle ou qu’il garde le silence : s’il parle, il en donne de la pointe des
coups sur le sol ; s’il se tait, s’il réfléchit, il lui sert à faire des moulinets.
Pour l’instant, il en assène des coups par terre.
– Mais si, monsieur Hagg-Bar. J’ai bel et bien…
– On a rêvé avoir rêvé.
– Je ne comprends pas. Oh, vous voulez dire qu’il aurait d’abord fallu
que j’aie dormi à un moment quelconque. Je ne peux pas vous préciser
quand, mais ça a dû m’arriver et j’ai fait ce rêve. Un rêve, monsieur Hagg-
Bar ! Un vrai, même si ça n’avait pas l’air vrai. Je vous assure. Aussi vrai
que je peux maintenant crier, monsieur Hagg-Bar ! à qui veut m’entendre,
puisque nous savons maintenant que personne ne nous entend.
Si chagrine que paraisse l’expression qu’il affiche, Siklist est pris d’un
rire sans bruit, un rire heureux.
Et Hagg-Bar le grand, Hagg-Bar le gros :
– Un rêve, un vrai, mais c’est la première porte ouverte sur votre mort.
Il n’est pas en train de parler, il est en train de penser tout haut.
– Et après cette porte, une autre. Et après ce rêve, un autre. Et les portes
se suivent. Qu’arriverait-il alors si l’une d’elles se fermait à votre nez et
vous obligeait à revenir sur vos pas ? C’est le risque, ça peut se produire.
Les yeux gaiement allumés et fixés sur des choses qu’il est seul à voir,
Siklist, lui, rit pour soi ; il n’écoute pas, n’entend rien. Il propose :
– Voulez-vous savoir ce que j’ai rêvé ? Vous n’allez pas vous ennuyer.
– Raconte.
– Eh bien voici.
Siklist dit, eh bien voici, et commence par se taire, son regard plonge
dans de nébuleuses régions : pour y retrouver sans doute ce que lui seul
peut entrevoir et entrevoit certainement, et s’applique à retenir, des choses
toujours prêtes à s’échapper. Absent, un instant mais pas plus, il finit par se
décider, il dit :
– Eh bien voici : imaginez une pièce pleine de rien, des murs entre
lesquels c’est le vide le plus vide que vous puissiez vous figurer, où il n’y a
même pas une porte quelque part. Il y a moi évidemment entre ces murs qui
existent sans exister et entre lesquels vous avez malgré vous l’impression
d’être enfermé et, malgré ça, pas enfermé, on ne peut pas dire à quoi ça
ressemble comme impression, une drôle d’impression, si vous voyez ce que
je veux dire. Je ne sais pas si on est encore de ce monde lorsqu’on rêve.
Dans la pièce en question avec ses murs qu’on pense être des murs et dont
on ne jurerait pas qu’ils existent, je suis là avec cette drôle de sensation
qu’il n’y a rien, et c’est vite dit aussi. Pourquoi : parce qu’il y a quelque
chose, un objet. Je n’avais pas, jusque-là, remarqué sa présence. Comme,
quand tout se trouve exposé autour de vous en pleine lumière, il ne vous
vient pas à l’esprit de faire l’inventaire de ce que vous voyez. Celui-là
pourtant est bien là où il est, à la place qu’il occupe en face de moi et paraît
avoir occupée de tout temps. Unique, et je n’y avais pas fait attention,
monsieur Hagg-Bar ! Et quel objet ! Un gros, très gros œil, tout en prunelle,
tout blanc. Une certaine distance m’en sépare et rien n’arrive, nous restons
comme nous sommes : lui, unique et pourtant borgne, et moi, – moi qui le
regarde et qui continue, ne faisant que ça, et attendant, attendant ce qui va
se passer, ou n’attendant rien et le surveillant.
– C’est ça, ton rêve amusant ? dit, trop fort pour le silence du désert,
M. Hagg-Bar. Tu t’es plus qu’un peu avancé, mon bonhomme.
– Je n’ai pas fini, vous allez voir la suite. Oui, vous allez voir. Je ne fais
même que commencer. Mais déjà vous ne pouvez pas vous empêcher de
rire. N’est-ce pas que vous riez déjà ?
– Pas de ce que tu crois.
– Peu importe, vous riez. Donc, nous sommes face à face comme je viens
de le dire : d’un côté lui, l’œil blanc, aveugle, de l’autre moi, et qu’est-ce
qui se produit après une minute qui a bien pu durer, je ne sais pas, deux
minutes, une heure, une éternité ? L’œil se met, non pas à voir comme vous
pourriez le penser, mais à vivre, non pas à vous regarder mais à vous
montrer des choses que, vous, il vous faut regarder. Et c’est à présent que
vous allez rire, monsieur Hagg-Bar.
– Sûrement pas. Si tu me prédis que je vais rire, je n’en ferai rien, tu
n’obtiendras pas même un sourire de moi.
– Bien… bien. Mais vous me suivez ? Cet œil qui ne voyait pas il y a
encore un moment commence alors par montrer un brave homme de paysan
planté, lui aussi, parmi ses légumes. Pas loin, se dresse une cabane ; devant
la porte de celle-ci, une femme ; sur le côté, un âne. Le paysan se dirige
bientôt vers l’âne qu’il se met en devoir de charger on ne sait de quoi : de
tout ce qui peut être porté au marché, je suppose. Puis ils partent, l’un tirant
l’autre par la longe. Rien qu’eux deux sur la route, dans un premier temps ;
ils cheminent. Puis après ce temps, ils ne sont plus seuls sur la route : des
gens arrivent à leur suite, ils sont deux également mais, eux, chacun sur
deux jambes. Ni l’homme de la terre ni sa bête ne s’en aperçoivent encore.
Et du coup, on entend l’un des suiveurs chuchoter à l’oreille de son
compagnon aussi distinctement que s’il le faisait à votre propre oreille :
– Pas un chat aux alentours. Tombons-lui dessus par surprise.
– Du calme, répond l’autre tout aussi bas et d’une façon non moins
compréhensible, étrangement. Tu me feras bâter moi-même comme un âne
si je n’enlève pas le sien à ce rustaud et s’il n’y verra pas que du feu.
– Comment t’y prendras-tu, monsieur le malin ?
– Viens.
Honnêtement, je ne sais pas si je ne suis pas en train d’inventer cette
conversation. N’empêche, les deux lascars n’ont pas pu parler autrement,
étant donné ce qui va se passer après cela. Et ils s’approchent, d’abord le
vantard, le plus malin, avec force précautions, de l’âne derrière lequel il
marchera à pas prudents, l’autre vaurien arrivant sur ses traces. Vous voyez
le tableau : le paysan nez au vent, sa bête sur ses talons, le premier
malandrin sur les talons de la bête, un malandrin suivi lui-même par son
complice, mais un malandrin, après s’être assuré que la tête de file va son
chemin sans méfiance, tranquille quant à l’issue du coup qu’il médite. Et de
détacher avec une adresse de prestidigitateur le collier de l’âne, puis de se le
passer au cou après avoir confié à son compère l’animal et sa charge, qui ne
tardent pas à se perdre dans la nature.
L’homme de la campagne ne se doute toujours pas du tour qui vient de
lui être joué. Il poursuit sa route de l’air de faire déjà le compte de ses
gains ; à moins que, serein et absorbé comme il est, il ne pense aux fins
dernières : difficile à dire. Il avance donc, entraînant sans le savoir son
voleur, attaché, à sa suite et, tandis qu’il va ainsi, je me sens être dans sa
peau, vraiment monsieur Hagg-Bar, dans sa peau. À la fin, le mauvais sujet
renâcle comme le ferait un âne et, les pieds ancrés au sol, il ne bouge plus.
Le paysan tire sur la longe : sans succès, une résistance têtue lui est opposée
dont il ne vient pas à bout.
– Que le diable t’emporte ! s’écrie-t-il, ainsi qu’il le croit, à l’adresse de
sa bête. Veux-tu, oui !
N’ignorant certainement pas la force d’inertie dont un âne qui se bute est
capable, il semble pourtant ne pas comprendre pourquoi le sien se montre
d’un coup si rétif. A-t-il l’expérience d’un animal plus docile ? Il se
retourne. C’est le tableau le plus étonnant qui s’offre à ses yeux. Du tout
celui de la bête familière, mais d’un homme ! Un homme tenu en bride !
Notre paysan reste coi. Puis la parole lui revient, hésitante, timide :
– Qui êtes-vous ? Mon âne ou un fils d’Adam ?
Cependant il préfère garder pour lui, n’osant pas la formuler, une autre
question qui semble lui être venue à l’esprit : « Ou une créature du
Diable ? »
– J’étais votre âne, répond l’inconnu, tout simplement. Et je suis un
homme.
On peut être sans malice et, par moments pourtant, ne pas ajouter foi en
ce qu’on entend de ses propres oreilles, n’est-ce pas, monsieur Hagg-Bar ?
Ne sachant sur quel pied danser, le paysan, sauf à reposer la même question,
ne trouve rien d’autre à dire.
– Qui êtes-vous ?
Il reçoit la même réponse.
– Je suis votre âne.
Les bras croisés, il n’a cessé de contempler l’individu qui se tient devant
lui.
– Et qu’est-ce qui vous a pris de changer de forme et d’apparence ?
– Oh, soupire l’autre, c’est une longue histoire.
– Une longue histoire…
– Oui, voyez-vous, je n’étais un homme plutôt pas moins homme que
vous en mon temps mais, je le confesse à ma honte, assez porté à la
mauvaise action. Un beau jour – un triste jour, devrais-je dire – j’en ai, pour
mon malheur, commis une aux dépens d’un magicien, lequel sans me laisser
le loisir de me racheter m’a changé en baudet. Sort cruel ! Sort adouci
seulement par la chance d’être tombé en votre possession. J’atteste par le
Ciel que vous avez été bon pour moi. Peut-être m’avez-vous injurié
quelquefois et peut-être rudoyé un peu. Vous ne pouviez savoir,
naturellement, à qui vous vous en preniez et je ne vous en garde pas
rancune à présent que je suis redevenu ce que j’étais : un homme.
Impressionné par ces propos, à l’évidence touché aussi, le brave paysan
plaint la victime d’une si étrange diablerie sans penser à la perte qu’il fait. Il
y joint même cette prière :
– Pardonnez-moi, mon ami, je vous en conjure, si de temps à autre je me
suis permis de monter sur vous, ou de vous faire coltiner de lourds
fardeaux, ou de vous administrer quelques bourrades. Aussi sûr que je suis
là, je pensais avoir affaire à un âne on ne peut plus âne et, croyez-moi, je
vous aimais bien.
– Je vous pardonne, dit le malfaiteur, magnanime. Ce n’était pas votre
faute.
Et il réitère :
– Vous ne pouviez pas savoir.
Libéré sur-le-champ, il salue l’homme au bon cœur et s’éloigne, assuré
de l’impunité. Monsieur Hagg-Bar, que ce fieffé coquin ait agi de la sorte,
et qu’il s’en soit sorti ainsi, il y a tout de même un mystère là-dessous, ne
trouvez-vous pas ?
Ni oui ni non, Siklist n’est gratifié ni de la moitié ni du quart d’une
réponse. Plutôt encouragé par ce mutisme, il poursuit :
– N’ayant plus motif d’aller en ville maintenant, il rebrousse chemin, le
paysan, et oubliant qu’il y perdait aussi son chargement de légumes, c’est
un homme tout retourné, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui rentre chez
lui. Même s’il regrette son âne – et comment ne le regretterait-il pas : il l’a
dit ; il s’était attaché à lui – il semble encore plus troublé par son aventure,
incroyable aventure si jamais en a-t-on vécu de pareilles.
Sa femme, de loin, le voit venir.
– Déjà ! s’étonne-t-elle. Et sans l’âne. Quelque chose est arrivé.
Rentrant à la maison, lui, de but en blanc s’excite :
– Tu n’imagineras jamais, femme, ce qui s’est passé en cours de route !
– Et quoi donc ?
Il lui rapporte la stupéfiante histoire de son âne changé en homme. Mais
c’est la figure de la femme qui change pendant qu’il se confie. Elle devine
apparemment tout, on lit à son expression ce qu’elle pense : « Pauvres de
nous, quel mari naïf ! Maudit soit le vilain qui l’a dépouillé, en se moquant
de lui en plus. »
Cependant elle ne lui ménage pas sa compréhension. L’approuvant, elle
va jusqu’à gémir :
– Comment avons-nous pu faire faire à un être humain ce qu’on ne peut
faire faire qu’à une bête ?
– Oui, femme, comment ? Et comment ne pas avoir ça sur la
conscience ?
Puis ils n’en parlent plus. L’un et l’autre avec, chacun ses regrets réels et
supposés, vont vaquer à leurs occupations respectives. Les jours passent en
patients travaux, la bonne épouse aidant l’homme plus souvent qu’à son
tour. Lui, reste ainsi quelque temps sans reprendre le chemin de la ville.
Bientôt toutefois s’impose à eux la nécessité de livrer à nouveau des
légumes au marché ; il faut vivre. Mais sans âne, comment faire : ce ne
serait guère possible.
Après mûre réflexion et débats intérieurs, le bonhomme décide d’acheter
un autre âne, l’unique moyen de s’en tirer.
Sa femme, qu’il met au courant du projet, abonde dans son sens :
– Pour pouvoir recommencer à vendre nos légumes, il n’y a que cette
solution.
Mais elle lui recommande :
– Prends garde cette fois, l’homme, qu’on ne te dupe. Que l’âne dont tu
feras l’acquisition soit un âne, et rien d’autre.
– N’aie crainte, j’y veillerai.
Encouragé de la sorte, il se rend dès le lendemain matin à la foire aux
bestiaux. Il arrive, se met à exercer son flair quant au choix à faire. Alors
que, méfiant, il soumet à un examen méthodique tout ce qui, sur quatre
pattes avec une queue, peut s’appeler un âne, il aperçoit subitement le sien,
en vente aussi parmi les autres.
Il s’en approche et, se penchant, lui glisse à l’oreille avec le sourire :
– Je te reconnais, sacripant ! Tu as commis quelque nouveau méfait que
te voilà transformé encore en baudet. Ballot qui se laissera prendre ! Ce
n’est pas moi qui te rachèterai. N’y compte point.
Comme l’animal secoue ses longues oreilles, l’homme ajoute :
– Ne dis pas non ! Tu es bien le même. Mais tu ne m’attraperas pas deux
fois.
Il laisse là son ancien âne, s’en va en acquérir un autre, un vrai.
– Maintenant vous pouvez rire, monsieur Hagg-Bar.
Le monsieur en smoking et keffieh reste de marbre.
– Quoi ?
– Rire.
– De quoi ?
– Vous savez ce qui m’a plu le plus dans ce rêve ?
Marquant un temps d’arrêt comme si déjà il entendait la question de
Hagg-Bar, mais cette question ne venant pas, Siklist reprend :
– C’est d’avoir vu toutes ces plantes. Oui, tous ces légumes. Je ne sais
pas pourquoi.
Les boutons de culotte qui lui servent d’yeux s’humidifient en même
temps que ces mots lui échappent.
À ses côtés, se perchant aussi haut que possible, la voix du massif
personnage fait :
– Allons, mon ami. Où en étions-nous ?
Et Siklist, à la voix ordinairement grave, juche la sienne encore plus
haut :
– Là où nous étions déjà.
– Plaît-il ?
– Là où nous étions il y a quinze jours.
– Quinze jours.
– Douze peut-être, monsieur Hagg-Bar. Je ne sais plus. Je sais seulement
que nous sommes ici. Que nous n’avons pas bougé de notre place.
– Nenni, mon bon. La route continue à marcher, elle, quand nous nous
arrêtons…
– Je me fais l’effet de quelqu’un qui porte son rêve partout avec lui, qui
le promène comme sa maladie et sa consolation.
– Ça suffit avec les rêves, maintenant. Tu m’entends ? Il ne sera plus
question de rêves.
Compagnons de route et tout ensemble étrangers l’un à l’autre plus que
tous autres bien qu’issus de la même chair et du même sang, ils sont là et ils
restent là, rejets de la même race aussi unis que désunis. Par cette chair et
par ce sang unis, désunis, et ne soupçonnant pas la présence du troisième
larron dressé entre eux, de la troisième figure occulte mais tangible en qui
fondent, s’allient, fluide unique, masse unique, héritage unique, cette chair,
ce sang. Qu’ont-ils alors à tant parler, eux qui ne parlent jamais la même
langue et ne disent rien tant qu’ils parlent, mais commencent à se dire
(parfois) quelque chose quand ils se taisent, eux qui se taisent si peu ? Parce
que l’atavisme parle seulement dans l’aphasie, d’où émerge l’identité :
obscur visage ancestral avec la terreur qu’il irradie, amour, souffrance ou
faute, visage tout en sang proposé au jour, opposé au monde, blessure
perpétuée de génération en génération ? Ne parle-t-elle qu’alors,
magnifique et dangereuse, désastreuse face ? Et sans qu’ils ou qui que ce
soit marquent une ombre de surprise comme si eux ou qui que ce soit
l’entendant en convenaient, eux ou qui que ce soit qui n’entendent jamais
rien. Mais ce tiers dont leurs discours modèlent l’image cependant qu’ils
s’évertuent à l’exclure par une incohérence volontaire ou involontaire, tiers
qui a malgré cela sa place entre eux et qui la garde, n’est-ce pas lui le
Diable et lui qui leur forge des chaînes toujours plus lourdes ? Ces chaînes
aux mailles d’acier qui sont mots.
… Oui, la grotte est toujours chaude et sûre où nous visitent les rêves.
Elle ne peut en aucun cas être celle de la mort, de quelque mort qu’il
s’agisse. Bien plutôt, secourus, aidés par les rêves, nous abordons une
autre veille. Invincible veille celle-ci, au regard de la veille diurne, pas
même ce grillage ne lui ferait obstacle. L’imagine-t-on, semblable filet,
s’opposant au rêve d’un désert, le contenant ? Nous sommes le rêve du
désert. Nous restons du même côté, aux parages de l’espoir. À n’en pas
douter, si nous nous accordons à penser que tout près, juste en face par-
delà ce grillage, est l’enfer, nous nous sommes alors, décidément, assuré le
séjour au Jardin.
Prétention, présomption ? Il – sous-entendu ce grillage – ne nous révèle
pas moins à travers ses entrelacs ce qui sans conteste veut se faire adorer
de nous aujourd’hui. Mais nous avons l’Indivis, qui n’a pas de coassocié, et
cette stupide clôture l’ignore. Nous en témoignons. Par les chevaux
haletants, les chevaux bondissants, les chevaux du matin, nous en
témoignons. Née de la poussière, Elle a pourtant surgi sous nos yeux, en
quelque sorte, du néant. Elle, façon de s’exprimer, on pourrait aussi bien
dire Il, et ça n’y changerait rien ou pas grand-chose, – c’est bel et bien
l’idole nouvelle, la Prostituée avec ses airs luxurieux. Certes tout donne à
penser qu’il s’agit d’une machine, Elle en présente les caractères,
l’apparence.
Telle elle est, luxurieuse, luxuriante, une machine, un extravagant
assemblage de poutres métalliques, une construction arachnéenne, tuyaux,
échelles, câbles, potences, consoles, cintres, antennes ; nue, claire,
transparente, comme elle est, elle-même une araignée qu’on n’aurait pas
tort de qualifier d’infinie, telle qu’elle semble se faire de soi à partir de soi-
même et, sans trêve ni répit, se parfaire, se modifier, croître jusqu’au ciel.
En incessante action – gestation ? –, ainsi posée dans le désert, cette
chose, monstre de force et de vitalité inventive, illusoire sans doute, qu’est-
ce : une Chimère destinée à inspirer la séduction, la terreur, le respect ?
Ouais. Où en est le cœur ? Où, où peut-il se situer, où peut-il s’observer ?
Partout ? Nulle part ? Autre question : à quoi sert-elle ? À quoi, et
justement en ce lieu ? De présents, il n’y a que nous ici pour connaître et
attester son existence. Je l’ai déjà dit : une évidente, une vertigineuse
séduction émane d’elle. Mais elle n’a que nous à séduire. Que sommes-
nous parmi les hommes ? La réponse ne viendra pas d’elle. Nous, autant le
dire, des riens du tout. Ni cette réponse ni une autre, ou quelque réponse
que ce soit, ne viendra non plus de nous, s’il s’agit de nous, s’il s’agit de
savoir qui nous a précipités dans cette indigne entreprise d’association.
Une volonté impie et qui se flatte certainement d’avoir déjà scellé
l’alliance, après nous avoir mis en pareille posture et tenté de faire passer à
nos yeux un avatar, de l’œuvre créée, pour son créateur. Un avatar, un
coassocié et la volonté de nous en persuader, de nous y associer, ne se
lassant pas et s’appliquant encore, usant de tous les stratagèmes.
Nos épreuves ne font que commencer, on n’échappe pas aussi aisément
aux coassociés. Pugnaces dans la poursuite de leurs desseins, eux qui ne
sont qu’excès de vie, excès de force : pour assouvir leur fringale de
domination, ils se révéleront excès de lumière tout autant. De cette lumière
tenace, féroce par son éclat, moins envoyée pour donner à voir que pour se
surpasser et se faire apogée de ténèbres. En appeler à l’Indivis, notre
dernier recours, notre secours. Voyez comme, empruntant son souffle à
l’ouragan incendiaire qui nous fouaille, la Prostituée, l’Araignée, creuse
d’elle-même l’espace et l’étend, l’ordonne. Jusqu’au point, le plus profond
en moi, où tombeau, j’entends ma voix détimbrée dire : « Imân, islâm,
ihsân. » Dire : « Intelligence avec les choses, avec tout, liberté de la
parole. » Et encore : « Parole, kun ! Ce qui nous établit êtres de vérité et
présents à la vérité. Ce qui, juste, nous conduit sur la voie juste. » Où soi-
même, on récite cela, et ensuite, le front appuyé au grillage :
– L’homme devant la porte, la porte de soumission, libera me, la vie à
vivre, la route, lux aeterna lux perpetua, le sphinx devant la porte, la porte
du désert, l’Arpenteur du désert, le désert où crier, les pas dans le sable.
Pressentiments qui m’assaillez dont je ne puis dire si vous êtes
remembrances d’hier, à moins qu’à l’inverse, vous, mes souvenirs ne soyez
des prémonitions, j’existe encore : ne suis-je pas, contre le même treillage,
accroupi conformément à l’ordre donné ? Pourtant âme errante, je ne cesse
d’être, et là où je suis et là où je ne suis pas. Âme errante, âme à la
recherche de sa mémoire, mes doigts agrippés aux mailles du grillage, il me
semble, à ne suivre que mon regard, tout entendre, tout comprendre avec
mes yeux. Qui murmure alors et m’interroge : « D’où viens-tu ? » L’espace
lui-même sans commencement ni fin paraît reprendre, paraît répandre la
question. Torride le ciel, torride la terre, torride l’air entre eux. Incertain
l’horizon et sèche l’odeur de pierre d’un monde qui se consume à son
propre feu. Un monde : un désert, et la fièvre du désert. D’où viens-tu ?
D’où je viens. L’autre voix sans timbre répond, partie de plus loin que
moi. De tout cet espace. Une réponse, je m’en rends bientôt compte, qui ne
fait pas justice de la question ni ne l’écarte. Comme s’il y en avait encore
une, de réponse, encore d’autres, à donner. Et la question reste posée. Je ne
vois que pierre et poussière. Je ne vois que cette flamme ; elle use les yeux ;
il n’y a qu’elle de vraie. Je ne saurais être vrai à mon tour que sorti d’elle,
auréolé par elle. Pour active qu’elle soit, haletante, la Machine-araignée
elle-même s’y amenuise déjà, s’y enfouit comme d’autres coassociés s’y
sont enfouis. Une et unique, la lumière nettoie la terre, la lessive à blanc.
Elle ne serait pas la lumière si elle faisait autre chose.
Elle ne le serait pas si elle ne vous laissait également l’âme meurtrie de
nostalgie. Mais pourquoi cette blessure ? Pourquoi cela qui pourrait être
beau, et qui à coup sûr l’est, prend-il en même temps figure
d’abomination ?…
… Les uns et les autres. Nous sommes là ; toujours à notre place ; la
même place. Et devant nous, ce désert, son vide inviolable, y compris au
regard. J’essaie de réfléchir. Ne peut-on le rassembler autour d’une
inspiration, puis d’une expiration ? D’un dessein, d’un désir ?
Je me torture l’esprit. Je ne fais que me torturer l’esprit sans espoir. Pour
occuper le temps. Sachant combien pareil vœu est chimérique. Le mal n’est
ni dedans ni dehors. Souhaiter le voir sortir du néant, où il trouve refuge ?
Ce qui n’est ni dehors ni dedans mais dehors et dedans ? Ce en quoi tout se
perd et perd jusqu’à son nom, où la lumière d’un objet n’est qu’opacité, où
cette lumière jamais ne se réveille. Pas plus la lumière que la capacité
d’être.
Folles imaginations. Dur a été le chemin qui nous a conduits ici, nous
avons laissé nombre de morts en route, et maintenant quoi ? Plus dur
encore est de se trouver sur des lieux où il n’y a lieu que de soulever des
questions. Au bout de nous-mêmes. Nous gisons contre ce grillage, une
résille jetée sur un vertige, au bout de nous-mêmes.
Archange du désert avec tes noms connus et inconnus, qu’attends-tu pour
paraître et parler ? Parler devant la porte ouverte sur fond de désert
comme une bouche pour un cri.
Je n’ai pas plus tôt élevé la voix en mon for intérieur, qu’il s’est montré.
Et depuis l’horizon, il ne cesse de venir. L’étendue poudreuse, et lui, plus
lumineux que le jour. Pourtant arrêté, au repos, tout en continuant à venir.
Je l’examine. C’est lui sans aucun doute.
Il semble parfois gravir des collines là où il n’y a qu’étale uniformité du
sol. Je sais. Il ne marche pas. L’espace se déroule sous ses pieds tandis que,
ni plus proche ni plus lointain, il brûle, tandis que lui, du même point,
entouré de sa gloire, il unit dans la même attitude le don de soi et une
étrange réticence.
Ni plus proche ni plus lointain, il demeure, mais toujours de l’air
d’avancer, de venir. À présent comment ferons-nous pour vivre ? Pas un mot
ne franchit ses lèvres. Le ciel tarderait-il à s’écrouler sur nos têtes s’il en
prononçait un ? Il suffit déjà qu’il s’offre à notre vue. Il suffit qu’à sa façon
incessante, il continue à venir et continue à nous regarder de sa place. Se
laissant reconnaître et refusant de se nommer, pouvant parler et ne parlant
pas. Pour l’instant. Je dis : pour l’instant.
Mais c’est le désert alors qui, d’une voix étouffée, se met à gronder.
D’une voix sourde et qui ne s’arrête plus. Il suffit, Archange, que toi tu
projettes une ombre, et qu’elle soit moi, cette ombre. Que tu fasses briller
chaque étoile de ta chevelure et, sur nous, allongés contre terre, répandes
la protection de ta nuit, couverture tissée de rêves et de lucioles. Personne
ne verra personne, mais chacun percevra la respiration de l’autre. Et plus
dense l’obscurité, plus légère la ressentirons-nous.
Fais-en tomber l’heureuse pluie. Il n’y en a pas un, parmi nous, qui ne
l’appelle pour en recueillir la fraîcheur avec quelque chose en moins du
poids de l’air, quelque chose en moins de l’étendue de la solitude, quelque
chose en moins de la totalité du silence. À l’extrême, au fond noir de
l’oubli, sombre, je serai mémoire de désert et oiseau à venir survoler le
désert. L’oiseau pourpre de toujours. Ni feu haut, ni feu bas : oiseau quand
le soleil descendra entre les tempêtes de sable, rideaux depuis jamais
écartés, suspendus. Que tout ce corps, de tous ses bras, de toutes ses ailes,
vole. Qu’à la mesure du ciel, il se fasse œil au centre sidéré de l’air, une
aspiration le voudrait-elle arbre de vie, ombre, une foudre le voudrait-elle
jour et de nouveau blancheur de feu, le voudrait-elle beau unique.
Pour l’édition originale :
© SNELA La Différence,
978-2-7291-1596-8
Cet ouvrage a été publié pour la première fois
978-2-7291-2220-1
En couverture :
Merzouga (photo de Jean-Louis Marçot).
Cet ouvrage a été numérisé
EN VERSION NUMÉRIQUE
Littérature française
Mohamed Leftah, Le Dernier Combat du cap’tain Ni’mat, roman, 2011, éd. num. 2014.
Pierre Lepère, Le Ministère des ombres, roman, 2010, éd. num. 2014.
Joëlle Miquel, Au bonheur des jours - histoires de femmes, nouvelles, 2015, éd. num. 2015.
Jean-Pierre Naugrette, Pelé, Kopa, Banks et les autres - les dieux de mon enfance, récit, 2014, éd.
num. 2014.
Littérature étrangère
Sergueï Chargounov, Livre sans photographies, roman, traduit du russe par Julia Chardavoine,
illustré par Vadim Korniloff, 2015, éd. num. 2015.
Hamish Clayton, Wulf, roman, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Marc Sigala, 2015, éd.
num. 2015.
Mohammed Dib, Le sommeil d'Ève, roman, 2002, éd. num. 2015.
Tom Lanoye, Les Boîtes en carton, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2013, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Tombé du ciel, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, 2013,
éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Troisièmes noces, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2013, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Esclaves heureux, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2015, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Le Pèlerin, conte, traduit du portugais par Parcidio Gonçalves, 2013, éd. num.
2014.
Fernando Pessoa, Contes, fables et autres fictions, textes traduits du portugais par Parcidio
Gonçalves, 2011, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Proses, I, 2013, édition revue et augmentée, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Proses, II, 2013, édition revue et augmentée, éd. num. 2015.
Zakhar Prilepine, Je viens de Russie, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène Corréard, 2014,
éd. num. 2014.
Zakhar Prilepine, De gauche, jeune et méchant, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène
Corréard et Monique Slodzian, 2015, éd. num. 2015.
Eça de Queiroz, Le Crime du Padre Amaro, roman, traduit du portugais par Jean Giraudon, 2007, éd.
num. 2014.
Eça de Queiroz, La Correspondance de Fradique Mendes, roman, traduit du portugais par Marie-
Hélène Piwnik, 2014, éd. num. 2014.
Eça de Queiroz, 202, Champs-Élysées, roman, traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik, 2014,
éd. num. 2014.
Essais
Michel Butor, Improvisations sur Flaubert, 1984, 2e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Rimbaud, 1989, 3e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor - L'écriture en transformation, 1993, 2e éd. 2014, éd.
num. 2015.
Michel Butor, Le Marchand et le Génie, Improvisations sur Balzac I, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Paris à vol d'archange, Improvisations sur Balzac II, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Scènes de la vie féminine, Improvisations sur Balzac III, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor et Carlo Ossola, Conversation sur le temps, entretien, 2012, éd. num. 2014.
Jean Clair, Le Temps des avant-gardes - chroniques d’art 1968-1978, essais, 2012, éd. num. 2015.
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, 2013, éd. num. 2015.
Jean-Luc Evard, Géopolitique de l’homme juif, 2014, éd. num. 2014.
Denis Langlois, Pour en finir avec l'affaire Seznec, 2015, éd. num. 2015.
Philippe Ollé-Laprune, Europe-Amérique latine, les écrivains vagabonds, 2014, éd. num. 2014.
Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe, 2014, éd. num. 2014.
Politique
Adonis, Printemps arabes - Religion et révolution, traduit de l'arabe par Ali Ibrahim, 2014, éd. num.
2014.
Patricia Cottron-Daubigné, Croquis-démolition, témoignage, 2012, éd. num. 2015.
Abdellatif Laâbi, Un autre Maroc, 2013, éd. num. 2014.
Noire
Pierre Lepère, Les Roses noires de la Seine-et-Marne, roman, 2015, éd. num. 2015.
Yves Tenret, Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, roman, 2015, éd. num. 2015.
Stéphane Guyon, Ici meurent les loups, roman, 2015, éd. num. 2015.
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