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Mohammed Dib

Le Désert

sans détour

roman

Éditions de la Différence
Film d’un retour impossible, cette histoire est celle de l’errance ouverte à toutes les dispersions. L’on
y voit une guerre terminée dans les sables, et deux hommes les traverser : l’un, le potentat Hagg-Bar,
à la recherche des traces du campement de jadis, et l’autre, le fidèle Siklist, pour avoir voulu le
suivre. Un bivouac est sujet à déplacements, et le désert, lieu de mirages.
 
« Motus. Prenons un air dégagé.
– C’est ce que nous devons faire ?
– Oui. Donner le change. Tu n’y mets pas beaucoup de bonne volonté.
– On ne peut rien donner, il n’y a personne. »

Mohammed Dib, né en 1920 à Tlemcen, en Algérie, et mort le 2 mai 2003 à La-Celle-Saint-Cloud,


est un des grands écrivains de langue française. Poète – Prix Stéphane  Mallarmé –, romancier –
Grand Prix du Roman de la Ville de Paris –, essayiste, auteur de nouvelles, de contes et de pièces de
théâtre, son œuvre, vaste et intense, a été couronnée par le Grand Prix de la Francophonie de
l’Académie française.
 

Nous partîmes donc d’Horeb et nous marchâmes, par tout ce grand et terrible désert…
Deutéronome I, 19
 

… Quelques coups de feu encore, des tirs de mortier sporadiques, il y a


eu ces coups de feu, ces tirs de mortier, de nuit ; au jour, plus rien, le désert
a retrouvé son visage d’innocence. Les guerriers se sont mesurés, valeureux
guerriers, frappant fort et sans merci. Ce qu’il reste d’eux. Comme ils
étaient noués sur leurs armes, ils se sont enlisés dans les sables. Le vent a
soufflé, il a levé les sables. Les sables leur montent à présent jusqu’aux
reins, jusqu’au cou, jusqu’à des yeux toujours ouverts. S’y enfonçant, avec
un rictus féroce, ces soldats luttent encore, dirait-on. Par endroits
n’émergent plus, plantés de guingois, que des fûts de mitrailleuses, de
canons, vestiges d’une forêt de fer engloutie, elle sinon ses monstres, half-
tracks, tanks, couchés sur le flanc, morts aussi. Les sables ont reçu
compagnons d’armes et ennemis, reçu le sang rouge de leur corps, le sang
noir de leurs fusils, ils ont tout reçu. Un jour, deux peut-être. Il ne se
passera qu’un jour ou deux et le désert refermé videra son silence, son vent
sur eux et plus loin. Plus loin. Chaque jour plus loin.
 
 
Au nom de l’enfer.
C’est là.
Ordre nous en a été donné : « Rassemblez-vous là. Restez là. »
Nous avons obéi. Nous nous sommes assis côte à côte sur cette aire,
derrière ce grillage.
« Ce qui doit se passer, vous le verrez bientôt. »
Et on nous a laissés. Nous restons dans la poussière où l’on nous a fait
accroupir. Nous attendons. Nous avons été conduits ici, nous avons répondu
chacun à l’appel de notre nom.
Nous attendons.
« Ce qui doit se passer. » Quoi : nous ne le voyons pas. Il n’y a que le
désert. Il n’y a rien à voir. Je sais ce qu’est un désert : je viens aussi d’un
désert. Nous sommes seulement devant un désert plus grand. Rien ne se
passe. Rien ne se voit. Rien, sinon le grillage qui nous en sépare.
Avons-nous été amenés là pour prier ? Mais qui ? Ou quoi ? Prier qui ou
quoi  ? On ne nous l’a pas dit. Assis, nous attendons. S’il nous faut prier,
nous attendons de savoir qui. Ou quoi. On nous le dira peut-être.
Nous n’avions déjà pas d’histoire. Nous vivions nos jours, les jours que
le destin impartit à chacun, et nous passions. Une fois passés, nous
n’avions pour ainsi dire jamais existé. Nous ne savions pas qui nous étions,
de qui nous étions les fils. Et tout était bien ainsi. Puis ces temps sont
venus.
 
 
Personne ne se montre. Toujours personne. Nous ne savons toujours pas
à qui ou à quoi nous devons adresser nos prières : si c’est bien pour cela
que nous avons été conduits en ce lieu qui a l’air de n’être d’aucun lieu.
Nous attendons.
Nous avons bien attendu chez nous, avant, sans avoir rien à attendre.
Tout ce temps attendu, nous savons attendre. Il se produira quelque chose.
N’est-ce pas pour cela qu’on nous a fait venir ? Dans l’ordre reçu, dans sa
contrainte, il y avait, inexprimée, une promesse.
 
 
Mon nom à moi ? Oh, je n’aimerais pas avoir à le dévoiler. Par ce désert
qui nous regarde, nous entend peut-être, je n’aimerais pas. Un nom, ce
nom, le demanderiez-vous à une ombre, en occident, quand celui qui la
projette se trouve en orient  ? Ombre non moins que lui certaine, ce n’est
pas à elle qu’il faut poser la question. Allez vous en informer auprès de lui,
là-bas, le porteur du nom, en présence de qui vous mettra l’Ange seul
quand il embrasera le monde et que tout sera un…
 

Quelques coups de feu, des tirs de mortier  : sporadiques, il y a eu ces


coups de feu, ces tirs de mortier, de nuit  ; au jour, plus rien, le désert a
retrouvé son visage d’innocence. Les guerriers se sont mesurés, valeureux
guerriers frappant fort et sans merci. Ce qu’il reste d’eux. Comme ils étaient
noués sur leurs armes, ils se sont enlisés dans les sables. Le vent a soufflé, il
a levé les sables. Les sables leur montent à présent jusqu’aux reins,
jusqu’au cou, jusqu’à des yeux toujours ouverts. S’y enfonçant, avec un
rictus féroce, ces soldats luttent encore, dirait-on. Par endroits n’émergent
plus, plantés de guingois, que des fûts de mitrailleuses, etc.
Oui, ces marques de pas. Deux doubles traces. Elles estampillent le sable
et elles viennent, se rapprochent, gagnent du terrain. Ainsi deux sont-ils.
Mais qui sont-ils, qui arrive ?
Et ils prennent corps, s’inscrivent dans l’éclat du désert.
Prendre corps, se découper dans l’éclat du désert. Ils sont encore loin.
Deux silhouettes. Il semble qu’ils n’aient jamais été ailleurs qu’à l’endroit
où maintenant ils se détachent. Deux trous de serrure. Tout juste deux trous
de serrure noirs. Il fait beau. Il fait insensément beau. Il ne fait que beau.
Invisibles jusqu’à cette seconde, ils sont, il n’y a qu’eux deux, scellés dans
l’espace.
Rien ne le prouve. Il se peut qu’ils aient bougé, avancé de quelques pas.
Rien ne le prouve, découverte devant eux, jusqu’à eux, et après eux, la
distance se révèle identique à elle-même. Guère facile à évaluer  : grande,
très, très grande, ou seulement grande. Deux trous de serrure.
Des trous à y coller un œil ? Aimerait-on qu’ils le soient ? Aimerait-on le
croire ? Qu’apercevrait-on à travers ?
Uniquement ces silhouettes. Autrement rien, et on ne saurait dire si elles
se portent en avant ou si elles reculent. Uniquement l’espèce de violence
qui les fait se buriner dans l’insondable rayonnement blanc, et si loin au
diable que le diable lui-même n’oserait dire jusqu’où loin. Ni affirmer
qu’elles sont l’une et l’autre d’hommes, ou l’une et l’autre de femmes, ou
l’une d’homme, l’autre de femme, à supposer qu’il daigne se prononcer, le
diable.
Tout diable qu’il est ; mais qu’est-il, celui qui voit les gens de dos et de
face, les voit aller et en même temps venir, deux hommes en définitive,
deux hommes ayant sauté en quelque sorte de là où ils se trouvaient pour se
retrouver à la place où ils sont déjà, sauté le temps aussi qu’il aurait fallu
pour accomplir ce saut. Deux hommes. Mais prétendre qu’ils se pressent,
tout en cisaillant des jambes, on en rirait ; ils se pressent si peu que… De
fait arrivent-ils ?
 
 
Cette manière qu’ils ont d’observer tous les trois pas des haltes, des
pauses. C’est leur manière. Des haltes, des pauses, si longues parfois qu’à
les regarder on s’imagine : « Maintenant c’est l’arrêt complet, la panne. » Et
eux, à ce moment, ils s’ébranlent, semblent plus que décidés à ne pas en
rester là. C’est l’impression qu’ils donnent. Pour que le manège se
poursuive et que de nouveau on les sente plus ou moins près d’arriver  ?
Quel temps ne prennent-ils pas tout en se décomposant en mille gestes. Un
temps ; non, ils ont l’éternité devant eux.
L’éternité : ce ne sont pas eux qui ont l’air de l’ignorer. Vous vous dites,
l’éternité. Il y a ce temps mort, vous vous tourmentez beaucoup moins à
leur sujet. Ça leur suffit pour se dresser encore à quelques pas. Deux
hommes. Non deux femmes. Non une femme et un homme. Et c’est la
même chose  ; terriblement pareil. Comme ils causaient, gesticulaient au
loin, ils continuent. Comme ils se mouvaient, se déhanchaient, sans se
soucier ou paraître se soucier d’autre chose ou d’y penser. Songeaient-ils
seulement à regarder où ils allaient, où ils étaient, et maintenant ils s’y
emploient, ils regardent où ils vont, où ils sont  ? Ils paradaient là-bas, ils
paradent tout près, et ça revient au même. Continuant comme si elle n’avait
pas fait question, cette distance, comme si tous deux n’avaient guère eu à
parcourir ce qui n’aurait jamais existé. Continuant à se trouver de tout
temps là où ils étaient à chaque seconde et, à présent, là où ils sont,
simplement là où ils sont, et de tout ce temps, sans s’inquiéter de quoi que
ce soit.
Jusqu’à cet ouragan lumineux autour d’eux. Comme il n’a cessé de le
faire, il culmine, mais s’étend aussi dans toutes les directions. Comme il
semble aspirer sans un cillement ces mêmes directions, les dissoudre et ne
chercher qu’à les répandre de nouveau en clarté vaine, en blancheur
décharnée où s’égare un fantôme de voix, s’égare, puis énigmatique se
reprend, s’interrompt net et, n’y résistant pas, reparle.
Reparlant, bientôt couvert par une autre voix rien moins que spectrale.
L’individu qui, sur les deux, vient avec sa face de carême, c’est lui  : il a
paru s’adresser à un troisième personnage pris à témoin, un troisième
absent.
– Devant, derrière, de côté. Il ne sait plus où il en est. Il se croit arrivé, le
pauvre vieux.
Des propos que le seul à pouvoir entendre et à être bien placé pour savoir
quoi répliquer, l’unique compagnon de route, n’a pas relevés. Il n’a pas eu
l’air de s’apercevoir que quelqu’un ait ouvert la bouche dans ces parages.
Il est possible que le premier n’ait dit cela que pour s’entendre parler.
S’ils sont deux survivants, deux rescapés, on en a l’impression mais on n’en
a aucune idée comme on les voit aller  : le pauvre vieux, gros sans faire
court, surtout sans faire pauvre ni vieux, mais faisant indubitablement plus
âgé que l’autre, le long – long, non pas maigre : passerait plutôt pour être
bien découplé – disons pour nous en sortir, l’un et l’autre comme on les voit
aller, ou les voit venir, l’un, le vieux, faciès de lion distrait, l’autre avec sa
mine creusée, l’un, le gros, empoignant ce qui aurait pu être un sabre mais
qui n’est qu’un parapluie, l’autre sans rien aux mains. Lui, le gros, le lion,
le chef emballé dans ce qui aurait été un casque mais n’est qu’une keffieh.
L’autre portant haut sa tête nue.
Comme ils sont accoutrés tous deux, pas à la mode des guerriers, mais
qu’est-ce que cela peut faire  ? N’iraient-ils vêtus que de leur peau, il n’y
aurait personne pour s’en préoccuper, là où ils sont. Mais pour satisfaire une
curiosité : le lion, plus large, plus épais, poussant du ventre, se produit dans
une veste de smoking, des plus noires avec ses revers en soie et, presque
trop longues, les manches débordent sur ses mains replètes, mais le frac
malgré son ampleur, il y entre tout juste, n’y entre même pas s’il doit le
boutonner. Et pareillement le gilet sur lequel il s’ouvre, non moins noir, non
moins habillé, aux revers de soie aussi, tirés, tendus sur un plastron que
ferment des petits boutons, des boules en or. Comme gilet, franchement
alors, c’est succinct, une brassière sur ce poitrail de centaure, il s’en faut de
beaucoup qu’il descende sur un ventre, une proéminence protégée par la
seule chemise qui dépasse en dessous et bâille, dévoilant une éclisse de
peau avec ses poils. Quant au pantalon de serge – de serge aussi légère que
sa couleur bleue – il est comme si cette partie du costume prenait des
vacances pendant que la partie supérieure sacrifie aux rites mondains. Ce
pantalon lui-même qui ne monte de son côté avec sa ceinture, qu’au pli des
cuisses, à la hauteur de l’aine, et fait le ventre déborder davantage, s’il est
possible. Mais celui qui le porte garde, sereins, le visage et le double
menton carré dans son col cassé qu’orne un nœud papillon plus noir encore
que tout ce qu’on voit de noir sur le bonhomme.
Cela suffit-il ?
À l’autre. Il n’y a presque rien à dire de lui. En salopette propre sur une
chemise propre à rayures (écossaises), il y a gros à parier que, dans toute
cette propreté, d’où qu’il soit parti, le coffre avantageux, il ne se dirige pas
vers l’usine. Voilà ce qu’il en est de celui-ci.
Il l’a dit pour lui-même. Son air mi-triste mi-vague avoue qu’il lui a été
bien égal de dire cela ou autre chose.
Le lion en smoking donnant finalement congé à ses pensées, se retourne :
– Qu’est-ce que tu marmonnes ?
Le sujet questionné gonfle la poitrine déjà large que nous lui connaissons,
feint de lancer à la cantonade :
– J’ai dit, nous sommes arrivés !
– Ah, ah, tout de même. J’en avais un peu assez de cette marche. Elle
commençait à me paraître un peu longue.
Cette voix, grincheuse, est-ce elle qui est vieille ?
Les deux hommes prennent en même temps position à l’endroit où il ne
leur importe guère d’être parvenus. Et le plus grand, avec son expression
indéfectiblement chagrine :
– Ne nous pressons pas. Il fait si beau. Et, parole de Siklist, d’autres
beaux jours nous sont promis.
– Combien de jours, dis-tu ?
– Quatre.
– Quatre grands jours que nous sommes ici et ça ne te semble pas
curieux ?
Torse en avant, alors il part, celui qui s’est nommé lui-même Siklist,
comme on irait à la recherche d’un enfant perdu. Il accomplit deux, trois
tours dans un sens, deux, trois tours dans l’autre. Il ne reçoit que du soleil
dans les yeux ; l’espace s’étant fait invisible reste comme s’il n’existait pas.
Il revient.
– J’ai dit quatre. Il se peut que je me gourre.
– Et tu gardes un air calme avec ça. Tu affectes même d’être content.
Le gros, le lion, imprime un furieux mouvement de pendule à son
parapluie.
L’autre, Siklist, se défend :
– Je n’ai jamais affecté d’être content. Quand m’avez-vous vu affecter
d’être content ?
– Ne cherche pas maintenant à me désarmer avec tes sourires sucrés. Du
diable si je vois où tu veux en venir. Tu m’as fait perdre le fil de mes
pensées : depuis combien de jours sommes-nous ici ?
Les sourires incriminés, s’il n’y en a jamais eu, s’effacent. Le coupable
ne s’est pas composé là-dessus un visage de bois, il l’a tout le temps eu de
bois. Une tête sortie du moule sans avoir reçu les soins de finissage
habituels, avec ses plis, ravins, couperose, boutons, qui se fait impassible,
quasiment rancuneuse.
– Je ne sais pas, moi. Quarante jours. Après tout, qu’est-ce que ça fait ?
– Hein ? Comment ?
Le lion se mordille la lèvre supérieure, sous la moustache en brosse.
Pour se laver d’une nouvelle accusation, l’individu aux ordres se hâte de
répondre :
– Douze jours.
– Retourne voir.
– Où voulez-vous que j’aille  ? Regardez vous-même, monsieur Hagg-
Bar ; où ?
– Monsieur Hagg-Bar !
Bien en dessous du gilet, le ventre a tressauté, puis un rire inopiné le
secoue.
– Monsieur Hagg-Bar ! Évidemment c’est moi. Ça ne peut être que moi.
Après le rire : le sourire. Celui-ci disparaît à son tour.
– Nom de nom, je me suis demandé à qui tu t’es adressé. Du diable si on
sait où on en est avec tout ce qui arrive. N’être plus sûr de son nom, n’être
plus sûr si on est soi. Mais je te retiens, toi, à répéter sans arrêt monsieur
Hagg-Bar par-ci, monsieur Hagg-Bar par-là, alors que personne dans le coin
n’est à même de soupçonner…
L’homme prend une expression propre à inspirer la terreur et à mi-voix il
détache ces syllabes :
– … comment nous nous appelons.
Il fait les gros yeux à son compagnon.
– Malheureux.
Puis l’un de ces mêmes yeux lance un clignement :
– Soyons discrets.
– Mais, monsieur Ha…
Monsieur Ha… le foudroie encore du regard et, ce faisant, il se cambre.
Il se serait cambré davantage si ç’avait été dans ses moyens. Faute de
pouvoir faire mieux, il tire son gilet par les basques, le gilet qui lui descend
à peine au-dessous des mamelles, guère plus bas, et moins encore pour
couvrir cette éclisse de peau avec ses poils qu’on aperçoit par la fente de la
chemise.
– Faites excuse.
La figure étirée, tombante, il a eu ces deux mots, l’autre, l’étourdi,
seulement ces deux mots puis, bien après, cette réflexion :
– Que je sois pendu si j’y comprends quelque chose.
Le lion, à ses côtés :
– Motus. Prenons un air dégagé.
– Oui, c’est ce que nous devons faire ?
– Oui, donner le change. Tu n’y mets pas beaucoup de bonne volonté.
– On ne peut rien donner, il n’y a personne.
– Faisons comme si nous n’étions ni Hagg-Bar ni…
– Mais, monsieur Ha…
– Chut  ! Monsieur Ha  ?… Connais pas. C’est quand il n’y a personne
qu’il faut se méfier le plus.
Il a, comme un preux, déjà saisi son parapluie des deux mains, Hagg-Bar
– chut, monsieur Ha… – pour le brandir au-dessus de ses chairs, de sa tête
et se figer dans une attitude héroïque. L’homme pose-t-il pour son propre
monument  ? Non, il s’est rappelé quelque chose à en juger par son
expression.
– Combien de jours as-tu dit ? Onze ?
Il rassemble son regard  ; ses yeux à poches et à paupières d’oiseau
scrutent suspicieusement les traits chahutés de l’autre. La question a surgi
d’elle-même. Mais rien, la réponse qu’il espère lire, qu’il veut croire qu’elle
va se trouver tout inscrite sur ces traits, à moins qu’il ne la reçoive de cette
bouche, ne surgit pas, elle ne vient pas.
Toujours en attente, énorme comme il est, il s’en fait une, il se dit, la voix
empreinte d’incrédulité :
– Onze jours. Et personne ne s’est montré.
– Non, mais il en passera peut-être, des gens.
 

… Levant les yeux, je trouve la vie toujours là. Que s’est-il passé entre-
temps ? Uniquement des heures, des jours. Mais toute proche, tout offerte,
cette vie se fait fumée dès la seconde où vous êtes tentés d’en saisir quelque
chose, d’en prendre une bolée au creux des mains. Et si un événement s’est
produit, nous n’en avons pas eu connaissance. Nous toujours assis à la
même place, sur la même aire poussiéreuse, et contenus par le même
grillage. Nous contre ce mur transparent, comme si nous étions d’autres
gens venus remplacer d’autres gens qui nous auraient précédés et auraient
encore été nous.
Mais à travers les mailles du grillage apparaît je ne sais quoi. La
promesse ; se réalise-t-elle censément sous nos yeux ? Que se passe ce qui
doit se passer.
« Restez là, nous a-t-on dit. Vous allez voir bientôt ce qu’il faut voir. Ce
qui doit advenir. »
Et nous voyons.
Deux hommes en blanche culotte se renvoient une balle au moyen d’une
grande cuiller plate. C’est tout. La scène dure depuis longtemps, sans doute
après avoir commencé sans que nous nous en soyons rendu compte.
Quelquefois la balle se perd, manquée. Alors l’un des deux hommes en
extirpe une autre de sa poche et ça repart, ça reprend, sans changement. Il
ne se passe rien d’autre. Nous habitons le même espace qu’eux, sous le
même ciel, malgré ce grillage, mais nous ne respirons pas le même air.
Et voici que ce ne sont plus deux hommes qui se défient et se mesurent
ainsi. Ce sont deux espèces inconnues de bêtes, grandies soudain en taille
et jouant des quatre membres à la fois non sans paraître en avoir une
douzaine. Une douzaine, elles ne sont en fait plus que bras, ou que jambes,
ces bêtes. Elles s’affrontent aussi sans qu’aucune n’approche l’autre.
Combat livré par des monstres en forme d’étoiles sauvages. Pas de
corps ; exclusivement des tentacules. Chacun des deux monstres s’élance en
des bonds météoriques et, tempétueux, touche, ne touche même pas terre,
pour rebondir. Il ne se passe que cela. Nous n’assistons qu’à ce ballet dont
nous ne voyons, sentons que l’horreur qu’il diffuse pour nous submerger à
notre tour d’horreur. Dans sa beauté maudite, un spectacle infâme que vous
ne pouvez que regarder de tous vos yeux en même temps que vous avez
honte de le regarder.
Est-ce cela qu’il nous faut prier  : l’animal impossible adonné à son
ivresse, abandonné à sa folie, le mal à l’œuvre dans le monde ?…
 

Avec étonnement, il répand sur son interlocuteur le même regard de lion


arraché à sa digestion, un regard lourd, catatonique. Il questionne pourtant
derrière ces yeux, le lion, à deux doigts de bondir toutes griffes dehors,
encore qu’il ne le fasse pas pour l’instant et qu’il détourne la tête, et ainsi
parle-t-il, poursuit-il :
– Toi, mon garçon, tu flanches déjà. Je ne donne pas cher de toi.
– Du diable, monsieur Ha…
– Chut, nous avons dit : pas de nom. Pas de nom confié imprudemment
en l’air.
L’index levé, le vieux se met à l’écoute. Siklist fait comme lui, écoute
aussi.
– Du diable alors si…
– Nous resterons ici. Où nous sommes. Nous n’en bougerons pas.
M.  Hagg-Bar plante au sol la pointe de son parapluie, joint les deux
mains sur la poignée.
L’autre, avec sa triste figure, se montre disposé à tout accepter, tout
approuver, si seulement il ne continuait pas à donner l’impression que, quoi
qu’on lui dise, rien ne prend sur lui.
– Ben, restons où nous sommes.
Et tous deux, muets, considèrent l’espace, abstrait à force, neige dont la
lumière ne s’étend apparemment que pour en cacher la face noire.
Mais le monsieur ensmokiné précise, il n’est sans doute pas sans avoir
une longue pratique de l’individu attaché à ses pas :
– Je n’ai pas dit, restons où nous sommes pour que tu te laisses aller.
Une grosse pouffade saisit l’objet de cette mise au point.
– Qu’est-ce qui te fait rire ? s’impatiente Hagg-Bar. Je ne vois pas, non,
je ne vois pas.
– Aller où ? hoquète Siklist, qui étouffe. Vous ne voyez pas ? Regardez :
autour de nous, rien…
– … Personne. C’est ce qui te rend si gai ? Avec une tête pareille. Toi, tu
files un mauvais coton.
Gai à sa façon lugubre, Siklist se contenait à peine  : ces paroles ont le
don de provoquer chez lui un redoublement, presque une crise d’hilarité.
Plié en deux, il en est maintenant à émettre entre deux vagissements :
– Que faut-il… que faut-il faire alors ?
– Donner l’exemple. Je te l’ai dit plus d’une fois. Donner l’exemple.
– À qui ?
– Tu le sais.
Des larmes de rire encore dans la voix, Siklist bégaie :
– À qui pourrait… passer… par là  ?… Mais qui pourrait… pourrait
passer par là… et quel… quel exemple ?
– Cela aussi, tu le sais.
– Moi ?
L’escogriffe soudain se calme  ; dans sa gorge, coupés net, les joyeux
sanglots cessent de se bousculer. Ses yeux, grains de café grillé, tels qu’ils
se rivent sur Hagg-Bar, tels ils se mettent à clignoter. Anxieux, le visage
avec son nez interminable et, en dessous, sa bouche rentrée aux lèvres
inexistantes, et les feuilles de chou qui les encadrent, des postiches, dirait-
on ; anxieux, en attente.
– Non, parole, fait-il. Je n’en ai pas la moindre idée.
– Ta tête ne me revient pas. Je ne donne pas cher de toi  : tu peux me
croire.
– Ne vous fâchez pas.
– Mon petit, regarde-moi un peu.
Les deux compagnons se toisent d’assez mauvaise grâce, l’un gros, fort,
l’autre, grand, fort aussi à sa manière, et du coup on s’imagine voir une bête
du désert faisant face à un homme. Fugitive impression, qui s’évanouit
aussitôt, ils ont déjà reporté leur attention ailleurs, craignant probablement
de s’emmurer l’un dans le regard de l’autre.
Siklist, la mine pas plus sombre, mais aussi sombre, sa bonne humeur
retombée, tournant à la distraction, bredouille :
– Monsieur Hagg-Bar.
Celui-ci entend d’abord sans un murmure son nom s’ébruiter à tous vents
et se borne à déclarer :
– Il n’est passé personne depuis vingt-trois jours que nous sommes ici.
Puis il se ravise :
– Combien de fois vais-je te le répéter : pas de monsieur Hagg-Bar en ces
lieux.
– Jamais plus, monsieur Hagg-Bar. Combien de jours, dites-vous ?
Hagg-Bar hausse les épaules :
– Dix-huit jours, mon ami. Dix-huit ! Ouvre tes oreilles.
Lançant ces mots, le plus âgé, sa main pour ainsi dire s’est presque posée
sur l’épaule de l’autre, quand il s’en est aperçu et l’a retirée : à croire qu’il
allait la poser sur du feu. Il enfle encore plus la voix après cela, poursuit
comme si de rien n’était :
– Rester ainsi, veiller, guetter, ah, ah. Et le monde qui ne donne pas de
ses nouvelles.
Les yeux braqués sur un horizon qui a définitivement pris ses distances, il
murmure, pensif :
– Que devient-il ?
– Qui ?
– Le monde.
– On commence une nouvelle journée, monsieur Hagg-Bar. On
commence…
– Une nouvelle journée ?
Après avoir déclamé sa phrase comme sur une scène, avec le bel air
d’optimisme qu’il pense devoir afficher, Siklist salue pour toute réponse
l’espace du bras, l’y enclot et l’offre ainsi à l’admiration de son protecteur.
En même temps, il paraît vouloir reprendre la route.
Insensible, demeure Hagg-Bar à ce qu’on vient de lui présenter. Que lui
montre-t-on  : cette lumière qui se brûle elle-même, toujours cette neige
inévitable qui confère à tout une apparence rien moins qu’innocente ?
Il se résigne.
– Une nouvelle journée. Eh bien, reposons-nous. Ne méritons-nous pas
un petit repos ?
Puis se mettant, sur ces mots, à tourner en rond, il s’interroge, agacé :
– Mais comment faire avec cette ombre sans relâche devant vous,
derrière, à côté, sans relâche sur vos talons ? Comment s’en défaire ?
– Le vendredi, ce qu’on fait par ici ?
Le grand diable a posé sa question et ne paraît pas être de moitié à ce
qu’il vient de dire.
– Je ne sais plus, se répond-il. Il y a quelque chose à faire, le vendredi, je
ne sais plus trop quoi.
– Quoi, vendredi. Moi, Hagg-Bar, je dis…
– Ou jeudi, qu’importe. Mais nous avons dit, pas de nom. Chuuut.
La voix de l’autorité grimpe par-dessus les mots :
– Je dis que c’est une situation propre à sembler je ne sais comment dire.
On craint de se retourner et de voir sortir de terre des morts d’une certaine
façon pas assez disparus, et de se reconnaître un peu dans tous.
– C’est vrai, nous allons nous en sortir, monsieur Ha… Excusez-moi !
– Regarde autour de toi. Regarde. L’endroit n’est pas fermé, mon bon.
L’endroit où nous sommes. Alors comment comptes-tu en sortir ? Il n’y a
pas à en sortir.
Et, faisant tournoyer son parapluie, le gros homme se met à roucouler :
 
Nulle porte nulle part,
Un espace nu comme la main,
Y a-t-il rien de plus beau ?
 
Une chanson qui tourne aussi sur soi, les mêmes formules sitôt finies,
sitôt reprises.
Le dévoué compagnon bougonne :
– Mon regard et moi commençons à être fatigués de toute cette distance.
La vue elle-même s’y perd. S’il y avait une chaise, une pierre, une souche.
S’il y avait au moins sur quoi s’asseoir.
Une sorte d’idée affleure d’entre les durs plis de son front.
– S’il y avait seulement un arbre et un seul oiseau dessus.
Des propos qui n’échappent pas à son aîné et qui lui font déclarer :
– À quoi cela servirait-il, voyons  ! Ici, on reste debout. Comme cette
lumière  ! On doit être toujours prêt. On n’est tenu à rien d’autre. On n’a
besoin de rien faire d’autre. Rien.
– Je vais alors penser que je suis moi-même cette chaise, cette souche ou
cette pierre sur laquelle je désire m’asseoir, sur laquelle je vais même
m’asseoir.
– Pense, mon ami, pense.
– C’est très aimable à vous, monsieur Ha… Chuuut.
Mais, après une légère hésitation, Siklist s’informe :
– Vous savez peut-être quelque chose, monsieur Hagg-Bar. Vous savez
sûrement quelque chose, vous.
Ce dernier, ses yeux s’éteignent.
– Rien, mon ami. Je ne sais rien qui vaille la peine d’être su et que nous
nous en souciions.
– En êtes-vous sûr ?
– Non, ne commence pas. Eh bien, si tu veux : je pense que nous sommes
allés un peu trop loin.
– Pour ça, oui ! Pour ça, c’est sûr !
– Et que maintenant il faut considérer les choses autrement.
– La chose en face.
– Oui. La chose elle-même.
– Vous entendez par là : la pire des choses, n’est-ce pas ?
– Oh, la pire ? Nous n’y sommes pas encore arrivés.
– Mais tous deux ensemble, vous et moi, monsieur Hagg-Bar…
– Ensemble. C’est ça. Ensemble.
Des mots que Hagg-Bar a fini de prononcer, le regard de nouveau éteint.
– Vous n’allez pas m’abandonner ? fait Siklist.
Un cri inattendu, malvenu dans tout le silence dont ils disposent à eux
seuls.
– Non, non. Sois tranquille.
Des automates en suspens de gestes, comme ils sont, en quoi ils se
transforment subitement, ils restent là. Qu’est-ce donc qui les a mis en
branle et fait arriver jusque-là où ils se trouvent ? Ils se sont dépensés, ils se
sont agités : et maintenant qui les laisse un pied en l’air ?
À brûle-pourpoint, Siklist demande, rendu à soi :
– S’il vous plaît, monsieur Hagg-Bar, les feuilles sont-elles tristes
d’abandonner l’arbre à l’automne ? L’arbre est-il triste de les perdre ? Mais
il n’y a pas d’arbres par ici. On n’en voit pas un seul. D’arbre d’où des
feuilles pourraient tomber.
– Ehm. Ehm. Allons, mon garçon.
Hagg-Bar regarde ailleurs, adoptant une position de repli, et on ne sait
s’il fait appel à sa mémoire ou s’il lit dans un livre intérieur, il récite :
– Chez l’espèce végétale, le manque d’expression orale et de mobilité est
compensé par une extraordinaire faculté à construire une forme
particulière… Chez la plante, les centres d’interprétation sont des zones de
croissance et de morphogenèse.
De la même voix abstraite, il ajoute :
– Professeur Yves Demarly.
Sur le même ton, il lui vient encore cette réflexion, elle, tout à fait dans
son style :
– Mais le désert n’engendre que du vent et le vent, lui, fait le désert.
 

… Nous sommes toujours ici, contre ce grillage, je nous vois, les


paupières cillant comme au sortir d’un profond sommeil, et pourtant je suis
sûr qu’aucun de nous ne s’est endormi, à aucun moment. Oui, sûr d’avoir
tout le temps tenu le désert sous mon regard et, levant plus haut les yeux, le
foyer blanc du ciel avec son soleil. Alors pourquoi cette impression d’avoir
dormi ? Détachée, la chaîne qui lie la terre au soleil ? Ou allons-nous loin
de tous les soleils  ? C est comme si j’avais eu à parcourir cet infini et à
présent me voilà revenu, de nouveau arrivé ici, devant cet autre infini,
l’infini de sable : mais sans avoir bougé de ma place. Ou, dirais-je encore,
nous sommes d’autres gens venus remplacer d’autres gens qui nous
auraient précédés et qui auraient été nous-mêmes. Mais la promesse est-
elle là ? Est-ce elle, l’homme, jeune comme nous l’apercevons à travers le
filet du treillage, un éphèbe nu autant que défendu, habillé par sa nudité ?
Un monde de plantes, pensez donc, l’environne, un monde d’oiseaux, de
bêtes  ; illusion, que tout cela, bien sûr, rêve. Lui, semble ne vouloir
qu’arracher quelque chose de lui-même et, lorsqu’il y parvient, non sans
mal, c’est pour se séparer en deux, alors qu’il était un et unique. L’autre
partie est une femme : ce qu’il a produit. Une merveille à son image. Il a
pourtant l’air d’avoir accompli le plus ordinaire des actes. Puis il examine,
observe, évalue ce qui dans ses entours peut l’être ; mais, aussi bien, ce qui
peut ne pas l’être. Ses lèvres remuent pendant ce temps, à croire que, ne
connaissant pas les choses que ses yeux voient et que, venu d’un autre
univers, il leur adresse la parole ; peut-être même en attend-il une réponse.
Mais dans ce monde ni vivant ni mort, vous auriez peur, vous, que la
moindre question posée à propos de n’importe quoi ne reçoive comme
réponse une question, qui à son tour ne recevrait comme réponse qu’une
autre question et ainsi de suite de proche en proche et aussi loin que vous
alliez avec vos questions et que si par hasard – autant dire, par malheur –
une réponse était donnée à une seule question, ce monde, ou peu importe
lequel, aurait plaisir à se pétrifier du coup, à se vider de sa substance et,
roide, à vous opposer un masque de bronze. Mais l’homme sans âge là, le
bel incirconcis, paraît loin d’être de cet avis et ne fait visiblement
qu’interroger une chose après l’autre et, ensuite, lui assigner un nom. Une
façon de les apprivoiser  ? De se faire reconnaître de chacune  ? Dans
l’espoir de les mettre en confiance, à n’en pas douter, d’être accepté par
elles. À tout le moins pour les habituer à sa présence.
Maintenant, après qu’il les a toutes nommées, à ce que nous pensons – il
se repose. Ce faisant, il croque un fruit à lui offert par la femme, nue elle
aussi comme il l’a tirée de lui-même, nue et se promenant en ce jardin. En
retour de ce don et de cette complaisance, il lui récite les noms dont il vient
de pourvoir les choses, elles qui n’en avaient point jusque-là. Elle s’assied
et, alors écoutant, un sein écrasé contre le flanc de l’homme, la longue
énumération, la belle s’endort. Il s’en aperçoit, semble comprendre que
c’est la plus juste des réponses à sa fastidieuse litanie. Muet, il la considère
dans son sommeil. Sans doute se rappelle-t-il à ce moment qu’elle seule est
restée sans avoir reçu de nom. Et nous l’entendons lui en décerner un.
– Hawa, dit-il.
Il la regarde ; il répète :
– Hawa.
– Oui, dit-elle à travers son sommeil.
Ce Oui, traversant le grillage, nous l’avons entendu venir jusqu’à nous et
nous frôler avec la fraîcheur d’une brise.
Mais à peine a-t-elle émis cette approbation, que – où gît l’artifice dont il
a usé – l’éphèbe sans âge la prend et la refond en lui, qui redevient soi-
même l’hermaphrodite de la fin comme il a été celui du commencement.
Ainsi l’hermaphrodite couronné, la royale énigme, c’est lui, comme il se
tient devant nous. À part moi, je psalmodie :
«  Ici est né le roi auquel tous les honneurs sont dus et dont surgiront
toutes les horreurs. Nul ne naîtra désormais au-dessus de lui ou au-
dessous. Nul ne naîtra jamais de lui. Ni par art, ni par œuvre de la nature.
Aucune créature vivante. »
Puis le désert s’est reconstitué, s’est rendu à lui-même, simulant à
nouveau cet espace où le regard ne sait où se poser. Et se rejoignant comme
il vient de le faire, il a englouti ce qui un moment auparavant prétendait s’y
instaurer, s’y conserver. Mais le songe nous en poursuivra dans la grotte la
plus profonde où nous chercherions refuge  : abîme qui s’ouvre et nous
ouvre et où, le cœur en proie au tourment, nous entendrons une voix
d’enfant tout en cris  : «  Père  ! Père  !…  » Nous l’écouterons et nous ne
saurons quel enfant se trouve là à crier. Ce père pourrait être vous, iriez-
vous penser. Mais quand n’étant pas un lit de torture, la nuit dans sa nuit se
fait lit de leurres, que saurait-on en attendre, en garder ? La nostalgie de
cet enfant, la nostalgie de la disparue si belle ?
 
 
Puis l’aurore, la remise en ordre dans le cœur et ses pensées. Ce cœur
pour lors si incurablement nostalgique, n’ayant retenu qu’une image. Ne
pouvant faire plus, il n’est pas triste. Et vous attendez, toujours à votre
place, le front appuyé au même grillage. Vous attendez devant l’aire vide
sur laquelle l’air vibre, vous demandant  : quelle vie reprendra, quel feu
brûlera à nouveau dans ce foyer ?
Le monde plein à craquer, à ne pouvoir admettre un moucheron de plus
et comment ce moucheron s’arrangerait-il pour y faire son trou s’il
survenait. Ce moucheron ou n’importe quoi d’autre. Il vous semble avoir
rêvé, à considérer le désert ; le désert qui vous rit à la face, où tout peut
arriver. Étendue vacante, tout ouverte, mais qu’a-t-elle fait de ses
monstres  : les a-t-elle restitués aux enfers d’où ils n’auraient dû jamais
sortir  ? Congédiés définitivement ou n’attendent-ils qu’un signe pour
revenir  ? Notre rêve ne sort pas de son rêve. Nous nous repaissons du
sentiment d’avoir déjà franchi le sombre fleuve et fait ce rêve…
 

– J’ai fait un de ces rêves, monsieur Hagg-Bar ! Quel rêve, quel rêve…
Un rêve si…
– Un rêve ? Quand ça ? Tu ne peux pas avoir rêvé. Quand ç’aurait-il été
possible ?
Massif, la moustache en brosse, hérissée et, sur le visage, peinte, toujours
cette propension à commander, le potentat manie son parapluie. C’est selon
qu’il parle ou qu’il garde le silence : s’il parle, il en donne de la pointe des
coups sur le sol ; s’il se tait, s’il réfléchit, il lui sert à faire des moulinets.
Pour l’instant, il en assène des coups par terre.
– Mais si, monsieur Hagg-Bar. J’ai bel et bien…
– On a rêvé avoir rêvé.
– Je ne comprends pas. Oh, vous voulez dire qu’il aurait d’abord fallu
que j’aie dormi à un moment quelconque. Je ne peux pas vous préciser
quand, mais ça a dû m’arriver et j’ai fait ce rêve. Un rêve, monsieur Hagg-
Bar ! Un vrai, même si ça n’avait pas l’air vrai. Je vous assure. Aussi vrai
que je peux maintenant crier, monsieur Hagg-Bar ! à qui veut m’entendre,
puisque nous savons maintenant que personne ne nous entend.
Si chagrine que paraisse l’expression qu’il affiche, Siklist est pris d’un
rire sans bruit, un rire heureux.
Et Hagg-Bar le grand, Hagg-Bar le gros :
– Un rêve, un vrai, mais c’est la première porte ouverte sur votre mort.
Il n’est pas en train de parler, il est en train de penser tout haut.
– Et après cette porte, une autre. Et après ce rêve, un autre. Et les portes
se suivent. Qu’arriverait-il alors si l’une d’elles se fermait à votre nez et
vous obligeait à revenir sur vos pas ? C’est le risque, ça peut se produire.
Les yeux gaiement allumés et fixés sur des choses qu’il est seul à voir,
Siklist, lui, rit pour soi ; il n’écoute pas, n’entend rien. Il propose :
– Voulez-vous savoir ce que j’ai rêvé ? Vous n’allez pas vous ennuyer.
– Raconte.
– Eh bien voici.
Siklist dit, eh bien voici, et commence par se taire, son regard plonge
dans de nébuleuses régions  : pour y retrouver sans doute ce que lui seul
peut entrevoir et entrevoit certainement, et s’applique à retenir, des choses
toujours prêtes à s’échapper. Absent, un instant mais pas plus, il finit par se
décider, il dit :
– Eh bien voici  : imaginez une pièce pleine de rien, des murs entre
lesquels c’est le vide le plus vide que vous puissiez vous figurer, où il n’y a
même pas une porte quelque part. Il y a moi évidemment entre ces murs qui
existent sans exister et entre lesquels vous avez malgré vous l’impression
d’être enfermé et, malgré ça, pas enfermé, on ne peut pas dire à quoi ça
ressemble comme impression, une drôle d’impression, si vous voyez ce que
je veux dire. Je ne sais pas si on est encore de ce monde lorsqu’on rêve.
Dans la pièce en question avec ses murs qu’on pense être des murs et dont
on ne jurerait pas qu’ils existent, je suis là avec cette drôle de sensation
qu’il n’y a rien, et c’est vite dit aussi. Pourquoi  : parce qu’il y a quelque
chose, un objet. Je n’avais pas, jusque-là, remarqué sa présence. Comme,
quand tout se trouve exposé autour de vous en pleine lumière, il ne vous
vient pas à l’esprit de faire l’inventaire de ce que vous voyez. Celui-là
pourtant est bien là où il est, à la place qu’il occupe en face de moi et paraît
avoir occupée de tout temps. Unique, et je n’y avais pas fait attention,
monsieur Hagg-Bar ! Et quel objet ! Un gros, très gros œil, tout en prunelle,
tout blanc. Une certaine distance m’en sépare et rien n’arrive, nous restons
comme nous sommes : lui, unique et pourtant borgne, et moi, – moi qui le
regarde et qui continue, ne faisant que ça, et attendant, attendant ce qui va
se passer, ou n’attendant rien et le surveillant.
– C’est ça, ton rêve amusant  ? dit, trop fort pour le silence du désert,
M. Hagg-Bar. Tu t’es plus qu’un peu avancé, mon bonhomme.
– Je n’ai pas fini, vous allez voir la suite. Oui, vous allez voir. Je ne fais
même que commencer. Mais déjà vous ne pouvez pas vous empêcher de
rire. N’est-ce pas que vous riez déjà ?
– Pas de ce que tu crois.
– Peu importe, vous riez. Donc, nous sommes face à face comme je viens
de le dire : d’un côté lui, l’œil blanc, aveugle, de l’autre moi, et qu’est-ce
qui se produit après une minute qui a bien pu durer, je ne sais pas, deux
minutes, une heure, une éternité ? L’œil se met, non pas à voir comme vous
pourriez le penser, mais à vivre, non pas à vous regarder mais à vous
montrer des choses que, vous, il vous faut regarder. Et c’est à présent que
vous allez rire, monsieur Hagg-Bar.
– Sûrement pas. Si tu me prédis que je vais rire, je n’en ferai rien, tu
n’obtiendras pas même un sourire de moi.
– Bien… bien. Mais vous me suivez  ? Cet œil qui ne voyait pas il y a
encore un moment commence alors par montrer un brave homme de paysan
planté, lui aussi, parmi ses légumes. Pas loin, se dresse une cabane ; devant
la porte de celle-ci, une femme  ; sur le côté, un âne. Le paysan se dirige
bientôt vers l’âne qu’il se met en devoir de charger on ne sait de quoi : de
tout ce qui peut être porté au marché, je suppose. Puis ils partent, l’un tirant
l’autre par la longe. Rien qu’eux deux sur la route, dans un premier temps ;
ils cheminent. Puis après ce temps, ils ne sont plus seuls sur la route : des
gens arrivent à leur suite, ils sont deux également mais, eux, chacun sur
deux jambes. Ni l’homme de la terre ni sa bête ne s’en aperçoivent encore.
Et du coup, on entend l’un des suiveurs chuchoter à l’oreille de son
compagnon aussi distinctement que s’il le faisait à votre propre oreille :
– Pas un chat aux alentours. Tombons-lui dessus par surprise.
– Du calme, répond l’autre tout aussi bas et d’une façon non moins
compréhensible, étrangement. Tu me feras bâter moi-même comme un âne
si je n’enlève pas le sien à ce rustaud et s’il n’y verra pas que du feu.
– Comment t’y prendras-tu, monsieur le malin ?
– Viens.
Honnêtement, je ne sais pas si je ne suis pas en train d’inventer cette
conversation. N’empêche, les deux lascars n’ont pas pu parler autrement,
étant donné ce qui va se passer après cela. Et ils s’approchent, d’abord le
vantard, le plus malin, avec force précautions, de l’âne derrière lequel il
marchera à pas prudents, l’autre vaurien arrivant sur ses traces. Vous voyez
le tableau  : le paysan nez au vent, sa bête sur ses talons, le premier
malandrin sur les talons de la bête, un malandrin suivi lui-même par son
complice, mais un malandrin, après s’être assuré que la tête de file va son
chemin sans méfiance, tranquille quant à l’issue du coup qu’il médite. Et de
détacher avec une adresse de prestidigitateur le collier de l’âne, puis de se le
passer au cou après avoir confié à son compère l’animal et sa charge, qui ne
tardent pas à se perdre dans la nature.
L’homme de la campagne ne se doute toujours pas du tour qui vient de
lui être joué. Il poursuit sa route de l’air de faire déjà le compte de ses
gains  ; à moins que, serein et absorbé comme il est, il ne pense aux fins
dernières  : difficile à dire. Il avance donc, entraînant sans le savoir son
voleur, attaché, à sa suite et, tandis qu’il va ainsi, je me sens être dans sa
peau, vraiment monsieur Hagg-Bar, dans sa peau. À la fin, le mauvais sujet
renâcle comme le ferait un âne et, les pieds ancrés au sol, il ne bouge plus.
Le paysan tire sur la longe : sans succès, une résistance têtue lui est opposée
dont il ne vient pas à bout.
– Que le diable t’emporte ! s’écrie-t-il, ainsi qu’il le croit, à l’adresse de
sa bête. Veux-tu, oui !
N’ignorant certainement pas la force d’inertie dont un âne qui se bute est
capable, il semble pourtant ne pas comprendre pourquoi le sien se montre
d’un coup si rétif. A-t-il l’expérience d’un animal plus docile  ? Il se
retourne. C’est le tableau le plus étonnant qui s’offre à ses yeux. Du tout
celui de la bête familière, mais d’un homme ! Un homme tenu en bride !
Notre paysan reste coi. Puis la parole lui revient, hésitante, timide :
– Qui êtes-vous ? Mon âne ou un fils d’Adam ?
Cependant il préfère garder pour lui, n’osant pas la formuler, une autre
question qui semble lui être venue à l’esprit  : «  Ou une créature du
Diable ? »
– J’étais votre âne, répond l’inconnu, tout simplement. Et je suis un
homme.
On peut être sans malice et, par moments pourtant, ne pas ajouter foi en
ce qu’on entend de ses propres oreilles, n’est-ce pas, monsieur Hagg-Bar ?
Ne sachant sur quel pied danser, le paysan, sauf à reposer la même question,
ne trouve rien d’autre à dire.
– Qui êtes-vous ?
Il reçoit la même réponse.
– Je suis votre âne.
Les bras croisés, il n’a cessé de contempler l’individu qui se tient devant
lui.
– Et qu’est-ce qui vous a pris de changer de forme et d’apparence ?
– Oh, soupire l’autre, c’est une longue histoire.
– Une longue histoire…
– Oui, voyez-vous, je n’étais un homme plutôt pas moins homme que
vous en mon temps mais, je le confesse à ma honte, assez porté à la
mauvaise action. Un beau jour – un triste jour, devrais-je dire – j’en ai, pour
mon malheur, commis une aux dépens d’un magicien, lequel sans me laisser
le loisir de me racheter m’a changé en baudet. Sort cruel  ! Sort adouci
seulement par la chance d’être tombé en votre possession. J’atteste par le
Ciel que vous avez été bon pour moi. Peut-être m’avez-vous injurié
quelquefois et peut-être rudoyé un peu. Vous ne pouviez savoir,
naturellement, à qui vous vous en preniez et je ne vous en garde pas
rancune à présent que je suis redevenu ce que j’étais : un homme.
Impressionné par ces propos, à l’évidence touché aussi, le brave paysan
plaint la victime d’une si étrange diablerie sans penser à la perte qu’il fait. Il
y joint même cette prière :
– Pardonnez-moi, mon ami, je vous en conjure, si de temps à autre je me
suis permis de monter sur vous, ou de vous faire coltiner de lourds
fardeaux, ou de vous administrer quelques bourrades. Aussi sûr que je suis
là, je pensais avoir affaire à un âne on ne peut plus âne et, croyez-moi, je
vous aimais bien.
– Je vous pardonne, dit le malfaiteur, magnanime. Ce n’était pas votre
faute.
Et il réitère :
– Vous ne pouviez pas savoir.
Libéré sur-le-champ, il salue l’homme au bon cœur et s’éloigne, assuré
de l’impunité. Monsieur Hagg-Bar, que ce fieffé coquin ait agi de la sorte,
et qu’il s’en soit sorti ainsi, il y a tout de même un mystère là-dessous, ne
trouvez-vous pas ?
Ni oui ni non, Siklist n’est gratifié ni de la moitié ni du quart d’une
réponse. Plutôt encouragé par ce mutisme, il poursuit :
– N’ayant plus motif d’aller en ville maintenant, il rebrousse chemin, le
paysan, et oubliant qu’il y perdait aussi son chargement de légumes, c’est
un homme tout retourné, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui rentre chez
lui. Même s’il regrette son âne – et comment ne le regretterait-il pas : il l’a
dit ; il s’était attaché à lui – il semble encore plus troublé par son aventure,
incroyable aventure si jamais en a-t-on vécu de pareilles.
Sa femme, de loin, le voit venir.
– Déjà ! s’étonne-t-elle. Et sans l’âne. Quelque chose est arrivé.
Rentrant à la maison, lui, de but en blanc s’excite :
– Tu n’imagineras jamais, femme, ce qui s’est passé en cours de route !
– Et quoi donc ?
Il lui rapporte la stupéfiante histoire de son âne changé en homme. Mais
c’est la figure de la femme qui change pendant qu’il se confie. Elle devine
apparemment tout, on lit à son expression ce qu’elle pense : « Pauvres de
nous, quel mari naïf ! Maudit soit le vilain qui l’a dépouillé, en se moquant
de lui en plus. »
Cependant elle ne lui ménage pas sa compréhension. L’approuvant, elle
va jusqu’à gémir :
– Comment avons-nous pu faire faire à un être humain ce qu’on ne peut
faire faire qu’à une bête ?
– Oui, femme, comment  ? Et comment ne pas avoir ça sur la
conscience ?
Puis ils n’en parlent plus. L’un et l’autre avec, chacun ses regrets réels et
supposés, vont vaquer à leurs occupations respectives. Les jours passent en
patients travaux, la bonne épouse aidant l’homme plus souvent qu’à son
tour. Lui, reste ainsi quelque temps sans reprendre le chemin de la ville.
Bientôt toutefois s’impose à eux la nécessité de livrer à nouveau des
légumes au marché  ; il faut vivre. Mais sans âne, comment faire  : ce ne
serait guère possible.
Après mûre réflexion et débats intérieurs, le bonhomme décide d’acheter
un autre âne, l’unique moyen de s’en tirer.
Sa femme, qu’il met au courant du projet, abonde dans son sens :
– Pour pouvoir recommencer à vendre nos légumes, il n’y a que cette
solution.
Mais elle lui recommande :
– Prends garde cette fois, l’homme, qu’on ne te dupe. Que l’âne dont tu
feras l’acquisition soit un âne, et rien d’autre.
– N’aie crainte, j’y veillerai.
Encouragé de la sorte, il se rend dès le lendemain matin à la foire aux
bestiaux. Il arrive, se met à exercer son flair quant au choix à faire. Alors
que, méfiant, il soumet à un examen méthodique tout ce qui, sur quatre
pattes avec une queue, peut s’appeler un âne, il aperçoit subitement le sien,
en vente aussi parmi les autres.
Il s’en approche et, se penchant, lui glisse à l’oreille avec le sourire :
– Je te reconnais, sacripant ! Tu as commis quelque nouveau méfait que
te voilà transformé encore en baudet. Ballot qui se laissera prendre  ! Ce
n’est pas moi qui te rachèterai. N’y compte point.
Comme l’animal secoue ses longues oreilles, l’homme ajoute :
– Ne dis pas non ! Tu es bien le même. Mais tu ne m’attraperas pas deux
fois.
Il laisse là son ancien âne, s’en va en acquérir un autre, un vrai.
– Maintenant vous pouvez rire, monsieur Hagg-Bar.
Le monsieur en smoking et keffieh reste de marbre.
– Quoi ?
– Rire.
– De quoi ?
– Vous savez ce qui m’a plu le plus dans ce rêve ?
Marquant un temps d’arrêt comme si déjà il entendait la question de
Hagg-Bar, mais cette question ne venant pas, Siklist reprend :
– C’est d’avoir vu toutes ces plantes. Oui, tous ces légumes. Je ne sais
pas pourquoi.
Les boutons de culotte qui lui servent d’yeux s’humidifient en même
temps que ces mots lui échappent.
À ses côtés, se perchant aussi haut que possible, la voix du massif
personnage fait :
– Allons, mon ami. Où en étions-nous ?
Et Siklist, à la voix ordinairement grave, juche la sienne encore plus
haut :
– Là où nous étions déjà.
– Plaît-il ?
– Là où nous étions il y a quinze jours.
– Quinze jours.
– Douze peut-être, monsieur Hagg-Bar. Je ne sais plus. Je sais seulement
que nous sommes ici. Que nous n’avons pas bougé de notre place.
– Nenni, mon bon. La route continue à marcher, elle, quand nous nous
arrêtons…
– Je me fais l’effet de quelqu’un qui porte son rêve partout avec lui, qui
le promène comme sa maladie et sa consolation.
– Ça suffit avec les rêves, maintenant. Tu m’entends  ? Il ne sera plus
question de rêves.
 
 
Compagnons de route et tout ensemble étrangers l’un à l’autre plus que
tous autres bien qu’issus de la même chair et du même sang, ils sont là et ils
restent là, rejets de la même race aussi unis que désunis. Par cette chair et
par ce sang unis, désunis, et ne soupçonnant pas la présence du troisième
larron dressé entre eux, de la troisième figure occulte mais tangible en qui
fondent, s’allient, fluide unique, masse unique, héritage unique, cette chair,
ce sang. Qu’ont-ils alors à tant parler, eux qui ne parlent jamais la même
langue et ne disent rien tant qu’ils parlent, mais commencent à se dire
(parfois) quelque chose quand ils se taisent, eux qui se taisent si peu ? Parce
que l’atavisme parle seulement dans l’aphasie, d’où émerge l’identité  :
obscur visage ancestral avec la terreur qu’il irradie, amour, souffrance ou
faute, visage tout en sang proposé au jour, opposé au monde, blessure
perpétuée de génération en génération  ? Ne parle-t-elle qu’alors,
magnifique et dangereuse, désastreuse face  ? Et sans qu’ils ou qui que ce
soit marquent une ombre de surprise comme si eux ou qui que ce soit
l’entendant en convenaient, eux ou qui que ce soit qui n’entendent jamais
rien. Mais ce tiers dont leurs discours modèlent l’image cependant qu’ils
s’évertuent à l’exclure par une incohérence volontaire ou involontaire, tiers
qui a malgré cela sa place entre eux et qui la garde, n’est-ce pas lui le
Diable et lui qui leur forge des chaînes toujours plus lourdes ? Ces chaînes
aux mailles d’acier qui sont mots.
 

… Je voyais dans mon songe deux hommes arpenter le désert, allant du


même pas comme vers un but précis, une destination sûre. Ils étaient, l’un
de corpulence appréciable, la bedaine débordant par-dessus le pantalon :
plus large donc et plus bas que son compagnon, et l’autre, ce dernier, plus
grand mais pour traîner seulement ses échasses avec une mine de chouette
cafardeuse. Une route est un arbre qui pousse couché. Où que vous vous
trouviez, vous êtes sur l’arbre. Eux, on voyait combien ils demeuraient
accrochés à l’arbre et, par là, fidèles à ce qu’ils étaient en étant infidèles à
ce qu’ils avaient pu être à un moment ou à un autre, ou à ce qui avait pu
leur arriver à l’un de ces moments, et c’est pourquoi sans doute ils se
retrouvaient au cœur du désert, se dirigeant vers ce qu’ils croyaient être un
but. À cette différence près : il ne poussait pas d’arbres, pas plus qu’ici en
tout cas, là où, dans mon songe, ils allaient. Rester pourtant et toujours en
route, ils estimaient à l’évidence, ils devaient penser qu’il le fallait. Et ils
marchaient, jamais troublés, jamais pris d’un doute quant au sens de leur
marche alors que le contraire aurait été plus naturel. Jamais non plus
effleurés par une crainte quelconque, semblait-il, et ils avaient tout à
craindre et eux-mêmes les premiers : je veux parler de ce danger qu’on est,
ou pourrait être, pour soi. Mais devaient-ils se permettre cette crainte ou
tout autre crainte  ? On voyait bien qu’ils n’étaient pas partis en payant
d’argent leur voyage, mais en payant de leur personne. Ainsi allaient-ils
bon train sans, comme on dit, plaindre ou interroger leurs pieds à chaque
pas. En fait ils étaient perdus depuis si longtemps que cela revenait au
même et ne tirait plus à conséquence. Ils avançaient parce qu’ils croyaient
que ça les avançait. Il n’en était rien. En quelque sorte ils étaient arrivés et
ne le savaient pas…
 

– Depuis le temps que nous sommes ici.


– Mardi, mardi aujourd’hui ?
– Non, monsieur Hagg-Bar, j’ai dit…
– Jeudi ? Parfait…
Le parapluie suspendu à son bras, M. Hagg-Bar se frotte vigoureusement
les mains comme s’il les lavait. Les lavait de tout : de ce qu’elles avaient pu
faire ou ne pas faire. Avec la satisfaction que lui procure ce lavage, il
consulte le ciel.
– Il me semblait bien aussi que je me trompais. Jeudi aujourd’hui  :
parfait. Mais toi, jamais tu ne pourras t’empêcher de m’appeler par mon
nom. In-cor-ri-gi-ble-tête-en-l’air !
– Jeudi ? Tiens, pourquoi jeudi ? Il me semblait plutôt à moi…
– Quoi ? Oui. Le jour où nous recevons le Chancelier, où as-tu l’esprit ?
C’est le jour !
Le plus grand, Siklist, ne prend pas un air fautif, non, mais un air
épouvanté, proprement épouvanté. Avec la physionomie dont il est
avantagé, cela donne quelque chose d’aussi grimaçant et terrifiant qu’un
masque toltèque.
– Je n’y pensais plus.
– Tu vois. Pas de nerf. L’âme vacillante. Ts, ts, ts…
– Excusez-moi.
– Quel joli compagnon tu fais. Je t’interdis. Tu m’entends : je t’interdis
de m’embrouiller. De tout embrouiller. C’est compris ? Où irions-nous ?
Fronçant ses sourcils clairsemés, son regard évitant celui de l’homme à la
keffieh, le factotum, ou tenant lieu, objecte, interroge, on ne sait trop :
– Vous avez dit que nous resterions ici.
– Non, mon ami, perds l’habitude de me contredire. Va là-bas.
– Où, monsieur Ha…
– Chut ! fait celui-ci, tapotant sa bouche du bout de l’index.
L’autre demande pardon, mais il s’enquiert toujours de la même voix
angoissée :
– Où ?
Le gros matou lui montre du pépin où. C’est bien beau, sauf que ça omet
de préciser à combien de pas il faut aller. Cinq ? Dix ? Trois ? Celui, le gras
matou, qui pointe le parapluie doit certainement penser : à tant de pas. Mais
celui qui devrait les franchir et voudrait savoir, et le regarde  ? Pour
accompagner une si aimable invitation, il y a aussi quelque chose de plutôt
inflexible dans le geste.
Armé de sa figure de souffrance, Siklist n’a pas bougé d’un pouce.
Comme qui n’aurait rien entendu, rien vu. Il demeure si complètement et,
disons-le, si ostensiblement là où il est, et absent à la fois, il donne du
regard tellement partout, excepté dans la direction voulue, qu’à le voir se
murer dans cette attitude on se prend à douter de son bon sens.
Il revient même sur leur conversation d’avant :
– Vous avez raison, tout à fait raison, monsieur Hagg-Bar. C’est jeudi
aujourd’hui.
Son parapluie tendu, le gros attend, ne fait qu’attendre.
L’homme aux ordres tente encore de faire diversion, mâchouille des
mots. Mais force lui est de loucher vers la sagaie emmaillotée d’étoffe
noire, de prendre son ultimatum en considération et de s’alarmer :
– Où voulez-vous que j’aille ? Regardez vous-même : où ?
Le seigneur au riflard, qu’il tient toujours braqué :
– Là-bas, te dis-je.
– Voilà, voilà.
Avançant le torse de cette manière avantageuse déjà signalée, Siklist
s’éloigne à contrecœur tout en gardant la tête tournée vers Hagg-Bar  :
Hagg-Bar qu’il ne quitte pas un instant des yeux. Le désert offre la
particularité que, dans quelque direction où vous alliez, et aussi loin que
vous alliez, vous restez sur place, restez au milieu du désert. Mais il
n’importe pour le moment. Un nouvel ordre retentit qui cloue notre homme
à l’endroit considéré comme étant le bon.
Ce n’est ni près ni loin. Il n’y a aucune raison non plus de supposer que
ç’aurait pu se situer ailleurs.
– Maintenant descends de ta Rolls.
– Je descends de ma Rolls, fait Siklist de loin, joignant le geste à la
parole.
– Tu es le Chancelier.
– Je suis le Chancelier.
Là-dessus, revenant sur ses pas, le grand flandrin s’approche tandis que
Hagg-Bar s’empresse, s’incline.
– Entrez, entrez, cher ami. Quel idiot, tu fais. Ne te démanche pas le cou
de cette façon.
Le présumé visiteur suspend son avance après avoir entendu cette
dernière remarque. Indécis et, il n’y a pas de doute, mortifié, il contemple
l’homme à la keffieh.
– Quelque chose ne va pas. Je n’ai jamais été chancelier, monsieur.
– Toujours prêt à capituler. Retourne à la même place et recommence.
– Heureusement qu’il n’y a personne pour nous observer.
– Retourne à ta place et recommence.
Le désert offre en revanche cette autre particularité qu’on y marche vers
soi-même et, ainsi, vers le malheur. Après avoir un rien hésité, Siklist
obtempère, remet ses pas dans ses pas, effectue le même parcours en sens
inverse et enfin s’arrête. Le dos tourné, il ne bouge pas de tout un moment,
puis il fait volte-face, revient avec, sur le visage, un air farouche ; mais il
ouvre bientôt les bras et s’écrie, enthousiaste :
– Ha  ! Ha  ! Quelle belle journée, mon cher Hagg-Bar. Comment allez-
vous depuis l’autre samedi ?
– D’où viens-tu encore ? Tu n’as pas honte ! Me laisser comme ça. Me
laisser seul. À qui se fier, grand Dieu, à qui ?
Comme, les bras écartés, le visiteur venait, comme il se fige. Mais
d’abord de pierre, sa figure s’anime, prend l’expression de qui se rappelle
soudain quoi, on ne sait, et, contrites, l’expression autant que la voix parent
aux reproches :
– Je vous demande pardon, j’ai dû sacrifier à la nature un peu de mon
eau.
– Tiens. Que signifie ce galimatias ?
– Sauf votre respect, il a fallu que j’urine.
– Mais j’y pense ! Il faut que j’y aille, moi aussi.
– Vous voyez bien.
À son tour, Hagg-Bar s’éloigne de quelques pas.
De nouveau là, souriant, la mine détendue, il s’interroge :
– Où en étions-nous ?
– Franchement, monsieur Hagg-Bar, je voudrais que vous m’expliquiez :
ne sommes-nous venus jusqu’ici que pour nous soulager et pour jouer à ce
diable de jeu ?
– Un jeu, dis-tu ? Quel jeu ?
– Le jeu auquel nous nous livrons.
– Toi, mon garçon, tu n’y es pas.
– Non, je ne vois pas à quoi ça nous avance.
– Si on ne veut pas avancer à reculons, il faut savoir rester à sa place, et
s’y accrocher et jouer, jouer même à qui perd gagne. Une chose des plus
sérieuses donc, alors ne t’emballe pas. En attendant, où en étions-nous ?
– À recevoir le Chancelier.
– Et ça, ce n’est pas sérieux ? Ah, ah, où trouver avec qui s’entendre ?
La réponse arrive, directe, rassurante :
– Ici. Je suis ici, moi votre ami le Chancelier. Je vais vous tenir
compagnie, si vous voulez toute l’après-midi. Le Conseil ne se réunit pas
aujourd’hui. Nous ferons une partie de trictrac.
– Qui es-tu ? Répète.
– Ben, le Chancelier. Vous ne me reconnaissez plus ?
– Alors tu crois, mon petit, que le Chancelier joue au trictrac. Tu vois,
toi, un chancelier lutiner les dés. Et pourquoi pas des billes ?
C’est un haut personnage qui laisse tomber :
– Mon cher, jouons à autre chose, si vous y tenez. Cela m’est égal.
Hagg-Bar pointe en avant un menton noyé dans la masse du jabot, repose
sa question avec une aigre insistance :
– Qui es-tu ? Répète encore.
– Le Chancelier.
– Comment es-tu venu ici ? Peux-tu me le dire ?
Navrée presque autant qu’étonnée, l’Excellence répond :
– Voyons, dans ma Rolls et à reculons, que je sache !
– Tu sauras, l’ami, que le Chancelier n’a pas une Rolls mais une Packard.
Quelque chose ne colle pas là. Et nous, comment sommes-nous arrivés à cet
endroit ? Essaye de me le dire.
Paroles pas plus tôt prononcées que l’homme à la large panse arbore un
sourire finaud.
L’autre est visiblement pris au dépourvu par cette sommation. Il gratte
son nez en promontoire, il marmonne :
– Si dans un désert on ne marche que pour rester sur place, nous avons
toujours été ici.
– Cesse de parler dans ta barbe. Plus fort qu’on t’entende !
Ennuyé, la lueur sulfureuse de ses petits yeux vacillant, le malabar Siklist
ânonne :
– Nous sommes arrivés…
– Oui : dis-le.
– Dans notre Packard ? Et… à reculons ?
Rugissant de triomphe, Hagg-Bar rit, toutes dents dehors, tout son gosier
écarlate béant.
– Nous, dans une Rolls  ! Nous avons une Rolls, nous  ! Ça ne va pas.
Reconnais-le.
– Non, monsieur Hagg-Bar.
Retrouvant son sérieux, son rire calmé, ce dernier, qui entend prononcer
son nom sans piper, va et vient sur place.
– Tu cherches à tout compliquer et à me passer ton défaitisme. Beau
travail. Félicitations.
– Non, c’est vrai. Je ne suis pas le Chancelier et je suis venu en Rolls.
C’est vous qui avez raison.
– Ah, ah, à la bonne heure. J’aime mieux entendre ça. Je te voyais
t’embarquer dans une fameuse galère.
Content de cette repartie, Hagg-Bar  ; plus que content  : aux nues. Il se
frotte énergiquement les mains.
Pas très fier de soi, son compagnon dit :
– Vous m’avez sauvé en me ramenant à…
– Grâce à la Rolls. Ne l’oublie jamais.
– À présent, nous ne devons plus compter que sur nos jambes,
n’empêche.
– Cela n’empêche rien.
– Rien de rien, bien sûr. Mais depuis le temps que nous marchons, diriez-
vous aussi, monsieur Hagg-Bar, diriez-vous vraiment que nous ayons
avancé ?
– Et pourquoi crois-tu que nous marchons ?
– Peut-être pour prouver simplement que le désert pousse, avance, lui. Et
que nous ayons ainsi, nous, l’impression de marcher.
– Nous avons notre foi pour nous et tu connais le proverbe…
– Le proverbe… Et quand saurons-nous que nous avons été sauvés ?
– Tu l’apprendras en temps voulu, ça aussi.
Sans s’être concertés, les deux arpenteurs du désert se préparent alors
d’un même mouvement à reprendre leur marche.
Du moins en donnent-ils l’impression et, du coup, il semble qu’ils n’aient
plus grand-chose à se confier, ils se deviennent deux étrangers. Ils se
deviennent deux inconnus qui ne veulent à l’évidence rien savoir l’un au
sujet de l’autre, qui n’y tiennent pas. Ni celui-ci ne cherche à se rappeler la
présence de l’autre à ses côtés, ni ce dernier à se mettre en frais pour le
premier. Ils ne paraissent prêts qu’à évacuer la place unique où ils se sont
arrêtés et, chacun à l’évacuer, sur le pressentiment que l’autre a décidé d’en
faire autant, alors que tous deux n’ont peut-être qu’une idée en tête, qu’une
envie : demeurer, occuper le même endroit puisque, où qu’on aille dans un
désert on est toujours au même endroit. Prêts donc à partir et sans penser,
dirait-on, qu’un choix impossible ou un peu moins qu’impossible devrait
dépendre non d’une entente, d’un amour mutuel, mais uniquement d’une
aptitude à mettre – ou à ne pas mettre – ses jambes à contribution, et le gros
homme fait remarquer alors :
– Rien ne pouvait arriver et, grâces en soient rendues au Ciel, rien n’est
arrivé.
Juste le regard du ciel continue à se fixer sur eux, sans leur poser de
questions. Juste le leur, sans poser plus de questions, continue d’aller à la
rencontre du désert où ils vont avancer avec le sentiment étrange et familier
de retourner sur leurs pas et de n’entreprendre ainsi que des choses déjà
faites, ou qui restent faisables. Certes il y aura in perpetuum cette lumière :
elle ne pose pas plus de questions. Ou pas plus qu’il ne s’en pose à la ronde.
Une fois encore, Hagg-Bar dit, non, visiblement, dans le but d’édifier
quelqu’un mais pour se faire lui-même une conviction :
– Rien ne s’est passé. Et on peut tenir pour assuré que rien ne se passera.
Il regarde autour de lui, toujours sans autre intention que de regarder,
d’attendre – mais qu’attendre  ? – sans intention même de s’y reconnaître,
reconnaître où il est et tenter de se repérer. Qu’un danger les guette, les
menace, jamais il ne le croirait. Il serait plutôt porté à penser que si danger
il y a eu à un moment quelconque, il est passé depuis le temps, il a été
encouru.
Vide, son œil ne contemple que le vide, que l’horizon et sa vague attente.
Singulièrement l’espace paraît s’être élargi encore, seule réalité certaine.
Le silence ayant suffisamment duré, pesé, le plus jeune s’inquiète et ne
met en avant qu’un nœud d’interrogations en guise de tête :
– Comment le savez-vous ?
– Savoir quoi ?
– Que rien ne se passera.
– Que rien ne se passera ? Mais parce que, mon garçon, j’y pense : ce qui
doit nous arriver est déjà arrivé.
– Quoi, que nous est-il arrivé ?
Brusquement Hagg-Bar fait :
– Chut ! Écoute.
– Qu’y a-t-il, monsieur ?
– Non, laisse-moi écouter.
– Je vous en prie : dites-moi ce qui se passe.
Les sens aux aguets et la voix qui se tend dans un murmure, l’ample
bonhomme lâche après un instant :
– On dirait que quelqu’un tue quelqu’un.
– Non !
– Oui.
Méditatif, Hagg-Bar répète :
– Oui. Trop tard.
– Vous ne le croyez pas, monsieur. Vous ne le dites pas sérieusement.
– On ne peut rien savoir. Cette immensité est comme une porte qu’on
vient de nous claquer au nez. Ce jour lui-même est comme une autre porte.
Y a-t-il une issue quelque part ? Où pourrait-elle se trouver ? Il est arrivé
quelque chose.
L’emphase mise par Hagg-Bar à proférer ces derniers mots a eu tout du
grondement du lion. Il s’en faut seulement d’une crinière à ce lion, mais les
pans de sa keffieh sont là pour en tenir lieu. L’alarme dont sa voix vient
d’affecter l’air continue à planer, ne passant pas.
Le grand diable le zieute d’un regard qui finit par se faire distrait.
 

… Oui, la grotte est toujours chaude et sûre où nous visitent les rêves.
Elle ne peut en aucun cas être celle de la mort, de quelque mort qu’il
s’agisse. Bien plutôt, secourus, aidés par les rêves, nous abordons une
autre veille. Invincible veille celle-ci, au regard de la veille diurne, pas
même ce grillage ne lui ferait obstacle. L’imagine-t-on, semblable filet,
s’opposant au rêve d’un désert, le contenant  ? Nous sommes le rêve du
désert. Nous restons du même côté, aux parages de l’espoir. À n’en pas
douter, si nous nous accordons à penser que tout près, juste en face par-
delà ce grillage, est l’enfer, nous nous sommes alors, décidément, assuré le
séjour au Jardin.
Prétention, présomption ? Il – sous-entendu ce grillage – ne nous révèle
pas moins à travers ses entrelacs ce qui sans conteste veut se faire adorer
de nous aujourd’hui. Mais nous avons l’Indivis, qui n’a pas de coassocié, et
cette stupide clôture l’ignore. Nous en témoignons. Par les chevaux
haletants, les chevaux bondissants, les chevaux du matin, nous en
témoignons. Née de la poussière, Elle a pourtant surgi sous nos yeux, en
quelque sorte, du néant. Elle, façon de s’exprimer, on pourrait aussi bien
dire Il, et ça n’y changerait rien ou pas grand-chose, – c’est bel et bien
l’idole nouvelle, la Prostituée avec ses airs luxurieux. Certes tout donne à
penser qu’il s’agit d’une machine, Elle en présente les caractères,
l’apparence.
Telle elle est, luxurieuse, luxuriante, une machine, un extravagant
assemblage de poutres métalliques, une construction arachnéenne, tuyaux,
échelles, câbles, potences, consoles, cintres, antennes  ; nue, claire,
transparente, comme elle est, elle-même une araignée qu’on n’aurait pas
tort de qualifier d’infinie, telle qu’elle semble se faire de soi à partir de soi-
même et, sans trêve ni répit, se parfaire, se modifier, croître jusqu’au ciel.
En incessante action – gestation  ?  –, ainsi posée dans le désert, cette
chose, monstre de force et de vitalité inventive, illusoire sans doute, qu’est-
ce  : une Chimère destinée à inspirer la séduction, la terreur, le respect  ?
Ouais. Où en est le cœur ? Où, où peut-il se situer, où peut-il s’observer ?
Partout  ? Nulle part  ? Autre question  : à quoi sert-elle  ? À quoi, et
justement en ce lieu ? De présents, il n’y a que nous ici pour connaître et
attester son existence. Je l’ai déjà dit  : une évidente, une vertigineuse
séduction émane d’elle. Mais elle n’a que nous à séduire. Que sommes-
nous parmi les hommes ? La réponse ne viendra pas d’elle. Nous, autant le
dire, des riens du tout. Ni cette réponse ni une autre, ou quelque réponse
que ce soit, ne viendra non plus de nous, s’il s’agit de nous, s’il s’agit de
savoir qui nous a précipités dans cette indigne entreprise d’association.
Une volonté impie et qui se flatte certainement d’avoir déjà scellé
l’alliance, après nous avoir mis en pareille posture et tenté de faire passer à
nos yeux un avatar, de l’œuvre créée, pour son créateur. Un avatar, un
coassocié et la volonté de nous en persuader, de nous y associer, ne se
lassant pas et s’appliquant encore, usant de tous les stratagèmes.
Nos épreuves ne font que commencer, on n’échappe pas aussi aisément
aux coassociés. Pugnaces dans la poursuite de leurs desseins, eux qui ne
sont qu’excès de vie, excès de force  : pour assouvir leur fringale de
domination, ils se révéleront excès de lumière tout autant. De cette lumière
tenace, féroce par son éclat, moins envoyée pour donner à voir que pour se
surpasser et se faire apogée de ténèbres. En appeler à l’Indivis, notre
dernier recours, notre secours. Voyez comme, empruntant son souffle à
l’ouragan incendiaire qui nous fouaille, la Prostituée, l’Araignée, creuse
d’elle-même l’espace et l’étend, l’ordonne. Jusqu’au point, le plus profond
en moi, où tombeau, j’entends ma voix détimbrée dire  : «  Imân, islâm,
ihsân.  » Dire  : «  Intelligence avec les choses, avec tout, liberté de la
parole. » Et encore : « Parole, kun ! Ce qui nous établit êtres de vérité et
présents à la vérité. Ce qui, juste, nous conduit sur la voie juste. » Où soi-
même, on récite cela, et ensuite, le front appuyé au grillage :
– L’homme devant la porte, la porte de soumission, libera me, la vie à
vivre, la route, lux aeterna lux perpetua, le sphinx devant la porte, la porte
du désert, l’Arpenteur du désert, le désert où crier, les pas dans le sable.
Pressentiments qui m’assaillez dont je ne puis dire si vous êtes
remembrances d’hier, à moins qu’à l’inverse, vous, mes souvenirs ne soyez
des prémonitions, j’existe encore : ne suis-je pas, contre le même treillage,
accroupi conformément à l’ordre donné ? Pourtant âme errante, je ne cesse
d’être, et là où je suis et là où je ne suis pas. Âme errante, âme à la
recherche de sa mémoire, mes doigts agrippés aux mailles du grillage, il me
semble, à ne suivre que mon regard, tout entendre, tout comprendre avec
mes yeux. Qui murmure alors et m’interroge : « D’où viens-tu ? » L’espace
lui-même sans commencement ni fin paraît reprendre, paraît répandre la
question. Torride le ciel, torride la terre, torride l’air entre eux. Incertain
l’horizon et sèche l’odeur de pierre d’un monde qui se consume à son
propre feu. Un monde : un désert, et la fièvre du désert. D’où viens-tu ?
D’où je viens. L’autre voix sans timbre répond, partie de plus loin que
moi. De tout cet espace. Une réponse, je m’en rends bientôt compte, qui ne
fait pas justice de la question ni ne l’écarte. Comme s’il y en avait encore
une, de réponse, encore d’autres, à donner. Et la question reste posée. Je ne
vois que pierre et poussière. Je ne vois que cette flamme ; elle use les yeux ;
il n’y a qu’elle de vraie. Je ne saurais être vrai à mon tour que sorti d’elle,
auréolé par elle. Pour active qu’elle soit, haletante, la Machine-araignée
elle-même s’y amenuise déjà, s’y enfouit comme d’autres coassociés s’y
sont enfouis. Une et unique, la lumière nettoie la terre, la lessive à blanc.
Elle ne serait pas la lumière si elle faisait autre chose.
Elle ne le serait pas si elle ne vous laissait également l’âme meurtrie de
nostalgie. Mais pourquoi cette blessure  ? Pourquoi cela qui pourrait être
beau, et qui à coup sûr l’est, prend-il en même temps figure
d’abomination ?…
 

– Vous me traitez bien.


Hagg-Bar, dont les yeux pivotent, sans qu’il tourne lui-même la tête,
lorgne de biais vers Siklist mais ne lui répond pas. En tout cas, pas sur le
moment. Il se borne à siffloter d’un air dégagé. Il fait à la fin :
– Et je suis décidé à continuer.
– C’est ça, monsieur Hagg-Bar, nous continuerons à rester.
– Bien sûr ! Nous continuerons à rester !
– Merci, monsieur Hagg-Bar, vous m’enlevez une épine du pied.
– Non, ce n’est pas le moment. Je ne l’aurais pas refusée, mais ce n’est
pas le moment.
Le fidèle compagnon ronchonne :
– Bon, ça ne va pas mieux.
Sir Hagg-Bar se met alors à se promener de long en large, à exécuter des
moulinets avec son parapluie et à fredonner :
 
Je ne l’aurais pas refusée,
Mais ce n’est pas le moment !
 
Il va jusqu’à ébaucher des pas de danse ; les pans de sa keffieh volent au-
dessus de sa nuque, le vaste paletot noir lui bat les flancs et, s’il expose
cette éclisse de peau du ventre, avec ses poils, là où bâille la chemise, il ne
le fait pas intentionnellement, il ne s’en aperçoit pas. La chanson se limite à
ce couplet sitôt fini sitôt repris. Faire, refaire des tours sur place, n’est-ce
pas le sens même de leur marche, au bout du compte ?
– Mais refuser quoi, monsieur Hagg-Bar ? ne cesse de répéter l’officieux
compagnon pendant ce temps.
– Refuser quoi ? Refuser quoi ? continue le même à chantonner.
Puis s’arrêtant, il considère son interlocuteur avec des yeux ronds, bien
en face. C’est distraitement pourtant qu’il demande :
– Refuser… quoi ?…
Et Siklist, le regard sur le qui-vive, d’un chien bien dressé :
– Oui, monsieur, refuser quoi ?
D’un coup, la mémoire semble revenir à Hagg-Bar, il s’exclame, mis en
joie :
– Mais de la fine, mon ami. De la fine ! N’est-ce pas de cela qu’il a été
question ?
L’autre se détourne.
– Non, ça ne va pas mieux.
Aussitôt après il se met à vociférer, pas vers Hagg-Bar, mais tourné
comme il est. Il n’a cure d’aboyer.
– Hé là, ho !… Hé là, ho !…
Chez le gros homme, qui l’observe placidement, la paupière bat  ; il lui
fait remarquer :
– Nous sommes seuls ici. Tu m’entends ? Tout seuls.
On ne prête pas attention à ses propos, on scrute les sables dans la
direction opposée, recommence :
– Hé là, ho !… Hé là, ho !…
Le bedonnant personnage, le même Hagg-Bar, joue soudain des bras et
cherche à lui imposer silence ; velléité qui lui passe vite cependant. Bientôt
indifférent comme ce soleil au-dessus de leur tête, il le laisse faire. Et
l’autre, de plus belle :
– Hé là, ho !… Hé là, ho !… Quelqu’un ?… Il y a quelqu’un ?…
Avec impatience, Hagg-Bar lui ordonne à la fin :
– Tais-toi. Mais tais-toi donc, bon Dieu !
L’excité rengaine ses cris, considère, la mine allongée, l’homme devant
lui. Il paraît alors surpris de le voir et il fait :
– Quoi ? Quelqu’un pourrait m’entendre ?
L’homme devant lui l’examine déplaisamment. Le silence éclatant du
désert les entoure, leurs tympans en vibrent, meurtris.
– Quelle réponse as-tu obtenue ? Hein, quelle réponse ?
– Rien. Personne n’a répondu, monsieur Hagg-Bar.
Mais déjà ce n’est plus le même silence, et il ne sera plus le même. Hagg-
Bar fait grâce de ses sarcasmes à Siklist. Il renverse la tête en arrière, part
d’un long bâillement. Interrogeant toujours cependant, il en est encore à
demander :
– … Hein ? Qu’est-ce que… Oooh… Quelle réponse…
– Pourquoi ? Vous croyez que quelqu’un aurait pu me répondre. C’est ça
qui aurait été drôle.
– Cette chanson ! Sans cesse la même. Parlons d’autre chose. Cela nous
aidera à mieux passer les jours.
Ces mots jetés, Hagg-Bar se remet à faire des pas. Allant, revenant, sans
desserrer pour une fois les lèvres. Des pas sur place  ; pas et place
identiques ; ce qu’est devenu le sens de leur marche. Irrité encore un peu ?
Non : absorbé, ayant recouvré son expression distraite. Tel, l’esprit ailleurs,
qu’en lui-même, en tout temps. L’esprit ailleurs… Il finit par dire comme en
arrière de soi :
– Il y va de tout. Il y va de la vie. De notre vie ! Tu ne me crois pas.
– Sûr que je vous crois.
– Ce serait le naufrage.
À droite, à gauche. Siklist ne sait que porter piteusement des regards à
droite, à gauche.
– Non, rien à craindre. Il n’y a pas une goutte d’eau. Pas de quoi faire
naufrage, monsieur. Pas ici.
– Voilà bien ton défaitisme. Tu ne peux pas t’en empêcher.
Et Hagg-Bar, n’en démordant plus du coup, comme si dans un désert il
ne saurait vous en venir qu’une à la fois, d’idée, et il ne faut pas laisser cette
chance vous échapper, il poursuit :
– Nous ne sommes pas nés d’une substance immaculée. Le naufrage a
commencé dès ce moment, avant nous.
– Vous dites quelquefois, monsieur Hagg-Bar, de ces choses…
– Des choses, des choses. Des mots, des mots, ah mon pauvre !
Les deux hommes s’abîment là-dessus dans un silence partagé, excluant
la parole même si elle est faite pour ne rien dire.
Mais ce brave gars de Siklist n’est pas long à manifester, dans sa manière
tragique, un enthousiasme subit :
– On recommence, monsieur Hagg-Bar  ? Vous avez dit, on
recommence ?
Tragique, lugubre, un enthousiasme à son image ; qu’importe : il n’en est
que plus impressionnant.
L’interpellé n’a pas l’air d’avoir entendu, l’air d’être à ce qu’on lui dit, il
décrète d’une voix bourrue, quant à lui :
– On efface et on recommence.
– Effaçons.
– Causons.
Ils se plantent l’un devant l’autre, mais Hagg-Bar les yeux fermés, rentré
en lui-même. Pour n’avoir pas à supporter l’examen auquel son homme
d’escorte le soumet, pour n’avoir pas à sentir sur lui ce regard et l’attente
dont il est chargé ?
– Plus tard, beaucoup plus tard, dit-il, les yeux toujours clos.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y aura plus tard ?
– Tu comprendras au moins une chose : que ce moment aura été le plus
important, le plus haut moment de ta vie. Te faudra-t-il t’en étonner alors ?
Il ne pourrait en être autrement. Mais après coup. Oui, comme toujours  :
après coup. C’est ainsi que cela se passe, que les choses se passent. On ne
réalise qu’une fois qu’elles se sont réalisées !
– Ne nous arrêtons pas. Continuons à parler !
– Le plus curieux…
– Ah. Le plus curieux ?
– J’ai simplement dit : c’est curieux. Ouvre un peu tes oreilles. Il ne vient
personne par ici.
Les yeux à présent déboutonnés, et qui s’écarquillent, d’un Hagg-Bar
ceint de sa masse de chair, désignent l’étendue nette sous un ciel non moins
net, ainsi que le déchaînement immobile de la lumière  : tout ce qui va se
dissoudre dans un lointain foyer. Siklist fixe alors son attention sur ce foyer.
– Rien qui encombre, rien qui bouge, prononce-t-il. C’est drôle.
– Le désert devant, le désert derrière, et tout ce que tu trouves à dire,
c’est que c’est drôle. Oui, comme c’est drôle ! Et on peut le proclamer, le
crier. Mais il n’y aura que le désert pour vous entendre.
– Comment, ce n’est pas drôle, monsieur Hagg-Bar ? Vous le dites, vous
le premier.
Le danger, ce qui les menace maintenant ; cela : que toute parole qui sort
de la bouche de l’un ait l’air de sortir de la bouche de l’autre,
indifféremment. Il est là, le danger. Vous dites, et la chose dite se trouve
l’être par l’autre, elle est ailleurs et ici. Apparemment aucun des deux
hommes n’y est préparé. Soudain Hagg-Bar tressaille.
– Hein, qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce que j’ai dit ?
Tout voilés qu’ils sont, ses yeux transpercent le grand flandrin, qui
réplique comme si, lui, en avait fait la découverte :
– Ce que j’ai dit. Il ne passe pas le plus petit renard des sables. C’est
drôle.
– Voilà que tu recommences à tout mélanger, mon garçon.
– On efface tout et on recommence, monsieur Hagg-Bar ? Vous avez dit :
on efface tout et on recommence ?
– Cela ne va pas mieux et je ne te laisserai pas…
– Ne me laissez pas, monsieur.
– Tout mélanger ?
Dans les prunelles de Siklist, luit à ce moment la nuance d’inquiétude
qu’on voit aux chiens dévoués.
– Seul.
De la pointe de son parapluie, le ventre avantageux, Hagg-Bar larde le
sol à coups redoublés.
– Si je t’ai amené avec moi, ce n’est pas pour t’abandonner. On ne traite
pas un homme comme ça. Du courage, diable !
C’est un compère renfrogné qui essuie cette sortie.
– Un homme ?
– Oui.
Accablé, dirait-on, par cette imputation, le même grogne, mais à part,
ayant garde de se faire entendre :
– Tout arrive en même temps. Il ne faut pas le contrarier.
– L’homme ne se traite pas par-dessous la jambe.
– Merci, monsieur.
– Le Chancelier…
– Faites excuse : le Chancelier ? Comment viendrait-il, Seigneur ! D’où ?
Regardez autour, d’où serait-il capable de venir ? Regardez autour de vous,
d’où, regardez autour de vous, d’où, d’où, d’où ? Regardez autour de vous.
– Le Chancelier, disais-je…
– Vous faites erreur  : c’est lundi aujourd’hui. Ce n’est pas son jour de
visite.
– Pourquoi faire si vite : du jeudi sauter au lundi ? Nous n’avons pas le
feu au…, personne ne nous talonne.
– Non, personne.
– Alors aie l’obligeance de m’expliquer pourquoi cette confusion, et cette
hâte.
– Où allons-nous, monsieur Hagg-Bar, avec cette hâte. Le savez-vous ?
– Plaît-il ?
– Je disais  : monsieur Hagg-Bar, où croyez-vous que nous allons de ce
pas ?
– Nous cherchons l’entrée.
– L’entrée ? Où ? Quelle entrée ?
– La porte d’entrée ! Par où l’on passe.
Prenant son temps, le gros homme ajoute pour être plus explicite :
– Celle du bivouac.
L’autre, le gaillard, les deux pois sauteurs de ses yeux clignotent
vivement, aveuglés dirait-on par une encore plus grande lumière. Les
mêmes pois sauteurs décrivent un cercle sur orbite et l’anxieuse question y
sourd, involontairement répétée, tout autant qu’elle lui revient sur les lèvres
et qu’il examine l’espace vierge :
– La porte d’entrée… celle du bivouac…
– Nous finirons par la trouver. Pour l’instant, nous sommes les hôtes du
désert, ceux qui errent sur le chemin qui chemine. Pour le moment, nous
sommes dehors et nous cherchons la porte d’entrée, qui sera aussi la porte
de sortie. Tel est le sens de notre marche.
Et lui toujours, le fidèle compagnon, va comme pour se disculper on ne
sait de quel crime, les mots sur le bout de la langue, l’unique façon dont on
reçoit une prémonition, ou entend une autre voix. Puis il hésite, l’expression
tendue exactement comme, sous l’effet d’une prémonition, on écoute une
autre voix vous entretenir, l’horizon n’est pourtant que blancheur de rien,
mais il finit par s’y résoudre et avouer :
– Je ne me rappelle plus ce que je voulais dire. Je peux vous assurer que
ça m’est sorti de la tête.
Des propos qui n’offusquent ni ne dérangent Hagg-Bar, il ne les a pas
entendus. Dans sa main, le parapluie tourne, tourne, moulin emporté par son
propre mouvement. Et à la seconde où l’on s’y attend le moins, cette poigne
aussi envoie l’objet en l’air, pour le rattraper ensuite avec une dextérité, une
célérité surprenantes chez ce monceau de chairs sur deux pattes. Lequel en
agite aussitôt la crosse sous le nez de Siklist.
Siklist qui fait alors :
– Monsieur Hagg-Bar, maintenant je sais pourquoi vous avez pris votre
parapluie avec vous.
Le fort, le gros bonhomme tend l’oreille vers lui :
– Voyons cela. Je t’écoute.
– Pour écrire dans le sable.
– Astucieux. C’est presque ça.
– Presque. Mais pas ça.
– Non.
– Alors pourquoi ?
– Ah, mon ami, pourquoi !
Le chaos à la recherche d’une idée, ainsi se présente le visage de Siklist
tout d’un coup ; il s’interroge à haute voix :
– Si ce n’est pas pour écrire mais presque…
– Des écritures, il y en a plein le désert, dit Hagg-Bar, toisant l’espace de
travers, d’un seul œil. Que peut-on ajouter à ce qui est déjà écrit ?
– Notre écriture.
– Alors, toi non plus tu ne peux pas rester sans vouloir déposer ta petite
macule là où tu passes, parapher un de ces chèques sans provision délivrés
partout sur n’importe quoi  ? Notre signature ira, sans plus, rejoindre les
autres, se confondre avec elles et nous ne serons pas plus avancés. Dans le
meilleur des cas, il en adviendra d’elle…
Siklist toujours en retard d’une idée demande :
– Oui, monsieur ?…
– Il en sera d’elle comme de ces…
Et le compagnon d’infortune, têtu :
– Oui, comme de ces ?…
– Les atlal : tu ne connais pas ?
– Non, monsieur, j’avoue mon ignorance.
– C’est justement ce que nous allons tenter de déchiffrer.
– Et qu’est-ce donc ?
– Les uns te diront c’est ceci, les autres c’est cela.
– Et finalement, c’est quoi ?
– Finalement on ne sait pas trop. Il faut se contenter d’à-peu-près
comme  : traces de campements abandonnés, signes d’une écriture
mystérieuse.
Et l’idée. L’idée cogne sous le front de Siklist à le faire exploser,
l’inspiration souffle, donnant vie et lumière à la chair indigne, animant les
traits ingrats.
– Le parapluie !… L’instrument pour les lire ! Pour en suivre les lettres
embrouillées, et les débrouiller. Il sert à ça !
Volontiers, Hagg-Bar concède :
– Un parapluie est un instrument de lecture. Ne l’oublie jamais.
Montrant le sien et le secouant, il poursuit :
– C’est la plume sèche qui sert à épouser chaque lettre sur le terrain,
s’entend des écritures en question, éventuellement à les reconstituer, à les
faire rendre au sol où elles se trouvent le plus souvent aux trois quarts
ensevelies.
Et il fait face à l’horizon, il déclame :
 
… Les traces des campements
Comme si c’étaient des épigraphes
Dont le style de roseau raviverait
Les contours…
 
Un moment, il s’attarde dans son attitude et ç’aurait été un beau moment
s’il avait pu s’y tenir plus longtemps et sans éprouver le besoin d’ajouter :
– Mais ce sont campements du vouloir dire, haltes du sens. Tatouages
aussi comme au front des femmes, dont la coquetterie à elle seule
n’expliquerait pas le port.
Puis vient le mot de la fin :
– Nous cherchons l’inscription qui nous est destinée.
– Nous cherchons  ? Mais qui  : nous, monsieur Hagg-Bar  ? Quelque
chose d’aussi pratiquement impossible à découvrir  ! On n’en voit aucune.
Regardez un peu tout ce désert. Une chose aussi peu sûre à se représenter !
– C’est la raison pour laquelle il faut chercher.
– Il faut encore pouvoir la trouver.
– Nous nous y emploierons.
– Mais supposons, monsieur Hagg-Bar, supposons un instant que c’est
chose faite, que nous l’avons trouvée. Et alors ?
– Alors nous nous efforcerons de lire le message qu’elle recèle.
– De lire le message qu’elle…
– Je te préviens, ce ne sera pas un jeu d’enfant.
– Mais supposons encore une fois que…
– Que ?
– Que c’est chose faite.
– Il ne nous restera plus que d’aller à la recherche de celui qui l’a écrite,
déposée en lieu et place.
– Monsieur Hagg-Bar !
Celui-ci considère son fidèle homme de compagnie comme quand on ne
sait pas ce qu’on doit comprendre et que, attention, il ferait beau voir. Pour
n’être pas formulée, ou ne l’être que par une expression du visage, on se
garde toutefois d’ignorer la chose et on s’empresse de répondre :
– Oui, bien sûr, nous irons à la recherche de celui qui…
– Tu parles avec un accent de sincérité méritoire. Et on n’abuse pas un
vieux renard comme moi. J’ai l’oreille fine.
– Je ne crois pas qu’il en reste beaucoup, de la fine.
– Il n’en reste plus ? Tant pis.
– Je vous donne tant de raisons que ça de vous méfier de moi ?
Le premier mouvement de Hagg-Bar s’entendant presque prendre à
partie, cette fois est de s’appuyer des deux mains sur le pommeau de son
parapluie pointe fichée dans la poussière. Alors à bout portant, sa réplique
part :
– Mon bon, ne commence pas maintenant avec tes accusations !
– Oui. Dès que je parle d’une chose, c’est d’autre chose qu’il s’agit,
toujours d’autre chose.
Point fâché, Hagg-Bar rétorque cependant :
– Je peux dire la même chose. Je peux dire que chaque fois que je dis une
chose, on dirait que je dis… Fi donc  ! Laissons ça. Ne t’agite pas
inutilement. Gardons notre sang-froid.
– Nous ? Vous avez dit nous, monsieur Hagg-Bar ?
– Des hommes pleinement conscients de leur rôle.
– Quels hommes ? Où sont-ils ?
– Nous ! Regarde-moi. Regarde-toi. Nous !
Les sourcils dégarnis du sujet à la triste figure remontent à travers son
front, un front pas très haut à la vérité, où ils touchent vite fait la racine des
cheveux et où ils restent en suspens. Sur le moment, on ne retrouve la
parole que pour bougonner dans un soupir :
– Ça ne change pas.
– Tâche de prendre un air moins perdu. Rien ne change jamais dans ce
que nous aimerions voir changer, excepté le reste. Quant à ce reste…
Confortant ainsi le bon diable dans son opinion, à peine Hagg-Bar lui
prête-t-il attention encore.
Mais l’autre, discrètement, bombe le torse, redresse la tête, sa grosse tête
bousculée, tourmentée, qui tient du masque toltèque et qu’il présente aussi
en raidissant le cou.
– Ts, ts, mon ami, tu te montres un peu trop enthousiaste à l’idée d’un
échec possible de notre entreprise, déplore le vieux monsieur, l’effleurant
encore de ce genre de regard qu’on reporte aussitôt ailleurs.
Siklist laisse alors retomber ses épaules. Déclare-t-il forfait  ? Las,
manifestement il n’a plus qu’une envie : cesser de jouer à ce jeu.
– C’est fichu. Je veux être scalpé s’il vient quelqu’un.
– Bon, bon ; je n’ai rien dit.
– Je peux m’en rendre compte tout seul.
– Oui, je reconnais : nous sommes un peu seuls.
– Il passera bien quelqu’un, monsieur Hagg-Bar.
– Passera. Passera pas.
Répétant ces mots à mi-voix, l’homme en smoking esquisse une moue,
force le ton pour s’enquérir :
– Tu en es sûr ?
– Sûr et certain.
– Sûr et certain ?
– Sûr et certain.
Le menton reposant quasiment sur son vaste poitrail, Hagg-Bar éructe
dans une sorte d’approbation :
– Misérable qui en abandonne un autre !
– Du tout. Pourquoi voulez-vous… Il n’y a d’ailleurs rien à craindre.
Voyez vous-même.
Et comme pour en extraire la preuve, Siklist sonde l’espace de ses yeux
de lucioles.
– Où aller ?
Hagg-Bar en convient :
– Non. Il n’y a rien à craindre.
– Il n’arrivera rien.
Le grand bougre ayant ainsi réaffirmé sa conviction, son interlocuteur, de
nouveau sourd à tout ce qui peut être dit à portée de ses oreilles, absorbé
dans d’obscures ruminations, marmonne :
– On nous oublie. On se sent un peu délaissé.
– Je suis là, monsieur.
Le monsieur ne reste pas insensible à cette réponse.
– Tu es là. Je le vois bien.
– C’est gentil à vous. Je vous en remercie.
N’écoutant toujours qu’à moitié, l’imposant personnage, dans toute
l’épaisseur, toute la puissance de sa taille, ne dédie encore qu’à Dieu ou à
diable ses pensées. Bien sûr, pas plus qu’avant, il n’a l’air de vouloir
reprendre la route. Pas plus que s’ils étaient en tout cas parvenus à
destination.
Mais brusquement il déclare comme à la suite d’une découverte :
– Un homme n’est qu’un homme. Mais il est un homme après tout !
– Je comprends ! Oh, oui !
– Il faut s’y faire.
– Mais on s’ennuie un peu.
– Crois-tu qu’il va faire nuit ?
Hagg-Bar a posé cette question mais c’est Siklist qui a levé le nez en
l’air. Aucun signe avant-coureur du soir. L’immense voûte céleste rayonne
du même éclat inaltérable.
L’ayant vu faire, Hagg-Bar l’imite, observe lui aussi les hauteurs de l’air,
réalité indemne de toute ternissure. Étendue, mais à la fois regard, la
lumière est là, un feu où le secret se cache. (S’y prolonge également
l’agonie de ce qui ne veut pas mourir, ne sait pas mourir.)
Tous deux étudient le ciel et Hagg-Bar :
– Cette marche nous conduira tôt ou tard vers la nuit et sa fraîcheur, se
prend-il à dire. Vers son haleine légère et tranquille.
Puis le voici qui prête l’oreille. Il écoute et tout ensemble il dément :
– Non personne ne tue personne. Nous trouverons l’inscription, la devise
qui nous est destinée.
Sur sa figure, se répand une expression de bonheur comme s’il écoutait le
temps s’éloigner, aller au-delà.
 

… Une fois de plus, je me rappelle  : je n’ai à aucun moment fermé les


yeux. Pourtant tout s’est passé encore comme si je l’avais fait et que j’aie
moi-même en les rouvrant suscité la présence, maintenant visible par-delà
le grillage, d’un homme, non pas seul mais qui tient, dirais-je, conseil
devant une assemblée d’animaux, lesquels sont là qui écoutent ou qui
attendent  : quoi  ? On ne sait. Ce qui va suivre. Ainsi que le silence,
l’attention est unanime.
Et on entend bientôt qu’il leur propose de les doter de la parole. Comme
il parle, lui, ils parleront. Mais leur mutisme, visiblement, répond pour eux.
Ils refusent. Ne désirent-ils pas ressembler aux hommes  ? Non, ils ne
désirent pas ressembler aux hommes, signifient-ils par leur identique façon
de se taire, à celui qui leur parle. Il en a le pouvoir. Quand bien même, c’est
non. Je me sens d’âme avec eux, et lui… Lui, je le plains.
Alors il confesse devant eux tous, réunis tels qu’ils sont en conclave :
– Je voudrais pouvoir aussi garder le silence, mais mon cœur, plus fort
que moi, crie comme jamais ne crierait l’un d’entre vous. Je veux garder le
silence, et il veut crier. Mon cœur se rappelle Hawa, un nom qui est un
chant. Il se rappelle que, née de moi, elle est devenue autre. Des cheveux de
sa tête à l’entre-cuisses, autre. Reviendra-t-elle, redeviendra-t-elle un jour,
un seul instant, moi ? Je l’espère et désespère sans cesse de voir arriver ce
moment. Le désert pense à moi peut-être quand il se fait moins lourd à
porter, quand il se fait nuit et que, dans cette nuit, il se fait vent et que ce
vent se fait rêve d’eau.
 
 
La nuit, nous l’avons constaté, n’attendait que cette invocation ou cet
appel pour, miséricordieuse, naître de la sauvage lumière et dresser sa tente
à l’entour. La protection est pour nous tous qui, à la ronde, veillons. Je me
sens le cœur moins chagrin. Le désert est toujours là, dont le vide nous
cerne. Mais il a renoncé à sa pesanteur par déférence aux ténèbres qui nous
ont pris sous leur aile. La nuit sans doute va-t-elle jusqu’à la mer. Je lève
les yeux au ciel. Il fait jour de nouveau, toutes les étoiles sont tombées.
Seigneur, Seigneur…
 
 
Il a chanté, lui l’homme, dans cette nuit tant qu’elle a duré. On ne
pouvait le voir, mais c’est ce qu’il a fait. Pour les animaux, après qu’ils ont
refusé le don de la parole. Puis on n’a su ni pour qui ni pour quoi il a
chanté. Rien n’était à ce point silence autour de sa voix. Son chant ne
dérangeait pas davantage l’obscurité. Seules les étoiles tremblaient…
 

– Moi ? Je t’y prends encore à me soupçonner de Dieu sait quoi !


Hagg-Bar parle et garde un œil rivé sur le désert. Il n’a d’intérêt que pour
ce brasier qui s’entretient lui-même et attend qu’ils viennent s’y consumer.
En est-il venu d’autres avant eux s’y consumer aussi, calciner ? Combien, et
d’autres viendront-ils après eux ?
N’en tolérant plus l’éclat corrosif, il baisse les paupières comme pour se
faire de l’ombre, aller où il y a de l’ombre, non sans poursuivre pendant ce
temps :
– Hein, toujours les mêmes histoires. On n’en finira pas.
Il semble avoir tiré le rideau devant soi, derrière, et ainsi volent ces
vaticinations, comme à travers un rideau. Les idoles ne parleraient pas
autrement si elles avaient à le faire. Sa voix franchissant un rideau, Hagg-
Bar érigé à sa place, dans son énorme stature, est une idole. Une idole qui
secoue des bras à l’un desquels pend un parapluie et sur laquelle une veste
de smoking se déploie en ailes de vampire.
– Cela ne va pas recommencer.
Interrogation, affirmation, l’une et l’autre lasses en tout cas.
Siklist, lui :
– Mille excuses. Vous avez peut-être sommeil et…
– Hon, hon… fait l’idole. Si je ferme les yeux, c’est pour mieux écouter
nos paroles. Bizarre.
– Qu’est-ce qui est bizarre, monsieur ?
Siklist, ses yeux, des vrilles logées dans des bourrelets de chair, s’agitent.
Il a posé sa question et, profitant de l’occasion, il cherche d’un regard avide
à forcer le masque de l’idole.
– Nos propos, répond Hagg-Bar. Nos propos.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’ils ont ?
– Ils ont qu’ils sont bizarres. Tu m’entends : bi-zar-res. Tout est bizarre.
– Vous dites de ces choses, monsieur.
Hagg-Bar rouvre les yeux, bornoie en réaffrontant la lumière colossale du
jour.
– Parlais-je à quelqu’un d’autre durant tout ce temps ? Et cet autre était-il
toi ? Était-il moi ? Tout ce temps ? À qui parlais-je ?
L’expression endeuillée : ainsi, à la même lumière, s’offre celle qu’arbore
Siklist. La bouche, amère, qui l’a constamment été, remue sans produire un
son, sa grosse pomme d’Adam monte et descend le long du cou raviné
comme s’il essayait de l’avaler et n’y réussissait pas.
– On n’arrive jamais à savoir d’où ils viennent. Jamais d’où ils sortent.
Dans un grondement, il a dit encore cela, Hagg-Bar, et chez lui, pas un
muscle n’a frémi.
Alors l’autre, le grand diable, une lueur s’allume à la pointe des vrilles
plantées au fond de ses orbites. Cette lueur se mue en idée.
– Vous faites erreur, monsieur Hagg-Bar. Je ne vois personne. Il n’en sort
de nulle part. C’est simplement parce que vous avez fermé les yeux.
Cette réponse rend son interlocuteur, dont le front se ride, plus
sarcastique encore.
– Il n’y a rien de bizarre, dis-tu  ? Et ce n’est pas bizarre si on a par
moments l’impression de voir, nom de nom, venir quelqu’un ?
– C’est simplement parce que vous avez fermé les yeux.
– Combien de fois vas-tu me répéter cela  ? Maintenant, je les ai bien
ouverts. Et qu’est-ce que j’ai là en face ? Suis-je sûr que tu es celui que je
vois ? Et toi, es-tu sûr d’être celui que tu crois ? Pas moi. Nous ne savons
pas. Nous ne savons rien. Et si tu veux un conseil, fais comme moi  :
prudence et méfiance.
– Mais voyons, monsieur…
Siklist n’achève pas, Hagg-Bar lui a déjà coupé la parole :
– Comment, voyons ? Il n’y a rien à voir.
– Non, je dois le reconnaître, il n’y a rien de bizarre à ce qu’on ait par
moments l’impression de voir venir quelqu’un.
– Ce n’est pas la peine de se fatiguer.
– Non, ce n’est pas la peine de partir d’ici. Je vous tiendrai compagnie.
– Oui…
Hagg-Bar a prononcé ce oui déjà distraitement. Ses prunelles se sont de
nouveau embrumées sous l’empire d’une pensée qui en a fait rabattre la
flamme.
Il est là. Il se laisse tout de même aller à dire :
– Il y a toujours une partie qui se joue dans votre dos. N’a-t-il pas été
question de chercher quelque chose ?
– Faites excuse ?
– Question de chercher quelque chose !
– Oui, oui. Nous avons tout notre temps. Restons tranquillement où nous
sommes.
– Chercher parce que ce que nous avons de meilleur, est toujours enterré.
Le brave hère, en aparté :
– Cela ne va mieux.
Mais Hagg-Bar ne tarde pas à reprendre :
– Toi aussi, tu es bon.
– Qu’est-ce…
L’interrompant, une toux sèche s’empare de Siklist. Un chardon lui a tout
à coup poussé dans la gorge. Il parvient cependant à l’expulser en partie et à
retrouver un peu de sa voix mais sans paraître trop savoir ce qu’il doit en
faire, sinon de faire entendre ce son guère nouveau :
– Qu’est-ce…
Puis il se ressaisit, la parole retrouvée :
– Voyons, monsieur Hagg-Bar, pourquoi dites-vous ça ?
– Pourquoi, pourquoi ? Tu ne tiens tout de même pas à me laisser seul.
Voilà pourquoi.
– Non.
– Comment non ?
– Non, je ne tiens pas à vous laisser seul. Surtout qu’il n’y a que nous
deux par ici.
S’étant livré à cette remarque, Siklist tend la main vers l’espace
inexorablement nu.
– Avec qui d’autre pourrais-je aller ? Regardez vous-même.
Comme il en a pris maintenant l’habitude, un pied en l’air, l’Honorable
Hagg-Bar décrit, en dépit de sa masse, une pirouette, laissant l’autre
éberlué.
– Brave garçon ! Je ne t’en veux pas de nourrir quelquefois des arrière-
pensées. Je t’accorde que tu ne peux pas m’abandonner.
Sous l’effet de la surprise, Siklist bégaie :
– Vous êtes bien bon, monsieur Hagg-Bar.
– Pourquoi ? N’en parlons plus.
– Dame, c’est que vous non plus, vous ne tenez pas à me laisser aller seul
sur les routes.
Le gros homme pointe en l’air comme un trophée le parapluie dont son
poing serre la crosse.
– Mon ami ! s’écrie-t-il, et il referme les yeux, s’efforce encore une fois
de présenter un visage lisse, rond, qui n’est qu’un visage léonin
indéchiffrable, masque à travers lequel, si dérobé qu’il soit, le regard
semble continuer de percer.
Ainsi exposé et abîmé en lui-même, il énonce de cette voix qu’on jurerait
sortie d’un gouffre, elle aussi :
– De toute façon, le monde s’est perdu en route. Tu ne crois pas ?
Toujours ce grain d’arabica brûlant sous l’arcade sourcilière, ledit ami
surveille le bonhomme, ne sachant quoi répondre, ou ne tenant pas à en
prendre le risque, ou tenant seulement à donner la preuve de sa bonne
volonté (de son innocence ?). Puis il dit, se jetant à l’eau :
– Si. Je vous crois.
Toute une innocence se peint alors sur ses traits déjetés et en fait l’unique
expression.
Contre toute attente, Hagg-Bar lance :
– Voilà qui devrait me faire plaisir.
Et il ne s’arrête plus, il pérore comme il ne l’a jamais fait jusque-là, pris
d’inspiration, semble-t-il.
N’accordant son intérêt qu’à cette bouche qui mâche mots sur mots,
Siklist ne se soucie pas de comprendre ce qu’il entend. Il observe
simplement la manière dont l’organe qui la procrée livre passage à la voix,
une bouche en mouvement, ouverte, fermée, puis rouverte, des lèvres qui
s’infléchissent, ondulent, découvrant la blanche, la cruelle scie des dents, la
double scie, celle du bas, celle du haut, entre lesquelles la langue rouge
sang joue à se faire prendre et n’est jamais prise. Et ainsi de tout le visage,
gomme qui se comprime, se dilate, ou hilare, explose en rires grimaçants,
une pâte soudain soulevée, tirée, étalée dans un sens, dans l’autre par une
vitalité autonome monstrueuse pendant que la parole s’écoule, clapote : la
cavité qui mange, qui goûte, qui embrasse, mangeant aussi, goûtant,
embrassant les mots avant de vous les envoyer, régurgités, au nez.
– … Donc ça devrait me faire plaisir.
– Pourquoi : ça ne vous fait pas plaisir ? Dans ce cas, je peux m’en aller.
– T’en aller chercher seul ? Tu ne crois pas ce que tu dis.
– Chercher seul, chercher seul : encore faut-il qu’il y ait quelque chose à
trouver. Vous, monsieur Hagg-Bar, peut-être le savez-vous…
– Ts, ts, ts, tu as déjà oublié. Il a déjà oublié. Trouver la source du sens,
mon ami  ! Sinon, à quoi rime toute notre marche, et à quoi servirait ce
parapluie ?
– Pardon ! Où avais-je la tête ?
– Elle est sur tes épaules. Nous chercherons la source, qui va nous
désaltérer.
– Nous en avons bien besoin. Et nous serons au bout de nos peines !
Comme s’il n’avait pas revu son compagnon de longtemps, Hagg-Bar
s’avance vers lui et, le dévisageant, il lui dévoile :
– Nous en avons bien besoin, mais pour aller plus avant, plus loin. Nous
ne serons au bout de nos peines qu’une fois cela fait.
Siklist grogne :
– Alors cette recherche nous mènera à notre malheur.
Il est seul à avoir entendu ses propres paroles.
Hagg-Bar poursuit imperturbablement :
– Alors cette marche finira par nous mener à celui qui nous a laissé le
message.
Et Siklist encore, à mi-voix :
– Et ça n’en finira plus. Notre compte est bon, je le vois d’ici.
Puis tout haut :
– Mais monsieur Hagg-Bar, qui est-il ? Ne dites pas que vous l’ignorez.
– Nous ne le saurons que quand nous l’aurons trouvé. Quand nous serons
devant lui.
– Non !
– Non ? Comment, non ? Dans ce cas, lorsqu’il nous aura trouvés.
– Non, m’en aller. Je préfère m’en aller.
– T’en aller le chercher tout seul ! Tu ne crois pas ce que tu dis.
– Si fait. M’en aller.
Et sur ses pattes d’échassier, Siklist ne montre guère d’hésitation, il
achève d’envoyer sa phrase à plusieurs pas de là.
Hagg-Bar ouvre tout grands les yeux, agite nerveusement son parapluie,
moins semble-t-il par envie de nuire que par désir de convaincre.
– Qu’est-ce qui te prend ? Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je n’ai pas
cru que tu me croirais.
– Ce n’est pas ce que vous avez cru ? Qu’est-ce que vous avez cru que je
croirais ? Je veux m’en aller.
Le compagnon s’éloigne encore de deux ou trois pas. Et on le sent résolu
à continuer, il n’a pas l’air de fanfaronner.
Et encore deux ou trois pas.
Tendu mais non cassé, un fil retient, lie toujours les deux hommes, qui
s’entre-regardent, immobiles chacun à un bout de la distance mesurée par
ce même fil, l’un se demandant si l’autre le brisera et qui des deux ira le
plus loin  : Hagg-Bar dans le blâme et la sévérité ou le cadet dans la
détermination, – ou compte le faire.
Le cadet – donc l’autre – tourne le dos et proclame par-dessus son épaule,
une fois de plus :
– M’en aller.
– Ne pars pas.
Ne pars pas, a dit Hagg-Bar. Siklist, indifférent à l’ordre reçu – ou une
prière à lui adressée ? – poursuit son chemin.
Il annonce même après un instant :
– Je vois justement du monde.
L’imposant personnage s’il en est, s’il n’en reste qu’un, tend ses bras à
l’un desquels se balance, indispensable accessoire, le parapluie.
– Ne pars pas. Que vois-tu ?
C’est toujours un dos tourné qui lui répond :
– Une file de gens. Mais il n’y a que la moitié de leur corps qui dépasse à
l’horizon.
Le désert qui semble plein à ne pouvoir admettre un grain de sable en
plus, va-t-il s’entrouvrir maintenant pour ménager une place, un trou à la
chose imprévue ?
– De qui s’agit-il : les reconnais-tu ?
– Non ! C’est qu’ils sont loin !
– Reviens, malheureux !
L’obstiné s’arrête, fait volte-face.
– Non, pourquoi ? Du moment qu’il y a à cette heure des gens avec qui je
pourrais aller.
– Tu arrives à voir l’air qu’ils ont ? Ce sont peut-être des hors-la-loi ou
des demi-sauvages…
– Oh, ne dites pas ça.
– … peut-être même des sauvages complets.
– Croyez-vous, monsieur Hagg-Bar ?
Indécis, le mutin ne bouge pas de sa place.
– J’en suis convaincu, mon garçon, lui crie-t-on dans un redoublement
d’ardeur. Reviens !
– Et si j’y allais voir ?
– Reviens !
– Je préfère y aller voir quand même.
Ennuyé, tel paraît Siklist. Ennuyé, irrésolu, regardant et ne regardant pas
l’homme tout en rondeurs qui réclame son retour et attend.
À la fin, il lui tourne le dos et se met en route pour de bon.
Hagg-Bar l’exhorte alors dans un beau mouvement :
– Eh bien, va, mon garçon, va ! Mais tâche de me faire savoir de là-bas
ce que tu auras trouvé. Promis ?
– Promis !
Sur cette parole, la dernière, l’individu à la triste figure, qui ne montrait
déjà plus que sa nuque surmontée de cette tête nue, se lance à corps perdu
dans l’embrasement de la lumière.
 
 
Songeur, non pas inquiet à en juger sur sa mine, Hagg-Bar garde l’œil
fixé dans la direction prise par son factotum comme s’il suivait encore ses
premiers pas dans l’inconnu. Mais Siklist a déjà franchi une sorte de seuil,
de premier cercle, d’où l’on pourrait encore moins le ramener par la force
du regard que par celle du poignet. Une personne tout aussi proche de vous
que vous l’êtes de vous-même, lève le pied, part : ses traces restent. Les pas
du lâcheur se distinguent toujours, marqués dans le sable. L’objet et témoin
ici présent de son abandon les contemple mais, dirait-on, sans les voir.
Qu’en faire, quelle leçon en tirer, – quelle moralité ? Hagg-Bar semble ne
point connaître les états d’âme. Ni inquiétude ni accablement  ; pas plus
affecté que cela. Quelque chose s’est passé dont on n’a plus qu’à peine
souvenance.
Debout au même endroit, il rêvasse. Quelque chose, à un moment donné,
est peut-être arrivé. En avez-vous eu vent, vous ?
Réfléchissant à haute voix, Hagg-Bar commente pour soi :
– Advienne de lui que pourra, nous continuerons de suivre notre route à
nous. Celle qui va, qui mène au sens. Cette route si par hasard elle nous
perdait, si elle le faisait, c’est pour que nous nous retrouvions.
– Et le reste ? Et le temps qu’il faut y consacrer ?
– Le reste suivra. Le temps suivra.
Puis après un petit silence :
– La route, même sans route, et la marche sur cette route  : ce sera de
l’eau, ce sera une source qui nous attendra au bout.
 

… Le désert : à présent réveillé de son rêve, et tous nous sommes sortis


de l’arche de ce rêve. Comme un seul homme.
Mais j’attends déjà que revienne la nuit. La même nuit s’il se peut. Pour
recueillir le chant de l’homme et me réconcilier, moi l’ombre, avec celui qui
la projette.
Elle reviendra. Prisonnier je suis de tout le reste.
Prisonnier capturé par le désert, gardé par lui autant que nous le
sommes, les uns et les autres. Jusque dans l’obscurité de la chair.
Je me sens envahi par son odeur sèche et blanche jusque dans mes
derniers retranchements. Désert du désert. Poussière de la poussière.
Silence du silence. Peut-être avons-nous gagné et le monde perdu. Le vide
aurait fait en vous son nid et vous voici comme tout un chacun ouvert à tous
vents, n’ayant pour substance et enveloppe que ce vide qui ne sait que se
vider et vous dissoudre dans le flamboiement du jour.
Mais que si brûlé à son contact, vous vous éteigniez, c’est alors que vous
revivriez, reviendriez au monde. Ange, passe donc sur ce corps, consume-le,
consume-moi.
 

Quelques minutes, quelques heures  ? Il s’en est passé, il s’en passe du


temps, et c’est tout ce qui passe, un temps inscrit à nulle horloge. Et
subitement ces clameurs, des sortes d’appels, qui éclatent au loin,
endommageant la beauté du silence :
– Je ne les vois plus ! Ils n’y sont plus !
Hagg-Bar tressaille.
– Tiens, j’entends quelqu’un.
Plus un réflexe qu’une réflexion, chez lui, il dit sa façon de penser :
– Encore un qui ne se gêne pas pour beugler comme si on l’égorgeait.
Les cris ont fait long feu mais ont abandonné dans leur sillage un écho à
l’échelle du désert.
– J’espère que ce n’est pas quelqu’un qui tue finalement quelqu’un.
Troublé, Hagg-Bar paraît l’être à présent et il réagit. Il hurle à pleins
poumons, lui aussi :
– Qui va là ? Qui va là ?
Personne en vue. Personne. Peut-être, mais, ressuscitant l’écho, la même
voix mâle répond :
– Les gens ! Ils sont partis !
Des gens qui sont partis ? Quels gens ? Hagg-Bar s’interroge. Et qui peut
bien brailler de la sorte ?
Une moue fait de sa moustache une brosse urticante. Il ricane. Il ne
trouve qu’une réponse à se donner :
– Non, je ne vois pas, je n’y comprends rien assurément.
À cette même seconde, le lointain mais puissant organe revient à la
charge :
– Ils ont disparu !
Et Hagg-Bar encore : Ils ont disparu ? Il se hausse alors sur la pointe des
pieds, il tonne à son tour :
– Qui ? Qui ?
– Les sauvages !
Cette fois, la réponse ne s’est pas fait attendre. Vous hochez la tête,
monsieur Hagg-Bar, n’en croyant pas vos oreilles. Des sauvages. Ces cris…
Décidément, quelque chose ne va pas.
– J’aurais la berlue : ce n’est pas possible. Mais, c’est quoi ?
– Est-ce que je peux revenir, monsieur Hagg-Bar ?
Et vous vous mettez à rire, rire doucement :
– J’entends mon nom à présent. Ou le nom qu’on me donne. Chut  !
Chut !
Vous regardez autour de vous, intéressé. Non pas suspicieux : intéressé.
Et toujours personne. Mais vous :
– Pas de nom en l’air. Plutôt que d’être proféré et qu’il ne s’ébruite, je
voudrais que le mien m’illumine du dedans. Que mon nom soit ceci… Un
nom, une barrière qui retient, contient l’innommable.
Vous prenez un temps, dès lors, pour réfléchir :
– Il y va de… Mais laissons cela pour l’instant et voyons un peu si je ne
suis pas sous le coup d’une illusion.
Vous raccrochez votre parapluie au creux du coude, joignez vos mains en
cornet et, une fois de plus :
– Qui vaaa lààà ?
La réponse fond sur lui presque instantanément :
– Moi ! Moi !
Entendre rugir ainsi, et pas une âme à l’horizon… Qu’est-ce que ça
signifie  ? Un miroir, le visage du gros pacha n’est plus qu’un miroir à
questions, ne reflète que des questions, et rien. Rien, aucune crainte, même
légère.
– Moimoi  ? C’est un nom que je n’ai jamais entendu, que je n’ai pas
l’honneur de connaître. Je ne vois pas qui ça pourrait être.
Têtue, s’élève encore la voix :
– Je peux revenir, monsieur Hagg-Bar ?
Sur quelque chose qui ressemble fort à un juron, M.  Hagg-Bar (soi-
même, ne vous en déplaise, se dit-il) part d’une fusée de rire dont le bruit,
telle une décharge d’arme à feu, ébranle un moment l’air.
– Cela ne cesse pas ! C’est, ma parole, un jeu !
Poursuivant son monologue, il explore le désert des yeux.
– Il n’y a personne et j’entends mon nom. C’est drôle comme vos sens
vous jouent de ces tours. À moins que d’aucunes choses ne se mettent à
arriver d’un passé qui n’en finit pas de passer. Ce serait un passé toujours
habité, avec ses agents toujours actifs, occupés.
Par saccades accompagnées de crachotements, il continue à s’esclaffer
tout bas et, dans la confiance du tête-à-tête avec soi-même, des paroles lui
échappent :
– Non, personne ne tue personne. Personne ne tuera plus personne.
Il se prend à tourner en rond, tourner comme s’il se courait après,
cherchait à se rejoindre pour ne faire que se perdre, perdre le nord, perdre
ses repères. Des mouvements qui semblent s’interroger sur eux-mêmes, sur
leur signification, tout automatiques qu’ils sont et comme ils naissent.
Tapant le sol du pied, il en arrive ou en arrivera bientôt à danser,
lourdement certes, mais à danser. Il tend une main, puis l’autre, l’agite, il
baisse le front, le relève. Des mouvements, des gestes qui sont, M. Hagg-
Bar, plus dans votre tête, qu’ils ne gouvernent votre corps. Et malgré cela…
Un mystère qui s’ajoute aux autres et la foi qu’à chaque instant, né de soi-
même, on s’accouche soi-même.
Une interrogation, à partir de la première, à partir du moment où l’on
commence à s’y livrer, qui vous ferait passer pour avoir un grain. Et en
réalité, n’est-ce pas cela ?
Mais dansant, virevoltant, de toute votre masse donnant apparence et
crédibilité à ce mystère, lequel à son tour donne forme à cette ronde, à la
musique qui, hors d’écoute, peut-être la soutient, étrange et pénétrante  :
qu’est-ce qui vous a mis ainsi en joie, curieux homme, et fait entrer dans
une curieuse danse  ? D’avoir entendu retentir une voix humaine dans ce
curieux silence ? Une voix, et qui n’est pas la vôtre ?
C’est alors que s’empare de vous la certitude, non pas l’impression,
d’être regardé par une bête accroupie, gigantesque, dans la flamboyante
nudité du paysage. Si ce n’était simplement là qu’un homme ? Un homme
dont le mirage ne fait que projeter la silhouette jusqu’au ciel ? Un homme
comme vous, loin de tout. Mais le temps d’un éclair ; puis rien. Les yeux
n’y sont plus. Ni la bête elle-même. Encore moins son spectre.
Hagg-Bar de planter alors son pépin derrière lui, de caler ses fesses sur la
poignée et, confiant, d’attendre sa réapparition. S’il pince les lèvres,
mordille sa courte moustache taillée en brosse : pure manie, il n’est travaillé
par aucune impatience. Il n’entend plus la voix qui a, durant un moment,
appelé, appelé sans désemparer ; elle-même s’est tue.
Il n’entend pas davantage le silence qui l’environne. Il ne perçoit pas,
tandis qu’il fait durer la pause, la figure d’ombre appuyée à une ombre de
parapluie qui s’allonge dans son dos. Il ne sait pas qu’il intercepte le plus
étonnamment beau des jours. Il mordille encore sa lèvre supérieure et sa
moustache de ses dents du bas. Quelquefois au contraire, il mordille sa
lèvre inférieure de ses dents du haut.
Il ne se doute pas non plus qu’il est, avec sa tête de lion des lieux brûlés,
sur une terre qui recule d’effroi, terre salée où nul n’habite, le sphinx dont
les yeux aveugles voient en avant et en arrière de soi.
Mais…
Hagg-Bar ne le sait pas.
Et à cet instant précis, effet de la lumière, effet de la chaleur, toutes deux
à leur comble, – le sphinx se met à chanter. Dans le même temps, on
s’imagine l’entendre pleurer. Chanter ou pleurer, en dedans.
Le sphinx dit bientôt d’une voix très douce à cette terre tendre sous son
sable :
– Je suis la conscience du désert.
Puis dans un horrible cri :
– Je suis le gardien de l’empire !
La pâleur du silence, après cela ; sa mortification.
 

… Les uns et les autres. Nous sommes là  ; toujours à notre place  ; la
même place. Et devant nous, ce désert, son vide inviolable, y compris au
regard. J’essaie de réfléchir. Ne peut-on le rassembler autour d’une
inspiration, puis d’une expiration ? D’un dessein, d’un désir ?
Je me torture l’esprit. Je ne fais que me torturer l’esprit sans espoir. Pour
occuper le temps. Sachant combien pareil vœu est chimérique. Le mal n’est
ni dedans ni dehors. Souhaiter le voir sortir du néant, où il trouve refuge ?
Ce qui n’est ni dehors ni dedans mais dehors et dedans ? Ce en quoi tout se
perd et perd jusqu’à son nom, où la lumière d’un objet n’est qu’opacité, où
cette lumière jamais ne se réveille. Pas plus la lumière que la capacité
d’être.
Folles imaginations. Dur a été le chemin qui nous a conduits ici, nous
avons laissé nombre de morts en route, et maintenant quoi  ? Plus dur
encore est de se trouver sur des lieux où il n’y a lieu que de soulever des
questions. Au bout de nous-mêmes. Nous gisons contre ce grillage, une
résille jetée sur un vertige, au bout de nous-mêmes.
Archange du désert avec tes noms connus et inconnus, qu’attends-tu pour
paraître et parler  ? Parler devant la porte ouverte sur fond de désert
comme une bouche pour un cri.
 
 
Je n’ai pas plus tôt élevé la voix en mon for intérieur, qu’il s’est montré.
Et depuis l’horizon, il ne cesse de venir. L’étendue poudreuse, et lui, plus
lumineux que le jour. Pourtant arrêté, au repos, tout en continuant à venir.
Je l’examine. C’est lui sans aucun doute.
Il semble parfois gravir des collines là où il n’y a qu’étale uniformité du
sol. Je sais. Il ne marche pas. L’espace se déroule sous ses pieds tandis que,
ni plus proche ni plus lointain, il brûle, tandis que lui, du même point,
entouré de sa gloire, il unit dans la même attitude le don de soi et une
étrange réticence.
Ni plus proche ni plus lointain, il demeure, mais toujours de l’air
d’avancer, de venir. À présent comment ferons-nous pour vivre ? Pas un mot
ne franchit ses lèvres. Le ciel tarderait-il à s’écrouler sur nos têtes s’il en
prononçait un ? Il suffit déjà qu’il s’offre à notre vue. Il suffit qu’à sa façon
incessante, il continue à venir et continue à nous regarder de sa place. Se
laissant reconnaître et refusant de se nommer, pouvant parler et ne parlant
pas. Pour l’instant. Je dis : pour l’instant.
Mais c’est le désert alors qui, d’une voix étouffée, se met à gronder.
D’une voix sourde et qui ne s’arrête plus. Il suffit, Archange, que toi tu
projettes une ombre, et qu’elle soit moi, cette ombre. Que tu fasses briller
chaque étoile de ta chevelure et, sur nous, allongés contre terre, répandes
la protection de ta nuit, couverture tissée de rêves et de lucioles. Personne
ne verra personne, mais chacun percevra la respiration de l’autre. Et plus
dense l’obscurité, plus légère la ressentirons-nous.
Fais-en tomber l’heureuse pluie. Il n’y en a pas un, parmi nous, qui ne
l’appelle pour en recueillir la fraîcheur avec quelque chose en moins du
poids de l’air, quelque chose en moins de l’étendue de la solitude, quelque
chose en moins de la totalité du silence. À l’extrême, au fond noir de
l’oubli, sombre, je serai mémoire de désert et oiseau à venir survoler le
désert. L’oiseau pourpre de toujours. Ni feu haut, ni feu bas : oiseau quand
le soleil descendra entre les tempêtes de sable, rideaux depuis jamais
écartés, suspendus. Que tout ce corps, de tous ses bras, de toutes ses ailes,
vole. Qu’à la mesure du ciel, il se fasse œil au centre sidéré de l’air, une
aspiration le voudrait-elle arbre de vie, ombre, une foudre le voudrait-elle
jour et de nouveau blancheur de feu, le voudrait-elle beau unique.
 

S’il n’est pas tombé dans un gouffre d’ahurissement, arrêté à sa place,


Hagg-Bar succombe sous un déluge de pensées. Et bon gré mal gré, il en
vient à s’expliquer, à se confier, pour son propre enseignement :
– On n’en finit pas d’arriver. Où que ce soit. Et si on y arrive, c’est
comme si on n’avait jamais marché, avancé d’un pas, d’un seul.
Émettant cet avis, point insensé, il se tient en équilibre sur un pied. Un
instant, il garde la même position, reste sans rien se dire. Puis :
– Si on y arrive. Mais où ?
À cela, une voix gaillarde, forte, qui n’est pas la sienne, répond :
– Cet endroit. La source. Il faut y arriver. La fontaine vers laquelle on
doit remonter. Vers quoi nous sommes déjà en route.
Lui-même a parlé ainsi, songe-t-il de bonne foi, s’est donné ces
éclaircissements. N’en doutant pas, immobile, il en est toujours à méditer et
à s’effacer. Sonnera-t-elle l’heure qui lui apportera la vraie réponse  ? En
attendant, il chante. Ce qu’il chante. La fin. La fin de tout. La fin de rien. Il
se trouvera toujours quelqu’un pour tuer quelqu’un ou pour vouloir le faire,
et personne pour l’en empêcher. Seulement je reste là, et je chante. Et je
veille.
Si je n’étais pas ce gardien du temps à l’écoute, quelle histoire aurait
intérêt à se raconter ?
Donc, je veille. J’écoute. J’attends. Je peux aussi me raconter une
histoire. Non à la manière de l’enfant qui, dans la nuit, s’en conte une pour
bercer, endormir sa peur. Ni la même. Mais une autre. Mon histoire. Que je
suis par exemple arrivé en ces lieux pour devenir immortel, bien que j’aie
passé l’âge. Je fus moi aussi cet enfant qui se vit en son temps gratifié d’un
tel privilège  : l’immortalité. Un privilège que je dois avoir conservé,
toujours défini par ce que je ne suis plus et dont je pense que je n’ai
toujours pas été dépouillé. Voilà mon histoire. N’est-elle pas belle ?
Et la même voix forte, gaillarde :
– Vous ne tenez pas à vous reconnaître pour ce que vous êtes. Pas plus
que vous ne cherchez à être pardonné de l’être. Vous en êtes surtout là !
– Comment, comment ? Et d’abord, qui parle de la sorte ?
– Demandez-vous plutôt : comment en sortir ?
– Soit. Comment en sortir ?
– Cela dépend. Êtes-vous Œdipe ou le Sphinx ? Êtes-vous le rêveur ou le
personnage de votre rêve  ? Mais vous ne l’apprendrez qu’au réveil, à la
chute de Thèbes et, – par conséquent trop tard. Il sera trop tard alors. Ce qui
a commencé avant vous et sans vous, s’achèvera après vous et sans vous.
Ainsi se présente votre histoire. Cette variante n’est-elle pas belle aussi ?
– Mon histoire… À ceci près, commente Hagg-Bar qui, à la réflexion,
préfère garder certaines pensées pour lui. À ceci près qu’à un moment ou à
un autre, le rêveur sort de son rêve, mais non pas Œdipe de son destin, ni le
Sphinx du sien.
Il a dit, il croit avoir réduit son interlocuteur au silence. Il a ainsi parlé et
maintenant…
Maintenant il va user de patience, il a tout son temps. La patience est son
histoire. Comme cette route aussi, ces sables où il n’y a plus de route et
simplement un feu dont les flammes courent plus loin allumer d’autres
flammes.
– À distance, de toute cette effroyable distance, je vous surveille, Hagg-
Bar, lui rétorque-t-on bientôt. Je puis être ce quelqu’un prêt à tuer
quelqu’un, mais prêt d’autre part à l’aimer. À vous aimer, vous, tel que je
vous vois, magnifique et attendrissant.
Un silence, le même qu’avant, aussi profond suit encore. Mais il ne
durera pas.
– Restons toutefois aussi éloignés l’un de l’autre et je commencerai par
vous crier quelque chose. Le dialogue avec moi est toujours possible. Dans
cet inconcevable présent, dans sa blancheur, son immutabilité. Et vous
pareillement, vous me crierez quelque chose. Qu’en dites-vous ? J’y vais, le
premier :
– Tout cet espace m’appartient ! N’appartient qu’à moi !
– Le monde, l’espace, moi seul ai pouvoir de faire qu’ils soient !
– Moi, le Diable, il ne dépend que de moi d’être tout cela !
– Le diable est de ce monde mien, il n’y a que moi pour décider qui est
diable ! Et même qui est plus diable et moins diable !
– Diable, je suis, dis-je ! Avec un nom que personne ne connaît !
– Le diable, avec ce nom, aurait bonne mine !
– Allons, je vois que vous ne me connaissez pas bien. Mon origine
diabolique se trouve justement dans ce nom que vous ignorez. Un nom qui
est à lui seul tous les noms, ne vous en déplaise. Car j’ai toujours un autre
nom pour chacun et chaque chose. En plus du nom d’avant. D’avant tout.
Le nom d’avant le nom.
– C’est votre soif de pureté, d’innocence, qui vous fait parler de la sorte.
Ridicule  ! C’est ça qui vous monte à la tête. Je vous réciterai votre
généalogie, moi !
– Ma soif de pureté, d’innocence, et quoi encore ? Ridicule vous-même !
– C’est la soif de qui n’est ni pur ni innocent, votre soif.
– Vous en êtes encore là  ? Permettez-moi d’en rire. Rien qu’un peu.
M’entendez-vous ? Dites : est-ce que vous m’entendez ?
– Vous parlez pour le Diable. Vous n’êtes pas Lui, vous l’avez supprimé.
Vous avez le meurtre du Diable sur la conscience.
– Moi ?
Précipitée devient alors la parole chez Hagg-Bar, comme si tout à coup sa
fin le bousculait :
– Vous avez le meurtre de la mort sur la conscience !
– Moi ?
– Vous avez le meurtre de la conscience sur la conscience !
– Moi ?
– Sinon, pourquoi cette soif ?
– Je parlais pour vous amuser, et passer un moment.
– Vous m’en direz tant !
– Nous sommes tous nés, et vous aussi, d’une bonne boue informe
incapable de demander des comptes, ici ou ailleurs. Voyez comme le monde
n’est fait que de briques et de broc.
– Ce n’est pas difficile pour vous de penser cela. Vous ne pouvez faire
autrement.
– Il n’y aura pas d’épreuves. Il n’y aura que celle, d’épreuve, par laquelle
vous allez passer.
– Passer ? Moi, Hagg-Bar, je ne fais que passer, comme vous dites. Je ne
suis pas celui que vous attendiez et qui devait vous apporter la réponse.
Moi, une promesse m’a été faite, à l’origine. Et vous  ? Quelle promesse
vous a-t-elle été faite ?
– Je suis la promesse.
– Allons, allons, soyons sérieux.
– La promesse, dis-je, et l’épreuve tout ensemble : ce qui se présente sous
la forme et l’aspect d’une porte, dans l’innocence d’une porte, et par quoi il
faut passer. Moi en personne j’ignore ce qui attend, guette au-delà, et s’il y
a même quelque chose. Une chose qui restera, quoi qu’il en soit, innommée,
innommable à jamais. Et la peur, la répulsion qu’on peut ressentir à
l’affronter. Mais j’en ai la garde et j’y fais passer ceux qui doivent y passer.
– Eh bien, voyons cela.
– Pas encore. Pas tout de suite. Cela viendra à son heure. Pour l’instant,
je parle, je chante, je raconte des histoires, la mienne, la vôtre, je crie des
choses, sachant que quelqu’un est présent et qu’il m’écoute.
– Tu n’es personne.
– Je suis l’enfant abandonné dans la nuit. Et je chante.
Hagg-Bar, cette fois, diffère sa réponse, se tient sur ses gardes. Il y a ce
qui passe. Mais quoi ? Ou qui est passé, qui est parti. Quelqu’un, y a-t-il eu
quelqu’un qui s’est éloigné sans se retourner ?
– Je vais en référer, le crier au désert. Que dans ses retraites extrêmes,
témoin, le sable entende cela, cette question.
Plaquant les deux mains sur ses oreilles, il hurle :
– Qui était-ce ! Qui était-ce !
Pas de réponse. Hagg-Bar est seul avec lui-même. Il vocifère encore, de
toutes ses forces, vers le ciel :
– Qui était-ce, archange au glaive de feu ! Qui ?
Ayant attendu un peu, il poursuit alors sans s’adresser à personne :
– Je voudrais avoir été entendu par quelqu’un, oh comme je le voudrais !
Je voudrais avoir pu soulever une patte pour me camper uniquement sur les
trois autres et uriner, uriner. Oh comme je le voudrais ! Hélas, je ne crois
pas y avoir réussi. Ni réussi à me faire entendre. Ni réussi à faire quoi que
ce soit. Je n’arrive plus à bouger. J’ai été, ce me semble, foudroyé par
l’excès de jour. Où commence-t-il, où finit-il ? Là où je commence, et où je
finis. Connaître la chute à l’endroit même où s’érige votre statue. Ah, le
temps a sa chute aussi. Le temps lorsqu’il fait retour à son début, à l’œuf
des origines. Où cela commence, où cela finit… Où tout renaît ! Sans doute.
Et sans doute alors Hagg-Bar posera-t-il non plus un seul pied, mais les
deux, les trois, les quatre pieds ensemble sur le sol et marchera-t-il de
nouveau.
Quand il n’y aura plus rien. Quand le visage du monde se sera effondré,
effacé. Hagg-Bar sera encore. (Où cela commence, où cela finit.) Il aura
oublié ce qui a été et, pris dans cet oubli, c’est alors qu’il se souviendra :
dans ce défaut de mémoire, lui tout gris d’oubli, énoncé indécidable,
indésignable. Lui qui habite une voix. Qui s’en fait une ombre. Par cette
lumière, par le dernier cri du silence, Hagg-Bar n’est pas ma victime. Je ne
suis pas  ; moi, je ne suis pas  ! Et je n’ai pas d’autre lieu. Mais voici
l’ombre. Elle reparaît. Elle grandit dans l’œil fixe du jour, dans la prunelle
de cette clarté qui a fait le vide autour d’elle. Un édredon. Il aurait éclaté
brusquement et lâché ses plumes. Des myriades de plumes. Et qu’en est-il
de moi ?
Je ne suis plus que ça : un duvet effeuillé, volant, migrateur, une ombre
de jour. Et neige, me voici, j’arrive. Je te le dis, Hagg-Bar, j’étendrai, neige
dont chaque flocon vit de sa vie propre, j’étends déjà une aube et un
crépuscule de perle, j’éblouis l’éternité.
Mais par hasard ne délires-tu pas en ce moment  ? Tu ne vois que des
papillons. Annonce-le au désert.
– Des papillons ! Des papillons ! Des papillons ! Ils viennent !
Tu vas pouvoir bientôt être relevé de ta faction, et bouger. Prends
seulement garde de t’écrouler sur place et qu’il ne reste du sphinx qu’un tas
de gravats. Crie victoire, Hagg-Bar.
– Hagg-Bar  ? Nous avons dit, pas de nom, dans ces parages. Cela vaut
mieux. Voici, je crie victoire : les papillons ! Les papillons ! Victoire !
Avec leur soudaineté calculée autant qu’imprévisible, les vents se sont
levés, ils soufflent en tempête du sable. Des trombes, des cataractes de
sable. Ils en accumulent sur lui, planté à sa place. Et plus d’Hagg-Bar.
Plus d’Hagg-Bar. Là où il se tenait, à l’endroit, dans le crépuscule qui
enveloppe maintenant la terre, à l’endroit même, une idole se dresse.
Avec leur soudaineté étudiée, les vents s’apaisent, se couchent.
L’immense, l’intolérable clarté du jour, reconstituée, se déploie de nouveau,
la température monte. Cinquante, soixante degrés, elle cuit le sable de
l’idole qui veille sur le désert.
 
 
Se hissant jusqu’au zénith, une voix sortie du néant, de loin en tout cas,
se met à crier là-dessus :
– Monsieur Hagg-Bar  ! Monsieur Hagg-Bar  ! Je peux revenir  ? Je ne
vous vois plus, monsieur Hagg-Bar !
Toujours cette voix.
De réponse évidemment, point. On jurerait que les sables, eux, ont pris
ces intonations, et la distance les rend mélodieuses. La voix, s’élevant
encore, explique :
– Il n’y a ni sauvages ni personne ! Monsieur Hagg-Bar, je peux revenir ?
Il n’y a ni sauvages ni personne !
Observant une pause, elle-même dirait-on paraît tendre l’oreille, écouter.
Mais rien, nulle part, dans tout ce désert qui lui fasse écho. Aucunement
découragée à l’évidence, elle reprend, elle monte, monte au point où il ne
reste plus à une voix qu’à se rompre, et lance :
– Je me suis trompé ! Il n’y a ni demi-sauvages ni sauvages complets !
 

Archange à la croisée des temps et comme tu es avec nous, que je sois le


dernier des hommes si je continue à vouloir n’être que moi entre deux, entre
trois, quatre, cinq autres moi.
Je dis : en cette veille indéfectible.
Je dis : parlant avec des mots d’espoir et l’espoir qu’ils seront entendus
par ces mêmes moi inconnus.
Je dis : que chaque mot me revienne prononcé par l’un ou l’autre d’entre
eux, issu de la même source noire de la parole.
Maintenant la légèreté de l’espace s’installe dans ma gorge.
Ai-je commencé à prendre un autre visage ? Si ce n’est d’homme, qu’il se
passe autant que faire se peut d’être visage de ceci ou de cela. Tu as dit, la
main ouverte et levée, je ne crois pas avoir mal entendu :
« Tu es devant la porte. (Ta main tournée vers moi figurait cette porte.)
Sans frapper, tu te retrouveras de l’autre côté et me retrouveras. Tu ne
pourras que passer par moi, je suis la porte. »
J’oublie ce que j’ai vu.
J’oublie ce que j’ai entendu.
Je me souviens et j’oublie. La pierre égare et retrouve sa mémoire et
s’égare elle-même…
 

Les appels désespérés que l’incorrigible tête en l’air s’obstine à


s’arracher du fond de la poitrine se seraient sans nul doute renouvelés
indéfiniment si, sur le point d’ouvrir la bouche une fois de plus en
s’éloignant toujours à reculons, il ne s’était pas, dans un réflexe, avisé de
regarder derrière soi. Il manque alors de tomber dans les bras de gens
présents là on ne sait comment. Incroyable, comme d’un coup le désert peut
se peupler !
Silencieux et tout attention, ces gens. Comme d’un coup on se marche
sur les pieds dans un désert ! Seraient-ce eux ? Eux, ces gens qu’il avait cru
– il y a combien de temps déjà – voir défiler en bordure de l’horizon. Oui,
non ? Puis qui s’étaient volatilisés pour réapparaître subitement devant lui ?
Réapparaître alignés, serrés l’un contre l’autre, soudés pour ainsi dire. Que
va-t-il faire maintenant, lui  ? Et eux qui, sans ciller, sans relâcher leur
espèce de vigilance appuyée et lointaine à la fois, ont l’air d’attendre
quelque chose  ? Eux tels qu’ils ont jailli de cette poussière ou, sait-on,
qu’ils ont été engendrés par l’air igné, visages de craie s’il y en a jamais eu,
encore que par une contradiction flagrante (et seulement apparente, espère
Siklist) des mains sombres leur pendent au bout des bras. Eux tels que
matérialisés à la place même où ils se campent. La peur le refait enfant. La
peur perpétue l’enfance en l’homme.
– Pardon, prie-t-il.
Et il ne voit plus quoi ajouter d’autre, ou faire d’autre, sinon les observer,
surveiller. S’ils se laissaient aller à un geste inconséquent, le moindre geste.
Il s’efforce de sourire.
Longs comme ils sont et disposés sur un rang de part et d’autre d’un plus
long qu’eux, ils n’esquissent justement pas un geste. Le plus long serre le
poing sur un bâton fiché droit dans le sol : ce serait, non moins longue que
lui, une houlette de berger s’il y avait trace du plus maigre troupeau en vue.
C’est un sceptre, un objet de ce genre, la froide gravité avec laquelle il est
tenu ne laisse pas place au doute.
Ils attendent. Le visage comme frotté de plâtre, impassibles, ils attendent.
Coruscant, le jour pèse d’un si grand poids qu’il en devient obscur. Tout
paraît soudain se passer, pour autant qu’il se passe quelque chose, dans une
nuit que transfigure une lumière, comme ce jour, aussi noire. S’y découvre
également tout ce qui s’inverse et qui, haut, se fait bas, qui, lointain, se fait
proche. Faut-il prêter foi à ces mirages ? Question que se pose Siklist.
– Oui, nous venions par ici, un certain Hagg-Bar et votre serviteur. Et
voilà-t-il pas que je le perds et que je perds ma route. Un certain Hagg-
Bar… Un gros, fort. Au cas où vous l’auriez vu. Où vous le connaîtriez. Un
gros, fort, avec… Pour l’instant je le cherche. Il est peut-être perdu, lui
aussi.
Racontant cela, l’homme à la tragique face tente encore de sourire. En
pure perte ; sa mine ne s’y prête pas plus qu’elle ne s’y est jamais prêtée.
Sur les autres, les figures de chaux vive, ces propos ne produisent pas
d’effet, ou pas davantage d’effet.
– Oui, c’est ce que disait Hagg-Bar, il n’y a guère longtemps, avant de
disparaître  : nous cherchons le campement ou la source. Je ne sais, à la
vérité, trop quoi. Il disait aussi, il avait tout le temps quelque chose à dire :
personne ne tue personne, et apparemment il y croyait. Il croyait aussi que
j’y croyais, alors que je crois qu’il n’y croyait pas beaucoup, lui-même.
Parce que, disait-il, il y a des écritures que quelqu’un a gravées quelque part
et ce quelqu’un a été sacrifié, noyé dans son sang. Vous voyez : et il disait
que personne ne tue personne ! C’était sa logique à lui, et ce n’est pas tout.
Qu’une fois ces écritures, ou la source, ou le campement – une chose en
valant une autre – trouvés, nous devions nous mettre en quête de celui qui a
été sacrifié, et pour lequel des gens n’en finiraient pas de se sacrifier. C’est
ce qu’il disait  : pour lequel des gens n’en finiraient pas de se sacrifier. Je
vous le demande un peu : trouver un compère déjà sacrifié ! Et il prétendait
le trouver avec un parapluie. C’était sa marotte. Ce parapluie aurait servi à
lire les écritures laissées par le sacrifié. Lire avec un parapluie : dans quel
crâne cela peut-il entrer ? Moi je n’ai jamais cherché personne. Surtout pas
quelqu’un qu’on aurait sacrifié et pour lequel il faut se sacrifier. Je ne
comprenais d’ailleurs rien à ce conte. Il travaillait déjà du chapeau, avant
ça, Hagg-Bar. Et ça n’a fait qu’empirer avec ces histoires de sacrifice. Oh, il
n’allait plus bien du tout. Nous étions partis pour… Au fait je ne me
rappelle plus pour où, ni pour quelle raison. Une autre raison, c’est sûr…
Sur ces mots, Siklist reste les yeux perdus dans le vague. Mais il se
secoue.
– Des fois que vous vous seriez égarés, vous aussi. Remarquez, je dis :
des fois. Nous pourrions alors chercher notre route ensemble.
Et à sa façon habituelle de faire, il leur offre du bras et du regard le désert
à voir.
– Nous pourrions aller un bout de chemin ensemble…
Là-dessus, uniquement pour lui-même et pour son seul bénéfice, il ajoute
à mi-voix :
– Ils ne sont pas causants. Faut pourtant arriver à s’expliquer. Sinon je ne
réponds pas de ce qui pourrait en sortir. Je ne réponds de rien.
À ce moment, soulevant à peine son sceptre, le plus grand de tous se
borne à dire, et ses paroles semblent voler par-dessus une rivière placée
entre lui et l’homme perdu, une rivière à sec, bien entendu :
– C’est lui.
Les autres regardent Siklist comme si jusqu’à cet instant ils n’avaient eu
que les sables du désert devant les yeux, et qu’ils le voient d’un coup.
– Oui, déclare-t-il, sans savoir à quoi s’attendre. Oui, dit-il à tout hasard.
Moi-même en personne.
Et, incarnation de la dignité, son interlocuteur l’informe :
– Moi aussi : moi-même.
Une telle réponse  ! Elle fait, à Siklist, faire des yeux ronds, de vraies
billes de mercure prêtes à rouler dans tous les coins.
Il spécule entre haut et bas :
– Je lorgne autour de moi. Il n’y a rien. Il y a tout ce qui peut vous rendre
maboul. Un piège, il est là, si c’en est un.
Et soudain, une lueur joyeuse dans la prunelle, il y va de sa révélation, il
s’écrie :
– Oui, mon nom est Siklist ! Pas Hagg-Bar : Siklist !
Le grand se tourne vers ses compagnons, sa suite, c’est plus que
probable, il les considère du haut de son regard solennel, puis de nouveau il
fait face au naufragé du désert, pose sur lui le même regard en retrait et,
d’une sacoche de cuir brodé portée en bandoulière, il extrait un long collier
de corail qu’il passe sans un mot au cou de Siklist et ce Siklist-là effaré ne
sait comment le prendre.
Avec une lenteur et une gravité identique, le dignitaire, s’il l’est jamais,
retire de sa besace un autre collier, tout aussi fastueux et, celui-ci, il le met à
son propre cou.
Retrouvant la parole, Siklist s’emballe :
– Non ! Je suis roi ?
Cette fois, le ravissement le fait enfant. Le ravissement prolonge
l’enfance en nous.
Sur le visage, sans lui demander son avis, et sans plus attendre, on lui
applique un enduit blanc, d’argile. Siklist devient comme les autres, aussi
blanc, plus blanc, cette argile étant plus fraîche. Il le sait : il le sent.
D’un même mouvement, tous autant qu’ils sont, ils exhibent chacun un
collier similaire et en tous points admirable, qu’ils suspendent aussi à leur
cou. L’indicible est comme en représentation, quelque chose se passe qui ne
devrait pas être vu. Ou sinon comme une vision où transparaît le regard qui
se pose sur elle. Que ce ne soit assurément pas comme une duperie, une
erreur des sens, mais un prodige, compte tenu de sa force, de la passion
avec laquelle le phénomène s’imposerait : ainsi devrait-il en être.
De grands enfants qui jouent  ? L’enfant joue toujours vrai. «  Siklist se
comprend  », se dit Siklist, et les autres chantaient déjà. Il ne les a pas
entendus. On n’entend rien. On n’entend ni un son ni une parole sortant de
leur bouche. Tous ayant jeté leurs épieux, ils tapent simplement dans leurs
mains et encore le font-ils sur un registre doux, feutré.
Lui, Siklist, reste sans s’associer à ce chœur. Le chef, s’il l’est le moins
du monde, s’avance alors vers lui et, tapant toujours des mains, feint de
trébucher, mais c’est pour marquer en fait le contre-temps, la pulsion d’une
frénésie domptée. Il lui a ainsi montré, au moyen d’une syncope, qu’ils
chantaient. Il lui a fait voir l’éclat de notes inaudibles.
DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE

L’Enfant-jazz, poèmes, 1998 (Prix Mallarmé 1998).


Le Cœur insulaire, poèmes, 2000.
Feu beau feu, poèmes, 2001.
Les Terrasses d’Orsol, roman, coll. « Minos », 2002.

Ombre gardienne, poèmes, 2003.


L. A. Trip, roman, 2003.

Neiges de marbre, roman, coll. « Minos », 2003.


Omneros, poèmes, 2006.

Poésies, Œuvres complètes t. 1, 2007.


Qui se souvient de la mer, roman, coll. « Minos », 2007.

Habel, roman, coll. « Lire & Relire », 2012.

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

La Grande Maison, Éditions du Seuil, 1952.

L’Incendie, Éditions du Seuil, 1954.


Au café, Éditions Gallimard, 1956.

Le Métier à tisser, Éditions du Seuil, 1957.


Un été africain, Éditions du Seuil, 1959.

Baba Fekrane, Éditions de la Farandole, 1959.


Le Talisman, Éditions du Seuil, 1964.
Cours sur la rive sauvage, Éditions du Seuil, 1966.

La Danse du roi, Éditions du Seuil, 1968.


Dieu en barbarie, Éditions du Seuil, 1970.

Le Maître de chasse, Éditions du Seuil, 1973.


L’histoire du chat qui boude, Éditions de la Farandole, 1974.
Mille hourras pour une gueuse, Éditions du Seuil, 1980.
L’Infante maure, Éditions Albin Michel, 1994.

Tlemcen ou les lieux d’écriture, Éditions de la Revue noire, 1994.


La Nuit sauvage, Éditions Albin Michel, 1995.

Si diable veut, Éditions Albin Michel, 1998.


L’Arbre à dires, Éditions Albin Michel, 1998.

Comme un bruit d’abeilles, Éditions Albin Michel, 2001.


Cet ouvrage a été numérisé

avec le concours du Centre national du Livre

 
Pour l’édition originale :
© SNELA La Différence,

30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2006.


ISBN de l’édition originale :

978-2-7291-1596-8
 
Cet ouvrage a été publié pour la première fois

aux Éditions Sindbad en 1992.


 
Pour la présente édition numérique :
© SNELA La Différence,

30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2015.


ISBN de l’édition numérique :

978-2-7291-2220-1
 
En couverture :
Merzouga (photo de Jean-Louis Marçot).
 
Cet ouvrage a été numérisé

le 13 octobre 2015 par Zebook.


 
Éditions de la Différence
30, rue Ramponeau, 75020 Paris
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CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

EN VERSION NUMÉRIQUE

Littérature française

Frédéric Baal, Chronique de l’ère mortifère, roman, 2014, éd. num. 2014.


Andréas Becker, L’Effrayable, roman, 2011, éd. num. 2015.

Régine Deforges, La Bergère d'Ivry, roman, 2014, éd. num. 2014.


Claire Fourier, Il n’est feu que de grand bois, roman, 2015, éd. num. 2015.
Jean-Louis Fournier, Trop, 2014, éd. num. 2014.
Jocelyne Laâbi, Hérétiques, 2013, éd. num. 2015.
Jocelyne Laâbi, La Liqueur d’aloès, 2015, éd. num. 2015.
Colette Lambrichs, Éléonore, roman, 2013, éd. num. 2014.

Mohamed Leftah, Le Dernier Combat du cap’tain Ni’mat, roman, 2011, éd. num. 2014.
Pierre Lepère, Le Ministère des ombres, roman, 2010, éd. num. 2014.

Pierre Lepère, Un prince doit venir, roman, 2010, éd. num. 2014.


Pierre Lepère, Marat ne dort jamais, roman, 2014, éd. num. 2014.

Joëlle Miquel, Au bonheur des jours - histoires de femmes, nouvelles, 2015, éd. num. 2015.
Jean-Pierre Naugrette, Pelé, Kopa, Banks et les autres - les dieux de mon enfance, récit, 2014, éd.
num. 2014.

Jean Pérol, La Djouille, roman, 2014, éd. num. 2014.


Caroline Renédebon, Bien-aimé Tchebychev, roman, 2014, éd. num. 2014.

Marianne Sluszny, Le Frère du pendu, roman, 2011, éd. num. 2014.


Marianne Sluszny, Un bouquet de coquelicots, nouvelles, 2014, éd. num. 2014.
Agnès Verlet, Le Bouclier d’Alexandre, roman, 2014, éd. num. 2014.

Littérature étrangère

Sergueï Chargounov, Livre sans photographies, roman, traduit du russe par Julia Chardavoine,
illustré par Vadim Korniloff, 2015, éd. num. 2015.

Hamish Clayton, Wulf, roman, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Marc Sigala, 2015, éd.
num. 2015.
Mohammed Dib, Le sommeil d'Ève, roman, 2002, éd. num. 2015.

Mohammed Dib, Les Terrasses d’Orsol, roman, 2002, éd. num. 2015.


Mohammed Dib, Qui se souvient de la mer, roman, présenté par Mourad Djebel, 2007, éd. num.
2015.
Mohammed Dib, Habel, roman, préface de Habib Tengour, 2012, éd. num. 2015.
Henry James, Nouvelles françaises, nouvelles, traduites de l’anglais par Jean Pavans, 2010, éd. num.
2014.

Tom Lanoye, La Langue de ma mère, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par


Alain van Crugten, 2011, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Forteresse Europe, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2012, éd. num. 2014.

Tom Lanoye, Les Boîtes en carton, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2013, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Tombé du ciel, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, 2013,
éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Troisièmes noces, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2013, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Esclaves heureux, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2015, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Le Pèlerin, conte, traduit du portugais par Parcidio Gonçalves, 2013, éd. num.
2014.
Fernando Pessoa, Contes, fables et autres fictions, textes traduits du portugais par Parcidio
Gonçalves, 2011, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Proses, I, 2013, édition revue et augmentée, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Proses, II, 2013, édition revue et augmentée, éd. num. 2015.
Zakhar Prilepine, Je viens de Russie, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène Corréard, 2014,
éd. num. 2014.
Zakhar Prilepine, De gauche, jeune et méchant, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène
Corréard et Monique Slodzian, 2015, éd. num. 2015.
Eça de Queiroz, Le Crime du Padre Amaro, roman, traduit du portugais par Jean Giraudon, 2007, éd.
num. 2014.
Eça de Queiroz, La Correspondance de Fradique Mendes, roman, traduit du portugais par Marie-
Hélène Piwnik, 2014, éd. num. 2014.
Eça de Queiroz, 202, Champs-Élysées, roman, traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik, 2014,
éd. num. 2014.

Eça de Queiroz, Son Excellence - Le comte d’Abranhos, roman, traduit du portugais par


Parcidio Gonçalves, 2011, éd. num. 2014.
Mark Twain, Trois mille ans chez les microbes, roman, traduit de l’anglais par Michel Waldberg, 2e
éd. 2014, éd. num. 2014.

Essais

Michel Butor, Improvisations sur Flaubert, 1984, 2e éd. 2005, éd. num. 2015.

Michel Butor, Improvisations sur Rimbaud, 1989, 3e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor - L'écriture en transformation, 1993, 2e éd. 2014, éd.
num. 2015.
Michel Butor, Le Marchand et le Génie, Improvisations sur Balzac I, essai, 1998, éd. num. 2015.

Michel Butor, Paris à vol d'archange, Improvisations sur Balzac II, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Scènes de la vie féminine, Improvisations sur Balzac III, essai, 1998, éd. num. 2015.

Michel Butor et Carlo Ossola, Conversation sur le temps, entretien, 2012, éd. num. 2014.
Jean Clair, Le Temps des avant-gardes - chroniques d’art 1968-1978, essais, 2012, éd. num. 2015.
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, 2013, éd. num. 2015.
Jean-Luc Evard, Géopolitique de l’homme juif, 2014, éd. num. 2014.
Denis Langlois, Pour en finir avec l'affaire Seznec, 2015, éd. num. 2015.
Philippe Ollé-Laprune, Europe-Amérique latine, les écrivains vagabonds, 2014, éd. num. 2014.
Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe, 2014, éd. num. 2014.

Politique
Adonis, Printemps arabes - Religion et révolution, traduit de l'arabe par Ali Ibrahim, 2014, éd. num.
2014.
Patricia Cottron-Daubigné, Croquis-démolition, témoignage, 2012, éd. num. 2015.
Abdellatif Laâbi, Un autre Maroc, 2013, éd. num. 2014.

Claude Mineraud, La Mort de Prométhée, essai, 2015, éd. num. 2015.


Claude Mineraud, Un terrorisme planétaire, le capitalisme financier, essai, 2011, éd. num. 2015.

Noire

Pierre Lepère, Les Roses noires de la Seine-et-Marne, roman, 2015, éd. num. 2015.

Yves Tenret, Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, roman, 2015, éd. num. 2015.
Stéphane Guyon, Ici meurent les loups, roman, 2015, éd. num. 2015.

Patrick Valandrin, Midi noir, roman, 2015, éd. num. 2015.

La Ligne bleue

Maryline Gautier, Kidnapping, roman, 2015, éd. num. 2015.


Martine Pilate, La Page arrachée, roman, 2015, éd. num. 2015.
 
 
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