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La modélisation dans l’enseignement des

mathématiques au collège
Stéphane Vinatier

L’argumentation qui suit est basée essentiellement sur ma lecture des programmes
du Cycle 4 et ma vision de ce que peut être l’apprentissage de la modélisation et de
la démarche scientifique ; elle est aussi influencée par mon expérience d’enseignement en
licence de mathématiques et master MEEF parcours mathématiques (en particulier la
préparation de leçons d’oral de CAPES portant sur le programme du collège).

La modélisation dans les programmes


Modéliser est une des six compétences majeures dont le développement est visé dans
l’enseignement des mathématiques, à tous les cycles du primaire et du secondaire (les
autres sont chercher, représenter, calculer, raisonner et communiquer).
Au cycle 3, son importance reste limitée : « utiliser les mathématiques pour résoudre
quelques problèmes issus de situations de la vie quotidienne ; reconnaître et distinguer des
problèmes relevant de situations additives, multiplicatives, de proportionnalité ; recon-
naître des situations réelles pouvant être modélisées par des relations géométriques (ali-
gnement, parallélisme, perpendicularité, symétrie) ; utiliser des propriétés géométriques
pour reconnaître des objets ». En particulier il ne semble pas indiqué de mettre en avant
l’étape de modélisation, qui reste donc transparente pour les élèves, le but assigné, donné
dès le premier paragraphe du programme, étant de « montrer comment des notions ma-
thématiques peuvent être des outils pertinents pour résoudre certaines situations. » 1
Le programme du cycle 4 incite à entrer beaucoup plus dans l’étude de la modélisation,
il s’agit en effet désormais de « reconnaître des situations de proportionnalité et résoudre
les problèmes correspondants ; traduire en langage mathématique une situation
réelle (par exemple, à l’aide d’équations, de fonctions, de configurations géométriques,
d’outils statistiques) ; comprendre et utiliser une simulation numérique ou géomé-
trique ; valider ou invalider un modèle, comparer une situation à un modèle
connu (par exemple un modèle aléatoire) ». Ces item montrent que les principales phases
de la modélisation sont explicitement au programme :
— partant d’une question en dehors du monde mathématique, la traduire en un problème
mathématique 2 ;
1. « Si la modélisation algébrique relève avant tout du cycle 4 et du lycée, la résolution de problèmes
permet déjà de montrer comment des notions mathématiques peuvent être des outils pertinents pour
résoudre certaines situations. »
2. « Le programme fournit des outils permettant de modéliser des situations variées sous forme de

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— résoudre ce problème avec les outils mathématiques appropriés 3 , éventuellement en
procédant à des simulations (par exemple calcul sur tableur, utilisation de GeoGe-
bra) 4 ;
— retraduire la solution mathématique en termes de la situation dont le problème est
issu, estimer alors la pertinence de la réponse, c’est-à-dire la validité du modèle choisi
pour représenter et résoudre la question.

La démarche scientifique
Un des enjeux essentiels de la formation citoyenne des élèves est de leur faire prendre
conscience de la différence fondamentale entre la construction scientifique de la connais-
sance et les croyances véhiculées par les religions, traditions ou encore par des rumeurs. Les
heures de sciences permettent une première approche de l’expérimentation et de son usage
pour construire la connaissance : si une nouvelle expérience aboutit, dans des conditions
reproductibles et controlées, à des résultats remarquables, on tentera d’expliquer ceux-ci
à l’aide d’une théorie existante, dont la validité se trouvera alors renforcée par cette nou-
velle capacité d’explication, ou sinon en imaginant les nouvelles lois nécessaires à cette
explication, qui deviendront alors des hypothèses à tester par exemple en imaginant des
expériences ad-hoc. Il est à noter que ces « expériences » peuvent être, au stade ultime,
l’application des lois ainsi construites à la réalisation d’objets technologiques, dont le
fonctionnement lui-même atteste de leur validité.
Un point important et délicat à faire comprendre est que, bien que la validité des
théories scientifiques qui expliquent le monde soit toujours relative (chaque développement
de la connaissance remet partiellement en cause certaines connaissances antérieures), ces
théories n’en restent pas moins beaucoup plus solides que toutes les autres manières
de construire des explications du monde. De fait les remises en cause produites par les
nouvelles découvertes consistent généralement à mieux circonscrire le domaine de validité
des anciennes connaissances, sans rien leur ôter de leur pertinence à l’intérieur de ce
domaine. L’exemple immédiat qui vient à l’esprit est celui de la théorie de la relativité
d’Einstein : elle consiste en une modification des lois établies auparavant par Newton
pour les rendre plus universelles (afin d’expliquer les résultats d’expériences jusque là
« paradoxales »), modification qui n’en est vraiment une que pour des objets dont la
vitesse se rapproche de celle de la lumière, autant dire que les lois de Newton restent
complètement valables dans de très nombreuses situations, en particulier les plus courantes
à notre échelle 5 .
Cette très brève présentation de la démarche scientifique montre que la modélisation
mathématique telle que décrite dans le programme du Cycle 4 en est un cas particulier, en
ce sens qu’elle pourra consister à valider ou invalider un modèle : je fais l’hypothèse que la
problèmes mathématisés. »
3. « Résoudre des problèmes modélisés par des fonctions (équations, inéquations). »
4. Cette phase peut également avoir lieu pour des problèmes qui ne sont pas issus d’une situation
réelle, c’est-à-dire posés dès le départ en termes mathématiques, lors d’une phase de recherche.
5. Notons cependant qu’il faut tenir compte des modifications d’Einstien pour permettre à la locali-
sation GPS de fonctionner, du fait qu’elle associe des données provenant de plusieurs satellites.

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situation réelle que j’étudie se traduit d’une certaine façon en langage mathématique ; les
outils mathématiques dont je dispose permettent alors d’en déduire certaines conséquences
que je peux comparer, une fois retraduites dans le langage de la situation d’origine, aux
observations faites dans celle-ci ; selon que les conséquences et les observations coïncident
ou non, on est amené à valider le modèle mathématique utilisé (au moins pour cette
situation précise) ou à l’invalider et à en chercher un autre. La comparaison de la situation
à un modèle connu est du même acabit : celui-ci donne des lois de comportement que l’on
compare aux observations réelles, une fois traduites dans le langage mathématique de ce
modèle.

La modélisation dans l’enseignement


Montrer l’utilité des mathématiques pour résoudre des questions de la vie courante,
pour décrire des phénomènes physiques, pour représenter des données géographiques,...
tous les liens qu’on peut faire entre les notions mathématiques qu’on enseigne et leurs
applications à l’extérieur des mathématiques sont pertinents, en ce sens qu’ils donnent
aux élèves de multiples façons d’appréhender et de s’approprier ces notions, ce qui permet
au plus grand nombre d’entre eux de trouver celle qui lui convient le mieux. Bien sûr ceci
n’est pas exclusif du travail purement mathématique sur la notion (exercices, problèmes,...)
qui reste tout à fait indispensable pour construire et consolider le sens mathématique. Il
me semble donc que les seules limites à l’utilisation de cette pratique dans l’enseignement
sont les contraintes de temps et, de ce fait, l’équilibre à trouver avec tous les autres types
d’activité.
Cela étant, pour qu’elles soient bien comprises et qu’elles prennent tout leur sens pour
les élèves, il me paraît essentiel que les activités de modélisation soient bien identifiées
comme telles : ils doivent être conscients qu’ils sont en train d’effectuer une démarche
scientifique et qu’ils doivent en respecter les règles. Celles-ci sont simples et on peut donc
leur demander de la rigueur dans l’exécution de la tâche, qui doit bien séparer :
(1) la phase de « traduction » de la situation réelle en langage mathématique, dans le
modèle qui semble le plus approprié ;
(2) la phase mathématique : une fois dans le monde mathématique, appliquer les outils
mathématiques adaptés pour faire les calculs ou résoudre le problème qui se pose ;
(3) la phase de re-traduction des résultats dans la situation réelle et la comparaison avec ce
que peut y observer : les résultats et les observations sont-ils compatibles ? Autrement
dit le modèle est-il valable dans les conditions où on l’a utilisé ?
Cette courte liste de tâches appelle quelques commentaires pour être bien comprise.
Le mot « traduction » qui apparaît dans le programme est un peu trompeur : il pour-
rait faire croire que l’intégralité des informations dont on dispose dans la situation réelle
vont se retrouver dans le modèle mathématique. Cela peut parfois sembler être le cas
lorsque l’énoncé a été artificiellement expurgé de toutes les données qu’on ne souhaite
pas préserver dans le modèle ; il faut cependant être conscient qu’on simplifie toujours le
réel lorsqu’on le modélise (et donc on perd de l’information) : le terrain de football de
forme apparemment rectangulaire ne le devient vraiment que lorsqu’on en a fait l’objet

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mathématique “rectangle”, autrement dit les très petites différences de longueur des côtés
opposés, qui sont inévitables dans le monde physique, ne seront pas conservées par la mo-
délisation. Plus généralement, pour une grandeur physique qui n’est par définition connue
qu’avec une certaine précision, la modélisation consiste à abandonner l’incertitude de la
mesure physique en fixant la valeur avec la précision qui semble préférable, à déterminer
avec précaution : la validité du modèle peut en dépendre ! 6
Ce qui vient d’être écrit conforte le découpage de la modélisation en trois phases
comme ci-dessus : on doit bien séparer ce qui se produit dans le monde réel et ce qu’on en
fait dans le modèle mathématique, pour comprendre que les conclusions tirées de l’analyse
mathématique ne peuvent être valablement appliquées qu’à un certain niveau d’approxi-
mation : le caractère absolu des vérités mathématiques ne se transfère pas au monde réel,
le terrain de football physique n’est un rectangle qu’à un certain niveau d’approximation.
De même un objet physique ayant une forme triangulaire, avec des côtés mesurant 3cm,
4cm et 5cm, n’est évidemment pas rectangle si on le scrute avec suffisamment de préci-
sion (à l’échelle atomique par exemple), tandis que le triangle mathématique de côtés de
longueurs 3, 4 et 5 par lequel on peut le modéliser est parfaitement, absolument rectangle.
Cette réflexion nous ramène naturellement au lien entre la modélisation et l’appren-
tissage de la démarche scientifique, qui demande de faire sentir aux élèves que chaque
théorie scientifique a un domaine de validité (ou d’application) qui lui est propre (et
qui peut parfois être remis en question lorsque de nouveaux phénomènes sont observés).
Les mathématiques elles-mêmes ne prennent sens que si on les applique aux objets pour
lesquels elles sont valables, à savoir les objets mathématiques : nombres et objets géomé-
triques pour l’essentiel au niveau du collège. Utiliser le théorème de Pythagore demande
d’avoir une notion de distance entre les points de l’espace ou du plan, au sens mathéma-
tique du terme, en particulier à valeurs dans un ensemble bien choisi (les nombres réels
positifs, même si on ne les appelle pas forcément ainsi, au niveau du collège). C’est avec ces
nombres qu’on teste la propriété « carré de la longueur de l’hypoténuse égal à la somme
des carrés des longueurs des deux autres côtés », et cette égalité n’a de sens qu’avec des
nombres « mathématiques », c’est-à-dire connus avec une précision absolue ; en d’autres
termes, l’égalité ne peut pas être vérifiée pour les longueurs physiques des objets, qui ne
peuvent être connues qu’à un niveau d’approximation plus ou moins grand.
C’est pour cette double raison (domaine de validité d’une théorie ; distinction entre la
réalité physique et son modèle) que je défends l’idée que les unités physiques des gran-
deurs n’apparaissent que dans les phases (1) et (3) de la modélisation, en rapport avec
la situation réelle ; dans la phase (2), ne doivent plus apparaître que les objets mathé-
matiques auxquels la théorie s’applique, nombres ou objets géométriques. Autrement dit,
au Cycle 4 et dans la perspective de maîtriser le sens de la modélisation tout en allant
vers l’apprentissage de la démarche scientifique, on ne devrait pas faire de calculs avec
des grandeurs physiques (avec unités) ou raisonner à l’aide d’outils mathématiques sur
une situation (terrain de football...) qui n’a pas au préalable été modélisée par une fi-
gure géométrique (connue avec exactitude donc). Alors que beaucoup s’accordent à dire
qu’on devrait demander plus de rigueur aux élèves à ce stade de leur scolarité (en accord
6. Une approximation de données météorologiques à la 5e décimale plutôt qu’à la 6e a permis à un
météorologue américain de découvrir l’« effet papillon » dans les années 60 : ce changement infime des
données intiales produisait des prévisions météorologiques radicalement différentes.

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d’ailleurs avec l’orientation des programmes qui veut que l’on commence à construire
des raisonnements argumentés), il me paraît contre-productif de leur laisser croire que
les théories mathématiques s’appliquent à des grandeurs physiques alors qu’on pourrait
facilement leur montrer que, si puissantes soient-elles pour comprendre le réel, elles ne le
font qu’à travers la simplifisation de celui-ci produite par la modélisation.
Enfin, il me semble également que le passage au calcul littéral sera facilité par la
pratique de calcul avec des nombres mathématiques, sans unité physique, la lettre qu’on
introduira ensuite représentant simplement un nombre et non pas cette entité complexe
qu’est le « nombre avec unité ». Le non usage de l’unité dans les calculs est un premier
pas vers l’abstraction, qui facilitera le pas suivant qu’est le remplacement du nombre par
la lettre.

Retour aux progammes : les grandeurs


J’ai tenté d’appuyer mon argumentation ci-dessus sur la description de la modélisation
qui est donnée dans le programme du Cycle 4, j’espère que mes conclusions sembleront
raisonnables au vu de celle-ci. Il me paraît tout à fait malheureux qu’un autre passage du
même programme vienne en contradiction flagrante avec ces conclusions. Il s’agit de la
partie intitulée « Grandeurs et mesures », qui traverse le programme de mathématiques
sur plusieurs cycles sans inconvénient mais qui, au Cycle 4, ne prend pas la mesure des
changements de point de vue annoncés auparavant, en termes d’initiation à la modélisation
(distinction entre le réel et le modèle mathématique) et à la construction du raisonnement
(qui demande, de mon point de vue, de faire cette distinction).
Cette partie « Grandeurs et mesures » traite sans les distinguer grandeurs physiques et
mathématiques 7 , à rebours de la démarche de modélisation qui demande que l’on distingue
la situation réelle et sa modélisation mathématique. L’attendu de fin de cycle : « Calculer
avec des grandeurs mesurables ; exprimer les résultats dans les unités adaptées », vient
lui aussi à l’encontre de la démarche de modélisation, dans laquelle les calculs se font
non sur les grandeurs mesurables mais sur les nombres qui les modélisent. Le programme
va jusqu’à indiquer qu’il faut « mener des calculs impliquant des grandeurs mesurables,
notamment des grandeurs composées, en conservant les unités. Vérifier la cohérence des
résultats du point de vue des unités » ; il eût été préférable de vérifier la cohérence de
cette partie avec les attendus concernant la modélisation !
Encore faudrait-il savoir ce que recouvrent les termes ou expressions « grandeur »,
« mesure », « grandeur mesurable », « grandeur composée »... ce que le programme ne
dit pas, pas plus qu’il ne détaille les notions de « grandeur produit » et de « grandeur
quotient » qu’il introduit. Ces termes qui semblent aller de soi viennent sans doute des
cycles antérieurs dans lesquels l’imprécision de leur sens ne posait pas de problème ; au
7. On trouve dans les exemples proposés : « Identifier des grandeurs composées rencontrées en mathé-
matiques ou dans d’autres disciplines (par exemple, aire, volume, vitesse, allure, débit, masse volumique,
concentration, quantité d’information, densité de population, rendement d’un terrain) ». Les notions
d’aire et de volume peuvent être définies en mathématiques, au contraire des autres grandeurs citées qui
ne le sont que dans le cadre de la physique ou d’autres sciences ; ainsi le mètre est la distance parcourue
par la lumière en une certaine quantité de temps.

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moment où l’on veut commencer l’initiation à la construction du raisonnement, il est
dommage de ne pas définir les objets sur lesquels on travaille.
Un peu plus haut dans le programme on trouve en exemple de la situation de propor-
tionnalité : « étudier des relations entre deux grandeurs mesurables pour identifier si elles
sont proportionnelles ou non », ce qui se traduit dans certains manuels par une définition
de la situation de proportionnalité ressemblant à : « deux grandeurs sont proportionnelles
si l’on peut passer de l’une à l’autre en multipliant toujours par un même nombre ». Ou
comment donner l’apparence de la rigueur, avec une définition précise, alors que celle-ci
s’appuie sur une notion des plus vagues : il sera difficile de demander ensuite de la rigueur
aux élèves lorsqu’on leur demandera de prouver qu’une situation donnée est une situation
de proportionnalité, il faudrait en effet d’abord vérifier qu’elle fait bien intervenir des
« grandeurs », ce qui est impossible puisqu’on ne sait pas de quoi il s’agit.
Plus précisément, les mathématiques tirent leur force du fait qu’elles sont une construc-
tion auto-suffisante et entièrement déductive, à partir des axiomes que l’on se donne pour
débuter une théorie. Les définitions n’y sont indispensables que dans la pratique, car il
est bien plus commode d’avoir un mot qui désigne les objets vérifiant certaines propriétés
que de devoir énoncer ces propriétés à chaque occurrence de l’objet, à la fois pour la
clarté de la présentation d’un raisonnement et pour aider à forger celui-ci, en permettant
à chacun de développer une intuition sur les objets en question. Donner une définition
faisant intervenir une notion non mathématique dénature complètement la construction
mathématique et ne permettra pas aux élèves de s’en faire une idée juste.

En conclusion, la partie « Grandeurs et mesures » du programme du Cycle 4 devrait de


mon point de vue être largement revue : s’il est bien sûr utile de faire le lien entre les situa-
tions physiques et les outils mathématiques, il faut le faire dans l’esprit de la démarche de
modélisation introduite auparavant dans le programme, en séparant explicitement ce qui
relève de chacun de deux mondes (physique et mathématique) et en explicitant comment
on choisit de passer de l’un à l’autre. Et puisque pour être cohérent il faut choisir entre
deux points de vue antagonistes, celui de la modélisation et celui de la partie « Grandeurs
et mesures », je milite pour qu’on prenne le point de vue qui, en initiant les élèves à la
modélisation et à la démarche scientifique, leur permet de comprendre à la fois la place
des mathématiques au sein des sciences et la place des sciences dans le monde (ou dans
les diverses tentatives d’explications du monde).

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