Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
2
© Éditions Stock, 1999.
978-2-234-07217-6
3
DU MÊME AUTEUR
La voyeuse interdite,
roman, Gallimard, prix du Livre Inter 1991,
« Folio », n° 2479
Poing mort, roman, Gallimard, 1992,
« Folio », n° 2622
Le Bal des murènes, roman, Fayard, 1996,
Le Livre de Poche, n° 14268
L'âge blessé, roman, Fayard, 1998,
Le Livre de Poche, n° 14691
4
à Rabiâ et Bachir
5
6
7
8
9
10
Elle est en larmes et en voix haute. Elle fixe un point sur une
ligne d'hypnose. Elle voit. Elle sait, un corps, un visage, des
ombres. Elle demande, protection. Elle est en reins, en chair et
en muscles, une endurance. Elle signe, courbe et se lève. Elle
tend, dresse et oppose. Elle est en désir de Dieu. Ses
nouveaux gestes m'excluent. Son enfance revient, un
apprentissage. Je suis sans elle et appauvrie. Dieu est une
force qui unit. Mon père rejoint les prières. Ils quittent. Ils
tombent vers le ciel. Je sais l'infini, un vertige. La terre s'en va.
Je suis seule. Je reste sur des ruines. Je perds mes définitions,
des lignes tracées. Je perds ma biographie. Ma vie tient par la
mer, les montagnes et le désert. Je suis façonnée. J'appartiens
à la nature. Je suis d'Ici, attachée. Je n'irai plus. Je ne
descendrai plus. Je ne nagerai plus. Je perds l'avenir. Le
séisme impose le temps fixe des peurs, une mauvaise éternité.
11
12
13
On quitte Jijel.
14
15
16
La nuit force les ombres. Elle est pleine et sans forme. Elle
donne et retire. Elle creuse et comble. Elle révèle et déprécie.
La nuit est le mensonge du jour.
Je vois la rampe des lumières d'Alger.
Je retrouve mon enfance. »
17
18
19
20
21
22
23
24
25
« La voix d'Arslan tourne sous les arbres qui ferment le ciel.
Des masses noires et dépliées, tiennent au sol le secret d'une
plainte. Il appelle. Sa voix obéit aux formes naturelles. Elle
vient des champs sauvages et brouillés. Elle vient de la route.
Elle vient des sentiers. Elle explore. La terre brune et noyée se
dresse contre moi. Je reçois son premier signe. Je crois à sa
vengeance. Je comprends son danger. Arslan est perdu. La
terre est vivante. Elle prend le corps et épuise la voix. Arslan
disparaît. Seule sa plainte reste, forcée et désunie des chairs.
Un souffle scande mon prénom, une douleur, répétée. Sa voix
flotte alentour comme un rêve qui bride. Je ne vois pas. Je ne
sais pas. Son cri m'associe à l'effroi.
26
27
28
29
Mon silence est une solitude. Ma voix est un cri, tenu. Mon
histoire suit le flux du sang, un sens caché. Je ne dis pas. Ma
parole blanche couvre Arslan. La mort, frôlée, prend
possession. Elle se fond à l'enfance. Elle dévie. Elle efface,
l'innocence. Je sais.
Je renverse la terre. Je deviens sa fille et son ennemie. »
30
Ma terre s'en va. Elle quitte ses sujets, happée par la force
naturelle des continents qui s'attirent. Le monde tend vers sa
forme pleine et initiale. Il se déplace. Il rassemble ses
éléments, désunis. Il brigue ses parties. Ma terre s'éloigne. Elle
sépare le corps des lignes, la chair du socle, le mouvement
des surfaces. Elle inverse le sens. Le ciel tombe. Elle
abandonne. La lumière noircit. Elle exile.
Je deviens un corps sans terre. Je perds les formes témoins.
Je force ma mémoire. Je commence la vie. J'entre dans la
peur.
Je construis, le vide. Je comble. Je redresse les murs. Je
double la vie. Je fausse le réel. Je monte, les fondations. Je
me souviens. J'apprends. Je réunis les temps, opposés, en un
seul instant. Le séisme n'est rien. Les travées se ferment.
Ma terre devient définitive et silencieuse.
31
32
33
34
35
36
37
Son flot est incessant. Son bruit est une hypnose. Ses
vagues sont identiques et jumelées. Elles vont et viennent sans
changer. Elles se charrient. Elles s'entraînent. Elles sont leur
propre force, motrice. Elles suivent ainsi le temps irréel, rapide
et lent, une unité fondue à l'infini des gestes et des retraits.
Les vagues comblent le silence et deviennent la lumière de
la nuit. Maliha guette la mer lointaine. Seul le jour existe. Il
révèle l'horizon, sa ligne captivante, les formes noires et
montrées. Un mirage dissipe les brumes. Un autre pays surgit,
avec des récifs, des plages et des baigneurs. Le vent rapporte
leurs voix, étrangères. Seule Maliha entend.
38
Elle sait la vie, ailleurs. Elle sait, après le large. Elle maîtrise
les deux sens de la mer. Son corps est tout alors. Il est, avec
les roseaux de Moretti, sec et invariable. Il est en paix et sans
peur. Il se tend et affronte. Il renverse, les vagues. Il porte, la
chaleur. Il traverse le regard des hommes.
Il est, avec la terre, unique et permanente. »
39
40
41
42
43
44
45
46
47
48
49
50
51
52
53
54
55
56
57
58
59
60
61
62
63
64
65
66
67
68
69
70
71
72
73
74
75
76
77
78
79
80
81
82
83
Quitter sa terre.
Quitter sa définition.
Arslan, malgré lui, transforme sa vie, incomplète et sinistrée.
Il sait, l'obsession de l'Algérie.
Il est, déjà, sans nom.
84
85
86
87
88
89
90
Ma terre revient avec les oiseaux qui volent vers la mer, une
bande irisée. Ils suivent un tracé invisible, attirés, à contresens
du flux migratoire.
J'entends le bruit de leurs ailes, des soies que le vent claque
et épuise. Ils prennent le ciel, une lande infinie.
La mer est une promesse, grise et argentée, près des terres
basses et contre les reliefs, ses ombres plongées. Elle a, la
force du monde.
Ma terre revient avec les premières voix. Elle est.
Ma mémoire sait.
Mes mains reconnaîtront.
91