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© Éditions Stock, 1999.
978-2-234-07217-6

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DU MÊME AUTEUR

La voyeuse interdite,
roman, Gallimard, prix du Livre Inter 1991,
« Folio », n° 2479
Poing mort, roman, Gallimard, 1992,
« Folio », n° 2622
Le Bal des murènes, roman, Fayard, 1996,
Le Livre de Poche, n° 14268
L'âge blessé, roman, Fayard, 1998,
Le Livre de Poche, n° 14691

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à Rabiâ et Bachir

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Ma terre tremble le 10 octobre 1980. Sa démission est de


soixante secondes. Son onde longe en cercles croissants et
détruit cent kilomètres de rayon, une distance de feu et de
tranchées. L'épicentre des ruptures loge sous ma ville, Alger.
Sa force annule le silence et les lois de gravité. Ma terre se
transforme. Elle est en éclats. Elle s'ouvre et se referme sur les
corps. Elle prend, l'équilibre. Elle trahit. Sa violence achève les
beaux jours. C'est un drame national. Ma terre devient fragile
et mouvementée. J'épouse ses variations. J'entre dans le bruit.
Je résiste aux forces, telluriques. Je suis marquée, à jamais.
Mon aventure est unique. Son instant est un fragment et une
épopée. Je viens d'un autre pays, un lieu modifié. J'obéis à un
ravisseur. Je deviens une étrangère. Je suis traversée d'une
histoire vraie, un acte de la nature, une révolte. Je change. Je
sais ce qu'implorer le ciel veut dire.
Toute ma vie, je garde en tête les nuées d'oiseaux, la plainte
des chiens, le vibrato des lignes électriques.
Toute ma vie, je raccorde au jour du séisme deux secrets
montés des terres : les visages d'Arslan et de Maliha.

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Ma terre tremble. Elle est vivante et incarnée. Elle gémit. Elle


est habitée. Un homme force mon enfance, de l'intérieur. Il tient
le monde dans sa main. Il dirige les ruptures. Il broie les lignes,
mes attaches. Il contrôle, les violences. Il organise, la
destruction. Il vit, là, sous mon ventre, au feu du magma, sa
lave et son terreau. Son visage est sans traits. Ses ongles sont
noirs. Ses muscles sont en pierre. Ses gestes sont précis. Il
applique, une méthode. Il perce, fend et abat. Il creuse, fouille
et éventre. Il déforme et amplifie. Il renverse et dénature. Ma
terre dérive et s'expose. Elle est, physique et composée, de
gaz, de gravats, d'écorces chaudes et de bouillons. Elle
gronde. Je grave sa rumeur. Je perds le ciel. J'entre dans sa
guerre. Je suis mêlée. Elle est brutale. Je résiste. Je pense à
mon corps qui tombe des rochers. Je perds la lumière, des
lignes blanches.
Je suis désaxée.

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Le séisme est éternel. Son temps est démembré. Il éclate


sur une minute, infinie. Sa réalité est une fondation. Ma terre
tremble en vérité. Sa violence est permanente. Elle crépite,
dévaste et pénètre ma chair. Elle atteint. Elle existe. Elle est
vivante et dressée contre l'humain. Elle monte et s'éventre. Elle
prend, et se referme. Seul le ciel échappera. Elle occupe, en
entier, noire et entêtante. Je sais sa force et son aridité. Elle
blesse. Elle est armée. Je sais son tracé, une topographie. Elle
va de la mer aux montagnes, de la ville à la Mitidja, des plaines
à l'Assekrem, la limite précise du désert. Elle est vaste et
différente. Elle enserre et bat, peuplée de l'intérieur, une foule,
unie. Elle vient par cercles rapides, des morsures et monte
vers le ciel, une envie.

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Mon lieu devient unique et isolé du jardin, de la ville, des


montagnes noires de Chréa, des reliefs qui écrasent. Je cours.
Je fuis. Je traverse le couloir qui me sépare de la voix. «  La
petite. Où est la petite  ?  » Je reste l'enfant, une imposture.
Chaque pas me transforme. Je deviens une femme, hantée par
la vie. Je pense au sang, une battue. Je pense aux chairs et
aux muscles, des forces tendues. Je pense aux gestes des
nages lentes. Je pense au souffle tenu, un miracle. Je pense
aux rochers bruns et luisants, les appuis de mes plongeons. Je
ne veux pas mourir. Je cours vers la voix qui appelle. J'entre
dans le chaos. Je lutte, en petit nombre, une unité, fragile. Je
pense à ma sœur, absente. J'entends ses rires, je crains ses
larmes. Je sais son attention, exclusive, ses consignes, un
amour. Je dérive sans elle. Je suis au point de césure et des
ravages.
Je tombe.

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Mon père me protège, avec ses bras, ses épaules, ses


jambes. Son corps est une armure. Sa taille m'enveloppe. Ses
chairs s'exposent. Il se sacrifie. L'enfant restera. Il tient ma
tête, précieuse. Il ouvre ses doigts. Il presse. Il tremble. Sa
main contre la terre. Sa main contre le bruit. Sa main contre le
monde éclaté. Il cache mes yeux. L'enfant ne doit pas voir. Je
m'écarte. Je ne pleure pas. Je suis formée au danger de l'eau,
des rochers, de la vitesse qui happe. Je cherche ma mère. Le
ciel se renverse. J'appelle. La peur est une nuit avancée. Je
cherche sa douceur. Le bruit prend mon corps, une surdité. Je
loge une étrangère. Ma mère vient. Ses mains se lèvent vers le
ciel, jointes puis ouvertes, elles tiennent la douleur, une forme
ample et invisible.

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Elle est en larmes et en voix haute. Elle fixe un point sur une
ligne d'hypnose. Elle voit. Elle sait, un corps, un visage, des
ombres. Elle demande, protection. Elle est en reins, en chair et
en muscles, une endurance. Elle signe, courbe et se lève. Elle
tend, dresse et oppose. Elle est en désir de Dieu. Ses
nouveaux gestes m'excluent. Son enfance revient, un
apprentissage. Je suis sans elle et appauvrie. Dieu est une
force qui unit. Mon père rejoint les prières. Ils quittent. Ils
tombent vers le ciel. Je sais l'infini, un vertige. La terre s'en va.
Je suis seule. Je reste sur des ruines. Je perds mes définitions,
des lignes tracées. Je perds ma biographie. Ma vie tient par la
mer, les montagnes et le désert. Je suis façonnée. J'appartiens
à la nature. Je suis d'Ici, attachée. Je n'irai plus. Je ne
descendrai plus. Je ne nagerai plus. Je perds l'avenir. Le
séisme impose le temps fixe des peurs, une mauvaise éternité.

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Je deviens invalide. Seule ma mémoire reste. Elle induit


l'image, les voix et les lumières. Elle donne le silence. Elle
redresse le réel. Elle élabore par visions. Elle instruit et restitue
les premiers signes de la terre, des avertissements. Elle valide
les rêves, les traces et l'origine. Elle vient du seul pays.
Elle est natale et algérienne.

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«  Le soleil embrase les montagnes de l'Atlas. La route,


unique, un danger, creusée sous le massif des flammes, longe
les falaises qui s'effondrent vers la mer  ; j'entends les pierres
tomber sous les pneus de la voiture, des corps lestés. Le feu
prend, alentour. Il encercle, doublé par le soleil qui aggrave. Il
gaine, l'est d'Alger. L'air est impossible, épais et chargé
d'essence, une combustion. Le soleil, incendiaire, brûle  : les
taillis, l'ardoise noire, les foyers argileux, le bois et le verre. Il
fait fondre et saigner. Le soleil est une prison. Le soleil est une
foudre sèche et sans éclair. Les hommes s'en cachent. Ils
restent, derrière les murs de chaux. Ils fuient les braises, des
morsures. Ils attendent la nuit qui dissipe. Elle détachera le feu
de l'air. Elle détachera les montagnes de la mer. Elle détachera
le soleil des peaux.
La nuit est un pardon.

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La mer finit la terre. Elle forme un autre pays, solide et bleu,


un mirage qui noie. On roule contre la chaleur et vers la ville.
On risque. On coupe les virages. On fuit. On conduit à vue. On
devine le camion, l'éboulis et le troupeau. On force le feu, un
mur. On suit la ligne des falaises, un accident. La vitesse est
une nausée. Une pluie de cendres charge le ciel. Je souffre du
feu. J'étouffe. Je m'évanouis. On mouille mes cheveux. On
frotte mon corps, une petite fièvre. Je reviens. On croit à la
chaleur. Je pense à l'infection. On quitte la cérémonie, le
banquet, les chants et les bracelets frottés. On quitte la maison
carrée, les étages circulaires et le jardin des roses.
 

On quitte Jijel.

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Ils tiennent Arslan, de force. Ils attachent ses mains. Ils


ouvrent ses jambes. Ils couvrent sa bouche, des cris. Ils
mouillent au henné, les paumes, les pieds et les ongles. Ils
maquillent, une préparation. Arslan perd son premier corps, sa
formation. Il perd, l'ignorance des blessures. Il entre en
douleur, physique, une épée. Il sait, désormais. Il porte une
robe de fête, blanche et brodée. Je vois ses jambes, sa peau,
son ventre. Je perds son enfance. Arslan devient charnel. La
lame glisse vite, sans accrocher. Elle vise et opère, près du
tracé fragile des veines. On coupe, autour, une corolle. Le
geste est précis, une habitude. On pince, on tire, on entaille, en
rond. On circoncit, un ouvrage. On retient le sang. On roule la
peau extraite, un signe. On baisse la robe, un drap. On
emporte le corps brûlé. Ce geste n'est pas la mort. Il ouvre la
vie d'un homme. Il vient des mains célestes. C'est un geste
retrouvé.

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Les flammes deviennent bleues avec le ciel. La terre est


noire et générale. Ma fuite est impossible. Je suis à cette vie là
et immédiate, aux arbres et aux reliefs de braise, aux éboulis,
des traumas. L'odeur du sang monte avec le feu. J'entends la
voix d'Arslan, sa résistance. Il m'appelle. Il me cherche. Je
trahis. Il est opéré. On me sépare. C'est un acte d'exclusion. Je
suis seule avec la terre, matrice. Je deviens sauvage. Je
deviens sans les hommes. Je renverse ma tête. Je saigne du
nez. J'apprends la souffrance. J'entends la plainte des chiens
errants. Ils ont, à force, des rires d'enfant. La mort est une idée
qui vient avec le feu. Je ferme les yeux. Je sais la douleur, une
voix. J'étouffe. L'air devient blanc et solide. La route est un
piège infini. Elle serpente et surprend. J'entends, derrière les
falaises, la course des hommes. Ils frottent le soufre. Ils
dispersent l'essence.
On attend la nuit qui sépare le soleil des terres brûlées.

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La nuit force les ombres. Elle est pleine et sans forme. Elle
donne et retire. Elle creuse et comble. Elle révèle et déprécie.
La nuit est le mensonge du jour.
Je vois la rampe des lumières d'Alger.
Je retrouve mon enfance. »

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Il rampe sous mon corps. Il monte des profondeurs. Il vient


des sangs et des gravats, la fosse du monde. Il saccage, par
étapes. Il arrive, sous mon ventre. Il est, à proximité. Je sais sa
force qui abat et décompose. Il travaille dans la perte, il vient
avec le vent et la poussière, il embrasse, immense, il couvre la
terre, drapée, il renverse ses beautés, il noie les plaines, il
fouille les récifs, il dévie les oueds, il sépare les montagnes, il
prend un nom, el zilzel1.
Le séisme est un geste du diable. Il tient dans sa main. Il suit
ses volontés. Il éclate avec ses rires. Il est, contrôlé. On
assassine mon enfance. Je perds l'origine. La terre disparaît
avec mes secrets. J'entre en mouvements étrangers. Je
commence la vie. Je perds ma place, essentielle. Je perds mes
marques, des fréquentations. Je perds l'Orangeraie, la rotonde
des quatre bancs, les glycines, les préaux ouverts sous les
sept bâtiments unis en arc de cercle, la Résidence.
1 Tremblement de terre.

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Ma terre tient ma solitude, ma course, mes nages et mes


pas lents. Elle garde les fréquences du corps, ses retraits, ses
forces et sa lumière. Elle possède sa trace. Elle incarne. Elle
porte au réel. Ma terre s'éloigne. Elle devient étrangère. Elle
force à l'exil. Je reste sans référent. Je suis démunie. Je perds
le sens du corps, son action. Le séisme prend la vie tranquille.
Il démet. Il défait. Il dégrade. Le diable agit par division. Je me
sépare de la terre. Je vais vers le souvenir des voix et des
visages. Je parcours une autre géographie, lisse et inchangée,
les jardins de Blida, la forêt de Baïnem, les gorges de La
Chiffa. Je trace. Je reconstruis. Je cherche mon enfance sous
les pierres.

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« Les ruines de Tipaza dominent la mer. Elles s'étendent en


fragments de colonnes, de préaux et d'arènes, en tranchées,
en cloisons percées et en étages incomplets, des abandons.
Le vent vrille sous les pierres. Il repeuple et restitue. On crie.
On échange. On sort des temples. Le vent ressuscite la foule.
Je suis seule. Je cherche, un bijou. Je traverse les bains, la
maison des guets, l'observatoire. Je cherche. Je fouille un
tombeau. Je cours avec le vent, miraculeux. Je marche sur les
morts. Je disparais aux ruines romaines de Tipaza. Je porte au
poignet le chapelet de Maliha. Chaque perle est une prière
glissée sur un fil de soie. Je prends ses gestes. Je roule le
serpent de bois. Je compte. Je récite. Je murmure. Je prends
sa voix sourde et sérieuse. Je prie sur ses vœux. J'embrasse
ma main. Je suis protégée.

20
 

Je vais, après les arbres et les vestiges, je quitte. Je


m'enfonce. Je chante mes prières. Je monte vers une maison
blanche. Son toit, rond et piqué d'une tige de bronze, se
détache de la lumière. Le soleil s'ajuste alors à mon seul corps,
une prise qu'il embrase et inclut à la nature. J'entre dans la
terre. Je suis avec les falaises, les champs et la mer, rouge et
fondue à l'infini des formes. Je suis à l'intérieur de la terre. Je
marche avec Dieu.
Ma solitude est un vertige. La maison est vide. Une bougie
flambe à même le sol. Je m'agenouille. Ma peau est brûlante.
Je reste longtemps sur le carrelage, frais. Je perds les voix de
la plage, un rassemblement. On cherche. On crie. On fouille.
On accuse la mer, ses vagues et ses rouleaux.
Je reste sous le monde, à l'abri.

21
 

Je deviens l'enfant perdue. J'attends, encore. J'oublie les


corps inquiets, leur course sur la plage. Des ombres dansent
autour de moi. Le temps, une sensation, disparaît. Je garde la
durée des gestes, mes genoux, pliés, mon visage, posé, mes
doigts, tendus, mes chevilles, immobiles. Je reste, encore. Je
n'ai que le devoir d'être vraiment. Je sais, le corps et la chair,
son secret rouge. Je sais le flux du sang, une traversée. Je
sais la fièvre des peaux. Je sais le bruit du cœur, une
présence, l'être dans l'être, niché. Je suis en vie. Je sens une
main sur ma nuque. Elle serre et surprend. Elle modifie la
couleur et le volume. Elle étrangle. Je résiste. Elle force sa
prise. Je cède à sa violence. Elle relâche, à peine. Je
reconnais la puissance d'un homme, ses ongles, ses doigts et
son poignet.

22
 

Il tient, en otage. Il brise, la prière. Il appuie, sur la gorge. Il


menace l'enfant. Il fait, plier. Il prend, par les cheveux. Il vient,
d'ailleurs. Il apparaît. Il scande avec un accent. "Va-t'en. Va-
t'en." Il renvoie. Il crache, un venin à mes pieds. Il est, sans
chair. Ses yeux sont en feu. Sa voix est rauque. Sa peau est
une sécheresse. Il veut, frapper. Le ciel est une explosion. Le
vent couvre les voix, des rubans fragiles. Les falaises se
referment. Le soleil est un incendie, proche. On me cherche.
On m'appelle. On pense à une noyade. Son geste est une
gifle. Sa main est armée. Il pointe, un bâton. Il défait l'enfance.
Ce n'est pas un homme. Un monstre creuse des sillons. Je
tombe, dans un puits, l'éternité. Je me relève. Je me défends.
Je cours, vite. Je fuis. Je descends vers les ruines,
silencieuses. Il disparaît. Le temps reprend. Je trouve une
pierre striée et précieuse, l'angle d'une colonne. Je mens. Je
rentre. Je cache mon trophée. Je frotte la peau, au crin.
J'efface la main du diable. »

23
 

Le diable revient. Il passe les murs et les miroirs. Il brise le


verre puis la terre. Il vient des falaises, ses loges hautaines et
impossibles. Je sais son visage, fait d'un seul os. Je sais sa
voix qui crisse. Je sais sa main, une violence. Il traverse les
plaines, il assiège les villes, construites et humaines, des
fragilités. Ma terre est son corps choisi, une chair, une peau, un
réseau vital. Il marque. Il entaille. Il perce. Il éventre. Ma terre
perd ses produits, des vignes, des champs, des vergers. Elle
perd ses définitions, des bourgs, des cantons, des villages
nommés  ; Cherchell, Boufarik, El-Asnam. Le séisme est une
arme. Il charge. Il rompt l'équilibre des formes. Il renverse les
fondations. Il pénètre la sécurité. Il commande, soudain. Il
prend, par surprise.
Ma terre est un corps blessé.

24
 

J'entends la plainte du monde qui vient de l'intérieur vers


l'extérieur, une progression. Elle dit le danger du feu, des
pierres et des plaques qui dérivent, sourde et mêlée aux voix
humaines. Elle compose la rumeur, nouvelle, inscrite au jour du
séisme, fondue à la vie, déjà éternelle et malheureuse.

25
 

« La voix d'Arslan tourne sous les arbres qui ferment le ciel.
Des masses noires et dépliées, tiennent au sol le secret d'une
plainte. Il appelle. Sa voix obéit aux formes naturelles. Elle
vient des champs sauvages et brouillés. Elle vient de la route.
Elle vient des sentiers. Elle explore. La terre brune et noyée se
dresse contre moi. Je reçois son premier signe. Je crois à sa
vengeance. Je comprends son danger. Arslan est perdu. La
terre est vivante. Elle prend le corps et épuise la voix. Arslan
disparaît. Seule sa plainte reste, forcée et désunie des chairs.
Un souffle scande mon prénom, une douleur, répétée. Sa voix
flotte alentour comme un rêve qui bride. Je ne vois pas. Je ne
sais pas. Son cri m'associe à l'effroi.

26
 

Je cherche. La terre, complexe, cache et retient ses prises.


La voix d'Arslan, une blessure, s'oppose au langage et à
l'expression. Elle souffre de tristesse. L'enfance tombe. Le
monde se resserre, ici. Elle dit le malheur, une indifférence.
Elle est seule. Elle m'isole. Je perds mes mots. Arslan perd ses
yeux, ses lèvres, son rire. Il est remplacé par l'absence. Il est
arraché. Sa voix est un solvant. Elle brûle et efface. Elle
détache du réel. Elle creuse une prison. Arslan disparaît sous
les formes infinies de la Mitidja. Je porte la nature. Je traque
une immensité. Je suis seule. Je reçois la première violence de
la terre, hostile et gonflée d'eau. Elle m'avertit. Elle impose sa
force. Elle reprend. Elle signe. Elle défait l'enfance. Je sais la
peur, le vide et le vertige. Je sais la perte rapide, une
séparation, des corps.

27
 

Sa voix, un souffle décroissant, nourrit ma vie immédiate,


une battue. Je cours vers elle et contre la nuit. Je fouille la terre
qui capture. Je prends les armes, mes jambes, mes mains,
l'impulsion. Je deviens un homme. Je rassemble les forces du
monde. Je prends le maquis, un lieu secret. Je deviens le
premier homme. Je couvre la place. Je chasse. Je quadrille, à
l'extérieur d'Alger, une lumière blanche. La vie n'est plus ici.
Seule la voix d'Arslan, lente et douloureuse, traverse le silence.
Je cherche. Je cours, encore. Je soulève. Je brise. Je me noie,
sans la mer, une rumeur. J'appelle, Arslan. J'appelle, l'éternité.

28
 

Je reçois le premier signe de la terre. Elle rabaisse. Elle


foudroie. Elle humilie. La terre est supérieure au corps. Elle
fond. Elle capture. Arslan se noie sous la boue fraîche et
épaisse, un torrent. La terre défigure. Elle prend son visage,
ses cheveux, ses jambes nues. Arslan perd sa voix. Il devient,
invalide. Je reçois la première violence de la terre, sa
puissance, ma défection. Je lutte. Je risque. Je plonge.
J'étouffe. Je sauve Arslan. Je tiens sa dette, une vie. Je crains
le monde, sa vengeance. Nous restons allongés sous le ciel
qui se resserre sur nos corps, différents. Je retrouve ma force.
Arslan devient fragile, à jamais. La terre est un abîme. Sa
noyade est un secret. Je garde la lutte, le souffle, le tourbillon
des chairs épuisées.

29
 

Mon silence est une solitude. Ma voix est un cri, tenu. Mon
histoire suit le flux du sang, un sens caché. Je ne dis pas. Ma
parole blanche couvre Arslan. La mort, frôlée, prend
possession. Elle se fond à l'enfance. Elle dévie. Elle efface,
l'innocence. Je sais.
Je renverse la terre. Je deviens sa fille et son ennemie. »

30
 

Ma terre s'en va. Elle quitte ses sujets, happée par la force
naturelle des continents qui s'attirent. Le monde tend vers sa
forme pleine et initiale. Il se déplace. Il rassemble ses
éléments, désunis. Il brigue ses parties. Ma terre s'éloigne. Elle
sépare le corps des lignes, la chair du socle, le mouvement
des surfaces. Elle inverse le sens. Le ciel tombe. Elle
abandonne. La lumière noircit. Elle exile.
Je deviens un corps sans terre. Je perds les formes témoins.
Je force ma mémoire. Je commence la vie. J'entre dans la
peur.
Je construis, le vide. Je comble. Je redresse les murs. Je
double la vie. Je fausse le réel. Je monte, les fondations. Je
me souviens. J'apprends. Je réunis les temps, opposés, en un
seul instant. Le séisme n'est rien. Les travées se ferment.
Ma terre devient définitive et silencieuse.

31
 

J'entends la mer qui avance. Elle vient, noie et modifie. Elle


suit le désordre des terres.
 

J'entends la sirène du port, le fracas des bateaux, charriés.


J'entends les câbles, les passerelles, les douves à pétrole qui
se renversent. La terre dirige. Je ferme les yeux. Je prie. Je
donne mes mains au ciel. Je veux la mer, ses creux, ses
courants, ses bancs de sable, ma fuite. Je sais le large, les
criques et les îlots. Je sais la transparence. Je maîtrise ses
fonds. Je sais la tristesse du regard pour l'horizon, une ligne
sans limites. Je sais l'impuissance. Je sais le désir, parfois,
d'un autre pays, une illusion. La mer est une promesse.

32
 

Les paquebots blancs glissent vers les côtes étrangères. Ils


vont et reviennent, à la vitesse des vagues. Ils portent le nom
du pays, El Djazaïr.
La mer tient les corps en suspens, des ombres qui flottent.
Elle réfléchit le soleil. Elle cercle la terre. La mer est une envie.
Elle reste derrière la ville qui flambe.
Le séisme brûle mon enfance.

33
 

«  Les roseaux de Moretti détournent la mer par petites


travées, des passeuses. Ils prennent le vent, le sel, fondent
leurs racines sous le sable humide, une gangue qui nourrit. Ils
forment des marais invisibles, une force d'attraction. Ils
tiennent. Ils résistent. Ils sont immortels, coiffés de feuilles
circulaires, des chairs fines qui tombent en séchant et se
renouvellent. Ils pénètrent la terre. Ils sont en profondeur. Ils
bordent la route des plages. Ils sont, avant les maisons basses
et blanches. Ils sont, après Alger. Ils sont, dans mon enfance.
Une foule serrée plie, courbe et murmure. Ils ont des corps,
flexibles. Ils enferment la lumière. Ils gardent les serpents. Ils
filtrent la brise. Ils claquent, les uns contre les autres.
Les roseaux de Moretti annoncent la mer, le paradis.

34
 

La chaleur est une fièvre. Elle disperse les formes, les


montagnes qui entourent, les rochers et les dunes, inclinées.
Son halo brouille et dénature. La chaleur est une modification.
Les cristaux de sel montent en surface. Les poissons flottent
sur le dos. Leurs ouïes s'ouvrent en ailes irisées puis
sanguinolentes. Elles dévoilent les branchies, le souffle, intime.
L'écume est épaisse et laiteuse. La lumière blanche est une
attaque, portée. Elle brûle les peaux et le lieu.
Je cours sur la plage de Moretti. Je tends mon corps vers la
vie. Je jette mes vêtements. Je passe les hommes. Je plonge
sous les vagues, une folie. Je disparais du feu.

35
 

J'entre en mouvements lents et décomposés. L'eau est une


pression. Le soleil vient par rais, obliques. Le bruit est un
mélange de râles et de sauts, des ébats. J'entends les mains
fendre un volume. J'entends les cuisses battre les vagues.
J'entends les courses au-dessus de mon corps, immergé.
J'entends se précipiter. Je rampe sous le sable, écrasée. Je
cherche la terre, sous la mer. Je perds la surface. Je nage en
cercles croissants, une spirale. La mer est un autre corps qui
enveloppe. Je remonte, vite. Je quitte. Je passe les petits
groupes de baigneurs, tendus par l'effort. Ils couvrent la mer,
entière, une tentation. Ils voient, après l'horizon. Ils parlent vite.
Ils imaginent. Ils fument. Ils protestent. Mon corps n'est rien
alors.

36
 

Maliha reste au point d'explosion des vagues. Elle est


immobile et battue par les milliers de grains que soulève la mer
à cet endroit précis, un mouvement blanc. Son visage est hors
de l'eau. Ses bras sont croisés. Son dos se cambre. Il assure
la force et l'équilibre. Maliha est à l'extérieur des flux, une foule
qui court. Elle maîtrise la pression, les spirales, les vagues qui
creusent en fossé. Elle sait la mer, de Moretti à Sidi-Ferruch,
du Chenoua à Tipaza, une habitude. Elle sait le bruit des lames
et la brillance des rochers. Elle sait le danger des fosses, la
brûlure du sel, l'obscurité des creux. Elle reste au bord du feu
et oublie la mer qui devient le rejet de la terre.

37
 

Son flot est incessant. Son bruit est une hypnose. Ses
vagues sont identiques et jumelées. Elles vont et viennent sans
changer. Elles se charrient. Elles s'entraînent. Elles sont leur
propre force, motrice. Elles suivent ainsi le temps irréel, rapide
et lent, une unité fondue à l'infini des gestes et des retraits.
Les vagues comblent le silence et deviennent la lumière de
la nuit. Maliha guette la mer lointaine. Seul le jour existe. Il
révèle l'horizon, sa ligne captivante, les formes noires et
montrées. Un mirage dissipe les brumes. Un autre pays surgit,
avec des récifs, des plages et des baigneurs. Le vent rapporte
leurs voix, étrangères. Seule Maliha entend.

38
 

Elle sait la vie, ailleurs. Elle sait, après le large. Elle maîtrise
les deux sens de la mer. Son corps est tout alors. Il est, avec
les roseaux de Moretti, sec et invariable. Il est en paix et sans
peur. Il se tend et affronte. Il renverse, les vagues. Il porte, la
chaleur. Il traverse le regard des hommes.
Il est, avec la terre, unique et permanente. »

39
 

Ma terre tremble. Le séisme est une guerre. Il monte la


pierre contre la chair, la poussière contre la lumière, le feu
contre les peaux. Il propage le conflit. Il dénature. Il soumet. Je
perds la sécurité, du foyer. Je perds l'ordre, de la chambre. Je
perds l'équilibre, de l'éternité, une illusion. Je deviens fragile.
Je suis bouleversée. J'entre dans le bruit et la peur. Dieu est
une urgence. La rue est une rumeur. Ses voix, une population,
forcent l'effroi. La rue est faite d'un seul cri, une terreur. Courir.
Tomber. Se relever. La rue est un ciel en colère. La Résidence
n'existe plus. Seule la chute des arbres massifs dit encore le
mystère de la forêt, une lande épaisse qui sépare de la mer.
Je perds ma place.
Je gagne une mémoire, neuve.

40
 

Le séisme ouvre mon enfance, un corps et un temps blancs,


une suspension. Le vide surgit. Alger se tient loin, en retrait,
derrière la terre ouverte, une saillie. Elle bat, en tranquillité. Elle
cadre ma vie, heureuse. Elle comprend les rires, un
rassemblement. Elle garde l'allégresse, fugitive. La terre est
une foule. La terre est un vivier. La terre est un monde. Je
trouve Arslan et Maliha. Je m'en nourris. Je comble les fossés.
Je contre la folie. Je détourne la peur, une spirale, accélérée.
La terre est une beauté. La terre est un vrai corps. Elle est
vivante alors. Elle est à parcourir, de tête. Je vais de Béchar à
Constantine. Je vais de Jijel à Mila. Je vais de Bordj à
l'Assekrem.
Je constitue. Je fabrique. Je bâtis.
Je trace ma voie.

41
 

Mon enfance ouvre le jardin, el boustaïn. Elle dicte et


impose. Elle construit une école, el madrassa. Elle prend et
remplace. Elle écrit, kataba. L'enfance est un lieu ouvert. Elle
est, soutenue. Elle est, à proximité. Elle devient un corps, une
voix, un sens. Elle porte deux visages. Elle existe, encore. Elle
déborde. Elle tient sur un jour. Elle reste, à jamais. Elle se
transmet. Elle fait — âmala — la mémoire.
Mon enfance dévore ma vie.

42
 

«  Maliha est l'invitée. Je donne ma chambre. Elle prie,


cachée, après l'eau sur le corps, une pureté. Elle fait, avec ses
jambes, ses mains, ses genoux et son bassin, qui courbe. Elle
murmure ses vœux de pardon puis de protection. Ses pieds
sont nus. Ses cheveux sont tenus. Sa voix est lente, une
application. Elle pose son front au sol, un geste sacré. Elle
donne. Elle reçoit. Elle souffle ses mots. J'épie. J'apprends. Je
comprends. Ma chambre est nouvelle. Je fais, en cachette. Je
réplique. Je lis sur mes mains ouvertes. Dix prières sur dix
doigts. Je répète Maliha. Suis-je aimée  ? Suis-je protégée  ?
J'adore le ciel et la terre. Je veille sur ma famille. Je couvre
mon prochain. Je déchiffre le vent. Je sais l'acte du diable, une
violence qui traverse l'humain.

43
 

Je montre la Résidence, la crèche, l'Orangeraie, les préaux


des sept bâtiments unis en arc de cercle qui prennent le vent,
une tourmente. Je montre les quatre bancs, les Glycines, le
chemin secret qui mène à l'ambassade, enfouie. Je démontre
mon lieu, une possession. Je donne mes gestes, mes chutes,
ma fuite, répétée. J'explore le cadre des courses et des peurs,
une immense solitude. Je suis attachée à ma terre. Je sais son
cœur. Je sais sa menace, une dégradation. Maliha répare. Son
pas est une force, un ciment. Sa voix est une lumière. Elle
rassemble contre le vide. Ma peur vient du bruit, de la mer,
blanche et agitée. Elle vient des tensions électriques, un
vibrato et des câbles de l'ascenseur, un frottement. Elle vient
du vent pris aux branches. Elle vient des enfants qui hurlent
cachés ; des voix sans visage.

44
 

On entre sous la forêt d'eucalyptus. Maliha retient la ligne


barbelée. Je passe près du danger, une coupure. Je rampe
vers l'autre terre, noire et fermée, sèche et écrasée par les
arbres, une foule unie et immobile. La forêt est chaude et
silencieuse. Seule la mer pourrait surprendre, par noyade. Je
marche près de Maliha, une fortune. L'odeur monte avec le
secret, une menthe résineuse. Je marche enfin sous les
eucalyptus que je vois plier de ma chambre, les jours de vent.
Je suis, à leurs racines. Je suis, à l'origine de la terre, un
ventre brûlant. Je suis, introuvable. On avance, loin du parc,
des allées, des préaux, du lieu, limité. On va vers la disparition,
des voix, des corps, des éclats de vie. Le cœur de la terre bat
ici, sa réserve. Elle vibre, déjà. Je sens sa force, une
permanence. Je vois sa faille, un travail de fond.

45
 

On cherche le souterrain qui mène - dit-on — à l'ambassade,


une galerie où chuchotent les ombres plongées. On trouve une
fente, dangereuse  : la terre rompt. Maliha y plonge un bâton.
La césure est profonde. « Le feu va venir. » Je rougis. Je sais
la terre, son activité, intime, une séparation d'elle-même. Elle
se défait, peu à peu, par tensions encore cachées, des ondes
blanches et minimes. La terre craque, en retrait. Elle fait, ses
creusets. Elle prépare. Elle dévie. Je sais déjà la ligne du
séisme. Je découvre. J'ai peur. Je suis impuissante. La terre
est tout. Elle s'ouvrira. Le ciment se changera en sable. La vie
sera une souffrance. Le jour algérien deviendra une longue
nuit, sismique.
Je suis d'Ici et attachée. Nos fuites sont des rires enfantins.
J'attends la terre. Maliha porte ma main à son cœur, un
talisman. »

46
 

La terre, attendue, arrive. Elle confirme les peurs. Elle valide


ses signes, un déplacement. Elle est puissante et saccadée.
Elle vient, par invasion. Elle prend le lieu, sa place physique,
elle cerne le pays nommé, sa limite géographique. Ma terre
tremble sous moi, un point, fixe. Elle sillonne. Le séisme se
concentre. Il prend mon corps, mon visage, ma voix, un choix,
injuste. Il défait ma sécurité. Il brigue mes attaches. Il renverse
les miens, par la peur, continue. Sa lumière est opaque. Son
odeur vient des braises, noyées. Le centre de la terre est une
violence. La terre se décharge. Elle se soumet au désordre des
guerres, une prise de force et une perte, immense. Perdre, son
enfance. Perdre, son pays. Perdre, ses lieux. Prendre, un autre
langage, une interprétation. Je suis traversée et nouvelle. Ma
terre s'ouvre. Je tombe. Ma mémoire est forcée. Par là, je suis
étrangère à moi-même.

47
 

Le séisme déplace les montagnes, brise les barrages,


détourne les voies ferrées, supérieur au métal, et au ciment
construit. Il assèche les oueds. Il noie les plaines. Il réduit les
plages. Il amplifie la mer. Le séisme dénature et inverse. Je
protège mes parents. Je deviens la mère de mon enfance. Je
suis une femme qui surgit, des chairs encore laiteuses, une
soie roulée. Je contre la terre furieuse. Je tiens les murs. Je
redresse mes fondations. Je m'oppose, à la perte du monde.
Le séisme est un accident.
Je sais les champs vastes et rangés, je sais les vestiges,
romains et précieux, je sais les plaines et les Aurès, je sais
Palestro et Bejaïa, je sais Tlemcem et Tamghit. Je suis liée. Ma
terre est mon espace. Ma terre est mon temps. Je reste au jour
du séisme, ma vie, sinistrée.

48
 

« Les montagnes de l'Assekrem, la limite précise du désert,


séparent le bruit du vide, la population des solitudes. Elles
tiennent la somme des opposés, une désunion. Une ligne
réelle de pierres noires et coupantes creuse le passage, des
pluies vers la lumière, des vallées vers les sables rouges, des
plaines vers les colonnes sèches, des voix vers le silence.
Arslan ment à l'Assekrem.
J'apprends le vertige. J'apprends à voir derrière les brumes.
J'apprends la différence. J'apprends les formes, dérivées, de la
vie et de la mort. Le silence n'est pas la mort. Il va vers la vie,
par méditation. Le désert porte ainsi nos voix, des empreintes.
J'apprends la honte de la tristesse. L'Assekrem est un non
lieu mais aussi le lieu des espérances. Ici se décide le sens du
voyage, des courses ou du combat. Ici s'ouvre la porte du
Hoggar et se verrouille celle des villes. L'Assekrem est le lieu
de la fuite, ou du retour.

49
 

Arslan quitte à l'Assekrem. Il fuit, ici, sa fragilité. Je tiens sa


vie. Je porte sa mort, frôlée, entre mes mains. J'ai sa foi sur
mon visage, une reconnaissance. Il va vers les autres et contre
moi. Il court vers les petits hommes. Les enfants sont des
maquisards. Ils chargent leurs poches. Ils ajustent les tirs. Ils
crachent. Ils défient. Se forment alors deux camps. L'adversité
est rapide. Les ennemis s'inventent, vite. Le conflit se construit.
La possession du lieu s'effectue. On exécute les plans. On
prépare des pièges. On monte des tourelles. Je reste en retrait.
J'apprends l'exclusion.
J'apprends à me défendre. J'ignore, le jeu, les rires, les cris.
J'apprends une autre vie, repliée, sur un corps, gelé.

50
 

Ils ramassent l'ardoise, coupante. Ils déclarent la guerre. Ils


visent la tête. L'Assekrem est le lieu des séparations naturelles
puis humaines. L'Assekrem divise. Je n'oublie, jamais. Arslan
rejette mon corps qui contient son corps un jour menacé. Il se
fuit, par moi. Je rappelle. Je réfère. Je prolonge. Ainsi, il va
vers la force, apparente. Il la désire. Impuissant, il se mélange
aux mouvements.
Il apprend à être un homme.
J'apprends la solitude. Elle suivra, longtemps.
Mon silence vient de l'Assekrem.
Ma voix reste dans le désert, une protestation.
Je fuis le regard des mères qui séparent, toujours, leur fils,
des filles.

51
 

Les montagnes de l'Assekrem séparent le désert de la ville.


Elles scindent. Leurs sommets sont des ruptures. Elles forment
les tensions. Les enfants deviennent violents. Ils se tiennent au
bord de deux mondes, étrangers. Le désert est une autre terre.
Ils hurlent alors. Ils frappent. Ils sont, sans respect. Le désert
est un autre pays. L'enfance devient une inquiétude. Ils jettent
les pierres. Ils subissent le passage des constructions au vide,
des foules à l'absence. Les enfants s'agitent. Le désert est une
épreuve. La solitude est un don. Le silence est une vertu.
Amine, Hichem, Sofiane et les autres fils de voyageurs ne
méritent pas les sables rouges. Seul Arslan sait la force du ciel
sur le corps, un sauvetage.
Seul Arslan sait la beauté de la lumière.
Arslan, le rescapé.
J'attends le désert.
J'attends l'éternité, saharienne.
Arslan se bat. Par là, il devient un menteur.

52
 

Je reste seule et écartée. Je ferme mon visage. Je retiens


ma voix. Je prie la nuit qui pardonne. Elle prendra leurs rires.
Elle couvrira mon retrait. Je suis au sommet de l'Assekrem, un
point d'écart et de ralliement. Ils blessent Arslan, à force. Les
mères interviennent. Ils cessent le combat de pierres, une
lapidation. Ils posent les armes. Leur silence n'est pas un
pardon. Ils fêtent, sans mots, leur victoire  : notre séparation.
Les enfants sont des guerriers. Ils frappent, un péché, avant le
désert. Ils sont, très, humains. Je prie le ciel. Je m'éloigne
alors.
On porte Arslan jusqu'au refuge. Sa tête est blessée. On
coupe ses cheveux sur un petit rond, une tonsure. Il s'endort
sur ses larmes. Il rêve sur leurs cris. Il est, initié. Je pose mon
doigt sur sa blessure. Je bénis sa chair.
Le désert effacera. »

53
 

Ma terre est un désert. Elle est seule et fermée sur son


conflit, sismique. Elle est prisonnière et exclue du monde,
immobile. Ma terre tremble. Par là elle devient unique et isolée.
Par là, elle devient exceptionnelle.
Ma terre est une épreuve. Elle se bouleverse. Elle se
transforme. Elle est en éclats. Elle est, à l'instant du séisme,
désespérée. Elle s'ouvre et se referme. Elle se déchire. Elle
est, en rapports de force, une tension, tellurique. Elle induit son
malheur. Elle provoque ses chaos, une pluie de feu. Elle porte
sa blessure. Ma terre se dévore, de l'intérieur. Elle prend la vie,
simple et intégrale. Les voix sont des pleurs. Les corps sont
menacés. Le temps est un point serré, un accident. Le ciel est
une urgence. La fuite est impossible. C'est une guerre contre
les hommes : une révolte, de la nature. Ma terre souffre sous le
monde, visible.

54
 

Qui sait le séisme ?


Qui sait la vraie peur ?
Qui sait le désarroi ?
Qui sait ma terre fragilisée ?
Le séisme forme déjà l'exil et la différence. Il traverse le
corps et impose une scission. Il dénature et fonde une autre
origine. Il modifie les naissances. Il est immédiat et profond. Je
deviens une autre. Je viens de la terre qui tremble. Ma solitude
est un puits.
Qui racontera, le magnétisme et la force, la chaleur et l'eau,
le sable et la ville, mon attachement et ma folie ?
Qui sait, enfin, mon enfance liée au mystère, algérien ?

55
 

« J'ouvre la marche vers le Hoggar, séparée des autres, les


mères, leurs fils, ces voyageurs. Je porte un bâton sur les
épaules, qui soulage les mains du sang. Je marche près du
guide, un savant. Il comprend, sans dire. Nos langues sont si
différentes qu'elles semblent opposées. On s'entend, par
signes alors, un code, de proximité. Il serre mon bras au
danger, du serpent, le diable, d'un chemin en fourche, l'acte du
diable, sa piste effacée.
Nos vies tiennent à ses yeux. Nos corps suivent ses pas,
décisifs. Sa ville est ce sable infini et transformé. Seule la
confiance scelle notre marche. Cette union est un mariage. Il
sait la route précise, des dunes et des roches, son tracé,
désertique. Il sait aussi ma tristesse, une solitude. Il lit sur
l'empreinte de la main, fondue au sable, une vérité, dérobée.

56
 

Les garçons ferment le cortège. Ils se bousculent. Ils perdent


leurs forces. Ils gâchent leur regard. Je ne les entends plus.
Dieu couvre les dunes et devient soudain, apparent. Je ne
suis plus seule. Le désert s'apprend. Le silence capte ses voix,
sa vie, sa population. Le désert est aussi ma mémoire. Il fige
l'instant de l'abandon et des différences. J'apprends le retrait.
Je deviens sauvage.
Ici bat l'origine de ma terre.
Ici s'élargit, physiquement, l'Algérie.

57
 

La marche est une épreuve. On se déplace de puits d'eau en


palmeraies invisibles et espérées. Seule la nuit guérit les
peurs. Elle découvre les villages, miraculeux et concentrés.
Elle conduit aux gueltas1, souvent abondantes. Elle offre le
camp et le feu. Elle serre les repos. Elle enveloppe les corps,
rompus. La nuit est blanche d'étoiles et de vœux. Je prie sous
le ciel. J'espère avec la lune. Je demande au Désert, une
invasion. Je suis, avec les djinns. La ville n'est rien. Ma vie
change ici. Je prends la force du soleil.
Je n'ai peur de rien.
Ma terre est une mère, attentive.
Ma terre est un refuge, mérité. Ma terre me rend Arslan.
Il marche près de moi, le dernier jour. Il revient avant la route
des plaines.
Je tends ma main à l'Assekrem. »
1 Trous d'eau.

58
 

Mes parents portent le séisme, un malheur. Ils prient et


contrent. Ils invoquent le ciel. Ils protègent mon visage. Ils
forment ma lumière. Ils cachent leurs larmes. Ils résistent, à
tout. Mes parents sont le feutre, l'or et le coton. Ils sont l'amour,
répété. Ils tissent la douceur, infinie. Ils affrontent la violence.
Ils sont pour l'enfant et contre les pierres. Ils rapportent le vent,
la mer et le sable. Ils briguent la paix. Ils racontent. Ils
inventent, encore.
Ils viennent de Dieu.
Ma sœur est loin, après la mer.
Sa pensée est une blessure.
Elle ne sait pas, encore. Le séisme isole. Je suis hors d'elle
et du monde, serrée dans un continent précis, soudain blanc et
écarté, une solitude.

59
 

Ma sœur est moi. Sa main sur mon visage. Ses yeux,


attentifs. Mon front sur ses épaules, caché. Nos genoux, unis.
Elle seule protège. Le séisme est son absence, une douleur.
Elle seule sait vraiment la forêt, les bandes ennemies, le parc,
la Résidence. Elle seule maîtrise les courses, les jeux et les
fuites. Elle est, l'aînée, la joie et le don, notre lien, sacré. Elle
veille. Elle guérit. Elle sauve. Elle sait ma fragilité. Elle devance
mes peurs. Elle lit sur mon silence. Elle voit dans mes nuits.
Sent-elle, là, au jour du séisme ?
Ma force est une onde qui passe sous la mer. Le
tremblement de terre est notre trahison. Il sépare soudain et
menace les unions, invariables.
Ma sœur, Djamila, est mon visage, aimé.

60
 

«  Maliha vit à Blida, la ville des roses et des hommes qui


surveillent le soleil et la lune, le vide et la foule. Ici ma sœur
devient une femme, observée. Ici rompt son corps neutre. Ici
se transforme l'innocence en désir. Ici se perd l'enfance sèche
et interdite pour la vie, sensuelle. Blida est la ville des hommes,
permanents.
Seul le regard déshabille. Seules les lèvres sifflent. Seule la
présence suffit à défaire. Ici viennent les hontes de marcher, de
passer, d'être seulement.
On va à Blida, pour le vaccin. Le père de Maliha sauve, de
l'épidémie. Les hommes bordent les plants de roses, une ligne
immense et rangée. Ils gardent la rue, ses passages. Ils
gardent les jardins et le silence, une forteresse. Ils gardent le
ciel, si bleu. Sa beauté est ma tristesse. Ils gardent les portes
du jour qui ne se ferment jamais.
Blida est la ville des hommes, éveillés.

61
 

Le soleil est partout. Il prend les corps. Il exagère l'odeur des


mimosas. Il trompe l'hiver par une douceur simple qui baigne
les rues. Il répand les essences chauffées. On va chez Maliha.
Son père soigne et guérit. Blida reste la ville des peurs  : le
cortège des hommes, l'épidémie, le soleil, avancé.
Maliha porte une robe traditionnelle. Elle semble plus âgée.
Elle marche pieds nus, sans regarder. Elle conduit au salon et
disparaît. Je sais Maliha à l'extérieur, à la mer, une violence
qu'elle tient, au parc de la Résidence, notre histoire, enfouie,
dans la rue, sa démarche tranquille et assurée. Je ne sais pas
son silence presque soumis, un pardon. Elle est, là, séparée
de moi.
Je serre ma mère. Elle sort deux flacons du sac, la maladie à
inoculer, sa petite dose, inoffensive, une larme.
Ma mère embrasse. La rue n'existe plus. Ses corps sont des
ombres, inoffensives.

62
 

Maliha devient une femme dans sa maison, fermée. Elle


veille et reçoit. Elle apporte la citronnade. Elle fait, patienter.
Elle seconde son père. Elle se démarque de moi, l'enfant. Les
hommes passent derrière les volets clos. Ils ignorent les tracés
intérieurs de la maison, la vie de Maliha, son mouvement. Ils
sont exclus du lieu tout comme le soleil qui dévoile, une
révélation. Ils sont à l'extérieur des choses, du temps, de mon
corps qui attend la piqûre. Je ne pleure pas. J'attends le père
de Maliha, ses mains sur mon dos, son acte, agile et important.
On enlève le tricot. J'ai froid.
Ma sœur a ma peau, brune et lisse, faite pour la lumière
haute et les vents de sel.
Elle porte une tache de naissance, à peine visible sur le
ventre, une reconnaissance.

63
 

La maison semble abandonnée, soudain. Nous devenons


ses habitants. Je prends possession du lieu de Maliha par ma
seule présence, par ses allers-retours, une absence, véritable.
Elle reste à l'étage, avec ses sœurs, cachée. Seule la sonnerie
du téléphone révèle la voix de son père, droite et sérieuse.
Il prend, rendez-vous. Il donne, conseil.
Il consulte. Il vient.
Ses mains, de médecin.
Sa blouse, blanche.
Ses yeux, attentifs.
Sa voix vers ma mère, amicale.
Ses doigts pressent mes épaules et repèrent le point de
pinçon. Il frotte avec un coton d'alcool à quatre-vingt-dix. Il
injecte, vite, la dose, froide puis brûlante, réduite et extraite, du
virus, méningé.

64
 

Maliha revient. Je la suis. Elle montre sa chambre, ses


soeurs, sa place désignée. Je ne reconnais pas son accent,
une distance. Elle devient, étrangère. Elle est, en entier, avec
sa famille, en lieu clos et interdit.
Le produit, inoculé, se mélange à mon sang, par chimie. Il
contamine. Il préviendra.
J'entends le pas des hommes, en bande lente et postée. Ils
sifflent sous les fenêtres. Ils fument. Ils attendent la première
étoile, une délivrance.
Maliha ramasse ses cheveux dans un foulard rouge. Ses
yeux surveillent mon corps, déséquilibré. Je tombe. Elle me
relève. Je reste, un temps, sur son lit. Je ne dis rien. Mon
silence est une union. J'entends ses gestes, son bracelet sur
un objet, sa main sur la porte, sa robe froissée. Je l'entends
prier en murmures.
La nuit arrive et porte ma tristesse, une nostalgie du jour. Je
dois rentrer.

65
 

Je vais quitter Blida. Je serai changée alors. Chaque


séparation est un vieillissement. Chaque retrait est une
instruction. Je sais. Je sais la dérive du jour vers la nuit. Je sais
la lenteur du passage, sa lumière désespérée. Je sais l'instant,
difficile, du relais. Je sais le fil de soie qui se déroule entre
chien et loup.
Je sais la limite du temps qui induit, toujours, la solitude des
hommes. »

66
 

Je perds Alger. Le séisme ouvre et referme la terre, sa


victime. Il ravage. Il extermine. Je perds Biskra. Je perds
Toghourt. Je perds les lieux de ma mémoire. Ma vie, adulte, est
à construire. Je marche sur le sable. Je viens du chaos. Le
séisme, un animal, prend les constructions humaines et
naturelles. Il modifie ce qui semblait éternel. La mer gonfle. Les
collines s'effondrent. Le feu monte des fonds, solides. Je reste
impuissante. J'attends la fin de ce monde. Je suis l'enfant du
séisme algérien. Je dévie de ma route. Je change, à jamais. Le
séisme prend mon bonheur. Il brouille les lieux, paisibles. Il
renverse les lignes habituelles. Il prend l'équilibre. Il enseigne
la haine de la terre.
La mer arrivera peut-être, si proche de la ville blanche et
lumineuse, mon souvenir, parfait.

67
 

Ma terre assurait ma vie. Elle donnait le sens et la joie. Elle


savait mon corps, sa force, ses adaptations, rapides.
Ma terre porte désormais mes envies  ; transformée, elle
enfouit mes instants, majeurs.
Je deviens sans Alger.
Je deviens sans enfance.
Je deviens sans attaches, soumise au bruit et au souffle
violent.
Je deviens une ombre sans lumière.

68
 

«  Le Rocher Plat est sous la route de Cherchell, caché


comme les ruines romaines, les vestiges uniques de la terre
qui affronte la mer, el bahr. Son accès est difficile. Il est, sous
les pierres, en dénivellation. Je traverse une ferme, habitée. Un
portail s'ouvre sur une forêt de pins, immense et secrète, un
écrasement. Le soleil ne passe plus ici, retenu par la densité,
un filet, serré. Il ne fait que chauffer la chambre noire et
ouverte, un passage. Je m'enfonce alors, détachée du monde,
en contrebas. Je progresse vers un puits, extraite de la ville,
silencieuse, portée par le seul bruit des vagues, une voix lente
qui répète une prière : la mer, en vie.
Je prends un chemin rouge après la forêt massive et
suspendue, une ombre de feu. Je descends la falaise sur un
sillon, étroit et construit. Je vais, vers le centre de la terre. Le
soleil revient sur la peau. Il illumine le lieu, soudain réel.
Je vais, vers la mer qui gouverne.

69
 

Je monte, une échelle de fer. Seules quelques familles


savent le secret du Rocher Plat, une île enfouie et posée sur
les eaux, polie par le sel, lisse et étendue, un relais de la terre
vers la mer.
Seuls quelques enfants se laissent frapper par sa beauté,
une violence. Ils deviennent, alors, attachés.
Personne n'oublie.
Personne ne trouvera.
La vie, après, est la recherche du premier sentiment d'infini,
une errance. La vie, après, est incomplète. Sa beauté traverse
les corps. Son absence est une obsession. Sa perte est aussi
une perte de soi. Le Rocher Plat est le rêve humain d'une vie
heureuse. Il achève la dérive. Il révèle le paradis. Il n'est ni la
mer, ni la terre. Il est miraculeux. Il est, en vérité. Ici, la nuit ne
vient pas. L'orage ne noie pas. Le vent passe. Le mal est une
ombre chassée.
Ici, le ciel descend vers les siens.

70
 

Arslan vient, avec moi. Il suit. Il découvre. Je l'initie. Je


l'attache. Mon don est déjà un ordre, par sa violence, par son
amplitude. Je révèle un secret. Je donne le rêve du rocher, sa
forme, sa texture, son odeur. Il s'allonge. Sous son corps,
fragile, la mer bat. Elle cercle le récif, une île sans arbres,
sèche et démunie, une masse, immense et posée, une
extension. Il entend, l'eau profonde. Il voit, les cristaux de sel,
un scintillement. Il entre dans la place.
Le lieu devient déjà un regret. Il est. On le sait. On le perd,
vite, par sa force et sa beauté qui rabaissent.
Il est, supérieur à la mer, à la terre et aux corps.
Il est, permanent et fondé.
Je tiens Arslan pour toujours. Je deviens liée au rocher. Sa
beauté est alors malheureuse.

71
 

Le Rocher Plat est sur la mer. Il est miraculeux, bordé de


taillis serrés, où se cachent les fils des fermiers qui épient, les
corps au bain, les corps en maillot, les corps livrés au soleil. Le
rocher prolonge la terre. Il transforme. Elle devient blanche et
lisse, fendue et pleine, solide et poreuse.
Arslan plonge. L'eau est légère. Elle porte. Elle nourrit. Elle
soigne. La mer est la vie lente. Elle garde son corps. Elle fonde
ses mouvements, brassés.
Arslan pleure sous l'eau. Il reste, longtemps, le visage,
caché. Il accuse le sel. Je sais sa tristesse, sa beauté
entêtante. La nature pénètre. Elle modifie. Elle fragilise. La
terre, algérienne, est une obsession. Elle induit la peur de
perdre. Elle marque la vie.
Elle aggrave l'enfance.

72
 

Ici les familles sont silencieuses. Elles gardent le lieu contre


un ennemi, invisible et détesté. Elles gardent le secret,
intransmissible. Elles nagent puis remontent. Chacune a sa
place. Elles surveillent la mer, une possession. Elles occupent,
par petits groupes, des vigies.
Personne ne sait la ferme de Cherchell et sa forêt. Personne
ne sait le rocher, irréel.
Ici, s'entend, la vie, précieuse. »

73
 

Je deviens seule en Algérie. Je suis perdue dans mon


enfance, arrachée. Je cherche Maliha. Je cherche Arslan. Je
prie ma sœur. Je reste figée. Ma fuite est impossible. Je suis
seule en Algérie, fondue à ma terre, si aimée, mon invasion. Le
séisme se resserre sur moi. Il monte et prend. Il noie ma
mémoire. Il creuse mes failles. Il organise mes ruptures. Il
décèle le feu. Il amplifie. Je suis en déséquilibre. Je reste à
l'intérieur de moi, une prison. Je rêve à l'extérieur. Je suis,
attachée à la terre qui tremble.
Le séisme devient un acte. Il m'oblige au passé. Il me
condamne à l'enfance. Je reste, ici, à la Résidence, intacte. Je
reste la fille qui tombe. Je porte ma famille. Je transmets les
voix. Je rapporte les images.
Je sais, des Aurès à la Mitidja.

74
 

Ma terre est atteinte, seule et close, unique et isolée, prise


au jour du séisme, son temps fermé. Sa solitude forme ma
solitude. Sa douleur aiguise ma douleur. Sa perte est mon
manque. Elle est, en éclats. Je suis, en fragments. Elle est,
touchée. Je suis, traversée. Ma terre est mon corps.
Je deviens incomplète.

75
 

« Je cours aux gorges de La Chiffa. J'apprends la force sur


la route des falaises, grises et vertigineuses. J'oblige, mon
corps. Je cours avec Maliha qui me dépasse. Elle revient. Elle
double ses trajets. Je cours contre le temps, une douleur. Le
soleil descend. Je cours, vite. Elle m'attend. Elle soutient. Elle
frôle mon épaule. Je cours avec Maliha. Je cours au centre du
monde, sous le ciel, limpide, sur la terre, d'origine. Ma course
est irréelle. Elle est plus que le muscle tendu et le sang
chauffé. Elle m'élance vers la vie, nouvelle. Le corps de Maliha
devient ma lumière. Il est, à franchir. Elle soutient. Elle
encourage. Je comprends, par son seul regard. Je cours au-
delà de moi. Je n'ai plus peur. Je sais la force, incroyable. Je
deviens, concentrée. Je quitte ma fragilité.
J'entre dans la terre, abondante.
Je suis, chez moi.

76
 

Maliha est silencieuse. Elle initie. Elle donne, le courage. Elle


arme mon corps. Jamais je n'entends son pas qui revient.
Jamais je n'entends son souffle qui s'épuise. Sa foulée est
large. Son corps est léger. Ses muscles sont déjà formés.
Maliha n'est plus une enfant. Les gorges de La Chiffa
deviennent rouges avec le soleil, un feu, propagé. Elles se
détachent du ciel. Elles abritent une armée de singes. Ils crient
à notre passage. Ils ont des voix aiguës qui accusent. Les
falaises écrasent nos deux silhouettes, uniques et rapides.
Elles rétrécissent la route, un danger.
Maliha porte à son cou une petite main en or qui protège. Je
cours contre ma tristesse. Je cours contre mon sentiment de
solitude qui vient avec la nuit.
J'apprends à être une femme.
Je quitte mon enfance.

77
 

J'apprends aux gorges de La Chiffa. Je ne suis pas fragile.


Mon corps est résistant. Il porte le feu du soleil. Il affronte. Il
sait la gifle du vent. Il sait la morsure du sel. Il sait la puissance
du sable qui recouvre, vite. Un jour, le désert viendra. Mon
corps va, vers Maliha. Il est instruit, désormais.
J'apprends à combattre, tout. Je prends le souffle et le sang.
Je prends la vitesse et l'endurance.
Maliha me donne la force. Elle prépare, ici, ma vie. Elle
m'entraîne. Elle transmet les armes contre la peur, la tristesse
et la trahison.

78
 

La nuit tombe sur La Chiffa. Elle sent la pierre et le bois,


chauffés. Elle est au bord du feu. Un seul tesson suffirait à
enflammer. Elle est, encore avec le soleil, rouge sombre. C'est
une nuit de sang. C'est une nuit secrète. C'est un éclatement.
Les singes quittent les falaises. Ils forment des éboulis. Ils sont
violents et pressés. La nuit efface la peur et confond les
ombres. Les singes deviennent ainsi humains. Ils longent la
route, en rang. Ils frôlent, parfois. Ils cherchent. Ils fouillent la
terre. Ils s'attaquent puis se réconcilient. Nous allons vers le
village. La nuit porte nos corps unis. Elle soutient. J'occupe la
terre. Je la maîtrise, enfin. J'entre dans sa nature. Je gravis
mon pays. Je sais l'Algérie. Je sais la force. Je sais la voix du
silence, son expression lente, sa langue retenue et étrangère.
J'apprends à dire sans mots.
Je remercie Maliha.
Je sais la vie heureuse.

79
 

Je sens la chaleur du soleil derrière la nuit. C'est un œil


caché. Il regarde. Il dévoile. Il vient sur la terre, un brasier. Il
ouvre la nuit aveugle.
Je vois enfin.
Les singes accompagnent notre descente.
 

Ils ont des rires d'enfant. »

80
 

Ma terre n'existe que par ma mémoire. Le séisme est une


disparition. Il détruit. Il défait. Il ensevelit. Il façonne par la
violence. Il forme un autre lieu, renversé.
Je sais ma terre, initiale. Ma connaissance est sensuelle. Je
sais sa première forme, ses tracés, sa topographie. Je sais
désormais son rythme, un éclat. Elle se lie à l'enfance. Elle
devient éternelle. Le séisme rompt sans anéantir. Il
endommage. Il nuit. Il sinistre. Il ajoute. Il couvre mon enfance
sans la prendre vraiment. Il fige sous les pierres. Ma terre bat,
ailleurs. Elle est, en profondeur. Il reste toujours, quelque
chose. Il reste un nom, une trace, un vestige. Le séisme forme
d'autres visages, désespérés. Il instaure la peur. Il cimentera
d'autres enfances, perdues.
Ma terre reste. Elle reviendra.
Elle garde sa force et ses fondations.
Elle garde Zeralda, un récif, avant la mer.

81
 

La mer ne vient pas. Elle est derrière la terre, sa limite. Elle


baigne les falaises. Elle cerne les sables et les rochers. Elle
scintille, au loin. Elle nie le séisme. Elle s'en détache. Elle est
importante. Elle sépare les rives opposées. Elle noie le vide.
Elle comble les distances. Elle unit les deux continents. Elle
prolonge mon pays. Elle perpétue la vie, les voix, le
mouvement.
La mer est permanente. Ses vagues me hantent. Sa
certitude est mon espoir. Son immensité assure ma fuite,
rêvée. Mais elle donne aussi la nostalgie et porte la tristesse.
Elle dit. Elle rapporte la terre. Elle nourrit le souvenir. Elle
amplifie les regrets.
Après la mer, on se souvient, toujours, de l'Algérie.

82
 

«  La route Moutonnière va vers l'aéroport d'Alger. Elle est


rapide et traversée. Le temps de survie est de quelques
secondes. Elle est large et impossible. Aucune course ne la
couvre. Aucun effort n'est suffisant.
Souvent, je vois un enfant, écrasé.
Souvent, je ferme les yeux.
Quitter Alger est une séparation de soi. Les visages sont
graves et sérieux. Ils craignent, toujours, l'accident. Le trajet
est silencieux. On confond alors la tristesse d'un départ avec la
peur, immédiate. La route Moutonnière ferme la ville. Elle
révèle un autre lieu, une périphérie, construite. Elle perce la
nature, éventrée. Elle longe les champs, paisibles et le fleuve,
El-Harrach. Elle est éclairée d'une lumière orange, une
diffusion, qui modifie la couleur de la peau, des lèvres et des
ongles.
Cette route est malheureuse.

83
 

Arslan quitte l'Algérie. Son départ est rapide et définitif. Il fuit,


sans adieu. Je suis la seule à savoir. Je rapporterai. Il est déjà
sans moi, tendu vers un autre pays, sa vie nouvelle et secrète.
Il est, déjà enfoui sous une autre langue, sèche et sans accent.
Arslan va, ailleurs. J'accompagne. Il quitte en silence, pris
par la vitesse de la voiture, une nausée. Il s'organise, en
pensées. Je témoignerai. L'humidité tombe en bandes
épaisses sur la route Moutonnière. L'air est une huile déposée,
une asphyxie.
Quitter l'Algérie est un acte violent. C'est un arrachement qui
implique la mémoire, son noyau, son intégrité. C'est se
détourner de soi. C'est se rendre à l'errance. Quitter c'est
rechercher, à jamais. L'enfance devient historique. Le temps
est précieux. Le regret est permanent.
 

Quitter sa terre.
Quitter sa définition.
Arslan, malgré lui, transforme sa vie, incomplète et sinistrée.
Il sait, l'obsession de l'Algérie.
Il est, déjà, sans nom.

84
 

Je sais l'urgence du trajet, une inspection. Je prends, vite. Je


me nourris d'Arslan, de ses silences, de ses gestes rares, de
son odeur. La nuit est profonde. Les brumes de chaleur
brouillent le ciel. Elles sont lourdes et figées. La nuit est basse
et sans étoiles. Elle est désespérée.
Arslan, ses cheveux cendre.
Arslan, son corps étroit.
Arslan, son visage dessiné.
Arslan, sa voix qui m'appelle. Il forme ma douleur. Je souffre
de sa présence, imparfaite. Je souffrirai de son absence. Ma
main cherchera. Mes yeux guetteront. Seule la mer, unique et
définitive reliera nos corps déliés.
Seule la terre, rouge et brûlante gardera notre secret.
 

Arslan a vécu, ici.


Je l'ai sauvé.

85
 

Je cherche mes mots. Je ne dis rien. Je ne sais pas son


prochain pays. J'y suis étrangère. Je m'exclus. Je retiens mes
larmes. Ma tristesse vient aussi de la nuit qui étouffe. Je suis
figée. Mon silence est une erreur. Je reste, muette. Je me
déteste alors.
Je suis triste pour ma terre quittée, une solitude. Son départ
m'attache ici. J'ai le devoir de rester. Je garde notre histoire. Je
rapporte son visage. J'entre dans la douleur de perdre. Je
deviens, abandonnée. J'entre dans la peur, un isolement.
La nuit est un feu.
La nuit est un complot.
Ma terre se referme. Elle broie. Elle resserre. Elle défait. Ma
terre est une vengeance. Je perds l'ami. Je perds l'enfance. Je
deviens étrangère à Arslan. Je suis injuste. J'accuse de
trahison. Il est, ailleurs, déjà. Je suis sans lui. Je reste dans
son regret, une construction, immédiate.
Il disparaît, malgré son corps.
Je me souviens déjà d'Arslan.

86
 

Les palmiers finissent la route de l'aéroport. Ils annoncent le


départ. Ils cadrent ma tristesse. Ils sont au nombre de cent. Ils
marquent l'enfance. Ils sont courts et charnus. Ils sont denses.
Ils sont la vie. J'entends les avions se perdre après le ciel.
Seule l'imagination admet l'existence des passagers.
La voiture s'arrête, enfin. L'air est un sirocco. Il vient du Sud.
Il déplace le sable. Il écarte les brumes. Il purifie la nuit. Il
aggrave le silence.
Des hommes attendent, anxieux. Certains accompagnent,
aussi. C'est un lieu de ruptures. Les voyageurs sont déjà,
transformés. Je me sens seule. Je vois, chez les autres, mon
visage, absent. Je suis perdue.
On annonce les vols. On indique les portes, à prendre. On
nomme les pays. Je ne sais rien.
On force les séparations.

87
 

C'est moi qui pars. Je vais vers l'Algérie sans Arslan. Je me


détache de lui. Je dresse une frontière. Je vais vers ma terre.
Je vais vers mes solitudes. Il ne saura pas. Je vais vers la
blessure. Il ne verra pas. Je sépare nos voix. Je n'entends,
rien. Il serre mes épaules. Je ne retiens pas. Il passe les
douanes. Je reste immobile. Je perds son regard. Il se noie. Je
lève ma main derrière la porte vitrée. Je fais un signe, aveugle.
Je salue, le vide. Je perds nos adieux. Je n'ai rien dit. Je reste.
Il me voit peut-être. Je reste encore. J'efface ainsi mon silence
qui s'allie, définitivement, à la tristesse.
Seul mon corps dit.
Seul mon visage exprime.
Seule ma main tendue vers la foule appelle Arslan.
C'est alors moi qui pars. Mon voyage est éternel.
Je vais vers ma mémoire. »

88
 

Le séisme prend les lieux de mon enfance. Il transforme. Il


n'atteint pas. Il recouvre, sous une autre terre, étrangère et
ajoutée. Il reste, impuissant. Ma mémoire est tout. Elle
transmet. Elle raconte. Elle perpétue. Elle rapporte les rouleaux
blancs de la plage des Dunes, les pistes du Tassili, la Citadelle,
cachée. Elle dit encore. Elle prolonge. J'entends nos rires. Je
vois nos yeux. Je sais nos mots. Ma mémoire est un lieu
permanent, une réalité sans vestiges. Ici rien ne tombe. Ici la
vie est heureuse. Ce lieu, unique, porte ma terre sans séisme.
Il porte mon corps sans blessure. Sa nature est ma nature. Sa
lumière est ma lumière. Son image est ma vérité. Je suis d'ici.
Je me souviens. Je reste là, liée à Dieu et à ma terre qui dit
encore. Elle répète. Je n'oublie pas. Elle révèle. Je sais. Elle
garde les enfants. Elle garde la chair des chairs. Elle est,
d'origine.
Je viens de la terre de mon père.
Je viens de la terre de Rabiâ et de Bachir, ses parents.
Je viens des récifs et des falaises d'argent.

89
 

Ma terre revient, lente et blessée. Son silence est soudain. Il


surprend. Il est mêlé. J'entends les pierres tomber sur le feu,
profond. J'entends encore gronder. Son silence est imparfait. Il
ne couvre pas, en entier. Il est traversé par la force du séisme.
Ma terre revient, nouvelle et modifiée. Elle se resserre. Elle
ferme ses secrets. Elle se replie. Elle noie ses braises. Ma
terre est immobile enfin.
Elle est en vérité. Le silence succède à la peur. Il induit la
rupture. Il rapporte la vie, simple. Il devient général. Il force le
jour du séisme.
Ma terre revient avec la lumière et le ciel. Ma terre revient
avec le silence, entier, une onde légère qui se déplie sur nos
corps.

90
 

Ma terre revient avec les oiseaux qui volent vers la mer, une
bande irisée. Ils suivent un tracé invisible, attirés, à contresens
du flux migratoire.
J'entends le bruit de leurs ailes, des soies que le vent claque
et épuise. Ils prennent le ciel, une lande infinie.
La mer est une promesse, grise et argentée, près des terres
basses et contre les reliefs, ses ombres plongées. Elle a, la
force du monde.
Ma terre revient avec les premières voix. Elle est.
Ma mémoire sait.
Mes mains reconnaîtront.

91

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