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Maurice Maeterlinck

LA VIE DES
TERMITES

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Table des matières

INTRODUCTION .................................................................... 5
I ..................................................................................................5
II.................................................................................................8
III ...............................................................................................9
IV .............................................................................................11
LA TERMITIÈRE ................................................................... 14
I ................................................................................................14
II...............................................................................................16
III .............................................................................................21
IV .............................................................................................23
V ...............................................................................................28
L’ALIMENTATION ............................................................... 31
LES OUVRIERS ..................................................................... 37
LES SOLDATS ....................................................................... 41
I ................................................................................................41
II...............................................................................................46
III .............................................................................................49
IV .............................................................................................50
V ...............................................................................................54
LE COUPLE ROYAL.............................................................. 55
L’ESSAIMAGE ....................................................................... 58
I ................................................................................................58
II...............................................................................................61
III .............................................................................................64
IV .............................................................................................66
LES RAVAGES....................................................................... 69
I ................................................................................................69
II...............................................................................................72
LA PUISSANCE OCCULTE ................................................... 75
I ................................................................................................75
II...............................................................................................78
III .............................................................................................79
LA MORALE DE LA TERMITIÈRE ....................................... 83
I ................................................................................................83
II...............................................................................................85
III .............................................................................................87
LES DESTINÉES.................................................................... 89
I ................................................................................................89
II...............................................................................................92
III .............................................................................................94
IV .............................................................................................96
V ...............................................................................................97
VI ........................................................................................... 101
L’INSTINCT ET L’INTELLIGENCE .................................... 103
I .............................................................................................. 103
II............................................................................................. 106
III ........................................................................................... 109
IV ........................................................................................... 110
V ............................................................................................. 112

–3–
BIBLIOGRAPHIE................................................................. 116
Ce livre numérique .............................................................. 121

–4–
INTRODUCTION

« La vie des Termites », non plus que « La Vie des Abeil-


les », dont toutes les assertions ont été reconnues exactes
par les spécialistes, n’est pas une biographie romancée
comme il est démodé d’en faire en ce moment. Je suis resté
fidèle au principe qui m’a guidé dans l’œuvre précédente, qui
est de ne jamais céder à la tentation d’ajouter un merveilleux
imaginé ou complaisant au merveilleux réel. Étant moins
jeune, il m’est plus facile de résister à cette tentation, car les
années apprennent peu à peu, à tout homme, que la vérité
seule est merveilleuse. Entre autres choses, elles apprennent
aussi à l’écrivain que ce sont les ornements qui vieillissent
d’abord et plus vite que lui et que seuls les faits strictement
exposés et les réflexions sobrement, nettement formulées
ont chance d’avoir demain à peu près le même aspect
qu’aujourd’hui.
Je n’ai donc pas avancé un fait, rapporté une observa-
tion qui ne soit incontesté et facilement vérifiable. C’est le
premier devoir quand il s’agit d’un monde aussi peu connu,
aussi déconcertant que celui où nous allons pénétrer. La plus
innocente fantaisie, la plus légère exagération, la plus petite
inexactitude enlèverait à une étude de ce genre tout crédit et
tout intérêt. J’espère qu’il y en a fort peu, à moins que sur
quelque point je n’aie moi-même été induit en erreur par
ceux que j’ai suivis, ce qui n’est guère probable, car je n’ai

–5–
fait état que des travaux d’entomologistes professionnels,
écrivains purement objectifs et très froids qui n’ont que le
culte de l’observation scientifique et qui même, la plupart du
temps, ne paraissent pas se rendre compte du caractère ex-
traordinaire de l’insecte qu’ils étudient et, en tout cas, ne se
soucient aucunement d’y insister et de le mettre en valeur.
J’ai emprunté peu de chose aux récits de centaines de
voyageurs qui nous ont parlé des termites et qui sont sou-
vent sujets à caution, soit qu’ils reproduisent sans critique
des racontars d’indigènes, soit qu’ils paraissent enclins à
l’exagération. Je n’ai fait d’exception à cette règle que lors-
qu’il s’agissait d’explorateurs illustres, d’un David Living-
stone, par exemple, doublé, d’ailleurs, d’un naturaliste sa-
vant et scrupuleux.
Il eût été facile, à propos de chaque affirmation, d’alour-
dir le bas des pages de notes et de références. Il est tel cha-
pitre où il aurait fallu en hérisser toutes les phrases et où la
glose eût dévoré le texte comme dans les plus rébarbatifs de
nos manuels scolaires. Je pense que la bibliographie som-
maire que le lecteur trouvera à la fin du volume en tiendra
lieu d’autant plus avantageusement que la littérature consa-
crée aux termites n’est pas encore encombrante comme celle
des abeilles.
Voilà pour les faits. Je les ai trouvés épars, diffus, dissi-
mulés en cent endroits divers, souvent sans signification
parce qu’ils étaient isolés. Comme dans La Vie des Abeilles,
mon rôle s’est borné à les relier, à les grouper aussi harmo-
nieusement que j’ai pu, à les laisser agir les uns sur les
autres, à les envelopper de quelques réflexions pertinentes,
et surtout à les mettre en lumière, car les mystères de la ter-
mitière sont plus ignorés que ceux de la ruche, même des cu-

–6–
rieux, de jour en jour plus nombreux, qui s’intéressent spé-
cialement aux insectes.
Seule, l’interprétation de ces faits m’appartient plus ou
moins, comme elle appartient au lecteur qui en tirera peut-
être des conclusions tout à fait différentes. C’est, du reste, la
seule chose qui appartienne à l’historien, et la monographie
d’un insecte, surtout d’un insecte aussi singulier, n’est en
somme que l’histoire d’une peuplade inconnue, d’une peu-
plade qui semble par moments originaire d’une autre pla-
nète, et cette histoire demande à être traitée de la même fa-
çon méthodique et désintéressée que l’histoire des hommes.
Le livre fera, si l’on veut, le pendant de La Vie des Abeil-
les, mais la couleur et le milieu ne sont pas les mêmes. C’est
en quelque sorte le jour et la nuit, l’aube et le crépuscule, le
ciel et l’enfer. D’un côté, du moins à première vue et à condi-
tion de ne pas trop approfondir, car la ruche elle aussi a ses
drames et ses misères, tout est lumière, printemps, été, so-
leil, parfums, espace, ailes, azur, rosée et félicité sans égale
parmi les allégresses de la terre. De l’autre, tout est ténèbres,
oppression souterraine, âpreté, avarice sordide et ordurière,
atmosphère de cachot, de bagne et de sépulcre, mais aussi,
au sommet, sacrifice beaucoup plus complet, plus héroïque,
plus réfléchi et plus intelligent à une idée ou à un instinct, –
peu importe le nom, les résultats sont pareils, – démesuré et
presque infini ; ce qui, somme toute, compense bien des
beautés apparentes, rapproche de nous les victimes, nous les
rend presque fraternelles et, à certains égards, bien plus que
les abeilles ou que tout autre être vivant sur cette terre, fait
de ces malheureux insectes les précurseurs et les préfigura-
teurs de nos propres destins.

–7–
II

Les entomologistes, s’en rapportant aux géologues, con-


jecturent que la civilisation des termites, qu’on appelle vul-
gairement fourmis blanches, bien qu’elles soient d’un blanc
fort douteux, précède de cent millions d’années l’apparition
de l’homme sur notre planète. Ces conjectures sont difficile-
ment contrôlables. Du reste, comme il arrive fréquemment,
les savants ne sont pas d’accord. Les uns, N. Holmgren, par
exemple, les rattachant aux Protoblattoïdes qui s’éteignent
dans le Permien, les reculent ainsi dans la nuit sans mesure
et sans fond de la fin du Primaire. D’autres les trouvent dans
le Lias d’Angleterre, d’Allemagne et de Suisse, c’est-à-dire
dans le secondaire ; d’autres, enfin, ne les découvrent que
dans l’Éocène supérieur, c’est-à-dire dans le Tertiaire. On en
a identifié cent cinquante espèces incrustées dans l’ambre
fossile. Quoi qu’il en soit, les termites remontent certaine-
ment à quelques millions d’années, ce qui est déjà satisfai-
sant.
Cette civilisation, la plus ancienne que l’on connaisse,
est la plus curieuse, la plus complexe, la plus intelligente et,
en un sens, la plus logique, la mieux adaptée aux difficultés
de l’existence qui, avant la nôtre, se soit manifestée sur ce
globe. À plusieurs points de vue, encore que féroce, sinistre
et souvent répugnante, elle est supérieure à celle des
abeilles, des fourmis et de l’homme même.

–8–
III

La littérature consacrée aux termites est loin d’être aussi


riche que celle qui s’est accumulée autour des abeilles et des
fourmis. Le premier entomologiste qui s’en soit sérieusement
occupé est J. G. Koënig qui vécut longtemps aux Indes, à
Tranquebar, dans le district de Madras où il eut le loisir de
les étudier. Il mourut en 1785. Vint ensuite Henry Smeath-
mann qui est avec Hermann Hagen le véritable père de la
termitologie. Son célèbre mémoire sur certains termites afri-
cains, paru en 1781, renferme un véritable trésor d’obser-
vations et d’interprétations où ont puisé, sans l’épuiser, tous
ceux qui se sont occupés de l’insecte et les travaux de ses
successeurs, notamment ceux de G. B. Haviland et de T. J.
Savage en ont presque toujours confirmé l’exactitude. Quant
à Hermann Hagen, de Königsberg, en 1855, il donne à la Lin-
nea Entomologica, de Berlin une monographie méthodique et
complète où il analyse avec la précision, la minutie et la
conscience qu’il faut bien reconnaître que les Allemands ap-
portent à ce genre de travaux, tout ce qu’on a écrit sur les
termites depuis l’Inde et l’Égypte anciennes jusqu’à nos
jours. On y trouve résumées et critiquées des centaines
d’observations faites par tous les voyageurs qui les ont étu-
diés en Asie, en Afrique, en Amérique et en Australie.
Parmi les travaux plus récents, citons avant tout ceux de
Grassi et Sandias qui fixèrent la micrologie du termite et, les
premiers, soupçonnèrent le rôle étonnant de certains proto-
zoaires dans l’intestin de l’insecte, de Charles Lespès qui
nous parle d’un petit termite européen qu’il appelle, peut-
être à tort, le termite lucifuge, de Fritz Müller, de Filippo Sil-
vestri qui s’occupe des termites sud-américains, de Y. Sjos-
tedt qui s’intéresse aux termites africains et fait avant tout
–9–
œuvre de classificateur, de W. W. Froggatt qui, avec le natu-
raliste W. Saville-Kent, épuise à peu près tout ce qu’on peut
dire sur les termites australiens, de E. Hegh qui s’attache
spécialement aux termites du Congo ; et qui, continuant le
travail de Hagen et le prolongeant jusqu’en 1922, dans un
ouvrage remarquable, très complet et abondamment illustré,
résume presque tout ce qu’on savait à cette date sur l’insecte
dont nous nous occupons. Nous avons encore Wasmann,
A. Imms, Nils Holmgren, le grand termitologue suédois ;
K. Escherich, un entomologiste allemand qui, notamment,
sur les termites de l’Érythrée, a fait des études extrêmement
curieuses ; et enfin, pour ne pas citer inutilement tous les
noms que nous retrouverons dans la bibliographie, L. R. Cle-
veland qui, dans les magnifiques laboratoires de l’Université
d’Harvard, poursuit depuis des années, sur les protozoaires
de l’intestin de nos Xylophages, des expériences et des
études qui comptent parmi les plus patientes, les plus sa-
gaces de la biologie contemporaine. N’oublions pas non plus
les intéressantes monographies de E. Bugnion que j’aurai
plus d’une fois l’occasion de citer ; et renvoyons, pour le sur-
plus, à la bibliographie qui se trouve à la fin de ce livre.
Cette littérature, bien qu’elle ne soit pas comparable à
celle qu’on a consacrée aux hyménoptères, suffit néanmoins
à fixer les grandes lignes d’une organisation politique, éco-
nomique et sociale, en d’autres termes d’une destinée qui
préfigure peut-être, du train dont nous allons et si nous ne
réagissons pas avant qu’il soit trop tard, celle qui nous at-
tend. Il est possible que nous y trouvions quelques indica-
tions intéressantes et de profitables leçons. Sans en excepter
les abeilles et les fourmis, en ce moment il n’y a pas, je le ré-
pète, sur cette terre, d’être vivant qui soit tout ensemble aus-
si loin et aussi près de nous, aussi misérablement, aussi ad-
mirablement, aussi fraternellement humain.
– 10 –
Nos utopistes vont chercher, aux limites où l’imagina-
tion se décompose, des modèles de sociétés futures, alors
que nous en avons sous les yeux qui sont probablement aussi
fantastiques, aussi invraisemblables, et qui sait, aussi pro-
phétiques que ceux que nous pourrions trouver dans Mars,
Vénus ou Jupiter.

IV

Le termite n’est pas un hyménoptère comme l’abeille ou


la fourmi. Sa classification scientifique, assez difficile, ne pa-
raît pas encore établie ne varietur ; mais généralement on le
range dans le genre des orthoptères ou orthoptéroïdes né-
vroptères ou neuroptères ou pseudo-névroptères, tribu des
Corrodants. Actuellement, il constitue un ordre distinct : ce-
lui des Isoptères. Certains entomologistes, à cause de ses
instincts sociaux, le classeraient volontiers parmi les hymé-
noptères.

Les grands termites habitent exclusivement les pays


chauds, tropicaux ou subtropicaux. Nous avons déjà dit
qu’en dépit de son nom, il est rarement blanc. Il prend plu-
tôt, approximativement, la couleur de la terre qu’il occupe.
Sa taille, selon les espèces, va de 3 à 10 ou 12 millimètres,
c’est-à-dire qu’elle atteint parfois celle de nos petites abeilles
domestiques. L’insecte, tout au moins quant au gros de la
population, car nous verrons plus loin que son polymor-
phisme est invraisemblable, ressemble plus ou moins à une
fourmi assez mal dessinée, au ventre allongé, barré de stries
transversales, mou ou presque larvaire.

– 11 –
Nous verrons également qu’il est peu d’êtres que la na-
ture ait aussi médiocrement armés en vue de la lutte pour la
vie. Il n’a pas l’aiguillon de l’abeille ni la formidable cuirasse
de chitine de la fourmi, son ennemie la plus acharnée. Nor-
malement il n’a pas d’ailes ; et quand il en possède, elles ne
lui sont dérisoirement prêtées qu’afin de le conduire à
l’hécatombe. Il est lourd et, dépourvu de toute agilité, ne
peut échapper au péril par la fuite. Aussi vulnérable qu’un
ver, il est offert sans défense à tous ceux qui dans le monde
des oiseaux, des reptiles, des insectes, sont avides de sa
chair succulente. Il ne peut subsister que dans les régions
équatoriales et, mortelle contradiction, périt dès qu’il est ex-
posé aux rayons du soleil. Il a absolument besoin d’humidité
et presque toujours est obligé de vivre dans des pays où du-
rant sept ou huit mois ne tombe pas une goutte d’eau. En un
mot, presque autant qu’envers l’homme, la nature, à son
égard, s’est montrée injuste, malveillante, ironique, fan-
tasque, illogique ou perfide. Mais aussi bien et, du moins
jusqu’à ce jour, parfois mieux que l’homme, il a su tirer parti
du seul avantage qu’une marâtre oublieuse, curieuse ou sim-
plement indifférente ait bien voulu lui laisser : une petite
force qu’on ne voit pas, que chez lui nous appelons l’instinct,
et chez nous, sans qu’on sache pourquoi, l’intelligence. À
l’aide de cette petite force qui n’a même pas encore un nom
bien défini, il a su se transformer et se créer des armes qu’il
ne possédait pas plus spontanément que nous ne possédions
les nôtres, il a su s’organiser, se rendre inexpugnable, main-
tenir dans ses villes la température et l’humidité qui lui sont
nécessaires, assurer l’avenir, multiplier à l’infini et devenir
peu à peu le plus tenace, le mieux enraciné, le plus redou-
table des occupants et des conquérants de ce globe.
C’est pourquoi il m’a semblé qu’il n’était pas oiseux de
s’intéresser un instant à cet insecte souvent odieux, mais
– 12 –
parfois admirable, de tous les êtres vivants que nous con-
naissons, celui qui d’une misère égale à la nôtre a su s’élever
à une civilisation qui, à certains égards, n’est pas inférieure à
celle que nous atteignons aujourd’hui.

– 13 –
LA TERMITIÈRE

On compte de douze à quinze cents espèces de termites.


Les plus connus sont le Termes Bellicosus, qui édifie d’énor-
mes monticules, le Nemorosus, le Lucifugus qui a fait une ap-
parition en Europe, l’Incertus, le Vulgaris, le Coptotermes, le
Bornensis et le Mangensis qui ont des soldats à seringue, le
Rhinotermes, le Termes Planus, le Tenuis, le Malayanus, le Via-
tor, l’un des rares qui vivent parfois à découvert et traversent
les jungles, en longues lignes, les soldats encadrant les ou-
vriers porteurs, le Termes Longipes, le Foraminifer, le Sulphu-
reus, le Gestroi qui attaque délibérément les arbres vivants et
dont les guerriers sont féroces, le Termes Carbonarius, dont
les soldats rythment d’une façon très particulière le martel-
lement mystérieux sur lequel nous reviendrons, le Termes La-
tericus, le Lacessitus, le Dives, le Gilvus, l’Azarellii, le Translu-
cens, le Speciosus, le Comis, le Laticornis, le Brevicornis, le Fus-
cipennis, l’Atripennis, l’Ovipennis, le Regularis, l’Inanis, le Lati-
frons, le Filicornis, le Sordidus qui habitent l’île de Bornéo, le
Laborator, de Malacca, les Capritermes, dont les mandibules,
en cornes de bouc, se détendent comme des ressorts et pro-
jettent l’insecte à vingt ou trente centimètres de distance, les
Termopsis, les Calotermes qui sont les plus arriérés ; et des
centaines d’autres dont l’énumération serait fastidieuse.

– 14 –
Ajoutons que les observations sur les mœurs de l’insecte
exotique et toujours invisible sont récentes et incomplètes,
que bien des points y demeurent obscurs et que la termitière
est lourde de mystères.
En effet, outre qu’il habite des contrées où les natura-
listes sont infiniment plus rares qu’en Europe, le termite
n’est pas, ou du moins n’était pas, avant que les Américains
s’y fussent intéressés, un insecte de laboratoire, et l’on ne
peut guère l’étudier dans des ruches ou des boîtes de verre,
comme on fait pour les abeilles et les fourmis. Les grands
myrmécologues, tels que les Forel, les Charles Janet, les
Lubbock, les Wasmann, les Cornetz et bien d’autres, n’ont
pas eu l’occasion de s’en occuper. S’il pénètre dans un cabi-
net d’entomologie, c’est, généralement pour le détruire.
D’autre part, éventrer une termitière n’est pas chose facile et
agréable. Les coupoles qui la couvrent sont d’un ciment tel-
lement dur que l’acier des haches s’y ébrèche et qu’il faudrait
les faire sauter à la poudre. Souvent les indigènes, par peur
ou superstition, refusent de seconder l’explorateur qui,
comme le raconte Douville dans son voyage au Congo, est
obligé de se vêtir de cuir et de se masquer afin d’échapper
aux morsures de milliers de guerriers qui, en un instant,
l’enveloppent et ne lâchent jamais prise. Enfin, quand elle est
ouverte, elle ne livre que le spectacle d’un immense et re-
doutable tumulte et nullement les secrets de la vie quoti-
dienne. Au surplus, quoi qu’on fasse, on n’atteint jamais les
derniers repaires souterrains qui s’enfoncent à plusieurs
mètres de profondeur.
Il existe, il est vrai, une race de termites européens, très
petits et probablement dégénérés, qu’un entomologiste fran-
çais, Charles Lespès, a consciencieusement étudiés il y a
soixante-dix ans. On les confond assez facilement avec les

– 15 –
fourmis, bien qu’ils soient d’un blanc légèrement ambré et
presque diaphane. Ils se trouvent en Sicile, notamment dans
la région de Catane et surtout dans les landes des environs
de Bordeaux où ils habitent les vieilles souches de pins. Au
rebours de leurs congénères des pays chauds, ils ne s’intro-
duisent que fort rarement dans les maisons et n’y font que
d’insignifiants dégâts. Ils ne dépassent pas la taille d’une pe-
tite fourmi et sont fragiles, minables, peu nombreux, inoffen-
sifs et presque sans défense. Ce sont les parents pauvres de
l’espèce, peut-être des descendants égarés et affaiblis des
Lucifugus que nous retrouverons plus loin. En tous cas, ils ne
peuvent nous donner qu’une idée approximative des mœurs
et de l’organisation des énormes républiques tropicales.

II

Quelques termites vivent dans les troncs d’arbres creu-


sés en tous sens et sillonnés de galeries qui se prolongent
jusque dans les racines. D’autres, comme les Termes Arbo-
reum, bâtissent leur nid dans les ramures et l’y fixent si soli-
dement qu’il résiste aux plus violentes tornades et qu’il faut
scier les branches pour s’en emparer. Mais la termitière clas-
sique, celle des grandes espèces, est toujours souterraine.
Rien n’est plus déconcertant, plus fantastique que l’archi-
tecture de ces demeures, qui varie selon les pays et dans une
même contrée, selon les races, les conditions locales, les ma-
tériaux disponibles, car le génie de l’espèce est inépuisable-
ment inventif et s’accommode à toutes les circonstances. Les
plus extraordinaires sont les termitières australiennes dont
W. Saville-Kent, dans son imposant in-4° The Naturalist in
Australia, nous donne quelques photographies déconcer-

– 16 –
tantes. Tantôt c’est un simple monticule rugueux, ayant à la
base une circonférence d’une trentaine de pas, haut de trois
ou quatre mètres, qui a l’air d’un pain de sucre avarié et
tronqué. Ailleurs, elles offrent l’aspect d’énormes tas de
boue, de formidables bouillons de grès dont l’ébullition au-
rait été subitement figée par un vent sibérien, à moins
qu’elles ne fassent penser aux larmoyantes concrétions cal-
caires de gigantesques stalagmites enfumées par les torches
dans des grottes célèbres et trop visitées, ou encore à l’in-
forme amas de cellules, cent mille fois agrandi, où certaines
abeilles sauvages et solitaires thésaurisent leur miel ; à des
superpositions, à des imbrications de champignons, à d’in-
vraisemblables éponges enfilées au petit bonheur, à des
meules de foin ou de blé vieillies dans les tempêtes, à des
moyettes normandes, picardes ou flamandes, car le style des
moyettes est aussi tranché et aussi stable que celui des mai-
sons. Les plus remarquables de ces édifices, qu’on ne trouve
qu’en Australie, appartiennent au termite Boussole, Magné-
tique ou Méridien, ainsi nommé parce que ses demeures sont
toujours rigoureusement orientées du nord au sud, la partie
la plus large vers le midi, la plus étroite vers le septentrion.
Au sujet de cette curieuse orientation, les entomologistes ont
hasardé diverses hypothèses, mais n’ont pas encore trouvé
une explication qui s’impose. Avec leurs aiguilles, leur florai-
son de pinacles, leurs arcs-boutants, leurs multiples contre-
forts, leurs couches de ciment qui débordent les unes sur les
autres, elles évoquent les cathédrales érodées par les siècles,
les châteaux en ruine qu’imagine Gustave Doré ou les burgs
fantomatiques que peignait Victor Hugo en diluant une tache
d’encre ou de marc de café. D’autres, d’un style plus réservé,
présentent un conglomérat de colonnes ondulées dont un
homme à cheval et armé d’une lance n’atteint pas le faîte, ou
jaillissent parfois à six mètres de hauteur comme des pyra-

– 17 –
mides émaciées ou des obélisques rongés et délités par des
millénaires plus ravageurs que ceux de l’Égypte des Pha-
raons.
Ce qui explique les bizarreries de ces architectures, c’est
que le termite ne construit pas comme nous ses maisons du
dehors, mais du dedans. Non seulement, étant aveugle, il ne
voit pas ce qu’il édifie, mais même s’il y voyait, ne sortant
jamais, il ne pourrait s’en rendre compte. Il ne s’intéresse
qu’à l’intérieur de son logis et non point à son aspect exté-
rieur. Quant à la façon dont il s’y prend pour bâtir ainsi ab in-
tra et à tâtons, ce qu’aucun de nos maçons n’oserait hasar-
der, c’est un mystère qui n’est pas encore bien éclairci. On
n’a pas encore assisté à l’édification d’une termitière et les
observations de laboratoire sont difficiles, attendu que dès la
première heure les termites couvrent le verre de leur ciment
ou au besoin le matent à l’aide d’un liquide spécial. Il ne faut
pas perdre de vue que le termite est avant tout un insecte
souterrain. Il s’enfonce d’abord dans le sol, le creuse, et le
monticule qui émerge n’est qu’une superstructure accessoire
mais inévitable, formée de déblais transformés en logements
qui s’élèvent et s’étendent selon les besoins de la colonie.
Néanmoins, les observations d’un entomologiste pro-
vençal, M. E. Bugnion, qui durant quatre ans étudia de près
les termites de Ceylan, peuvent nous donner quelque idée de
leur façon de procéder. Il s’agit du termite des cocotiers
l’Eutermes Ceylonicus, qui a des soldats à seringue (nous ver-
rons plus loin ce que c’est). « Cette espèce, dit M. E. Bu-
gnion, fait son nid dans la terre, sous les racines du cocotier,
parfois encore au pied du palmier Kitul, dont les indigènes ti-
rent un sirop. Des cordons grisâtres, disposés le long des
arbres, montant des racines jusqu’au bourgeon terminal, tra-
hissent la présence de ces insectes. Ces cordons qui ont à

– 18 –
peu près l’épaisseur d’un crayon, sont autant de petits tun-
nels destinés à protéger contre les fourmis les termites (ou-
vriers et soldats) qui vont aux provisions au haut des arbres.

» Formés de débris de bois et de grains de terre aggluti-


nés, les cordons des Eutermes sont pour le naturaliste un pré-
cieux sujet d’études. Il suffit d’enlever avec un couteau un
petit segment du tunnel pour pouvoir suivre à la loupe le tra-
vail de reconstruction.

» Une expérience de ce genre a été faite sur la plantation


de Seenigoda, le 19 décembre 1909. Il est 8 heures du matin,
la journée est magnifique. Le thermomètre marque 25°. Le
cordon exposé à l’orient se trouve justement en plein soleil.
Ayant gratté la paroi sur une longueur de un centimètre, je
vois tout d’abord une douzaine de soldats se présenter à
l’ouverture, puis, faisant quelques pas, se disposer en cercle
avec leurs cornes frontales dirigées en dehors, prêts à faire
face à un ennemi éventuel. Revenu après un quart d’heure
d’absence, je constate que les termites, tous rentrés dans la
galerie, sont déjà occupés à réparer la partie détruite. Une
rangée de soldats se tiennent au niveau de l’ouverture, les
têtes dirigées en dehors, leurs corps retirés à l’intérieur. Agi-
tant vivement leurs antennes, ils sont occupés à mâchonner
les bords de la brèche et à les imbiber de leur salive. Un lisé-
ré humide, de couleur plus foncée que le reste de la paroi, se
voit déjà tout autour. Bientôt survient un travailleur d’un
nouveau genre, appartenant cette fois à la caste des ouvriers.
Après avoir reconnu la place au moyen de ses antennes, il se
tourne brusquement et présentant son extrémité annale, dé-
pose sur la brèche une gouttelette opaque, d’un jaune bru-
nâtre, expulsé de son rectum. Un autre ouvrier qui tient à la
bouche un grain de sable se montre peu après, venu lui aussi

– 19 –
de l’intérieur. Le grain de sable qui fait l’office d’un petit
moellon est déposé sur la gouttelette à l’endroit marqué.
» La manœuvre se répète maintenant d’une manière ré-
gulière. Je puis voir tour à tour pendant une demi-heure un
termite (ouvrier) inspecter la brèche, se retourner, émettre sa
gouttelette jaune, et un autre chargé d’un grain de sable, le
poser sur le bord. Quelques-uns apportent, au lieu de grains
de sable, de petits débris de bois. Les soldats qui remuent
constamment leurs antennes paraissent spécialement prépo-
sés à protéger les ouvriers et à diriger leur travail. Alignés
comme au début au niveau de l’ouverture, ils s’écartent au
moment où un ouvrier se présente et lui montrent, semble-t-
il, l’endroit où il doit déposer son fardeau.
» Le travail de réparation, entièrement exécuté de l’inté-
rieur, a duré une heure et demie ; soldats et ouvriers (ces
derniers relativement en petit nombre) se sont d’un commun
accord partagé la besogne. »
De son côté, le Dr K. Escherich a eu l’occasion d’obser-
ver, dans un jardin botanique tropical, la façon de procéder
des Termes Redemanni Wasm, et a remarqué qu’ils ont un
plan bien déterminé. Ils commencent par la construction
d’une sorte d’échafaudage constitué par les cheminées
d’aération, transforment ensuite cet échafaudage en bâtisse
massive en en remplissant tous les vides, et achèvent l’édi-
fice en en égalisant soigneusement les parois.

– 20 –
III

En certains points du Queensland ou Australie occiden-


tale, principalement au Cap York, et surtout aux environs de
l’Albany Pass, les termitières s’étendent sur près de deux ki-
lomètres qu’elles peuplent de pyramides symétriques et ré-
gulièrement espacées. Elles rappellent d’immenses champs
couverts de ces moyettes dont je viens de parler, les tombes
de la vallée de Josaphat, une fabrique de poteries abandon-
née ou ces étranges alignements de Carnac, en Bretagne, et
font l’étonnement des voyageurs qui, les apercevant du pont
du navire, ne peuvent croire qu’elles soient l’œuvre d’un in-
secte moins gros qu’une abeille.

En effet, la disproportion entre l’œuvre et l’ouvrier est


presque invraisemblable. Une termitière moyenne, de quatre
mètres, par exemple, mise à l’échelle humaine, nous donne-
rait un monument haut de six ou sept cents mètres, c’est-à-
dire tel que l’homme n’en a jamais construit.

Il existe, sur d’autres points du globe, des aggloméra-


tions analogues, mais elles tendent à disparaître devant la
civilisation qui en utilise les matériaux, notamment pour la
construction des routes et des maisons, car elles fournissent
un ciment incomparable. Le termite avait appris à se dé-
fendre contre tous les animaux, mais il n’avait pas prévu
l’homme d’aujourd’hui. En 1835, l’explorateur Aaran décou-
vrit, au nord du Paraguay, une de ces confédérations qui
avait quatre lieues de circonférence et où les termitières
étaient plantées si dru qu’elles ne laissaient pas entre elles
des intervalles de plus de quinze à vingt pieds. De loin, elles
figuraient une énorme ville bâtie d’innombrables petites

– 21 –
huttes et donnaient au paysage, dit naïvement notre voya-
geur, un aspect tout à fait romantique.
Mais les plus grandes termitières se trouvent en Afrique
centrale, notamment dans le Congo belge. Celles qui mesu-
rent six mètres de hauteur ne sont pas rares ; et quelques-
unes en ont sept ou huit. À Monpono, une tombe érigée sur
une termitière pareille à une colline, domine la campagne
environnante. Une avenue d’Élisabethville, dans le Haut-
Katanga, nous montre, sectionnée par le passage de la route,
une termitière qui est deux fois plus élevée que le bungalow
qui lui fait face ; et pour la construction du chemin de fer de
Sakania, il fallut faire sauter à la dynamite certains de leurs
monticules dont les ruines dépassent la cheminée des loco-
motives. On trouve encore dans le même pays des termi-
tières tumuliformes qui, éventrées, ont l’aspect de véritables
maisons à deux ou trois étages dans lesquelles l’homme
pourrait s’installer.
Ces monuments sont d’une solidité telle qu’ils résistent à
la chute des plus grands arbres, si fréquente en ces pays de
tornades, et que le gros bétail, sans les ébranler, les escalade
afin de brouter l’herbe qui croît à leur sommet ; car le limon
ou plutôt l’espèce de ciment dont ils sont formés, outre qu’il
participe à l’humidité soigneusement entretenue à l’intérieur
de l’édifice, ayant été trituré par l’insecte et ayant passé par
son intestin, est d’une fertilité extraordinaire. Parfois même il
y pousse des arbres que, chose étrange, le termite, qui dé-
truit tout ce qu’il rencontre, respecte religieusement.
Quel est l’âge de ces édifices ? Il est bien difficile de
l’évaluer. En tout cas, leur croissance est très lente et d’une
année à l’autre on n’y voit aucun changement. Autant que
s’ils étaient taillés dans la pierre la plus dure, ils résistent in-

– 22 –
définiment aux pluies diluviennes des tropiques. De cons-
tantes et soigneuses réparations les maintiennent en bon
état, et comme, à moins de catastrophe ou d’épidémie, il n’y
a aucune raison pour qu’une colonie qui renaît sans cesse ar-
rive jamais à sa fin, il est fort possible que certains de ces
monticules remontent à des temps très anciens. L’entomo-
logiste W. W. Froggatt, qui a exploré un nombre considé-
rable de termitières, n’en a trouvé qu’une seule abandonnée,
sur laquelle avait passé la mort. Il est vrai qu’un autre natu-
raliste, G. F. Hill, estime que dans le Queensland septentrio-
nal, quatre-vingt pour cent des nids du Drepanotermes Silves-
trii et de l’Hamitermes Perplexus sont envahis peu à peu et en-
suite occupés d’une manière permanente, par une fourmi,
l’Iridomyrmex Sanguineus. Mais nous reparlerons de la guerre
immémoriale des fourmis et des termites.

IV

Ouvrons avec W. W. Froggatt un de ces édifices où


grouillent des millions d’existences, bien qu’au dehors on n’y
trouve aucune trace de vie, qu’ils semblent aussi déserts
qu’une pyramide de granit et que rien ne trahisse l’activité
prodigieuse qui y fermente jour et nuit.

Comme je l’ai déjà dit, l’exploration n’est pas facile, et


avant W. W. Froggatt, bien peu de naturalistes avaient obte-
nu des résultats satisfaisants. Améliorant les méthodes anté-
rieures et mieux outillé que ses devanciers, l’éminent ento-
mologiste de Sidney fait d’abord scier le nid par le milieu,
puis obliquement de haut en bas. Ses observations, jointes à

– 23 –
celles de T. J. Savage, nous donnent une idée générale et
suffisante de la distribution de la termitière.
Sous une coupole de bois mâché et granulé d’où rayon-
nent de nombreux passages, au centre de la cité, à 15 ou 30
centimètres au-dessus de la base, se trouve une masse ronde
de grosseur variable, selon l’importance de la termitière,
mais qui, agrandie aux proportions humaines, serait plus
vaste et plus haute que le dôme de Saint-Pierre de Rome.
Elle est formée de minces couches d’une matière ligneuse,
assez molle, qui s’enroulent concentriquement comme du
papier brun. C’est ce que les entomologistes anglais appel-
lent la « Nursery », que nous nommerons le Nid et qui cor-
respond aux rayons à couvain de nos abeilles. Il est généra-
lement plein de millions de petites larves, pas plus grosses
qu’une tête d’épingle, et les murs, apparemment pour en as-
surer la ventilation, sont percés de milliers d’ouvertures mi-
nuscules. La température y est sensiblement plus élevée que
dans d’autres parties de la termitière, car il semble que les
termites aient connu bien avant nous les avantages d’une
sorte de chauffage central. Toujours est-il que lorsque la fraî-
cheur de l’air extérieur la rend plus sensible, la chaleur con-
tenue dans le nid est telle que T. J. Savage ayant un jour ou-
vert assez brusquement les grandes galeries du centre et
voulant y regarder de trop près, recula devant le souffle
chaud qui le frappa au visage, manqua, dit-il, de lui couper la
respiration et embua complètement les verres de son lor-
gnon.
Comment cette température constante, qui est pour les
termites une question de vie ou de mort, puisqu’un écart de
16° suffit à les tuer, est-elle entretenue ? T. J. Savage
l’explique par la théorie du thermosiphon, la circulation de
l’air chaud et de l’air froid étant assurée par des centaines de

– 24 –
couloirs qui parcourent tout le logis. Quant à la source de
chaleur qui, selon les heures et les saisons, ne doit pas être
uniquement solaire, elle est probablement alimentée par la
fermentation d’amas d’herbes ou de débris humides.

Rappelons que les abeilles règlent également à volonté,


la température générale de la ruche et celle de ses diverses
parties. Cette température, durant l’été, ne dépasse pas
85° Fahrenheit et, l’hiver, ne descend pas au-dessous de 80°.
La constante thermique est assurée par la combustion des
aliments et par des équipes de ventileuses. Dans la grappe
où s’élabore la cire, elle s’élève jusqu’à 95° grâce à la surali-
mentation des cirières.

Des deux côtés de cette « Nourricerie » d’où des galeries


mènent vers de plus belles chambres, des œufs blancs et
oblongs sont empilés en petits tas, comme des grains de
sable. Ensuite, en descendant, nous arrivons à l’appartement
qui renferme la reine. Des voûtes le soutiennent ainsi que les
pièces adjacentes. Le sol est parfaitement uni et le plafond,
bas et cintré, ressemble au dôme que formerait un verre de
montre. Il est impossible à la reine de quitter cette cellule,
tandis que les ouvriers et les soldats qui la soignent et la gar-
dent entrent et sortent librement. Cette reine, d’après les
calculs de Smeathmann, est vingt ou trente fois plus grosse
que l’ouvrier. Cela semble vrai pour les espèces supérieures,
notamment le Termes Bellicosus et le Natalensis ; car la taille
de la reine est généralement en rapport direct avec
l’importance de la colonie. Pour les espèces moyennes, T. J.
Savage a constaté que dans un nid où l’ouvrier pèse dix mil-
ligrammes, la reine en accuse douze mille. Par contre, chez
les espèces primitives, les Calotermes, par exemple, la reine
est à peine plus grande que l’insecte ailé.

– 25 –
La loge royale est du reste extensible et on l’élargit à
mesure que prospère l’abdomen de la souveraine. Le roi
l’habite avec elle, mais on ne l’aperçoit guère, étant presque
toujours épouvanté et modestement caché sous l’énorme
ventre de son épouse. Nous reparlerons des destinées, des
malheurs et des prérogatives de ce couple royal.
De ces loges, de grands chemins descendent vers les
sous-sols où s’ouvrent de vastes salles soutenues par des pi-
liers. Les emménagements en sont moins connus, car pour
les explorer il faut d’abord les démolir à coups de hache ou
de pioche. Tout ce qu’on peut savoir, c’est que là, comme du
reste autour des loges, se superposent d’innombrables cel-
lules occupées par des larves et des nymphes à divers stades
de leur évolution. Plus on descend, plus augmentent le
nombre et la taille des jeunes termites. Là aussi se trouvent
les magasins où s’entassent le bois mâché et l’herbe coupée
en tout petits morceaux. Ce sont les provisions de la colonie.
Du reste, en cas de disette, quand manque le bois frais, les
murs mêmes de tout l’édifice fournissent, comme dans les
contes de fées, les vivres nécessaires, étant fait de matière
excrémentielle, c’est-à-dire, dans le monde qui nous occupe,
éminemment comestible.
Chez certaines espèces, une partie importante des
étages supérieurs est réservée à la culture de champignons
spéciaux qui remplacent les protozoaires que nous retrouve-
rons au chapitre suivant et qui comme eux sont chargés de
transformer le vieux bois ou l’herbe sèche afin de les rendre
assimilables.
Dans d’autres colonies, on trouve de véritables cime-
tières installés à la partie supérieure du monticule. Il est
permis de supposer qu’en cas d’accident ou d’épidémie, les

– 26 –
termites de ces colonies ne pouvant marcher du même pas
que la mort et consommer en temps utile les cadavres qu’elle
multiplie outre mesure, les entassent près de la surface afin
que la chaleur du soleil les dessèche rapidement. Ensuite, ils
les réduisent en poudre et forment ainsi une réserve de
vivres dont ils nourrissent la jeunesse de la cité.
Le Drepanotermes Silvestri a même des réserves vivantes,
de la viande sur pied, bien que l’expression soit ici tout à fait
impropre, la viande en question n’ayant plus aucun moyen
de locomotion. Quand, pour une raison que nous ne péné-
trons pas, le gouvernement occulte de la termitière estime
que le nombre de nymphes dépasse le nécessaire, on parque
dans des chambres spéciales celles qui sont de trop, après
leur avoir coupé les pattes, afin qu’à se mouvoir sans utilité,
elles ne perdent pas leur embonpoint, puis on les mange au
fur et à mesure des besoins de la communauté.
Chez ces mêmes Drepanotermes on découvre des instal-
lations sanitaires. Les déjections sont accumulées dans les
réduits où elles durcissent et deviennent sans doute plus sa-
voureuses.
Voilà, dans leurs grandes lignes, les emménagements de
la termitière. Ils sont du reste assez variables, car il n’existe
pas, nous aurons plus d’une fois l’occasion de le constater,
d’animal moins routinier que notre insecte et qui sache, aussi
habilement, aussi souplement que l’homme, se plier aux cir-
constances.

– 27 –
V

De l’énorme hypogée qui généralement s’enfonce sous


terre à proportion qu’il s’élève au-dessus, rayonnent d’in-
nombrables, d’interminables couloirs qui s’étendent au loin,
à des distances qu’on n’a pas encore pu mesurer, jusqu’aux
arbres, aux broussailles, aux herbes, aux maisons qui four-
nissent la cellulose. C’est ainsi que certaines parties de l’île
de Ceylan et de l’Australie, principalement Thursday Island
et l’archipel de Cap York, sur des kilomètres d’étendue, sont
minées par les galeries souterraines de ces gnomes et ren-
dues complètement inhabitables.
Au Transvaal et à Natal, le sol, d’un bout à l’autre du
pays, est sillonné de termitières ; et Cl. Fuller y a trouvé, sur
deux petites surfaces de 635 mètres carrés, quatorze et seize
nids appartenant à six espèces différentes. Dans le Haut-
Katanga, on rencontre souvent, par hectare, une termitière
haute de six mètres1.
Au rebours de la fourmi qui circule librement à la surface
du sol, les termites, excepté les adultes ailés dont nous parle-
rons tout à l’heure, ne quittent pas les chaudes et humides

1
Ceux qui ont été dans cette région, me fait remarquer
M. Charles Dufour qui séjourna durant plus de vingt ans au Congo
belge, ont pu constater que par hectare on y compte parfois quatre
et cinq termitières et même davantage. Leurs dimensions sont con-
sidérables et la hauteur de six mètres est souvent dépassée. J’ai ob-
servé que les indigènes installent souvent au sommet d’une haute
termitière située dans le village, leur gong ou leur tam-tam.

– 28 –
ténèbres de leur tombeau. Ils ne cheminent jamais à décou-
vert et naissent, vivent et meurent sans voir la lumière du
jour. En un mot, il n’est pas d’insectes plus secrets. Ils sont
voués à l’ombre éternelle. Si, pour se ravitailler, il leur faut
franchir des obstacles qu’ils ne peuvent percer, les ingé-
nieurs et les pionniers de la cité sont réquisitionnés. Ils cons-
truisent de solides galeries formées de débris de bois sa-
vamment malaxés et de matière fécale. Ces galeries sont tu-
bulaires quand elles n’ont pas de soutien ; mais leurs techni-
ciens, avec une habileté remarquable, tirent parti des
moindres circonstances qui permettent la plus minime éco-
nomie de travail et de matière première. Ils agrandissent,
rectifient, raccordent, polissent les crevasses profitables. Si
la galerie court le long d’une paroi, elle deviendra semi-
tubulaire ; si elle peut suivre l’angle formé par deux murs,
elle sera simplement couverte de ciment, ce qui épargne
deux tiers de la besogne. Dans ces couloirs, strictement me-
surés à la taille de l’insecte, de distance en distance, sont
ménagés des garages analogues à ceux de nos étroites routes
de montagne, afin de permettre aux porteurs encombrés de
vivres de se croiser sans difficulté. Parfois, comme l’a obser-
vé Smeathmann, quand le trafic est intense, ils réservent une
voie à l’aller et une autre au retour.
Ne quittons pas cet hypogée sans appeler l’attention sur
une des plus étranges, des plus mystérieuses particularités
de ce monde qui renferme tant d’étrangetés et de mystères.
J’ai déjà fait allusion à l’humidité surprenante et invariable
qu’ils parviennent à entretenir dans leurs demeures, malgré
l’aridité de l’air et du sol calcinés, malgré les implacables ar-
deurs des interminables étés tropicaux qui tarissent les
sources, dévorent tout ce qui vit sur terre et dessèchent
jusqu’aux racines des grands arbres. Le phénomène est tel-
lement anormal, que le Dr David Livingstone, le grand explo-
– 29 –
rateur doublé d’un naturaliste extrêmement consciencieux
que Stanley rejoignit en 1871 sur les bords du lac Tanganyi-
ka, déconcerté, se demande si, par des procédés qui nous
sont encore inconnus, les habitants de la termitière ne réus-
sissent pas à combiner l’oxygène de l’atmosphère avec
l’hydrogène de leur alimentation végétale, de manière qu’à
mesure qu’elle s’évapore, ils reconstituent l’eau dont ils ont
besoin. La question n’est pas encore résolue, mais l’hypo-
thèse est parfaitement vraisemblable. Nous aurons à consta-
ter plus d’une fois que les termites sont des chimistes et des
biologistes qui pourraient nous donner des leçons. Il est du
reste fort possible, comme le suppose M. Charles Dufour,
que le termite va tout simplement chercher l’humidité à de
grandes profondeurs ou aux racines mêmes des arbres. Le
volume du monticule formé à la surface du sol par une
grande termitière est d’environ 200 mètres cubes. Si cette
masse avait été extraite des couches supérieures dans un
certain rayon du monticule ou immédiatement sous celui-ci,
on trouverait de grands vides, de véritables caves, or, on ne
constate jamais d’affaissements aux termitières mêmes ou
dans leur voisinage.

– 30 –
L’ALIMENTATION

Ils ont notamment résolu une fois pour toutes, plus par-
faitement, plus scientifiquement que nul autre animal, hors
peut-être certains poissons, le problème capital de toute vie,
c’est-à-dire le problème de l’alimentation. Ils ne se nourris-
sent que de cellulose qui est, après les minéraux, la subs-
tance la plus répandue sur notre terre, puisqu’elle forme la
partie solide, l’armature de tous les végétaux. Partout où il y
a un bois, des racines, des ronces, une herbe quelconque, ils
trouvent donc d’inépuisables réserves. Mais, ainsi que la
plupart des animaux, ils ne peuvent digérer la cellulose.
Comment font-ils pour se l’assimiler ? Ils ont, selon les es-
pèces, tourné la difficulté de deux façons pareillement ingé-
nieuses. Pour les termites champignonnistes dont nous re-
parlerons, la question est assez simple ; mais pour les autres,
elle était demeurée fort obscure et il n’y a pas bien long-
temps que L. R. Cleveland, grâce aux puissantes ressources
de son laboratoire de l’Université d’Harvard, l’a complète-
ment élucidée. Il a d’abord constaté que de tous les animaux
qu’on a étudiés, les termites xylophages possèdent la faune
intestinale la plus variée et la plus abondante ; elle repré-
sente à peu près la moitié du poids de l’insecte. Quatre
formes de protozoaires flagellés bourrent littéralement ses
entrailles, ce sont, par ordre de grandeur : le Trichonympha
Campanula qui y pullule par millions, le Leidyopsis Sphærica,
le Trichomonas et le Streblomastix Strix. On ne les trouve dans
aucun autre animal. Afin d’éliminer cette faune, on soumet,
durant vingt-quatre heures, le termite à une température de
36°. Il n’en paraît nullement incommodé, mais tous ses para-

– 31 –
sites abdominaux sont anéantis. Le termite ainsi débarrassé,
ou « défauné », comme disent les techniciens, si on le nourrit
de cellulose, peut vivre de dix à vingt jours, après quoi il
meurt de faim. Mais qu’avant l’échéance fatale, on lui resti-
tue ses protozoaires, il continue de vivre indéfiniment2.
On voit au microscope le protozoaire absorber, par in-
vagination, dans l’intestin de son hôte, les particules de bois,
les digérer, puis mourir pour être à son tour digéré par le
termite.
De son côté, sorti de l’intestin, le protozoaire périt
presque immédiatement, même si on le met sur un tas de

2
D’après les expériences de L. R. Cleveland, Trichonympha et
Leidyopsis permettent l’un et l’autre à leur hâte de vivre indéfini-
ment, mais Trichomonas seul ne lui permet pas une survie dépassant
soixante à soixante-dix jours : quant au Streblomastix, il n’a aucune
influence sur la vie de son hôte ; son existence comme celle du ter-
mite dépend de la présence des autres protozoaires. Quand on fait
disparaître les Trichonympha, les Leidyopsis seuls se multiplient plus
activement et remplacent les Trichonympha. Quand les Tricho-
nympha et les Leidyopsis ont tous deux disparu, les Trichomonas les
suppléent partiellement.
Ces curieuses expériences furent faites sur le grand termite du
Pacifique : Termopsis Nevadensis Hagen. On obtient à volonté l’élimi-
nation de l’un ou l’autre des quatre protozoaires à l’aide de jeûnes
ou d’oxygénation. Par exemple, après six jours de jeûne, Tricho-
nympha Campanula périt, les trois autres subsistent ; après huit
jours, Leidyopsis Sphaerica succombe, après vingt-quatre heures
d’oxygénation à l’atmosphère, Trichomonas meurt tandis que les
trois autres résistent, etc.

– 32 –
cellulose. C’est un cas d’indissoluble symbiose, comme la na-
ture nous en donne quelques exemples.
Il n’est pas inutile d’ajouter que les expériences de L. R.
Cleveland ont été faites sur plus de cent mille termites.
Quant à savoir comment ils fixent l’azote atmosphérique
dont ils ont besoin pour élaborer les protéines, ou comment
ils transforment les carbohydrates en protéines, la question
est encore à l’étude.
D’autres espèces, de grande taille, d’une civilisation plus
avancée, n’ont pas de protozoaires intestinaux, mais confient
la première digestion de la cellulose à de minuscules crypto-
games dont ils sèment les spores sur un compost savamment
préparé. Ils aménagent ainsi, au centre de la termitière, de
vastes champignonnières qu’ils cultivent méthodiquement,
comme le font, dans les anciennes carrières des environs de
Paris, les spécialistes de l’Agaric comestible. Ce sont de véri-
tables jardins où s’élèvent des meules consacrées à un Aga-
ric (Volvaria eurhiza) et à un Xylaria (Xylaria nigripes). Leurs
procédés nous sont encore inconnus, car on a vainement
tenté d’obtenir dans les laboratoires les boules blanches de
cet agaric appelées mycotêtes ; elles ne prospèrent que dans
la termitière.
Quand ils abandonnent la cité natale pour émigrer ou
fonder une colonie nouvelle, ils ont toujours soin d’emporter
une certaine quantité de ces champignons ou du moins de
leurs conidies qui en sont la semence.
Quelle est l’origine de cette double digestion ? On en est
réduit à des conjectures plus ou moins acceptables. Il est
vraisemblable qu’il y a des millions d’années, les ancêtres
des termites qu’on découvre dans le secondaire ou le ter-

– 33 –
tiaire trouvaient en abondance des aliments qu’ils pouvaient
digérer sans le secours d’un parasite. Une longue disette sur-
vint-elle qui les força de se nourrir de débris ligneux, et seuls
ceux qui, parmi des milliers d’autres infusoires, hébergeaient
le protozoaire spécifique, survécurent-ils ?
Remarquons qu’aujourd’hui encore ils digèrent directe-
ment l’humus qui est, comme on sait, formé de substances
végétales décomposées ou déjà digérées par des bactéries.
Ceux dont on a supprimé les protozoaires et qui sont sur le
point de mourir de faim, reviennent à la vie et prospèrent in-
définiment si on les met au régime exclusif de l’humus. Il est
vrai qu’à ce régime les protozoaires ne tardent pas à repa-
raître dans l’intestin.
Mais pourquoi ont-ils renoncé à l’humus ? Est-ce parce
que dans les pays chauds il est moins abondant, moins ac-
cessible que la cellulose proprement dite ? Est-ce l’apparition
de la fourmi qui rendit le ravitaillement en humus plus diffi-
cile et plus dangereux ? L. R. Cleveland, de son côté, sup-
pose que pendant qu’ils se nourrissaient d’humus, ils absor-
baient en même temps des particules de bois qui contenaient
des protozoaires, lesquels multiplièrent et les habituèrent à
la xylophagie exclusive.
Ces hypothèses sont plus ou moins discutables. On n’en
néglige qu’une : l’intelligence et la volonté des termites.
Pourquoi ne pas admettre qu’ils aient trouvé plus commode
et préférable d’héberger en eux leurs protozoaires digestifs,
ce qui leur permit de renoncer à l’humus et de manger
n’importe quoi ? C’est assurément ce qu’aurait fait l’homme
s’il s’était trouvé à leur place.
Pour les termites fongicoles, c’est-à-dire pour ceux qui
cultivent les champignons, la dernière hypothèse est la seule

– 34 –
défendable. Il est évident qu’à l’origine des champignons na-
quirent spontanément sur les débris d’herbes et de bois ac-
cumulés dans leurs caves. Ils durent constater que ces
champignons fournissaient une nourriture beaucoup plus
riche, plus sûre et plus directement assimilable que l’humus
ou les déchets ligneux, et qu’ils avaient en outre l’avantage
de les débarrasser de protozoaires encombrants qui les
alourdissaient. Ils cultivèrent dès lors méthodiquement ces
cryptogames. Ils perfectionnèrent cette culture à tel point
qu’aujourd’hui, par d’attentifs sarclages, ils éliminent toutes
les autres espèces qui naissent dans leurs jardins et n’y lais-
sent prospérer que les deux variétés d’Agaric et de Xylaria
reconnues les meilleures. En outre, à côté des jardins en ex-
ploitation, ils préparent des jardins supplémentaires, des jar-
dins d’attente, avec réserves de semences destinées à l’édifi-
cation rapide de couches de secours, afin de remplacer celles
qui se sentent brusquement fatiguées ou stérilisées, comme il
arrive fréquemment dans le monde fantasque des crypto-
games.

Évidemment, ou tout au moins probablement, c’est au


hasard que tout cela est dû ; comme c’est également du ha-
sard que vint l’idée de la culture en meules qui est la plus
pratique, comme l’attestent les champignonnières des envi-
rons de Paris.

Remarquons du reste que la plupart de nos inventions


sont attribuables au hasard. C’est presque toujours une indi-
cation, une insinuation de la nature qui nous met sur la voie.
Il importe ensuite de tirer parti de l’indication, d’en exploiter
les conséquences, c’est ce que firent les termites aussi ingé-
nieusement, aussi systématiquement que nous l’aurions fait.
– 35 –
Quand il s’agit de l’homme, c’est un triomphe de son intelli-
gence, quand il est question du termite, c’est la force des
choses ou le génie de la nature.

– 36 –
LES OUVRIERS

L’organisation sociale et économique de la termitière est


beaucoup plus étrange, plus compliquée et plus déconcer-
tante que celle de la ruche. On trouve dans la ruche des ou-
vrières, du couvain, des mâles et une reine qui n’est au fond
qu’une ouvrière dont les organes reproducteurs se sont li-
brement développés. Tout ce monde se nourrit du miel et du
pollen récoltés par les ouvrières. Dans la termitière, le poly-
morphisme est plus surprenant. D’après Fritz Müller, Grassi
et Sandias, classiques de la termitologie, on compte de onze
à quinze formes d’individus issus d’œufs en apparence iden-
tiques. Sans entrer dans le détail compliqué et trop technique
de certaines de ces formes que faute de mieux on a nom-
mées formes 1, 2 et 3, nous nous bornerons à étudier les
trois castes (qui du reste comprennent des subdivisions), et
qu’on peut appeler la caste laborieuse, la caste guerrière et la
caste reproductrice.
Dans la ruche, nous le savons, la femelle règne seule :
c’est le matriarcat absolu. À une époque préhistorique, soit
par révolution, soit par évolution, les mâles ont été relégués
à l’arrière-plan et quelques centaines d’entre eux sont sim-
plement tolérés durant un certain temps comme un mal oné-
reux mais inévitable. Sortis d’un œuf semblable à ceux dont
naissent les ouvrières, mais non fécondé, ils forment une
caste de princes fainéants, goulus, turbulents, jouisseurs,
sensuels, encombrants, imbéciles et manifestement mépri-
sés. Ils ont l’œil magnifique mais le cerveau très étroit et
sont dépourvus de toute arme, ne possédant pas l’aiguillon
de la travailleuse qui au fond n’est que l’oviducte qu’une vir-

– 37 –
ginité immémoriale a transformé en stylet empoisonné.
Après les vols nuptiaux, leur mission accomplie, ils sont
massacrés sans gloire, car les vierges prudentes et impi-
toyables ne daignent pas tirer contre une telle engeance le
poignard précieux et fragile réservé aux grands ennemis.
Elles se contentent de leur arracher une aile et les jettent à la
porte de la ruche où ils meurent de froid et de faim.
Dans la termitière une castration volontaire remplace le
matriarcat. Les ouvriers sont ou mâles ou femelles, mais leur
sexe est complètement atrophié et à peine différencié. Ils
sont totalement aveugles, n’ont pas d’armes, n’ont pas
d’ailes. Seuls ils sont chargés de la récolte, de l’élaboration et
de la digestion de la cellulose et nourrissent tous les autres
habitants. Hors eux, aucun de ces habitants, que ce soit le
roi, la reine, les guerriers ou ces étranges substituts et ces
adultes ailés dont nous reparlerons, n’est capable de profiter
des vivres qui se trouvent à sa portée. Ils mourraient de faim
sur le plus magnifique tas de cellulose, les uns, comme les
guerriers, parce que leurs mandibules sont tellement mons-
trueuses qu’elles rendent la bouche inaccessible, les autres,
comme le roi, la reine, les adultes ailés qui quittent le nid et
les individus mis en réserve ou en observation pour rempla-
cer au besoin les souverains morts ou insuffisants, parce
qu’ils n’ont pas de protozoaires dans l’intestin. Les travail-
leurs seuls savent manger et digérer. Ils sont en quelque
sorte l’estomac et le ventre collectifs de la population.
Quand un termite, à quelque classe qu’il appartienne, a faim,
il donne un coup d’antenne à l’ouvrier qui passe. Aussitôt ce-
lui-ci fournit au solliciteur en bas âge, c’est-à-dire susceptible
de devenir roi, reine ou insecte ailé, ce qu’il a dans l’es-
tomac. Si le quémandeur est adulte, le travailleur se tourne
tête-bêche et lui cède généreusement ce que contient son in-
testin.
– 38 –
On le voit, c’est le communisme intégral, le commu-
nisme de l’œsophage et des entrailles, poussé jusqu’à la co-
prophagie collective. Rien ne se perd dans la sinistre et pros-
père république où se réalise, au point de vue économique, le
sordide idéal que la nature semble nous proposer. Si
quelqu’un change de peau, sa défroque est immédiatement
dévorée ; si quelqu’un meurt, ouvrier, roi, reine ou guerrier,
le cadavre est à l’instant consommé par les survivants. Nul
déchet, le nettoyage est automatique et toujours profitable,
tout est bon, rien ne traîne, tout est comestible, tout est cel-
lulose, et les excréments sont réutilisés presque indéfini-
ment. L’excrément est du reste la matière première, si l’on
peut dire, de toutes leurs industries, y compris, nous venons
de le voir, celles de l’alimentation. Leurs galeries, par
exemple, sont intérieurement polies et vernissées avec le
plus grand soin et le vernis employé est exclusivement ster-
coral. S’agit-il de fabriquer un tuyau, d’étayer un chemine-
ment, de construire des cellules ou des loges, d’édifier des
appartements royaux, de réparer une brèche, d’obturer une
fissure par où pourrait se glisser un filet d’air frais, un rayon
de lumière, choses entre toutes épouvantables, c’est encore
aux résidus de leur digestion qu’ils recourent. On dirait qu’ils
sont avant tout des chimistes transcendantaux dont la
science a surmonté tout préjugé, tout dégoût, qui ont atteint
la sereine conviction que dans la nature rien n’est répugnant
et que tout se ramène à quelques corps simples, chimique-
ment indifférents, propres et purs.
En vertu de la surprenante faculté de commander aux
corps et de les transformer selon les tâches, les besoins et les
circonstances que possède l’espèce, les ouvriers se divisent
en deux castes : les grands et les petits. Les premiers, pour-
vus de mandibules plus puissantes, qui croisent leurs lames
comme des ciseaux, vont au loin, par les chemins couverts,
– 39 –
dépecer le bois et autres matières dures, en vue du ravitail-
lement ; les seconds, plus nombreux, restent à la maison et
se consacrent aux œufs, aux larves, aux nymphes, à l’alimen-
tation des insectes parfaits, à celle du roi et de la reine, aux
magasins et à tous les soins du ménage.

– 40 –
LES SOLDATS

Après les travailleurs viennent les guerriers, mâles ou


femelles, au sexe pareillement sacrifié, également aveugles
et privés d’ailes. Ici nous prenons vraiment sur le fait ce que
nous appellerons l’intelligence, l’instinct, la force créatrice,
le génie de l’espèce ou de la nature, à moins que vous ne lui
donniez quelque autre nom qui vous paraisse plus juste et
préférable.
Normalement, comme je l’ai déjà dit, il n’est pas d’être
plus déshérité que le termite. Il n’a pas d’armes offensives ou
défensives. Son ventre mou crève sous la pression d’un doigt
d’enfant. Il ne possède qu’un outil pour un travail obscur et
sans relâche. Attaqué par la plus chétive fourmi, il est vaincu
d’avance. Sort-il de son repaire, sans yeux, presque rampant,
muni de petites mâchoires habiles à pulvériser le bois, mais
inaptes à happer l’adversaire, il n’en a pas franchi le seuil
qu’il est perdu. Et ce repaire, sa patrie, sa cité, son seul bien
et son tout, son âme véritable qui est l’âme de sa foule, ce
saint des saints de tout son être, plus hermétiquement clos
qu’une jarre de grès ou un obélisque de granit, une irrésis-
tible loi ancestrale, à certains moments de l’année, lui or-
donne de l’ouvrir de toutes parts. Entouré de milliers
d’ennemis qui guettent ces minutes tragiquement pério-
diques où tout ce qu’il possède, son présent et son avenir, est
offert au massacre, il a su faire, depuis on ne sait quand, ce

– 41 –
que l’homme, son égal dans le déshéritement, fait à son tour
après de longs millénaires d’angoisse et de misère. Il a créé
de toutes pièces des armes invincibles à ses ennemis nor-
maux, aux ennemis de son ordre. En effet, il n’est pas un seul
animal qui puisse entamer la termitière, la réduire à merci et
la fourmi ne peut s’y installer que par surprise.

L’homme seul, le dernier venu, né d’hier, qu’il ne con-


naissait pas, contre lequel il ne s’est pas encore prémuni,
peut en venir à bout, à l’aide de la poudre, de la pioche et de
la scie.

Ces armes, il ne les a pas empruntées comme nous au


monde extérieur ; il a fait mieux, qui prouve qu’il est plus
près que nous des sources de la vie : il les a forgées dans son
propre corps, il les a tirées de soi, en matérialisant en
quelque sorte son héroïsme, par un miracle de son imagina-
tion, de sa volonté, ou grâce à quelque connivence avec
l’âme de ce monde, ou la connaissance de mystérieuses lois
biologiques dont nous n’avons encore qu’une très vague
idée, car il est certain que sur ce point, et sur quelques
autres, le termite en sait plus que nous, et que la volonté qui
chez nous ne dépasse pas la conscience et ne commande
qu’à la pensée, il l’étend à toute la région ténébreuse où
fonctionnent et se façonnent les organes de la vie.

Il a donc, afin d’assurer la défense de ses citadelles, fait


sortir d’œufs en tout semblables à ceux dont naissent les tra-
vailleurs, car même au microscope on ne découvre aucune
différence, une caste de monstres échappés d’un cauchemar
et qui rappellent les plus fantastiques diableries de Hiérony-
mus Bosch, de Breughel-le-Vieux et de Callot. La tête cuiras-
sée de chitine a pris un développement phénoménal, halluci-
nant, et porte des mandibules plus volumineuses que le reste
– 42 –
du corps. Tout l’insecte n’est qu’un bouclier de corne et une
paire de tenailles-cisailles, semblables à celles des homards,
actionnées par des muscles puissants ; et ces tenailles aussi
dures que l’acier sont si lourdes, et tellement encombrantes
et disproportionnées, que celui qui en est accablé est inca-
pable de manger et doit être nourri à la becquée par les tra-
vailleurs.
On trouve parfois dans la même termitière deux sortes
de soldats, l’une de grande, l’autre de petite taille, bien que
toutes deux également adultes. L’utilité de ces petits soldats
n’est pas encore bien expliquée, attendu qu’en cas d’alerte ils
prennent la fuite aussi promptement que les ouvriers. Ils pa-
raissent chargés de la police intérieure. Quelques espèces
ont même trois types de guerriers.
Une famille de termites, les Eutermes, a des soldats qui
sont encore plus fantastiques, on les appelle nasutés, nasi-
cornes ou termites à trompe ou à seringue. Ils ne possèdent
pas de mandibules et leur tête est remplacée par un appareil
énorme et bizarre qui ressemble exactement aux poires à in-
jections que vendent les pharmaciens ou les marchands
d’objets en caoutchouc et qui est aussi volumineuse que le
reste de leur corps. À l’aide de cette poire, ou de cette am-
poule cervicale, au jugé, étant dépourvus d’yeux, ils projet-
tent sur leurs adversaires, à deux centimètres de distance, un
liquide gluant qui les paralyse et que la fourmi, l’ennemi mil-
lénaire, redoute beaucoup plus que les mandibules des
autres soldats3. Cette arme perfectionnée, sorte d’artillerie

3
M. Bathelier, directeur de l’Institut pathologique de Saïgon,
ayant enfermé dans une cuvette de Pétri une cinquantaine de soldats
d’Eutermes en compagnie de six fourmis rousses de grande taille, au
– 43 –
portative, est si nettement supérieure à l’autre, qu’elle per-
met à l’un de ces termites, l’Eutermes Monoceros, quoique
aveugle, d’organiser des expéditions à découvert et de faire
en masse des sorties nocturnes pour aller récolter le long du
tronc des cocotiers le lichen dont il est friand. Une curieuse
photographie au magnésium, prise en l’île de Ceylan par
E. Bugnion, nous montre l’armée en marche, coulant comme
un ruisseau, durant plusieurs heures, entre deux haies de
soldats bien alignés, la seringue tournée en dehors, afin de
tenir en respect les fourmis4.

bout de quelques minutes, trouva les six fourmis empêtrées et inca-


pables de se mouvoir. L’une d’elles essayait-elle de remuer, un sol-
dat l’arrêtait aussitôt, le rostre dirigé de son côté et la gratifiait d’une
injection. Il n’y avait, d’ailleurs, pas de contact, et la seringue de
l’Eutermes ne gardait sa direction en avant que pendant un temps
très court. Plus les fourmis se débattaient, plus leurs membres se
collaient entre eux et adhéraient au long du corps. Bientôt complè-
tement immobilisées, elles finirent par succomber.
4
« Le dénombrement de l’armée sortante effectué sur des pho-
tographies agrandies (instantanés au magnésium) a donné, pour une
longueur de 32 centimètres, des chiffres variant de 232 à 623 soit,
pour 1 mètre, de 896 à 1.917 termites. Prenons comme chiffre
moyen 1000 individus par mètre, cela ferait pour l’armée entière dé-
filant pendant cinq heures, à raison de 1 mètre à la minute, un total
de 300.000 termites. Le nombre des soldats de garde compté sur
l’une des photographies était, pour une longueur de 55 centimètres,
de 80 à gauche et 51 à droite, ce qui donne pour 1 mètre 146 et 96,
ensemble 238.
» Un jour où l’armée rentrante était harcelée par les fourmis
(Pheidologeton), j’ai compté le long du soubassement de la cabane,
sur une longueur de 3 mètres 50, une rangée de 281 soldats qui, fai-
sant face à l’ennemi, couvraient la retraite des ouvriers chargés de
– 44 –
Ils sont très rares, les termites qui osent braver la lu-
mière du jour. On ne connaît guère que l’Hodotermes Havi-
landi et le Termes Viator ou Viarum. Il est vrai, qu’exception-
nellement, ils n’ont pas fait comme les autres vœu de cécité.
Ils ont des yeux à facettes ; et, encadrés de soldats qui les
protègent, les surveillent et les dirigent, vont aux provisions
dans la jungle et marchent militairement par rangs de douze
ou quinze individus. Parfois, l’un des soldats qui les flan-
quent monte sur une éminence afin de reconnaître les alen-
tours et fait entendre un sifflement auquel répond la troupe
qui accélère le pas. C’est ce sifflement qui signala leur pré-
sence à Smeathmann, le premier qui les découvrit. Ici aussi,
comme dans l’exemple précédent, le défilé des troupes in-
nombrables demanda cinq ou six heures.
Les soldats des autres espèces ne quittent jamais la for-
teresse qu’ils sont chargés de défendre. Ils y sont retenus par
une cécité totale. Le génie de l’espèce a trouvé ce moyen
pratique et radical de les fixer à leur poste. Au surplus, ils
n’ont d’efficace qu’à leurs créneaux et lorsqu’ils peuvent
faire front. Qu’on les tourne, les voilà perdus, le buste seul
est armé et cuirassé et l’arrière-train, mou comme un ver, est
offert à toutes les morsures.

lichens. Ceux-ci marchaient du côté du mur à l’abri des agresseurs. »


(Dr E. Bugnion.) N’oublions pas qu’il s’agit ici d’ouvriers et de sol-
dats aveugles et demandons-nous ce que des hommes feraient à leur
place.

– 45 –
II

L’ennemie-née c’est la fourmi, ennemie héréditaire, en-


nemie depuis deux ou trois millions d’années, car elle est
géologiquement postérieure au termite5. On peut dire que,
n’était la fourmi, l’insecte dévastateur dont nous nous occu-
pons serait peut-être, à l’heure qu’il est, maître de la partie
méridionale de ce globe ; à moins qu’on ne soutienne,
d’autre part, que c’est à la nécessité de se défendre contre
elle que le termite doit le meilleur de lui-même, le dévelop-
pement de son intelligence, les admirables progrès qu’il a ré-
alisés et la prodigieuse organisation de ses républiques, pro-
blème qu’il est difficile de résoudre.

En remontant aux espèces inférieures, nous rencontrons,


entre autres, l’Archotermopsis et le Calotermes. Ils ne sont pas
encore constructeurs et creusent leurs galeries dans des
troncs d’arbres. Tous accomplissent à peu près la même be-
sogne et les castes sont à peine différenciées. Pour empêcher
la fourmi de pénétrer dans le nid, ils se contentent d’en bou-
cher l’orifice avec des crottes mêlées de sciure de bois.
Néanmoins, un Calotermes, le Dilatus, a déjà créé un type de
soldat tout à fait spécial dont la tête n’est qu’une sorte
d’énorme tampon taillé en pointe, qui, pour boucher un trou,
remplace avantageusement la sciure de bois.

5
L’homme a tiré parti de cette inimitié mortelle : c’est ainsi que
les indigènes de Madras utilisent certaines espèces de fourmis, no-
tamment le Pheidologeton, pour détruire les termites dans les entre-
pôts de marchandises.

– 46 –
Nous arrivons ainsi aux espèces les plus civilisées, les
grands termites à champignons et les Eutermes à seringue, en
retrouvant, échelon par échelon, – il y en a des centaines, –
toutes les étapes d’une évolution, tous les progrès d’une civi-
lisation qui, probablement, n’a pas encore atteint son apo-
gée. Ce travail à peine esquissé par E. Bugnion6 est, du reste,
pour l’instant, impossible, car, sur les douze ou quinze cents
espèces qu’on présume qui existent, Nils Holmgren, en 1912,
n’en avait classé que 575, dont 206 pour l’Afrique et l’on ne
connaît, approximativement, les mœurs que d’une centaine
d’entre elles. Mais ce que nous savons permet déjà d’affirmer
qu’entre les espèces étudiées existe la même échelle de va-
leurs qu’entre les anthropophages de la Polynésie et les races
européennes qui tiennent les sommets de notre civilisation.
La fourmi rôde donc jour et nuit sur la meule, à la re-
cherche d’une ouverture. C’est surtout contre elle que toutes

6
Voici, d’après E. Bugnion, quelques degrés de cette évolution :
1erdegré : tassement de la sciure de bois dans la partie externe des
galeries. Boudins plus ou moins compacts, formés de sciure et de
crottes, destinés à boucher les issues (Calotermes, Termopsis).
2e degré : Agglutination de débris de bois au moyen de la salive
ou du liquide contenu dans le rectum, de manière à former des tun-
nels, des cloisons protectrices et des nids entièrement clos. Industrie
du carton de bois en général (Coptotermes, Arrhinotermes, Eutermes).
3e degré : Art de maçonner au moyen d’un mortier formé de
grains de terre et de salive. Perfectionnement graduel à partir de
simples encroûtements de terre jusqu’aux termitières les plus par-
faites.
4e degré : Culture des champignons. Art de plus en plus parfait
des termites champignonnistes (Termes).

– 47 –
les précautions sont prises et que les moindres fissures sont
sévèrement gardées, notamment celles que nécessitent les
cheminées d’aérage, car la ventilation de la termitière est as-
surée par une circulation d’air à laquelle nos meilleurs hy-
giénistes ne trouveraient rien à reprocher.
Mais quel que soit l’agresseur, dès que le nid est attaqué
et que brèche y est faite, on voit surgir l’énorme tête d’un dé-
fenseur qui donne l’alarme en frappant le sol de ses mandi-
bules. Aussitôt accourt le corps de garde, puis toute la garni-
son qui de ses crânes obture la percée, en agitant au hasard,
aveuglément, un buisson de redoutables, d’effroyables et
bruyantes mâchoires ou, toujours à tâtons, se précipitant
comme une meute de bouledogues sur l’adversaire qu’ils
mordent rageusement, emportant le morceau et ne lâchant
jamais prise7.

7
E. Bugnion, dans son opuscule, nous donne, pris sur le fait, un
bien curieux exemple de cette défense intelligente et vigilante. Il
avait mis, dans une caissette couverte d’un verre, une colonie
d’Eutermes Lacustris. Le lendemain, il trouve la table sur laquelle il
l’avait déposée couverte de fourmis terribles, les Pheidologeton diver-
sus. La vitre joignant mal, il crut sa colonie perdue. Il n’en était rien.
Avertis du danger, les soldats s’étaient rangés sur la table tout au-
tour de la caissette ; une garde bien alignée se tenait en outre le long
de la rainure qui tenait la vitre on place. Faisant face à l’ennemi avec
leurs seringues, les vaillants petits soldats avaient veillé toute la nuit
et n’avaient pas laissé passer une seule fourmi.

– 48 –
III

Si l’attaque se prolonge, les soldats entrent en fureur et


émettent un son clair, vibrant et plus rapide que le tic-tac
d’une montre, qu’on entend à plusieurs mètres de distance.
Un sifflement y répond de l’intérieur du nid. Cette sorte de
chant de guerre ou d’hymne de la colère, produit par les
heurts de la tête contre le ciment et la friction de la base de
l’occiput contre le corselet, est rythmé très nettement et re-
prend de minute en minute.

Parfois, malgré l’héroïque défense, il arrive qu’un certain


nombre de fourmis parviennent à s’introduire dans la cita-
delle. On fait alors la part du feu. Les soldats contiennent de
leur mieux l’envahisseur, cependant qu’à l’arrière les ou-
vriers murent en hâte les débouchés de tous les couloirs. Les
guerriers sont sacrifiés mais l’ennemi est forclos. C’est ainsi
qu’on trouve certains monticules où termites et fourmis pa-
raissent cohabiter et vivre en bonne intelligence. En réalité,
les fourmis n’en occupent qu’une partie qu’on leur a définiti-
vement abandonnée, sans qu’elles puissent pénétrer au cœur
de la place.

Généralement l’attaque, qui n’aboutit que fort rarement


à la prise totale de la citadelle, se termine par la razzia des
parties conquises. Chaque fourmi, dit H. Prel qui a observé
ces combats dans l’Usambara (Afrique orientale allemande),
fait une demi-douzaine de prisonniers qui, mutilés, se débat-
tent faiblement sur le sol ; après quoi, chacun des marau-
deurs ramasse trois ou quatre termites qu’il emporte ; les co-
lonnes se reforment et rentrent dans leur repaire.

– 49 –
L’armée des fourmis observées avait dix centimètres de
large sur un mètre cinquante de long. Elle émettait en
marche une stridulation continuelle.
L’agression repoussée, les soldats demeurent quelque
temps sur la brèche, puis regagnent leur poste ou rentrent
dans leurs casernes. Après quoi reparaissent les ouvriers qui
avaient fui au premier signal du danger, conformément à une
stricte et judicieuse distribution ou division du travail qui
place d’un côté l’héroïsme et de l’autre la main-d’œuvre. Ils
se mettent incontinent à réparer les dégâts avec une rapidité
fantastique, chacun apportant sa boulette d’excrément. Au
bout d’une heure, constate le Dr Tragardh, une ouverture de
la grandeur de la paume d’une main est fermée ; et T. J. Sa-
vage nous apprend qu’ayant un soir saccagé une termitière,
il vit le lendemain matin tout remis en état et recouvert
d’une nouvelle couche de ciment. Cette rapidité est pour eux
une question de vie ou de mort, car la moindre brèche est un
appel à des ennemis sans nombre et, fatalement, la fin de la
colonie.

IV

Ces guerriers qui d’abord semblent n’être que les mer-


cenaires, mais des mercenaires fidèles et toujours héroïques,
d’une Carthage impitoyable, remplissent d’autres emplois.
Chez l’Eutermes Monoceros, bien qu’aveugles (mais personne
n’y voit dans la colonie), ils sont envoyés en reconnaissance
avant que l’armée aborde un cocotier. Nous venons de dire
que dans les expéditions du Termes Viator, ils agissent
comme de véritables officiers. Il est assez probable qu’il en

– 50 –
va de même dans les termitières cloîtrées, encore qu’ici
l’observation soit presque impossible, puisqu’à la moindre
alerte ils courent à la brèche et ne sont plus que des soldats.
Un instantané pris au magnésium par W. Savile-Kent, en
Australie, nous en montre deux qui semblent surveiller une
escouade d’ouvriers en train de ronger une planche. Ils tâ-
chent de se rendre utiles, transportent les œufs sur leurs
mandibules, se tiennent aux carrefours comme s’ils y ré-
glaient la circulation et Smeathmann affirme même en avoir
vu qui, par de petits tapotements affectueux, assistaient la
reine dans l’expulsion difficile d’un œuf récalcitrant.
Ils semblent avoir plus d’initiative et être plus intelli-
gents que les ouvriers et forment, en somme, au sein de la
république soviétique, une sorte d’aristocratie. Mais c’est
une aristocratie bien misérable qui, comme la nôtre – et c’est
encore un trait humain – est incapable de subvenir à ses be-
soins et dépend pour le vivre entièrement du peuple. Heu-
reusement pour elle, qu’au rebours de ce qui se passe ou pa-
raît se passer chez nous, leur sort n’est pas entièrement lié
aux caprices aveugles de la foule, mais se trouve aux mains
d’une autre puissance dont nous n’avons pas encore rencon-
tré la face et dont nous chercherons plus loin à percer le
mystère.
Nous verrons, en parlant de l’essaimage, qu’aux heures
tragiques où la cité est en péril de mort, ils assurent seuls la
police des sorties, gardent leur sang-froid au milieu de la fo-
lie qui les environne et paraissent agir au nom d’une sorte de
comité de salut public qui leur délègue des pouvoirs absolus.
Toutefois, malgré l’autorité dont ils semblent en plusieurs
circonstances revêtus, et dont les armes terribles qu’ils pos-
sèdent leur permettraient aisément d’abuser, ils n’en demeu-
rent pas moins à la merci de la puissance souveraine et oc-

– 51 –
culte qui gouverne leur république. Ils forment, en général,
un cinquième de la population totale. S’ils dépassent cette
proportion, si, par exemple, comme on en a fait l’expérience
dans les petites termitières, les seules où l’on puisse tenter
des observations de ce genre, on en met en surnombre, la
puissance inconnue qui doit savoir assez exactement comp-
ter, en fait périr à peu près autant qu’on en a introduits, non
point parce qu’ils sont étrangers, – les ayant marqués, on a
pu le constater – mais parce qu’ils sont de trop.
Ils ne sont pas massacrés comme les mâles des abeilles ;
cent ouvriers ne viendraient pas à bout d’un de ces monstres
qui ne sont vulnérables qu’à l’arrière-train. Tout simplement
on ne leur donne plus la becquée et, incapables de manger,
ils meurent de faim.
Mais comment la puissance occulte s’y prend-elle pour
compter, désigner ou parquer ceux qu’elle a condamnés ?
C’est une des mille questions qui jaillissent de la termitière et
restent jusqu’ici sans réponse.
N’oublions pas, avant de clore ces chapitres consacrés
aux milices de la ville sans lumière, de mentionner d’assez
bizarres aptitudes plus ou moins musicales qu’elles manifes-
tent fréquemment. Elles paraissent être, en effet, sinon les
mélomanes, du moins ce que les « futuristes » appelleraient
les « bruiteuses » de la colonie. Ces bruits qui sont tantôt un
signal d’alarme, un appel à l’aide, une sorte de lamentation,
des crépitements divers, presque toujours rythmés, auxquels
répondent des murmures de la foule, font croire à plusieurs
entomologistes qu’ils communiquent entre eux, non seule-
ment par les antennes, comme les fourmis, mais encore à
l’aide d’un langage plus ou moins articulé. En tous cas, au
rebours des abeilles et des fourmis qui ont l’air d’être com-

– 52 –
plètement sourdes, l’acoustique joue un certain rôle dans la
république de ces aveugles qui ont l’ouïe très fine. Il est diffi-
cile de s’en rendre compte quand il s’agit de termitières sou-
terraines ou enrobées de plus de six pieds de bois mâché,
d’argile et de ciment qui absorbent tous les sons ; mais pour
celles qui sont installées dans des troncs d’arbre, si on en
approche l’oreille, on entend toute une série de bruits qui ne
donnent pas l’impression d’être dus seulement au hasard.
Il est du reste évident qu’une organisation aussi délicate,
aussi complexe, où tout est solidaire, où tout est rigoureu-
sement équilibré, ne saurait subsister sans concert, à moins
d’attribuer ses miracles à une harmonie préétablie, beaucoup
moins vraisemblable que l’entente. Entre les mille preuves de
cette entente que nous voyons s’accumuler au long de ces
pages, j’appellerai l’attention sur celle-ci, parce qu’elle est
assez topique : il existe des termitières dont une seule colo-
nie occupe plusieurs troncs d’arbres parfois assez distants les
uns des autres, et n’a qu’un couple royal. Ces agglomérations
séparées, mais soumises à la même administration centrale,
communiquent si bien entre elles que si, dans un des troncs,
on supprime l’équipe de prétendantes que les termites tien-
nent toujours en réserve, afin de remplacer, en cas d’ac-
cident, la reine morte ou trop peu féconde, les habitants d’un
tronc voisin commencent immédiatement l’élevage d’une
nouvelle troupe de candidates au trône. Nous reviendrons
sur ces formes substitutives ou supplémentaires qui sont une
des particularités les plus curieuses et les plus ingénieuses de
la politique termitienne.

– 53 –
V

Outre ces bruits divers, crépitements, tic-tac, siffle-


ments, cris d’alarme presque toujours rythmés et qui déno-
tent une certaine sensibilité musicale, les termites ont en-
core, en de nombreuses circonstances, des mouvements
d’ensemble, également rythmés, comme s’ils appartenaient à
une chorégraphie ou à une orchestique tout à fait singulière,
qui ont toujours prodigieusement intrigué les entomologistes
qui les ont observés. Ces mouvements sont exécutés par tous
les membres de la colonie, excepté les nouveau-nés. C’est
une sorte de danse convulsive où, sur les tarses immobiles,
le corps agité de tremblements se balance d’avant en arrière
avec une légère oscillation latérale. Elle se prolonge durant
des heures, coupée de courts intervalles de repos. Elle pré-
cède notamment le vol nuptial et prélude comme une prière
ou une cérémonie sacrée au plus grand sacrifice que la na-
tion puisse s’imposer. Fritz Müller, en cette occurrence, y
voit ce qu’il appelle les « Love Passages ». On remarque des
mouvements analogues quand on agite ou éclaire brusque-
ment les tubes dans lesquels on emprisonne les sujets en ob-
servation, qu’il n’est du reste pas facile d’y maintenir long-
temps, car ils percent à peu près tous les bouchons ligneux
ou même métalliques, et, chimistes incomparables, parvien-
nent à corroder le verre.

– 54 –
LE COUPLE ROYAL

Après les ouvriers et les soldats ou amazones, nous ren-


controns le roi et la reine. Ce couple mélancolique, à perpé-
tuité confiné dans une cellule oblongue, est exclusivement
chargé de la reproduction. Le roi, sorte de prince consort, est
minable, petit, chétif, timide, furtif, toujours caché sous la
reine. Cette reine présente la plus monstrueuse hypertrophie
abdominale que l’on trouve dans le monde des insectes où
cependant la nature n’est pas avare de monstruosités. Elle
n’est qu’un gigantesque ventre gonflé d’œufs à en crever, ab-
solument comparable à un boudin blanc d’où émergent à
peine une tête et un corselet minuscules, pareils à un bout
d’épingle noire fichée dans un saucisson de mie de pain.
D’après une planche du rapport scientifique de Y. Sjostedt, la
reine du Termes Natalensis, reproduite en grandeur naturelle,
a une longueur de 100 millimètres et une circonférence uni-
forme de 77 millimètres, alors que l’ouvrier de la même es-
pèce n’a que 7 ou 8 millimètres de long et 4 ou 5 millimètres
de tour.

N’ayant d’insignifiantes petites pattes qu’au corselet


noyé dans la graisse, la reine est absolument incapable du
moindre mouvement. Elle pond en moyenne un œuf par se-
conde, c’est-à-dire plus de 86.000 en vingt-quatre heures et
de 30 millions par an.

Si nous nous en tenons à l’estimation plus modérée


d’Escherich, qui, chez le Termes Bellicosus, évalue à 30.000
par jour le nombre d’œufs expulsés par une reine adulte,

– 55 –
nous arrivons à dix millions neuf cent cinquante mille œufs
par an.

Autant qu’on a pu l’observer, il ne semble pas que de


jour ou de nuit, durant les quatre ou cinq ans de sa vie, elle
puisse interrompre sa ponte.

Des circonstances exceptionnelles ont permis à


l’éminent entomologiste K. Escherich de violer un jour, sans
le troubler, le secret de ces appartements royaux. Il en a pris
un croquis schématique hallucinant comme un cauchemar
d’Odilon Redon ou une vision interplanétaire de William
Blake. Sous une voûte ténébreuse, basse et colossale si on la
compare à la taille normale de l’insecte, l’emplissant presque
tout entière, s’allonge, comme une baleine entourée de cre-
vettes, l’énorme masse grasse, molle, inerte et blanchâtre de
l’effroyable idole. Des milliers d’adorateurs la caressent et la
lèchent sans arrêt, mais non point sans intérêt, car l’ex-
sudation royale paraît avoir un attrait tel que les petits sol-
dats de la garde ont fort à faire d’empêcher les plus zélés
d’emporter quelque morceau de la divine peau afin d’as-
souvir leur amour ou leur appétit. Aussi les vieilles reines
sont-elles cousues de glorieuses cicatrices et semblent rapié-
cées.

Autour de la bouche insatiable s’empressent des cen-


taines d’ouvriers minuscules, qui lui entonnent la bouillie
privilégiée, pendant qu’à l’autre bout une autre foule envi-
ronne l’orifice de l’oviducte, recueille, lave et emporte les
œufs à mesure qu’ils s’écoulent. Parmi ces multitudes affai-
rées, circulent de petits soldats qui y maintiennent l’ordre,
et, encerclant le sanctuaire, lui tournant le dos, face à
l’ennemi possible et rangés en bon ordre, des guerriers de
– 56 –
grande taille, mandibules ouvertes, forment une garde im-
mobile et menaçante.
Dès que sa fécondité diminue, probablement sur l’ordre
de ces contrôleurs ou de ces conseillers inconnus dont nous
retrouvons partout l’implacable ingérence, on la prive de
toute nourriture. Elle meurt de faim. C’est une sorte de régi-
cide passif et très pratique dont nul n’est personnellement
responsable. On dévore ses restes avec plaisir, car elle est
extrêmement grasse, et on la remplace par une des pon-
deuses supplémentaires, que nous retrouverons bientôt.
Au contraire de ce qu’on avait cru jusqu’ici, l’union ne
s’accomplit pas, comme chez les abeilles, durant le vol nup-
tial, car au moment de ce vol, les sexes ne sont pas encore
aptes à la reproduction. L’hymen ne se fait qu’après que le
couple qui s’est, – étrange symbole sur lequel on pourrait
longuement épiloguer, – mutuellement arraché les ailes, s’est
mis en ménage dans les ténèbres de la termitière qu’il ne
quittera qu’à la mort.
Les termitologues ne s’accordent point sur la manière
dont se consomme cet hymen. Filippo Silvestri, grande auto-
rité en la matière, soutient que la copulation, d’après la con-
formation des organes du roi et de la reine, est physiquement
impossible et que le roi se contente de répandre sa semence
sur les œufs, à la sortie de l’oviducte. D’après Grassi, non
moins compétent, l’union aurait lieu dans le nid et se répéte-
rait périodiquement.

– 57 –
L’ESSAIMAGE

Ces ouvriers, ces soldats, ce roi et cette reine forment le


fonds permanent et essentiel de la cité, qui, sous une loi de
fer, plus dure que celle de Sparte, poursuit dans l’obscurité
son existence avare, sordide et monotone. Mais à côté de ces
mornes captifs qui ne virent jamais et jamais ne verront la
lumière du jour, l’âpre phalanstère, à grands frais, élève
d’innombrables légions d’adolescentes et d’adolescents, or-
nés de longues ailes transparentes et pourvus d’yeux à fa-
cettes, qui se préparent, dans les ténèbres où grouillent les
aveugles-nés, à affronter l’éclat du soleil tropical. Ce sont les
insectes parfaits, mâles et femelles, les seuls qui ont un sexe,
d’où sortira, si les hasards, toujours incléments le permet-
tent, le couple royal qui assurera l’avenir d’une autre colonie.
Ils représentent l’espoir, le luxe démentiel, la joie volup-
tueuse d’une cité sépulcrale qui n’a pas d’autre issue vers
l’amour et le ciel. Nourris à la becquée, car n’ayant pas de
protozoaires, ils ne peuvent digérer la cellulose, ils errent dé-
sœuvrés par les galeries et les salles, en attendant l’heure de
la délivrance et du bonheur. Vers la fin de l’été équatorial, à
l’approche de la saison des pluies, cette heure sonne enfin.
Alors, l’inviolable citadelle dont les parois, sous peine de
mort pour toute la colonie, n’offrent jamais d’autres fissures
que celles qui sont indispensables à la ventilation, dont
toutes les communications avec le monde extérieur sont ri-
goureusement souterraines, prise d’une sorte de délire, est

– 58 –
tout à coup criblée d’étroites ouvertures derrière lesquelles
on voit veiller les monstrueuses têtes des guerriers qui en in-
terdisent l’entrée aussi bien que la sortie. Ces ouvertures
correspondent à des galeries ou des couloirs où s’entasse
l’impatience du vol nuptial. À un signal, donné comme les
autres par la puissance qu’on ne voit pas, les soldats se reti-
rent, démasquent les issues et livrent passage aux frémis-
santes fiançailles. Aussitôt, au dire de tous les voyageurs qui
l’ont contemplé, se déroule un spectacle à côté duquel
l’essaimage des abeilles paraît insignifiant. De l’énorme édi-
fice, tantôt meule, tantôt pyramide ou château fort, et sou-
vent, quand il y a agglomération de cités, sur des centaines
d’hectares de superficie, s’élève, comme d’une chaudière
surchauffée sur le point d’exploser, et jaillissant de toutes les
fissures, un nuage de vapeur formé de millions d’ailes qui
montent vers l’azur à la recherche incertaine et presque tou-
jours bafouée de l’amour. Comme tout ce qui n’est que rêve
et fumée, le magnifique phénomène ne dure que quelques
instants, le nuage s’abat lourdement sur le sol qu’il couvre de
débris ; la fête est terminée, l’amour a trahi ses promesses et
la mort prend sa place.
Avertis par les préparatifs, prévenus par l’instinct qui ne
les trompe pas, tous ceux qui sont avides du succulent festin
que leur offre chaque année l’innombrable chair des fiancés
de la termitière, les oiseaux, les reptiles, les chats, les chiens,
les rongeurs, presque tous les insectes et surtout les fourmis
et les libellules se jettent sur l’immense proie sans défense
qui jonche parfois des milliers de mètres carrés et commen-
cent l’effroyable hécatombe. Les oiseaux notamment se gor-
gent à tel point qu’ils ne peuvent plus fermer le bec ;
l’homme même prend part à l’aubaine, il ramasse les vic-
times à la pelle, les mange frites ou grillées ou en fait des pâ-
tisseries dont le goût, paraît-il, rappelle celui des gâteaux
– 59 –
d’amandes et, en certains pays, comme en l’île de Java, les
vend sur le marché.
À peine le dernier des insectes ailés a-t-il pris son essor,
que toujours sur l’ordre mystérieux de la puissance insaisis-
sable qui y règne, la termitière se referme, les ouvertures
sont murées et ceux qui sont sortis paraissent inexorable-
ment exclus de la cité natale.
Que deviennent-ils ? Incapables de se nourrir, traqués
par des milliers d’ennemis qui se relayent, quelques entomo-
logistes prétendent que tous, sans exception, périssent.
D’autres soutiennent que, çà et là, un misérable couple par-
vient à échapper au désastre et est recueilli par les ouvriers
et les soldats d’une colonie voisine pour y remplacer une
reine morte ou fatiguée. Mais comment et par qui serait-il
recueilli ? Les travailleurs et les soldats n’errent pas par les
chemins et ne sortent jamais à l’air libre ; et les colonies voi-
sines sont murées comme celle qu’il a quittée. D’autres enfin
affirment qu’un couple peut subsister pendant un an, et éle-
ver des soldats qui le défendront et des ouvriers qui le nour-
riront ensuite. Mais comment vit-il, en attendant, puisqu’il
est prouvé qu’il a très rarement des protozoaires et ne peut,
par conséquent, digérer la cellulose ? On le voit, tout ceci est
encore bien contradictoire et obscur8.

8
Le docteur Jean Feytaud, directeur de la station entomolo-
gique de Bordeaux, qui a spécialement étudié le termite Lucifuge des
Landes, à la suite de nombreuses expériences d’élevage dans des
tubes de verre et d’observations en pleine nature sur un grand
nombre de colonies fondées après essaimage en des endroits de la
forêt où n’existait auparavant aucune vieille souche, ni par consé-
quent aucune termitière, a formellement constaté que les Imagos es-
– 60 –
II

Il est certain que dans une république aussi avare, aussi


prévoyante, aussi calculatrice, il y a là un incompréhensible
gaspillage de vies, de forces et de richesses, d’autant plus
énigmatique que cet immense sacrifice annuel aux dieux de
l’espèce, qui n’a évidemment en vue que la fécondation croi-
sée, semble manquer totalement ce but. Il ne peut y avoir fé-
condation croisée que lorsqu’il y a agglomération de termi-
tières, ce qui est assez rare, et que tous les vols nuptiaux
aient lieu le même jour. Voilà donc mille chances contre une
pour qu’un couple, si par miracle il parvient à réintégrer la
maison natale, soit consanguin. Ne nous montrons pas ou-
trecuidants ; si ces choses nous paraissent illogiques ou in-
cohérentes, il y a à parier que nos observations ou nos inter-
prétations sont encore insuffisantes, et que c’est nous qui
avons tort, à moins de mettre la bévue au compte de la na-
ture qui, de prime face, comme disait Jean de la Fontaine, a
tout l’air d’en avoir fait bien d’autres9.

saimantes pouvaient ébaucher de petites familles sans le secours


d’ouvriers. Reste à savoir s’il en va de même pour les grandes termi-
tières tropicales. Le docteur Bugnion m’a affirmé qu’il avait vu, à
Ceylan, des couples fonder des colonies nouvelles. Il est vrai que
c’étaient des termites à champignons, qui pouvaient se passer de
protozoaires. La femelle, avec l’aide du mâle, commençait par
s’occuper de l’installation de la champignonnière, après quoi elle se
mettait à pondre. À peine nés, les premiers ouvriers s’empressaient
d’emmurer leurs parents.
9
Chez les abeilles aussi, l’essaimage est une calamité publique
et toujours une cause de ruine et de mort pour la ruche-mère et pour
– 61 –
D’après les observations de Silvestri, afin d’échapper à
ces désastres, quelques espèces n’essaiment que la nuit ou
par temps de pluie. D’autres, afin d’augmenter le nombre de
leurs chances, n’expulsent leurs essaims que par petits pa-
quets, mais durant plusieurs mois. À ce propos, il convient
de remarquer une fois de plus que, dans la termitière, les lois
générales ne sont pas, comme dans la ruche, absolument in-
flexibles. Les termites, nous en aurons d’autres exemples,
autant que les hommes et contrairement aux habitudes de
tous les animaux que l’on croit menés par l’instinct, sont
avant tout opportunistes et, tout en respectant les grandes
lignes de leur destinée, savent quand il le faut, avec autant
d’intelligence que nous-mêmes, les plier aux circonstances et
les adapter aux nécessités ou simplement aux convenances
du moment. En principe, pour donner satisfaction aux vœux
de l’espèce ou de l’avenir, ou pour complaire à une idée in-
vétérée de la nature, ils pratiquent l’essaimage, bien qu’il soit
prodigieusement onéreux et quatre-vingt-dix-neuf fois sur
cent totalement inutile, mais au besoin, ils le restreignent, le
réglementent ou même y renoncent et s’en passent sans in-
convénient. En principe, ils sont monarchistes, au besoin ils
entretiennent deux reines, séparées par une cloison, dans la
même cellule, ainsi que l’a observé T. J. Savage ; ou jusqu’à

ses colonies quand il se répète dans la même année. L’apiculteur


moderne s’efforce autant que possible de l’empêcher, en détruisant
les jeunes reines et en agrandissant les réservoirs à miel, mais bien
souvent il ne réussit pas à enrayer ce qu’on appelle « la fièvre
d’essaimage », car il paie aujourd’hui la rançon de millénaires et
barbares pratiques et d’une désastreuse sélection à rebours où les
meilleures ruches, c’est-à-dire celles qui n’avaient pas essaimé et
étaient lourdes de miel, se trouvaient systématiquement sacrifiées.

– 62 –
six couples royaux comme l’a constaté Haviland, sans tenir
compte des rois et des reines qui nous échappent grâce aux
mesures prises par les ouvriers pour favoriser leur évasion ;
qui font qu’il n’est pas facile de les découvrir et qu’Haviland
a recherché durant trois jours une de ces souveraines avant
de la trouver dissimulée sous des débris au fond du nid.
En principe, pour achever cette énumération, il faut que
leur reine ait eu des ailes et ait vu la lumière du jour ; au be-
soin ils la remplacent par une trentaine de pondeuses aptères
qui ne sont jamais sorties du nid. En principe, ils n’admettent
pas de roi étranger, au besoin, si le trône est vacant, ils ac-
cueillent avec empressement celui qu’on leur propose. En
principe, chaque termitière n’est habitée que par une seule
espèce bien caractérisée ; en pratique, on a plus d’une fois
constaté que deux ou trois et parfois jusqu’à cinq espèces,
totalement différentes, collaborent dans le même nid. Ajou-
tons que ces palinodies ne semblent pas incohérentes ou ir-
réfléchies, mais à y regarder de plus près, ont toujours une
raison invariable qui est le salut ou la prospérité de la cité.
Du reste, sur tous ces points, il y a encore bien des in-
certitudes et, avant de conclure, il convient d’attendre des
observations plus décisives. Elles sont d’autant plus difficiles
qu’il y a, comme nous l’avons dit, quinze cents espèces de
termites et que les mœurs et l’organisation sociale de ces
quinze cents espèces ne sont point pareilles. Il semble que
certaines d’entre elles soient arrivées, comme l’homme, au
moment le plus critique d’une évolution commencée il y a
des millions d’années.

– 63 –
III

Le régime normal est donc la monarchie. Mais beaucoup


plus prudente que la ruche dont le sort, – et c’est le point
faible d’une organisation admirable, – est toujours suspendu
à la vie d’une reine unique, la termitière, quant à sa prospéri-
té, est à peu près indépendante du couple royal. Ce qu’on
pourrait appeler la « Constitution », la loi fondamentale, y
est infiniment plus souple, plus élastique, plus prévoyant,
plus ingénieux, et marque un incontestable progrès politique.
Si la reine termite, ou plutôt la pondeuse déléguée, car elle
n’est pas autre chose, accomplit généreusement son devoir,
on ne lui donne pas de rivale. Dès que fléchit sa fécondité,
on la supprime en s’abstenant de la nourrir, ou on lui adjoint
un certain nombre de coadjutrices. C’est ainsi qu’on a trouvé
jusqu’à trente reines dans une colonie non point désorgani-
sée et tombée à l’anarchie et à la ruine, comme y tombe la
ruche où se multiplient les pondeuses, mais au contraire, ex-
trêmement forte et florissante. Grâce à l’extraordinaire plas-
ticité de leur organisme qui participe des avantages de
l’existence la plus primitive, encore unicellulaire, et de ceux
de la vie la plus évoluée ; et peut-être aussi, il faut bien,
manque d’autre explication, le conjecturer, grâce à des con-
naissances chimiques et biologiques encore ignorées de
l’homme, les termites semblent pouvoir, à tout moment,
quand ils en ont besoin, par une alimentation et des soins
appropriés, transformer n’importe quelle larve ou quelle
nymphe en insecte parfait, y faire poindre des yeux et des
ailes, en moins de six jours, ou tirer du premier œuf venu un
ouvrier, un soldat, un roi ou une reine. À cette fin, pour ga-
gner du temps, ils tiennent toujours en réserve un certain

– 64 –
nombre d’individus prêts à subir les dernières transforma-
tions10.
Mais bien qu’ils puissent apparemment le faire, en géné-
ral, pour des raisons que nous ne pénétrons pas encore, ils
ne transforment pas un de ces œufs ou de ces candidats, en
reine parfaite, pourvue d’ailes et d’yeux à facettes, c’est-à-
dire pareille à celles qui ont pris leur vol par milliers et prête
à être fécondée par le roi dans la loge nuptiale. Ils se conten-
tent presque toujours d’en tirer des pondeuses aveugles et
aptères qui accomplissent toutes les fonctions d’une reine
proprement dite, sans détriment pour la cité. Il n’en va pas
de même, comme on sait, chez les abeilles, où l’ouvrière
pondeuse qui remplace la souveraine morte, ne donnant le
jour qu’à d’insatiables mâles, mène, en quelques semaines, à
la ruine et à la mort la colonie la plus riche et la plus pros-
père.
Autant que peuvent s’en rendre compte les regards de
l’homme, il n’y a pas de différence appréciable entre une

10
On sait que les abeilles possèdent, plus restreinte, la même
faculté. Elle peuvent, durant trois jours, par une nourriture appro-
priée, par l’élargissement et l’aération plus abondante de la cellule,
transformer en reine n’importe quelle larve d’ouvrière, c’est-à-dire
en tirer un insecte trois fois plus volumineux dont la forme et les or-
ganes essentiels sont notablement différents ; c’est ainsi que les mâ-
choires de la reine sont dentelées, au lieu que celles des travailleuses
sont lisses comme le fil d’un couteau, que sa langue est plus courte
et la spatule de celle-ci plus étroite, qu’elle n’a pas l’appareil com-
pliqué qui sécrète la cire, qu’elle n’est munie que de quatre gan-
glions abdominaux alors que les autres en portent cinq, que son dard
est recourbé comme un cimeterre tandis que l’aiguillon de son
peuple est droit, qu’elle est dépourvue de corbeilles à pollen, etc.

– 65 –
termitière qui possède une reine authentique et celle qui n’a
que des pondeuses plébéiennes. Certains termitologues pré-
tendent que ces pondeuses néotéiniques ne peuvent pas
produire de rois ni de reines et que leurs descendants sont
privés d’ailes et d’yeux, c’est-à-dire ne deviennent jamais des
insectes parfaits. C’est possible, mais insuffisamment dé-
montré, au demeurant sans importance pour la colonie, at-
tendu que ce qui lui est indispensable, c’est une mère
d’ouvriers et de soldats, au lieu qu’elle peut aisément se pas-
ser d’une fécondation croisée, qui, nous l’avons vu, est ex-
trêmement aléatoire. Au surplus, tout ce qui a trait à ces
formes substitutives est encore controversé et l’un des points
les plus mystérieux de la termitière.

IV

Ce qui est également controversé, ou du moins insuffi-


samment approfondi, c’est l’importante question des para-
sites (je ne parle pas des parasites intestinaux), car outre ses
habitants légitimes, la termitière héberge un nombre consi-
dérable d’écornifleurs qui n’ont pas encore été recensés et
examinés comme ceux de la fourmilière. On sait que chez les
fourmis ces parasites jouent un rôle intéressant et pullulent
de façon fantastique. Wasmann, le grand myrmécologue, en
compte, dans la fourmilière, douze cent quarante-six es-
pèces. Les uns viennent simplement chercher, dans la tiède
moiteur des galeries souterraines, le vivre et le couvert et y
sont charitablement tolérés, car la fourmi est beaucoup
moins bourgeoise et avare que ne le croyait le bon La Fon-
taine ; mais un grand nombre d’autres sont utiles, voire in-

– 66 –
dispensables. Il s’en trouve aussi dont les fonctions sont tout
à fait inexplicables, notamment ces Antennophorus que por-
tent la plupart des Lasius Mixtus, si bien observés par Charles
Janet. Ce sont des sortes de poux, proportionnellement
énormes, puisqu’ils sont aussi gros que la tête de la fourmi,
qui, toujours proportionnellement, est près de deux fois plus
volumineuse que la nôtre. Généralement, sur une de ces
fourmis, on compte trois de ces poux qui s’installent soi-
gneusement et méthodiquement, l’un sous le menton, les
deux autres, de chaque côté de l’abdomen de leur hôte, de
manière à ne pas déséquilibrer sa marche. Le Lasius Mixtus
qui d’abord répugne à les accueillir, une fois qu’ils ont pris
place, les adopte et ne cherche plus à s’en débarrasser. Quel
est le martyr de nos saintes légendes qui porterait sans se
plaindre, durant toute son existence, une triple charge aussi
lourde et aussi encombrante ? L’âpre fourmi de la fable, non
seulement s’y résigne, mais soigne et nourrit ses fardeaux,
comme s’ils étaient ses enfants. Quand un de ces Lasius orné
de ses monstrueux parasites a trouvé, par exemple, une cuil-
lerée de miel, il s’en gorge et rentre au nid. Attirées par la
bonne odeur, d’autres fourmis s’approchent et sollicitent leur
part de l’aubaine. Généreusement, le Lasius régurgite le miel
dans la bouche des quémandeuses et ses parasites intercep-
tent au passage quelques gouttelettes du précieux liquide.
Loin de s’y opposer, il leur facilite le prélèvement de la dîme
et, avec ses compagnes, attend que les écornifleurs repus
donnent le signal du départ. Il faut croire qu’il éprouve à
promener ses gigantesques poux de luxe, qui nous accable-
raient sous leur poids, d’étranges jouissances que nous ne
sommes pas à même de comprendre. Nous comprenons au
demeurant fort peu de chose au monde des insectes qui sont
guidés par un esprit et par des sens qui n’ont presque rien de
commun avec ceux qui nous mènent.

– 67 –
Mais quittons nos fourmis et revenons à notre xylo-
phage. D’après le professeur E. Warren, les hôtes de la termi-
tière connus en 1919 s’élèvent à 496 dont 348 coléoptères.
On en découvre chaque jour de nouveaux. On les classe en
hôtes vrais (Symphiles) amicalement traités, en hôtes tolérés
ou indifférents (Synœketes), en intrus (Synechtres), pourchas-
sés et en parasites proprement dits (Ectoparasites). Malgré les
noms scientifiques qu’on leur donne, la question n’est pas au
point et nous attendons une étude plus complète.

– 68 –
LES RAVAGES

La termitière, telle qu’elle s’étend et se multiplie dans


son paysage tropical, avec ses lois d’airain incroyablement
ingénieuses, sa vitalité, sa fécondité formidable, serait un
danger pour le genre humain et couvrirait bientôt notre pla-
nète, si le hasard ou je ne sais quel caprice de la nature, gé-
néralement à notre égard moins clémente, n’avait voulu que
l’insecte soit très vulnérable et extrêmement sensible au
froid. Il ne peut vivre sous un climat simplement tempéré. Il
lui faut, comme je l’ai déjà dit, les régions les plus chaudes
du globe. Il a besoin d’une température qui va de 20 à 36°.
Au-dessous de 20, sa vie s’arrête, au-dessus de 36, ses proto-
zoaires périssent et il meurt d’inanition. Mais là où il peut
s’installer, il exerce de terribles ravages : Termes utriusque
Indiæ calamitas summa, disait déjà Linné. « Il n’y a pas, sur
les parties chaudes et tropicales de la surface de la terre, une
famille d’insectes dont les membres mènent une guerre aussi
incessante contre l’œuvre de l’homme », ajoute W. W. Frog-
gatt, qui les connaît mieux que personne. Les maisons crou-
lent, intérieurement rongées de la base au sommet. Les
meubles, le linge, les papiers, les vêtements, les chaussures,
les provisions, les bois, les herbes disparaissent. Rien n’est à
l’abri de leurs déprédations qui ont quelque chose d’effarant
et de surnaturel, parce qu’elles sont toujours secrètes et ne
se révèlent qu’à l’instant du désastre. De grands arbres qui
semblent vivants et dont l’écorce est scrupuleusement res-

– 69 –
pectée, tombent d’une pièce lorsqu’on y touche. À Sainte-
Hélène, deux agents de police causent sous un énorme Mélia
couvert de feuilles, l’un d’eux s’adosse au tronc et le gigan-
tesque fébrifuge, complètement pulvérisé à l’intérieur, s’abat
sur eux et les couvre de ses débris. Parfois le travail destruc-
teur s’accomplit avec une foudroyante rapidité. Un fermier
du Queensland laisse un soir sa charrette dans un pré ; le
lendemain, il n’en retrouve que les ferrures. Un colon rentre
dans sa maison après cinq ou six jours d’absence ; tout y est
intact, rien n’y paraît changé et ne révèle l’occupation de
l’ennemi. Il s’asseoit sur une chaise, elle s’effondre. Il se rat-
trape à la table, elle s’aplatit sur le sol. Il s’appuie à la poutre
centrale, elle croule en entraînant le toit dans un nuage de
poussière. Tout a l’air machiné par un génie facétieux,
comme dans une féerie du Châtelet. En une nuit, ils dévo-
rent, sur son corps et pendant son sommeil, la chemise de
Smeathmann qui campe à proximité d’un de leurs nids afin
de l’étudier. En deux jours, malgré toutes les précautions
prises, ils anéantissent les lits et les tapis d’un autre termito-
logue, le Dr Henrich Barth. Dans les épiceries de Cambridge,
en Australie, tous les articles en magasin deviennent leur
proie : jambons, lard, pâtes, figues, noix, savons s’évanouis-
sent. La cire ou les capsules d’étain qui coiffent les bouteilles
sont percées afin d’atteindre les bouchons et les liquides
s’écoulent. Le fer-blanc des boîtes de conserves est scientifi-
quement attaqué : ils râpent d’abord la couche d’étain qui le
couvre, étendent ensuite sur le fer mis à nu un suc qui le
rouille, après quoi il le perce sans difficulté. Ils perforent le
plomb quelle qu’en soit l’épaisseur. On croit mettre en sûreté
les malles, les caisses, les objets de literie, en les posant sur
des bouteilles renversées dont le goulot est fiché dans le sol,
parce que leurs petites pattes n’y trouvent pas de prise. Au
bout de quelques jours, sans qu’on y prenne garde, le verre

– 70 –
est érodé comme par une meule d’émeri et ils vont et vien-
nent tranquillement le long du col et de la panse de la bou-
teille, car ils secrètent un liquide qui, dissolvant les silices
contenues dans les tiges herbacées dont ils font leur nourri-
ture, attaque également le verre. Ainsi s’explique du reste
l’extraordinaire solidité de leur ciment qui est en partie vitri-
fié. Parfois, ils ont des fantaisies dignes d’un humoriste. Un
voyageur anglais, Forbes, raconte dans les Oriental Memoirs
que, rentrant chez lui après quelques jours passés chez un
ami, il trouve toutes les gravures qui ornaient ses apparte-
ments complètement rongées ainsi que les cadres, dont il ne
reste plus trace ; mais les glaces qui les recouvraient sont
demeurées en place, soigneusement fixées au mur par du
ciment, afin, apparemment, d’éviter une chute dangereuse
ou trop retentissante. Il leur arrive d’ailleurs de consolider à
l’aide de ce ciment, en ingénieurs prévoyants, une poutre
qu’ils ont rongée trop profondément et qui menace de se
rompre avant la fin de leur expédition.
Tous ces ravages s’accomplissent sans qu’on aperçoive
âme qui vive. Seul, en y regardant de près, un petit tube
d’argile, dissimulé dans l’angle de deux murs ou courant le
long d’une corniche ou d’une plinthe et qui communique
avec la termitière, révèle la présence et l’identité de
l’ennemi ; car ces insectes, qui n’y voient pas, ont le génie de
faire ce qu’il faut pour qu’on ne les voie point. Le travail
s’exécute en silence et il n’est qu’une oreille avertie qui re-
connaisse dans la nuit le bruit de millions de mâchoires qui
dévorent la charpente d’une maison et présagent sa ruine.
Au Congo, à Élisabethville par exemple, leurs inévitables
ravages sont prévus par les architectes et les entrepreneurs
qui augmentent de quarante pour cent les devis à cause des
précautions à prendre. Dans la même région, les traverses de

– 71 –
chemin de fer, complètement rongées, doivent être rempla-
cées chaque année, ainsi que les poteaux télégraphiques et la
charpente des ponts. De tout vêtement laissé dehors durant
une nuit il ne reste que les boutons de métal, et une hutte
d’indigène dans laquelle on ne fait pas de feu ne résiste pas
plus de trois ans à leurs attaques.

II

Voilà leurs méfaits domestiques et habituels ; mais par-


fois ils travaillent en grand et étendent leurs ravages à une
ville, à une contrée entière. En 1840, un négrier capturé et
démâté introduit à Jamestown, capitale de l’île de Sainte-
Hélène, l’Eutermes Tenuis, petit termite du Brésil, à soldat na-
sicorne ou à seringue, qui détruit une partie de la ville qu’on
est obligé de rebâtir. Elle ressemblait, dit son historiographe
attitré, J. C. Mellis, à une cité ravagée par un tremblement
de terre.
En 1879, un navire de guerre espagnol est anéanti par le
Termes Dives dans le port du Ferrol. Les Annales de la Société
entomologique française (Sér. 2, 1851, t. IX) citent une notice
du général Leclerc où il est dit qu’en 1809 les Antilles fran-
çaises ne purent se défendre contre les Anglais parce que les
termites avaient dévasté les magasins et rendu inutilisables
les batteries et les munitions. On pourrait indéfiniment al-
longer la liste de leurs crimes. J’ai déjà dit qu’ils rendaient
incultivables certaines parties de l’Australie et de l’île de
Ceylan, où l’on a renoncé à la lutte. En l’île de Formose, le
Coptotermes Formosus Shikari ronge jusqu’au mortier et fait
crouler les murs qui ne sont pas cimentés.

– 72 –
Il semble pourtant, à première vue, que, vulnérables et
fragiles comme ils sont et ne pouvant vivre que dans l’ombre
de leur termitière, il suffirait de détruire leurs coupoles pour
s’en débarrasser. Mais on dirait qu’ils sont déjà prêts à parer
l’attaque inattendue, car on constate que dans les pays où
l’on fait sauter à la poudre leurs superstructions, qui, ensuite,
sont constamment nivelées par la charrue, ils n’édifient plus
de monticules, se résignent, comme les fourmis, à une vie
tout à fait souterraine et deviennent insaisissables.

La barrière du froid a jusqu’ici protégé l’Europe, mais il


n’est pas certain qu’un animal aussi plastique, aussi prodi-
gieusement transformable, ne réussisse pas à s’acclimater
chez nous. Nous avons déjà vu par l’exemple des termites
landais qu’ils y sont plus ou moins parvenus, au prix, il est
vrai, d’une pitoyable dégénérescence qui les rend plus inof-
fensifs que la plus inoffensive des fourmis. C’est peut-être
une première étape. En tout cas, les Annales entomologiques
du siècle dernier relatent longuement l’invasion de quelques
villes de la Charente-Inférieure, notamment Saintes, Saint-
Jean-d’Angely, Tonnay-Charente, l’île d’Aix et surtout La
Rochelle, par de véritables termites tropicaux importés de
Saint-Domingue, à fond de cale, parmi des détritus végétaux.
Des rues entières furent attaquées et sournoisement minées
par l’insecte pullulant et toujours invisible ; tout La Rochelle
fut menacé d’envahissement et le fléau ne fut arrêté que par
le canal de la Verrière qui met en communication le port et
les fossés. Des maisons s’effondrèrent, il fallut étançonner
l’Arsenal et la Préfecture ; et l’on eut un jour la surprise de
découvrir que les archives et toute la paperasserie adminis-
trative étaient réduites en débris spongieux. Des faits ana-
logues se produisirent à Rochefort.

– 73 –
L’auteur de ces dévastations était un des plus petits ter-
mites que l’on connaisse : le Termes Lucifugus, long de 3 ou 4
millimètres.

– 74 –
LA PUISSANCE OCCULTE

Dans la termitière, plus insoluble encore parce que


l’organisation y est plus complexe, nous retrouvons le grand
problème de la ruche. Qui est-ce qui règne ici ? Qui est-ce
qui donne des ordres, prévoit l’avenir, trace des plans, équi-
libre, administre, condamne à mort ? Ce ne sont pas les sou-
verains, misérables esclaves de leurs fonctions, dépendant
pour leur nourriture du bon vouloir des ouvriers, prisonniers
dans leur cage, les seuls de la cité qui n’aient pas le droit de
franchir son enceinte. Le roi n’est qu’un pauvre diable, crain-
tif, effarouché, écrasé sous le ventre conjugal. Quant à la
reine, c’est peut-être la plus pitoyable victime d’une organi-
sation où il n’y a que des victimes sacrifiées à l’on ne sait
quel dieu. Âprement contrôlée, quand ils jugent que sa ponte
n’est plus satisfaisante, ses sujets lui coupent les vivres ; elle
meurt de faim, ils dévorent ses restes, car il ne faut rien
perdre, et la remplacent. À cet effet, nous l’avons vu, ils ont
toujours en réserve un certain nombre d’adultes qui ne sont
pas encore différenciés et, grâce au prodigieux polymor-
phisme de la race, en font rapidement une reproductrice.
Ce ne sont pas non plus les guerriers, malheureux phé-
nomènes accablés sous leurs armes, encombrés de tenailles,
privés de sexe, privés d’ailes, absolument aveugles et inca-
pables de manger. Ce ne sont pas davantage les adultes ai-
lés, qui ne font qu’une apparition éclatante, tragique et

– 75 –
éphémère, princes et princesses infortunés sur qui pèsent la
raison d’État et la cruauté collective. Restent les ouvriers, es-
tomacs et ventres de la communauté, qui semblent en même
temps les esclaves et les maîtres de tous. Est-ce cette foule
qui forme le Soviet de la cité ? En tout cas, ceux qui y voient,
ceux qui ont des yeux, le roi, la reine, les adultes ailés, sont
manifestement exclus du directoire. L’extraordinaire, c’est
qu’ainsi dirigée, la termitière puisse subsister durant des
siècles. Nous n’avons pas d’exemple, en nos annales, qu’une
république réellement démocratique ait duré plus de
quelques années sans se décomposer et disparaître dans la
défaite ou la tyrannie, car nos foules ont, en politique, le nez
du chien qui n’aime que les mauvaises odeurs. Elles ne choi-
sissent que les moins bons et leur flair est presque infaillible.

Mais les aveugles de la termitière se concertent-ils ?


Tout n’est pas silencieux dans leur république ; comme dans
la fourmilière, nous ignorons comment ils communiquent
entre eux ; mais ce n’est pas une raison pour qu’ils ne com-
muniquent pas. À la moindre attaque, l’alerte se propage
comme une flamme ; la défense s’organise, les réparations
urgentes s’effectuent avec ordre et méthode. D’autre part, il
est certain que ces aveugles règlent à leur gré la fécondité de
la reine, la ralentissant ou l’activant, selon qu’ils la gavent ou
la privent de leurs sécrétions salivaires. De même, quand ils
estiment qu’il y a trop de soldats, ils en restreignent le
nombre en laissant mourir de faim, pour s’en nourrir ensuite,
ceux qu’ils jugent inutiles. Dès l’œuf, ils déterminent le sort
de l’être qui en sortira et en font à leur bon plaisir, d’après
l’alimentation qu’ils lui donnent, un travailleur comme eux,
une reine, un roi, un adulte ailé ou un guerrier. Mais eux, à
qui, à quoi obéissent-ils ? Le sexe, les ailes et les yeux immo-
lés au bien commun, surchargés de besognes diverses et in-

– 76 –
nombrables, moissonneurs, terrassiers, maçons, architectes,
menuisiers, jardiniers, chimistes, nourrices, croque-morts,
travaillant, mangeant, digérant pour tout le monde, tâton-
nant dans leurs invincibles ténèbres, cheminant dans leurs
caves, éternels captifs de leur hypogée, ils semblent moins
que nul autre aptes à se rendre compte, à savoir, à prévoir, à
démêler ce qu’il convient de faire.

S’agit-il d’une série plus ou moins coordonnée d’actes


purement instinctifs ? Poussés par l’idée innée, font-ils
d’abord sortir machinalement, de la majorité des œufs, des
ouvriers comme eux ? Ensuite, obéissant à une autre impul-
sion, également innée, tirent-ils d’autres œufs, semblables
aux premiers, une légion d’individus des deux sexes qui au-
ront des ailes, ne naîtront pas aveugles et châtrés et fourni-
ront un roi et une reine pour périr en masse, peu après ? En-
fin, une troisième impulsion les oblige-t-elle à former un cer-
tain nombre de soldats, tandis qu’une quatrième les incite à
réduire l’effectif de la garnison, quand celle-ci exige trop de
vivres et devient onéreuse ? Tout cela n’est-il que jeux du
chaos ? C’est possible, bien qu’on puisse douter que la pros-
périté extraordinaire, la stabilité, l’harmonieuse entente, la
durée presque illimitée de ces énormes colonies ne reposent
que sur une suite ininterrompue de hasards heureux. Conve-
nons que s’il fait tout cela, le hasard est bien près de devenir
le plus grand, le plus sage de nos dieux ; et ce n’est plus, au
fond, qu’une question de mots sur quoi il est plus facile de
s’entendre. En tout cas, l’hypothèse de l’instinct n’est pas
plus satisfaisante que celle de l’intelligence. Peut-être l’est-
elle un peu moins, car nous ne savons pas du tout ce que
c’est que l’instinct, au lieu que nous croyons, à tort ou à rai-
son, ne pas entièrement ignorer ce que c’est que l’intel-
ligence.

– 77 –
II

On remarque chez les abeilles des mesures politiques et


économiques tout aussi surprenantes. Je ne les rappellerai
pas ici ; mais n’oublions pas que chez les fourmis elles sont
parfois plus étonnantes encore. Tout le monde sait que les
Lasius Flavus, nos petites fourmis jaunes, par exemple, par-
quent dans leurs souterrains et abritent dans de véritables
étables des troupeaux d’Aphides qui émettent une rosée su-
crée qu’elles vont traire comme nous trayons nos vaches et
nos chèvres. D’autres, les Formica sanguinea, partent en
guerre afin de faire des razzias d’esclaves. De leur côté, les
Polyergus Rufescens ne confient qu’à leurs serfs le soin
d’élever leurs larves, tandis que les Anergates ne travaillent
plus et sont nourris par des colonies de Tetramorium Cespi-
tum réduites en captivité. Je ne citerai que pour mémoire les
fourmis fongicoles de l’Amérique tropicale qui creusent des
tunnels rectilignes parfois longs de plus de cent mètres et
forment, en coupant des feuilles en tout petits morceaux, un
terreau sur lequel elles font naître et cultivent, par un procé-
dé qui est leur secret, un champignon si particulier qu’on n’a
jamais réussi à l’obtenir ailleurs. Citons encore certaines es-
pèces d’Afrique et d’Australie, où l’on voit des ouvrières spé-
cialisées ne plus jamais quitter le nid, s’y suspendre par les
pattes et, faute d’autres récipients, devenir des réservoirs,
des citernes, des pots à miel vivants, au ventre élastique,
sphérique, énorme, où l’on dégorge la récolte et que l’on
pompe quand on a faim. Enfin n’oublions pas les fourmis fi-
leuses (Oecophylla Smaragdina F.) qui, dans les régions
chaudes des Indes et jusqu’en Australie et en Afrique, font
leurs nids dans les arbres, au milieu de grandes feuilles
qu’elles rapprochent d’abord péniblement puis cousent en-

– 78 –
semble et tapissent à l’aide de la soie fournie par leurs larves
qu’elles tiennent entre leurs pattes et dont elles se servent
comme d’une navette à tisser.
Est-il nécessaire d’ajouter que tout ceci, que l’on pour-
rait indéfiniment prolonger, ne repose plus sur des on-dit
plus ou moins légendaires, mais sur de minutieuses observa-
tions scientifiques ?

III

Dans La Vie des Abeilles, j’ai, faute de mieux, attribué la


direction, l’administration prévoyante et occulte de la com-
munauté à l’« Esprit de la Ruche ». Mais ce n’est là qu’un
mot qui revêt une réalité inconnue et qui n’explique rien.

Une autre hypothèse pourrait considérer la ruche, la


fourmilière et la termitière, comme un individu unique, mais
encore ou déjà disséminé, un seul être vivant qui ne serait
pas encore ou qui ne serait déjà plus coagulé ou solidifié et
dont les divers organes, formés de milliers de cellules, bien
qu’extériorisés et malgré leur apparente indépendance, res-
teraient toujours soumis à la même loi centrale. Notre corps
aussi est une association, un agglomérat, une colonie de
soixante trillions de cellules, mais de cellules qui ne peuvent
pas s’éloigner de leur nid, ou de leur noyau, et demeurent,
jusqu’à la destruction de ce nid ou de ce noyau, sédentaires
et captives. Si terrible, si inhumaine que paraisse l’organisa-
tion de la termitière, celle que nous portons en nous est cal-
quée sur le même modèle. Même personnalité collective,
même sacrifice incessant d’innombrables parties au tout, au

– 79 –
bien commun, même système défensif, même cannibalisme
des phagocytes envers les cellules mortes ou inutiles, même
travail obscur, acharné, aveugle, pour une fin ignorée, même
férocité, mêmes spécialisations pour la nutrition, la repro-
duction, la respiration, la circulation du sang, etc., mêmes
complications, même solidarité, mêmes appels en cas de
danger, mêmes équilibres, même police intérieure. C’est ain-
si qu’après une abondante hémorragie, sur un ordre venu on
ne sait d’où, les globules rouges se mettent à proliférer de fa-
çon fantastique, que les reins suppléent le foie fatigué qui
laisse passer des toxines, que les lésions valvulaires du cœur
se compensent par l’hypertrophie des cavités en arrière de
l’obstacle, sans que jamais notre intelligence qui croit régner
au sommet de notre être soit consultée ou à même d’inter-
venir.

Tout ce que nous savons, et nous venons à peine de


l’apprendre, c’est que les fonctions les plus importantes de
nos organes dépendent de nos glandes endocrines à sécré-
tions internes ou hormones dont jusqu’à ce jour on soupçon-
nait à peine l’existence, notamment de la glande thyroïde qui
modère ou ralentit l’action des cellules conjonctives, de la
glande pituitaire qui règle la respiration et la température, de
la glande pinéale, des glandes surrénales, de la glande géni-
tale, qui distribue l’énergie à nos trillions de cellules. Mais
ces glandes, qui règle à leur tour leurs fonctions ? Comment
se fait-il que dans des circonstances rigoureusement pareilles
elles donnent aux uns la santé et le bonheur de vivre, aux
autres la maladie, les souffrances, la misère et la mort ? Y
aurait-il donc, dans cette région inconsciente, comme dans
l’autre, des intelligences inégales ; et le malade serait-il vic-
time de son inconscient ? Ne voyons-nous pas souvent qu’un
inconscient ou un subconscient inexpérimenté ou manifes-

– 80 –
tement imbécile gouverne le corps de l’homme le plus intel-
ligent de son siècle, un Pascal par exemple ? À quelle res-
ponsabilité remonter si ces glandes se trompent ?
Nous n’en savons rien, nous ignorons totalement qui,
dans notre propre corps, donne les ordres essentiels dont
dépend le maintien de notre existence ; nous doutons s’il
s’agit de simples effets mécaniques ou automatiques ou de
mesures délibérées émanées d’une sorte de pouvoir central
ou de direction générale qui veille au bien commun. Dès lors,
comment pourrions-nous pénétrer ce qui a lieu hors de nous
et très loin de nous, dans la ruche, la fourmilière ou la termi-
tière, et savoir qui la gouverne, l’administre, y prévoit
l’avenir, y promulgue des lois ? Apprenons d’abord à con-
naître ce qui se passe en nous.
Ce que nous pouvons constater pour l’instant, c’est que
notre confédération de cellules, quand elle a besoin de man-
ger, de dormir, de se mouvoir, de se réchauffer ou de se re-
froidir, de se multiplier, etc., fait ou ordonne de faire le né-
cessaire ; de même quand la confédération de la termitière a
besoin de soldats, d’ouvriers, de reproducteurs, etc.
J’y reviens, il n’y a peut-être pas d’autre solution que de
considérer la termitière comme un individu. « L’individu, dit
très justement le docteur Jaworski, n’est constitué ni par
l’ensemble des parties, ni par l’origine commune, ni par la
continuité de substance, mais uniquement par la réalisation
d’une fonction d’ensemble, en d’autres termes, par l’unité du
but. »
Attribuons ensuite, si nous le croyons préférable, les
phénomènes qui s’y succèdent aussi bien que ceux qui se dé-
roulent dans notre corps à une intelligence éparse dans le
Cosmos, à la pensée impersonnelle de l’univers, au génie de

– 81 –
la nature, à l’Anima Mundi de certains philosophes, à l’har-
monie préétablie de Leibnitz, avec ses confuses explications
des causes finales auxquelles obéit l’âme et des causes effi-
cientes auxquelles obéit le corps, rêveries géniales mais qui,
somme toute, ne reposent sur rien ; faisons appel à la force
vitale, à la force des choses, à la « Volonté » de Schopen-
hauer, au « Plan morphologique », à l’« Idée directrice » de
Claude Bernard, à la Providence, à Dieu, au premier moteur,
à la Cause-sans-Cause-de-toutes-les-Causes, ou même au
simple hasard : ces réponses se valent, car toutes avouent
plus ou moins franchement que nous ne savons rien, que
nous ne comprenons rien et que l’origine, le sens et le but de
toutes les manifestations de la vie nous échapperont long-
temps encore et peut-être à jamais.

– 82 –
LA MORALE DE LA TERMITIÈRE

Si l’organisation sociale de la ruche semble déjà très


dure, celle de la termitière est incomparablement plus âpre,
plus implacable. Dans la ruche nous avons un sacrifice
presque complet aux dieux de la cité, mais il reste à l’abeille
quelque lueur d’indépendance. La majeure partie de sa vie se
déroule au dehors, à l’éclat du soleil, s’épanouit librement
aux belles heures des printemps, des étés et des automnes.
Loin de toute surveillance elle peut flâner sur les fleurs. Dans
la sombre république stercoraire, le sacrifice est absolu,
l’emmurement total, le contrôle incessant. Tout est noir, op-
primé, oppressé. Les années s’y succèdent en d’étroites té-
nèbres. Tous y sont esclaves et presque tous aveugles. Nul,
hormis les victimes de la grande folie génitale, ne monte ja-
mais à la surface du sol, ne respire l’horizon, n’entrevoit la
lumière du jour. Tout s’accomplit, de bout en bout, dans une
ombre éternelle. S’il faut aller, nous l’avons vu, chercher des
vivres aux lieux où ils abondent, on s’y rend par de longs
chemins souterrains ou tubulaires, on ne travaille jamais à
découvert. S’il s’agit de ronger une solive, une poutre ou un
arbre, on l’attaque par dedans, en respectant la peinture ou
l’écorce. L’homme ne se doute de rien, n’aperçoit jamais un
seul des milliers de fantômes qui hantent sa maison, qui
grouillent secrètement dans les murs et ne se révèlent qu’au
moment de la rupture et du désastre. Les dieux du commu-
nisme y deviennent d’insatiables Molochs. Plus on leur

– 83 –
donne, plus ils demandent ; et ne cessent d’exiger que lors-
que l’individu est anéanti et que son malheur n’a plus de
fond. L’épouvantable tyrannie, dont on n’a pas encore
d’exemple chez les hommes où toujours elle sévit à l’avan-
tage de quelques-uns, ici ne profite à personne. Elle est ano-
nyme, immanente, diffuse, collective, insaisissable. Le plus
curieux et le plus inquiétant, c’est qu’elle n’est pas sortie
telle quelle, et toute faite d’un caprice de la nature ; ses
étapes, que nous retrouvons toutes, nous prouvent qu’elle
s’est graduellement installée et que les espèces qui nous pa-
raissent le plus civilisées nous semblent aussi le plus asser-
vies et le plus pitoyables.
Tous s’épuisent donc, jour et nuit, sans relâche, à des
tâches précises, diverses et compliquées. Seuls, vigilants, ré-
signés et à peu près inutiles dans le trantran de la vie quoti-
dienne, les soldats monstrueux attendent dans leurs noires
casernes l’heure du danger et du sacrifice de leur vie. La dis-
cipline semble plus féroce que celle des carmélites ou des
trappistes, et la soumission volontaire à des lois ou à des rè-
glements qui viennent on ne sait d’où, est telle qu’aucune as-
sociation humaine ne peut nous en donner d’exemple. Une
forme nouvelle de la fatalité, et peut-être la plus cruelle, la
fatalité sociale vers laquelle nous nous acheminons, s’est
ajoutée à celles que nous connaissons et qui nous suffisaient.
Nul repos que dans le sommeil final, la maladie même n’est
pas permise et toute défaillance est un arrêt de mort. Le
communisme est poussé jusqu’au cannibalisme, à la copro-
phagie, car on ne se nourrit pour ainsi dire que d’ex-
créments. C’est l’enfer tel que pourraient l’imaginer les hôtes
ailés d’un rucher. Il est en effet permis de supposer que
l’abeille ne sent pas le malheur de sa courte et harassante
destinée, qu’elle éprouve quelque joie à visiter les fleurs dans
la rosée de l’aube, à rentrer, ivre de son butin, dans
– 84 –
l’atmosphère accueillante, active et odorante de son palais
de miel et de pollen. Mais le termite, pourquoi rampe-t-il
dans son hypogée ? Quels sont les détentes, les salaires, les
plaisirs, les sourires de sa basse et lugubre carrière ? Depuis
des millions d’années, vit-il uniquement pour vivre ou plutôt
pour ne pas mourir, pour multiplier indéfiniment son espèce
sans joie, pour perpétuer sans espoir une forme d’existence
entre toutes déshéritée, sinistre et misérable ?
Il est vrai que ce sont là des considérations assez naïve-
ment anthropocentriques. Nous ne voyons que les faits exté-
rieurs et grossièrement matériels et ignorons tout ce qui se
passe réellement dans la ruche comme dans la termitière. Il
est fort probable qu’elles cachent des mystères vitaux, éthé-
riques, électriques ou psychiques dont nous n’avons aucune
idée, car l’homme, chaque jour, s’aperçoit davantage qu’il
est un des êtres les plus incomplets et les plus bornés de la
création.

II

En tout cas, si plus d’une chose, dans la vie sociale des


termites, nous inspire du dégoût et de l’horreur, il est certain
qu’une grande idée, un grand instinct, une grande impulsion
automatique ou mécanique, une suite de grands hasards, si
vous le préférez, peu importe la cause à nous qui ne pouvons
voir que les effets, les élève au-dessus de nous : à savoir leur
dévouement absolu au bien public, leur renoncement in-
croyable à toute existence, à tout avantage personnel, à tout
ce qui ressemble à l’égoïsme, leur abnégation totale, leur sa-
crifice ininterrompu au salut de la cité, qui en feraient parmi

– 85 –
nous des héros ou des saints. Nous retrouvons chez eux les
trois vœux les plus redoutables de nos ordres les plus rigou-
reux : pauvreté, obéissance, chasteté, poussée ici jusqu’à la
castration volontaire ; mais quel est l’ascète ou le mystique
qui, par surcroît, ait jamais songé à imposer à ses disciples
d’éternelles ténèbres et le vœu de cécité perpétuelle en leur
crevant les yeux ?
« L’insecte, proclame quelque part J.-H. Fabre, le grand
entomologiste, n’a pas de morale. » C’est bien vite dit.
Qu’est-ce que la morale ? À prendre la définition de Littré,
« c’est l’ensemble des règles qui doivent diriger l’activité
libre de l’homme ». Cette définition, mot pour mot, ne
s’applique-t-elle pas à la termitière ? Et l’ensemble des règles
qui la dirigent n’est-il pas plus haut et surtout plus sévère-
ment observé que dans la plus parfaite des sociétés hu-
maines ? On ne pourrait ergoter que sur les mots : « activité
libre », et dire que l’activité des termites ne l’est point, qu’ils
ne peuvent se soustraire à l’aveugle accomplissement de leur
tâche ; car que deviendrait l’ouvrier qui refuserait de travail-
ler ou le soldat qui fuirait le combat ? On l’expulserait et il
périrait misérablement au dehors ; ou plus probablement il
serait immédiatement exécuté et dévoré par ses concitoyens.
N’est-ce pas une liberté tout à fait comparable à la nôtre ?
Si tout ce que nous avons observé dans la termitière ne
constitue pas une morale, qu’est-ce donc ? Rappelez-vous
l’héroïque sacrifice des soldats qui tiennent tête aux fourmis
pendant que derrière eux les ouvriers murent les portes par
lesquelles ils pourraient échapper à la mort et les livrent ain-
si, à leur su, à l’ennemi implacable. N’est-ce pas plus grand
que les Thermopyles où il y avait encore un espoir ? Et que
dites-vous de la fourmi qui, enfermée dans une boîte et lais-
sée à jeun durant plusieurs mois, consomme sa propre subs-

– 86 –
tance, – corps graisseux, muscles thoraciques, – pour nourrir
ses jeunes larves ? Pourquoi tout cela ne serait-il pas méri-
toire et admirable ? Parce que nous le supposons mécanique,
fatal, aveugle et inconscient ? De quel droit et qu’en savons-
nous ? Si quelqu’un nous observait aussi obscurément que
nous les observons, que penserait-il de la morale qui nous
mène ? Comment expliquerait-il les contradictions, les illo-
gismes de notre conduite, les folies de nos querelles, de nos
divertissements, de nos guerres ? Et quelles erreurs dans ses
interprétations ? C’est le moment de répéter ce que disait, il
y a trente-cinq ans, le vieil Arkël : « Nous ne voyons jamais
que l’envers des destinées, l’envers même de la nôtre. »

III

Le bonheur des termites, c’est d’avoir eu à lutter contre


un ennemi implacable, aussi intelligent, plus fort, mieux ar-
mé qu’eux : la fourmi. La fourmi appartenant au miocène
(tertiaire moyen), voilà deux ou trois millions d’années que
les termites rencontrèrent l’adversaire qui ne devait plus leur
laisser de répit. Il est à présumer que s’ils ne s’y étaient pas
heurtés, ils auraient obscurément végété, au jour le jour, en
petites colonies, insouciantes, précaires et molles. Le pre-
mier contact fut naturellement désastreux pour le misérable
insecte larviforme et toute sa destinée se transforma. Il fallut
renoncer au soleil, s’évertuer, se serrer, se terrer, se murer,
organiser l’existence dans les ténèbres, bâtir des forteresses
et des magasins, cultiver des jardins souterrains, assurer
l’alimentation par une sorte d’alchimie vivante, forger des
armes de choc et de jet, entretenir des garnisons, assurer le
chauffage, la ventilation et l’humidité indispensables, multi-

– 87 –
plier à l’infini afin d’opposer à l’envahisseur des masses
compactes et invincibles ; il fallut surtout accepter la con-
trainte, apprendre la discipline et le sacrifice, mères de
toutes les vertus, en un mot, faire sortir d’une misère sans
égale les merveilles que nous avons vues.
Où en serait l’homme, s’il avait, comme le termite, ren-
contré un adversaire à sa taille, ingénieux, méthodique, fé-
roce, digne de lui ? Nous n’avons jamais eu que des adver-
saires inconscients, isolés ; et depuis des milliers d’années
nous ne trouvons contre nous d’autre ennemi sérieux que
nous-mêmes. Il nous a appris bien des choses, les trois
quarts de ce que nous savons ; mais il n’était pas étranger, il
ne venait pas du dehors et ne pouvait rien apporter que nous
n’eussions déjà. Il est possible que, pour notre bien, il des-
cende quelque jour d’une planète voisine ou surgisse du côté
où nous ne l’attendons plus, à moins que, d’ici-là, ce qui est
infiniment plus probable, nous ne nous soyons détruits les
uns les autres.

– 88 –
LES DESTINÉES

Il est assez inquiétant de constater que chaque fois que


la nature donne à un être, qui semble intelligent, l’instinct
social, en amplifiant, en organisant la vie en commun qui a
pour point de départ la famille, les relations de mère à en-
fant, c’est pour le mener, à mesure que l’association se per-
fectionne, à un régime de plus en plus sévère, à une disci-
pline, à des contraintes, à une tyrannie de plus en plus into-
lérantes et intolérables, à une existence d’usine, de caserne
ou de bagne, sans loisirs, sans relâche, utilisant impitoya-
blement, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la mort, toutes les
forces de ses esclaves, exigeant le sacrifice et le malheur de
tous sans profit, sans bonheur pour personne, afin de
n’aboutir qu’à prolonger, à renouveler et à multiplier à l’hori-
zon des siècles une sorte de désespoir commun. On dirait
que ces cités d’insectes qui nous précèdent dans le temps
ont voulu nous offrir une caricature, une parodie anticipée
des paradis terrestres vers lesquels s’acheminent la plupart
des peuples civilisés ; et l’on dirait surtout que la nature ne
veut pas le bonheur.
Mais voilà des millions d’années que les termites
s’élèvent vers un idéal qu’ils semblent à peu près atteindre.
Que se passera-t-il quand ils l’auront entièrement réalisé ?
Seront-ils plus heureux, sortiront-ils enfin de leur prison ?
C’est peu vraisemblable, car leur civilisation, loin de s’épa-

– 89 –
nouir au grand jour, se rétrécit sous terre à mesure qu’elle se
perfectionne. Ils avaient des ailes, ils n’en ont plus. Ils
avaient des yeux, ils y ont renoncé. Ils avaient un sexe, et les
plus arriéré l’ont encore (les Calotermes, par exemple) ; ils
l’ont sacrifié. En tout cas, lorsqu’ils auront gagné le point
culminant de leur destinée, il adviendra ce qui toujours ad-
vient, quand la nature a tiré d’une forme de vie tout ce
qu’elle en pouvait obtenir. Un léger abaissement de la tem-
pérature des régions équatoriales, qui sera également un acte
de la nature, détruira d’un seul coup, ou en fort peu de
temps, toute l’espèce dont il ne restera que des vestiges fos-
silisés. Et tout sera à recommencer, et tout aura été, une fois
de plus, inutile, à moins que quelque part ne se passent des
choses, ne s’accumulent des résultats dont nous n’avons pas
la moindre notion, ce qui est peu probable, mais après tout
possible.

Si c’est possible, nous n’en ressentons guère les effets. À


considérer les éternités antérieures et les chances innom-
brables qu’elles ont offertes à la nature, il semble évident que
des civilisations analogues, ou facilement supérieures à la
nôtre, ont existé en d’autres mondes et peut-être même sur
cette terre. Notre ancêtre, l’homme des cavernes, en a-t-il
profité et nous-mêmes en tirons-nous quelque avantage ? Il
se peut, mais si minime et enseveli à de telles profondeurs en
notre subconscient, qu’il est bien malaisé de nous en rendre
compte. Mais même s’il en était ainsi, il n’y aurait pas eu
progrès mais régression, efforts vains et pertes sèches.

Et d’autre part, il est permis de penser que si l’un de ces


mondes qui pullulent dans les cieux avait atteint dans les
millénaires écoulés ou atteignait, en ce moment, ce que nous

– 90 –
visons, on le saurait. Les vivants qui l’habitent, à moins
d’être des monstres d’égoïsme, ce qui n’est guère plausible
quand on est aussi intelligent qu’il faudrait qu’ils fussent
pour arriver où nous supposons qu’ils se trouvent, eussent
essayé de nous faire profiter de ce qu’ils auraient appris et,
ayant une éternité derrière eux, seraient sans doute parvenus
à nous aider, à nous tirer de notre sordide misère. C’est
d’autant plus vraisemblable qu’ayant probablement surmon-
té la matière, ils se meuvent dans des régions spirituelles où
durée et distance ne comptent pas et n’offrent plus d’ob-
stacle. N’est-il pas raisonnable de croire que s’il y avait ja-
mais eu quelque chose de souverainement intelligent, de
souverainement bon et heureux dans l’univers, les consé-
quences finiraient par s’en faire sentir de monde en monde ?
Et si cela ne s’est jamais fait, pourquoi pourrions-nous espé-
rer que cela se fasse ?

Les plus belles morales humaines sont toutes fondées


sur l’idée qu’il faut lutter et souffrir pour s’épurer, s’élever, se
perfectionner ; mais aucune ne tente d’expliquer pourquoi il
est nécessaire de recommencer sans cesse. Où va donc, dans
quels abîmes infinis se perd, depuis des éternités sans li-
mites, ce qui s’est élevé en nous et n’a pas laissé de ves-
tiges ? Pourquoi, si l’Anima Mundi est souverainement sage,
avoir voulu ces luttes et ces souffrances qui jamais n’ont
abouti et qui, par conséquent, n’aboutiront jamais ? Pourquoi
n’avoir pas mis d’emblée toutes choses au point de perfec-
tion où nous croyons qu’elles tendent ? Parce qu’il faut méri-
ter son bonheur ? Mais quels mérites peuvent avoir ceux qui
luttent ou souffrent mieux que leurs frères, puisque la force
ou la vertu qui les anime, ils ne l’ont que parce qu’une puis-
sance du dehors l’a mise en eux plus propicement que dans
d’autres ?
– 91 –
Évidemment, ce n’est pas dans la termitière que nous
trouverons réponse à ces questions ; mais c’est déjà beau-
coup qu’elle nous aide à les poser.

II

Le destin des fourmis, des abeilles, des termites, si petit


dans l’espace, mais presque sans bornes dans le temps, c’est
un beau raccourci, c’est, en somme, tout le nôtre que nous
tenons un instant, ramassé par les siècles, dans le creux de la
main. C’est pourquoi il est bon de le scruter. Leur sort préfi-
gure le nôtre, et ce sort, malgré des millions d’années, mal-
gré des vertus, un héroïsme, des sacrifices qui chez nous se-
raient qualifiés d’admirables, s’est-il amélioré ? Il s’est
quelque peu stabilisé et assuré contre certains dangers, mais
est-il plus heureux et le pauvre salaire paie-t-il l’immense
peine ? En tout cas, il reste sans cesse à la merci du moindre
caprice des climats.
À quoi tendent ces expériences de la nature ? Nous
l’ignorons et elle-même n’a pas l’air de le savoir, car enfin, si
elle avait un but, elle aurait appris à l’atteindre dans
l’éternité qui précède notre moment, vu que celle qui suivra
aura même valeur ou même étendue que celle qui s’est écou-
lée, ou plutôt que les deux n’en font qu’une qui est un éternel
présent où tout ce qui n’a pas été atteint ne le sera jamais.
Quelles que soient la durée et l’amplitude de nos mouve-
ments, immobiles entre deux infinis, nous restons toujours
au même point dans l’espace et le temps.
Il est puéril de se demander où vont les choses et les
mondes. Ils ne vont nulle part et ils sont arrivés. Dans cent

– 92 –
milliards de siècles, la situation sera la même qu’aujourd’hui,
la même qu’elle était il y a cent milliards de siècles, la même
qu’elle était depuis un commencement qui, d’ailleurs,
n’existe pas et qu’elle sera jusqu’à une fin qui n’existe pas
davantage. Il n’y aura rien de plus, rien de moins dans
l’univers matériel ou spirituel. Tout ce que nous pourrons
acquérir dans tous les domaines scientifiques, intellectuels
ou moraux, a été inévitablement acquis dans l’éternité anté-
rieure, et toutes nos acquisitions nouvelles n’amélioreront
pas plus l’avenir que celles qui les ont précédées n’ont amé-
lioré le présent. Seules de petites parties du tout, dans les
cieux, sur la terre ou dans nos pensées, ne seront plus pa-
reilles, mais se trouveront remplacées par d’autres qui seront
devenues semblables à celles qui ont changé, et le total sera
toujours identique à ce qu’il est et à ce qu’il était.

Pourquoi tout n’est-il pas parfait, puisque tout tend à


l’être et a eu l’éternité pour le devenir ? Il y a donc une loi
plus forte que tout, qui jamais ne l’a permis et par consé-
quent jamais ne le permettra en n’importe lequel des my-
riades de mondes qui nous environnent ? Car si en un seul de
ces mondes, le but auquel ils tendent avait été atteint, il pa-
raît impossible que les autres n’en eussent pas ressenti
l’effet.

On peut admettre l’expérience ou l’épreuve qui sert à


quelque chose ; mais notre monde, après l’éternité, n’étant
arrivé qu’où il est, n’est-il pas démontré que l’expérience ne
sert de rien ?

Si toutes les expériences recommencent sans cesse, sans


que rien n’aboutisse, dans tous les astres qui se comptent par
milliards de milliards, est-ce plus raisonnable parce que c’est
– 93 –
infini et incommensurable dans l’espace et le temps ? Un
acte est-il moins vain parce qu’il est sans bornes ?

Que dire là contre ? Presque rien, sinon que nous ne sa-


vons point ce qui se passe dans la réalité, en dehors, au-
dessus, au-dessous et même au dedans de nous. À la rigueur,
il se peut que sur un plan, dans des régions dont nous
n’avons aucune idée, depuis des temps sans commencement,
tout s’améliore, rien ne se perde. Nous ne nous en aperce-
vons jamais en cette vie. Mais dès que notre corps, qui
trouble les valeurs, n’est plus mêlé à la question ; tout de-
vient possible, tout devient aussi illimité que l’éternité
même, tous les infinis se compensent, par conséquent toutes
les chances renaissent.

III

Pour nous consoler, disons-nous que l’intelligence est la


faculté à l’aide de laquelle nous comprenons finalement que
tout est incompréhensible, et regardons les choses du fond
de l’illusion humaine. Cette illusion est peut-être, après tout,
elle aussi une sorte de vérité. En tout cas, c’est la seule que
nous puissions atteindre. Car il y a toujours au moins deux
vérités, l’une qui est trop haute, trop inhumaine, trop déses-
pérée et ne conseille que l’immobilité et la mort, et l’autre
que nous savons moins vraie, mais qui en nous mettant des
œillères, nous permet de marcher droit devant nous, de nous
intéresser à l’existence et de vivre comme si la vie que nous
devons suivre jusqu’au bout pouvait nous mener autre part
qu’au tombeau.

– 94 –
De ce point de vue, il est difficile de nier que les essais
de la nature dont nous parlons en ce moment semblent se
rapprocher d’un certain idéal. Cet idéal qu’il n’est pas mau-
vais de connaître afin de dépouiller quelques espoirs dange-
reux ou superflus, en nulle autre occurrence sur cette terre,
ne se manifeste aussi clairement que dans les républiques
des hyménoptères et des orthoptères. Laissant de côté les
castors dont la race a presque disparu et que nous ne pou-
vons plus guère étudier ; de tous les êtres vivants qu’il nous
est permis d’observer, les abeilles, les fourmis et les termites
sont les seuls qui nous offrent le spectacle d’une vie intelli-
gente, d’une organisation politique et économique qui, partie
de la rudimentaire association d’une mère avec ses enfants,
est, graduellement, au cours d’une évolution dont nous re-
trouvons encore, comme je l’ai déjà dit, dans les diverses es-
pèces, toutes les étapes, arrivée à un sommet terrible, à une
perfection qu’au point de vue pratique et strictement utili-
taire, – car nous ne pouvons juger les autres, – au point de
vue de l’exploitation des forces, de la division du travail et
du rendement matériel, nous n’avons pas encore atteinte. Ils
nous dévoilent aussi, à côté de celle que nous rencontrons en
nous-mêmes, mais qui sans doute est trop subjective, une
face assez inquiétante de l’Anima Mundi ; et c’est en dernière
analyse que l’intérêt véritable de ces observations entomolo-
giques qui, privées de ce fond, pourraient paraître assez pe-
tites, oiseuses et presque enfantines. Qu’elles nous appren-
nent à nous méfier des intentions de l’univers à notre égard.
Méfions-nous d’autant plus que tout ce que la science nous
enseigne nous pousse sournoisement à nous rapprocher de
ces intentions qu’elle se flatte de découvrir. Ce que dit la
science, c’est la nature ou l’univers qui le lui dicte ; ce ne
peut être une autre voix, ce ne peut être autre chose et ce
n’est pas rassurant. Nous ne sommes aujourd’hui que trop

– 95 –
portés à n’écouter qu’elle sur des points qui ne sont pas de
son domaine.

IV

Il faut tout subordonner à la nature et notamment la so-


ciété, disent les axiomes fondamentaux de la science
d’aujourd’hui. Il est très naturel de penser et de parler ainsi.
Dans l’immense isolement, dans l’immense ignorance où
nous nous débattons, nous n’avons d’autre modèle, d’autre
repère, d’autre guide, d’autre maître que la nature ; et ce qui
parfois nous conseille de nous écarter d’elle, de nous révolter
contre elle, c’est encore elle qui nous le souffle. Que ferions-
nous, où irions-nous, si nous ne l’écoutions point ?
Les termites se trouvèrent dans le même cas. N’oublions
pas qu’ils nous précèdent de plusieurs millions d’années. Ils
ont un passé incomparablement plus ancien, une expérience
incomparablement plus vieille que la nôtre. De leur point de
vue, dans le temps, nous sommes les derniers venus, presque
des enfants en bas âge. Objecterons-nous qu’ils sont moins
intelligents que nous ? Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas de
locomotives, de transatlantiques, de cuirassés, de canons,
d’automobiles, d’aéroplanes, de bibliothèques et d’éclairage
électrique que nous avons le droit de le supposer. Leurs ef-
forts intellectuels, de même que ceux des grands sages de
l’Orient, ont pris une autre direction, voilà tout. S’ils ne sont
pas allés, comme nous, du côté des progrès mécaniques et
de l’exploitation des forces de la nature, c’est qu’ils n’en
avaient pas besoin, c’est que, doués d’une puissance muscu-
laire formidable, deux ou trois cents fois supérieure à la

– 96 –
nôtre, ils n’entrevoyaient même pas l’utilité d’expédients
pour lui venir en aide ou la multiplier. Il est de même à peu
près certain que des sens dont nous soupçonnons à peine
l’existence et l’étendue, les dispensent d’une foule d’auxi-
liaires dont nous ne pouvons plus nous passer. Au fond,
toutes nos inventions ne naissent que de la nécessité de se-
conder notre faiblesse et de secourir nos infirmités. Dans un
monde où tous se porteraient bien, où il n’y aurait jamais eu
de malades, on ne trouverait aucune trace d’une science qui,
chez nous, a pris le pas sur la plupart des autres, je veux dire
la médecine et la chirurgie.

Et puis, l’intelligence humaine est-elle le seul canal par


où puissent passer, le seul lieu où puissent se faire jour les
forces spirituelles ou psychiques de l’Univers ? Est-ce par
l’intelligence que les plus grandes, les plus profondes, les
plus inexplicables et les moins matérielles de ces forces se
manifestent en nous qui sommes convaincus que cette intel-
ligence est la couronne de cette terre et peut-être de tous les
mondes ? Tout ce qu’il y a d’essentiel dans notre vie, le fond
même de cette vie n’est-il pas étranger et hostile à notre in-
telligence ? Et cette intelligence même est-elle autre chose
que le nom que nous donnons à l’une des forces spirituelles
que nous comprenons le moins ?
Il y a probablement autant d’espèces ou de formes
d’intelligence qu’il y a d’êtres vivants ou plutôt existants, car
ceux que nous appelons morts vivent autant que nous ; et
rien, sinon notre outrecuidance ou notre aveuglement, ne

– 97 –
prouve que l’une d’elles est supérieure à l’autre. L’homme
n’est qu’une bulle du néant qui se croit la mesure de l’uni-
vers.
Au surplus, nous rendons-nous compte de ce qu’ont in-
venté les termites ? Sans nous émerveiller une fois de plus à
leurs constructions colossales, à leur organisation écono-
mique et sociale, à leur division du travail, à leurs castes, à
leur politique qui va de la monarchie à l’oligarchie la plus
souple, à leurs approvisionnements, à leur chimie, à leurs
emménagements, à leur chauffage, à leur reconstitution de
l’eau, à leur polymorphisme ; comme ils nous précèdent de
plusieurs millions d’années, demandons-nous s’ils n’ont
point passé par des épreuves que nous aurons probablement
à surmonter à notre tour. Savons-nous si le bouleversement
des climats, aux époques géologiques, alors qu’ils habitaient
le nord de l’Europe, puisqu’on retrouve leurs traces en An-
gleterre, en Allemagne et en Suisse, ne les a pas obligés de
s’adapter à l’existence souterraine qui, graduellement, ame-
na l’atrophie de leurs yeux et la cécité monstrueuse de la
plupart d’entre eux11 ? La même épreuve ne nous attend-elle

11
Un lecteur de ce livre, M. L. Haffner, souligne ces analogies.
« Comme le termite, dit-il, l’homme, à en croire sa chaleur interne,
est fait pour vivre dans une température constante d’une trentaine
de degrés. (C’est du reste la théorie bien connue de Quinton.) Si le
termite lutte contre le froid par ses maçonneries et son chauffage
central, et contre la disparition de sa nourriture à l’aide de ses
champignons et de ses parasites intestinaux, l’homme lutte par le
vêtement, le feu et la cuisine, alchimie semblable à celle des proto-
zoaires. Tout cela ne prouve-t-il pas que les deux espèces sont arri-
vées à l’agonie et ne survivent qu’artificiellement ? Normalement,
n’eût été leur génie, elles auraient dû disparaître, comme tant de
milliers ou de millions d’autres lors des grands bouleversements du
– 98 –
pas dans quelques millénaires, quand nous aurons à nous ré-
fugier aux entrailles de la terre afin d’y rechercher un reste
de chaleur ; et qui nous dit que nous la surmonterons aussi
ingénieusement, aussi victorieusement qu’ils l’ont fait ? Sa-
vons-nous comment ils s’entendent et communiquent entre
eux ? Savons-nous comment, à la suite de quelles expé-
riences, de quels tâtonnements, ils sont arrivés à la double
digestion de la cellulose ? Savons-nous ce que c’est que la
sorte de personnalité, d’immortalité collective à laquelle ils
font des sacrifices inouïs et dont ils paraissent jouir d’une fa-
çon que nous ne pouvons même pas concevoir ? Savons-
nous enfin comment ils ont acquis le prodigieux polymor-
phisme qui leur permet de créer, selon les besoins de la
communauté, cinq ou six types d’individus si différents qu’ils
ne semblent pas appartenir à la même espèce ? N’est-ce pas
une invention qui va beaucoup plus loin dans les secrets de
la nature que l’invention du téléphone ou de la télégraphie
sans fil ? N’est-ce point un pas décisif dans les mystères de la
génération et de la création ? Où en sommes-nous sur ce
point qui est le point vital par excellence ? Non seulement
nous ne pouvons pas engendrer à volonté un mâle ou une
femelle ; mais jusqu’à la naissance de l’enfant, nous ignorons
complètement le sexe qu’il aura ; au lieu que si nous savions
ce que savent ces malheureux insectes, nous produirions à
notre gré des athlètes, des héros, des travailleurs, des pen-
seurs qui, spécialisés à outrance, dès avant leur conception
et véritablement prédestinés, ne seraient plus comparables à
ceux que nous avons. Pourquoi ne réussirions-nous pas un
jour à hypertrophier le cerveau, notre organe spécifique,

déluge, quand la vie passa du chauffage par le sol au chauffage uni-


quement solaire. »

– 99 –
notre seule défense en ce monde, comme ils ont réussi à hy-
pertrophier les mandibules de leurs soldats et les ovaires de
leurs reines ? Il y a là un problème qui ne doit pas être inso-
luble. Savons-nous ce que ferait, jusqu’où irait un homme qui
ne serait que dix fois plus intelligent que le plus intelligent
d’entre nous, un Pascal, un Newton, cérébralement décuplé,
par exemple ? En quelques heures, il franchirait dans toutes
nos sciences, des étapes que nous mettrons sans doute des
siècles à parcourir ; et ces étapes franchies, il commencerait
peut-être à comprendre pourquoi nous vivons, pourquoi
nous sommes sur cette terre, pourquoi tant de maux, tant de
souffrances sont nécessaires pour arriver à la mort, pourquoi
nous croyons à tort que tant d’expériences douloureuses
sont inutiles, pourquoi tant d’efforts des éternités antérieures
n’ont abouti qu’à ce que nous voyons, c’est-à-dire à une mi-
sère sans nom et sans espoir. Pour l’instant, aucun homme
en ce monde n’est capable de faire à ces questions une ré-
ponse qui ne soit pas dérisoire.
Il découvrirait peut-être, d’une façon aussi certaine
qu’on a découvert l’Amérique, une vie sur un autre plan,
cette vie dont nous avons le mirage dans le sang et que
toutes les religions ont promise, sans pouvoir apporter un
commencement de preuve. Tout débile qu’est à présent
notre cerveau, nous nous sentons parfois au bord des grands
gouffres de la connaissance. Une petite poussée pourrait
nous y plonger. Qui sait si aux siècles glacés et sombres qui
la menacent, l’humanité ne devra pas à cette hypertrophie
son salut ou du moins un sursis à sa condamnation ?
Mais qui nous assure qu’un tel homme n’ait jamais exis-
té en quelque monde de l’éternité antérieure ? Et peut-être
un homme non pas dix, mais cent mille fois plus intelligent ?
Il n’y a pas de limites à l’étendue des corps, pourquoi y en

– 100 –
aurait-il à celles de l’esprit ? Pourquoi ne serait-ce pas pos-
sible, et étant possible, n’y a-t-il pas à parier que ç’a été, et si
ç’a été, est-il concevable qu’il n’en soit pas resté trace ; et s’il
n’en est pas resté trace pourquoi espérer quelque chose, ou
pourquoi ce qui n’a pas été ou n’aurait pu être aurait-il
quelque chance d’être jamais ?
Il est du reste probable que cent mille fois plus intelli-
gent, cet homme apercevrait le but de la terre qui, pour nous,
n’est autre que la mort ; mais celui de l’univers qui ne peut
être la mort, le verrait-il, et ce but, peut-il exister puisqu’il
n’est pas atteint ?
Mais quoi ? un tel homme eût été bien près d’être Dieu
et si Dieu même n’a pu faire le bonheur de ses créatures, il y
a lieu de croire que c’était impossible ; à moins que le seul
bonheur qui se puisse supporter durant une éternité ne soit
le néant ou ce que nous appelons ainsi et qui n’est autre
chose que l’ignorance, l’inconscience absolue.
Voilà, sans doute, sous le nom d’absorption en Dieu, le
dernier secret, le grand secret des grandes religions, celui
qu’aucune n’a avoué, de peur de jeter au désespoir l’homme
qui ne comprendrait pas que garder telle quelle sa cons-
cience actuelle jusqu’à la fin des fins de tous les mondes, se-
rait le plus impitoyable de tous les châtiments.

VI

N’oublions point nos termites. Qu’on ne nous dise pas


que la faculté dont nous parlions, ils ne l’ont pas trouvée en
eux-mêmes, qu’elle leur a été donnée ou du moins indiquée

– 101 –
par la nature. D’abord, nous n’en savons rien, et puis, n’est-
ce pas à peu près la même chose et n’est-ce pas notre cas ?
Si le génie de la nature a pu les pousser à cette découverte,
c’est qu’apparemment ils lui ont ouvert des passages que
nous lui avons fermés jusqu’ici. Tout ce que nous avons in-
venté ne l’a été que sur des indications fournies par la na-
ture ; et il est impossible de démêler quelle y est la part de
l’homme et celle de l’intelligence éparse dans l’univers12.

12
Rappelons ici, comme je l’ai dit dans le « Grand Secret »
qu’Ernest Kapp, dans sa Philosophie de la Technique, a parfaitement
démontré que toutes nos inventions, toutes nos machines, ne sont
que des projections organiques, c’est-à-dire des imitations incons-
cientes de modèles fournis par la nature. Nos pompes sont la pompe
de notre cœur, nos bielles sont la reproduction de nos articulations,
notre appareil photographique est la chambre noire de notre œil, nos
appareils télégraphiques représentent notre système nerveux ; dans
les rayons X, nous reconnaissons la propriété organique de la lucidi-
té somnambulique qui voit à travers les objets, qui lit par exemple le
contenu d’une lettre cachetée et enfermée dans une triple boîte de
métal. Dans la télégraphie sans fil, nous suivons les indications que
nous avait données la télépathie, c’est-à-dire la communication di-
recte d’une pensée, par ondes spirituelles analogues aux ondes hert-
ziennes, et dans les phénomènes de la lévitation et des déplace-
ments d’objets sans contact (du reste contestables) se trouve une
autre indication dont nous n’avons pas su tirer parti. Elle nous met-
trait sur la voie du procédé qui nous permettrait peut-être un jour de
vaincre les terribles lois de la gravitation qui nous enchaînent à cette
terre, car il semble bien que ces lois, au lieu d’être, comme on le
croyait, à jamais incompréhensibles et impénétrables, sont surtout
magnétiques, c’est-à-dire maniables et utilisables.

– 102 –
L’INSTINCT ET L’INTELLIGENCE

Ceci nous ramène à l’insoluble problème de l’instinct et


de l’intelligence. J.-H. Fabre, qui passa sa vie à étudier la
question, n’admet pas l’intelligence de l’insecte. Il nous a
démontré par des expériences qui semblent péremptoires
que l’insecte le plus ingénieux, le plus industrieux, le plus
admirablement prévoyant, quand il est troublé dans sa rou-
tine, continue d’agir mécaniquement et de travailler inutile-
ment et stupidement dans le vide. « L’instinct, conclut-il, sait
tout dans les voies invariables qui lui ont été tracées ; il
ignore tout en dehors de ces voies. Inspirations sublimes de
science, inconséquences étonnantes de stupidité sont à la
fois son partage, suivant que l’animal agit dans des condi-
tions normales ou des conditions accidentelles. »

Le Sphex languedocien, par exemple, est un chirurgien


extraordinaire et possède une science anatomique infaillible.
À coups de stylet dans les ganglions thoraciques et par la
compression des ganglions cervicaux, il paralyse complète-
ment, sans que jamais mort s’ensuive, l’Éphippigère des
vignes. Il pond ensuite un œuf sur la poitrine de sa proie et
emprisonne celle-ci au fond d’un terrier qu’il clôt soigneuse-
ment. La larve qui sortira de cet œuf trouvera ainsi, dès sa
naissance, un gibier abondant, immobile, inoffensif, vivant et
toujours frais. Or si au moment où l’insecte commence à mu-

– 103 –
rer son terrier, on enlève l’Éphippigère, le Sphex qui pendant
cette violation de son domicile est resté aux aguets, rentre
dans sa demeure dès que le danger est passé, l’inspecte soi-
gneusement comme à son habitude, constate évidemment
que l’Éphippigère et l’œuf n’y sont plus ; mais n’en reprend
pas moins son travail au point où il l’avait laissé et mure mé-
ticuleusement un terrier qui ne contient plus rien.

L’Ammophile hérissé, les Chalicodomes fournissent


d’analogues exemples. Le cas du Chalicodome ou abeille
maçonne, notamment, est topique et frappant. Il emmaga-
sine du miel dans une cellule, y pond un œuf et la ferme.
Faites une brèche à la cellule en l’absence de l’insecte mais
durant la période consacrée aux travaux de maçonnerie, il la
répare à l’instant. La maçonnerie terminée et l’emmaga-
sinage commencé, faites un trou dans la même cellule ;
l’abeille n’en a cure et continue de dégorger son miel dans le
vase percé d’où il s’écoule à mesure ; puis, quand elle estime
qu’elle y a déversé la quantité de miel qui normalement au-
rait suffi à la remplir, elle pond son œuf qui fuit avec le reste
par la même ouverture et satisfaite, gravement, scrupuleu-
sement, ferme la cellule vide.

De ces expériences et de bien d’autres qu’il serait trop


long de rappeler ici, Fabre conclut très judicieusement « que
l’insecte sait faire face à l’accidentel, pourvu que le nouvel
acte ne sorte pas de l’ordre de choses qui l’occupe en ce
moment ». S’il s’agit d’un accident d’un autre ordre, il n’en
tient nul compte, semble perdre la tête et, comme une mé-
canique bien remontée, continue d’agir fatalement, aveuglé-
ment et stupidement dans l’absurde jusqu’à ce qu’il arrive au

– 104 –
bout de la série des mouvements prescrits dont il ne peut re-
brousser le cours.
Admettons ces faits qui du reste ne paraissent pas con-
testables, et faisons observer qu’ils reproduisent assez cu-
rieusement ce qui se passe dans notre propre corps, dans
notre vie inconsciente ou organique. Nous retrouvons en
nous les mêmes exemples alternés d’intelligence et de stupi-
dité. La médecine moderne avec ses études sur les sécrétions
internes, les toxines, les anticorps, l’anaphylaxie, etc., nous
en fournirait une longue liste ; mais ce que nos pères, qui
n’en savaient pas tant, appelaient plus simplement la fièvre,
résume en un seul la plupart de ces exemples. La fièvre,
comme les enfants mêmes ne l’ignorent plus, n’est qu’une
réaction, une défense de notre organisme faite de mille con-
cours ingénieux et compliqués. Avant que nous eussions
trouvé le moyen d’enrayer ou régler ses excès, d’habitude
elle emportait le patient, plus sûrement que le mal qu’elle
venait combattre. Il est au surplus assez probable que la plus
cruelle, la plus incurable de nos maladies, le cancer, avec sa
prolifération de cellules désordonnées, n’est qu’une autre
manifestation du zèle aveugle et intempestif d’éléments
chargés de la défense de notre vie.
Mais revenons à notre Sphex et à nos Chalicodomes et
remarquons d’abord qu’il s’agit ici d’insectes solitaires, dont
l’existence, somme toute, est assez simple et suit une ligne
droite que rien, normalement, ne vient couper ou ne fait bi-
furquer. Il n’en va pas de même quand il est question
d’insectes sociaux dont la carrière s’enchevêtre à celle de
milliers d’autres. L’imprévu surgit à chaque pas et la routine
inflexible ferait naître sans cesse d’insolubles et désastreux
conflits. Une souplesse, une perpétuelle adaptation aux cir-
constances qui changent à chaque instant y sont donc indis-

– 105 –
pensables ; et ici, comme en nous-mêmes, il devient tout de
suite fort difficile de retrouver la démarcation hésitante qui
sépare l’instinct de l’intelligence. C’est d’autant plus difficile
que les deux facultés ont vraisemblablement la même ori-
gine, descendent de la même source et sont de même nature.
La seule différence est que l’une peut parfois s’arrêter, se re-
ployer sur elle-même, prendre conscience, se rendre compte
du point où elle se trouve, au lieu que l’autre va tout droit et
aveuglément devant soi.

II

Ces questions sont encore bien obscures et les observa-


tions les plus rigoureuses se contredisent fréquemment. Ainsi
nous voyons les abeilles merveilleusement s’affranchir de
routines séculaires. Elles ont par exemple compris tout de
suite le parti qu’elles peuvent tirer des rayons de cire méca-
niquement gaufrée que l’homme leur fournit. Ces rayons où
les cellules sont simplement esquissées bouleversent de fond
en comble leurs méthodes de travail et leur permettent
d’édifier en quelques jours ce qui normalement exige plu-
sieurs semaines de sueurs, d’angoisse et de prodigieuses dé-
penses de miel. Nous remarquons encore que transportées
en Australie ou en Californie, dès la seconde ou la troisième
année, ayant constaté que l’été y est perpétuel, que les fleurs
n’y font jamais défaut, elles vivent au jour le jour, se conten-
tent de récolter le miel et le pollen nécessaires à la consom-
mation quotidienne, et leurs observations récentes et raison-
nées l’emportant sur l’expérience héréditaire, elles ne font
plus de provisions pour l’hiver ; de même qu’à la Barbade, au
milieu de raffineries où durant toute l’année elles trouvent le

– 106 –
sucre en abondance, elles cessent complètement de visiter
les fleurs.
D’autre part, qui de nous observant les fourmis au tra-
vail, n’a été frappé de l’imbécile incohérence des efforts
qu’elles font en commun ? Elles se mettent douze tirant à
hue et à dia pour déplacer une proie que deux d’entre elles,
si elles s’entendaient, porteraient facilement au nid. La four-
mi Moissonneuse (Messor barbarus), d’après les observations
des myrmécologues V. Cornetz et Ducellier, offre des
exemples d’incohérence et de stupidité encore plus nets et
plus topiques. Alors que certaines ouvrières sont occupées
sur un épi à couper à la base les glumes enveloppant les
grains de blé, on peut voir une grande ouvrière cisailler la
tige même un peu au-dessous de l’épi, ignorant qu’elle ac-
complit un long et pénible travail tout à fait superflu.
Ces mêmes moissonneuses engrangent dans leur nid
bien plus de grains qu’il n’est nécessaire, ces grains germent
à la saison des pluies et les touffes de blé qui surgissent révè-
lent l’emplacement de la fourmilière aux cultivateurs qui
s’empressent de la détruire. Voilà des siècles que se répète le
même phénomène fatal et l’expérience n’a pas modifié les
habitudes du Messor barbarus et ne lui a rien appris.
Le Mirmécocystus cataglyphis bicolor, autre fourmi de
l’Afrique du Nord, est très haut sur pattes, ce qui lui permet
de sortir au soleil et de braver les brûlures d’un sol dont la
température dépasse quarante degrés, alors que d’autres in-
sectes moins bien enjambés y succombent. Il s’élance à une
vitesse folle qui atteint douze mètres à la minute (tout est re-
latif), si bien que ses yeux qui ne portent pas au delà de cinq
ou six centimètres, ne voient rien dans le tourbillon de la
course. Il passe sur des morceaux de sucre, dont il est très

– 107 –
friand, sans les apercevoir, et rentre au logis n’y rapportant
rien de ses longues et folles randonnées. Depuis des millions
d’années, des millions de fourmis de cette espèce recom-
mencent chaque été les mêmes explorations héroïques et dé-
risoires et ne se sont pas encore rendu compte qu’elles sont
inutiles.
La fourmi serait-elle moins intelligente que l’abeille ? Ce
que nous en savons d’autre part ne permet guère de
l’affirmer. Est-ce nous qui attribuons à la raison de simples
réflexes de nos mouches à miel ou qui comprenons mal les
fourmis ; et toutes nos interprétations ne sont-elles que des
phantasmes de notre imagination ? Est-ce l’Anima Mundi qui
se trompe plus souvent que nous n’osons le supposer ? Les
bévues de ces insectes lui sont-elles imputables ? Et les
nôtres ? Je sais bien que l’une des plus irritantes énigmes de
la nature, ce sont les erreurs souvent manifestes, les actes ir-
rationnels qu’on y rencontre. On en arrive à croire qu’elle a
du génie mais pas de bon sens et qu’elle n’est pas toujours
intelligente. Mais de quel droit, du haut de notre petit cer-
veau qui n’est qu’une moisissure de cette même nature, es-
timons-nous que ses actes sont irrationnels ? Le rationnel de
la nature, si jamais nous le découvrons, ce qui est possible,
écrasera peut-être notre minuscule raison. Nous jugeons tout
du sommet de notre logique dressée sur ses ergots, comme
s’il était indubitable qu’il n’en puisse exister d’autre ni rien
qui soit au rebours de celle qui est notre seul guide. Cela
n’est pas du tout certain. Dans les champs immenses de
l’infini, ce n’est peut-être qu’une erreur d’optique. Il se peut
que la nature ait tort plus d’une fois, mais avant de le pro-
clamer trop haut, n’oublions point que nous vivons encore
dans une ignorance, dans des ténèbres dont nous ne nous fe-
rons une idée que dans un autre monde.

– 108 –
III

Pour revenir à nos insectes, ayons soin d’ajouter que


l’observation de la fourmilière est un peu moins aisée que
celle de la ruche et que celle de la termitière, où tout est
voué aux ténèbres, est encore plus difficile. La question qui
nous occupe est néanmoins plus importante qu’elle n’en a
l’air ; car si nous connaissions mieux l’instinct des insectes,
ses limites et ses rapports avec l’intelligence et l’Anima mun-
di, nous apprendrions peut-être à connaître, les données
étant identiques, l’instinct de nos organes où se cachent
vraisemblablement presque tous les secrets de la vie et de la
mort.
Nous n’examinerons pas ici les diverses hypothèses
émises au sujet de l’instinct. Les plus savants s’en tirent par
des mots techniques qui, regardés de près, ne disent rien du
tout. Ce ne sont qu’« impulsions inconscientes, automa-
tismes instinctifs », « dispositions psychiques innées, résul-
tant d’une longue période d’adaptation, attachées aux cel-
lules du cerveau, gravées dans la substance nerveuse comme
une sorte de mémoire, ces dispositions désignées sous le
nom d’instinct seraient transmises d’une génération à l’autre
selon les lois de l’hérédité à la manière des dynamismes vi-
taux en général », « habitudes héréditaires, raisonnement
automatisé », affirment les plus clairs et les plus raison-
nables ; car j’en pourrais citer d’autres qui comme Richard
Semon, un Allemand, expliquent tout par « des engrammes
de la mnème individuelle, comprenant aussi leurs ecpho-
ries ».
Ils admettent presque tous, ne pouvant guère faire au-
trement, que la plupart des instincts ont à l’origine un acte

– 109 –
raisonné et conscient, mais pourquoi s’obstinent-ils à trans-
former en actes automatiques tout ce qui suit ce premier acte
raisonné ? S’il y en a eu un, il est tout naturel qu’il y en ait
plusieurs, et c’est tout ou rien.
Je ne m’arrêterai pas davantage à l’hypothèse de Berg-
son pour qui l’instinct ne fait que continuer le travail par le-
quel la vie organise la nature, ce qui est une vérité évidente
ou une tautologie, car la vie et la nature sont au fond les
deux noms de la même inconnue ; mais cette vérité trop évi-
dente, dans les développements que lui donne l’auteur de
« Matière et Mémoire » et de l’« Évolution Créatrice », est
souvent agréable.

IV

Mais, en attendant mieux, ne pourrait-on provisoirement


rattacher l’instinct des insectes et particulièrement des four-
mis, des abeilles et des termites à l’âme collective, et, par
suite, à la sorte d’immortalité ou plutôt d’indéfinie durée col-
lective dont ils jouissent ? La population de la ruche, de la
fourmilière ou de la termitière, comme je l’ai dit plus haut,
paraît être un individu unique, un seul être vivant, dont les
organes, formés d’innombrables cellules, ne sont disséminés
qu’en apparence, mais restent toujours soumis à la même
énergie ou personnalité vitale, à la même loi centrale. En
vertu de cette immortalité collective, le décès de centaines,
voire de milliers de termites auxquels d’autres succèdent
immédiatement, n’atteint pas, n’altère pas l’être unique, de
même que, dans notre corps, la fin de milliers de cellules que
d’autres remplacent à l’instant, n’atteint pas, n’altère pas la

– 110 –
vie de notre moi. Depuis des millions d’années, comme un
homme qui ne mourrait jamais, c’est toujours le même ter-
mite qui continue de vivre ; par conséquent, aucune des ex-
périences de ce termite ne peut se perdre, puisqu’il n’y a pas
d’interruption dans son existence, puisqu’il n’y a jamais
morcellement ou disparition de souvenirs ; mais que subsiste
une mémoire unique qui n’a cessé de fonctionner et de cen-
traliser toutes les acquisitions de l’âme collective. Ainsi
s’expliquerait, entre autres mystères, que les reines des
abeilles, qui depuis des milliers d’années n’ont fait que
pondre, n’ont jamais visité une fleur, récolté le pollen, ou
pompé le nectar, puissent donner naissance à des ouvrières
qui, à leur sortie de l’alvéole, sauront tout ce que leurs
mères, depuis des temps préhistoriques, ont ignoré ; et dès
leur premier vol, connaîtront tous les secrets de l’orientation,
du butinage, de l’élevage des nymphes et de la chimie com-
pliquée de la ruche. Elles savent tout parce que l’organisme
dont elles font partie, dont elles ne sont qu’une cellule, sait
tout ce qu’il doit savoir pour se maintenir. Elles semblent se
disperser librement dans l’espace, mais si loin qu’elles ail-
lent, elles demeurent liées à l’unité centrale, à laquelle elles
ne cessent de participer. Elles baignent à la façon des cel-
lules de notre être, dans le même fluide vital qui est pour
elles beaucoup plus étendu, plus élastique, plus subtil, plus
psychique ou plus éthérique que celui de notre corps. Et
cette unité centrale est sans doute reliée à l’âme universelle
de l’abeille et probablement à l’âme universelle proprement
dite.
Il est à peu près certain qu’autrefois nous étions bien
plus étroitement qu’aujourd’hui reliés à cette âme universelle
avec laquelle notre subconscient communique encore. Notre
intelligence nous en a séparés, nous en sépare chaque jour
davantage. Notre progrès serait donc l’isolement ? Ne serait-
– 111 –
ce pas là notre erreur spécifique ? Voilà qui contredit natu-
rellement ce que nous avancions à propos de la souhaitable
hypertrophie de notre cerveau ; mais, en ces matières, rien
n’étant assuré, les hypothèses nécessairement se combat-
tent ; et puis, parfois, il arrive qu’en poussant à l’extrême une
regrettable erreur, elle se transforme en profitable vérité ; de
même qu’une vérité qu’on regarde longtemps, se trouble, ôte
son masque et n’est plus qu’une erreur ou un mensonge.

Est-ce un modèle d’organisation sociale, un tableau fu-


tur, une sorte « d’anticipation » que nous offrent les ter-
mites ? Est-ce vers un but analogue que nous allons ? Ne di-
sons pas que ce n’est pas possible, que jamais nous n’en
viendrons là. On en vient beaucoup plus facilement et plus
vite qu’on ne pense à des choses qu’on n’osait pas imaginer.
Il suffit souvent d’un rien pour changer toute la morale, toute
la destinée d’une longue suite de générations. L’immense ré-
novation du christianisme ne repose-t-elle pas sur une pointe
d’aiguille ? Nous entrevoyons, nous espérons une existence
plus haute, une existence plus intelligente de beauté, de
bien-être, de loisirs, de paix et de bonheur. Deux ou trois
fois, au cours des siècles, peut-être à Athènes, peut-être dans
l’Inde, peut-être à certains moments du christianisme, nous
avons failli, sinon l’atteindre, du moins nous en rapprocher.
Mais il n’est pas certain que ce soit de ce côté que l’huma-
nité se dirige réellement, fatalement. Il est tout aussi raison-
nable de prévoir qu’elle marchera dans un sens diamétrale-
ment opposé. Si un dieu jouait aujourd’hui à pile ou face,
avec d’autres dieux éternels, les probabilités de notre sort,

– 112 –
que gageraient les plus prévoyants ? « Par raison, dirait Pas-
cal, nous ne pouvons défendre nul des deux. »

Évidemment, nous ne trouverons un bonheur complet et


stable que dans une vie toute spirituelle, de ce côté ou de
l’autre côté de la tombe, car tout ce qui tient à la matière est
essentiellement précaire, changeant et périssable. Une telle
vie est-elle possible ? Oui, théoriquement, mais en fait, nous
ne voyons partout que matière, tout ce que nous percevons
n’est que matière, et comment espérer que notre cerveau qui
lui-même n’est que matière puisse comprendre autre chose
que la matière ? Il essaye, il s’évertue, mais au fond, dès qu’il
la quitte, il s’agite dans le vide.

La situation de l’homme est tragique. Son principal,


peut-être son seul ennemi, et toutes les religions l’ont senti
et sur ce point sont d’accord, car sous le nom de mal ou de
péché, c’est toujours d’elle qu’il s’agit, c’est la matière ; et
d’autre part, en lui, tout est matière, à commencer par ce qui
la dédaigne, la condamne et voudrait à tout prix s’en évader.
Et non seulement en lui, mais en tout, car l’énergie, la vie
n’est sans doute qu’une forme, un mouvement de la matière ;
et la matière même, telle que nous la voyons dans son bloc
le plus massif, où elle nous paraît à jamais morte, inerte et
immobile, suprême contradiction, est animée d’une exis-
tence incomparablement plus spirituelle que celle de notre
pensée, puisqu’elle doit à la plus mystérieuse, à la plus im-
pondérable, à la plus insaisissable des forces, fluidique, élec-
trique ou éthérique, la formidable, la vertigineuse, l’in-
fatigable, l’immortelle vie de ses électrons qui depuis l’ori-
gine des choses tourbillonnent comme des planètes folles au-
tour d’un noyau central.
– 113 –
Mais enfin, de quelque côté que nous allions, nous arri-
verons quelque part, nous atteindrons quelque chose ; et ce
quelque chose sera autre chose que le néant, car de toutes
les choses incompréhensibles qui tourmentent notre cerveau,
la plus incompréhensible est assurément le néant. Il est vrai
que pratiquement, pour nous, le néant c’est la perte de notre
identité, des petits souvenirs de notre moi, c’est-à-dire
l’inconscience. Mais ce n’est là, somme toute, qu’un point de
vue de clocher, qu’il faut outrepasser.
De deux choses l’une : ou bien notre moi deviendra tel-
lement grand, tellement universel qu’il perdra ou négligera
complètement le souvenir du petit animal dérisoire qu’il fut
sur cette terre ; ou bien il restera petit et traînera cette misé-
rable image à travers des éternités sans nombre et aucun
supplice de l’enfer des chrétiens ne sera comparable à une
telle malédiction.
Arrivés n’importe où, conscients ou inconscients, et y
trouvant n’importe quoi, nous nous en accommoderons
jusqu’à la fin de notre espèce ; puis une autre espèce re-
commencera un autre cycle et ainsi indéfiniment, car
n’oublions pas que notre mythe essentiel n’est point Promé-
thée, mais Sisyphe ou les Danaïdes. En tout cas, disons-nous,
tant que nous n’aurons pas de certitudes, que l’idéal de l’âme
de ce monde n’est pas tout à fait conforme à l’idéal étranger
à tout ce que nous voyons autour de nous, à toute réalité,
que nous avons très lentement et très péniblement tiré d’un
silence, d’un chaos, d’une barbarie épouvantables.
Il est donc recommandable de n’attendre aucune amé-
lioration ; mais d’agir comme si tout ce que nous promet on
ne sait quel vague instinct, quel optimisme héréditaire, était
aussi certain, aussi inévitable que la mort. L’une hypothèse

– 114 –
est somme toute aussi vraisemblable, aussi invérifiable que
l’autre ; car tant que nous nous trouvons dans notre corps,
nous sommes presque complètement exclus des mondes spi-
rituels dont nous présumons l’existence et incapables de
communiquer avec eux. Dans le doute, pourquoi ne pas
choisir la moins décourageante ? Il est vrai qu’on peut se
demander si la plus décourageante est bien celle qui n’espère
rien, car il est probable qu’un espoir trop assuré, nous ne
tarderions pas à le trouver trop petit, à le prendre en dégoût,
et c’est alors que nous désespérerions tout de bon. Quoi qu’il
en soit, « ne prétendons pas changer la nature des choses,
nous dit Épictète, cela n’est ni possible ni utile ; mais les
prenant telles qu’elles sont, sachons y accommoder notre
âme ». Près de deux mille ans écoulés depuis la disparition
du philosophe de Nicopolis ne nous ont pas encore apporté
de plus riantes conclusions.

– 115 –
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Dr J. Bequaert. – Termites du Katanga.

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Ce livre numérique

a été édité par la


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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle,
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— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Maeter-
linck, Maurice, La Vie des Abeilles, La Vie des Fourmis, La Vie des
Termites, Lausanne, Éditions du Grand-Chêne, 1947. D’autres édi-
tions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent
texte. La photo de première page, Une brèche dans un nid de termites
souterrains à Formose amène des hordes d’ouvriers et de soldats avec des
têtes sombres et ovales pour réparer l’ouverture (Les termites sont repré-
sentés avec une taille quatre fois supérieure à la réalité), a été prise par
Scott Bauer le 25.07.2007 (U.S. Department of Agriculture).
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