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RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ ET RENSEIGNEMENT CRIMINEL

Chapter · January 2007

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2 authors:

Stephane Leman-Langlois Frederic Lemieux


Laval University Georgetown University
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Renseignement de sécurité et renseignement criminel
Stéphane Leman-Langlois et Frédéric Lemieux
Chapitre 21 du Traité de la sécurité intérieure (sous la direction de M. Cusson)

Introduction

Dans bien des cas la différence observée entre le renseignement criminel et le

renseignement de sécurité est introduite, du moins en partie, par la nature des organisations

qui en prennent la responsabilité. Par exemple, le renseignement criminel est généralement

le plus utile aux policiers, et produit par des organisations policières qui ont pour mission

de permettre de traduire en justice des individus responsables d’actes criminels. Le

renseignement de sécurité nationale provient souvent d’organismes militaires, dont la

mission est entièrement différente : protéger l’État souverain sur son territoire. Ainsi, les

critères de collecte et de mise en forme des informations jugées utiles est moins sujette aux

standards du droit.

Au-delà de cette distinction institutionnelle, nous jugeons qu’il existe également un

certain nombre de points importants qui différencient objectivement le renseignement de

sécurité du renseignement criminel. D’une part, le renseignement de sécurité nationale est

principalement intéressé à établir une vue d’ensemble des activités politiques

potentiellement dangereuses pour la sécurité de l’État. Le renseignement de sécurité est

également particulièrement préoccupé par les événements se déroulant à l’extérieur du

territoire national, ceux qui forment le contexte géopolitique dans lequel la sécurité du pays

doit être assurée. Donc, la nature des actes intéressants pour un agent de renseignement de

sécurité n’est pas nécessairement criminelle (elle peut tout de même l’être), ni même

illégale au sens du droit national ou international. On le voit, l’objet visé par les organismes

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de renseignement de sécurité est extrêmement large, mal défini et donc sujet à des

fluctuations importantes selon les aléas de la politique nationale.

Pour sa part, le renseignement criminel porte essentiellement sur les crimes de droit

commun et vise plus particulièrement la criminalité organisée, les délinquants récidivistes

et les auteurs de crimes majeurs. La fonction de renseignement permet aux organisations

policières 1) de soutenir les enquêtes judiciaires par l’analyse des informations nominatives

portant sur des entités criminelles et 2) d’orienter les stratégies policières sur des

phénomènes criminels prioritaires. Contrairement au renseignement de sécurité, les

activités de renseignement criminel sont soumises à un cadre légal particulièrement

restrictif, notamment en matière de collecte d’information, de croisement des informations

(base de données) et du partage des renseignements avec d’autres agences

gouvernementales ou corporations privées.

Bien que le champ d’action du renseignement criminel (judiciaire) et du

renseignement de sécurité (politique) diffère, il n’en demeure pas moins que certaines

compatibilités procédurales, fonctionnelles et instrumentales existent entre ces eux

activités. Entre autres, le renseignement criminel et de sécurité reposent tous les deux sur

un processus cyclique qui comprend, à quelques variantes près, les 7 étapes suivantes : 1)

demande ou besoin de renseignements ; 2) planification de la cueillette des informations ;

3) collecte des informations ; 4) appréciation et encodage des informations ; 5) analyse des

informations (tactiques ou stratégiques) ; 6) dissémination des renseignements ; 7)

évaluation des retombées de l’opération de renseignement (répercussions ou utilité des

renseignements). Selon les résultats de l’évaluation, ce processus peut devoir redémarrer

afin de répondre à des besoins supplémentaires, ou tout simplement pour servir de base à

une nouvelle opération de renseignement.


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Une seconde similitude réside dans les finalités du renseignement, qui sont de

soutenir les opérations (les enquêtes criminelles ou de sécurité) et d’orienter la prise de

décision dans la détermination d’objectifs prioritaires (les décideurs politiques pour le

renseignement de sécurité et les gestionnaires de la police pour le renseignement criminel).

Une dernière similitude provient de l’usage des technologies de l’information et de la

communication (TIC). En effet, une grande partie de la productivité des organisations, que

leur mission soit centrée sur le renseignement criminel ou sur le renseignement de sécurité,

repose sur l’utilisation de logiciels d’analyse et de bases de données électroniques

permettant de structurer et de traiter un volume élevé d’informations.

Ce chapitre est divisé en trois sections. La première porte sur le renseignement

criminel au Canada et décrit comment se structure cette activité sur le territoire national. La

seconde est dévolue au renseignement de sécurité et aux les agences vouées à la sécurité

nationale. Finalement, notre dernière section fera le point sur la tendance actuelle, qui est

au rapprochement des types de renseignement et des organisations qui en sont chargées.

1. Renseignement criminel et organismes responsables

Durant les années 1970, les préoccupations concernant les activités du crime organisé

prenaient une ampleur inégalée. En effet, les travaux de la Commission d’enquête sur le

crime organisé (CECO) dévoilaient au grand jour les ramifications du monde interlope sur

le territoire québécois. Constatant l’importance des activités de contrebande, des maisons

de jeu illégales, de la prostitution et du grand banditisme en général, les organisations

policières prirent conscience de la nécessité de développer de nouveaux outils afin de

comprendre l’évolution de la criminalité et de lutter plus efficacement contre la criminalité

organisée. Dès le début des années 1970, la Gendarmerie royale du Canada a mis en place
3
des mesures concrètes pour systématiser les activités de renseignement criminel à l’échelle

nationale. Néanmoins, au milieu des années 1980, une vague de meurtres en série commis

sur le territoire canadien a mis en évidence la nécessité de développer un système

permettant de détecter la criminalité sérielle violente, d’en identifier les auteurs et de

partager ces informations avec les services de police concernés. Un des cas les plus

documentés est celui de Clifford Olson, reconnu coupable d’agressions sexuelles et de

meurtres sur des enfants. Dans cette affaire, l’investigation policière avait particulièrement

souffert du faible partage d’information entre les différentes juridictions impliquées dans le

cas Olson.

En vue de favoriser la mise en commun du renseignement criminel, la plupart des

organisations policières canadiennes, dont la GRC, ont participé à la création d’un dépôt

central de données permettant la concentration des dossiers policiers portant sur crimes

graves (Fichier des crimes graves, ou FCG). Ce fichier central offrait la possibilité

d’analyser les liens entre les crimes de violence, favorisant ainsi le dépistage et la

prévention de crimes sériels, entre autres en permettant de comparer divers détails relatifs à

la manière dont chaque crime était commis. Aujourd’hui ce fichier a été remplacé par le

Système d’analyse des liens sur la violence associée aux crimes (SALVAC). Ce système est

apparu au moment où la Gendarmerie royale du Canada procédait à une importante réforme

de la police criminelle en implantant son Programme de renseignement criminel en 1991.

Ce programme visait la centralisation des opérations de renseignement criminel de la GRC

afin d’améliorer la gestion des informations policières circulant dans l’organisation.

Au cours de l’année 2005, le Commissaire de la GRC incita ses membres à innover

afin de répondre aux nouvelles réalités sociales qui nécessitaient une adaptation de la part

des services policiers. Pour ce faire, la direction de la GRC souhaite entreprendre l’examen
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de ses activités et de ses structures afin d’optimiser son fonctionnement. L’État-major veut

également améliorer le partage de l’information et la recherche de solutions avec ses

partenaires extérieurs afin de mobiliser l’action policière dans la lutte au crime. Cette

volonté s’est d’ailleurs traduite par une participation accrue de la GRC dans les structures

policières mixtes (équipes intégrées).

Précisons toutefois qu’à l’échelle canadienne, les activités du renseignement

criminel relèvent de la responsabilité de la GRC mais se situent à deux niveaux distincts.

D’une part, on retrouve la Direction du renseignement criminel des Services de police

fédérale, qui répond notamment aux besoins de la GRC dans la lutte contre le crime. Au

second niveau, on retrouve, au sein des Services nationaux de police, le Service canadien

du renseignement criminel (SCRC) qui a été créé en 1970 afin de favoriser les échanges

d’informations sur la criminalité en général et sur les tendances émergentes dans les

différentes provinces du Canada. Plus précisément, le SCRC agit à titre d’interface entre les

corps de police provinciaux et les agences policières fédérales (principalement la GRC). En

somme, l’activité de renseignement criminel est chapeautée par la Direction des

renseignements criminels qui regroupe six principaux programmes (GRC, 2006) :

1. Sous-direction des enquêtes relatives à la sécurité nationale


2. Sous-direction des organisations criminelles
3. Sous-direction des analyses criminelles
4. Centre national des opérations (CNO)
5. Programme des incidents critiques
6. Programme de maintien de l'ordre public

Sources, usage et limites du renseignement criminel

En règle générale, l’activité de renseignement criminel repose sur trois principales sources

d’information. La première est la catégorie dite des « sources humaines », qui contient des

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informations provenant des victimes d’actes criminels, des témoignages de citoyens,

d’experts (par exemple, jury comptable), d’agents d’infiltration et d’agents sources, ainsi

que de membres des services policiers (qui ont effectué une filature, par exemple).

Chacune de ces sources humaines contribue à informer les organisations policières sur des

activités criminelles ou suspectes. La seconde catégorie est celle des sources

documentaires, telles que les dossiers d’enquêtes antérieures, les rapports internes

(statistiques sur la criminalité, topos, etc.), les rapports produits par des organismes

externes publics ou privés (institutions financières, compagnies d’assurance, etc.) et enfin

l’ensemble des publications professionnelles et scientifiques. Troisièmement se trouvent

les sources électroniques, c’est-à-dire les bases de données policières et judiciaires

archivant les antécédents criminels des délinquants, les données électroniques provenant de

diverses agences responsables des immatriculations de véhicules, de la surveillance des

transactions financières, etc. ainsi que les banques de données des entreprises fournissant

des services téléphoniques, informatiques, etc. (nous reviendrons sur les sur les aspects

technologiques dans la prochaine sous-section). Finalement, dans une moindre mesure,

l’activité de renseignement repose aussi sur des « sources signalétiques » c’est-à-dire

l’interception des télécommunications (écoutes électroniques, surveillance des courriels,

etc.).

Une fois ces informations amassées, classées, comparées, analysées, elles serviront

à renseigner et à orienter les différents secteurs d’activité des organisations policières. Par

exemple, un usage relativement commun et particulièrement efficace du renseignement

criminel est d’orienter les patrouilles policières vers les « points chauds » ou zones

particulièrement criminalisées d’une ville ou d’un quartier et dans les secteurs où sevit de la

déliquance sérielle. Ainsi, l’attention des patrouilleurs se trouve concentrée sur des entités
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et des phénomènes criminels prioritaires. Au plan de l’enquête, le renseignement est

principalement utilisé pour orienter les enquêtes complexes, mettre en lien plusieurs crimes

qui ont des élements en commun, établir des liens entre des éléments d’un phénomène

criminel (personnes, comptes bancaires, véhicules, numéros de téléphones, etc.). Enfin, le

renseignement est également utile à la gestion des activités policières et des unités

spécialisées en produisant des estimations ou des évaluations de situations et pour guider

les orientations stratégiques des organisations policières. Ces dernières permettent de

mettre en évidence les tendances de la criminalité ou de certaines formes particulières de

crime et d’aider les gestionnaires à élaborer des stratégies opérationnelles conséquentes.

Toutefois, l’efficacité du renseignement est restreinte par des facteurs

organisationnels, structuraux et culturels propres à la complexité des bureaucraties

professionnelles (Lemieux 2006). D’une part, les limites inhérentes à l’usage du

renseignement dans la conduite des affaires policières montrent à quel point cette activité

est difficilement mesurable. L’incompatibilité des infrastructures technologiques, la

rationalité limitée des acteurs qui participent aux activités de renseignement, les

caractéristiques des bureaucraties professionnelles et certains traits culturels de la police

posent des contraintes considérables. Pour être utile, le renseignement est tributaire de la

fluidité des échanges d’information dans la structure organisationnelle. L’organisation doit

être dotée d’une forte culture du renseignement, valorisant l’apprentissage et le

développement des connaissances. Enfin, tout ceci dépend également de la disponibilité de

technologies adaptées aux besoins.

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Capacité informationnelle et technologies de l’information

La GRC peut compter sur plusieurs infrastructures technologiques pour faciliter la

cueillette et la compilation des données. Tout d’abord, la GRC s’appuie sur le Centre

d’information de la police canadienne (CIPC) ; il s’agit d’un système informatisé intégré

qui contient des renseignements tactiques sur des crimes et des criminels. Ce système

permet, entre autres, d’obtenir de l’information rapidement sur des sujets précis afin de

réaliser des enquêtes ou de mener des opérations de renseignement. Notons également qu’il

est accessible à d’autres agences gouvernementales d’application des lois, dont la nouvelle

Agence des services frontaliers du Canada. Par exemple, il offre la possibilité de vérifier si

un citoyen canadien, de retour au pays, fait l’objet d’un mandat d’arrestation.

Ensuite, la GRC emploie systématiquement la Banque nationale de données

criminelles (BNDC). La BNDC est une banque de données de renseignements criminels

alimentée en principe à partir des informations fournies par les enquêteurs. Cette banque

peut servir entre autres à des unités spécialisées afin d’y colliger ou extraire des

informations dans le cadre d’enquêtes diverses. Il s’agit en quelque sorte d’une banque de

données centrale gérée par la GRC mais qui est également utilisée par d’autres corps

policiers.

Comme tous les organismes membres du Service canadien de renseignements

criminels, la GRC est appelée à contribuer à la collecte et à l’alimentation du Système

automatisé de renseignements sur la criminalité (SARC). Le SARC est un dépôt national

d’informations et de renseignements sur le crime organisé et les crimes graves, dont la

gestion revient au SCRC. Les informations sont colligées sous forme de synthèses et elles

sont accessibles aux organisations membres du SCRC.

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De plus, la GRC a remplacé son Système de gestion des incidents et des dossiers

par le Système d’incidents et de rapports de police (SIRP). En plus de stocker et de

consulter des informations détaillées sur des événements, le SIRP permet de faciliter la

documentation, la gestion, la consultation et l’échange d’informations sur des dossiers

policiers. Le système est doté d’une capacité d’adaptation qui lui permet d’intégrer les

nouvelles technologies afin de suivre l’évolution des besoins des services de police. Selon

la GRC, le SIRP constitue un élément important de l’Initiative d’intégration de

l’information du système de justice (GRC, 2005). Il a pour objectif d’améliorer l’échange

de l’information et l’intégration des systèmes informatisés du système judiciaire. Il

représente également un élément important du Réseau canadien d’information pour la

sécurité publique (RCISP), un réseau national de partenaires visant la mise en commun des

informations électroniques compilées par le système de justice pénale et les agences

d’application de la loi.

Finalement, depuis 2006, la GRC a mis en œuvre un projet d’identification en temps

réel (ITR) qui a pour objectif de moderniser le système des empreintes digitales et des

casiers judiciaires. En fait, grâce à la transmission électronique et à la standardisation des

informations, l’ITR offre une technologie de pointe permettant de réduire les délais de

traitement des demandes d’identification et de mise à jour des casiers judiciaires. Cet outil

technologique permet également d’accéder à d’autres systèmes d’informations tels que

l’Integrated Automated Fingerprint Identification System (IAFIS) du Federal Bureau of

Investigation (FBI) et le système d’information d’Interpol.

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2. Renseignement de sécurité et organismes responsables

Le renseignement de sécurité a une histoire beaucoup plus ancienne que celle du

renseignement criminel. Les polices d’État de l’Ancien Régime, qui se targuaient de tout

savoir sur les activités des sujets du Roi, s’attardaient bien plus sur les rumeurs subversives

que sur les actes criminels communs. Leur priorité était de protéger l’État, ses institutions et

l’intégrité de son territoire contre l’ingérence de pouvoirs étrangers. La police collectait

également des informations sur les plus divers aspects de la vie sociale et politique (Loubet

del Bayle, 2006). La criminalité de droit commun était considérée secondaire aux affaires

de l’État, inextricable du foisonnement de contentieux interpersonnels réglés

individuellement, en famille ou, lorsque ces contrôles informels ne suffisaient plus, par les

tribunaux locaux. À l’époque la seule autre forme de renseignement couramment pratiquée

était le renseignement militaire tactique et stratégique – qui lui a une histoire qui remonte à

l’invention de la guerre.

Contre-espionnage

Le renseignement de sécurité est défini de manière généralement très flexible. Si certains

services de renseignement de sécurité français considèrent que leur travail est de faire du

« journalisme policier pour le compte de l’État » (Brodeur, 2004 : 238), c’est bien que la

mission est large au point d’être impossible à définir clairement. Pourtant, certaines

activités relativement précises sont traditionnellement associées au renseignement de

sécurité. La première est le contre-espionnage qui, bien qu’ayant acquis un air légèrement

folklorique depuis la chute du rideau de fer, reste toujours d’actualité. De nos jours on ne

poursuit plus des espions soviétiques cherchant à déstabiliser le bloc occidental ou à

dérober ses secrets militaires, mais plutôt des agents de gouvernements étrangers affairés à
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soutirer des secrets industriels aux entreprises établies au Canada — tout particulièrement

dans le secteur de la haute technologie. Notons tout de même que l’attention portée au

renseignement de sécurité au Canada date de la retentissante défection d’Igor Gouzenko,

cryptologiste de l’ambassade d’URSS à Ottawa en 1945. On découvrit alors l’importance

de l’espionnage soviétique au Canada et dans le monde. Cette naissance du renseignement

de sécurité canadien, à l’époque de la guerre froide, a été déterminante dans la forme qu’il

prit initialement ainsi que dans son évolution subséquente.

Outre les espions, qui sont somme toute relativement rares (le SCRS estime tout de

même que la Chine et la Fédération russe ont quelques 300 espions industriels au Canada ;

Rimsa, 2006), la cible principale des activités des agences de renseignement de sécurité

varie selon le standard appliqué. En termes de dangerosité potentielle, il s’agit sans doute

de la surveillance de réseaux terroristes au Canada. En termes d’heures travaillées, le

filtrage de sécurité des employés de l’État et des immigrants arrivant au Canada vient en

tête (350 000 demandes en 2005, SCRS, 2006). En termes de coopération internationale,

l’interception de communications (téléphoniques, radio, informatiques) domine.

Dans tous les cas, le but du renseignement de sécurité nationale n’est pas de

procéder à l’arrestation d’individus afin de les traduire en justice — malgré que cela ne soit

pas exclu — mais bien d’assurer, de façon purement utilitaire, expéditive ou du moins aussi

efficace que possible, la sécurité de l’État et des citoyens. Si nécessaire, un demandeur

d’asile sera refusé, un immigrant expulsé, un espion interdit de séjour. Le cas récent de

l’espion russe intercepté à Montréal en novembre 2006 est un bon exemple. Tentant de

s’introduire au Canada sous le nom de Paul William Hampel (le nom d’un Torontois

décédé), l’individu en question était déjà au travail au Canada depuis 1995, sous différents

pseudonymes, toujours pour le compte du Service de renseignement étranger de la


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Fédération russe (Sluzhba Vneshney Razvedki, SVR, descendant de l’ancien Comité pour la

sécurité de l’État, Komitet Gosudarstvennoy Bezopasnosti, ou KGB). Lors de son

arrestation, il transportait près de 8 000$ en différentes devises, trois téléphones portables,

deux caméras et une radio à ondes courtes. La procédure utilisée contre lui n’est pas

criminelle; il s’agit du « certificat de sécurité », prévu par la Loi sur l’immigration et la

protection des réfugiés, qui permet au gouvernement de déporter des individus constituant,

selon les services de sécurité, une menace pour le Canada (qui n’est applicable qu’aux

individus n’étant pas citoyens du Canada). Les preuves produites n’ont pas à démontrer

cette menace « au-delà de tout doute raisonnable », et certaines peuvent être gardées

secrètes et communiquées seulement à un juge si leur divulgation risque de porter atteinte à

la sécurité du Canada ou à d’autres enquêtes en matière de sécurité nationale. Un autre cas

bien connu d’expulsion est celui de Ian et Laurie Lambert, de Toronto, qui furent

démasqués en 1996 par le SCRS comme étant Yelena Olshanskaya and Dmitriy

Olshanskiy, également agents du SVR menant des activités d’espionnage industriel au

Canada. Dans les deux cas, on le voit bien, le but de ce genre d’enquête n’est pas de punir

légalement un individu (ce qui, de surcroît, pourrait être coûteux au chapitre des relations

diplomatiques), mais bien d’assurer que ses activités cessent le plus rapidement possible.

Le cadre juridique appliqué est d’ailleurs beaucoup moins strict que celui d’une enquête et

d’un procès en droit criminel.

La différence d’objectifs et de méthodes qui sépare le renseignement de sécurité du

renseignement criminel fut reconnue quelques 25 ans après la défection d’Igor Gouzenko.

À l’époque, la GRC traitait sans différencier les deux formes de renseignement. En 1969, la

Commission Mackenzie recommanda que les deux fonctions soient divisées et accomplies

par des agences entièrement différentes, notant la difficulté qu’avaient les agents de la GRC
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à différencier la subversion de la simple dissidence. Le gouvernement répondit plutôt par

une refonte de la GRC, qui fut dotée d’un « Service de sécurité » spécialisé dans les affaires

relatives à la sécurité nationale et dirigé par un non-policier (« civil »). Les agents du

nouveau Service de sécurité conservaient pourtant les mêmes pouvoirs que les autres

membres de la GRC, justement un autre problème que la Commission avait soulevé : lors

d’enquêtes en matière de sécurité nationale, sous cadre juridique flexible, les pouvoirs des

agents de la paix permettent trop facilement les abus.

Terrorisme, subversion et création du SCRS

Le terrorisme est le deuxième centre d’intérêt du renseignement de sécurité, surtout depuis

septembre 2001. C’est d’ailleurs un autre épisode terroriste de l’histoire canadienne, bien

antérieur, qui eut l’impact le plus important sur l’organisation des activités de

renseignement de sécurité au Canada. La fin des années 1960 et la crise du Front de

libération du Québec (FLQ), particulièrement en 1970, démontrèrent à quel point la

Gendarmerie royale du Canada remplissait mal cette tâche. Une deuxième commission

d’enquête, la Commission McDonald (1981), entendit comment des membres de la GRC

avaient volé, cambriolé (plus de 400 fois), incendié et fait exploser une bombe

(prématurément, blessant l’agent qui tentait de l’installer — incident étant d’ailleurs à la

source de la découverte du pot aux roses) pour lutter contre les terroristes séparatistes. Ce

qui n’arrangea aucunement les choses, le renseignement donné au gouvernement au sujet

de l’ampleur et de l’organisation du FLQ s’était révélé grossièrement erroné. Donc, la GRC

venait de montrer que ni ses opérations « policières » sur le terrain, ni sa production de

renseignement, étaient adéquates. Pire, l’état-major de la police fédérale avait tenté par tous

les moyens d’étouffer l’affaire. La Commission McDonald conclut donc elle aussi que les
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objectifs du renseignement de sécurité et les intérêts des Canadiens serait mieux servis par

une agence indépendante, sans pouvoirs policiers et sous surveillance institutionnelle.

Cette fois le gouvernement suivit la recommandation de la Commission et forma le

Service canadien du renseignement de sécurité, le 16 juillet 1984. Autre innovation

recommandée par la Commission, la création du SCRS fut accompagnée de celle d’un

organisme chargé d’examiner annuellement ses activités et de traiter les plaintes

éventuelles du public (le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité,

CSARS). Le SCRS eut pour mission de protéger le Canada contre plusieurs types de

menaces contre la sécurité du Canada, clairement identifiées dans la Loi sur le Service

canadien du renseignement de sécurité :

a) l’espionnage ou le sabotage visant le Canada ou préjudiciables à ses intérêts,


ainsi que les activités tendant à favoriser ce genre d’espionnage ou de sabotage;
b) les activités influencées par l’étranger qui touchent le Canada ou s’y déroulent et
sont préjudiciables à ses intérêts, et qui sont d’une nature clandestine ou
trompeuse ou comportent des menaces envers quiconque;
c) les activités qui touchent le Canada ou s’y déroulent et visent à favoriser l’usage
de la violence grave ou de menaces de violence contre des personnes ou des
biens dans le but d’atteindre un objectif politique, religieux ou idéologique au
Canada ou dans un État étranger;
d) les activités qui, par des actions cachées et illicites, visent à saper le régime de
gouvernement constitutionnellement établi au Canada ou dont le but immédiat
ou ultime est sa destruction ou son renversement, par la violence (Canada,
2006).

Bref, le SCRS ferait la prévention des ingérences extérieures, de la subversion et de la

violence politique. Cependant, comme la loi ne dicte aucun seuil d’« ingérence », de

subversion ou de violence, le champ d’action du Service reste très large (voir Cléroux,

1993). Toutefois, lorsque des activités clairement criminelles sont commises, le SCRS, en

tant qu’organisation non-policière, doit faire appel à la GRC pour que cette dernière prenne

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en charge le dossier, puisque ses propres agents sont limités à l’enquête et à l’analyse

d’information.

Pour remplir ce mandat les agents du SCRS collectent des informations sur des

personnes soupçonnées de mener ou de préparer des activités qui pourraient constituer des

atteintes à la sécurité. Ceci implique plusieurs méthodes complémentaires, dont la

surveillance d’endroits spécifiques (incluant les endroits virtuels, sur Internet) et

l’identification des individus qui les fréquentent, la surveillance d’individus et de ceux

qu’ils rencontrent, les dénonciations du public et les aveux ou délations de personnes

arrêtées par la police. Plusieurs informations sont données au SCRS par d’autres agences

policières ou de renseignement au Canada. Enfin, des informations proviennent également

d’agences étrangères, principalement des États-Unis et de partenaires européens (surtout le

Royaume-Uni). Le SCRS est actif dans 24 pays étrangers mais est limité à l’investigation

de menaces déjà identifiées et n’a pas pour mandat de mener des enquêtes exploratoires. On

ne peut pas, par exemple, s’infiltrer dans une organisation étrangère pour évaluer la teneur

de ses activités face au Canada ou à ses alliés (ce que plusieurs services secrets étrangers

n’ont aucune gêne à faire chez nous. Au moment d’écrire ces lignes, le directeur du SCRS,

Jim Judd, tente d’obtenir des pouvoirs plus étendus d’enquête à l’étranger auprès du

gouvernement ; voir ACERS, 2006).

Sources et analyse

Les sources d’information énumérées ci-dessus sont dites « fermées » parce que

confidentielles. Il faut leur ajouter toutes les autres formes d’information « ouvertes »,

disponibles à tous, mais qui peuvent être d’un intérêt particulier pour le SCRS ou d’autres

agences semblables — surtout lorsque combinées à des informations privilégiées. Il s’agit


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de rapports publics, des médias, de livres, de discours, de documents disponibles sur

Internet, de cartes officielles, etc. Les sources ouvertes sont souvent dédaignées parce que

le propre des agences de renseignement est de produire des informations confidentielles,

alors que les sources ouvertes sont disponibles à tous (…pour un prix ; plusieurs entreprises

privées sont d’ailleurs spécialisées dans la collecte et l’analyse d’informations de sources

ouvertes, comme Jane’s et Lexis-Nexis). Ceci est sans doute une erreur assez grave.

D’ailleurs, plusieurs commissions d’enquête (dont la commission étatsunienne sur le 11

septembre) ont recommandé que des services voués à l’analyse de produits de source

ouverte soient mis sur pied par les gouvernements. Dès 1987, une commission d’analyse du

SCRS avait également déploré les faibles ressources vouées par le Service à l’analyse

d’informations de sources ouvertes. Ce type de source est pourtant particulièrement efficace

pour placer les enquêtes dans leur contexte social, politique, économique, bref pour

comprendre ce qui se passe. C’est que, contrairement au crime conventionnel, où l’objectif

ultime est presque invariablement d’amasser de l’argent, les activités menaçant la sécurité

nationale sont toujours le produit d’un contexte sociopolitique particulier.

Cette montagne d’informations disparates est généralement inutilisable et doit

ensuite être analysée par des experts chargés de produire le « renseignement » en tant que

tel — c’est-à-dire, des ensembles d’informations ayant un sens et permettant la prise de

décisions subséquentes. Cette étape de l’analyse est cruciale, et pourtant souvent oubliée

puisque c’est la collecte qui semble plus difficile. Dans les faits, les services de

renseignement croulent souvent sous le poids d’informations inutilisables, trop nombreuses,

mal filtrées, sans queue ni tête. L’analyste doit être en mesure d’organiser toute cette

information de manière intelligible, de « joindre les points » (connect the dots), selon

l’expression consacrée (voir le chapitre 19 de ce volume).


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Le résultat de cet exercice, le renseignement proprement dit, se déploie à deux

niveaux principaux, non-exclusifs et partageant une intersection importante. Au niveau le

plus près du terrain se trouve le renseignement tactique, qui vise les opérations quotidiennes

et les activités de personnes spécifiques — par exemple, l’affaire Hampel décrite ci-dessus.

Au niveau plus généraliste, le renseignement stratégique vise le long terme et s’intéresse

surtout aux développements sociopolitiques, démographiques et économiques. Par

exemple, il est utile pour le gouvernement de connaître le phénomène des sectes

millénaristes, la prolifération des armes nucléaires ou la disponibilité internationale de

missiles sol-air portatifs. La production de rapports courants sur ces sujets fait partie des

missions de tout service de renseignement de sécurité.

Mis à part le SCRS, plusieurs autres organismes produisent de telles analyses.

Affaires étrangères et commerce international Canada, le ministère de la Citoyenneté et de

l’Immigration, l’Administration canadienne de la sûreté des transports aériens et l’Agence

des services frontaliers du Canada font partie des entités dont les activités dépendent

fortement de l’actualité géopolitique mondiale (mais également, bien sûr, de phénomènes

purement criminels). Chacune possède des capacités de collecte et d’analyse de

renseignements relatifs à ses activités. Tout près du Premier ministre se trouve également le

bureau du Conseil privé, où sont intégrés des renseignements provenant de l’ensemble des

organismes gouvernementaux, en vue d’informer les décisions de l’État.

La mode étant à l’intégration et à l’échange de services et d’information, plusieurs

manifestations de cette coopération inter-agences ont vu le jour dernièrement. Donnons

deux exemples. Le premier est le Centre intégré d’évaluation de la sécurité nationale

(CIESN), créé en 2003 et relancé en grande pompe en 2004 sous le nom de Centre intégré

d’évaluation des menaces (CIEM). Il s’agit d’un organe du SCRS spécifiquement tourné
17
vers l’intégration du renseignement stratégique relatif au terrorisme. En principe (le CIEM

vient tout juste d’être créé et il semble que plusieurs partenaires ne participent pas à ses

activités) ceci devrait résulter en la production de rapports d’évaluation des menaces et à la

coordination des réponses. Le second exemple marque le retour en force de la GRC dans la

sphère de la sécurité nationale.

Retour de la GRC au renseignement de sécurité

Après avoir formellement perdu la responsabilité du renseignement de sécurité en 1984, la

GRC a procédé à une réorganisation de ses services. Dès 1988, elle créa sa nouvelle

Direction des enquêtes relatives à la sécurité nationale, accompagnée d’une Sous-direction

des opérations relatives à la sécurité nationale (chargée d’administrer des Sections des

enquêtes relatives à la sécurité nationale [SESN], présentes dans les 14 divisions

territoriales de la Gendarmerie). Trois ans plus tard les fonctions de renseignement étaient

rénovées à leur tour, avec la création de la susmentionnée Direction des renseignements

criminels, chargée de repenser la manière dont l’organisation collectait, analysait et

diffusait l’information dont les policiers ont besoin, et comportant une sous-direction

spécifiquement vouée au renseignement de sécurité. Sa banque de données est le Système

de renseignements protégés sur la criminalité (SRPC) qui, malgré son nom, n’a aucunement

pour but la collecte d’information sur des actes criminels ordinaires. En fait elle est

maintenue à l’écart des systèmes d’information de la police et seulement certains

enquêteurs y ont accès. Autrement dit, même après la création du SCRS la GRC est

toujours restée active, en arrière-plan, dans les affaires de sécurité nationale. Ceci, tout

simplement parce que dans bien des cas des enquêtes de sécurité se transforment en

enquêtes criminelles lorsque des individus sont formellement arrêtés afin d’être traduits en
18
justice pour des actes interdits par le Code criminel du Canada. Par exemple, bien que

formée au départ pour servir aux enquêtes de contre-espionnage de la Guerre froide, le

SRPC est aujourd’hui surtout (mais non exclusivement) utilisé dans les affaires de

terrorisme. On y trouve par exemple les informations relatives à la colossale enquête

policière sur l’attentat d’extrémistes sikhs contre Air India en 1985, qui avait fait plus de

300 morts.

Depuis 2001, les activités de la GRC en matière de sécurité nationale dépassent à

nouveau l’intervention policière, alors que les SESN furent remplacées par les Équipes

intégrées de la sécurité nationale (EISN). Contrairement aux SESN les EISN ne sont pas

des groupes internes à la GRC, mais bien des entités formées de membres détachés du

SCRS, des polices provinciales et municipales, de différentes agences fédérales et

provinciales et de partenaires étrangers (surtout des États-Unis). Dans ce système, la GRC

se retrouve partenaire sénior d’une structure où le renseignement de sécurité est l’outil

principal et où le mot d’ordre est « partage » (à ce jour, quelques 200 policiers de la GRC

sont actifs en matière de sécurité nationale).

Le tableau 21-1 présente succinctement les principales entités actives dans la sphère

du renseignement de sécurité au Canada. Nous venons de traiter des trois premières, qui

sont des organismes de la société civiles. Les quatre dernières relèvent du ministère de la

Défense et des Forces canadiennes (FC).

19
Tableau 21-1 : Principaux organismes de renseignement de sécurité au Canada
SCRS Service canadien du renseignement de sécurité, MSPPCC (Canadian Security
CSIS Intelligence Service)
GRC/SRPC Gendarmerie royale du Canada, Système de renseignements protégés sur la
SCIS criminalité, MSPPCC (Secure Criminal Information System)
EISN Équipes intégrées de la sécurité nationale, MSPPCC (Integrated National
INSETs Security Enforcement Teams)
Vancouver, Toronto, Ottawa et Montréal
CST Centre de la sécurité des télécommunications, MDN** (Canadian Security
CSE Establishment)
CCDN 2 Centre de commandement de la Défense nationale, MDN (National Defence
NDCC 2 Command Centre – Security Intelligence
UNCIFC Unité nationale de contre-ingérence des Forces canadiennes, MDN (Canadian
CFNCIU Forces National Counter-Intelligence Unit)
SNEFC Service national des enquêtes des Forces canadiennes, MDN (Canadian
CFNIS Forces National Investigation Service)
*Ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile
**Ministère de la Défense nationale

La présence militaire

La sécurité nationale a toujours été la mission principale des forces armées. Cependant, au

Canada (comme aux États-Unis), il est généralement accepté que les questions de sécurité

intérieure relèvent de la police et d’autres organismes « civils » (c’est-à-dire, non

militaires) chargés de protéger la paix et de faire régner l’ordre, alors que les organismes

militaires doivent se concentrer exclusivement, sauf dans les cas exceptionnels, sur les

menaces extérieures. De nos jours la distinction est de moins en moins profonde, puisque la

coopération des Forces canadiennes est sollicitée de plus en plus dans des activités

policières, comme par exemple la surveillance aérienne du territoire pour contrôler la

culture illicite de marijuana.

L’organisation militaire la plus impliquée dans la collecte et l’analyse de

renseignement de sécurité est le très nébuleux Centre de la sécurité des télécommunications

(CST), créé en secret après la seconde guerre mondiale (sous le nom de COMSEC, ou

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Sécurité des télécommunications, sous l’égide du Conseil national de recherche). Le CST

est l’agence principale de cryptologie et de sécurité informatique du Canada — mais elle

est davantage connue comme le partenaire canadien de l’accord UKUSA entre les États-

Unis, l’Australie, le Royaume-Uni et le Canada, visant l’échange d’informations

électroniques interceptées. Le programme le plus remarquable de ce partenariat est connu

sous le nom code d’ECHELON, et consiste à analyser des millions de communications,

venant de partout sur la planète, pour y trouver des mots-clés caractéristiques de complots

terroristes, d’attaques imminentes, d’échanges technologiques, etc. Jusqu’à tout récemment,

tous les partenaires étaient restreints dans leurs activités par des lois nationales interdisant

l’interception de communications de leurs citoyens respectifs. Ceci n’est plus le cas,

puisque les exceptions à cette interdiction se multiplient (surtout au Canada et aux États-

Unis). Soit dit en passant, depuis la fin de la guerre froide, la majorité du travail fait par le

CST, comme c’est le cas de la National Security Agency (NSA), son partenaire étatsunien,

consiste à épier les communications des alliés du Canada pour y débusquer des

informations relatives au commerce international et des secrets industriels (Bamford, 2001).

Contrairement au SCRS, jusqu’en 2001 les activités du CST n’étaient l’objet

d’aucune loi spécifique. À ce moment le gouvernement jugea bon d’inclure, en dernière

partie de son projet de loi C-36, ou Loi antiterroriste, une section habilitant officiellement

le CST (via une modification de la Loi sur la défense nationale, partie V.1). Cette loi fit

bien davantage qu’officialiser l’existence du CST : elle ajouta à son mandat certains aspects

particulièrement significatifs. Entre autres, le CST doit maintenant « fournir une assistance

technique et opérationnelle aux organismes fédéraux chargés de l’application de la loi et de

la sécurité » (Canada, 2006b), et peut désormais intercepter des communications de

citoyens canadiens, avec autorisation du ministre. Peu d’exemples existent de telles


21
opérations, mais un cas peut illustrer. Momin Khawaja, citoyen canadien d’Orleans, en

Ontario, a été arrêté en 2003 après que la NSA ait intercepté un courriel montrant qu’il

collaborait avec un groupe de terroristes britanniques préparant un attentat à Londres.

La loi contient désormais également un cadre précis pour le Commissaire chargé

d’examiner les activités du CST, mais s’il faut en croire ses rapports annuels, le cadre

juridique de cet examen reste excessivement flou (voir BCCST, 2005). Entre autres

problèmes, le standard de spécificité de l’autorisation ministérielle d’intercepter les

communications de Canadiens n’est pas établi. Par exemple, on ne sait pas si le ministre

peut autoriser une série d’interceptions ou s’il doit approuver chaque cas séparément.

Les autres organismes militaires sont principalement axés sur le renseignement

militaire (RM), c’est-à-dire la production de connaissances relatives au déploiement des

forces canadiennes à l’étranger (par exemple, le mouvement, l’équipement, l’organisation

de troupes ennemies, l’apparition de menaces pour la sécurité des bases des Forces

canadiennes). Ceci est d’importance secondaire pour ce chapitre et donc nous ne nous y

attarderons pas.

Notons au départ que dans des circonstances exceptionnelles les organismes de

renseignement militaire ont toujours été actifs sur le territoire canadien, par exemple lors de

la susmentionnée crise d’octobre, ainsi que durant des manifestations anti-mondialistes

accompagnant les conférences sur le commerce international. Cependant, depuis quelques

années la mission du renseignement militaire est en transformation et l’activité des

organismes de renseignement militaire est presque certainement destinée à une expansion

sensible. En effet, les Forces canadiennes considèrent désormais l’ensemble du Canada non

pas comme une base de lancement d’opérations à l’étranger mais bien comme un théâtre

opérationnel (chapeauté par un nouvel état-major nommé Commandement Canada,


22
COMCANADA) dans lequel du personnel, du matériel et des infrastructures sont

déployées, et doivent être protégées — ce qui nécessite une connaissance de

l’environnement, donc des activités de renseignement. Sans compter bien sûr la préparation

d’opérations exceptionnelles qui impliqueraient directement l’intervention des Forces

canadiennes — dont bien sûr les urgences terroristes potentielles, mission de la Deuxième

Force opérationnelle interarmées (FOI2), troupes de choc anti-terroristes du Canada. Sous

COMCANADA, ni la nature ni l’intensité des opérations de renseignement militaire en

territoire canadien ne sont claires pour l’instant.

Un autre phénomène qui pousse au changement dans la collecte, l’analyse et la

distribution de renseignement militaire est la transformation de l’environnement dans lequel

les Forces canadiennes doivent se déployer. Un des aspects principaux de cette

transformation est la disparition des ennemis étatiques conventionnels, dont bien sûr les

pays du Bloc soviétique, et leur remplacement par un foisonnement sans fin d’ennemis

organisés en groupes minuscules, fluides, sans hiérarchie claire ou base géographique fixe.

Cette multiplication des conflits dits « asymétriques », mais dont les acteurs non-étatiques

disposent tout de même de moyens d’infliger des pertes considérables aux États (dont de

potentielles « armes de destruction massive »), impose un changement dans la conception

même du renseignement militaire et de ses cibles.

3. Séparation et intégration des types de renseignement

La question la plus d’actualité en matière de renseignement est celle du bien-fondé du

cloisonnement des activités et des organismes responsables du renseignement criminel et

du renseignement de sécurité. La problématique de ce cloisonnement se déploie sur deux

fronts : pratique et politique.


23
Côté pratique, la fusion du renseignement criminel et du renseignement de sécurité

est motivée par plusieurs facteurs importants. Premièrement, plusieurs phénomènes ont

motivé un rapprochement des capacités opérationnelles des agences, dont principalement la

criminalité organisée transnationale et le terrorisme (SCRS, 2004). Dans les deux cas il

s’agit de crimes, cible typique d’organismes policiers, et de menaces à la sécurité nationale,

cible des services de sécurité. Selon le SCRS, la criminalité transnationale menace

« l’intégrité des institutions financières du Canada et les principaux secteurs de l’économie

canadienne » (SCRS, 2007), ce qui justifie sont implication dans ce type d’enquête.

Deuxièmement, le fait que les enquêtes en sécurité doivent être transférées du SCRS à la

GRC lorsque des activités criminelles sont en cours, ou prévisibles, crée une fracture dans

le développement de l’enquête. Les Équipes intégrées de la sécurité nationale visent en

partie à palier à ce problème, en assurant une transition plus douce du dossier entre les deux

organisations et la collaboration continue des agents du SCRS, qui en sont la source, avec

ceux de la GRC, qui doivent préparer le dossier judiciaire. Troisièmement, étant donné que

la cause la plus souvent identifiée de l’échec à prévenir les attaques de septembre 2001 est

le manque d’échange, de mise en commun de renseignements entre les services de sécurité

et les organismes policiers, plusieurs rapports d’expertise ont recommandé la fusion pure et

simple de toutes les sources et catégories du renseignement.

Deux problèmes restent pourtant entiers. D’une part, la raison initiale de la séparation

des activités de renseignement, le potentiel d’abus de pouvoir de la part des individus et des

organisations, n’est pas disparue. De nouveaux organismes de surveillance ont été créés

depuis, mais rien ne permet d’assurer qu’ils suffisent à la tâche maintenant, et encore moins

qu’ils y suffiront dans un futur où le renseignement serait unifié. Dans les faits, comme l’a

montré l’affaire Arar, la culture organisationnelle de la GRC ne s’est aucunement réformée


24
et ni les membres individuels, ni l’organisation en tant qu’institution gouvernementale, ne

se sont montrés ouverts au processus d’évaluation et de révision externe de leurs activités

(ce manque de coopération est une récrimination maintes fois répétée par la Commission

des plaintes du public contre la GRC).

D’autre part, subsiste le simple fait que la nature même des activités visées par le

renseignement de sécurité sont fondamentalement différentes de celles qui sont le quotidien

des policiers. Le terroriste a des objectifs, des méthodes, un comportement, une mentalité

qui le différencient du criminel commun (Leman-Langlois, 2007). La manière dont il

constitue son réseau de soutien est différente. L’environnement politique où il évolue est

particulier. Encore une fois, la Commission Arar a souligné à quel point les enquêteurs

aguerris de la GRC restent des novices en matière de politique internationale, de cultures

étrangères, et tout simplement face à la nature du terrorisme. Ceci, en partie parce que le

terrorisme est tout simplement trop rare pour qu’ils en aient une expérience utilisable.

Côté politique, la question principale est celle des atteintes possibles à la vie privée,

dans un monde où des ressources décuplées à la fois au chapitre des budgets, de l’expertise,

de la technologie et des relations internationales sont vouées à la surveillance des

populations. Le mode d’opération du terroriste, qui se confond au citoyen moyen et se

cache dans la masse de gens ordinaires durant de longues périodes de temps, semble

justifier qu’une loupe de plus en plus puissante soit dirigée vers tous les citoyens.

Une question secondaire est celle de la coopération avec des organismes de

renseignement de pays où les droits de la personne ne sont pas respectés. Tous les

principaux services de police et de renseignement reçoivent des informations en

provenance de tels pays, souvent obtenues sous la torture — et peu de règles explicites en

régissent l’utilisation, surtout en matière de sécurité nationale. À l’inverse, lorsqu’on


25
dispose d’informations parfaitement fiables, mais qui devraient normalement mener à la

déportation d’un individu dangereux dans un pays où il sera torturé, la marche à suivre

n’est guère plus claire. La Cour suprême du Canada, dans son arrêt Suresh, a conclu que le

Canada ne devait pas déporter des personnes là où elles risquent la torture ou d’autres

mauvais traitements… sauf dans les cas où la sécurité nationale est en jeu. Notons que

même nos partenaires démocratiques, dotés de chartes de droits, peuvent prendre des

décisions grossièrement inacceptables aux yeux des Canadiens.

Enfin, l’aspect purement financier est également à considérer. Durant les années

1990 les Forces canadiennes, le SCRS et le CST, entre autres, ont vu leurs budgets et

effectifs diminuer sensiblement (dans le cas du CST, après une augmentation fulgurante

dans les années 1980, en partie due aux coûts des super-ordinateurs dont elle avait besoin

— par exemple, l’achat et l’opération d’un seul Cray X-MP11 lui coûta près de 34 millions

de dollars. Bien sûr, cet ordinateur est aujourd’hui vétuste). Depuis 2001, les budgets de

toutes les entités liées au renseignement de sécurité ont été rétablis à leur niveau guerre

froide. En évaluant les divers risques à la sécurité nationale de façon purement objective,

force est de constater que la légitimité de ces dépenses reste à démontrer.

Conclusion

Malgré la distinction établie entre les différentes activités de renseignement, au chapitre de

leur mission, de leur légitimité d’action ainsi qu’à celui des techniques utilisées, force est

de constater qu’il se dessine une tendance à la convergence, surtout justifiée par

l’émergence de cibles prioritaires communes. L’enchevêtrement des activités de

renseignement dans la lutte contre des phenomènes criminels internationaux (criminalité

transnationale et terrorisme) n’est pas propre à la situation canadienne ; c’est un phénomène


26
observable dans plusieurs autres pays industrialisés tels que l’Angleterre, l’Australie et les

États-Unis. En effet, les récentes promulgations de lois anti-terrorisme, suite aux attentats

de septembre 2001, confèrent aux agences policières et aux organismes chargés de la

sécurité de l’État une plate-forme légale permettant de joindre leurs efforts (souvent au cas

par cas) dans des contextes particuliers — notamment le financement du terrorisme, le

controle des flux migratoires et les affaires criminelles atypiques tel que le cas de l’ex-

espion russe Alexander Litvinenko. Bien qu’il soit encore trop tôt pour se prononcer, il

semble que le ciblage des activités criminelles internationales par les forces de sécurité

procure un terrain d’étude fertile dans lequel la distinction cloisonnnée de la « haute » et la

« basse » police, la police politique et la police de l’ordre public, devra être réévaluée.

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