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France

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­Jeudi 17­ août 2023

Enseignement supérieur

Où le classement de Shanghaï Derrière cet effacement des spécificités

mène-t-il l’université française ?


­ ationales, « une nouvelle rhétorique institu-
n
tionnelle » s’est mise en place autour de
l’« économie de la connaissance ». « On ne
parle plus de “l’acquisition du savoir”, trop
marquée par une certaine gratuité, mais de
“l’acquisition de compétences”, efficaces,
­directement orientées, adaptatives, plus en
En vingt ans, le palmarès créé en 2003 et dont les résultats 2023 phase avec le discours économique et mana-
gérial », concluait le chercheur.
ont été publiés mardi a façonné une idée de l’« excellence » jamais débattue. A y regarder de plus près, Shanghaï et les
autres classements internationaux influents
Des universitaires appellent à définir « une vision du monde du savoir » que sont les palmarès britanniques QS World
University Rankings (QS) et Times Higher
propre au service public qu’est l’enseignement supérieur français Education (THE) valorisent des pays dont les
fleurons n’accueillent finalement qu’un
­effectif limité au regard de leur population
étudiante et du nombre total d’habitants. Le
aNALYSE ­ ppels à ­projets organisés par l’Etat pour dis-
a
tribuer d’importants investissements pu-
seure à Paris-VIII définit l’université comme
« inconditionnelle, en ce qu’elle peut repenser
poids réel des « universités de prestige » doit
donc être relativisé, y compris dans les pays
blics (IDEX, I-SITE, Labex, PRES, Comue), jus- le monde, l’humanité, élaborer des utopies et arrivant systématiquement aux tout

D
es universités à la renom- qu’en 2018, avec le nouveau statut d’établis- des savoirs nouveaux ». Or, « vingt ans après, ­premiers rangs dans les classements.
mée mondiale qui attirent sement ­public expérimental (EPE). Toutes force est de constater que ce texte reste un
les meilleurs étudiants, les ces tactiques politiques apparaissent ­objet non identifié, et que rien dans le paysage Le cas des États-Unis
chercheurs les plus quali- comme autant de stigmates français du pal- universitaire mondial ne ressemble à ce qu’il Pour en rendre compte, Le Monde a listé les
fiés et les partenaires marès chinois. projette, regrette Fabienne Brugère. Les gran- 80 universités issues de 16 pays qui figu-
­financiers les plus magna- Ces grandes manœuvres ont été orches- des universités américaines que nous admi- raient en 2022 parmi les 60 premières des
nimes : depuis l’avènement des classe- trées sans qu’une question fondamentale rons et dans lesquelles Derrida a enseigné classements QS, THE et Shanghaï. Grâce aux
ments internationaux dans l’enseignement soit jamais posée : quelle est la vision du sont habitées par la société de marché ». sites Internet des établissements et aux
supérieur, il y a vingt ans, la quête d’une monde de l’enseignement supérieur et de la Ironie du sort, c’est justement l’argent qui ­données de Campus France, le nombre total
­certaine idée de l’« excellence » a intégré le recherche que véhicule le classement de « coule à flots » qui garantit dans ces établis- d’étudiants dans ces universités a été relevé,
vocabulaire universitaire, jusqu’à se muer Shanghaï ? Lorsqu’il a été conçu, à la sements de l’hyperélite des qualités d’études et mis en comparaison avec deux autres
en un projet politique. ­demande du gouvernement chinois, le et de bon encadrement ainsi qu’une admi- ­statistiques : la démographie étudiante et la
En France, en août 2003, la première ­palmarès n’avait qu’un objectif : accélérer la nistration efficace… Autant de missions que démographie totale du pays.
­édition du classement de Shanghaï, qui ­a pu- modernisation des universités du pays en y le service public de l’université française Le cas des Etats-Unis est éclairant : ils arri-
blié mardi 15 août son édition 2023, a été un calquant les caractéristiques des grandes peine tant à remplir. « La scholè, le regard sco- vent à la 10e position sur 16 pays, avec seule-
coup de tonnerre : ignorant les subtilités universités nord-américaines de l’Ivy lastique, cette disposition à l’étude, ce temps ment 6,3 % des étudiants (1,2 million) dans
­administratives hexagonales et la triparti- ­League, Harvard en tête. On est donc très privilégié et déconnecté où l’on apprend n’est les 33 universités classées, soit 0,36 % de la
tion entre universités, grandes écoles et loin du modèle français, où, selon le code de Lorsqu’il a été possible que parce que la grande machine ca- population américaine. Singapour se place
­organismes de recherche, le palmarès l’éducation, l’université participe d’un pitaliste la fait tenir », déplore Mme Brugère. en tête, qui totalise 28,5 % des étudiants ins-
n’avait distingué dans son top 50 aucun des ­service public de l’enseignement supérieur.
conçu, En imposant arbitrairement ses critères crits (56 900 étudiants) dans les huit univer-
fleurons nationaux. Piqués au vif, les à la demande (fondés essentiellement sur le nombre de sités de l’hyperélite des classements, soit
­gouvernements successifs se sont engouf- « Société de marché » ­publications scientifiques en anglais, de prix 0,9 % de sa population. Suivent Hongkong,
frés dans la brèche et ont cherché les outils Pour la philosophe Fabienne Brugère, la du gouvernement Nobel et de médailles Fields), le classement avec 60 500 étudiants dans quatre universi-
pour se conformer aux standards. En 2010, le France continue, comme la Chine, de « rêver de Shanghaï a défini, hors de tout débat tés (20,7 % des étudiants, 0,8 % de sa popula-
président de la République, Nicolas Sarkozy, aux grandes universités américaines sans être
chinois, ­démocratique, une vision normative de ce tion), et la Suisse, avec 63 800 étudiants dans
avait fixé à sa ministre de l’enseignement capable d’inventer un modèle français avec le palmarès n’avait qu’est une « bonne » université. La recherche trois ­établissements (19,9 % des étudiants,
­supérieur, Valérie Pécresse, un objectif une vision du savoir et la perspective d’un qui y est conduite doit être efficace économi- 0,7 % de sa population).
­précis : placer deux établissements français bonheur public ». « N’est-il pas temps de qu’un objectif : quement et permettre un retour sur inves- Avec 98 600 étudiants dans quatre universi-
dans les 20 premiers mondiaux et 10 parmi ­donner une vision de l’université ?, s’interro- tissement. « Il ne peut donc y avoir ni usagers tés classées (Paris-Saclay, PSL, Sorbonne Uni-
les 100 premiers du classement de Shanghaï. ge-t-elle dans la revue Esprit (« Quelle univer- accélérer ni service public, ce qui constitue un déni de versité, Institut polytechnique de Paris), la
La loi relative aux libertés et responsabili- sité voulons-nous ? », juillet-août 2023, la modernisation réalité, en tout cas pour le cas français », rele- France compte 3,2 % des étudiants dans l’hy-
tés des universités, votée en 2007, portait 22 euros). J’aimerais proposer un regard vait le sociologue Fabien Eloire dans un arti- perélite universitaire mondiale, soit 0,1 % de
alors ses premiers fruits, présentés en per- ­décalé sur l’université, laisser de côté la ques- des universités cle paru dans la revue L’Homme & la société, la population totale. La Chine arrive dernière :
sonne par Mme Pécresse, en juillet 2010, aux tion des alliances, des regroupements et des en 2010. Est-il « vraiment raisonnable et sé- 255 200 étudiants sont inscrits dans les cinq
professeurs Nian Cai Liu et Ying Cheng, les moyens, pour poser une condition de sa gou- du pays rieux de chercher à modifier en profondeur le universités distinguées (Tsinghua, Peking,
deux créateurs du classement. Les incita- vernance : une vision du monde du savoir. » système universitaire français pour que quel- Zhejiang, Shanghai Jiao Tong et Fudan), ce qui
tions aux regroupements entre universités, Citant un texte du philosophe Jacques ques universités d’élite soient en mesure de représente 0,08 % de sa ­population étudiante
grandes écoles et organismes de recherche ­Derrida paru en 2001, deux ans avant le monter dans ce classement ? », questionnait et 0,018 % de sa population totale. p
ont fleuri sous différents noms au gré des ­premier classement de Shanghaï, la profes- le professeur à l’université de Lille. Soazig Le Nevé

Paris-Saclay de retour parmi les quinze premiers établissements


Dans la liste des 1 000 universités figurant au classement final, les américaines dominent toujours et vingt-sept sont françaises

P our ses vingt ans d’exis-


tence, le classement de
Shanghaï 2023, publié
mardi 15 août, livre des résultats
sans surprise majeure : l’univer-
jours largement cette hiérarchi-
sation des universités.
La première université non
anglo-saxonne à figurer au classe-
ment est française : Paris-Saclay,
cheurs les plus cités dans leurs
disciplines (20 %), le nombre d’ar-
ticles publiés dans les revues Na-
ture et Science (20 %), le nombre
d’articles indexés dans Science
Pour se conformer aux canons
d’un classement qui n’avait
­distingué, lors de sa première
­édition en 2003, aucun établisse-
ment français parmi ceux qu’il
tionaux. Paris-Saclay, en regrou-
pant l’ex-université Paris-Sud,
quatre grandes écoles (AgroParis-
Tech, CentraleSupélec, l’Ecole
normale supérieure Paris-Saclay,
­ niversités Paris-Descartes et
u
­Paris-Diderot et du rattachement
de l’Institut de physique du globe,
qui remonte de dix positions
(68e), une « progression remar-
sité américaine Harvard domine qui gagne une place par ­rapport à ­Citation Index et Social Sciences Ci- désignait comme les 50 meilleurs l’Institut d’optique Graduate quable », note le ministère.
pour la vingt-et-unième fois le 2022 et se hisse en ­quinzième tation Index (20 %) et, enfin, la per- mondiaux, les gouvernements School) et sept organismes Comme en 2022, les universités
palmarès international. Créé ­position, devant l’américaine formance académique au regard français successifs ont mené des ­nationaux de recherche, héberge Grenoble-Alpes et de Strasbourg
en 2003 par l’université chinoise ­Johns-Hopkins, qui cède deux de la taille de l’institution (10 %). politiques – dont le sens interroge ainsi 48 000 étudiants et, avec se maintiennent entre la 101e et la
Jiao-Tong, ce classement, qui a ­places. Créée début 2020 sous le La qualité de l’enseignement, le toujours aujourd’hui – encou­- 9 000 chercheurs et 230 labora- 150e place, tandis que celle d’Aix-
­examiné plus de 2 500 établisse- nouveau statut d’établissement taux de réussite des étudiants ou rageant les regroupements d’éta- toires, représente 13 % du poten- Marseille recule dans la catégorie
ments pour en distinguer 1 000, expérimental – dont elle devrait le taux d’insertion des diplômés blissements d’enseignement tiel français de recherche. 151-200e aux côtés de Montpellier.
est centré sur les activités de progressivement ­sortir pour ne font pas partie des éléments ­supérieur, destinés à leur donner Suivent les universités Claude-
­recherche en sciences dures. prendre celui de « grand établisse- considérés pour ce classement, suffisamment d’envergure pour Labels d’excellence Bernard-Lyon-I, de Bordeaux et
Comme en 2022, Harvard est ment » d’ici à 2025 –, l’université régulièrement critiqué pour les figurer dans les palmarès interna- « En classant douze des seize éta- de Lorraine, entre la 201e et la 300e
­suivie de deux de ses compa­- francilienne avait intégré le clas- critères qu’il impose à la défini- blissements issus de la politique de place. Les universités Côte d’Azur
triotes, l’université Stanford et le sement à la 14e place la même tion d’une « bonne » université. regroupement (…), le classement (301-400e) et Rennes-I (401-500e)
Massachusetts Institute of Tech- ­année (13e en 2021), devenant le Parmi les 1 000 établissements La qualité de de Shanghaï valorise ainsi le succès montent de deux catégories tan-
nology (MIT), puis de l’université premier établissement d’ensei- figurant au classement final, des nouveaux modèles d’universi- dis que Poitiers réintègre le clas-
de Cambridge, l’une des deux gnement supérieur français à vingt-sept sont français (plus d’un l’enseignement, tés françaises », a estimé Sylvie sement (801-900e).
­institutions britanniques à figu- ­intégrer le top 15, toutes discipli- tiers des universités du pays), un ­Retailleau, qui dirigait l’université Sur les vingt-sept établissements
rer, avec celle d’Oxford (7e), dans nes confondues. de moins qu’en 2022. Ils sont en le taux de réussite Paris-Saclay avant d’être nommée français classés, quatorze – dont
les quinze premiers rangs. revanche dix-huit parmi les ministre de l’enseignement supé- les douze premiers – sont parmi
Pour la première fois, note la Regroupements encouragés 500 premiers, deux de plus que
des étudiants ou le rieur et de la recherche en 2022. les dix-sept bénéficiaires des la-
­société de conseil ShanghaiRan- Pour classer les universités, lors de l’édition précédente. « Ce taux d’insertion des Aux côtés de Paris-Saclay, trois bels « initiatives d’excellence » ou
king, chargée du palmarès ­depuis ­ShanghaiRanking se fonde sur six palmarès 2023 valorise cette année autres universités franciliennes « initiatives science-innovation-
2009, dans son communiqué, la ­critères : le nombre de Prix Nobel encore à l’international l’investis- diplômés ne font pas s’inscrivent dans le top 100 : Paris territoires-économie » leur oc-
Chine compte davantage d’éta- et de médaillés Fields parmi les sement des chercheurs et ensei- Sciences et lettres (PSL), qui perd troyant des dotations ­publiques
blissements au classement (191) anciens élèves (10 % du score fi- gnants-chercheurs français », a sa- partie des éléments un rang (41e), Sorbonne Univer- annuelles de plusieurs millions,
que les Etats-Unis (187). Mais avec nal), le nombre de Prix Nobel et de lué la ministre de l’enseignement considérés pour sité, qui recule de trois places voire plusieurs dizaines de mil-
douze des quinze noms de tête, médaillés Fields parmi les cher- supérieur, Sylvie Retailleau, dans (46e), et l’université Paris Cité, lions d’euros chacun. p
ces derniers prédominent tou- cheurs (20 %), le nombre de cher- un communiqué publié mardi. ce classement fruit de la fusion, en 2019, des Éléa Pommiers

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