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Prologue.

Le sentiment que j'éprouve pour Oujda est


ressenti par tout être humain pour son lieu natal. S'il y a
passé son enfance, je crois. Avec l'âge, avec le
changement qui intervient continûment dans les mœurs,
dans la société, dans les progrès technologiques, le retour
à l'enfance constitue une sorte de protection contre
l'agression de la «civilisation.» Prenons pour l’exemple
le simple téléphone. De notre temps, il était une réelle
curiosité. Il était inaccessible ou disons, on ne pensait
pas, mais pas du tout, à se connecter au réseau
téléphonique. On n'utilisait pas le téléphone. On n'avait
pas besoin du téléphone. Le téléphone arabe fonctionnait
si bien!
Actuellement, un mioche de trois ans sait déjà ce
qu'est un téléphone mobile. À six ans il est capable
d'envoyer des messages SMS! C'est dire que la
déshumanisation avance proportionnellement à la vitesse
des découvertes scientifiques!
Au milieu de cette atmosphère on ne peut plus
angoissante, l'enfance est un havre de quiétude.
Jusqu'à un certain moment, l'enfance reste un film
qui se déroule, à la demande, par évocation ou par
association de situations, en images flashées; les signes
ne sont que figuratifs. Il faut attendre quelques années et
beaucoup de lectures pour accumuler le vocabulaire
nécessaire à une relation par le verbe, relation qui peut
être proposée à la lecture des autres. Cela participe
surtout, d'une volonté de partager les heurs et les
tristesses pour ne pas dire malheurs, de notre enfance
avec d'autres gens, qui ont, certes, vécu eux aussi une
enfance mais autrement.
Est-ce si important de revivre quelques bribes de
son enfance, finalement quelques pans de la vie, de notre

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vie - que nous avons vécue avec nous-même mais aussi et
surtout, avec d’autres gens, beaucoup d’autres gens.
Les gens qui vous connaissent adulte se sont peut-
être posé la question de l’équation dont vous êtes le
résultat. Dans le meilleur des cas, ils vous prennent tel
que vous semblez être. Ce faisant ils vous connaissent ;
en fait ils croient vous connaître. Souvent, par générosité,
ou tout simplement parce qu’ils ne veulent pas ou ne
peuvent pas approfondir la recherche de votre
personnalité, ils se suffisent de leur perception
phénoménologique..
Revenir à son enfance n’est rien moins que se
livrer – d’abord à soi-même - et livrer les matériaux qui
vous ont façonné tout au long des jours. Le temps n’est
pas une simple progression arithmétique ni géométrique
de jours ou d’événements. Le temps passé devient cette
aire spatio-temporelle nimbée d’émotions et de
sentiments, que vous voyez lorsque, dans un moment
d’extrême lucidité et si vous avez écarté toute censure
rédhibitoire - vous tournez la tête pour regarder derrière
vous.
Je vous invite à prendre avec moi la machine à
remonter le temps pour revenir un peu plus de soixante
ans en arrière.

Oran le 26 avril 2011


A.H.
.

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Aharrach

Nous avons toujours habité Aharrach, l’un des


quartiers sur lesquels s’adosse la ville moderne. Situé à
l’intérieur de la Muraille qui ceint la médina, près de
Bâb-El-Gharbi (la porte de l’ouest) muraille derrière
laquelle s'étendt le jardin public, prolongé par les
abattoirs municipaux. Cette muraille ressurgit, à la fin du
Cours Varnier, à l'approche de Derb El Arabi et s’ouvre,
par une porte de moyenne dimension, sur la place
commerçante d'Oujda. Suivons la muraille : elle
contourne cette grouillante place et s'en va, passant par la
place Sidi Abdelwahab où se dresse une porte aussi
imposante que celle de Bâb El Gharbi, jusqu’à la place
du Maroc, la célèbre place des autocars. Cette place
comme beaucoup d’autres endroits qui seront évoqués
ici, fait partie de l'imaginaire collectif des oujada, les
oujdis. D’ailleurs, qui, parmi les anciens, ne se souvient
de cet appel lancé par des crieurs/rabatteurs
professionnels, aux voyageurs qui noircissaient la
Place du Maroc, « Ahfir, Berkane, Sidi Mimoun,
yallaaah !! (Littéralement ô ! Allah, mais dans le sens
allons-y !!) »
La place Sidi Abdelwahab comme la place Jamâa
Lefna de Marrakech se transformait,, les soirs, comme
par enchantement, en un grand lieu de boustifaille. Des
dizaines de tables s'alignaient, côte à côte et, éclairées par
des quinquets artisanaux ou usinés, proposaient toutes

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sortes de casse-croûte protégés d’une éventuelle pluie par
des bannes. Les gargotiers s'égosillaient à qui mieux
mieux, pour attirer la clientèle et liquider leur
marchandise contre laquelle l'on nous mettait tout le
temps en garde. Mais bon! L'interdiction a-t-elle jamais
empêché quoi que ce soit…
Aharrach c’est Licoul lbali, l’antique école, en
fait, l’école urbaine avec, face à son portail central,
L’banca, (la banque) qui n’existe plus, en tant que telle,
depuis des temps immémoriaux. Quand, âgé de cinq six
ans, je me mis à fréquenter la place de la banque,
l’édifice servait d’État-major pour l’armée française à
Oujda. Il le restera jusqu’à l’Indépendance du Maroc,
date à laquelle les autorités marocaines le transformeront
en Dar Attalib (la Maison de l'étudiant) un centre
d’hébergement pour les étudiants de la province qui
suivaient les cours de l’annexe de la Qarawiyyin, la
célèbre Université de Fès.
Aharrach, une longue rue, la Rue Ouled Aissa,
venant de Bâb El Gharbi et qui, après avoir opéré, en
contrebas, à droite, une ouverture pour l’accès au petit
quartier L’gasba (La Casbah) longe l’école Sidi Ziane
et va jusqu’à Sqaqi Tlata, les célèbres Trois Fontaines
situées près de l’école de filles et adossées à la Grande
Mosquée.
Les rares véhicules qui rentraient dans Aharrach,
le faisaient en passant sous la Porte, Bâb El Gherbi. Ceux
qui en sortaient remontaient jusqu’à la Porte mais
bifurquaient obligatoirement à droite pour aller après
avoir dépassé la salle du cinéma Le Maghreb, tout
droit vers le quartier Oued En Nachef, à droite vers la
Ville européenne, ou à gauche vers Bâb Sidi
Abdelwahab. Ces véhicules ne dépassaient pas la place El
banca. Très très rarement ils allaient vers la Grande
Mosquée.
Lorsque, après l’indépendance du Maroc, le Pacha
d’Oujda venait accomplir la prière du Vendredi à la
Grande Mosquée, sa voiture passait par El Gasba,
s’arrêtait non loin de la petite porte latérale de la
mosquée, la plus discrète et par là, il y entrait.
De Bâb El Gherbi, la Médina commençait par la
Salle Marcel Cerdan où nous allions voir s’entraîner

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quelques jeunes boxeurs qui se faisaient la main sur des
punching-balls ou sautaient à la corde, bien mieux que la
plus douée des filles - jouer à la corde ne se conjuguant,
pour nous autres garçons, qu'au féminin. Durant le mois
de carême, la salle devenait le théâtre de longues veillées
culturelles où les questions/réponses constituaient entre
les chansons, des intermèdes qu’attendaient collégiens et
lycéens avec beaucoup d’impatience.
Ces soirées ont continué jusque dans les années
soixante, lorsque les Scouts Hassaniens ont investi cette
salle.
Sur le trottoir d’en face, quelques maisons, un
assez long passage formé par le mur arrière de la banque
et, un peu plus loin, une minuscule école coranique, à
l’intérieur du mausolée de Sidi Ziane puis, une mini
esplanade ombragée où se trouvait le bureau de Cheikh
l’houma, le représentant du Makhzen dans le quartier, et
enfin des toilettes et une fontaine makhzen ou selon la
formule consacrée, saqqayat l'beylek, fontaine du
beylicat ; même si les Ottomans n’ont jamais gouverné le
Maroc !
Les toilettes étaient dotées d’assiettes turques,
comme de bien entendu, mais, à la manière des latrines
des châteaux du Moyen-Âge français, sauf que les fèces
tombaient, quelque deux mètres plus bas, dans une
rivière souterraine artificielle.
De cette fontaine, ba Moussa, avec sa djellaba
remontée tout le temps jusqu’aux genoux, portait l’eau à
de nombreux foyers, dont le nôtre mais pour nous,
jusqu'à la fin de l’année 1952 seulement. A cette date, des
travailleurs sont venus, rue Sidi Ziane, nous rentrer l’eau.
Ils creusèrent devant chez nous un grand trou, puis ont
ramené des tubes, une montre d’eau, un compteur qu’ils
ont placé dans une niche pratiquée dans le mur.
Ils avaient un drôle d’appareil qui tenait sur un
trépied et qui arrivait à couper des tuyaux en fer ! Je
n’oublierai jamais ce jour où, revenant de l’école, je
trouvai mère debout près d’un robinet jaune brillant.
Quand elle me vit, elle l’ouvrit avec un sourire en coin,
et, ô miracle ! L’eau se mit à couler dans un seau posé
lui-même dans le çarij, petit bassin construit la veille, au
dos de la salle d’eau, les toilettes dont la porte donnait

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sur celle de l’entrée. Mère ferma le robinet et m’invita à
l’ouvrir à mon tour. Je courus chercher un verre, le
remplis, le soulevai et contemplai l’eau à contre jour.
Elle était aussi limpide que celle de Oued Sidi-Yahia aux
premières lueurs du jour. Je bus tout le verre. Un vrai
miracle et un réel délice !
Aharrach est un entrelacs de venelles non
asphaltées : nos orteils portaient, à longueur d’année les
marques de leur contact avec les pierres recouvrant ces
étroits passages. Cette étroitesse n’empêchait pas la
charrette des éboueurs de passer quotidiennement pour la
collecte des ordures. Souvent, une fois arrivé devant chez
nous, le conducteur ordonnait au cheval, très lent mais
vigoureux1, de s’arrêter : chaa ! Bijo2 ! Et de me
demander de l’eau pour lui et son équipe. De temps en
temps, je leur sortais une cafetière et des tasses. Pour le
cheval, jamais rien : il portait toujours un havresac.
De la place de la banque, la ruelle où nous avons
habité, entre cinquante-quatre et soixante-deux, Zenqat
Cheikh Ali, s’enfonçait - après avoir croisé Derbetouil, la
rue Longue - dans Aharrach pour aller rejoindre une autre
ruelle, la Rue Jamaa Taha, qui menait à Jamâa Dalia en
passant par ferrane El ‘Aouina (le four El ‘Aouina).
Derb ettouil profitait de la renommée de Larbi que tout
Oujda appelait Douiba, le crieur public de la ville,
toujours drapé dans une gandoura gris souris, pommelée
de taches de gras.
Toutes les ruelles de Aharrach s’ouvraient, çà
et là sur des impasses. Leur caractéristique commune :
l’absence d’éclairage. En effet, la nuit, il nous fallait, tel
Poil de Carotte, beaucoup de courage et la peur de la
mère pour y foncer faire quelque commission, au milieu
des ténèbres angoissantes. Comme par hasard, les
histoires que vous entendiez d’une demi-oreille sur la
vache aux mille chaînes et sur Tergou3, choisissaient ce
moment pour s’imposer à vous, avec une insistance à
vous tétaniser !

1
Que nous appelions awd Larmod, cheval de l’armée ? cheval
normand ?
2
Les sons u et ou ne s’acquéraient qu’à l’école
3
Une goule – une sorte de succube - qui a participé à la socialisation
des enfants du Maghreb, jusqu’aux années cinquante, du moins.

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La rue Cheikh Ali était importante, non parce
qu’on y a habité, mais plutôt grâce à la zaouïa de Sidi
Abderrahmane qui s’y trouvait. Contrairement aux autres
zaouïas, celle-la n’avait pas de mokaddem, pris dans le
sens vicarial. Le propriétaire, au sens foncier du terme,
n’avait pas voulu avoir de disciples ni d’adeptes. Il
n’avait pas voulu constituer une confrérie. Un coin, le
sens littéral du mot zaouïa, une modeste mosquée, mais
sans muezzin, et qui avait la particularité de
communiquer avec la maison du cadet de ses fils.
Ce lieu, que nous avons toujours appelé zaouïa,
s’animait quelque dix jours avant chaque Mawlid nabawi
(naissance du Prophète Mohammed.) Après la prière du
‘Asr (l’après-midi) beaucoup de gens s’y rencontraient
pour réciter - ou lire pour ceux qui n’arrivaient pas à
apprendre et qui savaient lire – de la poésie élégiaque à
l'endroit du Prophète. Les textes consacrés en la
circonstance restent la Hamzia et la Bourda4. Après quoi,
Si Mohammed, l’imam de Jamâa Dalia dont il sera
question plus bas, nous lisait du livre de Sidi Laroussi,
des relations de quelques miracles réalisés par le
Prophète.
Les récitants s’asseyaient en demi – cercle face à
l’assistance. Sur le côté, attendait le nécessaire pour le
thé.
Un réchaud, un plateau en noqra (l'argent dans
notre langue dialectale) ou en cuivre, pour la théière et
les verres, un autre pour la menthe, le thé et le sucre. Le
sucre était conditionné dans une rbî‘ya une boîte
métallique avec des dessins divers et dont le couvercle se
ferme grâce à un moraillon qui s’incruste dans un taquet
fixe. Pour le thé, le zenbyl, une boîte oblongue, de la
forme d’un parallélogramme avec, comme ouverture un
goulot sphérique que le capuchon recouvre entièrement
pour empêcher l’air de pénétrer et de corrompre le

4
Hamzia : poème dont la rime se termine par une hamza (‫)ء‬
Borda : poème appelé ainsi car, il semblerait que lorsqu’il l’a
terminé, le poète Al Boçaïry a vu en rêve, le Prophète le recouvrir de
sa bourda, une sorte de djellaba pour homme.

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parfum du thé. L'incontournable ba Hammou que vous
rencontrerez plus tard, préparait le thé.
L'air s'embaumait du parfum du thé et de la
menthe, mais aussi des senteurs du jawi l’makkawi, du
benjoin de La Mecque et de l’encens, senteurs qui
montaient du couvercle ajouré d'une cassolette. Douiba
prisait le rôle du thuriféraire : il prenait l’encensoir et
passait, précédé par son bedon, à travers les rangs, en le
balançant pour une meilleure propagation des odeurs.
L’atmosphère était rendue plus agréable par les volutes
odorantes de 'Oud laqmari, l'agalloche, dont quelques
bâtonnets, plantés dans des tubercules de pomme de terre,
égayaient l’espace. Ces aromates se retrouvaient dans
tous les foyers.
La maison de la rue Cheikh Ali a été aussi le
berceau de mes premières amours. Je puis vous assurer
que j’aurais été mille fois heureux n’était la surveillance
très vigilante de mère ! La pauvre S. resta plus d’une
semaine sans frapper à notre porte quand, me sachant à la
maison et mère en train de faire la sieste, elle s’annonça
par de légers coups sur la porte. Je courus lui ouvrir mais,
mais par un miracle extraordinaire, mère m’entendit
retirrer le verrou. Dieu sait si j’avais pris mes précautions
pour l’empêcher de grincer ! Elle me demanda qui
arrivait je n’eus d’autre ressource que de dire la vérité.
Elle nous enveloppa alors, ensemble, dans un chapelet
d’atroces injures. S. détala comme un lièvre et je refermai
la porte, triste comme M. Seguin.
Cependant, revenons à notre quartier. Les ruelles
à Aharrach, à l’instar de toutes les ruelles des quartiers
environnants tel Oued l’Gadi, Ahl jaamel etc. étaient,
comme de bien entendu, étroites et non asphaltées. Elles
étaient éclairées au minimum. L’ampoule ne devait pas
avoir plus de vingt-cinq bougies d’ampérage. Les
poteaux étaient disposés avec parcimonie. La rue Cheikh
Ali opère un arc de cercle exactement entre le numéro 9
et le numéro 11, notre maison. L’Administration a jugé
utile de placer un poteau dans cette encoignure. Aussi
avions-nous un éclairage, blafard, certes, mais
permanent. Sauf lorsque l’ampoule rendait l’âme ou
quand une main aussi malveillante que précise la
réduisait en fins morceaux. La rue restait alors dans le

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noir pour quelque temps. Et puis arrivaient des employés
de Daraddaw (la Maison de l’Electricité.) D’une sacoche,
ils tiraient une grimpette, une sorte de patins prolongés
par une faucille à crampons. L’un d’eux s’en chaussait,
les attachait avec une lanière comme pour des spartiates,
s’approchait du tingraphe, du poteau électrique, d’une
démarche de canard, passait un ceinturon derrière le
poteau et derrière son dos, fermait la boucle et amorçait
l’escalade. Les crampons mordaient sur le bois et le
travailleur montait, montait une jambe puis l’autre,
jusqu’au niveau de l’ampoule. Nous étions admiratifs
devant son courage et sa dextérité. Après l’opération,
nous étions chargés de surveiller si la lampe s’allumait
ou non, la nuit venue.
Enfants, nous jouions souvent dans l’espace
l’banca même si notre disposition de cette place a été
tributaire, jusqu’à la fin de l‘année cinquante-cinq, de la
situation politique. En effet, cette banca ayant été le siège
de l’Etat-Major – bien indiqué par un panneau fixé en
face de saqqayat l’baylek – nos mouvements n’étaient
pas toujours libres. Tant que Mohammed Ben Youssef,
futur Mohammed V, roi du Maroc, était exilé à Madame
Gascar5, il nous était interdit d’approcher l’édifice.
D’ailleurs des chevaux de frise et des soldats toujours en
nombre, en barraient l’accès.
Des jeeps et des voitures Peugeot 203, couleur
vert militaire, arrivaient et repartaient continuellement.
Souvent, nous nous mettions en face, accotés au mur
de l’école - mais à l’intérieur ! - et jouissions du
spectacle des soldats de faction, présentant les armes aux
gradés. Quand il s’agissait d’une Citroën traction, d’un
noir étincelant, l’accueil des militaires était autre. Le
spectacle aussi. Les soldats étaient plus nombreux,
bardés de leurs beaux baudriers et, sur la tête des képis
blanc et rouge ce qui leur conférait une allure martiale.
Leur chef descendait la volée de marches pour leur
crier : amsulépauauaul !!! … Présentéééééééééééz am !!
Et les soldats de placer leurs fusils sur leurs épaules
puis, la crosse posée sur la main droite alors que la
gauche se figeait, paume en bas, pouce tendu, au milieu

5
Ainsi la vox populi appelait Madagascar.

10
du fusil, tout près du pontet. Nous attendions toujours la
chute d’un képi ou deux, tant les soldats relevaient la tête
mais, nous n’avons jamais pu voir ce qu'il adviendrait
dans ce cas. Ces lalijou (légionnaires) nous inspiraient
une telle peur ! Je me rappelle, un dimanche matin, je
sortais de chez nous pour aller jouer. Quand j’atteignis la
petite porte de l’école urbaine, je vis un lalijou longer la
maison de ‘ammi sarjane, le gardien de l’école. J’eus très
peur et m’arrêtai, prêt à rebrousser chemin vers les murs
protecteurs de la maison. Lui aussi s’arrêta- en face des
maisons, du tisserand et de l’épicier. Quel courage !! - se
retint d’une main au grillage ceinturant l’école et se mit à
nettoyer naturellement le muret qui était, du reste, tout le
temps couvert de graffitis divers.
Après Novembre 55, et le retour du Roi à Rabat,
le va-et-vient devint beaucoup plus sporadique et le
nombre des militaires diminua. Les chevaux de frise, en
nombre très réduit, n’étaient plus gardés que par quelques
Saligane, des tirailleurs sénégalais. Un jour, l’un d’eux
nous demanda de l’accompagner derrière l'État-Major.
Une fois loin des oreilles indiscrètes, il se mit à nous
réciter, avec l’accent bien particulier de la région
subsaharienne, la sourate de la Fatiha6. Devant notre
étonnement, il nous déclara être de confession
musulmane. Nous comprîmes, à posteriori, son
indulgence à notre égard.
Aharrach, a été le lieu de mon premier contact
avec le cinéma.
Par un doux après-midi, alors que la nuit
estompait doucement mais irrémédiablement le jour, nous
terminions un match de foot quand, nous fûmes surpris
de voir une estafette blanche s'avancer puis, une fois au
beau milieu de la place, de notre terrain, s'arrêter. Nous
fûmes beaucoup plus intrigués que courroucés de ne
pouvoir terminer la partie. Le passager - il portait une
blouse blanche - descendit rapidement et nous demanda
de ne pas partir: Restez! Ne partez pas! Vous ne voulez
pas voir Charlot? Les ouah! ouah! (oui! oui!) fusèrent de
partout.

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Première sourate du Coran et dont la lecture est obligatoire pour
toutes les génuflexions de toute prière.

11
Je courus à la maison informer ma mère et
l'avertir que j'allais rentrer en retard.
_ Çilima ! Çilima !
Mon frère et mes sœurs m'accompagnèrent. Nous
vîmes, à une bonne distance du véhicule, un écran
dressé sur un support, face au hayon relevé du véhicule.
Cet écran déjà nous intriguait.
Nous nous assîmes finalement, bien sagement,
entre l'écran et l’estafette. Au milieu de celle-ci, sur le
plancher, le chauffeur montait une table. Après quoi, il
sortit d'un grand carton, un drôle d'appareil qu'il plaça
sur la table.
En regardant l'écran, il régla la hauteur de
l'objectif. Une fois cette opération terminée, sous nos
yeux grands ouverts, il brancha des fils et lança le rouleau
à l’extérieur, mit pied à terre, prit le rouleau du câble,
alla derrière, c'est-à-dire vers le nez camus du véhicule,
tripota quelques bidules et… nous entendîmes le bruit
d'un moteur! Il remonta, se plaça derrière l'appareil et
l'alluma. Miracle! Un faisceau de lumière illumina
l'écran! Beaucoup de foyers alentour s’éclairaient encore
à la lampe à pétrole et voilà de l’électricité produite sans
aucune attache avec tingraphe ! Nous étions tellement
subjugués que nous ne quittions pas l'écran des yeux!
Quelques instants plus tard, il s'anima de noir puis fut
zébré d'éclairs puis… de l’écriture que quelques surdoués
tentaient de lire à voix haute et .. Charlot apparut! Nous
avions déjà entendu ce nom comme celui de Bidabot7
mais de le voir en chair et en os c'était tout simplement
merveilleux! Inimaginable! Replongez jusqu’aux années
cinquante et vous concevrez aisément la chose 8. Le
vitrier, précédé par son fils tireur de vitres, nous reste en
mémoire. Toute la place riait ! Nous nous roulions par
terre ! Même les grands, assez nombreux et dont

7
(Bud Abbot ; l’avertisseur de l’ambulance, pour nous, scandait
bidabot ! bidabot ! bidabot !
8
En ce temps béni, notre culture cinématographique se réduisait à
une information – c’est bien après qu’on lui restituera son statut de
blague – comme quoi un campagnard, brûla (sic) l’écran après
avoir lancé sa sandale contre le chef des abandes (de la bande), pour
porter aide et assistance au héros du film.

12
quelques femmes, se donnaient des tapes sur la cuisse ou
frappaient une main contre l’autre! Après les diverses
performances de Charlot, l'homme à la blouse blanche
prit la parole et pria l'assistance de rester regarder un
documentaire sur la campagne de vaccination qui allait
bientôt être lancée. Personne ne partit. Vous vous
rendez compte! Du cinéma à domicile! Personne ne
pouvait rater cela ! Après le documentaire, l'infirmier
nous demanda, en insistant fort auprès des parents
présents, de nous faire vacciner. Les Oujdis de ce temps-
là, gardent toujours, sur le bras, la trace indélébile d'un de
ces nombreux vaccins! Une autre fois, à l'occasion d'une
autre campagne de vaccination ou tout simplement, de
sensibilisation sanitaire, l'on nous projeta un film dont
l'histoire était tirée de la fable de La Fontaine, Le
laboureur et ses enfants.
Aharrach a été le lieu où j’ai, sans coup férir,
ressenti, bien des fois, de la fierté, grâce à mon jeune
frère Abderrahmane. Personne ne lui a jamais appris à se
contorsionner ! Personne ne lui a jamais appris à se tenir
en équilibre et à marcher sur ses mains ! Et pourtant, il le
faisait ! Ce qu’ayant découvert, je me mis à l’exhiber !
Quand il se jetait en appui arrière sur ses mains, il
réussissait à tracer de son corps un bel arceau. Il restait en
équilibre sur ses mains et ses jambes décevant toujours,
les méchants garnements qui s’attendaient à une chute !
Mais que nenni ! Il restait le temps exigé et se redressait
dans un puissant rétablissement avant ou un acrobatique
rétablissement arrière ! Il faut le faire ! Essayez et vous
verrez !
Il lui arrivait de faire, sur ses bras, le tour d’El
Banca. Nous le suivions pas à pas. Certains copains,
sidérés et agréablement surpris, le récompensaient de
quelques sous que je lui laissai. Il peut en témoigner !

13
Le four banal

Une institution, le four banal.


Acheter le pain chez le boulanger ? fait très rare
voire exceptionnel. Ma mère a dû m'envoyer à la
boulangerie Muñoz, située alors, quelque cent mètres en
remontant, après le cinéma Le Maghreb, trois ou quatre
fois, surprise qu'elle aura été par des invités de dernière
minute! Sinon le pain était fait maison. Khamsa ou
gorça !9

9
Cinq grands pains ronds et un petit.

14
Si la farine force10 était ramenée de l’épicerie de
mon père, nous préparions à la maison l’blidoun (la
farine de blé dur) et la farine d’orge. On appelait cela
l’opération takyal. (littéralement pesée) mais en fait
sasser et tamiser le blé moulu pour séparer la farine du
son. Cela se faisait au début de l’été, après les moissons
et, généralement, avant le départ à Sidi Yahya.
Nous achetions, à Joutya, au marché situé en face
de celui des légumes, de l’orge et du blé, un quintal de
chaque, lavions les grains et les laissions à sécher sous le
chaud soleil estival.
L’opération mouture pouvait durer une demi-
journée entière. Les quelques moulins de la ville se
trouvaient fort sollicités durant cette période. Souvent
nous choisissions rhat Brimou (le moulin de Brémont.)
Le moulin s’annonçait de loin par le bruit
spécifique de son moteur. En attendant notre tour, nous
profitions du spectacle des courroies qui tournaient, se
transmettant continûment le mouvement, et marquant le
coup chaque fois que les bouts agrafés passaient sur le
tambour. Titi-tac ! Titi-tac! Titi-tac !
Un ouvrier versait le blé dans le cylindre puis
plaçait le sac sous le goulet de sortie de la farine en le
fixant aux esses, le retirait une fois rempli et le remplaçait
par un autre, et ainsi de suite. Une femme d’un certain
âge, probablement la femme de charge, prélevait une
poignée de farine qu’elle versait dans un sac posé à
l’écart. Personne ne lui en tenait rigueur.
Une fois nos grains moulus, nous payions et
repartions, escortant le porteur qui s’échinait à pousser sa
charrette à bras, celui-la même qui ramenait la
marchandise à l’épicerie de mon père.
Dans la cour de la maison, les tamis de diverses
dimensions étaient entassés près des éventaires et des
midounate, des pantennes (larges plateaux en alfa.)
L’opération blutage pouvait commencer.
Je restais quelques fois pour assister au démarrage
des opérations, regardais mes sœurs qui étaient capables
de faire comme mère et, plein d’une admiration que je
10
Ainsi appelait-on la farine de qualité supérieure, généralement
sortie des minoteries de Fès, la moins performante sortait des
minoteries de Taza.

15
n’exprimais point, je sortais jouer, tout de même content
de ne point être astreint à cette corvée.
Lorsqu’on revenait pour le thé de l’après-midi, les
travailleuses avaient les cheveux, les cils et les sourcils
poudreux. L’air était imprégné du poussier de farine. Les
sacs de son, bien ficelés, s’amoncelaient dans un coin. La
farine était mise dans des sacs disposés contre le mur, le
blé d’un côté, l’orge de l’autre. Personne ne pouvait
s’occuper de nous ; du reste nous nous contentions de
nous verser du thé froid resté dans la théière depuis dix
heures du matin.
Ainsi, nous avions, en quantité de minot et de
farine d’orge, de quoi préparer le pain pour une longue
période.
Tous les foyers disposaient d'une ou de deux
gaç’âa11. La farine était toujours disponible à la maison.
Le levain était préparé à partir de la pâte de la veille. De
plus, mon père vendait aussi de la levure, donc aller en
chercher ne prenait que quelques minutes. Quand on
dispose de tout cela, n'importe quelle femme vous dira
qu'il ne manque que les bras! Même la maîtresse de
l'autre classe de CE2, la très dynamique Madame Pidzini
- elle semblait enseigner à toute l’école - savait faire le
pain, savait le pétrir ! Comme ma mère et mes sœurs !
Comme les femmes arbyates !
Elle me demanda un jour, pendant la récréation de
dix heures, d'aller chez moi, lui chercher du levain et du
sel. Comment a-t-elle su que j'habitais juste à côté? Peut-
être par un copain ? Quand, après avoir frappé à la porte,
j'entrai dans sa classe, timidement, mais tout de même
avec l‘assurance de celui qui rend service à la maîtresse,
elle avait tout préparé pour faire du pain, exactement
comme on faisait chez nous!
Si ma grande sœur, à l'instar de l'aînée dans
chaque famille, n'a pas été scolarisée, cela était dû,
essentiellement au fait qu'elle devait, dès son jeune âge,
seconder ma mère dans les tâches domestiques. Pour
vous dire que pétrir la pâte lui incombait souvent. Elle
préparait le nécessaire, farine, eau tiède, levain et sel.

11
Pétrin circulaire, peu profond, - en argile ou en bois - qui devait
être réalisé sur un tour.

16
Assise en tailleur, elle devait s'échiner pour bien pétrir
et donner à la pâte l'élasticité et l'homogénéité
nécessaires. Une fois la pâte prête, elle la recouvrait, in
situ, pour que la chaleur lui permette de lever. Après un
certain temps, comme dirait Fernand Reynaud, une
poignée de pâte était prélevée et le reste divisé en
quatre ou cinq parts égales. Chaque part était transformée
en une galette. Ce qui a été prélevé, en premier lieu, était
subdivisé en deux parts, l'une pour le levain l'autre pour
faire une gorça (littéralement, pincement ou disque)
autrement dit, une petite galette. Les galettes étaient
disposées sur une planche de forme rectangulaire (80cm.
X 30cm.). Avant de porter le pain au four, il fallait
estampiller chaque galette. Chaque foyer avait convenu
avec le fournier d'un signe qui le représentait. Pour nous,
l'estampille consistait en un trou au milieu et deux sur la
circonférence. Il suffisait d'enfoncer, mais avec
délicatesse, l'index aux endroits adéquats. Après cela, je
prenais la planche chargée et la portais au four. Si j'étais
retenu par un empêchement sérieux, ma sœur me
remplaçait pour effectuer cette corvée. La planche était
posée sur la tête et retenue tantôt de la main droite, tantôt
de la gauche. Les plus téméraires étendaient leurs bras en
croix et marchaient en équilibristes, narguant le destin! Il
faut croire que leurs mamans ne devaient pas être de la
sévérité de la mienne !
Le plus souvent, nous faisions cuire notre pain
dans le four de la zaouïa dont il a été question. On
descendait deux marches pour se retrouver
immédiatement dans la surface réservée aux galettes qui
attendaient d'être enfournées. L'on ne voyait des diverses
planches que quelques triangles de bois, les galettes
formant une mosaïque sous forme d'un grand domino
blanc et gris, couleurs du pain de farine, pain des riches
et du pain d'orge, pain des pauvres. Mohamed le fournier,
à l'instar de beaucoup d'autres, faisait cuire, avant les
fournées domestiques, le pain qui était distribué à la
cantine et qui était servi par les gargotiers et les
marchands ambulants de casse-croûte. C'était le pain
khabaza, les buns.
Mohamed, de courte taille, maniait une pelle deux
fois plus longue que lui. Il fallait voir ce fournier, dans la

17
fosse qui le mettait au niveau du four, sortir les galettes,
en reconnaître l'estampille et les lancer, l'une après
l'autre, sur la planche qu'il fallait!! Il était extrêmement
rare que la galette tombe à côté, sur une autre planche
ou par terre!! Mais avant tout cela, Mohamed nettoyait
le four, pendant que Salah, son adjoint, transformait en
khabaza, la pâte qu'il a pétrie depuis le point du jour,
dans un pétrin qui ressemblait à celui des gravures de la
leçon de vocabulaire. Mohamed enroulait un sac en
chanvre mouillé autour d'un long bâton, ouvrait le
portillon du four, introduisait le bâton et, sans trop
l'approcher du feu de bois qui grésillait sur le côté
gauche, le passait sur toute la surface et ramenait la
poussière à l'extérieur.
Il arrivait que mes parents offrent leur clientèle à
un concurrent. Les raisons pouvaient être diverses,
comme, par exemple, un tarif mensuel plus bas proposé à
mon père par l'autre fournier, Jilali, rencontré à la prière
du vendredi et dont le four se trouvait en face du flanc
droit de l'école Sidi Ziane. Ce four était plus spacieux et
était de plain-pied avec le trottoir. D'autres causes
pouvaient justifier ces choix - la décision de déplacer
notre clientèle était, souvent, prise par ma mère. Un pain
rendu bien dur parce que trop cuit, fait rare, tout de
même. Une quantité trop importante de gâteaux de l'Aïd
– Essghir, prélevés par le fournier trop gourmand. Pour
l’Aïd-el-Kébir, il avait droit à un morceau de gaddid, ( le
charqui12,) qu’il n'oubliait jamais de réclamer, mais alors
comme un dû!
Pour la cuisson du pain, on versait soixante ou
soixante-dix douros, mensuellement.

12
Voir infra chapitre Aïd El Kebir

18
La place commerçante

Joutya, Qissarya13, l' Gourna ou Gazzara (les


bouchers), Souk laghzal, trig charchara (la route de la
cascade, allez savoir pourquoi cette ruelle a-t-elle été
dénommée ainsi) Trig Hammam Essabouni, Rue de
Marrakech, des mots qui évoquent pour nous des lieux
pas très loin de Aharrach, et qui étaient, dans le même
temps, le cœur d'Oujda. Cela constitue encore, dans la
médina, la place commerçante, aussi vaste soit-elle! Elle
reste un passage obligé pour tout visiteur, sinon pour y
faire des emplettes, du moins par curiosité culturelle. Ces
endroits étaient empreints de la couleur locale ; ils
sentaient arbi et portaient arbi.
On y trouvait de petits commerces où vous
pouviez acheter du ghassoul ou un balai en fibres de
doum, du swak14, un mini marché couvert où tous les
fruits secs étaient proposés à longueur d'année, de petites
échoppes où divers artisans faisaient montre de leur
savoir-faire. Combien de fois ai-je été avec mon frère
regarder oncle Boussad Ait Salem fabriquer ou réparer
l'qardache (les cardes) si utile au travail de la laine ! On

13
Qissarya : probablement tiré du nom romain que donné par Juba
II à Cherchell Caesarea. Il s’agit d’ une impasse abritant beaucoup
de magasins.
14
Ecorce de noyer que les femmes mâchent pour colorier leurs lèvres
d'un joli brun, et que certains hommes utilisent pour blanchir leurs
dents.

19
y trouve aussi les marchés de viande et de poissons,
séparés par un petit passage – le cri « sardina dial
Nemours15, sardina dial Ghazaouat! » attirait toujours
les partisans de poissons frais et à bon prix. En face des
marchés de viande et de poissons, où les passages étaient
tracés par les étals, se trouvait un minuscule mausolée.
Par-devant se tenait un groupe de mendiants aveugles,
Shab annasro min Allah! 16. L'animateur était Douiba,
qui ne revenait jamais chez lui sans un morceau de gras-
double ou de graisse.
Ce personnage débonnaire et bon enfant, avait
rendu - ou a cru rendre - service à quelques élèves
renvoyés de l’école pour une raison ou une autre. II
remplaçait, contre une modique somme, et sans
sourciller, le père ou l’oncle voire même la mère! Une
fois devant monsieur Abrar, le directeur de l’école
urbaine, il se permettait de gifler l’élève comme pourrait
le faire son vrai tuteur. Il faut croire qu’il a joué ce rôle,
avec brio certes ! mais avec beaucoup trop de fils et de
neveux que ne le permet dame nature. A telle enseigne
que même le directeur, qui était bien souvent dans les
vapeurs – témoignage concordant de beaucoup d’adultes
– se rendit finalement ! compte que cette tête lui disait
quelque chose, et en fit la remarque, un jour à l’un de ces
adjoints d’alors : cette tête, il me semble l’avoir déjà
vue !
Ce groupe de mendiants abandonnait parfois son
lieu de travail pour aller, à la queue leu leu – le
locomoteur devait n’être qu’amblyope – quémander leur
quignon ailleurs.
Derrière ce mausolée donc, était installé un
rémouleur. Il aiguisait les couteaux, les ciseaux envoyés
par les coiffeurs et les faucilles dès la fin du printemps et
le début de l'été,. On les lui ramenait comme des serpes,

15
Ancienne appellation du port algérien de Ghazaouat
16
Ceux de la victoire vient de Allah. Pour avoir une idée
très juste de ce groupe, voir dans le livre de lecture Nos
Lectures pour la classe du CM2, préparé par MM. Morel,
Lévesque, Penz et Sorel, édité par l'Office de la Gravure et de
l'Édition de Rabat, l'illustration du texte de Ahmed Séfrioui,
intitulé ici Le repas des pauvres.

20
il les transformait, à l’aide d’un ciseau à froid et d’un
marteau, en faucilles dentées !
De son pied, tel une couturière assise à sa Singer,
il faisait tourner la roue qui transmettait le mouvement à
la meule. Combien de fois étais-je resté là à le regarder
travailler, en me tenant tout de même loin de la myriade
d’étincelles qui jaillissaient de la lame. À l'approche de
l'Aïd El Kébir, la nécessité se faisait d’aiguiser les
couteaux et les couperets. La chaîne des clients pouvait
alors atteindre des dizaines de mètres.
Un peu plus haut que le marché de poissons,
séparé de celui de la viande par une ruelle, s'ouvrait, sur
la gauche, Fandaq Boulouiz (le fondouk de Boulouiz)
conçu comme un caravansérail. Une grande cour en terre
battue dans laquelle débouchait, à l'entour, une multitude
d'échoppes pour divers commerces liés à l'industrie du
transport hippomobile et l'on trouvait donc beaucoup de
maréchaux-ferrants. Les coups de massue sur le métal,
dominant majestueusement tous les autres bruits, se
répercutaient d'un coin à l'autre..
Au milieu, un abreuvoir pour les bestiaux et,
disséminés ça et là, des anneaux et des pics qui
servaient à retenir les bêtes que les campagnards y
laissaient là pour aller faire leur marché et leurs emplettes
sur la place. Des animaux étaient laissés en liberté,
quelques individus avec les pattes postérieures entravées.
Je devais avoir entre huit et neuf ans quand un
copain me proposa d'aller assister aux amours publiques
de la gent asine. Il m'invita donc à Fandaq Boulouiz.
Mais il nous fallait trouver un prétexte valable pour
entrer dans le fandaq et assister au spectacle. Rentrer
pour boire en était le meilleur.
Tout le monde ne pouvait pas s’offrir une tasse
d’eau moyennant finance. En effet, à travers les venelles
de la place marchande, circulaient les guerrabs portant
leurs guerbas17 accrochées à l’épaule et pendant de côté.
Leurs costumes sahariens chatoyants attiraient l’attention
des assoiffés, avertis auparavant par le doux timbre de la

17
Leurs outres : des poches confectionnées à partir d’une peau
caprine. Un robinet en cuivre terminait un conduit fiché dans
l’ouverture de l’outre, et enserré avec de la ficelle pour empêcher
toute fuite d’eau.

21
clochette agitée continuellement par le porteur d’eau. Un
bouclier chamarré de ronds de cuivres protégeait le flan
du guérrab. L’eau était servie dans des tasses en cuivre,
jusqu’à quatre, retenues par des chaîne fixées elles-
mêmes à des crochets ornant le bouclier. Quelques fois,
un généreux payait tout le contenu de l’outre et
demandait au porteur d’eau d’offrir l’eau gratuitement à
tous ceux qui avaient soif.
Donc, rentrer au fondouk pour boire était chose
plausible. Mais nous en usâmes et par la suite, en
abusâmes. J'avais quelques appréhensions mais comme
mon copain m'avait déjà mis en garde, je fis celui qui
savait où il allait. Nous approchâmes de la fontaine et, en
attendant notre tour pour boire et nous rafraîchir le
visage, nous cherchâmes des yeux quelque tentative de
conquête. Une fois ma curiosité satisfaite, j'avais hâte de
sortir. Nous y revenions assez régulièrement. Si quelque
Monsieur La Pudeur n'était pas assez près pour éloigner
Aliboron à coups de bâton, le spectacle était chaque fois
renouvelé! Mais dès la soif étanchée, il se trouvait
toujours des gens pour vous demander ce que vous faisiez
là ! Et malheur à toi si un quidam t'interpelle pour te
menacer de le dire à ton père! On jurait qu'on était rentré
seulement pour se désaltérer. Le quidam hochait la tête
de l'air de te dire qu'il était passé par là! Mais alors
pourquoi nous interdire la même expérience? Ces adultes,
tout de même!
Cependant, nous trouvâmes une astuce qui nous
permettait de joindre l'utile à l'agréable. Vendre aux
ferrailleurs des morceaux de cuivre et de fer (plaques,
fils, clous, boulons, écrous) collectés un peu partout
dans les décharges. On nous payait dix centimes le kilo
ce qui constituait pour nous un petit pécule bien utile
lorsque, après avoir vadrouillé de treize heures jusqu'au
soir, nous avions envie d'un casse-croûte, généralement
une maâqouda, de petites galettes faites avec de la purée
de pomme de terre relevée par des épices notamment
du poivre noir, mélangée à du céleri, et frite dans de
l'huile. ou une sardine dans un morceau de pain, le quart
d'une kahabaza un pain rond, menu et très léger.
De temps à autre, un bol de harira, chez le célèbre
Soussi de la Rue Hammam Sabouni. En été, honneur était

22
rendu à la handya, (littéralement l'Indienne) mais, en fait,
les succulentes figues de barbarie.. Ce fruit a même
souvent été l'objet de paris entre copains: qui mangerait
le plus grand nombre de figues! Ces paris rassemblaient
beaucoup de badauds, particulièrement avec l'avancée de
la nuit car, ce fruit était cédé à un douro la dizaine!
Parfois avec cinq francs, un douro, on pouvait en manger
à satiété! Mais les plus téméraires payaient leur victoire
par de mémorables constipations! Alors le recours à la
borga, (purge) un laxatif vendu en pharmacie - ou à
l'huile d'olive comme ersatz de purgatif, devenait plus
que nécessaire!
Toutefois, la solution extrême restait le supplice
du pal, une opération où le pal devenait quenouille. Dans
cette honteuse opération – les adultes voyaient là la
rançon de la gloutonnerie - l'huile d'olive était réduite au
rôle de liniment.
Heureusement que, dans tous les foyers, on
trouvait la quenouille et les cardes comme on trouvait le
chandelier, le brasero et le réchaud, le mortier et le pilon.
Souk laghzal Littéralement, marché de la filature
mais, en fait, un quartier commerçant qui était, dans le
même temps, le mellah d'Oujda. On y trouvait aussi des
épiceries tenues par des Juifs. Mon père achetait son
pétrole chez Dardora. Cependant, ce quartier portait bien
son nom, à la fin des années trente et dans les années
quarante. Les adultes qui se rappellent la ville de ces
années là, nous rapportent que l’un des plus célèbres
selliers d’Oujda avait son magasin à souk ezra’ (l’orge)
sur la route qui va de joutya à souk laghzal. Il achetait
les bâts en laine travaillée que lui proposaient
quelques familles qui avaient recours à de la main
d’œuvre extérieure. Ces bâts étaient destinés à servir de
sajjadat, tapis pour faire la prière ou, plus souvent à
supporter la selle du cheval, considéré comme noble18.
La laine était achetée à Souk laghzal. Sans quitter
le quartier, elle était confiée à des femmes juives qui

18
Pour le cheval, on les appelle labdat, alors que le bât dont on
recouvre le dos de l’âne est appelé barda’a. Ce mot à une
connotation immédiatement péjorative ; il faut croire qu’il en est de
même du mot barda que la langue française en a tiré.

23
tentaient tant bien que mal de joindre les deux bouts.
Elles partageaient ce sort avec beaucoup de ouajdyate,
ceci pour dire que la misère était équitablement répartie.
Les femmes – dont les cheveux étaient souvent
emprisonnés dans un réticule - lavaient la laine, la
séchaient, la démêlaient, et la cardaient., toutes
opérations qui avaient lieu dans une ambiance de
convivialité, de rires, d’anecdotes et d’échanges de
recettes pour tel ou tel plat ou telle ou telle mixture. De
temps en temps elles lançaient certains coups d’œil vers
les curieux que nous étions. Nous comprenions qu’elles
voulaient rester entre elles pour aborder des sujets où il
y aurait klam edçara19. Après cela, la laine était divisée
en quelques monceaux, qu’on étalait par terre, arrosait
d’eau savonneuse – la pâte de savon rappelait à vous
mettre l’eau à la bouche de la confiture ! - et laminait au
moyen de bâtons de balai en guise de rouleau de
pâtisserie. Le laminage avec eau savonneuse était répété
autant de fois que nécessaire. Autrement dit, jusqu’à ce
que la laine prenne la forme d’un tapis fait d’une pâte
homogène.
Après séchage, le bât est prêt à la livraison. Le
sellier procédait à sa teinture selon la couleur des selles 20
confectionnées par lui-même.
Je ne voudrais point terminer ce chapitre sans
évoquer les merveilleuses journées où se célébrait La
Fête du Trône, à partir de l’année 56.
La place commerçante, et la place de Saqqayat
Abdallah Ben Omar plus particulièrement se paraient de
leur plis beaux atours lors de Aïd-el-Arch, la fête du
Trône. Les palmes encadraient les portes de la plupart des
échoppes mais la palme, sans jeu de mot, revenait sans
conteste aux marchands de tissu de la place Abdallah Ben
Omar. Les étagères portant les coupons de tissu
disparaissaient derrière des draps rouges et verts. Le
comptoir cédait la place à des bancs qui couraient le long

19
Littéralement langage impoli qui dérivait vers langage de nçara,
les chrétiens donc les français, comprenez des paroles salées.
D’ailleurs, il a toujours été plus aisé, pour nous, de dire les gros mots
en français
20
Si Ahmed Ajaja, notre voisin, deux maisons à gauche disposait de
ce savoir-faire.

24
des murs et sur lesquels reposaient des matelas recouverts
de pièces de satin aux couleurs chatoyantes. Des coussins
reposaient le dos des invités. Au milieu de cet espace,
trônait un plateau en cuivre ou en argent avec tout le
nécessaire pour faire du thé. Le brasero restait, comme de
bien entendu sur le trottoir. Des hauts parleurs diffusaient
des chants nationaux et, le plus souvent de la musique
andalouse. C’est de ces journées merveilleuses que date
notre engouement pour la musique andalouse et notre
respect pour les chefs d’orchestre Lewkili, Tamsamani,
Labrihi . en effet, nous nous promenions dans le lacis des
ruelles de la Place et nous restions debout devant ces
salles qui symbolisaient pour nous les palais qu’avaient
construits les Musulmans à Qortoba et à Gharnata, en
Andalousie.

25
Jamâa Dalia
L’école coranique

Quand j’opère une plongée dans l’aire des


souvenirs de ma plus lointaine enfance, je me revois,
assis sur le seuil de la salle de jamâa Dalia où
lmahhadra, les apprenants du Coran, autrement dit, les
mioches qui devaient apprendre quelques sourates ou
quelques chapitres du Coran, devaient former un demi-
cercle autour du fqih : l’enseignant. A coup sûr, je ne
devais pas dépasser les trois quatre ans. Car, en fait,
garde-t-on des souvenirs en deçà de l’âge de quatre ans ?
Ce qui ne fait aucun doute, je ne devais pas être d’une
propreté exemplaire, car on m’avait sorti de la salle et
mis là-bas, pour éviter tout désagrément. Le fqih était
absent, forcément. Je revois deux élèves parmi les
« grands » Tahar et sa sœur sortir de la salle, longtemps
avant les autres, je revois Fatiha, sa sœur me mettre
quelque chose dans la bouche. Ça ne devait pas être une
douceur puisque les enfants, à l’intérieur, éclatèrent de
rire. J’en garde toujours un léger goût amer. Plus tard,
Fatiha me certifia avoir complètement oublié cela, « si
tant est qu’elle l’ait fait. »
Jamâa Dalia, c’est le souvenir de mon ami Belkho
Yahya – Yahya ould Si Ali Ljirari, les Semmoud, Aicha,
Mohammed et Bouziane ; la cueillette des figues aux
aurores, le moins agile ne récoltant que les moignons.
Jamâa Dalia à l’instar de toute institution
d’enseignement, constituait un haut lieu de socialisation.
Il comportait deux salles, une pour les prières - sauf celle
du Vendredi - et l’autre pour l’apprentissage du Coran,
une cour avec, à droite un figuier et à gauche, au fond,

26
une « mattahra » littéralement : lieu où l’on se purifie,
mais en fait, un cabinet qui se rapprochait beaucoup plus
des latrines que des toilettes. Au milieu de la cour était
creusé un puits avec poulie, corde et seau en
caoutchouc.
L’ensemble de cet attirail reposait sur une tôle
posée sur la margelle pour boucher le puits, permettant
ainsi d’éviter tout accident. Mais bon ! l’intention y était.
La porte du Jamâa était très large, d’un bois qui
portait très difficilement le poids du temps qui y avait
creusé des myriades de petites crevasses et des centaines
de sillons verticaux qui serpentaient tels les torrents que
produit une averse. Une grosse clef servait à l’ouverture
et à la fermeture de cette porte.
J’eus le malheur, un jour, d’aller au petit coin,
quelque temps avant la sortie, moment laissé toujours à
l’appréciation du fqih mais que commandait tout de
même le déclin du jour. M’étant oublié, je le fus aussi par
mes petits copains, le fqih étant excusable pour ne savoir
jamais qui venait et qui ne venait pas. S’il devait avoir
affaire à quelqu’un en particulier, il lançait son prénom à
la cantonade et se rendait ainsi compte de sa présence ou
de son absence. Pas d’inscription ni de registre. Il suffit
que le père ou, plus rarement, la mère accompagne son
mioche et le confie au fqih ; l’accord tacite, stipulait que
chaque mercredi, il fallait envoyer « haq larbâa » le dû
du mercredi et, à la fin du mois, mektoub Allah ce « qui
était écrit par Allah.» Chaque famille donnait selon ses
capacités financières.
Donc, quand je sortis de la mattahra, il faisait
plus sombre et la porte était fermée à clé. Par chance, les
enfants du voisinage jouaient encore devant la porte du
Jamaâ. Je leur demandai d’aller avertir ma mère.
Quelques-uns se mirent à me parler, on riait, quelques
grands m’encourageaient pour éloigner la peur. Il faut
dire que je commençais à être effrayé par les ténèbres qui
s’abattaient sur le Jamâa non encore branché sur le réseau
électrique, comme la plupart des maisons de la région. Le
fqih habitant loin, ma mère envoya une jeune voisine
demander à Omar ould Azzya, dont la maison était
mitoyenne au Jamâa de me délivrer. Omar, un grand
jeune homme, monta sur le toit de leur maison, me fit un

27
grand sourire d’encouragement et me tendit le bout d’une
corde en m’exhortant à bien le tenir. J’avais beau
essayer, je n’arrivais pas à saisir solidement la corde, je
devais avoir cinq ans, car le souvenir est vivace mais je
n’étais pas encore scolarisé.
Voyant que le temps passait sans résultat, Omar
sauta à l’intérieur du jamâa, me prit sous les aisselles, me
demanda de poser mes pieds sur ses épaules et, après
s’être rapproché du mur de mitoyenneté, il me déposa sur
la terrasse de leur maison. Une échelle était appuyée
contre le mur de l’autre côté. Sa mère Azzya, avec un
grand sourire m’invita à descendre, m’assurant qu’elle
tenait solidement l’échelle. Ce que je fis.
Elle m’accompagna à la porte où je trouvai la
voisine mandatée par mère. Elle m’allongea sur ses deux
bras écartés et me porta. J’arrivai chez nous, escorté par
une ribambelle de gosses de tous âges, tous curieux de
voir ce que Mère allait me faire. Ayant la réputation bien
établie et, il faut le dire non usurpée, d’être sévère, Mère
déçut beaucoup de galopins car elle me prit dans ses bras
et m’embrassa, en me recommandant de ne jamais aller
au cabinet en fin de journée, sinon éviter carrément d’y
aller là-bas. Il était si sale !
Jamâa , dans le souvenir collectif des élèves
d’alors, c’est aussi la tragique disparition de Chkarat
ellouz (le sac d’amandes) un petit copain - qui a perdu
son prénom au profit de ce sobriquet - bien grassouillet,
trapu même, mais très dynamique, un vrai feu-follet. Il ne
tenait pas en place. Un jour que le fqih, le frère du
titulaire du poste, était sorti, nous laissant dans la cour
nous amuser, chkart ellouz monta sur la tôle qui
recouvrait le puits, réclama le silence et déclara jouer le
rôle du muezzin. A la fin de l’appel, il fut applaudi et
acclamé. De joie il se mit à sauter sur la tôle, à sauter de
plus en plus haut, quand, la tôle céda en son côté, se plia
et notre copain se retrouva au fond du puits. Nous ne
pouvions rien faire.
Nous sortîmes en courant et en criant chkart
ellouz tah falhassi ! chkart ellouz est tombé dans le
puits ! Quelques heures plus tard, nous vîmes les
pompiers et l’un d’eux, une corde autour de la taille,
l’autre bout tenu par ses collègues, descendre dans le

28
puits. Nous n’assistâmes pas à la suite des événements.
Des policiers français21, impressionnants dans leurs belles
tenues et avec leurs pistolets, nous éloignèrent du Jamâa.
Laisser les mahhadra à un autre fqih était chose
courante. Nous avons eu un militant nationaliste, Si
Benazzi, le plus sévère de tous et qui, pour couvrir son
action politique, utilisait le poste d’enseignant coranique.
Laisser les élèves seuls, non plus, n’avait rien
d’extraordinaire car, à l’évidence, le maître devait vaquer
à d’autres occupations, assez urgentes comme aller
satisfaire un besoin pressant ou faire la prière, par
exemple.
Cette triste fin de notre copain a servi d’occasion
de la fermeture de Jamâa. Or cela a été mis à profit par
l’Administration des Habous qui procéda aux
transformations de Jamâa, à son branchement sur les
réseaux hydraulique et électrique et à la suppression de ce
funeste puits.
L’Administration française qui voulait se
débarrasser d’un lieu de savoir a été bien attrapée !
Dixit Si Mohammed, notre fqih.
Chaque famille chercha à placer ses enfants dans
d’autres écoles. Cependant, le fqih titulaire du poste se
mit d’accord avec un collègue pour un petit espace dans
Jamâa lechhab, petite mosquée située, trois maisons plus
loin de chez nous. Bien souvent, quand on passait devant
cette mosquée, le matin l’on entendait Si Ali Ljirari,
réciter le Coran qu’il voulait apprendre.
Ainsi, de nouveau, nous nous sommes retrouvés
rassemblés, et en plus avec une « autre école » ce qui
nous faisait tout drôle.
Je ne sais plus combien de temps a été consacré
aux transformations, mais quand approcha le moment de
la réouverture, nous étions très excités et fort curieux de
voir et d’occuper notre nouvelle salle que nous avions
vue surgir de terre et prendre forme, presque jour après
jour, comme qui dirait sous nos yeux.

21
Ces événements remontent au tout début des années cinquante,
bien avant l’indépendance du Maroc.

29
Bien entendu, Si Mohammed se dispensa de l’aide
de son frère. Les parents n’apprécièrent sûrement pas ce
qui fut tout de même considéré comme une négligence.
Or, il faut souligner que ces mêmes parents ne se
plaignaient jamais des châtiments corporels – qui ne se
souvient de la célèbre falaqa22 - subis par leur
progéniture, quel que soit le degré de gravité, je le dis
sans exagération aucune. Il s’en trouvait même des
dérangés qui répétaient au fqih – et ce n’était pas dit en
l’air : Nta kaffen ouana nadfen (Toi recouvre du linceul,
moi j’enterre. Tant ils tenaient à ce que leurs bambins
apprennent le Coran.
Notre jamâa fut entièrement transformé. Il se
trouvait désormais à l’extérieur de l’enceinte de la
mosquée. Il acquit, de ce fait, le droit d’être appelé
kharbich23 Une fenêtre ouverte sur le côté donnait sur la
cour de ladite mosquée.
La salle de prière s’agrandit car elle occupe la
superficie des deux précédentes ; cependant la prière du
vendredi ne s’y célébrait toujours pas. Les nattes en alfa
ont cédé la place à des nattes cannées. Après une assez
longue station assise – en tailleur, comme cela s’entend -
les brins de jonc nous dessinaient sur les cous-de-pied de
jolies arabesques.
Un préau protégeait les chaussures, les jours de
pluie. Deux cabinets, avec eau courante remplacèrent
l’ancien. Le sol fut entièrement carrelé.
Légèrement de côté, le figuier qui n’a pas changé
de place, continuait de trôner, toujours aussi majestueux.
Au milieu se dressait une vasque. Néanmoins, la vision
utilitaire a primé sur l’excès d’esthétisme, même si la
margelle circulaire rappelait du marbre. Désormais, les
fidèles pouvaient faire leurs ablutions, sans se préoccuper
du problème de l’eau que ramenait Ba Moussa. Entre la
vasque et le mur du jamâa, des nattes tressées à partir des

22
Falaqa : deux garçons vigoureux devaient porter et maîtriser
l’élève à punir, et ne présenter au Fqih que ses pieds bien enserrés :
le malheureux recevait sur la plante des pieds une volée de coups de
badine d’olivier. Si le candidat était plus fort, il était allongé sur le
dos et ses deux pieds attachés présentés au taleb,

23
Le mot, réservé à l’école coranique, peut signifier petite masure.

30
fibres d’alfa, recouvraient le sol dès que la fraîcheur du
soir devenait plus clémente, à la fin du printemps, pour
les deux prières du soir.
Une natte neuve ajoutait au neuf du jamâa. Le
premier jour, ce fut presque la bagarre pour les places.
Quand on sait que l’on changeait de place tous les jours,
cela, en fait ne rimait à rien. On s’asseyait selon l’ordre
d’arrivée au jamâa. Mais, si on était nombreux à attendre
l’heure d’ouverture, alors la bagarre pour les places
reprenait ses droits. Les plus grands cherchaient toujours
à se placer loin du fqih et de sa badine d’olivier. Nos
fqihs n’ont jamais partagé avec Topaze son souci.
Le choix stratégique de la place trouvait toute sa
justification en été. Par les longs et chauds après-midi
d’été, la vigilance nous maintenait sur nos gardes . Une
flopée de méchants galopins, avait le chic pour détecter
ceux qui s’assoupissaient ou qui dormaient carrément et
leur glisser, avec beaucoup de délicatesse et de doigté,
une brindille dans l’une des narines ou au creux de
l’oreille. La malheureuse victime sursautait pour la
grande joie des spectateurs, sans pour autant pouvoir se
plaindre - au jamâa on est censé apprendre le Coran et
non point dormir. Vous receviez le coup de bâton en
prime ! Nous n’étions pas épargnés parce que copains ou
même amis. L’amitié n’empêchait absolument rien. Gare
au sommeil !
Les élèves se divisaient en deux groupes. Le
premier groupe rassemblait ceux qui devaient continuer
la lecture de leurs versets. Les autres, ceux qui devaient
écrire de nouveaux versets, se tenaient en demi-cercle
autour du fqih. En ces écoles, on commençait toujours
par la dernière des sourates, après la Fatiha bien sûr. Et
comme tout le monde le sait, le soixantième et dernier
hizb ne comporte que de courtes sourates.
Apprendre à écrire, pour les débutants, était
chose facile : le fqih leur dessinait, sur la tablette, les
mots avec le bout non affûté du calame ! Sauf si un
crayon rodait dans les parages. Nous appelions cela
tahnach24, les peintres appelleraient cela la méthode

24
En arabe littéraire le verbe hanacha signifie éjecter. Comme si
l’élève, en recouvrant le tracé au crayon, l’éliminait.

31
lavis. Les petits n’avaient qu’à reproduire ce qui était
dessiné en passant le calame trempé dans du smaq sur
les lettres.
Pour l’écriture donc, nous utilisions du smaq, une
sorte de sumac ou de porphyre noir que nous achetions
sous forme de galets, à souk laghzel ou à la qissarya Au
moins une fois par an, nous en fabriquions un ersatz. A
l’approche de l’Aïd-el-kébir, nous récupérions lawdah,
le suint, mais pris de la laine située près de la queue,
toujours très sale à cet endroit, la posions sur un
morceau de brique. Nous chauffions le tout sur un foyer
de fortune jusqu’à ce que la laine se transforme en une
pâte noire, visqueuse, presque liquide, que nous
récoltions à l’aide d’une cuiller et la versions dans nos
fioles. Le smaq, beaucoup plus souvent acheté que
fabriqué, était réduit en poudre, versé sur de la laine
imbibée d’eau chaude, dans une fiole qui jouait le rôle
d’encrier. Nous y adjoignions du sel, probablement pour
sa rétention de l’humidité, mais surtout pour éviter le
putréfaction de la laine humide. De ce fait, passer sa
langue sur le calame trempé, était d’un délice !
La meilleure dwaya (encrier) sera, après
l’avènement du stylo à plume, le flacon Waterman, pour
sa forme et pour son goulot assez large qui ne gênait
nullement le calame qu’on trempait dans cette encre
pour écrire nos versets.
Celui-ci s’obtenait à partir d’un roseau qu’on
affûtait avec un canif, dont on amincissait l’un des deux
bouts, pour en faire une pointe champlevée. Sans cette
rainure, ce sillon, le calame ne retient pas l’encre. Le
bout ne doit pas rester pointu comme la plume sergent-
major, la fluidité de l’écriture s’en ressentirait et la
tablette comportait assez d’espace pour les courtes
sourates. En tout état de cause, l’on n’écrivait, en
quantité de versets, que ce que pouvait contenir la
tablette.
Tout le monde ne fabriquait pas son calame.
Beaucoup l’achetaient, les autres, les grands capables de
manipuler un canif, en fabriquaient pour eux et pour
leurs copains, moyennant finance.
Une fois la leçon écrite, apprise par cœur et
récitée selon les règles, à savoir le recto tourné vers le

32
fqih, l’élève était autorisé à effacer ce qu’il avait écrit, en
fait à laver sa tablette, le smaq se dissolvant aisément
dans l’eau.
Un grand moment de récréation que l’opération
lavage. Chacun tenait à laver sa propre louha, sa tablette.
Les copains pouvaient s’entendre pour apprendre leurs
versets, les réciter et, par conséquent, laver leurs tablettes
en même temps. Pour ce faire, il fallait sortir du jamâa –
les plus audacieux sautaient par la fenêtre, à l’insu du
fqih, bien entendu - entrer dans la cour de la mosquée et,
à la vasque, laver les tablettes.
C’était un moment de jeu, d’autant que
l’opération avait toujours lieu le matin, la prière du dhohr
étant encore loin. Une fois lavée, la surface mouillée était
enduite de salsal, de l’argile à foulon, bien lisse et qui se
dissolvait aussi au contact de l’eau. Le salsal, aussi, était
acheté à souk laghzal ou près des gazzara. Lorsqu’il
arrivait à nous manquer, la solution idoine était à portée
de la main : on coinçait la tablette à plat, entre l’abdomen
et le mur et avec le bout non affûté du calame, nous
grattions le mur - que nous léchions d’abord parce que
salé – pour recueillir la poussière de peinture qu’on
étalait sur toute la surface.
La récréation se poursuivait car les tablettes
n’étaient rentrées qu’une fois sèches. Alors, on les frottait
très fort pour les lisser et donc les rendre docile au
déplacement du calame. Les plus chanceux se
débrouillaient un morceau de papier kraft pour un
meilleur lissage, ce qui donnait parfois lieu à des trocs
pain / ou objet quelconque / papier. Une fois cette
opération accomplie, on traçait sa louha avec le crayon
du fqih, sinon on pouvait se contenter de tirer des sillons,
avec le bout non travaillé du calame, sur la couche de
salsal, la louha du copain servant de règle.
Après cela, nous prenions place, devant le fqih, en
demi–cercle. Chacun posait son encrier près de lui, et
sollicitait le fqih pour lui dicter les versets suivant ce
qu’il avait déjà appris. Le fqih réalisait la performance de
dicter des versets situés dans des sourates différentes sans
se tromper ou presque. Il suffisait de lui donner le ou, en
cas de ressemblance avérée entre des versets, les derniers
mots écrits.

33
Une fois l’opération terminée, le travail contrôlé,
le fqih désignait un grand pour faire lire le débutant sur
sa tablette. L’opération apprentissage se déclenchait.
Chacun y allait de son rythme, de sa voix, de sa scansion.
On était tellement absorbé par ses versets que personne
n’était dérangé par les autres. De temps en temps un coup
d’œil était lancé au fqih ; si on le voyait occupé à autre
chose, le bourdonnement diminuait lentement, les uns
après les autres, les enfants s’arrêtaient de lire. Le fqih
finissait toujours par entendre le silence et, intrigué levait
la tête et brandissait le long bâton dont il distribuait
quelques coups au juger. Les élèves, dans le balancement
de leurs corps d’avant en arrière, reprenaient la lecture.
Il arrivait qu’un élève yakhtam, apprenne par
cœur tout un hizb (un chapitre du Coran.) La coutume -
et personne n’y dérogeait, la fierté des parents étant, à
cette occasion, incommensurable - commandait le lavage
intégral de la tablette, d’y dessiner un cadre sous forme
de frise, tout au long de la bordure, de colorier les
triangles de bleu, rouge, vert, jaune etc. Pour ce faire, les
crayons de couleur suffisaient. Une fois le travail
terminé, le fqih écrivait, au milieu de la tablette quelques
versets25. Si on avait le don de la peinture ou un parent
artiste, on pouvait dessiner, dedans le cadre, un minaret,
une koubba ou tout autre symbole se référant à l’Islam.
Sinon, des rosaces aux multiples couleurs.
Le gamin, tout fier, prenait sa tablette et allait la
montrer à ses parents. La mère aura déjà préparé des
beignets ou du msammane et du thé. Le tout était apporté
au fqih par le père ou le grand frère, avec, en prime, c’est
le cas de le dire, une certaine somme d’argent, haq tléga,
le droit de la libération. Les libations ne nous
concernaient point! Le fqih aura déjà pris le soin d’avertir
quelques connaissances de la zerda escomptée.
Nonobstant leur conception élastique du temps, ceux-ci
se pointaient à l’heure indiquée. Vous parlez d’une
aubaine ! Et nous, là-dedans ? Nous étions libérés ! Gai,
gai l’écolier…

25
Généralement « Victoire issue de Dieu et conquête proche, et
porte la bonne nouvelle aux croyants. »

34
Le gros avantage de ce khetm, en plus de l’aura
qui illuminait le petit récitant, ce qui , en soi, n’était pas
négligeable ! - consistait en ce que la tablette, ainsi
décorée pouvait rester, en l’état, pour quelques jours ;
toute la famille, le voisinage et les connaissances
devaient savoir que le fils de madame Unetelle khtem. Il
faut avouer aussi que cela nous rapportait quelques sous,
généreusement offerts par des gens qui avaient un respect
certain du savoir et un respect plus fort pour le Coran
et ses porteurs. Tant et si bien que la tablette restait
décorée tant qu’elle rapportait des sous! Tout le monde y
trouvait son compte, même le fqih qui avait ses royalties.
Pour engranger de l’argent, nous recourions à une
pratique, courante et commune que nous appelions :
Béda, béda, lalla.
À quatre ou cinq, nous allions de maison en
maison - escortant le petit prince qui exhibait fièrement
son trophée - débiter un petit texte en prose :

béda, béda lalla Un œuf, un œuf, madame


bach n’zaouaq louhti Pour décorer ma tablette
Louhti ‘andattaleb Qui est chez le taleb
wattaleb fajanna Le taleb est au Paradis
wajanna mahloula Le Paradis est ouvert
halha moulana Par Moulana (le Prophète)
moulana oua çhabo et ses compagnons
fajanna yançabo Se retrouvent au Paradis

allahou mamine Amen, par Allah


ya rabba l’alamine ! Dieu des Mondes
tal’at Mimouna Mimouna est montée
fouqazzitouna Sur l’olivier.
qalat ya rabbi Elle a dit : ô ! Mon Dieu !
‘Ammar li hajri Remplissez mon giron
batmar ou bou ‘amar De dattes et de biens
wassaqya oua naqya26 Et la seguia et la naqya
wassi hbaq faddalya. Le sieur basilic dans la
vigne.

26
En arabe littéraire : une parole juste

35
Une fois cette litanie débitée, nous étions en droit
d’attendre un don quelconque, en espèce - fait rarissime -
ou en nature, du sucre, du café, du blé, de la farine, de la
semoule. Pour amener la maîtresse de maison à de bons
sentiments, nous implorions Allah de lui accorder ses
bienfaits, notamment d’égayer son foyer par un garçon :
‘aouiyed ‘ala aouiyed, Allah ya’ti l’lalla wliyed 27 Si la
porte ne s’ouvrait pas, nous lui souhaitions, en toute
simplicité, d’être passée par le fil du rasoir ! Mais il
fallait avoir des jambes ! Autrement, si la porte s’ouvrait
subitement et vous étiez repéré, la tannée, le soir, vous
était assurée ! Mère ne transigeait pas sur le respect dû au
voisinage. Avec les commerçants, nous avions plus de
chance.
La particularité de Jamâa Dalia résidait en ce
qu’il était le seul lieu où une dame adulte apprenait le
Coran ! Il s’agissait de Sida (madame ) Zineb, une
célibataire, non voyante, bien entendu ! petite fille du
saint patron de la zaouïa déjà évoquée, cousine germaine
du fqih. Elle se drapait dans un haïk qu’elle enlevait en
classe mais gardait son foulard pour cacher sa chevelure.
Un étranger pouvait à tout moment venir voir le fqih.
Abderrahman, son neveu – notre ami et voisin –
se chargeait de l’amener et de la ramener ; il portait la
toison pour s’asseoir. Je l’ai remplacé, pour cette corvée,
quelques fois.
Elle apprenait à l’écoute : un des grands, se
mettait tout près d’elle et lisait sur sa tablette, ce qui lui
permettait d’enregistrer ce qu’elle entendait. Et comme à
la fin de la journée, nous avions l’habitude de réciter
ensemble les chapitres déjà appris – seuls quelques uns
récitaient au début mais, vite rejoints par les autres, au fur
et à mesure qu’on arrivait à leur chapitre ou leur sourate.
Sida Zineb révisait en ce moment privilégié. Pour ne
point nous fatiguer, le fqih changeait souvent le rythme
de lecture, plus rapide, plus lent, un peu rapide etc.
Aller à l’école séculière ne dispensait de la
fréquentation de l’école coranique. Nous nous levions à
six heures du matin, allions au jamâa, ouvrions – la clé

27
Bâtonnet sur bâtonnet, puisse Allah donner à Madame un
garçonnet!

36
restait chez nous – et commencions la lecture, sans le
maître. A sept heures quinze nous rejoignions nos
maisons respectives pour le petit déjeuner, et à huit
heures, nous étions en classe. Cela a été le cas jusqu’au
CM2.

Le Ramadan

La nouvelle salle de prière pouvait contenir une


soixantaine de fidèles. Ne comportant pas de minarets, et
donc pas de muezzin rétribué par les Habous, quelques
bénévoles, depuis la cour, appelaient à la prière. Celui qui

37
était présent et assez leste, se chargeait de la chose. Les
gens se bousculaient pour accomplir cette tâche. Allah
rétribue toutes les bonnes actions.
Evoquer cette période correspond dans mes
souvenirs à l’évocation du mois de Ramadan à Oujda.
Une ambiance extraordinaire. Ramadan s’annonçait dans
nos maisons d’abord par l’odeur des épices. On achetait
laqraïss, les épices, une semaine avant le début du
carême. Les divers grains étaient lavés, séchés et moulus.
Dans tous les foyers, on entendait le pilon qui dialoguait
avec le mortier, dans un aparté assez lent, fatiguant et
rythmé.
L’autre cérémonial avait lieu laylat echak, la nuit
du doute. Pour déterminer le commencement du mois, les
hommes à la vue perçante étaient sollicités pour
surveiller l’apparition du mince fil lunaire. Sinon, nous
attendions les sept coups de canon annonciateurs. Les
chanceux qui avaient la T.S.F28, recevaient l’information
en direct.
Durant tout le mois, un coup de canon était tiré.
Dans le même temps, le muezzin accrochait un étendard
au faîte de la tourelle du minaret. Cet étendard sera
remplacé par une ampoule allumée au moment de la
rupture du jeûne. Ceux qui habitaient loin de toute
mosquée - qui ne pouvaient, par conséquent, entendre
l’appel à la prière du Maghreb, appel qui se faisait, avant
la sono, du haut du minaret – devaient surveiller
l’étendard ou l’ampoule ou attendre le coup de canon.
Au moment du shour, dernier repas de la nuit, un
groupe Karkabou traversait la ville arabe pour réveiller
les dormeurs – pratique utile durant les longues nuits
d’hiver. Ce groupe se faisait payer le jour de l’Aïd es
Sghir , par quelques gâteaux ou tout simplement une part
de la fatrah, la zakat qui se versait en blé ou, plus
rarement, en orge.
Le jour, tout le long de Ramadan commençait à
être intéressant aux environs de quinze heures, lorsque les
senteurs de la cuisine – notamment celles, des quatre
épices, des qraïss comme on disait chez-nous, dont le
carvi ou cumin des près, le gingembre et le cubèbe, roi de

28
Téléphonie Sans Fil, mais qui avait le sens de récepteur radio.

38
la harira - se propageaient dans toute la maison. Une
heure, à peu près, avant la rupture du jeûne, mes sœurs
commençaient à dresser la table du ftour. Poser les bols,
les cuillères, les verres ou les tasses pour le café au lait, à
côté de chaque bol, quelques dattes, le pot à eau, en terre
cuite, le plat où la zlabya égayait de sa belle teinte jaune
ou orangée, la meïda.
Nous avions pour habitude, pendant le mois de
carême, de prendre, après la prière du maghreb, des
dattes29 en premier, puis la harira, soupe relevée à la
farine, de boire du café, et de manger du sucré, du
griwach, de la zlabya ou du makrout. Le plat de
résistance se consommait au chfa’a, le dîner du ramadan,
après les tarawih. Cela était l’habitude au Maroc mais
cela avait, aussi, l’avantage de permettre
l’accomplissement de la prière sans trop de gêne, le
ventre n’étant pas trop rempli pour être comprimé lors
des génuflexions et des prosternements.
Quant aux soirées de ce mois sacré, elles étaient
tout simplement fabuleuses. Les familles se retrouvaient,
les voisins se regroupaient autour du thé/cacahuètes. Il
s’en dégageait une telle chaleur! Chacun y allait de son
histoire, de sa blague, de sa mésaventure ou de celle de
quelque malheureux que tout le monde connaissait.
Beaucoup de voix s’élevaient à la fois, les paroles
s’entrechoquaient, les propos se croisaient ou se
décroisaient selon les convergences/divergences des
idées.
Les familles se retrouvaient aussi, chez nous pour
savourer le théâtre radiophonique. Que de rires qui
entraînaient des rires! Que de commentaires savoureux
qui démultipliaient le rire!
En effet, sous la direction du réalisateur Abdallah
Chaqroun, les Habiba El-Medhkouri, Amina Rachid,
Larbi Doughmy, Hammadi Ammour 30, Mohammed

29
Souvent dégustées à la mosquée, par ceux qui y célébraient cette
prière, allongeant ainsi la journée du jeûne: il se trouvait toujours de
généreuses personnes pour ramener une certaine quantité de ces
délicieux fruits qui ont la réputation d’être la meilleure nourriture
pour rompre le jeûne
30
Dans le même temps, animateur d’une émission radiophonique
culturelle ‘aalamou l’founoun (le monde des arts.)

39
Hammad Al-Azraq, Hammadi et Abderrahim Tounsi31 et
d’autres encore, ont comblé de joie les auditeurs de
Radio-Rabat.
Le dramaturge et parolier Ahmed Tayeb El-Alj a
adapté, au vernaculaire marocain, particulièrement celui
de Casa/Rabat, mais bien compris au Maroc oriental,
plusieurs comédies de Molière. Paradoxalement, ce n'est
point l'Avare qui s'est incrusté dans la mémoire, mais
plutôt les fourberies de Scapin. Je garde en mémoire la
célèbre tirade :
Ach eddah yemchi l’haad s’finaaaa !!!32
D’autres comiques relayaient la troupe El-
Maâmorah : le duo Abdeljabbar Lawzir et Mohammed
Belqass qui proposaient des sketches sortis tout droit de
la vie quotidienne de Marrakech33. Quand ils ne jouaient
pas au sein de la célèbre troupe El
wafa’almourrakouchya, avec la voix féminine Malika
Lkhaldi34.
Comment oublier le fameux duo El-Qadmiri et
Bouchaïb l’Bidaoui qui campait avec bonheur la célèbre
M'mi L'Harnounia! (Mère Harnounia.)
La Radio proposait aussi, un feuilleton très suivi :
l’histoire des Prophètes35 selon le Coran, avec la même
troupe et le même réalisateur.
Pendant le ramadan de l’année cinquante-huit /
cinquante--neuf, le feuilleton radiophonique, au titre qui

31
Il deviendra Abdarraouf, le célèbre comique à la tête de
clown, des années soixante-dix.
32
Géronte : Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?
Leitmotiv dans la bouche de Géronte qui ne veut pas
débourser les 500 écus réclamés par le supposé
« ravisseur turc» de son fils, ravisseur sorti tout droit de
l’imagination de Scapin. (Voir Les Fourberies de Scapin)
33
les personnes âgées doivent se souvenir de Mohammed Belkass
dans le rôle de Taj Eddounia, un Sganarelle facétieux.
.
34
L’on se souvient de la pièce « mariage par la ruse »

35
Il ne faut pas croire que les comédiens ont incarné tous
les Prophètes, rien n’est moins vrai. Pour le prophète
Muhammed, par exemple, le comédien disait : L’Envoyé
d’Allah leur dit « … » et il citait les paroles du prophète.

40
vous mène loin dans l’imaginaire, Qaalarraoui (le
conteur a dit) réalisé par le même Abdallah Cheqroun, a
enlevé tous les suffrages. Ils nous avait transportés, dans
le monde merveilleux des Mille et Une Nuits. La bande
sonore nous proposait une musique, parfois impétueuse
lorsque l’action était vivace, souvent douce de la douceur
du violon, une musique tellement belle que nous
pouvions nous contenter de l’écouter36.
À propos de radio, je garde un très doux souvenir
de la récitation coranique de Cheikh Abderrahman
Benmoussa,. Plus de trente ans après, je ressentais la
même émotion et avais un réel plaisir à le réécouter à 6h
du matin, chaque jour, sur Radio Rabat dans le même
temps où j’appréciais l’interprétation des mêmes verste
lus par Cheikh Mekki Ennaciri qui débutait sa causerie
par le célèbre !‫ عباد هللا‬. , Malheureusement la SNRT
a changé ces programmes...

La TSF m’offrait l’occasion de devenir moi-


même conteur car, beaucoup de familles ne possédaient
pas de poste radio. Beaucoup de maisons n’étaient même
pas branchées sur le réseau électrique. Bien souvent, les
enfants recherchaient ma compagnie !
De plus, j’ai beaucoup écouté – et apprécié - les
histoires merveilleuses que nous racontait, avant son
mariage, Mennana, dans la cour empierrée de leur grande
maison, alors que la lune jouait à cache-cache avec nous
en se dissimulant derrière les nuages qu’éloignait la brise
nocturne. Doux voyages nocturnes que nous opérions!
Par la suite, je me mis à fréquenter avec assiduité
les cercles hebdomadaires où les conteurs nous
transportaient sur les champs des batailles menées par
Seïde Ali à l’aide de son épée incurvée ! Si les Places du
Maroc et Sidi Abdewahab pouvaient témoigner !
Comme j’aimais partager – et si cela caressait ma
vanité dans le sens du poil, tant mieux ! – je profitais de
toute rencontre pour leur narrer les aventures de

36
Quelque quinze années plus tard, j’ai découvert, à Oran la
symphonie de Rimski-Korsakoff Shéhérazade et j’ai retrouvé la
musique qui avait illuminé mes douze ans. J’ai salué, encore une
fois, le choix du réalisateur.

41
Shéhérazade et Shahrayar, de Badr al Boudour et Kamar
az Zamane... Ou les émerveiller par la relation de la vie
des prophètes telle qu’entendue à la radio.
Nous suivions aussi les pièces de Radio Alger,
avec l’inénarrable Rachid Ksentini, les Touri, Sid Ali
Fernandel, Ali Abdoun, Habib Réda, Abderrahman Aziz,
Mohammed Ouenniche, Keltoum, Nouria et bien
d’autres, là encore.
Ramadan, dans ma mémoire c’était, à Jamâa
Dalia, les tarawih, la prière surérogatoire qui était
célébrée après celle d’El ‘Ichaa, la dernière de la journée
et ce, tout au long du mois sacré.
Contrairement à celle du vendredi, cette prière
pouvait avoir lieu dans notre mosquée. Chaque nuit, deux
chapitres du Coran,37 étaient récités pour un total de dix
rak’aat.
La Nuit du Destin, lilat sab’a ou ‘achrin, la veille
du 27˚ [jour] était un moment très particulier, un moment
qui reste gravé dans la mémoire. Elle pouvait durer
jusqu’à l’approche de la prière du fadjr.
Si, dans le calendrier musulman, le premier du
mois était toujours inconnu jusqu’à ce que les autorités
religieuses l’annoncent, le 26ème jour de Ramadan était
attendu avec beaucoup de ferveur et de joie. Les adultes
comptent beaucoup sur le mois de carême et plus
particulièrement sur cette nuit propitiatoire au solde de
leur ardoise de mauvaises actions. Comme elle est
l’occasion la meilleure pour envoyer à Allah ses prières
et demander ce dont on a besoin !
Durant cette nuit, dans toutes les maisons, les
bâtonnets d’agalloche, plantés ça et là, embaumaient
l‘atmosphère. Le brasero rallumé ou ranimé et dans
lequel brûlaient de l’encens et du benjoin, était promené,
tout fumant, dans toute la maison pour chasser les djinns.
Etant jeunes, nous attendions cette soirée avec
une impatience parfois déclarée et extériorisée. Il y avait

37
Il faut avoir récité à la fin du mois de carême, les soixante
chapitres du Coran. Aussi, chaque imam procède –il comme il
l’entend - – la norme étant de deux chapitres et demi - sachant que le
mois de Ramadan peut ne durer que 29 jours.

42
de la ferveur, c’est sûr, mais la soirée en elle-même était
un moment d’activités diverses.
L’imam de Jamaa qui, habitant loin, prenait sa
soupe le plus souvent chez nous, nous demandait d’être
vigilants et de veiller surtout au nombre suffisant de
réchauds et de braseros, de bouilloires et de théières, à
faire attention à l’eau chaude donc. Il nous demandait
également d’être à la mosquée de bonne heure. Il ignorait
que, de par notre impatience, il pouvait se dispenser
d’une telle recommandation.
Une fois là-bas, mon frère et moi, retrouvions
d’autres enfants de notre âge, notamment Abdelkrim le
fils de l’imam et Hocine, son beau-frère. Nous disposions
les réchauds et le brasero au fond du préau attenant à la
salle, remplissions les bouilloires et allumions les feux.
Pour cette soirée nous choisissions des réchauds à
tête silencieuse pour ne pas déranger la prière. Nous
remplissions les bouilloires et allumions les feux.
Sue le côté, les plateaux où étaient disposés des
douzaines de verres à thé. Les théières, les rbi’yat déjà
citées, pour les morceaux38 de sucre et le zenbyl39 ainsi
que le panier contenant la menthe attendaient le bon
vouloir de celui qui allait se charger de la préparation du
thé. A moins d’être malade, ce qui était très peu
probable40, Ba Hammou n’aurait laissé à personne le soin
de préparer le thé. Je crois que, de même, personne
n’aurait osé se proposer en sa présence.
Voilà quelqu'un qui connaissait le rituel du thé.
Ba hammou était l’incarnation de ce rituel. Il n’était pas
sahraoui pour rien ! Il rinçait la théière à l’eau très

38
Le thé se préparait impérativement avec du sucre issu du
concassage du pain de sucre que les plus adroits, arrivaient réaliser à
l’aide du fond d’un verre à thé. Les moins habiles utilisaient un
vulgaire marteau.
39
Je n’ai pas trouvé l’origine du mot. En arabe le mot signifie panier
en palmier nain.
40
Ba Hammou, originaire du sud, donc connaisseur en matière de
thé, mais, pour avoir vécu assez longtzmps dans le nord, connaisseur
aussi de café : il le préparait, dans sa petite échoppe, en y ajoutant du
poivre noir et de la cannelle. Ce qui était le meilleur remède contre le
rhume et la grippe et bien d’autres maladies.Par ailleurs, son café
avait un goût qui vous taquinait le palais longtemps après!

43
chaude, y mettait la quantité de thé, évaluée à l’œil 41,
rinçait le thé, mettait la menthe dessus puis les morceaux
de sucre et réclamait l’eau. L’un de nous avait déjà la
bouilloire entre les mains qui versait l’eau bouillante sur
le sucre qui fondait et allait au fond de la théière. Il
laissait reposer quelque temps, remplissait deux verres
qu’il reversait dans la théière. Il répétait cette opération
deux autres fois. Elle permettait au sucre de fondre car,
Ba Hammou, en professionnel, n’avait pas besoin de
cuiller pour touiller le thé. Lui proposer une cuiller eût
été une réelle insulte !
La troisième fois, il versait une petite quantité
dans un troisième verre pour goûter le sucre selon la
formule consacrée. Après avoir reversé les deux verres, il
aspirait le contenu du troisième. Si le thé n’était pas assez
sucré, il rajoutait un peu de sucre.
Cependant, Ba Hammou fignolait son propre thé
comme il fignolait son café. Et pour ce faire, il ramenait
toujours son briq, sorte de petite théière ventrue, en
émail, qui supportait donc la chaleur et qu’on pouvait
mettre sur le feu, ce qui nous donnait du thé mchahhar42.
Ce thé a un autre goût ! On parle de thé sahraoui43 et de
la manière sahraouie de préparer le thé. Ba Hammou,
pour ce faire, utilisait le brasero. Pour le thé, rarement le
réchaud !
Il mettait sa théière sur la braise et respectait le
rituel. Quand le thé44 était vraiment de qualité, Ba
Hammou ne mettait pas de menthe dans son briq. servait
de « son » thé aux connaisseurs, à l’imam, bien sûr, dès
que, remplacé par un autre taleb apte à diriger la prière, il

41
Un proverbe de chez nous dit ton œil est ta balance (ta mesure..)
42
Le thé est cuit à petit feu, versé dans des verres, reversés dans la
théière puis recuit, et ainsi de suite.
43
Refuser le thé préparé par quelqu’un au Sud signifie son éjection
de l’assemblée !
44
Le thé, le sucre, et la menthe étaient ramenés par des gens parmi
les fidèles. Comme on était à la fin du carême, donc è a période de la
pâtisserie orientale, nous recevions, quelques fois, même des
gâteaux, que nous mettions à la disposition des prieurs si la quantité
le permettait. Sinon, ils étaient, automatiquement mis de côté pour
l’imam qui les emportait chez lui, non sans nous en faire goûter .

44
sortait se reposer. Avec Ba Hammou j’avais la cote.
J’appréciais et son thé et son café. Il le savait.
Tout comme nous, qui aspirions à profiter de la
manne céleste, en cette nuit sacrée, Ba Hammou
n’abandonnait pas, totalement les taraouih. Nous nous
relayions pour surveiller le déroulement de cette
opération. Le chef préparait la première tournée de thé,
allait participer à la prière et revenait quand il sentait
qu’il le fallait.
Le thé était servi à ceux qui accomplissaient leurs
prières : très rares étaient ceux qui pouvaient se
prosterner durant toute la nuit. Donc, les gens qui
voulaient se reposer ou qui devaient satisfaire un besoin
naturel - et, de ce fait, renouveler obligatoirement leurs
ablutions - sortaient dans la cour où nous leur servions le
thé. D’autres s’adossaient au mur, derrière ceux qui
continuaient la prière et là, ils trouvaient un plateau avec
des verres remplis; ils n’avaient qu’à se servir. Les
verres n’avaient pas le temps de rester vides.
Cela durait quelques heures, partagées entre la
prière, le lavage des théières et des verres après chaque
tournée, le remplissage des bouilloires etc. Le
mouvement était incessant et diversifié, tant à l’intérieur
de la salle de prières qu’à l’extérieur. Une sorte de
béatitude imprégnait les visages. Le sourire était à fleur
de lèvres. C’était cela la Nuit du Destin.
Les gens qui accomplissaient les prières des
taraouih de la Nuit du Destin, ne prenaient pas le shour45
chez eux, comme ils en avaient l’habitude. Cela était
prévu à la mosquée. Aussi, vers les vingt-trois heures /
minuit, commencions-nous à recevoir les premières
zlayef46 de couscous. C’était cela aussi la Nuit du Destin !
Les maisons avoisinant Jamaa , et d’autres situées
plus loin, mais dont les maîtres accomplissaient leurs
prières chez nous à Dalia, préparaient une ou deux zlayef.

45
Shour dernier repas avant Al Fajr, la première prière du
lendemain.
46
Une zlafa est un plat creux en terre cuite ou en faïence et peut
contenir du couscous ou de la soupe.

45
Les familles riches, pas trop nombreuses dans cette
région, apportaient leur couscous dans des g’çâya’. 47
Les plats étaient bien décorés. Les femmes
mettaient un point d’honneur à présenter un plat qui
rougisse le visage48 : sur la montagne de couscous les
raisins secs et les pois chiches égayaient généreusement
le plat que ne déparait nullement, un morceau de viande
de mouton, trônant sur le faîte. Des cuillers en bois, le
plus souvent, accompagnaient le couscous, enfoncées
tout près du bord. Certaines maisons envoyaient aussi du
bouillon pour arroser le couscous si besoin s’en
ressentait. Cette sauce était maintenue chaude sur le
brasero et, si nécessaire, sur les réchauds, rangés un peu
plus loin, pour faire place au couscous.
La récitation du Coran pour cette Nuit devait se
terminer obligatoirement par le soixantième chapitre, par
la dernière sourate celle-là même par laquelle débute le
saint Coran, et qu’au jamâa on apprend tout d’abord. Ce
que sachant, tout imam devait choisir par quel hizb
commencer. Tout dépendait de ses capacités physiques
et/ou du nombre de talebs à se relayer.
A peine l’imam entamait – il le dernier chapitre
que nous nous apprêtions au service du çhour.
Durant tout le mois de carême, nous
psalmodiions, à la fin des tarawih, des incantations sous
forme de prose rimée ; une mélopée prononcée selon un
rythme immuable. Il y est question de louanges à Dieu et
de souhait de vivre dans le bonheur et de décéder en
croyants etc. C’était dit avec une foi et dans un ensemble
à vous donner la chair de poule. Quand ce n'était pas les
larmes qui vous embuaient la vue !
Une fois entamée cette mélopée, le moment de
servir était imminent. Le temps de ramasser, comme le
voulait la coutume, de l’argent pour l’imam et pour ceux
qui l’ont aidé dans la récitation. L’imam ayant présidé les
prières durant tout le mois, recevait une part autrement
plus importante que celle de ses aides.

47
Auge en bois ou en terre cuite jouant le rôle de pétrin domestique
et servant aussi à rouler le couscous.
48
Une parabole pour signifier : que votre honneur soit toujours sauf.

46
Les gens étaient priés de former des cercles de
quatre ou cinq individus. Etant donné que nous n’avions
pas latitude pour placer les plats, certains adultes, Ba
Hammou entre autres, se chargeaient de les diriger vers
les cercles. Dois-je préciser que le cercle de l’imam était
le mieux servi sans que personne n’y trouvât à redire !
Cependant un problème se posait toujours : celui du
partage de la viande. Les fidèles évitaient cette
responsabilité pour ne pas léser les autres, même par
inadvertance. Et ne pas se léser soi-même ! Pour cette
opération aussi Ba Hammou était tout indiqué. Il ne se
faisait jamais prier pour réduire les morceaux de viande
en petites lichettes. Il avait même autorité pour enlever
une part d’un plat et l’ajouter à un autre, par souci
d’équilibre. Ba Hammou mangeait quelques cuillerées
avec chaque groupe. Quand je dis cuillerées, ce n’est
qu’une manière de dire. Ba Hammou n’utilisait jamais de
cuiller. Il prenait une certaine quantité de couscous dans
sa main, en faisait, par quelques légers mouvements
rotatifs, une boule et, du pouce, il se l’envoyait dans la
bouche. Ceux qui ont tenté de l’imiter ont perdu
tellement de temps qu’ils étaient restés sur leur faim.
Après le départ de tous les fidèles, notre mission
continuait.
Avec Si Mohammed, l’imam, nous décidions de
la destination des plats restants. Généralement un plat
pour nous, un autre pour la maison de l’imam - ce soir là,
chez nous et chez l’imam, le s’hour n’était point préparé,
sûrs que nous étions d’avoir du couscous - et un troisième
plat pour son frère qui dirigeait avec lui les taraouih de
cette longue nuit, Ba Hammou aussi, malgré ses
protestations, avait sa part.
Cette nuit sonnait le lancement de la préparation
des gâteaux de l’Aïd Es Sghir, littéralement la petite fête.
Comme on ne savait jamais si le mois serait de vingt-neuf
ou de trente jours, il s’imposait de terminer l’opération
gâteaux en deux jours.
Les préparatifs débutaient, bien entendu, quelques
temps avant l’Aïd. Les ingrédients, la farine, l’huile, le
miel, la vanille, la levure chimique, les essences,
particulièrement, l’eau de fleur d’oranger, jaljlane, des
graines de sésame pour le griouèch, chnaan, les

47
graines de mélilot et nafaâ, les graines de fenouil, ces
deux derniers ingrédients étant absolument
indispensables pour notre kâak – tout cela était ramené de
l’épicerie de mon père. Les plateaux pour gâteaux étaient
entassés de côté. Les griouèch, maqrout, ghribya,
kâabaghzal, labriouat ne demandaient pas de préparation
particulière, du savoir-faire, bien sûr ! Et de la pâte pétrie
et façonnée à la main ou avec un tampon pour le
maqrout, les gâteaux frits dans de l’huile puis trempés
dans le bac à miel. Une opération bien délicate malgré les
apparences ! Les gâteaux terminaient finalement dans de
larges plats, disposés en pyramides.
Le spectacle, l’événement, c’était la nuit du kâak,
les anneaux, les bracelets. Un événement, parce que l’on
ne dormait pas de bonne heure cette nuit-là. Un
événement parce que toute la famille était mobilisée. Le
repas du ftour était, ce jour-là, préparé plus tôt que
d’habitude. En effet dès les treize quatorze heures, les
pétrins étaient prêts à recevoir la farine et à mettre à
contribution les muscles des femmes pour le malaxage. Je
restais toujours ébahi devant un tel spectacle. De la
farine, un peu d’eau et d’huile, beaucoup d’effort
physique, et la pâte était prête ! Mère avait un œil sur sa
gaç’â et l’autre sur celles de mes sœurs. Il fallait que la
pâte fût la même et eût la même consistance, sinon les
gâteaux seraient de qualités diverses, et la famille
moquée pour ne pas avoir réussi son kâak. Ce qui n’était
pas chose aisée. Nos mères mettaient un point d’honneur,
justement, à honorer le nom de la famille et maintenir le
niveau de la renommée, à défaut de le relever quelque
peu !
Une fois prête, autrement dit malaxée et
(re)malaxée, pétrie et repétrie, Mère rassemblait la pâte
sur une meïda, pour avoir une idée de la quantité – les
balances domestiques n‘existaient pas encore. Puis
commençait l’opération annelage. Il s’agissait de prendre
un morceau de pâte et de le transformer en anneau ni trop
grand ni trop petit. Les pièces ne devaient être ni
grossières ni insignifiantes. La mansuétude maternelle
allait jusqu’à nous permettre de façonner, chacun un
anneau. Un moment de création concurrentielle !

48
Bien entendu, bien avant la fin de cette opération,
notre lit commun était fait mais, au lieu de recevoir nos
corps, il recevait le kâak.
Les pièces étaient, une à une, pincées sur le
pourtour, au moyen d’une paire de ciseaux – opération
dentelure et, de fait, les anneaux faisaient penser à des
roues dentées – puis disposées en rangées jusqu’à couvrir
toute la surface. Après cela les couvertures étaient
étendues pour maintenir la chaleur de la pâte et lui
permettre, ainsi de bien lever. Nous avions tout le temps
de rompre le jeûne, d’aller accomplir les taraouih, de
revenir dîner, d’écouter la radio ou de sortir pour une
soirée avec les copains et revenir, vers deux heures du
matin, porter le kâak au four, resté ouvert pendant ces
nuits jusqu’au fajr. Les mêmes tablettes qui servaient à
porter le pain au four servaient pour le port du kâak. En
plus de quelques plateaux.
Plusieurs voyages étaient nécessaires. Mais tout
se faisait dans la joie ; de plus, l’opération kâak était
déclenchée, en même temps, par les familles du
voisinage. Autant dire que nos jeux continuaient sous
cette forme. S’il faisait froid, nous pouvions rester
profiter de la chaleur, à l’intérieur du four. Le fournier
nous tolérait si le nombre n’était pas trop élevé. Sinon,
l’attente avait lieu à la maison. Le kâak cuit était retiré et
mis, par nos soins, dans des sacs de farine bien nettoyés.
Le fournier prélevait sa part. Ceci était une question
entendue depuis toujours, comme nous lui portions sa
gaddida, un morceau de viande qui constituait sa part du
mouton de l’Aïd el Kebir, deux mois et dix jours après le
ramadan. Le kâak ramené à la maison était inspecté par
mère qui, le plus souvent s’en trouvait fière.
Le kâak préparé de cette manière dure plus
longtemps. En effet, plus le temps passe, plus il devient
dur et, de plus en plus succulent 49.
Morts de fatigue, nous n’avions plus que le temps
d’avaler le shour et de réintégrer notre couche pour
sombrer dans un sommeil qu’on pouvait vraiment
qualifier de réparateur.

49
L’utilisation du présent se justifie par le fait que ce gâteau présente
toujours cette qualité.

49
Le rituel du vingt-neuvième jour de Chaâbane –
pour déterminer le premier jour de carême - se
reproduisait le vingt-neuvième jour de Ramadan :
observer le hilal, la nouvelle lune pour rester dans la
tradition du Prophète. Il ne fallait surtout pas regarder du
côté du levant, plutôt fixer l’occident, pour ceux qui
avaient la vue perçante.
En tout état de cause, la Direction des affaires
religieuses se chargeait d’avertir la population qui ne
possédait pas de poste TSF. Il faut vous dire qu’à cette
occurrence, le téléphone arabe fonctionnait à merveille.
Durant ces derniers jours de carême, une autre
obligation nous attendait: l’achat du blé nécessaire pour
sortir la fatra, la zakat de Aïd-El-Fitr ; il ne viendrait à
l’idée de personne de faire l’impasse sur un tel
commandement. Cette zakat, pour nous autres
musulmans, est le visa d’agrément pour le jeûne.
On peut offrir de l’orge, des dattes mais plus
généralement du blé. En fait, on sort la fatra de la céréale
de notre consommation ordinaire. Nous consommions de
l’orge et de la farine, beaucoup plus d’orge que de farine
d’ailleurs – le pain de farine était souvent réservé à mon
père - mais notre zakat se faisait avec du blé, plus cher. Il
était recommandé d’offrir une quantité de céréale égale à
autant de qordia ou moudd, mesures de grains50, qu’il y a
de personnes vivant sous le toit de la maison. Les
nécessiteux pouvaient facilement amasser, à cette
occasion, un sac de blé et un autre d’orge. Généralement
le sac de blé était – par vente et achat - converti en orge.
Le matin de l’Aïd, c’était, sans jeu de mot, jour de
grande fête. Pour les adultes, d’avoir accompli le jeûne,
pour les bambins de profiter des gâteaux et pour étrenner
leurs nouveaux habits et leurs nouvelles chaussures ! La
coutume, dans notre famille commandait qu’à chaque
Aïd, mon père nous fît faire des sandales en cuir. Pour les
gamins que nous étions, elles sortaient de chez le grand
faiseur ! En l’occurrence un cordonnier juif parmi les
connaissances de mon père. Vous pouviez être sûrs que
les contreforts étaient assez solides !
50
Sorte de muid mais dont la capacité ne dépasse pas les deux
litres ; dans la culture arabo-musulmane, le moudd est d’une
contenance de dix-huit litres.

50
Cependant, avant de pouvoir porter du neuf nous
devions accomplir la prière de l’Aïd. Une expédition. En
effet, pour permettre à un maximum de se rencontrer
pour l’accomplissement de cette prière, le Mouçalla, le
lieu de prière, était situé en dehors de la ville, sur la route
goudronnée de Sidi Yahya,
Du temps de l’adolescence de mon père, la prière
des deux Aïd s’accomplissait d’abord à Sid-El-Mokhtar,
le cimetière d’Oujda, lorsque les Musulmans habitant la
ville n’étaient pas aussi nombreux51.
Les fidèles - dont quelques-uns, accompagnés de
leurs enfants - y allaient par groupes.. D’une démarche
rapide nous nous dirigions vers ce vaste lieu. Une fois
arrivés, nous prenions place et récitions avec les premiers
arrivés les psalmodies rituelles consacrées 52. Quand
l’imam le décidait – généralement sa décision était
fonction de l’arrivée du Pacha - son vicaire invitait à la
prière en prononçant les paroles consacrées pour le
commencement de toutes les prières. La prière de l’Aïd,
comme celle du vendredi, ne comportait que deux
génuflexions. Mais au lieu d’un unique Allah ou Akbar !
il en prononçait sept. Vous pensez bien que nous les
mioches, nous nous amusions à les compter !
Une fois la prière terminée, les gens
s’embrassaient et se souhaitaient Aidek mabrouk53. Puis,
s’effectuait le retour à vitesse plus élevée, pour deux
raisons : la route descendait et nous étions impatients de
souhaiter la bonne fête à mère et à mes sœurs. Plus tôt
cette obligation accomplie, ,plus tôt, nous pouvions
mettre nos beaux habits et nos belles sandales rouge
grenat!
Nos sœurs, aux visages joliment encadrés par des
cadenettes, exhibaient fièrement, quant à elles, leurs
robes rubanées dont le tissu portait le nom édénique
Route des Houris.

51
A l’heure actuelle, ce cimetière lui-même a été fermé pour cause
de saturation.
52
Une partie des fidèles entonnait: Gloire à Allah ! Louange à
Allah ! Et il n’y de puissance et de force que par Allah ! L’autre
partie lui répondait : Allah est grand ! Allah est grand ! Allah est
grand ! Et à Allah les louanges !
53
Bénie soit ta fête !

51
L’Aïd El Kébir

52
L’Aïd El Kébir, intervient tous les dix de Dhou
l’Hijja, le mois du pèlerinage. Pratiquement deux mois et
dix jours après l’Aïd Es Sghir. Le premier jour de ce
mois est attendu avec beaucoup d’intérêt.
Acheter le mouton de l’Aïd était une obligation
telle le carême ou la prière. Nous n’avons jamais dérogé à
la règle. Sauf une fois, pendant la révolution, lorsque
Ljabha a ordonné aux Algériens de ne pas fêter l’Aïd El
Kébir. Je dis ordonné car, cette année-là, nous étions à
Sidi Yahya et, le matin de l’Aïd, un groupe de six
hommes m’aborda et me demanda si nous avions acheté
un mouton. J’eus un peu peur et, pour me tranquilliser,
l’un d’eux m’affirma qu’ils voulaient seulement acheter
la toison. Il me recommanda de ne rien rapporter chez
moi.
Mais, revenons à notre mouton. Vers le sept ou le
huit du mois, on achetait le mouton. Notre joie se
mesurait à la longueur et à la spirale des cornes, la fierté
des grands à celle de l’abondance et de la propreté de la
toison,!
Une fois à la maison, le mouton recevait
l’estampille familiale : un coup de henné sur le front. Ma
mère ou ma sœur s’ingéniait à singulariser le dessin. Une
réelle gageure avec un cornu ; mais nous étions là, nous
les garçons qui arrivions à lui maintenir la tête bien à
l’endroit et permettre de le marquer.
Le matin de l’Aïd, réveil de très bon matin, petit
déjeuner assez rapidement liquidé, et avec mon père,
nous allions à la prière de l’ Aïd.
Les incantations s’entendaient de loin mais, avec
l’arrivée du Pacha, commençait la prière, dirigée par
l’imam qui, après cela prononçait le sermon. Ensuite de
quoi, il égorgeait – le premier dans tout Oujda, donnant
ainsi le signal du cérémonial sacrificiel - son mouton que
des pompiers, réquisitionnés pour la circonstance,
portaient chez lui, à bord d’une jeep, toutes sirènes
hurlantes.
Après quelques congratulations et souhaits de
bonne fête, notre retour se faisait à une vitesse
légèrement moins rapide que celle de la jeep.
L’impatience nous donnait des ailes !

53
Chez nous, le nécessaire pour le sacrifice nous
attendait mon père et nous deux. Ma mère ceignait le
boucher d’un long tablier et nous recommandait d’éviter
les éclaboussures de sang. Le mouton est mis à terre et
placé face à la Qibla. Mon père, s’apprêtant à réitérer le
geste auguste d’Abraham, débitait à cette occasion,
quelques phrases à peine audibles54. Puis, après le rituel
Bismillah ! Allah Akbar !55 sacrifiait la bête que nous
maintenions, tant bien que mal quelque temps, avant de la
tirer vers l’arrière – loin du sang écoulé – pour la laisser
se débattre tout son soûl.
L’opération dépeçage commençait juste après les
derniers soubresauts de l’agonie. Il ne fallait que la bête
refroidisse ! Mon père commençait par inciser la patte
postérieure droite, légèrement plus haut que le genou. Il
introduisait une quenouille dans la césure pour évaser la
cavité et insufflait de l’air – de ses poumons ! - dans cette
cavité ! A vue d’œil la toison se mettait à enfler et
semblait se détacher de la chair. Les pattes se raidissaient
à mesure que l’air s’infiltrait. Quelques coups donnés sur
l’abdomen permettaient à l’air de circuler partout. Cela
facilite l’équarrissage pour les gens qui le pratique une
fois l’an. Nous étions, nous les garçons à la disposition de
mon père qui dirigeait nos mouvements de manière à lui
simplifier la tâche. Toi, viens par là ! Soulève la patte !
Toi, replie la toison à ce niveau !…Une fois le postérieur
de la bête entièrement dégagé, nous l’accrochions à un
esse solidement attaché à une corde elle-même nouée
autour de l’une des poutres qui retenaient le treillage.
Mon père travaillait plus à son aise.
Ma grande sœur s’afférait à passer la tête du
mouton sur le feu pour la délainer et la décorner. Pour
cette tâche, il ne faut pas être allergique à la fumée ! Elle
y allait en grattant avec un couteau la laine noircie.
La puînée se chargeait des quatre pattes, alors que
ma mère se préparait à rincer la panse et les intestins dans
de l’eau chaude. Une bonne partie de la panse servait à
préparer ce que les Ecossais appellent les haggis.
L’intestin grêle – bien nettoyé - était presque toujours
54
Je saurai, plus tard, qu’il demandait à Allah d’accepter son
sacrifice comme Il a accepté celui d’Abraham.
55
Au Nom d’Allah ! Allah est Grand !

54
remis à un boucher. Dès que mon père retirait les
poumons, le cœur et le foie, l’une de mes sœurs suppléait
ma mère dans sa tâche. Mère devait se charger de
préparer le manger : du melfouf, des lichettes de foie et
de cœur enroulées dans des liquettes découpées dans la
poche grasse qui protége la panse. Dans le même temps,
la panse, le gros intestin et les poumons, le tout haché
menu, mijotaient sur le réchaud, le brasero étant réservé à
la grillade.
Chacun avait, dans son assiette, ses brochettes
qu’il était libre de consommer comme il l’entendait. Bien
souvent, les grands qui dégustaient avec plus de plaisir,
étaient ennuyés par les plus jeunes qui avalaient leur part
un peu trop vite !
Après avoir mangé, ma mère et mes sœurs
entouraient une table basse sur laquelle reposait un grand
plat creux, contenant une farce faite de riz, d’oignons et
de fressure du mouton : de la graisse, des morceaux de
tripes et de poumons découpés en petits cubes, le tout
bien assaisonné. Toutes les épices s’y côtoyaient dans
une parfaite et agréable complémentarité.
La panse du mouton était réduite en morceaux
plus ou moins égaux. Chaque ouvrière en prenait un et le
transformait en pochette. Elle laissait l’aiguille pendre au
bout du fil et se mettait à remplir cette pochette avec de
la farce et reprenait l’aiguille pour terminer la couture du
haggis 56. On pouvait avoir entre sept et huit exemplaires
de ces andouillettes.
La tête et les pattes du mouton, cuites à la vapeur,
nous étaient servies pour le repas du soir. Nous étions
toujours dans l’ambiance de la fête. D’ailleurs ce repas
était suivi par un thé préparé par mon père. La vertu
cardinale du thé est qu’il fond le gras, dixit la vox populi
Le cérémonial de la fête continuait le lendemain
avec le morcellement du mouton. Car, dans notre famille
une superstition tenace empêchait qu’on touche à la
viande le premier jour ! La patine du temps agissant, la
superstition a fait place à l’habitude.

56
Certaines familles sacrifient des brebis : de ce fait comme les
Ecossais, ils préparent, eux, , la panse de brebis farcie ! immortalisée
par Jacques Bodoin.

55
Quelques morceaux de viande constituaient ce
que les Américains du Sud appelaient le charqui (ou le
charque), de la viande salée et séchée à l’air libre.
Quelques fils d’étendage se reposaient, pour quelques
jours, de la lessive.
D’autres morceaux devaient subir un autre sort.
La réfrigération étant inconnue, la conservation de la
viande impliquait le recours à sa cuisson avec de la
graisse et beaucoup de sel pour lui éviter de chancir. Pour
cette opération et, au vu de la quantité de viande, un
chaudron s’avérait nécessaire. Après la cuisson, le tout
était transvasé dans une grande jatte bien ventrue mais
avec anses et couvercle.
Avant de prendre sa place dans la grande pièce, la
jatte restait quelque temps à l’air libre pour le
refroidissement et la solidification de la graisse qui
enserrait et protégeait les morceaux de viande.
Ainsi, durant plusieurs semaines, nous mangions
de cette viande entrelardée.
Les salaisons – pour les mêmes raisons -
demeuraient la solution idoine pour disposer de certains
légumes hors saison ou lorsque leur prix devenait
prohibitif. Ainsi en allait-il des poivrons, piments, olives
et tomates.
Les poivrons étaient grillés sur le brasero pour les
dépiauter aisément. Mes sœurs se partageaient les taches.
Celle qui se trouvait devant le brasero lançait aux autres
les poivrons et les piments grillés de tous cotés qu’elles
pelaient en utilisant de l’eau pour tempérer la chaleur et
faciliter l’opération. Chaque légume était tenu par le
pédoncule et coupé longitudinalement puis déposé sur
une planche.
Les poivrons de couleur rouge subissaient
l’épreuve du pilon et devenaient tout simplement du
poivre rouge. Les verts séchaient au soleil un certain
nombre de jours, après avoir été saupoudrés de sel.
Après quoi, ils étaient entassés dans un bocal et imbibés
d’huile. On les consommait longtemps après la sortie des
poivrons du marché.
Les piments connaissaient le même sort mais une
partie était reliée par de la ficelle récupérée des pains de

56
sucre, et suspendue en couronnes ça et là, égayant
l’endroit d’une jolie couleur rouge .
La tomate bénéficiait d’un double traitement :
coupée en deux, elle était salée, étalée sur des
planchettes et déposée par terre, sous le soleil pour
sécher. Après quelques jours, elle était soit pilée et
réduite en poudre prête à l’utilisation, soit suspendue en
couronnes près des aulx tressés et des piments.
Le deuxième traitement mobilisait plus de
monde : la tomate ébouillantée et passée à la moulinette
était récupérée dans une bassine, puis relevée par un
verre (à thé) d’huile, un autre de sucre et un troisième de
sel pour cinq kilos de tomate. A l’aide d’un entonnoir, on
en remplissait des bouteilles, auparavant bien lavées.
Avant de fermer les bouteilles avec des bouchons de
liège, on y versait une goutte d’huile afin d’éviter à la
tomate liquide, la corruption par l’air.
Nous ne connaissions pas le fromage vendu en
commerce. Sous quelque forme que ce fût ! Cependant
nous avions droit à un fromage : laklila, une sorte de
chester anglais mais fait à partir du petit lait.
Quotidiennement, le vendeur de petit lait passait
devant chez nous en répétant à la cantonade : l’ben ! ha
l’ben ! Et souvent nous en achetions57 Le bonhomme
déposait ses deux gargoulettes par terre, saisissait la
mesure d’un demi-litre, la plongeait dans l’une des
gargoulettes et me versait le contenu dans une casserole
ou un pot en terre. Le jour du couscous nous achetions
jusqu’à deux litres !
Pour confectionner notre fromage, nous faisions
chauffer la quantité requise de petit lait, versions le
liquide dans une bourse en tissu, accrochions la bourse et
laissions l’eau s’égoutter. Une fois cette opération
terminée, nous étalions le fromage dans une assiette et le
mettions à sécher à l’air -- mais à l’ombre seulement ,
pas au soleil ! À mesure que le temps passait, le fromage
durcissait jusqu’à devenir un roc. Nous découpions à
l’aide du couteau, un morceau que nous sucions ou

57
La culture de la limonade n’interviendra, pour nous, que dans les
années soixante.

57
mâchions. Jeté dans de la h’rira, ce fromage la relevait
d’un goût exquis !

Ennayer

Probablement, la seule fête fixe. La seule fête que


les enfants attendaient avec impatience mais sans le
suspense qui accompagne l’apparition du croissant
lunaire : le 12 janvier de chaque année.
D’après mère, les fellahs accueillaient la nouvelle
année en présentant une profusion de biens, en
l’occurrence, des fruits secs : du reste, cette fête reste,
pour nous, celle des noix, noisettes et amandes !
D’après yemma, ma grand’mère d’Ahfir, donc
plus proche du paysannat, les fellahs du temps jadis,
emmagasinaient les fruits secs pour affronter le rude

58
hiver qui s’annonçait; il n’y avait pas beaucoup de choses
à se mettre sous la dent.
De notre temps, ces fruits garnissaient les étalages
des marchands de Bab Sidi Abdelwahab, l’année durant.
Cependant, à cette occasion, beaucoup de petits
commerces muaient temporairement : leurs étals se
paraient des belles et sombres couleurs des châtaignes,
des glands, des noix et noisettes, des amandes et de celles
des dattes multiformes et dont les teintes allaient du jaune
paille, au jaune orangé, au rouge sombre. Les figues
s’offraient en vrac, en chapelets, enfarinées, asséchées et
même en pâte58.
L’adage dans la culture française la veille de la
fête est mieux que le jour de fête me semble tirer son
origine de chez nous car, en règle générale, nous
célébrons nos fêtes la veille de leur date officielle. Ainsi,
le 11 janvier reste une soirée mémorable. La veillée
d’Ennayer !
Mère préparait pour chacun de nous une gorça, un
mini pain, piqueté de raisins secs et d’amandes et, avec
en son milieu un œuf retenu au socle par des anneaux de
pâte. Le onze janvier, le four banal présentait une
apparence radieuse de fête. Le onze janvier, nous avions
tous droit à du pain de farine de blé tendre !
Ce jour-là, il ne recevait que des gorçate ! Il
fallait surveiller le nombre ! Différencier entre les divers
pains restait une gageure que réussissait, tout de même le
fournier. En réponse à une question que je lui posai bien
plus tard, il m’apprit qu’il compartimentait son four et
que l’ordre d’arrivée des pains crus, était celui de leur
enfournement : les tablettes respectaient ce même ordre,
ce qui l’aidait à ne pas se tromper. Il faut vous dire que la
qualité de la farine, la manière de pétrir et la quantité de
fruits secs piqués, pouvaient créer une différence entre les
pains, d’où la nécessité, pour nous, d’éviter la confusion
entre les galettes !
La préparation de ces pains constituait un autre
rituel.

58
Cette pâte sert aussi à constituer la farce du célèbre gâteau
makrout.

59
Aller avec ma mère acheter les fruits, nous
revenait de droit : mon frère et moi devions porter le
couffin ! Tant il est vrai que certaines corvées étaient
plutôt des parties de plaisir !
Mes sœurs, pendant la journée, réparaient les
bourses de l’année dernière et renouvelaient celles qui
n’étaient plus récupérables. L’élastique devait être assez
solide pour ne pas casser à la première manœuvre
d’ouverture - fermeture !
Le soir venu, toute la famille entourait l’éventaire
en alfa contenant les fruits et posé sur une table basse.
Chacun recevait sa bourse.
La distribution des fruits se faisait équitablement.
Chez nous, mère partageait tout : lors des repas, chacun
recevait sa part dans son assiette : enfants, nous ne
connaissions pas de plat unique autour duquel toute la
famille se réunissait. Même notre part de viande – quand
il y en avait – nous était servie dans notre plat. Cela
procédait d’un sentiment de justice, il n’y a pas de doute
la-dessus !
Nous procédions, entre nous, à des opérations de
troc. La qualité de chaque marchandise en déterminait la
valeur : la loi de la relativité fonctionnait bien chez nous !
Ne possédant ni casse-noix ni casse-noisettes – en
fait, nous en ignorions jusqu’à l’existence ! - la main du
mortier, le pilon, et le marteau circulaient d’une main à
l’autre.
Nous nous gardions de vider notre sac – au sens
vrai ! - la même soirée, nous étions plus malins que cela !
Dans le cas où vous n’auriez pas pris cette précaution,
vous risquiez le lendemain, de vous contenter de regarder
les autres, allongés à vos côtés sous la même couche,
savourer leurs fruits : pas de rabiot, mère distribuait toute
la quantité.

60
Licoul l’bali
ou Ecole Sidi-Ziane.

Inaugurée en 1907, elle est probablement la plus


ancienne école de la ville. D’ailleurs, pour nous, elle a
toujours été licoul l’bali (l’école ancienne) Pour vous
dire, père y a fait ses études de 1923 à 1930, date à
laquelle il décrocha son Certificat d’Etudes Primaires !
Au début des années cinquante, Oujda comptait
au moins six écoles laïques pour les Roumis, les Français
et les Européens qui y vivaient : Charcot, Lavoisier,
Berthelot, Pasteur, George Sand, Jules Ferry. A la fin de
la décennie, l’école Victor Hugo compléta le compte. En
plus de deux écoles, au moins, dépendantes des églises S T
Louis pour les filles et ST Antoine pour les garçons. Ce
nombre important d’établissements scolaires pour les
giaours59 pouvait s’expliquer : Oujda était une ville
garnison.
Pour les indigènes trois écoles devaient fatalement
suffire : l’Urbaine qui était, jusqu’à la fin des années
quarante, école primaire et collège, l’Ecole
professionnelle ou l’Ecole Nouvelle (licoul j’did) et
l’Ecole de filles tout près de Sqaqi Tlata. Quelques
années plus tard lanfirina60, une école gérée par la
Société de Bienfaisance. Cette école comportait un
internat pour tous ceux qui venaient de loin ; les repas
leur étaient servis à l’Urbaine.
L’Urbaine englobait le Cours Complémentaire qui
permettait aux élèves de préparer l’examen du Brevet.
L’Urbaine a une grande cour qui occupe la moitié
de la superficie totale; je puis dire, sans risque de me
tromper, que tous les élèves, à des périodes diverses, bien
entendu, l’ont métrée, lors d’un des cours de calcul, au
moyen de la chaîne d’arpenteur qui circulait de classe en
classe,

59
Terme d’origine turc signifiant incroyant, utilisé avec quelque
mépris pour désigner les infidèles. cela a donné en Algérie, gaouri,
Hors l’Occident, l’humanité était bien constituée de barbares !
60
Allez deviner sous cette appellation l’Orphelinat !

61
L’autre moitié de l’école est séparée, en son
milieu, par un bloc comprenant le bureau du directeur et
trois classes. De part et d’autre de ce bloc, se trouvent,
formées en U, deux cours internes communiquant entre
elles par un passage qui débouche directement dans
l’unique préau de l’école, que quelques arbres rendent
plus sombre et qui ne nous était accessible que les jours
de pluie..
Dans la cour centrale, les arbres nous
fournissaient en sus, quelques fruits, sassnou, une sorte
de framboise sauvage que nous, les riverains, dégustions
en été.
Mon premier jour à l’école est resté gravé dans
ma mémoire. Père, quelques jours auparavant, nous avait
inscrits, mon frère – mon aîné de cinq ans - et moi. En
ces temps-là, l’âge n’avait aucune espèce d’importance.
Je revois mon père, derrière un groupe compact
d’autres parents d’élèves, tendre le livret de famille pour
notre inscription, par-dessus les têtes et parmi une grappe
de mains qui s’agitaient comme des najas se dressant
au son de la flûte, au milieu d’une halqa d’un charmeur
de serpents, un jour de marché hebdomadaire.
Je me rappelle le petit carton portant tampon et
signature, qui nous indiquait la classe que nous devions
rejoindre ce jour mémorable entre tous, le lundi premier
octobre 1951.
Dans la cours de l’école, nous fûmes orientés,
d’après notre petit carton, vers une rangée où beaucoup
de nos copains nous faisaient des signes de complicité, ce
qui me rassura quelque peu. Car, je dois avouer que la
crainte que j’avais d’aller à l’école était, pour le moins,
proportionnelle au plaisir de découvrir ce qu’était cet
endroit d’où je voyais sortir, alors que je n’étais pas plus
haut que deux pommes et demie, des hommes à l’air
important. Des hommes qui étaient habillés comme mon
père !
Nous habitions face au flanc gauche de l’école.
Du seuil de notre maison, nous voyions les fenêtres des
classes latérales gauches, notamment la salle de mon
CE2. Pour cette raison, j’ai toujours entendu sonner la
cloche. Mais, ce fameux jour d’octobre, je savais que la
cloche, à huit heures, allait sonner aussi pour moi.

62
J’avais, pour ma première journée, pris un cahier,
une ardoise - encadrée de bois blanc ! – de la craie et
l’inoubliable porte-plume en bois rouge. Le maître,
Monsieur Benguédache, vint vers nous et nous dirigea
vers la classe au-delà de laquelle se trouvaient les
robinets et les cabinets
Il nous demanda de rester debout, nous changea
de place, tenant à la main le grand bâton qui ne devait
jamais le quitter, du moins durant ma scolarité dans cette
école. Il nous fit asseoir selon un ordre qui tenait compte
de la taille de chacun. Cela fut pour nous comme un jeu.
Grâce ou à cause de ma taille, je me retrouvai au
milieu, à la première place. Une fois cette opération
terminée, il nous regarda puis, prenant son bâton, nous
désigna le tableau et nous dit : le tableau noir ! Répétez
! J’eus le malheur de prononcer le tableu noir ! Ma
première phrase articulée à l’école ! J’avais pour une
raison que j’ignore toujours, supprimé au tableau, son
« a. » Monsieur Benguédache leva son bâton pour
réclamer le silence, et demanda : qui a dit : le tableu !
Ayant été habitué, chez moi et à l’école coranique, à dire
la vérité, je levai le doigt, comme appris quelques
minutes plus tôt. Il me regarda et, d’une gentille gifle, me
corrigea.
Avant la cloche de midi, Mr Abrar, le directeur,
ouvrit la porte et, de son pas lent, et se dandinant
légèrement, s’avança vers le maître qui s’était déjà
précipité vers lui, après nous avoir, du deste, ordonné de
nous lever. Après un court dialogue, le directeur à la voix
très grave61 se retira et un autre maître frappa à la porte
de la classe. C’était l’enseignant qui avait accompagné
ses élèves dans la classe voisine. Les deux maîtres
échangèrent quelques mots et le nôtre me demanda ainsi
qu’à mon frère et à une dizaine d’élèves, de nous lever et
de suivre monsieur Taleb. Celui-ci, en boitillant, nous fit
entrer dans sa classe, située tout près, de l’autre côté

61
Monsieur Abrar n’avait, dans sa bouche que cette
seule phrase « Par exemple ! » qui nous rendait muets comme
des carpes. De plus, nous n’avons jamais entendu le directeur
dire autre chose.

63
des robinets. Jusqu ‘à la fin de l’année, monsieur
Taleb a été notre maître au cours préparatoire, à la
derrière, comme nous disions toujours.
À midi, nous quittâmes la salle de classe et
devions y retourner, l’après-midi.
Nous avions cours de huit heures à midi et de
quatorze heures à dix-sept heures. Dès les aurores, nous
étions au jamâa pour l’apprentissage du Coran ; à sept
heures et demie, retour à la maison pour le petit
déjeuner : du café au lait bien sucré – le lait et le café
mélangés dans la cafetière – et en avant pour l’école…
Nous avions même le temps de nous rassembler devant la
petite porte de la cour, avant le premier coup de cloche.
De retour à la maison, à midi donc, ce premier
jour d’école, mère nous accueillit avec un sourire et une
question : yadra ? ( Alors ? ). Je lui rendis le sourire et
l’informai, sur un ton badin, que nous avions laissé nos
cahiers et nos porte-plume en classe.
_ Mais ! On vous les volera !
_ Non ! Personne ne nous prend notre place et on
ne nous vole rien !
Nous retrouvâmes les cahiers dans le casier et les
porte-plume dans la rigole creusée à cet effet, dans le
pupitre à l’ancienne.
Monsieur Taleb Bendiab nous enseignait le
français, mais notre joie était réelle lorsqu’en fin de
cours, certains après-midi, il effaçait le tableau et
commençait à écrire en arabe ! Souvent, pour l’arabe il
utilisait le dos du tableau qu’il rabattait le lendemain,
pour une révision. Sinon, un monsieur en gandourah, se
présentait deux fois par semaine, - le Maroc était toujours
sous administration française – et remplissait, quelque
deux heures durant, le tableau, de la même écriture que
celle du jamaâ. Nous passions notre temps à recopier.
Au cours de ces premiers jours, Monsieur Taleb
nous demanda qui pouvait acheter le livre de lecture, le
célèbre Bonjour Ali ! Bonjour Fatima ! Je ne réfléchis
nullement et levai la main : moi, m’sieur ! Moi ! (un seul
livre pour mon frère et moi, comme de bien entendu.) Il
dressa une liste. J’en fis part à ma mère qui transmit la
requête à mon père. Le dialogue direct avec mon père

64
était tellement rare ! Pourtant il n’était pas méchant et ne
n’a jamais frappé personne !
Juste avant le retour à l’école, j’osai demander à
ma mère si père, avant de rejoindre l’épicerie, avait laissé
l’argent du livre. La réponse était oui, mais un seul livre
pour toi et ton frère ! Ouf ! Quand le livre tomba entre
mes mains, la première fois que cela m’arrivait – notre
grande sœur ne fut jamais scolarisée, la puînée fut
scolarisée en même temps que nous et n’avait pas
encore acheté de livre – un monde magique survenait !
Cependant, notre joie fut tronquée car le maître nous
apprit que les livres devaient rester dans la bibliothèque
de la classe. Les enfants, actuellement, devraient bénir
leurs maîtres qui ont, tout simplement, supprimé les
bibliothèques dans les classes.
Il fut tout de même possible de prendre le livre
avec nous, entre midi et quatorze heures, - cette fois-ci
seulement ! - tenait à préciser Mr Taleb - pour le couvrir.
De bleu ! le maître a beaucoup insisté sur la couleur. En
ces temps-là nous, couvrions nos cahiers et nos livres
avec du papier glacé de couleur rouge, verte, bleue ou
noire. Le livre fut couvert d’un très joli papier bleu
indigo.
Une fois le livre couvert, par les soins de ma
grande sœur, seule habilitée à manier les ciseaux, et une
étiquette collée au bon endroit, je le remis au maître qui
dessina un beau 8 sur l’étiquette.
Chaque fois que tu entendras le nombre huit! tu
lèveras la main pour recevoir votre livre !
Un jour, je ne sais pourquoi, Monsieur Taleb me
fit asseoir à côté de son fils, à la première table, dans la
rangée du milieu. Ce qui me permit de déguster une
salade de tomate, préparée par le maître lorsque le cours
porta sur ce fruit. Son fils avait apporté du pain. Du bon
pain de farine62, bien sûr! L’extraordinaire était de
manger en classe, avec la bénédiction du maître !63

62
Le terme farine désignait exclusivement la farine de blé tendre !
63
J’ai retrouvé cette sensation, quelque trente ans plus tard,
chez des enfants que j’ai vus, subjugués par de la vraie eau qui
coulait d’un robinet/accessoire, dans une pièce de théâtre qui leur
était destinée.

65
Rapidement, je fis beaucoup de progrès en
lecture. Le maître était assez intrigué. Il me disait chaque
fois : c’est très bien ! Parfois il récompensait les bonnes
réponses d’un bon-point 64 que nous recevions avec
beaucoup dr fierté. Mais il comprit vite que nous avions
un exemplaire du livre à la maison. Ce qui ne l’empêcha
guère de continuer ses encouragements. Une belle
invention que le bon-point !
C’est aussi grâce à monsieur Taleb que j’ai failli
manger à la cantine ! Manger à la cantine, pour nous, ne
signifiait pas être pauvre, n’avait rien à voir avec le
besoin, la nécessité ni l’indigence. C’était beaucoup plus
une aubaine, un plaisir ! Quand, ce jour-là – la séance de
calcul commençait par le calcul mental - le maître donna
sur la table le coup par lequel il nous intimait l’ordre de
lever les ardoises65, mon frère et moi avions effectué les
opérations et le résultat était juste. Après un coup d’œil
circulaire, il dit, à la cantonade : les deux
frères Hammoumi mangeront à la cantine, à la place des
deux frères B… Il nomma les deux malheureuses
victimes des mauvais calculs.
Avant le coup de cloche de midi, le maître invitait
les élèves qui mangeaient à la cantine à se rassembler, en
rang, devant la porte. S'il tardait à le faire, il y avait
toujours un élève qui disait: m'sieur! les élèves qui
mangent à la cantine? Je me levai donc mais mon frère
resta assis. Je le regardai, il me fit non de la tête. N’osant
y aller seul, je me rassis et les deux frères – peut-être
avaient-ils intimidé mon frère - ont eu leur ration ce jour-
là. J’étais très dépité mais qu’y pouvais-je ? Et ce n’est
pas Ghouti Bouteflika., mon ami depuis cette année-là,
qui me fut du plus grand secours. Il remua le couteau
dans la plaie d’un méprisant : moi, j’aurais été sans mon
frère ! Dieu donne les fèves à l’édenté66 ! Il pouvait se
permettre avec moi car il avait pour habitude de venir
souvent, avant le coup de cloche, me chercher à la

64
Simple petit rectangle de papier cartonné de couleur où était
encadrée l’inscription « bon-point. »
65
Nous avons beaucoup appris grâce au procédé Lamartinière.
L’ardoise a toujours précédé le cahier .
66
Il s’agit bien sûr des fèves séchées. Adage où il est regretté que les
faveurs vont à ceux qui ne savent en profiter.

66
maison pour aller ensemble à l’école. D’ailleurs, ma mère
aimait à le taquiner :
- Comment est-ce qu’on t’appelle ?
- L’Ghoutsi ! le « s » faisait toujours rire ma
mère.
- Êtes vous riches ou pauvres ?
- Nous sommes riches ! Chaque fois mon père
m’achète un nouveau cahier !
Dès que retentissait le coup de cloche, les élèves
qui mangeaient à la cantine sortaient, en courant et en se
bousculant, allaient se mettre en rang par un, devant les
tables sur lesquelles étaient rangées des écuelles en fer
blanc. Chaque élève en prenait une et avançait vers une
table où étaient posés des morceaux de pain. Une
khabaza67 était coupée en quatre morceaux. L’écuelle
dans une main, le pain dans l’autre, l’enfant avançait vers
les marmites et les bidons de lait – détournés, pour ce
faire, de leur fonction initiale - qui contenaient le manger.
Le préposé versait une louche dans chaque écuelle et
l’élève s’en allait chercher une place pour s’asseoir et
manger. Beaucoup d’enfants versaient le contenu de
l’écuelle ou une partie, dans le quart de pain ouvert en
poche et ressortaient.
C’était là, que nous les attendions, nous autres,
les sevrés. À ceux que nous connaissions, nous
demandions, la main tendue, une bouchée, requête pas
toujours satisfaite, malgré le débit de notre litanie
sarjabbak laya’ouaj fi qbor alhajjaj68 Mais lorsque je
tombais sur mon ami Guemmi qui allait avec nous en
classe, j’avais ma bouchée et parfois deux, tellement il
était gentil. D’ailleurs, cette gentillesse était telle que
personne ne songea jamais à le moquer à cause de son
nez toujours rouge, toujours coulant.
Monsieur Benguéddache était, durant toute ma
scolarité primaire, le chef incontesté de la Cantine. Avec
sa gandoura et son long bâton, il organisait la cantine et
avait l’œil sur tous et sur tout. Il n’hésitait jamais à
réclamer à un suspect le carton qui lui ouvrait les portes

67
Voir supra, le chapitre Aharrach
68
[Tu m’en donnes un peu sinon] gare à la selle du cheval de ton
père qui se tordra parmi les tombes des hadjs !

67
de la cantine. Bien que le contrôle se fît en classe,
quelque malin pouvait toujours se glisser parmi les rangs
des chanceux qu’étaient les élèves nécessiteux. Avec lui
pas « d’indu-mangeant ! » Sauf s’il restait de la
nourriture. Dans ce cas, bien rare tout de même ! les
badauds étaient invités à prendre part au repas mais s’il
ne restait plus de pain, tant pis pour eux ! Ils mangeaient,
si je puis dire, a cappella !
La fin du repas gardait pour nous son importance.
Les marmites, la grande et les deux moyennes, ainsi que
les bidons de lait, dont le nombre dépassait la dizaine,
devaient être emportés chez Abdelkader l’cousini, le
cuisinier qui habitait au N° 9, tout près de chez nous.
Un camiou se trouvait, à la fin du temps de la
cantine, près du portail central de l’école, pour le
transport des récipients. Deux enfants prenaient un
ustensile et l’emportaient vers la charrette. Une fois sortis
de l’école, les ustensiles étaient posés par terre et
systématiquement nettoyés à la main. On passait le
tranchant de la main sur la paroi interne de l’ustensile, on
ressortait la main et, de la langue on en lampait le
contenu. C’était une autre manière de manger à la
cantine. Quel régal quand on a pu ramener un quignon de
pain de chez soi ! Quel régal quand on a pu décrocher la
grande marmite que les plus grands se disputaient sans
aucune possibilité de jouer, comme dans la fable, le
troisième larron. Quelques rares fois, l’adjoint du
cuisinier nous a imposés, son fils et moi, et nous avons eu
cette merveille, pour nous. Après cela, tous les ustensiles
étaient embarqués et rapportés pour être lavés.
Aller pieds nus à l’école était chose courante.
Nombreux étaient les élèves dans ce cas, et pas seulement
ceux qui mangeaient à la cantine. Pour notre malheur, la
cour de l’école était recouverte de gravillons, ce qui
n’arrangeait point les choses, car nos jeux dans cette
cour consistaient souvent en de rapides courses : le court
temps de la récréation empêchait les autres jeux, qui
duraient plus longtemps. Or, il était assez douloureux de
courir pieds nus sur du gravier. Mais plus douloureux
était de ne pas courir. De ne pas faire partie d’une
équipe !

68
Au CM2, monsieur Gugliélmi, qui avait toujours
les bouts de ses doigts jaunes, mais qui n’avait jamais
fumé en classe - me considérait comme fort en
orthographe. Un jour - c’était bien la première fois que
cela lui arrivait, il devait être occupé à je ne sais quoi - il
m’appela à son bureau, me remit sa fiche et me demanda
de le remplacer en faisant la dictée aux élèves !. Nous
avions dépassé le stade de la dictée préparée pour celui
de la seule dictée de contrôle.
Je me mis donc en face des élèves et, avec
beaucoup d’application, et un peu de fierté, leur dictai le
texte. J’avais en main la fiche du maître !
J'étais tout à cette tâche quand, mon copain de
table releva, en dialectal : enseignant et les pieds nus ?
Je fus quelque peu gêné et lui demandai, ster ma
ster Allah ( protège ce que Dieu a protégé,) de ne pas trop
le crier sur les toits.
C’est aussi monsieur Gugliélmi qui
m’administra la seconde des gifles que j’eusse jamais
reçues à l’école, pour avoir remplacé l’accent circonflexe
du mot rafraîchissant par un vulgaire point. Il justifia
son geste en me disant, comme pour dévoiler aux autres
la raison de cette correction ce n’est pas toi qui fais cette
faute ! Il devait, maintenant j'en suis convaincu, leur
faire comprendre que cette correction différait de celles
que recevaient régulièrement les mauvais élèves.
Bien sur, je reçus quelques coups sur la main.
Particulièrement de la part de monsieur Sahel 69,
l’enseignant le plus sévère de l’école. Tellement sévère
que les autres maîtres lui envoyaient leurs têtes de mules
pour les corriger. Il était à l’école ce que mère était à la
Rue Sidi Ziane.
Il exigeait de nous, élèves de la quatrième, le
CE1, après seulement une année de scolarité ! un travail
de précision, à savoir tracer les segments de ligne de
séparation au porte-plume au lieu du crayon, non sans
nous mettre en garde contre toute bavure, au sens propre
s'entend! Il fallait soulever la règle avec beaucoup de
doigté et attention à l’oblique ! Et d’un coup sec ! Or,
faut-il s’en étonner ? la règle, cyniquement, choisissait ce

69
Sahel a le sens de docile, gentil, en arabe littéraire celui de facile.

69
moment pour vous désobéir et élargir le trait. Et
l’inévitable tache de vous narguer. Rien à faire !
Je suis convaincu que le psychanalyste
Rorschach, pour avoir inventé le test projectif basé sur les
taches d’encre, a dû recevoir sur la main, de son
monsieur Sahel, quelques inoubliables coups de bâton!
D’autant que monsieur Sahel, tout enseignant qu'il
était, ne savait pas conjuguer le verbe pardonner et, par
tous les temps!. Quand il arriva près de moi et vit le chef
d’œuvre, il se retourna, toujours penché sur mon pupitre
et demanda au dernier élève corrigé de lui apporter la
règle. Toute imploration étant vaine, il ne restait qu’à
tendre la main et à recevoir la correction.
Je vous prie de croire qu’après cela, on faisait très
attention et qu’on s’appliquait autant que faire se pouvait!
Mais ni les deux gifles, ni la règle, ne me
blessèrent autant que la remarque imméritée que me fit
monsieur El Khaldi - qu'Allah lui pardonne! notre
enseignant d’arabe au CE2. je ne doute point qu’il devait
être de bonne foi. Comme quoi, les erreurs judiciaires
sont toujours possibles.
Lors de la correction d’un exercice, et me référant
au tableau, je rectifiai sur mon cahier ce que j’ai
considéré comme une faute. Mon voisin de table, ayant
suivi ce que je faisais, me fit un sourire d’étonnement et
me demanda :
_ Même quand c’est juste, tu corriges ?
_ Je … n’ai pas bien vu.. C’est juste ?
J’allai jusqu’au tableau, comme cela était permis
aux élèves myopes – dont je faisais partie sans le savoir -
me rendis compte de la véracité de ce qu’il me dit et, sur
le même mot, je recorrigeai. Le maître ne l’a pas compris
ainsi et nota sur la marge de mon cahier d’exercices :
Attention à la tricherie ! Mais, pour mon malheur, il
ne s'était pas contenté de le noter. Quand il nous rendit
nos cahiers d'exercice, il me signifia, d'une voix
tonitruante, la même remarque. Je revois encore ce
moment de suprême tristesse et entends la voix du
maître ! Iyyaka wal ghichch !
L’école constituait un haut lieu de socialisation et
la probité devait être enseignée même par la
souffrance de quelques uns !

70
Je réalisai la vanité de toute explication, acceptai
mon sort, mais versai tout de même quelques larmes
amères.. Mon voisin de table a bien voulu me défendre
mais le maître lui signifia de se taire, sinon…
Mais je garde un souvenir radieux de messieurs
Tayeb Mira du CM1 et Ahmed Brahimi, du CM2.
Monsieur Tayeb m’a fait aimer l’histoire des dynasties
Omeyyade et Abbasside. Il avait les manières d’un
conteur. Monsieur Brahimi – qui me choisit responsable
de la classe - devint inspecteur s’il vous plaît ! et fit
partie de l’organisation de l’examen du CESM (le brevet)
de l’année 1961. Quand il me vit dans la cour, après la
première épreuve, la vocalisation, il me tendit le texte de
l’épreuve et me demanda de le lire. Avec lui, j’avais
souvent des dix ; il ne fut pas déçu ! D’autant que le texte
comportait quelques Charybde et Scylla que je sus, tels
les marins grecs de la mythologie, éviter.
Je ne saurais clore ce chapitre sans rendre
hommage à tous nos maîtres grâce auxquels nous avons
appris beaucoup de prépositions, de mots, d’exceptions,
de phrases, de textes, de fables.
Des auteurs nous ont marqués depuis ce temps.
Mouloud Feraoun qui a abandonné son couscous à sa
petite sœur, confirmant que le malheur des uns fait le
bonheur des autres ! Ahmed Séfrioui émerveillé par la
lampe à pétrole jusqu’à la voir, d’abord en rêve ! Daudet
qui nous a bien amusés avec son Tartarin ! Jules Romain
qui nous émut lorsque le petit Louis 70 se demandait
combien avaient coûté ses chaussures, son père gagnant
chichement sa vie ! Antoine de Saint-Exupéry, l’homme
en quête permanente de l’homme, qui nous fit partager la
panique du chef Rivière et l’angoisse de l’épouse du
pilote disparu, Simone Fabien dans Vol de nuit. Le même
Saint-Exupéry qui, en Sixième, nous chanta le plus bel
hymne à l’eau : tu n’as ni goût, ni couleur, ni saveur. Tu
n’es pas nécessaire à la vie. Tu es la vie ! Jacques-Yves
Cousteau et son monde du silence ! Marie-Barrère Affres
qui, à l’instar de beaucoup d’autres auteurs, nous
proposait une peinture anthropologique de la vie des
petites gens de la campagne !

70
Des Hommes de bonne volonté (Les humbles).

71
Posséder un vélo était pour moi une obsession, à
telle enseigne que je n’oublierai jamais le petit garçon
que j’ai jalousé pendant longtemps. Son agréable
aventure fut le sujet du récit La bicyclette, tiré du roman
Propre à rien71
Nous étions intrigués avec le père Simon, le
maître d’école qui, voyant les habitués du retard
rappliquer avec au moins cinq minutes d’avance, vérifia
quand même l’heure, des fois qu’elle retardait ! Mais
nous avons eu, contrairement à lui, la chance et le temps
de comprendre la cause de cette arrivée avancée, après
avoir lu La guerre des boutons de Louis Pergaud ; nous
avons eu, en sus, le bonheur de voir le film d’Yves
Robert. Et d’autres ! Tant d’autres ! Robert Frison-
Roche, Duhamel et ses souvenirs d’école, lui aussi !
Les textes en arabe rassemblés dans le Qiraa a
Mouçawwara (Lecture illustrée) édité au Liban, nous
inculquaient les mêmes valeurs de justice et d’honnêteté.
Eux non plus , n’ont pas quitté ma mémoire :
L’Altruisme, le mendiant, Rendre visite à un ami malade,
La Mère, et nous mettaient les fables de La Fontaine –
traduites en arabe - entre les mains ; Le Corbeau et les
Raisins, Le Corbeau et le renard, Les Animaux Malades
de la Peste etc. pour la petite histoire, tout porteur de
verres correcteurs, devenait, à Oujda, Alqanoun (la loi)
en référence au renard de l’illustration de cette fable ; il
portait lunettes et tenait le livre de la loi
Tout ceci pour dire que nous avons appris la
lecture, tant en arabe qu’en français à partir de textes
d’auteurs. Notre curiosité était ainsi éveillée, ce qui nous
a poussé à lire et à rechercher les écrits de ces auteurs,
particulièrement. Et quand on tombe sur certains de leurs
livres dont sont issus les textes contenus dans le Nos
lectures, alors le plaisir devient complet.

71
De Gabriel Chevallier. Edition Reider. Comme nous, le petit Jean
avait été bercé par la promesse répétée mais non tenue, de l’achat
d’une bicyclette. La complexion sociale n’étant point la même, il a
pu, lui, commander une bicyclette que ses parents ont été obligés de
lui acheter. Quelques mois plus tard, j’eus l’immense plaisir de voir
le film portant le même titre, à la Bourse du travail, près du cinéma
Le Paris.

72
Monsieur Guérini, Marc comme aimait à
l'appeler mon père, mérite d’être évoqué. Il nous
enseignait le Français pendant que monsieur Khaldi nous
enseignait l'Arabe. C’est avec lui, avec monsieur Polidori
et monsieur Gugliélmi que nous avons appris les
regrettées analyses grammaticale et logique. De même
que les exceptions orthographiques bru, tribu, glu ! Les
joujoux, les poux etc. Les mots qui commencent par ac
ou par ap. La phrase Ormai où est donc Nicar ? a fixé les
conjonctions à tout jamais.
Mais je voudrais évoquer monsieur Guérini pour
un fait extraordinaire pour le mioche que j’étais, fait qui
survint un jour de l’année scolaire cinquante-trois -
cinquante-quatre. J’étais avec un copain dans la cour
pendant la récréation quand il prononça la phrase
aujourd’hui, les oiseaux ne volent pas en air. En faisant
la liaison cela donnait en nair. Je le corrigeai et lui
expliquai qu’il fallait dire en l’air. Et j’ai souligné le l de
trois traits. Mais ne voilà-t-il pas qu’une fois en classe
j’eus à prononcer la phrase des gouttes de pluie étaient
suspendues en l’air. Seulement, comme, en ces temps, je
nasillais encore en parlant – ce qui d’ailleurs faisait la
joie de nos invités à la maison, qui me demandaient
souvent de réciter quelques sourates - le maître a cru
entendre en nair ! Et de m’expliquer que .. et que… Lui
faire savoir que je venais de faire la même leçon à untel,
était impossible de par ma timidité. Alors, je baissai les
yeux en me mordillant les lèvres. Mon copain n’en
revenait pas ! Il baya de stupéfaction !
Mais je ne puis passer sous silence l'humanité de
ce monsieur – involontairement bourreau et si sévère
pendant le cours! Un matin de cet hiver-là, tout Oujda
était blanche de neige. Phénomène très rare; de mémoire
d’Oujdi, cela ne s’était pas vu depuis des lustres ! À la
récréation de dix heures, ce jour-là, un soleil timide avait
transformé la neige en une boue blanchâtre tachetée de
marron. Quelques cristaux de givre résistaient à
l’attraction terrestre et restaient accrochés à des branches
qu ‘ils n’avaient pas vues depuis la nuit des temps et
qu’ils ne risquaient pas de voir de sitôt.
Le froid était insupportable. Et les chaussures en
caoutchouc menaient une lutte superbe mais combien

73
inégale, contre le froid qui nous mordait férocement les
orteils. Bien entendu, on s’est amusés, comme tous les
enfants du monde, avec cette neige, avant la cloche de
huit heures. Peut-être faisait-il moins froid ?
Une fois la récréation terminée et les classes
réintégrées, monsieur Guérini nous vit, transis de froid et
tremblant de tous nos membres. Comme il habitait le
logement d’astreinte, le seul que comptait l’école, il alla
chercher son poêle à mazout, le posa devant l’estrade et
invita les élèves à se réchauffer. Les plus dégourdis –
généralement les plus grands - furent les premiers à
vouloir profiter de la chaleur. Il m’appela, ainsi que
quelques petits, nous libéra un espace et nous permit de
profiter de la chaleur.
Plein de reconnaissance, je ne me suis jamais
débiné, lorsque le soir, il ouvrait sa porte qui donnait sur
l’extérieur, cherchant un volontaire pour l’achat de
quelque denrée dont il avait besoin. Même si au
retour, le volontaire avait ses dix ou vingt francs assurés.
Cela n’arrivait pas souvent car, notre voisine, khalti 72
Yamina, sa femme de ménage, s’occupait de lui comme il
se devait. Et si elle avait oublié quelque chose, c’est moi
qu’elle envoyait systématiquement la lui chercher. Elle se
sentait obligée de me récompenser d’un fruit ou d’une
pièce de deux francs que je refusais le plus souvent, car,
pour moi, elle était pauvre.
Un autre enseignant, monsieur Ducousso se
singularisait parmi ses collègues Il jouissait d’une
renommée bien établie! Il avait à coup sûr, lu ou vu La
cantatrice chauve car, comme le personnage campé par
Louis Jouvet, il répétait souvent après avoir entendu une
incongruité : bizarre ! tout à fait bizarre ! mais sa
particularité ? il réalisait les expériences de leçons de
choses en classe!
A la fin de l'année scolaire mil neuf cent
cinquante-huit, lorsqu'il ramena un appareil de projection
et quelques films, il invita, à la séance, les meilleurs
élèves de l'autre CM2, dont j’étais. Je garde le souvenir
du film l'inventeur- cet extraordinaire bonhomme qui,

72
Les grandes personnes étrangères étaient appelées, tante
(maternelle) pour la femme et oncle (paternel) pour l’homme.

74
sans bouger de son lit, se faisait apporter tout ce dont il
avait besoin, par un système complexe de bras. Monsieur
Ducousso passait, en plus, pour un fameux chasseur. Et,
en classe, il n’hésitait pas à lancer un morceau de craie à
l'élève distrait. J'en reçus un au front lorsqu’ en classe de
cinquième, il nous enseigna les Sciences Naturelles au
Collège Abdel Moumen. Vous dire s’il visait juste !

75
Le Collège Abdelmoumen

L’unique collège à Oujda dans les années


cinquante ; dans le même temps, vraie gloire dont pouvait
s’honorer Oujda ! Un vrai phénomène !
Aller au collège73 signifiait être qari, instruit,
voire même savant. Aller au collège était aux années
cinquante, ce qu’était fréquenter l’université aux années
soixante-dix !
Ce temple du savoir recevait des normaliens, des
élèves-maîtres et abritait quelques classes du cycle
primaire permettant à ces stagiaires d’aiguiser leurs
armes pédagogiques. Et bien entendu, des classes allant
de la Sixième à la classe du brevet. Pour la Seconde, il
fallait fréquenter le Lycée français.
Dans le programme des promotions de collégiens
nous ayant précédés, la traduction arabe-français tenait,
en tant que matière, une place particulière. Traduction
dans les deux sens s’il vous palaît ! De ce fait, l’épithète
fort en thème recouvrait une réalité tangible ! Ceux qui
ont eu monsieur Giacomo en tant que contrôleur de leur
savoir-faire en savent quelque chose, eux qui, sachant sa
visite imminente, dessinaient sur le tableau cette belle
prose : waylaakoumouou ! Idaa jaakoumouou
Diijaakoumouou ! Quel paradoxe ! Des Arabes qui
appréhendaient74 la visite d’un Roumi ! c’est qu’il
pouvait les coincer sur des questions de grammaire et
d’orthographe arabes !
Avec l’avènement de l’Indépendance du Maroc, le
collège fut baptisé Collège Abdelmoumen75 et seule la
fonction naturelle d’un collège lui fut assignée :
l’enseignement général.
Vers la fin du mois de septembre de l’année mil
neuf cent cinquante-huit, je m’entendis avec des copains

73
Ce mot possédait une telle charge sociale que l’école primaire était
appelée coulige par les petites gens.
74
J’utilise ce verbe car, me semble-t-il, leur crainte dénotait un réel
respect du savoir.
75
Lors de la distribution des prix de l’année soixante-soixante et un,
le discours solennel avait été prononcé par Monsieur Ahmed
TAHAR. Il l’avait ainsi commencé : depuis 1956, notre collège a été
baptisé Collège Abdelmoumen

76
reçus eux aussi à l’examen d’entransixième76 pour aller
ensemble nous inscrire. Bien que sachant mon numéro –
confirmé par Le Petit Marocain77 qui publia les résultats
et qui fit le tour du voisinage et du quartier – je le
cherchai sur la liste. Il n’avait pas changé : le 212.
Nous fîmes la chaîne devant un guichet et nous
nous inscrivîmes. J’étais dans la classe Sixième trois.
Nous ne restâmes dans les locaux du Collège que
quelques semaines. Un matin, des répétiteurs nous
escortèrent, deux par deux, jusqu’au Lycée Français 78.
Une aile avait été prêtée au Collège.
Une drôle d’impression que celle du collégien que
je devins. Nous côtoyions des élèves français ! Nous
n’avions plus deux mouâllimine (enseignants) mais un
professeur pour chaque matière ! Même pour le sport, qui
devint éducation physique !
Le début de cette année scolaire était colorié de
joie et de plaisir. La raison principale ? acheter les livres
au programme : le beau livre d’histoire dont la
couverture rose brillant représentait des motifs
pharaoniques, l’inévitable Monge et Guinchamp, le
Cours Obré de sciences nat79 ! Pour le livre de français,
monsieur Duranton avait beaucoup insisté : le H.
Miraton ! Edition SUDEL ! Vous le trouverez chez Mr
Driss Boughalem ! Quelques élèves, à mon grand
étonnement, demandèrent où se trouvait cette librairie !
Je passais souvent devant sa belle vitrine, entre souk
laghzal et saqqayat Abdallah Ben Omar, – il ne vendait
pas que des livres, je fis même l’acquisition de quelques
billes d’agate (binigate) chez lui. Monsieur Duranton
était le plus regardant quant à notre propreté. En passant
dans les rangs, il n’hésitait pas à vous demander de
retourner votre main pour un contrôle inopiné. Il
m’estimait assez bien car j’étais assez fort en orthographe
et je ne rrroulais pas les r. Merci Monsieur Guglièlmi !

76
Ainsi appelé par les redoublants. Il me fallut beaucoup de temps
avant de comprendre entée en sixième !
77
Acheté par un père qui lisait le journal !
78
Il fut baptisé Lycée Omar Ibn Abdelaziz, du nom du seul Khalife
oméyyade à avoir – poussé par se crainte de Dieu - abdiqué.
79
Nous apprîmes à abréger quelques mots : géo. compo., rédac. prof
etc.

77
Cependant, son estime ne vous épargnait guère la
correction ! un jour, devant réciter La fleur et le papillon,
je lui remis mon cahier de récitations sous la forme d’un
rouleau. Il me le lança à la figure en même temps que
cette cinglante remarque Ce n’est pas un cahier, c’est un
chiffon !
Monsieur Benamar Temmar, notre
enseignant d’arabe nous surprit par l’utilisation du
français. Il nous débitait la phrase - j’entends du bruit
chaque fois qu’il avait le dos tourné. Imaginer cette
phrase prononcée dans un silence de temple ! Lui-même
en souriait ! Il nous surprenait aussi par sa traduction de
quelques mots au français80. D’autant qu’il s’habillait
traditionnel : il portait toujours une belle djellaba rouge,
gris bleu ou marron rouille, et sur la tête, toujours un fez.
Il nous encourageait par le verbe et par des remarques
écrites sur les feuilles de rédaction81. Lorsque la Première
Foire d’Oujda82 fut organisée, il m’offrit en guise
d’encouragement, une carte ouvrant droit à une visite
gratuite. Elle était d’une grande valeur à mes yeux. Même
si ma pudeur et ma timidité m’empêchèrent d’extérioriser
ma joie et ma ferté. Pour la petite histoire, cette invitation
me fut subtiliée par quelque dégourdi et je dus payer mon
entrée.
Un autre enseignant avait sa phrase leitmotiv :
Monsieur Kharroubi, prof de sciences. Lorsqu’il nous
dictait le résumé, il ne cessait de répéter Vous y êtes ? Il
allait très vite mais expliquait bien..
Le prof de maths – nous n’en étions plus au
calcul -, monsieur Abdelaziz Ouhibi, prenait tout son
temps pour nous familiariser avec cette nouvelle
discipline. Mais avec quelle maestria ! Nous avons pu
mesurer sa vitesse lorsqu’il dut s’absenter pour subir une
opération chirurgicale et fut remplacé pour la
circonstance par monsieur Abdelaziz Senhadji

80
De plus anciens que moi au collège, se souviennent de lui comme
enseignant de traduction au début des années cinquante.
81
Tiens ! Une autre nouveauté : les doubles feuilles !
82
Appelée par la population Souk ‘Âam (marché de l’année) Elle eut
pour cadre le beau parc municipal. L’événement marqua toute la
ville. L’année suivante, le parc fut épargné.

78
Quant au prof d’histoire-géo, Monsieur Daro,
beaucoup plus habitué au climat subsaharien – là-bas, ils
m’appelaient Monsieur Da’o – il s’absentait, dès que les
nuages devenaient plus sombres. Du reste, ses absences
ne nous empêchèrent pas de faire ample connaissance et
avec Cambyse et avec la banquise.
Parmi le collectif enseignant de la Sixième Trois,
Si Larbi Ouadfel, était chargé de l’instruction religieuse.
J’avais l’honneur de le rencontrer, de temps en temps, à
la Grande Mosquée, pour la prière du Maghreb. Comme
le fqih du jamâa, il exigeait, en cet endroit, le baisemain.
Je m’y pliais. .
Vers la fin du trimestre, un répétiteur entra dans la
classe, échangea quelques mots avec monsieur Duranton
et pria les élèves désignés à rejoindre la cour. Mon nom
figurait sur la liste. Une quinzaine d’élèves de mon âge
ou plus grands, nous avaient précédés. Nous fûmes
rangés deux par deux et guidés du Lycée français au
Collège. Une drôle de balade sous les regards un peu
étonnés des passants. Une fois au collège, nous fûmes
disposés dans le couloir où se trouvait le bureau du
Directeur, selon le numéro de notre classe. Je passai donc
parmi les premiers. J’entrai dans ce temple – bien malgré
moi – fis quelques pas et m’arrêtai, comme pétrifié : à
droite et à gauche, des enseignants, dont quelques-uns
parmi les miens, étaient assis sur des chaises adossées
aux murs, tandis que Monsieur Blanchard trônait derrière
son bureau brillant. Plus solennel que cela je n’en ai
jamais vécu. Le directeur m’invita à avancer un peu et me
dit : Hammoumi le conseil de classe vous félicite. C’est
très bien continuez ! Je ne soufflai mot. Le directeur me
mit à l’aise en me libérant d’un gentil vous pouvez
disposer.
Je passai en Cinquième Dix et eus monsieur
Ducousso en sciences nat. Le sourire toujours prêt à parer
son visage, même lorsqu’il vous lançait le morceau de
craie en plein front. Je puis témoigner qu’il avait le sens
olfactif très développé. J’avais été chez le coiffeur qui
n’avait pas lésiné sur la brillantine. Le lendemain matin, à
peine avait-il franchi le seuil de la classe qu’il demanda
Qui a été chez le coiffeur ? Je levai la main. Il me sourit
et déclara ça se sent ! Pourtant je m’asseyais au fond de

79
la classe. C’est encore lui qui donna, pour la composition
trimestrielle le même sujet à la classe qu’il avait le matin
et à nous qui avions sciences nat l’après-midi. Bien
attrapés ceux qui attendaient cette information pour
réviser le reste! Je vous certifie qu’il souriait de toutes
ses dents en nous énonçant : le sujet ? Le granit !
Le premier à me conseiller les verres correcteurs
fut monsieur Verdier, notre prof de math en cinquième.
Sur une certaine copie, il remarqua une réponse juste
mais avec des données différentes de celles qu’il avait
proposées sur le tableau. Je n’y pouvais rien : ma place
était au fond de la classe.
__ Tu ne vois pas bien ?
__ Je ne sais pas m’sieur !
__ tu devrais porter des verres. Il faut contacter
l’Association des parents d’élèves
Je n’ai point informé mes parents de cette histoire
de myopie. Pourquoi les tracasser pour pas grand-chose.
Cependant, quelque temps après, avec mon copain
Boukarabila - que je reverrai avec beaucoup de plaisir, à
Casa en 2008, j’écrivis une lettre de sollicitation au
président de l’Association, monsieur Belouchi, le
libraire. Je ne reçus aucune réponse. Mon père le
connaissait bien mais je ne voulais pas qu’il aille auprès
de lui, tendre la main !
Le prof d’histoire-géo, M. Roy, nous enseigna,
entre autres cours, le machinisme et son corollaire, la
parcellisation du travail et nous en dressa un tableau des
plus noirs : Imaginez un ouvrier qui fait le même geste à
longueur de journée – comme illustration il nous mima
l’ouvrier qui manipule une cisaille et qui répète ce geste à
l’infini – le soir, chez lui, il continuera à cisailler dans le
vide 83 !

Mon passage en quatrième relevait presque de


l’évidence. Seulement, il me faut noter que le Collège
accéda au statut de lycée et les niveaux passèrent du
numéral à l’ordinal. Je me retrouvai donc en Troisième
Année Cinq. Les perdants furent ceux qui avaient

83
M. Roy ne revint pas l’année suivante, radio-trottoir nous apprit
qu’il avait été remercié parce que communiste.

80
redoublè l’ex Troisième. Ils se retrouvèrent, en fait, en ex
Quatrième. Le prof d’anglais nous avait baptisés anglais :
j’étais durant cette année-là Hill. Et comme il possédait
sa didactique des Langues, il nous impliquait souvent. Ce
fut le cas lorsque voulant nous familiariser avec le verbe
oublier, il me demanda les noms de mes voisins. Il se
trouvait que je les connaissais. Au lieu d’être fier de moi,
il manifestait une certaine contrariété. Ayant compris ce
qu’il voulait, je lui répondis à la sixième ou septième
question I don’t know sir ! Je vous assure qu’il a souri et
annonça à la cantonade :he forgets !
Nous retrouvâmes M. Senhadji pour les maths. Je
vous assure que ses leçons m’ont servi pour suivre et
soutenir l’apprentissage de mes enfants dans les années
quatre-vingts !
Si j’évoque tous ces maîtres, c’est pour me créer
l’occasion de parler de Madame Atger, notre prof de
français en Troisième. J’ai la faiblesse de croire qu’elle
avait une certaine estime pour ma modeste personne.
Particulièrement après le sujet de rédaction relatif à
l’envoi du singe Ham par les Américains dans l’espace.
Imaginez-vous le singe Ham qui donne une conférence de
presse, après son retour sur terre. M’étant mis dans la
peau de Ham – ce n’était pas si difficile que ça, n’est-ce
pas ? – je commençai mon récit comme suit : Sachez,
messieurs ! que, dès qu’on s’est éloigné de la terre, j’ai
vu une grosse boule !
__ Mais c’est la terre ! Intervint un journaliste
__ Lui ne le sait pas ! Répondit un savant. Etc.
Je dois avouer que son intérêt pour moi enclencha
un doux sentiment qui ne tarda pas à devenir de l’amour.
Mais un amour celé au fin fond de moi. Vous avouerais-
je que je croyais ferme que le sentiment était partagé ?
Que les neuf heures hebdomadaires de Français étaient
autant d’heures d’intense plaisir – même non extériorisé ?
J’étais à l’affût de ses questions. Quand elle demanda à la
classe – trois mois après la lecture - ce qu’avait
recommandé Mme Lepic à Poil de Carotte, je répondis il
faut bûcher ferme ! Lorsqu’elle nous recommanda de
traiter – dans une sorte de dossier - des métiers courants,
je choisis celui qu’elle avait déclaré difficile : le
cordonnier. Je lui ai non seulement dressé la liste de ses

81
outils – grâce notamment au concours de Dihaj Hdidech
le cordonnier pas loin de saqqayet lqonso – mais j’y avais
aussi inclus des textes relatifs à ce corps de métier – dont
un texte traduit de l’arabe.
A la fin de cette année, j’eus une occasion en or
pour me désinhiber. Lors de l’examen du Brevet (juin 61)
les résultats tardèrent à être proclamés. La rumeur allait
bon train. Même que l’examen allait être réorganisé ! Il
faut peut-être rappeler que le sujet de rédaction en
français consista en une relation d’une aventure ou
mésaventure dans laquelle le candidat était impliqué. A
ce propos, je ne remercierais jamais assez Enid Blyton de
m’avoir fourni les matériaux nécessaires : je m’étais tout
simplement approprié l’un des épisodes vécus par le
bouillonnant Groupe des Cinq ! Quant au sujet en arabe,
il avait été particulièrement rude ; jugez par vous-mêmes:
on dit que les pierres parlent à celui qui sait les écouter.
Imaginez-vous face à un fort en ruine : que vous inspire-
t-il ? Beaucoup de mes copains ont évoqué les reptiles et
les bestioles qui rampèrent ou marchèrent sur ces pierres
et d’autres choses dans ces eaux-là. Ayant appris mes
leçons d’histoire et ayant surtout, grâce à Dar Es-Sebti 84,
lu Georgy Zeïdan85 , je dissertais sur la vanité de la vie, et
sur la nécessité de faire le bien, à partir de la question où
sont les Almoravides, les Almohades, les Omeyyades etc.
Ajouter à cet écueil, la difficulté du texte à vocaliser, le
piège du problème d’algèbre dans lequel sont tombés
beaucoup d’élèves, vous comprendrez que seuls
cinquante-trois élèves sur plus de cinq cents furent reçus.
En sus de tout cela, mon nom était presque illisible sur la
feuille lue par M. Blanchard, le Directeur. Il annonça
difficilement le nom et me donna comme prénom
Mohammed. Il se reprit et dit Ahmed, c’est bien
Ahmed !86
Madame Atger n’était donc, pas sûre de ma
réussite. Et lorsque je passai devant l’église protestante
dirigée par M. Atger, elle dégringola- en me demandant

84
Dans les années soixante, une maison de jeunes dotée d’une
magnifique bibliothèque.
85
Auteur égyptien ayant vulgarisé l’Histoire de l’Islam à travers une
vingtaine de romans..
86
Beaucoup de gens crurent en une mention !

82
d’attendre- la volée de marches qui menaient au parvis.
Elle me rejoignit, se félicita de la chance qu’elle avait de
me voir avant de partir en France et me demanda si
j’avais été reçu. A ma réponse positive, elle poussa un
soupir de soulagement. Elle attendit peut-être que je dise
quelque chose mais j’étais tétanisé par l’émotion ! Elle
me regarda et dit : Bon ! Eh ben ! Bonnes vacances ! Je
réussis à articuler un merci et continuai mon chemin.
Dire que je suis volontairement passé devant leur église
car je savais qu’elle serait là-bas ! Que j’étais décidé à lui
ouvrir mon cœur ! Mais bon !
Je ne sais si je puis citer quelques camarades de
classe. Je ne pourrais pas tous les nommer mais,
Mâammar Bekri prendrait la tête. Je le retrouverai à
Oran, en 1967 et notre amitié durera jusqu’à son décès,
en 2004. Azzaoui Abdeljebbar avait pour moi une amitié
protectrice. Il m’a initié à la lecture d’Hervé Bazin.
Mustapha Hida occupe une place toute particulière. Bien
avant d’étudier la philosophie, il était philosophe,
particulièrement dans ses comportements. Chetouani qui
avait transformé le here sir ! qu’exigeait Monsieur Hair,
notre professeur d’anglais, lors de l’appel, en griiça !
(petit pain rond.) Abdallah Kaaouachi dont le nom fut
définitivement transformé par Monsieur Janick - le prof
de sport qui introduisit le rugby au collège et
probablement à Oujda - en un tonitruant Kawasky !
Belayachi Brahim qui ne comprenait pas que l’on puisse
être timide ! Ayad Méziane que je retrouverai, à la fin des
années quatre-vingt, Censeur au Lycée Ziri. Je ne
pourrais pas ne pas citer Mohammed Bennis que j’ai eu
le bonheur de revoir lors d’un festival de théâtre, à Oujda.
Il l’avait, en sa qualité de Délégué du Ministère de
l’Education, inauguré, et j’avais eu, cette année-là,
l’insigne honneur de présider le jury, sur proposition du
très sympathique Omar Derouiche. Et bien d’autres

83
Sidi-Yahia

La place Sidi Abdewahab, servait d’aire de


stationnement au transport urbain. Y stationnaient les
autobus El Melhaoui et les Autobus El Guendouz. Mais
aussi et surtout au transport hippomobile. Un grand
abreuvoir désaltérait les bêtes de trait, à longueur de
journée. C'est là où j'allais avec mon père louer les
services d’un propriétaire de camiou - une sorte de
haquet au plateau moins étroit et moins long – la veille du
départ à Sidi Yahya. Si nous connaissions le postillon, le
problème se réglait rapidement. Sinon il fallait négocier
pour tomber d'accord sur le tarif. Car il le fallait! Nous
devions impérativement partir, le postillon le savait qui
finissait souvent par baisser le prix de quelques douros.
Mon père lui indiquait où nous habitions, licoul l'bali
étant connue dans tout Oujda. Il fallait donc patienter,
autant que faire se peut, jusqu’au lendemain pour le
grand départ.
Je me réveillai, ce jour-là, avant l'appel du
muezzin à la prière du Fajr, la première du jour. Allongé
sur le dos, j'évitais de trop bouger, de peur de réveiller
mes frères et sœurs. Étant petits, nous dormions, mes
quatre sœurs et mes trois frères sur une même couche.
Ainsi, une seule couverture tissée artisanalement – un
bourabah - suffisait pour couvrir tout le monde. En hiver,
deux étaient largement, et même longuement, suffisantes.
L’excitation de l’attente m’empêchait de me rendormir.
C’était le grand jour ! C’était le Jour ! C’était le jour de
notre départ à Sidi-Yahia !
Il faut vous dire que les grandes vacances, pour
nous, signifiaient aller camper à six kilomètres d’Oujda,
au bord de Oued Sidi-Yahia, pour une période qui
débordait facilement le mois.

84
Quelque temps après l’appel à la prière, je
bougeai légèrement mon frère Hassan pour le réveiller.
Pas de réaction. Je lui susurrai au creux de l’oreille :
_ Hassan ! Hassan !
_ Qu’est-ce que tu as ?
_ Réveille-toi ! C’est aujourd’hui qu’on va à Sidi-
Yahya !
_ Tu crois que j’ai oublié cela ? Mais il est à peine
Al Fajr ! Si Mère t’entend, gare à nous ! Dors et laisse-
moi dormir !
_ Le camiou ne va pas tarder à venir !
_ Il ne sera là qu’à cinq heures et demie. Laisse-
nous dormir, s’il te plaît !
_ Si on se rendort, qui va l’attendre pour lui
indiquer la maison ?
_ Ne t’en fais pas pour cela ! Mère se chargera de
nous réveiller, le moment venu !
Je restai donc allongé, à me retourner sur les côtés ou à
compter, dans le noir, les mains sous la tête, les poutres
qui soutenaient le toit tout en planches.
Aux premières lueurs du jour, je sortis du lit, en
faisant attention à ne découvrir personne, la légère brise
matinale risquant de réveiller l’une des sœurs. La treille
assombrissait légèrement la cour. Les grappes de raisin
pendaient, déjà teintées de jaune pâle. J’allai aux toilettes
situées face à la porte d’entrée.
Je décidai, tant qu’à faire, de me laver le visage.
L’eau était dans une bassine que remplissait, chaque jour,
Père Moussa, le porteur d’eau pour tout Aharrach. Par
crainte de réveiller ma mère qui, occupait, avec Père,
l’autre pièce, je soulevai le couvercle avec mille
précautions et le posai par terre. J’y puisai un peu d’eau,
mouillai mes doigts et me les passai sur les yeux et le
visage. Cela avait le double avantage d’économiser sur
l’eau et de vite sécher sans avoir à chercher une serviette.
Hassan ne tarda pas à me rejoindre, et nous
nous amusâmes à vivre, en imagination et par la parole,
les diverses péripéties de cette journée. Ensuite à
imaginer le séjour et tout ce que nous ferions pendant
cette période. Nous parlions à voix très basse mais de
temps en temps fusait un rire qui dirigeait immédiatement

85
nos regards vers la chambre des parents. Après un
silence stratégique, nous reprenions nos chuchotements.
La délivrance nous vint de la sonnerie du réveil
Jaz, bien précieux de père, mon père, qui l’avait depuis
toujours et qui était, par conséquent, plus âgé que Fatima
notre sœur aînée. Après quelques secondes de cette douce
mélodie libératrice, la sonnerie s’arrêta, signe que père et
mère s’étaient réveillés.
Nous détalâmes vers notre lit pour éviter les
remarques voire même les taloches maternelles et aussi,
pour laisser la courette libre et permettre à nos parents de
satisfaire leurs besoins naturels. En vingt ans de vie à
Oujda, dans les deux maisons où nous avons vécu, par
intermittence, j’ai vu père entrer aux cabinets une seule
fois.
Combien agréables devenaient, ce jour-là, les
bruits ordinaires du matin, jugés anodins durant toute
l’année ! Quel plaisir d’entendre les pieds du réchaud ( el
machina) se poser par terre ou se déplacer! Quel plaisir
de voir, par bruits interposés, Mère qui prenait l‘alcool,
qui en versait un peu dans la petite soucoupe de
préchauffage, frottait une allumette. Après un certain
temps, elle actionnait la pompe foulante, tenue entre
l’index et le majeur et poussée par le pouce dans un va-
et-vient qui allait crescendo. Le pétrole ainsi montait
jusqu’au gicleur (l’bic ) qui le transmettait à la tête du
réchaud - sur lequel mère devait poser la bouilloire
pleine d’eau pour le thé ou le café - finissait par faire
entendre son léger et régulier vrombissement.
_ H’mida ! H’mida ! Réveille-toi ! Va chercher le
lait!
Jamais ordre maternel n’a été plus doux à
l’exécution ! Chercher le lait, une corvée que je
partageais avec Hassan. Ce matin-là nous
l’accomplissions ensemble avec un plaisir souligné par
un léger sourire de mère ! Le débit de lait se trouvait
assez loin pour nos petites jambes, mais la course fut
effectuée en un temps record. Cela était d’autant plus
méritoire qu’il fallait faire attention à ne point perdre une
goutte de lait en cours de route.
A notre retour, mes sœurs entassaient la laine des
oreillers et autres édredons, excepté ce qui nous servait

86
de literie, dans des ballots si grands que nos frêles corps,
quand nous sautions dessus, ne touchaient pas terre. Le
petit déjeuner ne dura guère que le temps de le prendre.
La vaisselle fut rangée dans des caisses en carton.
L’approvisionnement avait été ordonnancé, la veille dans
des couffins. Nous ne tenions plus en place, y compris les
moins jeunes.
_ Mère ! Nous… nous pouvons aller attendre le
camiou ?
_ Allez-y !
Hassan et moi sortîmes, contournâmes l’école et
nous postâmes près de Hammam Ajjarda, le bain du
Jardin qui encadre l’école sur son autre flanc. Vers les
six heures, le camiou nous apparut, dans ses cliquetis de
chaînes et le martèlement des fers du cheval sur
l’asphalte. Le cocher du haut de son siège, tenait,
majestueusement, les rênes de ses deux mains.
_ C’est nous ! C’est chez nous !
Il a compris la demande implicite et arrêta le
véhicule pour nous laisser grimper, puis continua jusqu’à
la maison, que nous lui indiquâmes avec force cris et
gesticulations.
Sur le plateau, on étalait, en premier, une natte en
alfa tressée pour éviter aux ballots de se salir et pour nous
asseoir dessus.
En règle générale, le postillon montait pour ranger
lui-même les affaires. Il fallait tout mettre sur le plateau,
et veiller à laisser assez de place pour nous autres,
excepté père qui ne nous rejoindrait que le soir, après
avoir fermé boutique.
Une fois tous les ballots entassés et calés contre le
siège du cocher, nous prîmes place, mère d’abord, aidée
par l’une de mes sœurs et par moi. Ensuite mes sœurs que
nous aidions si elles en faisaient la demande et enfin, les
garçons. Nous nous mettions à l’arrière, sur la largeur du
plateau. Nos pieds pouvaient balancer ! Eh ! Oui ! Nous
autres n’avions pas peur de tomber ! Bien sûr, Mère
ne pouvait s’empêcher d’y aller de son : faites attention
les garçons, gare à la chute ! Mise en garde que nous
prenions en compte sans rechigner. Enfin, arrivait le
moment fabuleux ! Le moment où le cocher criait son
premier hue ! Moment où le cheval lançait son premier

87
pas et où le camiou s’ébranlait ! Extrême plaisir !
Suprême volupté ! Lorsque le sol, tout doucement
d’abord, se dérobait de sous le véhicule et filait en sens
inverse.
Le postillon prit le chemin normal. Il fit demi-
tour, longea à main gauche l’école Sidi Ziane, passa par
Bâb Al Gharbi, tourna à gauche et s’en alla, le long du
jardin public, empruntant la Rue Geoffroy Saint-Hilaire
puis le Cours Maurice Varnier jusqu’à Derb Al ‘Arabi où
il tourna à droite pour emprunter ainsi, le chemin de terre
qui, quelque quatre kilomètres plus loin, rejoignait la
route manjoura, asphaltée et bordée de caroubiers,
justement appelée route du caroube.
En cours de route, il nous arrivait de rencontrer
des maraîchers se dirigeant vers le marché de la ville, qui,
poussant un âne ou un mulet bien chargé de handya,
figues de barbarie, qui, conduisant une charrette à deux
roues ou un tombereau plein à craquer de légumes divers
quand ce n’était pas de pastèques ou de melons. De temps
à autre, quelques piétons, deux ou trois ensemble,
allant en ville ou la quittant. Les gens ne manquaient
jamais à l’obligation du sala mou ‘alaïkoum que nous
rendions, le postillon, mon frère et moi à voix haute.
Les femmes, selon la coutume consacrée, ne devaient
pas élever la voix.
Durant ces trajets, nous nous amusions toujours,
mon frère et moi à accélérer la vitesse du véhicule.
C’était un jeu que nous ne rations jamais, car nous
croyions ferme que nous écourtions et la distance et le
temps.
_ Il va lentement, non ?
Et de nous pencher par-dessus le plateau, jusqu’à
ne plus pouvoir et de regarder le sol défiler à toute
vitesse, comme s’échappant des roues, parmi les essieux
et les gros ressorts. Les roues nous semblaient vraiment
tourner plus vite. Plus le regard s’en éloignait pour fixer
le lointain, en relevant la tête, plus la vitesse diminuait.
Arriver à la piscine d’El Maqsem87 signifiait pour
nous, le parcours de la moitié du chemin et l’annonce de
87
Pour vingt francs, on pouvait se baigner tout son soûl! Les esprits
mal tournés arrivaient, pour gagner de drôles de paris, à faire
évacuer l'endroit en y vidant leurs boyaux!

88
Sidi Bouqnadel, qui marquait la fin du chemin de terre,
donc plus très loin du bonheur.
Le camiou déboucha sur la route Oujda-Sidi-
Yahia. Sur le macadam on appréciait mieux le
martèlement des fers et on entendait beaucoup moins le
gémissement des essieux. Bientôt, nous aperçûmes le
panneau se dressant, à l’entrée de l’oasis, telle une pierre
tombale et qui indiquait en très gros caractères 40 écrit en
noir sur fond blanc, dans un cercle rouge – on saura, bien
plus tard, qu’il s’agissait d’une limitation de vitesse - et
en dessous, dans le même format, Sidi-Yahia. Nous étions
arrivés ! Les youyous pouvaient fuser pour saluer le saint
patron du lieu !
Déterminer le lieu où camper était la première
opération à effectuer, après avoir descendu toutes nos
affaires et libéré l’hippomobile.
Camper à Sidi-Yahia était une affaire de groupe.
Les quatre frères M’Basso, Si Mâmmar, leur beau-frère
et leurs familles respectives campaient avec nous. Donc,
les premiers arrivés devaient réserver un espace assez
vaste pour recevoir les tentes de toutes les familles.
Avant la fin de la matinée toutes nos familles étaient là !
Pour chacune, il fallait détecter quatre arbres assez, mais
pas trop éloignés les uns des autres mais qui devaient
avoir une forme géométrique habitable donc assez
vaste. Des draps tendus d’un arbre à l’autre, et fixés
avec de la grosse ficelle ou carrément de la corde
délimitaient ce logis.
Une fois l’opération terminée, nous nous
retrouvions dans un espace aux contours précis et bien
protégé des regards. Notre propriété.88 durant tout notre
séjour.
Et le toit, demanderiez-vous? Qu’avions-nous
besoin d’un toit ! Lorsque le matin l’on se réveillait, au
chant du coq - lancé, au loin, depuis les basses-cours des

88
Après l’indépendance du Maroc, la municipalité d’Oujda a fait
construire des mamouni, une sorte de chambres en roseaux croisés et
attachés avec du fil de fer. Les parois ajourées étaient très solides et
supportaient donc un poids très élevé. On louait ces gîtes, dans les
deux sens du mot d’ailleurs. Cependant, les couvertures demeuraient
tout de même nécessaires pour se cacher et des yeux et du mauvais
œil

89
quelques maisons en pisé, au-delà du mausolée de Sidi-
Yahia - et l’on regardait le ciel à travers les branchages et
les feuillages qui frissonnaient, tendrement caressés par
la brise matinale, alors que parvenait à votre oreille le
murmure que susurrait l’eau aux milliers de galets qui
reposaient dans le lit de l’oued, l’on devenait plus léger
qu’un papillon, plus tendre qu’un pétale, tellement fort le
plaisir vous enserrait !
Lorsqu’on m’a demandé, bien plus tard, d’essayer
de donner une définition du bonheur, c’est ce moment-là
que j’ai immédiatement évoqué.
Une fois les affaires déballées, nous quittions,
nous les garçons, chemises et pantalons, traversions
l’oued en empruntant - pour les téméraires - un tronc de
palmier aplani par l’usage, enjambant l’oued, pour les
autres, les peureux, l’un des deux ponts en bois dressés
sur l’oued, à la faveur de deux méandres. Et tout le
monde de courir pour la première baignade. Notre
destination charchara. Lieu mythique qui reste un
symbole d’appartenance à un même passé.
Jusqu’à l’âge de six sept ans, les garçons se
baignaient avec les filles mais, une fois dépassés les huit
ans, ils accompagnaient les autres, les hommes : frères,
cousins, voisins copains etc.
Dans charchara se baignaient ceux qui
campaient mais aussi des gens qui venaient pour se
rafraîchir. Ils venaient en groupes, à bicyclette ou par
l’autobus.
Charchara : un bassin, pour une meilleure
accumulation de l’eau, l’hassi (le puits) une sorte de
bâche d’eau, avec entrée et, sous la paroi de gauche par
rapport à cette porte, une ouverture qui permet à l’eau de
se déverser dans un autre bassin carré qui s’ouvrait sur la
rigole qui s’en allait gaîment, serpenter, au loin, à travers
les jnanate, les vergers et les jardins potagers longeant la
route est Sidi-Yahia / Lazaret.
L’eau du bassin en amont se déversait dans la
bâche en une chute plus importante pour nous que celles
du Niagara. En tout cas, le bruit assourdissant de la
cascade y était ! Nous passions à Charchara un temps
merveilleux, à nous ébattre dans l’eau, à effectuer des
plongeons, à entrer par l’hassi, - ce qui n’était pas à la

90
portée de tout le monde, le danger de boire la tasse
guettait – et ressortir par en bas, dans la seguia. Mais la
gageure était de remonter ladite seguia, de nager à contre-
courant.
Comme il était courant de rencontrer dans la
charchara de vieilles connaissances ou de se lier d’amitié
avec de nouvelles têtes et bien souvent il a été vérifié que
le monde est bien petit ! Tout au long de ces années Sidi-
Yahia, les premiers jours du séjour se coulaient en de
bruyants salamalecs et autres embrassades et en
d’interminables palabres.
Les jeunes filles, quant à elles, se baignaient, en
amont, à l’extrême ouest de l’oasis, dans une sorte de
cuvette qui recueillait l’eau du ru venant de la source, à
jamais inconnue89. Le regard de monsieur tout le monde
n’atteignait pas cet endroit car non accessible à ceux qui
n’habitaient pas la minuscule enclave. En plus, les
hommes de l’endroit rejoignaient les champs, très tôt.
Quelques dizaines de mètres plus bas, l’oued était
alimenté par deux autres sources dont l’une, Ain-Tayret
nous procurait de l’eau bien fraîche. Et toute cette eau
aboutissait à Charchara.
Dès le crépuscule, des milliers d’oiseaux entraient
en concert, dans une cacophonie endiablée au départ
mais, qui se calmait avec la tombée de la nuit, dans un
relâchement diminuendo,.
Parmi les autres bruits de la nuit figuraient en
bonne place les dialogues – des apartés plus souvent –
entre grenouilles et crapauds. Le coassement se
prolongeait jusqu’au petit matin relevé à son tour par le
gazouillis des passereaux, ce qui confirmait, si besoin en
était, notre présence à Sidi-Yahia.
Le charivari des oiseaux signifiait le coucher du
soleil et sonnait l’heure de procéder à l’allumage du
quinquet qui devait, avant l’acquisition de la lampe à
pétrole, éclairer nos nuits. Je me proposais souvent pour
cette corvée qui ne l’était en fait que pour les autres !
N’allez pas croire qu’il s’agissait de l’appareil
fonctionnant à l’acétylène - assez impressionnant,

89
Depuis assez longtemps l’eau de Sidi Yahya a été détournée pour
d’autres usages.

91
quoique petit - qui était vendu dans des quincailleries très
spécialisées ! Notre quinquet était beaucoup plus modeste
que cela ! Beaucoup plus rudimentaire, mais aussi
efficace ! Deux petites boîtes cylindriques - l’une sans
fond, comportant une cheminée conique de quelque dix
centimètres de longueur et qui se terminait par un bec
bunsen, l’autre sans couvercle, comportant un anneau
rabattable pour, au besoin, la libérer une fois les deux
parties imbriquées. On remplissait la boîte de carbure, on
la plongeait dans un pot - souvent une boîte de confiture
d’un kilo - plein d’eau, aux trois-quarts. Une pierre la
maintenait d’aplomb.
Le carbure au contact de l’eau dégageait un gaz
qui tentait de s’échapper par le bec. S’il refusait la liberté,
on aspirait un coup pour l’y obliger. C’est là que notre
allumette l’attendait. Le quinquet éclairait tout l’espace.
La première journée étant réservée à l’installation
du campement, c’est le lendemain que devait débuter
l’opération grand lavage. Pour joindre l’utile à
l’agréable, nos mères procédaient à la grande lessive
annuelle, en fait, le prétexte essentiel pour ce camping.
La première journée, les femmes et les jeunes
filles, pour saluer l’oued, lançaient des youyous auxquels
répondaient, de loin en loin, d’autres youyous. Pour cette
lessive, les femmes recherchaient, dans l’oued, des
pierres plates pour s’asseoir et d’autres pour poser dessus
ce qu’il y avait à laver, surtout à battre. Les pièces
destinées au lavage s’amoncelaient pèle-mêle, sur les
berges retenues, tout le long du lit de l’oued, par un
caillebotis datant de la nuit des temps.
Les qarnifate90,maniées par des dizaines de
femmes assises, tout au long des deux berges, en files
serpentant au gré des méandres de l’oued - mais,
seulement dans la zone habitable en saison estivale - ces
battoirs montaient, descendaient et remontaient selon une
scansion qu’on croirait orchestrée par un ténor de la
baguette. Il résultait du bruit mat sur la laine ou sur les
couvertures, un concert d’une autre facture. De temps à
90
Qarnifa, au singulier : battoir dont tenait le rôle non point
une quelconque palette de bois mais tout simplement une
grosse écorce de palmier qui semblait, du moins par sa forme,
n’avoir été créée que pour être battoir.

92
autre, la laveuse lançait un peu d’eau, prise à la main de
l’oued, sur la laine ou la couverture ou.. la lançait sur le
visage de son fils qui, surpris, sursautait et détalait.
Ce jour-là, le repas étant retardé, le brasero devait
suffire à cuire le manger. Une grande bassine occupait le
réchaud. Dans cette bassine pleine d’eau que j’avais
puisée dans l’oued, ma grande sœur avait découpé
quelques gros morceaux de savon de Marseille. Une fois
bouillie, j’étais chargé de porter, à Mère et mes sœurs,
cette chaude mixture, par quantité raisonnable. Toutes
charges que je ne considérais guère comme une corvée,
mais plutôt comme une nécessité car, mon grand frère – il
est plus âgé que moi de quatre ans – ayant toujours été
malade, se trouvait de facto, exempté de toute besogne
fatigante ou nécessitant de l’attention et un certain
équilibre.
En règle générale, il fallait se garder de se
plaindre de trop courir ou de trop faire. La menace de
lever le camp était, pire que l’épée de Damoclès, tout le
temps sur la langue maternelle. Ce jour-là, le jeu et la
baignade étaient différés.
D’ailleurs, il était aussi intéressant d’être là, à
écouter les potins débités continûment et admirer le
spectacle de ces lavandières qui semblaient ne s’être
rassemblées que pour tailler des bavettes alors qu’elles
étaient là, chacune, pour le travail qui s’accomplissait.
Elles saisissaient cette occasion on ne peut plus propice,
pour casser des pains et des pains de sucre sur le dos de
leurs connaissances communes, des femmes; parfois
toute une famille passait sous le rouleau compresseur de
la médisance. On avait l'impression que ces lavages
n'étaient que le prétexte pour ce déballage semi-public,
tant les femmes ne donnaient nullement des signes de
fatigue, malgré le travail fort éreintant. Chacune venant
d’une division géographique de la ville, elles arrivaient,
en repartant, à savoir toutes les histoires, laquelle s’est
mariée, qui a été, la pôvre répudiée, qui a fait ci, qui n’a
pas fait ça etc.
Si par hasard Mère ou quiconque m’envoyait
effectuer quelques courses d’apparence anodine, cela
signifiait que leur langage allait voguer dans les sphères
méridionales du corps humain. J’emmenais avec moi tous

93
les garçons qui comprenaient. Non pas que leur présence
eût gêné Mère en quoi que ce fût, mais pour leur éviter
de chercher où se mettre. Et je sais de quoi je parle !
Nous étions dans les parages à profiter de cette
histoire sociale des familles mais, nous nous occupions à
la pêche des petits poissons qui semblaient nous narguer
avec leur nage très rapprochée. Comme nous n’avions
pas encore la culture du mouchoir, un morceau de tissu
assez large tenait le rôle de filet. Nous le maintenions à
ras de lit, et dès qu’un banc de ces poissons – en fait du
menu fretin qui ne pouvait même pas rivaliser avec
l'alevin - passait dessus, nous soulevions le tissu et, très
rapidement nous versions le tout, chacun dans son bocal
ramené à cet effet et posé sur la berge. D'ailleurs, ce
poisson était tellement minuscule qu’il retournait, après
quelques heures, voire une journée d’emprisonnement, à
l’eau.
À l’approche du déjeuner, j’allais chercher de
l’eau fraîche de Aïn Tayret. La gargoulette, que j’avais
récupérée auprès de Mère, au lavoir, était entièrement
habillée de jute, et gardait, de ce fait, sa fraîcheur plus
longtemps, surtout si le jute était mouillé et la gargoulette
laissée à l’air libre! En fait nous ne faisions que
conjuguer les lois de la physique au naturel !
Durant notre séjour, nous les mioches, visitions
chaque vendredi, le Mausolée de Sidi-Yahia. C’était tout
un rituel.
Si Mohammed, le fqih qui nous enseignait le
Coran à jamâa Dalia , croyait savoir qu’un des Apôtres
de Jésus, Saint-Jean était enterré là. Cela ne nous posait
pas de problème outre mesure, puisque, pour nous
Musulmans, tous les Prophètes sont des Envoyés de
Dieu. Et un Hawary/ Apôtre du Fils de Mariem devait
être aussi respecté que le Messie lui-même ; mais
comment Saint-Jean serait-il arrivé jusqu’ici - si loin de
Judée ! la question n’a été ni posée ni encore moins
solutionnée. Nous croyions, facilement au miracle.
Nous pénétrions là où il était, en principe,
enterré.. Nous glissions la pièce, cinq, dix et parfois
vingt francs, à travers la fente pratiquée dans le
sarcophage. Parfois nous nous fendions d’une ou deux
bougies. Mais le plus important restait la récitation de

94
quelques sourates du Coran pour honorer le Séide car,
pour le commun des mortels, la même récitation sert pour
le repos de l’âme du défunt. Parfois – et, contrairement à
tout précepte religieux, mais cela nous l’ignorions - nous
demandions au Séide d’intercéder en notre faveur auprès
de Dieu, pour la satisfaction d’une demande, d’un vœu
etc. « Je m’adresse à toi, et toi adresse-toi à Dieu pour
lui demander... » Mais avec l’âge nous avions appris que
quiconque était sous terre avait plus besoin des prières
du visiteur.
La visite restait incomplète si l’on n’avait pas
dérouillé son dos sur le gros tronc d’un arbre, sans aucun
doute, centenaire qui ombrageait le Mausolée. Ce tronc
était miraculeusement très penché et très poli par les
milliers de dos qui s’y sont frottés depuis la nuit des
temps. Les branches des arbres alentour semblaient
ployer sous le nombre des ex-voto accrochés par les
visiteurs, solliciteurs anonymes. Reliques qui avaient le
respect de tous les bambins et de tout un chacun.
Pressés de revoir et revisiter les lieux marquants,
le troisième jour, après les courses et les corvées
ménagères, nous avions décidé d’aller à Ghar-el-
Houriate, la Grotte des Houris. Or, bien que notre plaisir
fût constant durant tout le séjour, notre joie était tout de
même altérée car, ce troisième jour arriva mais Hocine,
notre copain n’arrivait toujours point. Il était la forte tête,
il passait pour mdabzi (bagarreur,) sans jamais chercher
lui-même noise à quiconque. Sa présence et notre nombre
dissuaderaient, le cas échéant, les éventuels voyous; mais
à proprement parler, on n’en arrivait pas là, ou si
rarement! On cherchait rarement des chicanes à un
groupe!
Nous demandâmes de ses nouvelles à sa sœur
Zohra. En souriant, elle nous rassura : il vous manque,
hein ? La cognée a besoin de sa manche! Ce soir ou
demain dimanche, il sera là. La joie de cette nouvelle
éclaira tous les visages et nous nous sommes mis à
imaginer le séjour en présence de Hocine et à nous
délecter, tant il est vrai que la veille de la fête est mieux
… Hocine nous rassembla dès son arrivée.
_ Je suppose que vous n’avez pas été à ghar …
_ Non ! Non !

95
_ Nous.. t’attendions !
_ Alors cet après-midi nous y allons, demain
nous irons aux raisins.
Cette proposition fut accueillie par des hurrah ! et
des rires de satisfaction qu’accompagnait le frottement
des mains, l’une contre l’autre.
À peine avions-nous terminé de manger que nous
nous retrouvions tous, prêts pour la visite. Hocine tenait,
jeté sur son dos, les anses passées par-dessus l’épaule,
une espèce de havresac. Comme il n’a pas jugé utile de
nous dévoiler son contenu, nous nous sommes abstenus
de lui poser des questions. Nous jouirions toujours de
l'effet de surprise! Tout le long du chemin, nous étions
salués, par les stridulations des insectes et le gazouillis de
quelques oiseaux bravant la chaleur torride de l’après-
midi.
Un arrêt que nous ne manquions jamais: l’Babord,
le bateau. Un bouquet de palmiers et quelques arbres qui
ont poussé, Dieu seul sait comment, sur un bras, au
milieu de l’oued. Un quidam, une sorte de troglodyte
qu’on qualifiait de maboul - bien que le pauvre bougre
n’eût jamais attaqué personne, ni physiquement ni
verbalement - avait aménagé un logis au milieu de ce
bouquet et, tout simplement, y vivait. À notre arrivée à
Sidi -Yahya, il y était. Après notre départ, il y restait. Il
vaquait à ses occupations en nous ignorant superbement.
Comment vivait-il ? Que mangeait-il ? Nous ne le sûmes
jamais. En fait, nous avons été élevés au respect humain
pour l’espionner et découvrir son mode de vie.
Ghar El Houriate, est située à la sortie est de Sidi
Yahya, sur l’axe Oujda/Oran. Un peu plus loin de
l’endroit où l’oued bifurquait vers la gauche pour aller
remplir le Hassi de la charchara se trouvait notre grotte.
Au pied du mont qui fait, à Sidi Yahya, frontière entre
le Maroc et l’Algérie, une excavation de quelques
dizaines de mètres - d’aucuns prétendaient qu’elle
aboutissait en Algérie - s’offrait à notre curiosité. Malgré
le nombre peu élevé d’arbres les rayons du soleil
n’atteignaient pas l’intérieur de la grotte. Mais éclairée, la
grotte l’était toujours. Chichement, mais sûrement. Sur
des excroissances, à droite et à gauche, en bas, en haut,

96
des bougies étaient toujours allumées. Ces bougies
faisaient danser les anfractuosités de la voûte.
Le sol argileux, toujours humide et donc glissant
était toujours parsemé de barrettes, épingles et peignes
traditionnels - faits à partir d’os, comme en
confectionnent jusqu’à maintenant certains artisans. Ce
nécessaire de la coiffure féminine n’était pas jeté –
personne n’aurait eu le courage de considérer la grotte
comme une décharge publique - mais tenait le rôle d’ex-
voto. Ces peignes, barrettes et épingles qui jonchaient le
sol, jetés ça et là, par des inconnues, femmes et jeunes
filles favorisaient la réalisation de quelque vœu, le
mariage, presque toujours. Un certain respect généré, en
fait, par une crainte de connotation religieuse, nous
interdisait de voler ces fétiches. La même solennité qui
régnait au Mausolée du Séide, régnait ici qui nous
muselait et nous interdisait de rire.
Dès le seuil, une bouffée d’air frais nous cinglait
le visage et les membres découverts. On notait une
différence appréciable de température. D’autant qu’en été
Oujda devenait une fournaise, même si les arbres
tempéraient l‘air de Sidi-Yahia.
_ Attention à la glissade ! Retenez-vous aux
parois.
_ Hocine ! On va au fond ?
_ Moi, j’y vais, si quelqu’un a le courage de me
suivre, yallah !
_ Moi j’ai peur, j’attends par-là !
_Moi aussi !
Plus on avançait, plus j’avais peur car, de moins
en moins, on trouvait des bougies allumées. Le noir était
accentué par la vive lueur que l'on percevait, en tournant
la tête – pour nous rassurer ? - ver la sortie.
Heureusement Hocine avait « emprunté » , comme de
bien entendu, une bougie qui nous permettait de voir,
autant que faire se peut, mais nos ombres projetées par
cette unique bougie sur le plafond et les parois très
accidentées et où, par endroits, l’eau suintait, me faisaient
un peu peur ; l’imagination fonctionnant à fond, d’autant
que les zones d’ombre étaient plus larges.
Après un bon moment, nous sortîmes. Hocine
affirma :

97
_ Comme l’année passée, j’ai rencontré le mur.
J’y allais de mon témoignage :
_ Oui ! J’ai regardé à droite et à gauche, mais
comme il faisait sombre, je ne sais pas s’il y a des
passages…
Hocine s’assit sous un arbre et nous demanda de
faire comme lui. Nous formions cercle autour de lui. Il
me regarda et :
_ C’est la première fois que toi, tu atteins le
fond ? Moi je n’ai vu aucun passage !
Il déposa le havresac, l’ouvrit et en sortit du pain
et des cantaloups qu’il coupa et partagea équitablement.
_ Tu repars demain ?
_ Non ! Je reste.
Ensuite, il sortit de son sac, une binette. Nous
étions intrigués car pour l’extraction de la torba, l’argile
qui servait à la fabrication des braseros et autres
ustensiles d’usage courant, nous organisions une autre
expédition où une deuxième visite de la grotte était
vraiment facultative. Cette opération était inscrite à notre
programme.
Faisaient partie de l’expédition un ou deux gosses
par famille. Parfois se joignaient à nous des enfants du
voisinage. Munis de binettes et d’herminettes, de seaux et
de couffins pour recueillir la roche, nous escaladions, le
mont, parfois juste au-dessus de la grotte.
Le pied bien calé, ceux qui étaient outillés
donnaient des coups secs pour arracher la roche qui
devenait plus meuble au fur et à mesure que le trou
grandissait. Les autres, en majorité les petites sœurs,
ramassaient les morceaux, y compris les plus ténus car, le
tout serait bien séché au soleil, avant d’être concassé et
réduit en poussière. Au retour, la maman jugeait de la
quantité. Si elle la trouvait insuffisante, nous étions
quittes pour une deuxième expédition, ce qui n’était pas
pour nous déplaire. Tout était ramené au jeu.
Hocine nous voyant surpris, nous expliqua :
_ Vous vous rappelez l’année dernière, Shab Derb
-el-Arabi ( le clan du quartier Derb el Arabi) ont ramené
un mjimar, un petit brasero pour leur khalouta. Ils nous
ont bien nargués! Nous aussi, nous allons fabriquer notre
mjimar. On va donc extraire un peu de torba.

98
Dans le mot khalouta il y a la racine khalt
– mélange. Khalouta était donc le contenu d’une marmite
où on a fait cuire ensemble ce que chacun a ramené de
chez lui. Une sorte de paella maigre ou de ratatouille!
Nous nous attaquâmes donc au flanc du mont
assez loin de l’entrée de la grotte ; le havresac fut
rapidement rempli.
Nous étalâmes l’argile entre nos tentes, mais de
telle manière qu’elle restait exposée au soleil, le plus
longtemps possible. Après trois ou quatre jours, la roche
serait sèche, dure donc friable.
Le lendemain matin, nous vaquâmes, chacun à ses
corvées domestiques et vers dix heures, nous nous
retrouvâmes devant le campement. Nous voilà partis pour
la « cueillette » des raisins. À quelques deux cents mètres
du panneau annonçant 40 Sidi-Yahia, là où se rencontrent
la route macadamisée et le chemin de terre
qu’empruntent les camious, s’étendait, à perte de vue, un
champ de vigne, estimé par les grands à quelque quatre-
vingts hectares. Parmi les sarments et le feuillage,
s’offraient de belles grappes de raisin noir. Et pour ne pas
être vus – la vigne arrivait à moins de cinq mètres de la
chaussée - nous nous asseyions sur la terre meuble, au
milieu des ceps, et mangions tout notre soûl. Bien
entendu nous nettoyions, avant de l’avaler, chaque grain
entre nos doigts ou avec un mouchoir lorsqu’il s’en
trouvait à portée de main - fait assez rare tout de
même. Les blagues, les anecdotes et autres récits
d'aventures meublaient le temps. Les rires pouvaient
s’entendre tous azimuts mais, nous savions le gardien très
loin, tout là-bas près de la ferme.
Une fois repus et la rate suffisamment dilatée,
nous rejoignions la rigole qui débouchait juste en face du
vignoble. À un certain endroit, tel un boa qui avale un
lièvre, elle s’élargissait en un bassin de quelque deux
mètres pour reprendre sa largeur initiale et aller serpenter
parmi les champs. Nous les garçons prenions un
bain, en shorts, alors que les filles se contentaient de se
laver les bras et le visage. Vers midi - nous avions appris
à regarder l’ombre des arbres et savions sans le
nommer le zénith - nous retournions « chez nous » aussi
innocents que le Loup du sang de Joseph.

99
Chaque fois que nous « consommions » un
événement, une légère tristesse nous serrait le cœur. Mais
penser à la prochaine échéance nous le desserrait. Il faut
vous dire que la khalouta, bien que totalement profane et
très terre à terre, nous procurait un plaisir qui égalait et
même, je dois l’avouer, dépassait celui de la visite du
Séide et de la Grotte.
Une fois bien sèche et réduite en poudre, l’argile
rapportée depuis quelques jours fut transformée en
torchis : malaxée et mélangée à quelques chiffons et du
papier kraft puis façonnée, un peu grossièrement, il est
vrai, en brasero de moyenne dimension. Pour nous, cela
va sans dire, il équivalait à n’importe quelle pièce
d’un musée archéologique.
Il fut mis à sécher au soleil, sous une surveillance
et une vigilance de tous les instants. Des pieds pervers
pouvaient le fouler par inadvertance et nous le détruire.
Quarante-huit heures suffirent à le durcir. On pouvait y
aller de notre khalouta. Une requête à toutes nos
mamans :
_ Mère s’il te plaît, tu peux nous donner quelques
pommes de terre, deux tomates, un oignon…
_ Et quoi encore ? La liste est encore longue ?
_ … Un peu d’huile, du piment rouge
_ Bon ! Flana (Unetelle!) Donne lui ce qu’il faut.
Ma grande sœur la pauvre – atteinte par la limite
d’âge - ne pouvait plus partager ces joies et ces plaisirs
gratuits mais combien intenses !
_ Où est-ce que vous allez allumer le feu ?
_ Hocine a dit près de la grotte.
_ Si loin !! Et qui va …
_ Nous tous …
_ Dis-lui que je veux vous aider, mais il faut
allumer le feu tout près d’ici.
_Bon !
Finalement Fatima nous éplucha tous les légumes
et les autres filles – pour être en adéquation avec la
division sociale du travail - préparèrent l’assaisonnement
et surveillèrent la marmite. Le jeu consistait en cela. Les
participants devaient assumer la responsabilité de la
cuisine. Mais cette responsabilité était plutôt
revendiquée !

100
Le manger fut prêt, une meida (table basse) et des
assiettes empruntées, du pain apporté par morceaux. En
ce temps béni des dieux, les adultes étaient souvent nos
complices. Sûrement à cause des réminiscences les
emportant loin en arrière, dans le temps.
Ah ! Quel repas ! Cette sauce, quelle couleur !
Quelle saveur ! Peut-être le repas fut-il frugal, mais
l’essentiel n’était pas dans le remplissage de la panse.
Quelle joie de tremper le morceau de pain dans une sauce
que nous tous avions aidé à préparer !
Il nous restait quelques jeux dans la besace ou
quelque spectacle. Celui que proposait Bê ! était le plus
impressionnant. Ce pauvre hère que tout le monde
appelait Bê ! parce que la seule onomatopée qu’il ait
jamais prononcée était justement cet appel rauque
d’un mouton d’au moins deux années. S'il vous voyait
passer avec un seau plein d’eau, il vous le prenait des
mains sans solliciter votre accord et… se l’envoyait dans
la panse cul sec ! Après quelques secondes il se penchait,
et régurgitait le tout. L’eau ressortait telle une cascade.
Un beau matin, nous étions assis sous un faux
poivrier, de l'autre côté de l'oued, quand l'un de nous,
qui? Je ne sais plus! a suggéré d'aller au delà du
mausolée. «pour voir ce qu'il y avait de ce côté-là.»
Pourquoi pas? Nous partîmes donc, nous étions sept ou
huit mioches, à la découverte de l'inconnu! Très vite nous
nous trouvâmes devant une rangée de jujubiers sauvage.
«Nbeg! Nbeg!» Les délicieux fruits que nous n'avions à
Oujda que moyennant finance, étaient là à portée de
main, offerts! Il fallait, bien sûr, faire attention aux
épines. Les bouches et les poches remplies, nous
continuâmes le long d'une haie de roseaux.
Nous marchions lentement, en dégustant les nbeg,
et en faisant attention aux lézards, aux tessons de verre et
même et surtout ! aux serpents. Après avoir parcouru une
certaine distance, nous débouchâmes sur une étendue de
désolation. Un sol pierreux, une garrigue parsemée de
quelques touffes d'herbe.
Au lointain, vers la droite, on pouvait voir le
vignoble cité plus haut. Sinon, aucune trace de vie
humaine. Un copain nous a bien dit qu'il pensait voir un

101
mouvement de petites personnes mais, personne ne le prit
au sérieux. Nous avons décidé de rebrousser chemin.
Après quelques dizaines de mètres, des pierres
commencèrent à siffler à nos oreilles. Ce qu'avait vu
notre œil de lynx devint une bande de garnements qui
couraient vers nous tout en lançant leurs cailloux, ce qui
justifiait leur maladresse. Il y avait même parmi eux un
Thierry La Fronde. Nous nous mîmes à courir vers des
régions plus pacifiques car nous savions les Aroubya (les
gens de la campagne, les ruraux) rudes et joueurs de
mtareg , bâtons. Plus habitués que nous au sol
caillouteux, ils nous rejoignirent. Une fois arrivés – sans
mtareg, heureusement - ils nous demandèrent ce qu'on
faisait sur leur terre. Notre réponse ne les satisfit guère.
Ils pensaient qu'on était venus voler leurs coqs, leurs
poules et même leurs moutons ! Devant notre
ébahissement- où étaient ces bestiaux, mon Dieu? - ils se
sont mis à parler entre eux en chleuh et nous en
conclûmes qu'ils voulaient nous faire un mauvais sort.
Nous bagarrer avec eux n'était pas la solution. Nous
étions plutôt pacifistes et surtout pas encore assez près de
nos bases. Nous échangeâmes des regards d'intelligence
et, avec un ensemble parfait, prîmes nos jambes à nos
cous. Ils ne tentèrent pas de nous poursuivre. Nous
ralentîmes la course. Heureusement, nous ne tardâmes
pas à rejoindre les jujubiers, à nous enfoncer parmi les
arbres et à cingler vers Sidi Yahya.
À quelques encablures de l'oasis, un portail ouvert
nous invitait à entrer. Nous acceptâmes l'invitation,
entrâmes furtivement et nous cachâmes derrière la grande
porte qui s'ouvrait sur une immense cour nue. À droite,
des étançons soutenaient le mur de ce qui semblait être
l'écurie.
Nous avions compris, sinon le portail aurait été
fermé - que les chiens étaient ou inexistants ou attachés
derrière la maison.. Une odeur de bouse de vache et de
pain frais embaumait l'atmosphère.
Pris d’une certaine crainte, nous décidâmes de rejoindre
le campement. Un appel nous arrêta. Un monsieur drapé
dans une djellaba couleur terre, les plus en vogue, et
portant turban était debout sur le seuil d'une pièce et nous
demandait de nous approcher. Un hjab (un drap)

102
protégeait l'intimité de la pièce. Avec un ensemble
parfait, nous nous dirigeâmes, sans hésitation, vers ce
monsieur. Il était connu, aussi, que les 'Aroubya
répondaient toujours aux appels de secours et, en plus,
avaient souvent chez eux du lben (petit lait) et du pain
d'orge. L'odeur qui nous accueillit n'était pas pour nous
démentir. Nous le saluâmes. Il rendit le salut et exprima
son étonnement de nous voir si loin de chez-nous. Il
apprécia notre sens de l'aventure mais nous mit en garde
contre les petites et néanmoins dangereuses bestioles
qui infestaient la région. Il nous demanda si on avait
besoin de quelque chose de particulier.
Comme on ne pouvait pas décemment, lui
demander du l"ben, nous nous sommes contentés de ce
qu’il allait, de lui-même nous proposer, de l'eau. Il nous
pria de l'accompagner. Il nous mena derrière la bâtisse.
Les chiens – ils étaient bien là ! - ont voulu faire du zèle
mais il les fit taire avec beaucoup d'autorité.
Sous l'ombre des arbres se dressait un petit
paradis. Des pastèques et des melons reposaient par terre,
parmi de la verdure, attendant leur cueillette. Quelques
tiges supportaient des tomates rougissantes. Des ceps de
vigne promettaient de belles grappes de raisins noirs. Des
fleurs sauvages multicolores égayaient l'endroit. Nous
étions émerveillés. Sous un arbre, un enfant était en train
de lire sur une tablette. Son corps allait de l'avant à
l'arrière91. Il nous regardait de temps à autre, avec des
yeux curieux mais, avec la suffisance de celui qui « sait
» lire. Combien de fois avons-nous été dans cette même
situation !
Je m'approchai de lui et lui pris la tablette
d'entre les mains. Son père sursauta et arrêta mon geste:
«Non! Non! C'est du Coran, dites-lui.» il s'adressait à
mes copains! J'en eus le souffle coupé ! Il m'avait pris
pour un roumi reçu par des Arabes! Je lui répondis que je
savais lire et voulais seulement savoir à quelle sourate
son fils était arrivé. Il me regarda avec des yeux plus
grands que ceux du personnage de l'agence publicitaire
Havas. Il me tendit lui-même la tablette et me

91
Longtemps après nous comprîmes que, grâce à ce mouvement,
nous ne nous fatiguions pas beaucoup.

103
demanda, avec un doute persistant dans la voix, de lire.
Ce que je fis. Tu parles! Depuis quatre ans que je
fréquentais le jamâa, j'en avais appris des sourates! Le
repas que nous fîmes resta gravé dans nos mémoires.
Pour vous dire que, de notre temps, les gens respectaient
le savoir et ceux qui le portaient, nonobstant leur âge !.
La fin du séjour promettait d’être aussi plaisante
que son début. Mais je n’avais pas dit INCHALLAH !
comme on dit chez nous. Il était fréquent, nos corps étant
en perpétuel mouvement, de buter sur un des pics qui
retenaient les haubans de l'une des rares guitounes qui,
pour nous, signifiait richesse. Ma sœur Aïcha en garde
des séquelles, plus de cinquante ans après. On pouvait
aussi se casser l’orteil sur une des innombrables racines
qui, telles des varices serpentaient à ras de terre, aux
pieds d’arbres aussi vieux que gigantesques. Nous nous
débrouillions toujours pour n’entrer au bercail qu’après
avoir éliminé, autant que faire se pouvait, toute trace de
la blessure. Sinon il fallait bien la camoufler !
Ainsi en était-il, le jour où j’avais décidé, pour
arriver le premier lors d’une quelconque course, de
couper à travers l’oued, au lieu de passer par le pont. Je
voulais être plus malin que les autres et, en courant,
posai mon pied nu sur un tesson de verre à thé qui me
coupa la voûte plantaire. Une très vive douleur me
tétanisa quelques instants. Mais il fallait faire vite pour
rejoindre l’hôpital. En short et torse nu, je courus prendre
le bus pour y aller. Voulais-je gagner du temps en évitant
d’aller avertir mère ? Désirais-je faire preuve d’esprit de
décision et d’initiative ? C’est possible. D’autant que le
sang coulait, me semblait-il comme une rigole ce qui me
causa une peur morbide de me voir vider de mon sang.
Pour comble de malheur, je restai debout, ce qui
favorisait, à mon sens, l’écoulement du précieux liquide.
D’ailleurs, un usager surpris par le spectacle ne
s’empêcha pas de remarquer : A-t-on égorgé une vache
ici ? Ce qui ne releva pas le moral. Cependant, il était
tout autant possible que je cherchais à éviter les
remontrances et, peut – être, une taloche, toujours à
portée de la main maternelle.
Dans mon malheur, j’eus de la chance car la
rotation était assurée par la société des Bus Melhaoui qui

104
passaient par la route des caroubiers donc, pas tellement
loin de l'hôpital92.
En cours de route, j’eus un léger vertige mais
comme je m’accotais au flanc du bus, sur la plate-forme,
je ne tombai pas. Pour un laps de temps assez court,
j’avais les yeux ouverts mais je ne voyais rien ni
personne. Un voile noir faisait écran. Au receveur du bus,
je tendis la pièce dans la direction de provenance du son
de sa voix. Celui-ci, compatissant, demanda au chauffeur
de me rapprocher le plus possible de l’hôpital. Un
passager me proposa son aide. Je déclinai son offre, le
remerciai et lui déclarai connaître l’infirmier en chef.
L’hôpital n’est pas très loin de Bâb-El-Gharbi donc pas
loin de chez nous. Autrement dit nous y avions des
connaissances, même si nous n'étions pas tout le
temps malades.
Je cherchai donc monsieur Viviani, le très
sympathique chef infirmier. Nous étions copains. En fait,
Viviani était copain avec beaucoup d’Arabes. Les soirs
d’été, on venait souvent nous asseoir sur la volée de
marches qui permettaient l’accès au hall du Centre de
Santé. Devant la belle porte vitrée qui constituait son
entrée, nous discutions de choses et d’autres et lui
racontions les facéties de Jéha, dans une langue française
hachurée et entrecoupée de mots du dialectal savoureux
d’Oujda que, du reste, il comprenait fort bien. Il allait
chaque fois de son rire bruyant.
Il me reçut, comme à son habitude, avec le sourire
– pour dédramatiser la situation ? - et, aux lèvres, sa
cigarette préférée93.
_ Allons Mida (sic), qu’est-ce qu’il y a encore ?
Montre-moi ça ! Mais! Dis-moi, d’où tu débarques
dans cette tenue ?
_ J’ai mis ma jambe sur un verre brisé. Il était
dans l’oued à Sidi-Yahia

92
Alors que pendant leur rotation, les poussifs Bus El Guendouz,
passaient par la route de Lazaret, pour arriver à la Place Sidi-
Abdewahab, bien éloignée tout de même de l’hôpital.
93
De marque Favorite – qui était avec Casa-Sport la cigarette la plus
fumée au Maroc. Souvent, comme il ne pouvait pas quitter son
poste, il me demandait d’aller lui acheter son paquet.

105
._ Tu as mis ta jambe! C’est donc ça ! Sidi
Yaya !(resic) Et toi qui es toujours pieds nus… Bon !
Nous allons arranger ça.
La phrase leitmotiv avec laquelle il tranquillisait
les blessés et qu'il me répétera, quelques années plus tard,
lorsque je viendrai avec l'annulaire droit écrasé par le
petit rouleau qui servait à aplanir le sable qui nous
recevait dans les exercices de saut en hauteur.
Il me mit un gros pansement et je ressortis du
Centre de Santé en boitillant. Je tombai pile sur une
Quatre chevaux d’où descendit ma mère. Misère de moi !
_ Je… J’ai pas fait exprès!
_ Comment est-ce arrivé ? Qu’as-tu fait ?
Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? C’est un voisin qui t’a vu
et nous a informés.
_ J'ai planté mon pied dans un tesson de verre. Le
tobess (l’autobus) était là . .. et … j’avais 100 francs…
Bénéfice que j’ai réalisé en revendant des boîtes
de détergent, ramenées de l’épicerie paternelle.
Le propriétaire de la voiture se proposa de nous
raccompagner jusqu’à Sidi-Yahia. Heureusement pour
moi, Mère avait plus de peine qu’elle n’était en colère et,
surtout, nous étions à la fin du séjour. Enfin presque.
Viviani avait été catégorique ! Comme Saligane, les
tirailleurs sénégalais, il disait toujours : « service, service,
camarade après ! » Plus de baignade jusqu’à complète
guérison et changement de pansement deux fois par
semaine. Un triste jour!
Si j’ai vécu, seul ou presque, assez
douloureusement ce funeste jour, toute la communauté se
souvient, avec moi, d’une triste nuit passée à Sidi-
Yahia. C’était avant les mamouni, la nuit de la
tempête de vent! Elle resta gravée dans notre mémoire
tout autant que celle qui souffla sur Oujda, l’une des nuits
de la fin du mois de novembre cinquante-neuf! Le
lendemain matin tout était recouvert d’un feuil de
poussier ocre. Cet évènement fut tel que le professeur de
Sciences Nat, monsieur Ducousso, nous dicta un texte
impromptu, pour fixer cet événement.
Mais revenons à Sidi Yahya et à cette terrible nuit.
Nous étions plongés dans le sommeil, les quinquets
avaient eu le temps de consumer tout le carbure quand,

106
un vent se leva subitement, et se mit à se jouer des arbres
et des couvertures qui faisaient office de parois à nos
gîtes. Le rugissement du vent dans les feuillages et
parmi les branches se faisait de plus en plus
assourdissant, sa fréquence de plus en plus rapide. Les
ustensiles commençaient à être dérangés.
Allongés et silencieux, nous commencions, nous
les gosses, à être, comme Jean-Christophe94, frappés
d’épouvante. Il était impossible de le cacher. Les grands
se mirent à s’interpeller pour décider de la meilleure
conduite. Il fut décidé, en fin de compte que le refuge
idéal restait la mosquée de Sidi-Yahia. La proposition
salvatrice fut adoptée à l’unanimité sans discussion. Les
adultes semblaient pousser un ouf ! de soulagement. En
effet, même si on avait décidé de rentrer la nuit même
chez soi, cela n’aurait pas été possible, les véhicules
rentrant à Oujda, avant ou avec le coucher du soleil.
Dans le noir relatif d’une nuit estivale, dans le
froid causé par le vent, dans la tourmente du même vent
qui vous empêchait de vous mouvoir normalement, dans
le lieu rendu étroit par les membres de la famille, tous
debout et qui devaient, chacun, faire quelque chose mais
le faisaient simultanément, au milieu de tout cela, nos
affaires furent emballées et transportées à la mosquée.
Comment cela a-t-il été possible ? Ce que je garde
comme souvenir, c’est que le paternel était dans une
colère noire, non contre Allah qui « fait ce qu’Il veut
dans Son Royaume » mais contre les «supposés» amis
qui nous abandonnèrent à notre sort. Depuis ce jour les
gens qui étaient présents dans notre entourage, y compris
les coupables se rappellent la célèbre phrase sortie de la
bouche paternelle, générée par la colère et le dépit :
« qloub errouououss ! Cœurs de Russes ! » Père voulait
exprimer ainsi, le summum de la méchanceté.
Les pauvres Russes devaient sûrement leur piètre
renommée à quelques films américains bien
malintentionnés, que Père aurait vus au cinéma.
Une fois à la mosquée, nous pûmes tout de même
replonger dans les bras de Morphée. Les grands, fort
nombreux et comme devenus membres de la même

94
Héros du roman du même titre de Romain Rolland.

107
famille par le fait de cette mémorable tempête, veillèrent
jusqu’au matin. Il n’y avait presque plus de vent. De gros
nuages avaient déversé toute leur cargaison d’eau sur
Sidi-Yahia.
Fallait-il rester ou repartir chez soi ?
Pour mon père, ennemi juré de toutes sortes de
tracasseries et de désagréments, la réponse était claire.
D'autant plus que nos affaires étaient tant bien que mal,
emballées.
Comme je ne saurais ne point évoquer un
souvenir collectif des Oujada et qui est lié à Sidi Yahya.
Le Maroc dans ces années-là, a connu deux
intoxications qui se sont ancrées dans la mémoire
collective. Celle de Meknès, à l'huile frelatée – les crieurs
publics ont, à travers tout le Maroc, mis les gens en
garde contre la consommation de cette huile, zit essaf95 Il
est fort probable que cette calamité n'ait touché que les
environs de la ville de Moulay Ismail, les commerçants
de la campagne ayant commercialisé cette huile pas chère
du tout.
La deuxième intoxication est celle de waâdat Sidi
Yahya. L'événement a eu lieu en dehors de la période
estivale. Nous n'étions donc pas en camping. Mais des
milliers de personnes ont mangé du couscous lors de cette
manifestation à connotation religieuse. Pour mes frères et
moi, il n'était pas question de manger dans des waâdate,
mon père est si délicat! Et ma mère était si sévère!
Mais j'allai tout de même à l'hôpital Maurice
Lousteau, tout proche pour y chercher mon frère Hassan,
disparu depuis quelques heures, et voir si des
connaissances figuraient parmi les malades allongés
partout et n'importe comment, dans les salles, les couloirs
et les cours de l'hôpital notamment la plus grande située
à l’avant.
Les gens se tordaient de douleur, se relevaient sur
leur coude pour vomir et se rallongeaient de nouveau. En
vérité, c'était un spectacle désolant. Les infirmières et les
infirmiers ne savaient plus où donner de la tête. L'ganida
(les comprimés Ganidan) et le charbon étaient distribués
par quantité.

95
Essaf désignait, pour nous l'oiseau de proie

108
Cet événement était le sujet favori des discussions
pendant longtemps. On finit par se contenter de poser la
question : «kount fiha? tu y étais?» et le questionné savait
qu'il s'agissait de cette fameuse intoxication collective.
Les autorités prirent la décision d'interdire cette waâda.

La Circoncision

N’oublie pas de ramener les deux pigeonneaux !


Terrible phrase dont je me rappellerai toujours et
par laquelle ma mère exhortait père à ne pas oublier les
deux oisillons ; la seule fois où un enfant avait, chez
nous, le droit à une soupe de pigeon. Cela signifiait
surtout que l’heure de notre circoncision avait sonné. Les
deux fouqiya96 de couleur orangée avaient été ramenées

96
Littéralement, qui se trouve dessus, ici une gandoura..

109
par ma sœur, de chez la couturière. Prêtes aussi, les
wad’at, conques de Vénus miniatures, avec un fil passé
au travers du chas pratiqué dessus, servant à les nouer,
comme les petites bourses pleines de cumin, autour des
chevilles, tels des bracelets, juste au-dessus de
l’astragale. Un rituel incontournable.
Tout était fin prêt pour l’opération circoncision
des deux bambins. La veille, les femmes ont veillé
jusqu’à une heure reculée de la nuit. Les jeunes filles se
sont défoulées comme il n’est pas permis, sur des
derboukas.
Une voisine avait moulu les feuilles de henné
dans le mortier, préparé la pâte, enduit ma main et celle
de mon frère, puis les a recouvertes de chiffons propres.
Tout le monde, féminin s’entend, cherchait à nous faire
rire, à éloigner la peur.
Le lendemain, les mains devaient être découvertes
et le résultat apprécié. Plus le rouge du henné tendait vers
le noir, plus la personne avait « un bon » sang, donc une
bonne santé. Mais, nous les garçons craignions comme la
peste d’avoir un « bon sang. » Nous étions largement
satisfaits avec du henné rouge. Puisqu’il était impossible
de l’éviter. Il faisait partie du rituel de la circoncision. Le
noir devait être réservé aux femmes. Et durait plus
longtemps !
Le petit déjeuner fut pris de bonne heure. Une
grande marmite pour le lait. Des beignets d’une
géographie très accidentée avec beaucoup de
géosynclinaux, avaient été frits au lever du jour. Une
atmosphère joyeuse baignait toute la maison. On nous
habilla, mon frère et moi, sans nous mettre le pantalon.
Au dire des femmes, nous étions beaux dans nos
gandouras, le tarbouche rouge aux belles broderies d’or et
d’argent sur la tête et, aux pieds de jolies mules de
velours grenat.
Beaucoup de braseros étaient allumés, ainsi que
quelques réchauds - les voisines avaient été mises à
contribution. Des marmites bouillonnaient. Des
couscoussiers s’élevaient des panaches de vapeur. Les
femmes, des parentes et beaucoup de voisines – toutes
fières de rendre service à Mère - allaient et venaient, se
croisaient, se gênaient, toujours avec le sourire et dans

110
une ambiance de fête. En fait, tout le monde était content
sauf les deux victimes, vedettes à leur corps défendant.
Bien sûr ma mère et mes sœurs, comme le veut la
coutume ont versé quelques larmes, mais le sourire
éclaira derechef, leurs visages. La circoncision rappelait
à tout le monde que Unetelle avait des « hommes. »
La cour devint, pour cette matinée, la salle
d’opération : des tapis recouverts d’édredons. Vers les
dix heures, le hajjam, qui était tout à la fois, coiffeur,
barbier, poseur de ventouses pour la saignée et maître es
circoncisions, arriva, accompagné par mon oncle
maternel et quelques hommes du voisinage. Parmi eux Si
Mohammed, notre maître à l’école coranique.
C’est mon frère qui, âge oblige, passa le premier
au supplice. On ne me laissa pas assister à l’opération.
C’était la norme. Chez nous, même lorsqu‘il s’agit des
moutons de l’Aïd, nous n’égorgeons jamais l’un sous le
regard de l’autre. On me rentra, donc, dans l’une des
deux pièces. Mais ils ne purent empêcher son cri atroce
d’arriver jusqu’à mes oreilles. Quelque temps après, Si
Mohammed vint me chercher.
_ Tu verras, tu auras un peu mal puis c’est tout.
Il nous avait expliqué, la veille, que tous les
hommes doivent passer par-là, que personne n’en était
mort et que de toute façon le hajjam connaissait son
affaire.
Il est vrai que ce monsieur jouissait d’une
réputation bien enracinée dans tout Oujda. Son salon
était situé dans une rue commerçante, à quelques pas de
l’une des portes97 latérales de Jama’ lekbir, la Grande
Mosquée d’Oujda.
Je me laissai donc faire. De toutes les façons, je
n’aurais pu empêcher cela. Comme je n’aurais pas voulu
rester avec un prépuce comme celui d’un roumi ! Non
circoncis signifiait rester gamin dans le même temps où
l’on devenait la risée du groupe. Roumi !

97
La photo de cette porte a été utilisée comme illustration,
par le père Louis Chikho, du Liban, auteur du dictionnaire arabe
« El Mounjid » édition de mil neuf cent cinquante-six.

111
Quelques hommes étaient assis à côté du
praticien, d’autres restaient debout. Père était assis à
droite du hajjam avec lequel il a discuté durant
l’opération.
Après une dernière miction fortement
recommandée par tout le monde, Si Mohammed, notre
fqih, me demanda d’étendre mes bras, les neutralisa en
passant ses mains derrière moi et me fit asseoir dans ses
mains en conque. Bien entendu, il connaissait son affaire,
comme tous les adultes mâles, il a subi la même torture !
Ses doigts enserraient mes frêles cuisses. Je ne pouvais
plus gigoter. Il me souleva, écarta légèrement ses bras et
me présenta, jambes écartées, au bourreau qui me
travailla en toute tranquillité !
Je revois des ciseaux très brillants, une poudre de
la couleur du henné. La douleur fut fulgurante, puis assez
aiguë. Je poussai un cri atroce. Avec beaucoup
d’attention, Si Mohammed m’allongea près de mon frère
qui avait cessé de pleurer. Tout en pleurant je me suis
plaint auprès de lui : il m’a fait très mal quand il replié la
peau. Si Mohammed me répondit qu’on en discuterait
après.
Je ne sus jamais le sort réservé au prépuce, la
pudeur nous empêchant d’aborder ces questions avec les
adultes ; les enfants, nos copains qui auraient pu nous
renseigner, étaient interdits de présence. Aucun
cérémonial particulier pour cela.
Les hommes me donnèrent de l’argent, c’était la
coutume. J’ai même eu un billet de cent francs. Une
fortune, à l’époque. Le visage de Mère rayonnait. Des
youyous fusaient de temps en temps, une derbouka
produisait des tamtam et quelques chants sortaient des
gosiers des jeunes filles.
Beaucoup de femmes vinrent nous voir l’après-
midi. A peine jetaient-elles un regard vers le coin où nous
l’on nous avait allongés, qu’elles rejoignaient les autres.
Le repas dura assez longtemps ce jour là car, si les
hommes, disciplinés, venaient au même moment, entre
midi et treize heures, les femmes se présentaient au
moment qui leur convenait. La cuisine a fonctionné en
service continu.

112
Si Lakhdar. qui nous avait honoré de sa présence,
avait proposé ses services en tant qu’infirmier. Il avait
décidé de nous panser tous les deux jours. Un moment de
souffrance quand il déroulait la bande et, pour porter la
douleur à son paroxysme, il tirait, d’un seul coup
lorsqu’il ne restait que quelques centimètres,
prétendument – nous en étions convaincus, mon frère et
moi - pour ne pas prolonger notre martyre. J’ai entendu
Si Lakhdar le dire à Mère qui lui faisait la remarque sur
ses gestes brusques. À ma connaissance, Si Lakhdar. n’a
jamais été infirmier. Il était employé par la compagnie de
chemin de fer Mer Niger dont les adultes avaient une idée
mythique. Y travailler vous garantissait la richesse.
Il habitait avec sa famille une villa, même si elle
était d’astreinte – on l’apprendra bien plus tard - il n’en
reste pas moins qu’il était socialement considéré. Alors
quel honneur pour la famille que d’avoir ses petits
soignés par Si Lakhdar ! Je jure par Dieu que je me
serais, volontiers, passé de cet honneur. D’ailleurs, j’ai
voulu poser la question de savoir comment il était devenu
infirmier ? Je ne l’ai jamais su.
Quelques jours plus tard, mère ayant remarqué un
commencement de turgescence, nous emmena au bain
maure. Pour les circoncis, le bain maure était un passage
obligé. Mère pouvait-elle évacuer la tradition ? Je suis
convaincu que mère n’aurait jamais fait l’impasse sur
cette tradition.
Généralement, la circoncision sonnait le glas
de notre présence au bain avec les femmes. Une fois
circoncis, on n’était plus un enfant, n’est-ce pas ! Mais
justement le bain post-circoncision était aussi sacré que le
premier bain de la jeune épousée.
Dans les bains d’alors, des tonnelets étaient
disposés tout le long de la salle chaude et chaque client
devait se mettre face à un tonnelet. Une famille (la mère,
ses filles et les petits) pouvait en réquisitionner trois ou
quatre.
Notre état nous conférait un certain avantage.
Mère ne se priva donc pas de réquisitionner deux
tonnelets qu ‘elle remplit d’eau tiède et dans lesquels elle
jeta les pelures de grenades que nous avions mises de
côté, en prévision de cet heureux évènement. Elle nous

113
plongea, tout nus, dans ces tonnelets. Il était connu, parmi
le petit peuple, que cette pelure avait un effet
thérapeutique certain sur la peau.
Ce bain nous a-t-il guéris ? Je ne sais, mais il nous
a débarrassés des pansements. Si Lakhdar qui était positif
– il travaillait avec les roumis que je vous dis ! - n’a pas
apprécié l’interférence thermale dans sa thérapeutique. II
refusa de continuer ses soins. Mon frère et moi criâmes
en silence dans notre coin : yahya hammam Lbali ! (Vive
le Vieux hammam.)

Le Cirque Amar

Au début des années cinquante, des milliers de


serpentins sont subitement apparus dans le ciel d’Oujda.
Qu’est-ce que ces « choses » qui, sans attache aucune,
remuaient étrangement. Ces serpentins qui voltigeaient
éveillèrent une telle curiosité et suscitèrent des dizaines
d’interprétations. Nous, les enfants, étions subjugués et, il
faut le reconnaître, apeurés. Je ne comprenais pas grand
chose de ce que les adultes avançaient. Mais, dans ma
mémoire, cet événement reste lié à un nom arabe qui
revenait, de temps en temps, dans la bouche de quelques-
uns, « Amar » Un prénom, somme toute, banal.
Beaucoup de nos connaissances le portaient. Seulement,
ce prénom était toujours collé à un autre que l’enfant de
huit ans que j’étais, n’avait jamais entendu, le mot cirque.
Ils disaient toujours cirque ‘Ammar. Pour satisfaire
ma curiosité je posai la question à un copain qui allait au
CM2 et qui connaissait beaucoup de choses. Il
m’expliqua que dans un cirque, il y avait des animaux
sauvages qui pouvaient vous sauter au cou et vous
dévorer. Alors pourquoi permettait-on à ce cirque de
venir chez nous ? C’est sans doute aucun, les roumis qui
voulaient se débarrasser de quelques Arabes ! Et quelle
impertinence de la part de ce Ammar ! Un Arabe, en

114
plus ! Annoncer au moyen de ses serpentins qu’il
s’installe dans notre ville pour dévorer les gens qui
s’approcheraient de son cirque ! Riche de ces
informations, je me permis de me joindre à la discussion
des grands, et répétai ce que je savais sur la férocité de ce
‘Ammar et de ses animaux. Personne ne m’a contredit,
mais on avançait que des précautions étaient prises, qu’il
y avait sûrement des gens armés pour abattre tout animal
malintentionné.
L’espoir naquit et la vision changea quand le
beau-frère de Si Mohammed M’basso, vint nous rendre
une visite d’adieu car il repartait, au bout du monde, à
Rabat où il avait été affecté en tant qu’enseignant. Il avait
le sens de la pédagogie - doublé de celui de la démocratie
- très développé car il ne nous a jamais considérés
comme de simples gamins. Il nous prodiguait beaucoup
de conseils et d’encouragements dans nos études.
Après l’avoir embrassé, je sortis et l’attendis
devant la porte de la maison. Je savais qu’il ne resterait
pas très longtemps, juste le temps de prendre un thé. Une
fois dehors, je l’abordai et lui posai la question qui me
brûlait les lèvres. Qu’est - ce que le cirque ? Il
m’expliqua tout : les clowns, la ménagerie, les chevaux –
il les appela poneys - les lions et les tigres.
- Mais les tigres et les lions peuvent dévorer les
spectateurs ! C’est mon copain qui me l’a dit.
Il se mit à rire. Ses fossettes, toujours inattendues
lui creusèrent les joues, ce qui donnait à son visage sa
réelle nature, la bonté. Depuis que je l’ai connu, c’est
toujours comme cela que je le percevais. Son beau-frère
Si Mohammed, notre fqih et lui-même, incarnaient à mes
yeux, le concept d’équanimité à merveille ! Avec la
tolérance en sus !
- Pas du tout ! Les animaux sont, avec leur
dresseur, dans une grande cage grillagée. Aucun
danger pour les spectateurs. D’ailleurs le dresseur,
pour plus de précaution, porte un pistolet à la ceinture.
Dommage ! Je dois repartir aujourd’hui sur Rabat, sinon
je t’aurais emmené !
Le plus célèbre des cirques – il me l’a appris -
serait donc dans nos murs dans quelques jours ! Il faut
vous dire qu’une fois le chapiteau dressé, personne chez

115
nous ni parmi le voisinage n’a soufflé mot de la chose.
Un non événement comme on dirait aujourd’hui. Même
parmi mes copains de classe, personne n’a semblé
accorder la moindre importance à l’arrivée du plus grand
des cirques. Tant et si bien que je n‘ai pas osé demander
100Fr. à Père. Mère m’en aurait, de toutes les façons,
dissuadé. Aller au cirque, quelle idée saugrenue ! Aller
là où il y avait des lions et des tigres !
Bien entendu, le problème pécuniaire se posait :
mon père nous donnait si rarement de l’argent ! Mais
j’aurai l’occasion d’adhérer au système D pour avoir de
l’argent de poche.
Comme je tenais à voir ce cirque, je décidai
d’aller chez ma tante paternelle. La famille de ma tante
paternelle passait pour être aisée, « l’homme de ma
tante » comme nous disions alors, et c’est ainsi que
l’époux est désigné dans nos sociétés maghrébines, était
drogman. Il travaillait avec les Français ! En fait il était
fonctionnaire de l’Empire chérifien, mis à la disposition
de l’Administration française. On disait chez nous qu’il
travaillait au bureau arabe.
J’étais sûr que lui, emmènerait mes cousines au
cirque. Les roumis avec qui il travaillait, ne laisseraient
pas les fauves dévorer ses filles. Je pouvais espérer être
invité à les accompagner. Et puis, qui ne tente rien n’a
rien ! Cependant, nous autres neveux, avions un
problème comme qui dirait, d’ordre psychologique.
Lorsque nous allions chez ma tante, nous étions toujours
confrontés au problème de devoir justifier notre visite.
Car après vous avoir embrassé, ma tante vous regardait
de l’air de vous demander ce qui motivait votre visite.
Néanmoins, vainquant ma timidité maladive, je pris mon
courage à deux mains et partis les voir un après-midi.
J’y allai d’une démarche très lente, et fus sur le
point de changer d’avis plusieurs fois. Une fois arrivé je
donnai un léger coup sur la porte en fer du vide jardin.
N’entendant rien, je tirai la conclusion qu’il n’y avait
personne et donnai un bon coup, comme quoi, je n’étais
point fautif, j’avais tout tenté ! Mais mon oncle vint
ouvrir. Je fus très surpris et compris qu’il était seul. Il
n’avait pas l’habitude d’ouvrir la porte ! Je ne pouvais
pas faire diversion en parlant à mes cousines ou même à

116
ma tante. Je dois à la vérité de dire que j’étais beaucoup
plus à l’aise avec Si Abdelhamid qu’avec ma tante.
J’aurai, peut-être, l’occasion d’expliciter cela plus tard.
Je l’embrassai, donc, et, pour me donner contenance, lui
demandai si mes cousines étaient là. Il pouvait toujours
en déduire que j’avais besoin d’un renseignement
concernant l’école. Il m’invita à entrer dans sa chambre
où un gros livre était posé, ouvert sur une des banquettes
qui meublaient la chambre. Il m’expliquera quelques
années plus tard, que la lecture des romans-fleuves lui
permettait de passer agréablement le temps de ses
longues journées de repos. Il m’informa, après cela que
les filles étaient parties au cirque avec leur mère. J’en eus
le souffle coupé ! Il a bien vu que j’étais dépité. Et, pour
couronner le tout, et, je n’en doute point, sans penser à
mal, il me dit, sur un ton à me noyer dans les regrets : « si
tu étais venu plus tôt, tu les aurais, peut-être
accompagnées. » Je rebroussai chemin et ressortis. Il
m’invita bien à rester prendre un verre de thé avec lui,
mais, même si j’étais sûr qu’il ne faisait pas cela
seulement pour satisfaire à l’obligation d’hospitalité, je
ne pouvais pas, psychologiquement parlant, rester car il
me tardait de me retrouver seul pour exprimer mon
désespoir entre moi et moi-même. Je déclinai l’invitation,
le remerciai et détalai à toutes jambes.
Or, je voulais, au moins, voir comment était fait
un cirque. J’allai à Souk Lakhmiss, les Champs Elysée
d’Oujda, et là, je vis les affiches du cirque Amar. On y
indiquait l’endroit où le chapiteau était dressé. Pas loin de
l’actuel cinéma Le Paris. J’y allai et restai à bonne
distance, à gaver mes yeux du spectacle des hommes et
des femmes qui, avec leurs enfants, faisaient la chaîne
pour prendre des billets. Personne ne fit attention à moi.
Personne ne pouvait faire attention à moi. Je ne pouvais
même pas imaginer Père ou Mère nous accompagnant au
cirque. Impossible ! Mais le cirque était là, et pas pour
longtemps. Et pourquoi ces petits avaient-ils ce droit et
pas moi ? Quelques larmes coulèrent sur mes joues,
lentes et brûlantes. Je n’avais pas 100 francs ! Je revis le
lointain billet de cent francs reçu lors de ma circoncision,
que Mère avait récupéré avec le reste de la cagnotte « je
vous le remettrai quand vous serez grands » Je n‘étais

117
pas encore grand et il m’était impossible d’avoir, une
autre fois 100francs.
Impossible ? Peut-être pas.. Le dimanche matin,
j’allai voir Hocine pour aller gagner ensemble
quelques sous. Il était parti pour Guercif rendre visite à
son père, incarcéré là-bas. Je cherchai un autre copain qui
accepta. Pour aller au cinéma me dit-il. Le cirque, c’était
pour les roumis. Nous prîmes la direction du Cinéma Le
Colisée. Dans cette partie de la ville, beaucoup de
Français avaient des magasins aux devantures en verre.
Nous proposâmes à une dame, les femmes sont toujours
plus douces, le lavage des vitres. Elle accepta sans
hésitation. La tâche terminée, elle nous remit vingt francs
chacun. Nous tentâmes notre chance plusieurs fois de
suite. Nous récoltâmes, de la sorte, cent cinquante francs
que nous partageâmes. Je me promis de revenir l’après-
midi pour gagner les vingt-cinq sous manquant. Nous ne
nous étions pas rendus compte que le temps était passé si
vite ! Il était même très tard. Nous courûmes pour gagner
un peu de temps. J’arrivai à la maison alors que la
vaisselle du déjeuner était déjà faite. Malheur ! Mère était
très inquiète. Mais quand elle me vit indemne, pas de
sang, pas de jambe cassée, son inquiétude se mua en
colère, et sa colère fut immédiatement traduite en une
tannée mémorable. Pour éviter les coups de la terrible
baguette de bambou, je dus me contorsionner et me
rouler par terre. Les piécettes roulèrent par terre, l’une
après l’autre. Bonté divine ! Mère, sidérée de voir tant
d’argent me demanda, en ramassant les pièces, à qui je
les avais volées. Je jurai par Allah que je ne l’avais pas
volé. Elle insista pour en savoir la source. Pour éviter une
autre volée de coups pour vol qualifié, je dus lui dire la
vérité.
-- Tu as fait le larbin chez les roumis ?
-- Non ! Je n’ai pas fait le ... porteur ! J’ai
travaillé,
-- Tu as fait le garçoun, le larbin chez les roumis ?
-- Non ! J’ai lavé… des carreaux … pour aller au
cirque…
-- Ah ! Oui ! Parce que je t’ai élevé et éduqué
pour aller faire le valet chez tes seigneurs les roumis! Et

118
pour aller au cirque te faire dévorer par sbouâ, (les
fauves.)
Et j’ai eu droit à une deuxième raclée. L’argent,
comme de bien entendu, fut confisqué. Adieu cirque !
Adieu ménagerie ! Adieu poneys !
Et c’est ainsi que je n’ai jamais eu le plaisir de
voir le Cirque Amar !

119
Les Personnages de la Cité.

A la fin des années cinquante, la Radiodiffusion


marocaine décida d’ouvrir une station de Radio à Oujda.
Une révolution ! Ainsi Oujda, à l’instar de Tlemcen,
Alger et Rabat, eut sa Radio98. Les premiers animateurs
des stations régionales vinrent de la station centrale de
Rabat ; ils ne savaient rien de la population locale.
Au bout de quelques semaines de diffusion – sur
la fréquence de la Radio Nationale - notre intérêt pour les
émissions consacrées aux dédicaces devint plus grand.
Les simplets d’Oujda, à leur corps défendant, devinrent à
cette occasion des célébrités : ils se dédicaçaient les
chansons à longueur d’émissions ; un plaisantin avait eu
cette idée géniale d’envoyer des dédicaces au nom de ces
pauvres bougres et un éclat de rire extraordinaire secoua
Oujda.
Certains commerçants allumaient leur poste radio
et augmentaient le son. Pour attirer la clientèle et pour
faire profiter les passants de ce nouveau mass media.
Imaginez les passants qui empruntaient les ruelles de la
place commerçante de la ville, entendant le présentateur
déclarer avec tout le sérieux qui anime ces gens : chanson
dédiée par Rkia mimmiss à Zekraoui ! Monsieur Douda
dédie à Baba nnou…
Les deux premières personnes citées formaient le
couple le plus célèbre de la ville. Elle, grosse, pataude,
toujours habillée d’une robe évasée par le bas ; par sa
naïveté et son entêtement, elle arrivait à vous soutirer une
piécette. Lui, malingre, le dos légèrement voûté, les yeux
perçants. Il était méchant avec les blagueurs. Lorsqu’on
lui disait : Rkia mimmiss est morte, il vous lançait le
poing sur le visage. Il fallait être assez leste pour jouer à
ce jeu avec lui ! Tandis que son épouse se contentait de
nous rétorquer, à l’annonce du décès de Zekraoui : Tmout

98
Elle a d’abord occupé des locaux situés en face de l’Ecole
Professionnelle et dépendant de la Municipalité.

120
ghi n’ta ! C’est toi qui mourras ! C’est toi qui mourras !
Son couinement faisait retourner quelques têtes qui nous
intimaient l’ordre de la laisser tranquille !
En empruntant les diverses rues et ruelles de la
médina, il fallait faire attention à ne pas se trouver sur le
chemin de Omar dangereux. Autrement, vous receviez
son poing quelque part ! Il lançait son poing sur vous,
pour se frayer le passage et continuait son chemin,
comme si de rien n’était. Il reste qu’il ne s’attaquait à
personne tant que son chemin était libre. Il avançait en
répétant sa célèbre phrase : la loi c’est la loi !
Dans notre quartier, vivait L’Khamsa Habbour
une femme boulotte, habillée souvent d’une bure
orangée, et qui, frappée de palilalie, répétait toutes les
paroles de ses interlocuteurs. Elle m’a surpris en jour
sortant le pain de four et me demanda un pain. Je
répondis : ma mère ne voudra pas ! Elle me regarda
répéta ma phrase et partit son chemin ! Je racontai la
chose chez moi où l’on me mit au courant et mère de me
tancer : tu aurais pu lui donner un morceau de pain !
M’my m’riqa (mère, une sauce !) ne quémandait
que cela auprès des maisons. Il avait la particularité de
porter divers ustensiles accrochés sur sa poitrine. Alors
que T’hi passait son temps à marcher sur les bordures des
trottoirs de la ville, comme s’il en mesurait la longueur. Il
devait effectuer, quotidiennement des milliers de pas.
Boujemâa, un autre voisin, habitait en face du
portail gauche de l’école, là où son frère, sain d’esprit,
enfin pas tellement atteint, tenait un commerce des quatre
saisons : des légumes au printemps, des pastèques et des
melons en été, des casse-croûte en hiver. Lorsque les
pastèques garnissaient les étals, nous étions là pour
admirer l’adresse des manutentionnaires : celui qui restait
sur la benne prenait la pastèque et la lançait aux autres
qui devaient l’attraper au vol et la déposer – en cas de
chute, elle éclaterait. Les enfants faisant cercle autour du
camion sautaient sur l’occasion et du même coup sur les
morceaux brisés du fruit pour une dégustation permise.
Un jour, à l’approche de midi, nous n’étions plus que
quelques enfants à rester debout devant l’étal. Boujemâa
me remarquant, choisit une pastèque et me la tendit : hak
oueld lefqih ! (Tiens ! Fils du taleb !) Je la portai à la

121
maison, fier de ramener quelque chose comme mon
père ! Ma mère posa sur moi un regard qui valait toutes
les questions. C’est… Boujemâa qui me l’a donnée ! Elle
ne la jeta pas mais m’interdit formellement de
recommencer ni même d’aller de son côté ! Je n’acceptai
plus jamais de pastèques mais allai de temps à autre
assister au déballage ou à la vente. Son père marchait
continuellement en bougeant la tête et en souriant aux
petits enfants. Le puîné, marchait beaucoup comme son
père. Il tenait tout le temps une demi-feuille de papier et
vous disait si vous le regardiez : Six- quarante-neuf !
Douze- cinquante douze ! Et ainsi de suite…
Deux personnages, les plus inoffensifs, passaient
leur temps dans un va-et-vient entre la Place Sidi
Abdelwahab et la Place du Maroc. Le premier ressassait
continuellement un leitmotiv : Kaaaffa Jamii’ân
(ensemble, tout le monde !) Comme s’il demandait à
Dieu quelques faveurs, et Le priait d’étendre Sa
miséricorde sur tout le monde. Il a été baptisé par route la
ville : Kaaaffa Jamii’ân
L’autre, mettant la Porte Sidi Abdewahab derrière
lui, saluait Tlemcen, Lazaret et Oujda : Teuhya
tleu…mcène ! (sic) Teuhya wajda ! yahya lazaret !
N’nini fouri sam était connu pour ses longues
enjambées et le mot qu’il avait choisi de répéter sans
cesse. Le son sortait de sa bouche dans une suite de s qui
donnait à croire qu’il vous intimait l‘ordre de vous taire
ou vous réclamait votre attention : sssssssss sammmm !!
(le galet.) Bien souvent, nous méprenant, nous nous
retournions à l’injonction.
Kabrane l’mouta (le caporal des morts) avait cette
particularité d’être de presque tous les cortèges funèbres.
Sinon de tous les enterrements. Les rares fois où j’ai été à
Sid–El-Mokhtar pour l’enterrement d’une connaissance,
il y était. Loin de cet endroit – respect oblige - il était
partout taquiné : on l’appelait en usant du sobriquet qui
lui tenait lieu de patronyme : Kabrane l’mouta ! Sa
réponse unique, inchangeable, il vous la sortait sur le

122
même ton, le même tempo, la même mélodie sur lesquels
vous lui lanciez le sobriquet ! Nâal dinammok ! 99
Babannou (Père-la-pluie) craignait sûrement la
pluie car, dès qu’on lui lançait Babannou ! il se dirigeait
vers le mur le plus proche et, de toute sa force se cognait
la tête contre ! Peu lui en coûtait que son front saigne ou
que sa tête enfle ! Heureusement que les adultes et même
les jeunes adolescents lui épargnaient cette épreuve !
Ce tableau serait incomplet si le célèbre
Boubekeur n’y figurait pas. Un bonhomme d’un calme
olympien, le prince des pince-sans-rire, d’une présence
d’esprit extraordinaire ! Sa répartie, toujours fulgurante,
vous ridiculisait à tous les coups ! Quelle que fût votre
question, quel que fût votre mot à lui adressés, ils étaient
retournés contre vous ! Dans un esprit où Eros se serait
aisément retrouvé !
Cependant, Boubekeur a été celui qui a permis à
des milliers d’enfants de voyager à travers sa Boîte à
merveilles. Une caisse aux couleurs chatoyantes, montée
sur roues. A hauteur d’enfant, étaient encastrées cinq
lentilles convexes. Moyennant quelques sous ou une
sakkoura, un morceau de sucre, il nous était permis de
mettre l’œil et de regarder La Mecque et la Mosquée Al
Aqsa, Médine et le tombeau du Prophète Mohammed,
Séide Ali, cousin et gendre du Prophète, chevauchant son
destrier et brandissant son épée incurvée et à double
pointe, le Patriarche Abraham s’apprêtant à sacrifier son
fils Ismaël alors que l’archange Gabriel vole au secours
de l’enfant, portant le paradisiaque Mouton.
Le changement de tableau s’opérait par le
truchement d’une ficelle passée à travers un orifice
creusé sur la surface latérale droite de la Boîte et que
tirait Boubekeur. A la fin du spectacle, il ne manquait
jamais de lancer sournoisement : Que chacun referme
son trou !
Lemsyyah100, parmi tous les hlayqya, avait le sens
du marketing assez développé. On disait qu’il savait
l’envelopper. Il portait un tarbouche rouge qui attirait

99
Que Dieu maudisse la religion de ta mère ! Il s’agit d’une insulte
courante parmi les jeunes et parfois les moins jeunes.
100
Le mot a la même racine que le mot tourisme (syaaha) le
bonhomme vadrouillait beaucoup à travers Oujda et sa région.

123
aussi par sa taille - il rappelait celui des derviches
tourneurs. Cet ornement comportait, en plus une
ampoule. Aux gens qui regardaient curieusement cette
extravagance, il indiquait son arrière-train en disant : ici
j’ai un feu rouge ! Viennent les policiers m’arrêter ! Il se
singularisait aussi par un petit primate qui lui obéissait
sans rechigner, pour la grande joie des spectateurs qui
contemplaient l’animal prendre les positions du caïd, de
sa fille etc.
Lorsqu’il arrivait avec quelque retard et trouvait
tous les auditeurs/spectateurs déjà pris dans d’autres
cercles, il s’en approchait, lançait un coup d’œil – le
temps d’être remarqué ! – et se dirigeait vers une place
libre. Au bout de quelques minutes ses fidèles se
concentraient autour de lui et il pouvait commencer ses
dires. Son langage, au milieu de la halqa était souvent
d’une verdeur à faire rougir tout un gynécée ! Sa croûte,
il savait la gagner ! N’allez pas croire qu’il procédait à
l’éducation sexuelle des jeunets ! Il était clair que les
mioches ne pouvaient décemment entendre les paroles
salées qui s’écoulaient de sa bouche. Dans son cercle,
nous n’étions tolérés qu’à partir de l’âge de quatorze -
quinze ans. Cela se conçoit aisément lorsqu’on le voyait
sortir de sa besace un flacon rouge dont le contenu
pouvait faire bander même un eunuque, puis un flacon au
contenu vert qui augmentait la quantité de sperme et un
flacon noir qui était le nec plus ultra des aphrodisiaques.
Cependant, rangeant ses fioles, il déclarait après un
temps : je ne suis ni médecin ni pharmacien, je suis un
pauvre bougre qui sollicite votre miséricorde et
quémande votre charité.
Oujda avait son poète qui mesurait l’écoulement
de son temps soclal : Abdallâh L’Magana101 ( Abdallâh
l’horloge). Il ne chantait pas la ville mais la vie ; il

101
Abdallâh a été honoré par un auteur dramatique oujdi – feu
Mohammed Meskine – dans une célèbre pièce Sabr Ayyoub. Le
porte-parole du peuple auprès de l’empereur, a été prénommé
Abdallâh. La pièce a été mise en scène par Abderrazak Benaissa et
présentée lors du qutrième Festival du théâtre d’Oujda. L’auteur y a
présidé le jury qui a décerné le gand prix à ladite pièce. La pièce et le
personnage ont fait l’objet d’une interressante étude réalisée par
Mohammed Aa’rab

124
n’allait nulle part ailleurs ! Il a débuté assez méconnu,
vivant chichement, à la manière des meddahs102, des
piécettes généreusement offertes par l’auditoire
occasionnel. L’avènement de la K7 lui permit de mieux
gagner sa vie. Néanmoins, il mourut dans des toilettes
publiques où il s’est retiré pour s’injecter sa dose
quotidienne d’insuline.
A Oujda, Abdallah L’Magana – par le truchement
de son corps dansant et du bendir (tambourin) rythmant -
a joué le rôle imparti à Jeha par les masses arabes :
fustiger les gouvernants par le truchement de ce
personnage légendaire. Abdallah L’Magana a été le
porte-parole du petit peuple : par des paraboles il a
exprimé ses désirs et dénoncé certains abus. Cette
évocation ne saurait se substituer à une recherche
approfondie ayant pour objet la vie et l’œuvre du poète,
néanmoins, je me permettrais de citer son vers leitmotiv :
Abdallah L’Magana, ghi n’ta ouana ! Abdallah
L’Magana ghi l’kho ouana ! 103 Dans cette dernière
phrase, il est permis de lire ghi l’khouana ! (Rien que des
voleurs !)
Dans un autre quatrain, où les deux tabous
caractérisant la société arabe : le sexe et la politique, sont
déflorés, il déclarait :

Mon Seigneur et monsieur le Caïd !


Et moi, j’aime la fille du Caïd !
Je ramène des zlabias, une pour toi, one pour
moi !
Le reste, nous le distribuons au Cheikh et aux
Moqaddems !

Pour les gens de a ville, la signification de ces paroles ne


pouvait être que politique ! Lorsqu’ on cite les édiles de

102
A l’origine, le meddah récitait des poèmes élégiaques glorifiant le
Prophète. Plus tard, ses dires ont eu pour objet des contes fabuleux
tirés des Mille et Une Nuits, et la relation imagée et bien sûr
exagérée, des faits d’armes de Sidna Ali, le gendre du Prophète. Le
meddah est appelé goual en Algérie,, hakawaty au Sham, mouhabbaz
en Egypte.
103
Abdallah L’Magana, seulement toi et moi ! Abdallah L’Magana
seulement le frère et moi !

125
la ville aucun doute n’est permis. Les affaires de la cité
constituent une tarte à se partager ; le lion prend la grosse
part. Ailleurs il chante la chance de pouvoir étudier :
Au nom d’Allah, je vais étudier
Portant une chaînette en argent
Et la voiture sur le pont

Cependant, Abdallah L’Magana a plus chanté sur


le thème de la sexualité :

Les filles ! Ô les filles


Elles sont comme de la menthe !
Qui se vend par bouquet !
Heureux qui la sent à tous moments !

Abdallah L’Magana aurait pu être le poète de


n’importe quelle ville du Tiers-Monde !

126
L’Hôpital Maurice Lousteau

Cet établissement a d’abord accueilli, pour ce qui


est de notre famille, cela s'entend, mon grand frère
Hassan. Le vocable grand ne saurait prendre le sens réel.
Au début des années cinquante, Hassan et moi avions la
même taille. Ceci peut s’expliquer par le fait qu’il avait
toujours été malade. Avant ma naissance ou juste après, il
a été frappé de ce qu’on appelait, chez nous, laâma
lkouhly, la cécité noire. il avait les yeux ouverts et il ne
voyait rien dixit ma grande sœur. Je ne sais pas s’il a été
présenté à des ophtalmologistes, j’en doute car ce réflexe
n’était pas encore installé dans la société - si tant est que
des ophtalmologues aient existé à Oujda à la fin des
années quarante !. Ma mère, auprès de qui j’ai cherché
confirmation de la cécité, certifia l’information et
m’assura qu’il a recouvré la vue après la visite à la tombe
de Sidi Mimoun, à quelques kilomètres de Berkane. Mère,
originaire de cette région avait, sur insistance de yemma,
ma grand’mère maternelle emmené mon frère en visite
auprès du saint homme. Elle a dû passer la nuit sur place
car le malade devait lui, la passer dans le caveau
mortuaire, dans le noir total. Au matin, il sortit du
caveau et courut vers ma mère. Il était remarquable que
les gens légèrement possédés, fuyaient à la seule
évocation de la destination Sidi-Mimoun, Place du
Maroc !
Au début des années cinquante, il contracta les
hémorroïdes. Pendant assez longtemps, il perdait du sang.
Jusqu’au jour où, voyant qu’il devenait de plus en plus
livide, nos parents jugèrent utile d’avoir l’avis des
médecins de l’hôpital qui décidèrent de son
hospitalisation immédiate. Or, l’hôpital ne disposait
pas encore d’une aile réservée aux enfants. Comme il ne
pouvait pas se prendre en charge tout seul, étant donnés
et son âge et sa maladie ; de plus, comment le laisser au
milieu des adultes ? - ma mère, encore et toujours, entra
avec lui à l’hôpital. Ils furent admis au pavillon des
femmes. La première visite que nous leur rendions me
choqua triplement.

127
D’abord la vue de mère qui, comme les malades,
était habillée de la tenue de l’hôpital : une sorte de
burnous couleur jaune soufre et dont le capuchon devait,
en permanence recouvrir la tête. La nuance de ce coloris
évoquait, à mes yeux d’enfant, la souffrance, la misère, la
tristesse. D’ailleurs, dans les yeux de mère je lisais de la
mélancolie.
Ensuite la présence d’une femme brûlée, quelques
lits plus loin. Elle était très entourée, et par sa famille et
par d’autres visiteurs apparemment compatissants mais
sûrement curieux. Ma jeune sœur et moi ne dérogeâmes
pas à la règle et, voyant ma mère occupée à raconter le
séjour aux adultes, nous nous approchâmes et nous
faufilâmes parmi les pantalons et les djellabas jusqu’à
voir un visage tout rouge et comme pelé, par endroits.
Seuls les yeux de la dame, brillants semblaient vivre.
Le troisième choc je le reçus lorsque, sortant avec
mon aînée et ma cadette dans la cour et, voulant faire un
tour dans ce sbitar, endroit pas comme les autres, nous
tombâmes sur le corps inanimé d’un garçon d’une dizaine
d’années, allongé dans un réduit. Il était torse nu et
portait un short kaki. À côté de lui, une ceinture en cuir
marron, comme si quelqu’un avait décidé de la voler puis
a eu de la peur ou du respect pour la mort. Un jeune
homme d’une vingtaine d’années vint à passer de ce côté,
remarqua notre étonnement et nous informa que ce
garçon, avait été étranglé par sa marâtre. De l’écume
restait collée à ses lèvres. Pour un bon bout de temps,
mes rêves ont en été hantés.
Sur le chemin du retour, à hauteur de la grande
porte du jardin public, celle du milieu, je devançais le
groupe, mes sœurs, des proches et des voisines, et me mis
à pleurer. J’eus, devant mes yeux le tableau de mère et de
mon frère comme abandonnés en ce lieu de désolation, au
milieu de la maladie et de tous ces étrangers. Ma jeune
sœur me rejoignit et me tranquillisa : moi aussi j’ai
pleuré.
En l’année 1956, père avait beaucoup souffert de
crises néphrétiques aiguës. Il maigrissait à vue d’œil et
était arrivé à ne pouvoir faire aucun geste. Il se tordait de
douleur et nous étions là sans pouvoir lui porter secours.
On avait l’impression qu’il rétrécissait. Un jour, mon

128
oncle maternel fit le nécessaire et Père fut admis à
l‘hôpital Maurice Lousteau. Bien triste fut, pour moi cette
matinée. Je revois Père porté, comme s’il ne pesait pas
plus de quelques kilos, par un monsieur qui le sortit de la
maison et le mit sur le brancard que des infirmiers firent
glisser à l’intérieur de l’ambulance. Ils l’emmenèrent à
l’hôpital où il resta quelques jours. Les médecins
arrivèrent à supprimer les douleurs mais non la cause.
Une semaine, à peu près, après son admission, il
demanda à Mère de le faire sortir. Je l’accompagnais
souvent mais ne rentrais que si Monsieur Bouréda104,
pour moi le responsable de la porte le permettait. S’il n’y
avait pas beaucoup d’enfants.
Chaque jour, à midi, monsieur Bouréda ouvrait
le portillon, et sortait jeter un coup d’œil sur la file des
« visiteurs. » Il était intransigeant quant aux victuailles
que certains visiteurs tentaient de faire entrer à leurs
proches. Rien ne dépassait le seuil de l’hôpital. Donc, par
une journée favorable, il me permit d’accompagner mère.
Je l’ai trouvé un peu plus livide, mais semblait ne point
souffrir comme lorsqu’il était à la maison. Il ne voulait
plus rester à l’hôpital. Ma mère essaya de le persuader du
contraire. J’entends encore père lui dire : « si vous ne me
sortez pas, je me jetterai du balcon ! » Ma mère hocha la
tête et nous sortîmes. Finalement, mon oncle maternel
réussit à le faire sortir. Et puis quelqu’un, comme il s’en
trouve tout le temps, parla du docteur Colombani,
spécialiste des reins. C’était une bonne idée, et la
question reste pour moi, de savoir pourquoi personne n’a
pensé à ce médecin auparavant ? Père garde toujours,
dans ses papiers, l’ordonnance du docteur Colombani ! Et
une personne, une fois le paternel rétabli, suggéra la
station thermale de Sidi H’razem, à l’entrée de Fès. Son
eau était, selon les dires, doublement bénéfique : comme
bain et comme boisson ! Une cure, dans cette station fut
décidée pour l’été prochain.
La peine de ne pas aller, cet été, à Sidi-Yahia
avait été emportée impétueusement, par la joie d’aller à
Fès ! Le désagrément était effacé et de fort belle
manière ! D’abord on allait prendre le train ! Les adultes

104
Es gens l’appelaient Docteur Bouréda.

129
semblaient regretter que le voyage se ferait en quatrième
classe, pour tout le monde. Pour nous les petits qui ne
comprenions guère ce jargon, il nous suffisait d‘être
dans le train ; nous étions prêts à rester debout durant tout
le trajet, et à dormir, à même le sol si besoin était!
Prendre le train ! Moi qui allais trois fois par semaine,
accompagner mon voisin et ami Smain au dépôt de la
société des Chemins de Fer Marocains, pour porter le
dîner à son père, et qui voyais les trains sur les voies de
garage comme des objets de rêve et de féerie ! Mon
imagination me précédait toujours à Casa ou Rabat !
Pour l‘expédition sur Sidi H’razem, quelque
quatre ou cinq familles voulaient être de la partie. Ce qui
nous comblait de joie car, nous pouvions nous adonner à
nos jeux, comme à Sidi-Yahia. Ou en inventer d’autres.
Arrivèrent les grandes vacances, et s’envolèrent et
ma joie et mes rêves ! Il ne restait que quelques jours
pour le grand départ quand, mère décida que ma grande
sœur Fatima, mes frères Hassan et Mustapha, alors âgé de
quatre ans et moi-même ne serions pas du voyage ! Nous
resterions avec ma grand’mère maternelle qui se
déplacera d’Ahfir et nous prendra en charge durant toute
la période. Ainsi relatée, cette décision semble anodine.
En fait, elle tomba sur nous comme un coup de tonnerre
dans un ciel immensément bleu ! Comme le couperet du
docteur Guillotin sur la nuque d’un innocent!
Les mots, aussi forts soient-ils, ne sauraient
décrire la peine qui m’envahit à ce moment-là. J’étais
dans un état de déréliction. Une tristesse s’abattit sur moi
telle une chape de mercure. Je fus frappé de mutisme. Si
ma mère avait jeté un coup d’œil sur moi, elle aurait
remarqué mon teint devenu crayeux. Mais elle ne me
regardait pas, pourquoi l’aurait-elle fait ? Une simple
parole qu’elle avait prononcée…
Je savais que ni les pleurs, ni les supplications
n’auraient raison de mère ni de son intransigeance. De
toutes les façons, la parole maternelle n’était jamais
discutable et encore moins remise en cause ! Sa décision
était irrévocable parce que justifiée !
Je dois à la vérité de dire que j’ai envisagé cette
situation, mais cela était pour moi un jeu, envisager le
pire pour mieux apprécier le plaisir de partir en voyage.

130
Je ne pouvais pas penser que cette chose arriverait
jamais!
Finalement, le joyeux cortège, partit à la gare
sans nous autres, les victimes de l’incompréhensible
décision maternelle.
L’année mil neuf cent soixante, un deuxième
séjour à la même station fut décidé. Il était clair que père,
avait tiré le plus grand profit des vertus de l’eau de Sidi
H’razem - même si les médicaments prescrits par le
docteur Colombani ont été pour beaucoup dans
l’éradication de la maladie et la disparition miraculeuse
des douleurs néphrétiques.
Là, je dois confesser une mauvaise action. De
temps en temps, nous allions, mon frère et moi,
remplacer père à l’épicerie pour lui permettre d’aller
effectuer les achats nécessaires.
Voulant éviter la terrible mésaventure de l’année
dernière, et croyant ferme que l’argent était la cause de
notre terrible déception, je pris la décision d’emprunter
cinq cents francs, auprès de la caisse paternelle. J’usai
d’un subterfuge pour faire sortir mon frère de l’épicerie,
regardai le tailleur en face, pour voir s’il me surveillait et,
promptement subtilisai les cinq dirhams 105 que j’ai,
prestement, mis dans ma poche.
Pour ne point mentir et aggraver mon cas auprès
du Créateur, j’avais effectivement posé les cinq pièces au
pied de l’arbre, reculé de quelques pas, puis repris le
chemin et trouvai les pièces. Je les ai gardées quelque
deux semaines – qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire pour
ne pas les perdre ! - et lorsqu’il n’a pas été question
d’aller au magasin, aller à l’école étant prioritaire, j’ai
saisi, un jour, l’occasion de la bonne disposition de mère
qui riait avec mes sœurs, pour lui déclarer comme ça, en
passant: « à propos, cette année je pourrais aller avec
vous à Sidi Hrazem, j’ai de l’argent. J’ai trouvé cinq
cents francs près de l’arbre, derrière l’école. Tiens !
Garde - les moi » Elle ne fit aucun commentaire. Mes
sœurs non plus. Mais lorsque le moment d’aller en
voyage arriva, mère prit la même décision que l’année
105
Une année auparavant, le gouvernement UNFP de Moulay Abd
Allah Ibrahim avait remplacé le franc français par le dirham, la
nouvelle monnaie nationale.

131
dernière. Les mêmes victimes furent désignées. Je ne
verrai Sidi Hrazem qu’en 1989 !
Mais restons en janvier 1958. Ma mère fut admise
à l’hôpital pour y accoucher. Une fois encore, Yemma
vint de son lointain Ahfir pour nous tenir compagnie.
Ce soir-là, nous nous apprêtions à dormir quand,
père vint nous informer de la naissance de ma sœur Leila.
Il était debout sur le seuil de la pièce – une grande
distance, toute de pudeur séparait père et « sa » belle-
mère – et nous dit, sans regarder personne : votre mère a
accouché, mais elle a été… ouverte. Elle avait été
césarisée. Yemma attendit que mon père fût sorti pour
éclater en sanglots, et nous fîmes chorus avec elle. Il faut
vous dire que mes sœurs, mes frères et moi-même
sommes venus au monde chez nous. Comme la majorité
écrasante des gens. La sage-femme se déplaçait à la
maison. Ce fut le cas lors de la naissance de mon cadet -
j ‘avais sept ans – j’entrai, par inadvertance, dans la salle
des opérations. Je me souviens d’une échelle accotée au
mur, d’une corde, fixée à l’un de ses barreaux, qui
pendait, et des mains de mère qui tiraient sur cette corde
tout en gémissant et en implorant Dieu. Je ne jetai qu’un
regard fugace car, à peine avais-je enjambé le seuil que
j’entendis : Sors !! Va-t-en !! Tu n’as pas honte !!
Après mon frère, mon père et ma mère, l’hôpital
tenait à m’accueillir, moi aussi, en tant que client.
Ma voix n’a jamais porté, cela est un fait. Je dois
avoir hérité cela de père ; je ne l’ai jamais entendu crier !
Étant plus jeune, je nasillais, ce qui me rendait, paraît-il,
sympathique aux adultes qui me faisaient réciter plusieurs
fois les sourates riches en L. En 1958, ma voix s’est
complètement éteinte.
Un beau matin de décembre, après m’être
réveillé et, voulant saluer la famille, je formulai la phrase
conventionnelle mais aucun son ne sortit. J’étais devenu
aphone ! Ma mère, après quelques jours d’observation,
m’emmena chez un médecin. Je frappais à la porte. Une
belle porte couleur meuble qui résonnait comme du
contre-plaqué. Un jeune médecin, un Français, nous fit
entrer et demanda à ma mère ce qu’il y avait à notre
service. Je lui répondis, sans produire de sons, que j’ai
plus de voix. Il contempla l’intérieur de mes oreilles – je

132
n’avais pas peur qu’il y trouve du cérumen, mère m’avait
littéralement astiqué puisque devant me présenter à un
roumi – entra la même espèce d’entonnoir dans mes
narines puis contempla mes amygdales. Il resta assez
longtemps à les regarder avec, sur le front, une lampe
comme celle que portaient les mineurs, et dont on pouvait
voir un spécimen chaque fois que l’un de nos voisins
revenait, en congé, de Djérada, la ville minière de l’est
marocain. De temps en temps, il hochait la tête. Il me
demanda, ayant compris que j’avais quelque instruction,
si mes amygdales étaient souvent enflammées. C’était,
effectivement le cas. Il conseilla à ma mère de
m’hospitaliser et rédigea une lettre à l’intention des
médecins de l’hôpital.
Je n’aimais pas quitter ma famille. Aussi, ai-je
durant plus d’une semaine, refusé d’y aller. Comme ma
voix ne semblait pas vouloir revenir, j’ai finalement
accepté. L’hôpital avait changé. Déjà, je l’avais trouvé
changé quand je rendis visite à Père. Je fus admis au
pavillon hommes au sous – sol. Pour la première fois de
ma vie, je fis connaissance avec un lit surélevé et qui
devait me recevoir, moi, tout seul ! Un lit pour moi tout
seul ! Mais le soir venu, après le repas, chacun rejoignit
son lit et je me retrouvai, dans ce lit, écrasé par la
solitude. Je crois n’avoir jamais passé la nuit hors de chez
moi avant ce triste événement.
En fait, le refus que j’opposais à mon
hospitalisation était motivé par cette crainte. Imaginant
mes frères et sœurs en train de jouer ou de manger ou
d’écouter la radio, ou même d’être battus par Mère, je me
mis à pleurer silencieusement. J’avais honte que des
hommes me voient déverser des larmes. Mais un sanglot
m‘ayant échappé, un vieux monsieur vint jusqu’à mon lit,
et essaya de me tranquilliser. Je finis par m’endormir. Le
lendemain, un jeune malade me voyant sourire
timidement, et, je l’avais bien compris, voulant, au sens
propre du terme, me divertir, me demanda si je
connaissais les règles de grammaire. Je les connaissais.
Nous nous mîmes à nous coller mutuellement. Bien
entendu, il se trompait volontairement mais m’a assuré
que peu de « petits » savaient autant de règles. Je lui dis

133
que même en français, je connaissais certaines règles
d’analyse grammaticale et logique !
A l’hôpital, je marchais pieds nus comme je le
faisais tout le temps. La bonne sœur chargée du sous-sol -
qui me posait souvent la question : tu t’es lavé les
mains ? Regardant mes pieds, elle me mit en garde et
m’apprit que marcher pieds nus pouvait causer ou
aggraver une myopie. Tu risque même de perdre la vue !
En tout cas, la myopie, je la traîne encore.
À l’hôpital Maurice Lousteau, je fis la
connaissance, pour la première fois de ma vie avec le
chauffage central. Si le froid essayait de vous mordre les
doigts, la solution était toute proche ! Mais j’y goûtai
aussi, pour la première fois, du yoghourt et du fromage
en portions. Nous ne consommions chez nous que de la
klila .
J’eus l’occasion d’être utile à quelque chose
lorsque mon ami Nya subit l’ablation des amygdales. La
bonne sœur me demanda de la remplacer auprès de lui
pour lui servir de l’eau. Nya, incapable de bouger, me
suppliait pour avoir une goutte d'eau non glacée ; l'ordre
était formel: pas d'eau en dehors de celle contenue dans la
casserole où flottaient des glaçons. Sinon il mourra
d'hémorragie, par ta faute!
Mon état restait stationnaire. Les médecins me
recommandèrent d’aller à Casablanca me faire soigner.
J’avais demandé pourquoi l’on ne me faisait pas subir
l’ablation des amygdales, moi aussi
La gentille Française m’assura que si cette
opération était la solution, pourquoi m’enverraient-ils si
loin ! L’infirmier marocain, très sympathique, me
conseilla de partir pour Casa si je voulais avoir une voix
qui porte.
Après dix jours d’hospitalisation, et sans
intervention de la médecine, je recouvris la voix et
demandai à ma mère de me sortir puisque j’étais guéri.
Les médecins n’étaient pas de cet avis. Ils insistèrent
auprès de ma mère pour le transfert sur Casa. Ils ne
savaient pas que je ne pouvais pas y aller seul et qu’un tel
déplacement nous reviendrait très cher. De plus, nous ne
disposions pas d’une telle somme. Pratiquement, il était
impossible pour moi d’aller à Casa !

134
L’infirmier marocain, au fait de la dure vie que
menait la majorité des gens, finit par accepter d’écrire la
lettre de libération. Père la signa et je fus « libéré » après
treize jours d’hôpital. Je rejoignis, par une froide et
ensoleillée matinée de décembre, la chaleur familiale.
Quelque trois ans plus tard, je contractais la fièvre
typhoïde.
Mère m’avait demandé d’adhérer à l’Association
toufoula chaâbia (l’Enfance Populaire.) Les rencontres
avaient lieu au Jardin public, côté Dar Essabti. On
apprenait des chants, on partait en excursion à Sidi-Yahia.
L’été, nous partîmes en colonie de vacance à
Ifrane, près de Fès. Je pris le même train que mes parents
quelques années plus tôt ! Le train petite vitesse, comme
pour de la marchandise. Le tarif était avantageux. Le
plaisir n’était plus le même. L’ambiance n’était pas la
même.
Le directeur adjoint de la colonie, qui savait que
j’avais décroché le CESM106, me demanda de créer un
journal d’information, de culture générale et de jeux. Je
constituai une équipe et notre journal mural
fonctionna à merveille !
Une semaine avant la fin de la session, j’eus une
très forte fièvre. L’infirmier, ne se cassa pas la tête et se
contenta de m’administrer de l’aspro 107.
Mon estomac lançait des signes avant-coureurs de
fluidité de moins en moins consistante. Au milieu de la
nuit du cinquième jour avant le retour, je fus réveillé par
une très forte diarrhée. Tellement forte que je ne pus me
retenir et me libérai à l’intérieur de la guitoune ! Je tentai,
tant bien que mal – dans le noir, qu’y pouvais-je ? – de
recouvrir de terre la surproduction scatologique.
Le lendemain, toute la chambrée – si je puis dire !
– avait le nez pincé entre le pouce et l’index et lançait des
regards interrogateurs. Le moniteur nous demanda la
raison de l’odeur fétide qui embaumait. Je le rejoignis et,

106
Certificat des Ètudes Secondaires Marocaines. En 1961 le taux
de réussite a été très faible (une cinquantaine de reçus sur un peu
plus de cinq cents candidats)
107
J’écris le mot sans majuscule car aspro était devenu un terme
générique pour tout ce qui soignait le mal de tête, comme omo pour
tout détergent. ou frigidaire pour réfrigérateur.

135
de lui à moi, lui expliquai ce qu’il m’arriva. Il me
reprocha de ne pas l’avoir réveillé : il m’aurait
accompagné à l’extérieur et tout et tout. Comme si je
pouvais !
Je revins, titubant légèrement, voir l’infirmier, un
Français pourtant108, qui remplaça l’aspro par des
comprimés à base de charbon.
Les jours suivants, je n’eus droit qu’à ce même
charbon ! Encore du charbon ! Je me posais la question
pourquoi personne ne s’est inquiété de l’arrêt du journal !
Pourtant il avait intéressé les colons! En tout cas, c’était
là mon impression.
Le directeur de la colonie ne vint me voir qu’une
seule fois ! Il mit sa main sur mon front brûlant et
ressortit. Les responsables de la colonie ne songèrent pas
à me transporter à l’hôpital de Fès. Peut-être, la colonie
tirant à sa fin, avaient- ils jugé plus judicieux de laisser
cela à l’initiative de ma famille : me faire hospitaliser à
Oujda, si nécessaire. Je dois avouer qu’une
hospitalisation à Fès m’aurait terriblement contrarié !
Être seul, dans un hôpital, et, de surcroît, dans une ville
située à plus de trois cents kilomètres d'Oujda!
Le retour par le train omnibus, toujours en
quatrième classe, dura presque vingt-quatre heures. Notre
train cédait le passage à tous les autres. Une fois à Oujda,
je sortis parmi les premiers, mais il fallut encore respecter
les formes et nous devions nous ranger deux par deux,
avant d’aller rejoindre nos parents. Mère et ma sœur
Khadîdja étaient venues m’attendre. Mère me demanda,
de loin, ce que j’avais. Je bougeai la tête en signe de oui,
mais elle a compris qu’il fallait attendre un peu, la
permission de rompre les rangs. Après les avoir
embrassées, je les mis au courant qu’à Ifrane, j’avais eu
une forte fièvre et la diarrhée.
À la maison, je reçus beaucoup de visites.
D’abord parce que je revenais d’un voyage et puis,
beaucoup de gens m’estimaient. Chacun y allait de son
conseil : des bains froids, du henné aux pieds, des
amulettes à porter au cou, m’allonger à même le sol sur le
108
Français signifiant systématiquement instruit, il se devait de
pouvoir soigner toutes les maladies.

136
ventre - on était en été - ne rien manger pendant quelques
jours etc. Mis à part le jeûne – j’avais un appétit d’oiseau
– tout le reste fut expérimenté. Rien n’y fit.
Parmi les visiteuses, une voisine, plus jeune que
moi de quelques mois. Elle s’assit à côté de moi et me
souffla dans le creux de l’oreille, le nom d’un médecin
capable de me soigner: on dit de lui qu’il est bien, mais
moi je ne l’ai pas vu … je crois qu’il s’appelle Benhaïm.
Je dépérissais de jour en jour et j’avais
l’angoissante impression de vivre la situation décrite par
Taha Hussein109 dans Le Livre des Jours. Il y
dit : «[…] Le plus étrange est que personne parmi ceux-
là [parlant de sa famille] n’a pensé au médecin. » Aussi,
devant le manque de réaction positive de mes parents, ai-
je fini par demander à mère de m’emmener chez ce
médecin dont le nom a été évoqué chez nous par la
voisine, le docteur Benhaïm. Mère me dit n’avoir pas
entendu parler de lui mais, n’hésita pas une seconde.
Munis de son adresse, bien indiquée, nous allâmes
chez Benhaïm. Parlant arabe il me demanda de
m’allonger sur le dos, m’ausculta et, longuement, regarda
mon ventre à travers un écran. Il nous informa que si
j’étais encore en vie, après tant de jours de ventre courant
(diarrhée) je devais cela à ma bonne constitution et que si
j’avais de la chance, je guérirais, car j’avais lamkalfa, la
fièvre typhoïde. Le vilain mot ! Mère se mit à pleurer. Il
la tranquillisa et l’assura que la guérison était presque
sûre si le traitement. était terminé.
Il me prescrit de la typhomycine et du lait. Rien
d’autre pendant trois jours. Je puis dire qu’après ces trois
jours je n’avais plus ni fièvre ni diarrhée. Mais une
aversion pour le lait qui dura plus de dix jours ! Même le
lait Nestlé, pour vous dire !
En sortant de chez le médecin, j’ai dit à mère que
j’étais très content. Sans attendre ma réponse, elle me
demanda comment et pourquoi je pouvais être très
content. Je lui appris que j’avais toujours refusé
d’accompagner les copains du quartier, lors de leurs
expéditions punitives contre les Juifs. En effet, après la

109
Dans ce passage sublime, Taha Hussein décrit sa petite sœur en tant que
présence et nous relate avec de simple mots, sa fin tragique due
essentiellement à l’ignorance des parents.

137
guerre de Suez, les esprits étaient assez montés contre la
France, l’Angleterre et Israël, donc les Juifs ! Nous étions
au courant de ce qui se passait de par le monde, par le
biais des émissions de Radio-Le Caire que nous suivions
et, plus tard, La Voix de l’Algérie Libre et Indépendante
qui émettait à partir de Tunis puis du Maroc.
Combien de fois mes copains, parfois
accompagnés de Hocine – qui habitait assez loin,
pourtant - m’ invitèrent-ils aux réjouissances, mais je
déclinai chaque fois l’invitation! Je me permis même, une
fois, de leur dire que c’était péché, que les Juifs qui
vivaient ici n’avaient rien à voir avec ce qui se passait là-
bas.
Je ne pouvais pas participer à ces expéditions
parce que je revoyais le vieil israélite chez qui j’allais à
Souk Lagnzal, acheter pour tel ou tel, du tabac à priser.
J’avais beaucoup de peine à le voir habiter avec sa vieille
épouse, une pièce unique dans une grande maison
comprenant quelque six ou sept pièces donnant toutes sur
la cour. Le faux-plafond était très bas, tout gondolé et, en
son milieu était accrochée à un fil apparent une ampoule
sans abat-jour, d’à peine vingt-cinq bougies, comme on
disait naguère. À chaque achat effectué, lorsque je lui
remettais les vingt francs dus, le vieil homme me donnait
deux ou trois francs, parfois une pomme ou une orange.
J’irais même jusqu’à vous dire que je préférais acheter
chez lui, pour, croyais-je, leur permettre, son épouse et
lui, de vivre ! Ce vénérable vieux bonhomme était pour
moi, l’incarnation de la misère.
Mère, bien entendu, s’était réjouie de mon attitude
et a tout de même terminé par un sévère si tu avais été
avec eux et que cette information arrivât jusqu’à moi, je
t’aurais massacré !
Pendant cette même période, un jeune homme eut
le malheur de traverser la rue, devant l’école Sidi-Ziane,
au moment où plus de cinq cents élèves attendaient la
cloche de quatorze heures. Un diablotin découvrit, Dieu
seul sait comment, que le jeune homme était juif. Un
groupe d’écoliers l’entoura et, sous la menace, lui fit faire
ce qu’il voulait. J’avais le cœur serré, mais je ne pouvais
rien faire. Heureusement un adulte qui passait par-là prit

138
sa défense, et l’accompagna sur plus de cent mètres, loin
de tout danger.
De part son activité commerciale, mon père avait
des contacts avec des Juifs chez qui il m’envoyait
quelques fois pour lui ramener telle ou telle marchandise.
Je les trouvais semblables à nous, d’un commerce
agréable, ayant le sens de l’humour. Je l’ai souvent
remarqué lorsque l’un des leurs, commerçant de son état,
venait récupérer son argent auprès de mon père ou de
quelqu’un d’autre. Ils riaient, ils se racontaient des
blagues, de manière indifférenciée, sur les Arabes et sur
les Juifs.
Vous savez quoi, je suis tout de même très
étonné, autant que stupéfié que des hommes ayant subi
des exactions, ayant enduré des supplices, puissent
reproduire ces mêmes exactions, ces mêmes sévices sur
d’autres hommes ! Sauf si, à ces tortionnaires, furent
épargnés les supplices. Auquel cas, ils ne devraient pas
gouverner au nom de l’ensemble de la communauté.
J’ai eu vis à vis de ce jeune homme, humilié par
l’inconscience de quelques garnements, le même
sentiment que j’ai ressenti lorsque, vers la fin de l’année
1954, un monsieur d’un certain âge frappa à notre porte.
Quand j’ouvris, j’ai vu un homme hirsute mais pas sale,
portant une djellaba rapiécée et, à ses pieds une sorte de
cothurnes en alfa. Je le saluai, il me rendit mon salut et
me demanda un morceau de pain car, me dit-il, il avait
très faim. Je le regardai étonné - il devait être neuf ou dix
heures du matin – et transmis sa requête à Mère. Elle me
recommanda de lui porter la théière, un verre à thé et de
nous excuser parce qu’il n’y avait que du pain rassis.
Je l’ai invité à se mettre dans le couloir et, pour ne
pas le gêner, je rentrai tout en restant à portée de voix.
Quand j’entendis fiston ! j’allai récupérer le verre et la
théière. Il nous remercia d’un Allah vous le rende ! très
sincère et m’apprit qu’il était nationaliste, prisonnier des
autorités françaises et qu’il lui restait encore trois mois
avant d’être libéré définitivement. Nous savions que
beaucoup de jeunes et de moins jeunes étaient
prisonniers. Ils transitaient par la casbah.
Nous voyions beaucoup de camions bleu foncé -
pleins de prisonniers aux crânes rasés, que gardaient des

139
policiers français tenant des mitraillettes - déboucher de
la casbah et aller vers l’inconnu.
Pour moi, ce bonhomme faisait partie du lot et il a
été autorisé à sortir pour quelque temps

Nos Loisirs

Les enfants sont des monstres plein d’innocence !


Figurez-vous que nous nous rassemblions, des
bambins dont la plupart devions avoir entre dix et treize

140
ans. Le plus âgé parmi nous ne dépassait les quatorze ou
quinze ans Abderrahmane Atya, Jamal Tewfiq – à qui je
dois la découverte, en 1965, du merveilleux roman de
Richard Llevelling, Qu’elle était verte ma vallée ! - et
dont la mère préparait le meilleur pain de farine que j’aie
jamais connu ! Comme le pain distribué lors des
mariages ! Son frère Mohammed – que j’ai prénommé
Rody, après les intéressantes lectures des illustrés – plus
jeune était admis parmi nous. Najib le fils Kettou, Larâaj
– le toujours malingre et qui avait la particularité de
courir, le bras droit collé au corps ; une performance !
Hamid ould bouanIni… Et tant d’autres !
Nous nous installions, sur les marches de la porte
arrière de l’ex Etat-Major. (Lbanca,) pendant les soirées
d’été, sous la lumière blafarde de l’unique ampoule
éclairant la ruelle Nous nous racontions des histoires -
Jeha revenait souvent même si l’histoire racontée ne l’a
jamais concerné – et pour intéresser encore plus et mieux
les soirées, nous nous amusions au jeu de la goule. La
lumière parcimonieusement diffusée par l’ampoule
rendait propice la situation.
Le plus courageux – ou le plus espiègle –
s’allongeait sur le sol, assez près du trottoir. Nous le
recouvrions de cartons et de papier kraft ramené de chez
nous. Quand un passant empruntait la ruelle, et se
rapprochait de notre copain, celui qui était désigné
toussait et le copain de s’ébrouer, surgissant subitement
tel un djinn, dans un crissement de papier kraft et de
cartons lancés en l’air ! Le passant opérait un écart
extraordinaire, quand il ne tombait pas ! S’il prenait la
blague du bon côté, nous restions en place. Sinon, sauve
qui peut !
Le spectacle était toujours assuré lorsqu’un
pauvre cycliste – pour faire l’économie de quelques
mètres, coupait par la ruelle - alors que nous avions
convenu de jouer la goule. La chute du cycliste était
assurée ! Mais là, nous n’attendions pas pour savoir si le
bonhomme avait le sens de la plaisanterie ou non ! La
fuite d’abord ! Dans une cascade de rires et de cris.
Certaines victimes passaient leur colère sur les cartons et
le papier kraft, mettant momentanément fin à notre jeu. Il
fallait retourner, le lendemain, auprès des marchands de

141
tissus à Saqayat Ben Omar, en quémander. Ce que nous
faisions avec plaisir et insistance pour être satisfaits. Pour
les cartons, il nous est arrivé d’en demander à une
gentille dame qui travaillait dans la surface Aux Arts
Ménagers. Cette même gentille dame qui nous laissait,
les soirs de l’avent, contempler le gigantesque train
électrique, proposé comme cadeau de noël.
Pour les autres jeux, il était remarquable que les
enfants de toute la ville s’adonnaient en même temps, au
même jeu,. Comme si quelqu’un, tel un crieur public,
passait le mot de quartier en quartier. Cela était valable
pour les billes, la toupie, les traîneaux sur roulements à
billes etc.
Mais pour le Mawlid Ennabaoui, la date était
fixée par le calendrier. Douze jours à l’avance, nous
commencions à nous préparer. Pour les moutards que
nous étions, c’était la fête des pétards et des pistolets à
bouchon. Les pétards étaient de taille et de puissance
différentes. On en achetait avec mèches et d’autres sans
mais, qui nécessitaient un doigté et une célérité dans
l’exécution. Les plus riches se permettaient des feux de
Bengale. Les plus jeunes se contentaient des n’joum, les
étoiles, des baguettes se consumant en mille étoiles, une
fois allumées.
Avec les pistolets, il fallait faire attention à ne
pas faire éclater le bouchon au moment de le rentrer dans
le canon. S’il touchait le clou, c’était l’accident. Aussi,
procédions - nous parfois au réglage du pistolet pour plus
de précaution. Cette opération était aussi destinée à
impressionner les copains. Non seulement j‘avais un
pistolet, mais je me permettais de le démonter et étais
capable de le remonter !
Les téméraires, ceux qui tenaient un pétard entre
le pouce et l’index jusqu’à explosion, ceux qui
enfonçaient le bouchon dans le canon du pistolet sans
rien craindre, ceux-là se mettaient généralement à deux
pour une explosion spectaculaire : ils creusaient un trou
par terre, y mettaient du carbure et plaçaient dessus, telle

142
une cheminée, un petit pot Nestlé 110 troué en son milieu.
Mais, au lieu de laisser s’échapper le gaz produit par la
rencontre de l’eau et du carbure – nous avions déjà la
culture du quinquet - l’un des d’eux courageux bouchait,
de l'index, le trou du pot pendant un certain temps,
pendant que l’autre frottait une allumette et rapprochait la
flamme du trou. Le premier retirait sa main et l’autre,
rapidement, présentait la flamme à la sortie du gaz. Il
fallait prestement retirer sa main et rejeter sa tête vers
l’arrière, autrement, on recevait le pot encore chaud sur le
visage. Ce pot montait parfois jusqu’à plus de trois
mètres dans le ciel !
Les fillettes, sauf exceptions très rares, ne
s’amusaient guère avec les pétards. Pendant cette même
période, elles assuraient l’animation des maisons et des
ruelles des quartiers arabes
. Tout près de fandaq Boulouiz, se trouvait fandaq
lfakhar. Une grande cour, des piliers, des préaux et de
la poterie. Beaucoup de poterie ! On y achetait les
gargoulettes, les pots à eau, la khabia111 et des plats
couleur ocre unie ou avec des dessins réalisés avec du
miel noir, lgatrane, de la poix liquide, du goudron. On y
achetait des plats avec de belles arabesques multicolores.
Et on y achetait lors du Mawlid, des derboukas, des
tbélate et des gallals! Les gallals étaient surtout utilisés
aux côtés des bendirs par les ‘Arfa, des ensembles vocaux
masculins de la région allant de l’ouest algérien à l’est
marocain. Les femmes utilisaient les derboukas. Quant
aux jeunes filles, elles préféraient les tbilate. Petits
cylindres amincis au milieu et dont la peau tendue
produisait un son plus mat que la derbouka qui produisait
un son tout de vibrations, surtout si la peau est
préalablement chauffée à une source de chaleur placée
assez loin, tout de même, pour ne pas griller la peau.
Parmi nos jeux, il en est qui nécessitaient la
constitution de deux équipes. Pour ce faire, la méthode de
répartition des éléments était fort simple et par-dessus le

Là non plus, il ne s'agit pas de pub gratuite : cette


110

appellation commerciale signifiait pour nous lait concentré


sucré
111
Voir note 34***.

143
marché, démocratique. C’est le hasard qui désignait le
premier à choisir.
Nous étions huit, dix ou douze bambins, deux
chefs – les plus âgés, les plus grands ou les plus forts -
sortaient du lot, se mettaient à quelque six ou sept mètres
l’un de l’autre puis, avançaient, à tour de rôle, un pied
devant l’autre – l’orteil devant toucher le talon. Lorsque
leurs pied se touchent ou presque. Celui dont le pied
enfourchait l’empeigne de l’autre était désigné par le sort.
Il pouvait choisir en premier. Ensuite, c’était à tour de
rôle. Tant et si bien que si l’ensemble comptait trois très
bons éléments, le premier à sélectionner était assuré d’en
avoir deux dans son groupe. Les équipes constituées, le
jeu pouvait commencer.
Dinivri, Sebsebbout lli tah ymout, haut les mains !
les matchs de foot - les plus réguliers, pouvaient
commencer. Pour dinivri (délivré) une équipe faisait les
gendarmes l’autre, les voleurs. Le jeu consistait, à mettre
tous les voleurs en prison, un endroit quelconque où l’un
des membres faisait le gardien. Mais si un élément
ramené prisonnier était touché par son copain d’équipe –
qui criait à ce moment-là dinivri !! il pouvait se sauver
s’il arrivait à glisser entre les mains du gardien ! Sinon, il
restait prisonnier même si le gardien partait prêter main
forte à ses « collègues. »
Sebsebbout lli tah ymout me semblait un jeu de
notre seule enfance, de notre seule contrée. Erreur ! Car,
à la fin des années quatre-vingt-dix, j’ai vu, diffusé par la
Télévision iranienne, un documentaire sur un lointain
village iranien. Des mioches iraniens s’adonnaient à ce
même jeu ! Deux équipes étaient constituées – je ne sais
selon quel procédé - et les éléments de l’une d’elles, le
dos courbé, se retenaient les uns aux autres, formant une
procession. La tête du premier était calée sur le ventre du
bambin resté debout, adossé à un muret. Les membres de
l’autre équipe devaient sauter, l’un après l’autre, de
manière à être tous à cheval sur les dos disposés comme
une longue monture. Si quelqu’un tombait, l’équipe était
éliminée. Une fois les cavaliers bien assis on comptait
jusqu’à dix ou vingt et la partie reprenait, les rôles étant
inversés.

144
Pour jouer à Haut les mains ! – un des effets des
films western - il fallait être maître es camouflages pour
ne pas être reconnu et arriver à surprendre ainsi les
adversaires qui rasaient les murs pour vous attraper. Cette
dissimulation était rendue possible par le très faible
éclairage ou son absence, tout simplement. D’aucuns
sortaient de chez eux drapés dans le haïk de la mère ou de
la sœur ! Ou se barbouillaient le visage de marc de café
ou avec du charbon et, ainsi, passaient inaperçus. Le plus
créatif était Hassan Loudghiri qui arrivait à feinter même
ses partenaires.
D’autres jeux ne nécessitaient qu’un nombre
restreint de participants. La toupie, par exemple ou les
jonchets. Quand quelques piécettes d’argent constituaient
l’enjeu, on pouvait être quatre, rarement cinq. Un cercle
était tracé par terre avec de la craie ou, plus généralement
avec un morceau de chaux. Au centre un petit cercle était
tracé où l’on posait les mises. Chaque joueur faisait
tourner sa toupie, la plaçait, d’un léger coup de l’index,
sur la paume de la main et avec sa pointe, éjectait les
piécettes, une à une, hors le petit cercle puis hors le grand
cercle. Toute piécette éjectée était gagnée.
Ce jeu profitait à ceux qui pouvaient lancer leur
toupie assez fort pour lui permettre de tourner plus vite
et donc plus longtemps. Et aussi à ceux qui avaient
changé la pointe originale de leur toupie, une pointe
courte et « gentille. » Généralement un clou sans tête était
le meilleur ersatz ! Pour enlever la pointe, et comme nous
n’avions ni tenailles ni pinces, nous la placions dans la
rainure, tout près d’un gond de la porte de la maison.
Nous refermions la porte et tirions la toupie de toute
notre force. La pointe restait prisonnière. Cependant,
cette nouvelle pointe – frottée quelque peu sur le trottoir
pour l’émousser légèrement - était surtout terrible quand
il s’agissait de jouer au ennoug, à la destruction de la
toupie de l’adversaire. Imaginer une toupie posée par
terre, prête à être sacrifiée, et une autre qui est lancée,
la pointe en avant, avec toute la force que pouvait fournir
des bras de mioches de douze, quatorze ans, et même
parfois plus ! Combien de toupies furent ainsi fracassées !
La victime ne pouvait même pas prétendre à une
revanche immédiate. Il lui fallait d’abord acheter une

145
autre toupie, la préparer, la bichonner, la ceinturer de noir
ou de rouge, bref ! on la préparait comme d’autres
préparent un coq de combat !
Pour participer au jeu des jonchets, il fallait
apporter ses bouts de roseau. Et avoir beaucoup d’adresse
pour soulever un bout sans bouger les autres
Mais le jeu le plus populaire, après le foot, restait
les billes. On en jouait dans la rue, et dans la cour de
l’école, pendant la récréation.
La meilleure bille qui pouvait vous faire gagner
tous vos adversaires, c’était posse z’mane (bille d’antan.)
C’était une bille de couleur anthracite et plus petite que
les autres. Peut-être était-elle intouchable, ou presque, à
cause de sa taille.
Les billes étaient de toutes les couleurs, pour les
plus répandues. Il existait une variété que tous ne
pouvaient posséder parce que plus chère et que nous
appelions binigate pluriel de biniga. En fait, les billes
d’agate. Mais les bigarreaux, les plus belles billes,
remportaient tous les suffrages sans conteste. Exactement
comme les cerises du même nom !
Le jargon de ce jeu, hérité de génération en
génération, semblait consacré par l’usage.
Pour jouer aux billes, on traçait, à la craie ou avec
un morceau de chaux, un trait qu’on appelait mitch. A
une certaine distance, on posait les mises, une bille ou
deux ou quatre, une qrib’â, trois billes et la quatrième
reposant sur les autres. Nous nous mettions, à tour de
rôle, à hauteur de la première bille et lancions celle avec
laquelle on jouait, vers la mitch. Le plus proche de ce
trait jouait en premier. Une mise touchée était
immédiatement empochée. Si la bille d’un adversaire
était touchée, il était considéré comme mort. C’était le
mot consacré, rak mort !(tu es mort !) Il ne lui restait
qu’à sortir de la partie en laissant sa mise en jeu.
Parfois des disputes éclataient en cours de parties
car, certains filous ne disaient rien au début mais, dès que
vous vouliez nettoyer la zone de la bille cible, ils vous
l’interdisaient avec force cris et gesticulations ! Aussi,
prenait – on la précaution de déclarer, avant le
commencement de la partie, m’âana babliage !! (le
balayage est autorisé) m’âana qlibzane ! (il est permis de

146
reposer une main sur l’autre.) En effet, si le jeu se
déroulait sur un sol poussiéreux, la bille pouvait être
freinée ou, du moins, ralentie. En disant babliage, vous
aviez le droit de lui dégager le chemin en balayant autant
que vous vouliez. En disant qlibzane, vous aviez la
latitude de placer la main gauche – si vous êtes droitier
ou la main droite si vous êtes gaucher – de manière à
avoir l’auriculaire sur le sol et les autres doigts écartés et
pointés vers le haut. Ensuite, vous posiez l’autre main sur
le pouce de la première. Ainsi, vous aviez votre main à
quelque dix ou douze centimètres au dessus du sol et
donc vous pointiez de haut ! les meilleurs joueurs, en
dehors de quelques doués, avaient de grandes mains.
Si on perdait toutes ses billes, on pouvait en
emprunter aux vainqueurs et les rendre en cas de victoire,
sinon on était quitte pour aller à la petite place de souk
laghzal en acheter. Les souassa, ces fameux
commerçants originaires du Sous qui vendaient aussi bien
du henné en poudre et en feuilles, du ghassoul et du
carbure, du café en grains ou moulu et qui, le soir
venu, torréfiaient les cacahuètes et nous les vendaient
bien chaudes, ces gens-là vendaient aussi les billes, les
billes d’agate et les bigarreaux et même les pétards en
leur saison.
On jouait aux billes aussi à la maison, les longues nuits
d’hiver lorsque mes parents allaient veiller dans le
voisinage. En général, nous avions l’information dès
l’après-midi, ce qui nous permettait d’inviter tel ou tel
voisin ou voisine, bien sûr ! Le sol était avantageusement
remplacé par le long bourabah, la longue couverture qui
nous protégerait du froid nocturne, quelques heures plus
tard. On jouait aussi à la « ficelle ». J’avais appris à jouer
au « berceau » avec les autres petits sur la volée
d’escaliers menant au logis de monsieur Guérini.. Aucun
autre ne savait donner vie à un bout de ficelle. Si l’une de
mes sœurs dont les doigts manquaient d’adresse se
perdait dans la configuration du jet, si ses pouces
s’emmêlaient « les pinceaux » lors du passage d’une
figure à l’autre, je venais tel un « savant » libérer la
ficelle.
Nous pouvions jouer qarou qarou, chacun pour
soi ou par équipes de deux. Nous étions assez nombreux

147
et souvent Abderrahmane Atya qui conduisait Sida Zineb
à Jamâa Dalia, se joignait à nous. Comme je jouais mal -
et je ne peux même pas invoquer l’âge puisque ma sœur
Khadija ma cadette de deux ans me gagnait – j’arrivais à
récupérer mes billes. Les larmes étaient l’arme absolue.
Bien entendu, tant que les larmes étaient permises.
Autrement dit, jusqu’à l’âge de huit / neuf ans. Passé cet
âge, pleurer pour des broutilles, quand on était un garçon,
était considéré comme hchouma ( honteux.)
On avait beaucoup de plaisir à échanger de
simples billes contre des billes d’agate voire même des
bigarreaux !! Oh ! Quelle chance alors ! Vous pouviez
avoir jusqu’à quinze billes contre un seul bigarreau !!
Sinon on vendait ses billes, lorsqu’on était saqqatanhal
(tombeur d’abeilles, bon chasseur.)
Nous gardons, mes sœurs, mes frères et moi de
très agréables souvenirs de ces temps-là ! On les évoque
parfois, plus de cinquante ans plus tard, quand on se
retrouve tous ou partie chez mes parents à Oran. Mais
toujours avec une douce nostalgie.
Un autre jeu individuel et collectif dans le même
temps, nous passionnait : la bicyclette ! Parler de la
bicyclette et le temps mémorable de l‘apprentissage de sa
conduite relève désormais du lieu commun. La leçon de
bicyclette figurait même parmi nos textes de lectures.
Mes copains qui avaient tous, sans exception,
appris dans la douleur, m’attendaient au tournant. Qui,
parmi eux n’est pas tombé à ses débuts ? Qui n’a pas été
interpellé par le Relève ta tête !! ou le Mais regarde donc
devant toi !!! alors que le regard était irrésistiblement
attiré par le guidon qui commençait à tanguer ou les
pédales qui refusaient obstinément le dialogue direct avec
les pieds, résultat : on finissait par perdre ses propres
pédales et par se ramasser, à la grande joie du moniteur et
des spectateurs. J’admets que lorsqu’on apprécie le
spectacle de la déconfiture des autres, l’on doit s’attendre
à être, à notre tour, le centre d’intérêt.
Cependant, mes copains ignoraient que je m’étais
fait la main sur un tricycle. Si Mohamed M’âmmar, un
autre fqih, se déplaçait en fauteuil roulant. Lui aussi
venait souvent chez nous et laissait donc son véhicule
devant la porte de notre maison. Un tricycle avec un

148
pédalier / guidon. Mon frère, mes jeunes sœurs, un ou
deux voisins et moi, prenions place, chacun comme il
pouvait, et en avant pour des circonvolutions dans la rue
Sidi-Ziane. J’étais souvent le postillon – ce qui était
normal pour tout le monde y compris pour les voisins, le
tricycle était venu chez nous !
Une seule fois Si Mohammed nous surprit et m’a
alors regardé de l’air de se demander comment ce
garnement qu’il a honoré en choisissant pour son fils le
même prénom que le sien, comment peut-il lui faire cela
et courir le risque de lui démolir son unique moyen de
locomotion? Je dois reconnaître que je ne sus où me
mettre. Et lui aussi, pourquoi ressortit-il si rapidement ?
Mes copains étaient bien déçus lorsqu’ils me
virent pédaler allègrement sur le vélo – de dimension
moyenne, faut-il le préciser ! – qu’un copain avait
emprunté à un sien oncle.
L’usage de la bicyclette vous permettait d’intégrer
le club des grands. Vous aviez alors la latitude de louer
un vélo et de participer aux diverses randonnées. Pour
deux douros, on pouvait garder le vélo une demi-heure, et
pour une heure il fallait débourser vingt francs.
Avant d’accéder à ce gotha, vous avez sûrement
été victime de la mauvaise foi d’un des grands. Il me
souvient, un jour d’avoir été arrêté par l’un d’eux. Il
guidait un vélo et me dit avec un grand sourire :
- Tiens ! Toi qui veux apprendre à pédaler,
l’occasion est propice ! Tu ramèneras ce vélo au cycliste.
Tu me rendras service, je suis très pressé, tu sais !
Le voyant toucher sa ceinture et mimant le geste
de la déboucler, j’ai imaginé que le pauvre bougre avait,
comme la copine du petit Pagnol, la colique et qu’il
fallait le soulager de cette corvée. Ce que je fis. Mais sans
enfourcher la machine, trop haute. Le cycliste qui devait
avoir l’œil et l’habitude tint le guidon et me prit la main
dans une poigne de fer.
- Où sont les quatre douros ?
- Mais quels quatre douros?
- Pour la crevaison !
- Je ne sais pas, ammi (mon oncle) ! Wa Allah
mana ! (par Allah ! ce n’est pas moi)
c’est flane (untel) qui m’a demandé de la ramener !

149
- Ah c’est lui ! Il ne perd rien pour attendre !
Allez ! Dégage !
Et de m’envoyer un coup de pied qui m’aurait
expédié jusqu’à la maison si je n’avais pas courbé le dos
et entré mon séant. Mais plus jamais je ne tombai dans un
tel piège ! Et jamais je ne fis payer aux innocents novices
les crevaisons dont j’étais responsable !
Pour louer les vélos, il fallait avoir les quatre
douros. Une randonnée, ça durait au moins une heure. Et
puis, mieux avoir un peu plus d’argent, des fois que
l’envie vous prenait de pousser jusqu’à Sidi-Yahia !
Le moment idéal – au contact des autres, on en
apprend des choses ! - pour être en possession de ce
pécule était l’Achoura. La période de la zakat, l’aumône
légale. Nous avons longtemps pensé que les riches
devaient se séparer du dixième de leur fortune. Mais en
fait, le taux de la zakat est fixé définitivement à 25/1000.
Nous avons compris alors que achoura tombait
invariablement, ‘achara Moharrem, le dixième jour du
premier mois du calendrier de l’hégire. Ce jour-là, férié
bien sûr, nous nous partagions les boutiques des
marchands de tissu de la Place Abdallah Ben’ Omar.
Nous les considérions comme les plus riches – normal
pour des Fassis !
Nous arrivions à récolter assez de pièces de vingt
francs pour louer des vélos pendant deux ou trois
semaines avec, en sus, quelques casse-croûte.
Nous avions aussi appris à réparer les crevaisons
nous-mêmes. Un gros clou travaillé et transformé en
levier pour déjanter le pneu, le bord du trottoir pour le
grattage de la partie concernée, une rustine – les grands
qui jouaient avec des ballons à vessie et qu’on appelait
communément hangaria nous avaient montré la marche à
suivre – et de la colle que nous appelions dissolution.
Restait la pompe à air. Si elle n’était pas incorporée au
vélo, les gens à vélo étaient légion et gentils avec ça !
Les chouchoutés se voyaient dotés de vélos avec
éclairage et dynamo. Et pour souligner cette différence de
classe, il leur arrivait d’actionner le ressort de la dynamo
qui allait chatouiller le pneu en mouvement et produisait
du courant. Nous autres nous réclamions, au moins le

150
cataphote à l’arrière. Il pouvait toujours refléter les
rayons solaires !
Si on voulait s’éloigner on demandait des
machines avec porte-bagages et sandows pour retenir
solidement la musette qui pouvait servir, sait-on jamais !
Les bicyclettes devaient aussi, mais alors
impérativement, porter la plaque nominative du
propriétaire et la plaque/vignette de l’année en cours. En
ces temps-là, les policiers ne pardonnaient pas. Même le
policier arbi qui faisait tandem avec le policier français -
avant 1957 – ne pouvait pas intercéder en notre faveur.
Pour lui, le Français refusait systématiquement. Nous
avons assisté à tant et tant de scènes où les aroubya, les
campagnards, étaient attrapés en défaut de plaques. Il
fallait avoir les 300 francs de l’amende ! Cela nous faisait
tellement peur que nous ne transgressâmes jamais cette
règle.
Avec l’âge, le vélo passait du statut de moyen de
divertissement à celui d’utilitaire. On s’en servait pour
accomplir des courses domestiques ou des visites.
Pour ce qui préfigurait le Karting, nous
fabriquions des traîneaux. C’était le jeu le plus bruyant, le
plus animé.
Il fallait d’abord posséder roulmate, des
roulements à billes. On pouvait en acheter à fandaq
Bouloiuz. Avoir deux de petite dimension pour l’arrière et
un plus grand pour l’avant, était l’idéal.
Disposer d’un plateau en bois de 50X50 cm.
D’une planche qui doit impérativement déborder sur
l’avant, qu’on place, longitudinalement, sous ce plateau.
Se débrouiller comment trouer cette planche sur la partie
débordante pour pouvoir passer un assez gros boulon -
dont l’écrou retenait le guidon – qui jouait le rôle de
l’axe : il permettait la rotation du guidon. Celui-ci devait
être cloué à deux sabots reliés entre eux par un petit axe
en bois passant par l’anneau du grand roulement. A
l’arrière, l’axe support était passé par les anneaux des
deux autres.
Votre traîneau que vous aviez fabriqué dans la
joie et la fierté, était prêt !
Et en avant pour des randonnées autour du
tamajor (Etat-Major.) Sachant que la motricité était

151
assurée par votre coéquipier qui vous était lié par un
accord tacite : à chacun son tour !
La joie des traînards et des spectateurs se
manifestait lors des courses. Le modèle nous était
proposé de manière récurrente dans tous les péplums :
l’inévitable course de chars !
Un autre jeu meublait nos longues nuits d’hiver : la
Ficelle : prendre la ficelle emprisonnant le pain de sucre,
relier les deux bouts et, et commencer à confectionner
une figures que votre frère ou sœur devait changer en la
figure suivante. Nous avions appris le « berceau » les
« rails » les « ciseaux » et sûrement d’autres figures que
ma mémoire ne retient plus.
Comme le besoin en argent de poche se faisait de
plus en plus sentir, j’ai pratiqué quelques petits métiers.
J’ai vendu des bonbons exposés sur une tablette
que j’avais confectionnée avec beaucoup d’application,
pour lui assurer l’équilibre ; je l’avais subdivisée en cases
carrées par de petites baguettes.
Je ne m’approvisionnais pas chez père, le bénéfice
n’aurait pas été mien, mais, m’empruntai vingt douros et
achetai avec, cinq bonbons, cinq gaufrettes, une tablette
de chewing-gum et cinq rouleaux de bonbons mentholés
et dix caramels. Après la vente j’eus cinq douros de
bénéfice. A la fin de la semaine et après maints achats et
ventes, j’avais facilement de quoi me payer deux séances
de cinéma, quelques illustrés. Après avoir remboursé le
prêt, bien sûr.
J’ai aussi gagné des sous en vendant des
ferfarettes, des hélices en papier.
Les couvertures des cahiers, à la fin de l’année
scolaire, n’étaient pas perdues pour tout le monde. Avec
des ciseaux, je coupais la couverture, partant des quatre
angles et m’arrêtais à quelque cinq ou six millimètres du
centre. Puis je rabattais les encoignures, les retenais à la
base par une fnita, épingle de couturier, fichée elle-
même dans une vielle règle de dix centimètres et …
j’avais mon hélice prête à tourner au vent. Si le vent se
faisait prier, il suffisait de courir, l’hélice au devant. Les
plus grandes n’étaient préparées qu’à la demande ;
l’épingle était remplacée par un clou. Monsieur Guérini, -
rappelez-vous qu’il habitait l’école - m’a fait l’honneur

152
d’acheter chez moi quelques hélices pour de petites filles
qui lui avaient rendu visite, l’été 58.
J’ai aussi travaillé comme garçon chez notre
voisin le coiffeur. Je devais brosser les vestes et les
pardessus des clients pour chasser les brins de cheveux
tondus qui y restaient collés. Leurs propriétaires me
récompensaient d’un beau douro que je mettais, sur
conseil injonctif maternel, dans un petit bocal. Combien
de fois le remis-je à mère pour le vider et me le rendre !
Pour me consoler, j’avais, tout de même droit à une
pièce !
Je devais, en plus nettoyer le matériel, préparer la
mousse, tourner le buvard sali pour un prochain rasage de
barbe. Quand je restais seul, je passais mon temps à
actionner la tondeuse et les ciseaux en singeant le
coiffeur, à essuyer le miroir pour m’admirer, les cheveux
copieusement brillantinés : les beaux flacons bleus,
portant en jaune l’inscription Roja ne cessaient de
m’attirer
Dans cette officine, j’étais une sorte de grouillot,
j’avais la tâche d’acheter de la boisson pour le coiffeur et
ses copains. La marchande de la Rue de Paris, s’étant
habituée à ma tronche, me remettait la commande - les
cannettes de bière et les kils de rouge - sans argent.
Souvent de faction – à quelques mètres du salon
de coiffure - derrière la résidence du consul, un
légionnaire venait de temps à autre trinquer avec le
coiffeur, pendant les heures creuses. Il restait sur le seuil,
le dos à la rue. Moi, je faisais toujours semblant de
nettoyer la table du fond, en risquant de temps en temps
un coup d’œil vers le monstre
Quelques jours après l’exil du roi du Maroc112, les
soldats avaient, sans avertissement préalable, bouclé le
secteur et coupé le chemin qui menait à la Résidence, il
vint avertir le coiffeur qu’il fallait fermer boutique et
rester à l’intérieur. Je lui demandai de me laisser partir
chez nous. Impossible ! Cependant quelques minutes plus
tard, le même légionnaire frappa à la porte et dit : vite,
donne-moi le gosse, sa mère n’arrête pas de pleurer !

112
1953

153
Ma mère pleurait en se penchant par-dessus le
cheval de frise et regardant du côté du salon de coiffure.
Quand elle me vit, porté par un lalijou, elle essuya ses
larmes, me récupéra et nous rentrâmes chez nous !
La corvée du vin a duré jusqu’au jour où un
monsieur qui connaissait mon père vint à passer par la
rue de Paris et me vit porter des bouteilles de vin dans un
couffin ! Il me menaça d’en informer ma famille. Assez
étonné, je me contentai de le regarder. Mais il n’avait pas
parlé en l’air. Ayant rencontré le fqih de jamâa Dalia, il
le mit au courant. Lequel fqih me rabroua sous prétexte
que j’achetais du vin pour les gens ! J’essuyai cette
remarque en présence de mère qui piqua une ire des plus
mémorables : elle me jura de ne plus jamais remettre les
pieds chez ce coiffeur ! La famille venait de perdre le
bénéfice de deux coupes de cheveux gratis, mais moi,
j’étais libéré ! Si j’avais su qu’il me suffisait de déclarer
que j’achetais cette boisson pour ne plus subir cet
enfermement ! Mais bon !
A partir de l’âge de douze treize ans, le cinéma
occupa, parmi nos loisirs, une place prépondérante. Une
fois atteint cet âge, l’âge de comprendre les films, il nous
suffisait d’avoir quarante francs pour aller voir un film.
Les salles de cinéma que nous fréquentions le plus
souvent, étaient le Vox et le Maghreb oû quelques
mordus du jeu s'adonnaient au bonneteau – que nous
appelions Assafra tarbah (le jaune gagne)-, puis le Mirage
et Nasr, construit à la fin des années cinquante, à Derb El
Arabi et qui s’était spécialisé, bien naturellement, dans la
projection du film arabe113.
Le Colisée et Le Paris nous paraissaient
inaccessibles, des salles pour les roumis. Je ne
fréquenterai Le Paris qu’à partir de l’âge de seize ans.
C’était un autre monde ! On nous y annonçait, d’une vois
très calme, la fin de l’entracte par haut-parleur ! Veuillez
rejoindre vos places, l’entracte se termine ! Puis, vous
êtes priés de rejoindre vos places, l’entracte est terminée.
La salle était réputée aussi pour passer, une fois par
semaine, le dimanche matin, des exclusivités. Je me

113
entendre égyptien, le seul cinéma existant, à cette époque, en tant
qu’industrie commerciale.

154
rappelle le film, Le couteau dans la plaie d’Anatole
Litvak.
Après le cinéma dans les quartiers, deux films ont
marqué notre enfance. Le Maghreb a projeté, en 1957 un
film reportage réalisé autour du Roi Mohammed Ben
Youcef – l’exil et le retour triomphal. Un film haut en
couleurs, avec une dominance du vert et du rouge. On y
entendait le discours du Roi après le retour de la famille
royale de Madame Gascar114. On le voyait à dos de
cheval allant à la prière du vendredi, entouré de la garde
royale, dans un cortège ouvert par la clique de la même
garde, des noirs pour la majorité. Le cheval royal
semblait suivre la scansion de la musique. Ou peut-être
l’inverse.
A l’école l’on nous demanda la somme de vingt
francs – tous les parents ont fourni la somme, voir ce film
procédait du nationalisme - et l’on nous emmena, en
rangs par deux, des salles de classe au cinéma.
Durant la même période, le même scénario s’est
répété avec le film Dhouhour El Islam (l’avènement de
l’Islam, où nous eûmes la joie de voir Taha Hussein -
l’aveugle arabe qui avait étudié ! - présenter le film.)
La projection eut lieu dans la salle du cinéma
Mirage. Cette fois-là, nous avions vécu cela aussi comme
une promenade, parce que le Mirage est situé à la Rue de
Fès, assez loin de chez nous. Une autre aubaine ! Ne pas
aller en classe et sortir escorté et admiré par les passants !
Le vox, le Mirage et le Maghreb proposaient deux
grands films, par matinée, durant toute la semaine. Il
suffisait donc d’avoir le prix d’un seul, autrement dit la
moitié du prix du ticket. Ton copain voit un film et toi
l’autre. Sinon, tu pouvais toujours trouver des gens qui
regardaient le premier film et sortaient vendre l’entracte.
Tu achetais le billet d’entrée et le tour était joué.
Quelques fois, quand un film pouvait drainer la
foule, la salle nous proposait un diçalimi (dessins
animés) comme entrée. Nous étions, en plus, comblés
avec les Actualités et la réclame proposées par l’Agence
Havas Marocaine et Afric film Maroc (sa mascotte avec
ses yeux en boules de loto a gentiment offert à tous ceux,

114
Madagascar ainsi appelée par tout le monde, en ces temps-là.

155
parmi nos connaissances qui avaient les yeux globuleux,
le sobriquet Afric film).
Le Vox avait l’avantage sur les autres salles en ce
qu’il était le rendez-vous unique et incontournable pour
l’échange et la vente des illustrés. Vous vouliez lire le
numéro 174 de Blek le roc ? Vous vous intéressiez aux
aventures de Zembla ? Qu’à celles de Miki le Ranger et
du professeur Occultis ? De Double-Rhum et Saignée ?
Akim, Mandrake, Ombrax ? C’était le lieu et le seul ! Les
divers personnages ont meublé notre imaginaire, aux
côtés des contes, des histoires de Jeha, de H’didouane
etc.
Bien entendu, les films coboy, les westerns, avec
ou sans indiens et leurs flèches empennées, avaient notre
préférence. Cependant, une place restait pour les films
d’aventure et les films de cape et d’épée - qui ne se
souvient du plus célèbre des épéistes, Zorro et du pauvre
Sergent Garcia! Les leçons d’histoire étaient mises en
pratique dans les péplums : Hercule, dans ses travaux,
Ulysse dans son odyssée et Jason dans sa recherche de la
toison d’or. Victor Mature, le célèbre Sanson, Steve
Reeves, le modèle de tous les culturistes (qui n’a pas
bombé sa poitrine, se prenant pour Hercule ou Maciste ?)
étaient nos familiers.
Les films d’épouvante comme Godzilla, et la série
des Mabuse de Fritz Lang, nous permettaient de mesurer
notre courage. Le genre policier n’attirait pas tous nos
copains nous y appréciâmes l’inoubliable Eddy
Constantine115 dans le rôle de Lemmy Caution (Les
femmes s’en balancent, Vous pigez ?) et d’autres dont Le
secret de la valise noire écrits par le prolifique Edgar
Wallace. Il nous a même été donné de voir un
Hitchcock : les Trente neuf marches, dont je ne dénouerai
l’énigme que bien plus tard, lorsque je le reverrai à Oran.
Peut-on oublier Tarzan et le cri de ralliement du
champion olympique Johnny Wessmuller ?
Un langage induit par le cinéma s’imposa à nous :
lyachchir avec lyachchira116 les jérémiades et les

115
Qui devenait El Hadi laqsentini ( El Hadi le Constantinois)
116
Le garçon et la fille mais ici, le héros et l’héroïne.

156
mimiques de takha117, le fidèle compagnon et homme à
tout faire du cow-boy – généralement un gros poltron.
Le Vox proposait parfois un documentaire en
guise d’entrée. Et c’est ainsi que nos avons vu beaucoup
de documentaires, principalement sur la faune, réalisés
par Walt Disney.
Les films hindous nous ont été domestiqués par
Ibrahim Sayah qui en a traduit beaucoup. Imaginez notre
joie de pouvoir comprendre ce que disaient les
personnages ! Comprendre ce que disait Mangala fille
des Indes de Mahboob Khan – dorénavant, Mangala
L’badawya (la bédouine) – était un délice. Il s’en est
trouvé des mordus qui l’ont vu plus de dix fois ! Il ne
fallait surtout pas y aller avec eux ! Sinon tu avais le
commentaire en direct de la salle. Les évènements,
survenaient par leurs bouches avant de paraître sur
l’écran ! Ils ont même appris les chansons ! Et en hindi !
La salle pouvait se transformer en ensemble
polyphonique !
Au début des années soixante, nous fûmes
marqués par deux films, West Side Story, bien sûr ! et Le
Jour le plus long.
Personnellement je fus aussi marqué par A neuf
heures de Rāmā, de Mark Robson, un film sur le dernier
jour du Mahatma Gandhi. J’y appréciai, en plus du film
lui-même, l’extraordinaire composition, à mon sens, du
James Dean allemand, Horst Bukholz, dans le rôle de
Nathuram Godse, l’assassin, ainsi que le générique où la
musique s’est intégrée, comme par magie à l’engrenage
d’une horloge.
J’allai voir, en fait, dans les Actualités, le film-
résumé réalisé sur l’assassinat du Président Kennedy et je
découvris ce chef d’œuvre de film. Je vis, en une séance,
la relation de l’assassinat de deux grands hommes.
J’eus, par ailleurs l’occasion de voir d’autres
films, et gratuitement ! A l’église Saint-Antoine de
Filage Toba, un quartier à la limite est d’Oujda. Durant
deux étés consécutifs ( 59 et 60 ) nous nous inscrivîmes,
ma cadette sœur et moi aux cours de soutien qui y étaient

117
Une sorte de Sancho Pança, poltron mais dévoué, compagnon
fidèle du héros.

157
organisés. Les après-midi étaient réservés aux jeux :
Nain-jaune, les Dames, les Chevaux etc. et à la lecture.
J’y lus une quantité appréciable de BD, notamment la
série de Tintin.
Vers seize heures, avait lieu la séance de cinéma,
peut-être deux jours par semaine. Nous nous régalâmes
avec les Don Camillo et le grand Fernandel ! Nous y
suivîmes aussi des films sur la deuxième guerre
mondiale, notamment Brisants humains.
Je partis, pour la deuxième fois de ma vie, à la
mer, lors d’une excursion à la plage de Saïdia, organisée
par cette église ; chaque dimanche, une sortie était
programmée : pour une somme modique, on pouvait
profiter du soleil et de la belle plage. Pour ce faire, un
autocar était loué. Nous étions peu d’Arabes mais, à
l’aise, hormis notre gêne de nous retrouver parmi tant de
roumis. Aucun racisme n’était manifesté à notre endroit.

Le Mariage

Si votre proche famille célébrait un mariage, vous


aviez alors la chance d’être aux premières loges !
Heureusement qu’avant les mariages de ma
tante118 et de mon cousin Mohammed Aït Salem119,
cousin paternel, célébrés dans le silence que tous les
Algériens se sont imposé - guerre de libération oblige -, il
nous a été donné d’assister au mariage de l’aîné de ce
même cousin.
L’été 52, nos vacances scolaires, les premières!
débutèrent par une déception : le départ pour Sidi-Yahia
ne semblait pas à l’ordre du jour ! Nous nous
consultâmes – les deux sœurs et les deux frères, dont
l’âge variait entre douze et sept ans - afin de trouver le
meilleur angle pour aborder la question avec mère.
Finalement, personne ne se proposant d’affronter seul la
colère maternelle, il fut décidé que tous nous posions la

118
Voir chapitre Ahfir.
119
Son mariage, en 1958, a été une aubaine pour des centaines de
mouhajirine (les immigrants algériens, du fait de la guerre.) Durant
trois jours, la nourriture leur était assurée.

158
question dont la réponse pouvait s’avérer fatale. A nos
risques et périls !
Ma mère, avec un sourire, nous informa que
H’mida Aït-Salem, notre cousin allait se marier, au début
de l’été, et que nous irions à Sidi-Yahia une semaine
après. Nous sortîmes, comme qui dirait, pour jouer dans
la rue mais, en fait, pour donner libre cours à notre
double joie : assister à un mariage de Tlemcéniens et
partir en vacance à Sidi-Yahia !
Si nous avions été quelque peu patients, nous
aurions fait l’économie de la redoutable entrevue avec
mère En effet, un mariage dans la famille, cela se sentait
aux déplacements répétés des parents, aux visites
multipliées que se rendaient les unes et les autres. Tant et
si bien que le mariage m’a toujours semblé une affaire de
femmes. Les hommes, en apparence, n’intervenaient que
lors des tous derniers jours précédant le cérémonial.
Le cousin vivait plus souvent à Tlemcen car, à la
mort de sa mère, sœur germaine de mon père, il préféra
laisser son père et sa nouvelle épouse, au demeurant une
femme extraordinaire, vivre en parfaite intelligence.
Cependant, le mariage se fit – à notre grand bonheur -
chez son père, à Oujda.
Le matin du mariage, plusieurs jeunes filles
s’installèrent dans le patio, chacune devant un pétrin
circulaire : du pain, en quantité astronomique devait être
prêt pour suffire aux membres de la famille résidant à
Oujda, aux invités et aux gens, assez nombreux, qui firent
le déplacement depuis Tlemcen. Le pain devait suffire
aux déjeuner et dîner de la journée. Le fournier avait été
averti pour réserver une surface autrement plus
importante que d’habitude.
Les jeunes filles en train de rouler la farine ou de
la pétrir et tout en salant ou ajoutant de l’eau, singeaient
les adultes : elles discutaient entre elles, se jetant des
regards d’intelligence et désignant parfois, tel jeune
homme ou tel autre qui venait de rentrer et se dirigeait
vers la cuisine déposer l’objet de la corvée qu’il venait
d’effectuer. Mon cousin, Mohammed Aït Salem, alors
âgé de douze ans, rentrait et sortait bien plus souvent que
nécessaire. Il est vrai qu’étant longiligne, il faisait grand.

159
Elles étaient belles avec leurs beaux cheveux
tressés de part et d’autre d’une raie parfaitement dessinée.
Les cadenettes brunes, noires ou blondes, semblaient
naturellement encadrer les visages d’une blancheur
rosâtre. Les mariages, comme les bains maures, étant lieu
d’exposition et donc de placement des jeunes filles, il est
sûr que leurs mamans s’étaient surpassées pour réussir le
tracé de ces blancs méridiens.
Les mariages chez nous constituaient toujours une
aubaine pour les mendiants et les enfants : on n’y
mangeait que du succulent pain fait à base de farine de
blé tendre Les familles mettaient un point d’honneur à le
réussir, pour cause de langues acérées ; le pain était, en
plus servi à profusion ! Le souvenir, les lendemains
matin, des éventaires offrant leur contenu de morceaux de
pain, entiers ou tout juste entamés, reste vivace.
Sur le recoin de la terrasse, se dressait la cuisine :
beaucoup de réchauds et de braseros sur lesquels
mijotaient des chaudrons pour la harira et des marmites
pour le plat consacré pour une telle circonstance, une
sauce sucrée parsemée de pruneaux et d’amandes.
Cette même matinée du samedi, jour des noces,
Ammi Boussâad, accompagné des membres mâles de la
famille et d’une tante – pour accompagner la literie et les
effets de la mariée – prit la direction de la maison du père
de la mariée, pour la cérémonie religieuse. Pour cette
occurrence, il sollicita la compétence de deux adels120
pour la notification du mariage et la lecture de la
Fatiha121. La veille, il avait fourni un mouton et le
nécessaire pour préparer de quoi manger pour tous les
convives.
La literie fut disposée et exposée ! dans la
chambre de la mariée, ses effets rangés dans le
moubliss122 Le soir, deux voitures ramenèrent la mariée.
Je revois la cour de la maison, après cette arrivée,
bondée de femmes. Elles s’étaient parées – c’est le cas de

120
Il s’agit d’un témoin instrumentaire, agrée par l’Etat. Il était aussi
habilité à recevoir les déclarations de naissance et de décès
121
Voir note 5. Cette cérémonie est passée dans la culture populaire
sous le vocable de
122
Ainsi appelait-on l’armoire de qualité et dotée de miroirs sur les
portes.

160
le dire – de leurs plus beaux atours ! Pour beaucoup, de
robes rose pétale. Les autres les portaient de couleur bleu
et vert pastel. Leurs poitrines disparaissaient sous les
bijoux. Même les ceintures, pour la plupart, étaient en or.
J’avais un peu de peine pour ma mère qui n’avait que peu
de bijoux. Cela s’expliquait : mère n’était pas une
tlémcénia !
Tout le monde tapait des mains et chantait. Pour
la danse, les corps se trémoussaient sur place. Les
refrains les plus itératifs étaient : hakda ya rabbi habbit,
lâaroussa ‘andi fel bit123 et addaha ! addaha ! wallah ma
khallaha ! addatou addatou ! wallah makhallatou !124
Le soir, le marié fut ramené par ses pairs, les
jeunes membres mâles – faut-il le préciser ? - de la
famille, ses amis de quelques invités. Tel un seigneur, il
était drapé dans un burnous blanc et montait un beau
cheval qui, bien dressé, marchait l’amble. Un ensemble
ghaïta et tambourin ouvrait le cortège qui avançait très
lentement. A l’approche de la maison, les youyous
redoublèrent. Une fois le cortège arrivé, toutes les
femmes, précipitamment, quittèrent la chambre nuptiale
et grimpèrent les escaliers pour s’installer sur la terrasse,
sous de belles grappes de raisin rouge sombre. Accoudées
à la balustrade, elles jouissaient du spectacle. La cour
était, momentanément, cédée aux hommes, entourant le
sultan et l’orchestre. Un drap faisait écran devant la
cuisine et limitait le chemin que devaient emprunter les
femmes pour accéder à la terrasse.
Il n’y eut pas d’orchestre pour la soirée 125. Le
marié, Moulay le Sultan pour cette unique nuitée, conduit
par son vizir regagna sa chambre. Le vizir devait rester
devant la porte : le sultan pouvait avoir besoin de
n’importe quoi, même de conseils pratiques126. C’est lui

123
Dieu mon vœu a exaucé, dans ma maison, entre l’épousée !
124
Il l’a eue ! (bis) Par Allah ! Il ne l’a point laissée ! Elle l’a eu !
(bis) Par Allah! Elle ne l’a point laissé !
125
Fait assez rare. L’orchestre pouvait être moderne et chanter du
marocain ou de l’égyptien, généralement du Mhammed Abdewahab,
ou traditionnel (du bédoui) généralement animé par cheikh Hamada
de Mostaganem ou Cheikh Abdel moula de Sidi-Bel-Abbès.
126
L’éducation sexuelle n’est toujours pas à l’ordre du jour dans nos
institutions de socialisation. En plus, la fréquentation des
péripatéticiennes n’était pas chose courante. Ni le dragage d’ailleurs.

161
qui devait recevoir, des mains du mari la célèbre chemise
maculée du sang de la vierge, justement comme preuve,
publiquement constatée, que la mariée l’était bien ! Que
l’honneur de sa famille était sauf ! Que le père du marié
pouvait enfin recouvrer sa quiétude : son fils n’était pas
un incapable ! Son fils était désormais un homme !
Il arrivait que sous la pression exercée par les
deux familles et par la chape du carcan social, le marié
n‘arrive pas à satisfaire à cette obligation. Dans ce cas, le
vizir le sortait pour prendre l’air, un quelconque
remontant lui était servi ; parfois le concours d’un taleb
s’avérait indispensable pour dénouer le pauvre homme !
On accordait une puissance extraordinaire au mauvais
œil, et à la méchanceté gratuite des gens.
La nuisette maculée - élevée au niveau de relique
par la famille de la mariée - fut remise à sa tante ; les
ascendants directs127 n’assistent pas à la nuit de noces de
leur fille ! Ni les grands frères d’ailleurs, question de
pudeur sûrement.
Une fois le marié dans la chambre nuptiale, les
hommes dégagèrent l’intérieur de la maison, le cédant, de
nouveau aux femmes. et aux enfants. Ils furent invités au
dîner, sur la terrasse. Comme par magie, des tables basses
étaient dressées ; les convives les encerclèrent. Seuls les
membres de la famille restèrent.
Les derboukas et autres gallal128 firent leur
apparition et un certain nombre de femmes
s’improvisèrent orchestre. Les danseuses évoluaient dans
une piste très réduite, sauf lorsque la majorité dansait,
alors retour au surplace ! Les dames âgées comme ma
mère – déjà trente ans ! - et mes cousines de Tlemcen,
étaient très applaudies
Nous les enfants, étions sur la terrasse pour
regarder mais aussi pour tenter de cueillir quelques
grappes de raisins.
Le lendemain matin, la mère de la mariée,
respectant la tradition, envoya du lait et du msémmen, en

127
Si, par extraordinaire, un ascendant se devait d’assister, ce serait
la mère, jamais le père !
128
Plus effilé, donc plus long que la derbouka. Le gallal est
indispensable pour la chanson bédouine..

162
quantité suffisante pour le petit déjeuner de tous les
présents.
L’après-midi du dimanche était réservée à la
cérémonie taqyiil129Cérémonie qui se passait en danses et
en chants mais dont le but réel consistait à exhiber
laroussa, la mariée. La mariée devenait le centre
d’intérêt : la famille se devait de démontrer qu’elle avait
choisi une belle jeune fille ! En fait, cette mariée-là, cette
rbatya130, était l’incarnation de la beauté. Elle portait fort
bien son prénom : Houria. La terrasse, protégée de la
canicule par des draps formant bannes, n’était pas assez
vaste pour contenir toutes les femmes de Tlemcen et
d’Oujda.
Cette cérémonie se clôtura pas le rituel du h’zam
(la ceinture.) La mère de la mariée vint finalement. Elle
apporta le dîner du h’zam : un tajine de pruneaux . Le
beau-père, au milieu des membres de la proche famille
devait lui serrer la cordelière autour de la taille. Ce qu’il
fit avec quelque réticence. Nous l’avons toujours connu
réservé !
Pour clore définitivement ce mariage, l’on devait
satisfaire à deux cérémonials : habarrouss (le baise-têtes)
et le bain de la mariée.
Le baise-têtes se passait en famille restreinte.
L’objectif est simple : la mariée rencontrait ceux qu’elle
était autorisée à accueillir sans réticence. Mon père, le
seul oncle du mari, fut présenté lui aussi. Chaque homme
présenté baissait la tête pour un baiser appliqué sur le
front et honorait la mariée d’une certaine somme
d’argent, généralement sous la forme d’un billet.
Le bain réunissait en plus de la famille quelques
dames honorées par une invitation - nominale ! j’avais
dépassé l’âge d’accompagner ma mère. De ce fait, je
n’assistai à aucun bain de mariée. Surtout que le bain est
totalement réservé. Les petits devaient s’en donner à
cœur joie !

129
Un après-midi festif. L’origine du mot est à rechercher dans le
mot qyloula (sieste) qui a pris le sens de rester longtemps à faire la
même chose : c’est le sens qui lui est donné, actuellement au Maroc.
130
Sa famille emprunta, auprès d’oncles habitant Ouled Lgadi, pas
loin de chez nous, la maison d’où elle fut sortie.

163
Ahfir

J'étais, un jour de l’an de grâce 1954, en classe de


CE2, lorsque mon père, de l’extérieur, vint parler au
maître, Monsieur Guérini, à travers la fenêtre. Toutes les
têtes se tournèrent vers la fenêtre. Tous les regards se
dirigèrent vers mon père. Parmi mes copains, ceux qui le
connaissaient me lançaient, de temps à autre, des sourires
de complicité. À un certain moment, le maître se tourna
vers moi et, ramenant l’attention sur moi, m’autorisa à
ramasser mes affaires et à rejoindre la maison
J'étais transporté de joie! Avoir la permission du
maître de quitter la classe avant le coup de cloche, n'était
pas à la portée du premier venu. De mémoire de gamin,
jamais un tel événement ne se produisit. jamais un autre
élève n'a eu ce privilège.. Même la rencontre fortuite de
Monsieur Abrar le Directeur! ne me faisait pas peur !
J'étais autorisé. Une fois arrivé à la maison131, je
remarquai que tout était prêt pour notre voyage à Ahfir.
Ahmed-Tayeb, propriétaire d'un minibus qui assurait la
liaison entre Oujda et Ahfir, devait venir jusque chez
nous pour nous transporter. Un autre privilège! Nous
n'avions pas à aller jusqu'à la place du Maroc pour
emprunter un moyen de transport. En fait, mon oncle
L'Mastpha était très respecté à Ahfir d'où est originaire le
transporteur. Situé à une trentaine de kilomètres d'Oujda,
Ahfir n'était qu'une petite bourgade mais qui avait eu la
bonne idée de compter ma grand'mère et mes oncles
parmi ses habitants.
Comme le tourisme ne figurait point parmi les
préoccupations de nos parents, nous ne nous déplacions

131
Comme déjà mentionné, notre maison se trouvait en face de la
façade gauche de l'école.

164
que pour des raisons positives. C'est pour cela qu'aller à
Ahfir était une joie au moins équivalente au plaisir d'aller
à Sidi Yahya. Jamais nous n'y avions été, en famille, pour
passer des vacances. La seule fois où, par miracle, mes
parents nous envoyèrent, mon frère et moi, seuls, chez
mon oncle L'Mastpha, nous ne restâmes pas plus de cinq
jours. Pour avoir été surpris à faire la poussette à mon
cousin qui avait emprunté une karroussa nta’ roulmate,
un traîneau sur roulements à billes. Bien sûr, nous avions
poussé jusqu'au centre-ville où la circulation était, pour
un village, quelque peu dense, que voulez-vous? C'est par
là-bas que la chaussée était macadamisée. A voir la
pâleur qui recouvrit le visage de mon cousin et la vitesse
à laquelle il sauta du véhicule et courut à la maison ,
je compris ma douleur. Il faut vous dire que mon grand
frère échappait toujours aux remontrances, lui, il est
malade ! Mais s’agissant de mon oncle L’Mastpha., nous
en avions tous peur. Pour vous dire, lorsque Madame
Bonnet, notre professeur de Français en Seconde, nous
demanda de décrire une situation de joie ou de tragédie,
j'ai choisi le jour où venant chez nous, L'Mastpha m'a
surpris en train de jouer au ballon, alors que mon cartable
était jeté au diable vauvert! Je me rappelle avoir
commencé le récit par je me souviens comme si cela
datait d’hier… et écrit plus loin … en le voyant, je
devins tout pâle, empruntant la première phrase à
Mouloud Feraoun et la seconde à Ahmed Séfrioui.
Donc, quand il vint à midi ce jour-là, L'Mastpha,
comme à son habitude, alla tout droit dans sa chambre.
Sa pauvre épouse attendait toujours qu'il l'appelle pour
courir savoir ses désirs afin de les satisfaire et ses ordres
afin d'y obéir. L'Mastpha était le plus féodal de mes
oncles. Cependant, c'est chez lui que nous descendions
tout le temps, peut-être parce que ma grand'mère
habitait avec lui. Quand on entendit Maaaa! pour Mama,
et bien qu'attendant cet appel, son épouse Mama sursauta
et courut à la chambre de l'oncle. Ma pauvre grand'mère
m'a regardé en hochant la tête, compatissante. On savait
que son fils avait un grand respect pour elle, mais elle ne
pouvait intercéder en faveur de personne ou en de
très très rares occasions. Quand Mama revint dans la
cuisine elle dit, simplement: il veut manger et après, te

165
parler. Le te me concernait et me consternait. J'y allai et
restai debout sur le seuil de la porte. Au changement de
clarté induit par le hjab, le rideau que j'écartais pour être
dans la pièce, il releva la tête, en la tournant vers moi,
puis se remit à tapoter son poste TSF que personne
d'autre n'avait le droit de toucher. Il se contenta de me
dire, sans me regarder : demain vous rentrerez à Oujda !
Amen!
Avant cette mémorable mésaventure, nous
connûmes de très agréables moments à Ahfir.
Pour voyager, on pouvait aller prendre un car à la
place du Maroc ou alors aller en face du cinéma Vox et
prendre un car de la septième132
Le premier voyage que je garde en souvenir me
semble être le mariage de L'Mastpha justement !
Je revois un autocar - qui me rappelait le fourgon
Renault que les adultes désignaient comme le mille kilos,
je le revois braver les terribles méandres du Guerbouz et
les monter dans un effort méritoire. Il incarnait pour le
bambin que j'étais, la puissance de pouvoir monter ces
pénibles côtes et encore, avec tous ses sièges occupés par
les voyageurs! En plus, avec beaucoup de gentillesse, il
s'arrêtait beaucoup pour permettre à des gens de
descendre et à d'autres de monter. Même que le voyage,
donc le plaisir, a duré! On était sorti d'Oujda sous le
soleil qui, bien que déjà jaune, brillait toujours, et nous
arrivâmes à la nuit tombée. Je me rappelle avoir entendu
mon père pester contre ce valeureux véhicule dont le
chauffeur – un roumi – était si gentil avec les gens! À une
question que mon oncle lui a posée mon père a répondu
maudit soit ce car! nous avons pris Le Courrier !) Mon
étonnement fut plus grand lorsque mon oncle a conseillé
mon père d'un celui-là, il vaut mieux l'éviter! Nous ne
pouvions comprendre ces adultes qui n’avaient aucun
sens des choses! Qu’importe ! Pour nous, devait
commencer, le lendemain, la découverte d’Ahfir !
Comme il nous fallait quelques sous et un cousin
ou deux pour servir de mentors, au moins pour les
premiers jours, nous nous dirigeâmes, mon frère et moi,

132
Il s'agissait tout simplement de la (CTM) Compagnie des
Transports Marocains.

166
vers l’atelier de mon oncle Mohamed, l’artisan tailleur.
Il avait toujours le mot pour rire. Parmi la famille, il
était réputé farceur comme il n’y en avait pas deux ! Il
vous faisait de ces tours pendables ! Même si vous étiez
sa grande sœur !
Comme le voulait la coutume familiale, mon frère
et moi embrassâmes sa main mais lui approcha son
visage pour des embrassades – comme pour les grands ! –
seulement il nous mordit la joue, éclata de rire et se
fendit, tout de même de deux douros ! Nous remerciâmes
et courûmes là où habitait Noureddine, un cousin assez
éloigné mais dont la famille allait se rapprocher de la
nôtre par le mariage de son frère Abdelkader avec ma
tante maternelle. Mariage qui sera l’occasion de notre
deuxième grand séjour à Ahfir, en 1956.
Noureddine nous emmena d’abord voir un
troisième oncle maternel, Abdelmajid qui travaillait dans
ce que les gens d’Ahfir appelaient assyndiqa133. Il
s’agissait d’un atelier où des employés fabriquaient, à la
chaîne, de petites caisses ajourées, pour l’emballage des
primeurs. Huit tablettes latérales, deux pour le fond, vingt
clous et le tour était joué. Les travailleurs discutaient
continuellement tout en ajustant les tablettes ou en
donnant des coups de marteau. Nous trouvions mon oncle
et ses collègues d’une dextérité extraordinaire. Un léger
coup sur le clou, et un autre plus fort pour le planter. Cet
oncle est le seul qui ait jamais prononcé un gros mot en
notre présence ! Cela nous surprit, bien sûr et nous
choqua terriblement ! Il ne ressemblait vraiment pas à ses
frères ! D’ailleurs, il ne tardera pas à s’exiler
volontairement au sud marocain, pour ne revenir que
dans les années Quatre-vingts.
Nous demandâmes au cousin de nous emmener
voir de près les fameux champs de fève dont il nous a
tellement rebattu les oreilles. On pourrait y plonger
comme dans une piscine ! qu’il nous affirmait. Nous
quittâmes donc le village pour aller vers la proche
campagne. Des jardins potagers, des vergers, des champs
de céréales et… des champs de fève ! A perte de vue !

133
Littéralement, le syndicat mais cela n’avait rien à voir ni avec
Jimmy Hoffa ni avec la CGT

167
Les tiges étaient si hautes ! Si à Oujda on marchait
souvent pieds nus, il n’était pas question d’aller à Ahfir
sans chaussures ! Nous pouvions donc fouler la terre sans
craindre les cailloux ou les petites bestioles ! Alors, à
nous les fèves ! À nous les cabrioles et les courses!
Nous étions devenus de petits lapins lâchés dans un
champ de luzerne ! Nous avions dû avoir une indigestion
de ces belles fèves charnues d’une belle couleur vert
clair, cueillies par nous-mêmes et mangées séance
tenante !
Notre guide nous promit, pour l’après-midi,
d’accompagner les plus grands à la Petite Forêt. Un
sous-bois qui ombrageait les berges de l’oued Kiss, à la
frontière entre le Maroc et l’Algérie 134.
La petite forêt représentait un petit coin de paradis
pendant les journées de canicule. Une baignade dans
l’oued valait toutes les piscines du monde ! On y
organisait même des concours de baignade entre deux
eaux, en apnée : qui pouvait parcourir la plus longue
distance sans sortir la tête de l’eau. Simplement pour
l’honneur, mais les gens tenaient à leur titre.
Cela ne devait, malheureusement pas durer. En
effet, il est notable qu’Ahfir a beaucoup plus ressenti les
effets de la Guerre de Libération algérienne. La guerre,
ici, se conjuguait au quotidien. À telle enseigne que
pour le mariage de 1956, même les youyous furent
interdits. J’ai encore dans ma mémoire auditive le cri
Zoulikha !!!! lancé par Mustapha, le frère du marié, à ma
tante, la sœur de la mariée, beaucoup plus âgée que lui.
Alors, aller encore une fois se baigner dans l’oued, si près
de la frontière, il ne fallait pas y songer. On ne devait
même pas y penser !La région était trop chaude !
L’armée française était juste de l’autre côté.
L’air était emprunt de tristesse. La guerre avait
trop de présence. Beaucoup de gens y étaient impliqués.
Chaque famille avait, au moins, un des siens au
djebel ; nous ne pouvions que chercher comment tuer le
temps. Et seuls ! Noureddine ne pouvait être avec nous,
c’est son frère qui se mariait !
134
Ahfir portait, sous le Protectorat français le toponyme de
Martymprey du Kiss.

168
Nous décidâmes, mon frère et moi d’aller à la
chasse aux poules. Nous circulions parmi les champs,
quelques pierres dans les poches et, dès qu’on voyait une
procession de ces gallinacés, nous leur lancions les
pierres et voyions si un poussin était touché ! Je me
rappelle une matinée où mon frère me fit faire tout ce
qu’il voulait pour ne pas rapporter à mère que j’avais tué
une poule ! Moi, je n’en étais pas sûr, mais après mon jet,
il me félicita d’être un très bon chasseur ! Et moi, fier
comme Artaban, j’assumai en essayant, par modestie,
d’atténuer la chose en déclarant ne pas l’avoir fait exprès.
Mais lui, sournoisement, a insisté. Quelques mètres plus
loin, il commença son chantage. Il fallait d’abord lui
payer une glace. Par extraordinaire, mon père nous
rencontrant au détour d’une ruelle, nous remit à chacun
dix francs ! Non qu’il fût avare, du moins je ne le pense
pas ; mais le père, je crois, n’avait pas à donner de
l’argent à ses enfants ! Puisqu’il s’occupait de tout ce
qui était considéré comme essentiel. Il subvenait à tous
les besoins. La seconde fois où père me donnera dix
autres francs, viendra lorsque je serai classé premier à
l’examen du CEP, à la session de juin 58. L’examen
s’étant déroulé à l’Ecole professionnelle, située bien au-
delà de Bab Sidi Abdelwahab, je mis un certain temps
pour arriver à l’épicerie paternelle. Il faut dire aussi
qu’étant auréolé de gloire, les copains de quartier
m’avaient entouré et le retour fut plus lent et plus long.
Une fois arrivé à l’épicerie, j’informai mon père qui me
déclara avoir été mis au courant par d’autres copains qui
m’avaient précédé. Il prit deux superbes douros et me les
tendit.
A Ahfir, ce jour-là, mon frère insista pour avoir sa
glace. Heureusement que les marchands de glace
circulaient, en été à travers villes et villages. Certains
avec leur bidon cylindrique sur le dos et que retenait par
devant une assez large lanière en cuir. Arrêté par un
mioche tenant une piécette d’argent, le bonhomme posait
son ustensile par terre, dégageait le couvercle,
introduisait une gaufre, dans un boîtier en aluminium,
remplissait de crème la mesure graduée - la quantité étant
fonction de votre argent – recouvrait la crème d’une
deuxième gaufre, éjectait le tout à l’aide d’un piston

169
manuel en remontant la base et vous tendait votre cassate
de crème. Nous n’étions pas encore à l’ère des cornets.
D’autres transportaient leur crème dans des pots placés
sur de petites charrettes à bras, reposant sur deux roues et
sur deux barres horizontales. Ils poussaient leur
commerce à longueur de ruelles et avec force appels !
Laaaa crèm’ à la vaniii ! a la bonniglace !! Bien
entendu, si vous étiez mis en garde par vos parents contre
la glace – attention aux luettes ! en cas de gorge sensible,
vous pouviez toujours surveiller le son de la crécelle
que faisait tournoyer le marchand d’oublies pour se
faire annoncer. Il posait son cylindre par terre. On lui
remettait notre douro, il découvrait le bidon attrapait
une gaufre, un beau quart de cercle ou un triangle réduit
en cylindre – ce qui était plus courant - et nous la tendait.
Parfois sans cesser de jouer de sa crécelle !
Un autre marchand ambulant était très attendu :
celui qui vendait la pâte de guimauve ! Tel un porte-
drapeau lors des Jeux Olympiques, il marchait, la tête
légèrement rejetée vers l’arrière, tenant solidement un
long bâton. Autour de sa hampe serpentait la pâte,
généralement de couleur blanc et rouge recouverte de
papier cellophane. Pour satisfaire votre demande, il
saisissait de ses pinces, le bout de la pâte, l’étirait et,
jugeant la quantité en adéquation avec votre pièce de
monnaie, il coupait. L’adage populaire, bien de chez
nous, ton œil est ta balance s’appliquait parfaitement à
ce marchand ! Après vous avoir servi, il reprenait sa route
en vantant sa marchandise à la cantonade : chamiaaa,
makhdouma bennyaaa !! [friandise] du Sham (Syrie,)
préparée avec [bonne] intention)

170
Le MCO

En décembre cinquante-huit une information


incroyable circula dans Aharrach et ses environs, en fait,
dans tout Oujda : le Mouloudia d’Oujda ouvrait ses
portes aux jeunes footballeurs !
La fièvre s’empara de nous ! Il fallait se présenter
à l’examen médical, puis au stade, avec un short.
Convaincre mes parents ne fut pas chose aisée. Mon père
n’a jamais mis les pieds dans le stade. Mais j’arrivai à
sensibiliser ma mère qui, sachant que beaucoup de jeunes
du quartier allaient s’inscrire, ne voulut sûrement pas
faire exception. Elle qui était toujours le modèle à suivre
pour ce qui était de l’éducation, qui était tout le temps
prise pour exemple, elle ne pouvait souffrir d’être en
reste. Je reçus l’autorisation de passer la visite.
Nous fûmes palpés et tâtés, pesés et toisés. Nos
poumons furent soumis à l’épreuve de l’EFR et on nous
déclara bons pour le service. Dès que j’en informai ma
mère, elle chercha son haÏk et m’ordonna de la suivre.
Elle m’emmena du côté de Saqqayet Abdallah
Ben Omar, chez un tailleur traditionnel et me commanda
un short. Le tailleur tiqua un peu, il n’avait pas l’habitude
de ce genre de commande, me regarda et se mit à
réfléchir. Il dut lire, dans mon regard une prière muette,
car il déclara : « bon ! Viens par là qu’on te prenne les
mesures ! » Je ne me le fis pas répéter deux fois. Je passai
derrière l’établi. Il prit mes mensurations et me donna
rendez-vous pour le lendemain. Je lui rappelai que le
vendredi je devais aller au stade !
Le vendredi en question, je mis le short, le
pantalon, de belles tennis bleues et sortis rejoindre les
copains. Mes copains étaient bien là, pour la plupart,
mais ils jouaient comme nous avions l’habitude de le
faire, le vendredi matin, sur la place, tout près de l’école.
Quelque peu désappointé, je voulus savoir à quelle heure

171
on irait au stade. Ils avaient tout simplement laissé
tomber l’idée de jouer au Mouloudia !
_ De toute façon, ne jouent que les enfants dont
les parents sont riches !
_ Avec quoi acheter les tenues chaque fois qu’il
est nécessaire?
_ Mais ils nous apprendront à jouer !
_ C’est ce que tu crois ! Ils ne prennent que des
gens comme Madani ou Braiza !
_ Et puis, on a treize ans, et pour jouer il faut
avoir vingt ans ! Alors tu vas attendre pendant sept ans ?
Bien sûr nous avions vu, au cinéma, le compte
rendu des actualités, sur la Coupe du Monde, et nous
avions vu Pelé jouer à dix-sept ans ! Mais ça faisait
toujours quatre ans à tirer ! Mais pouvoir jouer au
Mouloudia ! Vous vous rendez compte ! Tous mes
arguments restèrent inefficaces. Je partis donc seul au
stade, mais d’un pas traînant, je ne me voyais pas évoluer
sur le terrain sans mes copains. En fait, j’y allai par
curiosité. Et si je n’étais pas retenu, eh bien tant pis !
J’arrivai onze heures passées. Le terrain grouillait
de gamins. Au loin, devant des gradins, un groupe de
gamins faisaient cercle autour de ce qui ne pouvait être
qu’une table. Je restai assez près de la porte du stade, à
contempler la scène. Pour tout dire, me trouvant seul,
esseulé, devrais-je dire, je ne sus où aller ni auprès de qui
m’informer. Heureusement, au bout d’un quart d’heure,
un copain s’apprêtait à quitter le stade. J’allai vers lui. Il
m’informa qu’on m’avait appelé depuis longtemps déjà.
Ils m’attendaient la semaine prochaine mais, de toute
façon je n’allais pas être retenu ! Tu dois jouer devant
eux ! Dribbler et tout ! Moi, je n’ai pas pu le faire !
Alors toi !
Il venait d’anéantir l’espoir - aussi ténu que le
péricarpe du noyau de la datte ! – qui me soutenait. Je
relevai donc le Alors toi ! et lui demandai ce qu’il
entendait par là. Il me rétorqua que tout le monde savait
que j’étais un piètre joueur. Bien entendu, il n’avait pas
tort : je jouais très mal au foot mais, me dire cela devant
des étrangers ! Je m’approchai de lui et lui assenai un
coup de poing au foie. Il se plia en deux. Encouragé par
cette position, je l’attendis de pied ferme. Il resta courbé

172
un bon moment. Alors, la peur commença à m’étreindre.
Je sortis du stade d’un pas précipité et retournai à la
maison. J’informai ma mère que mon tour est pour la
semaine prochaine. Ce fut, finalement, une journée
tranquille.
Le soir, sur les coups de neuf heures, on frappa à
la porte de la maison. A cette heure-là, en hiver, nous
nous apprêtions, mes sœurs, mes frères et moi à
rejoindre notre couche. Mon père qui écoutait la radio
vint dans la courette où l’avait précédée ma mère.
L’étonnement se lisait sur tous les visages. Le bon
voisinage interdisait de se déranger la nuit, sauf cas
exceptionnel. Ma mère lança un qui va là ? un peu
inquiet. Monsieur Loudghiri, le père de « ma » victime,
demanda à parler à mon père. Je devins tout pâle. Mon
père ouvrit la porte et notre voisin d’annoncer de but en
blanc : depuis tout à l’heure le gosse ne fait que vomir !
Votre fils lui a donné un coup de poing au foie !
Ma mère, incrédule me regarda et lui répondit :
_ Jamais mon fils ne s’est bagarré !
_ Il l’a fait aujourd’hui !
Ma mère, sûre de ma réponse négative, me posa la
question fatale :
_ Tu ne l’as pas frappé n’est-ce pas ?
_ C’est lui qui…
Je ne pus terminer la phrase. D’une gifle
magistrale, elle m’envoya dinguer quelques mètres plus
loin.
Mon père demanda pardon à son ami qui assura
mes parents qu’il était venu pour qu’à l’avenir les deux
gosses restent copains. Ils sont des frères. Qu’ils
prennent la défense l’un de l’autre. H’mida est un bon
élève, qu’il soit le modèle !
J’eus un sentiment de fierté qui valait toutes les
larmes. Ma mère m’ordonna d’embrasser « mon frère. »
Ce que je fis. Il m’avait lancé un regard de faon
effarouché. Cela me fit beaucoup de peine.
Cependant avant de repartir, notre voisin
commença une phrase assassine :
_ Et ce stade qui…

173
Mon père, comme pour couper court à toute
discussion autour de ce sujet, jura par Allah que je ne
retournerais plus jouer dans ce stade !
Encore heureux qu’il n’ait pas utilisé le verbe
partir au lieu du verbe jouer. Voilà comment des Pelé ou
des Maradona qui sommeillent en chaque enfant sachant
taper sur une balle, sont empêchés d’éclore !
Le MCO, un club mythique, pour les enfants que
nous étions ! Il fut fondé en 1946.
Après la création de la Fédération Marocaine de
Football, et durant les deux saisons 56/57 et 57/58 le
MCO remporta la coupe du trône en battant le
malheureux WAC. Mais la finale de la saison 58/59 fut
remportée par les FAR. Nous étions, tout de même,
rassurés sur le niveau de notre équipe – du moins à
Aharrach, mais pour nous, tout Oujda l’était – car ma
sœur aînée nous donna l’explication – la seule possible ! -
de la défaite de notre club : le Roi Mohammed V,
lorsqu’il salua les joueurs, les prévint que tous les
militaires/spectateurs présents au stade étaient armés,
par conséquent, nos joueurs avaient intérêt à perdre ce
match135. Cette information était confirmée, si besoin
était, lors des finales des saisons 59/60 et 61/62 lorsque le
MCO rencontra le FUS et le KACM et les battit,
remportant la célèbre coupe.
Les vainqueurs étaient assimilés à des héros.
Rendez-vous compte ! Ils sont partis battre les
Casablancais, chez eux ! La victoire devait être celle de
tout le Maroc oriental ! On était fier d’être, à ce moment-
là, oujdis, férus ou non de football. Le retour des héros
était attendu par toute la population. Enfin, par la gent
masculine, surtout. Les joueurs montés sur la benne
découverte d’un camion, paradaient à travers les artères
de la ville. Drapés dans de beaux survêtements verts, les
joueurs rayonnants, saluaient la foule. Lorsqu’on
prononçait le nom d’un des joueurs, il vous regardait et
vous gratifiait d’un sourire et même d’un geste de salut.

135
Houcine Ghosli, un ancien du MCO, m’affirma qu’en fait, le
Président du club des FAR d’alors – et qui était comme chacun le
sait l’ Héritier présomptif, le futur Hassan II, « voulait » offrir la
première coupe des Far à son père, feu Mohammed V. Il a donc
« demandé » une faveur qui lui fut vite accordée.

174
Braiza devait être fier d’avoir marqué le premier but du
match qui reste le premier but e l’histoire de la Coupe du
Trône ! Belaid se rappelle toujours ce but, lui qui raconta
lors d’une émission TV, en 2007 « j’ai fait une passe
latérale, Braiza était là et de la tête marqua le premier
but !» Ce match mémorable se termina sur un nul, un but
partout. Mais, le règlement n’ayant pas prévu de match
nul, les tirs au but n’étant pas encore instauré, la victoire
revint à l’équipe qui avait marqué le premier but ! Qu’y
pouvions-nous ? Il faut fatalement jouer mieux que
l’autre pour marquer le premier but !
Comme toutes les équipes, le MCO a eu de
talentueux joueurs. Mais surtout de nombreux et bons
goals. D’abord un oublié, Lagrouh. Ramené des
Cheminots, il a fait montre de beaucoup de talent, aux
dires des anciens supporters. Puis un autre que tout le
monde tenta d’oublier mais en vain, Asaban. Lui qui
garda les bois lors de la célèbre finale de 57, s’est permis
– allez savoir pourquoi - de « vendre » un match et nous
fit perdre. Heureusement pour lui, il ne traversa pas
Aharrach après son forfait. Les « grands » avaient juré de
lui faire la peau ! D’autres goals, Taleb puis Dey ! Le
meilleur ! D’ailleurs, son titre de meilleur goal lui fut
décerné par un grand Monsieur de la Radiodiffusion
marocaine des années cinquante soixante : Ahmed
L’Gharbi. Répondant à un auditeur qui voulait savoir qui
était meilleur goal au Maroc, il déclara : c’est Dey,
malheureusement il n’est pas marocain. Dey qui, après
l’indépendance de l’Algérie fera les beaux jours de
l’USMBA. En fait,, Sidi Belabbès a fourni nombre
joueurs au MCO. Bouamama, un fournier qui s’est vu
offrir un four, rue Moulay Ismaël, tout près du stade pour
pouvoir garder les bois du Mouloudia, Belyamani, un
joueur racé. Je ne pourrais pas ne pas citer Si Mohammed
CaÏd qui sera le premier directeur de l’Ecole Normale à
Oujda, la célèbre Madrassat Ibn Khaldoun et après
l’indépendance, à Oran, celui de l’Ecole Normale Saint
Charles. Il a porté le numéro 9 du MCO. On raconte à
son sujet que le MCO « avait besoin » du gain d’un
match. L’arbitre, assez gentil leur recommanda de
demander au N°9 de « tomber » dans la surface de
réparation, à dix minutes de la fin. À un quart d’heure de

175
la fin on commença à appeler Si Mohammed. Il ne tomba
point ! on le rappela et rappela mais en vain ! Intègre et
entier, il donna cette explication bien simple : je ne
pouvais pas tomber, l’on ne m’avait rien fait ! Un autre
avant-centre, de la fin des années cinquante celui-là,
Madani a marqué son passage au MCO. Il ne ratait pas
ses penalties ! D’autres joueurs ont fait le bonheur du
MCO, Lasni, Hasni pour tout le monde, Cheraka, Sabu,
comme un héros de quelques films hindous..

La vie culturelle
La musique constituait – avec les halqate de souk
Larbâa (le mercredi était jour du marché hebdomadaire à
Oujda - le corps de la vie culturelle de la ville.
On entendait. le plus souvent la musique
bédouine. Les deux instruments demeuraient L'Gasba et
le Gallal. L'on était attiré de loin par le merveilleux son
des gasba et la calme scansion du gallal, tenu

176
généralement par le chanteur lui-même. Alors que la voix
débitait la poésie malhoun136 ou populaire.
Le café El Badaoui reste le meilleur témoignage;
vous pouviez y ramener votre sucre, du thé, de la menthe
et contre vingt francs vous aviez de l'eau bouillante, une
théière et des verres. La natte en alfa vous recevait avec
vos compagnons. Les plus renommés étaient peut-être
Cheikh Tayeb et Cheikh Ali et Cheikh Zouitina. Au café
Bensfya le berrah, resté célèbre était M'hammed.
Lorsqu'il recevait un "don", il arrêtait la musique d'un
signe convenu, exhibait le billet d'argent et se lançait
dans sa "criée où le donneur était cité ainsi que ceux
auxquels il dédiait la chanson en cours. Parfois, il
s'agissait d'une réponse à un adversaire qui l'avait
provoqué par un don. Dans ce cas, à la grande joie de
l'orchestre, la somme devait être supérieure. D'ailleurs, le
criait éprouvait un malin plaisir à annoncer la somme et à
en souligner l'importance. Au total, à la fin de la soirée,
les pauvres paysans et éleveurs se retrouvaient presque
sans le sou. Le prix de la vente ayant été absorbé par une
"rojla" peut-être déplacée, mais certainement bien
appréciée par l'assemblée.
Mais, comme les frontières ne l'ont jamais été
pour les échanges culturels, Cheikh Hamada de
Mostaganem, le plus connu des chanteurs de bédoui en
Algérie et cheikh Abdelmoula L'Abbassi ainsi que
Cheikh L'Madani, se produisaient assez souvent à Oujda.
Combien de mariages n'ont-ils pas animés. La même
"criée" prolongeait les nuits de noces jusqu'à un heure
avancée de la nuit. Tout le monde y trouvait son compte:
le marié qui récoltait les retombées honorifiques, les
invités qui auront passé une agréable soirée, l'orchestre
qui voyait la siniya, le plateau en cuivre déborder de
billets d'argent.
L'autre genre musical qui existait mais plus
timidement, était la musique andalouse appelée parfois
mouciqa al aala. Les plus connus étaient en ces temps-là,
Cheikh Ben Smail et Cheikh Abdelkader. Comme
Tlemcen n'est pas loin d'Oujda, c'est le genre gharnati qui
136
Lahn en arabe signifie faute. La poésie malhoun ne respecte pas
les règles grammaticales – pour les besoin de la poésie – et traîne
donc cette épithète.

177
a prévalu et qui continue jusqu'à présent. Même si
certains musicologues avancent que le genre gharnati est
arrivé à Oujda de Tlemcen mais via Rabat où s'était
installé Cheikh Larbi Bensari, le Grand Maître de la
musique andalouse au Maghreb.

178
L’Épicerie de mon Père.

A hauteur de Sqaqi Tlata, la ruelle qui relie


Aharrach à la place commerçante de la ville se scinde en
deux bras Le bras droit va vers la casbah et hammam
l’bali, le bain ancien, passant derrière la mosquée. Le
bras gauche longe le devant de la Grande Mosquée. De ce
fait, les deux bras ceinturent la grande Mosquée et se
rejoignent en s’en allant de nouveau réunis, vers diverses
directions.
Le bras gauche était très animé. On y trouvait, sur
le même trottoir que la mosquée, la librairie Bel’ouchi, la
menuiserie du sieur Zitouni – réputé pour avoir en
horreur le raclement de la gorge alors que les glaviots le
faisaient sortir effectivement de son atelier, pestant et
menaçant le coupable de tous les châtiments.
Plus bas, quelques épiceries et l’atelier de Si
Brahim le tailleur. Tous les jours, des garçons – les
compagnons appelés barchmane137, tenaient, entre les
doigts écartés un écheveau de fils utilisés par un artisan –
le maître-ouvrier -pour la couture des liserés qui
rassemblaient les diverses pièces de la djellaba, pièces
tissées ailleurs. Les garçons - dont les doigts jouaient le
rôle de la navette du métier à tisser - se tenaient debout,
sur la chaussée – les voitures ne passant pratiquement
jamais par là – alors que les artisans s’asseyaient en
tailleur, c’est le cas de le dire ! - sur le trottoir, juste
devant l’atelier. A rythme régulier les écheveaux
changeaient de main et les fils se trouvaient, de ce fait,
croisés à l’infini. En fin de matinée, les garçons,
contents de leur journée âprement gagnée, lançaient un
tonitruant Slaaaaa ‘ânnbi fdal !! 138

137
Le terme barchmane me permet de souligner la relation entre
beaucoup de termes constituant le vernaculaire et la langue littéraire,
l’Arabe classique comme on disait naguère. En effet, le terme utilisé
ici est issu de la langue arabe, précisément du verbe barchama qui
signifie border un vêtement.
138
Littéralement : saluer le Prophète, c’est mieux.

179
En face de l’échoppe du tailleur, à l’encoignure,
se trouvait l’épicerie de mon père. Telle était
l’appellation consacrée par la famille. Mère disait tout le
temps : va à l’épicerie de ton père me chercher ceci et
cela etc. La porte en bois de couleur vert pâle se fermait
avec une grosse clef en métal blanc mat inoxydable. Du
seuil, je pouvais voir, à gauche sur le même trottoir, la
librairie Derfoufi et, au fond de la rue, une école privée ;
à droite, j’avais vue sur la placette de l’Ecole de filles et
des Trois Fontaines
Une petite échoppe, en réalité. Quelque chose
comme six mètres carrés de superficie au total. Mais, on
y vendait de la farine, de la semoule, des légumes secs,
du sucre – mon père concassait le pain de sucre avec le
fond d’un verre à thé, un savoir-faire nullement à la
portée du premier venu ! - du thé, du café de la chicorée
– à mélanger au café - des œufs – un panier où une
douzaine d’œufs pouvaient se tenir à l’aise et qui
suffisaient à satisfaire plusieurs foyers 139 - des détergents,
du pétrole, de l’alcool et de l’huile.
On trouvait chez nous du lait Nestlé, ce qui nous
a permis de gagner le ballon offert par Radio Tanger
Internationale, contre vingt-cinq bandes/étiquettes de
cette marque - du lait Gloria (non sucré,) des bonbons,
des biscuits que mon père distribuait aux enfants qui
nous offraient leur clientèle – une manière de les
fidéliser.
A partir de mes douze ans, mon père nous
demandait – mon frère et moi - de le remplacer afin
d’aller s’approvisionner. Nous le faisions, avec une
certaine réticence – nos copains plus chanceux, se
retrouvaient pour divers jeux ! – non extériorisée car nous
n’avions pas le droit d’exprimer de tels sentiments : ma
mère se chargeait de cet ordre, mon père ouvrant d’assez
bonne heure. D’ailleurs, il nous adressait la parole avec
beaucoup de parcimonie ! Pour intéresser cet
enfermement nous nous sommes attribué une récompense
qui consistait en biscuits, en délicieuses gaufrettes fines
et larges et en meskout, des champagnes! Lorsque père
139
Manger des œufs était un luxe, à telle enseigne que, parfois, avant
de les servir au client, nous les mirions à la clarté du jour pour nous
assurer qu’ils étaient encore comestibles.

180
achetait de ces bonbons acidulés et de ces caramels
fondants, alors le plaisir était complet.
Nous surveillions le retour du paternel à tour de
rôle – non pas par peur d’être surpris en train de grignoter
ces friandises, le paternel devait se douter que la carie de
nos dents était bien causée par quelques sucreries – mais
parce que son retour sonnait l’heure de notre libération !
Et lorsque la charrette à bras, louée pour la circonstance,
- et poussée par son propriétaire - débouchait du coin de
la rue, du côté de la librairie Belouchi, nous poussions un
ouf ! libérateur.
Mon père achetait l’huile au kilo et la revendait au
litre. Les dix litres – nous servions des dizaines de foyers
- duraient facilement leur quinzaine car les gens
achetaient par 125 centilitres – on appelait cela un demi
quart d’huile.
Notre passage à l’épicerie nous a tout de même
été utile à l’école. Nous n’avions, aucun problème à saisir
la différence entre les mesures de capacité ou de poids
parce que nous y étions familiarisés depuis longtemps. En
plus nous manipulions même les mesures non disponibles
en classe.
Parmi les habitudes paternelles quasi
quotidiennes, figurait, en bonne place, le thé de dix
heures. Ce rituel se retrouvait plutôt dans les familles. Le
thé de dix-sept heures, si cher aux Anglais est, à ma
connaissance, son seul correspondant.
Mon père recevait un ou deux copains pour ce
thé. Rarement plus de deux. Aux environs de dix heures,
il sortait de sous le comptoir un réchaud à alcool et un pot
de lait Guigoz, un cylindre d’une contenance de quelque
trois cents centilitres auquel il avait confectionné un bras
en fil de fer torsadé, recouvert de ficelle pour se prémunir
de la chaleur, et le manipuler à l’aise. Une fois l’eau
arrivée à ébullition, mon père préparait le thé dans une
petite théière émaillée, toujours blanche à l’intérieur et à
l’extérieur rouge.
Souvent, un des copains – Si Abd El Kader
M’basso qui habitait assez près - arrivait alors que le
réchaud était à peine allumé, alors que le deuxième
copain survenait à la fin du rituel mais, à temps pour la
dégustation !. Pour lui signifier qu’il tombait à pic Si Abd

181
El Kader lui lançait un verset coranique 140 Parfois, mon
père ou l’un des convives m’envoyait acheter des
beignets pour accompagner le thé. Si vous n’avez pas
encore goûté du thé chaud et bien sucré, accompagné de
beignets, allez vite le faire ! Vous ne savez pas ce que
vous ratez !
Le plaisir d’écouter ces adultes parler n’était pas
en deçà de celui que je ressentais à écouter les
lavandières déjà évoquées à Sidi Yahya. Car, avec les
hommes aussi le rire était garanti, il accompagnait
beaucoup de leurs mots, beaucoup de leurs phrases. Je
dois à la vérité de dire que les hommes médisaient
rarement.
A la Rentrée, et contrairement au petit Daudet, je
n’avais pas le cœur un peu serré, mon plaisir était double.
Celui d’aller en classe – parfois avec des habits neufs – et
de rencontrer les copains de classe dont une grande partie
habitait loin de chez nous – rappelez-vous le nombre
réduit des écoles à Oujda. Ajouter à cela le plaisir de
vendre, à cette occasion, des fournitures scolaires.
Mon père, une fois l’an ajoutait cette activité au
commerce quotidien. Devant la boutique, sur le trottoir
était dressée une table sur laquelle nous disposions les
cahiers, les buvards, les couvertures, les crayons, les
porte-plume, les plumiers, de la craie, des éponges, des
crayons de couleur, bref tout ce dont avait besoin un
écolier.
Quelques copains parmi nos voisins venaient nous
aider à satisfaire la clientèle qui se bousculait devant
l’étal. Prendre la liste, la lire et, à la manière d’un
pharmacien, satisfaire la demande, calculer le prix global
et demander à père d’encaisser. En ces moments, je me
sentais une certaine importance de par ma position de
second que remarquaient mes copains et parce que
beaucoup de ces copains se fournissaient chez nous. Ce
que ne manquait pas de relever mn père.
Bien entendu, nous nous choisissions les
meilleurs articles. Mon père ne se donnait jamais la peine

140
Thoumma ji’ta ‘ala qadarin ya moussa ! ( Puis ton destin
t’a guidé ici ô Moïse ! verset 40 de la Sourate TAHA du
Coran.)

182
de faire la corrélation entre notre liste et ce que nous
prenions. Qui ne se souvient des cahiers Le Minaret et
Galia avec, au dos de la couverture, la table de
multiplication. Des protège-cahiers à quatre pans dont
deux se rabattaient vers l’intérieur, et qui nous
informaient sur les moyens de locomotion (air/mer/terre)
offerts à mon père par des pharmaciens. Ces protège-
cahiers faisaient la réclame d’Aspro – combien de fois
avons-nous servi pour les verbes être et aller, ou pour
l’adverbe de lieu, la célèbre phrase Aspro est là, et la
douleur s’en va !
Pour mes brouillons, j’ai choisi, alors que j’étais
au CM1 un gros cahiers - 288 pages ! Et monsieur
Polidori qui souriait tout le temps, n'utilisait la règle que
pour nous faire suivre sur le tableau ou nous y indiquer ce
qui était écrit, le remarqua. Il s’en est suivi que je
ressentis une certaine fierté, un jour de l'année scolaire
55/56. Voyant sur le pupitre, près de moi, deux cahiers,
Monsieur Polidori vint vers moi, prit le cahier de
brouillon et commença à le feuilleter. Regardez-moi ça!
Parce que son père est épicier, il gaspille un gros cahier
pour les brouillons! Et il saute des pages! Et il écrit une
phrase par page! Alors! Voyons La Ilaha illa Llah 141
Dans le même temps où nous étions admiratifs
devant ce Juif enseignant de Français qui savait lire
l'Arabe, moi j'étais, quelque part, fier de l'entendre
prononcer le début de la profession de foi des
Musulmans! Mes copains ne s'y trompèrent pas qui me
félicitèrent d’un regard admiratif!
Ma position de lieutenant de mon père était
essentiellement due à la maladie qui a handicapé mon
frère et l’a privé de jouir de son droit d’aînesse. En fin de
compte, m’a-t-elle servi ou desservi ? J’en ai, à coup sûr
tiré quelques satisfactions mais aussi quelques
désagréments. Toujours est-il que c’est à moi
qu’incombait la lourde responsabilité de toujours verser
la mesure des différents liquides, de peser, le plus
souvent, les solides et de les empaqueter. َA ce propos,
je dois reconnaître que, n’ayant pas atteint un degré de
civilisation avancé, nous en étions encore aux sachets en

141
Il n'y a de Dieu qu'Allah.

183
papier kraft : nous en achetions pour la livre, le kilo et
même les cinq kilos ; les sachets en plastique, symbole de
la civilisation du troisième millénaire, nous étaient
superbement étrangers !
Et c’est ainsi que j’avais un jour pesé deux kilos
et demi de farine pour une petite que sa grand ‘mère
envoyait quotidiennement acheter un kilo et demi
seulement. Bien entendu, je ne me rendis compte de cette
méprise qu’après son départ. J’en touchai un mot à mon
frère qui me déclara froidement ne pas être concerné.
Craignant d’informer mon père qui, même s’il n’avait
jamais porté la main sur nous, piquerait une colère
mémorable. J’adoptai alors une solution lumineuse :
récupérer les mille grammes pesés sans contrepartie
monétaire, en deux jours. Ainsi il fut décidé, ainsi il fut
fait. Le premier jour mais le premier jour seulement car, à
peine la fillette était-elle partie que sa grand’mère se
retrouva droite comme la justice devant moi.
_ Bien sûr ! Ce n’est pas Si Mohammed ! Lui il
est autrement plus honnête ! Le voleur c’est toi !
_ Je …vous.. explique
_ Si tu ne connais pas les poids et les mesures,
contente–toi de surveiller le magasin ! Ton père oui, il
pèse justement lui ! Il n’est pas comme toi, parmi les
Moutaffifine – là la grand’mère m’envoyait en enfer,
franco de port car elle faisait allusion aux marchands qui
trichent sur la pesée et qui sont fustigés dans le Coran.
_Hier…
_ Justement hier ! Ton père que je vais attendre
ici…
_ Donne-moi le sachet pour voir
_ A vue d’œil, il ne fait pas le poids. Tiens !
Je pris le sachet, l’ouvris et ajoutai une quantité de farine,
après avoir mis un kilo et demi sur l’autre plateau de la
Roverbal.
_ Viens voir !
_ Je ne suis pas aveugle ! Tu ne l’a même pas
pesé, la preuve que tu l’as fait sciemment ! Donne !
Elle m’arracha le sachet des mains et disparut. Le
lendemain, père me demanda ce que j’avais avec cette
vielle dame. Je marquai le coup et fis celui qui réfléchis .
En vérité, j’étais secoué. Je lançai un regard à mon frère

184
qui fit semblant d’être occupé ailleurs. Prenant mon
courage à deux mains, j’y allai d’un mensonge
libérateur : je m’étais trompé et avais pesé un kilo au lieu
des trois livres habituelles !
_ Mais, insista mon père, elle m’a parlé d’une
pesée avantageuse que j’aurais effectuée, deux jours
auparavant. Moi je n’ai rien pesé à sa petite-fille, je ne
devais pas être là.
_ Non c’est moi – et m’enfonçant allégrement
dans le mensonge, je continuai sur ma lancée - mais
j’avais peut-être dépassé légèrement la mesure. J’ai eu
peur de transgresser les prescriptions coraniques.
Devant cet argument massue, mon père qui ne
nous fixait pas souvent du regard, hocha la tête et oublia
l’incident. Une mauvaise journée que je passai là !
J’avais peur que mon père, ayant simplement différé cette
discussion, en informe ma mère. Non point par délation,
cela n’était pas le fait du paternel mais, il pouvait
rapporter cela comme simple information. Dans ce cas il
en aurait été autrement, mère voulant aller au fond des
choses. Le soir, quand on se mit au lit, je compris que
l’incident était vraiment clos. J’en remerciai père
silencieusement.
L’année 1962 devait mal se terminer pour nous.
Si l’épicerie de mon père ne rapportait plus autant
d’argent, du moins nous permettait-elle de vivoter. Cet
état de choses durait depuis plus de six ans déjà, depuis
que le FLN exigea des Algériens de refuser toute aide
émanant de la France. Mon père qui était – pour
l’administration, employé de commerce – recevait les
allocations familiales.
Je me rappelle le jour où le spectacle était devant
le Consulat de France à Oujda. Quelques copains et moi
avions été voir ceux qui oseraient entrer à Dar l’Conso142
Mon père avait déjà tranché qui ne partit même pas là-
bas. Beaucoup d’adultes – sur le trottoir même du
Consulat ou sur le trottoir d’en face - discutaient par
petits groupes.

142
Littéralement, la Maison du consul, mais tout simplement, le
Consulat de France, nous n’en connaissions pas d’autre.

185
J’eus très peur pour mon père, bien que le
sachant dans son épicerie, lorsque j’entendis un homme
dire à son copain ils peuvent même tuer ceux qui
n’obéiraient pas !
Le commerce périclitait donc, et la misère
s’installait petit à petit chez nous malgré l’aide
substantielle que ma mère et mes jeunes sœurs allaient
chercher auprès du Salib143 (la croix). Si mon père et moi
n’y avions jamais été, c’était sur insistance de ma mère.
Elle ne voulait pas que ses hommes soient vus dans cet
état de mendicité (sic.)
Ainsi, nous avions de l’huile, du sucre et
beaucoup de riz. Ma pauvre mère a dû se démener
comme un sylphe pour imaginer des recettes préparées à
base de riz. Du minestrone où le riz remplaçait les pâtes,
au bon pain fait à partir de la farine de riz.
A l’avènement de l’Indépendance de l’Algérie,
l’année 62, notre situation fut aggravée par la cessation
des dons – l’Algérie obtenant son indépendance, toutes
les structures algériennes furent transférées au pays – et
mon père perdit la jouissance du minuscule magasin : ma
tante paternelle, sa sœur donc, ayant émis le désir de le
récupérer, mon père accéda à sa demande, le cœur gros -
je le sais car j’étais avec lui lorsqu’il vendit l’ensemble
des étagères pour une modique somme car il était obligé
de vendre, ce que savait l’acheteur.
Nous nous trouvions subitement sans aucune
entrée d’argent ni aucune aide alimentaire, alors que nous
étions confrontés, pour la première fois, à la nécessité
d’acheter les denrées alimentaires !.
Ma sœur Aicha qui avait, pendant une année,
enseigné l’Arabe dans une école privée pour la somme
dérisoire - mais combien salutaire ! - de 200 dirhams par
mois, devait se marier et déménager à Taza. En effet, son
époux, Mohammed Touache était CBRO au sein des
'Ateliers des Chemins de Fer Marocains. Il termina sa
carrière Chef de ces mêmes Ateliers! Très rapidement,
une amitié nous liera lui et moi. Elle dure toujours.

143
Aide fournie par la Croix rouge et dispatchée par le Croissant
Rouge Algérien.

186
Moi j’étais encore au Lycée Abdel Moumen, mais
sachant que je ne pourrais pas continuer mes études, je
devins, à l’étonnement général, moins bon élève ! Je
quitterais bien le lycée plus tôt si on recrutait à dix-sept
ans ! Mais bon ! Condamnés à la patience, il nous fallait
titrer le diable par la queue. D’autant que je ne savais rien
faire avec mes doigts!
Pour parer à cette nouvelle situation, nous fûmes
obligés de vendre notre maison du 11, Rue Cheikh Ali.
Heureusement que la maison de ma prime enfance avait
été de nouveau libérée. Nous y retournâmes, encore une
fois, comme locataires. Revenir au 44, Rue de Siudi
Ziane nous a aidés à supporter ce choc psychologique.
Combien de fois avons-nous soupé d’olives
conservées et de thé ! Combien de fois, ma pauvre mère
nous a-t-elle aidés à tromper la faim par une julienne sans
huile ! Benchaou, le patron de la boucherie le fin
gourmet, nous mettait de côté des os d’ovins ; seulement,
ils n’étaient pas toujours disponibles
En fin de compte, la foi en Dieu nous a été d’un
grand secours. Et puis, nous n’avions pas toujours été si
pauvres !
J’eus dix-huit ans en milieu d’année scolaire.
Mais dès octobre 63, je tentai l’enseignement dans la
même école où enseigna ma sœur, l’Ecole Najah. Le
directeur a insisté pour que j’enseigne le français ce qui
m’a quelque peu contrarié, j’étais plus fort en Arabe.
Mais il fallait gagner de l’argent. Même si la paie ne
s’élevait qu’à 250 DH, cinquante de mieux que ma sœur,
tout de même !
Mon collègue et ami Ali Hassoun me poussait à
réclamer plus mais toutes mes demandes restèrent sans
suite. J’expliquai à Ali que cette entrée était mieux que
rien – le patron pouvait m’éjecter à tout moment - et que
j’étais décidé à aller enseigner en Algérie. Ce qu’il
approuva. Du reste, lui-même avait réussi à un concours
de recrutement de greffiers et ne devait pas reprendre
l’année suivante.
Je réussis à convaincre mes parents,
particulièrement père, allergique à tout changement - de
la nécessité, pour moi d’aller gagner dignement ma vie.

187
Mon père ne s’opposa point mais n’exprima aucunement
son accord. Pour rester égal à lui-même.
En juin 64, ma demande de recrutement fut
envoyée au Ministère de l’Education Nationale à Alger.
Le jeudi 2 septembre 64, j’entrais, à bord d’un car
de la TRCFA, à Oran où j’étais affecté en qualité
d’enseignant d’Arabe.
Mais cela est une autre histoire.

188

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