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L’Amour, soudain
Éditions de l’Olivier, 2004
Points no P1551
Floraison sauvage
Éditions de l’Olivier, 2005
Points no P1867
L’Héritage nu
Éditions de l’Olivier, 2006
Badenheim 1939
Éditions de l’Olivier, 2007
Tsili
Points no P1258
L’Immortel Bartfuss
Points no P1385
Katerina
Points, no P1799
La Chambre de Mariana
Éditions de l’Olivier, 2008
Points no P2258
Les Partisans
Éditions de l’Olivier, 2015
Points no P4357
Sur ce, Iréna apprit qu’Anton avait été mêlé à une grande
bagarre dans laquelle il avait été blessé. Transporté à l’hôpital,
il était décédé. Les obsèques s’étaient déroulées en présence
d’une foule immense.
Elle ne s’y attendait pas. Elle ne s’était jamais imaginé
qu’il mourrait avant elle. Un homme aussi robuste ne meurt
pas prématurément, pensait-elle.
Elle le vit de nouveau devant ses yeux. La mère d’Anton
disait toujours : « Il est capable de tordre de grosses barres de
métal et de faire bouger une vache têtue. Il est comme son
défunt père. Sa force n’a pas de limites. »
Dans sa jeunesse, il avait travaillé à la laiterie communale.
Puis il était passé à la scierie. Ses employeurs l’aimaient bien
et ajoutaient toujours une prime à son salaire.
Devenu un homme mûr, il avait dépensé son argent dans la
boisson et les cigarettes. Sans Iréna, et la paie qu’elle gagnait
en nettoyant les sols de l’école, il n’y aurait pas eu de quoi
subvenir aux besoins du foyer.
Il réclamait toujours son dû en rentrant à la maison. Et s’il
ne le recevait pas, il la tançait. Puis il s’était mis à la gifler, et
lorsque sa fureur s’enflammait, il lui flanquait des coups de
pied.
À l’époque où ils s’étaient fiancés, le père d’Iréna avait été
satisfait par cette alliance. Il répétait : « Anton est un homme
fort de la tête aux pieds, on peut compter sur lui. »
Iréna avait entendu le récit de la bagarre et de la mort
d’Anton alors qu’elle était sur le point de sortir de l’auberge.
L’homme d’une quarantaine d’années qui racontait lui
semblait fiable.
Aux questions qui lui avaient été posées, il avait répondu :
« C’est ce que j’ai vu. C’est ce que j’ai entendu. »
À ceux qui voulaient savoir s’il y avait eu d’autres tués, il
avait répondu : « Il y a eu des blessés. On a fait venir un
secouriste pour s’occuper d’eux. »
Un paysan demanda : « Il n’y a qu’Anton qui est mort ? »
Ne sachant que répondre, l’homme avait haussé les épaules
nerveusement.
À présent, tous s’étaient dispersés. Sauf Iréna, incapable de
se réjouir. La crainte inspirée par Anton ne l’avait pas quittée.
Il était clair pour elle qu’il ne la laisserait pas tranquille et
la poursuivrait avec plus de détermination encore.
La mère d’Iréna disait avec une ferme piété : « Les morts
ne nous laissent pas en paix. Ils sont parfois plus durs que de
leur vivant. » Et, une fois, elle avait dit : « Laissez les morts
être un instant dans ce monde. Ils en ont manifestement
besoin. »
Tandis qu’elle se demandait où aller, Iréna s’approcha de
l’aubergiste, commanda un verre et s’assit.
Une vieille femme lui adressa la parole : « D’où viens-tu,
ma fille ?
– J’étais chez ma tante puis chez le Vieux. À présent, je
suis à la croisée des chemins.
– Tu as un foyer ?
– Oui, mais il est vide. Mon mari est décédé il y a quelques
jours. »
La vieille la dévisagea : « Moi aussi, je me suis retrouvée
veuve. C’était dur avec lui de son vivant, et maintenant c’est
dur sans lui. Il a chassé nos deux filles de la maison. Il
prétendait qu’elles avaient mal tourné. Je voulais qu’elles
reviennent, mais il refusait. Désormais, je suis seule au monde.
– Vous n’êtes pas seule au monde. »
La phrase avait échappé à Iréna.
« Qu’est-ce que je peux faire si je me sens seule ?
– Prier. La prière dissipe la solitude. Si vous connaissez les
prières anciennes, c’est mieux de les chanter sur la musique de
l’époque, mais si vous avez oublié, murmurez : “Mon Dieu,
libère-moi de la solitude qui me retient prisonnière. Elle me
fait mal.” Je suis sûre que Dieu se tiendra à vos côtés.
– D’où tiens-tu cette assurance, ma fille ?
– De Dieu. C’est Lui qui place les mots dans notre bouche.
– Pourquoi je n’ai pas de mots ?
– Dieu rend à celui qui prie les mots qu’il a perdus, et lui en
ajoute d’autres. »
La vieille regarda Iréna avec une stupéfaction grandissante
et finit par dire : « Pardonne-moi, ma fille, j’ai du mal à
entendre ce que tu dis. Je ne sais pas qui tu es, ni de quel
monde tu es parvenue jusqu’à nous.
– Je m’appelle Iréna. Ma famille est au village depuis des
générations, s’empressa de répondre Iréna.
– Pardonne-moi. Il faut que je rentre chez moi. Personne ne
m’y importune. À la maison, je suis avec moi, et moi seule. La
solitude est pénible, et parfois terrible, mais personne ne me
menace.
– Je n’avais aucune mauvaise intention », dit Iréna, les
larmes aux yeux.
Les pleurs étaient sur le point de la submerger, mais la
vieille était déjà en route vers sa maison.
CHAPITRE QUARANTE