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ADELINE MAGNE

2010, Fiona Harper. © 2011,


Traduction française : Harlequin S.A.
978-2-280-24020-8
Horizon
1.
Dans un demi-sommeil, Ellie ouvrit les yeux. Sur la
table de chevet, l’horloge indiquait 2 h 16. Elle avait
besoin d’aller aux toilettes, mais elle ne connaissait pas
les lieux et n’avait pas envie de se perdre dans le noir.
Elle glissa une main sous l’oreiller, se retourna
lourdement et remonta la couverture sur sa tête. Les
paupières closes, elle changea encore de position,
s’immobilisa et compta ses respirations. Les secondes
s’étirèrent lentement. Le silence était complet.
Et zut ! Il allait vraiment falloir qu’elle se lève. Avec un
soupir agacé, elle entrouvrit les paupières et s’efforça de
distinguer le contour de la porte. A la lueur verdâtre du
réveil, le bord du lit lui semblait aussi engageant que
celui d’une falaise. « Allez, secoue-toi ! A ton âge, avoir
peur du noir ! Comme si des fantômes ou des chauves-
souris pouvaient se tapir dans la pièce… »
Elle rejeta la couverture d’un geste brusque et posa
les pieds au sol, mais hésita quelques secondes avant
d’avancer à pas minuscules vers le mur. Ouille ! Il était
plus près qu’elle ne l’avait cru. Elle aurait dû faire plus
attention en prenant possession de la chambre. A sa
décharge, elle avait été si fatiguée qu’elle s’était
contentée de déballer la moitié de ses valises avant de
s’effondrer dans le grand lit.
Se frottant l’épaule, elle progressa à tâtons le long du
mur. La porte se trouvait à quelques pas de l’endroit où
elle s’était cognée. Elle tourna avec mille précautions
l’antique poignée grinçante et ouvrit tout doucement la
porte, sourcils froncés — précautions ridicules, puisqu’il
n’y avait personne d’autre dans le bâtiment. Malgré tout,
elle rechignait à faire du bruit en pleine nuit dans une
maison qui n’était pas la sienne.
Elle tendit un bras et chercha l’interrupteur, sondant le
mur du plat de la main. Ne le trouvant pas, elle se résolut
à avancer dans le noir. Un mince rayon de lune tombait
d’une fenêtre aux rideaux entrebâillés, au bout du palier,
et éclairait la porte des toilettes, juste à côté. Ellie s’y
dirigea d’un pas rapide, entra précipitamment dans la
pièce et tira sur le cordon de la lumière avec un soupir
de soulagement.
Quelques minutes plus tard, elle rouvrit la porte et
s’immobilisa. La lune avait disparu, plongeant le couloir
dans une obscurité de poix. Elle respira profondément
pour dissiper sa panique.
— Bon. Ma chambre est la… troisième porte à
gauche, murmura-t elle en comptant sur ses doigts.
Enfin, je crois.
Sur la pointe des pieds, elle laissa courir une main sur
le mur, compta un chambranle, puis deux… Elle aurait
voulu marcher sans faire de bruit, lentement, mais les
battements de son cœur s’accéléraient au fur et à
mesure qu’elle avançait, et elle pressa le pas malgré elle
en songeant à la chaleur de son grand lit douillet.
Trois… Enfin !
Elle poussa la porte et se précipita vers le lit. De son
enfance, elle avait gardé une peur irrationnelle peuplée
d’êtres tapis dans l’ombre qui voulaient attraper ses
chevilles. A l’adolescence, elle avait même mis au point
une technique de saut qu’elle décida de remettre en
pratique. Grossière erreur : elle trébucha sur une
chaussure qui traînait et faillit s’effondrer sur quelque
chose. Quelque chose qui bougeait et qui respirait. Elle
n’était pas seule ! Un cambrioleur était entré, un fou armé
d’une hache, peut-être !
Son esprit s’embrouilla sous un afflux d’informations
chaotiques et son instinct prit la relève. Elle recula,
espérant que la porte serait encore juste derrière elle,
mais elle n’avait pas fait deux pas qu’une main puissante
saisissait son poignet. Le cœur au bord des lèvres, la
jeune femme s’immobilisa une seconde puis, sans
réfléchir, elle se précipita vers son assaillant et lui
envoya un coup au menton qui le fit chanceler en arrière
avec un gémissement.
« Maman, jamais plus tu ne m’entendras me plaindre
des cours d’autodéfense que tu m’as obligée à suivre ! »
Il s’ensuivit un moment irréel, comme au ralenti, où elle
se demanda ce qui pouvait bien pousser un cambrioleur
à se promener torse nu en plein mois de mars, mais un
bras s’abattit sur elle et elle s’effondra, entraînant son
agresseur dans sa chute, leurs bras et jambes emmêlés.
La situation n’était pas à son avantage, c’était le
moins qu’on puisse dire. L’homme était plus grand
qu’elle, et dix fois plus fort, à en juger par sa carrure. Il
n’eut d’ailleurs aucun mal à l’immobiliser sous lui. D’un
geste rapide, il la retourna sur le dos, lui coinça les
jambes entre ses genoux et emprisonna ses poignets.
Vaincue par son étreinte de granit, elle arrêta de se
débattre.
L’homme soufflait sur son cou une haleine rapide et
tiède. Transie de panique, Ellie espérait à présent avoir
à faire à un simple cambrioleur. Il lui fallait agir, et vite.
Suivant toujours son instinct, elle redressa la tête et
mordit son agresseur, qui lâcha un cri de douleur. Elle en
profita pour le faire basculer sur le côté afin de se
dégager. Mais, alors qu’elle tentait de s’échapper à
quatre pattes, il saisit son pied droit et l’attira à lui. Dans
un effort dérisoire pour lui résister, elle laboura le tapis
de ses ongles.
Soudain, une colère folle balaya sa peur, et elle hurla à
son agresseur :
— Sortez de ma chambre ! Sortez, sinon…
— Quoi ?
Une lumière vive inonda soudain la pièce. Ellie
redressa la tête et cligna les yeux, cherchant la porte
d’un regard affolé. Elle finit par discerner une silhouette
contre le papier peint bleu pâle.
Bleu pâle ? Mais celui de sa chambre était jaune
crème !
Ellie plissa les paupières et tourna brusquement la
tête vers son agresseur. Au travers de ses cils, elle
distingua deux yeux d’un brun profond fixés droit dans les
siens. Ces yeux… Il lui semblait bien les avoir déjà vus
quelque part, mais où ? Une image vague flottait dans
son esprit, inexplicable.
Ellie se sentit alors rougir jusqu’aux oreilles, et les
battements fous de son cœur redoublèrent. Elle se
rappelait, maintenant. Elle avait vraiment vu ces yeux, et
pas en rêve. Sauf que le regard de son souvenir était
rieur, pétillant même, pas comme celui, partagé entre la
colère et l’effarement, qui la dévisageait à présent.
Ellie se dégagea avec un gémissement contrit.
— Je suis désolée… Je me suis perdue dans le noir,
balbutia-t elle précipitamment. Je vous avais pris pour
une sorte de… de fou dangereux, vous comprenez !
A l’air ébahi avec lequel l’homme cligna les paupières,
Ellie devina qu’il avait pensé exactement la même chose
d’elle.
— Monsieur Wilder… Vraiment…
— Je sais comment je m’appelle, mais vous, qui êtes-
vous, bon sang ?
La jeune femme humecta ses lèvres sèches et
s’éclaircit la gorge.
— Je suis Ellie Bond, votre nouvelle intendante.

Un mois plus tôt


Ellie s’était immobilisée sur le seuil du café, les
jambes en coton. Elle était déjà là ? Elle n’était pas
censée arriver aussi tôt, mais… la porte se refermait
déjà derrière elle, heurtant doucement son dos.
Attablée devant un journal, la jeune femme au manteau
rouge n’avait heureusement pas remarqué son arrivée.
D’énormes boucles miroitaient à ses oreilles chaque fois
qu’elle rejetait ses longs cheveux noirs en arrière pour
tourner une page. Ellie se rappelait lui avoir offert les
boucles d’oreilles pour son dernier anniversaire, mais
son nom, quel était son nom ? Dans sa panique, elle eut
l’impression que son estomac se remplissait de glaçons.
Elle observa son amie avec attention, dans l’espoir
qu’un effort de concentration ferait revenir son nom.
Soudain, la femme se raidit. Ellie n’avait pas besoin de
voir son visage pour deviner que trois petites rides
verticales étaient apparues au-dessus de son nez,
comme chaque fois qu’elle fronçait les sourcils : c’était le
genre de détail qu’une amie de dix ans remarque
instinctivement. D’ailleurs, Ellie s’était constitué un album
mental pour chacun de ses proches, composé d’images,
de sensations, de sons et d’odeurs. Et justement, à
présent, les souvenirs se pressaient en foule dans
l’esprit d’Ellie : chambres universitaires mal rangées,
odeurs de vieux livres poussiéreux dans la bibliothèque,
papotages en soirée et rires étouffés… C’était d’ailleurs
bien cela qui rendait la situation encore plus pénible.
Ellie n’arrivait tout simplement pas à se souvenir du nom
de son amie.
Souvent, depuis l’accident, trouver un nom ou un mot
revenait pour elle à fouiller dans un placard obscur. Elle
savait que l’information était là, stockée quelque part, et
elle tâtonnait au hasard, espérant une illumination
lorsqu’elle aurait posé la main sur l’objet qu’elle
cherchait.
En passant à côté d’elle, une serveuse la bouscula
légèrement. Percevant un mouvement, la femme au
manteau rouge redressa la tête, aperçut Ellie et sourit.
Celle-ci lui répondit par un petit signe de la main et se
mit à énumérer en catastrophe tous les noms qui lui
venaient en tête, par ordre alphabétique, selon une
technique apprise lors des réunions du groupe de
soutien.
Anna ? Alice ? Amy ?
Son amie se leva, rayonnante, ne laissant d’autre
choix à Ellie que de s’avancer vers elle.
Belinda ? Non. Brenda, alors ?
La jeune femme aux pendants d’oreilles brillants la
serra contre elle. Aussi flasque qu’une poupée de
chiffon, Ellie se contraignit à lever les bras pour lui rendre
son accolade.
Christine… Caroline… Carly ?
Carly ! Oui, c’était cela… enfin, presque.
— Quel plaisir de te revoir, Ellie, dit doucement la
jeune femme à son oreille.
Ellie savait que son amie excuserait son trou de
mémoire. Mais, justement, elle en avait assez, de
toujours solliciter la compréhension des autres. Elle
voulait vivre comme tout le monde, sans devoir
quémander la compassion de quiconque.
Tout à coup, une sensation familière la submergea.
Souvent, elle avait l’impression que ses souvenirs
étaient des bouées ancrées dans un fond marin sombre
et trouble, puis l’une se libérait soudain pour remonter à
la surface de sa conscience.
Charlotte Maxwell !
— Bonjour, Charlie. Je suis contente de te revoir, moi
aussi.
Comme Ellie s’asseyait, un profond soupir lui
échappa. Charlie inclina la tête et la regarda avec
inquiétude.
— Comment vas-tu ?
Ah. Question innocente, mais pleine de chausse-
trappes. Peu désireuse de se lancer dans un compte
rendu psychologique et médical précis, Ellie se contenta
de sourire.
— Très bien. Vraiment.
Charlie continuait de la regarder fixement.
— Et ces maux de tête ?
— Ils sont devenus très rares, répondit-elle avec un
haussement d’épaules évasif.
Charlie recula légèrement et la toisa, l’œil pétillant.
— Tu t’es coupé les cheveux.
Ellie porta la main à ses boucles blondes. Elle était
allée chez le coiffeur quelques jours plus tôt et n’était pas
encore habituée à cette coupe beaucoup plus légère
que l’épaisse masse de cheveux qui lui tombait autrefois
au milieu du dos.
— J’avais envie d’un changement.
Ah oui, un changement ! C’était justement pour cela
qu’elle était venue. Autant aller droit au but et poser à
Charlie la question qu’elle n’avait cessé de tourner dans
sa tête depuis le matin, sinon elle risquait de l’oublier et
de repartir sans l’avoir formulée.
Elle ouvrit la bouche pour parler, mais Charlie la
devança.
— Je ne sais pas pour toi, mais je ne me vois pas
rattraper tout un mois de papotage sans une bonne
tasse de café.
Ellie jeta un bref regard vers le comptoir avant de se
lever.
— Je vais prendre un…
Ah, zut ! Quel était le mot, déjà ? Elle le connaissait,
mais il lui échappait, à la manière d’un rêve au réveil.
— Tu sais… Un café recouvert de mousse de lait.
Charlie se tourna sans sourciller vers la serveuse.
— Deux capuccinos, s’il vous plaît. Je te reconnais
bien là, dit-elle en souriant. Rien ne saurait te faire
oublier le chocolat.
Venant de sa mère ou de son frère, une telle remarque
lui aurait fait montrer les dents, mais, de la part de
Charlie, Ellie ne put s’empêcher d’en rire. Peut-être était-
elle trop susceptible depuis quelque temps. Trop
nerveuse, en tout cas. Ce rendez-vous avec Charlie
l’angoissait depuis longtemps. Dans cet état
d’énervement, comment s’étonner que son cerveau
fasse des siennes ? Pourtant, Charlie comprenait ses
problèmes, elle les dédramatisait. C’était encourageant.
De plus, personne n’était mieux en position de l’aider. A
la tête d’une florissante petite agence qui proposait du
personnel domestique à une clientèle fortunée, Charlie
pourrait certainement l’inscrire dans son catalogue de
prestataires.
Oui, elle allait lui demander. Elle s’y sentait prête.
Pourtant, ce ne fut qu’au deuxième capuccino qu’Ellie
rassembla le courage suffisant. Jouant avec le pendentif
d’argent qui ne la quittait jamais, elle se jeta à l’eau.
— En fait, Charlie, j’aurais un service à te demander.
— Pas de souci, ma chérie, dit celle-ci en lui tapotant
le bras, tout sourire. Tout ce que tu veux. Je t’écoute.
Ellie prit une profonde inspiration.
— J’ai besoin d’un travail.
Charlie se raidit et cligna les yeux.
— Un travail ?
Ellie mordilla sa lèvre inférieure avec un bref
hochement de tête, mais Charlie ne la regardait plus.
Tête baissée, elle pliait d’un ongle rouge vif le coin de sa
serviette en papier.
— Non, Ellie. Je suis vraiment désolée, mais au
bureau je m’en sors avec deux ou trois personnes et je
n’ai pas l’intention de recruter en ce moment.
Les épaules d’Ellie s’affaissèrent. Formidable. Voilà
que Charlie pensait qu’elle mendiait un emploi. Pourtant,
pas question d’abandonner : il lui fallait du travail, coûte
que coûte.
Ellie cessa de jouer avec son pendentif et croisa les
mains sur ses genoux.
— Charlie, tu m’as mal comprise. Je te demandais de
m’inscrire parmi tes prestataires, de préférence pour un
poste avec logement. Je… il faut que je quitte Barkleigh
pendant quelque temps. Tu peux certainement me
trouver quelque chose où je serai utile, n’est-ce pas ? Tu
sais que je cuisine merveilleusement.
Charlie opina en silence, mais Ellie vit qu’elle
réfléchissait.
— Mais est-ce que tu… Enfin…
Ellie devina sa question : était-elle désormais capable
d’assumer un travail à temps plein ? En toute franchise,
elle-même en doutait. Certes, elle avait travaillé dur pour
mettre en place toutes sortes de stratégies et de
mécanismes afin de palier ses problèmes de mémoire
et de concentration, mais l’idée de quitter son
environnement familier l’effrayait au plus haut point.
— Il me faut un peu plus de temps que les autres pour
m’organiser, mais je peux m’en sortir, Charlie, crois-moi.
J’ai seulement besoin qu’on me donne ma chance et
qu’on me fasse confiance. D’ailleurs, tu viens de me dire
que tu ferais n’importe quoi pour m’aider.
D’accord, c’était un argument déloyal, mais aux
grands maux les grands remèdes. Une expression
peinée se dessina sur le visage de Charlie. Elle n’était
pas convaincue. Mais à sa place, Ellie aurait-elle moins
hésité ?
Charlie resta silencieuse un long moment, le front
plissé par la réflexion. Enfin, les plis s’atténuèrent
lentement.
— D’accord. Il se peut que j’aie quelque chose pour
toi. Je te tiens au courant.

***
La vieille porte du cottage se referma avec un
claquement définitif. Ellie pesta en silence : la clé était
encore une fois coincée dans la serrure. Décidément,
tout allait de travers, aujourd’hui. Sa valise ne fermait
plus, un pigeon mort avait bouché la gouttière et, pour
finir, il se mettait à pleuvoir. Si elle avait été portée à
croire aux présages, elle aurait couru se réfugier sous sa
couette.
Sauf que sa couette sortait tout juste de la
blanchisserie, et que, comme toutes ses affaires
personnelles, elle était dans un carton. Le cottage,
désormais vide, avait été mis en location. Ellie n’avait eu
aucune difficulté à trouver une agence immobilière
intéressée par cette maison familiale, située dans le
village pittoresque de Barkleigh. D’autres familles
viendraient désormais y construire des souvenirs.
Le bout de la langue entre les dents, Ellie manœuvra
patiemment la clé, qui se libéra enfin. Voilà ! Il suffisait
d’insister gentiment. Bien, il était temps de partir. Ellie
glissa le trousseau dans la poche arrière de son jean et
jeta un dernier regard au travers du vitrail de la porte.
Pendant un temps, le vestibule avait été une pièce
accueillante, remplie d’un joyeux désordre de
chaussures et de manteaux. A présent, déformé par le
panneau de verre coloré, il semblait vide et froid.
Une grosse goutte de pluie s’écrasa sur sa tête. Elle
frissonna, ramassa sa dernière valise et se dirigea vers
la voiture, puis promena un dernier regard sur les
champs. Un nuage, lourd et noir, absorbait toute la
lumière. Une autre goutte atterrit sur sa nuque. Elle jeta
son gros sac à l’arrière de la voiture, referma le coffre et
se dépêcha de s’installer au volant. Déjà, la pluie tombait
dru, charriant des odeurs de terre par le système de
ventilation. Sur le siège passager, dans un petit sac, un
ours en peluche bleu aux oreilles élimées, le ventre usé
par les câlins, la dévisageait de son unique œil de nacre.
Ellie lâcha un long soupir et baissa ses paupières
brûlantes. Elle s’absorba dans le bruit de la pluie qui
tambourinait sur le toit de la voiture, la retranchant du
monde.
Elle se redressa sur le siège, regarda sans le voir le
paysage noyé dans un brouillard gris, puis démarra. Le
moteur toussa, crachota et cala.
— Ah, non ! Ce n’est pas maintenant que tu vas me
laisser tomber !
Ellie réenclencha l’injection et la voiture démarra dans
un grondement mal assuré. Elle passa les vitesses avec
un soupir de soulagement et recula tout doucement le
long du chemin de campagne, puis s’engagea sur la
route sans se retourner.
Une heure plus tard, coincée sur l’autoroute derrière
une caravane, elle hésitait à doubler. Elle avait peu
conduit ces derniers temps et ne voulait prendre aucun
risque, surtout avec ces camions qui roulaient à une
vitesse folle. Pour se calmer, elle pensa au travail qui
l’attendait et au nouveau départ qu’il présageait.
A son retour de l’hôpital, après l’accident, tout le
monde avait été si soulagé : désormais, sa vie revenait à
la normale. Puis au bout d’un an, lorsqu’elle avait quitté
le domicile de ses parents pour retourner vivre au
cottage, la même chose s’était reproduite. Famille et
amis avaient poussé un soupir de soulagement : enfin !
Tout était rentré dans l’ordre. Affaire classée !
Mais c’était faux, l’affaire n’était justement pas
classée. Malgré cette façade de normalité, Ellie était
fondamentalement changée et le resterait toujours.
Certes, ses cheveux avaient repoussé et dissimulaient
désormais la cicatrice, mais rien, plus rien, ne saurait
jamais être comme avant.
Ellie fixait le pare-brise zébré de fines gouttes de
pluie. De l’eau… Comment un élément tellement anodin
avait-il pu bouleverser la vie de trois personnes aussi
irréversiblement ? Elle actionna les essuie-glaces et les
traces se brouillèrent.
Quelques minutes plus tard, la pluie s’arrêta
complètement et une chaude lumière d’après-midi
envahit l’habitacle. Les épaules d’Ellie se relâchèrent.
Elle s’aperçut alors qu’elle avait serré les dents depuis
qu’elle avait posé le pied sur l’accélérateur et fit un effort
conscient pour se décrisper.
Elle arrivait à la hauteur d’un grand panneau bleu,
qu’elle lut attentivement : sortie 8. Elle allait bientôt devoir
quitter l’autoroute. Ce n’était pas le moment de rêvasser.
Devant elle, la caravane ralentit encore. Ellie jeta un
regard dans le rétroviseur : la voie était pratiquement
libre. Rien ne l’empêchait de doubler si elle le souhaitait.
Elle hésita pourtant cinq bonnes minutes avant
d’actionner son clignotant et de se dégager.
Surtout, ne pas rater la sortie 10. Elle se répétait ce
numéro en boucle pour le graver dans sa mémoire à
court terme lorsqu’un long coup de Klaxon la fit sursauter.
Une Porsche rutilante venait de surgir dans son
rétroviseur et s’approcha dangereusement. Perturbée, la
jeune femme appuya nerveusement sur un bouton et
s’aperçut qu’elle avait actionné les feux de brouillard.
Elle s’efforça de contrôler sa respiration, mit son
clignotant et se rabattit. Quelques secondes plus tard, la
Porsche la doublait dans un vrombissement rouge. Ellie
poussa un soupir de soulagement, mais aussitôt le
chauffard se rabattit juste devant. Elle freina en
catastrophe et donna un long coup de Klaxon furieux.
Imperturbable, la Porsche s’éloigna.
Imbécile ! A tous les coups, c’était un homme, l’un de
ces petits machos égocentriques qu’elle évitait
soigneusement en toutes circonstances. Elle secoua la
tête et reporta son attention sur la route. La prochaine
station-service n’était qu’à trois kilomètres. Parfait. Une
pause-café s’imposait.
Quelques instants plus tard, installée sur un siège en
plastique inconfortable, Ellie se réchauffait les mains sur
un gobelet fumant. Elle était encore sous le coup de sa
mésaventure. Ce chauffard avait fait remonter des
souvenirs qu’elle préférait fuir. Etrange, puisqu’elle ne se
rappelait pas l’accident en lui-même. Heureusement, au
fond. Mieux valait qu’elle n’ait pas été consciente
lorsqu’on l’avait sortie de la carcasse de la voiture, dans
laquelle reposaient les corps de son mari et de sa fille.
Malgré cette lacune, son cerveau trouvait le moyen
d’inventer des images qui la tourmentaient au plus noir
de la nuit.
De même, elle n’avait gardé aucun souvenir des
premiers temps de son hospitalisation. D’après les
médecins, c’était normal : ils appelaient cela une
amnésie post-traumatique. Chaque fois qu’elle se
concentrait sur cette période, sa mémoire semblait se
couvrir d’un brouillard épais, impénétrable.
Parfois, il lui arrivait d’être prise de nostalgie pour
cette période d’oubli cotonneux, tellement plus
sécurisant que la réalité à laquelle elle était revenue, une
réalité marquée par la souffrance, la perte de ses
repères et la mort de Sam et de Chloé.
Et tout cela parce que, ce jour-là, il avait plu, et parce
que deux jeunes imbéciles avaient voulu s’amuser avec
une voiture volée.
Ellie regarda son gobelet : il était vide, mais elle ne se
souvenait pas l’avoir bu. Tant mieux. Les yeux fixés sur la
trace de marc qui restait au fond, elle frissonna et glissa
une main dans ses boucles désordonnées. Il était temps
de partir. Pourtant, la perspective de retourner sur
l’autoroute la rebutait, encore plus que tout à l’heure. Elle
ferma les yeux et prit une lente inspiration.
« Allez, secoue-toi. Tu n’as pas le choix, sinon autant
déclarer forfait dès maintenant et retourner hiberner à la
maison. Tu peux y arriver. Tu le dois, même. Chez toi,
toute seule, tu dépéris lentement. Ce n’est pas une vie. »
Elle ouvrit les yeux, lissa son T-shirt, saisit son sac et
se dirigea droit vers la sortie. Quelques instants plus
tard, sa vieille voiture accélérait en gémissant. Ellie
s’efforça de faire abstraction du bruit et se laissa
envelopper par la solitude de l’autoroute. Elle ne pensait
à rien, ne se concentrait pas sur la route non plus. Son
esprit flottait, libre et léger. Quelle merveilleuse
sensation !
Le soleil pointa derrière des nuages effilochés et
tremblota au travers des arbres. Aveuglée par les reflets
sur l’asphalte mouillé, Ellie rabattit le pare-soleil et veilla
à ne pas mordre la ligne blanche. Elle se concentra si
fort qu’elle rata le grand panneau bleu.
Ce panneau qui indiquait la sortie 10.
2.
Lorsqu’elle arriva enfin, Ellie fut surprise de découvrir,
au bout d’une large allée gravillonnée, un modeste
manoir Renaissance perdu dans un fouillis de
rhododendrons et de chênes séculaires. Le soleil
couchant teintait d’or les briques rouges et l’air encore
chargé de pluie charriait un lourd parfum de lavande. La
maison s’insérait tellement harmonieusement dans le
paysage que l’antique glycine semblait avoir poussé en
même temps que les murs sur lesquels elle s’accrochait.
C’était magnifique. Quelle sérénité !
Pour la première fois depuis sa décision de changer
de vie, Ellie éprouvait autre chose que de la peur ou de
la détresse. Une vague d’espoir se répandit en
elle — une émotion si rare depuis son accident qu’elle
avait cru l’avoir oubliée.
L’allée s’élargissait devant la maison pour permettre
aux voitures de se garer. Derrière la résidence, un autre
parking était réservé au personnel, résident ou visiteur.
Ellie descendit de voiture, s’engagea sur un petit chemin
qui contournait le manoir et s’arrêta dans une cour
pavée, bordée sur un côté par une aile d’écuries aux
grandes portes noires. Elle fit quelques pas pour se
dégourdir les jambes et observa un repose-selle en fer
forgé, encastré dans le mur, puis se tourna vers la porte
de service, encadrée d’un lierre touffu qui tremblotait au
vent. Elle s’en approcha à pas lents, sortit la clé de sa
poche et la glissa dans l’antique serrure.
La porte donnait sur un couloir sombre. Saisie
d’appréhension, Ellie se figea et se retourna. Ce seuil
représentait une sorte de point de non retour. Pourtant,
c’était bien ce qu’elle avait voulu, n’est-ce pas ? Tourner
la page, laisser le passé au passé. Elle se força à
avancer un pied, puis l’autre, et parcourut ainsi le couloir,
gênée par le couinement de ses baskets sur les dalles
de pierre polie.
Une porte ouvrait sur une cuisine spacieuse
agrémentée d’immenses portes-fenêtres. Ellie s’arrêta,
admirative. Elle était au paradis des cuisiniers ! La pièce
venait d’être rénovée, les installateurs avaient terminé
leur chantier la semaine précédente seulement. Les
appareils n’avaient jamais été utilisés.
Elle s’approcha d’une longue étagère chargée
d’ouvrages de cuisine tout neufs. Oooh… Elle avait
justement feuilleté celui-là dans une librairie pas plus tard
que la veille. Elle s’empara aussitôt du livre, par curiosité
personnelle autant que professionnelle : n’avait-elle pas
été engagée comme cuisinière ? D’ailleurs, le maître
des lieux ne rentrerait pas de voyage d’affaires avant
plusieurs jours, ce qui lui laissait largement le temps de
visiter la maison. Tout d’abord, elle avait besoin de
repos et d’une bonne tasse de thé.
Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir la
bouilloire, les sachets de thé et même un paquet de
cookies. Elle mit de l’eau à chauffer et explora la cuisine.
Sous le placard mural, elle repéra une petite télévision à
écran plat qui s’orientait dans un sens ou dans l’autre.
Elle appuya sur un bouton : la musique d’un jeu télévisé
emplit la pièce et dissipa la solitude de la grande
maison vide. Tant pis si la présentatrice se montrait
désobligeante à l’égard d’un invité malheureux. Pour
l’heure, Ellie voulait une présence sonore. Elle
apprendrait à changer de chaîne plus tard.
Pendant que le thé infusait, elle se jucha sur un
tabouret du long bar qui divisait la cuisine en deux, le
livre ouvert à plat devant elle, et croqua un biscuit.
Puisqu’elle était seule, autant se mettre à l’aise, n’est-ce
pas ? Bon, quel menu allait-elle concocter pour le retour
de monsieur ? Il fallait l’impressionner, lui donner envie
de l’embaucher définitivement après ses trois mois
d’essai.
Elle avait vraiment eu de la chance, pour ce poste. Il y
avait fort à parier qu’elle ne l’aurait jamais décroché si
son employeur n’avait pas été le cousin de Charlie et s’il
n’avait pas eu absolument besoin d’une intendante le
plus vite possible. Apparemment, son nouveau patron
était une personnalité qui comptait dans l’industrie de la
musique. Le nom lui avait évoqué quelque chose, mais
elle ne se tenait plus vraiment au courant de ce genre
d’actualités. Pourtant, Ginny, en l’apprenant, avait
poussé des oh ! et des ah !. Ellie n’avait pas cherché à
refréner son enthousiasme, heureuse que son amie ne
songe pas à la questionner sur les véritables motivations
qui l’avaient poussée à tourner le dos à sa petite vie
confortable.
Mieux valait laisser tout cela de côté. Pour une fois,
elle fut contente de ce que son cerveau saute
constamment d’un sujet à l’autre, et elle se concentra sur
le beau livre. Les pâtes à l’encre de seiche méritaient-
elles la publicité qu’elles recevaient dans les émissions
de cuisine à la mode ? A l’écran ou sur photo, le résultat
était spectaculaire, mais qu’en était-il en réalité ?
Au moins, pour tout ce qui touchait à la cuisine, elle
saurait se débrouiller. Véritable cordon-bleu, elle avait
même suivi des cours avant la naissance de Chloé.
Après l’accident, elle s’était réfugiée dans cette
occupation. Bizarrement, ses compétences en la
matière n’avaient pas été endommagées par le choc.
Sans doute que l’aptitude à combiner des saveurs et
des textures était conservée dans un endroit
miraculeusement préservé de son cerveau, une zone qui
n’avait pas été trop secouée lorsque la voiture s’était
écrasée comme un vulgaire tas de ferraille.
Et voilà ! Une fois de plus, elle avait la sensation que le
monde s’évanouissait autour d’elle, la laissant isolée
dans une bulle remplie d’échos. Automatiquement, elle
porta la main à son pendentif. Comme les lignes du texte
se brouillaient et que la photo devenait floue, elle cligna
les paupières et prit une grande inspiration, puis se
tourna vers la télévision. Le jeu avait laissé place à un
direct sur des célébrités à qui l’on déroulait le tapis
rouge. Une animatrice glapissait avec excitation, les
doigts crispés sur le micro. Court vêtue d’un tout petit top
très décolleté, elle faisait de son mieux pour dissimuler
qu’elle mourait de froid.
— Le voilà ! C’est lui !
Ellie, l’index posé sur une liste d’ingrédients, sauta du
tabouret et se précipita vers le poste pour appuyer sur le
bouton du volume. « Mark Wilder », lut-elle en bas de
l’écran. Ça alors… C’était son nouveau patron !
Elle comprenait mieux à présent pourquoi Ginny s’était
mise dans tous ses états. Avec ses cheveux sombres
savamment désordonnés, ses traits fins et son sourire
ravageur, Mark Wilder était un véritable apollon. Ellie
l’observa plus attentivement. Il devait avoir le même âge
qu’elle, la trentaine, peut-être un peu plus — les hommes
de son milieu savaient s’entretenir. Qui se cachait
derrière le costume élégant et le sourire éclatant ? Quel
genre d’employeur serait-il ? Lorsque Charlie lui avait
téléphoné pour lui offrir ce travail, Ellie avait été trop
excitée à l’idée de changer de vie pour songer vraiment
à son patron. Pour elle, il avait davantage été un élément
de son projet qu’une personne à proprement parler.
Tout à coup, une jeune fille entra dans le champ de la
caméra et se colla contre lui : à peine vingt ans, une
poitrine plantureuse outrageusement moulée dans une
robe indécente. Ah. Donc, il était ce genre d’homme.
Dommage…
La reporter joua des coudes jusqu’à lui.
— Monsieur Wilder ? Melissa Morgan de Channel
Six !
Ah, oui, Melissa Morgan : une journaliste pugnace,
réputée pour ses questions embarrassantes. L’interview
promettait d’être instructive.
A la vue de la reporter, Mark Wilder se dirigea vers
elle en quelques enjambées félines, sous le regard de
toutes les femmes dans la foule, à l’exception de sa
petite amie, davantage intéressée par la caméra. La
journaliste elle-même rougissait comme une
adolescente. Apparemment indifférent à cette adulation,
Mark Wilder attendait sa question, l’œil pétillant.
— Allez, ressaisis-toi, voyons ! marmonna Ellie en
enlevant du revers de la main les miettes tombées sur la
page.
— Etes-vous confiant sur les chances de votre
nouvelle découverte, Kat de Souza, aux Victoires de la
musique dans la catégorie Jeune Espoir féminin ?
« Allez, prouve-moi que j’ai eu tort. Sois aimable et
modeste. »
Le sourire plus étincelant que jamais, il décocha un
regard de velours à la journaliste.
— J’ai entièrement confiance en Kat, dit il d’une voix
chaude et profonde. Entourée et encadrée comme elle
l’est, elle a toutes ses chances.
Sous le charme, Melissa balbutia une nouvelle
question. Rayonnant, Mark Wilder se délectait de son
petit effet et flirtait ouvertement avec elle ou, du moins,
s’amusait-il à la troubler.
Le regard braqué vers la télévision, Ellie tendit le bras
vers le paquet de biscuits, qu’elle fit tomber par terre.
Pfff… Ce type n’avait même pas le bon goût de
dissimuler le plaisir qu’il prenait à être adulé. Mais ce qui
énervait le plus Ellie, c’était le charme et le sang-froid
avec lesquels il répondait aux questions.
— Vous ne serez certainement pas surpris
d’apprendre que Gloss Magazine vous a élu Célibataire
de l’année.
Mark posa la main sur sa poitrine en feignant la
surprise.
— Quoi, encore !
Tout à coup sérieux, il regarda la journaliste droit dans
les yeux.
— Dans ce cas, j’attends ma promise. Y a-t il une
candidate parmi vous ? lança-t il à la cantonade.
Melissa Morgan balbutia en rougissant. Ellie haussa
les épaules, exaspérée. Cette scène ridicule lui rappelait
un documentaire animalier sur les gnous qu’elle avait vu
récemment à la télévision, et dans lequel les femelles se
disputaient le mâle dominant. Elle referma le livre d’un
coup sec, sans faire attention aux miettes qui volèrent, et
poussa un soupir narquois.
Au même instant, la reporter lissa ses cheveux d’une
main et se redressa. « Ah, enfin », songea Ellie. Ces
œillades énamourées commençaient à être pénibles.
Quel manque de professionnalisme !
Cette fois-ci, Mellissa prononça sa question d’une voix
lente et posée.
— Vous a-t il été difficile de relancer votre carrière
après les revers professionnels et personnels dont vous
avez soufferts ?
Son visage offrait l’image de la commisération, mais
son regard luisait d’un éclat glacial. Ellie frissonna,
saisie d’un élan de compassion. Elle n’avait pourtant pas
besoin de s’inquiéter. Les yeux de Mark prirent une
dureté de granit, en complet décalage avec son sourire
débonnaire.
— Je vous remercie de votre sollicitude. Bonsoir,
mademoiselle Morgan, conclut-il en tournant les talons.
La journaliste, bouche bée et le micro encore tendu
vers lui, le regarda s’éloigner. Au même instant, l’image
trembla légèrement, puis s’élargit de manière à faire
entrer dans le champ la jeune compagne de M. Wilder.
Mlle Siliconée plissa les lèvres en un sourire qui tenait
davantage de la moue et trottina derrière lui.
Bredouillant, la journaliste se tourna en désespoir de
cause vers la caméra, qui cadra alors le tapis rouge.
Ellie secoua la tête et éteignit la télévision. Elle
commençait à craindre que cette idée de travail ne soit
encore une de ces initiatives irréfléchies auxquelles elle
était sujette depuis son accident. Elle cala le livre de
cuisine sous son bras et jeta le paquet de biscuits vide
dans la poubelle. Il atterrit à côté.

***
En quelques longues enjambées, Mark s’éloignait
sous un crépitement de flashes. Tout à coup, il se sentit
nu au milieu de cette foule. Par ennui, il avait cédé à
l’impulsion diabolique de taquiner Melissa Morgan,
oubliant que, malgré ses paupières papillonnantes, elle
était avant tout une journaliste redoutable, prête à tout
pour obtenir une miette d’information un tant soit peu
croustillante. D’ailleurs, plusieurs de ses clients avaient
déjà eu à se plaindre d’elle. L’occasion avait été trop
belle pour ne pas obtenir une revanche, mais son petit
jeu avait bien failli lui exploser dans les mains… Finies,
ces sottises. C’était pour Kat qu’il était venu ce soir, pas
pour remettre les pendules à l’heure.
Il promena un regard blasé sur le public qui
s’agglutinait au passage d’une actrice en longue robe
fluide. Il observait toute cette effervescence en
spectateur, avec un détachement qui l’étonnait lui-même.
Tapis rouge, belles femmes, voitures de sport, argent à
profusion… C’était pourtant la vie dont il avait toujours
rêvé, dont rêvaient à cet instant des milliers de
personnes devant leur écran de télévision, leur plateau-
repas sur les genoux.
Il secoua la tête, sourd aux cris du public, aux appels
des photographes, et prit conscience de bruits de pas
derrière lui. Melody… Où donc avait-il la tête ? Honteux
de son inconvenance, il se retourna et attendit la jeune
femme, qui allongea le pas et lui prit la main.
Et voilà : un beau couple sur mesure pour les caméras.
Peu importait que la starlette à qui il donnait le bras se
serve de lui pour relancer sa carrière… D’ailleurs, il
aurait été malavisé de se plaindre. Melody était jeune,
sexy, éblouissante — le type de femme qu’on s’attendait
à voir à son bras lors d’un raout comme celui-ci. Alors,
quelle importance s’ils n’éprouvaient aucun sentiment
l’un pour l’autre…
D’une certaine manière, cette absence totale de
sincérité avait quelque chose de sécurisant pour lui. Au
moins, ainsi, les choses étaient claires, il savait à quoi
s’attendre. Ne nourrissant aucune illusion sur Melody, il
n’avait rien à craindre d’elle. L’expérience lui avait appris
à se méfier des femmes qui parlaient d’amour et de
grands sentiments. En général, elles n’hésitaient pas à
frapper quand on avait le dos tourné. Il pouvait en
témoigner.
Il tendit la main à Melody pour monter un vaste escalier
et pénétra dans un somptueux théâtre tendu de rideaux
cramoisis et resplendissant de dorures. Un placeur les
conduisit jusqu’à une table où les attendaient Kat et son
dernier petit ami en date, un batteur ou quelque chose du
genre. Mark tira une chaise pour Melody, effectua les
présentations et se pencha vers Kat.
— Alors, nerveuse ?
La jeune fille répondit par de brefs hochements de
tête.
— Je suis désolée de t’avoir réveillé en pleine nuit
pour pleurnicher au téléphone.
Elle s’interrompit, une longue mèche de cheveux noirs
entortillée autour de l’index.
— J’aurais dû faire attention au décalage horaire,
mais j’étais vraiment dans tous mes états.
Mark réprima un sourire. Il ne pouvait s’empêcher de
témoigner à Kat une attention fraternelle, due à sa
jeunesse et au fait qu’il l’avait dénichée avant tous les
autres, à l’époque où elle jouait dans le métro de
Londres. Il n’était pourtant pas son agent : au fil du
temps, il en était venu à abandonner ses clients aux bons
soins de ses associés. Après tout, il avait suffisamment
donné de sa personne ces dernières années. Il ne
comptait plus les tournées en bus ou les nuits blanches
dans les studios d’enregistrement. C’est dans cet esprit
qu’il avait confié Kat à Sasha, une jeune collaboratrice
débordante d’énergie. Malheureusement, au lieu de la
complicité qu’il avait espérée, la relation entre les deux
femmes avait été ponctuée de drames, de sorte qu’il
avait fini par intervenir et prendre en charge lui-même le
lancement de sa jeune protégée. A seulement dix-sept
ans, Kat était encore une gamine qui risquait de se
brûler les ailes avant même de s’être envolée. Elle avait
besoin de stabilité et de confiance, dans son intérêt, et
dans celui du groupe : un artiste épaulé était un artiste
productif.
— J’ai dormi dans l’avion, sourit-il avec un léger clin
d’œil.
— Vraiment, merci de t’être déplacé à la dernière
minute, tu es un amour. Je suis morte de peur ! Et tu sais
le plus drôle ? Je ne sais même pas ce qui m’effraie le
plus, de gagner ou de perdre. C’est fou, non ? En tout
cas, j’ai vraiment besoin du maximum de soutien.
L’individu peu ragoûtant qui lui faisait office de petit
ami prit une lampée de champagne à même la bouteille
et rota bruyamment. Mark bougea sa chaise et s’assit de
manière à ce que le volumineux arrangement floral qui
trônait sur la table lui cache ce personnage déplaisant.
Beau soutien, Kat… Preuve supplémentaire, s’il en était
besoin, que cette gamine avait besoin d’être guidée.
Comme pour confirmer l’opinion qu’il se faisait d’elle,
Kat tendit la main vers une flûte de champagne. Le bras
de Mark jaillit instinctivement pour lui enlever le verre.
— Holà ! Hors de question, jeune fille. Vous êtes
encore mineure.
Kat leva le menton, furieuse.
— Eh, ça va, Mark, tu n’es pas mon père, d’accord ?
Tu diriges ma vie professionnelle, pas ma vie privée.
— C’est vrai, tu as raison. Je n’ai pas d’ordre à te
donner, mais permets-moi au moins de te conseiller.
Après tout, je suis chargé de veiller sur tes intérêts. C’est
bien pour cela que je touche quinze pour cent sur tes
bénéfices.
Tout en parlant, il posa la flûte hors de portée.
— Je ne voudrais pas te voir pompette lorsque tu iras
chercher ta récompense. Et je dis bien lorsque.
Le regard de Kat s’adoucit légèrement.
— Comme tu voudras, marmonna-t elle, boudeuse.
De toute façon, l’eau est meilleure pour ma voix.
Elle accompagna ces paroles d’un regard noir et
embrassa son petit ami avec un air de défi. Souriant
pour lui-même, Mark fit signe à un serveur.
Six mois plus tôt, personne n’avait jamais entendu
parler de Kat de Souza. Malgré sa jeunesse, sa voix
avait une maturité incomparable, et ses chansons
d’amour, qu’elle accompagnait à la guitare acoustique,
avaient tout de suite trouvé leur public. Le succès
immédiat de son premier album l’avait catapultée sous
les projecteurs du jour au lendemain, au tout premier
plan d’une industrie musicale dont la pression et la folie
avaient de quoi tourner des têtes plus solides que la
sienne. Malgré les paillettes de sa tenue, à la voir
mordiller nerveusement l’ongle de son pouce, elle avait
plus que jamais l’air d’une écolière effrayée. Mark se
félicita d’être présent à ses côtés.
Une fatigue inattendue alourdit alors ses épaules. Il
dissimula un bâillement et cligna les paupières. La
soirée s’annonçait longue…

***
Ellie dîna rapidement et entreprit de faire le tour de
Larkford Place. Demain, il allait falloir qu’elle colle un
Post-it sur chacune des portes : gros travail en
perspective, étant donné le dédale de couloirs et de
recoins qui constituait ce manoir. Naturellement, les
petits papiers de couleur auraient tous disparu à l’arrivée
de son patron. En attendant, ils l’aideraient à prendre
des repères dans ce labyrinthe, de sorte qu’en voulant
accéder dans la cuisine, elle n’atterrirait pas dans le
placard à balais…
Cette technique lui avait été d’une grande aide à son
retour de l’hôpital, lorsqu’il lui avait fallu retrouver ses
marques dans sa propre maison. Elle finirait par
s’habituer à Larkford Place, pourvu qu’elle ait
suffisamment de temps et de tranquillité pour se
concentrer. Elle ne remercierait jamais assez Charlie de
lui avoir accordé une semaine de préparation avant que
son patron ne revienne de voyage.
Une petite promenade lui apprit que l’intérieur du
manoir n’avait rien à envier au reste de la propriété. La
grande demeure avait une élégance vieillotte, tout en
hauts plafonds, boiseries ouvragées et vitres de verre
cathédrale.
Un énorme bâillement lui échappa tout à coup. Depuis
son accident, elle souffrait de fatigue chronique due aux
efforts de concentration qu’elle devait sans cesse
déployer pour assimiler les détails les plus insignifiants.
Et justement, aujourd’hui, elle avait dépensé une bonne
dose d’énergie mentale et émotionnelle. Au lit !
Son appartement de fonction se trouvait au-dessus
des écuries. Elle sortit deux valises de sa voiture et
monta l’escalier. A peine eut-elle ouvert la porte qu’une
odeur de tapis mouillé lui serra la gorge. Un dégât des
eaux… Il ne manquait plus que cela ! Le plafond
boursouflé fuyait et une véritable mare s’étalait au beau
milieu de la pièce. Impossible de dormir ici ce soir. De
retour dans le bâtiment principal, elle posa ses valises
dans l’une des chambres du premier étage et laissa un
message sur le répondeur d’un plombier du village, puis
alla placer des casseroles à l’emplacement des fuites
pour limiter les dégâts. Elle commença ensuite à
déballer ses bagages avant de s’interrompre, morte de
fatigue, pour aller faire un brin de toilette et se mettre au
lit.
Une fois couchée, cependant, le sommeil lui échappa
et ses vieilles craintes resurgirent. Et si les réserves de
Charlie venaient à se confirmer ? Que faire si elle ne
donnait pas satisfaction ? Ellie venait tout juste
d’accepter l’idée que, dans l’accident, elle avait non
seulement perdu sa famille, mais aussi son ancien moi :
elle ne serait jamais plus la même. Parfois, elle avait
même l’impression de vivre dans le corps d’une
étrangère. Dans ces cas-là, elle pouvait presque sentir
l’ancienne Ellie se pencher sur son épaule pour
remarquer les choses qu’elle ne pouvait plus faire, pour
s’étonner de ses maladresses, de ses sautes d’humeur.
Elle roula dans son lit et changea de position. Etait-il
possible de se hanter soi-même ? Pourvu que non. Des
fantômes, elle en avait suffisamment. Elle soupira et
serra la couverture contre elle.
Elle ne serait peut-être plus la même, mais ce travail
était une bouée de sauvetage, sa chance de se prouver
à elle-même et aux autres qu’elle n’était pas une
incapable. Sa chance aussi de retrouver une vie
normale, sans avoir à craindre le jugement des gens ou
leur pitié.
Mais, pour cela, il lui faudrait être la meilleure
intendante de propriété que Mark Wilder ait jamais eue.
***
Mark réprima un bâillement et consulta discrètement
sa montre. Cette soirée n’en finissait pas ! Et puis,
Melody l’énervait. Elle était une ravissante poupée, jolie,
mais tellement creuse ! Il s’était vite aperçu qu’elle ne
connaissait rien à l’industrie de la musique, alors même
qu’elle tentait d’orienter sa carrière dans cette direction.
Autour de lui, le spectacle l’ennuyait. Il avait déjà vu
tout cela des centaines de fois : les fausses rivalités
entre des jeunes talents de la scène indépendante, le
cabotinage de vieux rockers, les roulements de hanches
langoureux de starlettes dénudées… Quoique, de ce
dernier détail, il ne se lassait jamais, songea-t il avec un
sourire amusé.
Le seul intérêt de la soirée avait été la victoire de Kat
dans la catégorie Jeune Espoir. Lorsqu’elle avait reçu le
trophée, les mains tremblantes, il n’avait pu s’empêcher
de ressentir une fierté toute paternelle, renforcée par les
ovations du public à son dernier tube, interprété seule
sur scène, de sa voix douce et rocailleuse,
accompagnée de sa guitare acoustique.
Le reste de la cérémonie sombra dans une confusion
de sons et d’images. Mark peinait à garder les yeux
ouverts et regrettait à présent les deux flûtes de
champagne qu’il avait bues. A jeun comme il l’était,
l’alcool avait sur lui un effet désagréable, il exacerbait les
bruits, les couleurs, les odeurs, qui se brouillaient en un
mélange dissonant. Il aurait voulu rentrer chez lui et
dormir une semaine entière.
Comme la cérémonie s’achevait, Kat se pencha vers
lui.
— Tu restes pour la soirée privée ?
Melody, qui avait surpris ces paroles, le regarda avec
espoir, mais il secoua la tête.
— Non, je suis fatigué de mon voyage. Je vais rentrer
me coucher.
Une lumière s’alluma dans les yeux de Melody. « Tu
peux toujours rêver, ma jolie », songea-t il, acerbe.
Il se leva et embrassa la jeune femme sur la joue.
— Je sais que je vais avoir l’air d’un rabat-joie, mais
tu ne m’en voudras pas de te laisser terminer la fête
avec les autres ? Je suis sûr que tu t’amuseras
davantage avec Kat et, euh…
— Razor, précisa celle-ci.
Melody réfléchit un instant avant d’opiner en secouant
ses extensions capillaires.
— Super, acquiesça-t elle de sa petite voix flûtée de
gamine.
Mark s’éclipsa par la petite porte, heureux d’éviter la
horde de paparazzi massés sur le tapis rouge, et appela
un taxi sur son portable. Il glissa une main dans ses
cheveux indisciplinés et descendit une allée sombre,
attendant de sortir de l’ombre du théâtre pour
déboutonner le haut de sa chemise et aspirer l’air frais à
pleins poumons. Il avait envie de calme et d’espace, et
ce n’était pas à Londres qu’il en trouverait.
Une minute plus tard, il s’engouffra dans un taxi qui fila
plein sud, vers le Sussex. Vers Larkford Place.
3.
Ce ne serait pas encore cette nuit qu’il pourrait dormir.
On faisait un raffut incroyable sur le palier. Incroyable !
Mark se redressa soudain dans son lit. On ? Qui, on ?
Il n’y avait personne à part lui, dans cette maison !
Un nouveau bruit, certes léger, lui parvint du couloir.
Pas de doute : il y avait bien quelqu’un. A 2 heures du
matin. Saisi d’une sueur froide, il sauta silencieusement
du lit en se demandant quel objet pourrait lui être utile
dans une telle situation. Sa raquette de squash traînait
quelque part, il en était sûr…
La porte s’ouvrit d’un coup, avant même qu’il ait eu le
temps d’allumer la lampe de chevet. Mark se figea,
incapable de distinguer l’intrus. Une seconde plus tard, il
reçut un choc violent. Instinctivement, son bras jaillit pour
saisir son agresseur. Une courte mêlée s’ensuivit, au
terme de laquelle il immobilisa l’individu par terre. Bon.
Maintenant, comment appeler la police sans…
— Aïe !
Il ressentit une douleur vive. Cette espèce d’avorton
l’avait mordu ! Il avait carrément planté les dents dans sa
chair ! Sale petit morveux, il allait voir de quel bois il se
chauffait… Ah, mais voilà qu’il essayait de s’enfuir !
Aussitôt, Mark allongea le bras et attrapa une cheville au
petit bonheur.
Finie, la plaisanterie. Tout d’abord, voir à qui il avait
affaire. Tous deux criaient, à présent, on ne s’entendait
plus ! Il se précipita vers la lampe de chevet et alluma,
puis se retourna et se figea, interdit. Peut-être rêvait-il
vraiment, après tout. Son « jeune gars » était une femme
aux boucles blondes et aux grands yeux verts. En
pyjama, par-dessus le marché ! Une chaleur étrange se
répandit en lui. Sa tenue de coton n’était pourtant pas de
nature à éveiller les fantasmes ! Il savait que certaines
fans étaient prêtes à des folies pour le rencontrer, mais
celle-ci allait vraiment trop loin.
Mais voilà qu’elle se mit à enchaîner des paroles
incompréhensibles, au milieu desquelles il entendit son
nom.
— Je sais comment je m’appelle, mais vous, qui êtes-
vous, bon sang ?
Toujours assise sur le tapis, elle le regardait en
rougissant, la poitrine soulevée par sa respiration
haletante. Enfin, elle parla.
— Je suis Ellie Bond, votre nouvelle intendante.
Les yeux de Mark s’élargirent et toute velléité de
colère l’abandonna. Il comprenait enfin. La jeune femme
ramena ses genoux contre sa poitrine et les entoura de
ses bras. Ainsi assise, tremblante, elle avait l’air d’une
petite fille apeurée. Il la regarda en silence, embarrassé.
Une chose était pourtant sûre : il fallait qu’elle s’en aille
avant qu’il ne dise ou ne fasse quoi que ce soit dont il eût
à rougir le lendemain.
— Allez, retournez dans votre chambre.

***
Elle aurait dû se rendre compte que quelque chose
n’était pas normal dès l’instant où elle avait trébuché sur
cette chaussure. Elle ne laissait jamais traîner ses
souliers. D’ailleurs, la veille, avant de se coucher, elle les
avait posés sagement devant sa valise. A la maison, elle
pouvait parfois laisser traîner son maquillage sur sa
coiffeuse, ses jeans sur les chaises, mais elle prenait
toujours soin de bien ranger ses chaussures, pour la
bonne raison qu’elle préférait souvent aller pieds nus.
Ellie s’étira avec un soupir. Malgré l’heure très
matinale, elle était bien réveillée et savait qu’elle ne se
rendormirait pas. Autant se lever. Elle ouvrit les
paupières, roula sur le côté et regarda le rideau. L’aube
allait bientôt poindre. Un peu d’air frais l’aiderait sans
doute à remettre ses idées en place. Elle se leva, enfila
un gros pull irlandais et, n’ayant pas de chaussons, enfila
une paire de sandales piochée dans le désordre de sa
valise, puis se posta derrière la porte et tendit l’oreille : la
voie était libre. Elle se faufila silencieusement dans le
couloir et s’arrêta un bref instant pour recompter les
portes. Elles étaient quatre. La nuit dernière, elle n’avait
pas fait attention à un petit placard en face des toilettes.
Peu désireuse d’être de nouveau surprise en pyjama,
elle s’engouffra dans le mince escalier qui descendait
dans la cuisine. Là, elle alluma la bouilloire et promena
un regard fatigué sur la pièce. Par la porte entrouverte,
elle distinguait le couloir qui menait à la cour pavée où
était garée sa voiture. De nouveau, elle fut saisie d’une
impulsion folle. Qu’est-ce qui l’empêchait de prendre le
volant et de filer ? L’idée, irrésistible, la démangeait
littéralement : ses bras étaient parcourus de
picotements. Il n’était que 6 heures, son futur ex-patron
n’entendrait rien.
« Respire… Réfléchis… »
Elle reconnaissait bien cet état émotionnel : il n’était
qu’une séquelle parmi tant d’autres de son accident.
Pourtant, une chose était d’être consciente de ce
handicap, une autre d’y résister.
Elle n’était pourtant pas la plus à plaindre. Certains
patients de la maison de convalescence où elle avait
séjourné ne pouvaient pas se prévaloir d’un aussi bon
rétablissement. Barry, par exemple, qui n’arrivait pas à
comprendre que porter la main aux fesses de toutes les
femmes qu’il croisait n’était pas de la meilleure
éducation. Sans parler de cette dame, comment
s’appelait-elle, déjà ? Fenella, si distinguée, mais qui
jurait comme un troupier chaque fois que ses petits pois
n’étaient pas alignés en rangs dans son assiette… Ellie
hocha la tête. Oh, oui. Les choses pourraient être bien
pires. Elle ne devait pas l’oublier.
Elle le pouvait d’autant moins qu’à peine arrivée, elle
allait perdre son emploi : c’était évident, après l’incident
désastreux de la nuit précédente.
Elle se prépara un thé très fort et ouvrit les portes-
fenêtres qui donnaient sur un vaste patio. Au doux soleil
du petit matin, le domaine était illuminé d’une palette de
couleurs dorées, splendides. Ellie respira profondément
et, sa tasse à la main, sortit pour marcher sur les pavés
lisses et froids, contourna un parterre de lavande et posa
le pied sur un rectangle de pelouse fournie et moelleuse,
imprégnée de rosée. La tête renversée en arrière, elle
demeura immobile une minute ou deux, savourant la
chaude caresse du soleil et les parfums purs et frais du
jardin.
Elle se rappela ces matins, au cottage, lorsqu’elle se
réveillait à l’aube pour se promener dehors tandis que
Sam et Chloé étaient encore endormis. Ces moments
de sérénité étaient essentiels pour elle, ils lui
permettaient de se ressourcer, de se reposer d’une vie
trépidante et d’exister un peu pour elle-même. Souvent,
elle se parlait même à haute voix pour s’éclaircir les
idées, ou se lançait dans de longs monologues sans
queue ni tête. D’autres fois, elle se contentait de lever la
tête et de remercier le ciel pour son bonheur. Lorsqu’elle
rentrait, la maison résonnait de l’habituel train-train
matinal — bourdonnement du rasoir électrique, bruits de
pas dans l’escalier, de brossage de dents dans la salle
de bains… De cet instant de paix, elle conservait une
sérénité qui l’aidait à traverser la journée, aussi
mouvementée soit-elle. Cette promenade, c’était son
rituel secret.
Un rituel abandonné depuis des années — du moins,
depuis le décès de Sam et de Chloé. Il n’y avait
désormais plus de paix pour elle nulle part, et
certainement pas derrière les buissons d’un jardin.
Quant à Dieu, elle était en froid avec Lui.
Ellie se pencha vers un arbuste pour observer une
toile d’araignée perlée de rosée. Qu’allait-elle faire,
maintenant ? Elle était seule, sans solution de repli. Il
n’avait fallu qu’une nuit pour réduire à néant tous ses jolis
rêves d’indépendance, de nouveau départ. Quelle
sottise de penser pouvoir se débarrasser aussi
facilement de ses fantômes !
Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle se passa la main
sur les paupières et poussa un long soupir. Puis elle
ouvrit les bras et, la tête renversée, s’imprégna du soleil.
Enfin, lorsqu’elle se sentit prête, elle se débarrassa de
ses sandales, marcha dans l’herbe et parla au ciel
lumineux, jusqu’à ce que les mots lui fassent défaut.

***
Un craquement de parquet retentit sur le palier.
Immobile, Ellie retint sa respiration : non, fausse alerte.
Peu après midi, elle avait entendu du bruit à l’étage et
s’était aussitôt réfugiée dans sa chambre. Depuis, elle
avait employé tout son temps à faire ses bagages, soit
deux grosses valises et quelques paquets plus petits :
r e c o r d de lenteur battu, mais elle n’était pas
spécialement pressée de revoir son futur ex-patron.
Elle plia en vitesse un T-shirt et tendit la main vers sa
trousse de toilette, qui lui échappa. Son contenu se
répandit sur le tapis. Elle et sa fichue maladresse… A
quatre pattes, elle essaya de récupérer le tube de
dentifrice, qui avait disparu sous le lit, puis se releva
pour saisir, sur l’oreiller, l’ours bleu de Chloé, qu’elle
pressa contre son visage. Pendant un temps, il avait
gardé l’odeur de sa fille, mais le parfum de shampooing
à la framboise avait disparu depuis longtemps. Ellie
embrassa le jouet avec vénération et le posa à côté
d’une valise.
Elle n’avait emporté que quelques trésors, les
premiers objets qu’elle avait déballés à son arrivée. Sur
la table de chevet reposait un portrait dans un cadre en
argent. La photo, une de ses préférées, avait été prise
lors de sa lune de miel avec Sam par un couple de
retraités à qui ils avaient prêté leur appareil. Tous deux
riaient, cheveux au vent, sans savoir exactement à quel
instant le cliché avait été pris. Ellie glissa un doigt sur la
joue de son mari. « Sam, mon chéri, si beau, si drôle,
avec ton sourire malicieux et tes cheveux en bataille. »
Depuis qu’il était mort, il lui semblait qu’elle avait été
amputée d’un organe vital. Sans lui, elle avait tellement
de mal à vivre, à respirer ! Ils s’étaient connus à l’école
primaire. Dès lors inséparables, ils s’étaient mariés une
semaine après la remise de leur diplôme universitaire.
Peu après, Sam avait obtenu un poste d’instituteur à
l’école du village et elle avait été recrutée en qualité de
secrétaire dans une grande firme de la City. Quelques
années d’économies leur avaient permis d’acheter un
vieux cottage en ruine qu’ils avaient aménagé avec
amour, avec le fruit de leurs expéditions dans les
marchés aux puces : vitraux, vieille robinetterie, boutons
de porte de porcelaine. Ils avaient même récupéré une
antique baignoire bateau abandonnée dans le jardin
d’un voisin.
Sitôt installés dans la maison de leurs rêves, ils eurent
à cœur de fonder une famille, et le printemps suivant, ils
revenaient de l’hôpital avec Chloé, une adorable poupée
rose aux doigts minuscules. A cette époque, Ellie se
sentait même parfois coupable de tant de bonheur. Si
elle avait su…
Il n’avait fallu qu’un après-midi pluvieux pour que tout
cela lui soit enlevé.
Le visage dur, elle emballa la photo dans son pyjama
et coinça le tout dans un coin de sa valise la plus solide.
A son retour de maison de convalescence, amis et
proches bien intentionnés s’étaient séparés en deux
catégories : ceux qui auraient voulu que sa vie reste
figée dans le passé, et ceux, au contraire, qui ne
cessaient de lâcher de lourds sous-entendus sur le fait
que la vie continuait. Leur manque de tact l’avait laissée
sans voix. Continuer sans Sam et Chloé ? Jamais ! Elle
voulait que les choses redeviennent comme avant, avec
Chloé et ses bottes de caoutchouc rose abandonnées
dans le hall d’entrée, Sam qui corrigeait des devoirs,
penché sur la table de la cuisine… Mais, devant
l’impossibilité de ce rêve, son cœur s’était mis en
hibernation. Il n’avait pas fallu longtemps pour que ce
sommeil se transforme en petite mort. En un sens, elle
pouvait se réjouir de ce que des événements au village
l’aient forcée à partir.
Elle tira d’un coup sec la fermeture Eclair de sa valise
volumineuse, puis s’assit sur le lit et promena le regard
sur la pièce. Son voyage l’avait menée ici, à Larkford
Place. Dommage que le séjour n’ait été qu’une escale…
Qu’allait-elle faire, à présent ? Elle pouvait toujours
repartir quelques semaines au cottage, si l’agence
n’avait pas trouvé de locataire, mais ce serait battre en
retraite. Pourtant, après les événements de la nuit
précédente, avait-elle le choix ?
Une valise à la main, un paquet sous l’autre bras, elle
ouvrit la porte et se figea. Mark Wilder se tenait devant
elle, le poing levé comme s’il allait frapper pour
s’annoncer. Il laissa retomber sa main et la fourra dans
sa poche pour en sortir une liasse de billets, qu’il lui
tendit.
— J’ai pensé que vous pourriez en avoir besoin. Pour
vos courses, précisa-t il comme elle le regardait
fixement, sans bouger.
— Mes courses ?
— Eh bien, oui, vos courses… Enfin, les
commissions.
Il agita sous son nez la liasse qu’elle suivit des yeux,
stupidement.
— De l’argent ? balbutia-t elle.
Mark la dévisageait, atterré. Incroyable, elle devait le
faire exprès…
— Oui, de l’argent. C’est ce qu’on utilise dans le
monde civilisé pour remplacer le troc.
— Mais… je pensais… que vous… que je…
Rougissante, elle porta la main à son pendentif et
recula d’un pas. Mark regarda les billets. Elle n’avait pas
l’air de comprendre le mot « courses ». Embêtant, pour
une intendante.
Il fit un pas dans la chambre et remarqua les bagages
entassés sur le lit. Bosselés comme ils l’étaient, ils
devaient avoir été faits à la va-vite. Un tissu soyeux
dépassait d’un petit sac. Bizarrement troublé, Mark
détourna les yeux. Ellie enfonça précipitamment le bras
dans le paquet pour dissimuler l’objet.
C’est alors qu’il comprit. Ces valises… Elle croyait
qu’il allait la congédier ! A vrai dire, l’idée n’était pas
pour lui déplaire, mais deux raisons l’en empêchaient.
D’abord, il craignait la réaction de Charlie. Ensuite, il
devait reprendre l’avion dans moins de vingt-quatre
heures et ne pourrait jamais trouver une nouvelle
intendante en si peu de temps.
En revanche, il pouvait toujours lui montrer qu’il prenait
les choses à la légère, si cela pouvait aider à la mettre à
l’aise. Son charme et son humour faisaient des miracles
avec les femmes. Il attendit qu’elle lui fasse face pour
sortir son sourire le plus ravageur.
— Pour tout vous dire, après l’incident de la nuit
dernière, je suis rassuré de vous trouver dans votre
chambre.
Il appuya sa plaisanterie d’un clin d’œil. Peine perdue :
elle continuait d’arborer un masque de cire, sans un
sourire, sans un battement de cils, rien.
— Inutile de revenir là-dessus, dit-elle en balbutiant.
Je croyais être seule dans la maison et, comme je n’ai
pas encore bien mes repères, j’ai… Il faisait noir… J’ai
compté trois portes au lieu de quatre…
— Pourquoi n’avez-vous pas utilisé la salle de bains
attenante à votre chambre ?
Elle écarquilla les yeux.
— Quelle salle de bains ?
Mark se dirigea vers une porte à panneaux en face du
lit, identique à celle de la grande armoire qui jouxtait la
cheminée, et la poussa du bout des doigts. Bouche bée,
la jeune femme se dirigea lentement vers l’élégante
petite pièce, secoua la tête, entra, regarda autour d’elle
et ressortit, silencieuse. Lorsqu’elle s’arrêtait de crier, de
mordre, ou de parler à toute vitesse, elle avait l’air
presque normale. Il la revit tout à coup dans ce gros
pyjama bleu et blanc trop grand pour elle… Enfin, pas
suffisamment pour dissimuler ses formes. A cette
pensée, lui-même commençait à se sentir un peu
nerveux.
— J’ai… une salle de bains dans mon armoire ?
Mark haussa une épaule.
— Vous avez trop lu les histoires de Narnia. L’armoire
se trouve là-bas, dit-il en tendant le bras. Nous avons fait
en sorte d’installer les mêmes portes. Les ouvertures
cachées sont un des charmes de cette maison.
A son air atterré, il était clair qu’elle était loin de
partager son avis.
— Je trouvais l’idée amusante, insista-t il avec un
léger sourire encourageant.
Elle se contenta de cligner les paupières avec
stupéfaction.
— Quoi qu’il en soit, soupira-t il, essayons de passer
les vingt-quatre heures qui viennent sans autre
catastrophe, d’accord ?
Aussitôt, le front de la jeune femme se rembrunit.
— Je vous ai déjà dit qu’il s’agissait d’un accident.
De nouveau, elle semblait prête à le mordre.
Apparemment, l’humour n’était pas sa tasse de thé. Très
bien, mieux valait en revenir au travail. Il posa l’argent sur
une commode.
— Prenez cela pour l’instant. Dès que possible, je
mettrai à votre disposition une carte de crédit pour les
dépenses du ménage et un ordinateur portable pour que
nous restions en contact, par courrier électronique. Au
préalable, j’aurais besoin de vous faire signer quelques
documents, si vous le voulez bien.
Elle opina avec circonspection, sans le quitter des
yeux, comme si elle redoutait un mouvement brusque.
Avisant un petit ours bleu sur le lit, Mark s’en saisit et
l’observa brièvement. Elle dormait avec une peluche, à
son âge ? Bah, quelle importance, après tout ? Il laissa
négligemment tomber le jouet, qui rebondit et tomba par
terre. Ellie se précipita pour le ramasser et le serra
contre sa poitrine, furieuse.
Mark passa une main dans ses cheveux.
— Bon, eh bien, à tout à l’heure, pour le dîner.
Il leva les paumes en signe d’amitié. Tout à coup, il se
vit en dresseur de lions, s’efforçant de tenir en respect
une tigresse au moyen d’une vieille chaise.
— D’accord, dit elle, comme de mauvaise grâce.
— Vous serez des nôtres, j’espère ? J’ai invité
Charlie pour la remercier de m’avoir trouvé aussi
rapidement une…
« Tigresse », faillit-il lâcher.
— … une intendante. J’ai pensé que ce serait une
bonne façon de rompre la glace avant que je ne reparte.
— Merci, dit-elle, les lèvres serrées.
D’accord, il saisissait le message. Il resterait
impersonnel et distant, puisqu’elle le désirait.
— Si vous pouviez être prête à servir à 8 heures…
La jeune femme baissa imperceptiblement les
paupières. Perplexe, Mark sortit à reculons et descendit
dans le salon.
Allongé sur un canapé de velours violet, devant la
cheminée, il se demandait s’il venait de rêver cette
conversation. En tout cas, Charlie allait l’entendre. Cette
amie soi-disant parfaite pour le poste était bonne pour
l’asile, tout simplement ! Si l’incident de la veille ne l’avait
pas déjà convaincu, cette discussion lui aurait enlevé
ses derniers soupçons. Cette fille était complètement
folle. Seule une folle pouvait déambuler dans le jardin
avec de grands moulinets de bras. Elle parlait toute
seule ! A 6 heures du matin ! Et en pyjama.
Un agréable frisson l’envahit de nouveau. Jamais il
n’aurait pensé se mettre dans un tel état pour une femme
en pyjama de grand-père. En soie, en satin, oui, mais en
coton rayé… Voilà que cette chaleur le reprenait ! Bon
sang, ses oreilles étaient brûlantes !
La nuit précédente, il avait failli avoir une attaque
lorsqu’elle l’avait agressé dans le noir. Dans les brumes
d’un sommeil profond, il avait été complètement
désorienté. C’était cette morsure qui l’avait ramené à la
réalité. Une tigresse… La marque continuait à lui faire
mal, comme pour lui rappeler de rester sur ses gardes
avec elle. Il pouvait se dispenser de la trouver à son goût.
L’essentiel était qu’elle tienne sa maison correctement.
Mieux valait garder ses distances, même si son je-ne-
sais-quoi de différent lui plaisait.
Oui, la folie : c’était en cela qu’elle tranchait avec les
autres. Elle était dangereuse, imprévisible.
Il eut un long bâillement. La tête sur un coussin, il
contempla en somnolant les flammèches ondoyantes
dans le foyer de la cheminée.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, les flammes avaient disparu
et les braises grises se craquelaient de fissures
rougeoyantes. Il se redressa péniblement. Des voix de
femmes parvenaient de la cuisine. Il lui sembla
reconnaître celle de Charlie. Elle était déjà arrivée ? Il
jeta un coup d’œil à sa montre : il avait dormi plus de
trois heures. Un grondement caverneux lui apprit que son
ventre, lui, n’était pas victime du décalage horaire. Il se
dirigea vers la cuisine et tomba sur sa cousine qui venait
à sa rencontre.
— Ah, te voilà ! Ellie est dans tous ses états par ta
faute. Ecoute-moi bien : elle a besoin de ce travail, et je
t’interdis de lui compliquer la vie.
Il la dévisagea, interloqué. Quelle mouche la piquait ?
Etait-elle devenue folle, elle aussi ? Quelle inversion des
rôles ! Il était l’employeur, dans cette histoire ! C’était à
Ellie d’éviter de lui compliquer la vie.
Il ouvrit la bouche pour protester mais se ravisa,
sachant pertinemment qu’il était peine perdue de
discuter avec sa cousine lorsqu’elle était braquée sur un
sujet. Il se rappela la fois où il avait tenté de la dissuader
d’adopter un chaton abandonné. Il avait quatorze ans à
l’époque, et elle, dix. Il n’oublierait jamais les griffures
dont cette sale bête avait zébré ses bras.
Et trois mois seulement après avoir été recueilli, une
fois rassasié et le poil luisant, le petit chat avait disparu
pour toujours. Exactement comme Helena, des années
plus tard. Avec ces créatures ramassées sur le bord de
la route, c’était chaque fois la même histoire : l’égoïsme
était dans leur nature. Echaudé, Mark préférait à présent
éviter ces âmes en peine, qu’elles soient félines ou
féminines. A présent, c’était lui qui leur imposait ses
règles, et il prenait bien soin de s’en tenir à des relations
simples, avec des filles qui ne faisaient pas mystère de
leur vénalité.
Un arôme d’herbes aromatiques et d’épices exacerba
les grognements de son ventre. Il se dirigea vers la salle
à manger, suivi de Charlie, en face de laquelle il
s’attabla. Comme il arrivait, Ellie disparut dans la cuisine
pour aller chercher deux derniers plats fumants. Les
papilles en alerte, il l’attendit avec impatience.
Elle réapparut enfin. Du moins, il pensait que c’était
elle. Calme et silencieuse, elle n’avait rien à voir avec la
furie de la nuit précédente. Fort bien. Il était heureux de
voir qu’elle avait recouvré ses esprits. Ainsi rassuré, il se
mit en demeure de satisfaire au plus vite son estomac.
4.
Ellie servit les assiettes d’une main tremblante.
Qu’est-ce qui lui arrivait ? Il avait suffi que Mark Wilder
entre dans la pièce et s’attable pour que son corps tout
entier s’embrase. Elle s’assit, les yeux baissés et
s’efforça de calmer son cœur.
Cet homme était d’une beauté folle ! Les caméras de
télévision ne lui rendaient pas justice. A présent, elle
excusait cette journaliste pour ses yeux de merlan frit.
Elle aurait même voulu la féliciter d’avoir été capable de
formuler une phrase cohérente. La nuit précédente, sous
le choc, elle n’avait pas prêté attention à cette réaction
physiologique étrange qu’il suscitait en elle et, cet après-
midi, la colère l’en avait empêché. Elle aurait tellement
voulu lui expliquer que ce n’était pas contre lui qu’elle
s’emportait, mais contre elle-même, contre son cerveau
défectueux. C’était la première fois que ses émotions lui
échappaient complètement ! Un simple détail pouvait
dégénérer en crise de nerfs ou de désespoir. Encore
une séquelle de son traumatisme cérébral…
Bien sûr ! Elle la tenait, sa réponse. Son soupir de
soulagement attira les regards sur elle. Ses yeux
croisèrent ceux de Mark et se concentrèrent sur la
gamba piquée au bout de sa fourchette.
Comment avait-elle pu oublier ? Les médecins
l’avaient informée qu’une modification de la libido avait
été observée chez certaines personnes accidentées.
Cette attirance irrésistible, ce sentiment de défaillance
dès qu’elle le voyait étaient tout simplement dus à son
traumatisme. Il s’agissait seulement d’un dérèglement
incontrôlable de ses neurones endommagés. Tout
s’expliquait ! Quel soulagement… Et dire qu’elle avait
craint d’être devenue sensible à ce type d’homme,
tellement… comment dire… mauvais garçon. A d’autres
les peines de cœur. Sam restait son idéal : aimant,
chaleureux, stable… Fidèle. Tout l’inverse d’un charmeur
rêvant d’avoir toutes les femmes à ses pieds.
Bien. A présent qu’elle avait fait la part des choses,
elle pouvait essayer de se détendre et de prendre plaisir
au repas. Pourtant, d’autres questions affluaient.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce symptôme avait-il
attendu quatre ans pour se manifester ? Oh, peu
importait, au fond. L’essentiel était de tenir ses émotions
en bride. Il lui suffirait pour cela de se renseigner sur le
problème et de mettre en place des mesures pour y
remédier, exactement comme elle l’avait fait pour les
autres séquelles de son choc. Lorsque M. Wilder
rentrerait de son prochain voyage, tout serait réglé.
Elle leva la tête alors qu’il souriait en réponse à une
plaisanterie de Charlie. Il ne la regardait pas, mais elle
sentit son sang bouillir. Seigneur, cette soirée promettait
d’être une vraie torture ! Heureusement, son travail
pouvait lui servir de prétexte pour ne pas prendre part à
la conversation. Au terme du repas, elle invoquerait la
fatigue et se réfugierait dans sa chambre. Charlie
comprendrait. De toute façon, elle ne lui laisserait pas le
choix.
Mark lança un bref regard à Ellie. Les yeux
obstinément braqués sur son assiette, sauf pour servir,
elle ne consentit à desserrer les lèvres que pour évoquer
la fuite d’eau dans son logement de fonction, expliquant
du même coup pourquoi elle s’était installée dans la
chambre jouxtant la sienne. Elle sembla à peine
entendre ses compliments pour le repas. Et dire qu’il
l’avait conviée à ce repas pour rompre la glace…
Il se tourna vers Charlie pour prendre des nouvelles de
son frère et eut droit à une collection d’anecdotes
désopilantes concernant son dernier voyage en
randonnée à travers l’Indonésie. Muette, Ellie ne souriait
pas. Elle semblait ailleurs, désespérément désireuse de
se rendre invisible. Bizarrement, même sans maquillage,
ses boucles blondes attachées à la va-vite, elle ne
cessait pourtant d’attirer son regard. Une mèche glissa
de sa longue barrette argentée et serait tombée dans
son assiette si elle ne l’avait ramenée derrière son
oreille. Mark observa cette main fine qui, la veille, l’avait
frappé avec tant de violence. La fourchette en l’air, il
remarqua alors le sourire entendu de Charlie et gratifia
celle-ci d’un léger coup de pied sous la table. Sa
cousine était une horrible pipelette et il ne voulait surtout
pas qu’elle complique davantage la situation, surtout
lorsque lui et Ellie venaient de conclure une trêve.
Le regard noir, Charlie se pencha pour frotter son tibia
avant de riposter. Mark poussa un petit cri de douleur.
Comme Ellie levait la tête avec étonnement, il jeta un
regard en coin à sa cousine et s’éclaircit la gorge.
— Donc… D’où venez-vous, Ellie ?
Tête baissée, la jeune femme repoussa du bout de sa
fourchette quelques vermicelles de riz. Mark s’étira et,
les mains sur sa nuque, attendit sa réponse.
— Du Kent, finit-elle par dire d’une voix douce.
— Ah. De quel endroit en particulier ?
— De Barkleigh.
Il lui sembla déceler une note de colère dans sa voix.
Décidément, la cohabitation promettait d’être difficile.
— Et qu’est-ce qui vous a décidée à…
Sans lui laisser le temps de terminer sa question, Ellie
se leva et ramassa les assiettes vides avec fracas, puis
disparut après avoir marmonné quelque chose au sujet
du café. Interloqué, Mark saisit deux verres vides et la
suivit. Il était sûr d’avoir commis un impair, mais lequel ?
Ses questions avaient été tout à fait anodines, banales,
même.
Dans la cuisine, Ellie restait plantée devant l’évier, les
assiettes dans les mains. Elle avait l’air perdue, sans
aucune idée de l’endroit où elle se trouvait. Alors qu’il
s’approchait, elle sursauta comme sous l’effet d’une
décharge électrique et laissa tomber la vaisselle.
Bredouillant des excuses, elle s’agenouilla pour
ramasser les débris.
— Non, c’est ma faute, dit-il. Je vous ai fait peur.
Il s’accroupit pour l’aider, si près que leurs genoux se
frôlaient. Il crut surprendre dans son regard une émotion
indistincte, mais elle détourna aussitôt les yeux.
Une fois les morceaux ramassés, Mark tira un tabouret
et lui fit signe de s’asseoir.
— Je vais préparer le café.
Même le dos tourné, il sentait qu’elle l’observait avec
stupeur.
— Ce repas était fabuleux, dit-il en posant une tasse
et une soucoupe devant elle.
Ellie ouvrit des yeux ronds.
— Merci.
Tout à coup, il eut envie d’abandonner son
personnage de séducteur ironique. Il ne voulait plus
éblouir la galerie. Un instinct oublié le poussa à ne pas
essayer de faire du charme et à lui parler sans fioritures,
simplement.
— A vrai dire, je me demandais si vous pouviez faire
quelque chose pour moi. J’adore la cuisine exotique,
poursuivit-il comme elle haussait des sourcils
interrogateurs, mais il y a longtemps que j’ai envie d’un
certain plat.
— Lequel ? demanda-t elle, prudente.
— Un hachis Parmentier.
De nouveau, Ellie Bond le surprit. Au lieu de lever les
yeux au ciel ou de se renfrogner, elle renversa la tête et
partit d’un rire retentissant.
Lorsqu’elle descendit dans la cuisine, le lendemain
matin, le ciel chargé jetait une lumière de crépuscule
dans la pièce vide et silencieuse. Avec son
électroménager dernier cri, sa décoration impersonnelle,
ses surfaces nues, l’endroit la faisait penser à un hôtel. Il
n’y régnait rien de ce joyeux désordre qui caractérise
une maison vraiment habitée : pas de photos de famille,
pas de dessins d’enfants, aucun bibelot.
Sur le plan de travail, elle trouva un mot de la main de
Mark l’informant qu’il était déjà parti à l’aéroport. Il lui
donnait également carte blanche pour équiper la cuisine.
Le visage d’Ellie s’illumina. Certaines femmes avaient la
passion des chaussures ; son péché mignon à elle,
c’était les instruments de cuisine, et cette maison en
manquait cruellement. Pour commencer, il lui faudrait un
robot ménager, des cuillères mesure, une plaque
chauffante… Non que cette cuisine ait été mal conçue,
mais elle était pleine de gadgets plus esthétiques que
véritablement utiles.
Une tasse à la main, Ellie sortit se promener dans le
parc. Malgré le temps couvert, le domaine débordait de
charme. Un vent léger agitait les bouquets de jonquilles
jaune crème, les colombes commençaient à nicher dans
les arbres, des bourgeons blancs gonflaient sur les
branches argentées des cerisiers…
Cette promenade matinale devint l’un de ses rendez-
vous quotidiens. Lorsqu’elle revenait dans la cuisine, elle
passait devant l’énorme calendrier du réfrigérateur et
comptait mentalement les jours jusqu’au retour de Mark.
Encore douze journées de calme et de solitude…
onze… huit…
Elle ne se rendait pas compte que chaque jour qui
passait ne lui inspirait pas de regret, mais une étrange
euphorie.

***
A la terrasse ensoleillée d’un hôtel de Beverly Hills,
Mark se prélassait dans un fauteuil en osier, indifférent
au lointain brouhaha des moteurs et des Klaxon. La
journée avait été interminable, mais fructueuse, et s’était
conclue par le succès des tractations pour le lancement
du premier disque de Kat. Fort d’une longue expérience,
il commençait à être rompu aux manières onctueuses
des agents et aux manœuvres agressives des avocats
aux dents longues.
Pour ce soir, il avait reçu une invitation d’une jeune
juriste très collet monté qu’il devinait capable de folies
lorsqu’elle avait un peu bu. Il s’était pourtant excusé,
préférant rester seul. Il se sentait en proie à un malaise
dont il désirait comprendre la cause.
Il s’étira et ajusta ses lunettes noires. D’étranges
formes mouvantes dansaient sur ses paupières. Peu à
peu, elles s’agrégèrent en une image bizarrement
familière… Une image qui rappelait beaucoup celle de
sa nouvelle intendante.
Mark ouvrit brutalement les yeux. Qu’est-ce qui lui
arrivait, bon sang ? C’était la troisième fois, aujourd’hui. Il
la voyait partout, se rappelait sans cesse son rire
mélodieux, son visage éperdu devant les bris de
vaisselle… Pourquoi s’imposait-elle ainsi à ses
pensées ? Une intendante était censée se confondre
avec les meubles, remplir sa tâche avec discrétion. Elle
était son employée, point final. L’expérience lui avait
d’ailleurs appris à ne pas mélanger vie professionnelle
et personnelle. Avec Kat, c’était différent : elle était jeune,
elle avait besoin d’un grand frère.
Il était tout à fait capable de cohabiter avec Ellie Bond
sans voir en elle une femme… et une femme qui portait
très bien les pyjamas en coton. Il soupira. Dans une
semaine, il serait de retour à Larkford. Il y retrouverait
Ellie. C’était lui qui l’avait engagée, après tout. L’idée de
se retrouver seul avec elle dans cette grande maison lui
sembla soudain un peu trop… intime. Il se leva et alla
s’appuyer sur le balcon qui donnait sur les collines
d’Hollywood.
Une maison comme la sienne avait besoin d’être
remplie de monde. Remplie à craquer. Une petite fête
s’imposait.

***
Ellie tournait en rond. Son travail était fait, elle venait
d’achever son livre. Elle avait besoin de s’occuper, de
ranger quelque chose. Le ménage était pour elle une
activité thérapeutique qui lui donnait le sentiment de
retrouver une emprise sur son environnement.
Or, depuis l’incident de la première nuit, le petit
placard en face des toilettes était devenu pour elle une
obsession. Il était rempli d’un fatras provenant de
l’appartement londonien de Mark : des draps, une
raquette de squash et trois cartons de livres qui ne
demandaient qu’à être rangés sur les étagères vides du
cabinet de travail. Bonne idée ! Elle s’exécuta aussitôt et
transporta les cartons dans le bureau. Alors qu’elle
finissait de garnir une étagère, une feuille s’échappa
d’un livre et tomba à terre. En la ramassant, Ellie
s’aperçut qu’il s’agissait d’une photo, et pas n’importe
laquelle : un portrait de mariage. Celui de Mark. Tiens,
tiens… Donc, le play-boy n’avait pas toujours été
célibataire.
Elle fronça les sourcils et s’attarda sur l’image. Quel
âge pouvait-il avoir, sur cette photo ? Probablement
autour de vingt-cinq ans. Il semblait en tout cas très
amoureux de sa belle épousée. Les traits d’Ellie
s’adoucirent. Un homme capable de regarder une
femme avec autant d’adoration ne pouvait pas être
foncièrement mauvais. Au dos du cliché, deux noms
étaient griffonnés : « Mark et Helena. «D’après la date,
la photo avait été prise douze ans plus tôt. Légèrement
honteuse de cette indiscrétion involontaire, Ellie la
replaça dans le livre et rangea le tout sur l’étagère.
Comme elle se penchait de nouveau vers un carton, elle
sursauta à la sonnerie du téléphone. Zut ! Tout à l’heure,
en transportant la caisse de livres, elle avait remarqué
que le support de l’appareil était vide. Elle avait dû
laisser traîner le combiné n’importe où, comme
d’habitude… Immobile, les yeux fermés, elle s’efforça de
localiser le son. La cuisine !
Elle se rua dans le couloir, glissa sur le carrelage et
faillit tomber. Oui, le téléphone était bien là quelque part,
mais la sonnerie lui parvenait étouffée. Elle se précipita
vers un placard, qu’elle mit sens dessus dessous. Rien.
Elle se pencha vers le plan de travail, ouvrit les tiroirs
avec violence. Non… non… Ah, le voilà ! Parmi les
cuillères de bois : logique…
Elle appuya sur un bouton, lâcha un « allô » essoufflé
et se figea en reconnaissant la voix de Mark. Elle écouta
sans comprendre, paniquée. Pourquoi ne lui avait-il pas
envoyé un e-mail, ainsi qu’il le lui avait dit ? Cela lui
aurait évité de se demander quelle impression pouvait
faire sa voix essoufflée ! Sauf qu’elle avait justement
oublié son mot de passe électronique et qu’elle n’avait
pas pu vérifier sa messagerie depuis quelque temps.
Etait-ce pour cela qu’il l’appelait ?
Elle se rendit alors compte que Mark avait cessé de
parler.
— Ellie ?
— Oui ?
— Est-ce que vous… Tout va bien ?
Il avait un sourire dans la voix.
— Oui… oui. C’est juste que… j’avais égaré le
téléphone. Je peux vous aider ?
— Oui. J’ai décidé de donner une réception à mon
retour. Ne vous inquiétez pas : juste quelques dizaines
d’invités.
Quelques dizaines ?
— Mon assistante personnelle s’occupe des
invitations, elle vous enverra une liste de traiteurs. La fête
est fixée pour samedi.
— Samedi ? Ce samedi ? Mais c’est dans moins
d’une semaine !
— Je sais. Je vous ai envoyé plusieurs e-mails ces
derniers jours, mais vous ne m’avez pas répondu. Pas
de panique, vous aurez beaucoup de… Veuillez
m’excuser un instant.
Oppressée, Ellie réprima un soupir et pianota
impatiemment sur le plan de travail. Elle crut entendre
une voix de femme en arrière-plan. Et alors ? Peu lui
importait de savoir avec qui il passait son temps.
— Ellie, je dois filer. Je serai de retour vendredi
prochain.
Comme elle bredouillait une réponse, la tonalité
retentit à son oreille. Ellie sentit ses jambes flageoler.
Elle venait à peine de comprendre le fonctionnement de
la maison qu’il voulait tout bouleverser ! Du calme. De
toute façon, avait-elle le choix ? Si elle voulait garder cet
emploi, il lui faudrait bien se plier aux caprices de son
patron.
Bon, par où commencer ? Sa vie sociale était réduite
à un tel désert depuis tant d’années que l’organisation
d’une fête lui semblait aussi aventureuse qu’une
randonnée en Amazonie. Elle ferma les yeux.
« Souviens-toi de ce que tu as appris en maison de
convalescence : une chose après l’autre… commencer
par le plus facile… » Ses paupières se relevèrent.
Les agents d’entretien devaient passer vendredi : voilà
au moins un problème de réglé. Et elle pouvait
demander à Jim, le jardinier, de l’aider à modifier la
disposition des meubles dans les salles de réception du
rez-de-chaussée. Elle enrôlerait également les fleuristes
du village. Au fond, ce travail n’était pas si différent de
celui qu’elle exerçait en tant qu’assistante personnelle à
la City. Son patron de l’époque, un vieil acariâtre, avait
un goût pour les réceptions de dernière minute dans
lesquelles il adorait pavaner. Si elle avait pu contenter
Martin Frobisher, elle n’aurait aucune difficulté à rééditer
l’expérience dans un cadre aussi agréable que Larkfield.
Oui, mais tout cela, c’était avant…
« Tais-toi, se reprit elle. Tu n’as rien oublié. Un peu de
dépoussiérage s’impose, c’est tout. » A présent que
Mark Wilder lui offrait une chance unique de lui prouver
ses compétences, elle n’allait pas baisser les bras.
Un large sourire aux lèvres, elle saisit l’annuaire à la
page des fleuristes. Puisqu’il voulait une fête, il allait voir
ce qu’il allait voir !

***
Ellie ajusta les bretelles de la petite robe noire que lui
avait prêtée Charlie. Pourquoi fallait-il qu’elle assiste à
cette soirée ? Elle n’aurait demandé rien de mieux que
de rester dans les coulisses, mais Mark Wilder avait
insisté sur sa présence, pour qu’elle s’amuse un peu,
avait-il dit. Bel amusement… Elle aurait préféré rester
dans sa chambre avec un paquet de biscuits et un bon
livre.
Les yeux rivés sur le miroir, elle lissa le haut de sa
robe et observa son profil, puis l’autre. Ce n’était pas si
mal… La robe soulignait ses formes avec élégance et
simplicité, sans la moindre indécence. Elle enfila une
paire de sandales à brides dont les talons hauts la firent
chanceler.
Dehors, des crissements sur le gravier lui signalèrent
qu’il était temps de descendre sur scène. Il ne lui
revenait pas d’accueillir les invités, mais elle tenait à
s’assurer que Tania et Faith, les deux jeunes filles qu’elle
avait engagées pour s’occuper du vestiaire, se
conformaient bien aux instructions qu’elle leur avait
transmises lors du débriefing de la veille. Avec un peu de
chance, elle pourrait sans doute s’éclipser discrètement
au bout d’une heure lorsqu’il… enfin, lorsque personne
ne ferait attention.
Elle s’engagea avec précaution dans le grand
escalier. En bas, une salle de réception plus grande à
elle seule que le rez-de-chaussée de son petit cottage
bruissait déjà de monde. Ellie s’agrippa à la solide
rampe de chêne en maudissant l’équilibre précaire de
ses sandales. Les yeux baissés, elle se concentra sur
ses pieds et ne redressa la tête qu’à la dernière marche.
Son regard tomba sur Mark, debout près de la cheminée
de marbre, en pleine conversation avec les premiers
invités, et elle ressentit comme un coup à la poitrine.
C’était plus fort qu’elle. Elle savait pourtant à quoi s’en
tenir, avec ce genre d’homme, mais elle ne pouvait
empêcher son regard de papillonner autour de lui
comme toutes les autres femmes. Lamentable ! Enfin,
elle, du moins, pouvait encore se prévaloir d’une excuse
médicale pour ce comportement.
Elle chercha du regard Tania et Faith et pinça les
lèvres avec agacement. Comme de bien entendu,
aucune des deux ne s’inquiétait des manteaux, trop
occupées qu’elles étaient à observer un beau jeune
homme avec de petits rires excités. Ellie traversa le hall
en s’efforçant de ne pas regarder Mark et, à voix basse,
rappela à l’ordre les jeunes filles, qui s’exécutèrent
aussitôt avant de filer dans une petite pièce reconvertie
en vestiaire pour y déposer leur chargement. Déjà, de
nouveaux invités affluaient. Comme Mark s’approchait,
Ellie ne put éviter son regard. De nouveau, son cœur
bondit. Saisie d’un tremblement, elle détourna
brusquement les yeux et lissa un pli imaginaire sur sa
robe. Elle sentait qu’il la regardait. Il allait parler
lorsqu’une voix forte l’interrompit : celle d’un bel homme
b lo nd en costume de soirée qui le gratifia d’une
puissante tape sur l’épaule.
— Mark, vieille crapule !
— Piers, quel plaisir de te voir. Alors, que dis-tu de
mon petit pied-à-terre ?
— Il est perdu en rase campagne, voilà ce que j’en
dis, rugit l’autre avec une deuxième tape encore plus
violente.
Derrière le groupe, Ellie attendait les manteaux,
embarrassée. Le dénommé Piers, cependant, se tourna
vers un trio de jeunes femmes couvertes de bijoux.
— Laisse-moi te présenter les trois grâces : Carla,
Jade et Melody, que tu connais déjà, bien sûr.
Bien sûr. Ellie reconnut la potiche de la télévision et lui
enjoignit silencieusement de se dépêcher de lui tendre
son étole pour lui permettre de s’éclipser. Tandis qu’elle
se chargeait des manteaux, elle observa Mark du coin
de l’œil. Malgré sa politesse et ses manières
impeccables, il semblait gêné.
Elle s’apprêtait à disparaître dans le vestiaire lorsque
Tania et Faith revinrent, la privant de son excuse. A cet
instant, Mark se tourna vers elle pour lui demander
quelque chose. Elle vit ses lèvres bouger et entendit ses
paroles sans les enregistrer. Son cœur battait à coups
redoublés.
Une jeune fille arriva alors, chargée d’un énorme
plateau. Ah, oui : le traiteur ! Marmonnant quelque chose
au sujet des amuse-bouches, Ellie emboîta le pas à
l’employée. Tandis qu’elle s’éloignait, elle surprit la voix
traînante de Piers.
— Qui est cette beauté ?
Elle hâta le pas autant que le lui permettaient ses
talons hauts pour ne pas entendre l’explication de Mark.
Elle ne voulait parler à personne ce soir. Dans ce genre
de réception, on s’attendrait à ce qu’elle soit spirituelle,
éblouissante. Or, à supposer qu’elle l’ait été dans sa vie
antérieure, ce n’était certainement plus le cas à présent.
Elle appréhendait les occasions sociales, fussent-elles
aussi modestes qu’une soirée au pub de Barkleigh.
Les invités continuaient à affluer. La salle réunissait à
présent tout le gotha de la musique pop. Ce dandy
dégingandé, là-bas, était le phénomène du moment, ses
chansons passaient en boucle à la radio… Ah, mais
comment s’appelait-il, déjà ? Et cette fille, à sa droite :
Ellie avait vu son dernier clip pas plus tard que la veille.
Bien évidemment, elle ne se rappelait pas son nom, ni
celui de personne, d’ailleurs, ce qui risquait d’être très
mal pris, étant donné la vanité surdimensionnée de ce
genre d’individus. Tout en déambulant en bordure de la
foule, elle fit mine d’arranger les bouquets par de petits
gestes brefs qui eurent pour effet de parsemer les tables
d’une myriade de pétales et de menues feuilles. Dès
qu’elle le put, elle fila se réfugier dans la cuisine.
5.
Bien qu’en plein remue-ménage et agitée de va-et-
vient bruyants, la cuisine fit à Ellie l’effet d’un havre de
paix. Au moins, ici, elle savait quoi faire. Ses listes et
ses plans d’action étaient épinglés aux portes de
placards, son emploi du temps était affiché sur le
réfrigérateur, les serveurs et serveuses se croisaient
dans une chorégraphie maîtrisée.
Un employé ne tarda pas à la solliciter pour une
question. Deux heures s’écoulèrent ainsi dans une
effervescence concentrée. Alors, épuisée, Ellie ne
supporta plus ce ballet frénétique, ce vacarme de voix et
de plateaux entrechoqués. Des étourdissements
l’avertirent qu’il était temps d’opérer une retraite
discrète.
Comme elle regagnait sa chambre, elle s’appuya sur
la rampe du palier pour regarder à son aise la fête, en
contrebas, afin d’en graver une dernière image dans sa
mémoire. De son poste d’observation, le remous atténué
d e s conversations avait, bizarrement, quelque chose
d’apaisant. Son regard se promena de-ci, de-là, et finit
par tomber sur Mark. Elle se rendit alors compte que
c’était lui qu’elle cherchait. Entouré d’un groupe qui riait
à chacune de ses saillies, il émanait de lui une aura
naturelle et magnétique infiniment séduisante. Pourtant, il
ne cherchait pas à dominer la fête, à imposer sa
présence. Il était un maître de soirée idéal, en somme :
divertissant sans être envahissant ou prétentieux.
Juste devant lui, la femme qui avait animé la
cérémonie musicale de la semaine précédente lui
coulait des œillades et battait des cils, la poitrine
bombée. Ellie leva les yeux au ciel. Curieusement,
lorsque la femme se tourna pour prendre un cocktail,
Mark répéta ce même geste, quoique plus discrètement.
Ellie sourit et l’observa avec davantage d’attention. De
temps en temps, il regardait dans le vague et semblait
ailleurs, comme si… Mais non, quelle idée ridicule !
Pourquoi aurait-il organisé cette fête s’il n’avait pas voulu
y participer ?
— Alors, tu te caches ? Je t’ai cherchée partout.
C’était Charlie, qui venait de surgir de nulle part. Ellie
ferma les yeux et porta la main à son cœur.
— Seigneur, tu m’as fait une peur bleue. Non, je ne
me cachais pas.
Charlie cessa de sourire et lui pressa le bras avec un
air inquiet.
— Tu es une boule de nerfs. Détends-toi, voyons !
C’est une fête, après tout.
— Je sais bien… Mais je n’ai pas droit à l’erreur. Je
ne peux pas me permettre de perdre ce travail, Charlie.
Je ne peux…
Tout à coup, ses yeux se remplirent de larmes, les
lumières de la fête se brouillèrent. Charlie passa un bras
réconfortant autour de ses épaules.
— Eh, qu’est-ce qui t’arrive ?
Ellie respira profondément.
— Est-ce que tu lui as parlé… à Mark… de mon
histoire ?
Trois petites rides caractéristiques apparurent au-
dessus du nez de Charlie.
— Je lui ai simplement dit que tu étais une vieille
amie et que tu serais parfaite pour ce poste. Et c’est la
stricte vérité, Ellie.
Celle-ci gratta de l’ongle une marque invisible sur le
bois de la rampe.
— Non, je veux dire… Est-ce que tu lui as dit que j’ai
des problèmes avec… Enfin, que j’ai…
— Non, répondit Charlie d’une voix basse, mais
ferme. Je ne lui ai pas parlé de l’accident ni des
séquelles qu’il t’a laissées. C’est à toi de décider s’il a
besoin de savoir.
— Ah. Merci.
Un profond soupir souleva la poitrine de la jeune
femme. Charlie la dévisagea avec douceur.
— Penses-tu vraiment qu’ici, loin de chez toi, tu
pourras… enfin… régler tes problèmes ?
Les jambes d’Ellie se dérobèrent et elle saisit la
rampe des deux mains. Charlie jeta un bras protecteur
autour de ses épaules.
— Tu n’es pas venue ici seulement pour changer
d’air, n’est-ce pas, Ellie ? Dis-moi pourquoi tu as quitté
Barkleigh aussi vite.
Sous ses airs insouciants, rien n’échappait à Charlie.
Ellie lâcha un profond soupir et regarda sans la voir la
foule des invités, tous des gens dont les soucis se
limitaient à choisir la voiture de sport ou les diamants de
leurs rêves. Elle fut tout à coup submergée par un
sentiment d’anéantissement dévastateur. Parfois, elle en
venait à souhaiter que son cerveau cesse carrément de
fonctionner. Alors, elle serait heureuse, à ne plus rien
sentir, à ne plus penser à rien, à ne plus rien se rappeler.
C’était ces va-et-vient constants entre l’oubli et les
souvenirs qui finissaient de la rendre folle.
— Je ne peux pas rentrer chez moi, murmura-t elle.
— Pourquoi ?
— Tu te rappelles Ginny ? Ma plus vieille amie. Elle
était la marraine de Chloé.
Charlie opina.
— Oui, je me souviens d’elle. Et alors ?
Les yeux baissés, Ellie marqua un court silence.
— Elle est enceinte.
Charlie cessa de lui caresser le bras et mêla ses
doigts aux siens. Ses ongles rouges faisaient ressortir la
pâleur de la peau d’Ellie.
— C’est horrible à dire, mais je ne supportais plus de
la voir aussi heureuse avec Steve, et devenir de plus en
plus ronde. A force, je serais vraiment devenue folle.
Charlie la serra contre elle.
— Est-ce que je peux t’apporter quelque chose ? Un
verre d’eau ?
Ellie secoua la tête.
— Non, non. Je suis juste fatiguée. Je crois que je
vais encore rester quelques secondes avant d’aller me
coucher. Mais, toi, redescends t’amuser.
D’un signe de tête, elle désigna, en contrebas, un
jeune homme plutôt beau garçon avec qui Charlie avait
conversé pendant la soirée, et dont le regard se
promenait sur la foule.
— Je crois qu’on te cherche.
Charlie sourit, les yeux sur lui.
— Tu crois ?
— J’en suis sûre. Allez.
Elle poussa légèrement Charlie, qui s’engagea dans
l’escalier. Au même instant, l’homme la repéra, et son
regard prit une expression enchantée. Ellie soupira. En
voici un au moins qui était heureux…
Elle se décala de manière à pouvoir englober
l’ensemble de la salle du regard. Mark, toujours accoudé
au manteau de cheminée, avait encore ce regard
absent. Ellie repensa à la photo de mariage. Elle l’avait
vu sourire des dizaines de fois ce soir, mais jamais avec
la joie sans réserve qu’il avait eue pour cette femme. Où
se trouvait-elle, à présent, d’ailleurs ? Que s’était-il
passé entre eux ? Elle s’aperçut alors que le personnage
public de Mark, bon enfant et lumineux, dissimulait une
part d’ombre, des blessures sans doute mal cicatrisées.
Elle-même était bien placée pour savoir combien ces
plaies pouvaient faire souffrir.
Comme s’il devinait qu’elle l’observait, Mark
s’immobilisa, son verre levé, puis tourna lentement la
tête et croisa son regard. N’osant plus respirer, Ellie se
sentit rougir. Pouvait-il s’être rendu compte qu’elle l’avait
fixé longuement ? Pourvu que non ! De toute manière, il
n’avait plus ce sourire énervant, pétillant d’ironie, qui
semblait toujours se moquer d’elle.
Soudain, les invités disparurent dans un brouillard et
un lourd battement régulier recouvrit le bourdonnement
des conversations. Oh… c’était son cœur. Les joues
brûlantes, le regard rivé sur lui, Ellie s’astreignit à se
lever, fit quelques pas en chancelant avant de se
retourner et de filer dans le couloir. Pour une raison
inconnue, elle passa devant la porte de sa chambre et
descendit l’escalier du fond.
Ces stupides talons hauts la gênaient pour marcher.
Arrivée à la dernière marche, elle s’arrêta un instant pour
vérifier qu’il n’y avait personne, puis se dirigea vers la
cuisine. Avisant un plateau, elle chipa un canapé au
saumon fumé et s’approcha des portes-fenêtres, prenant
au passage une flûte de champagne sur une petite table
ronde jonchée de verres plus ou moins vides. La masse
noire du jardin semblait l’appeler.
Dehors, la fraîcheur de la nuit la fit frissonner. Elle
avala une gorgée de champagne dont elle remarqua à
peine la saveur. Des éclats de rire étouffés flottaient
dans le silence, accentuant la solitude de la nuit. Ses
pauvres pieds souffraient le martyre. Elle alla s’asseoir
sur un muret de pierre pour détacher les boucles
microscopiques, puis massa ses chevilles endolories et
agita les orteils. Les lanières de satin enroulées autour
de sa main, elle enfonça ses pieds avec délectation
dans la pelouse. L’herbe fraîche et élastique chatouillait
délicieusement sa peau. Seigneur, quel plaisir ! Elle
ferma les yeux et avala une autre gorgée de champagne.
Elle était à jeun, et les bulles commençaient à faire leur
effet.
Etrange, comme les fêtes avaient toujours l’air plus
attrayantes vues du dehors. Ellie détestait le vacarme et
l’agitation de la foule, mais, dès lors qu’elle s’en
échappait, elle se sentait curieusement seule. Elle fit
encore quelques pas et vida son verre. Derrière elle, un
murmure de voix masculine la fit sursauter.
— Je vous y prends !
Une puissante paire de mains lui saisit les épaules.
Ellie lâcha son verre et, se penchant en avant, parvint à
se dégager et à faire face à l’importun. Celui-ci,
visiblement éméché, clignait de l’œil avec surprise.
— Eh bien, quoi ? Je ne te plais pas ?
Le nom de cet homme ne lui revenait pas, mais elle
n’avait pas oublié ces cheveux d’un blond terne, ce
sourire arrogant. Il passa un bras autour de ses épaules
et l’enveloppa d’une suffocante haleine de whisky.
— ça te dit, une petite promenade ?
Elle tenta de s’écarter avec délicatesse, malgré le
dégoût qu’il lui inspirait.
— Non merci.
Comme elle enlevait doucement son bras de ses
épaules, il perdit l’équilibre et glissa sur l’herbe mouillée.
Son sourire s’effaça.
— Eh ! Pas la peine de monter sur tes grands
chevaux !
— Mais non ! Je…
Oh, et puis zut ! Ce type risquait d’interpréter toute
velléité de protestation comme un encouragement. Elle
tourna les talons et se dirigea vers la maison. L’homme
lui emboîta le pas en titubant, lui saisit le bras et l’attira à
lui.
— Mais lâchez-moi !
Il émit un son étrange qui ressemblait à un rire et,
serré contre elle, plaqua ses lèvres humides sur son cou,
comme une lente traînée de limace. Saisie d’un frisson
de colère et de dégoût, Ellie leva le bras et les sandales
de Charlie s’abattirent sur la tempe de l’homme.

***
Fatigué de la fête, Mark s’éclipsa et s’arrêta sur le
seuil de la cuisine sans savoir pourquoi ses pas l’avaient
mené jusque-là. Il avait le sentiment de chercher quelque
chose, mais quoi ? « Ne sois pas ridicule, lui souffla une
petite voix. Tu sais très bien pourquoi tu es venu et qui tu
cherchais. » Mais la personne en question n’était
justement pas là.
Il slaloma entre les serveurs et sortit par les portes-
fenêtres. Les projecteurs qui noyaient la maison dans
une lumière aveuglante rendaient la nuit environnante
encore plus noire, mais un mouvement dans la
pénombre, sur la pelouse, attira son attention. Il sourit en
distinguant deux silhouettes enlacées. Ah… Piers faisait
encore des siennes, apparemment. Son goût pour les
femmes était de notoriété publique. Fort heureusement,
ce coureur de jupons invétéré était relativement inoffensif
et ses victimes n’avaient le plus souvent aucun mal à le
remettre à sa place. D’ailleurs, sur qui avait-il jeté son
dévolu, cette fois-ci ?
Sans réfléchir, Mark se mit à courir, les tempes
battantes. Ses jambes lui semblaient se déplacer aussi
lentement que dans un rêve, comme entravées par des
boulets.
C’était Ellie, qu’il importunait, nom de nom ! Que se
croyait-il permis ? Il était absolument hors de question
qu’un misérable fils à papa prenne des libertés avec ses
employés. Ellie ne savait peut-être pas comment se
défendre, mais…
Il glissa sur l’herbe mouillée, se rattrapa de justesse.
Oh… Tout compte fait, si, elle savait. Elle venait même
de lui flanquer une correction de premier ordre. Piers
tituba, une main sur la tête. Mark s’arrêta devant eux en
dérapant et le saisit au collet, le poing levé.
— Mark, non !
A cet appel paniqué, il se ravisa et relâcha Piers, qu’il
poussa d’une bourrade vers la maison.
— Rentre chez toi, Piers. Tu es soûl.
Celui-ci s’essuya la bouche du revers de la main.
— Fais attention, Mark.
Tremblant de fureur, celui-ci s’avança vers Piers et
s’arrêta à quelques centimètres de son visage.
— Non. Toi, fais attention. Je t’interdis de revenir ici,
ni d’ailleurs de remettre les pieds dans mes bureaux.
Dès lundi, je vais chercher un autre représentant légal.
Piers ajusta sa cravate et se redressa autant que le lui
permettait son ébriété.
— Tu sais que je pourrais t’assigner en justice pour
agression.
— Essaye donc. Veux-tu que j’aille raconter aux
paparazzi que je t’ai surpris chez moi en état d’ivresse, à
importuner l’une de mes invitées ? Je suis sûr que tes
partenaires de Blackthorn & Webb seraient ravis de
cette publicité, pas toi ?
Piers rajusta sa veste en le menaçant du regard et
regagna la maison d’un pas incertain. Mark attendit qu’il
ait disparu pour se tourner vers Ellie.
— Je suis désolé de ce qui s’est passé. ça va ?
— Oui, oui, murmura-t elle.
— Vous lui avez flanqué un sacré coup, remarqua-t il
avec un sourire espiègle.
— Vous auriez dû le prévenir qu’il était dangereux de
se frotter à moi.
Mark porta la main à son épaule gauche, à l’endroit
où, quelques semaines plus tôt, elle l’avait mordu. A
cette époque, dans la fureur de l’instant, il n’avait pas
songé à s’amuser de la situation. Ce n’était plus le cas,
à présent, et il se mit à rire. A sa grande surprise, Ellie
l’imita, doucement d’abord, puis sans la moindre
retenue. Enfin débarrassée de l’air acerbe qu’elle avait
adopté ces dernières semaines, elle était… comment
dire… non pas belle, ou du moins, pas de cette beauté
prisée à Hollywood ou dans les magazines. Et, pourtant,
il gardait les yeux sur elle, hypnotisé.
La tête rejetée en arrière et les joues colorées d’une
rougeur adorable, elle riait si fort que des larmes
perlaient à ses yeux. Alors qu’il craignait de la voir
basculer à la renverse, elle dressa la main pour tenter de
se stabiliser et toucha le bras de Mark. Aussitôt, son rire
mourut. Elle détourna le regard et glissa derrière son
oreille une mèche qui retomba immédiatement. L’envie
le prit de repousser lui-même cette boucle rétive, mais il
se retint.
— Vous avez froid, observa-t il en la voyant
frissonner.
Et, coupant court à ses protestations, il ôta son ample
veste pour la lui poser précautionneusement sur les
épaules selon un rituel de galanterie auquel il sacrifiait
régulièrement. Pourtant, en l’occurrence, ce geste ne se
réduisait pas à cette dimension artificielle. S’il avait
prêté sa veste à Ellie, c’était vraiment parce qu’elle avait
froid. Il ne jouait aucun jeu avec Ellie, en grande partie
parce qu’il n’arrivait pas à comprendre les règles qu’elle
suivait. Avec elle, il se sentait différent, vulnérable.
Derrière lui, les lumières vives du manoir semblaient
l’appeler. Il négligeait ses invités. Ellie bougea
légèrement, et il se rendit compte qu’il tenait encore les
revers de sa veste. Il aurait dû la lâcher… Elle le
dévisageait avec un mélange de douceur et
d’innocence, comme tout à l’heure, du haut de l’escalier.
Dans ce regard, nulle trace d’artifice ou d’arrière-
pensées, mais plutôt de l’étonnement, comme si elle
venait de remarquer une chose invisible au commun des
mortels.
Il avait déjà eu cette pensée un peu plus tôt, en la
voyant déambuler en bordure de la foule avec cet air
d’ennui. Tout à coup, la conversation qu’il partageait
avec Melody et un producteur de disques lui avait paru
sous un autre jour, nu et dépouillé, comme s’il s’était
soudain chaussé de lunettes magiques qui révélaient la
vérité des êtres, sous leur vernis de strass et de
paillettes. Et les personnes qui l’entouraient ne sortaient
pas à leur avantage de cet examen. Avec Ellie, tout
vibrait d’une authenticité intransigeante qui n’admettait
aucun faux-semblant.
Le cœur de Mark battait à coups redoublés, mais pas
à cause de l’incartade avec Piers. Les doigts crispés sur
le tissu, il l’attira à lui et se figea dans une étrange
contemplation. Que lui arrivait-il ? Avec d’autres, il serait
déjà passé à l’action mais, pour une raison qui lui
échappait, il demeurait figé, comme pétrifié.
Immobile, Ellie le dévisageait fixement, son désir
parfaitement lisible sur son visage, caressant son cou
d’un souffle tiède. Le monde tout entier sembla se
réduire à l’espace minuscule qui séparait ses lèvres des
siennes. Elle n’eut soudain plus conscience de rien
d’autre que de l’instant. Passé et avenir disparaissaient
dans cette attente, une attente dont l’issue dépendait
uniquement de sa volonté : elle pouvait choisir de se
laisser aller à cet instant ou de résister. Mais, justement,
elle était lasse de lutter, de toujours se surveiller. Pour
une fois, elle voulait s’abandonner à son impulsion et voir
jusqu’où celle-ci la menait. Oh, oui, elle le voulait
tellement…
Avec hésitation, elle posa les mains sur son torse et
pressa ses lèvres sur les siennes. Il ne réagit pas… Ellie
se figea, le cœur déchiré. Mais alors, il l’attira contre lui,
glissa les mains autour de sa taille, sous la veste, et
l’embrassa avec une ferveur à faire mourir de jalousie
toutes les femmes qui papillonnaient autour de lui.
Elle leva la main et caressa sa joue couverte d’une
ombre de barbe, puis renversa la tête pour offrir son cou
à la caresse de ses lèvres. Quel bonheur de
s’abandonner sans retenue à ses impulsions ! Plus
besoin de réfléchir ni de solliciter sa mémoire. De toute
façon, elle en aurait été incapable. Elle promena les
doigts sur sa nuque et sentit qu’il frissonnait.
Dans la maison, un plateau tomba soudain avec
fracas. Mark et Ellie se figèrent et se regardèrent avec
stupeur. La magie de l’instant était brisée. En proie à
une gêne horrible, ils se regardèrent en silence, sans
savoir vraiment ce qui se passait ni quelle conduite
adopter. En désespoir de cause, Mark tendit la main.
— Ellie…
Elle le dévisagea, bouche bée, les yeux écarquillés,
puis tourna les talons et se précipita vers la maison.
Mark la regarda s’éloigner, trop interloqué pour réagir,
puis se rua à sa suite, bondit vers les portes-fenêtres de
la cuisine et percuta un serveur lourdement chargé.
Tandis qu’il bredouillait des excuses à la hâte, il la vit
disparaître dans le passage qui menait à l’escalier du
fond. Esquivant un autre employé, il se remit à courir,
mais se trouva encerclé par un groupe d’invités.
— Mark !
Kat se précipitait vers lui, échevelée, les yeux brouillés
de larmes. « Non, pas maintenant ! »
— C’est Razor…
Eperdu, il regarda alternativement l’escalier et la jeune
fille qui tirait sa manche avec insistance. Mark la
connaissait assez pour savoir qu’elle allait craquer d’une
seconde à l’autre. A contrecœur, il la conduisit à son
bureau en lui tapotant l’épaule avec compassion. Après
tout, Ellie ne partirait pas pendant la nuit et, dans l’état où
elle se trouvait, mieux valait lui laisser le temps de se
calmer. Il laissa donc Kat se lancer dans une longue
histoire et mouiller sa chemise de larmes.
Ellie restait assise dans le noir, secouée de
tremblements malgré le chauffage. Elle ne supportait pas
l’idée d’allumer la lumière et de voir la photo de Sam sur
la table de chevet. Les yeux brûlants de larmes, elle se
moucha bruyamment.
— Qu’est-ce qui m’a pris, bon sang, qu’est-ce qui m’a
pris ?
Sa tête endolorie était remplie d’un brouillard de
pensées au-dessus duquel planait le souvenir des lèvres
de Mark. Comment avait-elle pu oublier Sam ? Son cher
Sam, si aimant, si honnête, trahi pour un don Juan de la
pire espèce.
Quoique, tout à l’heure, Mark ne s’était justement pas
comporté comme un vulgaire coureur de jupons. Bien au
contraire, il l’avait secourue contre Piers et n’avait pas
cherché à profiter de la situation. Il l’aurait même laissée
partir si elle l’avait voulu…
Et si le problème ne venait peut-être pas de Mark,
mais plutôt de sa décision de prendre un nouveau
départ, d’apprendre à revivre ? Peut-être qu’une partie
d’elle-même n’était pas morte, mais simplement enfouie
dans l’attente d’un renouveau. Elle était encore jeune,
après tout. Ce baiser manifestait un instinct de vie tout à
fait naturel et sain, une réaction normale à l’égard d’un
bel homme. Oui, mais dans ce cas, pourquoi avait-elle
résisté à Piers ? Il était jeune, plutôt bien de sa
personne. Or, elle ressentait un violent dégoût chaque
fois qu’elle pensait à lui. Non, c’était Mark, et seulement
Mark qui lui inspirait un tel trouble. D’une certaine
manière, il agissait sur elle comme un catalyseur
d’émotions.
Mais lui… Certes, cette attirance semblait réciproque,
mais pour combien de temps ? Elle ne correspondait
pas à son type de femme. Au bout de quelques mois,
tout serait fini et elle n’aurait plus qu’à chercher un autre
travail.
De toute façon, pouvait-elle se satisfaire d’une
vulgaire passade ? Tout ce qui dégradait le merveilleux
amour qu’elle avait vécu avec Sam revenait à une
trahison de sa mémoire. Ce serait un peu comme renier
les bijoux de la Couronne en faveur de colifichets en
nickel. Ses sentiments pour Mark ne pouvaient la mener
nulle part.
Elle se moucha encore et s’étira avec un soupir. Que
trouvait-elle donc à un homme comme lui, de toute
façon ? Ce n’était pas son argent qui l’intéressait, ni sa
célébrité, son élégance ou son charme. Pourtant, ce soir,
derrière le personnage pétillant qu’il aimait arborer, elle
avait aperçu une facette sombre et tourmentée qui
entrait en résonance avec des sentiments enfouis au
fond d’elle-même.
Elle respira alors un léger parfum d’after-shave et leva
la tête, s’attendant presque à voir Mark devant elle…
Mais la chambre était vide. Elle se rappela alors qu’elle
portait encore sa veste.
De nouveau, elle se vit dans le jardin avec lui. En sa
présence, il avait eu l’air si vulnérable, indécis…
Etrange, pour un homme habitué aux succès féminins.
Que fallait-il en conclure ?
Elle gémit et enfouit son visage dans ses mains.
Et demain ? Comment pourrait-elle lui faire face ?
6.
Il était 10 heures passées lorsque Mark descendit
l’escalier, la démarche mal assurée. Quelle nuit ! Il n’avait
pu s’endormir qu’à l’aube, d’un sommeil agité de
mauvais rêves. Un esprit frais et serein lui aurait pourtant
été utile pour faire bonne figure devant Ellie…
Ne se montait-il pas trop la tête à son sujet ? Il
s’agissait seulement d’un baiser, après tout. Seulement
un baiser… Il en avait de bonnes ! Dans ce cas,
pourquoi son cœur s’emballait-il chaque fois qu’il pensait
à elle ? Justement, Ellie méritait-elle cet emballement ?
Ellie était son intendante, rien de plus. Mais une
intendante qui embrassait divinement… Il soupira. Elle
avait assurément beaucoup de charme… Un charme
naturel, spontané, qui n’avait rien à voir avec les
minauderies des filles qui aimaient s’afficher à son bras.
Comme Helena, Ellie était l’un de ces êtres délicats,
dont la beauté fragile évoquait celle des orchidées ou
des papillons. Elle n’en était que plus dangereuse. Il
avait un faible pour ce genre de femmes. Elles faisaient
immanquablement vibrer en lui une corde sensible qui le
poussait à les protéger, à prendre soin d’elles le temps
qu’elles se reconstruisent. Il se protégeait de ce
penchant en se consacrant à corps perdu à ses clients :
eux, au moins, le payaient pour le soin qu’il prenait d’eux.
Les femmes de ce genre se nourrissaient de leurs
victimes jusqu’à ce que celles-ci n’aient plus rien à leur
offrir. Alors, elles prenaient l’amour et l’affection qu’elles
avaient reçus et les reportaient sur un autre, qui ne leur
rappelait pas leurs anciens tourments.
Il n’allait tout de même pas répéter les erreurs du
passé ! Une relation strictement professionnelle
s’imposait. S’il était capable de convaincre une diva
survoltée de ne pas exiger par contrat de bouteilles
d’eau minérale à trois cents dollars venues directement
d’une source bénite par un grand moine tibétain, il
pouvait certainement affronter Ellie pendant une journée.
Ensuite, il inventerait un prétexte pour repartir à Londres.
Il ne fuyait pas, il se protégeait.
Sans s’en rendre compte, il était arrivé dans la
cuisine, d’où émanait déjà une délicieuse odeur. Ellie se
concentrait sur une préparation qui mijotait doucement.
— Bonjour, fit-il d’une voix excessivement
décontractée.
Elle le salua d’une voix brève, sans se retourner.
— Qu’est-ce que vous faites ?
Elle garda le silence et remua la cuillère avec une
énergie redoublée.
— Comme ça sent bon ! Qu’est-ce que vous nous
mitonnez, aujourd’hui ?
— Je prépare une sauce bolognaise en grande
quantité de manière à la congeler en petites portions.
Voulez-vous votre petit déjeuner ?
Elle parlait d’un ton guindé, glacial.
— Non, ça ira, merci. Je suis tout à fait capable de
me faire du café.
Il s’assit à la table ronde près des portes-fenêtres
avec une tasse fumante et observa la jeune femme à la
dérobée. Elle émiettait à l’aide d’une cuillère de bois un
steak haché qui grésillait sur une poêle.
Mark s’éclaircit la gorge.
— Ellie, écoutez-moi…
— ça va, Mark. Je sais où tout cela va nous mener.
— Ah bon ?
— Oui. Et je refuse d’aller plus loin.
Très bien. Ils étaient donc sur la même longueur
d’onde. Mais alors, pourquoi son cœur éprouvait-il cette
lourdeur ?
— D’accord.
Un court silence tomba.
— Vous êtes mon patron, reprit-elle. Un homme qui
passe son temps à flirter à droite et à gauche, à mener
la grande vie, alors que moi, je suis… je suis…
Ne trouvant pas le mot juste, elle leva les yeux au ciel.
— Oui, bien évidemment, je suis votre patron, et vous,
vous êtes…
Surprenante ? Ravissante ? Inoubliable ? Elle
méritait tous ces adjectifs, mais aucun ne convenait à la
situation.
— Vous êtes…
Ellie baissa les yeux vers lui.
— Je suis votre intendante.
Mark opina, faute de mieux. Elle secoua la tête et ses
boucles blondes dansèrent.
— En toute franchise, entre vous et moi, ce serait
très…
— Compliqué ?
Elle haussa une épaule d’un air las.
— J’aurais plutôt dit prévisible ou de mauvais goût,
mais votre adjectif convient également. Quoi qu’il en soit,
je préfère m’en tenir à des relations professionnelles.
— Je suis complètement d’accord avec vous.
Il n’en scrutait pas moins son visage avec intensité.
— Vous avez l’air contrariée.
— Contrariée, moi ? Pas du tout.
— Ah. Bien.
Elle afficha un sourire forcé puis retourna à ses
casseroles.
— Ennuyée, alors ?
Le battement de la cuillère s’accéléra.
— Non, absolument pas.
A petits coups rageurs, elle désagrégeait les derniers
morceaux de viande. Mark la dévisagea fixement. Ellie
était peut-être différente des autres femmes à maints
égards, mais son obstination crispée à prétendre que
tout allait bien lui rappelait trop de mauvais souvenirs.
— Ellie, j’ai sans doute été un peu impulsif la nuit
dernière, mais je ne pense pas que nous… enfin, que j’ai
rien fait de mal.
— Ah bon, vous croyez ? lâcha-t elle, les dents
serrées.
— Non. Ce n’est pas votre avis ?
Un grésillement furieux s’échappa de la poêle lorsque
Ellie y versa une boîte de coulis de tomates qu’elle
mélangea vivement. Elle se tourna soudain vers lui et fit
un pas dans sa direction, brandissant la cuillère trempée
de sauce.
— Vous êtes vraiment incroyable, vous savez. Vous
vivez dans une jolie petite bulle, complètement
déconnecté de la réalité.
Mark cligna les yeux. A quoi rimait ce procès
d’intention ? Il pensait au contraire avoir une idée
relativement juste de ce qu’était la réalité. En tout cas, il
n’avait pas besoin de leçon à ce sujet.
— Déconnecté, moi ?
— Oui, parfaitement ! Dans la vraie vie, on souffre, on
ne joue pas avec les sentiments d’autrui. Vous, vous
vivez dans un petit monde protégé dans lequel vous
pouvez agir comme vous l’entendez, mais c’est un luxe
que peu de gens peuvent se permettre. Et vous en faites
un très mauvais usage, savez-vous ? Vraiment très
mauvais.
Un tremblement dans son regard dissuada Mark de
lâcher la repartie bien sentie qui lui brûlait les lèvres.
Dans ces yeux mouillés de larmes, il lisait une
détermination, une franchise déconcertantes. Quelque
chose n’allait pas, mais, une fois encore, il n’avait pas la
moindre idée de ce qui se passait dans sa tête.
Pourquoi l’accusait-elle ? Après tout, c’était elle qui
l’avait embrassé. Et il n’avait jamais joué avec ses
sentiments, ou alors, sans le faire exprès. A vrai dire, il
n’en savait plus rien. Peut-être avait-elle raison de dire
qu’il était perdu.
Profitant de son silence, Ellie appuya son propos.
— Je crois qu’il est dans notre intérêt à tous les deux
de faire comme si ce… Enfin, vous savez, ce…
Comme le mot baiser n’arrivait pas à franchir ses
lèvres, un éclat de colère anima son regard.
— Mettons ce qui est arrivé hier sur le compte du
champagne et d’une folie passagère, d’accord ? Je ne
veux pas perdre ce travail.
Mark opina sèchement.
— Pas plus que je ne souhaite rechercher une
nouvelle intendante.
Ellie poussa un long soupir et ses épaules se
détendirent légèrement.
— Bien, fit-elle en dressant le menton. Je suis
contente que nous soyons sur la même longueur d’onde.
Sans un regard de plus, elle retourna à sa sauce
bolognaise.
Elle avait raison, bien sûr. Et pourtant… Oh, à quoi
bon insister. Ces dix dernières années, il s’était plu à
faire croire à tout le monde, y compris à lui-même, qu’il
menait une vie de rêve. Au fond, il ne raterait sans doute
pas grand-chose à se complaire de nouveau dans cette
illusion heureuse, quitte à oublier qu’il avait désiré, pour
une fois, quelque chose de plus.
Mais encore fallait-il être capable d’oublier ce désir…
Le lendemain, au grand soulagement d’Ellie, Mark
retourna à Londres, où il demeura jusqu’au week-end. Il
en fut ainsi pendant plusieurs semaines. Leurs rares
moments de cohabitation se déroulaient dans une
atmosphère guindée, maladroite, et apportaient un
contrepoint dissonant à l’harmonie des autres jours.
Lorsqu’il revenait, Mark passait le plus clair de son
temps reclus dans son bureau, tandis qu’Ellie se
réfugiait dans la cuisine. Bien qu’ils se soient tous les
deux entendus pour en rester à des relations
professionnelles, ce statu quo tacite semblait étrange,
artificiel. Ils campaient sur leurs territoires respectifs
comme deux boxeurs dans leur coin du ring.
Un samedi, pourtant, Mark la rejoignit dans la cuisine.
Avant même de l’entendre, elle sut, par une sorte de
sixième sens, qu’il arrivait. Tel un radar ultrasensible, son
cerveau détectait immanquablement son approche. Elle
arrêta de hacher un oignon et écouta. Dix secondes plus
tard, le bruit de ses pas lui parvint.
Elle ne leva pas la tête à son entrée. Derrière elle, la
machine à café cracha son breuvage dans une tasse.
Les pieds en caoutchouc d’un tabouret couinèrent sur le
sol. Le silence s’installa. La nuque hérissée, la jeune
femme attendit.
Faire comme s’il n’était pas là…
Le couteau s’abattit sur la planche avec énergie, si
près de ses doigts qu’elle faillit se blesser. Elle fit tomber
l’oignon dans une poêle grésillante. La recette exigeait
des morceaux fins et réguliers. Ses tranches
ressemblaient davantage aux formes grossières que
Chloé s’amusait à découper avec des ciseaux de
sûreté… Elle coupa un autre oignon avec un soin
excessif et alluma la hotte aspirante. Cette cuisine était
trop tranquille. Il y faisait trop chaud, surtout. Elle saisit
une gousse d’ail, remarqua qu’il n’en restait presque
plus. Il lui vint alors une idée lumineuse de simplicité.
Elle se tourna vers Mark avec une expression aussi
neutre que possible. Il la regardait sans rien dire.
— Il faut que j’aille au supermarché. Avez-vous besoin
d’une chose qui ne figure pas sur la liste des
commissions ?
Elle fit un signe de la tête en direction d’un papier
punaisé à la porte d’un placard. Ravie d’avoir trouvé une
échappatoire, elle parvint même à sourire en finissant sa
phrase.
Mark haussa les épaules.
— Non, merci.
Nombre d’intendantes auraient été ravies d’avoir un
patron aussi accommodant. Pourtant, son flegme
finissait par exaspérer Ellie. Son état de tension était tel
qu’elle avait envie de lui flanquer un grand coup de
moulin à poivre sur la tête. A bout de nerfs, elle saisit son
sac et se rendit à sa voiture.
Elle tourna la clé dans le démarreur, qui resta muet.
— Allez, dit elle en tapotant le tableau de bord. Ce
n’est pas le moment de me lâcher ! Tu es mon seul
moyen de partir d’ici, au moins pour cet après-midi.
Elle enclencha de nouveau le contact, le pied à fond
sur la pédale. Le moteur toussa et se tut. Furieuse, Ellie
frappa le volant du plat des mains.
— Traîtresse !
Elle reprit son sac et regagna la cuisine d’un air
dégagé. Toujours assis sur son tabouret, Mark finissait
son café.
— Quelque chose ne va pas ?
— Ma voiture ne démarre pas. J’irai un autre jour,
après avoir fait examiner ce tas de ferraille.
Mark se leva et sortit un trousseau de clés de sa
poche.
— Venez.
— Pardon ?
— Je vous emmène.
— Non, non, ça ira. Vraiment. Et puis, vous êtes
occupé.
— Cela ne me dérange pas, dit il avec un sourire
nonchalant. Une petite sortie me fera du bien, au
contraire.
Dépitée, Ellie le suivit à contrecœur jusqu’à sa voiture :
une magnifique Aston Martin anthracite. Tout gonflé de
fierté, il lui ouvrit la portière. Ellie se retint de secouer la
tête. Ces hommes et leurs joujoux…
Mark n’avait pas besoin de quitter la route des yeux
pour savoir qu’Ellie, rencognée dans son siège, gardait
la tête tournée vers la vitre comme pour éviter de le voir.
Il avait conscience de chacun de ses mouvements. Ses
gestes et son langage corporel lui disaient sans
ambiguïté de ne surtout pas l’approcher de trop près.
Pouvait-elle avoir vu juste, lorsqu’elle s’était emportée
contre lui, quelques semaines auparavant ? Il avait
beaucoup réfléchi à ses reproches. Vivait-il vraiment
dans une bulle, un petit univers douillet dont il était le
soleil et tous les autres de vulgaires satellites ? Est-ce
qu’il butinait la vie et les femmes sans un regard en
arrière ?
Si c’était le cas, il n’en avait pas toujours été ainsi.
Tout cela, c’était la faute d’Helena. Dire qu’il avait été
prêt à lui consacrer sa vie… C’était d’ailleurs ce qu’il lui
avait promis devant des centaines de témoins :
« Jusqu’à ce que la mort nous sépare. » Qu’il avait été
naïf d’imaginer ses sentiments payés de retour. Ce qu’il
avait pris pour de la fidélité n’était en fait qu’une
immense dépendance affective. Dès lors qu’il ne lui avait
plus été utile, qu’il avait voulu s’appuyer sur elle, elle était
partie.
Le pire était qu’il n’avait rien vu venir. Quelque temps
seulement avant que la bombe n’explose, il se réjouissait
de la trouver plus sereine et il envisageait même de lui
parler d’enfants.
Et la garce l’avait lâché au pire moment, lors de la
liquidation de sa première société de gestion. Là aussi,
il avait été victime d’une confiance mal placée. Il avait cru
dur comme fer à l’avenir de son poulain de l’époque, une
rockeuse déjantée répondant au sobriquet de Nuclear
Hamster. Avec le recul, il avait été fou de mettre toutes
ses économies en jeu sur une mise aussi aléatoire. Il
avait même été jusqu’à souscrire une nouvelle
hypothèque sur sa maison ! Ses amis l’avaient pourtant
prévenu de ne pas se rémunérer sur un pourcentage du
profit net. L’album s’était très bien vendu, mais les frais
de tournée, abyssaux, avaient littéralement plombé les
bénéfices. Acculé à la faillite, il avait été ruiné.
Voyant Helena taciturne et distante, il avait mis sa
froideur sur le compte de l’inquiétude. Il savait lui-même
que ce procès risquait de lui coûter des sommes folles
mais, de toute façon, quel choix avait-il ? Il devait
préserver sa carrière et son honneur.
Peu après, elle avait déclaré qu’elle avait besoin de
prendre du champ par rapport à lui, qu’il était temps pour
elle de marcher sur ses deux jambes, et autres formules
toutes plus clichés les unes que les autres. Il ne lui avait
pas fallu longtemps pour se jeter dans les bras d’un riche
ponte de l’audiovisuel, plus à même de satisfaire ses
goûts de luxe. Cela ne l’avait pas empêchée de
pleurnicher sur son répondeur lorsqu’il s’était enfin relevé
de ses revers.
Mais la vengeance était un plat qui se mangeait froid.
Malheureusement pour elle, Helena avait brûlé les ponts
trop tôt. En fait d’indemnités de divorce, elle avait hérité
d’une montagne de dettes. Si elle avait rongé son frein
seulement deux ans, le temps qu’il se relève de cette
mésaventure, elle aurait pu réclamer un joli pactole.
Au retour, une légère bruine piquetait le pare-brise et
faisait briller l’asphalte. Ils s’engagèrent sur la petite
route de campagne bordée de haies. Mark se concentra
sur sa conduite. Cette Aston Martin était un vrai bonheur.
D’habitude, son emploi du temps chargé ne lui
permettait pas de profiter de ce confort de route. La
présence d’Ellie à son côté l’incitait à se faire plaisir,
pour une fois.
Il avait apprécié de sortir avec elle, ne serait-ce qu’au
supermarché. En territoire neutre, pour ainsi dire, elle
s’était légèrement détendue. Il avait même trouvé
agréable de pousser le Caddie dans les allées,
s’arrêtant derrière elle lorsqu’elle lisait les emballages en
détail ou choisissait des avocats. Il n’aurait su dire ce
qu’elle comptait faire de ces achats, mais le fait qu’Ellie
le sache lui conférait un air de sagesse.
La pluie s’intensifiait. Ils allaient devoir se dépêcher
pour rentrer avant l’averse. Le moteur ronronnait, heureux
d’être sollicité. Mark aimait conduire et commençait à
bien connaître le labyrinthe de petites routes qui
parsemait la campagne autour de Larkford. Il jeta un bref
coup d’œil à Ellie. Elle regardait droit devant elle, le
visage dur.
Au-delà d’un virage, la petite route s’étalait à perte de
vue. Mark appuya sur l’accélérateur. Le moteur réagit au
quart de tour avec un ronflement de satisfaction. Non
loin, le ciel s’obscurcit encore. Des bourrasques de vent
fouettaient violemment les haies sauvages. A l’intérieur
de l’habitacle, l’atmosphère se chargea d’une électricité
déplaisante. Un faisan jaillit tout à coup sur la route et
Ellie eut un petit cri angoissé. Du coin de l’œil, Mark la vit
se cramponner au rebord de son siège. Il freina
légèrement et tourna la tête vers elle pour la rassurer.
— Mark…, implora-t elle.
— Calmez-vous, nous n’allions pas…
— Mark… Devant !
Son visage, sa voix exprimaient une terreur intense.
Mark se tourna et ressentit comme un coup à l’estomac.
A quelques dizaines de mètres, un tracteur sortait d’un
passage dissimulé par les haies. Mark enfonça la
pédale de frein et ralentit jusqu’à atteindre une vitesse
d’escargot. Ils en étaient quittes pour une bonne frayeur,
et sans laisser la moindre trace de pneus.
— Arrêtez la voiture, murmura-t elle.
L’ordre, prononcé d’une voix frêle, était pourtant sans
appel.
— Mais nous sommes presque arrivés.
— Je vous dis… d’arrêter, dit elle, bouleversée. Je
veux sortir.
Comme elle actionnait la poignée avec une énergie
désespérée, il se rangea sur le bas-côté. Sans même
attendre qu’il finisse de se garer, elle ouvrit la portière et
sortit en titubant, avalant l’air à pleins poumons. Son
corps tout entier était secoué de tremblements
convulsifs.
Pétrifié par la stupeur, Mark la suivit du regard avant
de se ressaisir. Il sortit, courut à sa suite et saisit son
poignet pour l’attirer à lui. Elle s’effondra dans ses bras,
avant de le repousser violemment. Il avait oublié comme
elle était forte, en dépit de son apparence menue.
Comme il l’attrapait de nouveau, elle se tourna vers lui
avec fureur.
— Je vous avais demandé d’arrêter !
Son bras libre lançait des moulinets frénétiques tandis
qu’elle agitait l’autre avec fureur pour tenter de se
dégager. Mark la dévisagea, ébahi. Quelle mouche la
piquait, cette fois-ci ? Pourquoi une telle hystérie pour un
tracteur ? A bout de souffle, Ellie porta la main à son
cœur. En essayant de se libérer, elle se jeta sur la route,
sur le trajet d’une voiture. Le hurlement d’un Klaxon
déchira le silence. D’un geste puissant, Mark la ramena
sur le bas-côté et fit quelques pas en arrière, chancelant,
les bras autour d’elle, jusqu’à ce que la haie lui pique le
dos.
Le visage contre son torse, Ellie ouvrait et fermait la
bouche comme si elle suffoquait. Un murmure de
sanglots entrecoupés d’exclamations étouffées lui
parvint et, au travers de son pull, il sentait son haleine
tremblante. Par deux fois elle serra les poings et cogna
sa poitrine. Stupéfait, Mark ne savait que dire, que faire.
Une seule chose était sûre : en ce moment précis Ellie
avait besoin de lui. Il lui fallait quelqu’un contre qui
décharger sa colère, confier sa douleur. Elle se mit alors
à pleurer à grands sanglots incontrôlables. En proie à
une angoisse croissante, Mark la berça, murmurant des
paroles de réconfort à son oreille. Jamais il n’avait été
témoin d’un tel désespoir. Par comparaison, les crises
de larmes de Kat semblaient des exercices de
répétition.
Peu à peu, les pleurs et les tremblements
s’apaisèrent. Les doigts dans ses boucles blondes,
Mark la berçait doucement. Il aurait tellement voulu
soulager sa souffrance, en prendre une partie, lui
transmettre ce don étrange qu’il avait de se former une
carapace d’insensibilité chaque fois qu’il le voulait. Peut-
être y parviendrait-il en la gardant dans ses bras…
Mais non, il se faisait des idées. Il n’avait rien à lui
donner, et tant à apprendre d’elle. Elle forçait le respect,
par sa détermination, par sa franchise sans concession.
Elle savait vivre pour de vrai, quand lui se contentait
d’éblouir.
Les minutes s’égrenaient lentement dans un silence
rythmé seulement par les battements sourds de son
cœur. Le soir tombait, colorant le ciel de teintes gris
lavande. Ellie, immobile, respirait par à-coups. Enfin, elle
s’écarta, les motifs du tricot de Mark imprimés sur sa
joue. Il prit son visage dans ses mains et la dévisagea
avec douceur. Ses yeux rougis, aveuglés par les larmes,
exprimaient une lassitude, un désespoir déchirants. Ils le
suppliaient de lui redonner quelque espoir, un goût pour
la vie.
— Dites-moi tout, Ellie.
La phrase, prononcée d’une voix douce, n’était pas un
ordre, mais une demande. Les lèvres de la jeune femme
tremblèrent et une larme s’écrasa sur la main de Mark.
Sans cesser de la regarder, il la guida vers la portière du
côté passager et l’assit sur le siège de cuir, puis
s’accroupit à sa hauteur, ses mains serrées entre les
siennes.
Ellie ferma les yeux et poussa un long soupir
tremblant. Silencieuse, elle chercha ses mots un instant.
Enfin, elle leva les paupières vers lui et le regarda droit
dans les yeux.
— Ce n’était rien, lâcha-t elle d’une voix fatiguée.
Juste une attaque de panique. ça m’arrive, de temps en
temps. Je suis désolée.
Dubitatif, Mark se contenta de se taire et d’attendre.
Quelques minutes de silence s’écoulèrent, pendant
lesquelles ni l’un ni l’autre ne bougea. Enfin, Ellie baissa
la tête.
— Mon mari et ma fille ont été tués dans un accident
de voiture, un jour de pluie comme celui-ci, murmura-
t elle, les yeux fixés sur leurs doigts mêlés.
— Ellie… Je suis désolé.
Quelles paroles dérisoires ! Pourtant, c’était la vérité :
il était bouleversé, pour elle, pour ces vies fauchées trop
tôt… Bouleversé même d’apprendre qu’elle avait été
mariée. Il serra davantage ses mains.
— Cela s’est passé il y a quatre ans, sur le trajet de la
maison. Nous revenions des commissions. J’avais
acheté à Chloé une paire de chaussures roses à
paillettes. Elle ne les a jamais portées.
Le silence retomba.
— D’après la police, c’est arrivé à cause d’une bande
de jeunes qui s’amusaient avec une voiture volée. Nous
nous sommes percutés au détour d’un virage, sur une
petite route de campagne comme celle-ci. Personne n’a
rien pu faire.
Seigneur, quelle tragédie… Et elle, comment avait-elle
appris la nouvelle ? La police était-elle venue frapper à
sa porte ? Il se rappela alors un mot qu’elle avait balbutié
un peu plus tôt : nous. Il caressa le dos de sa main avec
son pouce.
— Vous étiez dans la voiture ?
Elle respira convulsivement et leva vers lui un regard
douloureux.
— C’est moi qui conduisais.
Mark l’attira dans ses bras et glissa les mains derrière
son dos. La tête posée sur son épaule, elle l’enveloppait
d’un léger parfum de shampooing et chatouillait sa joue
de ses boucles douces.
— Donnez-moi votre main, dit-elle.
Il obtempéra sans comprendre. Elle baissa la tête et
posa les doigts de Mark sur le côté droit de son crâne. A
cet endroit, le cuir chevelu était barré d’une longue
cicatrice. Doucement, tout doucement, Mark caressa les
cheveux.
— Les policiers m’ont dit que je n’aurais rien pu faire,
poursuivit-elle d’une voix calme. Je ne sais pas. Je ne
me souviens de rien. Et je devrais finir mes jours avec
cet énorme point d’interrogation. Je ne saurai jamais ce
qui s’est passé. Je ne pourrai jamais m’empêcher de
penser que si j’avais réagi une seconde plus tôt, si
j’avais tourné le volant, rien ne serait arrivé.
De nouveau, elle plongea dans le silence. Mark n’osait
plus bouger. Enfin, elle soupira et s’alanguit dans ses
bras. Leurs formes s’épousaient à la perfection,
exactement comme il l’avait imaginé. Il avait si souvent
rêvé de la tenir ainsi dans ses bras, d’embrasser son
front, son nez, ses lèvres, comme à présent. Enfin,
presque.
Elle s’écarta, passa ses mains sur son visage, et se
frotta les yeux.
— Veuillez m’excuser, dit elle d’une voix à peine
audible.
— Non. C’est moi qui vous demande pardon d’avoir
provoqué cet incident.
— Vous ne pouviez pas savoir…
L’irritation qu’elle avait manifestée contre lui ces
dernières semaines avait totalement disparu de son
regard. Pourtant, quel imbécile il avait été ! Voilà qui lui
apprendrait à vouloir faire le malin pour l’impressionner.
— Eh bien, maintenant, je sais. Et je suis désolé pour
toutes les fois où j’ai pu vous blesser. Jamais je ne
voudrais vous faire de la peine, même si je me comporte
parfois comme un imbécile.
Les yeux rivés dans les siens, elle esquissa un mince
sourire et Mark ressentit comme un coup à la poitrine.
Chancelant, il dut s’accrocher au montant de la portière
pour ne pas tomber.
— Il est temps de rentrer, murmura-t il.
7.
Calé dans un profond fauteuil, devant un feu de
cheminée, Mark observait le ballet des ombres sur le
mur. Il était seul, Ellie étant partie se coucher tôt. Il avala
une gorgée de whisky dont il savoura longuement la
chaleur aromatique. Bercé par le doux craquement des
bûches et le tic-tac monotone d’une lourde pendule, il
songeait, les paupières mi-closes, aux événements de
l’après-midi.
Après cet incident, le trajet s’était achevé dans un
silence complet. Pourtant, l’atmosphère s’était
considérablement détendue : le calme après l’orage, en
quelque sorte. Plongée dans des réminiscences
passées ou récentes, Ellie semblait ailleurs, dans un
endroit où il n’était pas sûr d’avoir sa place. Il s’était tu,
de peur de commettre un nouvel impair.
A leur arrivée, aux petits soins pour elle, il avait porté
les sacs et lui avait suggéré d’aller prendre un bon bain
pendant qu’il s’occupait de ranger les commissions. Il
s’était alors aperçu qu’il ne savait même pas ranger les
provisions dans sa propre cuisine. Tandis qu’il hésitait
devant deux portes de placard, un paquet de pâtes dans
les mains, il avait reconnu le bruit inimitable des pieds
nus d’Ellie sur le carrelage.
— Armoire du haut à gauche, avait-elle annoncé
calmement.
— Merci.
Elle était vêtue d’un vieux peignoir rose noué à la taille,
légèrement plus long sur un côté. Avec ses boucles
mouillées, d’un blond sombre, son visage rose, frais et
net, ses yeux lumineux, elle était absolument ravissante.
Lorsqu’elle s’était approchée de lui, le regard droit, il
avait senti son cœur cogner. Elle avait alors souri, d’un
sourire timide, mais chaleureux.
— Merci, Mark. Pour tout.
Haussée sur la pointe des pieds, elle avait posé un
léger baiser sur sa joue.
— Bonne soirée.
— A vous aussi, avait-il répondu d’une voix distraite.
Depuis, plusieurs heures s’étaient écoulées, mais il
sentait encore l’empreinte électrique de ses lèvres sur
sa peau. Il avala une autre gorgée de whisky et toucha
sa joue à l’endroit où elle l’avait embrassé.
Il comprenait mieux, à présent, ce regard perdu qu’elle
avait si souvent. Ellie était une survivante. Plus d’un, à sa
place, aurait sombré, mais elle trouvait pourtant chaque
jour la force d’affronter ses fantômes. La force de vivre.
Par comparaison, quel imbécile il avait été, à s’apitoyer
sur son sort. Echaudé par une malheureuse histoire
d’amour, il s’était tenu à l’écart des femmes, les
soupçonnant en bloc de vénalité par la faute d’une
aventure malheureuse. Au lieu de tirer un trait sur cette
expérience, il s’était réfugié dans un cynisme
sarcastique et blessé, sans se rendre compte qu’il
choisissait la solution de facilité.
Ellie ne se permettait pas ce genre de petite lâcheté.
Elle affrontait la vie, vaille que vaille. Par quel miracle
s’était-elle relevée de cette tragédie ? Il ne cessait de
s’émerveiller de sa résilience. Dire qu’il l’avait crue
fragile… Elle était la personne la plus forte qu’il ait
jamais rencontrée.
« Tu n’es jamais contente. »
Pendant des mois, à Barkleigh, Ellie avait désiré avoir
un peu de répit, de solitude, sans que tout le monde ne
s’en émeuve. A Larkford, justement, elle avait plus que
son compte de tranquillité. Au début, elle y avait trouvé
plaisir et avait pensé s’être libérée de l’angoisse qui la
hantait depuis son retour au cottage. Mais elle s’était
trompée.
Elle aimait toujours autant la vie à Larkford, ses
promenades à l’aube dans le jardin, mais parfois tant
d’espace, de sérénité avaient quelque chose de… Elle
secoua la tête. Bah, qu’elle était sotte !
Ce sentiment de solitude n’était pas étonnant. Voilà
deux semaines que Mark avait disparu en alléguant une
vague excuse au sujet d’un contrat urgent. Il séjournait
sans doute dans son appartement, à Londres.
Sa tasse de thé au creux des mains, Ellie abandonna
ses pantoufles sur les dalles et marcha dans l’herbe, que
le soleil du petit matin commençait à peine à réchauffer.
Elle avait beau se raisonner, impossible de ne pas
penser que Mark cherchait à l’éviter. Peut-être ne savait-
il pas comment agir avec elle, après ce qu’il avait appris
sur son deuil, et, si tel était le cas, comment pouvait-elle
lui jeter la pierre ? Elle-même avait eu tant de mal à se
faire à cette réalité.
Elle promena le regard sur le jardin. Les roses de la
tonnelle en fer forgé étaient en fleur. Ellie adorait cette
variété aux pétales dentelés, de couleur délicate et au
parfum incomparable.
Elle soupira. Eh bien, si Mark préférait le stress de
Londres, les gaz d’échappement et les embouteillages,
tant pis pour lui. Il ne savait pas ce qu’il manquait.
Chaque jour, le jardin se parait de nouveaux atours : ici,
un arbuste se couvrait de bourgeons, là, un bosquet
s’ornait de feuilles vert tendre. Nul besoin d’être
particulièrement bucolique pour être sensible à une telle
paix.
De retour à la maison, un e-mail de Mark l’attendait.
Encore sous le charme de sa promenade, Ellie se
décida à joindre à sa réponse un petit compte rendu
concernant le jardin : la tonnelle entrelacée de roses, la
glycine en fleur qui annonçait un bel été… De cette
manière, elle le faisait profiter un peu de la magie de
Larkford.
Puis, alors qu’elle allait éteindre l’ordinateur, un son
discret lui annonça l’arrivée d’un nouvel e-mail. C’était
sûrement Ginny avec ses sempiternelles anecdotes sur
sa grossesse… Par acquit de conscience, Ellie jeta tout
de même un coup d’œil au nom de l’expéditeur et cligna
des yeux, stupéfaite. Mark lui avait déjà répondu. Il devait
être en ligne.
« Bonjour Ellie,
Merci pour le compte rendu sur
l’avancement des travaux de plomberie. Je
suis sûr que vous serez contente de
pouvoir enfin vous installer dans vos
appartements. N’hésitez pas à les
aménager comme vous l’entendez.
Je suis ravi d’apprendre que la glycine se
porte bien et que les roses sont
heureuses ! ! ! J’ignorais que mon
intendante était également un poète.
Mark »
Ellie ne put s’empêcher de sourire. Il la provoquait, ma
parole ! Elle ne pouvait pas laisser l’affront.
« Très bien. Puisque mon patron est un béotien, je ne
l’importunerai plus avec mes envolées lyriques ! »
Aussitôt après, un nouveau message clignota, auquel
elle répondit immédiatement. Une courte bataille
s’engagea alors jusqu’à ce qu’Ellie jette l’éponge en
riant. Après tout, peut-être se faisait-elle vraiment des
idées : ce contrat très important n’était pas un prétexte
pour la fuir.
Ces échanges se poursuivirent chacun des jours
suivants, sur un ton de moins en moins professionnel.
Mark ponctuait toujours ses phrases de smileys, ces
petits clins d’œil constitués d’un point virgule suivi d’une
parenthèse fermée. Il ne semblait pas se lasser de ses
longues descriptions sentimentales du manoir et du
domaine. Il y répondait toujours par de petites
taquineries qui la faisaient rire aux éclats et lui
inspiraient des répliques bien senties. Quel plaisir de
bavarder avec quelqu’un qui ne lui rappelait pas
constamment ce qu’elle était avant l’accident, qui
l’acceptait telle qu’elle était, sans jamais la traiter avec
condescendance ! Il n’était plus seulement son patron à
présent : il était devenu son allié.
Mais elle savait qu’il ne pourrait jamais être
davantage… Et c’était très bien comme cela, au fond.
Vraiment.

***
Londres scintillait dans la nuit comme un bijou
multicolore. Le front contre la paroi vitrée du salon, Mark
se plaça de manière à ne pas être gêné par les reflets.
Lorsqu’il avait acheté cet appartement, il n’aurait jamais
imaginé se lasser un jour de ce panorama. Et pourtant il
songeait à présent à déménager, peut-être dans le
quartier de Fitzrovia, ou alors dans un loft rénové, près
des docks.
Désœuvré, il alluma la télévision et pianota un instant
sur la télécommande, puis regagna sa chambre d’un pas
paresseux et s’effondra sur son lit, dont les ressorts
protestèrent. Il saisit un livre sur la table de chevet :
Introduction aux traumatismes crâniens. Il ne lui restait
plus qu’un chapitre à lire.
Il comprenait, maintenant : les étourderies d’Ellie, ces
absences qui lui donnaient un petit côté fée clochette,
ces mots courants qu’elle oubliait sans cesse… Mais à
présent qu’il la connaissait mieux, il savait que sa
personnalité ne dépendait pas entièrement d’une
méchante bosse sur la tête. Même sans cet accident,
elle aurait été unique et attachante.
D’ailleurs, il n’avait pas consulté ses e-mails, ce soir.
Chaque jour, il se surprenait à attendre avec impatience
ses longs messages décousus. En lisant ses chroniques
sur la vie du jardin et du village, il s’imaginait là-bas.
Des ancolies… Dans son dernier e-mail, elle lui parlait
d’un massif d’ancolies qu’elle avait découvert dans un
sous-bois en bordure du domaine et quoique d’ordinaire
peu porté sur les beautés de la nature, il avait tout à coup
eu envie d’admirer à son tour le tapis de fleurs bleues à
l’ombre du vieux chêne. Il voulait qu’Ellie se tourne vers
lui en souriant, comme pour partager un secret…
Non. Il ne pouvait pas s’aventurer dans cette voie-là.
Certes, il aimait beaucoup Ellie. Il la respectait. Elle lui
plaisait, même. Mais les choses devaient en rester là.
Voilà longtemps qu’il n’avait pas tenu une femme en si
haute estime, et c’était bien là que résidait le danger.
Affection, affinités, respect : tous les ingrédients d’une
belle histoire étaient réunis. Mais le risque était trop
grand, moins pour lui que pour Ellie. Il n’était pas un
homme pour elle. Elle avait déjà trop souffert.
Il se leva et marcha en rond dans la chambre puis,
l’esprit absent, se dirigea vers la fenêtre et posa la main
à plat sur la vitre. Il avait pensé qu’avec l’éloignement,
ses sentiments finiraient par s’atténuer, or c’était
exactement l’inverse qui s’était produit. Dès lors, à quoi
bon s’attarder davantage ici ? Il avait envie d’admirer les
ancolies.

***
Le doux carillon de l’église tira Ellie de son sommeil.
Dans la torpeur du réveil, elle compta les coups :
8 heures. Une chaude lumière traversait déjà les rideaux.
Elle se redressa sur son lit et frotta ses yeux avec un long
bâillement, puis se dirigea d’un pas traînant vers la
fenêtre et s’y accouda. Les travaux dans son
appartement s’étaient terminés récemment, de sorte
qu’elle avait pu s’installer. Elle adorait sa nouvelle
chambre, qui offrait une vue splendide sur les jardins.
Juste en dessous, un buisson de clématites violettes
bourdonnait d’abeilles.
Ellie se détourna, et un rayon de soleil attira son
regard vers une photo sur le rebord de la fenêtre. La tête
inclinée, elle observa plus attentivement le cliché. Il datait
des quatre ans de Chloé et les représentait tous les
trois, leurs visages éclairés par les bougies. Heureux.
Elle embrassa son index et le posa sur le sourire de
Chloé. Quelle magnifique journée… Le souvenir lui
revenait, apaisé, de moins en moins pénible. Souriante,
elle se rappela les cris surexcités des enfants, l’odeur
puissante de la cire brûlée. Chloé ne tenait pas en place,
cet après-midi-là, même pour manger son gros gâteau
rose. A la fin de la journée, Sam lui avait fait signe de le
suivre dans le salon : Chloé s’était endormie sur le
canapé, toute barbouillée de chocolat, tenant sa nouvelle
poupée dans ses mains poisseuses.
Au début, Ellie ne pouvait pas supporter de regarder
cette photo. D’ailleurs, c’était pour cela qu’elle l’avait
posée bien en évidence chez elle : pour se punir d’être
restée en vie, alors qu’ils étaient morts. Depuis
l’accident, elle avait vécu à reculons, terrifiée par l’avenir.
De peur de souffrir, elle s’était réfugiée dans un
quotidien sans risque, mais également sans amour. Son
sourire disparut. Qu’aurait pensé Sam de la manière
dont elle avait survécu ? Elle pouvait presque le voir
froncer les sourcils avec une sévérité atténuée par la
douceur de ses yeux bleus.
« Ouvre les bras à la vie, Ellie. »
C’était ce qu’il lui avait toujours dit. Déjà, à l’école, il
l’avait aidée à surmonter sa timidité naturelle en
l’intégrant aux jeux des autres enfants. Toujours, il l’avait
encouragée à espérer, à oser, à profiter de la vie.
— Excuse-moi, mon amour, murmura-t elle.
Elle enfila son vieux peignoir avec un soupir. Depuis
l’épisode de la voiture de Mark, sa vie ne se peignait
plus avec les mêmes couleurs. D’une certaine manière,
elle se sentait libérée. Cet incident lui avait servi
d’exutoire en lui fournissant le prétexte d’une bonne crise
émotionnelle, la dernière d’un séjour qui n’en manquait
pas. A présent, elle était apaisée.
Depuis son arrivée à Larkford, elle était passée par
plusieurs états affectifs oubliés — panique, honte,
colère, désir, tout un maelström d’émotions qui
rehaussait la vie de teintes vives, et au milieu duquel se
tenait Mark Wilder. Avec lui, elle n’éprouvait pas ce
sentiment de sécurité que lui inspirait Sam, mais un
curieux mélange d’inquiétude, d’excitation et de
confusion. Il déséquilibrait tout son univers. Et pourtant il
l’avait surprise par sa sensibilité et son empathie. Lors
de ce fameux après-midi, pas une seule fois elle ne
s’était sentie jugée. Au contraire, elle avait ressenti un
véritable réconfort à s’abandonner à son étreinte, à
savoir qu’elle n’était pas seule avec son désespoir.
D’ailleurs, ce moment avait marqué un tournant dans ses
relations avec Mark. Une ligne avait été franchie lorsqu’il
l’avait tenue dans ses bras, tremblante.
Surtout, lui aussi avait changé, depuis qu’il était revenu
vivre à Larkford. Mais son attitude vis-à-vis d’elle la
gênait d’une manière entièrement nouvelle. Il revenait
presque tous les soirs à Larkford, malgré la durée du
trajet pour venir de Londres — une heure, voire deux
heures en cas d’embouteillages. Il était toujours aussi
drôle et spirituel, mais son humour ne l’exaspérait plus,
bien au contraire ! Il se permettait même des taquineries
à son encontre, quoique sans jamais la moindre trace de
sarcasme. Sans doute la considérait-il encore trop
fragile. Et c’était bien dommage car, à présent, elle
voyait un avantage à ces sentiments exacerbés et cette
impulsivité hérités de l’accident. Elle aurait bien aimé
vérifier si l’amour, la joie et le bonheur se coloraient de
nuances plus vives et plus nombreuses qu’avant.
Ellie préparait une salade lorsqu’un ronflement de
moteur en provenance du jardin attira son attention.
Bizarre… La nuit dernière, Mark était resté à Londres
pour une réception, et il devait encore y demeurer toute
la journée. Pourtant, c’était bien le bruit de sa voiture.
L’instant d’après, elle le vit entrer dans la cuisine.
Aussitôt, elle fit mine de vérifier la contenance d’une
bouteille de vinaigre de riz pour dissimuler son trouble.
L’attrait qu’il suscitait en elle était resté aussi fort, bien
qu’il ait changé de nature : la réaction purement physique
des premiers temps s’était transformée en une douleur
vague qui s’accroissait chaque fois qu’il s’approchait
d’elle.
— Vous vous êtes levée bien tôt, aujourd’hui.
— J’ai beaucoup à faire.
Ellie remarqua alors à son bras un sac d’une grande
enseigne de matériel informatique.
— Encore un gadget ? fit-elle en secouant la tête.
Au lieu de sourire comme un petit garçon et de lui
montrer sa dernière acquisition avec fierté, il opina d’un
air gauche.
— En fait, c’est pour vous.
Elle posa le vinaigre sur le plan de travail et le regarda
fixement.
— Pour moi ?
Mark lui tendit le sac, dont elle sortit une petite boîte
brillante.
— Vous m’avez acheté un agenda électronique ?
Il hocha encore la tête d’un air sérieux.
— Il est compatible avec votre portable. De cette
manière, vous pouvez emporter vos notes et vos
calendriers partout avec vous. Il comporte même un
enregistreur vocal. Je me suis dit que cela pouvait vous
être… utile pour consigner rapidement vos pensées.
Ellie n’était pas loin de pleurer. Elle n’avait jamais
songé à acquérir un tel instrument, mais nul doute qu’elle
en ferait bon usage. C’était l’outil idéal pour elle.
— Merci, dit-elle enfin d’une voix tremblante. Mais
pourquoi avez-vous ?… Enfin, qu’est-ce qui vous a fait
penser à m’offrir ce cadeau ?
— Oh, rien. Juste quelque chose que j’ai lu.
La jeune femme fronça les sourcils, interloquée. Il
s’était renseigné sur son handicap ? Elle en était
sincèrement touchée, mais n’avait désormais plus de
doute sur le fait qu’il la considérait avant tout comme
diminuée. Elle aurait voulu être en colère contre lui, mais
n’en était même pas capable. Elle se contenta donc de
glisser l’agenda dans sa boîte, la boîte dans le grand sac
et de ranger le tout dans un placard vide.
— Je l’examinerai plus tard, à tête reposée.
— Mais vous êtes contente ? Vous pensez qu’il vous
sera utile ?
Son regard témoignait d’un tel espoir, d’un tel désir de
bien faire qu’elle ne put s’empêcher de sourire.
— C’est formidable. Et, oui, il me sera d’une grande
aide.
Elle ne mentait pas. Nul besoin de s’attrister pour un
petit ordinateur qui lui démontrait ce qu’elle savait déjà :
que tous les deux ne pouvaient pas dépasser une
relation strictement professionnelle.
Mark sourit de son grand sourire enfantin et, tout à
coup, son personnage habituel resurgit : effronté, sûr de
lui, énervant… et terriblement attachant. Ellie saisit un
couteau de cuisine et se mit à couper avec une
application excessive le premier légume qui lui tomba
sous la main. Mark l’observa un instant avant de
s’approcher d’elle pour la regarder travailler par-dessus
son épaule. Ellie s’éventa le visage. Quelle chaleur, tout
à coup ! Avait-il fermé les portes-fenêtres en entrant ?
— Qu’est-ce que vous préparez de bon ?
Ellie laissa tomber le couteau bruyamment sur le plan
de travail et se pencha vers la recette.
— Une salade vietnamienne.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, c’est une salade avec du poulet, des
nouilles chinoises, quelques légumes et une sauce au
piment doux, énuméra-t elle en glissant le doigt sur la
liste des ingrédients.
La joue de Mark se creusa d’une fossette malicieuse.
— C’est épicé, alors ?
Ellie se sentit rougir.
— Tout dépend de la taille du piment.
— Vous n’êtes pas de celles qui prétendent que la
taille ne compte pas, j’espère ?
Ellie faillit s’étrangler. Souriant, Mark prit un piment
rouge à moitié coupé.
— Celui-là, par exemple, est-il fort ?
— Moyennement. Les plus forts sont les petits. C’est
bizarre, mais c’est comme cela.
« Arrête donc de jacasser ! Tout le monde sait ce
genre de choses. »
Elle mordit sa lèvre inférieure et entreprit d’éplucher
une tige de citronnelle.
— Tenez, je vous le rends, dit il.
Elle sentit son souffle sur son cou et frissonna.
— Merci.
A demi tournée vers lui, elle reprit le piment avec mille
précautions pour éviter de toucher ses doigts et réprima
un soupir de soulagement comme il s’écartait enfin.
— Bon, fit-il en bâillant. Je vais prendre une petite
douche.
Il glissa une main dans ses cheveux et se frotta le coin
de l’œil avec son pouce. C’est alors seulement qu’Ellie
se rendit compte de son geste.
— Attention ! Surtout ne mettez…
Trop tard. Avec un petit cri de douleur, Mark plissa les
yeux et plaqua les mains sur son visage. Ellie se
précipita vers lui avec une moue de compassion, le prit
par un bras et le fit asseoir sur un tabouret de cuisine.
— Essayez d’ouvrir les yeux.
— Très drôle !
— Non, sérieusement. Si vous arrivez à battre les
paupières, vous allez pleurer et nettoyer vos yeux bien
plus vite qu’en les gardant fermés, votre poing par-
dessus.
Mark obtempéra avec un petit gémissement plaintif.
— Attendez.
Elle se précipita vers l’évier et se rinça abondamment
les mains, sans oublier de se brosser les ongles.
— Voilà. Laissez-moi voir un peu.
Elle lui fit pencher la tête et posa doucement le pouce
sur le visage de Mark. Il eut un bref mouvement de recul.
— Oh ! Je vous ai fait mal ?
— Non, ça va, ça va.
Elle tira délicatement la peau de manière à ouvrir l’œil.
— Il reste un peu rouge. Est-ce qu’il pique encore ?
Essayez de cligner la paupière quelques fois.
— J’ai déjà moins mal. Merci, madame l’infirmière.
Comment avez-vous appris les bons gestes ?
Elle rougit.
— Vous pensez bien qu’étourdie comme je le suis,
cette mésaventure m’est arrivée des centaines de fois.
Mark partit d’un rire profond, cligna un œil, puis l’autre,
qui refusait de s’ouvrir complètement. Le sourire d’Ellie
s’évanouit. Elle était penchée vers lui, si près que leurs
nez se frôlaient, et se tenait entre ses jambes, à
quelques centimètres seulement de son torse. La
sagesse lui commandait de s’écarter, mais elle n’arrivait
pas à bouger.
— Vous avez de la chance, finit-elle par observer en
reculant légèrement, tête baissée. Vous n’avez pas
touché ce piment longtemps. En revanche, si vous l’aviez
coupé…
Mark lui saisit la main et elle leva le regard. Ses yeux,
bien qu’encore roses et larmoyants, la dévisageaient
avec une douceur qui ressemblait à de la tendresse.
— Merci, Ellie.
Elle regarda sa main, qu’il tenait encore dans la
sienne, et un frisson monta le long de son bras.
Seigneur, qu’est-ce qui lui prenait, de trembler comme
cela ?
— Je vous en prie, bredouilla-t elle.
Elle se dégagea brusquement et se tourna vers la
porte.
— Je vais prendre cette douche.
Froide, de préférence.
— Ellie ?
Elle se figea et se retourna. Il la regardait avec un
grand sourire amusé.
— C’est moi qui devais me doucher, vous vous
rappelez ? Vous étiez occupée avec la salade.
Ellie ferma les yeux et humecta ses lèvres, puis affecta
une mine dégagée.
— Ah, oui ! Bien sûr.
Oh, cet air content de lui ! A coup sûr, elle n’avait pas
fini d’entendre parler de cette étourderie. Elle reprit sa
place devant le plan de travail et s’appliqua à peler une
gousse d’ail, le regard baissé, tout en s’efforçant de lui
dissimuler le tremblement de ses mains. Peu après, elle
entendit le tabouret grincer. Toutes les fibres de son
corps se tendirent pour suivre les mouvements de Mark
dans la pièce. Enfin, il s’engagea dans l’escalier et gravit
les marches deux par deux en sifflotant.
8.
— Oh, Mark ! Tu m’écoutes ?
Il redressa brusquement la tête. Les mains sur les
hanches et un classeur sous le bras, Nicole, son
assistante, roulait des yeux furibonds.
— Oui ?
— Qu’est-ce qui t’arrive, ce matin ? C’est peut-être la
cinquième fois que je te prends à admirer la vue de ta
fenêtre. Apparemment, elle t’intéresse davantage que
tout ce que je peux te raconter. J’ai l’impression d’être
Mlle McGill.
Mark se tourna vers Nicole. Elle avait raison, il avait la
tête ailleurs. Pourtant, à présent qu’il l’écoutait, il ne
comprenait pas davantage ce qu’elle disait.
— Pardon ?
— Mlle McGill, répéta-t elle. C’était une professeur de
maths qui n’arrêtait pas de taper sur son bureau avec sa
règle. Sérieusement, Mark, ne m’oblige pas à crier
comme elle.
Il se pencha pour attraper un bloc-notes et se mit à
griffonner frénétiquement. Nicole se laissa tomber sur un
fauteuil et se massa les tempes d’un air las.
— A quoi joues-tu, cette fois-ci ? Franchement, Mark,
je commence à en avoir assez de tes…
Il déchira une feuille noircie de lignes serrées et la lui
tendit. Elle s’en saisit d’un geste vif et la lut à haute voix.
— « Je ne rêvasserai plus aux cours de Mlle McGill, je
ne rêvasserai plus aux cours de Mlle McGill… » Ah-ah.
Très drôle.
Elle chiffonna le papier en boule et le lui lança.
—’Scusez-moi, mademoiselle, sourit-il avec ce regard
penaud de petit chien battu auquel aucune femme ne
résistait jamais.
— J’espère bien ! Tu parlais du contrat à 360 degrés
avec Kat.
— Ah, oui. Justement, je t’écoute.
Les coudes sur son bureau, il posa son menton sur
ses poings.
— J’ai besoin de savoir ce que tu comptes faire pour
ce clip. Il ne nous reste que cinq jours avant le départ et
Kat est dans tous ses états depuis que Razor a disparu
des radars. Comme si cela ne suffisait pas, le
réalisateur vient de décider à la dernière minute de
changer le lieu de tournage, la styliste nous fait une crise
et refuse de répondre à mes appels. Mais ce n’est pas
tout…
Mark ferma les yeux. Ce tournage était une
catastrophe avant même d’avoir commencé. Pourquoi
avait-il choisi Antigua ? Pourquoi pas les tourbières
d’Ecosse… Il aurait été moins éloigné de Larkford. Une
semaine à l’autre bout du monde, c’était une semaine
sans Ellie.
De sa maison, elle avait fait un foyer dans lequel il
aimait revenir tous les jours. Chaque soir, les fenêtres
éclairées d’une lumière douce et chaleureuse
semblaient l’accueillir. Dans la cuisine, Ellie s’affairait à
préparer un repas dont la simple odeur lui mettait l’eau à
la bouche. Il en était venu à s’imaginer qu’elle l’attendait
pour lui, et non parce qu’il la payait pour le faire. Elle
ménageait si peu ses efforts. Depuis son arrivée, elle
n’avait pas pris le moindre jour de congé pour retourner
chez elle. Mais peut-être que trop de souvenirs
l’attendaient là-bas… Pourtant, à présent que le
fonctionnement de la maison était parfaitement rodé,
rien ne l’empêchait de prendre un peu de vacances. Il se
sentait même coupable de partir aux Antilles alors
qu’elle restait sur place.
Quoique… Cela pouvait toujours s’arranger.
Nicole frappa le bureau avec son dossier d’un coup si
sec que les papiers tremblèrent.
— Si tu refuses de m’écouter, je descends boire un
café avec Emma.
Plongé dans ses pensées, Mark entendit à peine le
claquement de porte et les talons furieux qui
s’éloignaient dans le couloir. Il fit pivoter sa chaise vers
la fenêtre et observa l’agitation de la ville traversée par le
ruban scintillant de la Tamise.
La jeune femme anxieuse et irritable qu’il avait connue
au printemps n’avait rien à voir avec cette nouvelle Ellie,
chaleureuse, drôle et attentionnée. Il adorait la regarder
cuisiner et il savourait le repas le plus longtemps
possible afin de prolonger ses soirées avec elle. Il se
sentait toujours vaguement déçu lorsqu’elle se levait pour
débarrasser les tasses et que la cuisine résonnait du
vrombissement du lave-vaisselle. Sa timidité n’avait pas
totalement disparu, mais elle ajoutait à son charme. Elle
était originale, unique.
Mark se leva. La lumière chaude de l’après-midi se
reflétait sur les parois de verre des immeubles
environnants et baignait la ville d’une atmosphère dorée.
C’est alors qu’il comprit.
Il l’aimait.
Saisi d’un vertige, il posa la main sur la vitre. Sans le
savoir, cette femme fragile avait acquis une emprise
considérable sur lui. Mais éprouvait-elle les mêmes
sentiments à son égard ? En aucun cas il ne devait la
brusquer. Distraitement, il regarda la traînée blanche
d’un avion à réaction. Une chose était sûre : Ellie le
trouvait séduisant, il la troublait, et l’intérêt qu’elle lui
témoignait suffisait à lui procurer une exultation intense.
Cela dit, était-elle disposée à des sentiments plus
profonds ?
— J’ai besoin d’un signe ! murmura-t il.
Mais l’avion continuait sa course, imperturbable, et les
fins nuages pâles restèrent muets.
Quelques heures plus tard, coincé derrière un camion
sur l’autoroute, il s’efforça encore d’imaginer les
conséquences d’une liaison avec Ellie. A court
d’imagination, il soupira. Là n’était pas l’important, au
fond. Il l’aimait, même si ses sentiments n’étaient pas
payés de retour. En attendant, il lui faudrait être patient et
résister à cette incertitude terrible.
Lorsqu’il se gara enfin, les papillons qui dansaient
dans son ventre ne lui laissaient plus aucun répit. Il se
précipita vers la porte avec une nervosité digne d’un
premier rendez-vous. Aussitôt, une délicieuse odeur
chatouilla ses narines.
— Vous arrivez pile au bon moment. J’allais justement
servir. Je pensais que vous arriveriez plus tôt.
— J’ai été retenu dans les embouteillages, répondit il
distraitement.
Elle sortit d’un placard deux assiettes qu’elle lui tendit,
puis se mit en quête des gants de cuisine, qu’elle finit
par trouver dans le lave-vaisselle.
— Au fait, votre assistante a téléphoné il y a environ
une heure pour dire qu’elle refuse de revenir au travail si
vous continuez à la prendre pour Mlle McGill, ou quelque
chose du genre.
Mark réprima un sourire. A l’occasion, il offrirait un
repas à Nicole en guise d’excuse. Un grondement de
son estomac le ramena au présent.
— Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?
Ellie ouvrit la porte du four et recula devant la bouffée
d’air chaud, puis sortit un plat en terre cuite qu’elle lui
présenta, les joues roses.
— Un hachis Parmentier.
Mark faillit lâcher les assiettes et, les yeux levés au
ciel, parvint à articuler « Merci ».

***
Le lendemain, alors qu’elle était occupée à faire les
courses, Ellie reçut un appel de Mark.
— J’aurais besoin de vous voir. C’est assez urgent.
Et il raccrocha sans plus d’explications. Ellie regarda
son portable, interloquée, puis se dépêcha de régler ses
achats et rentra à Larkford en coupant par des chemins
de traverse. Arrivée au manoir, elle abandonna le cabas
des commissions dans un coin de la cuisine, se
débarrassa de ses baskets et de ses chaussettes, trop
chaudes pour la saison, et se rendit directement au
bureau de Mark.
Elle entrouvrit la porte et hasarda un regard par
l’entrebâillement. Assis à son bureau, il lui tournait le
dos, son téléphone à l’oreille. L’entendant tousser
légèrement, il lui fit signe de s’asseoir. Elle s’installa en
face du bureau, dans un petit fauteuil en cuir. Les yeux
baissés sur ses pieds, elle ne put s’empêcher de
remarquer que la couleur de son vernis à ongles
s’accordait très mal avec celle du tapis.
Mark, cependant, raccrocha après un bref « au revoir »
et se tourna vers elle.
— J’ai une idée à vous soumettre, si vous le voulez
bien. Je dois partir pour les Antilles à la fin de la
semaine et mon assistante vient d’attraper la grippe, au
moment où j’avais le plus besoin d’elle. Il faut absolument
la remplacer.
Ellie observait ses orteils avec attention. Non,
vraiment, ce vernis orange vif n’allait pas du tout avec les
motifs violets.
— Au bureau, personne ne peut vous aider ?
— Non, malheureusement. Nous venons de signer un
nouveau groupe qui monopolise toute l’équipe. Je
comptais sur deux personnes, mais l’une est en vacance
et l’autre est enceinte. Il ne me reste personne.
Ellie sourit involontairement. Plus personne à
commander ? Quelle tragédie…
— Enfin, presque personne.
Elle redressa la tête. Mark la regardait fixement, avec
un sourire de loup qui lui donna tout à coup l’impression
d’être le Petit Chaperon rouge perdue dans les bois. Elle
secoua catégoriquement ses boucles blondes. Il n’en
était pas question. « Oh, si », fit-il de la tête. Il se leva
d’un bond et se précipita vers elle, puis s’accroupit en lui
prenant la main.
— Il me reste quelqu’un. Ma dernière chance.
Le cœur d’Ellie se mit à battre la chamade. Comment
réfléchir, sous l’emprise magnétique de ses yeux bruns ?
— S’il vous plaît, Ellie. Je sais que vous en êtes
parfaitement capable. Charlie m’a dit que vous aviez
déjà exercé cette fonction.
« Non ! » essaya-t elle de balbutier, mais ses lèvres
refusaient de coopérer. Il la contemplait avec cet air de
chiot battu contre lequel Charlie l’avait prévenue.
— Voyez la façon dont vous gérez cette maison,
insistait-il. Vous apprenez rapidement, vous débordez
d’initiatives. Même avec votre handicap, vous vous
acquittez au mieux des tâches que je vous confie. Je
sais bien que ce travail est complètement différent, mais
j’ai confiance en vous. S’il vous plaît !
— Mais… et la maison ?
Mark fronça les sourcils.
— Quelle maison ?
— Celle-ci, voyons ! Je ne peux tout de même pas
l’abandonner comme cela. Qui va s’en occuper ?
Elle recula dans son fauteuil avec un soupir de
soulagement, quoique étrangement déçue par cette
objection infaillible.
— Mme Timms pourrait vous remplacer quelques
jours. Je lui ai déjà demandé et elle est d’accord.
Ellie, bouche bée, cherchait une autre objection. Elle
venait à peine de s’habituer à Larkford, et voilà qu’il
l’obligeait à partir en terrain
étranger — littéralement — sur un travail complètement
nouveau pour elle. Et la présence de Mark à ses côtés
compliquerait encore la situation. Non, vraiment, il lui en
demandait trop.
Mais il lui souriait, et sa voix avait des accents riches
et profonds. Ellie se sentait glisser.
— Mme Timms vous a précédée brièvement en tant
qu’intendante à Larkford. Cela dit, elle était moins
efficace que vous… Et moins jolie, aussi. En plus, elle
sentait toujours le bonbon à la menthe et l’eau de Javel.
— Mark !
— Oui, bon, je sais. Ce n’est pas grave.
Il lui reprit les mains et l’enveloppa d’un regard
implorant.
— C’est l’affaire de quelques jours seulement. Il me
faut juste quelqu’un pour superviser les tâches courantes
pendant que je m’occupe des conflits de personnes et
des caprices de star. Et je ne parle que de la
maquilleuse !
Ellie ne put s’empêcher de rire. Ce Mark… Il aurait pu
la convaincre que le blanc était noir ! Elle retira ses
mains et croisa les bras sur sa poitrine.
— Bon, je vais y réfléchir. Mais je ne vous promets
rien.

***
Retranchée dans un coin du salon première classe de
l’aéroport d’Heathrow, le front appuyé sur la vitre, Ellie
observait, maussade, le ballet des avions dans le ciel du
soir. Elle se retourna et, adossée à la fenêtre, contempla
les personnes avec lesquelles elle allait devoir cohabiter
dans les jours à venir. A l’autre bout de la salle, Mark
bavardait avec Kat et d’autres membres de son
entourage. Son attitude décontractée l’exaspérait.
D’ailleurs, à y réfléchir, depuis qu’elle avait accepté de
venir, il avait affiché un petit air content de lui tout à fait
horripilant.
Ellie soupira et cogna l’arrière de sa tête contre la
paroi. Qu’avait-elle de commun avec tous ces gens ? En
leur compagnie, elle se recroquevillait comme une tortue
dans sa carapace.
Kat, pourtant, avait l’air gentille… Très jeune, à coup
sûr, et plus petite que sur les photos. Elle était toujours
flanquée d’un gros bonhomme baraqué — son garde du
corps, certainement. Cette fille aux cheveux platine qui
jacassait avec elle devait être une maquilleuse ou une
coiffeuse. Quant à la femme en robe bustier d’un goût
douteux, mystère.
Un jeune homme avec un piercing au nez lança une
plaisanterie accueillie d’un éclat de rire général. La
blonde platine, hilare, écrasa une larme au coin de l’œil
et posa une main sur le bras de Mark. Ellie fronça les
sourcils et se tourna vers la baie vitrée. Pourquoi avait-
elle accepté de partir ?…
Une heure plus tard, dans l’habitacle de l’avion, ses
réserves n’avaient pas disparu, au contraire. Ayant
toujours voyagé en classe économique, les jambes à
l’étroit, avec des plateaux-repas infects, elle avait
l’impression d’être une resquilleuse à qui, d’une minute à
l’autre, les agents de la compagnie aérienne allaient
signifier de partir. Cela dit, elle n’allait tout de même pas
bouder son plaisir. Ce fauteuil gigantesque était
décidément très moelleux… Ses paupières se
baissèrent insensiblement.
Quelque chose lui frôla la joue… Quelque chose de
doux. Elle donna une tape au hasard, les yeux fermés.
— Ouille !
Elle distingua une forme dans la pénombre et finit par
reconnaître Mark.
— Pourquoi vous tenez-vous le nez ?
— Vous m’avez frappé.
— Moi, vous frapper ? C’était juste une petite tape,
protesta-t elle en se frottant la joue. D’ailleurs, qu’est-ce
que vous fabriquiez, penché au-dessus de moi ?
Malgré l’obscurité, elle aurait juré qu’il rougissait
légèrement.
— Je voulais juste… Oh, et puis, quelle importance ?
Je venais vous réveiller parce que le pilote a annoncé
que nous allions arriver dans une demi-heure. Je
pensais que vous aimeriez avoir le temps de vous
préparer.
Ellie étira les mains au-dessus de sa tête, bâilla et jeta
un coup d’œil par le hublot.
— Quelle heure est-il ?
— Ici ou à Londres ?
— Peu importe.
— Eh bien, il est presque minuit à l’heure locale. Ce
qui nous permettra de grappiller quelques heures de
sommeil.
— Quelques heures ? Je pourrais dormir une
semaine entière, dit elle en grimaçant.
D’un sourire, Mark eut raison de sa mauvaise humeur.
— Vous êtes vraiment ravissante au réveil.
Avec un « Pff » incrédule, Ellie sortit un petit miroir de
son sac pour inspecter les dégâts. C’était bien ce qu’elle
craignait : son mascara avait coulé au coin d’un œil.
Vraiment ravissant, en effet…
— Vous avez besoin de lunettes, dit elle en cherchant
un Kleenex.
— Attendez, laissez-moi vous aider.
Avant qu’elle ait pu protester, il sortit un mouchoir de
sa poche d’un geste gracieux, souleva légèrement son
menton de sa main libre et s’inclina, si près qu’elle sentit
les fins cheveux de sa nuque se hérisser. Elle le laissa
tapoter son œil avec docilité. Sans savoir pourquoi,
lorsqu’il s’occupait d’elle, elle ne se sentait plus aussi
perdue.
Un peu plus tard, au débarquement, il veilla sur elle
avec la même diligence. Lorsqu’elle récupéra sa valise,
elle le trouva derrière elle, avec un chariot à bagages,
puis il l’escorta jusqu’à une voiture apparue comme par
magie devant la porte du terminal.
Ellie s’abandonnait avec bonheur à ces sollicitudes. Il
y avait si longtemps qu’elle n’avait pas connu un tel
sentiment de sécurité. Comme il était tentant d’oublier
qu’ils seraient de retour dans quelques jours seulement.
Et que, en principe du moins, elle était payée pour
s’occuper de lui.

***
Ellie frémit en sentant une bestiole sur son pied.
Encore une araignée ! Les abords de la plage en étaient
pleins. Au début, elle manquait chaque fois de hurler,
malgré les caméras, mais elle avait appris à faire bonne
figure, de peur d’apparaître dans une séquence de
bêtisier ou de revivre l’incident au cours du visionnage
des rushes.
Pourtant, c’était bien ici, à l’ombre des arbres, qu’il
faisait le plus frais. Mark avait attendu qu’ils arrivent à
l’hôtel pour lui apprendre que les étés sur l’île pouvaient
être horriblement chauds et humides. La plupart des
touristes venaient d’ailleurs en hiver.
Mais la plus à plaindre était encore Kat. Dans l’eau
jusqu’aux genoux, en plein soleil, elle se prêtait
docilement aux instructions tyranniques du réalisateur.
Derrière elle, la mer turquoise avait l’air si fraîche… Ellie
aurait rêvé de piquer une tête sans que personne s’en
aperçoive. Cette moiteur allait la faire mourir ! Ses
vêtements collaient à sa peau, la sueur perlait sur son
visage.
Enfin, le réalisateur se leva.
— Coupez !
La musique s’arrêta, mais Ellie la connaissait
désormais si bien qu’elle continua de résonner dans son
esprit.
— Baz, recule un peu, on ne voit pas le sable. Jerry,
vérifie la lumière dans cette prise. Kat, ma chérie,
déplace-toi jusqu’au rocher, à ta gauche.
La chanteuse pataugea dans l’eau et s’assit sur la
grande pierre.
— Super ! Si tu pouvais poser un pied dessus…
Voilà. Excellent !
Ellie se massa le front et écouta le murmure des
vagues. Elle admirait la résistance de la jeune fille.
Depuis ce matin, elle endurait sans un soupir les ordres
de ce petit tyran. Ils n’avaient pas eu une minute de
pause. Apparemment, sur un tournage, le temps était de
l’argent.
— Play-back !
Le hurlement du réalisateur la fit sursauter. Une nuée
d’oiseaux effrayés s’égailla du haut des arbres. Ellie
consulta son planning : toutes ses tâches étaient
terminées. Elle n’avait plus qu’à observer les
mouvements de Kat sur l’un des moniteurs. Les minutes
s’égrenèrent lentement. Avec une patience angélique,
Kat chanta pour la millième fois sa chanson, en gros
plan, puis en plan d’ensemble. Chaque fois qu’elle
changeait de position, il fallait vérifier les lumières,
déplacer les caméras et les équipements. Ellie aurait
voulu crier ! Le soleil commençait à descendre lentement
vers l’horizon.
Mark entra soudain dans le champ de la caméra et prit
la jeune fille dans ses bras.
— Coupez !
Etranglé de fureur, le réalisateur bafouilla, cherchant le
premier mot du torrent de jurons qui se pressaient sur sa
langue. Ellie se détourna pour dissimuler son sourire.
Sur ce plateau, la prima donna n’était pas la chanteuse !
Mark porta Kat jusqu’à la plage sans mot dire, mais
son regard valait tous les avertissements. Le réalisateur
ravala sa colère et se drapa dans sa dignité. Mark retira
doucement son bras de sous les genoux de la jeune fille
et la déposa sur le sable.
— C’est fini pour aujourd’hui, déclara-t il d’une voix
calme, mais sans appel.
Le groupe électrogène s’arrêta dans un crachotement.
Personne ne bougeait. Enfin, Ellie brisa le silence tendu
en sortant une serviette en peluche qu’elle passa autour
des épaules de la jeune fille. Le regard approbateur de
Mark la fit rougir. Kat murmura un faible remerciement et
regagna les hors-bord qui avaient transporté l’équipe
jusqu’à la petite crique, inaccessible par la route, et donc
à l’abri des curieux. Elle prit place avec Mark dans le
plus petit des bateaux, escortés par Rufus, le garde du
corps de la chanteuse — ou plutôt, son agent de
protection rapprochée, comme il préférait se désigner.
Ellie s’installa en dernier, gênée de ce rôle de figurante.
Arrivés au port, Mark la retint par le bras et laissa Kat et
Rufus rejoindre les monospaces noirs réservés pour
l’équipe.
— Je vais attendre ici notre cher réalisateur. J’ai deux
mots à lui dire. S’il a l’intention de tuer Kat à la tâche, il
va falloir qu’il change ses plans.
— Vous parlez davantage comme un grand frère que
comme un manager.
Mark fronça légèrement les sourcils.
— Justement, un bon manager est toujours soucieux
du bien-être de ses poulains. Imaginez que Kat ne soit
pas en mesure de terminer le tournage. Mais vous avez
raison, poursuivit-il d’une voix adoucie. J’ai tendance à la
protéger. Il est facile d’oublier qu’elle n’a que dix-sept
ans et que toutes ses amies sont encore au lycée.
La main en visière, il suivit du regard la jeune fille, qui
s’installait dans la voiture.
— C’est une gamine formidable. Si elle parvient à
traverser les deux prochaines années sans
s’autodétruire, je lui prédis une belle et longue carrière.
Il se tourna vers Ellie.
— Quel gâchis si elle épuisait ses forces dès le
départ.
Ellie le regarda avec émotion. Elle avait pensé qu’au
travail, Mark serait différent — plus distant, moins
attentionné. Or c’était justement le contraire !
Il se détourna, les mains dans les poches, et chercha
les autres bateaux des yeux.
— Elle traverse une mauvaise passe, en ce moment.
Pourriez-vous vous occuper d’elle tant que je reste ici ?
Ellie lui frotta légèrement le bras en guise
d’assentiment et opina de la tête. Mark sourit et posa sur
le bout de son nez un baiser léger comme une plume,
puis il s’éloigna sur le ponton.
Ce baiser portait à leur comble tous les sentiments
bizarres qu’elle avait éprouvés depuis son arrivée à
Antigua, moins de vingt-quatre heures plus tôt. Elle avait
l’impression de se trouver dans un univers parallèle dans
lequel, bien qu’elle continue de travailler pour Mark, les
étiquettes « employeur » et « employée » s’étaient
décollées, laissant apparaître un homme et une femme
poussés l’un vers l’autre par une attirance irrésistible.
9.
Arrivée devant le monospace, Ellie se dit que Kat
profitait peut-être de la relative intimité du véhicule pour
se changer, et frappa un coup léger à la vitre de la
portière.
— Mark ?
— Non, c’est Ellie. Tout va bien ?
Un murmure exaspéré lui parvint.
— Oui et non. Vous pouvez ouvrir.
Ellie entrebâilla la porte coulissante et Kat lui sourit
avec lassitude.
— Je n’arrive pas à défaire le nœud de mon Bikini.
— Attendez, laissez-moi faire.
Elle lui fit tourner le dos comme elle le faisait avec
Chloé lorsqu’elle lui brossait les cheveux. Tout en
dénouant les brides, elle remarqua une rougeur sur les
épaules de Kat.
— Vous avez pris un beau coup de soleil.
— Super. Dire que je devrai recommencer demain.
— ça y est, c’est fait.
Ellie redescendit du véhicule pour lui permettre de finir
de se changer, mais garda la portière entrouverte de
manière à continuer la conversation.
— Je suis sûre que cet imbécile aura au moins
imaginé de me faire nager dans un bassin rempli de
requins, lâcha Kat avec un rire fatigué.
— Pour cela, il faudrait déjà que Mark soit d’accord.
— C’est vrai. Il est formidable, non ?
De peur de se trahir, Ellie se contenta d’émettre un
bref monosyllabe. Kat ouvrit la portière en grand et la
convia à la rejoindre avec un sourire malicieux, puis se
pencha à son oreille.
— Ne vous inquiétez pas : avec moi, votre petit secret
est bien gardé. Et ne faites pas attention à Rufus,
poursuivit-elle comme Ellie tournait un regard alarmé
vers l’homme. Il est muet comme la tombe. N’est-ce pas,
Rufus ?
Celui-ci démarra sans mot dire et garda les yeux sur la
route.
— Vous voyez ? dit Kat avec un grand sourire.
Ellie grimaça. Etait-il vraiment si facile de lire en elle ?
— J’ai entièrement confiance en Mark, ajouta la jeune
fille avec un regard appuyé. La plupart des managers se
contentent de signer de jeunes talents et de les exploiter
au maximum. Lui, non. Il s’intéresse vraiment à moi.
Elle s’interrompit et baissa les yeux sur ses genoux.
— Je viens de rompre avec mon fiancé. Dire que je
l’avais pris pour quelqu’un de bien… Enfin, il paraît que
l’amour est aveugle.
Ellie serra sa main en signe de sympathie.
— Je n’arrive pas à l’oublier, d’autant plus que
chaque jour ou presque les journaux publient des photos
de lui avec une fille sur la plage, une autre en boîte de
nuit, encore une autre à un gala… Bref, vous voyez le
personnage. Mark a été formidable. Je ne compte plus
les fois où j’ai pleuré sur son épaule.
La voix tremblante, elle se tourna vers la vitre avec un
soupir.
— Souvent, j’aimerais me réfugier dans un endroit
caché pour me remettre de toute cette histoire, mais
chaque fois que je pense enfin être seule, boum !
J’aperçois un appareil photo dans les buissons et déjà
j’imagine les gros titres : « Kat, abandonnée, ne digère
pas sa rupture. »
Ellie l’écoutait avec émotion.
— Mon mari me disait souvent…
Kat se tourna vers elle, les yeux écarquillés.
— Vous êtes mariée ?
— J’étais mariée, s’empressa-t elle de répondre.
Plus maintenant. Enfin, c’est une longue histoire. Bref,
Sam me disait souvent qu’il fallait ouvrir les bras à la vie.
Je suis de nature réservée, plus à l’aise recroquevillée
dans ma coquille, bien au chaud. Mais vivre dans sa
coquille, c’est aussi vivre très seul. Parfois, il faut avoir le
courage de vivre, quoi qu’il arrive, et ce courage, vous
l’avez. Je le sais.
Les larmes aux yeux, Kat la serra dans ses bras autant
que les ceintures de sécurité le permettaient, puis se
détourna vers la vitre.
— Pourquoi n’êtes-vous plus… Enfin, vous avez
divorcé ?
— Non. Je suis veuve, répondit Ellie d’une voix atone.
Kat lui fit face et posa une main sur sa bouche,
bouleversée.
— Oh, non ! Et moi qui pleurniche sur un pauvre type
qui ne mérite même pas mes larmes…
— Ce n’est pas grave, assura Ellie avec un sourire
tremblant.
— Quand est-il… Enfin, comment est-il…
— Ma fille et lui sont morts dans un accident de
voiture il y a quelques années. En fait, vendredi prochain,
cela fera quatre ans, jour pour jour.
Un bruit léger en provenance de Rufus leur fit lever la
tête. Il avait l’air d’avoir une poussière dans l’œil…
— Mark est au courant ?
— Au sujet de ma famille ? Oui.
— Non, je parlais de vendredi prochain.
Ellie secoua la tête.
Ils arrivaient à l’hôtel. Rufus tendit les clés de contact à
un voiturier et alla ouvrir la portière de Kat. Enveloppée
par le bras de son garde du corps, la jeune fille continuait
de parler.
— Vous devriez le dire à Mark, Ellie, vraiment. Il est
tellement gentil. Vous savez, il y a quelques mois, il a
même annulé un important voyage d’affaires pour
m’accompagner à une cérémonie de remise de prix.
J’étais morte de peur, ce soir-là, davantage à l’idée de
gagner, d’ailleurs… Quoi qu’il en soit, Mark a fait
l’impossible pour venir me soutenir. Vous auriez besoin
d’un ami comme lui, en ce moment.
Rufus ouvrit la porte de l’hôtel et poussa sa protégée
dans le hall avant qu’elle ne soit repérée, traçant un
sillage invisible dans lequel Ellie s’engouffra. Ils
traversèrent les jardins jusqu’à un petit pavillon blanc au
toit de tuiles. Ellie s’arrêta sur les marches de la véranda
et les regarda s’éloigner. Juste avant de disparaître
derrière un massif de buissons, Kat se retourna et lui
lança dans un souffle :
— Dites-lui !
Lui dire ? Oui, mais quoi, exactement ? Que cette
année, pour la première fois, elle envisageait sans peur
cet anniversaire redoutable ? Qu’un changement avait
bouleversé sa vie, et que ce changement, c’était lui ?
Songeuse, Ellie se dirigea vers la piscine et commanda
un cocktail.
Kat avait raison. Mark était un homme bon, loyal,
totalement différent de l’image qu’elle s’en était faite au
début. Pourquoi avait-elle refusé de voir ses qualités ?
Cette cécité lui rappelait les premiers temps de sa
convalescence, lorsqu’elle avait perdu la moitié de son
champ de vision. Le plus incroyable était qu’elle n’avait
même pas conscience d’être devenue à moitié aveugle.
Elle avait fini par se douter du problème en s’apercevant
qu’elle ne lisait qu’une partie des phrases d’une page,
ou qu’elle ne se lavait que la moitié du visage.
Heureusement, avec l’aide des infirmières, elle avait
progressivement récupéré ses fonctions neurologiques.
Mais pourquoi, et comment s’était-elle arrêtée sur une
seule facette de la personnalité de Mark ? Une facette
qu’elle s’était plu à noircir… A présent, elle le voyait en
entier, de même que tous les sentiments qu’elle
éprouvait pour lui. Un chaos d’images, de sensations et
d’odeurs l’assaillit tout à coup. En quelques secondes,
elle revécut l’ensemble des instants partagés avec lui.
Dans cet état de conscience aiguisée, elle se sentait
flotter, euphorique.
Il était très possible qu’elle soit follement amoureuse
de lui. Comment avait-elle fait pour ne jamais s’en
apercevoir ? A vrai dire, c’était incroyable. Mark était aux
antipodes de Sam. Comment pouvait-elle être heureuse
avec un homme aussi radicalement différent ? Leurs vies
étaient totalement opposées ! Pouvait-elle trouver sa
place dans l’univers glamour auquel il était habitué ?
D’un autre côté, ce vernis brillant n’était pas
imperméable. Pour preuve, Kat, tout à l’heure, l’avait
frappée par son humanité. Elle n’était pas différente de
millions de gamines de son âge qui pleuraient sur leur
oreiller à cause d’un garçon. Non, cette histoire n’était
peut-être pas si folle… Avait-on moins besoin d’amour
parce qu’on était riche et célèbre ?
Sa tête se mit à tanguer — la faute au cocktail,
certainement : elle était à jeun. Pourtant, plus que jamais,
elle avait besoin d’avoir les idées nettes. Une bonne
douche s’imposait.
Ellie bondit du canapé sur lequel elle somnolait. On
venait de frapper à la porte. L’espace d’une seconde,
elle se demanda où elle était. Un second coup résonna.
Mark ! C’était lui, son sixième sens le lui disait.
— Entrez.
Elle s’aperçut alors qu’elle n’était vêtue que de sa
vieille robe de chambre rose. Trop tard : la porte était
déjà ouverte en grand. En désespoir de cause, Ellie
glissa les mains dans ses cheveux en bataille et ajusta
les pans de son peignoir.
Dès qu’il la vit, Mark se figea, en proie à une timidité
inhabituelle chez lui.
— Je… euh…
Il s’interrompit, déglutissant avec difficulté.
— Je me demandais si… enfin, si vous vouliez dîner ?
Ellie s’aperçut qu’elle mourait de faim. Ce dernier jour
de tournage l’avait épuisée.
— Oh. Oui, bien sûr. Avec plaisir. Je vais m’habiller.
Attendez-moi une minute.
Quelques instants plus tard, elle sortit de la salle de
bains revêtue d’une jupe longue et d’un débardeur à
fines bretelles, et jeta un coup d’œil à la pendule.
— Il est seulement 4 heures et demi. C’est un peu tôt
pour dîner, vous ne pensez pas ?
— C’est vrai, mais je me suis levé à 6 heures ce
matin et je meurs de faim. Pas vous ?
La jeune femme opina du chef avec enthousiasme.
— Et puis je souhaiterais également vous montrer
quelque chose.
Curieuse, Ellie lui emboîta le pas à grandes
enjambées. Tout à ses efforts pour le suivre, elle ne lui
demanda pas pourquoi il partait dans la direction
opposée à celle du restaurant. Arrivé dans le parking de
l’hôtel, il prit place dans une jeep avec chauffeur et lui fit
signe de le rejoindre.
— Où allons-nous, au juste ? demanda-t elle, les
mains sur les hanches.
— Je vous emmène au plus bel endroit de l’île.
Pardon ? Dans cette jupe à motifs fleuris, les pieds
chaussés de simples tongs, elle n’était pas exactement
habillée pour une grande occasion. De plus, elle était
fatiguée, et par conséquent davantage sujette aux
accidents ou aux étourderies.
Mark tapota le siège à côté de lui d’un air engageant.
De guerre lasse, elle monta dans le véhicule. Le
chauffeur démarra et engagea la jeep sur une route
bordée de palmiers, d’aloès et d’arbres à pain. Ellie
soupira et se renversa dans son siège. Depuis son
arrivée sur l’île, son travail l’avait trop accaparée pour
qu’elle songe à admirer ce petit paradis tropical. Quel
dommage qu’elle ne puisse pas en profiter…
— A quelle heure faut-il être à l’aéroport, demain ?
Elle tourna la tête vers lui, étonnée de son silence.
— Mark ?
La tête tournée, il tarda à répondre.
— En fait, je pensais prendre quelques jours de
congé. Ici.
Ah. Donc, elle allait devoir rentrer seule. Elle hocha la
tête brièvement et regarda droit devant elle. Mark
s’éclaircit la gorge.
— Et je me demandais si vous aviez envie de rester
avec moi.
Ellie écarquilla les yeux.
— Avec vous ? Tout seuls ?
— Oui.
Elle ne sentit soudain plus l’air qui leur fouettait le
visage.
— Je n’ai pas envie de rentrer tout de suite, ajouta-t il.
Le cœur d’Ellie se mit à cogner.
— Moi non plus, avoua-t elle d’une voix douce.
Un long soupir leur échappa en même temps. Un
silence s’écoula, puis Ellie sentit quelque chose lui
chatouiller la main. Et, tandis que les doigts de Mark se
mêlaient aux siens, elle sentit son cœur fondre.
Ils se garèrent non loin d’un ancien fort militaire
britannique. Mark bondit hors de la jeep et la contourna
pour aider la jeune femme à descendre, puis la guida
vers un groupe de bâtiments en bordure d’une colline
escarpée. Dans une vaste cour intérieure en terre battue,
une foule se déhanchait au rythme d’un air de musique
calypso. Mark tendit à Ellie un gobelet en plastique
rempli d’un breuvage rouge vif qui sentait fort le rhum.
Elle y trempa les lèvres et se balança lentement, gagnée
par la cadence contagieuse des tambours.
Mark posa son verre sur un muret et lui tendit la main.
— Venez.
— Oh, non, fit-elle en secouant la tête. Je danse
vraiment très mal.
— Et alors ? Vous ne pouvez pas vous débrouiller
plus mal qu’eux, dit-il en désignant les fêtards.
Ellie posa son verre en riant.
— Je ne peux pas vous donner tort.
Ellie découvrit qu’elle aimait danser ainsi, sans se
soucier de ses pas, en se bornant à bouger de la façon
qui lui semblait la meilleure. Enlacée à Mark, elle tenait
fermement sa main et se laissait guider avec un
abandon bienheureux.
Tandis qu’ils évoluaient sur la piste, il la guida
insensiblement vers un mur bas, à l’écart des bâtiments
principaux. Ellie qui virevoltait avec agilité s’arrêta net.
Mark se cogna légèrement contre elle.
— Oh !
— Je vous avais dit que c’était le plus bel endroit de
l’île.
Le souffle coupé, Ellie posa les mains sur le muret
pour mieux profiter de la vue, oubliant la présence de
Mark, juste derrière elle. Quelle splendeur… Le soleil
rejoignait l’horizon et baignait les collines moutonnantes
d’une douce lumière dorée. Elle reconnaissait ce
panorama idyllique : il figurait sur toutes les brochures
touristiques de l’île.
— Est-ce que vous pourriez nous prendre en photo ?
Ellie se retourna et vit une adorable jeune femme
rousse à l’accent anglais flanquée d’un grand garçon
dégingandé vêtu d’un bermuda et d’une chemise
hawaïenne peu discrète.
— Oui, bien sûr.
Rayonnante, l’inconnue lui tendit son appareil et se
blottit contre son fiancé.
— Nous sommes en lune de miel.
— Félicitations, sourit Mark.
Ellie frissonna à son contact.
— Je vois que vous avez eu la même idée que nous,
ajouta la jeune femme avec entrain. Nous aussi, nous
avons voulu arriver tôt de manière à ne pas manquer le
coucher du soleil. C’est notre dernier soir et nous
espérons voir le rayon vert avant de partir.
Le couple s’immobilisa pour la photo.
— Le rayon vert ? demanda Ellie en rendant
l’appareil.
La jeune Anglaise examina le cliché sur l’écran de
visualisation et sourit.
— C’est un phénomène très rare. Parfois, lorsque le
soleil plonge dans la mer, il laisse derrière lui une brève
lumière verte.
Le garçon à la chemise voyante confirma d’un
hochement de tête.
— Mais, pour cela, encore faut-il réunir les bonnes
conditions atmosphériques de manière à provoquer la
réfraction de la…
Sa jeune épouse l’interrompit en posant la main sur
son bras.
— Chut, mon chéri. Excusez-le, il est physicien,
dit elle à voix basse.
Même sans voir Mark, Ellie sentait qu’il souriait
derrière elle.
— De toute façon, ce n’est pas l’aspect scientifique
qui nous intéresse le plus, n’est-ce pas, Anton ?
Celui-ci opina.
— La tradition locale veut que les couples qui voient
le rayon ensemble connaîtront le vrai amour.
Une émotion violente étreignit le cœur d’Ellie. Ces
deux-là étaient si adorables… Elle aurait voulu les
prendre dans ses bras et leur dire de profiter de chaque
instant comme si c’était le dernier, de ne jamais perdre
ne serait-ce qu’une seconde. Mais elle se contenta de
sourire, les yeux humides.
— Eh bien, j’espère que vous ne le raterez pas.
Ils la remercièrent d’un hochement de tête et se
tournèrent vers le soleil, sur le point de sombrer dans
l’océan. Comme d’autres personnes commençaient à
s’agglutiner autour d’eux, Mark s’empara du bras d’Ellie
et la conduisit sur un chemin à l’écart. L’endroit, moins
spectaculaire, offrait néanmoins l’avantage de la
discrétion. Main dans la main, ils attendirent en silence.
Peu à peu, l’air s’épaissit et la foule se tut. Ellie,
parfaitement immobile, osait à peine respirer.
Seulement quelques mois plus tôt, elle n’aurait jamais
imaginé tomber de nouveau amoureuse. Et voilà qu’elle
admirait un coucher de soleil splendide en compagnie
d’un homme qui avait bouleversé l’austérité de ses
attentes. Mais lui, éprouvait-il pour elle les mêmes
sentiments ? Cette attirance qui les liait pouvait-elle être
davantage qu’une passade ? Comment le savoir ? Elle
ne faisait plus confiance à ses instincts.
En même temps, l’important n’était-il pas qu’il soit là, à
côté d’elle ? Elle avait payé suffisamment cher pour
savoir que l’amour éternel n’existait pas. Elle devait
s’estimer heureuse de ces brefs moments enchantés.
Sam avait raison de toujours lui rappeler de
s’abandonner à la magie de l’instant, exactement
comme tout à l’heure, lorsqu’elle avait dansé sur la
musique de calypso, ou comme maintenant, devant ce
coucher de soleil. Et peu importait si ces parenthèses
bienheureuses ne devaient pas durer.
Mark se pencha à son oreille.
— Regardez, murmura-t il.
La dernière frange de lumière allait disparaître d’une
seconde à l’autre. Perdue dans ses pensées, Ellie avait
failli rater cet instant. Pourquoi était-il toujours si difficile
de vivre au présent, sans se laisser distraire par les
blessures du passé ou par la peur de l’avenir ? Elle
fronça les sourcils et concentra toute son attention sur le
soleil.
C’est alors qu’elle le vit.
Une ligne de lumière émeraude trembla sur l’horizon
avant de se volatiliser. Immobile, Ellie entendait à son
oreille le souffle régulier de Mark, derrière elle. Puis il
bougea, et elle se retourna vers lui. Il la regarda un long
moment avec une gravité presque triste. N’y tenant plus,
elle allait briser le silence lorsqu’il se pencha vers elle et
l’embrassa.

***
Seule dans la nuit, Ellie se promenait sous la véranda
de son pavillon. Elle s’accouda à la balustrade de bois
pour contempler le ciel fourmillant d’étoiles. Non loin, une
faible lumière en provenance du bungalow de Mark jetait
une lueur fantomatique sur les palmiers environnants.
Quelle nuit magique… A commencer par ce baiser.
Après le coucher du soleil, ils étaient retournés
danser, s’étaient régalés de grillades au barbecue et
s’étaient souri, aux anges. Tous deux devinaient que les
liens qui les unissaient ne seraient plus jamais les
mêmes, mais ni l’un ni l’autre ne l’avait dit. Ils voulaient
savourer ce moment autant qu’ils le pouvaient, sans en
détruire l’harmonie par des paroles ou de grandes
théories.
De toute façon, point besoin de mots pour savoir
qu’elle n’était pas une passade pour lui. Elle le savait, au
plus profond de son cœur, tout comme elle avait su, ce
premier jour d’école, que sa vie serait à jamais liée à
celle de Sam.
Entre elle et Mark, il y avait vraiment quelque chose, un
sentiment qu’elle n’arrivait pas à nommer ou à décrire.
Et, pour la première fois depuis longtemps, elle ne se
souciait pas le moins du monde de ne pas trouver le bon
mot.
Les jours suivants se déroulèrent comme un rêve
magnifique. Habituée au fardeau de sa souffrance et de
sa culpabilité, Ellie s’enivrait de cette béatitude nouvelle,
faite de petits bonheurs : une promenade en mer, un
modeste repas de pêcheur ou une sortie dans les rues
animées de Saint-John’s et, chaque soir, le coucher du
soleil. Ils n’avaient pas revu le rayon vert, mais une fois
suffisait, n’est-ce pas ?
Et Mark… Quel homme incroyable. Il comprenait
toutes ses humeurs, allait au devant de tous ses besoins.
Il savait quand la serrer dans ses bras, quand au
contraire ne pas s’imposer à elle. Qu’avait-il de commun
avec ce play-boy au sourire rutilant qu’elle avait vu à la
télévision ? Lui aussi avait changé. Il était plus libre,
moins apprêté.
Oui, elle coulait vraiment des jours merveilleux. Et,
sans le terrible anniversaire qui se profilait, elle aurait
presque oublié qu’elle n’aurait jamais eu le bonheur de
connaître Mark si les deux êtres les plus chers à son
cœur avaient encore été en vie.
10.
Enfin, Mark pensa l’avoir trouvée. Là-bas, seule sur la
plage, une femme marchait dans l’eau en battant les
vaguelettes d’un pied distrait. Il sortit sous la véranda
pour mieux l’observer. Oui, c’était bien Ellie. Mais
pourquoi avait-elle l’air si triste ? La veille, elle avait été
l’image même de la joie. Ils avaient passé la soirée
ensemble, blottis sous une couverture devant un mauvais
film d’action, savourant leur bien-être tandis que, dehors,
un orage tropical faisait ployer les arbres et claquer les
volets. Mark ne s’était pas autant amusé depuis
longtemps.
Ellie lui permettait d’être lui-même. Avec elle, il ne se
sentait pas tenu de jouer un personnage. Au contraire de
ces créatures raffinées qu’il avait fréquentées avant de la
connaître, elle aimait discuter de tout et de rien avec lui,
partager des silences complices, ne se sentait pas
obligée de rire sur commande à ses plaisanteries.
Tandis qu’il se prélassait sur le canapé, Ellie
recroquevillée contre lui, il se rendit compte que c’était
cela, la normalité. A présent qu’il avait pris goût à ces
plaisirs simples, il se demandait pourquoi il les avait
autant redoutés pendant dix ans. Il ne s’imaginait plus
s’en passer. Son bonheur prenait progressivement
l’apparence d’une Ellie en robe blanche, acceptant avec
un sourire serein un anneau doré qu’il lui glissait au
doigt.
Une bourrasque ébouriffa ses cheveux et dispersa ses
pensées. Il était arrivé quelque chose pendant la nuit. Ce
matin, Ellie était renfermée sur elle-même, elle ne
souriait plus, comme s’il n’existait plus pour elle. Il
flanqua un coup de pied rageur contre la balustrade de la
véranda. Que s’était-il passé, bon sang ? Avait-elle
changé d’avis sur lui ? Etait-il devenu superficiel et vain à
ses yeux ? A court de réponse, il donna du poing contre
la balustrade. Il n’y avait qu’un seul moyen de savoir si
ces derniers jours n’avaient été qu’un mirage.
Il s’empara d’une rose et dévala en courant le chemin
qui descendait à la plage. Elle ne l’entendit pas arriver,
occupée qu’elle était à tracer une lettre dans le sable : un
C majuscule, lut-il en s’approchant. Son cœur se mit à
battre avec violence.
— Ellie ?
Elle se redressa sans cesser de regarder la lettre.
Ses yeux rougis étaient marqués de cernes. Violemment
ému, il lui tendit la fleur. Ellie leva la main pour la prendre,
mais son visage se contracta et elle se mit à pleurer
doucement. Bouleversé, il lâcha la rose et s’avança vers
elle, les bras ouverts. Avec un désarroi mêlé de terreur, il
la vit reculer et s’asseoir sur le sable.
— Ellie ? Ellie, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui ne
va pas ?
Comme elle bredouillait quelques mots
incompréhensibles entrecoupés de sanglots, il se jeta à
genoux à son côté et l’attira contre lui. Peu à peu, les
pleurs de la jeune femme s’apaisèrent. Enfin, elle
s’écarta et se leva en époussetant sa jupe.
— Je suis désolée, murmura-t elle d’une voix
fatiguée.
Mark bondit sur ses pieds et la serra contre lui.
— Mais non, ne dis pas cela. Est-ce que je peux
t’aider ?
Elle se frotta les yeux et se raidit comme si elle venait
de prendre une résolution.
— Il faut que je te dise quelque chose.
Elle respira profondément et retint son souffle pendant
une seconde.
— C’est aujourd’hui l’anniversaire. L’accident a eu
lieu il y a quatre ans jour pour jour.
Elle porta la main à son pendentif. Silencieux, Mark
resserra son étreinte. Là où les paroles étaient
insuffisantes, les gestes d’amour avaient peut-être plus
de poids… Du moins l’espérait-il.
— Je ne voulais pas te mettre à l’écart, poursuivit-elle.
Seulement, j’avais besoin de me recueillir. D’autant plus
que cette année est différente des précédentes. Tant de
choses me sont arrivées, ces derniers mois…
Lentement, elle ouvrit le petit pendentif ovale et révéla
deux portraits : l’un d’une adorable fillette aux boucles
blondes, l’autre d’un homme aux cheveux roux clair et au
sourire contagieux. Touché par cette preuve d’intimité,
Mark ne put s’empêcher d’en ressentir de la crainte.
Resterait-elle encore longtemps prisonnière de ses
souvenirs, de ses fantômes ?
Ellie ramassa la rose et enleva les pétales extérieurs
pour en dégager le cœur. Un violent malaise saisit Mark.
Etait-elle toujours amoureuse de son mari ? Jamais il
n’aurait pensé être un jour jaloux d’un mort. Cette
rancœur polluait la pureté des émotions qu’il éprouvait
pour elle.
— C’est cette rose qui m’a fait craquer, expliqua-t elle
en portant la fleur à son nez. C’était la couleur préférée
de Chloé.
De nouveau, elle se tut, plongée dans ses pensées.
Mark pensait qu’elle avait abandonné le fil de la
conversation lorsqu’elle reprit :
— Je n’ai pas pu assister aux funérailles : j’étais à
peine sortie du coma, j’avais perdu l’usage de mes
jambes, de la parole. Mais ma mère a tenu à me montrer
les photos. Elle pensait que cela pouvait m’aider à me
reconstruire. C’est possible, après tout. Je n’en sais rien.
Elle s’interrompit, les yeux tournés vers la mer.
— Chloé avait un tout petit cercueil blanc avec des
poignées en argent. Pour elle, maman avait choisi une
énorme couronne de roses. D’ailleurs, dès ma sortie de
l’hôpital, j’ai planté un rosier rose sur sa tombe.
Mark respira profondément pour contrôler ses
émotions. Du bout des doigts, elle lui caressa la joue.
— Je ne pourrai jamais te remercier suffisamment de
m’avoir tendu la main. Ou de ne jamais m’avoir dit que
j’avais de la chance d’avoir survécu. Tu n’imagines pas
comme ta gentillesse m’a touchée.
Il prit son visage en coupe dans ses mains.
— Tu es merveilleuse, Ellie Bond.
Elle baissa les paupières.
— Pas du tout. Ces dernières années, j’ai vécu
perdue, sans repères. J’en suis même venue à me
croire folle.
— Toi, folle ? Mais comment peux-tu dire des choses
pareilles ?
Elle haussa les épaules avec un bref rire sarcastique.
— Il suffit de penser à notre première rencontre.
— Et alors ? Depuis, j’ai eu le temps de m’apercevoir
que tu es la personne la plus saine d’esprit que je
connaisse. Tu es consciente de ce qui compte dans la
vie. Moi, comme beaucoup, j’avais oublié.
Ellie sourit légèrement. Leurs lèvres s’unirent avec
tendresse.
— J’admire la force qui t’a aidée à survivre. Tant
d’autres seraient morts de chagrin à ta place.
— Mais c’est bien ce qui m’est arrivé avant de…
Elle s’interrompit et déglutit.
— … avant de te connaître, poursuivit-elle dans un
murmure. J’avais oublié que la vie pouvait être
merveilleuse.
— Tu es incroyable, et tu ne le sais même pas. C’est
aussi pour cela que je t’aime.
Ellie se raidit dans ses bras, puis s’écarta légèrement
pour étudier son visage. Alarmé, Mark se contraignit à
arborer une expression aussi neutre que possible.
Qu’avait-il dit de mal ? Seigneur, qu’elle dise quelque
chose, n’importe quoi ! Ce silence insupportable allait le
tuer.
Elle cligna les paupières pour chasser une larme.
— Tu… tu m’aimes ?
Il déglutit avec difficulté.
— Oui. Je t’aime.
Elle se jeta dans ses bras et sema une myriade de
baisers sur son visage. Au milieu de sa stupeur, il
entendit un bruit étrange. C’était Ellie, qui riait. Elle riait !
Il la serra dans ses bras si fort qu’il la souleva de terre et
l’embrassa avec ferveur. Lorsqu’il la reposa, les traits de
la jeune femme, si tristes un instant avant, étaient
transfigurés par la joie. A cette minute, il brûla d’un
amour si violent qu’il aurait voulu endosser toute sa
peine, guérir à jamais ses souffrances. Il n’était pas en
son pouvoir de changer le passé, mais il pouvait au
moins lui offrir un avenir rempli de joie.
Main dans la main, ils marchèrent le long de la plage.
De temps en temps, le regard de Mark tombait sur les
dessins qu’elle avait tracés dans le sable : ici un « C », là
une fleur… Pas de « S », se réjouit-il égoïstement. Et
puis une autre lettre, à peine visible… Il plissa les yeux et
inclina la tête pour mieux lire. Il s’agissait d’un « M »
inscrit dans un cœur.
Deux mots s’échappèrent alors de sa bouche sans
qu’il puisse les retenir :
— Epouse-moi.
Ellie le regarda avec une stupeur blessée.
— Ne te moque pas de moi, Mark.
Pour toute réponse, il l’enveloppa de ses bras et
l’embrassa avec une douceur telle qu’elle oublia aussitôt
le motif de sa colère.
— Je suis sérieux.
Elle le dévisagea, partagée entre le rire et les larmes.
Comme Mark se penchait pour un autre baiser, elle
recula.
— Une seconde, Mark. J’ai du mal à réfléchir lorsque
tu te tiens si près.
Contrairement à ce qu’elle aurait cru, Mark ne rit pas.
Ellie lissa ses cheveux, traça lentement un cercle sur le
sable, puis fixa les yeux sur l’horizon. Il s’accroupit
derrière elle et l’attira contre lui.
— Pourquoi parles-tu de réfléchir ? Je t’aime. Et toi, tu
ne m’aimes pas ?
— Mark, les choses ne sont pas aussi simples que
cela.
Il enfouit le nez dans son cou.
— Ah bon ? Pourquoi pas ?
Ellie ne trouva rien à répondre. Pourquoi pas, après
tout ? Elle avait vécu quatre longues années dans le
passé, à essayer d’oublier, à essayer de se souvenir…
Elle venait seulement d’apprendre à vivre au présent, à
savourer l’instant. Etait-elle prête à enfin envisager
l’avenir ? Difficile à dire… Si elle avait changé de vie,
repris un travail, ce n’était pas pour tourner la page et
avancer, mais pour fuir ses fantômes. Et pourtant, sur
cette plage, elle se prenait pour la première fois à rêver
à des lendemains magnifiques. Qu’est-ce qui
l’empêchait de tendre la main vers les étoiles ?
Mark la retourna doucement vers lui.
— Ellie, je t’aime. Je n’ai jamais éprouvé pour une
autre les sentiments que j’ai pour toi. Jamais. Et je
n’imagine pas ma vie sans la tienne.
Avec solennité, il lui prit les mains, les baisa et mit un
genou à terre.
— Ellie Bond, me ferez-vous l’honneur de m’accepter
pour époux ?
Saisie d’un tremblement, elle s’assit sur son genou et
l’embrassa avec une ferveur passionnée. Mark éclata
d’un rire joyeux.
— Donc, c’est oui ?
— Oui, souffla-t elle à son oreille.
Mark s’empara de ses lèvres avec tant de fièvre qu’ils
tombèrent tous les deux sur le sable. Ellie ne sut
combien de temps ils restèrent ainsi, unis dans une
étreinte bienheureuse et ardente.
— Mark…
— Mmmh ?
— Je commence à avoir les pieds dans l’eau. Nous
ne pouvons pas passer la journée ici…
Il se renversa sur le dos et contempla le ciel éclatant.
— Dommage. J’avais espéré que les flots nous
emportent tous les deux vers une île déserte.
Ce ne fut que le soir, pendant le dîner, qu’ils
réfléchirent enfin aux détails pratiques.
— A quelle sorte de mariage penses-tu ? demanda-
t il.
Ellie réfléchit un instant, sa cuillère en l’air.
— Quelque chose de simple. Une petite cérémonie
intime. Juste toi et moi, un jour de soleil.
— Comme ici, par exemple ?
Elle posa sa cuillère avec un grand sourire.
— Oui, ce serait parfait ! Tu voudrais revenir dans
quelques mois ?
Mark fronça les sourcils. Les préparatifs, les allers-
retours risquaient de gâcher la magie de l’instant.
— Pourquoi pas maintenant ? Dès que possible.
Ellie ouvrit la bouche, la referma, puis plissa le nez
comme elle le faisait toujours lorsqu’il lui soumettait une
idée inattendue.
— Nous organiserons une grande fête pour les amis
et la famille à notre retour. De vrais amis, précisa-t il
comme elle ouvrait des yeux horrifiés.
— Si c’est encore une de tes plaisanteries…
— Je suis très sérieux, au contraire. J’ai attendu trop
longtemps. J’en ai assez, des faux-semblants.
Un lent sourire illumina le visage d’Ellie.
— Eh bien, soit. Comme d’habitude, mon instinct me
dit de te suivre.

***
Ellie sourit à la jeune idiote au regard radieux qui la
dévisageait dans le miroir.
— Demain, je me marie !
Ne pouvant contenir sa joie, elle poussa un cri et
continua de fixer béatement son reflet. Allez, secoue-toi
un peu, ma fille ! La journée s’annonçait chargée. Il lui
restait une foule d’achats à faire. Elle sourit une dernière
fois à son reflet, puis enfila en vitesse les premiers
vêtements qui lui tombèrent sous la main et traversa les
jardins au pas de course en chantant à tue-tête Oh, What
a Beautiful Morning.
Elle fit irruption sans frapper dans le pavillon de Mark,
telle une tornade miniature. Assis à son bureau, il
redressa la tête et sourit.
— Bonjour, toi. Original, comme tenue.
— Mmmh ?
Ellie se figea et baissa les yeux sur son chemisier
bouffant et son pantalon de pyjama.
— Je me suis habillée en pensant à autre chose.
Il l’embrassa avec tendresse.
— Un bas de pyjama… ça me rappelle notre
rencontre.
Ellie jeta les bras autour de sa taille.
— Sauf qu’à cette occasion, nous étions plutôt…
comment dire… à l’horizontale. Et tu étais beaucoup
moins vêtu…
— Ouh, je ne suis pas celui que vous croyez.
Ils éclatèrent de rire.
— Sérieusement, reprit-il. Tu ne peux pas te marier
dans cette tenue. Viens, j’ai une surprise pour toi.
Il attrapa sa main et la conduisit à un autre pavillon,
puis lui fit signe de pousser la porte entrouverte. Ellie
obtempéra, interloquée, et fit un pas dans la pièce.
— Charlie !
Son amie bondit du canapé avec un cri de joie et jeta
les bras autour du cou d’Ellie.
— Félicitations, ma chérie ! Je suis si heureuse !
Trop surprise pour répondre, Ellie se contenta de lui
tapoter le dos.
— Mais… Je ne comprends pas. Toi, ici ?
— Tu ne croyais quand même pas que j’allais
manquer un tel événement. Mark m’a appelée avant-hier
pour m’annoncer la grande nouvelle et pour me
demander d’apporter des documents administratifs. Je
suis une messagère de première classe.
Elle tourna sur elle-même pour illustrer son propos.
— La meilleure, renchérit Ellie avec un sourire. Et,
pour te faire pardonner d’avoir failli me donner une crise
cardiaque, je te demande de m’accompagner pour mes
achats de mariage. C’est bien le moins que puisse faire
ma demoiselle d’honneur.
Charlie poussa un cri à percer les tympans les plus
solides.
***
Le soleil se levait sur la mer avec la majesté des
grandes occasions. Ellie et Mark, main dans la main,
s’avancèrent devant la haie des invités. La jeune femme,
souriant aux anges, inspira l’air frais du matin et glissa
les pieds dans le sable doux comme de la soie. Ce jour
naissant, dans sa pureté, était comme une seconde
naissance, une magnifique promesse de renouveau. Elle
promena le regard sur la petite assemblée conviée pour
l’occasion : ses parents, son frère, quelques amis, dont
K a t, qui avait déprogrammé un concert pour venir.
Charlie, les yeux mouillés, semblait déjà prête à sortir
son mouchoir.
Ils s’arrêtèrent devant le prêtre et se firent face.
Jamais Mark ne l’avait regardée avec une telle
adoration. Ellie prit une profonde inspiration. Une légère
brise faisait voltiger ses cheveux ornés de fleurs d’un
rose profond et gonflait sa robe de mousseline blanche.
A son pied gauche brillait un anneau d’or que Mark lui
avait offert le matin même, « à défaut de bague de
fiançailles », lui avait-il dit. Ellie n’en avait cure : elle
l’avait trouvé magnifique. Elle ne portait pas d’autres
bijoux. Par égard pour Mark, elle avait ôté son pendentif,
pour toujours.
Et, tandis que le prêtre récitait sa bénédiction, elle se
prit une fois de plus à s’émerveiller de son sort. Cette
deuxième chance était un miracle. Elle ne remercierait
jamais suffisamment Mark de lui avoir fait comprendre
que le bonheur pouvait se présenter sous diverses
formes. Dans le bienheureux brouillard qui la noyait, elle
entendit alors mari et femme. Mark s’empara de ses
lèvres avec fougue et, la soulevant dans ses bras, fit
mine de s’éloigner sous le regard éberlué de
l’assemblée.
— Mark ! souffla-t elle. Qu’est-ce que tu fais ? Nous
ne pouvons tout de même pas abandonner nos invités.
— Ah bon ? Je croyais que tu voulais t’éclipser aussi
vite que possible après la cérémonie.
— J’en ai très envie, c’est vrai, mais nous avons des
obligations envers nos amis.
— Oh, d’accord, soupira-t il. C’est bien parce que
c’est toi.
Il la reposa à terre et l’embrassa sur le bout du nez.
Le reste de la matinée se déroula dans une ambiance
de rires et de convivialité. Bientôt, les invités prirent
place autour d’une grande table croulant sous une
multitude de victuailles et abritée du soleil par une
pergola. Au moment de couper le gâteau, Kat sortit une
guitare qu’elle avait pris la peine de dissimuler et chanta
une chanson écrite spécialement pour l’occasion.
Tous mes demains t’appartiennent,
Si tu acceptes mes hiers.
Le soir tombé, Ellie se surprit à chantonner ce refrain
lorsque Mark la conduisit sur la plage. Un léger hors-
bord décoré de rubans de satin rose les attendait. Ellie
ouvrit de grands yeux.
— Où veux-tu m’emmener ?
Il la regarda avec un sourire en coin.
— Sur une île déserte, comme je te l’avais dit.
11.
Enveloppée du bras de Mark, Ellie se blottit contre lui
et écouta son souffle léger et régulier. Ces deux
semaines de lune de miel s’étaient déroulées dans un
bonheur sans tache. Quoique petite, la villa était
somptueuse. Chaque jour, les propriétaires veillaient à
leur apporter des provisions, mais ils étaient si discrets
qu’Ellie ne les avaient jamais vus. Avec un sourire
paresseux, elle se rappela comme Mark avait ri
lorsqu’elle les avait surnommés « les petits lutins ».
Pourquoi ne pouvaient-ils pas terminer leurs jours ici ?
Le lendemain, ils devaient repartir en Angleterre. Elle
fronça les sourcils et enfouit le nez sous les draps. Après
ce séjour paradisiaque, le retour à la grisaille de la
réalité allait être difficile… Ici, ils étaient Mark et Ellie,
deux jeunes mariés très amoureux, inconnus et libres
d’agir comme ils l’entendaient. Là-bas, elle serait
Mme Wilder. Il allait lui falloir s’habituer à ce nouveau
nom…
A la lumière chaude qui se répandait à travers les
rideaux, elle supposa qu’il devait déjà être 9 ou
10 heures, ce que lui confirma un grondement de son
estomac. Elle dégagea son bras et attrapa un vaporeux
négligé de soie couleur ivoire. Heureusement qu’elle
s’était procurée une tenue d’intérieur qui convenait
davantage à la situation que son vieux peignoir rose.
Bizarrement, Mark avait semblé déçu qu’elle ne l’ait pas
emporté.
Elle enfila le léger tissu au cas où elle croiserait les «
lutins » et se leva en laissant les pans flotter. Tout à coup,
sa ceinture se tendit et la retint en arrière. Une voix
ensommeillée lui parvint.
— Non. Reste au lit.
— Je reviens tout de suite. Je meurs de faim.
Il redressa la tête et la dévisagea d’un regard vorace.
— Moi aussi.
— D’où me vient cette idée que tu ne penses pas à
ton petit déjeuner ?
Un petit rire sensuel lui répondit. Par malice, elle sortit
du lit. Il essaya de la retenir, mais la ceinture glissa dans
les boucles du vêtement. Libérée, la jeune femme
disparut dans la cuisine en riant.
— Ellie ?
Souriante, elle sortit du réfrigérateur une carafe de jus
d’orange.
— Désolée de te faire attendre, fit-elle, taquine.
Elle fit mine de ne pas l’entendre comme il approchait
tout doucement. Du coin de l’œil, elle aperçut un
mouvement rapide, mais, avant qu’elle comprenne de
quoi il s’agissait, sa ceinture lui passa par-dessus la tête
et autour de la taille. Ellie recula d’un pas avec un petit
cri et heurta sa poitrine puissante.
— Reste au lit, j’ai dit.
— C’est malin ! A cause de toi, j’ai renversé tout mon
verre sur moi.
Il relâcha la ceinture de manière à ce qu’elle se tourne
vers lui. Son regard luisait d’un éclat malicieux.
— Il va falloir nettoyer tout ça, alors. Viens.
La ceinture toujours en main, il l’attira dans la
chambre.

***
Quel plaisir d’être de retour à la maison. Les pieds
nus dans l’herbe, sa tasse de thé rituelle à la main, Ellie
se retourna pour regarder le manoir majestueux. Elle
était désormais chez elle ici, car c’était là que vivait
l’homme qu’elle aimait. Sa vie avait depuis longtemps
cessé d’être au cottage. Après l’accident, elle y avait
séjourné encore quelques années, mais la maison, sans
Sam et Chloé, était devenue une carapace de brique et
de béton, dénuée de vie.
Trois semaines s’étaient écoulées depuis leur retour.
En dépit de ses craintes, elle s’était remarquablement
adaptée à cette nouvelle vie. Son regard tomba sur les
portes-fenêtres et elle fut prise du désir de voir Mark les
ouvrir pour venir la rejoindre. Elle aurait dû
l’accompagner à ce voyage d’affaires, ainsi qu’il le lui
avait proposé. A sa décharge, elle se sentait un peu
fatiguée, ces derniers jours.
Elle avala une gorgée précautionneuse de thé. Berk !
Le lait devait avoir tourné. Il allait lui falloir s’en préparer
un autre. Elle rentra dans la cuisine et vida sa tasse dans
l’évier puis, après avoir mis de l’eau à bouillir, se mit en
quête de la bouteille de lait. Plusieurs litres non entamés
attendaient, sagement alignés dans la porte du
réfrigérateur. Où avait-elle bien pu le ranger ? Mais…
pourquoi avait-elle mis les sachets de thé au froid ? Elle
soupira en secouant la tête, ouvrit une bouteille neuve
qu’elle sentit sans trop l’approcher de son nez. Non,
celle-ci n’avait pas tourné.
Elle se remplit une tasse et but une longue gorgée
qu’elle recracha aussitôt dans l’évier. Décidément, ce
thé était infect ! Ce matin, elle allait devoir se contenter
d’un verre de jus d’orange. Elle rangea la boîte de
sachets de thé sur l’étagère et y trouva la bouteille qu’elle
avait cherchée à l’instant. A croire que son étourderie
s’aggravait… Elle rit doucement d’elle-même en
replaçant le lait dans le frigo.
Elle se figea, frappée d’une pensée. Non, cette fois-ci,
c’était différent. Elle n’avait jamais été aussi distraite,
exception faite de cette époque, plusieurs années avant
l’accident, lorsque…
Oh, Seigneur…
Elle claqua la porte du réfrigérateur et s’aperçut que
ses mains tremblaient. Le regard dans le vague, elle
reprit place sur la chaise. Le lait, le thé, la fatigue… Mais
bien sûr ! Elle ne supportait pas l’odeur du thé ou du café
lorsqu’elle était enceinte de Chloé. Elle obligeait même
Sam à boire sa tasse dans le jardin ! C’est aussi à cette
époque qu’elle avait eu une fringale d’ananas en boîte
saupoudrés de poivre. Elle mit sa main à plat sur son
ventre, se leva, s’assit de nouveau. Elle, enceinte ?
Déjà ? Une vague nausée s’empara d’elle à cette idée.
Etait-elle prête pour un nouveau bébé ? Depuis qu’elle
connaissait Mark, sa vie changeait si vite qu’elle avait de
la peine à s’adapter. Elle ne s’était même pas encore
habituée à son mariage ! Et Mark, qu’allait-il dire ? La
nouvelle allait certainement l’enchanter, mais que faire
dans le cas contraire ? Dans le tourbillon des
événements, tout à leur bonheur, ils n’avaient jamais
évoqué le sujet.
Du calme ! Une chose à la fois. D’abord, prendre une
douche. Ensuite, acheter un test. Tout en se lavant, elle
envisagea de se rendre à la pharmacie du village, puis
revint sur cette idée : tout le monde là-bas ne parlait que
du mariage du fringant Mark Wilder avec son employée
de maison. Inutile de donner matière à d’autres ragots.
Mieux valait aller en ville, au supermarché. Et si le test
était négatif… Eh bien, dans ce cas, elle inventerait à ce
sujet une histoire drôle qu’elle raconterait au retour de
Mark, histoire d’observer sa réaction, de sonder le
terrain. Bizarrement, au lieu de la soulager, l’idée d’une
fausse alerte l’emplissait de tristesse.
Deux heures plus tard, immobile dans la salle de
bains, elle tenait la petite boîte comme s’il s’agissait
d’une bombe non désamorcée. D’un geste vif, elle
déchira la Cellophane et ouvrit l’étui puis, assise sur les
toilettes, le test sur la cuisse, patienta deux interminables
minutes. Elle observa alors le bâtonnet. Une bande bleue
était apparue dans la zone de référence. Bon, le test
fonctionnait. Elle attendit encore : rien. Elle se leva, jeta
le test sur une étagère au-dessus du lavabo et sortit, les
larmes aux yeux.
Toute cette panique pour rien. Pourquoi pleurait-elle ?
Elle aurait dû être soulagée ! Ce résultat lui donnait le
temps de réfléchir, de connaître l’avis de Mark. Tout à
coup, elle eut envie qu’il soit là pour l’envelopper de ses
bras puissants, pour la serrer contre lui, lui caresser les
cheveux. Elle saisit un Kleenex et se moucha
bruyamment. Pourquoi ne pas se promener un peu,
acheter les journaux pour Mark ? Etouffant un soupir, elle
retourna dans la salle de bains pour jeter le test à la
poubelle, se saisit du bâtonnet et le laissa aussitôt
tomber dans l’évier, stupéfaite : deux bandes bleues ? A
moins que les larmes lui troublent la vue… Elle approcha
le test de la fenêtre. Non, une deuxième ligne était bel et
bien apparue, quoique à peine visible. Les hormones
devaient encore être très basses.
« Je vais avoir un bébé. Notre bébé. »
Tout à coup, elle se sentit à l’étroit dans le vieux
manoir. Elle courut vers le jardin et se débarrassa de ses
pantoufles d’un coup de jambe. Le soleil matinal jetait
des éclats brillants sur son anneau d’orteil. Elle aurait dû
prendre plaisir à cette promenade, mais elle ne
remarquait ni les senteurs des fleurs, ni les papillons qui
batifolaient, ni les trilles des oiseaux. Elle allait avoir un
bébé… Un enfant aux cheveux sombres et aux yeux
couleur chocolat.
Avait-elle réagi de la même manière, la dernière fois
qu’elle avait été enceinte ? Comment le savoir, tout cela
remontait si loin… Et puis, sa première grossesse avait
été planifiée. Celle-ci était… une surprise, pour employer
un euphémisme. Mais une surprise merveilleuse. Elle
désirait cet enfant, elle l’adorait déjà, autant qu’elle avait
aimé…
Elle se figea, blême. Non ! Pas ce nom. Ce nom-là,
elle s’était juré de ne jamais l’effacer de sa mémoire.
Elle se retourna en frissonnant vers le manoir et se mit à
courir.
Comment pouvait-elle avoir oublié le nom de sa fille ?

***
Mark apparut à la porte, un énorme bouquet à la main.
— Ellie ?
Pas de réponse. Elle était sans doute dans le jardin.
Pourtant, les portes-fenêtres de la cuisine étaient closes.
En regardant de plus près, il s’aperçut qu’elles étaient
fermées à clé. Il retourna dans l’entrée en courant et cria
de nouveau son nom, qui résonna dans le silence. Peut-
être était-elle sortie. Après tout, il n’était censé rentrer
que le lendemain. Il consulta sa montre : quatre heures.
Elle n’allait pas tarder à revenir, le temps pour lui de
prendre une douche. Souriant, il gravit l’escalier d’un pas
léger.
Peu à peu, le soir tomba, et Ellie n’arrivait toujours
pas. En désespoir de cause, Mark descendit dans la
cuisine. Près de la bouilloire, il trouva un mot écrit de sa
main, lui disant qu’elle devait partir. Il s’effondra sur un
tabouret, la tête dans les mains. Pourquoi ? Elle avait
l’air si heureuse depuis le mariage !
« Justement, c’est lorsqu’elles sont heureuses et
qu’elles n’ont plus besoin de toi qu’elles s’en vont, tu le
sais bien. »
Pas elle. Pas Ellie. Il l’aimait trop, infiniment plus que
Helena. Il se leva, saisi d’une rage désespérée. Non, il
n’allait pas perdre sa deuxième épouse de cette
manière. Ou du moins, pas sans une bonne explication.
***
Comme animées d’une volonté propre, les clés
s’échappèrent des mains d’Ellie. Elle gémit à travers ses
larmes et se baissa pour les ramasser sur le perron.
Elle était venue en obéissant à une impulsion
irrésistible. Par bonheur, l’agence de location qui
s’occupait du cottage avait reçu une annulation cette
semaine. Ellie n’aurait pas supporté de ne pas pouvoir
entrer : elle avait absolument besoin de se reconnecter
avec son passé. Même si le nom de Chloé lui était
revenu presque aussitôt, elle n’arrivait pas à se
débarrasser de ce sentiment poisseux de honte et de
culpabilité.
Elle parvint enfin à glisser la clé dans la serrure et la
manœuvra dans tous les sens. Enfin, la porte s’ouvrit
dans un grincement. Ellie fondit en larmes.
Les carreaux de terre cuite du hall d’entrée avaient
l’air à la fois familiers et étranges. Les meubles
occupaient la même place qu’à son départ et, si ses
bibelots et les photos de famille n’avaient pas été
enlevés, elle aurait pu croire qu’elle n’était partie que la
veille. Pourtant, malgré l’absence de ses effets
personnels, la maison était infiniment plus accueillante
que lors de cette journée pluvieuse où elle l’avait quittée.
Elle pénétra dans le salon et s’effondra dans son
fauteuil préféré.
« Je n’aurais jamais dû abandonner cette chaise.
J’aurais dû rester ici, à manger des biscuits, et ne
jamais aller à Larkford. Ainsi, je ne t’aurais pas trahie,
mon petit amour. »
Mais, si elle était restée, elle n’aurait pas connu Mark,
elle n’attendrait pas un enfant de lui. Et elle le désirait
vraiment, cet enfant. Elle posa les mains sur son ventre,
comme pour rassurer la vie qui s’y développait. Ses yeux
luirent d’un éclat féroce. Si Mark ne voulait pas de ce
bébé, elle était bien décidée à l’élever seule.
Elle soupira. Pourquoi présumait-elle de sa réaction ?
C’était comme si, dans sa terreur de le perdre, elle
s’attendait au fond d’elle-même à ce que leur mariage
s’effondre. Elle se leva et déambula dans la maison.
Dans chaque pièce, des images lui revenaient à l’esprit :
Chloé sur son petit camion, dans le hall… Sam, occupé
à noter des devoirs sur la table du salon… ces gâteaux
qu’elle confectionnait avec Chloé, sur le plan de travail
de la cuisine… Elles versaient davantage de farine par
terre que dans le saladier ! Elle s’aperçut alors qu’elle
n’avait jamais vu le cottage au travers du prisme de ses
souvenirs lorsqu’elle y habitait. Elle repensa aux paroles
de la chanson de Kat :
Je vis dans mes hiers, prisonnière de fantômes,
Mais l’amour m’appelle, déjà, mon cœur revit.
Cette chanson s’appelait Tous mes demains . Ellie
avait longtemps pensé que Kat l’avait écrite au sujet de
sa rupture avec Razor. Elle comprenait à présent qu’elle
s’adressait avant tout à elle, qui avait réussi à
réapprendre à aimer. Elle qui avait fait don de tous ses
demains à Mark. Rien au monde ne la ferait revenir sur
cette promesse. Elle n’avait qu’une chose à faire :
repartir chez elle, à Larkford, et apprendre à Mark qu’il
allait être père. Quoi qu’il arrive, elle saurait prendre les
mesures qui s’imposaient.
Forte de cette résolution, elle prit ses clés et traversa
le hall à grandes enjambées, le regard fixé droit devant
elle. Elle aperçut alors une ombre au travers du vitrail de
la porte d’entrée. L’instant d’après, un poing s’abattait
dessus.
— Ellie ? Tu es là ?
Les clés tombèrent dans un bruit sec.
— Ellie !
— Mark ? C’est toi ?
Elle courut à l’entrée avec un sourire tremblant et posa
les mains sur le vitrail. Mark continuait de secouer la
poignée.
— Ellie, ouvre tout de suite ou je défonce cette porte.
Elle fouilla ses poches puis, se rappelant qu’elle avait
lâché les clés, les chercha du regard et se précipita pour
les ramasser. Ses mains tremblaient si fort qu’elle eut de
la peine à les saisir. Elle les tourna dans la serrure, mais
le pêne grinça et ne bougea plus, malgré ses efforts
désespérés pour le débloquer.
— Ellie ? Mais ouvre, bon sang !
— J’essaie, mais la serrure est coincée !
— Attends.
La porte trembla et gémit sous l’assaut de Mark, mais
tint bon.
— Ils n’en font plus d’aussi solides, soupira-t elle.
— Tu m’étonnes, dit il, haletant.
Elle appuya son visage contre un verre de couleur
claire. Les traits fatigués, les cheveux en bataille, il ne lui
avait jamais semblé aussi sexy. De nouveau, elle fondit
en larmes. Mark cessa de se battre avec la porte et la
regarda à travers le vitrail.
— Il faut qu’on se parle.
— Je sais.
— Pourquoi es-tu venue ici ?
Elle se détourna avec un soupir puis, le dos appuyé à
la porte, glissa à terre.
— Comment as-tu deviné où j’étais ?
— Grâce à Charlie. C’est elle qui m’a suggéré de
venir ici, après que je suis passé chez tes parents et
chez ton frère. J’étais complètement paniqué.
Ellie ferma les yeux. Comme son amie la connaissait
bien… Trop bien, même, peut-être. Si elle n’avait pas
mis Mark sur la piste, Ellie n’aurait pas été obligée de lui
expliquer les raisons qui l’avaient poussée à revenir
aussi précipitamment au cottage.
— Ellie ?
Elle prit une profonde inspiration.
— Crois-tu que nous avons bien fait de nous marier
aussi vite, Mark ? Je veux dire, tu ne penses pas que
nous aurions dû prendre le temps de réfléchir un peu ?
Elle l’entendit s’asseoir sur le pas de la porte. Ses
pieds raclèrent le gravier comme il étirait les jambes.
— Es-tu en train de me dire que tu regrettes de
m’avoir épousé ? Tu veux me quitter ? Tu es revenue
vivre ici pour de bon ? Je croyais que tu m’aimais, Ellie.
Elle se redressa vivement et glissa un regard par la
fente de la boîte aux lettres. Il avait l’air complètement
perdu, désespéré.
— Mais je t’aime, dit elle avec un soupir brisé.
Le regard qu’il lui lança alors lui tordit le cœur. Il
esquissa un sourire forcé.
— Dans ce cas, rentre avec moi.
Ellie laissa retomber le clapet de la boîte aux lettres et
se dressa lentement sur ses jambes. Il l’imita, le dos
contre la porte. Ellie leva la main vers un vitrail de couleur
verte dans lequel elle voyait les yeux de Mark. Le verre
émeraude lui rappelait le rayon vert qu’ils avaient vu
ensemble, sur l’île. Le rayon de l’amour véritable.
— Je suis désolée, Mark. C’est juste que… J’avais
besoin de revenir à un endroit qui me rappelait Chloé.
Elle le vit cligner les yeux. Il pensait à Sam, à coup
sûr… En quoi il n’avait pas tort, mais les sentiments
qu’elle conservait pour son premier mari ne diminuaient
en rien ceux qu’elle éprouvait pour Mark.
— Je t’aime, Mark. Et, dès que j’arrive enfin à ouvrir
cette porte, je repars à Larkford avec toi, je te le jure.
Il hocha la tête d’un air sceptique. De nouveau,
l’émotion la saisit et elle se mit à pleurer.
— Je ne sais pas ce qui m’arrive, aujourd’hui, lâcha-
t elle, partagée entre les sanglots et un rire nerveux. Je
n’arrive pas à me contrôler.
— C’est un peu normal, dans ton état.
Comme elle levait la tête, interloquée, un petit objet
glissa par la fente de la boîte aux lettres et rebondit par
terre. Son test de grossesse ! Elle l’avait oublié dans le
lavabo. Et dire qu’elle avait voulu lui annoncer la nouvelle
en douceur…
— Puis-je savoir quand tu comptais m’en parler ?
demanda-t il froidement. C’est un vulgaire morceau de
plastique qui m’a appris que je vais être père. Tu aurais
pu me téléphoner, au moins.
— C’est ce que j’allais faire, je te jure, mais… mais
j’ai oublié le nom de Chloé et j’ai paniqué. J’ai eu peur
de l’oublier complètement avec le nouveau bébé, tu
comprends ? C’était insupportable.
Elle l’entendit soupirer et se lever.
— Mark, s’écria-t elle comme le crissement du
gravier s’éloignait.
Elle lâcha le test et, secouée de sanglots, se jeta
contre la porte, qu’elle martela de ses poings.
— Mark !
Un silence assourdissant lui répondit. Elle s’effondra,
sans force. Non, il n’avait pas pu partir… Un faible
gémissement lui échappa.
— Ne t’en va pas.
— Je ne m’en vais nulle part.
Elle se retourna d’un bloc.
— Mark ! Mais comment es-tu entré ?
D’un signe de tête, il désigna la porte du fond. Il tomba
à son côté et l’embrassa dans une étreinte qui faillit
l’étouffer. Ses lèvres errèrent sur ses paupières
mouillées, sur ses joues, sur son nez, et s’arrêtèrent sur
sa bouche. Ellie soupira. Sa vie était peut-être
désorientée mais, dans les bras de Mark, le monde était
remis à l’endroit, tout retrouvait sa place.
Il lui caressa le visage avec tendresse.
— Ellie, ton cœur est assez grand pour nous accueillir
tous. Ensemble, tous les trois, nous allons créer de
nouveaux souvenirs, mais cela n’implique pas d’effacer
les anciens.
Il plongea une main dans sa poche et en retira un objet
métallique. Ellie reconnut son pendentif et inclina le cou
pour qu’il l’attache plus facilement. Ses lèvres se mirent
à trembler.
— Mais si j’oublie vraiment ? Tu sais bien que mon
cerveau me joue souvent des tours.
Il l’interrompit en posant un doigt sur sa bouche.
— Tu n’oublieras pas. Si jamais un nom, une date
venait à t’échapper, je serai là pour te les rappeler. Nous
avons une aventure à vivre ensemble, Ellie. Toi et moi. Et
je te veux, tout entière. L’avenir nous appartient, mais
c’est ton passé qui a fait de toi la femme merveilleuse
que tu es, et que j’aime.
Elle posa les deux mains sur les joues de Mark.
— Moi aussi, je t’aime tant, dit elle dans un murmure.
Leurs lèvres s’unirent avec une tendresse dévorante.
Mais Ellie s’écarta soudain, frappée d’une pensée.
— Tu veux ce bébé, n’est-ce pas ?
Elle déglutit, le regard angoissé.
Mark posa les mains à plat sur son ventre comme
pour se rendre compte de sa grossesse. Elle éclata de
rire. Il allait lui falloir être patient !
— Bien sûr, que je le veux. Et je veux qu’il ait des
frères et des sœurs. Je veux changer des couches,
chanter des berceuses et marcher à quatre pattes. Je
veux une maison remplie d’enfants à qui j’apprendrai à
jouer au foot. Je veux une grande famille, pleine de rires,
de cris, de vie. Et toi, es-tu d’accord ?
Ellie renversa la tête et partit d’un rire joyeux. Mark
avait le don de voir les choses simplement,
contrairement à elle. Elle l’embrassa avec une ferveur
qui les laissa pantelants.
— Oui, murmura-t elle.
C’était la deuxième fois en un mois qu’elle lui disait ce
mot.
Epilogue
Ellie, pieds nus, s’approcha à pas de loup du berceau
et se pencha. Un chuchotement étouffé lui parvint d’un
coin sombre de la pièce.
— Chut ! Je suis enfin arrivé à le faire dormir.
Mark faisait les cent pas dans la pièce. Niché sur son
épaule, Bébé Miles dormait du sommeil profond des
tout-petits, la bouche ouverte et le front plissé. Mark et
Ellie échangèrent un sourire.
— Il faut le manier aussi précautionneusement qu’un
bâton de dynamite, dit il en déposant le nourrisson dans
le petit lit. Un faux mouvement et…
— … l’explosion est terrible, je sais. Tu m’as servi
cette plaisanterie des centaines de fois ces deux
dernières semaines.
Mark lui sourit et retira tout doucement sa main de
sous la tête du bébé. Le petit tyran gémit alors et bougea
dans son sommeil. Ils se figèrent… Fausse alerte. Ouf !
— J’adore quand il fait ces bruits, murmura-t il avec
ravissement.
Main dans la main, ils sortirent de la chambre sans
faire de bruit. Ellie leva le bras pour consulter sa montre.
— Minuit ! C’est le moment d’une petite pause
chocolat.
Ils s’installèrent dans la cuisine et, tandis qu’elle
préparait la collation, Mark alluma la radio.
Confortablement attablés, ils bavardèrent jusqu’à ce que
leurs yeux papillotent et que les bâillements leur fassent
mal à la mâchoire.
Tout à coup, Ellie redressa la tête et leva l’index.
— Ecoute ! C’est notre chanson.
Mark tendit l’oreille et opina en reconnaissant le
dernier titre de Kat, Tous mes demains . Son album
caracolait en tête des ventes depuis trois semaines.
Souriants, ils chantonnèrent en sourdine la mélodie,
aussitôt transportés en souvenir sur une île aux senteurs
d’hibiscus et de jasmin.
Ellie se leva et ébouriffa les cheveux de Mark avant de
s’asseoir sur ses genoux.
— N’abandonne pas ton petit boulot, mon chéri. Kat
t’en voudrait à mort.
Comme il plissait le nez, elle éclata de rire et fredonna
la chanson.
« Chéris-moi, protège-moi, et mon amour
t’appartiendra à jamais. »
— Je te conseille de m’obéir, dit-elle en agitant le
doigt.
— Tes désirs sont des ordres.
Il se pencha vers elle pour lui dérober un autre baiser.

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