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Coup de foudre à Santa Rosa

De Robyn Donald
Prologue
Confortablement installé au bar qui bordait l'immense plage qui
s'étirait sous ses yeux, Guy Bagaton ne put s'empêcher de rire de la
blague que venait de lui raconter le barman. Puis il redressa son
impressionnante carrure et darda son regard doré sur le sable
blanc...
A cet instant, une femme émergea de l'ombre des palmiers et
avança vers le bar d'une démarche nonchalante ; le soleil qui,
derrière elle, inondait de lumière le Pacifique, prêtait, dans le
contre-jour, des éclats bleutés à sa chevelure dejáis. Camouflé par
le muret en bambou du bar, Guy eut tout le loisir d'admirer ses
épaules délicates, mises en valeur par son sarong rouge, noué au-
dessus de sa poitrine. Une tenue locale qui, sur cette merveilleuse
créature, semblait le summum de la sophistication. Aux pieds, elle
portait des sandales à talon qui renforçait le galbe de ses jambes
interminables.
Curieux ! Il aurait parié qu'elle n'était pas venue sous les tropiques
pour s'allonger sur le sable fin et se faire dorer au soleil. En dépit de
son sari et de son déhanché sensuel, elle paraissait très déterminée.
Mu par un intérêt primaire, Guy demanda au barman d'un ton mi-
détaché, mi-condescendant :
— Qui est-ce ?
Celui-ci leva un regard vague vers la plage et répondit :
— Mlle Lauren Porter. Elle est arrivée par le vol en provenance
d'Atu, il y a quelques heures. Elle compte rester deux jours.
— Je vois, commenta Guy, laconique.
Une heure plus tôt, le directeur de l'hôtel lui avait téléphoné, aux
abois, parce qu'une cliente fraîchement arrivée d'Atu avait la ferme
intention de se rendre dans un village reculé, au cœur de la
montagne. Lauren Porter, c'était donc elle ! Lors de sa conversation
avec le directeur, ce nom avait réveillé un vague souvenir en lui... Et,
à force de concentration, il remonta le fil du temps et se remémora
une discussion qu'il avait eue, quelques mois plus tôt, avec l'une de
ses cousines, une vieille comtesse bavaroise versée dans le
commérage et qui adorait donner des réceptions.
— J'ai vu que tu discutais avec Marc Corbett et sa charmante
femme, lui avait-elle dit de sa voix sirupeuse. Je me demande si
Paige sait qu'il entretient une liaison avec une Anglaise.
— Lui, tromper sa femme ? Cela m'étonnerait, avait sèchement
répondu Guy.
Paige Corbett semblait très éprise de son mari, un businessman qui
avait une réputation d'honnête homme. Il aurait été bien injuste qu'il
la trompe.
— Pourtant, peu de gens en doutent, avait repris la comtesse. Marc
et son Anglaise sont très discrets ! On ne les voit jamais ensemble.
Néanmoins, on ne peut empêcher les langues de se délier... Il
s'agirait d'une certaine Lauren Porter, une créature de rêve, à ce
qu'on raconte. Elle travaille d'ailleurs pour lui et tout le monde lui
reconnaît une grande intelligence. Cela fait des années qu'ils sont
proches.
Guy s'était contenté de hausser les épaules et sa cousine avait
poursuivi :
— Je te sens presque hostile à Marc Corbett. Bravo, Guy ! Enfant,
déjà, tu avais le sens de l'honneur, ce qui est fort appréciable et rare
chez un homme.
A ces mots, Guy lui avait adressé un sourire cynique, mais la vérité
était que Marc Corbett avait effectivement perdu de son estime.
Aujourd'hui, plissant les yeux à cause du soleil aveuglant des
tropiques, il regardait la fameuse Lauren Porter se diriger vers le
bar. Le directeur de l'hôtel lui avait indiqué que la réservation avait
été établie par la société Corbett. Il s'agissait donc bel et bien de la
même femme.
Que diable faisait-elle ici ?
Lorsqu'elle arriva à sa hauteur, Guy cligna des paupières, comme
fasciné. Une « ensorceleuse », tel fut le mot qui lui vint à l'esprit !
Pas étonnant qu'elle tienne Marc Corbett sous son emprise ! Une
peau lisse comme de la soie, d'immenses yeux gris, qui scintillaient
étrangement, telles des pierres de cristal, une bouche si sensuelle
qu'elle enflammait instantanément l'imaginaire masculin — le tout
allié à un corps .qui donnait tout son sens au mot volupté.
Indubitablement, Lauren Porter représentait la maîtresse idéale pour
un riche homme d'affaires.
Pourquoi tenait-elle à visiter un village perdu dans la montagne ?
C'était sans doute lié à son travail et par conséquent à Marc
Corbett, dont la multinationale avait des ramifications dans le monde
entier.
Ignorant le tambour du désir qui résonnait en lui, Guy fronça les
sourcils. La belle apparition venait de contourner le bar pour se
diriger vers l'accueil... Il devait absolument s'entretenir avec elle
pour savoir ce qu'elle mijotait.
Allons, la dissuader de se rendre dans les montagnes serait un jeu
d'enfants, pensa-t-il, non sans dérision. Les femmes qui
ressemblaient à des gravures de mode s'effrayaient facilement. Il
suffirait de mentionner les impressionnants scarabées des montagnes
et de faire une allusion bien sentie aux innombrables sangsues. Nul
doute qu'elle renoncerait définitivement à son projet.
Il se sentait rasséréné par ses résolutions et cependant... Sans qu'il
comprenne pourquoi, son instinct lui disait que cette femme était
synonyme de danger. Et à maintes reprises, Guy avait eu raison de
se fier à son instinct !
— Donc, tu n'as entendu aucune rumeur concernant des
mouvements de rébellion ? reprit-il à l'adresse du barman.
— Bah, on ne peut empêcher les gens de bavarder... Surtout ici, à
Santa Rosa.
Le jeune homme cessa soudain d'essuyer les verres qu'il venait
soigneusement de laver et, jetant un regard inquiet alentour, il ajouta
:
— Depuis le retour de John Frumm avec sa cargaison d'alcool, de
cigarettes et de nourriture, les gens sont inquiets. Ils craignent que la
guerre ne reprenne.
— C'est bien ce qui me semblait. Alors ouvre les yeux et les
oreilles, d'accord ? En attendant, je vais faire connaissance avec
Mlle Porter.
Là-dessus, Guy se dirigea vers la réception. Il comptait détourner
rapidement la jeune Anglaise de son projet, puis interroger la
réceptionniste. Elle venait d'un village frontalier à la République qui
jouxtait Santa Rosa, l'île étant désormais divisée en deux Etats.
Aussi pourrait-elle confirmer ou infirmer ses craintes, qui faisaient
courir dans son dos des frissons glacés.
Glaciale, Lauren Porter l'était en ce moment. Visiblement, ce que lui
disait la réceptionniste la contrariait. D'ailleurs, elle était si
concentrée sur sa conversation qu'elle n'avait même pas entendu
Guy arriver. Ce qui, encore une fois, lui permit de l'admirer...
Soudain, un conte que lui lisait sa nourrice autrefois lui revint à la
mémoire : « Des cheveux noirs comme l'ébène, une peau blanche
comme neige, une bouche semblable à un bouton de rose... »
Oui, une bouche véritablement incendiaire, pensa-t-il. Et une
silhouette à se damner. Des hanches bien dessinées que moulait
divinement le sarong rouge, et une poitrine haute et ferme ! Tout le
corps de Guy était en alerte...
Il était grand temps de parler à cette jeune déesse des scarabées et
des sangsues, pensa-t-il alors non sans ironie.
1.
— Voulez-vous dire qu'il est impossible de se rendre dans ce
village ? demanda Lauren en fronçant les sourcils.
La réceptionniste hésita, puis répondit avec prudence :
— Non, ce n'est pas impossible, mais difficile.
— Pourquoi ?
— La route est dangereuse, madame, répondit la réceptionniste en
détournant pudiquement les yeux.
Santa Rosa n'était sûrement pas réputée pour son réseau routier,
pensa Lauren. Le minibus qui l'avait conduite de l'aéroport à l'hôtel
lui en avait donné un aperçu peu flatteur. Ballottée d'ornière en
ornière durant tout le temps du trajet, elle s'était félicitée de n'avoir
pris qu'un frugal petit déjeuner !
Naturellement, la perspective de prendre un chemin encore plus
cahoteux ne le remplissait pas de joie... Hélas, elle avait promis à
Paige de visiter sa dernière fondation caritative pour en vérifier le
bon fonctionnement. Depuis son bureau de Londres, tout avait paru
simple. A l'occasion de son voyage en Nouvelle-Zélande, ne lui
suffisait-il pas de faire un crochet par Santa Rosa, l'île tropicale
perdue dans le Pacifique qui abritait l'usine parrainée par les
Corbett ?
Or, sur place, tout était devenu terriblement compliqué !
Le vol pour Singapour avait été retardé, si bien qu'elle avait manqué
sa correspondance. Résultat : elle était arrivée à Atu, la capitale de
Santa Rosa, après minuit et avait dû attendre jusqu'au petit matin
pour embarquer à bord de l'avion en partance pour South Coast.
Elle n'avait dormi que quelques heures et souffrait d'une affreuse
migraine. Sans parler de ses yeux qui la brûlaient. Et voilà qu'après
tous ses déboires, elle se heurtait à une fin de non-recevoir ! Allons,
elle devait négocier, décida-t-elle en repoussant une mèche rebelle
derrière son oreille.
— Et les transports en commun ? suggéra-t-elle.
— Je vous les déconseille fortement, madame.
— Pourquoi ? Je peux parfaitement prendre le bus.
— Non, je vous assure, ce genre de transport ne vous conviendrait
pas. Et puis... le village est particulièrement isolé.
Isolé ? Il ne devait pas l'être tant que cela puisqu'on y avait ouvert
une usine destinée à l'export ! Agacée, Lauren reprit :
— Dans ce cas, me serait-il possible de louer une voiture ? Elle
entendit alors dans son dos une voix masculine lui
assener :
— Non, il n'y a pas de location de voitures à South Coast. A ces
mots, Lauren se raidit. Ce timbre profond, aux accents
ironiques, dénotait une grande assurance. Lentement, elle se
retourna...
Elle se figea devant le regard brûlant de deux prunelles couleur
topaze, serties de cils noirs. D'instinct, son estomac se contracta.
— Pas de location de voitures ? répéta-t-elle machinalement.
— Lady, le loueur le plus proche se trouve dans la capitale, elle-
même située, comme vous le savez, à une heure d'avion d'ici.
Dans sa bouche, le mot « lady » s'était teinté d'une troublante
connotation sexuelle et avait glissé sur sa peau comme le souffle
chaud d'un amant...
« On se ressaisit ! » s'ordonna-t-elle.
Faisant appel à toute sa dignité, Lauren demanda :
— Dans ces conditions, comment me rendre à... dans ce village ?
Elle n'avait pas réussi à mémoriser le nom compliqué du hameau
que Paige avait griffonné pour elle sur un bout de papier.
— Je crains que vous ne deviez renoncer. La plupart des routes
sont inondées suite aux pluies diluviennes qui se sont abattues sur la
région.
— Je suis certaine que les services de voieries sont intervenus.
A ces mots, Guy haussa un sourcil moqueur.
— Peut-être ne l'avez-vous pas encore remarqué, mais les gens
d'ici se déplacent à pied. Santa Rosa n'a pas d'infrastructure pour
les touristes ; cet Etat se remet tout juste de la guerre civile.
Sans répondre, Lauren le jaugea attentivement.
Ne lui avait-on jamais signalé qu'une barbe, même savamment
négligée, donnait un air peu soigné ? Quant à ses cheveux, ils
auraient mérité une bonne coupe...
Soudain, elle se ravisa. Non, les poils qui ombraient ses joues
n'étaient pas un effet de mode : si cet homme ne se rasait pas, c'était
parce qu'il se moquait éperdument de ce que les gens pouvaient
bien penser de lui. Sa mâchoire carrée la fit soudain frissonner, puis
les yeux de Lauren se rivèrent sur sa bouche, à la fois sensuelle et
ferme. A son image ? s'interrogea-t-elle, un pincement au cœur.
Soudain, une vague impression titilla sa mémoire. Ne l'avait-elle pas
déjà rencontré ? Allons, c'était ridicule ! Cet aventurier aux airs de
flibustier exilé sur une île perdue au cœur du Pacifique était aussi
éloigné de son monde qu'un Martien.
— Et par avion ? avança-t-elle. Puisque, selon Mlle Musi, je ne
survivrai pas à un voyage en bus...
Elle avait prononcé ses ultimes propos avec ironie, mais il demeura
insensible à son sens de l'humour et confirma gravement :
— Mlle Musi a raison.
— Pourquoi ?
— Avez-vous réellement envie d'être bringuebalée pendant des
heures dans un bus bondé et sans toit, sous un soleil ardent ?
— S'il le faut, oui !
— Sans compter d'éventuels scarabées qui voyagent
clandestinement. Ainsi que...
— Je peux m'adapter à la faune locale, affirma-t-elle vivement pour
abréger ses descriptions.
— Si vous êtes si déterminée que cela, allez-y à pied. Mais je vous
conseille de ne pas oublier votre écran total.
Qui était cet homme si sarcastique et si imbu de lui-même ? Et
pourquoi fallait-il qu'il soit doté d'un tel sex-appeal ? C'en était
agaçant ! conclut Lauren, consciente du trouble qui s'était emparé
de tout son être.
Soudain, un sourire lascif et amusé éclaira le visage de son
tourmenteur. Lauren se raidit : pourquoi avait-elle donc choisi cette
tenue qui dévoilait si largement ses épaules ? Sans doute parce
qu'elle en adorait la couleur et qu'elle ne comptait pas tomber sur
un... ce genre de... Ah, assez !
— Combien de temps me faudra-t-il pour arriver là-bas ?
— Cela dépend de votre vitesse de marche. Je vous conseille
d'éviter les trop longues haltes à cause des sangsues. A propos,
savez-vous comment on retire ce parasite lorsqu'il s'est incrusté
dans la peau ?
— M. Guy plaisante, intervint la réceptionniste, gênée. Le village est
bien trop loin pour s'y rendre à pied. Cela prendrait au moins deux
jours de marche.
M. Guy... Au moins, elle connaissait son nom — ou son prénom !
— Votre agence de voyage aurait dû vous mettre en garde contre
la contrée non civilisée où vous projetiez de vous rendre, observa «
M. Guy » avec une ironie consumée. D'ailleurs, vous auriez pu
deviner que Santa Rosa n'était pas précisément une destination
touristique.
— Afin de rester courtoise, je choisis d'ignorer votre remarque
désobligeante, décréta Lauren en rongeant son frein.
Subitement, la réceptionniste s'énerva contre M. Guy dans sa
langue — une langue qu'il paraissait maîtriser parfaitement.
Durant cet échange, Lauren laissa courir son regard sur le T-shirt
vert clair qui moulait ses épaules impressionnantes, puis sur le
pantalon de toile claire enserrant ses cuisses musclées. Nul doute
que cet aventurier possédait une autorité naturelle : en outre, il se
dégageait de lui une arrogance, une fierté qui l'enveloppaient comme
une aura. Sans compter sa remarquable aptitude à s'immerger dans
un monde étranger et à le faire sien.
En d'autres termes, il était l'homme de la situation, celui qui pouvait
l'escorter jusqu'au village sacré ! Encore fallait-il qu'elle soit en
mesure de lutter contre ses instincts... qui lui dictaient de prendre
ses jambes à son cou et de fuir cet homme !
A cet instant, comme s'il lisait dans ses pensées, M. Guy lui jeta un
regard éloquent... Lauren fit alors appel à tout son sang-froid pour
apaiser le feu qui embrasait ses sens, aussi brûlant et impitoyable
que la chaleur tropicale. « Pas mon type ! » pensa-t-elle, agacée.
Elle préférait fréquenter des hommes sociables...
Oh, oh, quel genre de questions était-il donc en train de poser à la
réceptionniste ? Cette dernière paraissait de plus en plus troublée et
hésitante face à ce... ce gladiateur qui fronçait à présent les sourcils,
manifestement résolu à obtenir des réponses.
Bien qu'elle ne comprenne pas un traître mot de leur conversation,
Lauren eut soudain l'impression d'être une intruse. Aussi s'éloigna-t-
elle de quelques pas pour observer distraitement un présentoir de
cartes postales qui offraient une image idyllique de l'île. Au-dessus
de sa tête, le ventilateur brassait de l'air chaud. Si cet endroit
manquait de confort moderne, la beauté extraordinaire des
paysages compensait largement ces désavantages. Et tout paraissait
si paisible. Paisible ? M. Guy n'avait-il pas évoqué une guerre civile
? Un frisson la parcourut. Elle regretta de ne pas avoir enfilé de
surchemise sur son sarong.
— Pourquoi tenez-vous à vous rendre dans ce village ? lui demanda
Guy, qui en avait visiblement terminé avec la réceptionniste. Cet
endroit est dépourvu de tout confort pour les touristes. Là-bas, on
se lave dans le fleuve et puis il n'y a absolument rien à visiter.
Tiens, n'avait-il pas un léger accent ? Ou était-ce l'effet de son
imagination ? Ah, la barbe ! Elle devait cesser de se focaliser sur lui.
— Je sais, fit-elle, un rien exaspérée. Je n'ai pas l'intention de
séjourner là-bas. Je veux juste y passer l'après-midi. C'est la raison
de mon séjour à Santa Rosa.
— Vous n'avez toujours pas répondu à ma question.
— Cela ne vous regarde pas, répliqua Lauren.
— Comme vous voudrez. D'ailleurs, quelles que soient vos raisons,
elles ne me convaincront pas, décréta-t-il avant d'ajouter : Si vous
acceptez de prendre un verre avec moi, je vous expliquerai
pourquoi.
Un verre avec lui ? Etait-ce un stratagème de séducteur ou allait-il
réellement l'impressionner par sa connaissance de l'île ? Elle jeta un
coup d'œil désespéré à la réceptionniste qui l'encouragea d'un
hochement de tête à accepter l'invitation, non sans préciser :
— M. Guy peut vous aider.
— Dans ces conditions, j'accepte de prendre un verre avec vous,
concéda Lauren.
Encore une fois, elle regretta de ne pas porter une tenue plus
décente que ce maudit sarong. Et déplora son absence totale de
maquillage. Un peu de fard lui aurait permis de mieux supporter le
regard perçant de ce troublant inconnu.
Il marchait à son côté avec une grâce féline d'où sourdait une vague
menace, constata-t-elle tandis qu'ils se dirigeaient vers le bar, à
l'extérieur. Et il la dépassait d'une bonne tête alors qu'en général,
elle pouvait rivaliser par la taille avec la plupart des hommes.
Guy tout court ou M. Guy ? se demanda-t-elle de nouveau. Elle ne
l'interrogerait pas sur son identité, et ne déclinerait pas davantage la
sienne. S'il n'était pas capable de faire preuve de la politesse
élémentaire qui consistait à se présenter, qu'il ne compte pas sur elle
pour manifester de la bonne volonté.
Comme s'il se sentait observé, Guy lui décocha un coup d'œil en
biais... Une décharge électrique la traversa subitement. Le cœur de
Lauren se mit à battre brusquement la chamade.
Qui était cet homme, à la fin ? Et surtout, que recherchait-il ? Une
liaison éclair ? Ou bien désirait-il qu'une riche touriste le soustraie à
la fournaise tropicale ? Non, cette dernière hypothèse était
définitivement exclue. Ce Spartacus tenait indubitablement
davantage du pirate que du gigolo.
— Habitez-vous ici ? demanda Lauren, une fois assise dans un
fauteuil en osier, à l'ombre d'un parasol.
— Par intermittence, répondit-il de façon évasive. Cette station est
vraisemblablement l'endroit le plus calme de l'île. Et on y jouit d'une
vue imprenable sur le lagon.
Puis, faisant un signe de la main au serveur, il ajouta :
— Que voulez-vous boire ?
— Un cocktail de papaye et de jus d'ananas.
Pour sa part, il commanda une bière. Un petit lézard traversa alors
rapidement leur table. Un sourire aux lèvres, Lauren suivit sa course
jusqu'à ce qu'il disparaisse. Quand elle releva la tête, Guy dardait
sur elle ses prunelles ambrées si particulières.
— N'avez-vous pas peur des geckos ?
Non, pensa-t-elle, il n'était pas anglais. Une intonation bien
particulière venait de le trahir, même si sa maîtrise de la langue était
par ailleurs irréprochable.
— Pas des petits comme celui-ci. En revanche, les grands
m'impressionnent davantage à cause de la lueur de prédateur qui
brille dans leurs yeux.
A ces mots, il éclata de rire, un rire velouté qui la fit doucement
frissonner.
— En général, petits ou grands, ils effraient les femmes.
— Les hommes aussi, j'en suis sûre, renchérit-elle.
Subitement, leurs regards se rivèrent. Quel effet cela pouvait-il donc
faire d'embrasser un homme si sexy, si... si mâle ? se demanda-t-
elle, troublée.
Guy se cala contre son fauteuil, visiblement détendu, le regard
toujours rivé sur Lauren. Un regard qui l'emprisonnait dans ses rets
d'or.
— Dites-moi tout, commença-t-il d'un ton envoûtant. Pourquoi
voulez-vous vous rendre dans l'un des villages les plus sauvages de
la région ?
— Sauvages, c'est-à-dire dangereux ?
— C'est-à-dire sans commodité. En outre, il est vrai qu'il se situe à
la zone frontalière entre Santa Rosa et la République. Or, à la
frontière, des tensions persistent toujours.
— Je croyais qu'un traité de paix avait été signé.
— Un nouveau prêtre charismatique essaie d'enflammer les esprits
en prêchant un renouveau religieux et une croyance mélanésienne
liée au cargo cuit. Le cargo cuit est...
— Je sais ce que c'est. Ceux qui adhèrent à ce système de pensée
attendent le salut sous la forme d'un cargo censé leur apporter tous
les bienfaits de la société occidentale. J'ignorais que les partisans de
cette doctrine pouvaient être violents.
— Jusqu'à présent, ils ne l'étaient pas, mais il semblerait qu'on leur
ait livré des armes.
Naturellement, rien n'avait été confirmé. D'ailleurs, Guy n'accordait
pas une grande crédibilité à ses rumeurs. Ici, les indigènes maniaient
suffisamment bien la machette pour ne pas recourir à des armes plus
élaborées.
Soudain, il fronça les sourcils : Lauren Porter n'avait décidément
rien à faire ici ! En outre, pourquoi était-elle si évasive sur les
raisons de son voyage ? Que venait faire une femme aussi raffinée
dans cette minuscule station balnéaire à la vie mondaine inexistante
?
— Il semblerait... ? Il ne s'agit donc que de rumeurs...
— Les rumeurs font des ravages à Santa Rosa. On ne se remet pas
aisément de dix ans de guerre civile. En dépit du traité de paix avec
la République, les gens d'ici restent méfiants.
Il fit une pause avant de reprendre :
— La réceptionniste vient précisément du village où vous voulez
vous rendre et elle m'a appris que le prêtre avait disparu.
— Est-ce grave ?
— Je l'ignore...
Incapable de supporter davantage ses grands yeux couleur cristal,
Guy laissa errer son regard vers la plage. Des enfants se jetaient
dans le lagon en riant, sous le regard impassible de leurs parents...
Pourquoi ne se levait-il pas pour ordonner à cette famille bien
insouciante de déguerpir face au danger imminent ? Et qu'attendait-il
lui-même pour prendre la fuite avec l'ensorceleuse assise en face de
lui ?
Non, il n'osait pas suivre son instinct car, en cas de fausse alerte, il
aurait signé l'arrêt de mort de la station balnéaire. La prudence
s'imposait, la réflexion aussi. En aucun cas il ne fallait céder à ses
pulsions. Machinalement, il reporta son regard sur Lauren Porter...
Tout comme lui, elle observait les enfants qui s'éclaboussaient
joyeusement. Son beau visage s'éclaira alors d'un sourire lumineux
tandis qu'un désir fulgurant cinglait les reins de Guy.
— Pensez-vous que les partisans du prêtre pourraient devenir
violents en l'absence de la cargaison censée leur apporter les
bienfaits de la civilisation occidentale ? demanda-t-elle.
— Je l'ignore. Ils savent pourtant bien que la violence ne mène à
rien.
Il n'ajouta pas qu'hélas, ils étaient également désespérés et que, le
désespoir menant à toutes les folies, il pouvait notamment les
conduire à la merci de manipulateurs susceptibles de les encourager
au pillage pour compenser l'absence du fameux cargo. Or, la station
balnéaire constituait un fameux butin.
Naturellement, tout cela n'était que des suppositions...
— Et s'ils décidaient de prendre la richesse là où elle se trouve ?
suggéra Lauren, pleine de bon sens.
— C'est invraisemblable, et puis la police suit la situation de près.
En cas de danger, la station serait évacuée.
A cet instant, le barman apporta les boissons et ils se turent. Portant
son verre à sa bouche, Guy observa son interlocutrice à la dérobée.
Ce sarong rouge sublimait sa distinction naturelle. Ajoutez à cela sa
chevelure noire et soyeuse, ses yeux d'un gris translucide... et les
ennuis n'allaient pas tarder !
— Bref, trancha-t-il subitement, il ne serait pas prudent de se
rendre dans la montagne par les temps qui courent.
— Et vous, vous y rendriez-vous ?
— Si je le devais absolument...
— Ce qui veut dire que vous accepteriez de m'y conduire !
— Ne comptez pas là-dessus !
— Je vous paierai.
— Lady, commença-t-il d'un ton furieux, je n'irai pas là-bas et vous
non plus. Si vous voulez voir comment vivent les indigènes, allez
dans un endroit plus calme.
Son ton était cinglant. Lauren sentit le rouge lui monter aux joues.
Rongeant son frein, elle se mordit la lèvre inférieure... tandis que
Guy résistait à l'envie de lui saisir le menton et de bâillonner sa
bouche affolante.
Et quand elle se mit à siroter son cocktail, les choses empirèrent.
Comment parvenait-elle à prêter tant d'érotisme à un geste si banal
?
« Assez ! » s'ordonna-t-il.
Lorsque Lauren reposa son verre, elle darda sur lui un regard aussi
transperçant que déterminé et décréta :
— Je tiens à me rendre dans ce village, car une personne qui m'est
chère parraine une usine de fabrication d'huile d'amande.
Initialement, je devais me rendre en Nouvelle-Zélande, en
vacances, et comme Santa Rosa se trouve dans la région, je lui ai
promis de faire le détour.
Naturellement, la « personne chère à son cœur », c'était Marc
Corbett ! conclut hâtivement Guy.
— Vous n'aurez qu'à dire à votre ami que je vous ai interdit de vous
rendre au village, décréta-t-il tranquillement.
Comme il l’escomptait, sa provocation fit mouche. Le sourire de la
charmante Lauren se figea brutalement. Cependant, elle ne détourna
pas les yeux mais, le regard toujours rivé sur lui, porta de nouveau
son verre à ses lèvres, sa gestuelle étant cette fois savamment
étudiée pour le séduire.
Devant son petit numéro de charme, le pouls de Guy s'accéléra
malgré lui...
— Voilà qui est discutable, déclara-t-elle après quelques gorgées.
Qu'est-ce qui vous fait croire que vous avez de l'autorité sur moi ?
— Je vous en empêcherai par tous les moyens, annonça Guy.
Quitte à vous menotter pour vous faire monter dans l'avion ! Il est
très dangereux d'aller dans la montagne. Naturellement, en payant le
prix fort, vous trouverez toujours un chauffeur, mais sachez que
vous mettrez également sa vie en danger.
Lauren le scruta longuement, puis finit par déclarer :
— Vous avez vraiment l'air sérieux. Dans ces conditions, je renonce
à me rendre là-bas.
Elle, renoncer ? Il ne savait s'il devait la croire.
— Donnez-moi votre parole !
— Allons ! Me pensez-vous assez égoïste pour mettre en péril la
vie d'autrui ? s'indigna-t-elle. Mon amie comprendra. Je me
contenterai d'un contact téléphonique avec le responsable de l'usine.
— Voilà qui est fort raisonnable. Je pourrai le joindre sur mon
portable. Mais pour cela, nous devrons nous rendre à mon bureau
où je l'ai malencontreusement oublié.
A ces mots, Lauren le gratifia d'un regard froid et répondit :
— Merci, j'appellerai de l'hôtel.
— Je crains que ce ne soit impossible. Durant la guerre civile, le
réseau téléphonique câblé a été détruit. Chaque chef de village
possède désormais un portable.
Lauren soupira et répondit d'un air songeur :
— Cette île ressemble pourtant à un paradis...
— Il y a toujours un serpent qui sommeille au paradis... Et en
général, ce qu'il veut, c'est l'argent et le pouvoir.
— Pensez-vous que ce soit à cause de sa riche mine de cuivre que
Santa Rosa éveille la convoitise de la République ?
— Oh, je constate que l'on s'est documenté...
— On se documente toujours, rétorqua-t-elle.
— Hélas, la connaissance encyclopédique ne suffit pas, ainsi que
vous pouvez le constater.
— C'est tout de même curieux que ce prêtre entre en jeu juste
après la signature du traité sous l'égide de l'ONU, poursuivit Lauren
sans prêter attention à sa provocation. N'est-il pas diligente par la
République qui cherche à créer de nouveaux troubles à Santa Rosa
afin de diviser pour mieux régner ?
— C'est une vue réaliste, bien que cynique.
— La guerre est-elle donc probable ?
— Non ! fit-il d'un ton bourru avant d'ajouter : Venez, je vous
emmène en ville.
— Pardon ?
— Là où se trouve mon bureau... et mon portable. Comme Lauren
ne répondait pas, il enchaîna :
— Vous êtes en parfaite sécurité avec moi. En général, j'inspire
plutôt la confiance.
La confiance ? Hum, hum... Avec son taux de testostérone qui
devait caracoler dans le rouge, était-il digne de la sienne ? Lauren
jugea prudent d'informer discrètement la réceptionniste de son
départ en ville avec lui, sous prétexte d'aller aux toilettes.
Cela fait, elle lui emboîta le pas. Zut, pensa-t-elle subitement, elle
avait oublié son passeport dans le coffre de l'hôtel. Bah, peu
importe ! Dans une heure tout au plus, ne serait-elle pas de retour ?
2.
Nul doute que le véhicule de Guy aurait pu aller sur Mars. C'était
une vieille Land Rover dénuée de tout confort, mais indubitablement
un tout-terrain.
— Il ne lui manque que des impacts de balle, observa Lauren, d'un
air amusé.
— J'ai pris soin de les faire disparaître, répondit-il, pince-sans-rire,
en lui ouvrant la portière côté passager.
Elle grimpa à l'intérieur et ne s'étonna nullement d'entendre la Land
Rover démarrer au quart de tour : son propriétaire devait entretenir
jalousement son moteur.
De toute évidence, son chauffeur était connu sur l'île, puisque la
plupart des personnes qu'ils croisaient le saluaient gentiment, lui
adressant un large sourire lorsqu'il leur klaxonnait en retour.
Lauren se retourna pour suivre du regard deux petits garçons qui
marchaient, main dans la main, au bord de la route.
— Sont-ils nés avec une machette sur les épaules ? s'étonna-t-elle.
Ils sont bien trop jeunes pour transporter des objets aussi
dangereux.
— Ici, la machette, c'est le couteau de la brousse. On apprend aux
enfants l'art de la manier dès qu'ils savent marcher.
Agacée par son ton condescendant, Lauren décida de se
concentrer sur la végétation alentour — une véritable jungle — et
les montagnes majestueuses qui s'élevaient devant eux. Leur
sommet se voilait progressivement d'un halo violet, signe que le jour
déclinerait bientôt. La nuit tombait de bonne heure dans la région.
Ils atteignirent assez rapidement la ville... et ses rues désertes, qui
créaient une atmosphère sinistre.
— C'est l'heure du dîner, déclara Guy de façon laconique. Il se gara
devant une rangée d'échoppes — les seules de la ville ? — et
ajouta, non sans lui jeter un regard ironique :
— Les femmes préparent le repas tandis que les hommes se
détendent autour d'un verre.
Refusant de répondre à la provocation, Lauren descendit de la
Land Rover.
— Mon bureau est au premier étage, poursuivit Guy en désignant
un escalier faiblement éclairé.
La façon dont il scrutait la rue n'échappa pas à Lauren. De toute
évidence, c'était un homme qui était continuellement sur ses gardes.
D'où cette vigilance permanente sous ses airs assurés.
Son bureau était une vaste pièce sans grande originalité, qui
présentait néanmoins l'avantage d'être propre et en ordre. Des
placards métalliques semblaient renfermer des secrets d'Etat.
Comme s'il devinait ses pensées, Guy déclara :
— Sous les tropiques, il est préférable de ranger soigneusement
tous documents pour les mettre à l'abri des insectes et de la
vermine.
Encore une fois, elle ne releva pas l'allusion. Si cela l'amusait, après
tout...
Il ne fut pas aisé d'établir la communication avec le chef du village.
Au bout de dix minutes, sa voix retentit enfin au bout du fil. Et
Lauren de se concentrer intensément pour comprendre son terrible
accent en anglais ! Apparemment, l'usine tournait correctement.
Avec une fierté non dissimulée, le chef lui décrivit le processus
d'extraction de l'huile, puis lui indiqua la quantité destinée à la
fabrication de savon et divers cosmétiques, en Nouvelle-Zélande. Il
l'informa également que le village avait entrepris la construction
d'une école et qu'un instituteur avait déjà été nommé à ce poste.
— Je ferai un rapport circonstancié à qui de droit, lui promit
Lauren. Je suis navrée de ne pas pouvoir me rendre au village, mais
on me l'a vivement déconseillé.
— Et on a eu raison, madame ! confirma le chef de village. La
région est infestée de vauriens. Cependant, je compte sur vous
l'année prochaine, quand le calme sera revenu.
— Si cela m'est possible, je n'y manquerai pas, répondit-elle.
Guy déclara alors qu'il désirait parler au chef du village. Lauren lui
tendit le portable et se dirigea, par souci de discrétion, vers la
fenêtre. Seuls deux chiens errants animaient la rue, tandis que le
reste de la ville se fondait déjà dans l'obscurité. Ici, le crépuscule
était profond et velouté, pensa-t-elle alors. Il faisait de l'île tropicale
un lieu presque magique.
Songeuse, Lauren jeta un coup d'œil à Guy... Il se dégageait de lui
une force aussi bien physique que morale, conclut-elle.
Bientôt, il éteignit son portable et déclara dans un anglais que
trahissait un très léger accent :
— D'après le chef du village, tout est rentré dans l'ordre.
— Ce qui veut dire que l'on peut de nouveau respirer, répondit-elle
d'un ton jovial.
Elle ne s'était pas rendu compte, jusque-là, à quel point elle était
tendue !
— Pour ma part, je n'avais pas cessé de respirer, répondit-il avec
un vague sourire dédaigneux.
Serrant les dents, Lauren se dirigea vers la porte qu'il venait d'ouvrir
et décida une fois de plus d'ignorer sa désagréable réflexion.
N'était-il pas préférable d'éviter tout conflit si elle tenait à ce qu'il la
reconduise à l'hôtel ? Pour détendre l'atmosphère, elle déclara :
— Merci pour cette conversation téléphonique. Je suis heureuse de
pouvoir rapporter à mon amie que la fabrique d'huile fonctionne
bien. Même si, naturellement, j'aurais préféré me rendre sur place.
Verrouillant soigneusement la porte de son bureau, Guy répondit
d'un ton sec :
— Ils ont suffisamment de soucis là-bas sans devoir se préoccuper
de la sécurité d'une touriste. Et à présent, quels sont vos projets ?
Lauren hésita à répondre, tout en fixant l'unique ampoule qui
éclairait la cage d'escalier : la tentation de passer quelques jours à la
station balnéaire était grande. Mais était-ce bien raisonnable ?
Assurément, non ! Aussi déclara-t-elle :
— Je partirai pour la Nouvelle-Zélande dès que possible. Demain,
si je trouve une place dans l'avion.
— Il n'y a que deux vols par jour. Sans compter le vol
bihebdomadaire pour Valanu.
— Valanu ? Où est-ce ? Je n'en ai jamais entendu parler.
— C'est un minuscule archipel au sud de Santa Rosa, qui constitue
un Etat microscopique dans le Pacifique.
— En d'autres termes, le bout du monde...
— Ou le paradis sur terre, ça dépend du point de vue. En tout état
de cause, un endroit en dehors des sentiers battus, concéda-t-il,
avec une ironie déconcertante.
Il la jaugea d'un œil perçant, insondable, avant d'ajouter dans un
sourire énigmatique :
— Et d'une beauté à couper le souffle...
Sous son regard insistant, elle se sentit subitement rougir. Allons,
elle devait penser à ses projets, bien concrets, eux, et non fantasmer
sur une éventuelle escapade à Valanu avec lui ! Son demi-frère,
Marc, l'attendait en Nouvelle-Zélande, et ne mourait-elle pas
d'envie de découvrir l'endroit paisible et magnifique où il avait
acquis sa résidence secondaire ?
Le décalage horaire l'avait un peu perturbée, voilà tout, d'où ces
idées extravagantes qui naissaient malgré elle dans son cerveau.
Une bonne nuit de sommeil et elle redeviendrait elle-même.
Soudain, Guy sortit son portable et déclara en composant un
numéro :
— Je vous réserve une place sur le premier vol disponible pour
Atu. Le dernier avion vient de décoller, mais je présume qu'il y a
encore quelqu'un à l'aérodrome.
— Merci, répondit-elle du bout des lèvres.
Etait-il donc si pressé de la voir partir ? Et pourquoi cela la
contrariait-il donc ?
Il y avait effectivement encore une personne à l'aérodrome, un
certain Josef, avec qui il s'entretint dans la langue locale. Une fois la
conversation terminée, il déclara sur un ton satisfait :
— Je vous ai réservé une place pour le vol de l'après-midi.
— C'est très aimable à vous..., répondit-elle dans un murmure, et
avec un sourire forcé.
— Tout le plaisir est pour moi, fit-il en lui adressant à son tour un
sourire bien appuyé. Eh bien, il est l'heure de dîner, me semble-t-il !
Et comme l'unique restaurant de la ville vient de fermer, nous
n'avons qu'une alternative : soit prendre notre repas à l'hôtel de la
station, soit dîner chez moi.
— A l'hôtel ! trancha Lauren sans hésitation.
Elle croisa alors son regard et comprit, à son air moqueur, qu'il
venait de s'amuser à ses dépens en l'invitant chez lui. Oh, et puis
peu importe ! De toute façon, elle partait le lendemain, aussi
pouvait-elle accepter de dîner, dans un cadre sécurisé, avec
l'homme le plus intrigant qu'elle ait rencontré depuis longtemps. Le
plus exaspérant, aussi, parce que dominateur, mais aussi assurément
très séducteur...
Idiote ! se morigéna-t-elle. Ils n'avaient absolument rien en commun
et lorsqu'elle serait de retour en Angleterre, elle se demanderait
sûrement ce qui, chez lui, l'avait attirée, mais pour une nuit, euh...
une soirée, se corrigea-t-elle vivement, elle consentait à explorer un
terrain inconnu et sauvage en sa compagnie. Toute femme ne
devait-elle pas au moins une fois dans sa vie dîner avec un
aventurier ? Néanmoins, pour qu'il ne se méprenne pas sur ses
intentions, elle précisa :
— Je vous préviens, je ne veillerai pas tard. Je n'ai dormi que deux
heures durant les dernières vingt-quatre heures.
— Je vous raccompagnerai à la porte de votre chambre dans les
deux secondes suivant votre premier bâillement, promit-il non sans
malice. Attention où vous posez les pieds en descendant l'escalier.
Et, sous le faible éclairage de l'ampoule nue sur laquelle vint soudain
se poser un énorme moustique, Lauren descendit prudemment les
marches, une main agrippée à la rampe branlante.
— Avec la nuit, l'air s'est un peu rafraîchi, constata-t-elle comme ils
se dirigeaient vers la Land Rover. Curieux ! L'obscurité fait ressortir
le parfum des fleurs et efface l'odeur sous-jacente de moisissure.
— Beauté et pourriture, bienvenue sous les tropiques ! déclara Guy
avec dérision, en lui ouvrant la portière de la Land Rover.
De son siège, Lauren le regarda contourner le véhicule. Pourquoi
cet homme lui renvoyait-il sa propre fragilité ? se demanda-t-elle,
agacée. Depuis qu'elle avait fait sa connaissance, elle avait
l'impression d'être bien plus vulnérable et, partant, plus réceptive à
la séduction...
« Du calme ! » s'ordonna-t-elle. Les coups de tête, ce n'était pas
son style. Elle s'était construit une vie satisfaisante et équilibrée en
misant sur la prudence et la discipline. Elle ne laisserait pas les
tropiques exercer leur magie maléfique sur son existence tranquille !
A mi-trajet, Guy décréta subitement :
— Il est tout de même regrettable que vous repartiez sans avoir vu
la principale curiosité de l'île.
— C'est-à-dire ?
— Une cascade.
Lauren retint un instant sa respiration...
Etait-ce la clarté diffuse de la pleine lune montante dans le ciel qui
guida sa réponse ? Mue par une impulsion insensée, elle répondit :
— Allons-y !
Et naturellement, elle regretta ses propos au moment même où ils
franchissaient le seuil de ses lèvres ! Trop tard ! Guy prenait déjà un
chemin de traverse et, en quelques secondes, la piste poussiéreuse
se transforma en une enfilade de profondes ornières. S'accrochant à
son siège, Lauren regardait alentour, subitement inquiète. La nuit
avait transformé la végétation en une entité étrangère, qui les
encerclait de façon menaçante.
De larges feuilles de bananiers éraflaient à présent la carrosserie de
la Land Rover. Elle avait commis une folie en acceptant sa
proposition ! Brusquement, Guy obliqua sur la gauche et, tout aussi
brutalement, coupa le moteur.
— Nous sommes arrivés, annonça-t-il.
Sans broncher, Lauren descendit courageusement du véhicule.
— Par ici, ajouta-t-il d'un ton autoritaire.
Ils parcoururent une centaine de mètres à travers une végétation
luxuriante et oppressante, pour finalement déboucher sur une sorte
de clairière tapissée de gazon. Soudain, Lauren entendit comme un
murmure, un clapotis rassurant, qui égayait l'obscurité profonde à
laquelle ses yeux s'habituaient peu à peu...
— Regardez par ici ! lui dit Guy en s'immobilisant.
Devant elle, un impressionnant rideau de pluie se déversait du ciel,
étincelant sous les étoiles et enchâssé dans des cocotiers dont les
faîtes s'auréolaient de la clarté diffuse de la lune.
— C'est magnifique, murmura-t-elle. Oh... Je n'avais pas réalisé
que nous étions si près de la mer.
L'eau fuyait en effet sur de gros galets pour rejoindre un cours d'eau
qui, une centaine de mètres plus loin, se jetait dans la mer. A travers
les frondaisons des palmiers, se dessinait une plage blanche en
forme de croissant, ourlée d'une mer infinie.
C'était un spectacle enchanteur et, pourtant, Lauren se sentit
frémir... Une envie aussi sauvage que violente remontait du plus
profond de son être : celle de renoncer aux fioritures de la
civilisation pour succomber à la séduction puissante du Pacifique.
Soudain, la lune apparut au-dessus des cocotiers, et sa lumière
blanche para la cascade d'un voile argenté et chatoyant.
— Que c'est beau ! On dirait de l'argent en fusion. Merci de
m'avoir emmenée jusqu'ici.
Comme Guy gardait le silence, Lauren tourna la tête vers lui...
Il la fixait d'un air impénétrable, ses traits aristocratiques sublimés
par l'éclat de la lune. Ses pommettes saillantes lui prêtaient une
expression exotique, la prestance d'un grand chef indien. A la fois
fascinant et impitoyable... Une bouffée d'adrénaline la submergea
brutalement et elle détourna vivement le regard.
Il était bien plus prudent de contempler l'eau aux reflets irisés. Et de
ne pas laisser un silence pesant s'installer entre eux ! Mue par le
besoin de noyer sa gêne dans un flot de paroles, Lauren déclara :
— La lune nous est familière et, pourtant, elle trouve toujours
moyen de se conjuguer à des éléments terrestres pour les parer
d'une gloire nouvelle. Cette cascade, par exemple... Sous son éclat,
on dirait un habit de lumière, comme si l'eau était éclairée par-
derrière.
— C'est le miracle de la nature, effectivement, dit-il en lui prenant le
bras.
Il l'entraîna un peu plus loin, à un endroit où les rayons de la lune ne
tombaient pas encore : ici, la nappe d'eau ressemblait à une énorme
obsidienne. Quand Guy resserra son étreinte sur son bras, Lauren
sentit ses ultimes défenses l'abandonner. S'il tentait de l'embrasser,
elle serait incapable de lui résister !
Etait-ce de la magie noire ? s'interrogea-t-elle, désespérée.
Fixant l'eau sombre et lisse à ses pieds, elle tâcha vaillamment de
faire front au désir, de se figer telle une statue de glace. Surtout, ne
pas tourner la tête vers lui, se répétait-elle, ou elle était perdue...
De son côté, Guy ne pipait mot, mais sa respiration était plus
saccadée. L'atmosphère était saturée d'électricité, le danger flottait
dans l'air, presque tangible. Le moindre geste de Lauren... et elle
connaîtrait l'ardeur de son baiser et frissonnerait au contact de ses
mains chaudes sur ses seins...
— Le torrent descend de la montagne, c'est pour cela que l'eau est
glacée, déclara-t-il soudain d'une voix rauque.
De l'eau glacée ! Voilà ce qu'il fallait pour calmer l'incroyable feu
qui la consumait. Mon Dieu, que lui arrivait-il ? Cela ne lui
ressemblait nullement de se laisser tourner la tête par un inconnu !
Sur une impulsion, elle s'accroupit, plongea la main dans l'eau et
confirma :
— C'est gelé !
Impassible, il la jaugea de toute sa hauteur et elle comprit qu'elle
était à la merci d'un double désir : le sien et celui de Guy. D'un
bond, elle se releva et s'éloigna de quelques pas ; son cœur
tambourinait violemment dans sa poitrine. Chaque battement
augmentait sa tension intérieure, elle avait la sensation que la folie
s'emparait lentement de son être. Les tropiques n'étaient-ils pas
connus pour communiquer ce genre de fièvre ? Ils devaient quitter
cet endroit maléfique au plus vite !
— Il est temps de partir, déclara Guy de façon tout à fait
opportune.
La Land Rover était déjà en vue lorsque Guy s'arrêta brusquement
et tendit l'oreille. Les frondaisons projetaient des ombres
inquiétantes alentour... Affolée, Lauren voulut ouvrir la bouche pour
s'informer de ce qui se passait, mais la large main de Guy la
bâillonna brutalement.
Mon Dieu ! Sous prétexte de lui montrer la cascade, il l'avait attirée
dans un guet-apens ! pensa-t-elle en se débattant vivement.
Sa main toujours plaquée sur la bouche de Lauren, Guy attira sans
ménagement la jeune femme contre le tronc d'un palmier, son
immense silhouette collée à son corps. Lauren était si terrorisée
qu'elle ne parvenait même plus à se débattre.
Soudain, il lui chuchota :
— J'entends des éclats de voix.
Lauren tendit l'oreille. A part le bruit de la cascade, elle n'entendait
rien du tout !
— Ne bougez pas et ne faites surtout pas de bruit, lui ordonna-t-il
entre ses dents.
Etait-ce vrai ? Entendait-il réellement des voix ou se jouait-il de sa
crédulité ?
A cet instant, Guy la débâillonna. Incapable de se maîtriser, Lauren
ouvrit la bouche en grand pour hurler et, de nouveau, il étouffa son
cri avec sa paume.
— Etes-vous folle ? murmura-t-il en colère. Tenez-vous absolument
à ce qu'on nous remarque ? Taisez-vous, bon sang ! Ecoutez
plutôt...
Ce fut alors que Lauren perçut une sorte de mélopée montant de la
jungle. Elle crut qu'elle allait s'évanouir. Le danger était donc bien
réel, mais ne venait pas d'où elle le croyait !
A moins que...
A moins que Guy ne craigne des témoins !
— Ne bougez pas, ne dites rien, lui murmura-t-il encore à l'oreille.
Alors il retira sa main et relâcha son étreinte. Elle hésita. Devait-elle
lui faire confiance ? De toute façon, avait-elle le choix ?
Avec la grâce d'un félin, Guy se retourna, plaquant son large dos
sur la poitrine de Lauren, la protégeant de sa silhouette. Il scruta
attentivement l'obscurité... Les voix faiblirent, mais Guy ne bougea
pas d'un pouce. Quand elles se furent définitivement évanouies, il
s'écarta d'elle et lui fit de nouveau face. Toute tremblante, elle
bégaya :
— Qui...
D'un regard foudroyant, il la fit taire. Puis il écarta doucement les
branchages qui les abritaient, et lui fit signe d'avancer.
A la lumière de la lune, elle aperçut une vingtaine d'hommes près du
rivage, ainsi que quelques pirogues.
— Débarquent-ils ou vont-ils embarquer ?
— Je l'ignore, mais nous, nous devons déguerpir, et vite ! Montez
dans la Land Rover sans claquer la portière. Vous la fermerez une
fois que le moteur sera en marche.
Comme un automate, Lauren lui obéit. Et lorsque le véhicule
démarra, elle ferma vivement sa porte en priant pour que personne
ne soit à l'affût dans les fourrés...
Guy possédait la vue d'un prédateur nyctalope. Sans phares, il
fonçait à vive allure dans l'obscurité épaisse, suivant un sentier que
Lauren ne pouvait même pas distinguer. La jungle n'était plus un
paradis argenté, elle était devenue synonyme de danger et de mort.
— Quelles sont les intentions de ces hommes ? demanda-t-elle, la
gorge sèche.
— Je l'ignore, mais ils psalmodiaient un chant de guerre.
Elle déglutit avec difficulté tandis que la Land Rover rebondissait sur
une ornière. Soudain, dans la pénombre, elle eut une sorte de flash :
le profil de Guy lui rappelait une photo... Non, impossible ! Par
quelle étrange circonstance aurait-elle déjà vu la photo de cet
aventurier ? La peur l'égarait.
— Enlevez-moi mon T-shirt, lui dit-il soudain.
— Pardon ?
— Faites ce que je vous dis et enfilez-le ! Votre peau est trop
blanche et peut nous trahir dans la pénombre.
— Et vous ?
— Je suis plus bronzé que vous, mon torse se fondra dans la nuit.
Vite !
C'était un ordre. Tant bien que mal, elle sortit son T-shirt de son
pantalon, le roula jusqu'au-dessous des aisselles...
— A trois, faites-le passer par-dessus ma tête. Un, deux, trois !
Elle obtempéra. Il lâcha ensuite le volant d'une main, puis de l'autre
tandis qu'elle l'aidait à se débarrasser définitivement de son T-shirt.
— Eh bien, qu'attendez-vous ? Mettez-le à présent !
En silence, elle s'exécuta et l'odeur de Guy l'enveloppa bientôt tout
entière.
— Accroupissez-vous sur le plancher. Si la voiture s'arrête, ne
bougez pas, ne dites rien, compris ?
Glacée, elle se laissa glisser sous le tableau de bord.
— Ces hommes se dirigeaient vers la station balnéaire, n'est-ce pas
? demanda-t-elle d'une voix éteinte.
— Je le crains.
— Redoutez-vous des violences de leur part ? Devant son silence,
elle ajouta :
— Je sens que je vais m'évanouir.
— Du cran ! La station a vraisemblablement été évacuée ! Ils se
contenteront de la piller et de s'enivrer au bar avant de rentrer chez
eux.
— Et... et nous ?
— Nous n'allons pas à la station !
3.
— Pardon ?
— Je vous conduis directement à l'aérodrome, annonça-t-il.
— A cette heure-ci ? Mais il est fermé.
— Non. La jungle a l'air déserte, mais tout le monde est en alerte. Il
y a des yeux partout, c'est d'ailleurs pour cette raison que je vous ai
demandé de vous glisser sur le plancher.
Lauren sentit des sueurs glacées lui couler dans le dos, imaginant
des gens armés en embuscade. En désespoir de cause, elle leva
timidement les yeux vers le conducteur. Il exhalait de Guy une telle
aura d'autorité qu'elle apaisa sa peur.
— Et vous ? demanda-t-elle. Que comptez-vous faire ? Partir ?
— Non, dit-il sèchement. Je n'abandonnerai pas Santa Rosa dans
la tourmente. Je connais trop de gens ici, et j'ai trop investi à...
Mettez-vous en boule !
Dans un juron, il freina brutalement. Les pneus de la Land Rover
crissèrent et le véhicule s'immobilisa dans une secousse.
Le cœur de Lauren battait si fort qu'elle avait la sensation que tout
l'habitacle vibrait sous ses palpitations. Des voix masculines
s'élevèrent bientôt alentour. En dépit de la chaleur, elle s'efforçait de
ne pas claquer des dents.
D'une voix calme et assurée, Guy répondit à ses interlocuteurs.
Soudain, quelqu'un éclata de rire, et elle se remit à respirer... Pour
se crisper de nouveau lorsqu'un rayon de lumière jaune balaya
soudain le visage de Guy. A cet instant, il fronça les sourcils et posa
à son tour une question. Il paraissait si confiant, si maître de la
situation. Oh, comme elle aurait aimé maîtriser cette langue inconnue
! Bien qu'elle commençât à ressentir des crampes, elle demeurait
parfaitement immobile. Et n'osa pas remuer le moindre petit doigt
avant que la voiture n'ait redémarré.
— C'est bon, déclara Guy au bout de quelques minutes. Nous
sommes hors de vue, vous pouvez vous redresser un peu.
Néanmoins, ne vous rasseyez pas.
— Qui était-ce ? demanda-t-elle en relevant la tête.
— Une patrouille de police. La station a bien été évacuée, ainsi que
je le pensais, et tous les touristes ont été rassemblés à l'aéroport.
Josef est parvenu à organiser un vol pour Vaianu, ce soir. Et
maintenant, accrochez-vous ! J'ai vingt minutes pour vous conduire
à l'aéroport !
Valanu ? Un archipel au bout du monde...
— Pourquoi Valanu ?
— Parce que c'est le seul endroit avec lequel Santa Rosa ait encore
une liaison aérienne. Ne me demandez pas pourquoi, je l'ignore. Ici,
les communications sont aléatoires. Il se peut que cela soit
indépendant de cette mini-rébellion, ajouta-t-il d'un ton rassurant.
Là-dessus, il prit un virage et fonça à vive allure dans la nuit.
Impossible de poursuivre la conversation à cause du moteur de la
Land Rover. Et pourtant... Un inquiétant craquement perça soudain
par-dessus le vacarme du véhicule.
— Qu'est-ce que c'était ? s'enquit Lauren, redoutant la réponse.
— Des coups de feu, répondit-il, laconique.
L'estomac de sa passagère clandestine se contracta violemment.
— Du calme, ajouta-t-il. Avec moi, vous êtes en sécurité.
Oh, elle n'en doutait pas ! Recroquevillée comme elle l'était sur le
plancher, aucun tir ne pouvait l'atteindre... Ce qu'elle craignait, en
revanche, c'était qu'il ne reçoive une balle perdue. Curieux !
Pourquoi le sort d'un homme qu'elle connaissait à peine la
préoccupait-il à ce point ? Bien sûr, il ne l'avait pas laissée
indifférente... A dire vrai, il exerçait sur elle un charme indéniable et
il en jouait. Et pourtant... Son arrogance l'agaçait suprêmement.
— Nous voici arrivés, dit-il en coupant le moteur. Ne bougez pas.
Avec circonspection, il inspecta les alentours, comme un prédateur
à l'affût de sa proie. Puis il se glissa hors de la Land Rover. Il la
contourna rapidement pour venir ouvrir la portière à Lauren. En se
redressant, celle-ci se rendit compte que ses jambes engourdies ne
pouvaient plus la porter.
Les mains vigoureuses de Guy l'attrapèrent alors par la taille et
l'aidèrent à descendre. A travers les vitres, elle aperçut des
silhouettes massées dans le hall de l'aérodrome. Passant fermement
un bras sous le sien, Guy déclara :
— Je suis désolé que vous vous soyez retrouvée dans cet échange
de tirs. Vous avez fait preuve de beaucoup de courage.
D'ici, les tirs nourris semblaient presque inoffensifs, comme des feux
d'artifice qui auraient résonné dans le lointain. Néanmoins, Lauren
priait pour qu'il n'y ait aucune victime. Et pour que les rebelles
soient maîtrisés avant que Guy ne quitte l'aérodrome.
Un homme leur fit signe de se dépêcher. Etait-ce lui, Josef ?
s'interrogea Lauren. A cet instant, Guy accéléra le pas. Arrivé à la
hauteur de l'homme, il lui posa une question, et, de toute évidence,
la réponse le contraria.
Le hall était bondé, des enfants pleuraient et criaient. Les valises
avaient été entassées en vrac sur un vieux chariot et tout le monde
paraissait tendu et fatigué.
L'homme qui avait échangé quelques mots avec Guy s'adressa alors
à Lauren en anglais :
— Votre passeport, s'il vous plaît.
— Je l'ai laissé à l'hôtel, dans le coffre, avec tous mes papiers.
— Désolé, madame, mais...
— Josef, ce n'est pas le moment de faire du zèle, l'interrompit
sèchement Guy. Tu sais parfaitement qu'elle ne peut pas rester ici.
Un homme en uniforme — le pilote, réalisa Lauren — passa à cet
instant devant eux.
— Guy ! s'exclama ce dernier. J'aurais dû me douter que tu étais
dans les parages.
Là-dessus, il examina Lauren avec une attention soutenue tandis
que Guy lui résumait brièvement la situation. Le pilote croisa les
bras sur sa poitrine.
— Navré, mais je ne peux l'emmener à Valanu sans papiers. Tu
sais bien qu'ils ne la laisseront pas entrer. Ils sont complètement
paranoïaques depuis que le cartel de la drogue essaie de s'infiltrer
sur leur territoire.
— Il faut pourtant qu'elle monte à bord, il n'y a pas d'autre solution
!
— Brian a raison, elle ne peut pas se rendre à Valanu sans
passeport, renchérit Josef.
— Elle prendra ce vol, quitte à ce que je détourne ce maudit avion,
décréta Guy d'un ton tranchant.
A cet instant, le pilote jaugea de nouveau Lauren puis, reportant son
regard vers Guy, déclara :
— Sais-tu ce qui va lui arriver, si elle débarque à Valanu sans
passeport ? Elle sera directement jetée en prison, avec les
prostituées et les drogués, et elle n'en sortira que si quelqu'un se
porte garant pour elle ou lorsqu'elle recevra ses papiers, ce qui peut
prendre des semaines, puisque tout le courrier transite par les îles
Fidji. S'il s'agissait de toi, Guy, il n'y aurait aucun problème. Ils te
connaissent, ils te laisseraient débarquer sans difficulté.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, je survivrai, même si je dois
séjourner quelques jours en prison, intervint Lauren.
A ces mots, les trois hommes tournèrent simultanément un visage
dubitatif vers elle.
— Ne soyez pas idiote ! s'exclama Guy.
Le torse nu et bronzé, les bras fins et musclés, une barbe de
quelques jours sur les joues et une mèche noire lui barrant le front,
Guy ressemblait à un pirate, un sauvage, qui dégageait une
formidable assurance. Soudain, il marmonna :
— Josef, tu es bien pasteur dans ta paroisse, n'est-ce pas ?
— Oui, répondit ce dernier, surpris.
— Parfait ! Tu peux donc nous marier et je me porterai garant pour
elle.
A cet instant, le pilote éclata de rire et déclara :
— On peut toujours compter sur toi pour retomber sur tes pieds,
va ! Bon, dépêchez-vous de nouer des liens éternels car l'avion
décolle dans dix minutes. Désolé, mais les tirs se rapprochent
dangereusement.
Là-dessus, il s'éloigna, tandis que Lauren s'exclamait :
— Vous plaisantez, n'est-ce pas ? D'ailleurs, je ne connais même
pas votre nom.
— Guy Bagaton, dit-il sans hésiter. Et inutile de protester, vous
n'avez pas le choix. Allons, Josef, procède à la cérémonie et qu'on
en finisse.
A cet instant, un terrible crépitement se fit entendre et une
suffocation de terreur traversa le hall. Le concert des pleurs des
enfants reprit alors de plus bel. Josef avait sursauté avec tous les
autres passagers. Se ressaisissant, il déclara :
— On embarque ! Les femmes et les enfants d'abord.
En désordre, la foule se dirigea vers la porte qui menait au tarmac.
— Marie-nous, Josef ! lui ordonna Guy. Nous n'avons pas une
seconde à perdre.
Attrapant d'autorité Lauren par le bras, il suivit Josef qui entra dans
une petite pièce faisant office de bureau.
— Je suis pasteur dans ma paroisse, mais j'ignore si ce mariage est
valable ailleurs qu'à Santa Rosa. Néanmoins, madame, il vous
évitera un séjour en prison à Valanu.
Dans un ultime sursaut de raison, Lauren protesta :
— Ecoutez, la prison ne me fait pas peur et on m'enverra
rapidement un nouveau passeport d'Angleterre. Et puis... qui vous
dit que je n'irai pas en prison avec ce pseudo certificat de mariage ?
— Moi ! décréta Guy. En outre, je peux vous assurer que les
prisons des tropiques n'ont rien à voir avec les établissements
pénitenciers occidentaux qui, en comparaison, sont des hôtels
quatre étoiles. Quant à votre passeport, vous devrez attendre des
semaines avant de le recevoir, à supposer que les autorités de
Valanu vous laisse prendre contact avec le consulat anglais des îles
Fidji.
Sa voix autoritaire et son regard impitoyable eurent raison des
objections de Lauren qui se contenta de pousser un long soupir.
Elle n'avait plus la force de lutter. Les événements prenaient un
cours si irréel que plus rien ne pouvait la surprendre. Elle entendit
Guy poursuivre :
— Dites oui à toutes les questions que Josef va vous poser et après
cela vous pourrez vous envoler loin de cette zone de guerre.
D'ailleurs, si vous deviez rester, votre présence mettrait en danger
toutes les personnes qui vous prendraient en charge.
Ce fut l'argument ultime. Lèvres tremblantes, Lauren demanda :
— Et vous, qu'allez-vous faire ?
— Ne vous souciez pas de moi ! Ce mariage convaincra les
autorités de Valanu de votre honnêteté.
Là-dessus, il retira l'anneau en or qu'il portait à l'auriculaire.
Sans comprendre ce qui se passait, Lauren déclina son identité et
marmonna des oui successifs, étouffés par les réacteurs
vrombissants de l'avion et les crépitements de plus en plus
rapprochés des mitraillettes. Sa main trembla lorsque Guy lui passa
l'anneau au doigt.
— Vous pouvez embrasser la mariée, conclut Josef.
Un sourire de prédateur illumina brièvement le visage de Guy. Les
yeux brillants, il murmura :
— Si j'avais su que j'allais me marier aujourd'hui, je me serais rasé.
Se penchant alors vers elle, il captura sa bouche.
Contrairement à ce qu'elle croyait, ce ne fut pas un baiser bref et
formel. Les lèvres de Guy épousèrent ardemment les siennes et il
prit totalement possession de sa bouche... A cet instant, un plaisir
fulgurant se substitua à la peur dans le cœur de Lauren, qu'un violent
désir embrasa tout entier.
Il la relâcha bien trop tôt à son goût puis, un curieux sourire aux
lèvres, il griffonna un nom sur un bout de papier qu'il lui tendit.
— Mon agent à Valanu, précisa-t-il. Contactez-le à l'atterrissage et
montrez-lui le certificat de mariage que Josef est en train de rédiger.
Il vous trouvera un hébergement. Avez-vous de l'argent ?
— Non, répondit-elle, brusquement bouleversée et vulnérable.
Sortant son portefeuille de la poche de son pantalon, il lui tendit
tous les billets qu'il y trouva.
— Vous pourrez tenir quelques jours, et vous acheter un nouveau
sarong.
— Votre T-shirt ! dit-elle alors en faisant mine de le retirer.
— Gardez-le ! Il vous donne l'air d'une authentique réfugiée,
répondit-il, un éclair de malice dans les yeux. Je prendrai contact
avec vous dès que possible.
— Promis ? dit-elle, les yeux subitement brouillés de larmes.
Se saisissant de sa main, il en baisa rapidement le dos avant de lui
assurer d'une voix de velours :
— Je tiens toujours mes promesses, Lauren.
— Venez, madame, l'avion va partir ! déclara Josef d'un ton
pressant.
Une heure plus tard, alors que l'avion survolait l'océan plongé dans
l'obscurité la plus totale, Lauren triturait nerveusement l'anneau que
Guy lui avait passé au doigt.
S'en sortirait-il sur l'île aux mains des insurgés ?
— Mon Dieu, faites que oui, pria-t-elle à voix basse.
Et, lorsque les étoiles s'éteignirent peu à peu dans le ciel et que
l'atoll blanc de Valanu se dessina à des kilomètres en contrebas,
Lauren tenta de se convaincre qu'elle n'était pas tombée amoureuse
du troublant aventurier avec qui elle venait de conclure un simulacre
de mariage.

Au plafond, le ventilateur avait beau bourdonner comme un gros


insecte, il était impuissant à rafraîchir le bureau. Faisant appel à
toute sa patience, Lauren demanda :
— Donc, je ne peux toujours pas quitter Valanu ?
Le responsable de l'immigration secoua la tête en signe de négation.
— Je regrette, votre cas est compliqué. Vous êtes arrivée sur notre
territoire sans papiers. Cependant, nous vous avons accordé
l'autorisation de débarquer parce que vous êtes mariée à un homme
à la réputation sans faille. Hélas, le remplacement de votre
passeport requiert plus de temps que prévu. Et vous ne pouvez pas
quitter Valanu dans la mesure où notre seul lien aérien avec le reste
du monde passe par Santa Rosa, où l'on ne vous laissera pas
débarquer sans passeport.
Cela faisait six après-midi consécutifs que Lauren se rendait au
bureau de l'immigration et six fois qu'on lui tenait le même discours,
à quelque variante syntaxique près. Allons, elle savait que s'énerver
ne lui permettrait pas d'obtenir gain de cause ! Alors à quoi bon
insister ? Tout le monde avait été très courtois avec elle, très
secourable — mais tous s'en étaient strictement tenus aux règles.
Guy avait raison. Tout passait par les îles Fidji et elle serait obligée
de rester sur ce charmant atoll du bout du monde tant qu'elle
n'aurait pas prouvé son identité aux autorités grâce à son nouveau
passeport !
Pourquoi fallait-il que l'agent de Guy se soit précisément envolé
pour Singapour le jour précédant son arrivée à Valanu ?
Heureusement, à l'aéroport, le douanier lui avait indiqué un lieu
d'hébergement quand il avait compris qu'elle n'avait nulle part où
aller. Son cousin louait justement des bungalows ! Une heure plus
tard, elle s'installait dans une case nichée dans les ilangs-ilangs et les
frangipaniers, à quelques mètres d'une plage de corail.
— Merci pour votre aide, dit-elle poliment à l'employé.
— Désolé de ne pouvoir accélérer le processus. En attendant,
j'espère que vous appréciez votre séjour sur notre merveilleuse île.
Remarquez... Si vous rencontrez un des journalistes qui séjournent à
l'hôtel Valanu, peut-être pourrez-vous le prier d'user de son
influence pour faire accélérer le traitement de votre dossier.
Ah non ! Tout sauf les journalistes et la publicité, pensa Lauren. Elle
ne voulait pas que les paparazzi se mêlent de sa vie et enquête sur
Marc Corbett, connu sur la scène internationale. Non, elle ne tenait
absolument pas à ce que le secret de sa mère concernant son
histoire d'amour avec le père de Marc soit révélé au monde. Ses
parents en seraient bien trop affectés : Isabel Porter se sentirait
terriblement humiliée, et Hugh risquerait de faire une nouvelle crise
cardiaque !
— J'attendrai, répondit-elle. Savez-vous comment évolue la
situation à Santa Rosa ?
— Il semblerait que les rebelles soient maîtrisés et que leur chef soit
à présent sous les verrous.
Rumeur ou vérité ? Ici, toute information demandait vérification.
D'un pas traînant, à cause de la chaleur étouffante, Lauren retourna
à son bungalow. A l'intérieur, il régnait une relative fraîcheur. Elle se
servit un soda puis, s'installant dans un fauteuil en osier, laissa son
regard vagabonder...
L'endroit était très agréable. Le lit était entouré d'une moustiquaire
et recouvert d'une couverture artisanale aux couleurs éclatantes. La
table et les chaises de bois étaient peints en jaune et bleu, les murs
dans les tons de Sienne. De quoi vous faire voir la vie en rose,
pensa-t-elle avec dérision. Une vraie prison dorée !
Sur une chaise, était posé le T-shirt de Guy, lavé et repassé. Le
coup de téléphone qu'elle avait passé en Angleterre lui avait coûté si
cher qu'elle devait désormais faire attention à chaque penny qu'elle
dépensait au marché. Elle espérait que l'agent de Guy ne tarderait
pas à rentrer puisque le mandat que ses parents s'étaient empressés
de lui envoyer transiterait sûrement par la galaxie tout entière avant
de lui parvenir...
A part se rendre au bureau de l'immigration, elle tâchait de
s'occuper : elle nageait, allait au marché, préparait ses repas et
discutait avec ses voisins. Ce qui lui laissait largement le temps de
penser à Guy Baraton...
Avec la force qui émanait de lui, il était impossible qu'il soit tombé
sous une balle. Oui, elle en était convaincue, Guy était vivant.
Pourquoi diable ce quasi-inconnu l'obsédait-il à ce point ? Agacée,
elle se leva pour piquer un plongeon dans le lagon.
L'eau épousait son corps comme de la soie liquide, caressante et
apaisante. A l'horizon, le ciel rougeoyait déjà, indiquant la fin de la
journée. Ici, comme à Santa Rosa, la nuit tombait très tôt. Après ce
bain salutaire, Lauren rentra au bungalow, prit une douche et
s'enveloppa dans un sarong orné d'immenses fleurs de frangipanier
qu'elle avait acheté au marché. Puis elle brossa longuement ses
cheveux. Une certaine langueur l'envahit alors... Et ses yeux
tombèrent sur son petit anneau en or. Un frisson la parcourut,
comme un pressentiment.
Ridicule ! Son mariage avec Guy Bagaton n'avait pas de valeur
ailleurs qu'à Santa Rosa et elle lui redonnerait bientôt son anneau.
Tiens, qu'était-il donc gravé à l'intérieur ? Des armoiries ? Curieux...
Un oiseau, peut-être ? Non, plutôt un félin en train de courir.
Mue par l'envie de sentir la brise vespérale caresser ses épaules
nues, Lauren décida d'aller se promener sur la plage que baignait la
lumière d'une belle lune jaune. Elle avait tout le temps de préparer
son dîner. Rien ne pressait, puisqu'elle serait la seule convive à sa
table !
Alors qu'elle avait fait une centaine de mètres sur le sable encore
tiède, une voix s'éleva tranquillement dans son dos :
— On prend le frais ?
4.
Posant par réflexe une main sur son cœur qui battait la chamade,
Lauren effectua une brusque virevolte. Une large silhouette noire se
découpait dans le voile de la nuit. Guy Bagaton se trouvait à
quelques mètres d'elle....
Une joie extraordinaire l'envahit soudain.
— Pourquoi n'êtes-vous pas à l'hôtel ? demanda Guy.
— Je n'avais pas assez d'argent, répondit-elle en tâchant de
maîtriser le tremblement de sa voix. Votre agent est à Singapour, il
revient demain.
— Comment avez-vous pu survivre jusque-là ? La somme que je
vous ai donnée ne pouvait pas vous permettre de tenir plus de
quelques jours.
— Je me suis débrouillée, je...
Un petit cri lui échappa brusquement. Elle venait de découvrir que
son bras gauche était bandé !
— Que vous est-il arrivé ? s'enquit-elle, affolée.
— Ce n'est rien, affirma-t-il. L'éclat d'une balle. Et vous, comment
allez-vous ?
— Bien, répondit-elle en l'examinant plus attentivement.
Il était toujours aussi mal rasé, ses joues semblaient s'être creusées,
et une sorte de désabusement était venu se loger au fond de ses
beaux yeux couleur topaze, comme s'il avait assisté à des
événements dont il ne parlerait jamais. Un vrai héros de guerre,
pensa-t-elle fugitivement.
— Qui vous a dit que j'étais ici ?
— Le bureau de l'immigration. En découvrant que vous n'étiez pas
descendue dans le seul hôtel correct de l'île, je n'ai pas hésité à
employer les grands moyens. Ce n'est pas un endroit convenable
pour vous, ici.
— Un médecin a-t-il examiné votre blessure ? demanda-t-elle sans
epiloguen
— Il m'a fait une piqûre et prescrit des antibiotiques, si cela peut
vous rassurer. Ce n'est qu'une éraflure, vous savez.
Soudain, il lui tendit un objet et ajouta, sèchement :
— Votre passeport.
— Mon passeport ? répéta-t-elle, incrédule.
Lorsque Lauren découvrit la couverture familière de son passeport,
elle leva lentement les yeux vers Guy et demanda :
— Etes-vous retourné à l'hôtel ?
— Rapidement. Il avait été pillé, mais les voleurs ne sont pas
parvenus à ouvrir le coffre.
— Y a-t-il eu des victimes ? demanda-t-elle, étonnée.
— Non. tout le monde avait été évacué. Eh bien, vous voici de
nouveau en possession d'un passeport !
— Merci beaucoup, c'est très aimable à vous d'avoir pris la peine
de me le rapporter.
Naturellement, elle lui était reconnaissante, et cependant... Cette
restitution signifiait qu'elle allait devoir quitter Valanu, juste au
moment où Guy Bagaton arrivait. Allons, allait-elle se laisser guider
par ses pulsions ? s'indigna en elle la voix de la raison.
Et pourtant... Si ce qui l'attirait chez Guy était initialement d'ordre
physique, cette attirance s'était transformée en... en une réalité
qu'elle n'osait même pas envisager !
— Allons nous asseoir sur la terrasse de mon bungalow, proposa-t-
elle. troublée.
Lauren posa négligemment le passeport sur la table : qu'il paraissait
incongru dans ce décor enchanteur !
— Les précédents locataires ont laissé des canettes de bière dans
le réfrigérateur. En voulez-vous une ? lui demanda-t-elle.
— Vous êtes décidément une femme imprévisible, dit-il en éclatant
de rire.
— Parce que je vous offre une bière ? Vos exigences sont bien
modestes en ce qui concerne les qualités d'une femme.
Il se contenta de sourire et prit la bière qu'elle lui tendait. Il en but
presque la moitié d'une traite, tandis que Lauren se préparait un jus
de fruits pressés. Lorsqu'elle revint sur la terrasse, il la regarda si
intensément qu'elle eut immédiatement envie de se jeter dans ses
bras.
— Rien de telle qu'une bière bien fraîche après des jours de lutte
dans la jungle, déclara-t-il d'un ton pince-sans-rire. Comment s'est
passé votre débarquement à Valanu ?
— Les douaniers ont tout d'abord refusé de me laisser sortir de
l'aéroport. Ils étaient sceptiques quant au certificat de mariage !
Heureusement que le pilote les a convaincus que nous étions bel et
bien mariés. Alors ils m'ont relâchée.
— La police d'ici a reçu des instructions précises contre les faux
touristes.
— Toujours est-il que votre nom a fait des merveilles ! Et je vous
suis réellement reconnaissante de m'avoir épargné la prison. Je suis
passée devant, récemment, et je dois reconnaître que votre
description n'était pas exagérée. Ce n'est vraiment pas un endroit où
j'aurais aimé séjourner ! J'imagine que les scarabées y sont
réellement énormes.
Comprenant l'allusion, il lui adressa un bref sourire et avala une
nouvelle gorgée de bière. La lumière de l'ampoule soulignait ses
pommettes saillantes et l'ombre de ses cils masquait ses yeux.
Pour lutter contre la brusque envie de serrer son beau visage entre
ses mains, Lauren laissa dériver son regard vers l'horizon. Il était
devenu très sombre, presque inquiétant. Elle eut l'impression d'être
brutalement plongée au cœur d'une nuit profonde et retint un frisson.
A quelques mètres d'eux, la mer bruissait doucement. D'un filet de
voix qui recouvrait à peine le remous du Pacifique, Lauren demanda
:
— Combien de temps comptez-vous séjourner à Valânu ?
— Je crois que le calme est vraiment revenu à Santa Rosa, déclara
Guy sans répondre à sa question. Les rebelles ont été maîtrisés par
les forces de l'ordre et beaucoup sont rentrés dans leur village.
Hélas, il y a eu des victimes parmi la population et des habitations
ont été détruites.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
— Pourquoi ? Vous n'y êtes pour rien !
— Cherchez-vous quelqu'un à blâmer ?
A ces mots, il émit un rire dur et répondit :
— Probablement. Mais je ferais mieux de prendre congé de vous.
Je suis trop fatigué pour refaire le monde avec une jeune
Britannique bien élevée.
— Où logez-vous ?
La question avait fusé sans qu'elle cherche à la retenir.
— J'ai réservé une chambre à l'hôtel.
— Quand avez-vous pris votre dernier repas ?
Il la regarda d'un air surpris. A dire vrai, sa propre question avait
pris Lauren de court.
— Dieu seul le sait, répondit-il.
— Je vous prépare à manger ! décréta-t-elle en se levant.
Soudain, elle s'aperçut qu'elle venait de prendre une décision le
concernant, et sentit une bouffée de panique monter en elle :
d'ordinaire, elle n'agissait jamais sur un coup de tête ! Néanmoins,
sa voix ne trembla pas lorsqu'elle ajouta :
— Pendant que je prépare le repas, pourquoi ne prendriez-vous
pas une douche ?
En dépit de l'obscurité, elle sentit qu'il s'était imperceptiblement
crispé. Un lourd silence s'ensuivit avant que la voix de Guy ne
s'élève de nouveau dans la nuit, tendue :
— Ce n'est pas une bonne idée, Lauren.
Dépitée, elle voulut s'enfuir dans la cuisine. Guy se leva alors d'un
bond et, la saisissant par le menton, l'obligea à le regarder. Surprise,
elle étouffa un petit cri.
— Je crains de ne pas être de bonne compagnie, lui assena-t-il. J'ai
besoin de noyer ma mélancolie dans l'alcool, ce soir...
Sa main était chaude, et elle avait la sensation que toute la puissance
de Guy se concentrait dans la simple pression qu'il exerçait sur sa
peau.
— Ce soir, peut-être, mais demain, vous regretterez de vous être
enivré.
— Décidément, vous êtes fort surprenante, Lauren, fit Guy d'une
voix mi-râpeuse, mi-veloutée.
A cet instant, il fit lentement glisser son pouce sur les lèvres de
Lauren... La caresse procura à cette dernière une sensation si
violente qu'elle dut se retenir à la table pour ne pas chanceler
lorsqu'il la relâcha. Hélas, il n'y avait rien de caressant dans le
regard que Guy dardait sur elle ! Brûlant, noir, possessif, il plongeait
au plus profond de son être et remuait des émotions dont elle n'avait
jamais soupçonné l'existence, auparavant.
— Es-tu bien sûre de vouloir que je reste ? demanda-t-il à brûle-
pourpoint.
Non, bien sûr que non ! Ce dont elle était sûre, en revanche, c'était
qu'elle regretterait éternellement de l'avoir laissé repartir. Et puis, ce
tutoiement était si troublant.
— Oui, j'en suis sûre..., murmura-t-elle.
Il s'effaça pour la laisser entrer dans le bungalow et, une fois à
l'intérieur, elle lui tendit son T-shirt. Il s'en empara sans piper mot.
Puis elle retira l'anneau en or qu'il lui avait passé au doigt, à
l'aéroport, pour simuler le mariage. Une curieuse sensation de perte
l'envahit brusquement.
— Merci, dit-elle en le lui rendant.
— Est-ce pour cela que tu me proposes de rester ? demanda-t-iî
alors. Pour t'avoir permis d'embarquer pour Valanu ? Par gratitude
pour le passeport ?
Son ton était dur, et son regard si insistant que Lauren baissa les
yeux.
— Non, murmura-t-elle.
Il daigna enfin prendre l'anneau, le remit à son doigt et pénétra dans
la salle de bains sans faire de commentaire. Pendant qu'il prenait sa
douche. Lauren prépara le dîner qui consistait en du poisson et une
salade. Puis elle alla s'asseoir sur le seuil, et, bercée par le bruit
apaisant des vagues, elle tenta d'analyser la situation.
« Renvoie-le à son hôtel avant qu'il ne soit trop tard ! » lui ordonna
la voix de la raison.
N'était-il pas déjà trop tard ? pensa-t-elle avec dérision. Ne venait-
elle pas de lui promettre le repos du guerrier ? A cette pensée, un
frisson la parcourut... Ah, elle ne savait plus que penser, le désir
brouillait sa lucidité !
Oh ! Elle avait beau jeu de blâmer la moiteur des tropiques, la
fragrance bien particulière qui flottait en permanence dans l'air
saturé — une odeur lourde comme le péché, qui émanait du cœur
des fleurs écarlates foisonnant sur l'île. Non, ce n'était pas
uniquement l'envoûtement des tropiques qui était responsable du 1
feu qui couvait dans ses veines ! En outre, elle était consciente que
Guy avait terriblement besoin d'elle, cette nuit...
Lorsqu'il ressortit de la salle de bains avec son T-shirt propre
moulant étroitement son torse, Lauren était en train d'éplucher des
mangues, assise à la table de la terrasse. Elle ne l'entendit pas
arriver. Subitement, elle sentit sa présence derrière elle et son cœur
bondit dans sa poitrine. Elle se tourna lentement vers lui.
Il s'était rasé et sa beauté la frappa, un curieux mélange de latin
flamboyant et de mystérieux slave.
— La nourriture a l'air délicieuse, déclara-t-il, affable.
Il ne se jeta pas sur son assiette comme un affamé, mais, tout ; en lui
expliquant dans le détail la situation politique de Santa Rosa, ne
laissa pas une miette du repas qu'elle avait préparé.
— La République soutenait donc les rebelles, conclut Lauren.
Qu'est-ce qui l'empêcherait de recommencer dans quelque temps ?
— C'est peu probable. Elle a perdu trop d'hommes. En outre, la
presse a fait des comptes rendus précis des événements. Si la
République ne veut pas être stigmatisée par la communauté
internationale, elle doit se tenir tranquille.
— La presse a donc relaté les faits ?
— Oh, je ne me fais pas d'illusion, Santa Rosa sera vite reléguée
aux oubliettes des actualités et une nouvelle émeute dans un autre
coin du monde monopolisera l'attention.
Il n'avait que trop raison ! Soudain, Lauren repensa au chef de
village. Si tout était rentré dans l'ordre, pourquoi ne le rencontrerait-
elle pas ? Elle fit part de son idée à Guy qui l'interrompit avant
même qu'elle n'ait terminé sa plaidoirie.
— Il n'en est pas question ! Santa Rosa est encore considérée
comme une zone sensible et on ne t'autoriserait pas à revenir.
— Et toi, vas-tu y retourner ?
— Oui. Je dois aider la population à surmonter la crise.
— De quelle façon ?
— J'ai des contacts, je peux servir d'intermédiaires, répondit-il d'un
ton bourru.
Comprenant que c'était un sujet sensible, Lauren alla chercher le
dessert et décida de l'entretenir de sujets plus frivoles, notamment
du mariage haut en couleur d'un célèbre chanteur. Elle avait lu la
presse people au bureau de l'immigration.
Guy n'était pas dupe de son manège, il savait qu'elle cherchait à le
divertir, et lui en était reconnaissant. A la fin du repas, il paraissait
plus détendu. Lauren, en revanche, l'était beaucoup moins... La
tension montait en elle à mesure que l'heure du coucher approchait.
— Du café ? demanda-t-elle.
— Volontiers. Pendant que tu le prépares, je vais chercher un
paquet, à l'hôtel...
Là-dessus, il se leva et se fondit dans la nuit. Lauren crut que son
cœur allait flancher : elle craignait qu'il ne soit parti pour de bon. Les
vingt minutes que dura son absence furent les plus longues de sa vie.
— Tiens, dit-il en posant le paquet sur la table.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Ouvre, tu verras.
C'étaient des vêtements, deux saris, un sarong et quelques T-shirts.
L'attention était touchante et son cœur se serra.
— Merci, murmura-t-elle.
— Je pense réellement que je ferais mieux de partir... Ses mots
restèrent suspendus dans l'air épais. Sans répondre,
Lauren entra dans le bungalow et revint avec le café. Elle lui en
servit une tasse, puis demanda :
— Pourquoi ?
Comme elle rapportait la cafetière à l'intérieur, Guy observa sa
silhouette gracile. Elle marchait exactement comme il l'avait imaginé
au cœur de ses nuits passées dans la jungle : un déhanchement
sensuel, des jambes interminables, une allure féline...
Lorsqu'elle se rassit en face de lui, il répondit enfin de façon
délibérément prosaïque :
— Parce que si je reste, je vais me retrouver dans ton lit, et je
doute que nous dormions beaucoup.
Comment osait-il rudoyer une femme qu'il avait contrainte à un
simulacre de mariage ? se reprocha-t-il immédiatement.
Les longs doigts fins de Lauren tremblaient tellement qu'elle dut
reposer le pot à lait. Puis, levant vers lui son beau regard limpide,
elle répondit :
— Je ne t'aurais pas demandé de rester si je n'en avais pas eu
envie.
Le désir que Lauren lui inspirait était d'autant plus intense que, pour
la première fois de sa vie, une femme qui ignorait tout de son
identité lui faisait une proposition. L'offre était donc irrésistible...
— Et ce n'est pas parce que je me sens ton obligée ou parce que je
tiens à te remercier, précisa-t-elle.
A ces mots, il se retint de se jeter sur elle. Du calme, Bagaton ! Il
n'était tout de même pas un sauvage, même s'il en avait l'air !
— Qu'est-ce que c'est, alors ? demanda-t-il, le souffle court,
continuant de lutter contre ses instincts.
A ces mots, Lauren se pencha vers lui, au-dessus de la table, et,
lorsque ses lèvres effleurèrent les siennes, elle murmura :
— Cela...
Puis elle l'embrassa.
Elle avait la saveur du mystère et du bonheur, de la sensualité et de
la sincérité. Son audace l'enivra. Détachant sa bouche de la sienne,
Guy se leva et l'attira vivement contre lui.
— Comme cela..., murmura-t-il avant de prendre d'autorité
possession de ses lèvres.
Lauren s'abandonna avec délice à son étreinte virile. Guy
l'embrassait comme si elle était la seule femme qu'il ait jamais
désirée, comme s'ils partageaient bien davantage qu'une passion
éphémère, au cœur d'un temps suspendu sur une île du Pacifique.
Reprenant soudain son souffle, il déclara :
— Dès que je t'ai vue. j'ai eu envie de toi.
Son très léger accent auréolait chacun de ses mots d'un halo
mystérieux, troublant...
— Tu avais l'air d'un pirate. Un pirate très sexy, répondit-elle.
Les lourdes paupières de Guy masquaient en partie ses prunelles,
mais elle put voir une lueur amusée danser dans ses profondeurs
dorées.
— Apparemment, les pirates ne te laissent pas insensible. ..
— Surtout s'ils sont mal rasés, ajouta-t-elle en frottant son menton
contre sa joue... fraîchement rasée !
De nouveau, il se mit à rire, puis, enfouissant la tête dans la nuque
de Lauren, Guy l'embrassa dans le cou avant de poser un baiser
dans la vallée de ses seins, à travers le sari.
Un vertige la saisit. Et lorsque Guy entreprit d'en défaire le nœud,
elle comprit que rien jusque-là ne l'avait préparée à rencontrer un
amant aussi ardent et audacieux que ce pirate du Pacifique.
Lorsque son sari tomba à terre, leurs regards se croisèrent. Le cœur
de Lauren frémit. Jamais un homme ne l'avait regardée de cette
façon : des yeux de conquérant glissèrent lascivement sur les
courbes de son corps... Quand Guy releva la tête, c'était un
conquistador qui se tenait devant elle.
Lauren poussa un petit gémissement lorsque ses paumes calleuses
se refermèrent sur ses seins et que son pouce se mit à caresser avec
une assurance erotique leurs pointes durcies. Le désir remonta alors
le long de ses reins, telle une fusée de feu : elle était à sa merci. Et
quand Guy captura l'un de ses seins avec sa bouche, elle ne put
retenir un cri. Alors il la souleva de terre et l'emporta dans la
chambre où il la déposa délicatement sur le lit.
— Pas de regrets ? demanda-t-il une ultime fois, en posant la main
sur la dentelle qui voilait son intimité.
Des regrets ? Elle secoua négativement et vigoureusement la tête.
Alors, le regard rivé au sien, il se dévêtit à son tour.
Son pouls tambourinait violemment à ses tempes tandis qu'elle
contemplait son corps vigoureux. Quand il s'approcha du lit, Lauren
se crispa malgré elle : il y avait longtemps qu'elle n'avait pas fait
l'amour.
— Détends-toi, murmura-t-il en traçant de son doigt un sillage
brûlant sur son ventre. Je ne vais pas te faire de mal.
Sa subtile caresse stimula le désir de Lauren et la confiance lui revint
d'un coup. De toute évidence, Guy était un amant expérimenté.
— Je sais, chuchota-t-elle.
Fascinée, elle se mit à fixer le jeu de ses muscles puissants sous sa
peau bronzée, tandis qu'il détachait la moustiquaire. La mousseline
se déploya alors autour du lit dans un tourbillon de blancheur, les
enveloppant dans un cocon intime qui les isolait du reste du monde.
5.
Quand Lauren fit courir ses doigts fins le long de ses épaules et de
son dos, elle déclencha en Guy un élan presque primitif. Il comprit
que les préliminaires seraient courts car la même passion les
consumait : un gémissement venait d'échapper à Lauren et elle se
cambra contre lui.
A cet instant, il se mit à titiller la pointe de ses seins avec sa langue.
Des ondes de feu la parcoururent...
— Viens, Guy, maintenant, murmura-t-elle.
Alors, lui donnant un ultime baiser, il s'introduisit en elle. Haletant, il
se mit à aller et venir dans ses profondeurs exquises, d'abord
lentement, très lentement... Puis il accéléra la cadence et Lauren,
yeux clos, se laissa entraîner dans cette danse erotique qui
l'emportait telle une vague sensuelle et faisait voler en éclats toutes
ses pensées.
C'était comme se noyer dans une source enchantée, un plaisir
presque effrayant...
Soudain, elle rouvrit les paupières et le fixa avec intensité. Il était
souple et sombre, ses yeux brillaient comme le cœur du soleil : on
aurait dit un pirate sur le point de passer à l'assaut.
Oh, elle voulait bien être son trésor ! Capitulant, Lauren se mit à
onduler avec fougue au rythme de son compagnon. Et perçut
l'instant précis où il perdit le contrôle de la situation, où le plaisir
épousa les traits de son merveilleux visage... Guy poussa un
grognement rauque et son magnifique corps se figea durant
quelques secondes... Alors un torrent extatique cascada en Lauren
et l'emporta vers le royaume de la volupté, éclairé par un rayon
d'or, celui des yeux de son amant.
Lorsqu'elle revint des brumes du plaisir, Lauren noua ses bras
autour de la nuque de Guy et attira son visage à elle pour
l'embrasser. Jamais elle n'avait connu des étreintes si passionnées.
Comment pourrait-elle jamais l'oublier ?
Sans désunir leurs bouches, Guy roula sur le dos, et Lauren se
retrouva juchée sur lui. Lorsqu'il eut enfin retrouvé son souffle, il lui
demanda de sa belle voix profonde :
— Quand quittes-tu Valanu ?
Le cœur renversé, elle répondit d'un ton neutre :
— Dès que j'aurai reçu un mandat pour acheter mon billet d'avion.
— Je repars à Santa Rosa dans trois jours. Veux-tu passer ces
trois jours avec moi ?
A ces mots, elle plongea ses yeux dans les siens : ses pupilles
encore dilatées l'émurent et l'effrayèrent à la fois. Si la chaleur de la
passion pétillait encore dans ses profondeurs dorées, elle comprit
néanmoins qu'à l'issue de ces trois jours, elle ne reverrait plus jamais
Guy. Au moins, pensa-t-elle avec amertume, il ne cherchait pas à la
duper avec de vaines promesses.
— Ici ? demanda-t-elle pour gagner du temps.
— Non, un peu plus haut sur la côte. Dans un endroit désert
accessible uniquement en pirogue.
Pourquoi hésitait-elle ?
Naturellement, elle allait accepter et passer trois jours hors du
temps avec lui !
— D'accord ! trancha-t-elle. Mais je dois absolument informer mes
parents de ce déplacement. S'ils appelaient le bureau de
l'immigration et qu'on leur rapportait que j'avais disparu, ils se
feraient un sang d'encre.
— Tu pourras les appeler de notre lieu de villégiature, lui assura-t-il.
Puis il lui demanda, malicieux :
— Vas-tu leur faire un compte rendu détaillé de toutes tes activités
?
— J'en passerai quelques-unes sous silence, répondit-elle avec un
air espiègle.
Guy éclata de rire et déclara :
— A présent, dormons ! Nous partons à l'aube, demain.
Vœux pieux ! A peine fut-elle endormie qu'il la réveilla pour
l'étreindre de nouveau et, avant le lever du soleil, ce fut elle qui
l'arracha aux bras de Morphée. A deux reprises, ils se noyèrent
dans le tourbillon d'une passion débridée.

Allongée dans une pirogue de bois de bananier que berçait


doucement les flots du lagon, Lauren se redressa légèrement pour
observer Guy sur la grève, à deux pas d'elle... Qu'est-ce qui, dans
sa pose, son expression, la troublait donc si profondément ?
— Où as-tu appris à gérer un départ comme un exercice militaire ?
demanda-t-elle en plaisantant.
— J'ai suivi des entraînements militaires, c'est une tradition dans ma
famille. Regarde là-bas... Vois-tu ces oiseaux majestueux ? Ce sont
des frégates.
Majestueuses, ces frégates l'étaient effectivement, avec leurs
impressionnants becs crochus et leurs goitres rouges. Elles piquaient
vers le lagon, ailes déployées. Néanmoins, Lauren n'était pas dupe :
Guy venait de lui signifier indirectement qu'elle ne devait pas
s'aventurer sur le terrain de sa vie privée.
Après leur première nuit d'amour, lorsqu'elle s'était réveillée au
creux de ses bras, elle avait éprouvé la curieuse sensation d'avoir
atteint le port — avant que le bon sens ne lui revienne : Guy
appartenait à Santa Rosa et elle-même était dévouée à la société
internationale de son demi-frère. Hormis leur attirance physique
réciproque, rien ne les rattachait l'un à l'autre.
Bien que la villa où il l'avait emmenée fût nichée entre les cocotiers
le long d'une plage de sable fin entièrement déserte, elle possédait
tout le confort moderne.
— Est-ce que cette villa t'appartient ? lui avait-elle demandé, après
avoir contacté ses parents par liaison satellite.
— Non, uniquement la plage. Je l'ai achetée pour éviter que les
promoteurs ne construisent des immeubles le long du lagon.
Un sourire ironique éclaira brièvement le visage de Lauren au
souvenir de cette réponse. Quelle idiote ! Naturellement, un pirate
n'avait pas de foyer !
— Pourquoi souris-tu ? lui demanda subitement Guy. Parce que tu
es heureuse ? Parce que l'endroit te plaît ?
Lauren embrassa le paysage du regard : le bleu transparent du
lagon, le vert vif des palmiers, la blancheur éclatante du sable... Il
aurait fallu être bien difficile pour ne pas apprécier ce paradis.
— C'est très beau, effectivement, eut-elle le temps de répondre
avant que Guy ne bâillonne sa bouche d'un baiser.
Durant ces trois jours merveilleux, le temps suspendit son vol et
Lauren plongea au cœur de désirs insoupçonnés, logés tout au fond
de son être. Parce que ces quelques jours seraient tout ce qu'elle
obtiendrait jamais de Guy, elle s'abandonna entièrement à cette folle
passion.
Elle aurait tout le temps de réfléchir quand elle reviendrait dans le
monde réel. Pour l'heure, la méditation n'était pas du tout
d'actualité.
Guy était un amant idéal. Intelligent, intrigant... et fin cuisinier ! Il la
faisait rire et abordait tous les sujets qu'elle souhaitait, même si, d'un
accord tacite, ils n'évoquaient jamais leur vie privée.
D'instinct, il devinait quand elle avait envie de tendresse, ou quand
elle préférait chevaucher avec lui des contrées plus sauvages. Elle
nageait nue dans l'eau bleue du lagon, aussi chaude que le sang qui
coulait dans ses veines, puis se roulait dans le sable fin comme du
sucre cristallisé avant de se doucher avec Guy dans l'immense salle
de bains de la villa.
Entre la caresse du soleil et la lumière argentée de la lune, les jours
et les nuits s'égrenaient au gré de leur idylle, telles des perles sur une
corde de soie... Jusqu'à ce que sonne l'heure du départ, du retour à
Valanu.
Lauren appela une ultime fois ses parents. Et Guy, sans le vouloir,
surprit la fin de sa conversation.
— Et si je rentrais directement en Angleterre au lieu d'aller, comme
prévu, en Nouvelle-Zélande ?
Il connaissait les différentes intonations de sa voix : langoureuse,
malicieuse, sérieuse, déterminée, frémissante, rauque, dans la fièvre
de la passion — c'était celle qu'il préférait —, mais jamais elle ne
s'était adressée à lui sur le ton affectueux qu'elle réservait à ses
parents.
Et alors ? se rappela-t-il brusquement. Pourquoi cela l'affectait-il ?
— Est-ce bien sûr ? demandait-elle à présent à son lointain
interlocuteur.
Un long silence s'ensuivit, durant lequel un doux sourire illumina son
visage, le genre de sourire dont elle ne le gratinait jamais, lui !
L'oreille collée au téléphone, Lauren traça alors avec son doigt un
dessin imaginaire sur la table. Immédiatement, Guy se figura ses
doigts jouer une partition erotique sur son corps... L'émotion le
saisit. Non, il ne devait pas s'aventurer sur ce terrain ! Ils avaient fait
l'amour un nombre incalculable de fois, il était insatiable et elle
répondait à toutes ses avances ; néanmoins, elle s'était bien gardée
de faire la moindre allusion à l'avenir.
Lauren appartenait certainement à cette sorte de femmes qui
traitaient leurs amants avec égard puis les laissaient repartir sans
regret, sans exiger de comptes. La partenaire idéale, en somme,
pour un homme qui n'attendait rien d'autre de ses compagnes que
ce qu'il acceptait lui-même de leur donner : du respect et d'ardentes
étreintes.
— Bon, entendu ! disait Lauren d'un ton chaleureux. Je pars
aujourd'hui et vous appellerai demain, de chez Marc.
Elle n'avait pas soufflé mot à ses parents de leur aventure ; en
revanche, ils étaient au courant de sa liaison avec Corbett. Une
bouffée de jalousie enflamma brusquement le cœur de Guy. Jusque-
là, il avait prudemment rejeté à la lisière de son esprit l'ombre de
Marc Corbett. Que lui arrivait-il? Pourquoi l'idée que Lauren aille
dans le lit d'un autre après être passée dans le sien suscitait-elle en
lui cet élan de possessivité primaire ? C'était insensé !
Lorsque Lauren raccrocha, Guy fit de prodigieux efforts pour ne
pas céder à la colère violente qui couvait en lui. En mentionnant le
nom de son amant, Lauren ne l'avait-elle pas provoqué à dessein ?
— Tout va bien ? parvint-il enfin à dire d'un ton abrupt.
— Oui, merci. J'hésitais à rentrer directement à la maison pour leur
prouver que leur fille chérie était saine et sauve, mais mon père n'a
rien voulu entendre.
— Quel père attentionné ! lâcha Guy.
Après tout, Corbett et elle n'étaient peut-être plus amants, mais ils
étaient restés en bons termes. Cela arrivait fréquemment. Lui-même
ne s'enorgueillissait-il pas de conserver des relations privilégiées
avec ses anciennes maîtresses ?
Assez ! Lauren et lui ne s'étaient fait aucune promesse. Oui, elle
était l'amante dont tout homme rêvait, mais l'interlude exotique était
terminé et désormais, elle pouvait bien fréquenter qui bon lui
semblait. De son côté, il agirait de la même façon et l'affaire serait
close
— Mon père est adorable, reprit Lauren sur ce même ton
chaleureux.
Puis, le fixant de ses grands yeux gris, elle murmura :
— Guy, ce fut un séjour magique. Merci beaucoup.
— Tu ressembles à une enfant à la fin d'une fête, répondit-il,
exaspéré par le ton rauque de sa propre voix.
A ces mots, Lauren durcit le regard. Il se heurta à l'opacité de ses
yeux d'argent et la sentit déjà bien loin de lui ! Son cœur se tordit de
douleur.
— Ce fut une fête merveilleuse, Guy, mais toutes les bonnes choses
ayant une fin, elle est à présent terminée.
Ravalant sa rage avec toute la maîtrise qu'on lui avait inculquée
durant son enfance, Guy déclara :
— Donne-moi une adresse où je pourrai te contacter le cas
échéant.
Contrairement à ses craintes, elle acquiesça d'un mouvement de tête
et sortit un petit carnet de son sac à main. Elle écrivit une adresse,
arracha la page et la lui tendit.
— Je suis joignable à cette adresse pendant trois semaines, lui j
annonça-t-elle sans se rendre compte qu'elle le poignardait.
« Allons, reprends-toi, Bagaton ! » s'ordonna-t-il. Les fantasmes
erotiques les plus fous qu'ils avaient partagés ne lui I donnaient
aucun droit sur elle !
— Parfait, allons-y ! décréta-t-il.
Sur le chemin du retour, pendant que Guy pagayait et que la
pirogue ondulait sur les flots bleus du lagon, les ramenant
inexorablement vers Valanu, Lauren se repaissait une ultime fois du
paysage, préférant ignorer le mutisme de Guy. Un visage redevenu
autoritaire, comme s'il avait de nouveau érigé une barrière entre eux.
Une voiture de location avec chauffeur les attendait non loin du
rivage. Décidément, Guy avait un sens remarquable de
l'organisation, pensa-t-elle avec dérision. Lorsque le chauffeur eut
chargé les bagages, elle lui tendit la main et déclara :
— Au revoir et merci pour tout.
Ses yeux dorés rivés aux siens, Guy porta la main de Lauren j à sa
bouche et embrassa ardemment ses doigts. Un baiser brûlant j qui
s'imprima en elle comme une empreinte de feu. Son cœur I se mit à
battre une terrible chamade qui la toucha jusqu'au plus profond de
son intimité.
— Tout le plaisir était pour moi, lui dit-il d'une voix de velours.
A cet instant, Lauren se sentit rougir et détourna les yeux.
Guy lui ouvrit la porte arrière et elle s'engouffra vivement dans le
taxi. Le chauffeur démarra sans attendre, et Lauren ne I se retourna
pas pour lui faire un signe d'adieu. I

Durant le vol jusqu'aux îles Fidji, elle lutta contre la frustration


terrible qu'elle sentait monter en elle, refusant toute nourriture à
l'exception d'un jus de fruits. Une fois à bord du Boeing en partance
pour la Nouvelle-Zélande, elle regarda s'éloigner les îles Fidji, le
cœur serré, puis se força à grignoter le sandwich qu'on lui avait
servi. Il avait un curieux goût de plastique et de poussière.
Elle assista ensuite au coucher du soleil qui se diluait en longues
écharpes rouge sang à l'horizon. Un spectacle saisissant ! Malgré
elle, ses yeux commencèrent à la picoter...
« Assez ! » s'ordonna-t-elle. Elle savait parfaitement — et ce depuis
le début — qu'une fois qu'elle aurait quitté Guy, les adieux seraient
définitifs. Elle le savait et avait accepté la règle du jeu.
Non, elle n'était pas amoureuse de Guy Bagaton !
Soudain, une réalité la frappa : à l'instar de sa mère, des années
auparavant, Lauren s'était abandonnée à la force de son désir et
avait vécu une passion aussi torride qu'éphémère avec un quasi-
inconnu.
Et pourtant, Isabel Porter en savait plus sur son amant d'alors
qu'elle sur Guy. Homme d'affaires de renom, le père génétique que
Lauren partageait avec Marc Corbett était également un séducteur
notoire ainsi qu'un mari infidèle. Bien que sa mère le sût marié et le
fût elle-même, elle avait été incapable de résister à son puissant
magnétisme.
« Tout comme moi avec Guy, pensa-t-elle. Je suis bien la fille de ma
mère et de mon père... génétique ! »
Car aux yeux de Lauren, son véritable père était Hugh Porter.
Hugh, qui avait découvert, vingt ans plus tard, que celle qu'il avait
toujours tenue pour sa fille légitime était en réalité le fruit des
relations adultères de sa femme. La nouvelle lui avait valu sa
première crise cardiaque, mais il avait pardonné son infidélité à sa
femme et assuré à Lauren que son amour pour elle demeurait
inchangé.
Bah, elle préférait de plus repenser à tout cela !
Qui pouvait bien être Guy ? s'interrogea-t-elle. Un planteur de riz ?
D'indican ? Ou encore de copra ? A moins qu'il ne fût un
explorateur à la solde des compagnies qui achetaient les forêts
tropicales.
Mi-pirate, mi-guerrier, il vivait sur une île perdue dans l'immensité
bleue du Pacifique. Et, mis à part la formidable attirance physique
qu'ils avaient ressentie l'un pour l'autre, ils n'avaient strictement rien
en commun. Lauren vivait et travaillait à Londres. Elle adorait son
métier et sa ville préférée était Paris. Rien à voir avec le climat
étouffant de Santa Rosa.
Strictement rien en commun ! se répéta-t-elle d'un air buté. Et elle
eut la sensation qu'une main de fer géante lui brisait le cœur...
Naturellement, elle lui remettrait l'argent qu'il lui avait prêté, mais
cela n'impliquait pas un contact personnel. La transaction pouvait
s'effectuer par l'intermédiaire des banques. Il suffisait qu'elle trouve
son adresse sur Internet. Et s'il n'était pas répertorié dans l'annuaire,
toute lettre adressée à Santa Rosa lui parviendrait. N'était-il pas
connu comme le loup blanc, là-bas ?
Lui, en revanche, avait son adresse...
Durant tout le reste du trajet, Lauren se repassa le film de ces
merveilleux jours volés au destin, dans les bras vigoureux de Guy.
Allons, elle pouvait bien se laisser aller une dernière fois. Lorsqu'elle
serait chez Marc, elle ne s'autoriserait plus de telles pensées, sinon,
le terrible désir qui l'étreignait chaque fois qu'elle songeait à son
fabuleux amant finirait par la rendre folle. Décidément, les tropiques
étaient dangereux pour la santé mentale, conclut-elle, amère.
Heureusement qu'elle vivait à Londres !

— Non, Fancy, je ne veux pas aller me promener sur la plage avec


toi, expliquait Lauren à un retriever au pelage fauve. Ni te lancer la
balle.
« Tout ce que je veux faire, c'est rester allongée dans ce transat, au
soleil, et fantasmer sur un homme que je ne reverrai plus jamais »,
ajouta-t-elle en silence.
Poussant un soupir à fendre l'âme, Fancy lécha rapidement le bout
des doigts de Lauren avant de s'affaler sur le sol, à côté d'elle.
Plissant les yeux, celle-ci contempla longuement le Pacifique qui
s'étirait au-delà de la terrasse : ici, ses reflets étaient plus verts et sa
température moins élevée qu'au large de Valanu. Ce qui n'ôtait rien
à sa beauté, pensa-t-elle. Mais il était vrai que sa préférence irait
toujours à l'île de Valanu, là où Guy l'avait initiée à des plaisirs
exquis.
Cela faisait exactement deux jours et quatre heures qu'ils s'étaient
quittés. Et depuis, elle avait compté chaque minute. Subitement,
Fancy se releva et dressa l'oreille.
— Qu'y a-t-il, Fancy ? interrogea Lauren.
Elle perçut alors le vrombissement d'un hélicoptère qui volait assez
bas. Elle était seule à la villa, Marc, Paige et leurs fillettes ne
revenant que le lendemain des Seychelles. Un pressentiment
l'étreignit... Tout en se disant qu'elle se faisait de folles idées, Lauren
enfila rapidement un short et un T-shirt, au cas où...
Un miracle était-il possible ? Etait-ce Guy qui revenait ? Depuis
leurs adieux, elle envisageait parfois la possibilité de s'établir avec
lui, sur une île du Pacifique... Sornettes ! Guy n'était pas le genre
d'homme à s'éterniser ni à jurer fidélité à une femme. Et nul doute
qu'il avait la même opinion d'elle. Elle qui l'avait invité dans son lit
puis consenti à tout dans ses bras, alors qu'elle aurait dû fuir Valanu
à la minute même où il lui remettait son passeport !
« Trop tard pour les regrets, ma belle ! » pensa-t-elle avec dérision.
Tout de même... Ce faux mariage célébré sur fond de mitraille,
c'était exactement le genre d'histoire dont raffolaient les journalistes.
Elle qui jusque-là s'était efforcée de mener une existence discrète
pour ne pas attirer l'attention sur Marc et elle, devait s'estimer
heureuse que sa témérité n'ait pas engendré de scandale. Car pour
peu qu'un échotier ait eu vent de l'affaire, du simulacre de mariage,
de ses amours torrides avec Guy, Lauren aurait fait la une des
tabloïds, au titre de la demi-sœur de Marc Corbett.
— Lauren, un certain Guy Bagaton demande à vous voir.
Elle crut qu'elle allait s'évanouir... Avait-elle bien compris ce que
venait de lui dire la domestique ?
— Il insiste, précisa cette dernière.
S'efforçant de dissimuler la joie indescriptible qui l'avait envahie,
Lauren répondit :
— Merci, madame Oliver, je le connais.
Guy l'attendait dans le salon, vêtu d'un jean et d'une chemise dont il
avait roulé les manches sur ses avant-bras musclés. Fait
extraordinaire, il s'était rasé. En dépit de sa décontraction
vestimentaire, il paraissait tout sauf détendu. Quand elle pénétra
dans le salon, il riva sur elle un regard perçant et elle eut la
troublante sensation d'être un spécimen rare qu'il avait recherché
toute sa vie.
L'émotion la submergea d'abord comme une vague chaude qui
devint soudain glacée.
Ce n'était plus le même homme que l'amant de Valanu. Il avait les
traits tirés, le visage dur et son regard sombre lui faisait presque
peur... Et pourtant, le désir qu'il lui inspirait était intact, toujours
aussi violent.
Jamais elle n'avait espéré rencontrer un jour un homme capable de
rivaliser avec le charisme de son frère. Et voilà que l'homme en
question se tenait précisément dans le salon de Marc ! Même
autorité naturelle, même prestance.
S'efforçant de garder la tête froide, Lauren s'exclama :
— Bonjour Guy. Quelle surprise !
Elle lui adressa un sourire mesuré et, avant qu'elle ne comprenne ses
intentions, Guy plaqua sa bouche sur la sienne pour lui donner un
baiser fulgurant.
— J'espère que c'est une bonne surprise, dit-il en relevant la tête.
— Naturellement, répondit-elle, avec une fausse assurance. Quel
bon vent t'amène en Nouvelle-Zélande ?
— Assieds-toi, lui ordonna subitement Guy.
Un froid glacial glissa le long de son dos tandis qu'elle l'entendait
ajouter :
— Je ne t'apporte pas une bonne nouvelle.
— Parle ! lui dit-elle, la gorge nouée.
Il la jaugea quelques secondes, avant de déclarer abrupte-ment :
— Il se peut que notre mariage soit légal !
6.
— Légal ? répéta-t-elle, abasourdie.
— Selon mon avocat, nous pourrions avoir de sacrés ennuis si nous
n'en tenons pas compte, dit-il sèchement.
— C'est ridicule ! Il n'y a pas eu de publication de bans, nous
n'avions aucun papier d'identité. Le simple formulaire que Josef a
rempli ne peut pas représenter un document officiel.
— A Santa Rosa, ce formulaire et la cérémonie célébrée par Josef
semblent suffire.
Incapable de penser, Lauren tourna lentement le regard vers la
grande baie vitrée. Au-delà s'étendait un merveilleux jardin tropical
où les lianes d'une végétation aussi verte que luxuriante se mêlaient
aux fleurs multicolores. Fancy, étendue à l'ombre d'un cocotier,
bâillait.
Une bouffée de panique l'envahit.
Mariée à Guy Bagaton ?
— Non ! déclara-t-elle en secouant vivement la tête. Je ne
l'accepterai pas.
— Que tu l'acceptes ou non ne changera rien à l'affaire, répondit
Guy avec une franchise brutale. En outre, rien n'est encore certain.
Mes avocats étudient le cas. Néanmoins, il était de mon devoir de
t'en aviser.
— Merci, murmura-t-elle en s'efforçant de rassembler ses idées.
Si ce mariage était légal, ce serait une véritable catastrophe ! Il était
impossible qu'elle se retrouve mariée à un aventurier, à un homme
avec qui elle avait partagé une brève passion, mais qui n'était pas
censé s'attarder dans sa vie. Sans compter le tapage médiatique si
un journaliste découvrait le fin mot de l'histoire. Pour le coup, son
père ne s'en remettrait pas !
Prenant une grande inspiration, elle demanda :
— Quand serons-nous fixés ?
— La situation est encore confuse à Santa Rosa, aussi mon avocat
estime-t-il qu'il lui faudra au moins deux semaines pour éclaircir
l'affaire. Dès que j'en saurai davantage, je t'en ferai part,
naturellement.
— Merci, lui répéta-t-elle.
Soudain, Guy plissa les yeux et déclara :
— Si l'affaire s'ébruite, des journalistes tenteront peut-être d'entrer
en contact avec toi.
— Par pitié, non ! s'écria-t-elle, affolée. La dernière chose que je
veuille, c'est attirer l'attention des médias sur moi.
Il lui jeta un regard désapprobateur avant de demander sur un ton
ostensiblement détaché :
— As-tu une raison particulière de les détester ?
— Non, déclara-t-elle vivement. Seulement, je détesterais faire la
une des journaux.
— Ne réponds pas au téléphone et surtout, informe la domestique
du caractère confidentiel de ma visite.
— Allons, seul Josef est au courant, déclara Lauren en tâchant de
raisonner logiquement. Et je présume que l'on peut compter sur sa
discrétion.
— C'est un homme de. confiance. Le problème, c'est qu'il n'était
pas seul à l'aéroport, ce soir-là.
— Les voyageurs étaient bien trop angoissés pour s'être rendu
compte de quelque chose. Quant aux éventuels journalistes présents
dans la région, ce sont des correspondants de guerre, pas la presse
people.
— A Valanu, ce n'était pas la guerre, observa Guy.
A ces mots, Lauren leva les yeux vers lui. Et un flot de souvenirs lui
revint brusquement à la mémoire. Elle fit un effort pour se ressaisir :
cet homme était un inconnu, compris ? Un inconnu qu'elle
connaissait pourtant intimement.
— Pourquoi nous aurait-on suivis ? fit-elle d'une voix peu assurée.
— Allons, tu as raison, il y a de fortes chances pour que cette
affaire reste entre nous.
— Je l'espère. Je place mon droit à la vie privée au-dessus de tout.
— Comme nous le faisons tous ! conclut Guy d'un ton mystérieux.
Il prit le temps de balayer du regard l'élégant salon avant de
proposer :
— Allons faire une promenade sur la plage, veux-tu ?
— Volontiers...
Fancy leur emboîta le pas et Guy flatta spontanément son beau
pelage. De toute évidence, il était familier des animaux ! De son
côté. Fancy l'adopta d'emblée et parut tout particulièrement
apprécier la façon dont le visiteur la gratta sous le cou. Lauren
l'observait à la dérobée, de nouveau sous son charme.
S'éclaircissant la gorge, elle lui demanda :
— Si la cérémonie est véritablement légale, qu'allons-nous faire ?
— Nous ne pouvons l'annuler sous prétexte que nous n'avons pas
consommé le mariage, observa-t-il sèchement. Je présume que
nous devrons divorcer.
Son cœur se serra. Regret, amertume ? Incapable de discernement,
Lauren enfonça ses orteils dans le sable, puis répondit, tête baissée :
— De toute façon, ce mariage ne sera reconnu que sur Santa Rosa,
et partout ailleurs, il sera illégal.
S'étonnant du mutisme de Guy, Lauren tourna la tête vers lui. Ce fut
alors qu'il déclara d'un ton impassible :
— Un mariage contracté en toute légalité dans un territoire donné
est en général légal dans tout autre pays, à moins qu'il n'y ait
polygamie. Même les mariages avec des mineures ne sont pas
nécessairement annulés.
De nouveau, Lauren se concentra sur le jeu de ses pieds dans le
sable. Son contact chaud était si rassurant ! Soudain, une mouette
passa au-dessus d'eux et poussa un cri qui ressemblait à un éclat de
rire moqueur.
— Merci de m'avoir avertie, lui dit-elle du bout des lèvres.
— Si l'on cherche à te contacter, refuse de faire le moindre
commentaire, lui conseilla de nouveau Guy.
Puis il ajouta sur un ton suave :
— Ne crains rien, je ne réclamerai pas mes droits conjugaux.
— Je n'ai pas peur, se défendit-elle vivement en se sentant rougir.
Pourquoi Josef ne nous a-t-il pas mis en garde contre la légalité de
ce mariage ?
— Josef n'est pas un homme de loi, et puis nous ne lui avons pas
laissé le choix. D'ailleurs, nous ne l'avions pas.
— A propos, comment va-t-il ?
— Comme un homme qui a perdu son fils aîné, répondit-il
abruptement.
— Oh, je suis désolée, dit-elle, les larmes aux yeux. A côté de lui,
je n'ai pas à me plaindre.
— Effectivement. Ce qui nous arrive n'a rien d'un désastre.
— Bien sûr ! Mais c'est tellement ridicule. Je n'ai pas du tout
l'impression que nous sommes mariés.
— Moi non plus, répliqua-t-il en martelant chaque syllabe. Notre
charmante idylle sur Valanu était imprudente, mais dans le feu de
l'action, on ne se rend pas toujours compte de la témérité dont on
fait preuve.
Il marqua une pause, puis poursuivit :
— Si le mariage s'avérait légal, nous ferons en sorte de divorcer
rapidement et discrètement.
— Entendu, murmura-t-elle.
Fixant soudain la villa de Marc Corbett, Guy déclara :
— Tu as un employeur très généreux. Permet-il à tous ses
employés de séjourner dans sa demeure privée ?
Lauren saisit immédiatement le sens de son allusion et répondit
sèchement :
— Tu n'as qu'à le lui demander.
— Je sais pourquoi tu redoutes tant les médias : ta ne souhaites pas
que nos frivolités sur Valanu parviennent aux oreilles de ton amant,
n'est-ce pas ?
— Pardon ? s'exclama-t-elle, choquée.
— Ne mens pas, Lauren ! Je sais que tu es la maîtresse de Corbett
et que tu l'étais bien avant qu'il n'épouse sa charmante Néo-
Zélandaise.
Marc lui avait dit un jour qu'elle était à son désavantage lorsqu'elle
était en colère. Depuis, elle s'efforçait de toujours garder cette
observation à l'esprit, lors de réunions difficiles, par exemple, ou
bien face à des clients revêches ou encore des personnages
indélicats. Or Guy venait de la blesser si cruellement qu'elle fut
incapable de lui cacher sa fureur.
— Ma vie ne te regarde pas ! se récria-t-elle, indignée.
— Si tu ne voulais pas que je m'en mêle, il ne fallait pas m'inviter
dans ton lit, lui assena-t-il durement.
— C'est... c'est absurde ! Je... je ne suis pas la... la maîtresse de
Marc Corbett.
Elle en bégayait de colère et s'en voulait terriblement. Dans un
ultime sursaut de raison, elle ajouta plus calmement :
— Je vais moi aussi contacter mon avocat. Peut-être qu'il sera
mieux renseigné que le tien sur la marche à suivre.
— Entendons-nous bien ! lui dit-il en la saisissant subitement par le
bras. Il est hors de question que tu agisses toute seule de ton côté.
— Je n'ai jamais dit que je prendrais une décision unilatérale, se
défendit-elle.
Guy la fixa alors avec intensité, avant d'ordonner à brûle-pourpoint :
— Parle-moi de ta relation avec Marc Corbett !
Il la vit blêmir et, lorsqu'elle s'humecta les lèvres avec le bout de sa
langue, un violent désir éteignit ses reins.
— Je ne sais pas si je peux te faire confiance, commença-t-elle,
hésitante. Voilà... Marc m'a sauvé la vie.
Guy sourcilla. Il s'était attendu à tout sauf à cette réponse.
— C'est-à-dire ?
— Juste après avoir terminé mes études universitaires, j'ai
découvert que j'avais une leucémie...
— Continue, l’encouragea-t-il, glacé.
— On devait me faire une greffe de moelle osseuse, poursuivit-elle.
Nous avons découvert que Marc était un donneur compatible. Sans
lui, je n'aurais pas survécu.
— Je vois, dit Guy, révolté à l'idée que cette adorable femme
débordante de vitalité ait manqué disparaître.
— C'est pourquoi je suis tellement attachée à lui.
— Je comprends, dit-il en tâchant de retenir les nombreuses
questions qu'il avait envie de formuler.
Comment les docteurs avaient-ils pu établir que Marc Corbett avait
une moelle épinière compatible ? Figurait-il sur une liste de
donneurs ?
— Marc m'a ensuite assuré que, lorsque je serais rétablie, il me
proposerait du travail si je le souhaitais. Je ne pouvais refuser une
offre dans une entreprise aussi prestigieuse que la sienne.
Naturellement, j'ai passé des entretiens d'embauché et dû faire mes
preuves comme les autres, mais j'y suis arrivée. Depuis, Marc et
moi sommes très proches. C'est un homme adorable, et sa femme,
Paige, est tout aussi charmante.
Adorable, Marc Corbett ? pensa Guy en retenant un sourire
ironique. Il est vrai que l'homme avait du talent et à ce titre, il le
respectait ; néanmoins, ce n'était pas l'adjectif qu'il aurait employé
pour le qualifier.
A cet instant, Lauren leva vers lui son regard clair et, d'instinct, il
comprit qu'elle ne lui avait pas avoué toute la vérité. Froidement, il
reconnut que si son histoire était une invention destinée à dissimuler
sa relation amoureuse avec Corbett, elle avait le mérite de
l'originalité. D'ailleurs, rien n'empêchait que cette affaire de greffe
osseuse soit vraie et que Lauren soit également la maîtresse de
Marc ! Quant à son affection pour Paige, ce ne serait pas la
première fois, et ni la dernière, qu'une femme avait une relation avec
le mari d'une amie chère.
Que pouvait bien penser Guy en ce moment ? se demandait de son
côté Lauren. L'avait-il crue ? Sa curiosité était-elle satisfaite ? Elle
aurait aimé lui confier l'entière vérité, mais cette vérité ne lui
appartenant pas totalement, elle jugeait irrespectueux de livrer le
secret d'une autre, en l'occurrence sa mère.
— Bah, c'est une vieille histoire que je préfère ne pas divulguer,
conclut Lauren avec un sourire rassurant. Certaines personnes
prétendent que, si vous avez sauvé la vie de quelqu'un, vous êtes
ensuite responsable de lui pour toujours. Je déteste que l'on pense
que Marc m'a embauchée à cause d'un hasard génétique.
— Je comprends.
Le soleil prêtait des chatoiements auburn à la chevelure noire de
Guy. Il était plus beau que jamais, pensa Lauren avec mélancolie.
Elle le vit sortir son portefeuille de sa poche, griffonner quelque
chose sur un bout de papier et le lui tendre.
— Au cas où tu aurais besoin de me contacter. Leurs doigts
s'effleurèrent et le cœur de Lauren frémit dans sa poitrine.
— Et ceci, pour que tu gardes un souvenir de notre histoire,
murmura-t-il avant de l'attirer d'autorité contre lui.
Il la serra étroitement contre son torse, une main plaquée sur sa
nuque, l'autre sur ses reins et Lauren eut alors la sensation de goûter
un plaisir interdit. Puis il baisa ses paupières l'une après l'autre : le
souffle chaud de Guy sur sa peau frissonnante valut toutes les
caresses erotiques qu'il lui avait jamais données.
Il fit ensuite glisser ses lèvres vers sa bouche avide et elle sentit
toutes ses résistances s'évanouir. Elle avait attendu ce baiser depuis
le début, depuis qu'elle l'avait rejoint dans le salon.
La bouche de Guy dévora la sienne avec une ardeur qui effaça
toute notion de temps et d'espace... Lauren s'abandonna
entièrement à son baiser et y répondit avec une égale fièvre.
Pourtant, elle avait beau désirer ardemment que ce baiser dégénère
en une étreinte plus intime, elle finit par se dégager de ses bras et,
secouant la tête, s'écria :
--- Non!
— Mais tu disais oui il y a une seconde encore ! protesta-t-il en
l'enveloppant d'un regard possessif et brûlant.
— Non, répéta-t-elle.
Avec Guy, elle ne serait jamais en sécurité. Il était préférable de
mettre un terme à cette relation maintenant, au lieu de devenir
captive d'une passion qui la ferait immanquablement souffrir. Oh, il
était difficile de résister à sa force, à sa chaleur, à l'odeur de sa
peau, à la saveur de sa bouche sur la sienne... Elle mourait d'envie
d'être de nouveau à lui, naturellement ! Mais elle devait lui résister
au risque d'endurer de bien plus grands tourments quand il
déciderait, un jour, sur un coup de tête, de la quitter pour toujours.
— Pourquoi ? demanda-t-il, tendu.
— Parce que je ne le souhaite pas.
Son mensonge le blessa d'autant plus durement qu'il savait
pertinemment qu'elle mentait.
— Tu m'as tout de suite plu, bien sûr, continua-t-elle, mais l'idée
que nous soyons mariés... Non, c'est ridicule. Qui plus est, je ne
veux pas avoir une liaison avec toi.
— Quand je pense à ce mariage, de nombreux adjectifs me
viennent en tête, mais pas le terme « ridicule », répliqua-t-il. Quant à
la liaison, il me semble que nous l'avons déjà eue.
— Passer quelques jours ensemble ne signifie pas avoir une liaison.
Je suis navrée, Guy, mais une aventure sous les tropiques ne dure
pas au-delà des tropiques. Cela dit, je te serai toujours
reconnaissante de m'avoir sauvé la vie.
— Assez ! s'écria-t-il sur un ton qui la glaça. Si tu prétends que tu
as dormi avec moi par gratitude, je vais être obligé de te démontrer
que tu te trompes. Nous avons fait l'amour ensemble parce que
nous le désirions tous les deux.
— Bien sûr, ce n'est pas ce que je voulais dire, je... tu... Elle reprit
sa respiration et lui assena d'un ton définitif :
— C'est fini, Guy.
Il la jaugea longuement, la bouche contractée, les yeux plissés.
— Dans ces conditions, je n'ai rien à ajouter. Au revoir, Lauren.
Le cœur en lambeaux, Lauren le regarda disparaître derrière la
futaie pour rejoindre son hélicoptère. La guerre les avait enchaînés
l'un à l'autre et ils devaient impérativement se libérer de ce lien
fortuit. Ce qu'elle ressentait pour Guy Bagaton ne pouvait pas être
de l'amour ! se répéta-t-elle. Il s'agissait seulement d'une attirance,
une attirance par ailleurs très compréhensible pour un homme beau
comme un dieu, fort comme un guerrier et qui, de surcroît, lui avait
sauvé la vie. Oui, une réaction tout à fait logique de la part d'une
femme équilibrée !
Tout comme il était logique qu'elle ne se mette pas à aimer un
homme qui la soupçonnait d'être la maîtresse d'un autre !
Des bruits d'hélice lui firent tourner la tête vers les palmiers. Et,
tandis que l'hélicoptère emportait Guy loin d'elle, Lauren lutta contre
les larmes. Pourtant, si c'avait été à refaire, elle aurait agi de la
même façon et lui aurait enjoint de partir.
Lorsqu'elle avait demandé à sa mère par quel moyen elle avait
réussi à trouver un donneur compatible, en l'occurrence Marc
Corbett, et que cette dernière lui avait avoué son adultère, Lauren
avait été fortement ébranlée par sa réponse. Mais ce qui l'avait le
plus perturbée, c'était son autre aveu concernant son père qui,
jusque-là, ignorait tout de la situation.
Soudain, Lauren eut la folle envie d'appeler ses parents à Londres.
— Comment va papa ? demandait-elle à sa mère quelques minutes
plus tard.
— Fort bien. Et toi, ma chérie ?
— J'ai reçu la visite de Guy Bagaton, l'homme qui m'a aidée à fuir
Santa Rosa. Je vais tenter de rentrer plus tôt que prévu.
— Pourquoi ? Profite donc de ton séjour ! Tu as besoin de repos et
tu sais que tu ne dois pas prendre ta santé à la légère.
— Je me sens en pleine forme et je n'aimerais pas qu'un journaliste
finisse par découvrir mon faux mariage et vous crée des ennuis.
— Tu te tracasses pour rien, Lauren, lui assura sa mère. Tiens, voilà
ton père. Je te le passe.
— N'écourte surtout pas tes vacances, ma chérie, renchérit ce
dernier en prenant l'appareil. A propos, cet homme qui t'a sauvé la
vie, crois-tu qu'il me plairait ?
— Je crois, oui, dit-elle en riant. Tu apprécies Marc, n'est-ce pas ?
Eh bien, c'est le même genre d'homme.
— Dans ces conditions, j'espère lui serrer la main un jour.
— Nous verrons, fit Lauren, sceptique.
Ils échangèrent encore quelques mots puis raccrochèrent. Un
pressentiment s'empara alors de Lauren. Quelque chose lui disait
qu'un danger se profilait... Oh, comme elle aurait aimé être près de
ses parents, en Angleterre.

Fixant sans le voir le centre-ville de Singapour du haut de sa


chambre d'hôtel, Guy poussa un juron. Son correspondant
téléphonique s'exclama alors :
— Epargne-moi la traduction !
— Ah, ces maudits tabloïds. Quand la nouvelle est-elle censée
éclater ?
— Demain. Dis-moi, Guy, tu leur as servi une histoire sur un plateau
d'argent : une parodie de mariage célébré dans des circonstances
rocambolesques, et cependant susceptible d'être légal, avec dans le
rôle de l'épouse, l'hypothétique maîtresse de Marc Corbett. Sans
compter une charmante idylle à Valanu.
— Epargne-moi ton ironie, Sean. Cela dit, je te remercie d'avoir
découvert le pot aux roses pour me permettre de m'y préparer.
— C'est tout naturel. Je te rappelle que tu m'as sauvé la vie, Guy.
Une fois la communication terminée, Guy hésita. Quelle heure était-
il en Nouvelle-Zélande ? 8 heures du soir, calcula-t-il rapidement
après un bref coup d'œil à sa montre.

Mme Oliver n'étant pas à la maison, Lauren alla répondre.


— Allô !
— Est-ce que quelqu'un peut entendre notre conversation ? s'enquit
précipitamment son interlocuteur.
Guy ! Elle crut que son cœur allait flancher.
— Que se passe-t-il ?
— Demain, la nouvelle de notre mariage va faire la une des
journaux.
Un long silence suivit cette annonce.
— Lauren ?
— Merci de m'avoir prévenue. J'en informe mes parents et je rentre
sur-le-champ à Londres.
— Je te conseille plutôt d'atterrir à Rome pour éviter les paparazzi.
— Allons, ne sois pas paranoïaque ! Mes parents seront les seuls à
savoir à quelle heure j'arrive.
— Comme tu voudras ! Bon voyage, Lauren.
Là-dessus, Guy raccrocha. Un peu trop précipitamment au goût de
Lauren, qui se sentit soudain bien seule. Et se fit l'effet d'un animal
piégé.
7.
Bien que Lauren se soit préparée psychologiquement à une
éventuelle rencontre avec la presse durant le long vol qui la ramenait
à Londres, la horde des photographes et des journalistes qui
l'attendait à Heathrow l'effraya tout autant qu'elle la choqua. Des
flashes l'aveuglaient, des micros se tendaient de toute part. On criait
son nom sous le crépitement des appareils photos. Une véritable
hystérie collective, digne de celles que pouvaient déclencher des
stars de la chanson.
— Lauren, regardez l'objectif !
— Un commentaire sur votre mariage, Lauren.
— Lauren, Lauren, un petit sourire !
Lèvres serrées, visage pâle, Lauren était tétanisée lorsqu'une main
vigoureuse se posa sur son bras.
— Par ici, mademoiselle Porter, déclara un agent de la sécurité.
Là-dessus, il l'entraîna dans un couloir privé. Un collègue referma la
porte derrière eux. Ouf, elle venait d'échapper à son drôle de
comité d'accueil ! Le corridor débouchait sur une sorte de bureau.
Lauren n'était pas au bout de ses surprises : devant elle, se tenait
Guy Bagaton, immense et resplendissant de vitalité dans son
costume de ville. Malgré sa surprise, elle était heureuse de le revoir.
— Bonjour, Lauren. Tu aurais dû suivre mes conseils et atterrir à
Rome, dit-il non sans ironie.
— Peut-être, murmura-t-elle.
Instinctivement, elle se frictionna les bras : cette pièce impersonnelle
lui en rappelait une autre, celle de l'aérodrome de Santa Rosa, là
où, dans un autre monde, un autre temps, elle avait échangé des
vœux avec un pirate à l'air rebelle. Des vœux pragmatiques dont ils
payaient aujourd'hui le prix et qui les obligeaient à se croiser de
nouveau.
— Je ne m'attendais pas à un tel déchaînement, déclara-t-elle.
Comment ont-ils su que j'arrivais aujourd'hui, et sur ce vol ?
— Il y a toujours des informateurs, répondit-il avec fatalisme. Tu as
l'air épuisée. N'as-tu pas dormi durant le vol ?
Elle secoua la tête en signe de négation. Seigneur, elle ne savait plus
où elle en était : entre le choc du débarquement et la joie de revoir
Guy, elle avait du mal à reprendre ses esprits.
— Viens, dit-il en la saisissant par le bras.
— Où m'emmènes-tu ?
— A Dacia.
Dacia ? Elle fronça les sourcils. N'était-ce pas une petite principauté
au cœur de la Méditerranée ?
— Pourquoi ?
— Tes parents t'y attendent déjà, dit-il en la guidant à travers un
dédale de couloirs vitrés.
Etait-elle entrée dans la quatrième dimension ? Et d'ailleurs, que
faisait son père à Dacia, lui qui...
— Mon père ne peut pas prendre l'avion ! s'exclama-t-elle.
— Sauf s'il est accompagné par une infirmière, précisa Guy. Ne te
tracasse pas, il va bien, je viens d'avoir ta mère au téléphone. Je
suis désolé pour cette arrivée mouvementée.
Il marchait à vive allure et elle avait peine à le suivre.
— Guy, commença Lauren en essayant de ralentir le pas. Que se
passe-t-il ? Pourquoi allons-nous à Dacia ?
— Parce que là-bas, tu seras à l'abri des journalistes. Tu y resteras
le temps qu'ils se calment. En général, la fièvre médiatique
s'évanouit aussi rapidement qu'elle surgit.
— Je ne comprends plus rien, Guy...
— Je fais mon possible pour te protéger des commérages. Lorsque
Corbett saura que nous avons été amants, tu pourras dire adieu à ta
carrière. Je n'ai pas l'impression que ce soit un homme qui partage
facilement. Il est même probable qu'il tente d'exercer un chantage
sur...
— Tu fais fausse route, Guy !
Ils s'étaient arrêtés de marcher et se jaugeaient à présent en se
défiant comme deux ennemis.
— Non, je connais les hommes ! Et maintenant, viens !
Incapable de protester, elle se laissa guider jusqu'à la passerelle de
l'avion qui allait les emmener à Dacia. Plus tard, quand elle se
rappela la scène, elle en conclut que c'était le décalage horaire qui
l'avait perturbée et empêchée de mieux se défendre contre
l'autoritarisme de Guy.
Une fois dans l'avion, Lauren comprit qu'il s'agissait d'un appareil
privé, car il y avait fort peu de passagers à bord.
— Assieds-toi près du hublot, tu auras une merveilleuse vue,
déclara Guy en lui désignant un siège en cuir fort confortable.
Lauren s'y laissa glisser et Guy se pencha sur elle pour boucler sa
ceinture de sécurité. Elle se retrouva alors à quelques centimètres
de son visage anguleux, de ses longs cheveux noirs... Et son parfum
épicé la submergea subitement. Alors lui revinrent à la mémoire
leurs longues nuits brûlantes sous les tropiques, lorsque l'odeur des
frangipaniers et le remous lancinant du Pacifique donnaient un cadre
idyllique à leur folle escapade...
— Essaie de dormir, lui conseilla Guy. Je vais dans le cockpit.
Lauren le regarda s'éloigner de sa démarche souple et féline : qui
était donc Guy Bagaton ? s'interrogea-t-elle. Etait-il pilote d'avion
quand il ne faisait pas la guerre ? Ce n'était pas exclu. Après tout, il
connaissait Brian, le pilote de Santa Rosa, ainsi que Josef qui
travaillait à l'aérodrome.
A ce stade de ses réflexions, une hôtesse s'approcha d'elle en
souriant pour lui offrir à boire.
— De l'eau minérale, s'il vous plaît, répondit machinalement Lauren.
Elle ferma les yeux. Les réacteurs vrombissaient, l'avion s'élançait
sur la piste... Au moment où l'eau fraîche coulait dans sa gorge
sèche, l'avion décolla. Quelques minutes plus tard, l'hôtesse lui
proposait du thé.
Lauren avait déjà voyagé dans le jet privé de Marc, mais celui-ci
était particulièrement agréable. Il invitait à la relaxation, pensa-t-elle
en balayant la cabine du regard. Soudain, elle se figea. Un emblème
avait retenu son attention, sur la porte menant au cockpit : un
léopard... Où Pavait-elle donc vu ?
L'anneau de Guy ! Oui, se dit-elle en plissant les yeux pour mieux
examiner le blason, c'était exactement le même.
Perplexe, Lauren se rappela la note de fierté qui avait percé dans la
voix de Guy, tout à l'heure, lorsqu'il avait prononcé le nom de
Dacia. Ce jet appartenait-il à la principauté ?
— De la lecture ? proposa l'hôtesse avec une égale affabilité.
Et, sans attendre la réponse de la passagère, elle lui tendit des
revues de mode. Allons, un peu de distraction lui ferait le plus grand
bien ! pensa Lauren. Elle feuilleta d'un œil distrait un premier
magazine sans oublier de lire son horoscope, à la fin. Un horoscope
qui annonçait qu'elle avait rencontré l'homme de sa vie.
Etait-ce Guy ? Cet homme bien mystérieux qui semblait aussi à
l'aise dans la jungle que dans ce jet de luxe. Selon toute
vraisemblance, il était originaire de Dacia, ce qui expliquait son léger
accent en anglais — un accent qui, d'ailleurs, s'intensifiait dans le feu
de la passion, lorsqu'il chuchotait à son oreille.
De dangereux souvenirs menaçant de la submerger, Lauren
s'empara hâtivement d'une deuxième revue. Hélas ! Les photos de
papier glacé ne parvenaient pas à effacer de sa mémoire les jours et
les nuits passés en compagnie de son bel amant à Valanu — le
soleil sur la peau mouillée de Guy, l'éclat de son sourire, la douceur
particulière dans sa voix lorsqu'il prononçait son nom...
Soudain, la porte du cockpit s'ouvrit et Guy se profila dans
l'encadrement. Oui, il devait faire partie de l'équipage, se dit-elle.
Même s'il ne portait aucun uniforme. Elle l'observa attentivement
pendant qu'il s'adressait à l'hôtesse... Au fond de la jungle, puis sur
les plages paradisiaques de Valanu, elle n'avait pas repéré en lui le
côté citadin qu'il affichait résolument aujourd'hui.
Et soudain, alors qu'elle le dévorait des yeux, elle dut accepter une
réalité qu'elle avait réfutée jusque-là : sur les bords du Pacifique, elle
avait imperceptiblement franchi la frontière qui séparait l'attirance
physique de l'amour...
Les battements de son cœur s'accélérèrent et, pendant quelques
secondes, elle savoura l'exquis frisson de joie que lui procurait son
amour pour Guy. Puis elle s'efforça d'enfouir ce secret au fond de
son cœur, de bien verrouiller ce dernier et de jeter la clé... pour la
bonne raison que Guy ne l'aimait pas !
A Santa Rosa, il avait agi par esprit chevaleresque et par réflexe
protecteur. A Valanu, il avait été un amant passionné, parce qu'il
savait leur temps compté. Hélas, les aventures que l'on nouait sous
les tropiques ne duraient pas. N'en était-elle pas la preuve vivante ?
Le père de Marc, qui était aussi fortuitement le sien, avait désiré sa
mère une semaine.
Non, elle ne pouvait pas se permettre d'aimer Guy.
A cet instant, l'hôtesse avec qui il s'entretenait laissa fuser un petit
rire et Guy tourna les yeux vers Lauren... qui plongea illico presto
les yeux dans son magazine, les nerfs en pelote. Quand Guy fut à
quelques pas d'elle, elle releva la tête. Il aurait été suspect de
l'ignorer.
Il lui adressa un sourire désinvolte qui lui rappela immédiatement
leur première rencontre, puis s'assit à côté d'elle :
— Ah, vous, les Anglais et votre thé ! Nous, nous buvons plutôt du
café.
— Ton anglais est remarquable, lui dit-elle alors.
— J'ai fait mes études en Angleterre, précisa-t-il. Et je dois avouer
en toute modestie que je suis doué pour les langues.
Elle hocha la tête sans mot dire, puis déclara :
— Merci d'avoir épargné à mes parents la frénésie médiatique.
— Ce sont des gens charmants qui se font beaucoup de souci pour
toi. Ils m'ont dit que tu étais convalescente.
— J'ai eu une grosse angine avant de partir en vacances, rien de
gravissime, et je suis parfaitement rétablie.
— Tu es encore bien pâle, souligna-t-il d'un ton soucieux.
— C'est à cause du décalage horaire. Après une bonne nuit, il n'en
paraîtra plus rien, lui assura-t-elle vivement. Je ne suis jamais allée à
Dacia, j'imagine que ce doit être magnifique.
— Le paysage y est aussi paradisiaque qu'à Santa Rosa ou en
Nouvelle-Zélande, mais d'une beauté toute différente.
Guy se mit alors à lui raconter le passé agité de l'île et sa conquête,
quatre siècles plus tôt, par un pirate.
— Il imposa à l'île des lois impitoyables et arbitraires, même si
certaines paraissaient éclairées pour l'époque.
— Tu parles de lui comme d'un familier, observa Lauren non sans
ironie.
Il lui lança un regard oblique et le cœur de Lauren manqua un
battement...
— Me traiterais-tu d'homme impitoyable et arbitraire ? demanda-t-
il en dardant sur elle son regard de feu.
— A ton avis ?
— Avoue qu'avant de sortir les armes, j'essaie tout de même de
discuter, plaida-t-il d'une voix de velours.
— Je n'admets rien du tout. Quelques heures après notre rencontre,
nous étions mariés et je ne me rappelle aucune discussion
préliminaire.
Et quelques jours plus tard, elle se retrouvait dans son lit ! Au fond,
elle ne regrettait rien, même si toute cette aventure risquait de lui
briser le cœur.
— Aujourd'hui encore, tu m'enlèves à l'aéroport d'Heathrow pour
me conduire manu militari à Dacia !
— Certaines situations requièrent de l'action, observa-t-il d'un ton
énigmatique. Allons, bois tranquillement ton thé et essaie de dormir
à présent.
Là-dessus, il se leva et s'éloigna dans l'allée...
Subitement, elle le revit à Valanu, se dirigeant vers la baie qui
donnait sur la plage, tandis qu'elle-même l'observait, allongée sur le
lit... Son corps d'athlète était merveilleusement doré. Elle avait alors
fermé les yeux, pour que son image s'imprime à jamais dans son
cœur.
Lauren baissa les yeux vers sa tasse. La porcelaine et la cuillère en
argent portaient le même emblème, le léopard de Dacia. Elle avait
oublié de demander à Guy à qui appartenait l'avion.
Elle but quelques gorgées de thé et grignota un des délicieux petits
toasts que l'hôtesse avait déposés sur son plateau. Inclinant le siège,
elle chercha ensuite le sommeil. En vain ! Elle reprit alors une revue
qu'elle se mit à feuilleter avec désinvolture... Des hommes élégants
lui souriaient sur le papier glacé. Soudain, alors qu'elle allait tourner
la page, sa main se figea.
L'un d'eux était Guy !
Lauren cligna des yeux, se pencha sur la photo... Indubitablement, il
s'agissait de Guy Bagaton !
Etait-il mannequin ? Ahurie, elle se mit à lire l'article sous la photo :
« Et le plus élégant de cette noble assemblée était incontestablement
le plus insaisissable d'entre tous, le prince Guy de Dacia... »
Son cœur fit un bond violent dans sa poitrine. Guy, un prince ?
«... A trente-deux ans, ce célèbre séducteur globe-trotter est
toujours célibataire. Suivra-t-il un jour les pas de ses cousins, le
prince Luka, souverain de Dacia, et la princesse Lucia, Mme Hunt
Radcliffe, qui se sont tous deux épris de Néo-Zélandais ? »
Prince de Dacia, pensa Lauren, déconfite. Oh, elle connaissait ce
nom ! Et la réputation attachée au prince, par ailleurs un riche
homme d'affaires amateur de belles femmes, qui suscitait
constamment l'intérêt des médias. Elle ferma les yeux, mais quand
elle les rouvrit, Guy n'avait pas disparu de la photo.
Elle avait déjà vu des clichés de lui : comment était-ce possible
qu'elle ne l'ait pas reconnu à Santa Rosa ? Il fallait dire que sa barbe
de plusieurs jours masquait ses traits princiers... Et puis pourquoi se
serait-elle attendue à rencontrer un prince occidental au milieu du
Pacifique ?
En outre, il l'avait tellement fascinée qu'elle en avait perdu la tête !
Pourquoi Guy ne lui avait-il pas dévoilé son identité ? s'interrogea
Lauren en se mordant la lèvre. Peut-être avait-il cru qu'elle
associerait automatiquement le nom de Bagaton à la famille royale
de Dacia. Eh bien, non ! Désolée, elle n'avait pas fait le
rapprochement !
Subitement, une terrible sensation de trahison irradia son être et elle
sentit une sombre colère monter en elle. Contre lui et contre elle-
même ! Pas étonnant que la presse l'ait attendue avec une telle
frénésie à l'aéroport ! Pas surprenant non plus que Guy soit venu
expressément en Nouvelle-Zélande pour la mettre en garde contre
les médias ! Et ce jet qui respirait le privilège et le pouvoir
appartenait à Guy ou à son cousin, le prince régnant. La distance
entre son monde de privilégiés et le sien se profila soudain comme
une menace insurmontable.
En outre, combien de temps faudrait-il pour que l'on fouille dans
son passé à elle ? Son estomac se contracta. Un journaliste finirait
par trouver le lien qui l'unissait à Marc. Et son père ne s'en
remettrait pas !
De nouveau, ses yeux tombèrent sur la photo. Guy jetait un regard
furieux vers l'objectif : manifestement, on l'avait photographié contre
sa volonté. Elle se força à terminer l'article.
« Guy de Dacia est vraisemblablement l'un des princes les plus
fortunés de ce monde : il a hérité de la fortune colossale de sa mère,
une Russe de toute beauté, puis a créé sa propre société
informatique après ses études universitaires. Protégeant
farouchement sa vie privée, il s'intéresse aussi à l'humanitaire et à
l'écologie. »
Désespérée, Lauren referma le magazine.
Si elle avait su qu'il était prince, jamais elle ne se serait lancée dans
cet escapade à Valanu... « Vraiment ? » murmura alors en elle une
petite voix moqueuse. Allons, bien sûr que si, elle l'aurait acceptée !
Ce qui la chagrinait le plus, c'était la discrétion de Guy sur son
identité. Qui s'expliquait forcément par un manque de confiance !
Hum, hum, la critique était facile... Lui avait-elle dit de son côté
toute la vérité ?
Le pouls de Lauren battait violemment à ses tempes, elle se sentait
perdue. Ce qui la préoccupait par-dessus tout, c'était que l'on
découvre que Marc était son demi-frère.
Allons, la liaison de sa mère remontait à vingt-neuf ans ! Il était peu
probable que les journalistes fouillent si loin et découvrent que sa
mère et le père de Marc avaient fait une même croisière, dans les
Caraïbes.
Oui, elle se tracassait sûrement pour rien. En outre, Guy avait mis
ses parents à l'abri des tourments, pour quelque temps du moins.
Soudain, aux vibrations de l'avion, Lauren comprit qu'ils allaient
atterrir. L'aimable hôtesse vint vérifier qu'elle avait bien attaché sa
ceinture. Son tumulte intérieur se mêla alors à celui de l'avion et elle
résolut d'afficher un calme de façade, quoi qu'il arrive.
8.
A l'aéroport de Dacia, l'hôtesse conduisit Lauren dans une salle
d'attente privée, avec pour unique mobilier quelques fauteuils en
cuir. Puis elle alla récupérer les bagages. Tendue, Lauren attendit
que Guy vienne la chercher.
Elle devait se montrer forte, ne pas se laisser ébranler par la
personnalité de Guy tout en restant polie et réservée. Il était vrai
qu'elle était éprise de lui, mais cela ne durerait pas, parce qu'elle
allait lutter contre cet amour insensé.
Lauren inspira une longue bouffée d'air : la silhouette de Guy venait
de se dessiner derrière les portes vitrées.
— Es-tu parvenue à dormir ? s'enquit-il sans préambule.
— Non, répondit-elle dans un sourire crispé. Mais je vais bien,
merci.
Il parut ne pas remarquer le moindre changement dans son attitude,
mais elle n'était pas dupe : Guy était un prédateur, un maître de
l'observation.
En silence, ils sortirent de la salle d'attente et se dirigèrent vers
l'ascenseur. Lorsqu'ils sortirent du hall de l'aéroport, la chaleur la fit
suffoquer. Devant eux, une limousine noire ronronnait doucement,
comme un gros chat endormi au soleil. A part ce bruit assourdi de
moteur et le son d'un jet, dans le lointain, tout était merveilleusement
calme. Aucun micro tendu, aucun cliquetis d'appareil photo. Un
homme en uniforme fit un bref salut à Guy et leur ouvrit la porte
arrière.
Une fois qu'ils furent installés dans la limousine, Lauren commenta
d'abord d'une voix neutre :
— Il fait aussi chaud ici que sous les tropiques, même si l'air est
moins humide.
Et soudain, incapable de retenir la question qui lui brûlait les lèvres,
elle lui demanda :
— Que faisais-tu exactement à Santa Rosa, Guy ?
— J'ai des intérêts et des amis là-bas.
Brusquement, il tourna la tête vers elle pour enchaîner son regard au
sien, ses longs cils noirs protégeant les profondeurs dorées de ses
yeux. Ce fut alors qu'il ajouta :
— Il y a quelques années, j'ai été pris en otage sur l'île.
« En otage ? Quelle horreur ! » se récria en silence Lauren avant de
lui demander :
— Comment cela est-il arrivé ?
— Je livrais des médicaments, pendant la guerre civile, et le
gouvernement de Santa Rosa de l'époque a vu en moi une cible de
chantage idéale.
Guy parlait à présent en fixant la paroi vitrée qui les séparait du
chauffeur tandis que la limousine glissait sur l'asphalte, comme un
aéroglisseur sur la mer.
— Ils m'ont enlevé pour contraindre mon cousin à intervenir en tant
que médiateur entre eux et les rebelles. Mais je me suis échappé
dès la deuxième nuit.
A cet instant, il lui jeta un regard oblique et un sourire ironique barra
son visage : elle reconnut alors en lui l'aventurier qu'elle avait
rencontré à Santa Rosa, le premier jour.
— Après ta fuite, je parie que tu es resté sur l'île en pleine guerre
civile, au lieu de rentrer en Europe comme la sagesse l'aurait voulu.
— Je ne pouvais pas abandonner les habitants à leur sort ! La
République menaçait de les envahir, il fallait organiser la lutte et la
résistance. D'ailleurs nous avons jugulé une invasion, pendant que
j'étais là-bas.
— Comment ? Aurais-tu participé aux combats ?
— Je n'étais pas précisément en première ligne, répondit-il avec
nonchalance. Il y avait de bien meilleurs combattants que moi, mais
la peur permet d'apprendre rapidement.
— Ou de mourir rapidement, observa Lauren.
— Il est parfois nécessaire de foncer sans se retourner ni réfléchir.
La limousine roulait à présent dans des rues où circulaient quelques
ânes et des scooters conduits par des jeunes gens au regard
insouciant. Lauren serra les lèvres pour ne pas reprocher à Guy sa
désinvolture face à la vie.
— Nous allons vers une villa située en haut des collines. C'est là
que tu séjourneras, avec tes parents.
Donc, elle ne logerait pas au même endroit que lui ! Sa gorge se
noua subitement... « Idiote ! » se morigéna-t-elle immédiatement.
Une femme raisonnable aurait apprécié l'éloignement. Hélas, en ce
qui concernait Guy, elle était tout sauf raisonnable !
— Mon cousin, Luka, et sa femme seront ravis de faire ta
connaissance ainsi que celle de tes parents, mais ils ont jugé
préférable de surseoir à la rencontre afin que ton père et toi ayez le
temps de vous reposer.
A cet instant, Guy leva la main pour répondre au salut d'un homme
juché sur un âne. Les feuilles d'oliviers dansaient doucement dans la
brise chaude. Semblables à de petites étoiles argentées, elles se
détachaient sur le bleu azuré du ciel. Des fleurs sauvages poussaient
le long des anciens remparts de la ville.
— Qu'y a-t-il ? demanda Guy à brûle-pourpoint.
— Rien, dit-elle en s'efforçant de contrôler ses émotions. Rien, mis
à part le fait que j'ai contracté un mariage douteux avec un homme
qui a omis de m'informer qu'il était prince.
Usant de la courtoisie comme d'une arme, il répondit d'une voix
suave :
— La précision n'était pas nécessaire au moment où notre union a
été célébrée.
— C'est un avis tout personnel ! J'étais loin de penser que tu étais
un membre de la famille royale de Dacia jusqu'à...
Elle jeta un coup d'œil à sa montre et poursuivit :
— Jusqu'à il y a une demi-heure, lorsque j'ai lu un article te
concernant dans une revue de mode ! Effectivement, lors de la
cérémonie, à Santa Rosa, le nom de Bagaton m'a vaguement paru
familier, mais pas au point de m'alarmer.
— Le pragmatisme s'imposait et ce n'était pas le moment
d'épiloguer sur mes origines. Il fallait que tu fuies les combats, point
! Et permets-moi de te rappeler qu'à Valanu non plus, tu n'as pas
cherché à en savoir davantage sur moi.
Voilà qui était un peu fort ! Il lui reprochait presque sa discrétion
alors qu'il l'avait précisément induite !
— Je croyais savoir qui tu étais, répliqua-t-elle.
— Pourquoi t'es-tu offerte à moi, à Valanu ? demanda-t-il
subitement.
— Pour te consoler, répondit-elle du tac au tac.
Une réelle menace dansa dans les yeux de Guy quand il rétorqua :
— Tu as une façon tout à fait charmante de consoler les hommes !
Quoi qu'il en soit, mon titre importe peu ! Naturellement, j'ai
beaucoup d'affection pour mes cousins et les habitants de Dacia,
mais seuls des liens sentimentaux me lient à cette île. Le prince
régnant, Luka, a un fils de quatre ans et il attend un autre enfant
pour la fin de l'année. Donc, comme tu peux le constater, Dacia
peut parfaitement se passer de moi — ce qui me convient tout à
fait.
— Quelle chance tu as ! Tu jouis de la notoriété, tout en étant
dégagé des responsabilités.
— Je présume qu'il s'agit d'un reproche voilé pour la horde de
journalistes qui t'attendait à Londres.
— Ce que je te reproche, Guy, c'est de ne m'avoir rien dit lorsque
tu es venu jusqu'en Nouvelle-Zélande pour m'informer que le
mariage était peut-être légal. Redoutais-tu que j'exige une grosse
somme de toi en contrepartie d'un divorce éclair ?
— Les maîtres chanteurs ne m'ont jamais impressionné, répliqua-t-
il, agacé. Il est vrai que j'aurais peut-être dû te prévenir à ce
moment-là, mais il me semblait bien prétentieux de me prévaloir
d'un titre de prince pour une île qui peut parfaitement se passer de
moi.
— Quelle humilité !
— En ce qui concerne les médias, crois bien que je suis désolé,
mais je ne suis pas responsable des gens qui achètent les tabloïds, ni
de ceux qui les éditent.
— Bien sûr que non. répondit-elle d'un ton grinçant.
— De toute façon, déclara Guy en posant brusquement la main sur
les doigts crispés de Lauren, sur Santa Rosa, savoir qui j'étais
n'aurait fait aucune différence : tu m'aurais épousé, même si j'avais
dû recourir à la menace.
Le contact chaud de sa main fit accélérer les battements de cœur de
Lauren. Comme s'il devinait les émotions qu'il suscitait en elle, Guy
déclara d'un air absent :
— Je me suis fait la promesse de ne plus te toucher.
— Dans ces conditions, respecte ta promesse.
Lentement, il retira sa main. A cet instant, la limousine quittait la voie
principale pour obliquer sur une route de montagne. Au bout de
quelques minutes de silence, Guy déclara :
— Je n'arrive pas à oublier que nous avons été amants. Et toi?
A ces mots, un flot d'images submergea le cerveau de Lauren : leur
impact sensoriel était intact. Hélas, le passé ne reviendrait plus !
Mue par une subite amertume, elle déclara :
— C'était un moment hors du temps, une romance sous les
tropiques, Guy. A présent, nous sommes revenus dans le monde
réel, et tout cela est terminé.
Il laissa fuser un rire bref et, lui décochant un regard de biais, il
déclara calmement :
— Menteuse !
Elle voulut protester, mais il plaqua un doigt sur sa bouche, et
poursuivit :
— Même si toi et moi cherchons à le nier, nous ressentons tous
deux la même électricité lorsque nous sommes en contact. Alors
inutile de tenter de me convaincre du contraire ; en revanche, nous
devons essayer de trouver une solution pour résoudre cet état de
fait.
Là-dessus, il laissa retomber sa main et se cala sur la banquette.
Son profil racé se découpait sur le feuillage argenté des oliviers qui
bordaient la route.
— Il n'y a pas de problème, je ne vois pas pourquoi nous devrions
trouver une solution, répondit Lauren d'un air têtu.
Toute tremblante, elle tourna alors la tête vers la fenêtre, désireuse
de fuir le regard de Guy, tandis que ce dernier s'adressait dans sa
langue natale au chauffeur, par l'Interphone. Sa voix assurée et
détendue démontrait que lui ne souffrait d'aucun tourment intérieur.
Preuve supplémentaire de sa désinvolture : il se mit à lui faire une
visite guidée de l'île ! Et de lui expliquer l'histoire des raines qui
jonchaient le trajet, les projets que son cousin nourrissait pour l'île !
Décidément, cet homme ne lui épargnerait rien !
La villa sur la colline se profila bientôt au loin. C'était une imposante
demeure aux murs couleur terre de Sienne et aux volets peints en
vert foncé. Des jardins s'étendaient alentour, à l'infini. Le paysage
était réellement fascinant. A son côté, Guy poursuivait :
— Cette maison fut construite au début du xixe siècle, à l'intention
de la maîtresse vénitienne d'un de mes ancêtres. Il lui avait fait de
nombreux enfants et passait le plus clair de son temps ici, avec elle.
— Ne l'a-t-il jamais épousée ?
— Il était déjà marié à une autre qui, selon la légende familiale, ne
souriait jamais.
— Moi non plus, je ne sourirais pas si mon mari entretenait une
maîtresse au vu et au su de tout le monde, déclara froidement
Lauren.
— Est-ce l'infidélité ou la publicité que tu désapprouves ? fit-il,
insidieux.
— Les deux !
Comme elle aurait aimé pouvoir lui confier l'histoire de sa mère,
mais il ne lui appartenait pas de parler au nom d'une autre, fût-elle
sa mère ! Curieuse coïncidence : à cet instant, cette dernière surgit
en chair et en os sur le perron de la villa et darda sur la limousine le
regard serein et limpide qu'elle avait transmis à sa fille. Lauren se
précipita hors de la voiture sans attendre que le chauffeur vienne lui
ouvrir.
S'élançant vers Isabel Porter, elle l'enlaça affectueusement avant de
demander :
— Comment va papa ?
— Bien, il t'attend à l'intérieur, répondit Isabel. Puis, se tournant
vers Guy, elle ajouta :
— Merci, Guy, je ne sais pas ce que nous aurions fait sans votre
intervention.
Son ton chaleureux indiquait qu'elle l'appréciait énormément, pensa
Lauren, crispée, en pénétrant dans la demeure fraîche.
Son père l'attendait dans un salon qui déclinait une palette subtile
d'ocre et de beige. Rien à voir avec les tropiques ! Hugh Porter
serra vigoureusement sa fille dans ses bras et cette vigueur rassura
Lauren sur son état de santé.
— Maintenant, nous savons que tu peux voyager en avion. Tu
n'auras plus d'excuses pour rester à la maison, lui dit-elle d'un ton
malicieux.
— Désolé de devoir vous quitter si précipitamment, mais j'ai un
rendez-vous dans dix minutes, intervint Guy.
— Je te raccompagne, lui dit Lauren. Une fois à l'extérieur, Guy
proposa :
— Marchons un peu dans le jardin.
— Et ton rendez-vous ?
— Je ne suis pas à une minute près. Il vaut mieux parler à l'ombre
que sous le soleil de plomb.
— Entendu.
Les jardins résonnaient des cris joyeux des cigales, et à l'ombre des
arbres qui s'élevaient en forme de dôme au-dessus de leur tête, Guy
demanda :
— Rassurée sur la santé de ton père ?
— Il a Pair en pleine forme, s'écria-t-elle, les larmes aux yeux. Ma
mère aussi, d'ailleurs... Oh, Guy ! En public, devrai-je t'appeler «
Votre Majesté » ?
— Non, fit-il sèchement.
— Je ne veux pas déroger au protocole.
— Nous y avons déjà tant dérogé qu'un peu plus ou un peu
moins... La première fois que tu rencontreras Luka, appelle-le par
son titre, mais je parie que la deuxième fois, il te priera de l'appeler
par son prénom. Même chose pour sa femme, Alexa.
— Guy, merci pour tout. Je suis désolée de t'avoir causé tant de
tracas et...
— C'est ridicule, je n'ai rien fait contre mon gré. Allez, à présent, va
rejoindre tes parents, déjeune et repose-toi, tu en as besoin. A
propos, sais-tu monter à cheval ?
— Euh... oui ! Enfin, à poney !
— Demain, je t'appellerai après le petit déjeuner et nous irons
chevaucher ensemble. D'ici là, dors bien.
— Non... Ce n'est pas une bonne idée.
— Quoi ? Dormir ? Je crois au contraire que c'est une excellente
idée !
La voix veloutée de Guy lui procura un bref vertige, mais elle
répliqua d'un ton sérieux :
— Je ne souhaite pas alimenter la frénésie des médias. Ne vaudrait-
il pas mieux que nous gardions nos distances au cas où le mariage
pourrait être annulé ?
— Tu n'as rien à redouter de moi, rétorqua-t-il froidement. Je te l'ai
déjà dit, je n'entends pas me prévaloir de mes droits conjugaux.
— Je sais, mais...
— Ne te fais pas de souci pour les journalistes. S'ils posent le pied
sur le sol de Dacia, ils seront immédiatement refoulés. Mon cousin
dispose d'un pouvoir absolu sur l'île, même si le système est en train
d'évoluer vers une démocratie. Pourquoi penses-tu que je t'ai
conduite ici ?
A cet instant, il lui adressa un sourire désarmant et elle sentit ses
jambes devenir en coton. Ce sourire contenait la promesse de
délices indicibles dont elle rêvait toutes les nuits et dont elle restait
toujours frustrée, au petit matin.
Combien de temps faudrait-il à la presse pour les oublier ?

Le lendemain, lorsque Lauren ouvrit les yeux, elle eut besoin de


quelques secondes pour se rappeler où elle était... Puis au plafond,
dans un médaillon, elle aperçut un léopard en bas relief.
Alors la mémoire lui revint instantanément : elle se trouvait sur l'île
de Dacia, et était amoureuse d'un prince.
Ou plus exactement sous son envoûtement, car il ne pouvait s'agir
d'amour. Dès qu'elle reprendrait ses occupations professionnelles,
les événements des derniers jours s'évanouiraient et elle se rendrait
compte que tout cela n'était qu'une éphémère passion.
Tout comme Isabel Porter, des années auparavant, était revenue
vivre auprès de son mari lorsqu'elle avait accepté l'idée que son
amant ne l'aimait pas.
Lauren fronça les sourcils. Pourquoi avait-elle tant de mal à se
convaincre qu'avec Guy, il ne s'agissait que d'une idylle passagère ?
Parce qu'il s'était comporté comme un preux chevalier avec elle ?
Parce qu'il savait la faire rire ?
Allons, les contes de fées, c'était bon pour les enfants. Elle n'était
pas la Belle au bois dormant et Guy était d'un naturel bien trop
autoritaire pour être un prince charmant.
Pourtant, elle ne regrettait pas d'avoir fait sa connaissance. Ni de
s'être donnée à lui... Pendant quelques secondes, Lauren s'autorisa
à repartir pour Valanu, et fut bientôt arrachée à ses souvenirs par un
petit coup frappé à la porte.
— Entrez !
— Bonjour, ma chérie, s'exclama joyeusement sa mère en
pénétrant dans sa chambre. Bien dormi ? Il fait un temps
merveilleux. Ah, cette île est un paradis ! Et le prince un homme si
attentionné.
— Je lui suis très reconnaissante de ce qu'il a fait pour moi, mais il a
une forte personnalité. Un peu comme Marc.
A cet instant, on frappa de nouveau à la porte. La domestique
apportait le plateau du petit déjeuner et annonça à Lauren que Guy
l'attendait pour une promenade à cheval.
— Surtout, applique-toi de l'écran total sur le visage et les épaules,
lui conseilla sa mère. Avec ce soleil... Ah, excuse-moi, ma chérie !
Tu vas encore me reprocher d'être trop protectrice. Allons, je
suppose que lorsque tu seras mariée, je veux dire réellement
mariée, je cesserai enfin de te considérer comme ma petite fille.
— Je ne prévois pas de me marier tout de suite, répondit
froidement Lauren.
— J'espère que lorsque tu rencontreras l'homme de ta vie, tu sauras
le reconnaître, dit Isabel en dardant un regard perçant sur sa fille.
— Quand je le rencontrerai, je te le ferai savoir, maman.
Guy était juché sur un hongre pommelé et semblait faire corps avec
l'animal. Quand Lauren descendit du perron, un groom s'avança
vers elle, tenant un autre hongre par la bride. Il l'aida à se mettre en
selle, et elle dut ensuite faire appel à sa mémoire pour retrouver des
gestes oubliés.
Guy était un excellent moniteur et pas un instant elle ne redouta une
chute. Oui, en sa compagnie, elle se sentait pleinement en confiance.
Comme par magie, elle oublia temporairement tous ses soucis et eut
l'agréable sensation de renaître. Et puis le spectacle de Guy
chevauchant la campagne saupoudrée de soleil, avec en arrière-plan
la mer soyeuse et violette, était tout simplement délicieux !
— Pour une personne qui n'avait pas monté depuis l'enfance, tu t'en
sors plutôt bien, observa Guy.
Elle rougit sous le compliment.
— A côté de toi, je suis une piètre cavalière.
— Je n'ai pas de mérite. Dans notre famille, il faut presque savoir
monter à cheval avant de marcher !
Ces ultimes propos ramenèrent Lauren à la réalité. A la sphère
royale où évoluait Guy. et au gouffre qui les séparait, elle et lui. Elle
l'observa à la dérobée... Aujourd'hui, son côté aristocratique avait
pris le dessus, et elle le sentait bien loin d'elle !
Songeuse, Lauren promena de nouveau ses yeux clairs sur le
paysage... Les couleurs étaient stupéfiantes, la brise plus douce que
partout ailleurs, et si parfumée ! Quant aux oiseaux, on aurait cru
qu'ils déchiffraient une partition lyrique.
— Est-ce que Dacia est toujours aussi féerique ? demanda-t-elle à
mi-voix.
— Oui, répondit-il, et à mon sens, c'est le plus beau lieu de la terre.
Et toi, quel est ton endroit préféré ?
— Un sous-bois rempli de campanules, au printemps. Mais j'aime
Paris à toutes les saisons de l'année.
— Y as-tu des souvenirs sentimentaux ?
La voix de Guy s'était imperceptiblement durcie. Il savait que Marc
avait longtemps vécu à Paris.
— Ton employeur a des origines françaises, me semble-t-il, ajouta-
t-il subitement.
9.
Refusant de le suivre sur ce terrain, Lauren éperonna son cheval et
s'élança dans la campagne. Il la rejoignit rapidement, mais n'insista
pas.
Lorsqu'ils ramenèrent les chevaux à l'écurie, Lauren déclara :
— Les îles ont un je-ne-sais-quoi de particulier...
— La liberté, décréta Guy. Ce sont des endroits hors du temps et
de la vie ordinaire. Tout peut arriver sur une île...
Ce disant, il laissa courir un regard insistant sur Lauren. Cet homme
représentait une réelle menace pour sa paix intérieure, pensa-t-elle
alors. Il était dangereusement beau et puissant, et il la rendait
affreusement vulnérable.
— Le fait de se sentir seuls au monde sur une île réveille l'esprit
aventurier qui sommeille en chacun de nous, déclara-t-elle vivement.
— Essaies-tu de me dire que ce sont le sable et les cocotiers qui
t'ont menée dans mon lit, à Vaîanu ?
Les yeux rivés sur l'horizon, Lauren répondit :
— Tu sais bien que non.
— J'ai discuté avec mon avocat, hier...
— Et ? demanda-t-elle la gorge nouée.
— Je n'ai pas de bonnes nouvelles à t'annoncer : le mariage est légal
et l'annulation impossible dans la mesure où il y a eu consommation.
— Oh non ! Qu'allons-nous faire ?
— Accepter notre sort et annoncer une célébration officielle à la
cathédrale de Dacia.
— Je refuse d'accepter mon sort, s'indigna-t-elle.
— Le mariage est le seul moyen de nous protéger des commérages,
répliqua-t-il.
— Je suis assez forte pour faire face au scandale. De ton côté, ce
n'est pas la première fois que la presse relate tes aventures avec une
femme ! observa-t-elle, cynique.
— C'est la première fois que ma maîtresse ignorait que j'étais un
prince. En outre, je ne souhaite pas offenser les Dacians. Voilà ce
que je te propose, Lauren : restons mariés deux ou trois ans, puis
divorçons. L'honneur sera sauf et je te verserai une pension qui te
mettra à l'abri de tout souci d'argent.
— Que cherches-tu à faire exactement ? Me dédommager ? Non
merci ! Il est hors de question que nous nous marions.
— Lauren, je te rappelle que nous sommes déjà mariés ! Et seul un
divorce pourra y mettre un terme. Regarde un peu ce qu'écrit la
presse pour te faire une meilleure idée de la situation...
A cet instant, il sortit un journal de la poche intérieure de sa veste et
les yeux de Lauren tombèrent sur la une du tabloïd qu'il lui tendait :
« Détails exclusifs sur un amour tropical entre un prince et une
roturière. »
Un deuxième s'interrogeait :
« Mariage de pacotille ou véritable union ? »
Sur celui-ci, on voyait une photo d'elle, visage apeuré, à l'aéroport
d'Heathrow...
Lauren sentit une terrible nausée l'envahir. Elle ferma les yeux, tâcha
de retrouver une respiration régulière. Puisant dans ses ultimes
ressources, elle rouvrit les paupières pour déclarer d'une voix dont
elle s'efforçait de calmer les tremblements :
— J'imagine que c'aurait pu être pire.
— Vraiment ?
— Cela étant, ma réponse à ta proposition...
— Ma demande en mariage ! rectifia-t-il.
— ... reste inchangée car elle se fonde sur de mauvaises raisons.
— Ah bon ? Et quelles seraient les bonnes raisons ?
— Je refuse un simulacre de mariage dont l'échec est programmé
dans deux ou trois ans.
— Tu n'étais pas aussi pointilleuse, à Santa Rosa. observa Guy
avec une brutalité consommée.
Piquée. Lauren répondit :
— Ecoute, Guy, je te suis fort reconnaissante pour...
— Je me fiche de ta gratitude ! Finterrompit-il, agacé.
— Désolée, mais je n'imaginais pas devoir affronter de telles
conséquences. Ce que je souhaite, c'est que toute cette histoire soit
terminée pour que je puisse reprendre mon ancienne vie.
— Et m'oublier ! C'est cela que tu souhaites, n'est-ce pas ? Mais le
pourras-tu, Lauren ?
A cet instant, Guy riva sur elle un regard sombre et tourmenté. La
tentation de se jeter dans ses bras était si forte que Lauren détourna
les yeux.
Si elle acceptait son sort, elle allait irrévocablement tomber
amoureuse d'un homme qui, de son côté, ne l'aimait pas. Et elle se
connaissait ! Pendant deux ans, elle se donnerait à lui
passionnément, avant de recevoir froidement son congé. Alors elle
quitterait Dacia, le cœur en miettes, pour un avenir sans espoir.
Non, elle ne pouvait pas prendre un tel risque. Forte de cette
conclusion, elle répondit :
— Je l'ignore, mais ce que je sais, c'est que je ne peux pas être ta
femme... Ton monde n'est pas le mien, je ne saurais pas comment
m'y comporter.
— Alexa est extrêmement populaire sur l'île, or rien dans son
éducation ne la prédisposait à devenir une princesse. Elle a appris,
et toi aussi tu apprendras.
— Tu ne peux pas m'obliger à agir contre mon gré, plaida-t-elle,
— J'espère ne pas en arriver à de telles extrémités. Sur une
impulsion, Lauren décida de jouer son va-tout.
— Je ne suis pas celle que tu crois, Guy. Marc Corbett est bien
mon employeur, mais il est également mon demi-frère. Ma mère a
eu une brève liaison avec son père et j'en suis le résultat.
A cet instant, un oiseau aussi blanc que majestueux passa au-dessus
d'eux en poussant un étrange cri qui résonna de façon tragique dans
l'air tiède.
— Et alors ? répondit-il en sentant une immense joie le gagner à
l'idée qu'elle n'avait jamais été la maîtresse de Marc Corbett. Il est
de notoriété publique qu'Alexa est une fille illégitime. Ton père,
Hugh Porter, est-il au courant ?
— Il l'a découvert lorsque j'ai eu ma leucémie.
— Ta mère lui avait donc caché la vérité jusque-là ? s'ex-clama-t-il
indigné.
— Ce n'est pas à moi de la juger. Hugh me considère toujours
comme sa fille et c'est ce qui importe le plus.
— De toute évidence, tu es son bien le plus cher, fit Guy en
concédant un sourire. Merci de t'être confiée à moi. Lauren, mais
cela ne modifie en rien mes projets.
— Guy ! se récria-t-elle. Si le secret de ma naissance venait à
s'ébruiter...
— Je protégerai tes parents ! lui assura-i-il vivement.
Se saisissant des mains de Lauren, il les porta à ses lèvres pour en
embrasser fiévreusement la paume... Comme elle frissonnait, il lui
adressa un sourire polisson.
— N'essaie pas de me soudoyer, le prévint-elle.
— Le pourrais-je ?
— Non, mentit-elle.
Elle était si troublée que. s'il l'en avait priée, elle se serait allongée
dans l'herbe tendre de la prairie pour se donner à lui sans hésiter.
— Menteuse, chuchota Guy. La relâchant, il continua :
— Je me suis entretenu avec Luka, ce matin. Il a reçu une
députation qui considère que notre histoire est des plus
romantiques. Cependant, elle exige que notre mariage soit célébré
officiellement à Dacia. Luka peut difficilement rejeter la demande.
— Ah. c'était donc ça ! Mais ce sont des pratiques moyenâgeuses !
s'indigna-t-elle.
— Dacia n'est pas encore une démocratie, lui rappela-t-il.
— Et je ne peux pas lutter seule contre une dictature ! compléta-t-
elle sur un ton aussi fataliste que furieux. Luka attend de toi une
entière soumission, n'est-ce pas ?
C'était insensé ! Lui, l'aventurier, le guerrier, devait accepter un
mariage voué à l'échec par sens du devoir ! Prendrait-il une
maîtresse à l'instar de son fringant aïeul ? se demanda-t-elle,
dépitée. Lui offrirait-il une villa ?
— Je suis dévoué corps et âme à ma famille et au peuple de Dacia.
— J'avais donc tort de penser que tu jouissais du prestige du titre
sans en assumer les responsabilités, déclara-t-elle en martelant
chaque syllabe. Pourquoi cette célébration à la cathédrale est-elle si
importante pour ton peuple ?
— Les Dacians sont très conservateurs et ont une haute idée du
mariage.
Amère, Lauren lui tourna brusquement le dos. laissant errer son
regard sur les champs d'oliviers et la vigne qui dessinaient de
savants motifs géométriques sur les flancs de la colline.
Imperturbable, Guy poursuivit :
— Le secrétaire de Luka annoncera demain notre mariage à la
cathédrale de Dacia.
— Et après ? Comment nous organiserons-nous ? demanda-t-elle
d'une voix absente.
— Nous ferons comme tu le souhaites. Si tu veux rester à Dacia,
ma maison sera la tienne. Je possède aussi des appartements à
Londres et New York.
Et une plage à Valanu, se rappela-t-elle. Cependant, il n'avait pas
répondu à sa question. Quelle sorte de mariage envisageait-il ?
— Allons, ne prends pas les choses au tragique, Lauren, lui
conseilla-t-il. Rentrons, à présent. Nous reparlerons de tout cela
lorsque nous serons plus détendus.
« Effectivement, pourquoi serait-ce tragique ? » se dit Lauren avec
dérision. Guy n'était-il pas un merveilleux amant au charisme
extraordinaire ? Le seul problème, c'était qu'il voulait se marier pour
mieux divorcer et qu'il avait omis de lui préciser qu'il était prince !
Avait-il encore beaucoup de secrets ?
De retour à la villa, Guy déclina l'offre de sa mère de rester
déjeuner, mais demanda en revanche si sa cousine Alexa pouvait
venir leur rendre visite. Ce qu'Isabel accepta avec joie.
— Elle voudra certainement vous photographier, précisa Guy. C'est
une excellente photographe.
— Je sais, répondit sa mère en lui adressant un sourire rayonnant.
J'ai vu une exposition de ses œuvres, à Londres.
— Je suis certain que sa personnalité va également vous séduire.
Elle est joviale et intelligente.
Le regard de Guy passa d'Isabel à Lauren... Le temps se figea
durant quelques secondes et il ajouta :
— Lauren et moi avons une nouvelle à vous annoncer. Nous
projetons de régulariser le mariage qui a eu lieu à Santa Rosa par
une bénédiction officielle à la cathédrale de Dacia.
— Voilà une décision fort sensée, répondit Hugh Porter. Mais
attention : il faudra prendre bien soin de ma fille !
— Hugh ! s'exclama sa femme en riant.
— Je vous promets de veiller sur Lauren comme sur la prunelle de
mes yeux, déclara Guy.
Le temps suspendit son cours un instant, puis il reprit :
— Je m'envole pour New York cet après-midi, où je dois
séjourner deux jours. D'ici là, profitez bien de votre séjour à Dacia.
10.
La princesse Alexa était une jeune femme affable et chaleureuse que
la famille Porter fut ravie de rencontrer. Elle parla photographie
avec Isabel, littérature italienne avec Hugh et échangea des
impressions sur la Nouvelle-Zélande avec Lauren.
Cette dernière ne fut cependant pas dupe : derrière sa façade
enjouée, la princesse la jaugeait. Et lorsqu'elle les convia à un repas
au Petit Palais pour la fin de la semaine, le premier réflexe de
Lauren fut de refuser.
Hélas, impossible de déroger à l'invitation !
Le soir, quand Isabel se retrouva en tête à tête avec sa fille, elle lui
demanda d'un ton détaché :
— Lauren, es-tu certaine de vouloir épouser Guy ?
— Absolument ! déclara Lauren d'un air buté.
— Et qu'en pense Guy ?
— Qu'il agit selon son devoir.
— Et cela te peine, n'est-ce pas ?
— Oui, répondit Lauren en baissant les yeux.
— Les brèves passions meurent souvent aussi rapidement qu'elles
ont surgi, observa Isabel en connaissance de cause. Ne te sens pas
obligée de confirmer le mariage de Santa Rosa par une célébration
religieuse uniquement parce que Guy et toi avez été amants. Si les
commérages ne sont guère plaisants, ils finissent néanmoins toujours
par disparaître. Et puis nous vivons au xixe siècle, que diable !
— Je sais faire la différence entre une attirance physique et l'amour,
maman ! répondit Lauren.
Et, poussant un soupir, elle admit alors à voix haute ce qu'elle s'était
déjà avoué à elle-même :
— J'aime Guy. C'est un homme vaillant, qui a le sens de l'honneur.
— Deux qualités inestimables, commenta Isabel. Mais fera-t-il un
bon mari ?
— Il est intelligent et possède la rare qualité de savoir rire de lui-
même, plaida Lauren. En outre... dès que je le vois, mes jambes
deviennent en coton et mon cœur se met à battre très fort dans ma
poitrine. Je veux passer le reste de ma vie à ses côtés...
Vœu pieux, pensa-t-elle, le cœur serré, puisque Guy et elle
divorceraient dans deux ans. Peu de gens pouvaient s'enorgueillir de
connaître la date de leur divorce avant la bénédiction, se dit encore
Lauren avec amertume.
Naturellement, pour Guy, c'était la solution idéale. Il sauvegarderait
sa réputation aux yeux de son peuple, vivrait quelques années de
passion physique mémorable, puis il divorcerait et se mettrait en
quête d'une véritable épouse issue comme lui d'une noble lignée. Et
certainement pas une enfant illégitime !
— Dans ces conditions, je n'ai rien à dire, conclut Isabel. Ton père
et moi te soutiendrons dans tes choix, quels qu'ils soient. A propos,
en as-tu informé Marc ?
— Oui. Il a réagi de la même façon que toi, mon choix l'a laissé
sceptique.
Ce soir-là, une fois qu'elle se fut retirée dans sa chambre au charme
suranné, Lauren tenta de réfléchir avec calme aux événements. En
vain ! Pour se relaxer, elle décida de prendre un bain qui n'eut pas
grand effet lénifiant. Même l'infusion au tilleul que lui servit la
domestique resta inefficace.
Lauren finit par sortir sur la terrasse pour s'abîmer dans la
contemplation du paysage éclairé par une lune magnifique. Des
chouettes ululaient dans le crépuscule subtilement parfumé, sous un
tapis d'étoiles qui posait sur Lauren un délicat voile blanc. A un
kilomètre d'ici, se trouvait le Petit Palais, ainsi baptisé pour le
distinguer de l'Ancien Palais construit au cœur du port et transformé
en musée et en secrétariat de la royauté. C'était de là qu'avait été
annoncée la nouvelle de leur mariage à la cathédrale...
Lauren éprouva brusquement un violent désir pour Guy, un désir
presque douloureux. Son absence était insupportable !
Quand, d'épuisement, elle sombra enfin dans le sommeil, Lauren
emporta dans ses rêves les souvenirs de Valanu. Et se réveilla le
lendemain les paupières bien lourdes, à l'instar de son cœur.
Allons, elle devait se secouer ! Quelques minutes plus tard, elle se
glissait hors de la villa, vêtue d'un Bikini et d'un sarong noué autour
de la taille.
Au milieu du jardin, des conifères abritaient une immense piscine
dont la construction remontait sûrement à l'époque de l'aïeul de
Guy, celui qui entretenait au grand jour sa maîtresse et sa large
descendance.
N'était-il pas ironique de songer que cette maîtresse avait dû
n'aspirer qu'au mariage alors qu'elle aurait volontiers troqué son
hyménée contre l'amour de Guy ?
L'eau avait à peine refroidi pendant la nuit et Lauren s'immergea
avec délectation dans le bassin. Elle nagea jusqu'à épuisement...
pour constater que l'exercice physique ne l'avait toujours pas
apaisée. Et qu'elle continuait de ruminer inlassablement !
Et dire qu'elle acceptait une cérémonie par égard pour un peuple
qu'elle ne connaissait même pas, et une île où elle mettait les pieds
pour la première fois, pensa-t-elle en resserrant rageusement son
sarong... Chaussant ses lunettes de soleil, elle décida d'aller visiter
les jardins. La marche lui serait peut-être salutaire.
La caresse chaude et sensuelle du soleil sur ses épaules nues
contrastait terriblement avec son cœur froid et vide. Débouchant
soudain sur une agréable clairière, Lauren s'arrêta pour admirer un
couple d'oiseaux acrobatiques à la crête dorée, qui sautillaient de
branchage en branchage. Soudain, elle se figea... Non, ce n'était
pas une vision, mais bien Guy derrière la futaie, son impressionnante
silhouette mouchetée de taches dorées et sombres.
La joie spontanée qui éclata dans son cœur ramena la vie dans son
être, y ralluma un feu puissant. Elle se mordit la lèvre pour masquer
un trop large sourire. Il lui avait tellement manqué durant son séjour
à New York.
Guy ne s'avança pas vers elle pour l'embrasser, se contentant de la
jauger avec une pénétration qui fit courir des frissons le long de son
dos.
— Je discerne encore des ombres sous tes yeux, dit-il soucieux.
Souhaites-tu que nous annulions tout, Lauren ? Si la confirmation de
notre mariage t'attriste à ce point, restons-en là !
— Ce serait faire bon marché du conservatisme des Dacians que tu
as évoqué avec tant d'éloquence il y a quelques jours, dit-elle d'une
voix éteinte.
— Ils s'en remettront.
A cet instant, elle prononça une phrase de bienvenue en français. Il
émit un rire amusé et, l'attirant à lui, l'embrassa sur la bouche, avant
de déclarer dans la même langue :
— Tu as un merveilleux accent.
— Toi aussi ! murmura-t-elle. Guy...
Elle voulut protester, se dégager de l'étreinte, mais elle finit par
capituler devant son débordement de tendresse.
— Je comprends que tu m'en veuilles, déclara Guy. A cause de
moi, ta vie a été complètement perturbée. Je te promets de ne pas
t'en vouloir si tu décides de quitter à tout jamais Dacia.
— Je ne reviens jamais sur mes promesses, Guy. Et les choses
seraient encore bien plus compliquées si nous renoncions au
mariage.
— Si tu as pris ta décision en âme et conscience, alors cesse de
ruminer, sinon, on va finir par croire que je te maltraite.
— T'a-t-on jamais dit que tu n'étais qu'un arrogant ? fit Lauren mi-
sérieuse, mi-ironique.
Il se contenta de lui adresser un sourire énigmatique.

Naturellement, sa mère avait convié Guy à partager leur petit


déjeuner et Lauren se trouvait à présent forcée de jouer une triste
comédie. Elle tenta de se redonner du cœur au ventre en se
resservant quatre fois de café jusqu'à ce que Guy déclare :
— Je voudrais que tu fasses connaissance de mon cousin, le prince
de Dacia.
« Je voudrais » ? De fait, ce n'était pas un souhait, mais un ordre !
— Excellente idée, renchérit Hugh Porter. Votre relation a été si
peu conventionnelle jusque-là qu'un peu de protocole ne pourrait
nuire.
— Tu t'exprimes comme une grand-tante victorienne ! observa
Lauren en souriant tendrement à son père.
— Et le plus tôt sera le mieux, enchaîna Guy en se levant.
Dans la limousine qui les conduisait au Petit Palais, Lauren déclara
froidement à Guy :
— La prochaine fois, évite de me mettre devant un fait accompli en
présence de mes parents.
— C'était une proposition spontanée, voilà pourquoi je ne t'en ai
pas parlé auparavant.
Décidément, il avait toujours réponse à tout, quitte à recourir à la
mauvaise foi. Et si côtoyer quotidiennement Guy Bagaton finissait
par la lasser et qu'elle devienne indifférente à son charisme ? Hum...
Disons qu'elle voulait y croire.
Lorsque la limousine franchit les grilles du Petit Palais, les gardes se
mirent au garde-à-vous. Lauren tressaillit, réalisant à quel point la
vie de Guy lui était étrangère. Candidement, elle demanda :
— En t'épousant, vais-je moi aussi devenir une princesse ?
— Je crains que oui, répondit-il avec humour. Aimes-tu les
émeraudes ?
— Quelle femme ne les aime pas ! répondit-elle, intriguée par sa
question.
— Chaque épouse de ma famille doit, par tradition, choisir une
émeraude dans le trésor royal. La pierre est ensuite sertie dans de
l'or et fait office d'alliance. Néanmoins, si tu préfères un rubis, nous
créerons un précédent.
— Je ne veux rien ! s'écria-t-elle.
— Il te faut bien une alliance, alors autant se conformer à la
tradition, répliqua-t-il d'un ton impérieux.
— Très bien, concéda-t-elle du bout des lèvres, une émeraude sera
parfaite. Je te la rendrai, naturellement, lorsque nous divorcerons.
A ces mots, Guy s'assombrit et elle ajouta, peinée :
— Désolée, Guy, j'ai été grossière, mais je suis si nerveuse... Et si
ton cousin me déteste ?
— Rassure-toi, tu vas lui plaire ! répondit Guy en lui lançant un
regard de biais.
— Je me demande à quoi je vais occuper mon temps, lorsque nous
serons mariés, dit Lauren en soupirant. Car je présume que je
devrai renoncer temporairement à exercer ma profession.
— Tu pourras te consacrer à des œuvres de charité, suggéra Guy.
— Je refuse d'être un faire-valoir, je veux réellement m'impliquer
dans ces entreprises, sans quoi je vais devenir folle.
— Détends-toi, Lauren ! lui ordonna-t-il alors.
Serrant les mâchoires, Lauren contempla ses mains, imaginant déjà
son annulaire orné d'une émeraude. Oh, elle aurait porté la bague
avec tant de joie s'il la lui avait passée au doigt avec amour !
Brutalement, elle demanda :
— Ton cousin sait-il pourquoi tu m'as épousée, à Santa Rosa?
— Non, répondit Guy. le visage soudain fermé. Luka et moi
sommes de grands amis, mais notre relation, contrairement à notre
mariage, ne le regarde nullement.
Après avoir traversé toute la propriété, la limousine s'arrêta devant
le perron du Petit Palais. Alors il ajouta :
— Officiellement, dès notre première rencontre à Santa Rosa, nous
sommes tombés éperdument amoureux l'un de l'autre et avons
scellé notre amour durant notre séjour à Valanu.
— Comme c'est romantique ! fit-elle, le visage étrangement pâle.
— Voilà pourquoi nous devrons nous comporter comme un couple
romantique, renchérit Guy avec défiance.
Là-dessus, ils descendirent de la limousine, et, mettant en
application ses ultimes propos, Guy embrassa passionnément
Lauren sous les fenêtres du Petit Palais...
Combien de temps dura le baiser ?
Elle l'ignorait, mais quand elle releva la tête, elle était de nouveau
sous l'envoûtement total de Guy, et en proie à des émotions
contradictoires : ravissement, colère, excitation, frustration, chacune
luttant pour prendre le contrôle de sa personne.
— Parfait ! décréta Guy.
— Je déteste le mensonge, le prévint Lauren.
— Tu me désires, et cela, ce n'est pas un mensonge, rétorqua Guy.
Il est effrayant de constater qu'on ne domine plus ses émotions,
n'est-ce pas, Lauren ? C'est précisément ce que tu m'as inspiré, la
première fois que je t'ai vue. Mais un prince est censé se contrôler.
— Et dire que je t'avais alors pris pour un aventurier sans foi ni loi.
Un pirate du Pacifique.
— Rentrons. Et ne t'avise pas de dévoiler cette facette de ma
personnalité à mon cousin.
— C'est pourtant la vérité. En outre, tu étais d'une incroyable
arrogance.
— Cela ne m'a pas desservi car, dès le premier regard, j'ai senti le
trouble que je t'inspirais.
Son ton lascif la catapulta sur les rivages de Santa Rosa...
L'enlaçant d'autorité par la taille, Guy entraîna Lauren vers le Petit
Palais. C'était une splendide demeure dans les tons de Champagne,
dont la sobriété se fondait dans le paysage méditerranéen.
— Je suis impressionnée, déclara Lauren, gorge serrée.
— Allons, tu as déjà rencontré Alexa, et vous vous êtes bien
entendues, me semble-t-il.
— Oui, admit-elle.
— Ce sera exactement la même chose avec Luka !
Se redressant. Lauren gravit les marches qui menaient à la porte
d'entrée le cœur aussi lourd qu'un condamné qui va à la potence. -..
jusqu'à ce qu'un petit garçon surgisse brusquement sur le perron.
La princesse et son fils, le grand-duc, firent fi du protocole. Quant
au prince, il fut tout à fait affable même s'il l'observait avec un intérêt
soutenu. Son jugement devait être impitoyable, pensa Lauren.
Au moment de se séparer, il s'était visiblement forgé une opinion
d'elle, puisqu'il déclara :
— Si vos parents le permettent, la cérémonie se tiendra à la
cathédrale et non à la chapelle royale, de sorte qu'à l'issue de la
bénédiction, vous défilerez dans le carrosse royal sous les vivats des
Dacians. Notre peuple adore les fêtes, et j'entends le satisfaire.
— Ne soyez pas inquiète, Lauren, intervint Alexa devant le visage
déconfit de cette dernière. Le protocole sera convivial.
Une fois dans la limousine. Lauren remercia Guy pour son soutien
durant la visite, mais il répliqua :
— Tu n'avais besoin d'aucun soutien, tu as été tout à fait à la
hauteur de la situation. Et, au cas où tu en douterais, sache que
Luka t'a tout de suite appréciée.
Ce que Lauren avait pour sa part remarqué, c'était le formidable
amour qui unissait le souverain et sa femme. Naturellement, ils ne
montraient pas leurs sentiments ouvertement, mais une sorte de lien
invisible et indestructible les reliait l'un à l'autre. Oh, elle aurait
tellement voulu partager une telle relation avec Guy ! Les yeux
embués de larmes, Lauren tourna la tête vers la fenêtre et fit mine
de s'absorber dans la contemplation du paysage.
De retour à la maison, ils discutèrent du mariage avec Isabel et
Hugh et Guy proposa à ces derniers de séjourner sur l'île jusqu'à sa
célébration, afin d'éviter un aller-retour inutile en Angleterre.
Anticipant les objections d'Isabel, Guy déclara :
— Si votre garde-robe vous tracasse, sachez que nous disposons
d'excellentes couturières sur l'île. Ce seront d'ailleurs elles qui
confectionneront la robe de mariée de Lauren.
Isabel regarda alors sa fille d'un air songeur, prenant subitement
conscience du tournant qui s'opérait dans la vie de cette dernière.
Lauren croisa pour sa part le regard de Guy. Il jouait son rôle à
merveille, on aurait réellement pu le croire amoureux, se dit-elle.
Subitement, il déclara :
— A présent, Lauren, nous devons visiter les caves de l'Ancien
Palais pour choisir une émeraude dans les coffres-forts. J'ai prévenu
le joaillier de notre arrivée imminente.
— Oh ! fit-elle, impressionnée par la vitesse à laquelle se
succédaient les événements.
— Courage, mon cœur, ce ne sera pas aussi difficile que tu le crois,
lui murmura Guy en l'entraînant à l'extérieur.
L'Ancien Palais était situé au cœur du port qui était par ailleurs fort
animé et fréquenté par de nombreux touristes.
Guy l'escorta dans une petite salle faiblement éclairée, nichée entre
les murs épais et humides de la forteresse. Une véritable remontée
du temps, se dit Lauren.
Le joaillier avait disposé différentes émeraudes sur un présentoir
tapissé de velours blanc. Lauren retint un cri d'admiration. Les
gemmes déclinaient toute la gamme du vert et brillaient avec une
intensité violente dans la semi-pénombre.
— Laquelle préférez-vous ? s'enquit le joaillier.
— Celle-ci, décréta Lauren sans hésitation, en désignant une pierre
qui brillait de tous ses feux.
Guy s'en saisit délicatement et la posa sur le doigt de Lauren qui
frissonna sous le contact contrasté de la pierre froide et des doigts
chauds de Guy.
— Excellent choix ! décréta le joaillier. Nous l'avons appelée
Jardin. Regardez-la attentivement ! Vous distinguerez un motif floral
en son cœur, d'où son nom. Il s'agit en réalité d?un crapaud, une
légère imperfection si vous préférez, mais qui confère toute son
originalité à la pierre. Nous la monterons sur de la platine et la
sertirons de minuscules diamants.
Leur mariage contiendrait-il lui aussi un crapaud ? se demanda
malgré elle Lauren.
Qu'à cela ne tienne ! pensa-t-elle brusquement. N'avait-elle pas
lutté pour la vie lors de sa leucémie ? Par conséquent, elle avait
l'habitude de mener des batailles. Si elle ne déployait pas toute
l'énergie nécessaire pour conquérir définitivement le cœur de
l'homme qu'elle aimait, elle ne pourrait plus se regarder dans une
glace !
— Es-tu certaine que tu n'en préfères pas une sans défaut ? s'enquit
Guy.
— Non, j'adore la couleur de celle-ci et l'idée de porter un jardin
au doigt me ravit.
11.
La publication des bans inaugura un mois d'activités intenses
consacrées à l'exclusive organisation du mariage. La veille de la
cérémonie, littéralement épuisée, Lauren se laissa choir dans un
fauteuil et, retirant les escarpins qui lui blessaient les pieds, déclara :
— J'ai serré la main d'au moins cinq cents personnes à la garden-
party. Tous tenaient à me faire part de l'affection qu'ils éprouvaient
pour Guy et à souligner quelle chance j'avais de l'épouser. Surtout
les femmes.
— Guy jouit également d'une grande popularité auprès des
hommes, observa sa mère. Ton père, par exemple, l'apprécie
énormément.
A cet instant, le prince entra dans la pièce en compagnie d'Hugh et
déclara :
— Récemment tu as affirmé que, mis à part son côté insulaire, tu
avais peu d'affinités avec Dacia. Or, il me semble évident que mon
peuple te voue déjà une véritable adulation.
— C'est l'adoration qu'ils éprouvent pour toi qui rejaillit
indirectement sur moi, répliqua modestement Lauren. A propos, l'un
de tes amis m'a rapporté que tu avais fait installer un réseau Internet
à Santa Rosa, afin que les chefs de village puissent communiquer
entre eux.
— Information exacte, confirma calmement Guy.
— Il a également évoqué un avion sanitaire grâce à l'intervention
duquel le taux de mortalité a déjà baissé sur l'île.
— Je n'ai donc plus rien à te cacher, répondit Guy, presque agacé.
Comprenant qu'il n'aimait pas qu'on souligne sa générosité en
public, Lauren se tut et s'empara de son jus de fruits tandis que Guy
poursuivait la conversation avec ses parents.
Durant le mois qui venait de s'écouler, si elle en avait appris
davantage sur l'homme qu'elle aimait, c'était notamment grâce à son
entourage. Car Guy avait adopté à son égard une attitude qui, pour
être courtoise, n'en était pas moins distante, interdisant que se tisse
entre eux une quelconque intimité.
Dans vingt-quatre heures, Guy serait son époux aux yeux de tous,
mais elle ignorait toujours s'il s'agirait d'un mariage réel ou
uniquement de pure forme. Leurs obligations sociales et la présence
permanente de ses parents les empêchaient de discuter d'un autre
sujet que de l'organisation du mariage. Sans compter la froideur de
Guy.
Désormais, il se contentait de l'effleurer ou, au mieux, de baiser le
dos de sa main. Exceptionnellement, il déposait un bref baiser sur sa
bouche pour donner le change à ses amis ou à sa famille.
Subitement, Lauren sentit toute la panique qu'elle avait accumulée
durant les dernières semaines monter en elle, comme une terrible
vague, pour venir se loger dans sa gorge. Elle avala de nouveau un
peu de jus de fruits, tentant de juguler le nœud qui l'empêchait de
déglutir. En vain...
Comme s'il devinait sa tension, Guy lui proposa tout à coup une
promenade dans les jardins. Surprise par la proposition, Lauren ne
l'en suivit pas moins à l'extérieur où, parmi les ombres
extraordinairement longues, à cette heure du soir, ils marchèrent
d'abord en silence.
— Tout va bien ? s'enquit Guy au bout d'un moment.
— Oui, bien sûr, répondit-elle précipitamment.
Un peu trop, sûrement ! Car Guy s'immobilisa et plongea ses yeux
dans les siens. Sans ciller, Lauren soutint son regard perçant. Ce fut
alors qu'un sourire ironique barra le visage de Guy.
— J'aime quand tu me regardes avec cet air arrogant, comme si tu
voulais me foudroyer sur place, déclara-t-il.
Puis il ajouta doucement :
— Ta mère se fait du souci pour toi.
— C'est une habitude qu'elle a prise depuis ma leucémie. Si j'ai l'air
fatigué, c'est parce que je ne suis pas habituée à jouer les
princesses.
— Tu te plies pourtant au jeu avec brio.
— J'observe Alexa et je l'imite.
— Alexa, qui a elle-même suivi l'exemple de ma cousine Lucia, dit-
il, les yeux toujours enchaînés aux siens.
Lauren hocha légèrement la tête. La belle Lucia, Mme Hunt
Radcliff, l'appréciait-elle ? Elle soupçonnait cette dernière d'avoir
deviné d'emblée que sa relation avec Guy n'était pas tout à fait
orthodoxe.
— De quoi souhaitais-tu m'entretenir ? interrogea Lauren.
A cet instant, Guy glissa la main dans la doublure de sa veste d'où il
sortit une rivière d'émeraudes scintillantes.
— Je voulais t'offrir ce collier, répondit-il d'un ton impassible.
Sans crier gare, il passa le bijou autour du cou de Lauren et en
agrafa le fermoir. S'écartant de quelques pas pour juger de l'effet, il
continua :
— Sais-tu que les émeraudes confèrent à ceux qui les portent le
pouvoir de prédire l'avenir ?
« Si seulement ! » pensa-t-elle alors, à la fois émue et mélancolique.
— Merci beaucoup, Guy. Navrée de n'avoir rien à t'offrir.
— Ta grâce et ta personnalité bien particulière me suffisent. Sais-tu
que tu as gagné le cœur des Dacians les plus conservateurs ? Même
si je suspecte parfois que la bonne humeur dont tu fais preuve en
public n'est qu'une façade. v
— Personne ne se livre jamais tout à fait devant les étrangers ! se
défendit-elle d'un ton vif.
Sans répondre, Guy se mit à la fixer d'une curieuse façon. Désireuse
d'échapper à son regard scrutateur, Lauren ajouta hâtivement :
— Ce collier est réellement magnifique et je le porterai toujours
avec fierté. J'aurai la sensation de perpétuer une sorte de tradition...
Tout comme je crois qu'il est coutumier de se disputer la veille d'un
mariage.
Elle laissa fuser un rire nerveux devant le mutisme persistant de Guy.
Alentour, les oiseaux poussaient de temps à autre des cris stridents.
Soudain, elle vit l'ombre de sa grande silhouette la recouvrir...
— Et si nous concluions cette petite querelle de façon traditionnelle
? proposa-t-il d'une voix suave.
A ces mots, le cœur de Lauren se mit à battre plus fort, et elle leva
lentement la tête vers Guy. Dans un geste possessif, il l'attira à lui,
mais ne l'embrassa pas immédiatement, comme elle l'espérait. A la
place, il la dévisagea avec une intensité brûlante, les yeux plissés...
Soudain, il déclara d'un ton rauque :
— Pourtant, je ne pense pas qu'il puisse s'agir d'un baiser
traditionnel de paix, car le désir que tu m'inspires n'est absolument
pas pacifique. Non... C'est un désir qui dévore mes reins, trouble
mes nuits et ébranle ma raison. C'est un tourment permanent.
Lauren se mordit la lèvre inférieure pour en calmer le tremblement.
Oh, bien sûr, il ne lui parlait pas d'amour, mais pour l'instant, elle se
contenterait de ce qu'il venait de lui dire. Elle avait trop besoin de lui
! Nouant ses bras autour de son cou, elle l'embrassa avec fougue.
La réserve qu'elle adoptait avec lui depuis qu'elle avait foulé la terre
de Dacia vola en éclats et elle s'abandonna, consentante, à la faim
et au feu qui la consumaient.
Ce fut Guy qui détacha sa bouche de la sienne et, haletant, murmura
:
— J'entends quelqu'un approcher. Plusieurs personnes, en réalité,
qui parlent fort pour nous prévenir de leur arrivée.
Revenant sur terre, Lauren perçut elle aussi des bribes de
conversation. Elle poussa un soupir agacé : comment osait-on briser
ce moment magique ? Comprenant ce qui se jouait en elle, Guy, les
cheveux en désordre, un sourire sous-entendu aux lèvres, déclara :
— Je partage entièrement ton avis.
Et, l'espace d'un instant, elle eut devant elle l'homme dont elle était
instantanément tombée amoureuse à Santa Rosa. Hélas ! Quelques
secondes plus tard, le masque se remettait en place : le pirate s'était
éclipsé au profit du prince et du milliardaire.
Les intrus étaient ses parents, accompagnés de Marc, Paige et leurs
deux enfants, des jumelles de trois ans, qui venaient de débarquer
sur l'île pour assister à la cérémonie du lendemain. Une fois les
présentations faites, Lauren s'agenouilla pour enlacer
affectueusement les fillettes.
— Comment vont mes deux petites filles préférées ? demanda-t-
elle en riant de bonheur.
Ces dernières appliquèrent alors chacune un baiser humide et
sonore sur les joues de leur tante. Et Lauren de serrer encore plus
étroitement ses petits anges contre son cœur.
Quand elle se releva, ce fut pour se heurter au regard de Guy. Un
regard dénué de toute expression. Guy avait déjà oublié le baiser
torride qu'ils avaient échangé, se dit-elle, déçue. Faisant contre
mauvaise fortune bon cœur, elle afficha un sourire radieux et
engagea la conversation avec ses invités.
Au bout d'un quart d'heure, Marc parvint à l'attirer à l'écart et lui
demanda :
— Est-ce que tout va bien, Lauren ?
— Ah non, Marc, tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ! protesta-t-elle
sur le ton de la plaisanterie. Maman veille sur moi comme une louve
sur ses petits et je suis certaine que Guy se retient de prendre ma
tension toutes les heures. Je n'ai eu qu'une angine, je suis rétablie !
— Je ne parlais pas de ton angine. Tu as l'air bien fragile, Lauren, et
c'est ce qui m'inquiète.
— C'est la veille de mon mariage ! Toutes les futures épouses sont
épuisées, ce jour-là. Sinon, tout va bien, je t'assure, répondit-elle
non sans remarquer que Guy les observait du coin de l'œil.
Quelques heures plus tard, à l'issue d'un dîner rassemblant plus de
quatre-vingts convives qu'Alexa avait qualifié de « modeste
rassemblement familial », les yeux de Lauren se posèrent sur Guy.
Tous étaient sous son charme, constata-t-elle alors. Le charme de
sa fortune, de sa réussite, de sa beauté.
Puis son regard se porta sur sa mère : que lui racontait donc ce
vieux duc autrichien qui provoquait chez elle des rires en staccato ?
Quant à son père, il se délectait de la compagnie d'une jeune femme
dont les traits lui étaient vaguement familiers : sûrement une célébrité
dont Lauren avait déjà vu des photos dans la presse.
— Pourquoi cet air mélancolique ?
Lauren sursauta et tourna vivement la tête vers Guy. Son regard,
impénétrable, presque indifférent, la glaça. Alors elle s'accrocha
éperdument au souvenir du baiser échangé dans les jardins, avant le
dîner, parce qu'il lui réchauffait le cœur. N'était-ce pas la preuve
que Guy la désirait ? A défaut de son amour, elle se contenterait
donc de son désir.
— C'est juste la fatigue, répondit-elle en lui adressant un sourire las.
Tout se passe comme dans un rêve. Tout le monde est réellement
charmant ; néanmoins, j'ai hâte que tout soit terminé.
— Demain, à la même heure, tu pourras enfin te reposer. Ils avaient
prévu de passer leur nuit de noces dans la maison privée de Guy, à
Dacia, une maison qu'elle ne connaissait pas encore. Ensuite, ils
s'envoleraient pour une petite île au cœur des Caraïbes, dont un ami
de Guy était propriétaire.
Sur une impulsion, ce dernier se saisit de la main de Lauren. Il la
désirait terriblement, un désir qui l'obsédait tellement qu'il craignait
parfois d'en perdre la raison. Durant un mois, il s'était efforcé de
dompter ce feu dévastateur, mais le maudit baiser qu'elle lui avait
donné, tout à l'heure, avait annulé tous ses efforts. Ne lui avait-elle
pas démontré que, comme lui, elle était esclave de sa passion, et
qu'elle ne l'avait pas non plus surmontée ?
Instinctivement, Guy ajouta :
— Fais-moi confiance, Lauren.
— Bien sûr que je te fais confiance. Sinon, je n'aurais pas accepté
tout cela.
Sa réponse ne le satisfit nullement, mais à bien y réfléchir,
qu'attendait-il comme réponse ? Il ne le savait pas exactement.
Peut-être était-il lui-même trop fatigué pour réfléchir posément.
Soudain, il croisa le regard de Luka et comprit que ce dernier
souhaitait s'entretenir avec lui.
— Il est temps de prendre congé, Lauren. Dors bien, et à demain.
Un regard insondable accompagné d'un vague sourire lui répondit.
Quelles pensées pouvaient bien dissimuler son front pâle ?
s'interrogea Guy. Lui qui s'enorgueillissait de toujours déchiffrer le
regard des femmes achoppait sur le gris cristal des yeux de Lauren.
Jusque-là, il n'avait rien exigé d'autre de ses compagnes que de
l'enthousiasme lors de leurs ébats physiques. De Lauren, il voulait
posséder le cœur qu'elle gardait si jalousement.
12.
La cérémonie s'était déroulée sans que Lauren ait réellement
l'impression d'y participer. Des milliers de Dacians se pressaient à
présent sur les trottoirs pour saluer le carrosse des mariés que
tiraient de magnifiques juments revêtues de somptueux harnais blanc
et argent. Elle se rappelait comme dans un rêve la solennité de la
cérémonie, les flammes vacillantes des cierges, les chants exaltés...
Puis le moment poignant où Guy avait passé l'émeraude sertie de
diamants à son annulaire et où ils avaient échangé leurs vœux. Quant
au joyeux carillon des cloches, il retentissait encore à ses oreilles.
Ce fut sous une pluie de pétales blancs qu'ils effectuèrent le court
trajet qui menait de la cathédrale à l'Ancien Palais. Tels des flocons
de neige, les pétales voletaient dans les airs avant de venir
délicatement moucheter la splendide robe de Lauren. Le couturier
avait envoyé des émissaires aux quatre coins du monde en quête de
la soie adaptée au modèle qu'il avait dessiné expressément pour
Lauren, et soumis à l'approbation de cette dernière.
— Une nuance de rose saumoné est nécessaire, avait-il précisé
alors que Lauren et lui étaient assis sur un banc, à l'ombre des
platanes. Du satin blanc sur votre peau blanche vous donnerait l'air
d'une statue de marbre et non de l'épouse rayonnante de vie dont
notre prince a besoin.
Il avait déniché le tissu convoité en Inde et avait ensuite
confectionné une robe d'une beauté à couper le souffle.
Un bouquet de roses couleur Champagne à la main, sous les vivats
d'une foule en délire, Lauren la portait à présent avec une grâce
ineffable tout en affichant un immense sourire et en agitant gentiment
sa main libre. Même si ses zygomatiques la tiraillaient affreusement,
elle était très émue par l'accueil bouleversant que lui réservait le
peuple de Dacia.
Se tournant soudain vers Guy, Lauren murmura :
— Je comprends maintenant ce que tu veux dire quand tu affirmes
que les Dacians adorent les cérémonies de mariage. C'est
extraordinaire.
— Ils t'aiment énormément, tu sais. Entends-tu ce qu'ils... Ce fut
alors que la réalité refit intrusion dans le rêve. Une affreuse réalité
qui se matérialisa sous la forme d'une lame étincelante sous le soleil
de plomb et qui se dirigeait droit vers le cœur de Guy.
Affolée, Lauren s'interposa vivement entre la lame et son mari tandis
que la foule poussait à l'unisson un cri d'horreur. Ce dernier effectua
une vive rotation sur lui-même, entraînant Lauren dans son
mouvement pour la protéger du projectile qui rebondit sur son
épaule avant de finir sa course parmi les pétales de fleurs, sur le sol.
— Guy, es-tu blessé ? Oh, mon Dieu, es-tu blessé ? s'écria Lauren,
le visage livide.
— Non, ce n'est rien, ce n'était pas une bombe, rassure-toi.
La serrant tout contre lui, il lança un ordre à un agent de la sécurité
qui s'empara du projectile et le lui tendit. Quelle ne fut pas sa
surprise de constater qu'il s'agissait en réalité d'une feuille roulée,
retenue par un long ruban argenté sous lequel était fixée une rose. A
cet instant, Guy donna un autre ordre et l'agent attrapa sans
ménagement un jeune homme par le bras et le conduisit avec la
même brutalité près de Guy. Le tout sous les cris vengeurs de la
foule.
Le jeune agresseur avait à peine dix-huit ans et paraissait terrifié. Le
cœur battant, Lauren écouta sans le comprendre le vif échange qui
eut lieu entre Guy et lui. Et lorsque la foule, si prompte" à la
vengeance quelques secondes auparavant, se mit à éclater de rire,
Lauren respira de nouveau.
Bien que Guy fronçât encore les sourcils lorsqu'il se tourna vers elle,
son visage n'était plus dévasté par la colère.
— C'est une pétition, lui expliqua-t-il. Ce jeune fou est navré de
t'avoir effrayée. Regarde, il avait attaché une rose pour que l'on
comprenne que son initiative était pacifique. Sous l'effet miroitant du
soleil, nous avons pris le ruban couleur argent pour une lame.
— Dis-lui que s'il s'avise de relancer quoi que ce soit, je... Oh, et
puis non ! Que suis-je censée dire ?
— Que tu lui pardonnes mais que tu l'encourages vivement à
recourir à des procédés plus protocolaires pour présenter une
future pétition ? suggéra-t-il.
Elle acquiesça d'un mouvement de tête et Guy déposa alors un bref
baiser sur son front avant de se tourner vers le bel inconscient et de
lui traduire les propos avec sévérité.
Derrière la barrière humaine des gardes du corps, Lauren distinguait
des visages encore bien pâles à cause de la frayeur suscitée par le
projectile. Son prénom fusait de toute part. Surmontant son
émotion, elle adressa un beau sourire aux Dacians et une clameur
de joie s'éleva de la foule. La main de Guy se referma alors sur la
sienne pendant que des gardes emmenaient promptement le jeune
trouble-fête.
— J'espère qu'on ne va pas le punir trop sévèrement, plaida
Lauren.
— Si tu demandes sa grâce, nous verrons ce que nous pourrons
faire pour lui.
— Je me sens si idiote ! Je pensais que c'était une épée !
— Si tel avait été le cas, elle aurait pu te tuer lorsque tu as voulu me
protéger.
— Que voulait donc ce garçon ?
— Il souhaite se marier et sa mère s'oppose à son union. Il voulait
que nous la convainquions d'accepter, voilà pourquoi il a choisi ce
moyen spectaculaire pour attirer l'attention.
Lauren laissa alors fuser un petit rire nerveux et Guy lui adressa un
regard mi-amusé, mi-réprobateur. Sa main resta dans la sienne
jusqu'à ce qu'ils franchissent les grilles de l'Ancien Palais.
Ils en ressortirent au crépuscule, après un banquet fastueux. Cette
fois, Guy s'installa personnellement derrière le volant. Ils se
retrouvèrent seuls dans la limousine qui sillonnait les terres de Dacia.
Au bout d'un long moment, Guy demanda :
— Comment te sens-tu ?
— J'ai la tête qui tourne un peu, je crois que j'ai dû boire une coupe
de trop de ce délicieux Champagne. Et toi ?
— J'ai la tête qui tourne à cause de la femme délicieuse assise à
côté de moi. Voilà, nous sommes presque arrivés...
A cet instant, il obliqua à gauche et quelques minutes plus tard, la
limousine s'arrêtait devant une impressionnante demeure flambant
neuve, probablement sortie du cerveau imaginatif d'un architecte en
vogue. Lauren écarquilla de grands yeux.
— Oh... Je ne m'attendais pas à une telle modernité.
Des lumières tamisées s'allumèrent alors sous la véranda et un
majordome s'avança vers eux à pas feutrés.
— Es-tu déçue ?
— Pas du tout, se défendit-elle en admirant les lignes fluides et
épurées de la bâtisse.
L'intérieur était spacieux et le mobilier résolument contemporain.
Une merveilleuse odeur de roses flottait dans l'air... Et pour cause !
Lauren découvrit soudain la présence de dizaines de bouquets de
roses qui rivalisaient en nombre avec des bougies donrta lumière
douce prêtait à l'endroit une atmosphère magique.
— C'est très beau, murmura-t-elle. Qui a pensé aux fleurs et aux
bougies ?
— Moi, lui dit-il. J'ai donné des ordres précis à mon majordome.
— Remercie-le pour moi.
Guy lui transmit sa gratitude en dacian, puis le domestique conduisit
Lauren à l'étage. Une première porte ouvrait sur une immense salle
de bains, dotée d'une baie vitrée, avec vue plongeante sur la mer.
De cette pièce, on pouvait accéder à la chambre par une terrasse
jonchée elle aussi de roses. Quant au lit, il était également recouvert
de pétales de roses. Quelle merveilleuse attention ! Lauren en eut
presque les larmes aux yeux. Le majordome lui désigna alors le
dressing, où étaient suspendus ses vêtements.
Uniquement les siens ! Pas ceux de Guy...
Allait-elle dormir seule dans cette chambre ? A cette idée, son cœur
se serra de douleur et elle sortit précipitamment sur la terrasse pour
reprendre sa respiration et ravaler ses larmes.
Lauren resta un long moment en la seule compagnie des étoiles
tandis qu'à ses pieds, les vagues battaient la grève. Quelque part, le
bruit léger et doux d'une fontaine se mêlait aux remous de la mer et
la brise du soir courait comme une caresse soyeuse sur ses avant-
bras nus.
Le cœur lourd de tristesse, elle finit par rentrer. Et décida de passer
une tenue plus appropriée que cette superbe robe de soie délicate,
bien peu digne d'un mari si distant. La chambre séparée indiquait
clairement qu'il ne voulait pas partager sa vie avec elle.
Lorsque Guy revint, il lui fit visiter le reste de l'immense demeure et
les jardins avant de déclarer :
— Tu as l'air épuisée, pourquoi ne pas te coucher de bonne heure ?
— C'est une excellente idée, répondit-elle, le cœur brisé par tant
d'indifférence.
Une demi-heure plus tard, vêtue d'un négligé en satin, Lauren
contemplait l'immense lit garni de pétales : aurait-elle le courage de
s'y coucher ? Un coup frappé à la baie vitrée la fit sursauter. Guy !
Son cœur bondit de joie.
— Entre !
Il pénétra dans la pièce comme un guerrier prenant possession des
lieux. Le souffle de Lauren s'accéléra. Soudain, Guy plissa les yeux
et demanda, en désignant une griffure sur son bras :
— Qui t'a fait cela ?
— C'était dans le carrosse, ce n'est rien, dit-elle vivement.
Les doigts de son mari avaient égratigné sa chair alors qu'il tentait
de la protéger du projectile.
— Je suis désolé, dit-il en caressant l'éraflure.
Il déposa doucement ses lèvres dessus. Des petites piqûres
exquises la parcoururent alors, aussi douces que l'amour, aussi
sensuelles que le ravissement.
Lorsque Guy releva la tête, il s'écarta brusquement d'elle, et déclara
avec détermination :
— Lauren, nous devons parler !
— Je t'écoute, répondit-elle, le cœur battant.
— Lorsque je suis allé en Nouvelle-Zélande, j'ai voulu me
convaincre que c'était pour rendre visite à Lucia et Hunt. En réalité,
je désirais te retrouver, voir comment tu t'intégrais dans le monde
de Corbett.
— Est-ce Lucia qui t'avait dit que j'étais la prétendue maîtresse de
Marc ? demanda Lauren, sur une impulsion.
— Non, c'est une vieille parente qui m'avait laissé entendre que tu
l'étais, au cours d'une réception qu'elle donnait à Vienne.
Par conséquent, il savait qui elle était quand elle avait surgi sur la
plage, à Santa Rosa !
— Il est difficile de lutter contre les rumeurs, répondit-elle,
impassible. D'ailleurs, même si j'avais réellement été la maîtresse de
Marc, cela ne regardait personne.
— Je te rappelle tout de même que nous avons eu une liaison, à
Valanu.
— Sans engagement d'aucune part, juste pour le plaisir, rétorqua-t-
elle du tac au tac.
— Je t'ai désirée à la première seconde où mes yeux se sont posés
sur toi, et je me suis méprisé de ne pouvoir contrôler ce désir, te
croyant la maîtresse d'un autre, lui confia-t-il alors. Et j'ai
rapidement compris que je ne pourrais pas renoncer à toi.
— Dans ces conditions, lorsque tu as su que je n'étais pas la
maîtresse de Marc, pourquoi as-tu pris tes distances par rapport à
moi ? A la minute où nous avons décidé de nous marier
officiellement à Dacia, tu es devenu froid et dur.
— Une façon de me protéger du désir fou que m'inspirait une
femme non amoureuse. Ne m'as-tu pas fait observer à plusieurs
reprises que je te contraignais au mariage ?
— Guy, les événements se sont enchaînés contre notre volonté, ce
qui ne signifiait pas pour autant que je me révoltais contre mon sort.
Notre premier mariage m'a épargné une expérience fort pénible
dans les geôles de Valanu. Quant à la célébration d'aujourd'hui, je
conçois qu'elle avait à la fois pour but de me protéger et de te
dédouaner de ta mauvaise conscience.
— Le principal semble t'avoir échappé, Lauren. A mon retour de
New York, lorsque je t'ai revue, si épuisée, si pâle, je t'ai offert la
liberté car je ne pouvais pas supporter l'idée de t'épouser contre ton
gré. Par amour pour toi... Oui, c'est là que j'ai compris que je
t'aimais.
A ces mots, le souffle manqua à Lauren. Troublée par l'aveu, elle
détourna les yeux et murmura :
— Pourquoi n'as-tu pas alors cherché à me courtiser ?
— En avons-nous eu le temps ? D'ailleurs, il t'appartient toujours de
décider de notre avenir. Si tu me le demandes, je retournerai dans
ma chambre... Sans pour autant te promettre de renoncer à toute
manœuvre de séduction ultérieure.
— Pour un homme de ton expérience, tu as été bien peu clairvoyant
en ce qui me concerne. Bien sûr que je t'aime, Guy ! s'exclama
Lauren. J'ai essayé de me convaincre du contraire, à cause du
passé de ma mère, mais je ne me serais pas donnée à toi, à Valanu,
si je n'avais pas été amoureuse. Seulement, lorsque j'ai atterri à
Dacia et que j'ai découvert qui tu étais, j'ai compris que cet amour
était impossible, qu'il ne se jouerait jamais que dans mes rêves.
— Pourquoi ? Pas à cause de ton histoire personnelle, tout de
même !
Comme elle se contentait de lui sourire mystérieusement, il ajouta :
— Allons, c'est ridicule ! Tout le monde connaît les origines
d'Alexa, par exemple.
— C'est peut-être une fille illégitime, mais son grand-père était un
prince, lui rappela Lauren.
Guy émit un rire sec et répliqua :
— Franchement, si c'est la descendance qui t'inquiète, sache que
Hunt, le mari de Lucia, est un enfant adopté qui s'est fait tout seul.
— Soit, mais il est immensément riche.
— Lucia ne l'a pas épousé pour son argent ! s'écria-t-il vivement.
Puis il reprit plus doucement :
— Lauren, tu as conquis le cœur de tout le monde ici, du petit Niko
à Luka, qui est pourtant bien moins facile à séduire que son fils. As-
tu donc si peu confiance en toi ?
Sans répondre, Lauren le jaugea longuement. Et acquit la certitude
qu'il était sincère lorsqu'il lui proclamait son amour. Subitement, un
poids dont elle n'avait pas conscience jusque-là se détacha de son
être, lui rendant sa légèreté et son insouciance. Elle eut envie
d'éclater de rire !
— Je crois que je cherchais surtout un prétexte pour me protéger
de l'amour, car je m'étais rendu compte des ravages qu'il avait faits
sur ma mère.
Elle s'interrompit, hésita un instant avant de poursuivre :
— Ma mère a rencontré son amant à une période de sa vie où elle
était très vulnérable. Elle venait d'apprendre qu'elle risquait de ne
jamais avoir d'enfants, et se sentait blessée en tant que femme. Or,
cet homme l'a fait renaître à sa féminité — le temps qu'elle revienne
à elle et découvre qu'elle était enceinte !
— Est-ce que cela t'a bouleversée, lorsque tu l'as appris ?
— Non, c'est de savoir que Hugh n'était pas mon véritable père, lui
qui n'a jamais cessé d'aimer ma mère. Elle aussi l'a toujours aimé,
mais nul n'est parfait, n'est-ce pas ?
— Moi non plus, je ne suis pas parfait, Lauren, lui dit-il alors dans
un murmure troublant, mais je jure de t'aimer jusqu'à mon dernier
souffle et de ne jamais t'être infidèle.
— Je t'aime, lui dit-elle à son tour, les yeux brouillés de larmes. Je
te serai fidèle, je te le promets. Toujours. Mais sache que je serais
capable de te tuer si j'apprenais que tu envisages de me tromper !
Rejetant la tête en arrière, Guy éclata de rire. Tous ses soucis
venaient de se diluer instantanément et il se sentait soudain libre et
jeune.
— Mon assassinat mettrait en effet un terme à mes infidélités,
parvint-il enfin à dire. Mais je te jure que jamais je ne te pousserai à
de telles extrémités. Tu représentes tout ce que je désire, Lauren.
Oh, non, mon amour, ne pleure pas...
Il la serra longuement contre son torse, jusqu'à ce qu'elle relève la
tête, et lui dise dans un sourire sublime :
— Sais-tu ce que nous sommes ? Des idiots ! Je suis surprise que
tu n'aies pas vu clair dans mon jeu, que tu n'aies pas perçu mon
amour. Il me semble pourtant que tu as l'habitude de côtoyer des
femmes, mon cher prince...
— Lauren, tu es la seule que j'aie jamais aimée et que j'aimerai
jamais, dit-il en l'attirant à lui. Je croyais que l'amour que j'éprouvais
pour toi me rendrait vulnérable et à ce titre, j'ai lutté contre. Avant
de me rendre compte que c'était tout le contraire : cet amour me
rendait invincible.
— Assez discuté, décréta-t-elle. Prouve-moi que tu m'aimes et
déshabille-toi !
— Avec plaisir, madame, répondit-il d'un ton volontairement
hautain.
En éclatant de rire, Lauren l'aida à retirer son pantalon et sa
chemise, puis Guy fit glisser à son tour le négligé de sa femme par
terre avant de la prendre dans ses bras et de la déposer doucement
sur le lit conjugal, parmi les pétales de roses. Et bientôt, leurs rires
s'évanouirent pour laisser place au vertige de la passion et de la
volupté...
Lorsque Lauren se coula contre Guy, le souffle court, rassasiée de
plaisir, pour plaquer son oreille sur le cœur encore tout haletant de
son amant, elle lui avoua alors :
— Lorsque nous sommes arrivés ici, je pensais que tu allais
m'abandonner, cette nuit.
— C'est ce que je projetais de faire ce matin encore, mais l'incident
dans le carrosse m'a redonné espoir. Je me suis dit que tu devais
m'aimer un peu pour prendre si promptement ma défense, dit-il en
esquissant un sourire malicieux. Et puis, après t'avoir vue si
ravissante dans ta robe de mariée et t'avoir passé la bague au doigt,
je me disais que je serais incapable de te laisser repartir dans deux
ans. Oh, Lauren, je suis si heureux que cet horrible cauchemar soit
écarté !
Se pelotonnant contre lui, elle murmura alors :
— Guy, faisons-nous la promesse de toujours nous parler
ouvertement à l'avenir, afin de ne pas renouveler un tel malentendu.
S'il t'arrive d'être malheureux, je veux savoir pourquoi, tout comme
si tu es heureux, je souhaite partager ce bonheur avec toi.
— Promis ! Et maintenant, à toi de promettre ! lui ordonna-t-il.
— Je te le jure, Guy, lui souffla-t-elle à l'oreille. Dis-moi, où allons-
nous nous établir ?
— Paris te conviendrait-il ?
— J'adorerais, seulement... Je crois que mes parents sont tombés
amoureux de Dacia au point d'envisager de s'y installer. Pourquoi
ne pas faire de cette maison notre foyer ?
A cet instant, Guy la gratifia d'un sourire extraordinaire, puis la fit
basculer promptement sous lui. Rivant sur elle un regard de braise, il
déclara :
— J'ai encore envie de te faire l'amour.
— J'ai peur de mourir de plaisir, chuchota-t-elle d'un air fripon.
— Personne n'est jamais mort de plaisir, ma douce, répondit-il,
amusé.
— A supposer que cela m'arrive, un baiser de ta part me
ramènerait à la vie, mon prince.
Elle éclata de rire et, le prenant par surprise, se jucha sur lui avant
de se pencher vers son sac à main...
— Voici ton cadeau de mariage, Guy, lui dit-elle.
C'était un anneau en or, sur lequel était gravé un léopard, dont les
yeux étaient constitués de minuscules émeraudes.
— C'est superbe.
Elle réalisa alors qu'il possédait déjà un anneau, celui qu'il lui avait
prêté, à Santa Rosa.
— Je sais que tu tiens énormément à ton autre anneau, commença-
t-elle. Tu n'es pas obligé de le porter tout le temps.
— L'autre bague m'est chère car tu l'as portée et qu'elle symbolise
nos souvenirs. Mais celle que tu m'offres incarne notre avenir. C'est
pourquoi elle est encore plus précieuse.
Plongeant soudain ses yeux mordorés dans ceux de Lauren, Guy lui
répéta d'une voix émue :
— Je t'aime de tout mon cœur, chaque jour davantage et pour
toujours.
Une joie à l'état pur irradia Lauren. Désormais, elle pouvait
s'endormir tranquillement dans les bras de son prince charmant : elle
lui appartenait à jamais.

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