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Coup de Foudre A Santa Rosa (PDFDrive)
Coup de Foudre A Santa Rosa (PDFDrive)
De Robyn Donald
Prologue
Confortablement installé au bar qui bordait l'immense plage qui
s'étirait sous ses yeux, Guy Bagaton ne put s'empêcher de rire de la
blague que venait de lui raconter le barman. Puis il redressa son
impressionnante carrure et darda son regard doré sur le sable
blanc...
A cet instant, une femme émergea de l'ombre des palmiers et
avança vers le bar d'une démarche nonchalante ; le soleil qui,
derrière elle, inondait de lumière le Pacifique, prêtait, dans le
contre-jour, des éclats bleutés à sa chevelure dejáis. Camouflé par
le muret en bambou du bar, Guy eut tout le loisir d'admirer ses
épaules délicates, mises en valeur par son sarong rouge, noué au-
dessus de sa poitrine. Une tenue locale qui, sur cette merveilleuse
créature, semblait le summum de la sophistication. Aux pieds, elle
portait des sandales à talon qui renforçait le galbe de ses jambes
interminables.
Curieux ! Il aurait parié qu'elle n'était pas venue sous les tropiques
pour s'allonger sur le sable fin et se faire dorer au soleil. En dépit de
son sari et de son déhanché sensuel, elle paraissait très déterminée.
Mu par un intérêt primaire, Guy demanda au barman d'un ton mi-
détaché, mi-condescendant :
— Qui est-ce ?
Celui-ci leva un regard vague vers la plage et répondit :
— Mlle Lauren Porter. Elle est arrivée par le vol en provenance
d'Atu, il y a quelques heures. Elle compte rester deux jours.
— Je vois, commenta Guy, laconique.
Une heure plus tôt, le directeur de l'hôtel lui avait téléphoné, aux
abois, parce qu'une cliente fraîchement arrivée d'Atu avait la ferme
intention de se rendre dans un village reculé, au cœur de la
montagne. Lauren Porter, c'était donc elle ! Lors de sa conversation
avec le directeur, ce nom avait réveillé un vague souvenir en lui... Et,
à force de concentration, il remonta le fil du temps et se remémora
une discussion qu'il avait eue, quelques mois plus tôt, avec l'une de
ses cousines, une vieille comtesse bavaroise versée dans le
commérage et qui adorait donner des réceptions.
— J'ai vu que tu discutais avec Marc Corbett et sa charmante
femme, lui avait-elle dit de sa voix sirupeuse. Je me demande si
Paige sait qu'il entretient une liaison avec une Anglaise.
— Lui, tromper sa femme ? Cela m'étonnerait, avait sèchement
répondu Guy.
Paige Corbett semblait très éprise de son mari, un businessman qui
avait une réputation d'honnête homme. Il aurait été bien injuste qu'il
la trompe.
— Pourtant, peu de gens en doutent, avait repris la comtesse. Marc
et son Anglaise sont très discrets ! On ne les voit jamais ensemble.
Néanmoins, on ne peut empêcher les langues de se délier... Il
s'agirait d'une certaine Lauren Porter, une créature de rêve, à ce
qu'on raconte. Elle travaille d'ailleurs pour lui et tout le monde lui
reconnaît une grande intelligence. Cela fait des années qu'ils sont
proches.
Guy s'était contenté de hausser les épaules et sa cousine avait
poursuivi :
— Je te sens presque hostile à Marc Corbett. Bravo, Guy ! Enfant,
déjà, tu avais le sens de l'honneur, ce qui est fort appréciable et rare
chez un homme.
A ces mots, Guy lui avait adressé un sourire cynique, mais la vérité
était que Marc Corbett avait effectivement perdu de son estime.
Aujourd'hui, plissant les yeux à cause du soleil aveuglant des
tropiques, il regardait la fameuse Lauren Porter se diriger vers le
bar. Le directeur de l'hôtel lui avait indiqué que la réservation avait
été établie par la société Corbett. Il s'agissait donc bel et bien de la
même femme.
Que diable faisait-elle ici ?
Lorsqu'elle arriva à sa hauteur, Guy cligna des paupières, comme
fasciné. Une « ensorceleuse », tel fut le mot qui lui vint à l'esprit !
Pas étonnant qu'elle tienne Marc Corbett sous son emprise ! Une
peau lisse comme de la soie, d'immenses yeux gris, qui scintillaient
étrangement, telles des pierres de cristal, une bouche si sensuelle
qu'elle enflammait instantanément l'imaginaire masculin — le tout
allié à un corps .qui donnait tout son sens au mot volupté.
Indubitablement, Lauren Porter représentait la maîtresse idéale pour
un riche homme d'affaires.
Pourquoi tenait-elle à visiter un village perdu dans la montagne ?
C'était sans doute lié à son travail et par conséquent à Marc
Corbett, dont la multinationale avait des ramifications dans le monde
entier.
Ignorant le tambour du désir qui résonnait en lui, Guy fronça les
sourcils. La belle apparition venait de contourner le bar pour se
diriger vers l'accueil... Il devait absolument s'entretenir avec elle
pour savoir ce qu'elle mijotait.
Allons, la dissuader de se rendre dans les montagnes serait un jeu
d'enfants, pensa-t-il, non sans dérision. Les femmes qui
ressemblaient à des gravures de mode s'effrayaient facilement. Il
suffirait de mentionner les impressionnants scarabées des montagnes
et de faire une allusion bien sentie aux innombrables sangsues. Nul
doute qu'elle renoncerait définitivement à son projet.
Il se sentait rasséréné par ses résolutions et cependant... Sans qu'il
comprenne pourquoi, son instinct lui disait que cette femme était
synonyme de danger. Et à maintes reprises, Guy avait eu raison de
se fier à son instinct !
— Donc, tu n'as entendu aucune rumeur concernant des
mouvements de rébellion ? reprit-il à l'adresse du barman.
— Bah, on ne peut empêcher les gens de bavarder... Surtout ici, à
Santa Rosa.
Le jeune homme cessa soudain d'essuyer les verres qu'il venait
soigneusement de laver et, jetant un regard inquiet alentour, il ajouta
:
— Depuis le retour de John Frumm avec sa cargaison d'alcool, de
cigarettes et de nourriture, les gens sont inquiets. Ils craignent que la
guerre ne reprenne.
— C'est bien ce qui me semblait. Alors ouvre les yeux et les
oreilles, d'accord ? En attendant, je vais faire connaissance avec
Mlle Porter.
Là-dessus, Guy se dirigea vers la réception. Il comptait détourner
rapidement la jeune Anglaise de son projet, puis interroger la
réceptionniste. Elle venait d'un village frontalier à la République qui
jouxtait Santa Rosa, l'île étant désormais divisée en deux Etats.
Aussi pourrait-elle confirmer ou infirmer ses craintes, qui faisaient
courir dans son dos des frissons glacés.
Glaciale, Lauren Porter l'était en ce moment. Visiblement, ce que lui
disait la réceptionniste la contrariait. D'ailleurs, elle était si
concentrée sur sa conversation qu'elle n'avait même pas entendu
Guy arriver. Ce qui, encore une fois, lui permit de l'admirer...
Soudain, un conte que lui lisait sa nourrice autrefois lui revint à la
mémoire : « Des cheveux noirs comme l'ébène, une peau blanche
comme neige, une bouche semblable à un bouton de rose... »
Oui, une bouche véritablement incendiaire, pensa-t-il. Et une
silhouette à se damner. Des hanches bien dessinées que moulait
divinement le sarong rouge, et une poitrine haute et ferme ! Tout le
corps de Guy était en alerte...
Il était grand temps de parler à cette jeune déesse des scarabées et
des sangsues, pensa-t-il alors non sans ironie.
1.
— Voulez-vous dire qu'il est impossible de se rendre dans ce
village ? demanda Lauren en fronçant les sourcils.
La réceptionniste hésita, puis répondit avec prudence :
— Non, ce n'est pas impossible, mais difficile.
— Pourquoi ?
— La route est dangereuse, madame, répondit la réceptionniste en
détournant pudiquement les yeux.
Santa Rosa n'était sûrement pas réputée pour son réseau routier,
pensa Lauren. Le minibus qui l'avait conduite de l'aéroport à l'hôtel
lui en avait donné un aperçu peu flatteur. Ballottée d'ornière en
ornière durant tout le temps du trajet, elle s'était félicitée de n'avoir
pris qu'un frugal petit déjeuner !
Naturellement, la perspective de prendre un chemin encore plus
cahoteux ne le remplissait pas de joie... Hélas, elle avait promis à
Paige de visiter sa dernière fondation caritative pour en vérifier le
bon fonctionnement. Depuis son bureau de Londres, tout avait paru
simple. A l'occasion de son voyage en Nouvelle-Zélande, ne lui
suffisait-il pas de faire un crochet par Santa Rosa, l'île tropicale
perdue dans le Pacifique qui abritait l'usine parrainée par les
Corbett ?
Or, sur place, tout était devenu terriblement compliqué !
Le vol pour Singapour avait été retardé, si bien qu'elle avait manqué
sa correspondance. Résultat : elle était arrivée à Atu, la capitale de
Santa Rosa, après minuit et avait dû attendre jusqu'au petit matin
pour embarquer à bord de l'avion en partance pour South Coast.
Elle n'avait dormi que quelques heures et souffrait d'une affreuse
migraine. Sans parler de ses yeux qui la brûlaient. Et voilà qu'après
tous ses déboires, elle se heurtait à une fin de non-recevoir ! Allons,
elle devait négocier, décida-t-elle en repoussant une mèche rebelle
derrière son oreille.
— Et les transports en commun ? suggéra-t-elle.
— Je vous les déconseille fortement, madame.
— Pourquoi ? Je peux parfaitement prendre le bus.
— Non, je vous assure, ce genre de transport ne vous conviendrait
pas. Et puis... le village est particulièrement isolé.
Isolé ? Il ne devait pas l'être tant que cela puisqu'on y avait ouvert
une usine destinée à l'export ! Agacée, Lauren reprit :
— Dans ce cas, me serait-il possible de louer une voiture ? Elle
entendit alors dans son dos une voix masculine lui
assener :
— Non, il n'y a pas de location de voitures à South Coast. A ces
mots, Lauren se raidit. Ce timbre profond, aux accents
ironiques, dénotait une grande assurance. Lentement, elle se
retourna...
Elle se figea devant le regard brûlant de deux prunelles couleur
topaze, serties de cils noirs. D'instinct, son estomac se contracta.
— Pas de location de voitures ? répéta-t-elle machinalement.
— Lady, le loueur le plus proche se trouve dans la capitale, elle-
même située, comme vous le savez, à une heure d'avion d'ici.
Dans sa bouche, le mot « lady » s'était teinté d'une troublante
connotation sexuelle et avait glissé sur sa peau comme le souffle
chaud d'un amant...
« On se ressaisit ! » s'ordonna-t-elle.
Faisant appel à toute sa dignité, Lauren demanda :
— Dans ces conditions, comment me rendre à... dans ce village ?
Elle n'avait pas réussi à mémoriser le nom compliqué du hameau
que Paige avait griffonné pour elle sur un bout de papier.
— Je crains que vous ne deviez renoncer. La plupart des routes
sont inondées suite aux pluies diluviennes qui se sont abattues sur la
région.
— Je suis certaine que les services de voieries sont intervenus.
A ces mots, Guy haussa un sourcil moqueur.
— Peut-être ne l'avez-vous pas encore remarqué, mais les gens
d'ici se déplacent à pied. Santa Rosa n'a pas d'infrastructure pour
les touristes ; cet Etat se remet tout juste de la guerre civile.
Sans répondre, Lauren le jaugea attentivement.
Ne lui avait-on jamais signalé qu'une barbe, même savamment
négligée, donnait un air peu soigné ? Quant à ses cheveux, ils
auraient mérité une bonne coupe...
Soudain, elle se ravisa. Non, les poils qui ombraient ses joues
n'étaient pas un effet de mode : si cet homme ne se rasait pas, c'était
parce qu'il se moquait éperdument de ce que les gens pouvaient
bien penser de lui. Sa mâchoire carrée la fit soudain frissonner, puis
les yeux de Lauren se rivèrent sur sa bouche, à la fois sensuelle et
ferme. A son image ? s'interrogea-t-elle, un pincement au cœur.
Soudain, une vague impression titilla sa mémoire. Ne l'avait-elle pas
déjà rencontré ? Allons, c'était ridicule ! Cet aventurier aux airs de
flibustier exilé sur une île perdue au cœur du Pacifique était aussi
éloigné de son monde qu'un Martien.
— Et par avion ? avança-t-elle. Puisque, selon Mlle Musi, je ne
survivrai pas à un voyage en bus...
Elle avait prononcé ses ultimes propos avec ironie, mais il demeura
insensible à son sens de l'humour et confirma gravement :
— Mlle Musi a raison.
— Pourquoi ?
— Avez-vous réellement envie d'être bringuebalée pendant des
heures dans un bus bondé et sans toit, sous un soleil ardent ?
— S'il le faut, oui !
— Sans compter d'éventuels scarabées qui voyagent
clandestinement. Ainsi que...
— Je peux m'adapter à la faune locale, affirma-t-elle vivement pour
abréger ses descriptions.
— Si vous êtes si déterminée que cela, allez-y à pied. Mais je vous
conseille de ne pas oublier votre écran total.
Qui était cet homme si sarcastique et si imbu de lui-même ? Et
pourquoi fallait-il qu'il soit doté d'un tel sex-appeal ? C'en était
agaçant ! conclut Lauren, consciente du trouble qui s'était emparé
de tout son être.
Soudain, un sourire lascif et amusé éclaira le visage de son
tourmenteur. Lauren se raidit : pourquoi avait-elle donc choisi cette
tenue qui dévoilait si largement ses épaules ? Sans doute parce
qu'elle en adorait la couleur et qu'elle ne comptait pas tomber sur
un... ce genre de... Ah, assez !
— Combien de temps me faudra-t-il pour arriver là-bas ?
— Cela dépend de votre vitesse de marche. Je vous conseille
d'éviter les trop longues haltes à cause des sangsues. A propos,
savez-vous comment on retire ce parasite lorsqu'il s'est incrusté
dans la peau ?
— M. Guy plaisante, intervint la réceptionniste, gênée. Le village est
bien trop loin pour s'y rendre à pied. Cela prendrait au moins deux
jours de marche.
M. Guy... Au moins, elle connaissait son nom — ou son prénom !
— Votre agence de voyage aurait dû vous mettre en garde contre
la contrée non civilisée où vous projetiez de vous rendre, observa «
M. Guy » avec une ironie consumée. D'ailleurs, vous auriez pu
deviner que Santa Rosa n'était pas précisément une destination
touristique.
— Afin de rester courtoise, je choisis d'ignorer votre remarque
désobligeante, décréta Lauren en rongeant son frein.
Subitement, la réceptionniste s'énerva contre M. Guy dans sa
langue — une langue qu'il paraissait maîtriser parfaitement.
Durant cet échange, Lauren laissa courir son regard sur le T-shirt
vert clair qui moulait ses épaules impressionnantes, puis sur le
pantalon de toile claire enserrant ses cuisses musclées. Nul doute
que cet aventurier possédait une autorité naturelle : en outre, il se
dégageait de lui une arrogance, une fierté qui l'enveloppaient comme
une aura. Sans compter sa remarquable aptitude à s'immerger dans
un monde étranger et à le faire sien.
En d'autres termes, il était l'homme de la situation, celui qui pouvait
l'escorter jusqu'au village sacré ! Encore fallait-il qu'elle soit en
mesure de lutter contre ses instincts... qui lui dictaient de prendre
ses jambes à son cou et de fuir cet homme !
A cet instant, comme s'il lisait dans ses pensées, M. Guy lui jeta un
regard éloquent... Lauren fit alors appel à tout son sang-froid pour
apaiser le feu qui embrasait ses sens, aussi brûlant et impitoyable
que la chaleur tropicale. « Pas mon type ! » pensa-t-elle, agacée.
Elle préférait fréquenter des hommes sociables...
Oh, oh, quel genre de questions était-il donc en train de poser à la
réceptionniste ? Cette dernière paraissait de plus en plus troublée et
hésitante face à ce... ce gladiateur qui fronçait à présent les sourcils,
manifestement résolu à obtenir des réponses.
Bien qu'elle ne comprenne pas un traître mot de leur conversation,
Lauren eut soudain l'impression d'être une intruse. Aussi s'éloigna-t-
elle de quelques pas pour observer distraitement un présentoir de
cartes postales qui offraient une image idyllique de l'île. Au-dessus
de sa tête, le ventilateur brassait de l'air chaud. Si cet endroit
manquait de confort moderne, la beauté extraordinaire des
paysages compensait largement ces désavantages. Et tout paraissait
si paisible. Paisible ? M. Guy n'avait-il pas évoqué une guerre civile
? Un frisson la parcourut. Elle regretta de ne pas avoir enfilé de
surchemise sur son sarong.
— Pourquoi tenez-vous à vous rendre dans ce village ? lui demanda
Guy, qui en avait visiblement terminé avec la réceptionniste. Cet
endroit est dépourvu de tout confort pour les touristes. Là-bas, on
se lave dans le fleuve et puis il n'y a absolument rien à visiter.
Tiens, n'avait-il pas un léger accent ? Ou était-ce l'effet de son
imagination ? Ah, la barbe ! Elle devait cesser de se focaliser sur lui.
— Je sais, fit-elle, un rien exaspérée. Je n'ai pas l'intention de
séjourner là-bas. Je veux juste y passer l'après-midi. C'est la raison
de mon séjour à Santa Rosa.
— Vous n'avez toujours pas répondu à ma question.
— Cela ne vous regarde pas, répliqua Lauren.
— Comme vous voudrez. D'ailleurs, quelles que soient vos raisons,
elles ne me convaincront pas, décréta-t-il avant d'ajouter : Si vous
acceptez de prendre un verre avec moi, je vous expliquerai
pourquoi.
Un verre avec lui ? Etait-ce un stratagème de séducteur ou allait-il
réellement l'impressionner par sa connaissance de l'île ? Elle jeta un
coup d'œil désespéré à la réceptionniste qui l'encouragea d'un
hochement de tête à accepter l'invitation, non sans préciser :
— M. Guy peut vous aider.
— Dans ces conditions, j'accepte de prendre un verre avec vous,
concéda Lauren.
Encore une fois, elle regretta de ne pas porter une tenue plus
décente que ce maudit sarong. Et déplora son absence totale de
maquillage. Un peu de fard lui aurait permis de mieux supporter le
regard perçant de ce troublant inconnu.
Il marchait à son côté avec une grâce féline d'où sourdait une vague
menace, constata-t-elle tandis qu'ils se dirigeaient vers le bar, à
l'extérieur. Et il la dépassait d'une bonne tête alors qu'en général,
elle pouvait rivaliser par la taille avec la plupart des hommes.
Guy tout court ou M. Guy ? se demanda-t-elle de nouveau. Elle ne
l'interrogerait pas sur son identité, et ne déclinerait pas davantage la
sienne. S'il n'était pas capable de faire preuve de la politesse
élémentaire qui consistait à se présenter, qu'il ne compte pas sur elle
pour manifester de la bonne volonté.
Comme s'il se sentait observé, Guy lui décocha un coup d'œil en
biais... Une décharge électrique la traversa subitement. Le cœur de
Lauren se mit à battre brusquement la chamade.
Qui était cet homme, à la fin ? Et surtout, que recherchait-il ? Une
liaison éclair ? Ou bien désirait-il qu'une riche touriste le soustraie à
la fournaise tropicale ? Non, cette dernière hypothèse était
définitivement exclue. Ce Spartacus tenait indubitablement
davantage du pirate que du gigolo.
— Habitez-vous ici ? demanda Lauren, une fois assise dans un
fauteuil en osier, à l'ombre d'un parasol.
— Par intermittence, répondit-il de façon évasive. Cette station est
vraisemblablement l'endroit le plus calme de l'île. Et on y jouit d'une
vue imprenable sur le lagon.
Puis, faisant un signe de la main au serveur, il ajouta :
— Que voulez-vous boire ?
— Un cocktail de papaye et de jus d'ananas.
Pour sa part, il commanda une bière. Un petit lézard traversa alors
rapidement leur table. Un sourire aux lèvres, Lauren suivit sa course
jusqu'à ce qu'il disparaisse. Quand elle releva la tête, Guy dardait
sur elle ses prunelles ambrées si particulières.
— N'avez-vous pas peur des geckos ?
Non, pensa-t-elle, il n'était pas anglais. Une intonation bien
particulière venait de le trahir, même si sa maîtrise de la langue était
par ailleurs irréprochable.
— Pas des petits comme celui-ci. En revanche, les grands
m'impressionnent davantage à cause de la lueur de prédateur qui
brille dans leurs yeux.
A ces mots, il éclata de rire, un rire velouté qui la fit doucement
frissonner.
— En général, petits ou grands, ils effraient les femmes.
— Les hommes aussi, j'en suis sûre, renchérit-elle.
Subitement, leurs regards se rivèrent. Quel effet cela pouvait-il donc
faire d'embrasser un homme si sexy, si... si mâle ? se demanda-t-
elle, troublée.
Guy se cala contre son fauteuil, visiblement détendu, le regard
toujours rivé sur Lauren. Un regard qui l'emprisonnait dans ses rets
d'or.
— Dites-moi tout, commença-t-il d'un ton envoûtant. Pourquoi
voulez-vous vous rendre dans l'un des villages les plus sauvages de
la région ?
— Sauvages, c'est-à-dire dangereux ?
— C'est-à-dire sans commodité. En outre, il est vrai qu'il se situe à
la zone frontalière entre Santa Rosa et la République. Or, à la
frontière, des tensions persistent toujours.
— Je croyais qu'un traité de paix avait été signé.
— Un nouveau prêtre charismatique essaie d'enflammer les esprits
en prêchant un renouveau religieux et une croyance mélanésienne
liée au cargo cuit. Le cargo cuit est...
— Je sais ce que c'est. Ceux qui adhèrent à ce système de pensée
attendent le salut sous la forme d'un cargo censé leur apporter tous
les bienfaits de la société occidentale. J'ignorais que les partisans de
cette doctrine pouvaient être violents.
— Jusqu'à présent, ils ne l'étaient pas, mais il semblerait qu'on leur
ait livré des armes.
Naturellement, rien n'avait été confirmé. D'ailleurs, Guy n'accordait
pas une grande crédibilité à ses rumeurs. Ici, les indigènes maniaient
suffisamment bien la machette pour ne pas recourir à des armes plus
élaborées.
Soudain, il fronça les sourcils : Lauren Porter n'avait décidément
rien à faire ici ! En outre, pourquoi était-elle si évasive sur les
raisons de son voyage ? Que venait faire une femme aussi raffinée
dans cette minuscule station balnéaire à la vie mondaine inexistante
?
— Il semblerait... ? Il ne s'agit donc que de rumeurs...
— Les rumeurs font des ravages à Santa Rosa. On ne se remet pas
aisément de dix ans de guerre civile. En dépit du traité de paix avec
la République, les gens d'ici restent méfiants.
Il fit une pause avant de reprendre :
— La réceptionniste vient précisément du village où vous voulez
vous rendre et elle m'a appris que le prêtre avait disparu.
— Est-ce grave ?
— Je l'ignore...
Incapable de supporter davantage ses grands yeux couleur cristal,
Guy laissa errer son regard vers la plage. Des enfants se jetaient
dans le lagon en riant, sous le regard impassible de leurs parents...
Pourquoi ne se levait-il pas pour ordonner à cette famille bien
insouciante de déguerpir face au danger imminent ? Et qu'attendait-il
lui-même pour prendre la fuite avec l'ensorceleuse assise en face de
lui ?
Non, il n'osait pas suivre son instinct car, en cas de fausse alerte, il
aurait signé l'arrêt de mort de la station balnéaire. La prudence
s'imposait, la réflexion aussi. En aucun cas il ne fallait céder à ses
pulsions. Machinalement, il reporta son regard sur Lauren Porter...
Tout comme lui, elle observait les enfants qui s'éclaboussaient
joyeusement. Son beau visage s'éclaira alors d'un sourire lumineux
tandis qu'un désir fulgurant cinglait les reins de Guy.
— Pensez-vous que les partisans du prêtre pourraient devenir
violents en l'absence de la cargaison censée leur apporter les
bienfaits de la civilisation occidentale ? demanda-t-elle.
— Je l'ignore. Ils savent pourtant bien que la violence ne mène à
rien.
Il n'ajouta pas qu'hélas, ils étaient également désespérés et que, le
désespoir menant à toutes les folies, il pouvait notamment les
conduire à la merci de manipulateurs susceptibles de les encourager
au pillage pour compenser l'absence du fameux cargo. Or, la station
balnéaire constituait un fameux butin.
Naturellement, tout cela n'était que des suppositions...
— Et s'ils décidaient de prendre la richesse là où elle se trouve ?
suggéra Lauren, pleine de bon sens.
— C'est invraisemblable, et puis la police suit la situation de près.
En cas de danger, la station serait évacuée.
A cet instant, le barman apporta les boissons et ils se turent. Portant
son verre à sa bouche, Guy observa son interlocutrice à la dérobée.
Ce sarong rouge sublimait sa distinction naturelle. Ajoutez à cela sa
chevelure noire et soyeuse, ses yeux d'un gris translucide... et les
ennuis n'allaient pas tarder !
— Bref, trancha-t-il subitement, il ne serait pas prudent de se
rendre dans la montagne par les temps qui courent.
— Et vous, vous y rendriez-vous ?
— Si je le devais absolument...
— Ce qui veut dire que vous accepteriez de m'y conduire !
— Ne comptez pas là-dessus !
— Je vous paierai.
— Lady, commença-t-il d'un ton furieux, je n'irai pas là-bas et vous
non plus. Si vous voulez voir comment vivent les indigènes, allez
dans un endroit plus calme.
Son ton était cinglant. Lauren sentit le rouge lui monter aux joues.
Rongeant son frein, elle se mordit la lèvre inférieure... tandis que
Guy résistait à l'envie de lui saisir le menton et de bâillonner sa
bouche affolante.
Et quand elle se mit à siroter son cocktail, les choses empirèrent.
Comment parvenait-elle à prêter tant d'érotisme à un geste si banal
?
« Assez ! » s'ordonna-t-il.
Lorsque Lauren reposa son verre, elle darda sur lui un regard aussi
transperçant que déterminé et décréta :
— Je tiens à me rendre dans ce village, car une personne qui m'est
chère parraine une usine de fabrication d'huile d'amande.
Initialement, je devais me rendre en Nouvelle-Zélande, en
vacances, et comme Santa Rosa se trouve dans la région, je lui ai
promis de faire le détour.
Naturellement, la « personne chère à son cœur », c'était Marc
Corbett ! conclut hâtivement Guy.
— Vous n'aurez qu'à dire à votre ami que je vous ai interdit de vous
rendre au village, décréta-t-il tranquillement.
Comme il l’escomptait, sa provocation fit mouche. Le sourire de la
charmante Lauren se figea brutalement. Cependant, elle ne détourna
pas les yeux mais, le regard toujours rivé sur lui, porta de nouveau
son verre à ses lèvres, sa gestuelle étant cette fois savamment
étudiée pour le séduire.
Devant son petit numéro de charme, le pouls de Guy s'accéléra
malgré lui...
— Voilà qui est discutable, déclara-t-elle après quelques gorgées.
Qu'est-ce qui vous fait croire que vous avez de l'autorité sur moi ?
— Je vous en empêcherai par tous les moyens, annonça Guy.
Quitte à vous menotter pour vous faire monter dans l'avion ! Il est
très dangereux d'aller dans la montagne. Naturellement, en payant le
prix fort, vous trouverez toujours un chauffeur, mais sachez que
vous mettrez également sa vie en danger.
Lauren le scruta longuement, puis finit par déclarer :
— Vous avez vraiment l'air sérieux. Dans ces conditions, je renonce
à me rendre là-bas.
Elle, renoncer ? Il ne savait s'il devait la croire.
— Donnez-moi votre parole !
— Allons ! Me pensez-vous assez égoïste pour mettre en péril la
vie d'autrui ? s'indigna-t-elle. Mon amie comprendra. Je me
contenterai d'un contact téléphonique avec le responsable de l'usine.
— Voilà qui est fort raisonnable. Je pourrai le joindre sur mon
portable. Mais pour cela, nous devrons nous rendre à mon bureau
où je l'ai malencontreusement oublié.
A ces mots, Lauren le gratifia d'un regard froid et répondit :
— Merci, j'appellerai de l'hôtel.
— Je crains que ce ne soit impossible. Durant la guerre civile, le
réseau téléphonique câblé a été détruit. Chaque chef de village
possède désormais un portable.
Lauren soupira et répondit d'un air songeur :
— Cette île ressemble pourtant à un paradis...
— Il y a toujours un serpent qui sommeille au paradis... Et en
général, ce qu'il veut, c'est l'argent et le pouvoir.
— Pensez-vous que ce soit à cause de sa riche mine de cuivre que
Santa Rosa éveille la convoitise de la République ?
— Oh, je constate que l'on s'est documenté...
— On se documente toujours, rétorqua-t-elle.
— Hélas, la connaissance encyclopédique ne suffit pas, ainsi que
vous pouvez le constater.
— C'est tout de même curieux que ce prêtre entre en jeu juste
après la signature du traité sous l'égide de l'ONU, poursuivit Lauren
sans prêter attention à sa provocation. N'est-il pas diligente par la
République qui cherche à créer de nouveaux troubles à Santa Rosa
afin de diviser pour mieux régner ?
— C'est une vue réaliste, bien que cynique.
— La guerre est-elle donc probable ?
— Non ! fit-il d'un ton bourru avant d'ajouter : Venez, je vous
emmène en ville.
— Pardon ?
— Là où se trouve mon bureau... et mon portable. Comme Lauren
ne répondait pas, il enchaîna :
— Vous êtes en parfaite sécurité avec moi. En général, j'inspire
plutôt la confiance.
La confiance ? Hum, hum... Avec son taux de testostérone qui
devait caracoler dans le rouge, était-il digne de la sienne ? Lauren
jugea prudent d'informer discrètement la réceptionniste de son
départ en ville avec lui, sous prétexte d'aller aux toilettes.
Cela fait, elle lui emboîta le pas. Zut, pensa-t-elle subitement, elle
avait oublié son passeport dans le coffre de l'hôtel. Bah, peu
importe ! Dans une heure tout au plus, ne serait-elle pas de retour ?
2.
Nul doute que le véhicule de Guy aurait pu aller sur Mars. C'était
une vieille Land Rover dénuée de tout confort, mais indubitablement
un tout-terrain.
— Il ne lui manque que des impacts de balle, observa Lauren, d'un
air amusé.
— J'ai pris soin de les faire disparaître, répondit-il, pince-sans-rire,
en lui ouvrant la portière côté passager.
Elle grimpa à l'intérieur et ne s'étonna nullement d'entendre la Land
Rover démarrer au quart de tour : son propriétaire devait entretenir
jalousement son moteur.
De toute évidence, son chauffeur était connu sur l'île, puisque la
plupart des personnes qu'ils croisaient le saluaient gentiment, lui
adressant un large sourire lorsqu'il leur klaxonnait en retour.
Lauren se retourna pour suivre du regard deux petits garçons qui
marchaient, main dans la main, au bord de la route.
— Sont-ils nés avec une machette sur les épaules ? s'étonna-t-elle.
Ils sont bien trop jeunes pour transporter des objets aussi
dangereux.
— Ici, la machette, c'est le couteau de la brousse. On apprend aux
enfants l'art de la manier dès qu'ils savent marcher.
Agacée par son ton condescendant, Lauren décida de se
concentrer sur la végétation alentour — une véritable jungle — et
les montagnes majestueuses qui s'élevaient devant eux. Leur
sommet se voilait progressivement d'un halo violet, signe que le jour
déclinerait bientôt. La nuit tombait de bonne heure dans la région.
Ils atteignirent assez rapidement la ville... et ses rues désertes, qui
créaient une atmosphère sinistre.
— C'est l'heure du dîner, déclara Guy de façon laconique. Il se gara
devant une rangée d'échoppes — les seules de la ville ? — et
ajouta, non sans lui jeter un regard ironique :
— Les femmes préparent le repas tandis que les hommes se
détendent autour d'un verre.
Refusant de répondre à la provocation, Lauren descendit de la
Land Rover.
— Mon bureau est au premier étage, poursuivit Guy en désignant
un escalier faiblement éclairé.
La façon dont il scrutait la rue n'échappa pas à Lauren. De toute
évidence, c'était un homme qui était continuellement sur ses gardes.
D'où cette vigilance permanente sous ses airs assurés.
Son bureau était une vaste pièce sans grande originalité, qui
présentait néanmoins l'avantage d'être propre et en ordre. Des
placards métalliques semblaient renfermer des secrets d'Etat.
Comme s'il devinait ses pensées, Guy déclara :
— Sous les tropiques, il est préférable de ranger soigneusement
tous documents pour les mettre à l'abri des insectes et de la
vermine.
Encore une fois, elle ne releva pas l'allusion. Si cela l'amusait, après
tout...
Il ne fut pas aisé d'établir la communication avec le chef du village.
Au bout de dix minutes, sa voix retentit enfin au bout du fil. Et
Lauren de se concentrer intensément pour comprendre son terrible
accent en anglais ! Apparemment, l'usine tournait correctement.
Avec une fierté non dissimulée, le chef lui décrivit le processus
d'extraction de l'huile, puis lui indiqua la quantité destinée à la
fabrication de savon et divers cosmétiques, en Nouvelle-Zélande. Il
l'informa également que le village avait entrepris la construction
d'une école et qu'un instituteur avait déjà été nommé à ce poste.
— Je ferai un rapport circonstancié à qui de droit, lui promit
Lauren. Je suis navrée de ne pas pouvoir me rendre au village, mais
on me l'a vivement déconseillé.
— Et on a eu raison, madame ! confirma le chef de village. La
région est infestée de vauriens. Cependant, je compte sur vous
l'année prochaine, quand le calme sera revenu.
— Si cela m'est possible, je n'y manquerai pas, répondit-elle.
Guy déclara alors qu'il désirait parler au chef du village. Lauren lui
tendit le portable et se dirigea, par souci de discrétion, vers la
fenêtre. Seuls deux chiens errants animaient la rue, tandis que le
reste de la ville se fondait déjà dans l'obscurité. Ici, le crépuscule
était profond et velouté, pensa-t-elle alors. Il faisait de l'île tropicale
un lieu presque magique.
Songeuse, Lauren jeta un coup d'œil à Guy... Il se dégageait de lui
une force aussi bien physique que morale, conclut-elle.
Bientôt, il éteignit son portable et déclara dans un anglais que
trahissait un très léger accent :
— D'après le chef du village, tout est rentré dans l'ordre.
— Ce qui veut dire que l'on peut de nouveau respirer, répondit-elle
d'un ton jovial.
Elle ne s'était pas rendu compte, jusque-là, à quel point elle était
tendue !
— Pour ma part, je n'avais pas cessé de respirer, répondit-il avec
un vague sourire dédaigneux.
Serrant les dents, Lauren se dirigea vers la porte qu'il venait d'ouvrir
et décida une fois de plus d'ignorer sa désagréable réflexion.
N'était-il pas préférable d'éviter tout conflit si elle tenait à ce qu'il la
reconduise à l'hôtel ? Pour détendre l'atmosphère, elle déclara :
— Merci pour cette conversation téléphonique. Je suis heureuse de
pouvoir rapporter à mon amie que la fabrique d'huile fonctionne
bien. Même si, naturellement, j'aurais préféré me rendre sur place.
Verrouillant soigneusement la porte de son bureau, Guy répondit
d'un ton sec :
— Ils ont suffisamment de soucis là-bas sans devoir se préoccuper
de la sécurité d'une touriste. Et à présent, quels sont vos projets ?
Lauren hésita à répondre, tout en fixant l'unique ampoule qui
éclairait la cage d'escalier : la tentation de passer quelques jours à la
station balnéaire était grande. Mais était-ce bien raisonnable ?
Assurément, non ! Aussi déclara-t-elle :
— Je partirai pour la Nouvelle-Zélande dès que possible. Demain,
si je trouve une place dans l'avion.
— Il n'y a que deux vols par jour. Sans compter le vol
bihebdomadaire pour Valanu.
— Valanu ? Où est-ce ? Je n'en ai jamais entendu parler.
— C'est un minuscule archipel au sud de Santa Rosa, qui constitue
un Etat microscopique dans le Pacifique.
— En d'autres termes, le bout du monde...
— Ou le paradis sur terre, ça dépend du point de vue. En tout état
de cause, un endroit en dehors des sentiers battus, concéda-t-il,
avec une ironie déconcertante.
Il la jaugea d'un œil perçant, insondable, avant d'ajouter dans un
sourire énigmatique :
— Et d'une beauté à couper le souffle...
Sous son regard insistant, elle se sentit subitement rougir. Allons,
elle devait penser à ses projets, bien concrets, eux, et non fantasmer
sur une éventuelle escapade à Valanu avec lui ! Son demi-frère,
Marc, l'attendait en Nouvelle-Zélande, et ne mourait-elle pas
d'envie de découvrir l'endroit paisible et magnifique où il avait
acquis sa résidence secondaire ?
Le décalage horaire l'avait un peu perturbée, voilà tout, d'où ces
idées extravagantes qui naissaient malgré elle dans son cerveau.
Une bonne nuit de sommeil et elle redeviendrait elle-même.
Soudain, Guy sortit son portable et déclara en composant un
numéro :
— Je vous réserve une place sur le premier vol disponible pour
Atu. Le dernier avion vient de décoller, mais je présume qu'il y a
encore quelqu'un à l'aérodrome.
— Merci, répondit-elle du bout des lèvres.
Etait-il donc si pressé de la voir partir ? Et pourquoi cela la
contrariait-il donc ?
Il y avait effectivement encore une personne à l'aérodrome, un
certain Josef, avec qui il s'entretint dans la langue locale. Une fois la
conversation terminée, il déclara sur un ton satisfait :
— Je vous ai réservé une place pour le vol de l'après-midi.
— C'est très aimable à vous..., répondit-elle dans un murmure, et
avec un sourire forcé.
— Tout le plaisir est pour moi, fit-il en lui adressant à son tour un
sourire bien appuyé. Eh bien, il est l'heure de dîner, me semble-t-il !
Et comme l'unique restaurant de la ville vient de fermer, nous
n'avons qu'une alternative : soit prendre notre repas à l'hôtel de la
station, soit dîner chez moi.
— A l'hôtel ! trancha Lauren sans hésitation.
Elle croisa alors son regard et comprit, à son air moqueur, qu'il
venait de s'amuser à ses dépens en l'invitant chez lui. Oh, et puis
peu importe ! De toute façon, elle partait le lendemain, aussi
pouvait-elle accepter de dîner, dans un cadre sécurisé, avec
l'homme le plus intrigant qu'elle ait rencontré depuis longtemps. Le
plus exaspérant, aussi, parce que dominateur, mais aussi assurément
très séducteur...
Idiote ! se morigéna-t-elle. Ils n'avaient absolument rien en commun
et lorsqu'elle serait de retour en Angleterre, elle se demanderait
sûrement ce qui, chez lui, l'avait attirée, mais pour une nuit, euh...
une soirée, se corrigea-t-elle vivement, elle consentait à explorer un
terrain inconnu et sauvage en sa compagnie. Toute femme ne
devait-elle pas au moins une fois dans sa vie dîner avec un
aventurier ? Néanmoins, pour qu'il ne se méprenne pas sur ses
intentions, elle précisa :
— Je vous préviens, je ne veillerai pas tard. Je n'ai dormi que deux
heures durant les dernières vingt-quatre heures.
— Je vous raccompagnerai à la porte de votre chambre dans les
deux secondes suivant votre premier bâillement, promit-il non sans
malice. Attention où vous posez les pieds en descendant l'escalier.
Et, sous le faible éclairage de l'ampoule nue sur laquelle vint soudain
se poser un énorme moustique, Lauren descendit prudemment les
marches, une main agrippée à la rampe branlante.
— Avec la nuit, l'air s'est un peu rafraîchi, constata-t-elle comme ils
se dirigeaient vers la Land Rover. Curieux ! L'obscurité fait ressortir
le parfum des fleurs et efface l'odeur sous-jacente de moisissure.
— Beauté et pourriture, bienvenue sous les tropiques ! déclara Guy
avec dérision, en lui ouvrant la portière de la Land Rover.
De son siège, Lauren le regarda contourner le véhicule. Pourquoi
cet homme lui renvoyait-il sa propre fragilité ? se demanda-t-elle,
agacée. Depuis qu'elle avait fait sa connaissance, elle avait
l'impression d'être bien plus vulnérable et, partant, plus réceptive à
la séduction...
« Du calme ! » s'ordonna-t-elle. Les coups de tête, ce n'était pas
son style. Elle s'était construit une vie satisfaisante et équilibrée en
misant sur la prudence et la discipline. Elle ne laisserait pas les
tropiques exercer leur magie maléfique sur son existence tranquille !
A mi-trajet, Guy décréta subitement :
— Il est tout de même regrettable que vous repartiez sans avoir vu
la principale curiosité de l'île.
— C'est-à-dire ?
— Une cascade.
Lauren retint un instant sa respiration...
Etait-ce la clarté diffuse de la pleine lune montante dans le ciel qui
guida sa réponse ? Mue par une impulsion insensée, elle répondit :
— Allons-y !
Et naturellement, elle regretta ses propos au moment même où ils
franchissaient le seuil de ses lèvres ! Trop tard ! Guy prenait déjà un
chemin de traverse et, en quelques secondes, la piste poussiéreuse
se transforma en une enfilade de profondes ornières. S'accrochant à
son siège, Lauren regardait alentour, subitement inquiète. La nuit
avait transformé la végétation en une entité étrangère, qui les
encerclait de façon menaçante.
De larges feuilles de bananiers éraflaient à présent la carrosserie de
la Land Rover. Elle avait commis une folie en acceptant sa
proposition ! Brusquement, Guy obliqua sur la gauche et, tout aussi
brutalement, coupa le moteur.
— Nous sommes arrivés, annonça-t-il.
Sans broncher, Lauren descendit courageusement du véhicule.
— Par ici, ajouta-t-il d'un ton autoritaire.
Ils parcoururent une centaine de mètres à travers une végétation
luxuriante et oppressante, pour finalement déboucher sur une sorte
de clairière tapissée de gazon. Soudain, Lauren entendit comme un
murmure, un clapotis rassurant, qui égayait l'obscurité profonde à
laquelle ses yeux s'habituaient peu à peu...
— Regardez par ici ! lui dit Guy en s'immobilisant.
Devant elle, un impressionnant rideau de pluie se déversait du ciel,
étincelant sous les étoiles et enchâssé dans des cocotiers dont les
faîtes s'auréolaient de la clarté diffuse de la lune.
— C'est magnifique, murmura-t-elle. Oh... Je n'avais pas réalisé
que nous étions si près de la mer.
L'eau fuyait en effet sur de gros galets pour rejoindre un cours d'eau
qui, une centaine de mètres plus loin, se jetait dans la mer. A travers
les frondaisons des palmiers, se dessinait une plage blanche en
forme de croissant, ourlée d'une mer infinie.
C'était un spectacle enchanteur et, pourtant, Lauren se sentit
frémir... Une envie aussi sauvage que violente remontait du plus
profond de son être : celle de renoncer aux fioritures de la
civilisation pour succomber à la séduction puissante du Pacifique.
Soudain, la lune apparut au-dessus des cocotiers, et sa lumière
blanche para la cascade d'un voile argenté et chatoyant.
— Que c'est beau ! On dirait de l'argent en fusion. Merci de
m'avoir emmenée jusqu'ici.
Comme Guy gardait le silence, Lauren tourna la tête vers lui...
Il la fixait d'un air impénétrable, ses traits aristocratiques sublimés
par l'éclat de la lune. Ses pommettes saillantes lui prêtaient une
expression exotique, la prestance d'un grand chef indien. A la fois
fascinant et impitoyable... Une bouffée d'adrénaline la submergea
brutalement et elle détourna vivement le regard.
Il était bien plus prudent de contempler l'eau aux reflets irisés. Et de
ne pas laisser un silence pesant s'installer entre eux ! Mue par le
besoin de noyer sa gêne dans un flot de paroles, Lauren déclara :
— La lune nous est familière et, pourtant, elle trouve toujours
moyen de se conjuguer à des éléments terrestres pour les parer
d'une gloire nouvelle. Cette cascade, par exemple... Sous son éclat,
on dirait un habit de lumière, comme si l'eau était éclairée par-
derrière.
— C'est le miracle de la nature, effectivement, dit-il en lui prenant le
bras.
Il l'entraîna un peu plus loin, à un endroit où les rayons de la lune ne
tombaient pas encore : ici, la nappe d'eau ressemblait à une énorme
obsidienne. Quand Guy resserra son étreinte sur son bras, Lauren
sentit ses ultimes défenses l'abandonner. S'il tentait de l'embrasser,
elle serait incapable de lui résister !
Etait-ce de la magie noire ? s'interrogea-t-elle, désespérée.
Fixant l'eau sombre et lisse à ses pieds, elle tâcha vaillamment de
faire front au désir, de se figer telle une statue de glace. Surtout, ne
pas tourner la tête vers lui, se répétait-elle, ou elle était perdue...
De son côté, Guy ne pipait mot, mais sa respiration était plus
saccadée. L'atmosphère était saturée d'électricité, le danger flottait
dans l'air, presque tangible. Le moindre geste de Lauren... et elle
connaîtrait l'ardeur de son baiser et frissonnerait au contact de ses
mains chaudes sur ses seins...
— Le torrent descend de la montagne, c'est pour cela que l'eau est
glacée, déclara-t-il soudain d'une voix rauque.
De l'eau glacée ! Voilà ce qu'il fallait pour calmer l'incroyable feu
qui la consumait. Mon Dieu, que lui arrivait-il ? Cela ne lui
ressemblait nullement de se laisser tourner la tête par un inconnu !
Sur une impulsion, elle s'accroupit, plongea la main dans l'eau et
confirma :
— C'est gelé !
Impassible, il la jaugea de toute sa hauteur et elle comprit qu'elle
était à la merci d'un double désir : le sien et celui de Guy. D'un
bond, elle se releva et s'éloigna de quelques pas ; son cœur
tambourinait violemment dans sa poitrine. Chaque battement
augmentait sa tension intérieure, elle avait la sensation que la folie
s'emparait lentement de son être. Les tropiques n'étaient-ils pas
connus pour communiquer ce genre de fièvre ? Ils devaient quitter
cet endroit maléfique au plus vite !
— Il est temps de partir, déclara Guy de façon tout à fait
opportune.
La Land Rover était déjà en vue lorsque Guy s'arrêta brusquement
et tendit l'oreille. Les frondaisons projetaient des ombres
inquiétantes alentour... Affolée, Lauren voulut ouvrir la bouche pour
s'informer de ce qui se passait, mais la large main de Guy la
bâillonna brutalement.
Mon Dieu ! Sous prétexte de lui montrer la cascade, il l'avait attirée
dans un guet-apens ! pensa-t-elle en se débattant vivement.
Sa main toujours plaquée sur la bouche de Lauren, Guy attira sans
ménagement la jeune femme contre le tronc d'un palmier, son
immense silhouette collée à son corps. Lauren était si terrorisée
qu'elle ne parvenait même plus à se débattre.
Soudain, il lui chuchota :
— J'entends des éclats de voix.
Lauren tendit l'oreille. A part le bruit de la cascade, elle n'entendait
rien du tout !
— Ne bougez pas et ne faites surtout pas de bruit, lui ordonna-t-il
entre ses dents.
Etait-ce vrai ? Entendait-il réellement des voix ou se jouait-il de sa
crédulité ?
A cet instant, Guy la débâillonna. Incapable de se maîtriser, Lauren
ouvrit la bouche en grand pour hurler et, de nouveau, il étouffa son
cri avec sa paume.
— Etes-vous folle ? murmura-t-il en colère. Tenez-vous absolument
à ce qu'on nous remarque ? Taisez-vous, bon sang ! Ecoutez
plutôt...
Ce fut alors que Lauren perçut une sorte de mélopée montant de la
jungle. Elle crut qu'elle allait s'évanouir. Le danger était donc bien
réel, mais ne venait pas d'où elle le croyait !
A moins que...
A moins que Guy ne craigne des témoins !
— Ne bougez pas, ne dites rien, lui murmura-t-il encore à l'oreille.
Alors il retira sa main et relâcha son étreinte. Elle hésita. Devait-elle
lui faire confiance ? De toute façon, avait-elle le choix ?
Avec la grâce d'un félin, Guy se retourna, plaquant son large dos
sur la poitrine de Lauren, la protégeant de sa silhouette. Il scruta
attentivement l'obscurité... Les voix faiblirent, mais Guy ne bougea
pas d'un pouce. Quand elles se furent définitivement évanouies, il
s'écarta d'elle et lui fit de nouveau face. Toute tremblante, elle
bégaya :
— Qui...
D'un regard foudroyant, il la fit taire. Puis il écarta doucement les
branchages qui les abritaient, et lui fit signe d'avancer.
A la lumière de la lune, elle aperçut une vingtaine d'hommes près du
rivage, ainsi que quelques pirogues.
— Débarquent-ils ou vont-ils embarquer ?
— Je l'ignore, mais nous, nous devons déguerpir, et vite ! Montez
dans la Land Rover sans claquer la portière. Vous la fermerez une
fois que le moteur sera en marche.
Comme un automate, Lauren lui obéit. Et lorsque le véhicule
démarra, elle ferma vivement sa porte en priant pour que personne
ne soit à l'affût dans les fourrés...
Guy possédait la vue d'un prédateur nyctalope. Sans phares, il
fonçait à vive allure dans l'obscurité épaisse, suivant un sentier que
Lauren ne pouvait même pas distinguer. La jungle n'était plus un
paradis argenté, elle était devenue synonyme de danger et de mort.
— Quelles sont les intentions de ces hommes ? demanda-t-elle, la
gorge sèche.
— Je l'ignore, mais ils psalmodiaient un chant de guerre.
Elle déglutit avec difficulté tandis que la Land Rover rebondissait sur
une ornière. Soudain, dans la pénombre, elle eut une sorte de flash :
le profil de Guy lui rappelait une photo... Non, impossible ! Par
quelle étrange circonstance aurait-elle déjà vu la photo de cet
aventurier ? La peur l'égarait.
— Enlevez-moi mon T-shirt, lui dit-il soudain.
— Pardon ?
— Faites ce que je vous dis et enfilez-le ! Votre peau est trop
blanche et peut nous trahir dans la pénombre.
— Et vous ?
— Je suis plus bronzé que vous, mon torse se fondra dans la nuit.
Vite !
C'était un ordre. Tant bien que mal, elle sortit son T-shirt de son
pantalon, le roula jusqu'au-dessous des aisselles...
— A trois, faites-le passer par-dessus ma tête. Un, deux, trois !
Elle obtempéra. Il lâcha ensuite le volant d'une main, puis de l'autre
tandis qu'elle l'aidait à se débarrasser définitivement de son T-shirt.
— Eh bien, qu'attendez-vous ? Mettez-le à présent !
En silence, elle s'exécuta et l'odeur de Guy l'enveloppa bientôt tout
entière.
— Accroupissez-vous sur le plancher. Si la voiture s'arrête, ne
bougez pas, ne dites rien, compris ?
Glacée, elle se laissa glisser sous le tableau de bord.
— Ces hommes se dirigeaient vers la station balnéaire, n'est-ce pas
? demanda-t-elle d'une voix éteinte.
— Je le crains.
— Redoutez-vous des violences de leur part ? Devant son silence,
elle ajouta :
— Je sens que je vais m'évanouir.
— Du cran ! La station a vraisemblablement été évacuée ! Ils se
contenteront de la piller et de s'enivrer au bar avant de rentrer chez
eux.
— Et... et nous ?
— Nous n'allons pas à la station !
3.
— Pardon ?
— Je vous conduis directement à l'aérodrome, annonça-t-il.
— A cette heure-ci ? Mais il est fermé.
— Non. La jungle a l'air déserte, mais tout le monde est en alerte. Il
y a des yeux partout, c'est d'ailleurs pour cette raison que je vous ai
demandé de vous glisser sur le plancher.
Lauren sentit des sueurs glacées lui couler dans le dos, imaginant
des gens armés en embuscade. En désespoir de cause, elle leva
timidement les yeux vers le conducteur. Il exhalait de Guy une telle
aura d'autorité qu'elle apaisa sa peur.
— Et vous ? demanda-t-elle. Que comptez-vous faire ? Partir ?
— Non, dit-il sèchement. Je n'abandonnerai pas Santa Rosa dans
la tourmente. Je connais trop de gens ici, et j'ai trop investi à...
Mettez-vous en boule !
Dans un juron, il freina brutalement. Les pneus de la Land Rover
crissèrent et le véhicule s'immobilisa dans une secousse.
Le cœur de Lauren battait si fort qu'elle avait la sensation que tout
l'habitacle vibrait sous ses palpitations. Des voix masculines
s'élevèrent bientôt alentour. En dépit de la chaleur, elle s'efforçait de
ne pas claquer des dents.
D'une voix calme et assurée, Guy répondit à ses interlocuteurs.
Soudain, quelqu'un éclata de rire, et elle se remit à respirer... Pour
se crisper de nouveau lorsqu'un rayon de lumière jaune balaya
soudain le visage de Guy. A cet instant, il fronça les sourcils et posa
à son tour une question. Il paraissait si confiant, si maître de la
situation. Oh, comme elle aurait aimé maîtriser cette langue inconnue
! Bien qu'elle commençât à ressentir des crampes, elle demeurait
parfaitement immobile. Et n'osa pas remuer le moindre petit doigt
avant que la voiture n'ait redémarré.
— C'est bon, déclara Guy au bout de quelques minutes. Nous
sommes hors de vue, vous pouvez vous redresser un peu.
Néanmoins, ne vous rasseyez pas.
— Qui était-ce ? demanda-t-elle en relevant la tête.
— Une patrouille de police. La station a bien été évacuée, ainsi que
je le pensais, et tous les touristes ont été rassemblés à l'aéroport.
Josef est parvenu à organiser un vol pour Vaianu, ce soir. Et
maintenant, accrochez-vous ! J'ai vingt minutes pour vous conduire
à l'aéroport !
Valanu ? Un archipel au bout du monde...
— Pourquoi Valanu ?
— Parce que c'est le seul endroit avec lequel Santa Rosa ait encore
une liaison aérienne. Ne me demandez pas pourquoi, je l'ignore. Ici,
les communications sont aléatoires. Il se peut que cela soit
indépendant de cette mini-rébellion, ajouta-t-il d'un ton rassurant.
Là-dessus, il prit un virage et fonça à vive allure dans la nuit.
Impossible de poursuivre la conversation à cause du moteur de la
Land Rover. Et pourtant... Un inquiétant craquement perça soudain
par-dessus le vacarme du véhicule.
— Qu'est-ce que c'était ? s'enquit Lauren, redoutant la réponse.
— Des coups de feu, répondit-il, laconique.
L'estomac de sa passagère clandestine se contracta violemment.
— Du calme, ajouta-t-il. Avec moi, vous êtes en sécurité.
Oh, elle n'en doutait pas ! Recroquevillée comme elle l'était sur le
plancher, aucun tir ne pouvait l'atteindre... Ce qu'elle craignait, en
revanche, c'était qu'il ne reçoive une balle perdue. Curieux !
Pourquoi le sort d'un homme qu'elle connaissait à peine la
préoccupait-il à ce point ? Bien sûr, il ne l'avait pas laissée
indifférente... A dire vrai, il exerçait sur elle un charme indéniable et
il en jouait. Et pourtant... Son arrogance l'agaçait suprêmement.
— Nous voici arrivés, dit-il en coupant le moteur. Ne bougez pas.
Avec circonspection, il inspecta les alentours, comme un prédateur
à l'affût de sa proie. Puis il se glissa hors de la Land Rover. Il la
contourna rapidement pour venir ouvrir la portière à Lauren. En se
redressant, celle-ci se rendit compte que ses jambes engourdies ne
pouvaient plus la porter.
Les mains vigoureuses de Guy l'attrapèrent alors par la taille et
l'aidèrent à descendre. A travers les vitres, elle aperçut des
silhouettes massées dans le hall de l'aérodrome. Passant fermement
un bras sous le sien, Guy déclara :
— Je suis désolé que vous vous soyez retrouvée dans cet échange
de tirs. Vous avez fait preuve de beaucoup de courage.
D'ici, les tirs nourris semblaient presque inoffensifs, comme des feux
d'artifice qui auraient résonné dans le lointain. Néanmoins, Lauren
priait pour qu'il n'y ait aucune victime. Et pour que les rebelles
soient maîtrisés avant que Guy ne quitte l'aérodrome.
Un homme leur fit signe de se dépêcher. Etait-ce lui, Josef ?
s'interrogea Lauren. A cet instant, Guy accéléra le pas. Arrivé à la
hauteur de l'homme, il lui posa une question, et, de toute évidence,
la réponse le contraria.
Le hall était bondé, des enfants pleuraient et criaient. Les valises
avaient été entassées en vrac sur un vieux chariot et tout le monde
paraissait tendu et fatigué.
L'homme qui avait échangé quelques mots avec Guy s'adressa alors
à Lauren en anglais :
— Votre passeport, s'il vous plaît.
— Je l'ai laissé à l'hôtel, dans le coffre, avec tous mes papiers.
— Désolé, madame, mais...
— Josef, ce n'est pas le moment de faire du zèle, l'interrompit
sèchement Guy. Tu sais parfaitement qu'elle ne peut pas rester ici.
Un homme en uniforme — le pilote, réalisa Lauren — passa à cet
instant devant eux.
— Guy ! s'exclama ce dernier. J'aurais dû me douter que tu étais
dans les parages.
Là-dessus, il examina Lauren avec une attention soutenue tandis
que Guy lui résumait brièvement la situation. Le pilote croisa les
bras sur sa poitrine.
— Navré, mais je ne peux l'emmener à Valanu sans papiers. Tu
sais bien qu'ils ne la laisseront pas entrer. Ils sont complètement
paranoïaques depuis que le cartel de la drogue essaie de s'infiltrer
sur leur territoire.
— Il faut pourtant qu'elle monte à bord, il n'y a pas d'autre solution
!
— Brian a raison, elle ne peut pas se rendre à Valanu sans
passeport, renchérit Josef.
— Elle prendra ce vol, quitte à ce que je détourne ce maudit avion,
décréta Guy d'un ton tranchant.
A cet instant, le pilote jaugea de nouveau Lauren puis, reportant son
regard vers Guy, déclara :
— Sais-tu ce qui va lui arriver, si elle débarque à Valanu sans
passeport ? Elle sera directement jetée en prison, avec les
prostituées et les drogués, et elle n'en sortira que si quelqu'un se
porte garant pour elle ou lorsqu'elle recevra ses papiers, ce qui peut
prendre des semaines, puisque tout le courrier transite par les îles
Fidji. S'il s'agissait de toi, Guy, il n'y aurait aucun problème. Ils te
connaissent, ils te laisseraient débarquer sans difficulté.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, je survivrai, même si je dois
séjourner quelques jours en prison, intervint Lauren.
A ces mots, les trois hommes tournèrent simultanément un visage
dubitatif vers elle.
— Ne soyez pas idiote ! s'exclama Guy.
Le torse nu et bronzé, les bras fins et musclés, une barbe de
quelques jours sur les joues et une mèche noire lui barrant le front,
Guy ressemblait à un pirate, un sauvage, qui dégageait une
formidable assurance. Soudain, il marmonna :
— Josef, tu es bien pasteur dans ta paroisse, n'est-ce pas ?
— Oui, répondit ce dernier, surpris.
— Parfait ! Tu peux donc nous marier et je me porterai garant pour
elle.
A cet instant, le pilote éclata de rire et déclara :
— On peut toujours compter sur toi pour retomber sur tes pieds,
va ! Bon, dépêchez-vous de nouer des liens éternels car l'avion
décolle dans dix minutes. Désolé, mais les tirs se rapprochent
dangereusement.
Là-dessus, il s'éloigna, tandis que Lauren s'exclamait :
— Vous plaisantez, n'est-ce pas ? D'ailleurs, je ne connais même
pas votre nom.
— Guy Bagaton, dit-il sans hésiter. Et inutile de protester, vous
n'avez pas le choix. Allons, Josef, procède à la cérémonie et qu'on
en finisse.
A cet instant, un terrible crépitement se fit entendre et une
suffocation de terreur traversa le hall. Le concert des pleurs des
enfants reprit alors de plus bel. Josef avait sursauté avec tous les
autres passagers. Se ressaisissant, il déclara :
— On embarque ! Les femmes et les enfants d'abord.
En désordre, la foule se dirigea vers la porte qui menait au tarmac.
— Marie-nous, Josef ! lui ordonna Guy. Nous n'avons pas une
seconde à perdre.
Attrapant d'autorité Lauren par le bras, il suivit Josef qui entra dans
une petite pièce faisant office de bureau.
— Je suis pasteur dans ma paroisse, mais j'ignore si ce mariage est
valable ailleurs qu'à Santa Rosa. Néanmoins, madame, il vous
évitera un séjour en prison à Valanu.
Dans un ultime sursaut de raison, Lauren protesta :
— Ecoutez, la prison ne me fait pas peur et on m'enverra
rapidement un nouveau passeport d'Angleterre. Et puis... qui vous
dit que je n'irai pas en prison avec ce pseudo certificat de mariage ?
— Moi ! décréta Guy. En outre, je peux vous assurer que les
prisons des tropiques n'ont rien à voir avec les établissements
pénitenciers occidentaux qui, en comparaison, sont des hôtels
quatre étoiles. Quant à votre passeport, vous devrez attendre des
semaines avant de le recevoir, à supposer que les autorités de
Valanu vous laisse prendre contact avec le consulat anglais des îles
Fidji.
Sa voix autoritaire et son regard impitoyable eurent raison des
objections de Lauren qui se contenta de pousser un long soupir.
Elle n'avait plus la force de lutter. Les événements prenaient un
cours si irréel que plus rien ne pouvait la surprendre. Elle entendit
Guy poursuivre :
— Dites oui à toutes les questions que Josef va vous poser et après
cela vous pourrez vous envoler loin de cette zone de guerre.
D'ailleurs, si vous deviez rester, votre présence mettrait en danger
toutes les personnes qui vous prendraient en charge.
Ce fut l'argument ultime. Lèvres tremblantes, Lauren demanda :
— Et vous, qu'allez-vous faire ?
— Ne vous souciez pas de moi ! Ce mariage convaincra les
autorités de Valanu de votre honnêteté.
Là-dessus, il retira l'anneau en or qu'il portait à l'auriculaire.
Sans comprendre ce qui se passait, Lauren déclina son identité et
marmonna des oui successifs, étouffés par les réacteurs
vrombissants de l'avion et les crépitements de plus en plus
rapprochés des mitraillettes. Sa main trembla lorsque Guy lui passa
l'anneau au doigt.
— Vous pouvez embrasser la mariée, conclut Josef.
Un sourire de prédateur illumina brièvement le visage de Guy. Les
yeux brillants, il murmura :
— Si j'avais su que j'allais me marier aujourd'hui, je me serais rasé.
Se penchant alors vers elle, il captura sa bouche.
Contrairement à ce qu'elle croyait, ce ne fut pas un baiser bref et
formel. Les lèvres de Guy épousèrent ardemment les siennes et il
prit totalement possession de sa bouche... A cet instant, un plaisir
fulgurant se substitua à la peur dans le cœur de Lauren, qu'un violent
désir embrasa tout entier.
Il la relâcha bien trop tôt à son goût puis, un curieux sourire aux
lèvres, il griffonna un nom sur un bout de papier qu'il lui tendit.
— Mon agent à Valanu, précisa-t-il. Contactez-le à l'atterrissage et
montrez-lui le certificat de mariage que Josef est en train de rédiger.
Il vous trouvera un hébergement. Avez-vous de l'argent ?
— Non, répondit-elle, brusquement bouleversée et vulnérable.
Sortant son portefeuille de la poche de son pantalon, il lui tendit
tous les billets qu'il y trouva.
— Vous pourrez tenir quelques jours, et vous acheter un nouveau
sarong.
— Votre T-shirt ! dit-elle alors en faisant mine de le retirer.
— Gardez-le ! Il vous donne l'air d'une authentique réfugiée,
répondit-il, un éclair de malice dans les yeux. Je prendrai contact
avec vous dès que possible.
— Promis ? dit-elle, les yeux subitement brouillés de larmes.
Se saisissant de sa main, il en baisa rapidement le dos avant de lui
assurer d'une voix de velours :
— Je tiens toujours mes promesses, Lauren.
— Venez, madame, l'avion va partir ! déclara Josef d'un ton
pressant.
Une heure plus tard, alors que l'avion survolait l'océan plongé dans
l'obscurité la plus totale, Lauren triturait nerveusement l'anneau que
Guy lui avait passé au doigt.
S'en sortirait-il sur l'île aux mains des insurgés ?
— Mon Dieu, faites que oui, pria-t-elle à voix basse.
Et, lorsque les étoiles s'éteignirent peu à peu dans le ciel et que
l'atoll blanc de Valanu se dessina à des kilomètres en contrebas,
Lauren tenta de se convaincre qu'elle n'était pas tombée amoureuse
du troublant aventurier avec qui elle venait de conclure un simulacre
de mariage.