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Table des Matières

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Table des Matières
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Prologue
1.
Vingt ans plus tard

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8.
9.
10.
© 2008, Kate Hewitt. © 2010, Traduction
française : Harlequin S.A.
978-2-280-21583-1
COLLECTION AZUR
Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa
couverture, nous vous signalons qu’il est en vente
irrégulière. Il est considéré comme « invendu » et l’éditeur
comme l’auteur n’ont reçu aucun paiement pour ce livre «
détérioré ».
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
THE GREEK TYCOON'S RELUCTANT BRIDE
Traduction française de
LOUISE LAMBERSON
ARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Azur ® est une marque déposée d’Harlequin S.A.
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Chère lectrice,
En ce mois de septembre, j’ai le plaisir de vous faire découvrir
notre nouvelle saga, « Les héritiers du désert ». Dans ces quatre
romans exceptionnels, vous retrouverez les ténébreux cheikhs de
Calista qui vous ont fait vibrer dans notre série « Le royaume des
Karedes ». Alors n’hésitez pas à vous plonger dans le premier
tome, La fiancée du cheikh, de Carol Marinelli (Azur n° 3044).
Ici, nous lèverons le voile sur les derniers secrets des Karedes en
vous révélant le sort du prince Zafir de Calista. Alors que tous le
croient disparu depuis de nombreuses années, nous le
retrouverons à la tête du royaume de Qusay, non loin des îles
d’Adamas. Pourra-t-il rester sur le trône alors qu’il vient de
découvrir qu’il n’a jamais été le véritable héritier de cette
couronne ? Un plaisir de lecture garanti !
Ne manquez pas également le début de notre nouvelle trilogie
de Lynne Graham, « Scandales et Passion ». Dans cette série,
vous ferez la rencontre de trois hommes richissimes qui verront
leur vie bouleversée par un instant de folie… Des histoires
passionnées qui ne vous laisseront pas insensible, j’en suis
certaine.
Enfin, n’oubliez pas tous les autres romans que j’ai choisis
pour vous ce mois-ci. Une sélection exceptionnelle pour vous
aider à reprendre pied en douceur alors que l’été se termine.
Je vous souhaite un merveilleux mois de septembre et une
bonne rentrée.
Très bonne lecture,
La responsable de collection
Prologue
Debout sur le pont de son yacht, amarré dans le port de
Microlimano, Edward Jameson baissa les yeux vers le gamin
malingre qui le regardait depuis le quai.
– Tu cherches quelqu’un ? lui demanda-t-il en grec.
– Non.
Il ne devait pas avoir beaucoup plus de douze ans, songea
Edward en l’observant. Vêtu d’une chemise trouée et d’un
pantalon trop court, il semblait avoir grandi trop vite et ne pas
manger à sa faim tous les jours.
– Veux-tu quelque chose, alors ? reprit-il doucement.
Après avoir inspiré à fond en bombant sa poitrine maigre,
l’enfant répondit :
– A vrai dire, j’avais envie de vous poser la même question.
– Ça alors ! s’exclama Edward en éclatant de rire devant le
culot du gamin.
– Oui. Je peux faire des tas de choses, répliqua celui-ci avec
assurance. Je peux laver votre bateau, porter des messages,
pomper l’eau de la cale… Et pour pas cher.
– Vraiment ? Mais dis-moi, ne devrais-tu pas être à l’école?
– C'est fini pour moi, tout ça, répondit le jeune garçon, sans
paraître éprouver une once de regret ou de culpabilité.
– Et pourquoi?
– Il faut que je fasse vivre ma famille, dit-il en haussant les
épaules.
En se rendant compte qu’il parlait sérieusement, Edward
réprima un rire incrédule.
– As-tu une grande famille ?
– Il y a ma mère et mes trois sœurs. La plus jeune est encore
un bébé.
Puis il croisa les bras en regardant Edward dans les yeux.
– Vous voulez m’embaucher ou pas ?
Edward n’avait aucune raison de faire travailler ce gamin. Il
était millionnaire et n’avait pas besoin d’employer quelqu’un au
rabais – et surtout pas un garçon aussi jeune et sans expérience.
Cependant, voyant la détermination farouche qui brillait au fond
de ses yeux, il hocha la tête et répondit lentement :
– Oui. Je crois bien que oui.
Le gamin lui adressa un sourire de triomphe en enfonçant les
mains dans ses poches et en relevant le menton.
– Je commence quand?
– Maintenant, ça t’irait?
– Sûr. Si vous avez vraiment besoin de moi.
– Oui, j’ai besoin de toi. Mais d’abord, comment t’appelles-
tu?
– Demos Atrikes.
Edward lui fit signe de monter à bord et, les yeux brillants, le
jeune garçon sauta sur le pont. Puis, trahissant son admiration, il
effleura doucement le parapet de bois luisant, avec une sorte de
respect. Mais, presque aussitôt, il laissa retomber sa main et la
renfonça dans sa poche de pantalon avant de lancer un regard
déterminé à Edward.
– Que voulez-vous que je fasse?
– Parle-moi un peu de ta famille, d’abord. Dois-tu vraiment
travailler ?
– Ils ont besoin de moi, répondit simplement Demos. C'est
pour ça que je suis là.
Edward approuva d’un signe de tête. Il savait quels étaient les
choix pour un gamin comme celui-là : les docks, l’usine ou bien
faire partie d’une bande.
– Je voudrais que tu nettoies le pont, dit-il. C'est possible?
– Je ferai tout ce que vous voudrez, répliqua Demos en le
toisant avec dédain.
Et il était sincère, songea Edward en le regardant se mettre au
travail. Après avoir jeté de l’eau sur le pont, il le frotta avec
minutie et obstination.
Sachant que Demos ne demandait que cela, Edward le fit
travailler toute la journée. Quand, le soir venu, il lui tendit
quelques billets, le jeune garçon les feuilleta d’un air à la fois
avide et connaisseur.
– Je reviens demain ? fit-il avec une légère nuance
d’incertitude dans la voix.
– Oui, je suis sûr que j’aurai encore besoin de toi.
Il trouverait bien quelque chose à lui faire faire…
Demos hocha la tête et sauta lestement sur le quai avant de
s’éloigner, pieds nus. Quelques riches yachtmen le suivirent des
yeux d’un air irrité, mais le gamin semblait suprêmement
indifférent à leurs regards méprisants.
Edward l’entendit même siffloter et, pendant un instant,
Demos ressembla à n’importe quel jeune Grec venu traîner sur
les quais pour admirer les bateaux.
Puis Edward regarda ses épaules maigres qu’il redressait
fièrement, ses vêtements usés et déchirés, et il comprit que ce
gamin était différent des autres.
1.

Vingt ans plus tard


Demos Atrikes s’appuya contre le mur et contempla d’un air
las la piste de danse éclairée par des spots aux couleurs sans
cesse changeantes. Une musique trop forte semblait marteler les
corps qui se tordaient en tous sens, tandis que des images
abstraites étaient projetées sur un rideau rouge ondulant en face
de lui. Les gens qui ne dansaient pas étaient installés sur des
sofas en cuir, dans des poses plus ou moins étudiées, comme
fascinés par ce spectacle absurde.
Evidemment, Demos avait déjà mal à la tête. Il regarda les
beautés à peine vêtues se contorsionner sur la piste en réprimant
un soupir d’ennui. Généralement, il préférait se divertir de façon
plus sophistiquée même si, à présent, il commençait à être fatigué
aussi de cela.
S'il était venu à cette fête, c’était uniquement parce que la
jeune femme dont on fêtait l’anniversaire était la fille de l’un de
ses clients. Et puis, après tout, il pouvait bien sacrifier une demi-
heure de son temps à ce qui n’était, au fond, qu’une sorte
d’obligation professionnelle. Il termina son verre en jetant un
dernier coup d’œil à la foule.
Il en avait assez de cette comédie vaine et sans âme.
Cependant, il ne savait pas de quoi il avait vraiment besoin.
Lorsqu’il voulut se détourner, son regard fut attiré par une
jeune femme mince aux cheveux noirs. Elle dansait corps à corps
avec un type aux cheveux plaqués par le gel, vêtu d’un pantalon
ultramoulant noir et d’une chemise de soie d’un rose agressif,
largement ouverte sur son torse.
La jeune femme portait une robe moulante en Lycra pailleté
argenté, très décolletée, et qui remontait très haut sur ses cuisses,
ne laissant pas grand-chose à l’imagination.
Incapable de la quitter des yeux, Demos la vit sourire à son
partenaire. Aussitôt, celui-ci posa les mains sur ses hanches pour
l’attirer contre lui en un mouvement si sexuel que Demos serra
les lèvres de dégoût. Et pourtant, à trente-deux ans, cela faisait
longtemps qu’il n’ignorait plus rien des choses du sexe.
La jeune femme se raidit. Trouvait-elle que ce type se
conduisait de façon trop audacieuse, même si, de toute évidence,
elle était loin d’être innocente ? Elle haussa les épaules et rejeta
ses cheveux noirs en arrière.
Le couple dansa ainsi pendant quelques instants, puis la jeune
femme se dégagea brusquement, ses cheveux virevoltant autour
d’elle. Après s’être détournée, elle quitta la piste.
Intrigué, Demos regarda l’homme la suivre. Elle se retourna
vers lui avec un sourire ambigu, secoua la tête et disparut parmi
la foule.
Sans réfléchir un instant, Demos s’élança à sa suite. Il ne lui
fallut pas longtemps pour la retrouver. Installée sur l’un des
divans de l’espace réservé au bar, elle regardait devant elle d’un
air absent. Il s’arrêta pour la contempler.
Sa journée avait été particulièrement longue. Après avoir
passé neuf heures à travailler, puis reçu un coup de téléphone de
sa mère qui lui adressait des reproches, il s’était senti
particulièrement las. Pendant toute son adolescence, il avait
endossé de lourdes responsabilités envers sa famille, sans la
moindre hésitation, sans le moindre doute. Mais à présent, vingt
ans plus tard, la situation lui pesait terriblement.
L'espace d’un instant, il se laissa aller à une éventualité bien
plus excitante, bien plus séduisante. Il regarda la jeune femme
assise à quelques mètres de lui. S'il le voulait, il pouvait
fréquenter un être qui ne dépendrait pas de lui, n’aurait pas
besoin de lui, qu’il… désirerait, tout simplement.
Et il désirait cette femme, même si elle ne se rendait pas
compte de sa présence. Lentement, il contempla les cheveux
d’un flou volontairement sexy, l’eye-liner charbonneux qui
soulignait le regard distant couleur de lapis-lazuli et les lèvres
roses boudeuses. Comme elle avait replié ses jambes sous elle,
sa robe minuscule remontait encore plus haut si bien qu’il pouvait
apercevoir sa culotte en dentelle.
Comme si elle avait senti son regard posé sur cet endroit
intime de son anatomie, elle leva brusquement les yeux vers les
siens et, un très bref instant, elle eut l’air surprise, voire choquée.
Il soutint son regard, tandis que les lèvres pulpeuses
s’arrondissaient en un sourire purement sensuel. Puis, avec une
provocation délibérée, elle dégagea ses jambes et les croisa.
Demos déglutit, refusant d’être affecté par une invite aussi
grossière, mais il échoua lamentablement.
– Vous avez bien profité de la vue ? demanda-t-elle d’une
voix à la fois rauque et douce.
Il lui sourit en s’asseyant à côté d’elle sur le divan.
– Oui, murmura-t-il, grâce à vous.
Elle le dévisagea avec une lenteur effrontée, ses yeux quittant
bientôt son visage pour descendre sur son torse, puis plus bas,
avec le même sourire provocant, qui faisait monter une chaleur
intenable dans les reins de Demos.
Il avait eu son lot d’aventures sans lendemain, faites de désirs
instantanés, exclusivement physiques, qui avaient été satisfaits en
quelques instants. Pourtant, il n’avait jamais réagi aussi fortement,
aussi rapidement, à un simple regard.
– Et vous, vous avez bien profité de la vue ? demanda-t-il en
se penchant vers elle.
Elle secoua la tête et ses cheveux frôlèrent sa joue. Il sentit son
parfum fleuri, du genre de ceux que, normalement, il aurait trouvé
trop entêtant, mais qui, sur elle, était enivrant.
– Non… Pas encore.
– Nous pourrions remédier à cela.
– Comment? répliqua-t-elle en haussant les sourcils.
Elle le provoquait. Son sourire était à la fois sensuel et
moqueur. Cette femme était différente des fêtardes riches et
gâtées, des mannequins écervelés qu’il emmenait habituellement
dans son lit.
– A votre avis ? reprit-il enfin.
– Je ne sais pas, répondit-elle avec un petit sourire indécis.
Peut-être avez-vous des suggestions à me faire?
Visiblement, elle était aussi intriguée que lui, mais il y avait du
défi au fond de ses yeux. Soudain, elle lui posa une main légère
sur la cuisse. Très haut.
Demos réagit aussitôt. Et elle aussi.
Elle ôta brutalement sa main avec un petit rire en détournant un
instant la tête, puis elle le regarda de nouveau, droit dans les
yeux.
Dans le mouvement, l’une des bretelles minuscules avait glissé
de son épaule et il tendit la main pour la remonter.
Mais au moment où ses doigts frôlèrent sa clavicule, elle recula
brusquement en se raidissant, le regard vide. On aurait presque
dit qu’elle avait peur.
Il laissa retomber sa main et s’appuya au dossier.
A quel jeu jouait-elle ?
– Et si vous commenciez par m’offrir un verre ? demanda-t-
elle, souriant de nouveau.

L'homme assis à côté d’elle la contempla de ses yeux gris.


Des yeux durs, songea Althea. Une bouche dure, un visage
dur, un corps dur. Tout était dur chez lui. Elle n’aimait pas la
façon dont il la regardait, l’évaluant tranquillement, tandis qu’elle
sentait le goût métallique et familier de la peur sur sa langue.
– Qu’est-ce que vous buvez ? demanda-t-il.
Elle choisit délibérément un cocktail au nom évocateur.
– C'est une boisson ?
– Vous le saurez au bar, répondit-elle en souriant.
Après avoir hoché la tête, il se leva et s’éloigna. Elle regarda
sa haute silhouette puissante fendre la foule avec grâce et
assurance. Devait-elle profiter de son absence momentanée pour
disparaître ?
Car elle était experte dans l’art de promettre sans donner, de
s’éclipser avec une petite moue de regret. De cette façon elle
restait entière. Sauve.
Elle s’appuya au dossier du divan en cuir et ne bougea pas.
Surprise, elle se rendit compte qu’elle voulait le revoir. C'était
étrange. Elle voulait en savoir plus sur lui. Il semblait différent des
hommes dont elle s’entourait habituellement. Il était plus âgé, plus
sûr de lui – et par conséquent, plus dangereux, songea-t-elle
avec un frisson involontaire. De toute façon, il revenait déjà avec
son cocktail. C'était un mélange ridicule, une boisson de fille, et
Althea réprima une envie de rire à la vue de cet homme viril le
tenant à la main. A vrai dire, cela avait l’air de le répugner, mais il
lui tendit le verre avec un sourire étincelant.
– Merci, murmura-t-elle.
Il n’avait rien pris pour lui, remarqua-t-elle en avalant une
petite gorgée de son breuvage. Sans dire un mot, il se rassit à
côté d’elle, l’observant calmement. Elle ne lut aucune spéculation
lascive au fond de ses yeux, mais pourtant, son regard l’affecta
profondément, faisant naître en elle un mélange de plaisir et de
souffrance qui menaçait de la déstabiliser.
– Je ne connais même pas votre nom, fit-il enfin.
Elle lui sourit au-dessus de son verre et résolut de renforcer
son système d’autoprotection.
– C'est peut-être mieux ainsi.
– Vous croyez?
– Oui, parfois, répondit-elle laconiquement en posant son
verre sur la table basse.
– Moi, j’aime que les femmes connaissent le mien, répliqua-t-il
avec un mélange de défi et d’admiration. Demos Atrikes.
– Ravie de vous rencontrer.
Althea avait entendu parler de lui, bien sûr. Elle aurait sans
doute même dû le reconnaître car, tout autant qu’elle, il figurait
dans les journaux à sensation, généralement avec un top model
ou une starlette à son bras. Et à présent, il désirait qu’elle joue ce
rôle éphémère.
Demos Atrikes était venu là pour tromper son ennui. Elle
sourit sardoniquement et replia ses jambes sous elle.
– Qu'est-ce qu’il y a ? demanda-t-il d’une voix grave.
– Je m’ennuie, répondit Althea en soutenant son regard.
Allons danser.
– J’ai une meilleure idée, murmura Demos en se penchant vers
elle.
Althea sentit son haleine lui caresser la joue, fraîche et
mentholée.
– Je connais une taverna tout près d’ici. Nous y serons
tranquilles pour boire un verre et bavarder un peu.
– Vous voulez bavarder? dit-elle d’un air moqueur.
– Nous pouvons commencer par cela. Ensuite, nous verrons.
Il s’interrompit un instant en la détaillant du regard avant
d’ajouter :
– Vous êtes différente.
Althea sourit de nouveau, sans se soucier de cacher son
cynisme. Il ne s’imaginait pas à quel point elle l’était…
– Je prends cela comme un compliment.
– C'en était un. On y va?
Elle aurait dû refuser de le suivre. Jamais elle n’approchait les
hommes tels que Demos Atrikes d’aussi près. Cependant, elle se
sentait intriguée malgré elle. Il avait dit qu’elle était différente, et à
présent elle se demandait s’il l’était lui aussi.
Sans pouvoir s’en empêcher, elle contempla la main qu’il lui
tendait, longue, fine, brune. Quel effet lui ferait cette main posée
sur la sienne ? Comment ce corps viril réagirait-il, au contact du
sien ? Le simple fait de se poser ces questions lui coupa le souffle
et lui donna le vertige. Une petite voix insistante lui rappela
qu’elle ne faisait jamais cela, néanmoins elle se leva du divan.
Après tout, il n’était qu’un homme, comme les autres…
Rejetant ses cheveux en arrière, elle prit son étole de soie
pailletée. Même à Athènes, les nuits étaient fraîches au début du
printemps.
Elle accepta sa main tendue et ses doigts se refermèrent sur les
siens. Immédiatement, un frisson violent la parcourut. Ce n’était
pas une sensation agréable. Elle était trop forte, trop inattendue.
Elle voulut se dégager mais il ne la lâcha pas. Il se contenta de
sourire et elle sut qu’il avait compris sa réaction. Avait-il ressenti
la même chose ? Au même instant, du coin de l'œil, elle vit
apparaître un éclair de soie rose vif et son estomac se noua.
Angelos Fotopoulos se dirigeait droit vers elle, un sourire
désagréable aux lèvres.
– Allons-y, dit-elle en se tournant vers Demos.
– Vous êtes bien pressée, subitement, murmura-t-il.
– Tu pars déjà, beauté ? l’apostropha Angelos.
Puis, il se rapprocha d’elle dans le but évident de lui passer un
bras autour de la taille. Impuissante, la jeune femme se raidit,
s’apprêtant à se laisser faire. Mais rien ne se passa.
Demos avait arrêté son geste, l’empêchant de la toucher.
– La beauté s’en va, fit-il d’une voix polie. Avec moi.
– C'est vous qui le dites, riposta aussitôt Angelos.
Mais par-delà son arrogance, Althea vit son regard se voiler
d’incertitude. Demos le dominait d’une bonne quinzaine de
centimètres et d’une dizaine d’années.
– Et elle aussi. N’est-ce pas ? ajouta Demos en se tournant
brièvement vers elle.
Il lui laissait le choix, constata-t-elle avec surprise. Il n’avait
donc pas agi par pure fierté machiste. C'était une expérience
nouvelle pour elle… Etait-il possible qu’il fût vraiment différent?
– Je…, commença-t-elle d’une voix enrouée. Oui. Laisse
tomber, Angelos.
Après l’avoir foudroyée du regard, il haussa les épaules.
– Très bien. Tu n’es qu’une allumeuse, de toute façon.
Vif comme l’éclair, Demos referma la main sur la gorge
d’Angelos qui émit un râle de surprise.
– Excusez-vous, s’il vous plaît, dit-il d’un ton dur mais
toujours poli.
– Vous vous en rendrez compte vous-même assez tôt, haleta
Angelos en essayant de desserrer les doigts de Demos.
A cet instant, elle se rendit compte que leur altercation avait
attiré une petite foule.
– Demos… Ça suffit, dit-elle. Il n’en vaut pas la peine.
Demos attendit encore quelques secondes, tandis que le
visage d’Angelos devenait de plus en plus rouge. Puis il le lâcha.
– Non, en effet, approuva-t-il avec un petit sourire méprisant.
Allons-nous-en.
Puis, tournant le dos à Angelos, il passa un bras autour des
épaules d’Althea. Se raidissant, elle se laissa conduire à travers la
foule des curieux qui s’écartaient pour les laisser passer.
Quelques instants plus tard, ils se retrouvèrent dans la rue, qui
n’était en fait qu’une étroite allée du quartier Psiri.
– Ce n’est pas loin d’ici, dit Demos sans la lâcher.
Le jour, l’endroit était un quartier populaire, avec ses
échoppes et ses artisans, mais le soir il se métamorphosait.
Restaurants et bars installaient alors leurs tables à l’extérieur,
dans une ambiance bon enfant.
Althea se rendit compte que Demos l’entraînait vers une partie
de Psiri bien différente, plus sombre, moins animée, et le
miaulement soudain d’un chat de gouttière, dans l’obscurité la fit
frissonner.
– Où allons-nous ? demanda-t-elle.
– Ne vous en faites pas, répondit-il avec un sourire.
S'écartant brusquement de lui, elle resserra ses bras autour
d’elle en un geste de protection.
– Je veux savoir où nous allons, insista-t-elle.
Sa tenue était peu appropriée à une promenade nocturne,
songea-t-elle soudain. Là, seule avec Demos dans cette rue
déserte et obscure, elle se sentait ridicule et pas du tout en
sécurité. De plus, elle était gelée.
Par ailleurs, elle connaissait à peine l’homme qui
l’accompagnait. Quelques instants plus tôt, elle s’était sentie
intriguée par lui, même excitée, mais à présent, elle retrouvait la
vieille sensation de peur, froide et familière.
– Il y a une petite taverna à deux pas d’ici, dit Demos en la
dévisageant. C'est un endroit tranquille, et le vin y est bon.
Althea inspira en essayant de ne pas penser aux conséquences
de cette invitation. Elle s’était établi pour règle de ne jamais aller
aussi loin avec aucun homme.
Demos l’avait conduite à travers un dédale de petites rues et
de passages, si bien que maintenant elle aurait été incapable de
retrouver son chemin pour retourner à la discothèque, ou pour
accéder à un endroit où trouver un taxi.
– Très bien, dit-elle en se forçant à hausser les épaules avec
désinvolture.
Il lui tendit de nouveau la main et elle la prit avec un air
faussement dégagé. Elle n’aurait pas dû aimer la façon dont sa
main puissante et chaude tenait la sienne. Pourtant, elle ne
pouvait s’en empêcher.
Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent à la taverna.C'était
un endroit exigu, pittoresque, bondé de tables et de chaises plus
ou moins branlantes, avec des bouteilles poussiéreuses alignées
sur les murs. Le patron, un homme de haute taille et dégingandé,
se porta à leur rencontre.
– Demos ! Cela faisait longtemps ! Qu’est-ce qui t’amène ici?
– Une fin de soirée, répondit Demos en lui donnant une tape
amicale sur l’épaule. Content de te voir, Andreolos.
Althea le regarda avec surprise. Un peu plus tôt, dans la
discothèque, il avait montré une arrogance certaine et une grâce
innée. Son attitude vis-à-vis d’Angelos avait été si hautaine, si
dédaigneuse qu’elle l’aurait vu bien plus à sa place dans un
palace de Plaka que dans une gargote poussiéreuse de Psiri.
Andreolos les entraîna vers une table nichée dans un coin et
leur tendit les menus, avant d’aller sortir une bouteille de vin de
dessous le bar. Althea resserra son étole autour d’elle avec gêne.
Elle se sentait si déplacée…
– Vous regrettez le choix de votre tenue ? demanda Demos
avec une nuance moqueuse dans la voix.
Elle se sentit rougir. Mais il la surprit en ajoutant :
– Vous êtes très belle.
Dans la pénombre intime de la taverna, leurs genoux se
touchant sous la table minuscule, elle examina un instant l’homme
qui avait réussi à l’intriguer. Et elle, y était-elle parvenue ? A
présent, il étudiait le menu, lui laissant ainsi tout le temps
d’examiner ses traits. Il était beau, sans aucun doute, même s’il
ne possédait rien de la sophistication presque féminine des jeunes
hommes qui formaient son cercle habituel. Son visage était taillé à
coups de serpe, d’une beauté rude, virile, et ses cheveux noirs,
plus longs que la moyenne, étaient coiffés en arrière. Ses yeux
d’un gris argenté étaient surmontés de sourcils arqués. Son nez
aurait été droit et parfait sans une légère croche au milieu,
suggérant qu’il avait dû être brisé autrefois. Quant à sa bouche…
Ses lèvres sculptées, pleines et sensuelles, paraissaient
étrangement douces dans ce visage dur.
A cet instant, Andreolos revint vers leur table avec la bouteille
de vin et deux verres. Une fois qu’il les eut remplis, Demos le
remercia, avant de lever son verre pour porter un toast. Le
liquide couleur rubis étincela dans la lumière de la lampe.
– Yasas, dit-il.
– Yasas, murmura Althea en soulevant son verre.
– Maintenant, dit-il d’un air songeur, parlez-moi de vous.
– Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle en se raidissant de
nouveau.
– Votre nom, pour commencer.
– Je croyais vous avoir dit que ce n’était pas nécessaire,
répliqua-t-elle avec un léger sourire.
– Vous aimez vous entourer de mystère ?
– Bien sûr.
Il se mit à rire et Althea se demanda en quoi cela pouvait lui
importer. A cet instant, elle remarqua quelques cheveux blancs
sur ses tempes. Quel âge pouvait-il avoir? De toute façon, il était
plus âgé que les hommes qu’elle fréquentait d’habitude. Plus âgé
et plus expérimenté. Plus dangereux, se rappela-t-elle en
reprenant une gorgée de vin.
– Très bien, Femme mystérieuse, dit Demos d’une voix
paresseuse et langoureuse. Je vais vous trouver un prénom.
– Que me proposez-vous ?
– Elpis, fit-il en l’observant, les paupières à demi closes.
– Très intéressant ! s’exclama-t-elle en laissant échapper un
rire bref. La dernière chose qui restait dans la boîte de Pandore.
Et c’est aussi le nom de la déesse personnifiant l’espoir.
Un frisson étrange la parcourut. Elle n’aurait pas dû se laisser
affecter ainsi par lui… Même s’il était différent.
– Alors, reprit-elle en posant son verre sur la table. Quel
espoir voyez-vous en moi ?
Ses yeux se promenèrent sur elle, avant de s’arrêter
brièvement sur son épaule d’où venait de glisser son étole.
– Je crois que vous le savez, murmura-t-il.
Althea sourit en s’appuyant sur le dossier de sa chaise. Il
s’agissait de sexe, évidemment, songea-t-elle, stupidement
déçue. Toujours le sexe. Seulement le sexe. Avait-elle pensé un
seul instant qu’il pouvait s’agir d’autre chose ?
Après tout, il n’était peut-être pas si différent.
– A votre tour, maintenant, dit-elle après quelques instants.
Parlez-moi de vous.
– Je suis architecte naval, commença-t-il. Je dessine des
yachts. Je dirige aussi une société qui loue des yachts de luxe.
Ainsi, il n’était pas un homme avide de dépenser l’héritage de
son père. Apparemment, il avait bâti sa fortune lui-même. Car il
était riche, elle le savait.
– Vous aimez ce que vous faites ? demanda-t-elle.
– Enormément.
– Pourquoi?
A son expression, elle vit que sa question l’avait surpris. Il prit
une gorgée de vin avant de répondre.
– J’aime voir mes dessins prendre vie. A partir de rien, de
lignes sur le papier, ils deviennent des constructions d’acier et de
verre, qui filent sur les océans.
Sur ces mots, il lui adressa un léger sourire, presque
embarrassé, comme s’il en avait trop dit.
– Ce doit être une sensation agréable de créer quelque chose,
approuva-t-elle, sans pouvoir dissimuler son envie.
– Et vous, que faites-vous, en dehors de vous amuser et de
sortir le soir?
– Ai-je besoin de faire autre chose?
– Une belle femme a seulement besoin d’exister…
– Comme un ornement, c’est cela?
Il eut de nouveau l’air surpris. Il avait dû penser lui faire un
compliment, songea-t-elle.
– Alors, dites-moi ce que vous faites?
Elle lui adressa un sourire sarcastique.
– J’existe, bien sûr, fit-elle d’un ton léger.
Seulement exister. C'est-à-dire ne pas vivre, ne pas aimer.
Elle sentit les yeux de Demos fixés sur elle avec curiosité – et
même avec un soupçon de compassion, constata-t-elle avec
horreur. De pitié.
– Etes-vous heureuse?
A cet instant, elle se rendit compte que personne ne lui avait
jamais posé cette question.
– Bien sûr ! s’exclama-t-elle avec un petit rire qui résonna
étrangement à son oreille. Franchement, pensez-vous qu’une
femme comme moi pourrait être malheureuse ?
C'était une question risquée, à laquelle elle ne voulait pas de
réponse. Elle savait qu’elle était belle. Les gens gâtés par la
nature n’avaient pas de problèmes. Ils étaient toujours heureux.
C'était une obligation.
Il la contemplait d’un air songeur, sans mot dire. Elle aurait
voulu se cacher, car elle détestait qu’on l’examine ainsi.
– J’aurais du mal à le croire, dit-il enfin.
– Vous voyez, fit-elle avant de boire un peu de vin.
Un long silence s’ensuivit tandis qu’elle jouait avec le pied de
son verre.
– Etes-vous marié?
Il reposa son propre verre si brusquement que du vin se
répandit sur la table. Aussitôt, Andreolos se précipita pour
l’essuyer rapidement avant de s’éloigner de nouveau.
– Pourquoi diable me posez-vous cette question ?
– Je devais la poser, répondit-elle négligemment.
– Cela vous arrive souvent de rencontrer des hommes mariés
dans les discothèques?
– J’essaie de rester à l’écart des alliances.
– Même à votre doigt?
– Tout à fait.
Il se tut un instant, le regard froid, avant d’ajouter :
– Dans ce cas, nous ne devrions pas avoir de problèmes.
Puis il sourit et lui versa du vin. « Pas de problèmes », songea-
t-elle, parce qu’il n’avait pas l’intention de se marier. Il ne
comptait peut-être même pas la revoir…
Il lui avait sorti le couplet typique pour pouvoir arriver à ses
fins, tout simplement. Et elle avait failli tomber dans le panneau !
Elle s’était presque demandé s’il était différent… Elle l’avait
presque cru différent. Elle ferma les yeux un instant. La tristesse
s’était emparée d’elle, menaçant de l’emporter dans une marée
sans fin. Elle était si lasse des hommes comme Demos. Si lasse
de telles soirées. Si lasse de son propre comportement, ne
refusant jamais un verre, une danse.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle vit qu’il la regardait avec trop
de perspicacité. Pourtant, elle savait qu’il ne pouvait rien lire en
elle. Avait-elle pensé qu’il pourrait la comprendre ? Qu’il en
aurait eu envie? Etait-ce pour cela qu’elle l’avait suivi là, seule,
sans protection ? Elle ne devait pas oublier qu’elle avait besoin
de sécurité. Il fallait qu’elle s’enfuie. Maintenant.
– Où sont les toilettes ? demanda-t-elle d’un air faussement
détaché.
– Là-bas, au fond de la salle, répondit-il en lui désignant un
couloir. Ce n’est probablement pas le standing auquel vous êtes
habituée.
– Aucune importance, dit-elle en se levant.
Puis elle prit son minuscule sac en essayant d’avoir l’air
naturel.
– Je reviens dans une minute.
En longeant l’étroit couloir qui menait aux toilettes, elle aperçut
quelques hommes en train de s’activer dans la petite cuisine. Ils la
regardèrent un instant avant de retourner à leurs fourneaux. Au
fond du couloir, il y avait une porte donnant certainement sur une
cour, constata-t-elle avec soulagement. Après avoir attendu
quelques instants pour être sûre que personne ne s’approchait,
elle se dirigea rapidement vers la sortie. Durant une seconde, elle
songea à retourner dans la salle et à se rasseoir avec Demos, à
boire du bon vin, à bavarder et rire, à faire plus ample
connaissance avec lui.
Et où cela la mènerait-il ?
Avec un petit sourire amer, elle tourna la poignée. Dehors,
dans la cour exiguë, elle sentit les odeurs d’huile qui venaient de
la cuisine. Deux vieilles chaises étaient disposées à côté de la
porte. De temps en temps, les cuisiniers venaient probablement
fumer une cigarette là. De hauts murs en pierre ceignaient la
courette. Aucune issue.
Elle fit lentement le tour de l’espace confiné avant de pousser
un juron à voix haute.
– Vous cherchez votre chemin, Elpis ?
Le son de la voix de Demos la fit se retourner. Appuyé
nonchalamment dans l’encadrement de la porte, un sourire
sarcastique aux lèvres, il avait l’air amusé, mais elle percevait
aussi quelque chose de plus sombre dans son regard, de plus
menaçant.
Comment aurait-elle pu nier qu’elle avait voulu le fuir?
Quittant sa pose nonchalante, il se rapprocha d’elle.
– Je ne pense pas que vous vouliez échapper à l’addition, dit-il
avec une nuance étrange dans la voix. Alors, ce doit être moi que
vous vouliez fuir. Et je me demande bien pourquoi.
Il était si près à présent qu’elle sentait sa chaleur et, quand il lui
prit une mèche de cheveux pour la repousser derrière son oreille,
son esprit se vida de toute pensée.
– Le trac ? chuchota-t-il à son oreille d’un ton franchement
moqueur. Ou jouez-vous à un petit jeu de votre crû ?
Elle était grande, et pourtant il la dominait d’une bonne tête.
Elle regarda le col de sa chemise, ouverte sur sa gorge brune.
S'efforçant de respirer calmement, elle demeura muette.
Demos lui effleura lentement la joue du bout des doigts.
– Vous m’intriguez, Elpis, murmura-t-il. Vous êtes différente
des femmes que je rencontre habituellement. J’ai l’impression
que toute cette mascarade vous ennuie autant que moi.
Elle tenta de s’écarter mais il lui prit le menton et la força à le
regarder dans les yeux.
– Cependant, pour ma part, je ne me livre pas à de tels passe-
temps, aussi feriez-vous mieux de ne pas les essayer avec moi.
Tournant brusquement la tête, elle réussit à se dégager.
– Tout ceci n’est qu’un jeu.
– Vous croyez ? répliqua-t-il en dardant sur elle son regard
exigeant et curieux. Et qui gagne, je me le demande?
Elle sourit mais son cœur battait si fort qu’elle en avait la
nausée. Elle rejeta ses cheveux en arrière et le toisa.
– Le jeu est terminé, Demos, chuchota-t-elle. Pour ce soir. Si
je vous intrigue à ce point, vous n’avez qu’à vous démener pour
en savoir plus sur moi. Commencez par trouver mon nom. En
tout cas, je ne m’appelle pas Elpis.
Puis, poussée par un désir qu’elle aurait été bien incapable
d’expliquer, elle se haussa sur la pointe des pieds et approcha
son visage du sien, juste pour frôler ses lèvres en guise d’au
revoir. Ou plus exactement d’adieu, car elle n’envisageait pas de
le revoir.
Demos l’arrêta et referma ses mains sur ses épaules. Leurs
lèvres étaient presque jointes.
– Vous êtes sûre que c’est ainsi que cela va se terminer ce
soir? murmura-t-il dans un souffle.
Sentant tout contrôle lui échapper dangereusement, elle se
figea.
– Parce que, continua-t-il, je me suis demandé toute la soirée
quel goût avaient vos lèvres. Et je crois que vous vous êtes posé
la même question.
Elle ne pouvait le nier. Sa bouche était trop proche.
– Et je crois aussi, reprit-il, que je vais vous laisser attendre
encore un peu. Vous me désirez, Elpis. Vous me désirez autant
que je vous désire, j’en suis certain.
Elle aurait voulu lui dire d’aller au diable. Et pourtant, elle ne
pouvait s’y résoudre. Quand sa bouche s’approcha encore de la
sienne, elle entrouvrit instinctivement les lèvres, même si tout son
être protestait farouchement contre cet abandon.
A cet instant, il recula d’un pas et la lâcha.
– Je vais vous trouver un taxi.
Durant une seconde terriblement déstabilisante, elle ne put que
le regarder, l’esprit et le corps en total désarroi. Puis elle hocha
la tête en silence, incapable de former une pensée ou de
prononcer la moindre parole.
Comme un automate, elle le suivit à l’intérieur de la taverna.
Puis, s’efforçant d’ignorer les regards interrogateurs
d’Andreolos, elle traversa la salle après lui avoir adressé un bref
salut. Une fois dans la rue, elle resserra son étole sur sa poitrine.
Le vent s’était levé et elle se sentait glacée.
Elle s’attendait à une longue attente, sachant que trouver un
taxi à Athènes était un tour de force, surtout la nuit et dans ce
quartier. Mais, à sa grande surprise, il ne fallut que quelques
secondes à Demos pour héler une voiture. Décidément, songea-
t-elle, cet homme était doté d’une chance insolente. Elle passa
devant lui sans un mot, l’esprit et le corps trop engourdis pour
même le remercier. Alors qu’elle allait monter dans le taxi,
quelque chose de lourd vint lui couvrir les épaules. C'était son
blazer.
– Vous grelottez, dit-il en tendant un billet au chauffeur.
– Je ne…
– Si, l’interrompit-il fermement.
Puis il referma la portière, la laissant seule à l’arrière du
véhicule avec sa veste sur les épaules.
Demos regarda le taxi disparaître au coin de la rue en se
demandant vers quelle adresse il se dirigeait. Qui était cette jeune
femme?
En tout cas, songea-t-il, elle n’était pas une noceuse écervelée,
même si elle faisait tout pour s’en donner l’air. Par ailleurs, il était
certain qu’elle n’était pas une « allumeuse », comme l’avait dit
crûment Angelos.
Alors qui était-elle ? Et pourquoi la désirait-il autant?
Etait-il attiré par le défi, par le mystère dont elle s'entourait ?
Ou tout simplement par le fait qu’actuellement, il n’avait pas de
maîtresse et s’ennuyait?
Non, c’était plus que cela, il le pressentait.
Elle avait voulu lui fausser compagnie, se dit-il en souriant au
souvenir de son culot – même si, sur le moment, il s’était senti
furieux et stupidement blessé. Pourquoi avait-elle voulu s’enfuir?
Parce qu’elle s’ennuyait avec lui? Par provocation? Ou bien
était-ce pour une tout autre raison ? Elle avait du cran. Du
caractère. Elle était belle. Et même s’il n’aimait pas ses
stratagèmes, il la désirait. Et il l’aurait. Mais pour commencer, il
devait découvrir son identité.
Cela ne prit pas longtemps. Après être retourné à la
discothèque, il donna cinquante euros au videur pour qu’il aille
chercher Angelos.
Celui-ci sortit bientôt, l’air très méfiant.
– Vous... ! s’exclama-t-il avec incrédulité. Qu’est-ce que vous
voulez ?
– Un nom.
Angelos secoua la tête, l’air déconcerté et plutôt ivre.
– Quoi?
– Le nom de la jeune femme avec qui j’étais ce soir.
– Vous n’avez même pas obtenu son nom ? répliqua Angelos
avec dédain. Elle s’est vite lassée de vous, hein ? Elle va revenir
vers moi en courant. Althea et moi, on se connaît depuis
longtemps.
– Althea, répéta Demos avec satisfaction.
Ce prénom lui allait bien.
– Althea Paranoussis, approuva Angelos en haussant les
épaules. Une riche petite fille à papa. La sal…
– Ça suffit, le coupa Demos d’un ton menaçant. Ne parlez
plus d’elle de cette façon. Jamais.
– Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? demanda Angelos
en reculant d’un pas. Elle vous a plaqué, de toute façon. Elle est
douée pour ça.
– Je n’ai plus besoin de vous, dit Demos au videur qui était
resté devant la porte de la discothèque.
Puis il se détourna et s’avança dans la rue sans un regard pour
Angelos.
Althea Paranoussis. Il connaissait son nom. Il savait comment
la retrouver. Et il la retrouverait. Bientôt.
2.
Allongée sur le dos, Althea regardait le plafond tandis que le
soleil entrait à flots par les larges fenêtres de sa chambre. Elle
entendit le pas délibérément lourd de son père descendre les
escaliers. Il s’était levé tôt, comme d’habitude, et s’apprêtait à
prendre une tasse de café noir accompagnée d’un koulourakia,
ainsi qu’il le faisait chaque matin.
Elle soupira lentement mais ne bougea pas. Elle se demandait
si son père était toujours en colère contre elle, à cause de l’heure
à laquelle elle était rentrée. Il était fatigué d’elle. De ses sorties,
de sa réputation de plus en plus scabreuse. Elle sourit
amèrement. Elle aussi était lasse de tout cela.
– Si tu ne cesses pas de te comporter ainsi, j’y mettrai fin moi-
même, avait-il dit.
En pyjama et robe de chambre, il s’était tenu devant elle, son
visage rouge de colère contrastant avec ses fins cheveux blancs
clairsemés.
– Je suis adulte, père, avait-elle répliqué calmement.
Elle avait cessé de l’appeler papa à l’âge de douze ans.
– Tu te conduis comme une enfant gâtée ! Chaque jour, on
parle de tes frasques dans les journaux à sensation. Comment
veux-tu que je garde la tête haute en ville ?
– Ce n’est pas mon problème.
– Hélas, c’est le mien, avait répliqué froidement Spiros. Et si
tu n’es pas capable de modérer tes agissements, eh bien je le
ferai à ta place.
Après avoir haussé les épaules, elle était montée dans sa
chambre. Cela faisait des années qu’il la menaçait ainsi, sans
jamais passer à l’acte. Elle refusait de prendre son père au
sérieux, de lui témoigner le respect qu’il réclamait – qu’il pensait
mériter –, et cela le rendait furieux. Mais il avait perdu le droit à
son respect depuis longtemps.
Soupirant de nouveau, elle sortit de son lit. Elle se sentait
vaguement nauséeuse, même si elle n’avait pas bu grand-chose la
veille au soir. Juste son cocktail rose et un verre de vin blanc
avec Demos. A ce souvenir, un frisson la parcourut. Il l’avait trop
affectée. Il l’avait fait réfléchir, lui avait fait éprouver des
sensations dont elle ne voulait pas. Repensant à la façon dont
ses lèvres avaient presque frôlé les siennes, elle ferma les yeux,
frissonnante. Elle avait désiré qu’il l’embrasse. Elle le désirait
encore.
Après avoir repoussé ses cheveux en arrière, elle se regarda
dans le miroir. Elle était pâle. Trop pâle. Les taches de rousseur
ressortaient sur ses joues et son nez. Elle ressemblait à la gamine
indisciplinée que son père l’avait accusée d’être quand elle était
rentrée.
Quel autre recours avait-elle ? se demanda-t-elle en pinçant
les lèvres. Elle vivait chez son père, elle avait abandonné le lycée,
elle était sans éducation, sans argent, sans espoir.
Elpis. Demos n’aurait pu être plus éloigné de la réalité.
Après avoir enfilé un jean slim et un pull moulant en cachemire
gris clair, elle noua ses cheveux avec une écharpe et se maquilla
légèrement. Au moment de quitter sa chambre, elle s’arrêta
devant le blazer posé sur le dossier d’une chaise. Avant d’avoir
pu s’en défendre, elle s’en saisit et le pressa contre son visage.
Au-delà des odeurs familières de la discothèque, il en émanait
quelque chose de profond, d’étranger mais pourtant intime.
L'odeur de Demos.
Elle respira le parfum légèrement salé, mêlé à celui de son eau
de toilette boisée. Après un instant d’hésitation, elle explora les
poches du vêtement – vides, bien sûr. Elle ne put réprimer un
sourire. Demos Atrikes n’agissait pas à la légère. C'était lui qui la
retrouverait, pas le contraire.
Avait-elle envie d’être retrouvée ? Repoussant la question, elle
sortit de sa chambre et descendit au rez-de-chaussée. Dans le
hall, elle trouva Melina, la gouvernante, en train d’arranger des
asters violets dans un vase. La vieille femme lui adressa un regard
triste en hochant la tête.
– Qu’as-tu fait à ton papa pour qu’il soit aussi fâché ?
– Rien de plus que d’habitude, répondit-elle en souriant.
Melina plissa le front en retournant à ses fleurs.
– Autrefois, tu étais si gentille…
– Les gens changent, répliqua-t-elle avec un petit rire insolent.
– Tu dois être bonne avec lui, dit Melina. Il travaille dur pour
toi.
– Et pour lui-même.
Se penchant vers la gouvernante, elle embrassa sa joue ridée
avant d’ajouter :
– Ne m’embête pas dès le début de la journée, Melina.
Celle-ci soupira et Althea se rendit dans la cuisine. Puis elle
s’arrêta sur le seuil de la salle à manger. Son père était assis,
raide, au bout de la table, une tasse à la main.
– Althea, viens-tu prendre ton petit déjeuner avec moi ?
demanda-t-il sans la regarder.
Cela faisait des mois qu’elle n’avait pas partagé le moindre
repas avec lui.
– Non, je sors.
– Où vas-tu ? répliqua-t-il d’un ton cassant.
– En ville. Faire du shopping.
– Tu as besoin de vêtements ?
Elle vit ses sourcils se hausser d’un air hautain. Il était
banquier, milliardaire, mais il avait toujours été pingre.
– Non, mais j’accompagne Iolanthe qui, elle, en a besoin.
– Et à quelle heure comptes-tu rentrer ?
A cet instant, elle vit l’expression légèrement égarée de son
père. Quand elle était enfant, il l’avait emmenée au bord de la
mer, lui avait acheté des glaces, l’avait bordée dans son lit. A
présent, il la regardait comme s’il cherchait à comprendre
comment cette adorable petite fille s’était muée en cette jeune
femme qui le défiait.
Autrefois, ce regard confus et triste l’aurait radoucie, mais
maintenant il ne faisait plus que la dégoûter.
– Je ne sais pas, dit-elle en s’éloignant dans le couloir.

A Microlimano, le soleil dardait ses rayons sur les eaux


tranquilles de la marina, où de modestes bateaux de pêche
étaient amarrés à côté de yachts luxueux.
Même à cette heure matinale, il faisait chaud sur le pont du
yacht d’Edward, en compagnie duquel Demos savourait son
café.
– Dis-moi ce que tu sais sur Spiros Paranoussis.
Edward coupa ses œufs sur le plat en morceaux réguliers.
Même s’il passait la moitié de l’année sur son bateau dans divers
ports européens, il prenait chaque matin un petit déjeuner anglais
complet. Il leva les yeux en haussant ses sourcils blancs, ses yeux
bleu clair étincelant avec humour.
– Pourquoi devrais-je savoir quoi que ce soit sur lui?
– Parce qu’il est banquier à Athènes et que tu connais tout le
monde dans le milieu financier de cette ville – ainsi que de la
plupart des villes d’Europe, du reste.
Edward sourit légèrement en inclinant la tête.
– Spiros Paranoussis... Oui, il est banquier. De la deuxième
génération, actuellement P.-D.G. d'Attica Finance. Un homme
d’affaires solide, bien que peu inspiré. Il n’a pas fait rentrer
beaucoup d’argent, mais il a gardé ce qu’il avait.
Tout en contemplant la mer émeraude qui paressait sous un
ciel sans nuages, Demos porta de nouveau sa tasse de café à ses
lèvres sous le regard interrogateur d’Edward.
Il repensa au jour où il s’était arrêté devant son yacht, affamé
et avide de trouver du travail. Jameson l’avait embauché et, plus
tard, il l’avait aidé à obtenir une bourse pour étudier
l’architecture navale. Il lui aurait donné bien plus, mais Demos
avait refusé. Il réussirait seul, gagnerait son propre argent et
subviendrait aux besoins de sa famille. Et il l’avait fait, aussi
longtemps que cela avait été possible.
– Pour autant que je sache, remarqua Edward, ce n'est pas le
genre d’homme à s’intéresser aux yachts.
– Non?
Trop rusé et trop poli pour demander directement à Demos
pourquoi il avait besoin d’informations sur Paranoussis, Edward
attendit qu’il continue.
– Et que sais-tu sur sa famille ? reprit soudain Demos.
– Sa femme est morte il y a dix ans environ. Il a une fille. Je
l’ai rencontrée une ou deux fois, quand elle était encore enfant.
Une belle fille, calme et bien élevée. Mais d’après ce que j’ai
entendu dire, elle a beaucoup changé.
– Que veux-tu dire par là ?
– Dévergondée, figurant sans cesse dans les journaux à
scandale, fit Edward en haussant les épaules.
– Quel âge a-t-elle maintenant, d'après toi ?
– Vingt-deux ? Vingt-trois ? fit Edward en se penchant en
avant. Pourquoi me poses-tu cette question, Demos ?
– Je l’ai rencontrée hier soir.
– Rencontrée ?
– Oui ! répondit Demos en riant. C'est tout.
Il n’allait pas dire à Edward qu’il la désirait. Qu’elle l’intriguait,
le fascinait, comme aucune autre femme. Sans qu’il sache même
pourquoi…
– D’habitude, je te mets en garde vis-à-vis des filles des
hommes que je connais, dit son vieil ami avec malice. Mais cette
fois, je n’ai aucun souci à me faire. Je ne crois pas qu’une femme
comme Althea ait un cœur à briser – ni une réputation à
préserver.
Même si Edward venait de s’exprimer en termes plus polis
qu’Angelos la veille au soir, Demos fut surpris devant l’instinct
farouche de défendre Althea qui s’emparait de lui.
– Cependant, reprit Edward d’un air pensif, j’ai entendu dire,
par différents hommes d’affaires de mes relations, que
Paranoussis aimerait bien marier sa fille.
– Marier? répéta Demos en renversant presque son café.
Il repensa à leur conversation de la veille. Althea était
déterminée à se tenir éloignée du mariage. C'était une femme
libre, exactement ce qu’il voulait.
– Le mariage la stabiliserait, ainsi que la réputation de la
famille.
– La situation est-elle si catastrophique?
– Peut-être pas à tes yeux, répondit Edward avec un léger
haussement d’épaules. Mais Attica Finance est une institution très
conservatrice. Spiros voudrait que quelqu’un s’occupe de sa fille.
– Et ainsi se débarrasser d’elle?
– Se débarrasser des ennuis qu’elle lui cause, peut-être, dit
Edward en arrêtant sa fourchette devant sa bouche. Cette jeune
femme t’intéresse donc tant que cela, Demos ?
Edward s’était exprimé d’un ton assez détaché, mais Demos
voyait une lueur de curiosité briller dans son regard.
– Je ne m’en rendais pas compte, dit-il négligemment. Je l’ai
rencontrée hier soir, c’est tout.
– Elle pourrait te convenir, répliqua Edward, les yeux animés
d’un éclat malicieux et rusé. Comme toi, elle veut passer du bon
temps. D’un point de vue social, elle a tous les…
– Je n’ai pas besoin de relations.
Edward se contenta de hausser de nouveau légèrement les
épaules en silence, mais Demos avait compris. Son aîné avait
voulu lui rappeler d’où il venait. Il était fils d’un épicier et sa
mère, maintenant remariée à un boucher, vivait toujours dans un
quartier ouvrier du Pirée. Quel que soit son standing actuel,
Demos garderait ses origines modestes.
– Penses-y, fit Edward d’un ton léger en beurrant son pain
grillé. Paranoussis pourrait désirer arranger quelque chose…
Comme je te l’ai dit, il veut caser sa fille. Et un homme comme
toi, riche, travailleur…
– Tu veux que je l’épouse ? l’interrompit Demos avec un
sourire incrédule.
– Envisages-tu de te marier un jour?
Demos réfléchit quelques instants.
– Peut-être, dit-il enfin.
Il avait toujours pensé qu’il lui faudrait se marier un jour. Il
s’imagina Althea dans le rôle de Mme Atrikes et, à sa grande
surprise, trouva cette idée stimulante. Elle ne serait pas une jeune
épouse innocente et irritante, mais une compagne fière et
spirituelle… au lit aussi bien qu’en société.
– Je pense qu’Althea sera mariée avant la fin de l’année,
continua Edward. Ou encore plus rapidement si elle pousse son
père à bout. Il en a assez.
– Il ne peut quand même pas la forcer…
– Tu crois ? Il pourrait lui couper les vivres.
– Elle a fait des études…
– Non, pas vraiment. Elle a été renvoyée du lycée à dix-sept
ans, pour mauvaise conduite.
Demos réfléchit rapidement. Même si Althea n’avait pas fait
d’études, elle était très intelligente, il en était certain. Si son père
lui coupait effectivement les vivres, elle s’en sortirait. Et puis, se
dit-il, il ne s’agissait probablement que de menaces de la part de
Paranoussis.
De toute façon, cela ne le regardait pas. Il ne voulait qu’une
chose : la revoir. Et un peu plus…
Il se concentra de nouveau sur Edward, qui l’observait avec
de plus en plus de curiosité.
– Tu reprendras bien un peu de café ? demanda celui-ci avec
un amusement non dissimulé.

***
Assise sur une banquette recouverte de satin, dans une
boutique de la rue Tsakalof, Althea regardait Iolanthe essayer,
paire après paire, toutes les sandales à hauts talons que lui
présentait la vendeuse.
– Tout le monde en porte, à présent, dit-elle en se tournant
devant le miroir pour mieux se voir de profil.
Althea contempla les talons aiguilles d’une hauteur
vertigineuse.
– Elles me semblent très dangereuses pour danser.
– Pas pour une très bonne danseuse comme toi, répondit
Iolanthe au reflet d’Althea dans le miroir. Je t’ai vue avec
Angelos hier soir.
Au souvenir des mains se posant sur ses hanches pour la
serrer de près, Althea réprima une grimace de dégoût.
– Comme tous ceux qui étaient là.
– Il a raconté à tout le monde que tu avais plaqué le type avec
lequel tu es partie. C'est vrai ?
Maudit Angelos, songea Althea en haussant les épaules.
– Si tu ne veux pas que je ne te dise de mensonges, ne me
pose pas de questions.
– Avec qui es-tu partie ? Il avait l’air… vieux.
A ces mots, Althea éclata de rire.
– Oh, il l’est. Il a au moins trente ans ! répliqua Althea en
éclatant de rire.
– Je voulais dire « plus vieux que nous », protesta Iolanthe. De
toute façon, tu l’as quitté... ?
– Oui, au bout d’un moment. Bon, tu les achètes ces sandales,
ou pas ? J’ai faim et il y a un café juste en face.
– Alors, tu t’es remise avec Angelos ? insista Iolanthe en ôtant
les chaussures.
– Arrête, répliqua Althea avec ennui. Et allons manger.
Soudain, elle se sentait si lasse. Elle en avait assez de faire
semblant, assez de tout. Cette comédie durait depuis si
longtemps…

– Salut, grand frère.


Demos referma la porte de son loft situé dans le port du Pirée
avant de se retourner lentement. Avec un frisson d’appréhension,
il vit Brianna se lever en souriant du sofa sur lequel elle s’était
installée.
Se forçant à sourire, il se dirigea vers elle et l’embrassa.
– Salut, Brianna… Quelle surprise…
– La gardienne m’a donné la clé, dit-elle en réponse à sa
question muette. Elle a d’abord pensé que j’étais l’une de tes
maîtresses, mais quand je lui ai dit que j’étais ta sœur…
– Bien sûr, fit-il en l’examinant de la tête aux pieds. Ta jupe
est trop courte.
– Tu peux parler, répliqua-t-elle en posant les mains sur ses
hanches.
Demos se sentit fondre. Il était incapable de rester sévère avec
sa petite sœur. Il lui avait donné le biberon quand elle était bébé,
il lui avait appris à marcher, il lui avait promis...
Non. Il ne voulait pas penser à cela.
– Je ne porte pas de jupes, dit-il d’un ton badin.
Elle se mit à glousser.
– Demos ! Je parlais des femmes avec qui tu sors.
Une vision d’Althea vêtue de sa robe argentée à peine plus
grande qu’un mouchoir de poche lui traversa l’esprit. Il revit la
lueur de défi au fond de ses yeux couleur d’océan, la promesse
sensuelle de son sourire. Pourquoi cette femme l’intriguait-elle
autant? se demanda-t-il pour la énième fois.
– Que sais-tu des femmes que je fréquente?
– Je lis les journaux.
– Mama te laisse lire ceux-là ?
– Demos, j’ai vingt et un an !
Demos observa de nouveau le visage maquillé de sa sœur et
ses vêtements vulgaires. Elle essayait d’avoir une allure
sophistiquée, pensa-t-il, et c’était raté.
– Quand vas-tu te décider à épouser un charmant garçon ?
Quelqu’un de ton quartier, cet Antonios – le fils du pharmacien
–, il a toujours été fou de toi…
– Antonios ! s’exclama Brianna d’un air dégoûté. C'est un
imbécile.
– Un imbécile charmant, fit doucement Demos. Il a un emploi
stable…
– Cela ne me suffit pas ! protesta-t-elle avec une lueur
farouche au fond des yeux.
Elle avait l’air si déterminé que Demos resta silencieux. Un
frisson le parcourut de nouveau. Il reconnaissait la lueur qui
brillait dans le regard de sa petite sœur, ainsi que le tremblement
de ses lèvres.
Durant les huit dernières années, il avait gardé ses distances,
pour son bien aussi bien que pour le sien. Brianna avait trop
besoin de lui. Elle comptait trop sur lui. Il en avait toujours été
ainsi. Par moments, il avait l’impression qu’elle ne le lâcherait
jamais. Elle aurait voulu qu’il soit son frère, son ami, son
sauveur…
A présent, il se rendait compte que, au cours de ces dernières
années, il avait nourri l’illusion d’être en sécurité et en paix. Mais
cette illusion commençait à s’évanouir.
– Brianna, commença-t-il gentiment, pourquoi es-tu venue?
Sa sœur vivait avec sa mère et son beau-père, Stavros, à vingt
minutes à peine du Pirée, et pourtant c’était un univers
complètement différent.
– Je voulais te voir. Tu ne viens plus jamais…, dit-elle avec un
léger tremblement dans la voix.
Quelque chose se rompit en Demos. Une fois de plus.
Il la prit par les épaules et considéra ses joues qui gardaient la
rondeur de l’enfance. Malgré son maquillage et sa tenue, elle était
encore la petite fille qui lui avait demandé avec confiance en le
regardant dans les yeux : « Tu ne me quitteras jamais, tu me le
promets ? » Et, bon sang, il le lui avait promis.
– Brianna, qu’est-ce qui ne va pas ?
– Je veux venir vivre avec toi, dit-elle précipitamment avec des
larmes au fond des yeux. Mama et Stavros en ont marre de moi.
Ils veulent que je me marie, comme toi. Mais, Demos… moi je
ne veux pas !
Une larme roula sur sa joue.
Demos regarda sa sœur, vit le mélange d’émotions qui se lisait
sur son visage enfantin. Puis il la lâcha et se dirigea vers les
portes coulissantes qui ouvraient sur un grand balcon d’où il
pouvait contempler le port du Pirée.
– Pourquoi ne veux-tu pas te marier? demanda-t-il avec un
long soupir en se retournant vers elle.
– Et toi, pourquoi tu ne te maries pas ? répliqua-t-elle.
Sa mère lui posait la même question chaque fois qu’il allait la
voir.
– Le mariage te ferait du bien, dit-il d’un ton brusque.
– Espère d’hypocrite ! s’écria Brianna. Tu as le droit de vivre
seul, d’aller à toutes sortes de soirées, d’avoir des aventures, des
maîtresses…
– Brianna, l’interrompit Demos d’une voix sourde.
Mais elle était trop furieuse pour s’arrêter.
– Toi, tu peux faire tout ce qui te plaît, cria-t-elle en serrant les
poings, et pourtant tu veux que je fasse la même chose que
mama, que Rosalia et Agathe, même si je n’en ai pas envie! Tu te
fiches de nous depuis que tu es riche, hein ?
– Je me soucie de vous tous, répliqua Demos. Comme je l’ai
toujours fait. Et plus que tu ne pourras jamais le deviner, Brianna.
La colère montait en lui, menaçant de l’emporter dans les
souvenirs et les regrets… Il se força à garder son calme.
– Tu as de drôles de façons de le montrer ! Cela fait des
semaines que tu n’es pas allé voir mama. Et nous vivons toujours
dans une maison qui fait la moitié de cet appartement…
– Tais-toi ! fit Demos d’un ton impérieux. Tu parles de choses
dont tu ne sais rien. Rien !
Brianna le dévisagea avec de grands yeux effrayés. Demos la
regarda un instant. Elle était si jeune. Poussant un juron étouffé, il
se laissa tomber sur le sofa et se passa la main dans les cheveux.
– Tu dis que mama et Stavros veulent que tu te maries ? Mais
ils ne peuvent pas te forcer ?
– Non…, reconnut Brianna d’une toute petite voix. Mais ils
me le répètent tout le temps.
– Cela ne veut rien dire. Mama me le répète depuis des
années.
Et les obsessions de mama pouvaient avoir la force d’un
bulldozer, songea-t-il en voyant sa sœur esquisser un sourire
tremblant.
– Oui, mais ils ne me laissent pas sortir ! Je n’ai que vingt et un
ans, Demos. Je veux m’amuser… comme toi.
Comme toi. Ces deux mots avaient résonné comme une
accusation. Un jugement. Même si Brianna n’en avait pas eu
l’intention.
Il ne voulait pas que Brianna s'amuse. Pas comme lui. Jamais.
Il était hypocrite, en effet. Il voulait qu’elle soit heureuse, qu’on
s’occupe d’elle. Qu’on la protège. Et ce n’était pas à lui de le
faire.
– Comme moi ? répéta-t-il lentement.
A vrai dire, il ne s'était jamais considéré comme un noceur. Il
choisissait ses sorties et ses partenaires avec soin, et surtout, il
chérissait sa liberté, avec une détermination causée par trop
d’années d’abnégation.
Pourtant, il sentait que la liberté exerçait de moins en moins
d’attraits sur lui. Il attendait autre chose de la vie. Mais il n’avait
jamais pensé au mariage. Un mariage éternel, chargé de
responsabilités…
Althea n’avait pas du tout besoin de lui, songea-t-il
subitement. Cette pensée le fit sourire.
– Demos... ?
– Tu peux rester pour la nuit. Je t’emmène dîner, dit-il en se
forçant à avoir l’air gai. Nous allons nous amuser. Mais demain,
je te ramène à la maison, je te préviens.
– Ce n’est pas juste…
Demos leva la main pour l’interrompre.
– Eh bien, fit-il d’une voix dure, dis-moi ce qui est juste et ce
qui ne l’est pas.
Il radoucit le ton avant d’ajouter :
– Cela vaut mieux pour toi, Brianna. Fais-moi confiance.
3.
– Bonjour.
Althea leva les yeux du livre dans lequel elle était plongée et
écarquilla les yeux, tandis qu’un frisson lui parcourait la peau.
Demos Atrikes s’assit en face d’elle avec un sourire de
satisfaction enfantin. Mais il n’y avait rien d’enfantin dans la lueur
sensuelle qui animait son regard.
Althea déglutit péniblement et détourna les yeux.
– Suis-je supposée être impressionnée ?
– Bien sûr, répondit Demos en baissant les yeux sur le livre
qu’elle lisait. Je ne m’attendais pas à vous trouver dans une
bibliothèque.
– Où vous attendiez-vous à me trouver ? répliqua Althea,
sarcastique, en glissant le livre dans son sac. Dans une boîte de
nuit ? Une boutique de fringues ? Un salon de beauté ?
– Vous êtes différente, se contenta de répondre Demos. Et ça
me plaît.
– Et je suis censée tomber à vos pieds, c’est ça ? dit Althea en
se levant.
Demos l’arrêta d’un geste.
– Ne voyez pas vexée. C'était un compliment, vous savez.
Althea passa la bandoulière de son sac sur son épaule.
– Vous ne savez vraiment rien de moi.
– Je connais votre prénom : Althea. Ce mot signifie «
guérisseuse ».
– Bravo, vous avez bien fait vos devoirs.
Voyant qu’il continuait à sourire, Althea comprit avec irritation
qu’elle ne faisait que l’amuser.
– Venez dîner avec moi, dit-il d’un ton où perçait une autorité
certaine, en homme qui avait l’habitude d’obtenir ce qu’il voulait.
S'il vous plaît, ajouta-t-il d’une voix douce, les yeux étincelant de
malice.
Althea poussa un soupir exaspéré.
– Puisque vous le proposez si aimablement…
Il éclata de rire.
– Je passerai vous prendre ce soir.
Soudain, Althea se sentit lasse de sa propre méfiance. Elle
n’avait rien de prévu pour ce soir-là et, à vrai dire, elle avait
envie de revoir Demos.
Pourquoi ? se demanda-t-elle. Parce qu’il était plus âgé que
les hommes qu’elle fréquentait habituellement? Plus expérimenté,
plus sûr de lui? Ou était-ce à cause de quelque chose de plus
profond et d’indéfinissable qui couvait dans ses yeux argentés?
Déchirée entre son désir et son besoin de se protéger, elle
hésita et serra les lèvres, s’apprêtant à refuser.
L'air plus sûr de lui que jamais, Demos attendait sa réponse.
Althea ne put s’empêcher de lui sourire.
– D’accord. Venez me chercher à 19 heures. Vous savez où
j’habite, n’est-ce pas ?
– Oui, bien sûr.
– Parfait.
Sur ce, elle se détourna et sortit de la bibliothèque.

Althea jeta un dernier regard à son reflet dans le miroir. Elle


avait hésité longtemps avant de décider ce qu’elle allait porter
pour ce dîner avec Demos. Devait-elle être celle qu’elle semblait
être, ou celle qu’elle voulait être ? Ou encore celle que Demos
pensait qu’elle était?
Elle soupira avec impatience. Cela faisait si longtemps qu’elle
jouait la comédie qu’elle ne savait plus comment être vraie.
Demos avait beau paraître différent, il avait clairement montré ce
qu’il voulait d’elle.
Son corps. Une aventure. Rapide et facile.
Pourquoi avait-elle accepté ce rendez-vous ? Et pourquoi
désirait-elle encore y aller?
Elle souhaitait vivre autre chose – elle souhaitait plus –, mais
Demos ne semblait pas vraiment disposé à le lui offrir.
A moins qu’elle soit assez naïve pour nourrir l’espoir ridicule
qu’il puisse la voir telle qu’elle était vraiment. Et qu’il la sauve.
Elle éclata de rire, d’un rire dur qui résonna étrangement dans
sa chambre. Cela n’allait pas se produire. Elle ne le désirait
même pas. Elle ne le pouvait pas.
Une voiture s’arrêta devant la maison et, se dirigeant vers la
fenêtre, elle vit Demos en descendre. C'était une voiture de
sport, sombre et d’un luxe discret. Le cœur battant à tout
rompre, elle s’écarta de la fenêtre juste au moment où la sonnette
retentissait.
Elle attendit que Melina aille ouvrir la porte. Du haut des
escaliers, elle entendit bientôt son père et Demos échanger
quelques mots polis. Puis, quand cette brève conversation se
transforma en un silence gêné, elle descendit pour aller les
rejoindre.
Quand Demos la vit apparaître, un éclat sensuel illumina son
regard. Elle en conçut du plaisir et lui sourit. Elle aimait qu’il ne
puisse s’empêcher de lui montrer à quel point elle l’attirait. Cela
lui donnait l’assurance dont elle avait besoin.
Mais quand il lui rendit son sourire, en dépit de ses bonnes
résolutions elle sentit avec surprise une sensation voluptueuse se
déployer dans son ventre, comme en réponse au désir qu’il
manifestait.
Désarçonnée par la violence de cette impression, elle se força
à continuer de sourire.
– Vous êtes belle, dit Demos en lui posant la main sur le coude
avant de l’attirer vers lui. J’ai réservé dans un restaurant du Pirée.
Vous aimez les fruits de mer, j’espère ?
Après qu’elle eut approuvé d’un hochement de tête, ils prirent
congé de Spiros qui les regarda partir d’un air interrogateur. Une
fois dehors, Demos lui ouvrit la portière de sa voiture et elle
s’installa sur le siège passager.
Durant le trajet, ils restèrent silencieux tandis que taxis et
motos circulaient rapidement dans les rues étroites. Au-dessus
d’eux, les ruines de l’Acropole, illuminées, étaient surmontées
d’un fin quartier de lune. Ils arrivèrent bientôt dans le centre-ville
et Althea aperçut les lumières du Pirée scintiller au loin.
– Je vais rarement au Pirée, dit-elle.
Elle regarda Demos. Les mâchoires serrées, il semblait perdu
dans ses pensées. A quoi pensait-il? Que ressentait-il?
– C'est là que je vis.
– Vous êtes tout près des bureaux de navigation, répliqua-t-
elle en se souvenant qu’il était architecte naval.
– Oui, en effet. Et mon bureau se trouve à Microlimano.
Ils entrèrent dans le Pirée et, même dans la semi-pénombre,
Althea fut frappée par la juxtaposition des logements sordides et
des boutiques à la mode, côtoyant les échoppes à touristes. En
dépit de la proximité du port, c’était un endroit étrange pour
qu’un homme comme Demos y habite.
Il gara bientôt la voiture dans une rue étroite et miteuse, avant
de contourner le véhicule pour lui ouvrir sa portière. Il la
conduisit ensuite dans un petit restaurant, aux murs lambrissés de
bois et éclairé par des bougies. Il ne comportait que quelques
tables, dont la moitié étaient occupées. Comme le propriétaire,
Kristos, les accueillait avec un sourire chaleureux, Althea se
demanda si Demos était ami avec tous les propriétaires de
tavernas d’Athènes !
Cependant, elle comprit rapidement que, en dépit du caractère
délabré du quartier, cet endroit était de toute évidence un
restaurant très huppé.
Kristos les mena vers une table située un peu à l’écart,
recouverte d’une nappe en lin couleur ivoire.
– Comment avez-vous découvert ce lieu ? demanda-t-elle à
Demos.
– J’ai été pêcheur, répondit-il.
Comme elle le regardait avec surprise, il ajouta :
– Quand j’étais adolescent. Et Kristos venait m’acheter des
tsipouras.
– Vous me surprenez, reconnut-elle en hochant la tête.
– Vous aussi, répliqua-t-il en ouvrant son menu. A tel point
que je désire en savoir plus sur vous.
– Quoi, par exemple ?
Les yeux de Demos scintillèrent à la lueur des bougies.
– Pourquoi avez-vous été renvoyée du lycée?
Sa question avait été si inattendue qu’Althea le regarda en
silence pendant quelques instants.
– Où avez-vous appris ce détail? demanda-t-elle en baissant
les yeux sur son propre menu.
– Vous ne pensez quand même pas que c’est difficile de
trouver des informations sur vous ?
Sous son regard scrutateur, Althea se sentait devenir nerveuse.
Elle essaya de se concentrer sur le menu. Anchois. Brème.
Tsipoura...
– Non, si on fouille, fit-elle enfin d’une voix neutre.
Levant les yeux, elle vit le sourire de Demos.
– Alors, que s’est-il passé ? insista-t-il.
– Je suis allée trop loin avec le fils du jardinier.
– Trop loin, jusqu’où ? demanda-t-il en haussant les sourcils.
– Assez loin, répondit-elle avec un sourire dur.
Mais, dans le même temps, son estomac se nouait à ce
souvenir.
– Avec une famille comme la vôtre, j’ai du mal à croire que
cela ait suffi à vous faire renvoyer…
Elle prit un petit pain et commença à le beurrer d’un air
détaché.
– En effet, approuva-t-elle. Si mon père avait voulu protester,
il aurait sans doute eu gain de cause. Mais il n’en a rien fait. Il
voulait me donner une leçon, alors il m’a fait revenir à la maison.
Elle brisa le petit pain et en porta un morceau à ses lèvres.
Pourquoi avait-elle l’impression d’en avoir trop dit?
– Je vois, dit-il. Et avez-vous retenu la leçon?
Après quelques instants d’hésitation, elle répondit :
– A votre avis ?
Pour toute réponse, Demos se contenta de sourire.
Ils restèrent tous deux silencieux quelques instants, jusqu’à ce
que le serveur vînt prendre leur commande. Demos commanda
de la brème, et Althea choisit la tsipoura.
– Ici, elle est toujours fraîche, dit Demos en tendant les menus
au serveur.
Althea afficha de nouveau un sourire. Ou du moins, essaya-t-
elle. Pourquoi se sentait-elle aussi tendue ? Demos Atrikes avait
réussi à percer ses défenses. Elle se sentait exposée. A vif.
Réelle. Et cela ne lui plaisait pas du tout.
Le serveur revint avec le vin et, après l’avoir goûté, Demos
remplit leurs deux verres.
– Alors, dit-il quand ils eurent bu une première gorgée, votre
père vous a renvoyée à la maison. Et depuis, vous êtes restée à
Athènes ?
– Non, répondit Althea en reposant son verre.
– Qu’avez-vous fait ensuite?
– Je me suis fait embaucher sur un navire scientifique – nous
sommes partis du Pirée, justement. Je faisais la cuisine et le
ménage pour l’équipe de chercheurs.
– Vraiment? demanda Demos, visiblement surpris.
Comment la jeune femme aurait-elle pu l’en blâmer? Elle
parlait rarement de cette expérience. La plupart de ses amis n’en
savaient même rien.
– Cela vous a plu ? reprit-il après quelques instants.
Althea passa le bout du doigt sur le bord fin de son verre.
C'était une question très simple, à laquelle il attendait une réponse
simple. Eh bien, elle allait lui en donner une.
– Oui, mais je ne souhaitais pas vraiment frotter des ponts
jusqu’à la fin de mes jours. Alors, au bout de deux ans, je les ai
quittés et je suis revenue à la maison.
– N’avez-vous jamais songé à reprendre vos études ?
Elle releva le menton, n’ayant aucunement l’intention de livrer
la vérité à Demos.
– Non. Pour quoi faire ?
– Pour quoi faire, en effet? répliqua-t-il avec un sourire
légèrement condescendant.
Elle crispa les doigts sur sa serviette. A quoi bon tout lui dire,
se rappela-t-elle farouchement. Même s’il la surprenait et la
déconcertait par moments, il était comme les autres. Comme les
autres hommes, comme tous ceux qui l’avaient regardée avec
cette lueur de convoitise.
Dans ce cas, pourquoi persistait-elle à nourrir l’espoir
irréaliste, ridicule que Demos Atrikes fût différent?
– Et pendant les quatre années suivantes, vous avez vécu à la
maison, sortant danser et boire avec l’argent de papa... ?
Il n’y avait eu aucune condamnation dans sa voix, juste de
l’amusement.
– Plus ou moins, approuva-t-elle nonchalamment.
Demos se pencha en avant, les yeux brillants.
– Vous savez ce que je pense, Elpis ?
– Ne m’appelez pas…
– Je crois que vous vous ennuyez. Autant que moi.
– Vous croyez? fit-elle d’un air moqueur. Je vais vous avouer
une chose : je m’ennuie en ce moment même.
Il éclata de rire en rejetant la tête en arrière.
– Non, ce n’est pas vrai, dit-il avec une telle assurance qu’elle
frémit intérieurement.
Cependant, il avait raison. Elle ne s’ennuyait pas. Elle se
sentait intriguée, intimidée, et frustrée. Et Demos le savait.
A cet instant, le serveur s’approcha de leur table avec leurs
plats. Ensuite, Demos détourna adroitement la conversation en
parlant de choses banales. La nourriture était savoureuse et, peu
à peu, aidée par le vin délicieux, Althea se détendit, s’autorisant à
baisser la garde momentanément.
– Que diriez-vous d’aller faire un tour sur le port? demanda
Demos après avoir payé l’addition.
Althea approuva d’un signe de tête et ils parcoururent une rue
étroite qui débouchait sur Zéa, d’où partaient les ferries pour les
îles Argo-Saroniques. La ruelle pavée descendait vers l’eau
noire, où dansaient les reflets des guirlandes électriques
accrochées aux flancs d’une demi-douzaine de bateaux ventrus
amarrés là.
Demos l’entraîna le long du quai. En dessous d’eux, sur une
plage rocheuse, deux chiens errants fouillaient dans des restes de
poissons en jappant.
L'air salé était étonnamment frais et portait les voix des marins
des ferries jusqu’à eux.
– Mykonos ! Mykonos à 23 heures !
– Amorgos ! 22 heures ! Départ imminent !
On aurait dit les voix enchanteresses de sirènes, attirant les
passants vers des endroits exotiques où elle n'était jamais allée,
songea Althea. Cela lui rappela cette première liberté qu’elle
avait connue, sur le navire scientifique. L'immensité infinie de la
mer, la possibilité merveilleuse de devenir quelqu’un d’autre, de
nouveau, d’être elle-même.
Depuis cela, elle n’avait plus remis le pied sur un bateau.
Elle s’appuya au parapet et regarda les lumières.
– Aimez-vous être en mer ? demanda-t-elle. Sur un bateau, je
veux dire ?
– Oui, dit-il en venant s’accouder à côté d’elle.
– J’aimais cela, moi aussi.
– Vous pourriez recommencer, non ?
Elle y avait songé, bien sûr. Mais elle ne le ferait pas.
– Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas l’intention de passer le reste
de mes jours à faire la cuisine et le nettoyage, répondit-elle d’un
ton léger. Il doit y avoir autre chose dans la vie.
– Oui.
Althea sentit son regard attiré vers lui, vers la détermination de
sa voix, l’intensité sombre de ses yeux.
– Vous, je suppose? dit-elle en essayant d’adopter le ton de la
plaisanterie.
– Oui, moi, répondit-il en souriant. Je vous désire, Althea.
Il la regarda tranquillement, avec assurance.
– Plus, peut-être, que vous ne pouvez l’imaginer, ajouta-t-il.
– Je suppose que je devrais être flattée.
– Vous ne l’êtes pas ?
Elle secoua la tête.
– Des tas d’hommes me désirent, Demos, dit-elle sans
pouvoir retenir son mépris.
– Pour une nuit, peut-être, fit-il en la regardant droit dans les
yeux. Je vous désire pour plus que cela.
– Comment pouvez-vous le savoir ? répliqua-t-elle en écartant
ses cheveux de son visage avec impatience.
Elle souhaitait que cette conversation se termine. Que son
cœur s’arrête de battre avec un espoir affreux.
– Je le sais, c’est tout.
Il n’avait pas bougé, pourtant elle avait l’impression qu’il
s’était rapproché. Il était trop près. Elle ne laissait jamais
quiconque s’approcher si près, ni dire de telles choses, lui
procurer de telles sensations…
– Vous me voulez pour deux nuits ? Trois ? Je ne suis pas une
prostituée.
– Je ne parle pas de transaction commerciale, répliqua
durement Demos.
– Alors, une aventure rapide ? Quelle offre tentante…
– Je n'ai parlé de rien de tel, dit-il calmement. Et si je vous
disais que je désire plus que cela?
– Pardon ? fit-elle brusquement, surprise.
Il sourit de nouveau, lentement, et Althea ne put détourner son
regard de sa bouche. Et lorsqu’il tendit la main vers elle et l’attira
vers lui, elle ne résista pas.
– Je vous désire, répéta-t-il.
Puis il l’embrassa. Althea s’y était préparée, ou du moins elle
pensait s’y être préparée. Elle avait su ce qu’il allait faire. Ses
yeux se fermèrent, sa tête s’inclina en arrière et son cœur se glaça
quand ses lèvres frôlèrent les siennes avant de s’écarter.
– Regarde-moi.
Elle souleva les paupières et poussa un petit gémissement.
– Je veux que tu me regardes, reprit-il, d’une voix à la fois
irritée et impatiente. Ne ferme pas ton esprit en te contentant de
m’abandonner ton corps. Tu le fais peut-être avec d’autres
hommes, des types comme Angelos, mais tu ne le feras pas avec
moi.
Il lui demandait son âme. Althea secoua la tête instinctivement.
Demos prit alors son visage entre ses mains en un geste à la fois
doux et déterminé. Puis ses lèvres caressèrent les siennes, encore
et encore, avant de se refermer sur sa bouche.
C'était beaucoup plus qu’un simple baiser.
Au bout de quelques instants, elle trouva la force de s’écarter.
– Tu es très exigeant, n’est-ce pas ? murmura-t-elle d’une
voix tremblante.
– Ce n’était qu’un baiser, répondit Demos en souriant.
– Non.
– Je suis heureux que tu te rendes compte de ce qui se passe
entre nous. Nous partageons quelque chose d’unique, Althea.
– Nous nous connaissons à peine.
– Peu importe.
– Si, c’est important. Je t’intéresse peut-être, Demos, dit-elle
en reculant d’un pas, parce que je suis différente des starlettes
que tu mets normalement dans ton lit. Mais ne compte pas sur
moi pour te procurer de la nouveauté.
– Tu en es sûre? murmura-t-il en tendant de nouveau les bras
vers elle en un geste presque paresseux.
– Oui…
Il s’était avancé et avait posé les mains sur le parapet de
chaque côté d’elle. Son corps était chaud et ferme contre le sien,
exigeant. Ses lèvres n’étaient plus séparées des siennes que d’un
souffle.
– J’habite juste un peu plus bas…
– Parfait. Tu vas pouvoir rentrer chez toi et moi je vais
prendre un taxi.
– Qu’essaies-tu de me prouver ? demanda-t-il en se mettant à
rire. Je continuerai à te respecter…
– Comme c’est touchant.... !
A présent, elle était acculée au parapet. Il lui prit le menton, de
sorte qu’elle se trouva forcée de soutenir son regard scrutateur.
Eh bien, elle ne faiblirait pas. Elle lui résisterait.
– Tu n’as pas besoin de jouer à ces petits jeux avec moi dit-il
avec une légère impatience. Ça marche peut-être avec les autres,
Althea, mais je te l’ai dit, pas avec moi.
Sa voix devint plus dure.
– Je te désire. Tu me désires. C'est simple.
Sa superbe logique masculine la fit éclater d’un rire amer.
– Simple, Demos? répéta-t-elle en se dégageant. Ou veux-tu
plutôt dire facile ?
– Les deux, répondit-il calmement.
Elle tressaillit. Non, il n’était pas différent et il ne pensait
certainement pas qu’elle l’était.
Quelle farce. Quel mensonge.
– Eh bien, je suis désolée de te décevoir, dit-elle tout aussi
calmement et avec un sourire dur. Mais je ne sauterai pas dans
ton lit juste parce que tu m’as invitée à dîner.
– C'est ce que tu dis à des hommes comme Angelos ? Ce
n’est pas l’impression que j’ai eue l’autre soir.
– Tu n’es pas Angelos.
– Non, en effet, approuva-t-il d’une voix affreusement polie.
Et plus vite tu te rendras compte que je ne suis pas prêt à subir
tes caprices comme lui, mieux cela vaudra pour nous.
Il se rapprocha de nouveau d'elle. Elle pouvait sentir les
vagues puissantes de la colère qui le soulevait et en fut effrayée.
– Si je ne te connaissais pas mieux, murmura Demos, je
croirais presque que tu as peur.
– Non, je suis furieuse, répliqua-t-elle.
Elle réussit même à soutenir son regard perspicace, qui ne
savait rien et qui pourtant semblait en deviner trop.
Demos continua à l’observer durant un long moment puis elle
vit une certaine distance réapparaître dans ses yeux.
– Je te ramène chez toi, dit-il.
Il avait parlé d’une voix neutre et elle comprit qu’elle avait
réussi. Elle l’avait repoussé, comme elle en avait eu l’intention.
Alors pourquoi se sentait-elle déçue ? Blessée?
Parce que c’était son quotidien, c’était toujours ce qu’elle
ressentait, songea-t-elle.
– Parfait, je n’aurai pas besoin de chercher un taxi.
Ils marchèrent en silence le long du quai. Quelque part dans le
port, une cloche sonna et l’un des ferries s’éloigna vers la mer.
Une fois qu’ils furent arrivés près de la voiture, Demos lui
ouvrit la portière sans dire un mot et, durant le trajet, ils
n’échangèrent aucune parole. Concentré sur sa conduite, Demos
circulait habilement dans les rues principales d’Athènes. Elle en
profita pour l’observer à la dérobée et nota la tension de sa
mâchoire.
Quand il s’arrêta soudain au bord du trottoir, elle se rendit
compte qu’ils étaient arrivés devant la maison de son père. Elle
posa la main sur la poignée.
– Ce n’est pas fini, dit-il tranquillement. Tu penses que
j’abandonne aussi facilement? J’ai plus d’espoir que cela.
– Quel défi…, murmura-t-elle avant de sortir du véhicule.
Puis elle grimpa rapidement les marches et entra dans la
maison avant qu’il ait eu le temps de sortir de sa voiture.
La porte se referma derrière elle et, après un long moment,
elle entendit la voiture s’éloigner.
– Ainsi, tu es encore sortie avec Dieu sait quel…
Debout dans l’embrasure de la porte du salon, son père la
fixait d’un air furieux.
– Avec un être humain, l’interrompit Althea. Il s’appelle
Demos Atrikes, il est architecte naval.
– Un play-boy.
– Peut-être, fit-elle en passant devant lui.
– Cela ne peut pas continuer ainsi, Althea.
La main sur la rampe de l’escalier, elle s’arrêta.
– Je suis sortie dîner, père, et je suis rentrée avant minuit. Tu
ne peux quand même pas considérer cela comme une conduite
dépravée?
– Non, mais ceci, oui, répliqua-t-il en sortant de la poche de
sa robe de chambre une page de journal pliée, qu’il lui jeta à la
figure.
Althea la prit avec répugnance. Les journaux pouvaient bien
raconter ce qu’ils voulaient, elle en avait l’habitude, même s’ils
avaient encore le pouvoir de lui faire mal. Elle contempla un
instant les grands titres, comprenant lentement leur signification.
« LA PETITE PRINCESSE À SON PAPA
S'ÉCLATE VRAIMENT... »
C'était le titre d’une interview accordé par l’un de ses amants
présumés. Elle comprit aussitôt qui avait manigancé tout cela.
Angelos. Elle regarda la photo, prise le soir où elle avait
rencontré Demos, trois jours plus tôt. On la voyait danser avec
Angelos, au moment où il l’avait serrée contre lui…
Elle rendit brusquement la feuille de journal à son père.
Quelqu’un avait dû prendre cette photo avec son mobile et la
vendre aux journaux. Mais, de toute façon, elle s’en moquait.
– Eh bien ? demanda Spiros.
– Eh bien quoi ?
– C'est tout ce que tu as à dire ? Ton nom, ton image de
nouveau dans les journaux. La honte qui m’éclabousse, qui
t’éclabousse toi aussi…
Sa voix s’étrangla dans sa gorge et, stupéfaite, elle vit qu’il
avait les larmes aux yeux.
– Althea, tu ne peux pas être heureuse ainsi.
L'estomac affreusement noué, elle secoua la tête.
– Depuis quand te préoccupes-tu de mon bonheur?
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il, l’air confus et frustré. Je ne
me préoccupe que de cela! Crois-tu que cela me plaise de voir
ma fille se donner en spectacle ? Ce n’est pas toi, Althea…
– Si, l’interrompit-elle brutalement. C'est moi.
– Je ne te laisserai pas te détruire, ni la réputation de la famille.
Cela dure depuis quatre ans, mais cette fois, c’est terminé.
Une crainte affreuse envahit la jeune femme. Son père semblait
bien plus déterminé et sérieux qu’il ne l’avait été auparavant.
– Que proposes-tu, père ? demanda-t-elle en crispant les
doigts sur la rampe. Comment comptes-tu m’arrêter?
– Cela va cesser, Althea, fit-il en la toisant d’un regard
d’acier. Pour ton bien autant que pour le mien.

La sonnerie insistante de son mobile tira Demos de sa rêverie.


Au lieu de se concentrer sur son travail, il pensait à Althea. Au
goût de ses lèvres, à la façon dont elle réagirait sous ses
caresses… Il ne pouvait la chasser de son esprit et cela l’irritait.
Pourquoi ne voulait-elle pas qu’il sache qui elle était vraiment ? Il
avait eu le temps de voir le titre du livre qu’elle avait glissé dans
son sac à la bibliothèque, il s’agissait d’un gros ouvrage de
biologie. Pourquoi s’intéressait-elle à un tel sujet?
Que cachait-elle et pourquoi?
– Oui ? dit-il après avoir ouvert son mobile.
– Bonjour, Demos, c’est Edward.
Il y avait de l’inquiétude dans sa voix.
– Que se passe-t-il ?
– Un ami vient de me faire part d’une rumeur concernant la
jeune femme sur laquelle tu m’as posé des questions.
Demos se redressa brusquement sur son siège.
– Althea ?
– Oui. Son père a arrangé son mariage.
– Arrangé son mariage ? Et qu’en pense-t-elle ?
– Elle n’est pas encore au courant. Mais cela ne saurait tarder.
– Je pense qu’elle aura son mot à dire, répliqua Demos en
s’appuyant de nouveau au dossier de son fauteuil. Elle n’est pas
du genre à se marier.
– Peut-être pas, mais je sais que cette fois, Spiros a vraiment
l’intention de la marier. Si elle refuse, il envisage de lui couper les
vivres.
– Il se croit encore au Moyen Age !
– Non, en Grèce. La Grèce qu'il connaît, en tout cas. Même si
elle est un peu rétrograde, elle existe néanmoins.
– Althea ne se mariera pas contre son gré.
– Cette jeune femme compte tant pour toi ?
Demos ignora la remarque provocatrice de son ami.
– Qui est l’heureux élu ?
– Angelos Fotopoulos.
– Comment ? s’exclama Demos en frappant son bureau du
poing. Cette mauviette ? J’aurais pensé que Paranoussis aurait au
moins choisi quelqu’un de respectable…
– Il vient d’un milieu fortuné. D’une bonne famille.
Demos secoua lentement la tête en silence. Même si Althea
avait couché avec ce type, elle ne l’épouserait pas.
Il ne la laisserait pas faire.
– Demos ?
– Merci de m’avoir prévenu, Edward. A bientôt.
Puis il coupa la communication.
Il resta longtemps assis à son bureau, perdu dans ses
réflexions, tandis que le soleil baissait lentement à l’horizon,
dardant ses rayons dorés sur les eaux calmes du port.
Quatre yachts créés par lui se balançaient doucement dans le
sillage d’un canot à moteur. Ils symbolisaient sa réussite et sa
position sociale. Pourtant à cet instant, il se sentait très petit et il
ne savait même pas pourquoi.
Il en avait assez de la vie qu’il menait. Il était las de la façon
vide dont il se divertissait. Jusque-là, il n'avait jamais désiré se lier
à une femme, créer une famille, une existence différente. Il ne
voulait pas de responsabilités invalidantes, de demandes sans fin,
de vains regrets.
Car il en avait fini avec tout cela depuis le jour où, huit ans plus
tôt, Stavros Leikos était apparu dans la vie de sa mère, reprenant
le rôle que remplissait Demos depuis l’âge de douze ans.
Mais à présent il se trouvait devant un choix. Il pouvait
continuer à vivre avec la même insouciance et la même
indifférence endurcie, ou il pouvait retourner aux responsabilités,
aux regrets, et y faire face une fois de plus.
Comme en écho à ses pensées, le ciel se teinta de violet et le
soleil glissa au-dessous de l’horizon, disparaissant en un instant,
pour ne laisser derrière lui que des traînées rose vif. Puis celles-ci
aussi s’effacèrent, virant au bleu indigo, avant que tout sombre
dans l’obscurité.
4.
Alors qu’elle s’apprêtait à ôter sa veste, Althea suspendit son
geste en entendant la voix stridente de son père en provenance
du salon. Son cœur sombra dans sa poitrine. Deux jours plus tôt,
il lui avait dit que son comportement devait cesser. Allait-il mettre
sa menace à exécution ?
Après s’être dirigée à pas lents vers le salon, elle poussa
doucement la porte. Debout au milieu de la pièce, Spiros parlait
à un homme, éclairé par la lumière venant de la fenêtre comme
par un projecteur. Il était grand, imposant. Et, même s’il lui
tournait le dos, elle l’avait déjà reconnu.
– Althea, fit Spiros en l’apercevant et en s’efforçant d’avoir
l’air satisfait. Je crois que tu connais Demos Atrikes ?
Demos se retourna en lui adressant un léger sourire.
– Oui, répondit-elle après un instant. Mais je ne savais pas
que tu faisais des affaires avec lui.
– Si, d’une certaine façon.
Il allait lui annoncer quelque chose et Althea pressentait que
cela ne serait pas bon pour elle. Elle alla s’asseoir sur le sofa
avant de replier les jambes sous elle.
– En fait, Althea, reprit son père, il s’agit de… de toi.
Elle reposa vivement les pieds sur le plancher.
– Que veux-tu dire par là ?
– Demos est venu me demander ta main et…
– Pardon ? l’interrompit-elle en regardant Demos.
– … et tu serais sage d’accepter, finit Spiros.
Elle se figea. Les mots semblaient résonner en un écho
inexorable dans la pièce tandis que son esprit bouillonnait.
– Vraiment? dit-elle en se levant. Mais tu sais bien, père, que
je n’ai jamais été sage.
Voyant que Demos réprimait manifestement son envie de rire,
elle se sentit irritée au plus haut point.
– Althea, je t’avais prévenue, commença Spiros.
– Tu as dit que tu me traiterais comme une enfant,
l’interrompit-elle. Les enfants se marient-ils ?
– Certaines décisions doivent être prises pour toi.
– Pas celle-ci.
– Tu te marieras, répliqua Spiros d’une voix froide et
implacable. Sinon, je…
– Que feras-tu ?
La rage la parcourait comme l’éclair, brûlante, électrique.
– Que n’as-tu déjà fait ? reprit-elle. Me tenir en laisse?
– Ça suffit ! gronda Spiros avec colère.
Ainsi, une fois de plus, il l’avait trahie, songea-t-elle.
Il essayait d’arranger son mariage. Son mariage. Sa vie. Et
comment? Avec des menaces? Elle inspira profondément et
sentit une force nouvelle se glisser dans ses veines. Elle
résisterait. Elle ne pouvait pas se marier, même pas avec Demos,
qui la contemplait comme s’il la comprenait, comme s’il avait de
l’affection pour elle.
Non. Il la désirait, un point c’est tout.
– Tu te marieras parce que tu es ma fille et que je te
l’ordonne. Et si tu refuses…
– Tu me jetteras dehors, c'est ça ?
Spiros parut pris de court par le choix de ses mots et Althea
comprit qu’elle n’aurait pas dû le pousser à bout.
– Oui.
Où irait-elle ? Que ferait-elle ? Toutes sortes de scénarios se
bousculèrent dans son esprit. Elle n’avait personne vers qui se
tourner. Personne en qui avoir confiance.
– Très bien. Dois-je faire mes bagages tout de suite?
Un mélange de surprise et de gêne passa dans le regard de
Spiros. A quoi s’était-il attendu ? se demanda-t-elle. Avait-il cru
qu’elle allait se plier à sa volonté comme autrefois, lorsqu’elle
n’était qu’une petite fille docile ?
– Ne sous-estime pas mon pouvoir, Althea.
– Comment le pourrais-je ? Puisque tu sembles te prendre
pour Dieu.
– Je ne suis pas Dieu mais ton père ! s’exclama-t-il en levant
un poing tremblant. Et je prie Dieu chaque jour pour que tu sois
une jeune femme raisonnable. Si tu m’y obliges, je…
Sa voix se brisa et il secoua la tête.
En proie à un chaos intérieur affreux, elle resta immobile et
silencieuse.
– Spiros, commença Demos d’une voix calme et ferme.
Laissez-moi parler à Althea. En tête à tête.
– Je ne…, commença-t-elle.
– S'il te plaît, l’interrompit-il.
Ce n’était pas une prière, mais un ordre.
– Comme vous voudrez, dit Spiros en pinçant les lèvres. Vous
parviendrez peut-être à lui faire entendre raison.
Puis il sortit de la pièce avant de claquer la porte.
L'accalmie après un orage, songea-t-elle. Ou peut-être le
contraire…
Elle redressa le menton et rejeta ses cheveux en arrière.
– Etait-ce ce que tu avais en tête quand tu as dit que tu voulais
« plus que cela » ? demanda-t-elle.
Demos esquissa un sourire, tout en la contemplant d’un air
inquisiteur qui lui déplut fortement.
– Je ne t’épouserai pas, reprit-elle enfin.
– Tu n’as peut-être pas le choix.
– Nous ne sommes plus au Moyen Age.
– Je pensais la même chose, mais quelqu’un m’a fait
remarquer que ton père était un homme très conservateur.
– Et toi, qu’est-ce que tu es ? lui lança-t-elle.
Elle se sentait blessée et la peur la transperçait de toutes parts.
– Pourquoi es-tu venu ici ? continua-t-elle. Pour demander ma
main ? Crois-tu que…
– Non. Pas exactement, corrigea-t-il. Je suis venu parce que
j’ai appris que tu étais fiancée.
– Pardon ? fit-elle en ouvrant de grands yeux.
– Tu veux savoir de qui il s’agit ? Ou plutôt de qui il
s’agissait ?
– Je n’ai jamais été fiancée. Si c’est mon père qui t’a dit cela,
il t’a menti.
Le regard froid et dur de Demos était rivé au sien.
– Tu crois ? Ou est-ce plutôt à toi qu’il a menti ?
Elle se rendit compte avec horreur qu’il pouvait avoir raison.
Son père l’avait menacée de mettre un terme à son
comportement, mais elle ne s’était pas imaginé qu’il prendrait la
décision de la marier. Sans même lui en parler.
– Tout cela est absurde, dit-elle.
– Oui, en effet.
– Ainsi, mon père a arrangé mon mariage, reprit-elle avec
détachement. Et tu es venu t’offrir comme prétendant.
– Oui.
– Pourquoi ? Tu m’as dit toi-même que tu n’avais pas
l’intention de te marier.
– Les circonstances ont changé, répondit-il simplement.
Elle se dirigea vers la fenêtre. Le soleil s’était couché à
présent, disparaissant derrière les toits.
– Je ne comprends pas, murmura-t-elle.
Il la rejoignit et lui posa doucement la main sur l’épaule. Elle
sursauta mais il ne retira pas sa main.
– Tu n’es pas obligée d’obéir à ton père, dit-il.
Elle se tourna vivement vers lui.
– Bien sûr que non. Et je ne lui obéirai pas.
– Cependant, il pourrait te rendre la vie très difficile. Et je n’ai
pas l’impression que tu sois habituée au manque de confort.
Elle n’avait pas d’argent, pas de moyens. Elle n’avait même
pas d’amis qui l’hébergeraient. Iolanthe vivait chez ses parents et
ceux-ci n’ouvriraient certainement pas leur porte à une fille
déshonorée. Comment en était-elle arrivée là ?
Perdue dans ses pensées, elle se détourna de Demos.
– Qui voulait-il me faire épouser ?
– Angelos Fotopoulos.
– Angelos ? répéta-t-elle. Ce…
– Oui. Mais qu’allais-tu dire ? Que c’est un raseur ? Un
salaud ? Une pauvre victime de la mode?
Althea sentit un éclat de rire inattendu monter en elle.
– Les trois.
– Bien sûr, si tu préfères ce genre de…
– Je ne préfère personne, l’interrompit-elle brutalement. Je ne
veux pas me marier !
Il se contenta de hausser les épaules.
– Pourquoi? Pourquoi me désires-tu autant? reprit-elle,
partagée entre l’envie de rire et de pleurer.
– Parce que tu es intéressante, belle, et…
– Belle ? le coupa-t-elle avec dédain.
– Ne me dis pas que tu ne le sais pas !
Oui, elle le savait. On le lui répétait depuis sa plus tendre
enfance. Quels cheveux magnifiques ! Quels beaux yeux ! Elle
avait d’abord refusé d’être belle, comme si la beauté n’existait
pas. Comme si elle-même n’existait pas.
– Qu’y a-t-il de mal à être belle ? reprit-il.
– Rien, évidemment, fit-elle avec un sourire forcé.
Elle recula d’un pas. Il était trop près. Trop curieux.
– Tu as dit que tu voulais m’épouser par pitié, pour que je ne
sois pas obligée d’épouser Angelos. Tu veux me sauver… Mais
moi je ne veux pas l’être !
– Parfait, dit-il froidement, parce que je n’ai pas l’intention de
te sauver.
– Alors, pourquoi…
– Je te l’ai dit, l’interrompit-il. J’ai mes raisons. Tu es
intéressante, belle et, franchement, je crois que tu ferais une
excellente épouse.
– Eh bien moi, je ne crois pas que tu ferais un bon mari ! Il
sourit, étirant sa bouche sensuelle.
– A vrai dire, murmura-t-il, je crois que je ferais un très bon
mari.
Elle sentit sa gorge devenir horriblement sèche.
– Tu es tellement arrogant, dit-elle d’une voix crispée.
– Peut-être…, répliqua-t-il en s’avançant vers elle.
Instinctivement, elle recula encore.
– Pourquoi me fuis-tu ? demanda-t-il en faisant un pas
supplémentaire. As-tu peur de moi, Althea ?
Il avait prononcé son prénom avec une tendresse qui la
touchait malgré elle.
– Ne me prends pas pour une gamine.
– Alors, dis-moi la vérité.
Il était si près qu’elle se sentait acculée. Son cœur battait si
fort contre ses côtes que c’en était douloureux.
– Nous ne nous connaissons même pas, Demos, dit-elle d’un
ton raisonnable. Nous nous sommes rencontrés deux fois, ce
n’est pas vraiment une base pour un mariage.
– Exact, mais puisque des circonstances indé…
– Non, c’est faux !
Elle se détourna brusquement et s’éloigna de lui.
– Mon père ne peut pas me forcer à t’épouser. Oh, je sais
qu’il peut me couper les vivres et me jeter dehors. Mais il ne peut
pas me forcer…
– Et veux-tu te retrouver à la rue, sans rien ?
– S'il n'y a pas d'autre choix…
– Il y en a un, fit-il en se rapprochant de nouveau d’elle. Moi.
– Toi ! s’exclama-t-elle avec mépris.
– Oui, moi. Je te désire et je crois que tu me désires aussi, dit-
il d’une voix douce et dangereuse à la fois.
S'arrêtant devant elle, il attendit, les yeux étincelants.
– Le désir ! s’écria-t-elle avec un rire bref. C'est ce que tu
proposes comme base pour le mariage ?
– De nombreux mariages sont fondés sur beaucoup moins que
cela.
Ce n’était pas assez. Ce n’était rien du tout.
– Non, dit-elle en secouant la tête.
– Bien sûr, reprit Demos. Il y a d’autres considérations en jeu.
T’épouser m’apporterait des avantages.
– En quoi ? En quoi m’épouser t’apporterait-il des
avantages ? Je ne vois pas.
– Vraiment pas ? Je veux une belle épouse qui ait des relations
intéressantes sur le plan social.
– Je connais des tas de femmes qui rempliraient ces fonctions
à merveille. Tu n’as pas besoin de moi.
– Mais toi, hélas, tu as besoin de moi, fit-il en souriant.
En dépit de la rage et de la peur qui vibraient en elle, elle
haussa les sourcils avec dédain.
– Tu crois cela?
– En outre, reprit-il, il y a très peu de femmes qui puissent
correspondre à cette description et qui possèdent les autres
qualités que je désire trouver chez ma future épouse.
– Comme... ?
Elle se rendit compte que, poussée par la curiosité, elle venait
de se trahir.
– Je veux qu’elle me fasse rire. Qu’elle m’intrigue. Et, bien sûr,
comme je l’ai déjà dit, il faut que je la désire.
– Tout cela est ridicule, dit-elle en se détournant.
– Oui, nous sommes d’accord là-dessus. Mais les faits
demeurent. Tu as besoin d’un mari. J’ai besoin d’une femme. Et
il y a aussi les avantages que tu pourrais en retirer.
– Je ne vois vraiment pas lesquels !
– Moi j’en vois quelques-uns. Déjà, il y a ma fortune. Tu es
habituée à un certain train de vie, n’est-ce pas ?
– Cela ne fait que confirmer que tu ne me connais pas,
Demos.
– Et, reprit-il sans tenir compte de ses paroles, découvrir les
joies de la vie te ferait du bien. Jusqu’à présent, tu…
Comment savait-il ? Comment lisait-il aussi facilement en elle ?
se demanda-t-elle, horrifiée.
– Tu ne sais…
– Tu ne veux pas que je sache, c’est cela ? Mais non
seulement je peux t’offrir le confort et la sécurité, mais quelque
chose de plus. Une opportunité.
– Quel genre d'opportunité peux-tu m'offrir? demanda-t-elle
en retenant son souffle.
– Un travail ? Des études ? Voyager ? répondit-il en haussant
les épaules.
Ces paroles avaient quelque chose de magique et elle ne put
s’empêcher de sentir un fol espoir germer en elle.
– Bien sûr, je voudrais que tu sois avec moi la plupart du
temps. Mais je suis un homme ouvert. Je ne suis pas ton père. Je
ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas faire quelque chose pour
toi, terminer tes études, trouver un travail – tout ce qui pourrait te
tenter.
En proie à un mélange confus d’émotions, elle le regarda avec
incrédulité.
– Il semble, reprit-il d’un ton léger, que tu n’aies pas eu de
telles opportunités en vivant avec ton père.
Elle n’allait pas céder si facilement. Elle ne lui en révélerait
certainement pas autant qu’il le désirait.
– De quoi parles-tu ? Mon père est suffisamment riche pour
me faire faire le tour du monde…
– En effet, l’interrompit-il tranquillement. Mais le fait-il? Tu
n’as même pas terminé le lycée…
– J’ai été renvoyée!
– Seulement parce que ton père a voulu que tu restes à la
maison et qu’il a refusé de t’inscrire ailleurs.
– Je n’ai jamais dit ça.
– Je l’ai découvert.
– Tu n’aurais pas dû !
Elle se sentait exposée. Vulnérable. Et elle détestait cette
sensation.
– Regarde la réalité en face, Althea. Nous sommes en Grèce.
Tu es une femme, célibataire… seule, sans un sou…
– J'ai des amis.
– Des amis comme Angelos ? répliqua-t-il avec un sourire
sardonique.
La pièce était plongée dans la pénombre à présent. Elle alla
allumer une lampe, l’esprit rempli de possibilités à la fois
fantastiques et terrifiantes.
Elle n’aimait pas la vie qu’elle menait. Parfois – souvent même
–, elle la haïssait. Mais cette vie était sécurisante.
Sauf que soudain, son père menaçait de lui prendre même
cela, de la laisser sans rien. Et voilà que Demos apparaissait, lui
offrant tout… en échange de quoi? De son corps.
Elle lui fit face et le regarda dans les yeux.
– Tu veux une femme, c'est ça ? Dans tous les sens du terme!
– A quoi bon, sinon ? murmura-t-il. J’ai l’intention d’être fidèle
et je ne suis pas un moine. Et j’attends la même chose de toi.
– Côté moine ? fit-elle d’un ton railleur.
Il lui prit le menton et lui adressa un regard sarcastique.
– Côté fidélité.
Elle sourit et resta silencieuse. Il croyait qu’elle allait l’épouser
et qu’ensuite elle comptait avoir des aventures extraconjugales.
Les deux étaient absurdes, impossibles.
Après lui avoir lâché le menton, il fit glisser ses doigts sur sa
joue, la faisant frissonner sous sa caresse.
– N’attends-tu pas la même chose du mariage ? Tu ne peux
pas nier que nous nous désirons, Althea.
Le désir. Oui, elle avait ressenti du désir. Un désir terrible,
horrible. Ce n’était que faiblesse, honte, souffrance. Erreur.
Les doigts de Demos se refermèrent sur les siens, doucement,
mais avec une fermeté implacable.
– Cela serait l’un des aspects les plus agréables de notre
union, tu ne crois pas ? demanda-t-il en frôlant ses lèvres du bout
du doigt.
– Sans aucun doute, répliqua-t-elle en repoussant sa main.
Mais si tu me veux dans ton lit, Demos, tu n’as pas besoin de
m’épouser.
Une ombre traversa son visage.
– Je pensais, dit-il d’une voix plus froide, que ce mariage nous
convenait à tous les deux.
– Mon père pourrait se raviser.
– Peut-être. Mais je n’ai pas eu cette impression quand j'ai
parlé avec lui. Tu es allée trop loin.
– Tu as vu les journaux, c’est ça ? Il y a eu pire, je t’assure.
– Je veux bien te croire, mais il semble que, cette fois, Angelos
ait fourni plus de détails que d’habitude.
– Je m’en fiche.
– Apparemment, ce n’est pas le cas de ton père.
– Tu compatis à son sort?
– Non. Mais je comprends qu’il veuille que tu te maries.
Althea secoua la tête. Elle ne se marierait pas. Elle ne se
soumettrait pas au contrôle et au corps d’un homme.
– Je te répète que je ne suis pas le genre de femme qui se
marie, Demos, répliqua-t-elle d’un ton léger. Si tu veux une…
– C'est toi que je veux.
– L'amour ne fait pas partie de cette équation, n’est-ce pas ?
fit-elle, agacée par sa suprême arrogance. Tu n’y crois pas, je
suppose?
– Oh si, j'y crois. Mais il y a déjà trop de gens qui m’aiment.
Je n’en ai pas besoin d’autres.
Il soutint son regard et Althea y vit un avertissement muet.
– Je crois que nous connaissons tous deux assez la vie pour ne
pas rechercher l’amour, Althea. Maintenant, cesse de jouer avec
moi. Je te le répète, ça ne m’intéresse pas.
Un sourire sensuel étira de nouveau sa bouche.
– Tu veux m’épouser. Mais tu ne veux pas le reconnaître.
Elle sentit la rage bouillonner en elle.
– Ne me dis jamais ce que je ressens, dit-elle d’une voix
tremblante de fureur.
– Très bien. J’attendrai que tu me le dises toi-même.
– Et je ne prends jamais de décision aussi rapidement. Je ne te
donnerai pas de réponse maintenant. J’ai besoin de temps.
Même mon père m’en accordera un peu.
Demos lui posa alors les mains sur les épaules avant de
l’attirer fermement vers lui, et elle se figea. Les yeux clos, le
corps rigide de tension, elle attendit. Lorsqu’il lui frôla les lèvres,
elle s’apprêta à subir l’invasion de sa bouche, mais il recula.
Le souffle court, elle se sentit en proie à un mélange de
soulagement et de désir confus. De déception.
– Tu as peut-être besoin de temps pour réfléchir, mais je
viendrai te chercher demain pour t’emmener dîner.
– Pourquoi ? dit-elle d’un ton ironique, même si son cœur
battait à tout rompre. Tu comptes me faire la cour?
– Il a beau s’agir d’un mariage de convenance, c’est
néanmoins un mariage.
– Tu me connais vraiment mal !
– J’ai bien l’intention d’apprendre à te connaître.
Puis il se détourna et quitta la pièce. La porte se referma sur
lui, elle était seule, les sens et les nerfs à fleur de peau.
La porte se rouvrit et son père apparut, l’air déterminé.
– Eh bien? demanda-t-il.
– Je n’épouserai personne aujourd’hui, père, dit-elle
brièvement. Je pense que tu peux me laisser au moins un peu de
temps pour décider du reste de ma vie.
– Une semaine, déclara Spiros. Sinon, tu vas te refourrer dans
de nouveaux ennuis.
– Que crains-tu, exactement ? lui lança-t-elle. Que tes affaires
périclitent ? Que la société t’évite ? Penses-tu vraiment que j’aie
autant de pouvoir?
Elle éclata d’un rire bref et dur.
– Je n’ai aucun pouvoir, père. Tu t’en es assuré. Dis-moi, est-
ce toi qui es allé voir Angelos, ou est-ce lui qui est venu te
proposer un marché ?
– C'était un arrangement mutuel entre nos deux familles,
répondit-il d’un ton guindé, évitant de la regarder.
– Sans me demander mon avis ! répliqua-t-elle en éclatant de
nouveau de rire. Et dis-moi, pourquoi Angelos ? Il mène la même
vie que moi, non ?
– Il vient d’une bonne famille.
– C'est un porc.
Spiros resta silencieux quelques instants, l’air abattu, les
épaules affaissées. Il semblait vieux, songea Althea prise d’un
assaut de panique. Il semblait avoir bien plus que ses soixante-
cinq ans.
– Je croyais que tu appréciais sa compagnie, dit-il lentement.
Qu’ensemble, vous pourriez…
– Jamais. Je ne l’épouserai jamais.
– Alors, épouse Demos. Car tu te marieras, Althea. Je ne
reviendrai pas en arrière, même si cela te semble terriblement
cruel. Tu as besoin de stabilité…
– De stabilité ? Tu veux dire d’une muselière, l’interrompit-elle
violemment. Ainsi, tu comptes vraiment me couper les vivres si je
refuse de me marier ?
– Oui, répondit-il d’un ton résolu. Je veux que tu sois
heureuse. Que tu sois en sécurité.
– Pourtant, tu ne t’es jamais soucié de ma sécurité, père,
chuchota-t-elle en refoulant les larmes traîtresses qui se
pressaient sous ses paupières.
Elle ne pleurerait pas, se dit-elle fermement en passant devant
lui. Car elle ne pleurait jamais et elle n’allait certainement pas
commencer maintenant.

Affalé sur le sofa, Demos termina son verre d’ouzo. Dehors,


des milliers de lumières brillaient sur le port du Pirée et il entendit
au loin la cloche plaintive d’un navire.
Qu’avait-il fait ? se demanda-t-il en secouant la tête. Il ferma
les yeux. Il avait perdu l’esprit, entraîné par un moment de désir
et une vie de culpabilité.
Il la désirait, oui. Encore. Maintenant plus que jamais.
Mais l’épouser… Pourquoi ? Pour la sauver des machinations
de son père ? Pour la sauver de l’enfermement de sa vie, d’elle-
même ?
Ou pour se sauver lui ? Pour échapper à la vacuité et à
l’irrésolution de sa façon de vivre ; pour échapper aux regrets et
aux souvenirs.
Il reposa brutalement son verre sur la table basse. Puis,
quittant le sofa, il se dirigea vers la fenêtre.
Il s’était libéré du joug de sa famille, de l’amour, des
responsabilités. Il était libre. Alors pourquoi envisageait-il de
s’empêtrer de nouveau dans cette toile gluante?
Althea était différente, se dit-il. Elle était comme lui, elle ne
voulait pas de ce genre de vie. Avec elle, la vie serait excitante,
passionnée…
Se détournant de la fenêtre il vit la photo de Brianna dans son
cadre accroché au mur. Elle avait été prise alors qu’elle avait
douze ans. Sur le cliché sa sœur esquissait un sourire timide.
Brianna l’avait toujours considéré comme un père, attendant
de lui qu’il exauce ses moindres souhaits, qu’il lui procure le
bonheur. Et il avait échoué.
Il était parti. Il s’était éloigné d’elle parce qu’il lui avait semblé
que c’était la meilleure chose à faire.
Ou la chose la plus facile à faire ?
Il avait échoué une fois, allait-il de nouveau être incapable
d’exercer sur elle une influence stabilisante?
En épousant Althea, pourrait-il aider Brianna ? Pourrait-il
aider Althea ? Pourrait-il s’aider lui-même ?
Arrachant son regard de la photo, de ses souvenirs, il alla se
verser un autre verre d’ouzo.
5.
– Nous retournons au Pirée ? demanda Althea.
– Oui, répondit laconiquement Demos.
Depuis qu’il était passé la prendre ce soir-là, il était resté
préoccupé et distant. Regrettait-il sa proposition ? se demanda la
jeune femme.
La nuit précédente, elle avait à peine fermé l’œil. Elle était
demeurée immobile sur son lit, à regarder les rayons de la lune
jouer sur le plancher, voyant les ombres s’allonger puis
disparaître dans la lueur de l’aube naissante.
– Je n’aime pas les surprises, dit-elle.
– Vraiment? J’aurais cru le contraire.
– Cela montre de nouveau que tu me connais très mal.
– A vrai dire, je crois que la capacité d’être surpris est une
bonne base pour un mariage.
– Tu plaisantes, je suppose ? fit-elle d’un air incrédule.
– Non. Si nous nous surprenons l’un autre, nous ne nous
ennuierons jamais, dit-il en haussant les épaules.
– Je ne vais pas t’épouser pour te distraire.
– Ne déforme pas mes paroles, Althea.
– Je ne l’ai pas fait. Tu veux m’épouser pour que je te serve
de divertissement privé, lui lança-t-elle d’un ton accusateur.
Il resta silencieux mais elle sentit la colère sourdre de lui.
Comment avait-elle pu songer un seul instant que cela pourrait
fonctionner ? se demanda-t-elle en se tournant vers la vitre. La
nuit précédente, elle avait presque réussi à se convaincre que se
marier avec Demos pourrait représenter une porte de sortie pour
elle. Une opportunité, comme il l’avait dit. Quant à ce que cela
impliquerait… Elle avait supporté pire.
Mais maintenant, il lui rappelait que le mariage serait une
prison – dorée, peut-être, mais néanmoins une prison.
Il se gara et elle découvrit qu’ils se trouvaient dans un petit
port sophistiqué, où des yachts dansaient sur l’eau, côtoyant
quelques chalutiers. Microlimano.
Le quai était bordé de cafés aux terrasses bondées de clients.
Quand Demos vint lui ouvrir la portière, elle entendit des bruits
de porcelaine et de rires portés par la brise salée.
Il lui posa fermement la main sur le coude et l’entraîna, non
vers les cafés et les restaurants, mais vers la mer.
Il s’arrêta bientôt devant un yacht fin et racé.
– Où... ?
Elle s’interrompit aussitôt car elle venait de comprendre.
Demos se retourna vers elle avec impatience.
– Tu as dit que tu aimais la mer, dit-il froidement. Tu veux
venir ou pas ?
Même s’il avait parlé durement, Althea avait perçu une nuance
presque tendre dans sa voix et elle se rendit compte qu’il avait
arrangé cette soirée pour lui faire plaisir.
– C'est vrai que j’aime la mer, fit-elle après un instant.
Puis elle monta à bord. Demos dénoua les amarres et la
rejoignit sur le pont.
C'était un beau bateau, construit avec amour et bien entretenu.
Dans la cabine en acajou, deux sofas de cuir sombre se
faisaient face, et à côté des hautes fenêtres, elle vit une table,
intime et dressée pour deux.
– Nous allons quelque part ? demanda-t-elle.
Il lui sourit d’un air amusé.
– Que veux-tu ? Dîner d’abord ou la haute mer ?
Elle resta muette quelques instants, refusant de reconnaître
qu’elle était très touchée qu’il lui ait demandé sa préférence.
– La mer.
Il l’emmena à la passerelle et s’installa à la barre en lui faisant
signe de s’asseoir à côté de lui. Puis il mit le moteur en marche et
le bateau sembla vibrer d’impatience.
Il manœuvra avec adresse pour sortir le yacht de son
emplacement et ils quittèrent bientôt le port. Puis il accéléra et
l’eau s’étendit devant eux, immense et sombre, éclairée
seulement par les fanaux du yacht.
Envahie par une sensation enivrante, Althea réprima un rire de
joie. A côté d’elle, Demos était concentré sur la barre tandis
qu’un léger sourire détendait ses traits. Ses gestes étaient
contrôlés et gracieux. Il était très bel homme, songea la jeune
femme en retenant son souffle.
Ils demeurèrent tous deux silencieux pendant un certain temps,
avec pour seul bruit de fond le ronronnement du moteur et le
bruissement des vagues. Soudain, Demos ralentit.
– A présent, nous sommes en haute mer, dit-il. Si tu veux,
nous pouvons dîner.
Althea approuva d’un hochement de tête et se leva pour le
suivre vers la cabine principale. En leur absence, une salade avait
été déposée sur la table et du vin versé dans les verres.
– J’ai un cuisinier, murmura Demos en réponse à sa question
muette. A vrai dire, il sait tout faire et il fait tout.
– Tu ne sais pas cuisiner ? demanda Althea en s’asseyant sur
l’une des banquettes.
– Si, et j’aime ça, dit-il en souriant et en levant son verre. Au
futur… quoi qu’il nous réserve.
Elle hocha la tête et porta son verre à ses lèvres. « Quoi qu’il
nous réserve… » Il n’y avait eu aucune interrogation dans la voix
de Demos. Il savait ce que réservait le futur, il en était sûr. Il
voulait quelque chose et il l’obtiendrait.
Elle reposa son verre sur la table.
– Ce yacht est très beau.
– Je suis content qu’il te plaise, dit-il en lui servant de la
salade.
Elle regarda les morceaux de tomate charnus, les olives noires
brillantes et la feta. Tout avait l’air délicieux, mais son estomac
était affreusement noué et elle se sentait incapable d’avaler un
seul morceau.
– Je ne comprends pas pourquoi tu veux m’épouser, dit-elle
brutalement.
Son expression ne changea pas. Il prit une bouchée avec sa
fourchette et la porta à ses lèvres, avant de mâcher
tranquillement.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas, exactement. Que je
veuille me marier tout court, ou que je veuille me marier avec
toi ?
– Les deux.
Il haussa légèrement les épaules.
– Je te l’ai dit hier. J’ai besoin de me marier.
– Besoin? répéta-t-elle en plissant le front.
Il lui adressa un léger sourire, mais elle vit une ombre, qui
ressemblait à de la tristesse, voiler un instant son regard.
– Il y a d’autres pressions, Althea. Des responsabilités.
– Quel genre de responsabilités ?
– Vu ma position, répondit-il en haussant les épaules, j’ai
besoin de penser à l’avenir. Ce ne serait pas prudent de rester
célibataire jusqu’à la fin de mes jours.
– Et tu trouves prudent de te marier avec quelqu’un que tu
connais à peine ?
– Très juste. Mais de toutes les femmes que j'ai... connues...
c’est toi qui m’intrigues le plus.
– Mais je viens de dire que tu ne me…
– Oui, oui, tu l’as déjà dit et c’est vrai, je ne te connais pas
vraiment. Mais pour le moment je n’ai pas besoin de savoir quel
était ton livre de contes favori. Au fait, par simple curiosité,
qu’est-ce que c'était ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
– J’ai toujours aimé l’histoire de Thésée et du Minotaure,
répondit-elle, mais Alice au pays des merveilles me plaisait
beaucoup aussi.
– Tuasdesgoûts éclectiques. J’aurais pensé que le Minotaure
était un peu épouvantable pour une petite fille.
– J’aimais Ariane. Elle était très intelligente, non ? Si elle
n’avait pas donné de fil à Thésée en lui expliquant que faire, il
aurait été perdu dans le labyrinthe, et tous ses compagnons avec
lui.
– C'est vrai.
– Et, continua-t-elle en piquant une feuille de salade avec sa
fourchette, pour tout remerciement, il l’a abandonnée sur une île.
– Mais ensuite, il a eu ce qu’il méritait, tu ne crois pas ?
Quand il a oublié de changer la voile noire de son bateau pour la
blanche ? Son père était si désespéré qu’il s’est jeté du haut
d’une falaise.
– Ils méritaient tous deux leur sort. Si Thésée n’avait pas été si
pressé de fuir Ariane, il n’aurait pas oublié les voiles. Et si son
père avait attendu et écouté...
Elle s’interrompit brutalement, se sentant de nouveau exposée.
Comme si elle avait parlé d’autre chose que d’une simple
légende. Comme si elle avait parlé d’elle-même.
– Il ne se serait pas donné la mort ? finit Demos à sa place en
la scrutant avec une intensité terrible.
– En tout cas, il n’aurait pas tout gâché.
Le silence s’installa soudain entre eux, troublé par le seul bruit
des vagues clapotant sur le flanc du yacht.
– Tu ne m’as toujours pas répondu, reprit-elle.
A cet instant, un homme aux cheveux gris vint prendre leurs
assiettes vides. Demos le remercia en souriant et attendit qu’il
soit sorti pour parler.
– Je croyais l’avoir fait. J’ai décidé qu’il était temps de me
marier, et c’est toi que j’ai choisie pour femme.
– Ce n’est pas si simple.
– Non, bien sûr. Il y a toujours d’autres considérations.
D’autres personnes impliquées. Ton père, par exemple.
– Et toi ? Qui te force à te marier, Demos ?
– Personne, répondit-il brusquement.
Puis il sourit.
– J’aime quand tu prononces mon prénom.
Frustrée, elle se rappuya sur son dossier. Demos ne lui disait
pas tout, elle en était sûre, mais elle ne savait même pas sur quoi
le questionner. L'homme à tout faire revint, portant deux assiettes
de souvlaki, desquelles émanaient un délicieux parfum d’origan
et de menthe.
– Efkharisto, murmura-t-elle.
L'homme lui adressa un sourire rapide avant de disparaître de
nouveau.
– Comment es-tu passé de la pêche à l’architecture navale ?
demanda-t-elle.
– Je gagnais ma vie sur le port, dit-il d’un air détaché.
Mais il était sur ses gardes, et cela se voyait, songea-t-elle.
– Je portais des messages pour les capitaines et les
propriétaires des yachts, je me joignais aux pêcheurs sur les
chalutiers – tout était bon pour moi. Un homme d’affaires anglais,
Edward Jameson, m’a fait travailler sur son yacht pendant
quelques semaines et nous sommes devenus amis.
Il sourit à ce souvenir.
– Il m’a pris sous son aile et finalement il m’a soutenu durant
mes études.
– Il doit être bon.
– Il l'est.
Ils mangèrent en silence pendant quelques instants, bercés par
le clapotis de l’eau et le doux balancement du bateau.
Il y avait des questions qu’elle aurait dû lui poser, songea
Althea. Des sujets importants, élémentaires, dont il fallait qu’ils
discutent si elle envisageait sérieusement d’épouser cet homme.
Où vivraient-ils ? Que ferait-elle ? Désirait-il avoir des enfants ?
– A quoi penses-tu ? demanda Demos en lui reversant du vin
avant de remplir son propre verre.
– Au fait que cette proposition est vraiment insensée.
– Oui, elle l’est, tu as raison, répliqua-t-il avec une lueur
d’humour au fond des yeux.
Et soudain, Althea se mit à rire. Venu du plus profond d’elle-
même, le rire semblait jaillir d’un endroit qu’elle avait oublié.
Demos sourit et elle continua à rire. Elle ne pouvait plus s’arrêter.
Elle couvrit son visage de ses mains et entendit Demos se mettre
à rire à son tour.
C'était si bon de rire. Depuis combien de temps n’avait-elle
pas ri ainsi ? Peut-être depuis l’enfance.
Soudain, elle sentit les mains de Demos se poser sur les
siennes, sans qu’il les écarte de son visage pour autant.
– Epouse-moi, Althea.
Impuissante devant le flot qui se déversait d’elle, Althea était
secouée de hoquets.
– Je n’ai jamais autant ri de ma vie, fit-elle en reprenant son
souffle.
– C'est l’une des meilleures raisons de m’épouser.
– Le fait de rire ?
– Absolument.
Cette fois, il lui écarta les mains du visage avant de lui caresser
la joue.
– Nous aurons du bon temps ensemble.
Ces paroles, prononcées avec tant d’assurance, la firent
redevenir aussitôt sérieuse.
– C'est tout ce que tu désires, Demos ? Du bon temps ?
demanda-t-elle en se tournant vers la fenêtre.
Il retira sa main et se rappuya au dossier de la banquette.
– Oui, en fait, c’est tout, dit-il d’une voix où perçait l’ennui.
En un geste impatient, il se leva et lui tourna le dos.
– Je crois avoir été clair sur ce que je veux, reprit-il enfin d'un
ton tranquille et froid. C'est à toi de décider si c’est suffisant pour
toi. Mais as-tu le choix?
– Non, en effet, approuva-t-elle calmement.
L'atmosphère était maintenant tendue, remplie de non-dits.
Althea entendit au loin le moteur d’un bateau, puis il mourut dans
le silence.
– Viens avec moi, dit alors Demos.
Après une seconde d’hésitation, elle se leva et le suivit.
Il la ramena à la passerelle et s’installa à la barre tandis qu’elle
s’asseyait de nouveau à côté de lui.
– Où veux-tu aller?
– Je ne… Je ne sais pas.
Le yacht glissait sur l’eau, laissant une trace d’écume dans son
sillage.
– Quand tu travaillais sur ce bateau, t’arrivait-il de gouverner ?
– De gouverner ? répéta-t-elle d’un ton incrédule. Bien sûr
que non. J’étais la boniche.
Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Demos tandis
qu’il s’écartait de la barre.
– Eh bien, voilà l’occasion de le faire.
Althea le regarda avec surprise.
– Tu peux conduire le bateau où tu veux, reprit Demos.
Après un instant d’hésitation, elle se glissa à la place du
capitaine et referma ses doigts moites sur la barre.
– Je ne sais pas comment je dois faire.
– C'est très simple. Si tu veux aller plus vite, tu pousses cette
manette vers l’avant, et tu la ramènes en arrière pour ralentir.
– Et si je heurte un rocher ? demanda-t-elle d’une voix mal
assurée.
– La mer est trop profonde.
– Mais…
– Je suis là.
Pourquoi se sentait-elle aussi nerveuse ? Avec Demos à ses
côtés, elle se sentait elle-même, elle s’était montrée elle-même, et
elle ne s'en était même pas rendu compte. Cette prise de
conscience lui causa à la fois de la peur et de la colère, et
d’instinct, elle poussa fortement la manette.
– Ouah ! s’exclama Demos en s’accrochant au dossier du
siège, tandis que le bateau bondissait en avant. Tu aimes les
extrêmes, n’est-ce pas ?
C'était une simple constatation, il ne lui avait pas ordonné de
ralentir et ce fut d’elle-même qu’elle réduisit la vitesse. C'était
étrange de contrôler le yacht, avec l’horizon ouvert devant elle.
La vie avec Demos serait-elle ainsi?
Elle se sentait tentée. Terriblement, traîtreusement tentée de
croire que partager son existence pourrait être merveilleux,
excitant. Différent. Que cela lui offrirait des opportunités. Toutes
sortes d’opportunités.
Cependant, le mariage restait le mariage. Et cela signifiait
qu’elle devrait donner son corps et son âme – et peut-être même
son cœur – à un homme qu’elle connaissait à peine.
– J’arrête, dit-elle en réduisant la vitesse au minimum.
Demos hocha la tête et coupa le moteur. Puis ils allèrent sur le
pont. Le ciel était constellé d’étoiles et une brise fraîche courait
sur l’eau.
Althea se tint au bastingage sans rien dire. Demos était à côté
d’elle, penché en avant et appuyé sur les coudes, immobile, le
visage indéchiffrable. Mais elle sentait qu’il attendait quelque
chose.
– Tu ne me connais pas, dit-elle enfin.
Combien de fois l’avait-elle déjà dit, comme une accusation ?
Mais cette fois, elle avait prononcé ces mots calmement et avec
tristesse, car elle savait que Demos ne comprendrait pas.
– Dis-moi ce que je dois savoir sur toi.
– Ce n’est pas si simple.
Demos se tourna vers elle, les yeux brillant dans l’obscurité.
– Cela peut le devenir.
– Tu t’ennuieras avec moi, Demos. Je connais les hommes
comme toi.
– Non, dit-il avec une calme assurance. Nous pouvons mener
une vie agréable ensemble. Nous pouvons nous amuser. Penses-
y.
– Penses-y, toi, répliqua-t-elle. L'amusement ne dure pas si
longtemps. Et les enfants ? Et quand nous serons vieux ? Et
quand je ne serai plus intéressante à tes yeux?
– Est-ce cela qui t’effraie ? Que je perde mon intérêt pour
toi ?
– Je n’ai peur de rien, riposta-t-elle vivement, exaspérée. Je
dis simplement que…
– Laissons-le futur là où il est, l’interrompit-il. Le présent suffit
amplement.
Il lui posa les mains sur les épaules avant de l’attirer lentement,
inexorablement, vers lui, et elle n’eut pas l’énergie de résister.
Elle se rendit compte qu’elle ne le voulait même pas. Il
l’enveloppa de ses bras et elle se retrouva la joue appuyée
contre sa poitrine.
– Quant aux enfants, oui. Un jour. Si tu en désires. Et quand
nous serons vieux, j’envisage de m’amuser encore !
Il lui caressa les cheveux, la joue, ses doigts faisant naître des
myriades de frissons dans tout son corps.
– Nous avons vu et vécu beaucoup de choses tous les deux.
Et maintenant, comme l’un de ces vieux bateaux de retour à
Microlimano, nous avons besoin d’un port où nous ancrer.
– Quelle comparaison…, murmura-t-elle.
Demos éclata de rire.
– Si tu comprends ce que je ressens par rapport aux bateaux,
tu dois savoir que c’est vraiment un compliment !
Elle demeura immobile dans les bras de Demos et tous deux
restèrent silencieux. Nichée ainsi contre lui, elle se sentait en
sécurité, se rendit-elle compte avec surprise.
Cette découverte était incroyable. Et terrifiante.
Après quelques instants, il s’écarta et lui prit le menton pour la
forcer à le regarder dans les yeux.
– C'est « oui » ? demanda-t-il.
Althea comprit qu’il n’y avait qu’une réponse possible.
– Oui, répondit-elle.
6.
– Tu... quoi... ? demanda Iolanthe d’un air abasourdi.
– Je me marie, dit Althea en souriant devant l’expression
incrédule de son amie.
Cela faisait trois jours qu’elle avait accepté d’épouser Demos
et, bien qu’elle passât encore par des moments d’appréhension
terrible, voire de terreur, à cet instant, elle s’amusait beaucoup.
– Avec qui?
– Demos Atrikes.
– Ce type âgé ?
– Il a trente-deux ans – seulement neuf de plus que moi.
– Je pensais que toi et Angelos… Il avait dit…
– Angelos ne sait pas ce qu’il dit, coupa-t-elle aussitôt.
Puis elle tourna sur elle-même pour mieux voir le fourreau de
soie ivoire descendant jusqu’à ses chevilles.
– Qu’en penses-tu ? Cela fait assez « mariée » ?
– C'est ta robe de mariée ?
Althea sourit devant l’expression ahurie de Iolanthe.
– Nous nous marions dans l’intimité.
– Pourquoi ?
– Parce que Demos et moi l’avons voulu ainsi.
Même si son père aurait préféré une grande cérémonie, pour
montrer qu’il avait réussi à faire plier sa fille, elle avait refusé
catégoriquement. Pas question que tous les snobs d’Athènes la
regardent en murmurant derrière son dos.
Quant à Demos, il s’était contenté de dire qu’il voulait que le
mariage soit célébré avant deux semaines.
Un frisson désagréable la parcourut. Elle savait pourquoi il
voulait se marier aussi rapidement.
Quand elle avait refusé de coucher avec lui avant leur mariage,
Demos avait répliqué qu’elle ne pouvait quand même pas se
targuer de vouloir rester pure.
Il avait raison. Néanmoins, elle n’était pas encore prête à se
donner de cette façon. Elle ne le serait jamais, mais elle pouvait
s’y préparer.
Elle se détourna du miroir du salon d’essayage. Oui, elle
tiendrait sa part du marché en échange des promesses et des
possibilités que pouvait lui offrir Demos.

En cette fin de matinée, dix jours plus tard, Althea se regardait


dans le miroir de sa chambre, vêtue du fourreau de soie qu’elle
avait acheté avec Iolanthe. Il tenait à ses épaules par deux fines
bretelles dorées. C'était une toilette simple et élégante, classique
et raffinée. Elle se demanda ce qu’en penserait Demos.
Au cours des deux semaines passées, elle ne l’avait vu qu’en
de rares occasions. Il avait été très occupé par son travail, à tel
point qu’il avait dû annuler le dîner qu’il avait prévu avec sa
famille pour leur présenter sa future épouse. Elle avait été
surprise par ce brusque changement dans leurs plans, mais aussi
soulagée. Plus il gardait ses distances et plus elle pouvait croire
au conte de fées qu’elle s’était inventé. Celui dans lequel, à la fin,
il la laissait tranquille.
Sauf qu’il ne la laisserait pas tranquille ce soir-là. Une fois
qu’ils seraient mariés, elle n’aurait plus d’échappatoire. Elle
releva le menton. Elle jouerait le rôle que Demos attendait d’elle,
elle serait la femme qu’il pensait qu’elle était. Et peut-être l’était-
elle. Elle avait joué la comédie depuis si longtemps que cela
semblait parfois réel. Atroce, mais réel.
Iolanthe entra dans la chambre dans un froufrou de soie
émeraude.
– Althea, la voiture t’attend pour t’emmener à l’église.
– Je suis prête.
– Tu es sûre de savoir ce que tu fais ? demanda Iolanthe d’un
air franchement sceptique.
Non. Elle ne savait pas du tout ce qu’elle faisait, ni même
pourquoi elle le faisait.
– Absolument, répondit-elle en souriant.
Puis elle sortit de sa chambre d’un air désinvolte. Dehors, une
voiture l’attendait, au bas des marches.
– Tu es prête? demanda Spiros d’une voix crispée en jouant
nerveusement avec sa cravate.
Craignait-il qu’elle fît une scène ? Il était trop tard pour cela,
se dit-elle en montant en voiture. Elle resterait calme.
Spiros s’installa à côté d’elle tandis que Iolanthe montait à
l’avant. La voiture démarra et Althea refoula un soudain frisson
de frayeur. Cette fois, il était trop tard pour reculer.
Le trajet jusqu’à l’église lui sembla à la fois interminable et
affreusement court. Elle ne pouvait qu’avancer à présent, vers le
mariage. Vers Demos.
Soudain, elle se sentit envahie par une peur atroce. Elle était
terrifiée. Par le mariage, par Demos, par ce qu’il attendait d’elle.
Terrifiée par la vie elle-même. Elle ferma les yeux, rassemblant
tout son courage. Oui, elle traverserait cette épreuve. Comme
tout le reste. Elle afficherait un sourire tranquille sur ses lèvres, en
totale déconnexion avec son esprit et son corps…
La voiture s’arrêta devant la petite église en pierre. Une
douzaine de personnes attendaient à côté du portail ouvragé.
Althea vit quelques-uns des associés de son père, une femme
d’un certain âge en compagnie d’un homme à l’air dur, une jeune
femme très jolie aux yeux pétillants, et Demos.
Vêtu d’un costume noir et l’air détaché, il dominait tout le
monde. A côté de lui se trouvait un homme distingué d’une
soixantaine d’années.
Demos tenait à la main un bouquet de fleurs violettes, qu’il lui
tendrait avant qu’ils ne s’avancent ensemble vers l’autel, comme
le voulait la tradition.
Il n’y aurait ni vœux, ni promesses. C'était plutôt ironique,
songea-t-elle, qu’elle puisse se marier sans dire un mot. Si son
père avait fait ce qu’il avait voulu, elle se serait même retrouvée
mariée sans le savoir.
Elle posa la main sur la poignée de la portière.
– Althea.
Elle se retourna vers son père. Il avait les yeux brillants.
Incapable de supporter la vue de ses larmes, elle se détourna.
– Althea, répéta-t-il d’un ton suppliant. Je veux que tu sois
heureuse. J’espère – je prie pour que tu le sois. Demos est un
homme bon.
– Comment peux-tu le savoir? Tu le connais à peine.
– Je suis désolé, murmura Spiros. Pour ce que j’ai pu faire qui
t’a rendue si en colère contre moi.
– Je ne peux pas parler de cela maintenant, dit-elle d’une voix
neutre et froide. Je vais me marier.
Puis elle ouvrit la portière et se retourna vers lui.
– Moi aussi je suis désolée, père, mais cela ne suffit pas.
Demos sourit quand il la vit sortir de la voiture, mais son
sourire mourut sur ses lèvres quand il vit son expression. Althea
comprit qu’il se demandait ce qui venait de se passer.
Elle redressa les épaules et lui sourit à son tour, saluant les
invités qu’elle connaissait avant de le rejoindre.
– Tu vas bien ? chuchota-t-il en lui tendant son bouquet.
Ses nerfs étaient à vif, elle était loin de se sentir bien.
– Très bien, répondit-elle avec un sourire éblouissant.
Puis ils entrèrent dans l’église.
Tout se passa dans une sorte de brouillard confus. Elle sentit
l’anneau glisser à son doigt. Elle entendit les prières, les
bénédictions, puis elle sentit qu’on lui posait la stefana sur la
tête, cette couronne symbolisant la gloire et l’honneur
qu’apportait le mariage.
Le prêtre parla de nouveau et Demos lui tendit la main. Elle
offrit docilement la sienne et sentit ses doigts se refermer sur les
siens. Elle leva les yeux et, au fond de ceux de Demos, elle
découvrit avec surprise une lueur de peur qui disparut si vite
qu’elle se demanda si elle n’avait pas rêvé.
La cérémonie fut bientôt terminée. Ils étaient mariés. Pour le
meilleur, pour le pire. Pour toujours.
Les gens vinrent les féliciter et Althea vit la femme vêtue de
noir embrasser Demos. Il se pencha vers cette dernière avec un
curieux mélange d’affection et d’exaspération.
– Althea, je te présente ma mère, Nerissa Leikos.
– Nous sommes si heureux ! s’exclama-t-elle en la prenant
dans ses bras avant de l’embrasser sur les deux joues. Demos se
marie enfin… Et vous êtes si belle… Vous aurez des enfants
magnifiques, et nombreux !
Althea sourit faiblement, incapable d’assimiler cette
perspective : des enfants. De nombreux enfants…
A cet instant, elle comprit que la jeune femme aux cheveux
châtains devait être la sœur de Demos.
Elle en savait si peu sur lui, songea-t-elle.
– Vous êtes la sœur de Demos ? demanda-t-elle en
s’approchant de la jeune femme.
– Oui. Brianna, répondit la jeune femme avec une lueur
d’envie dans le regard. Je n’aurais jamais pensé que Demos se
marierait un jour. Est-ce que vous vous aimez beaucoup ? Vous
le devez pour vous être mariés si rapidement !
Ses yeux s’arrondirent soudain.
– Ou bien est-ce que vous êtes... ?
– Non, répondit brièvement Althea. Il ne s’agit pas du tout de
cela.
Une ombre passa au fond du regard de Brianna.
– Croyez-vous, demanda-t-elle d’une petite voix douce, que
ça vous plaira d’être mariée?
– Je l’espère, dit Althea avec autant de sincérité qu’elle le
pouvait. Sinon, je ne l’aurais pas fait.
La jeune femme semblait déçue, et même blessée.
– Il m’avait toujours dit qu’il ne se marierait pas, commença-t-
elle. Il m’avait promis…
Elle se mordit la lèvre et Althea se sentit traversée par un
frisson d’inquiétude.
– Je croyais qu’il serait toujours là pour moi, reprit Brianna,
presque pour elle-même.
– Il le sera, dit Althea. Notre maison vous sera toujours
ouverte, Brianna.
Elle était sincère et pourtant, sa voix avait sonné faux. Quelle
maison? Elle n’avait jamais vu l’appartement de Demos. Elle ne
savait même pas où ils vivraient.
– Tu es prête ? demanda-t-il en lui prenant le coude. Une
voiture nous attend pour nous conduire au lunch.
Une réception avait été préparée dans l’un des hôtels les plus
réputés d’Athènes. Pour une fois, son père ne s’était pas montré
pingre. C'était sa façon de l’exhiber. De montrer qu’il l’avait
mariée, comme il l’avait annoncé.
Il la conduisit vers une limousine aux vitres fumées. Elle se
glissa sur le siège en cuir et s’appuya au repose-tête avant de
fermer les yeux, exténuée.
Heureusement, il resta silencieux et, quand elle osa le regarder,
il semblait sombre et préoccupé.
– Nous sommes arrivés.
Le véhicule se gara devant le King George Palace Hôtel et un
portier en livrée vint leur ouvrir la portière.
Althea se laissa guider par Demos et monta les marches
recouvertes d’un tapis rouge avant de pénétrer dans un hall
luxueux, où étaient disposés des sofas recouverts de velours
pourpre et des chaises dorées.
Demos l’entraîna vers une salle privée où se tenait le banquet
organisé en leur honneur. Elle s’arrêta devant les larges portes
ouvertes et aperçut les invités qui les attendaient. Son estomac se
contracta douloureusement.
– Je ne peux pas.
Elle le sentit se raidir à ses côtés.
– Que veux-tu dire par là ?
– Je ne peux pas entrer dans ce salon.
Elle ne pouvait faire face à cette foule, aux bavardages et aux
rires, à cette parodie de bonheur et d’amour. Elle en avait
tellement assez de faire semblant d’être quelqu’un d’autre.
– Althea, c’est ton mariage. Notre mariage, fit-il d’un ton dur
et impatient. Pourquoi ne peux-tu pas t’amuser un peu? N’est-ce
pas ta spécialité ?
Lorsqu’elle leva les yeux vers lui, elle lui découvrit un air
inflexible et dur qu’elle ne lui connaissait pas. Comment avait-elle
pu oublier un seul instant qu’il croyait épouser Althea
Paranoussis, la fêtarde réputée? Il avait dit qu’elle était différente,
mais pas si différente.
Et lui ? Il n’était pas du tout différent. Elle l’avait voulu
différent. Elle avait espéré qu’il le serait.
– Althea, reprit-il d’un ton légèrement menaçant.
Après avoir baissé les yeux un bref instant, elle releva la tête,
un sourire éclatant collé aux lèvres.
– Bien sûr que c’est ma spécialité, dit-elle.
Puis elle s’avança dans la salle au bras de son mari.
Elle traversa les heures suivantes avec une impression
d’irréalité. Elle évolua dans la pièce somptueuse, rit, bavarda,
flirta. Elle but du champagne, porta toast après toast. Elle
embrassa même Demos lorsque quelqu’un le leur demanda pour
les prendre en photo. Elle sentit à peine la caresse de ses lèvres
sur les siennes. Elle sentit à peine quoi que ce fût.
Quand les photos eurent été prises, que le dessert eut été
savouré et que les derniers rayons du soleil caressèrent le
parquet, Demos vint lui murmurer à l’oreille :
– Il est temps que nous partions.
Elle sentit un frisson de terreur la parcourir avant de replonger
dans la bulle d’indifférence qu’elle avait créée autour d’elle.
– Oui, tu as raison.
Ils dirent au revoir à tout le monde, reçurent les vœux, les
embrassades et sourirent aux plaisanteries plus ou moins
grivoises. Puis elle le suivit vers la chambre qu’il avait réservée
pour eux dans l’hôtel. Pour leur nuit de noces.
Dans l’ascenseur, ils n’échangèrent pas un mot. La jeune
femme se rendit vaguement compte qu’il était tendu, peut-être en
colère. Elle regarda machinalement les numéros d’étage se
succéder tandis que la cabine montait de plus en plus haut.
Une fois qu’ils furent entrés dans la suite luxueuse avec
terrasse, elle déambula dans les pièces décorées avec le plus
grand raffinement. Elle remarqua les soieries, les satins et les
brocarts, les peintures originales suspendues aux murs, dans leurs
cadres lourds et dorés. Elle découvrit le champagne au frais dans
un seau. De la porte-fenêtre, elle aperçut le Parthénon, éclairé
par les derniers rayons du soleil couchant.
C'était beau, somptueux, et oppressant.
– Qu’est-ce que tu as, bon sang?
Elle se détourna lentement de la vue. Debout au milieu de la
pièce, il avait ôté sa veste et desserré sa cravate. Il était beau,
viril, et semblait furieux.
– Rien, répondit-elle d’une voix qui sonna étrangement à ses
propres oreilles.
– Depuis que nous sommes mariés, tu t’es conduite comme un
fantôme, fit-il d’un ton accusateur. Comme un zombie. Ai-je
épousé une femme, Althea, ou une coquille vide?
Il se passa la main dans les cheveux.
– Que t’est-il arrivé?
– Je suis fatiguée, dit-elle platement. La journée a été longue.
– Tu ne t’en tireras pas comme ça, riposta-t-il en secouant la
tête. Tu sors tous les soirs, durant des semaines d’affilée, et
maintenant, tu me dis que tu es fatiguée ? Ça ne prend pas. Pas
avec moi.
Elle redressa le menton et le foudroya du regard.
– Je n’avais pas compris que parmi les nombreuses tâches qui
m’incombaient en tant qu’épouse, je devais être l’animatrice de
toutes les réceptions.
– Il ne s’agissait pas de n’importe quelle réception, dit-il d’un
ton glacial. C'était notre mariage.
Il s’avança vers elle, le visage terriblement sombre.
– Pour célébrer quoi ? répliqua-t-elle, à bout de nerfs. L'union
sans amour de deux étrangers ?
– Tu l’as acceptée. Tu savais à quoi tu t’engageais.
– Cela ne veut pas dire que je doive être heureuse !
– Ça aiderait!
– Eh bien, il est trop tard pour faire marche arrière.
Le sourire qu’il lui décocha soudain lui déplut fortement. Elle
n’aimait pas du tout la façon dont sa bouche se retroussait tandis
que ses yeux se promenaient sur elle. Elle avait l’impression qu’il
la déshabillait du regard.
– Oui, il est trop tard, approuva-t-il d’une voix sourde.
Elle sentit son cœur se glacer dans sa poitrine. Elle ne savait
que trop bien à quoi il faisait allusion.
– Que veux-tu dire?
Son sourire s’élargit, mais ses yeux restaient durs et
implacables.
– Je veux ma nuit de noces.
C'était très direct et elle ne s’était pas attendue à cela de sa
part. Mais elle était prête.
– Je vais me changer, dit-elle avec un petit sourire dur.
– Je t’attends.
Puis il se détourna et se dirigea vers le bar.
Elle entra dans la chambre spacieuse où trônait un immense lit
recouvert de satin couleur ivoire. Son sac avait été déposé au
pied de ce lit et elle fouilla dans les affaires que Iolanthe avait
absolument tenu à préparer pour elle. Elle avait forcément pensé
à mettre une chemise de nuit. Oui, effectivement, mais en fait de
chemise de nuit, il s’agissait d’un body ultra-sexy au laçage très
compliqué…
Elle contempla la dentelle et les fines lanières avec dégoût. De
toute façon, elle n’aurait même pas su comment enfiler cette
chose minuscule, songea-t-elle.
A cet instant, Demos apparut sur le seuil de la pièce et
s’appuya négligemment au chambranle de la porte, un verre de
whisky à la main.
– Tu sembles très nerveuse, Elpis, dit-il d’une voix traînante
qui la rebuta. On dirait presque une vierge effarouchée. Mais tu
es loin d’en être une, n’est-ce pas ?
Elle fourra le body dans son sac.
– Non, en effet, répliqua-t-elle avec un rire bref et sec.
– Bien. Je ne veux pas d’une innocente timide. Je veux une
femme qui sache comment donner et recevoir du plaisir.
Il alla poser son verre sur un guéridon avant de s’approcher
d’elle. Puis, il fit glisser les fines bretelles de sa robe sur ses bras.
– C'est pour cela que je t’ai choisie.
Ses mains effleurèrent sa peau nue. Même si la sensation
n’était pas désagréable, elle l’alarma. Néanmoins elle parvint à
repousser la peur et les souvenirs, comme elle l’avait toujours
fait.
– Tu es bien téméraire de croire de telles choses sans les avoir
essayées, murmura-t-elle en posant les mains sur son torse.
– Je vais les essayer maintenant, murmura-t-il à son tour.
Il resta immobile. Il attendait qu’elle agisse, songea-t-elle.
Qu’elle lui montre de quoi elle était capable.
Lentement, elle commença à déboutonner sa chemise,
découvrant sa peau dorée et satinée, recouverte d’une fine toison
brune. Quand elle atteignit le dernier bouton, elle le défit d’une
main légèrement tremblante avant de faire glisser la chemise sur
ses épaules. Il acheva de s’en débarrasser d’un mouvement
souple.
Du bout du doigt, elle suivit la ligne claire d’une longue
cicatrice à peine visible sur son torse.
– Comment t’es-tu fait cela?
– Bataille au couteau.
– Vraiment? demanda-t-elle en ouvrant de grands yeux.
– Non, répondit-il en riant.
Il lui prit la main et la porta à ses lèvres.
– Cette blessure m’a été faite par un hameçon. Je m’amusais
stupidement autour d’un bateau.
Puis il plaça les mains dans son dos et fit glisser la fermeture
Eclair de sa robe.
– Cela fait si longtemps que je désire te voir, murmura-t-il.
La robe glissa sur le tapis, la laissant vêtue de son seul soutien-
gorge, de sa culotte, de son porte-jarretelles et de ses bas.
C'était pire que d’être entièrement nue, songea-t-elle en
frémissant.
– Tu es belle, dit-il en caressant son corps du regard.
Belle. Le mot raviva en elle des images qu’elle se força à
chasser. Elle le pouvait. Elle l’avait déjà fait.
– Touche-moi, ordonna Demos.
Elle leva une main et la fit courir sur son torse chaud, aux
muscles fermes. Ses doigts s’arrêtèrent sur la boucle de sa
ceinture. Son érection était évidente. Elle devait se montrer
hardie, sans pudeur, et pourtant elle s’en sentait totalement
incapable.
Elle ne s’était pas attendue à ce que Demos lui demande de le
toucher. Ce genre de préliminaires ne faisait pas partie de son
expérience. Les hommes qu’elle avait connus ne s’étaient jamais
souciés de ses réactions ou de ses désirs, ils avaient été trop
concentrés sur les leurs. Aussi ne savait-elle pas quoi faire.
Lorsqu’elle leva les yeux vers son visage, elle vit ses yeux
s’assombrir et se demanda si elle devait continuer.
– Maintenant, à ton tour de me toucher, dit-elle d’une voix
étonnamment sourde.
Il sourit de nouveau et la souleva du sol. Dans ses bras, elle se
sentait comme une poupée et, lorsqu’il la déposa sur le lit, elle
eut l’impression d’être totalement inanimée.
Il s’allongea à côté d’elle et glissa un bras sous sa tête tandis
qu’il lui caressait doucement les seins de l’autre main. Il descendit
sur son ventre et atteignit ses cuisses. Elle frémit et il dut prendre
sa réaction pour une manifestation de plaisir car il baissa la tête et
l’embrassa.
Venant du plus profond d’elle-même, elle sentit une décharge
de plaisir, un choc qui ébranla ses sens inertes. Elle posa les
mains sur son dos et les fit remonter jusqu’à ses épaules
puissantes.
Si elle se comportait sagement, tout serait bientôt fini. Elle
ferma les yeux.
« Sois gentille, n’aie pas peur… »
Demos l’embrassa de nouveau et elle sentit ses doigts
remonter sur sa cuisse, caressants, s’approchant de plus en plus
près… Elle se raidit instinctivement, puis se força à se détendre.
Il fallait qu’elle reste calme.
« Détends-toi… » Les yeux fermés, les jambes raides mais
écartées, le corps immobile, elle refoula de nouveau les
souvenirs. Soudain, ses doigts se firent plus pressants et elle
resserra les jambes malgré elle. Elle se força à les rouvrir, à
rester passive sous sa caresse.
Bientôt, se dit-elle. Ce serait bientôt fini.
– Regarde-moi, ordonna Demos en lui effleurant les paupières.
Ouvre les yeux, Althea. Regarde-moi.
Elle lui obéit avec réticence et le vit la contempler avec une
intensité presque insupportable. Il était si proche, son corps
presque au-dessus du sien. Elle sentait son érection palpiter
contre son ventre. Sans pouvoir réprimer le halètement qui lui
montait aux lèvres, elle referma les yeux.
Aussitôt, Demos s’écarta et roula sur le côté. Soulevant
précautionneusement les paupières, elle constata qu’il s’était assis
au bord du lit. Dos à elle, il se passait la main dans les cheveux.
– Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il d’une voix basse.
Réprimant l’envie de se couvrir, elle fit mine de ne pas avoir
compris.
– De quoi parles-tu ?
Les muscles de son dos puissant frémirent de tension.
– As-tu été violée? demanda-t-il tranquillement.
– Non ! mentit-elle, à la fois stupéfaite et terrifiée qu’il ait posé
cette question.
– Alors, pourquoi ai-je l’impression de te forcer ? répliqua-t-il
d’un ton brutal.
– Je ne comprends pas ce que tu dis.
Il se retourna. Il ne portait plus que son pantalon et avait les
cheveux ébouriffés.
– Ce n’est pas comme ça que je m’étais imaginé cette nuit,
dit-il, les yeux étincelants.
Puis, tout en jurant à voix basse, il se leva brusquement et
sortit de la chambre.
Elle entendit bientôt le glissement de la porte-fenêtre et
comprit qu’il était sorti sur la terrasse.
Elle se rallongea et remonta ses genoux sur sa poitrine pour se
rassurer. Après avoir passé les bras autour de ses jambes, elle
baissa la tête en avant et ferma les yeux.
Quelle erreur. Quel gâchis. Avait-elle vraiment cru qu’elle
pourrait tromper Demos ?
Elle aurait dû prévoir que cela se passerait ainsi. Elle aurait dû
pressentir qu’elle ne pourrait continuer cette comédie, pas même
pour une nuit.

Neuf étages plus bas, la sirène d’une voiture de police retentit


dans la rue et Demos suivit le clignotement bleu du gyrophare
d’un air lugubre. Quelqu’un avait des ennuis quelque part. Une
mort? Un meurtre? Un accident?
Il ignorait ce qui était arrivé dans la ville assoupie, et il ne
savait pas non plus ce qui venait de se passer dans la chambre de
cette suite luxueuse.
Secouant lentement la tête, il se rappela la sensation de la peau
d’Althea, de ses lèvres, le doux tremblement qu’il avait pris pour
du désir. Maintenant il savait que c’était de la peur.
Althea Paranoussis, la femme dont le nom paraissait quasiment
chaque jour dans les journaux à scandale, la femme que tant
d’hommes se vantaient d’avoir approchée, la femme
enchanteresse qu’il avait prise pour une maîtresse sexy, sensuelle
et sûre d’elle… avait peur. De lui. Du sexe. Du sexe avec lui.
S'était-il dupé lui-même, voyant en elle ce qu’il voulait voir? se
demanda-t-il. Alors qu’elle l’avait rejeté de toutes les façons
possibles et imaginables depuis leur première rencontre, il s’était
convaincu qu’il avait réussi à mettre toutes les pièces du puzzle
en place. Son propre ennui, la dépendance de sa sœur, le besoin
qu’avait Althea d’un mari. Tout avait été dirigé vers le mariage –
une union simple, satisfaisante, sensuelle.
Parce qu’il s’était persuadé que c’était ce qu’il désirait, ce
dont il avait besoin.
Et à présent, les pièces du puzzle étaient totalement
désajustées. Rien ne collait. C'était leur nuit de noces et il était là,
seul, en proie à la frustration, à la confusion et à son désir
inassouvi.
Devant lui, le Parthénon se dressait dans la nuit, éclairé par le
halo doré des projecteurs. Il était élégant, éternel. Demos serra
les poings et jura de nouveau. Et cette fois, à voix haute.
Qu'avait Althea ? Avait-elle vécu une mauvaise expérience
avec un homme ? Etait-il possible qu’elle ne le désire pas?
Jouait-elle à l’un de ses petits jeux avec lui?
Il n’en savait rien et il n’avait même pas envie de chercher à
deviner les réponses à ces questions. Des vagues de rage lui
dévoraient le ventre, le tourmentant, le brûlant et, sous elles,
frémissait une émotion bien plus dangereuse. Mais il refusait de la
prendre en considération. Il ne le pouvait pas.
Avec une grimace de dégoût envers lui-même et envers ses
propres réactions, il rentra dans le salon et se dirigea vers le bar.
La nuit allait être longue, songea-t-il sombre et solitaire.
7.
Lorsqu’elle se réveilla, Althea constata que Demos n’était pas
venu la rejoindre au lit. Machinalement, elle s’étira sous la douce
caresse des rayons de soleil qui inondaient la pièce.
Puis elle s’immobilisa et tendit l’oreille.
La suite était silencieuse. Demos était-il parti? Si c’était le cas,
elle ne savait pas si elle se sentait soulagée ou déçue. Quittant
rapidement le lit, elle se dirigea vers son sac de voyage. Iolanthe
y avait rangé ses vêtements les plus sexy; des robes moulantes,
des hauts décolletés, des jeans à taille ultra-basse, des
minijupes… Elle les repoussa les uns après les autres. Elle se
rendait compte avec surprise que ces tenues, qu’elle portait
depuis des années, lui déplaisaient souverainement aujourd’hui.
Elle se résolut finalement à enfiler un jean et un pull en
cachemire. Une fois qu’elle fut habillée, elle entendit un léger
tintement de porcelaine venant du salon et sortit de la chambre.
Elle s’immobilisa sur le seuil en voyant Demos attablé devant
son petit déjeuner. Elle n’avait fait aucun bruit, et pourtant il avait
dû sentir sa présence car il se tourna vers elle.
– Viens prendre ton petit déjeuner, dit-il en lui faisant signe de
s’asseoir en face de lui.
Elle prit place et il lui versa du café.
– Tu as bien dormi ? demanda-t-il d’une voix neutre que
démentait la lueur dure au fond de ses yeux.
– Non.
– Moi non plus.
L'atmosphère vibra de sous-entendus.
– Ce dont nous avons besoin, reprit-il après quelques instants,
en lui tendant une corbeille de kolonokai, c’est d’une lune de
miel.
Elle faillit renverser son café.
– Une lune de miel ?
– Oui. Nous avons fait des suppositions – pas forcément
justes – sur ce mariage et sur nous-mêmes. En passant quelque
temps au calme, loin de la vie trépidante d’Athènes, nous
pourrons apprendre à nous connaître. Et recommencer de zéro.
– Demos… Je suis désolée pour cette nuit.
– Vraiment ? répliqua-t-il en baissant les yeux sur son journal
posé sur la table. Tu as envie de développer ta pensée ?
Elle ferma les paupières pour rassembler son courage.
– Je me sentais nerveuse, dit-elle enfin. Peu importe ce que tu
as entendu dire ou ce que tu as lu sur moi. Je n’ai pas l’habitude
de coucher avec des hommes que je connais à peine.
– Dans ce cas, c’est étrange que tu donnes cette impression,
fit-il en repoussant le journal. Et, dis-moi, ne suis-je qu’un
homme que tu connais à peine?
– Nous nous sommes rencontrés il y a seulement quelques
semaines, Demos. Sois juste…
– Juste? répéta-t-il en haussant le ton avec incrédulité. Pour
cela, il faudrait peut-être d’abord que tu sois sincère.
– Je ne t’ai jamais menti.
– Cela n’a pas d’importance. Nous sommes mariés et nous
allons le rester, dit-il. Nous partons dans une heure.
– Directement d’ici ? Je ne…
– Nous pourrons acheter tout ce dont tu as besoin là-bas,
l’interrompit-il. Nous devons nous éloigner d’ici, Althea. Du
passé. De nous-mêmes.
Elle cligna des paupières. S'en aller. S'échapper.
– Où allons-nous?
– Sur l’île de Kea. Je possède une villa là-bas. Nous y serons
seuls. Et nous pourrons apprendre tout ce que nous avons besoin
de savoir l’un de l’autre.
Puis, sur ses paroles, il se leva et se dirigea vers l’autre partie
du salon, où il avait installé son ordinateur portable.
Ayant perdu tout appétit, Althea termina son petit déjeuner en
quelques minutes. Demos semblait plongé dans son travail.
Pendant quelques instants, elle contempla son profil viril, son nez
légèrement busqué, la ligne forte de sa mâchoire. Avec un
frisson, elle se demanda quel genre d’union ils allaient pouvoir
vivre.
Après avoir regagné la chambre, elle remit ses affaires dans
son sac de voyage. Après tout, peut-être pourrait-elle être
heureuse, songea-t-elle. Durant une infime seconde, elle
envisagea même d’expliquer à Demos tout ce qu’il avait besoin
de savoir. Mais par où commencer ? Que lui dire ?
Non, le passé était enterré. Et, autant que possible, oublié. Elle
ne voulait pas revivre les souvenirs amers de son adolescence.
Pourtant, ceux-ci se bousculaient en elle depuis que Demos était
apparu dans sa vie.
– Althea ?
Levant les yeux, elle vit Demos qui la regardait, le visage
indéchiffrable. Elle se redressa, se rendant compte de l’air
pitoyable qu’elle devait avoir.
– Il est temps de partir, dit-il. Si tu es prête.
– Je… Laisse-moi juste une minute.
Demos hocha la tête et sortit.
Un quart d’heure plus tard, ils étaient dans sa voiture et se
dirigeaient vers le port.
– Je dois m’arrêter chez ma famille avant que nous partions,
dit Demos sans quitter la route des yeux.
– Pourquoi ?
– Tu n’éprouves peut-être pas le besoin de parler à ton père
mais moi j’ai des obligations. Des responsabilités.
Il appuya sur l’accélérateur et la voiture arriva bientôt au
Pirée. Ensuite, ils s’éloignèrent du port en prenant des rues plus
populaires et plus peuplées, jusqu’à ce qu’ils arrivent dans une
rue bordée de maisons modestes, toutes semblables. Althea
observa Demos du coin de l’œil. Sa bouche s’était crispée, ses
yeux étaient presque fermés.
Visiblement, des souvenirs douloureux étaient tapis là…
– Tu veux que je vienne avec toi ?
Demos hésita avant de hocher brièvement la tête.
– Tu es ma femme, Althea, je ne peux pas te demander de
m’attendre dans la voiture.
Elle le suivit le long d’une allée bétonnée menant à la porte,
que Nerissa ne tarda pas à leur ouvrir.
– Demos! s’exclama-t-elle en souriant. Nous ne t’attendions
pas si tôt ! Et avec ta femme ! Althea !
Elle les embrassa tour à tour sur les deux joues.
– Entrez… venez dans le salon…
Suivant Demos, Althea pénétra bientôt dans une petite pièce
confinée, encombrée de meubles et de bibelots.
– Asseyez-vous, dit Nerissa en retirant une housse de sur le
sofa avant de tapoter les coussins. Je vous en prie.
– Je voudrais voir Brianna, dit Demos en restant debout.
Sa mère détourna nerveusement les yeux.
– Tu as mal choisi ton jour, Demos. Elle n’est pas elle-
même…
– Comment cela, pas elle-même ? répliqua-t-il vivement.
Nerissa haussa les épaules sans le regarder.
– Le mariage a été trop pour elle. Ça l’a…
– Ça l’a perturbée, l’interrompit Demos. Je veux la voir.
Que se passait-il vraiment avec Brianna? se demanda Althea,
de plus en plus perplexe.
– Comme tu voudras, fit Nerissa en soupirant. Je vais faire du
café.
Une fois qu’elle eut quitté la pièce, ils s’assirent tous deux sur
le sofa qui craqua sous leur poids. Althea regarda les guéridons
recouverts de napperons en dentelle et de photographies dans
des cadres bon marché, les assiettes souvenirs soigneusement
accrochées au mur…
Se tournant vers Demos, elle sentit sa tension. Il était à l’étroit
dans cette pièce, dans cette atmosphère. Et pourtant c’était sa
famille. Sa mère. Ses racines.
Après quelques instants, elle entendit un bruit de pas
descendre les escaliers et la porte s’ouvrit. Brianna apparut sur le
seuil du salon, ses cheveux châtains non coiffés encadrant son
visage, les yeux brillants. On aurait presque dit qu’elle avait de la
fièvre, constata-t-elle.
– Brianna, dit Demos en se levant pour aller embrasser sa
sœur. Je ne t’ai pas beaucoup vue hier. Je voulais t’embrasser
avant de partir…
– Tu t’en vas ? l’interrompit-elle d’une voix aiguë. Tu me
quittes?
– Juste pour une semaine, répondit-il calmement. Je pars en
voyage de noces.
– Non, fit-elle d’une voix tremblante.
– Si, Brianna. Mais quand je reviendrai, nous pourrons…
– Je te hais!
Surprise par sa violence, Althea sursauta. Brianna tremblait de
tout son corps en serrant les poings.
– Je te hais ! répéta-t-elle avec encore plus de force.
Se tournant vers Demos, Althea lui vit une expression qu’elle
connaissait bien pour l’avoir souvent éprouvée. Du désespoir. De
la culpabilité. Puis cette expression disparut.
– Brianna, dit-il d’une voix calme et dure. Tu sais que je
t’aime.
– Non, ce n’est pas vrai, répliqua-t-elle en secouant
violemment la tête. Si tu m’aimais, tu ne m’aurais jamais quittée,
cette première fois. Tu t’en souviens ?
Puis elle se mit à pleurer à grand bruit, avec d’affreux sanglots
qui emplirent la pièce.
Demos attira alors sa sœur dans ses bras et elle se laissa faire
comme une enfant, se blottissant contre lui.
Horriblement mal à l’aise, Althea se sentit comme une intruse.
– Excusez-moi, chuchota-t-elle.
Puis elle quitta la pièce. La porte se referma sur elle avec un
léger déclic et elle contempla l’étroit couloir sombre. Où devait-
elle aller ? Que devait-elle faire ?
A travers la mince cloison, elle entendit Demos murmurer des
mots apaisants à sa sœur, puis Brianna renifla et essaya de
maîtriser ses sanglots.
– Brianna, je ne suis pas venu pour te faire du mal, dit-il. Je
voulais seulement te dire que je serais bientôt de retour.
– Tu pars avec elle ! jeta Brianna.
Althea se raidit.
– Oui, avec elle, répliqua Demos. Althea est ma femme,
Brianna, si je me suis marié, c’est entre autres pour te…
– Tu m’oublieras complètement, l’interrompit sa sœur, la voix
pleine de larmes. Comme avant.
– Jamais, fit Demos.
– Voilà le café ! annonça soudain la voix de Nerissa depuis le
fond du couloir.
Althea s’écarta aussitôt de la cloison.
– C'est gentil…, murmura-t-elle à la mère de Demos qui
venait vers elle avec un plateau.
Le reste de la visite se passa en conversation malaisée, nourrie
principalement par la volubilité de Nerissa. Althea comprit qu’elle
ne lisait pas les journaux à scandale et n’avait jamais entendu
parler de sa réputation. Quant à Brianna, elle resta dans un coin,
silencieuse et boudeuse, son regard interrogateur passant de son
frère à sa belle-sœur.
Au bout d’une heure interminable, ils s’en allèrent enfin.
Durant le trajet qui les ramenait au port, Demos ne desserra
pas les lèvres. Ne sachant pas quoi dire, Althea resta silencieuse,
elle aussi.
– Nous prenons ton bateau ? demanda-t-elle quand ils
arrivèrent à Microlimano.
– Oui, répondit brièvement Demos.
Puis ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à ce qu’ils fussent à
bord de son yacht. Là, Demos s’installa à la barre et guida le
bateau jusqu’à la sortie du port.
La journée était splendide. La mer, d’un somptueux vert
émeraude, miroitait sous un ciel sans nuages et le soleil était
chaud et bienfaisant sur les bras d’Althea. Elle se tenait à
l’arrière, regardant les villas et les bâtiments du Pirée rétrécir au
loin, les yachts et les bateaux de pêche amarrés dans le port ne
formant plus que des taches de couleur.
Autour d’eux, la mer était ouverte à l’infini, les îles du golfe se
profilant à l’horizon.
Une fois qu’ils furent en haute mer, Demos la rejoignit. Une
brise fraîche et salée leur caressait le visage et quelques nuages
blancs et cotonneux s’était formés dans le ciel.
– Tu ne t’es pas marié pour me secourir, dit-elle lentement.
Mais pour secourir Brianna.
Demos resta silencieux, le visage légèrement détourné.
– Je ne secours personne, finit-il par répondre d’un ton neutre.
– Ce que je ne comprends pas, reprit-elle, c’est comment le
fait de m’épouser – surtout moi – pourrait aider Brianna.
– Mon père est parti alors que Brianna n’avait qu’un an, dit-il
enfin. Mes sœurs allaient à l’école, puis elles se sont mariées
jeunes. Ma mère travaillait dans une blanchisserie. C'était moi qui
m’occupais de Brianna et elle a cru n’avoir que moi au monde.
Althea assimila ses paroles lentement. Ce n’était pas très
éloigné de ce qu’elle avait commencé à comprendre.
– Dans ce cas, le fait que tu te maries ne pouvait que la rendre
jalouse au lieu de l’aider, non ?
– Je voulais lui offrir de la stabilité. Elle me considère comme
un exemple et j’ai décidé qu’il était temps d’en être un bon. Et
puisque je me suis marié, elle le fera peut-être elle aussi. Elle a
besoin de protection. Comme tu l’as vu, elle est… perturbée.
Althea connaissait cela. Elle aussi était effrayée, désespérée,
seule. Si semblable à Brianna.
– Tu crois vraiment qu’elle est en état de se marier ?
demanda-t-elle enfin.
– Et toi, l’es-tu ? répliqua-t-il tranquillement.
Elle se sentit pâlir. L'était-elle ?
Demos lui prit brusquement le poignet.
– Lâche-moi...
– Althea…
Il avait baissé les yeux et ses mots moururent aussitôt sur ses
lèvres. Voyant les pâles cicatrices qui marquaient l’intérieur de
son coude, il s’était figé. Ils contemplèrent tous deux les traces
révélatrices pendant un long moment.
Althea voulut se dégager, mais il la tenait fermement.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix calme.
Elle ne voulait pas voir ces cicatrices. Elle ne les avait pas
regardées depuis des années.
– Des trucs de filles, fit-elle en haussant les épaules.
– Des trucs de filles ? répéta-t-il avec dureté.
– Au pensionnat, expliqua-t-elle en prenant délibérément un
air impatient et agacé. Tu sais bien, tu frappes le bras de
quelqu’un pour voir jusqu'à quel point il supporte la douleur. La
personne qui résiste le plus longtemps a gagné. C'est tout.
– Jusqu’à quel point il supporte la douleur? répliqua-t-il en
suivant les cicatrices du bout du doigt.
Althea sentait ce contact la pénétrer jusqu’au plus profond de
son âme.
– Mais ces marques ne viennent pas de coups, continua-t-il de
la même voix tranquille. Ce sont des cicatrices. Et vu leur forme
et leur taille, je dirais qu’elles ont été causées par une lame de
rasoir.
Althea essaya de nouveau de se dégager mais il la retint une
fois encore. Il attendait qu’elle lui dise la vérité. Calmement.
Patiemment. Inexorablement.
– Je te l’ai dit, c’était il y a très longtemps, dit-elle.
De toutes ses forces, elle tenta désespérément de se protéger
du flot de souvenirs qui déferlait en elle. Les souvenirs de la peur,
de la colère et de la honte. Et soudain, elle se sentit terrifiée à
l’idée que le barrage cède et que toutes ces émotions se
répandent hors d’elle.
– Pourquoi t’es-tu blessée toi-même ?
– Par défi, je suppose…
– Non, l'interrompit-il d'un ton ferme. Ma sœur s'est blessée
elle aussi. Elle a été hospitalisée pour cela à l’âge de quatorze
ans. Elle aussi a des cicatrices sur le bras.
– Je n’ai jamais…
– Tu sais ce qu’elle a dit? coupa-t-il. Que cela l’aidait à sentir
le contrôle qu’elle exerçait sur elle-même.
Il s’interrompit, le visage indéchiffrable.
– Je n’ai jamais pu comprendre cela, reprit-il. Mais, dis-moi,
est-ce vrai ? Eprouvais-tu la sensation d’être dans la toute
puissance quand tu te scarifiais ?
Althea réussit enfin à se dégager et fit quelques pas en arrière.
– Non, répondit-elle d’un air détaché. Du moins, pas après un
certain temps. C'était un soulagement juste après. Puis ça
s’arrêtait.
Elle se sentait incapable de le regarder. Elle n’avait jamais
parlé de ces cicatrices à quiconque. Personne ne lui avait jamais
posé de questions. Personne ne les avait même remarquées. Se
sentant affreusement exposée et vulnérable, elle attendit.
– Que s’est-il passé ? demanda-t-il après un moment de
silence. Que t’est-il arrivé pour que tu te blesses ainsi?
Elle avait l’impression qu’il était déçu. Par elle. Il avait cru
épouser une femme sophistiquée, libérée, une fêtarde gaie et
insouciante. Et au lieu de cela, il l’avait elle.
– Althea ? insista-t-il.
Elle ne pouvait pas lui répondre. Elle ne pouvait pas lui
dévoiler ses secrets sordides.
De toute façon, il ne voulait pas les connaître.
– Ma mère est morte alors que j’avais treize ans, dit-elle
néanmoins. Ç’a été une période difficile pour moi.
– Je peux l’imaginer, approuva-t-il.
Althea comprit alors qu’il n’était pas dupe. Mais il se détourna
pour faire face à la mer et elle en profita pour aller se réfugier
dans la cabine.

De la rage. Demos se sentait en proie à une rage folle. Il


agrippa le bastingage avec une telle force que les jointures de ses
mains blanchirent.
Il se sentait furieux contre lui-même. Il aurait dû savoir. Il
aurait dû deviner. Ne connaissait-il pas les signes? Ne les avait-il
pas vécus? Et pourtant, il s’était laissé tromper par la façade gaie
et désinvolte d’Althea. Il l’avait désirée et avait repoussé tous les
obstacles. Tous les avertissements.
Que lui était-il arrivé pour qu’elle soit aussi terrifiée par le
sexe ? Par les hommes ? Par la vie ?
Une bouffée de colère lui monta à la tête, mêlée à une autre
émotion qu’il s’était juré de ne plus jamais éprouver : la peur.
Althea était probablement aussi abîmée et dangereuse que
Brianna, songea-t-il, Brianna qui avait un besoin insatiable de lui,
Brianna qu’il avait sans cesse déçue.

– Madame Atrikes ?
Althea se retourna vivement. « Madame Atrikes »…
L'homme à tout faire de Demos se tenait sur le seuil de la
cabine, souriant devant sa surprise.
– Vous n’avez pas encore l’habitude, hé ? fit-il. Voulez-vous
une tasse de café?
– Oui, s’il vous plaît, répondit Althea en souriant malgré elle.
Je ne connais même pas votre prénom.
– Feodore.
Althea le regarda avec plus d’attention. Apparemment, cet
homme avait vu et vécu beaucoup de choses.
– Comment avez-vous connu Demos ? demanda-t-elle.
– J’ai travaillé avec son père.
– Je sais qu’il est parti de la maison quand Demos était jeune.
Où est-il à présent?
– Il est mort.
Il y avait tant de choses dont Demos ne lui avait pas parlé.
– Pourquoi est-il parti?
Feodore lui lança un regard à la fois aimable et perspicace.
– Ne devriez-vous pas plutôt poser la question à Demos ?
– C'est plus facile de vous le demander à vous, répondit-elle
avec un sourire timide.
Feodore resta silencieux durant un long moment et Althea crut
qu’il ne lui répondrait pas.
– Il est bon, Demos, dit-il enfin. Son père est parti quand il
n'avait que douze ans, vous savez. C'est honteux. Il n'a jamais
écrit, ni envoyé d’argent. Rien.
– Que s’est-il passé après son départ?
– Demos est devenu responsable de toute la famille.
Althea essaya de se l’imaginer, à l’âge de douze ans, assumant
les responsabilités d’un homme.
– L'avez-vous aidé?
– Autant que je l’ai pu. Mais personne n’avait beaucoup
d’argent. Nous étions des pêcheurs et j’ai pris Demos sur mon
bateau. A la fin de la journée, il rentrait chez lui avec quelques
pièces.
Feodore sourit de nouveau, révélant des dents brunies par le
tabac.
– Mais il travaillait dur, il subvenait aux besoins de sa famille et
il s’est fait lui-même. Et, regardez, maintenant il m'emploie ! C'est
vraiment un homme bon.
Althea hocha la tête, la gorge serrée. Un homme bon. Oui, elle
le croyait. Demos avait été franc avec elle et à présent elle l’avait
déçu. C'était sa faute, elle avait cru pouvoir être ce qu’il voulait
qu’elle soit.
Pourrait-elle jamais l’être ? La question résonna dans son
esprit comme dans un espace vide.

Une heure plus tard, Demos accosta dans le petit port naturel
de l’île. Althea descendit du bateau et contempla la plage de
sable qui s’étendait au bas d’une promenade, bordée par des
restaurants et des échoppes.
Les quelques tables installées sur les terrasses étaient presque
toutes inoccupées. Deux vieilles femmes marchaient sur le
remblai, portant des paquets enveloppés dans du papier journal.
L'ambiance était tout à fait différente des autres îles envahies par
les touristes. Balayée par les vents, Kea semblait solitaire, belle.
– C'est la plus proche des Cyclades, pourtant il n’y a presque
aucun touriste, dit Demos qui l’avait rejointe. Il n’y a pas de ferry
depuis Athènes. Mais il y en aura probablement un jour.
– Et tu possèdes une villa ici ?
– Oui, juste là-bas, répondit-il avec un mouvement d’épaule
vers la gauche, à l’endroit où la rue bifurquait vers la falaise.
Nous pouvons y aller maintenant, nous changer et nous reposer,
puis nous sortirons dîner.
Ils s’avancèrent sur la promenade tandis que Feodore
chargeait les bagages dans un taxi. A un moment donné, ils
quittèrent la promenade pour s’engager dans une rue étroite qui
montait abruptement entre des maisons blanchies à la chaux.
Quand ils arrivèrent à destination, Althea fut agréablement
surprise. La rue s’élargissait en une petite cour ceinte de pots en
terre cuite débordant de bougainvillées, qui donnait directement
sur la villa de Demos. C'était une construction basse aux volets
peints en bleu vif, semblant presque avoir été construite dans la
roche.
Elle se retourna et contempla le panorama. La ville de Korissia
s’étendait au-dessous d’eux, nichée dans une baie. Au-delà, la
mer couleur d’émeraude s’étalait à l’infini.
Ce spectacle était incroyablement apaisant, et d’une simplicité
si gracieuse qu’elle sentit se déployer en elle une sensation
oubliée depuis longtemps – une détente joyeuse presque
enfantine.
– C'est beau, murmura-t-elle.
Demos lui lança un sourire fugace avant d’insérer la clé dans la
serrure.
– Oui, je l’ai choisie à cause de la vue.
Puis il ouvrit la porte et s’effaça pour la laisser passer. La villa
était confortablement décorée de meubles au luxe discret. Des
tapis tissés, de couleurs claires, recouvraient en partie les pavés
en terre cuite.
– Il n’y a personne ici ? demanda-t-elle.
– Une femme du village passe s’occuper du ménage une fois
par semaine.
Demos la regardait en souriant légèrement d’un air étrange.
– Et Feodore ?
– Après nous avoir amené nos bagages, il va retourner à
Athènes.
– Sur ton bateau ?
– Oui. Il reviendra nous chercher dans une semaine. Mais tu
dois être fatiguée, viens, je vais te montrer ta chambre.
– Ma chambre ? répéta-t-elle.
– Crois-tu que je vais te forcer ? demanda-t-il sans se
retourner, en montant les escaliers. Apparemment, tu as besoin
de temps afin de te sentir assez à l’aise pour partager mon lit.
Il s’arrêta devant une porte ouverte et la fit entrer dans une
chambre tapissée de teintes douces, entre le bleu et le vert.
– Mais quand tu seras prête, reprit-il d’une voix où perçait un
léger défi, je serai là.
– Demos… nous avons peut-être commis une erreur.
– A quoi fais-tu allusion ?
– A notre mariage. Je ne… Je ne suis pas la femme que tu
croyais.
– Dans ce cas, c’est moi qui ai fait une erreur et je suis prêt à
l’assumer. Mais cessons de parler de cela, dit-il en lui prenant
fermement le poignet. Tu es ma femme. Je ne vais pas fuir mes
responsabilités parce que tu portes un fardeau un peu plus lourd
que je ne le pensais.
Il avait probablement dit cela pour la rassurer, songea Althea,
mais ses paroles produisirent l’effet contraire. Elle n’était rien
d’autre qu’une charge pour Demos.

– Althea ? Tu es prête ?
Elle se redressa brusquement sur son lit et regarda sa montre.
Elle avait dormi trois heures. Le soleil était bas à présent, et elle
avait été si fatiguée qu’elle s’était assoupie en quelques minutes.
– Oui… J’arrive dans un instant.
Se levant, elle vit sa valise posée au pied de son lit. Demos
avait dû l’apporter pendant qu’elle dormait.
Quand elle descendit quelques minutes plus tard, il l’attendait
dans le salon, vêtu d’un polo gris décontracté et d’un pantalon
noir.
– On y va? demanda-t-il avec un léger sourire.
Après une seconde d’hésitation, elle prit la main qu’il lui
tendait.
Le soleil disparaissait juste à l’horizon quand ils sortirent de la
villa et descendirent la ruelle en pente raide. Lorsqu’ils arrivèrent
sur la promenade, le ciel se teintait de nuances violettes. Des
bateaux se balançaient doucement sur les eaux sombres, et les
tavernas avaient allumé les lanternes suspendues à leurs auvents.
Demos en choisit une située au milieu de la rue et, comme
Althea s’y était attendue, le patron vint l’accueillir avec de
grandes exclamations de surprise et de joie.
Quand Demos la présenta comme sa femme, une véritable
clameur retentit dans la taverna. Puis elle se retrouva à passer
de bras en bras, tout le monde l’embrassant sur les deux joues en
s’exclamant sur sa beauté et son charme.
Abasourdie, elle pouvait à peine respirer. Incapable de
regarder les visages, elle ne sentait que les mains, les souffles, les
bouches.
Soudain, elle vit des lumières danser devant ses yeux, comme
si elle allait s’évanouir. C'était ridicule, se dit-elle, ces gens étaient
gentils, ils lui voulaient du bien.
– Tu te sens bien ? lui murmura Demos à l’oreille.
Elle fit un effort suprême pour se ressaisir et hocha la tête.
– Oui, ça va.
Puis elle redressa les épaules et regarda les personnes qui
l’entouraient.
– Efkharisto. Efkharisto..., leur dit-elle en souriant.
Enfin, ils se retrouvèrent seuls à leur table et elle se laissa
tomber sur sa chaise avec soulagement.
– Je me suis sentie un peu submergée, dit-elle en cachant son
visage derrière le menu. Apparemment, tu es très connu ici. Et
tout le monde t’aime bien.
– J’ai acheté la villa dès que j’ai commencé à gagner un peu
d’argent, dit-il. Je les connais depuis longtemps.
Se sentant plus sûre d’elle, elle reposa le menu.
– Viens-tu souvent ici?
– Aussi souvent que je le peux. Je voulais même vivre sur l’île,
mais jusqu’à présent, le travail a rendu cette idée impossible.
– Pourtant, le trajet ne prend pas longtemps…
– C'est vrai.
– Mais les divertissements te manqueraient, c’est cela? Les
discothèques, les soirées…
– Autrefois, oui, approuva-t-il. Mais plus maintenant.
– Pourquoi ce changement?
– Parce que je suis marié, Althea, fit-il d’un ton impatient et
irrité. Nous sommes mariés.
Elle baissa de nouveau les yeux sur le menu.
– Le fait d’être mariés nous empêche-t-il de sortir?
– J’espère que tu ne comptes pas continuer à mener la même
vie à notre retour à Athènes. Et que tu cesseras de fréquenter
des gens comme Angelos Fotopoulos…
Elle laissa échapper un petit rire incrédule.
– Tu m’as proposé de m’épouser pour que je n’aie plus
affaire à Angelos. Crois-tu sincèrement que je désire le
fréquenter de nouveau?
Elle se pencha en avant.
– Serais-tu jaloux ? reprit-elle, de plus en plus incrédule.
– Non, répondit Demos avec une moue légèrement dégoûtée.
Mais je ne sais pas qui tu es vraiment.
– Non, en effet.
– Alors, dis-le-moi. Quelque chose a fait naître en toi une peur
des hommes. Du sexe. De moi.
– Non…
– Si. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu
fréquentais les discothèques avec tout ce que cela implique.
Pourquoi t’es-tu donnée à des types comme Angelos et te
refuses-tu à moi ?
Althea refoula une envie de pleurer. Des larmes lui montaient
aux yeux, constata-t-elle avec surprise.
– Tu ne comprends rien.
– Alors, explique-moi.
Sa gorge lui faisait mal, ses yeux la piquaient. Elle voulait
parler, mais ne savait pas quoi dire. Puis une main se referma sur
son épaule.
– Où avais-tu caché cette beauté?
Althea se raidit sous cette main ferme posée près de sa
clavicule. Elle vit la bouche de Demos se crisper et se tourna
pour voir un homme d’une cinquantaine d’année au sourire jovial
et aux petits yeux ronds.
– Salut, Esteban, dit calmement Demos. Je te présente ma
femme, Althea.
– Elle est vraiment jolie, répliqua Esteban en laissant errer son
regard sur elle.
Althea regarda Demos. Il ne semblait pas perturbé le moins du
monde.
– J’embrasse la mariée, fit Esteban en se penchant vers elle.
Althea se figea et sa vue se brouilla. Elle ne sentait plus que le
souffle brûlant de l’homme qui se penchait vers elle avec une
intention évidente. Et soudain, c’en fut trop.
Elle ne voulait pas être embrassée quand elle ne souhaitait pas
l’être. Elle ne pouvait pas se laisser toucher par cet étranger.
Cette pensée lui était insupportable. Elle ne se laisserait pas faire.
Avec un petit cri, elle s’écarta et entendit le murmure de
surprise qui traversa la taverna quand sa chaise se renversa.
Elle vit le regard de Demos se rétrécir, son expression devenir
terriblement dure, mais elle s’en moquait.
La cassure qu’elle avait méticuleusement ressoudée durant
toutes ces années s’était totalement fissurée. Elle sentait les
morceaux précautionneusement rassemblés se disloquer et elle ne
pouvait rien faire pour l’empêcher.
Elle n’avait plus qu’une chose à faire : fuir.
Elle se détourna et se dirigea vers la sortie en passant entre les
tables sans se soucier des chuchotements, des cris, du bruit de
verre cassé. Rien ne comptait plus sinon s’enfuir.
Sans se préoccuper de savoir si Demos ou Esteban la
suivaient, elle sortit du restaurant. Puis, dans la nuit éclairée par
les étoiles, elle se mit à courir le long de la promenade.
8.
Tout se brouillait dans son esprit tandis que, le souffle
saccadé, Althea gravissait la ruelle qui montait sur la colline.
Eclairée par une vieille lanterne, la villa de Demos surgit dans
l’obscurité et elle tourna bientôt la poignée en priant pour que la
porte ne fût pas verrouillée.
Heureusement, il n’en était rien… Une fois à l’intérieur, elle se
dirigea rapidement vers l’escalier sans réfléchir. Elle n’était que
sensations. Blessure, douleur, tristesse, désespoir. Colère.
Ses émotions déferlaient en elle avec une force terrible et elle
ne pouvait pas les endiguer. Pour une fois, elle ne le désirait
même pas.
Elle se retrouva dans la salle de bains attenante à sa chambre
et, après s’être débarrassée de ses vêtements, elle entra dans la
cabine de douche et ouvrit les robinets à fond. Elle avait besoin
de se nettoyer. De se purifier.
Debout sous le jet puissant, elle ferma les yeux. L'eau ruisselait
sur elle, apaisante.
Peu à peu, elle réussit à redevenir insensible. Ou presque.
Mais soudain, le rideau de la douche fut violemment tiré et elle se
couvrit désespérément le corps de ses mains. Demos était là, la
respiration irrégulière, le visage sombre et furieux.
– Qu’est-ce qui t’a pris, bon sang ? s’exclama-t-il.
– Va-t’en ! s’écria-t-elle d’une voix désespérée. Va-t’en, va-
t’en, va-t’en!
– Pourquoi t’es-tu enfuie du restaurant, Althea ? Qu’est-ce
que…
– Va-t’en ! cria-t-elle dans un sanglot, tout en se mettant à lui
frapper la poitrine avec ses poings.
A peine consciente de sa propre nudité, elle se moquait
éperdument de mouiller sa chemise. Un seul désir la possédait :
être seule. En sécurité.
Demos lui prit les poignets.
– Tu es ma femme…, commença-t-il.
– Eh bien, je ne veux pas l’être ! hurla-t-elle en essayant de le
repousser. Je ne veux rien de toi !
Il ne desserra pas son étreinte et cela décupla sa colère.
– Tu n’as pas le droit !
Une rage folle l’habitait, comme elle n’en avait jamais connu.
Une rage pure, puissante, dépouillée. Elle poussa de nouveau
contre sa poitrine, mais il resta inébranlable.
Puis soudain, au milieu de ce chaos, elle se rendit compte que
Demos ne se défendait pas. Il l’avait lâchée, l’abandonnant à sa
fureur.
Dans une sorte de brouillard confus, elle reçut un choc en
voyant l’expression désolée qui se lisait sur ses traits. Il pensait
qu’il méritait ce traitement, songea-t-elle. Il semblait se blâmer
lui-même. Comme si tout cela était sa faute.
D’une certaine façon, cela la rendit encore plus furieuse,
encore plus désespérée. Elle voulait qu’il réagisse.
Tout à coup, une partie d’elle-même surgit de sa hargne,
rationnelle et détachée. Comme un spectateur silencieux qui
aurait observé sa flambée de rage de l’extérieur.
Et subitement, elle se mit à pleurer. Elle n’avait plus pleuré
depuis la mort de sa mère. Une porte s’était refermée sur son
chagrin. Hermétiquement.
A présent, elle s’était rouverte brutalement. Elle avait explosé
sous la poussée et les larmes coulaient. Au début, elles roulèrent
silencieusement sur ses joues puis se firent plus abondantes,
intarissables. Althea n’avait plus aucun pouvoir sur les émotions
qui se déversaient d’elle à grands sanglots.
Elle se laissa glisser à genoux et s’enserra le corps de ses bras,
la tête baissée, ses cheveux mouillés sur son visage.
A peine consciente de la présence de Demos, elle continua à
pleurer jusqu’à ce que, peu à peu, ses sanglots s’arrêtent. Elle se
sentait épuisée. Apaisée.
Cependant, elle ne pouvait se résoudre à regarder Demos.
Elle se sentait incapable de supporter l’expression de son visage,
alors même qu’elle ignorait ce qu’il ressentait.
Elle eut seulement conscience qu’il se penchait au-dessus
d’elle et fermait les robinets de la douche. Puis elle sentit qu’il lui
posait une épaisse serviette sur les épaules avant de lui prendre la
main et de l’entraîner vers la chambre.
Une fois près du lit, il la sécha comme si elle était une enfant,
frottant ses membres nus avec des mouvements brusques.
Ensuite, il sortit brièvement avant de revenir avec l’une de ses
chemises en coton blanc. Après la lui avoir fait enfiler, il ouvrit le
lit et elle s’y allongea sans le regarder. Il remonta les couvertures
sur elle et quitta la pièce.
Althea ferma les yeux. Elle ne voulait plus penser à rien.
Au bout de quelques instants, elle entendit Demos monter
l’escalier, puis s’approcher dans le couloir. Il entra dans la
chambre et alluma une petite lampe posée sur le bureau avant de
venir déposer une tasse sur la table de chevet et de s’asseoir au
bord du lit.
Althea se redressa légèrement et prit la tasse de lait chaud.
– Merci, murmura-t-elle.
Demos resta silencieux, les épaules tendues, la mâchoire
contractée. Il attendait qu’elle lui parle. Qu’elle s’explique.
Il le méritait, songea-t-elle. Il l’exigeait et elle se rendit
compte qu’elle désirait être sincère. Il le fallait.
– Je t’ai dit, commença-t-elle lentement, que ma mère était
morte quand j’avais treize ans. Je l’aimais, bien sûr, mais je
n’étais pas très proche d’elle. Avec le recul, je pense qu’elle était
malheureuse dans son mariage.
Elle porta la tasse à ses lèvres et avala une gorgée de lait.
– Quand elle est morte, dans un accident de voiture, mon père
a été anéanti. Cela nous a rapprochés. A cette époque, nous
étions heureux ensemble.
Comme c’était douloureux de se rappeler ces mois paisibles,
après la douleur causée par la disparition de sa mère, songea-t-
elle.
– Tous les week-ends, il m’emmenait à la mer, nous
cherchions des morceaux de verre dépolis, j’en avais beaucoup,
de toutes les nuances de vert et de bleu.
Elle se racla nerveusement la gorge avant de continuer.
– Quelques mois après la mort de ma mère, mon père a dû
penser que nous vivions trop refermés sur nous-mêmes, alors il
s’est mis à inviter des collègues à dîner avec nous.
Elle se tut et reprit un peu de lait chaud pour se donner du
courage. Demos attendait sans rien dire.
– L'un de ces hommes m’aimait beaucoup, reprit-elle avec
précaution. Trop.
Toujours incapable de le regarder, elle entendit Demos
émettre une sorte de petit sifflement retenu.
– Mon père m’a demandé d’aller lui montrer notre belle
collection de verres dépolis. Dans ma chambre.
Pendant quelques instants, elle revécut ce moment, se rappela
la porte soigneusement refermée. Puis la voix brûlante dans son
oreille :
« Sois gentille, n’aie pas peur… »
Elle ferma les yeux, refoulant le flot de souvenirs. Puis elle
sentit la main de Demos se poser sur son épaule.
– Combien de temps ? demanda-t-il calmement.
– Jusqu’à ce que j’aie quinze ans, répondit-elle en gardant les
yeux fermés. Ensuite, mon père m’a envoyée en pension et là ça
a été mieux. Je ne revenais que pour les vacances scolaires.
– Et qu’est-il arrivé quand tu as eu quinze ans ?
– Je suppose que je ne l'ai plus intéressé. J'étais probablement
devenue trop grande. Du jour au lendemain, il s’est comporté
comme si rien ne s’était jamais passé.
Elle s’interrompit. Ce qu’elle retenait encore était le plus
atroce. Elle ne pouvait pas, elle ne pourrait jamais le laisser sortir
au grand jour.
– Il y a autre chose, fit-il en resserrant brièvement sa main sur
son épaule. Que s’est-il passé, Althea ?
– Rien ! s’écria-t-elle en repoussant sa main. Rien, rien…
Demos l’observait. Elle sentait sa colère et sa déception.
– Je t’ai tout dit ! insista-t-elle d’une voix où perçait son
impuissance. Que veux-tu de plus ?
– La vérité.
Il la força à se rallonger doucement.
– S'il te plaît, laisse-moi…, murmura-t-elle en refermant les
yeux tandis qu’une larme traîtresse roulait sur sa joue. Ne me
force pas à… à aller plus loin…
Mais elle sentait les mots monter à ses lèvres, se bousculer
pour les franchir. Ce secret trop lourd, elle savait que c’était avec
lui qu’elle allait le partager. Elle prit une profonde inspiration et se
lança.
– Quand cela… quand il s’est arrêté, j’ai été soulagée.
Incapable de le regarder, elle serra les paupières.
– Et déçue, chuchota-t-elle.
Elle se rappelait encore ce manque confus, ce dégoût éprouvé
envers ses propres sentiments, irrationnels.
– C'est comme cela que je suis devenue la femme que tu as
vue dans cette boîte de nuit, reprit-elle d’une voix soudain
dénuée de toute émotion. Celle des journaux à scandale.
Elle prit alors conscience que cette vérité, elle ne se l’était
jamais avouée à elle-même.
– Est-ce pour cela que tu mènes cette vie? demanda Demos
d’un ton neutre. Pour te punir, en quelque sorte?
– Aumoinslà,murmura-t-elle,j’ailecontrôledemoi-même. Et
c’est peut-être mon vrai moi.
– Tu crois ? répliqua-t-il en lui repoussant doucement une
mèche de cheveux derrière l’oreille. C'est l’image que tu
projettes, certes, mais non, ce n’est pas ce que tu es.
– Je suis désolée, chuchota-t-elle. Tu m’as épousée en
croyant que j’étais quelqu’un de totalement différent… Je… Je
croyais que je l’étais, moi aussi. Je croyais au moins pouvoir être
ce que tu désirais que je sois.
– Nous transportons tous un fardeau avec nous, Althea. J’ai
été injuste et arrogant de penser que tu n’en aurais pas.
Levant les yeux vers les siens, la jeune femme y découvrit de
la tendresse. Il tendit la main et lui effleura la joue.
– Je ne suis pas psychiatre, mais je peux néanmoins
comprendre quelque chose. Ces émotions contradictoires que tu
as ressenties, dans la situation que tu as vécue, sont normales. Tu
étais confuse, c’est certain, et traumatisée. Alors ensuite, tu as
forcément été…
Soudain, Althea sentit une vague de colère monter en elle.
– N’essaie pas d’analyser mon comportement, dit-elle
brusquement. Je ne suis pas ta patiente.
Une lueur cynique traversa le regard de Demos. C'était
exactement ce qu’elle était, comprit-elle avec un choc. Sa
patiente. Son problème.
Et sa femme. Elle se sentit soudain exténuée, vide, mais il y
avait une question qu’elle devait lui poser.
– Et toi ? Quel est ton fardeau, Demos ?
– Je crois que nous allons laisser cela pour une autre fois.
Visiblement, cela n’aurait servi à rien d’insister. Elle lissa la
couverture du bout des doigts, à peine capable de croire que cet
homme connaissait maintenant tous ses secrets.
Il se pencha et lui déposa un léger baiser sur le front.
– Merci de m’avoir parlé, dit-il calmement. Maintenant, je te
laisse dormir.
Puis il se dirigea vers la porte avant de disparaître.
A sa grande stupeur, Althea se rendit compte qu’elle aurait
voulu qu’il reste. Pour la première fois, elle aurait voulu ne pas
être seule.
Le lendemain matin, lorsqu’elle se réveilla, Althea vit que le
soleil était déjà haut dans le ciel. Allongée dans son lit, elle se
souvint de ce qui s’était passé la veille au soir. Et, à sa grande
surprise, elle se rendit compte qu’elle se sentait mieux.
Elle avait parlé et avait survécu. Cela voulait dire qu’elle
pouvait guérir. Qu’elle pouvait être forte, pas seulement pour
elle-même, mais pour Demos.
Cela prendrait du temps, il lui faudrait du courage, de la
patience. Mais peut-être possédait-elle les deux. Peut-être, se
dit-elle avec un frémissement d’espoir, pourrait-elle avoir un
avenir… avec Demos.
Elle se leva et se pencha sur son sac de voyage. Il lui fallait de
nouveaux vêtements. Désormais, elle ne se cacherait plus sous
des robes sexy et des sourires sensuels. Elle était déterminée à
être elle-même… Quoi qu’il arrive.
A cet instant, on frappa à la porte et elle se redressa.
– Entre, dit-elle.
Demos apparut, rasé de près, ses cheveux noirs encore
humides de la douche. Il la contempla longuement sans dire un
mot, comme s’il cherchait des signes. Il la traitait comme une
patiente, songea-t-elle avec une sensation désagréable.
– Je cherche quelque chose à me mettre, dit-elle.
– Tu as des vêtements, que je sache ?
– Je ne veux plus de ceux-ci.
– Nous pouvons aller en acheter en ville. Ils ne seront pas très
à la mode, bien sûr. Tu devras te contenter de ce que nous
trouverons.
– Très bien, répliqua-t-elle, blessée par sa froideur.
Puis il quitta de nouveau la chambre.
Après s’être douchée et avoir enfilé un jean et le T-shirt le plus
simple qu’elle possédait, elle alla le retrouver au rez-de-
chaussée.
– Que faisons-nous aujourd'hui ?
– Nous pourrions aller faire le tour de l’île.
Ils prirent leur petit déjeuner puis quittèrent la villa, sous les
rayons éblouissants du soleil.
Au lieu de s’engager dans la ruelle qui menait vers le port,
Demos en prit une autre, sur la droite, raide et étroite elle aussi,
qui serpentait sur la colline entre de hautes parois rocheuses.
Après un dernier lacet, ils arrivèrent sur une ancienne route
pavée. Devant leurs yeux s’étendaient collines et vallées.
Althea regarda les cultures en terrasses, dont chaque parcelle
était entourée par des murs en pierre. Au loin, elle aperçut des
maisons aux murs blanchis à la chaux qui semblaient s’accrocher
périlleusement au sommet de la montagne.
– C'est Ioulida, dit Demos en suivant son regard. Nous irons
jusque-là.
Ils s’avancèrent sur la route ombragée par des oliviers et des
figuiers.
– C'est très vert, remarqua Althea après qu’ils eurent marché
en silence pendant environ une demi-heure.
Des fleurs sauvages poussaient entre les pavés, et les champs
qui s’étendaient de part et d’autre étaient tapissés d’une herbe
luxuriante.
– Oui, c’est à cause des pluies hivernales. Mais dès
qu’arrivera juillet, tout sera aussi brun et sec que partout ailleurs.
Althea le regarda à la dérobée. Il marchait d’un pas régulier,
mais elle sentait en lui une tension qu’elle n’aimait pas. Elle aurait
voulu lui demander à quoi il pensait, mais se demandait dans le
même temps si elle voulait vraiment le savoir.
– Pourquoi as-tu acheté une villa ici ? s’enquit-elle plutôt.
J’aurais pensé que tu préférerais Mykonos ou Santorini, avec
leur vie nocturne…
Demos lui adressa un bref sourire.
– Apparemment, tu me connais aussi peu que je te connais.
Prononcée d’un ton neutre, cette remarque perça la bulle
d’optimisme qu’elle s’était autorisée. Elle s’arrêta et se tourna
vers lui.
– Eh bien, parle-moi de toi.
– J’ai acheté une villa ici parce que je voulais échapper aux
foules, aux discothèques. Je désirais un endroit tranquille où je
pourrais amener ma famille, même si je ne l’ai jamais fait.
– Tu veux parler de Brianna ?
Demos haussa les épaules sans répondre.
– Pourquoi ne les as-tu pas amenées ici, elle ou ta mère ?
continua-t-elle d’un ton égal.
– Ma mère a épousé Stavros, dit-il d’un ton crispé. Ils se sont
installés ensemble.
– Brianna et Stavros s’entendent bien ?
– Assez bien. Mais elle ne l’a jamais considéré comme son
père.
« Non, parce que c’est toi qu’elle a placé dans ce rôle »,
ajouta Althea en silence.
A présent, la route était devenue un sentier qui traversait les
cultures en terrasses. Tout en marchant à côté de Demos, elle
réfléchissait à elle-même, à ses propres limites.
Jamais elle ne s’était sentie capable d’aimer, et jamais elle ne
l’avait recherché. Elle avait évité les hommes, les engagements, la
sincérité. Parce que tout cela était trop difficile à supporter.
Mais maintenant, pouvait-elle aimer Demos ?
Après que cette pensée inattendue lui eut traversé l’esprit, une
autre, beaucoup moins agréable, la suivit.
Qu’elle puisse ou non aimer Demos, lui ne l’aimerait jamais.
Elle se rappela son sourire cynique le jour où il lui avait demandé
de l’épouser et ses considérations au sujet de l’amour.
« Oh si, j’y crois. Mais j’en ai soupé. »
Elle le comprenait à présent. Il avait été étouffé par l’amour et
les besoins de sa famille, de Brianna, par le fardeau de l’amour
et des responsabilités.
Profondément affectée, elle sentit tout espoir s’évanouir en
elle.
Un peu plus tard, ils arrivèrent à Ioulida, le village perché en
haut de la montagne. Là, ils déjeunèrent dans une petite taverna.
On avait l’impression d’avoir remonté le temps, songea Althea.
Des chèvres déambulaient tranquillement dans les rues pavées, et
une femme habillée tout en noir, aux joues rouges et brillantes, les
servit avec un sourire édenté.

Les jours suivants passèrent agréablement. Demos lui fit visiter


l’île, lui montra l’épave du Britannic – l'un des deux vaisseaux
jumeaux du Titanic – qui, après avoir heurté une mine
allemande, avait explosé au large de Korissia.
A Ioulis, ils achetèrent des vêtements pour Althea. Des tenues
simples et confortables dans lesquelles elle se sentit bien. Dans
lesquelles elle se sentit elle-même.
Demos se comporta comme un guide parfait, un compagnon
agréable et elle se laissa bercer par l’espoir qu’elle avait nourri
quand elle avait accepté de l’épouser : qu’il la laisserait tranquille
et qu’ils vivraient leur vie côte à côte mais séparément, à
l’amiable.
Pourtant, cette éventualité lui procurait à présent un sentiment
de déception. Elle attendait déjà davantage de lui, plus qu’il
n’était prêt à lui donner.
Elle voulait de l’amour. Ou, du moins, corrigea-t-elle en son
for intérieur, elle voulait expérimenter cette possibilité. Pouvait-
elle aimer Demos ? Pouvait-elle aimer tout court?
Et lui, pouvait-il l’aimer?

***
– Il ne fait pas assez chaud pour nager, dit Demos un après-
midi, mais nous pourrions aller à la plage. Il y en a une, privée,
près de la villa.
Althea accepta volontiers et Demos la conduisit dans une
petite baie, cachée du port par un amas de roches. Les vagues
venaient mourir sur le rivage en un doux bruissement avant de
renaître. Dans le creux de quelques rochers disséminés çà et là,
des sortes d’étangs minuscules s’étaient créés, chauffés par le
soleil.
Elle ôta ses sandales et remonta les jambes de son jean avant
de mettre les pieds dans l’un de ces petits bassins.
– Fais attention, la prévint Demos, les anémones de mer
peuvent provoquer des brûlures.
Fascinée par ces plantes étranges, elle contempla les
tentacules orange vif flottant paresseusement dans l’eau.
– Je ferai attention, promit-elle avant de se pencher pour
ramasser une moule.
– Que fais-tu ? demanda Demos d’un ton légèrement amusé
en l’observant.
Elle passa le doigt le long de la coquille sombre aux reflets
bleus.
– Je la regarde, c’est tout.
– Quand tu travaillais sur ce bateau, t’es-tu découvert un
intérêt pour les coquillages ?
– Oui, pour la biologie marine, reconnut-elle avec un petit rire
gêné. Mais c’est juste un hobby.
Elle ne s'était jamais permis de rêver plus avant. Après avoir
reposé la moule dans l’eau, elle prit un autre coquillage, violet
hérissé de longues épines à bout rond.
– Sais-tu qu’autrefois ces coquillages étaient utilisés pour
teindre le tissu ? La teinte obtenue était la pourpre impériale –
mais cela sentait affreusement mauvais quand on les faisait
bouillir, dit-elle en le remettant dans l’eau.
– Vraiment? murmura Demos. Pourquoi as-tu quitté ce navire
scientifique ? Tu dois y avoir été heureuse, non ?
Althea refoula un signal d’alarme et haussa les épaules.
– Je te l’ai dit, je…
– Etait-ce à cause d’un homme ? l’interrompit-il.
– Oui.
– Que s’est-il passé?
Althea redressa le menton. Il voulait des explications, très
bien, il en aurait.
– Le capitaine du bateau…, commença-t-elle.
– Une autre figure de père ? la coupa Demos.
– N’essaye pas d’analyser mon comportement. Je te l’ai déjà
dit, je ne suis ni ta patiente ni ta sœur.
Il se contenta de hausser les épaules et elle reprit :
– Il s’est pris d’affection pour moi. Il s’est mis à le témoigner
physiquement par des gestes amicaux – probablement innocents.
– Probablement, murmura Demos d’un ton sceptique.
– J’ai pris peur, continua-t-elle sans tenir compte de sa
réaction. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas faire la
différence entre les hommes honnêtes et les autres. Je ne me
sentais jamais en sécurité. Alors, je suis partie. Ensuite, je me suis
cachée.
– Et c’est pour cela que tu n’as jamais terminé tes études ?
– En fait, j’ai passé mon bac, par correspondance.
Demos parut très surpris.
– Mais alors, pourquoi n’es-tu pas allée à l’université ?
A l’entendre, cela paraissait si simple, songea Althea avec
amertume. Lui l’avait fait, alors pourquoi pas elle ? Elle n’avait
pas envie de lui expliquer qu’elle avait perdu la capacité de juger
les hommes, de se juger elle-même.
– Pourquoi me poses-tu toutes ces questions, demanda-t-elle,
les mains sur les hanches. J’ai fait mes choix. Je les assume.
Peut-être devrais-tu assumer les tiens.
Demos plissa le front.
– Que veux-tu dire?
– Tu te sens visiblement coupable de quelque chose, dit-elle
après avoir inspiré profondément. Je l’ai vu à la façon dont tu
parlais à Brianna. Que s’est-il passé pour que tu te sentes si
responsable d’elle? Comme si tu avais une dette… Et pourtant,
vu de l’extérieur, on dirait plutôt que c’est elle qui en a une
envers toi.
– Tu ne sais rien là-dessus.
– Alors, parle-m’en, répliqua-t-elle vivement. Comme cela je
pourrai comprendre. Je t’ai livré mes secrets, confie-moi les
tiens.
Demos resta silencieux pendant un long moment, puis il secoua
la tête.
– Je t’ai dit tout ce que tu dois savoir.
– Tu ne crois pas que j’ai besoin d’en savoir plus ? protesta-t-
elle. Je suis ta femme.
– Peut-être devrions-nous être mari et femme dans tous les
sens du terme pour pouvoir avancer, murmura-t-il d’une voix
sensuelle.
– Peut-être devrions-nous juste être sincères !
Une lueur intense brilla au fond des yeux gris de Demos.
– Alors, commençons par être sincères avec nos corps.
Althea laissa échapper un rire creux tandis que son cœur
battait la chamade.
– Oh ! De ce côté-là, ça fonctionnera, dit-elle d’un ton
railleur.
Le sexe ne résoudrait pas tout, elle le savait. Au contraire, il ne
ferait sans doute qu’empirer la situation.
– Envisages-tu de te donner à moi un jour, Althea ? demanda
tranquillement Demos. Une fois adulte, tu as connu d’autres
hommes, n’est-ce pas ?
La jeune femme contempla la surface de l’eau miroitant sous
les rayons du soleil.
– Oui, répondit-elle. Mais ça n’a jamais été agréable pour
moi.
– Cela ne me surprend pas, dit-il en s’approchant d’elle avant
de lui poser la main sur l’épaule.
Son geste avait été doux, mais ferme. Elle savait ce que voulait
Demos. Et elle avait presque envie de le lui donner.
– Avec des types comme Angelos, continua-t-il, je veux bien
croire que l’expérience n’a pas été fantastique.
– Je n'ai jamais couché avec lui, répliqua-t-elle en se
dégageant avant de se pencher de nouveau vers la mare. A vrai
dire, cela fait plusieurs années que je n’ai pas couché avec un
homme. J’ai essayé. Je pensais que cela me ferait du bien…
Elle refoula les souvenirs douloureux qui revenaient l’assaillir.
– Mais cela n’a pas marché, alors j’ai arrêté.
– Pourtant, tu as continué à sortir, à te comporter comme une
sorte de…
– Parce que ça, ça marchait ! l’interrompit-elle. Sais-tu
comment j’étais à douze ans ? J'avais une masse de cheveux
affreuse et de longues jambes toutes maigres, j’étais bien loin de
la puberté ou d’avoir l’allure d’une femme. Pourtant j’attirais
l’attention. Sur le bateau, je m’habillais et me comportais de la
façon la moins provocante possible, et pourtant…
Elle secoua la tête.
– Non, la seule façon de rester sauve a été de m’exhiber. Et
ensuite, ironiquement, de t’épouser.
– Tu es en sécurité avec moi, dit Demos d’une voix sourde.
– En sécurité par rapport à tous les hommes, sauf un !
Demos la saisit par les épaules et la força à se tourner vers lui.
– Tu es en sécurité avec moi, répéta-t-il. Tu t’es peut-être
crue en sécurité avant, tu t’es peut-être sentie maîtresse de toi-
même. Mais tu ne l’étais pas. Tu as été violée et utilisée, mais ce
qui se passera entre nous n’aura rien à voir avec tes expériences
passées.
Althea ne répondit pas et leva les yeux vers les siens, sombres
et farouchement déterminés. Elle se rendit compte qu’elle voulait
le croire. Elle voulait découvrir l’intimité, et l’amour, et les
savourer. Elle voulait sentir le contact d’un autre être humain, le
doux plaisir d’aimer et d’être aimée. Elle en avait assez d’être
seule, d’avoir peur, d’être à l’écart.
Mais cela semblait si impossible, si irréel.
Et de toute façon, Demos ne parlait pas d'amour.
Le soleil commençait à baisser à l’horizon, projetant de longs
rayons d’or sur la surface de l’eau.
– Cela peut être bon entre nous, Althea, continua Demos,
d’une voix à la fois douce et inflexible. Et cela le sera… ce soir.
9.
Le soleil s’était couché à présent, et les premières étoiles
scintillaient dans le ciel tandis qu’Althea faisait les cent pas dans
sa chambre, les nerfs à fleur de peau.
Oscillant entre la panique et le désir, elle se rendait compte
qu’elle voulait être désirée, qu’elle voulait découvrir si cela
pouvait être aussi bon que le lui avait promis Demos. C'était pour
cette raison qu’elle avait dit oui mais maintenant elle redoutait ce
qui allait se passer.
Quand elle avait accepté d’épouser Demos, elle avait cru
pouvoir lui donner ce qu’il désirait. Ce que tous les hommes
désiraient : son corps consentant.
Pourtant, il lui avait montré qu’il désirait plus que cela et elle ne
savait comment le lui offrir. Mais dans quelques instants, elle allait
le découvrir…
On frappa légèrement à la porte et, avant qu’elle ait prononcé
un mot, Demos entra dans la chambre.
Il avait passé une chemise blanche au col échancré et un
pantalon en lin clair. Il avait l’air détendu et, songea-t-elle en
sentant sa bouche devenir sèche, il était incroyablement attirant.
Lorsqu’il s’avança dans la pièce, elle vit qu’il portait une
bouteille de vin et deux verres.
– Tu veux me faire boire ? demanda-t-elle en frottant ses
mains moites sur son jean.
– Pas du tout, fit-il en posant la bouteille et les verres sur une
petite table installée près de la fenêtre.
Puis il sortit un tire-bouchon de sa poche.
– Mais un verre ou deux pourraient t’aider à te détendre, tu ne
crois pas ?
– Peut-être, admit-elle.
Pourtant, elle avait l’impression que même un magnum de
champagne ne diminuerait en rien la tension qui l’oppressait.
– J’ai envie que cela se passe bien, Althea, reprit-il d’un ton
légèrement amusé.
– Pour toi, murmura-t-elle.
– Non, répliqua-t-il en lui tendant un verre de vin. Pour nous
deux. Nous ne sommes plus au Moyen Age, les femmes ont le
droit d’éprouver du plaisir, et entre mari et femme…
– Ce n’est que du sexe, l’interrompit-elle avant de porter son
verre à ses lèvres. Après tout, nous ne sommes pas amoureux
l’un de l’autre.
– Non, en effet, approuva-t-il d’un air songeur avant de
prendre une gorgée de vin. Voudrais-tu que ce soit le cas ?
Althea crispa les doigts autour du pied de son verre.
– Tu as été très clair là-dessus, dit-elle. Tu as dit que tu avais
eu assez d’amour.
– Oui.
– Crois-tu que… que tu pourrais changer un jour?
Demos tourna la tête vers la fenêtre ouverte sur la nuit. Même
si elle ne pouvait voir l’expression de son visage, Althea le sentit
soudain tendu, lui aussi.
– Je ne sais pas, répondit-il enfin. Mais pour l’instant, nous
avons autre chose à faire.
Lorsqu’il se retourna vers elle, Althea le regarda avec
attention. Il n’était pas très différent des autres hommes, songea-
t-elle avec une pointe de déception. Doux, même charmant
quand il choisissait de l’être. Mais au fond, tout ce qu’il désirait –
comme tous les autres – c’était son corps.
Et soudain, elle comprit qu’elle voulait lui donner non
seulement son corps, mais tout son être. Etait-ce de l’amour ?
– Je devine tout ce que tu penses en regardant tes yeux,
murmura Demos en s’approchant d’elle avant de lui prendre son
verre des mains. Je me demande comment j’ai pu ne pas le faire
avant, je devais être aveugle.
– A quoi est-ce que je pense, alors ? le défia-t-elle.
– Tu penses que je suis comme tous les autres, comme tout
homme qui utilise une femme. Mais je te le promets, Althea, ce
ne sera pas comme ça entre nous.
– Comment pourrait-ce ne pas l’être ? chuchota-t-elle.
– Parce que tu contrôleras ce qui se passe.
Devant son air incrédule, il sourit.
– Nous irons lentement, aussi lentement que tu le voudras. Et
nous allons commencer tout de suite.
Voyant qu’elle se raidissait déjà, il enlaça ses doigts aux siens.
– Allongeons-nous sur le lit, dit-il doucement.
Le corps affreusement tendu, elle le suivit et s’étendit sur le
couvre-lit. Il s’installa à côté d’elle en plaçant un bras au-dessus
de sa tête, tandis que l’autre restait libre. Il semblait détendu, sûr
de lui.
Doucement, il lui posa la main sur le ventre. A ce contact, elle
sentit ses muscles se contracter. Il garda sa main là, souriant
légèrement.
– Comment te sens-tu ?
Malade de peur, songea-t-elle. Cependant, un soupçon
d’autre chose se mêlait à la peur, même si ce n’était pas tout à
fait du plaisir.
– Ça va, murmura-t-elle.
Il fit remonter sa main et son pouce vint effleurer la pointe de
son sein. Elle se raidit de nouveau.
– Et maintenant?
– Tu me rends nerveuse, avoua-t-elle.
– Très bien, j’arrête, dit-il en ôtant sa main.
– A ce rythme-là, cela va nous prendre toute la nuit, fit-elle
avec un petit rire gêné.
– Nous avons toute la nuit.
– Je préférerais que cela se passe rapidement.
– Je sais. Mais je ne veux pas que ton corps, Althea. Je veux
ton esprit. Ton âme. Tout ton être.
– C'est beaucoup me demander.
– Je sais, dit-il de nouveau.
Elle se rendit compte que son pouce était revenu caresser son
sein. Elle sentit un minuscule bourgeon de plaisir se déployer en
elle et retint son souffle.
– Bien sûr, continua Demos d’un air songeur, tu peux me
toucher, toi aussi.
– Je ne sais pas comment faire.
– Nous allons commencer en douceur.
Il lui prit la main et dénoua doucement son poing serré avant
de la poser sur son torse. Sous sa paume, elle sentit le contact
ferme de ses muscles et son cœur qui battait fort. Ce n’était pas
désagréable, songea-t-elle.
A vrai dire, c’était même plutôt agréable. Prudemment, elle
souleva son autre main et la plaça elle aussi sur ses pectoraux.
Demos sourit.
Ses doigts continuaient à lui caresser le sein à travers son
chemisier, faisant naître en elle de petites vagues de plaisir.
C'était bon, se dit-elle en sentant un léger vertige lui monter à la
tête, cependant, elle aurait été heureuse d’arrêter.
Elle leva les yeux vers lui. A présent, il souriait
langoureusement, mais son regard restait très sérieux.
– Et si je te demandais d’arrêter maintenant?
– Je le ferais, répondit-il.
– Et si je te demandais de partir?
Les yeux sombres, scrutateurs, il répliqua :
– Veux-tu que je m’en aille ?
– Non.
– Veux-tu que je continue?
– Oui, murmura-t-elle.
Il se remit à caresser son sein, faisant naître une sensation
voluptueuse au plus profond de son être. La sensation était si
forte, si pure, qu’Althea laissa échapper un gémissement. Ses
propres doigts se refermèrent sur les boutons de sa chemise et
elle se rendit compte qu’elle avait envie de toucher sa peau. Pour
la première fois de sa vie, elle avait envie de toucher un homme.
– Aimerais-tu m’enlever ma chemise ? demanda-t-il à voix
basse, devinant son désir.
– Peut-être.
Il sourit, attendant.
– Oui, corrigea-t-elle.
Il s’écarta légèrement afin qu’elle puisse mieux accéder aux
boutons. Les doigts tremblants, elle les défit un à un.
Demos se dégagea bientôt de sa chemise et Althea contempla
sa poitrine avant d’effleurer la cicatrice claire.
Puis, avec un courage qu’elle ne se serait jamais soupçonné,
elle se pencha pour embrasser la cicatrice, laissant ses lèvres
glisser sur la peau soyeuse. Demos poussa un petit gémissement.
– C'est bon.
Elle releva la tête et le regarda dans les yeux.
– J’ai encore peur.
Demos lui repoussa une mèche de cheveux derrière l’oreille.
– Ne t’inquiète pas. Nous avons tout notre temps. En fait, il
n’y a que moi qui ai ôté un vêtement.
– C'est vrai, murmura-t-elle.
Il glissa la main sous son chemisier et la posa sur son nombril.
Sa paume était délicieusement chaude.
– Nous pourrions peut-être remédier à cela.
Mais Althea hésitait encore. C'était si différent, si étrange, si
nouveau, si… merveilleux.
Merveilleux. Elle était stupéfaite de ressentir les choses ainsi,
que Demos puisse la faire se sentir ainsi. Même si
l’émerveillement restait encore un peu teinté d’angoisse.
– D’accord, dit-elle. Mais je me déshabille moi-même.
Demos hocha la tête en silence en se rallongeant.
Les doigts légèrement tremblants, Althea commença à
déboutonner son chemisier. Elle vit les yeux de Demos
s’assombrir, mais la preuve de son désir ne l’effrayait plus à
présent. Au contraire, cela l’enhardissait.
Une fois les boutons défaits, elle se débarrassa du chemisier.
– Voilà.
Elle portait un soutien-gorge très simple en coton blanc, acheté
en ville. Elle n’avait pas des seins très volumineux, songea-t-elle
en souriant timidement à Demos.
– Tu es belle, dit-il en la caressant du regard.
Puis il lui tira doucement la main et elle s’étendit de nouveau à
côté de lui.
– Tu es très patient, dit-elle avec un petit rire tremblant.
– Cela en vaut la peine.
– Comment peux-tu en être aussi certain ?
Demos avait recommencé à la caresser, en de doux
mouvements qui la détendaient et la faisaient palpiter de désir.
Elle pouvait à peine croire ces nouvelles sensations qui la
parcouraient, inondant ses sens.
– Je le sais, dit-il. Il s’est passé quelque chose entre nous dès
le premier instant où nous nous sommes regardés. Et maintenant,
ce quelque chose éclot pleinement.
– Tu crois ? chuchota-t-elle.
Pour toute réponse, il baissa la tête et sa bouche vint taquiner
l’un de ses tétons à travers la fine couche de tissu. Althea poussa
un petit cri. C'était si intime, si étrange. Si bon. Demos releva la
tête, les yeux étincelants.
– Tu aimes ?
– Oui…, répondit-elle d’une voix étouffée tandis qu’il
retournait à sa tâche exquise.
Elle ferma les yeux en glissant les doigts dans ses cheveux.
Soudain, elle se rendit compte qu’elle avait de nouveau envie de
le toucher, comme il la touchait, avec douceur et tendresse.
Jamais elle n’avait désiré cela auparavant. Elle n’y avait même
pas songé.
– Je voudrais… Je voudrais te toucher…
Il roula sur le côté en l’entraînant avec lui.
– J’attendais que tu me dises cela.
Etonnée par sa propre audace, elle se retrouva à moitié sur lui.
Elle passa doucement les doigts sur son torse avant de se
pencher pour l’embrasser, sa toison fine lui caressant les lèvres.
Demos poussa un gémissement sourd qui la fit frissonner.
Enhardie par sa réaction, elle l’embrassa de nouveau,
caressant sa peau avec sa langue, savourant son goût légèrement
salé, viril. Puis, enivrée par ses plaintes rauques, elle laissa sa
bouche descendre plus bas et ses doigts effleurèrent la boucle de
son ceinturon.
Relevant la tête, elle vit que Demos la regardait en souriant.
Elle fit glisser le ceinturon dans la boucle avant de s’arrêter.
Cela commençait à devenir dangereux.
– Tu veux que je fasse le reste ? murmura Demos.
Elle hocha la tête en silence et se cacha le visage derrière ses
cheveux. Il ouvrit sa braguette avant de faire glisser le pantalon
sur ses jambes. Ensuite, son caleçon prit le même chemin et
Althea se rendit compte qu’elle haletait.
– Je ne voulais pas…
– Je sais, fit-il avec un petit rire. Tu veux que je le renfile?
Althea rassembla tout son courage pour le regarder,
entièrement. Il était merveilleusement beau.
– Non, dit-elle après quelques instants. Ça va.
– Et si tu te déshabillais complètement, toi aussi?
– Ça s’accélère, tout à coup…, répliqua-t-elle en se mordant
la lèvre.
Demos rit de nouveau.
– Je dois t’avouer que moi, je trouve cela très lent. Mais
d’accord, reste comme tu es. Pour l’instant.
Elle déglutit péniblement. Elle n’avait plus vraiment
l’impression de maîtriser la situation. Au contraire…
– Althea ? dit-il doucement. N’aie pas peur.
Il était allongé sur le dos, nu, totalement à l’aise.
Elle laissa errer son regard sur lui, sur ses muscles fins et longs,
sa peau mate. Le désir jaillit de nouveau en elle, déferlant dans
toutes les fibres de son corps.
– Je vais peut-être enlever mes vêtements, chuchota-t-elle.
– Je peux t'aider ?
Involontairement, elle se crispa mais ne refusa pas.
Tout en souriant, Demos se mit à déboutonner son jean avant
de descendre lentement la fermeture Eclair, ses doigts effleurant à
peine sa peau. Alors qu’elle s’attendait à se sentir horriblement
exposée, Althea se rendit compte qu’il n’en était rien.
Ses yeux étaient emplis de tendresse, si bien qu’elle avait
l’impression d’être un véritable trésor. Elle n'avait jamais éprouvé
cette sensation et cela la réchauffait, comme si son regard était le
soleil même. Délicatement, il fit glisser le jean sur ses jambes
avant de le laisser tomber sur le plancher.
Sa culotte le rejoignit rapidement. Son soutien-gorge aussi.
Elle était nue.
Demos ne la toucha pas. Il se contenta de la regarder.
Instinctivement, elle ferma les yeux. Soudain, son corps se crispa
de nouveau, les souvenirs remontant à la surface.
– Non…, murmura Demos en lui effleurant les paupières.
Nous ne ferons rien que tu ne veuilles.
– Je veux arrêter, chuchota-t-elle.
S'attendant à ce qu’il réagisse vivement, peut-être même avec
colère, elle rouvrit les yeux. Il lui souriait.
– Si nous faisions une petite pause ? proposa-t-il en se
rallongeant à ses côtés.
– Je ne te facilite pas la tâche…, dit-elle en souriant malgré
elle.
– On peut dire ça comme ça, approuva-t-il avec une grimace
malicieuse.
Ils restèrent allongés ainsi tranquillement, bercés par le doux
murmure lointain des vagues et le son de leur propre respiration.
Peu à peu, elle sentit la panique et la peur refluer. A présent, elle
était certaine que Demos ne ferait vraiment rien qui l’incommode.
Doucement, elle posa de nouveau la main sur sa poitrine,
sentant le battement régulier de son cœur sous sa paume.
Il enroula les doigts autour des siens et les garda là, sur son
cœur.
– Tu es prête ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête.
Il caressa lentement ses seins, son ventre, le haut de ses
cuisses. Lorsque ses doigts s’immiscèrent lentement au cœur de
sa féminité, elle tressaillit.
– C'est agréable ? demanda-t-il d’une voix rauque.
– Oui, murmura-t-elle.
Elle en voulait plus. Beaucoup plus. Jamais elle n’avait ressenti
cela auparavant.
D’un doigt léger, il frôla le bourgeon de chair où palpitait son
désir et elle se mit à haleter. Avec une douceur exquise, il le
caressa et elle laissa échapper un gémissement. Aussitôt, il
s’arrêta.
– C'est bon ? demanda-t-il.
Elle ne put que hocher la tête en silence.
Tout en souriant, il continua à lui prodiguer des caresses de
plus en plus intimes, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle se mette
à onduler des hanches sous ses mains, stupéfaite et submergée
par les sensations qu’il faisait naître en elle.
A présent, elle n’avait plus peur. Elle était en sécurité.
Des larmes lui montèrent aux yeux et elle ne se soucia pas de
les refouler. Elle les laissa glisser sur ses joues. C'étaient de
bonnes larmes. Apaisantes.
Demos leva la main et lui essuya la joue avec son pouce. Puis
il baissa la tête et prit possession de sa bouche.
– Ça va? fit-il de nouveau après avoir relevé la tête.
– Ce n’est plus la peine de me le demander, murmura-t-elle.
Il sourit avant de l’embrasser de nouveau, profondément, avec
une ardeur qui liait son âme à la sienne.
Althea cessa de résister, elle voulait se donner à lui,
entièrement. Elle voulait se perdre dans la volupté et le plaisir – et
se trouver enfin.
Et elle se trouva. Les morceaux éparpillés et perdus de son
être furent réunis en un tout quand Demos vint en elle, emplissant
son corps et son cœur, son esprit et son âme. Elle cria et il prit sa
bouche en un baiser qui unissait son cœur au sien.
Pour toujours.

Il était plus de minuit lorsque Demos descendit au rez-de-


chaussée. Il était pieds et torse nus, s’étant contenté d’enfiler son
pantalon avant de laisser Althea paisiblement endormie dans son
lit.
Dans leur lit. Où s’était enfin consommé leur mariage. Il sourit.
Il lui avait fallu longtemps pour la posséder, mais finalement, elle
s’était totalement donnée à lui, comme lui s’était donné à elle.
Une fois dans le salon, il se versa un verre de scotch et
s’installa dans un fauteuil près de la fenêtre. Au loin, la mer était
éclairée par un croissant de lune argenté et tout était calme et
silencieux.
En choisissant Althea, il n’avait pas pensé rencontrer une
femme difficile, abîmée par la vie. Une femme qui possédait des
fantômes, des secrets, des souffrances cachées.
Il avait été si arrogant et stupide de penser qu’il pût exister des
gens sans cicatrices, sans ombres…
Lui en avait certainement. Pourtant, il ne les partagerait pas
avec Althea. Elle avait assez de son fardeau. Il soupira avec
impatience. En lui faisant l’amour, il avait espéré chasser
quelques-uns de ses propres souvenirs, mais il se rendait compte
qu’il n’en était rien.
« J’avais besoin de toi, Demos, et tu m’as abandonnée. Je
croyais… » « C'est ta faute. » « Tu te souviens de ta promesse ?
»
Il posa son verre sur la table basse. Il ne voulait pas entendre
ces voix qui lui rappelaient son échec total, en tant que frère, fils,
être humain.
– Demos ?
Stupéfait, il tourna la tête et vit Althea qui le contemplait d’un
air inquiet, vêtue de sa chemise et les pieds nus.
– Je croyais que tu dormais, dit-il, sans pouvoir s’empêcher
de parler durement.
– Oui, je dormais, mais je me suis réveillée, répliqua-t-elle en
s’avançant vers lui. Tu vas bien ?
– Très bien.
Il se força à la regarder, à lui sourire et soudain, il se radoucit
malgré lui.
– Je vais bien, dit-il doucement.
– Et maintenant? demanda-t-elle.
– Que veux-tu dire?
L'examinant avec attention, il vit une lueur déterminée au fond
de ses yeux.
Que voulait-elle de lui, à présent ? Il connaissait la réponse, il
la voyait dans son regard. Elle aussi avait besoin de lui. Elle aussi
l’aimait.
Il sentit une vague de désespoir déferler en lui.
– Demos ?
– Nous allons retourner à Athènes, fit-il en haussant les
épaules. J’ai du travail et toi… tu feras ce que tu voudras.
Il se rendait compte qu’il se montrait indifférent, distant, mais il
ne savait pas comment faire autrement. Il ne savait même pas ce
qu’il désirait.
– Ce que je voudrai ? Tout ce que je voudrai ?
– Dans les limites du raisonnable. Tu pourrais peut-être
reprendre des études – de biologie marine ?
Il s’interrompit devant son air dégoûté.
– On ne t'a jamais offert cette chance, que je sache ?
– Je ne veux pas qu’on m’offre quoi que ce soit, répliqua-t-
elle. Je ne suis pas un chien à qui on jette un os.
– Très bien. Que veux-tu, alors ?
D’un air parfaitement calme, elle répondit :
– Je suis ravie que tu me poses la question.
Puis elle s’agenouilla devant lui et posa les mains sur ses
cuisses, faisant aussitôt renaître le désir en lui.
Il la regarda d’un air neutre, même si ce simple contact faisait
jaillir la vie en lui – l’espoir.
– Je veux un vrai mariage, Demos, et je ne parle pas
seulement de ce qui se passe au lit, dit-elle avec un sourire
timide. C'était bon, c’était beau. Et c’était bien mieux que tout ce
que j’aurais pu imaginer. Mais je parle de notre vie commune. Je
la voudrais équilibrée, généreuse, et…
Il voulut l’interrompre mais elle leva la main et lui posa un doigt
sur la bouche pour l’en empêcher.
– Je sais que tu ne m’aimes pas, et je ne t’aime pas. Du moins,
je ne crois pas. Si j’ai accepté de t’épouser, c’est parce que je
ne me croyais pas capable d’aimer. Mais maintenant, je me
rends compte que je désire plus. Plus que la sécurité. Je veux me
sentir bien. Heureuse. Et je veux voir si c’est possible avec toi. Et
si c’est possible pour toi avec moi.
Demos regarda son visage à la fois fier et vulnérable et
soudain, il se sentit traversé par une sensation inconnue.
Par un espoir nouveau.
A cet instant, la sonnerie de son mobile retentit dans la pièce,
rompant le silence. Il la repoussa et se leva.
Si quelqu’un l’appelait à cette heure, cela ne pouvait pas être
pour lui apprendre une bonne nouvelle…
Il saisit l’appareil qu’il avait posé sur la table plus tôt dans la
soirée et reconnut le numéro.
– Que s’est-il passé?
– Demos, c’est moi, répondit la voix de Nerissa, pleine de
larmes.
Il se rendit compte qu’il avait attendu ce moment depuis huit
ans. Et brusquement, tout espoir s’évanouit en lui.
– Qu’est-il arrivé à Brianna ? fit-il d’une voix sourde en se
détournant pour qu’Althea ne puisse pas voir son visage.
– Oh, Demos… Elle a essayé de se tuer… encore une fois.
10.
Juste avant que son mobile sonne, Althea avait cru voir une
lueur d’amour dans les yeux de Demos. D’espoir.
Mais depuis, il lui avait à peine adressé la parole et, à présent,
elle se sentait plus seule que jamais alors qu’ils se dirigeaient vers
le Pirée à bord de son yacht.
Brianna avait tenté de se suicider, c’était tout ce qu’elle savait.
Quand elle lui avait demandé des détails, Demos lui avait
répondu brutalement que cela ne la regardait pas.
Lorsqu’ils arrivèrent à Microlimano, elle eut l’impression
qu’une éternité s’était écoulée depuis qu’elle était montée à bord
du bateau à destination de Kea.
Elle le regarda marcher à grands pas sur le quai, sans même se
soucier de savoir si elle le suivait. Elle l’irritait, songea-t-elle
amèrement.
Il la conduisit dans son appartement. Elle n’y était encore
jamais entrée et elle explora d’un air désenchanté les pièces
meublées de façon contemporaine, tout en surfaces lisses et
espaces vides. Demos posa son sac sur le sol, alla se passer de
l’eau sur le visage et se dirigea vers la porte.
– Veux-tu que je t’accompagne?
– Non, répondit-il d’un ton brusque. Tu restes ici.
– Demos…
Devant son air dur et déterminé, elle s’interrompit un instant
avant de poursuivre.
– Tu vas à l’hôpital?
– Oui, et seul, Althea. Tout cela n’a rien à voir avec toi.
– Tu te trompes peut-être, répliqua-t-elle calmement. Je n’ai
pas essayé de me tuer comme Brianna, mais je connais ce genre
de désespoir.
Il la contempla avec une expression froide et méprisante qui la
fit frémir intérieurement.
– Oui, fit-il. Tu sais ce que c’est.
Puis il partit, laissant la porte se refermer derrière lui.
Incapable de rester en place, elle erra dans l’appartement.
Dehors, la mer étincelait gaiement sous le soleil et soudain, tout
en la contemplant, elle prit conscience d’une réalité.
Elle était forte. Elle l’avait toujours été. Même dans ses
moments les plus désespérés. Même à douze ans, confuse,
révoltée, seule, quand elle avait réussi à trouver du confort dans
la souffrance. Puis à vingt ans, se cachant sous ses cheveux et
des vêtements informes, effrayée d’être de nouveau utilisée. Et
tout récemment, dansant et flirtant avec un abandon désespéré,
déterminée à faire croire à tout le monde qu’elle était
dévergondée et libre.
Même maintenant. Surtout maintenant, alors que son cœur
criait, demandant à Demos de l’écouter, de l’aimer.
Car elle venait de prendre conscience d’une seconde réalité
tout aussi puissante : elle l’aimait.
Après s’être crue incapable d’éprouver de l’amour, il était là,
en elle, autour d’elle, l’enveloppant d’une lumière chaude et
réconfortante.
Elle était forte et elle aimait Demos.
Puis elle comprit soudain, avec une clarté éblouissante, qu’elle
devait aller voir quelqu’un d’autre. Car le passé devait enfin être
absous.

A Kifissia, Althea sentit une sorte de tristesse planer sur la


maison. Cette maison où elle avait grandi, cet endroit rempli
d’amertume, de souffrance et de regrets.
Elle tourna la poignée de la porte d’entrée et pénétra dans le
hall. Tout était silencieux. On était samedi, jour de congé pour
Melina, et son père devait être seul à la maison.
Elle traversa lentement les pièces du rez-de-chaussée, toutes
vides. Puis elle entendit du bruit à l’étage et se dirigea vers les
escaliers. Un instant plus tard, elle trouva son père dans sa
chambre. Assis sur le lit de sa fille, il avait des verres dépolis sur
les genoux. Leur collection.
Fermant les yeux un instant, elle se rendit compte que ces
morceaux de verre colorés dépolis par le temps et la mer ne
renfermaient plus ni peine, ni souvenirs, ni pouvoir.
– Bonjour, père, dit-elle d’une voix douce.
Surpris, Spiros sursauta violemment.
– Althea…, murmura-t-il tandis que les morceaux de verre
glissaient sur le sol en une cascade de verts, de bleus et de bruns.
Je ne m’attendais pas…
– Je sais, dit-elle en s’avançant avant de se pencher pour
ramasser un morceau bleu clair. J’ai toujours aimé ces après-midi
que nous passions sur la plage. Nous cherchions ces morceaux
de verre pendant des heures. Tu te rappelles ?
– Je croyais que tu l’avais oublié, répliqua-t-il d’une voix
rauque.
Puis il se pencha pour ramasser les fragments répandus sur le
sol avant de les remettre dans leur grand pot.
Tout en le regardant faire, Althea se rendit compte qu’elle
n’était plus en colère contre lui. Seulement triste.
– J’ai commis des erreurs envers toi, reprit soudain Spiros. Je
t’ai abandonnée, j’ai manqué à mes devoirs de père, et je ne sais
même pas comment. Peut-être ai-je été trop sévère, ou au
contraire trop doux…
Quand il leva les yeux vers elle, Althea comprit qu’il était
sincère.
– Je suis désolé, ajouta-t-il.
– Tu ne m’as pas abandonnée, papa. Je t’en ai voulu de
quelque chose mais ce n’était pas ta faute.
– Comment.... ?
Elle vit une lueur effrayée traverser son regard et comprit qu’il
ne s’était jamais rendu compte de ce qui s’était passé durant
toutes ces années. Elle s’était sentie trop honteuse pour lui parler
clairement et ses tentatives pitoyables et désespérées n’avaient
pas suffi à le lui faire comprendre – ou il n’avait pas voulu le
comprendre. C'était si facile de se cacher la vérité, elle le savait
trop bien.
– Te souviens-tu, commença-t-elle la gorge serrée, de ce
collègue que tu avais ramené à la maison ? Gregorios Kourikos.
Encore maintenant, elle répugnait à prononcer le nom de cet
homme, même s’il était mort à présent.
– Tu m’avais demandé de lui montrer notre collection.
– Oui, répondit lentement Spiros, je m’en souviens. Je croyais
qu’il t’aimait bien.
– En effet, fit-elle en regardant le visage confus de son père. Il
m’aimait beaucoup.
Un silence lourd s’installa dans la pièce et Althea vit les traits
de son père se décomposer tandis qu’il entrevoyait la terrible
vérité.
– Althea…, commença-t-il d’une voix suppliante.
– J’ai essayé de te dire que je ne l’aimais pas, dit-elle
tranquillement. Qu’il me faisait peur.
– Je pensais que tu faisais l’enfant, je croyais que tu regrettais
le temps où nous étions seuls tous les deux…
Son visage était affreusement pâle et ses yeux remplis
d’horreur.
– Je le regrettais, en effet.
Spiros resta silencieux un long moment, la tête penchée en
avant, le visage dissimulé.
– Seigneur, dit-il en se passant la main sur le visage tandis que
ses épaules tremblaient. C'est pour cela que… Tout ce temps…
– Papa, répliqua-t-elle, la gorge affreusement nouée, j’ai laissé
cet homme dominer et ruiner ma vie pendant de trop nombreuses
années. Ne lui accorde pas un moment de plus, je t’en supplie.
C'est fini à présent. C'est fini depuis longtemps.
Tendrement, elle posa la main sur son épaule. Il leva les yeux,
le visage creusé de rides profondes.
– Tu dois me haïr, dit-il simplement.
– Non. Pourtant, j’ai essayé. Tu étais la seule personne que je
pouvais haïr. Quelquefois, je me dis que tout ce que j’ai fait,
c’était pour te punir.
Elle soupira.
– Finalement, je n’ai réussi qu’à me faire du mal.
– Et je t’ai forcée à te marier. Je croyais que cela t’aiderait, te
donnerait de la stabilité, mais pour toi, cela a dû être la pire de
toutes les punitions.
– C'est ce que j’ai d’abord pensé, approuva-t-elle. Mais je
me trompais. Du moins, je l’espère.
L'espoir était toujours là, planant au-dessus de tout.
– Demos… il est bon avec toi ?
Althea repensa à la façon dont son mari l’avait contemplée
avant de partir pour l’hôpital. Avec colère, désespoir, haine.
Demos avait enfoui tant d’émotions en lui…
Elle regarda son père et vit l’amour briller au fond de ses yeux.
– Oui, dit-elle en souriant tristement.

Quand elle revint à l’appartement de Demos, Althea se sentait


épuisée émotionnellement. Néanmoins, elle était prête à affronter
son mari. Mais il n’était pas encore rentré.
Sa décision fut vite prise. Elle n’attendrait pas plus longtemps.
Cette fois, elle n’avait plus peur.
Elle prit un taxi qui l’emmena à l’hôpital général de Nikaia et,
une fois sur place, une infirmière lui indiqua où se trouvait la
chambre de Brianna.
Dans le couloir, elle entendit la voix de Demos venant de la
salle d’attente, dont la porte était entrouverte. S'approchant sans
bruit, elle s’immobilisa et écouta.
– Elle est tirée d’affaire, Dieu merci. Mais il s’en est fallu de
peu.
– Tu n’avais pas besoin de venir, répliqua une voix masculine
qu’Althea reconnut comme étant celle de Stavros.
– Bien sûr que je devais venir ! Brianna est ma sœur, Stavros,
et je suis resté trop longtemps loin d’elle.
– Brianna est sous ma responsabilité depuis huit ans, dit
calmement Stavros. J’ai toujours pris soin d’elle.
Demos resta silencieux durant un long moment tandis
qu’Althea attendait, le corps tendu, l’esprit en tumulte.
– Je sais, dit-il enfin d’une voix sourde. C'est moi qui ai
échoué.
– Tu as fait ce qu’il fallait, toi aussi.
Regardant discrètement par l’entrebâillement de la porte, elle
vit Stavros poser la main sur l’épaule de Demos.
– Tu n’étais pas son père, Demos. Tu ne l’es toujours pas.
Celui-ci s’était raidi aussitôt, Althea le vit nettement. Et il se
dégagea brusquement avant de s’avancer vers la fenêtre.
– Je n’étais pas son père, mais elle voulait que je le sois. J'ai
essayé...
Lorsqu’il se retourna, elle n’eut pas le temps de reculer.
Demos posa alors un regard si froid sur elle qu’elle se demanda
comment il avait pu lui faire l’amour aussi tendrement.
– Demos…, murmura-t-elle.
Stavros se retourna à son tour et la salua. Elle lui répondit
machinalement, mais elle ne voyait que Demos qui la regardait
d’une façon presque haineuse.
Stavros quitta la pièce et ils se retrouvèrent seuls.
– Pourquoi es-tu venue ? demanda-t-il d’un ton détaché.
– Parce que je suis ta femme et que je me soucie de toi… et
de ta famille. Demos…
– Non, fit-il avec un geste de refus de la main, les yeux brillant
sauvagement. Ne commence pas, Althea. Ne me dis pas que tu
m’aimes parce que je t’ai montré de la passion. Ne me dis pas
que tu te sens en sécurité avec moi. Et pour l’amour de Dieu, ne
me dis pas que tu as besoin de moi !
Un frisson glacé la parcourut.
– Je n’en peux plus, reprit-il en se passant la main dans les
cheveux avant de la laisser retomber lourdement le long de son
corps. J’en ai assez, Althea. De ce mariage, cette farce de
mariage, et de toi qui me regarde comme si je pouvais te sauver
alors que je ne le peux pas. Je suis à bout !
Puis il se laissa choir sur une chaise avant de se pencher en
avant et de se cacher le visage entre les mains.
Immobile sur le seuil de la pièce, Althea comprit ce que
signifiait ce moment. Et elle se sentit traversée par une telle force
qu’elle en eut presque le vertige.
– Tu n’as plus besoin de me sauver, Demos, dit-elle avec le
plus grand calme. Parce que l’amour s’en est chargé.
Lentement, elle s’approcha et s’agenouilla devant lui comme
elle l’avait fait la veille au soir.
– Depuis l’âge de douze ans, tu t’es occupé de tout le monde.
Feodore me l’a raconté, sur le yacht. Cela aurait représenté un
fardeau terrible pour quiconque, mais pour un aussi jeune
garçon…
– J’étais content, fit Demos d’une voix étouffée. Content !
– Quand ta mère a épousé Stavros, c’est lui qui a endossé
toutes les responsabilités, poursuivit-elle en commençant à
entrevoir la vérité. Et tu t’es retrouvé sans rien.
Le cœur rempli de compassion, elle lui prit les mains.
– Je t’aime, Demos.
– Non, ce n’est pas vrai.
– Si, je t’aime. Et tu m’aimes aussi.
Il éclata brusquement de rire.
– Non, je ne t'aime pas ! Je suis fatigué de l’amour, Althea. Je
te l’ai déjà dit. Tu savais à quoi t’attendre.
– Tu en as assez de prendre soin des autres, reprit-elle. D’être
responsable de Brianna, qui a besoin d’aide et de soins que tu ne
peux pas lui donner. Ce n’est pas de l’amour, Demos. Ce n’est
pas l’amour dont je parle. Regarde-moi.
Demos laissa tomber ses mains lentement, le visage dévasté
par l’émotion, les yeux vides.
Althea rassembla ses dernières forces.
– Je ne suis pas Brianna, Demos. Je sais ce qu’elle ressent. Je
suis passée par là. Et toi aussi, peut-être.
Elle vit une lueur sceptique, mêlée à un autre sentiment, passer
dans son regard.
– J’ai passé des années à fuir ce que je suis, essayant d’être
quelqu’un d’autre pour rester sauve. Mais je n’ai plus besoin de
cela. Je suis moi-même. Et je t’aime.
– Ce n’est pas de toi que je doute, dit-il sourdement. C'est de
moi. Je me suis occupé de Brianna depuis qu’elle était bébé. Je
te l’ai déjà dit. Je me suis occupé de toute ma famille, mais
Brianna me regardait d’une façon différente de mes autres sœurs.
J’en étais fier. Je pensais que je pouvais prendre soin d’elle… et
je n’ai pas pu.
Althea ne bougea pas et attendit qu’il continue.
– Je l’ai quittée, poursuivit-il avec un sourire amer. J’ai passé
douze ans à travailler dur pour gagner de quoi les faire vivre et
quand j’ai fini mes études, il ne restait plus rien pour moi. Stavros
avait épousé ma mère et ils n’avaient plus besoin de moi. Il me
l’a dit et j’ai été d’accord.
Il eut un rictus douloureux.
– Ma mère a pensé qu’ils me libéraient, qu’ils m’accordaient
la liberté dont j’avais toujours rêvé. Et bien sûr que j’en avais
rêvé ! Je leur en avais voulu à tous, de me considérer comme leur
sauveur. Comme si j’étais un sauveur avant d’être un être
humain, un gamin.
Il se frotta la joue d’une main tremblante.
– Quand j’ai compris que j’étais libre de faire ce que je
voulais, j’ai été soulagé. Soulagé de ne plus porter ce fardeau, de
ne plus avoir en face de moi Brianna qui me regardait comme si
j’étais son héros. Mais en fait de héros, j’avais échoué
lamentablement. Trois mois après mon départ, elle a tenté de se
suicider.
– Ce n’était pas ta faute, murmura Althea.
Il fallait qu’ils traversent cette épreuve… ensemble, songea-t-
elle.
– Tu crois ça ? répliqua Demos d’une voix de nouveau
distante.
Elle le perdait, il se retranchait dans sa culpabilité et ses
regrets.
– Elle m’a dit que c’était ma faute. C'est exactement ce qu'elle
a dit. J'y pense chaque jour. Si je n'étais pas parti, peut-être
aurais-je pu la sauver…
– Personne ne peut sauver quelqu’un d’autre, Demos, dit-elle
doucement. Personne ne peut porter cette responsabilité.
– Peut-être, répliqua-t-il en dardant sur elle un regard sombre.
Mais crois-tu que cela fasse une différence? Elle m’avait supplié
de rester. Elle a dit que je le lui avais promis. Et c’était vrai. Mais
je pensais que c’était mieux pour elle qu’elle soit avec Stavros,
qu’elle ait une vraie famille. Et tu veux la vérité? Je voulais être
libre. Je pensais le mériter. J’ai été égoïste et cela a failli lui coûter
la vie. Deux fois.
– Ce n’était pas ton rôle de faire vivre ta famille, Demos.
– Si ! s’exclama-t-il sauvagement.
Althea resserra les mains autour des siennes.
– Tu sais pourquoi je voulais épouser une femme qui ne soit
pas compliquée ? demanda-t-il d’un ton amer. Une femme sexy
qui aimait sortir ? Oh, je m’étais convaincu que c’était ce que je
désirais. Mais au fond, c’était parce que je ne voulais pas
échouer encore une fois.
Il la regarda dans les yeux et elle y vit du désespoir.
– Je ne voulais pas échouer avec toi.
– Cela n’a pas été le cas, chuchota-t-elle.
– Alors, ce n’est qu’une question de temps.
– Nous avons déjà échoué tous les deux. Regarde notre nuit
de noces ! Cela a été un vrai fiasco et nous y avons survécu.
C'est la vie. C'est l'amour. On échoue et on échoue encore, et
parfois, on se déçoit – et tu sais quoi, Demos ? On continue à
compter l’un sur l’autre. On reste. On fait en sorte que ça
fonctionne.
– Je ne peux…
– Et tu sais pourquoi on fait en sorte que ça fonctionne? reprit-
elle avec une détermination farouche. A cause de l’espoir. Elpis.
Tu te souviens? Eh bien, ça existe.
Demos resta longtemps silencieux. Althea sentit ses mains, son
cœur résister, puis ses doigts s’enroulèrent autour des siens, les
tinrent serrés et elle sentit l’espoir rejaillir.
– Quand j’ai compris que tu avais eu un passé difficile, dit-il
enfin, d’une voix calme, j’ai eu de nouveau peur. Je hais cette
peur. J’ai eu l’impression que je pourrais te perdre. Echouer
avec toi, comme avec Brianna.
– Tu n’as pas besoin d’avoir peur, chuchota-t-elle. Ou du
moins, ayons peur ensemble parce que là, maintenant, je suis
terrifiée.
Elle lui adressa un sourire tremblant et il en esquissa un à son
tour.
– Comment es-tu devenue aussi sage ? murmura-t-il. Aussi
forte?
– Grâce à l’amour, répondit-elle simplement.
Et elle le croyait, de toutes les fibres de son être.
Dans le couloir, elle entendit soudain un rire d’enfant.
– Je t’aime, dit enfin Demos. Pour ta force, ton courage. Puis
il sourit tristement.
– Mais cela ne change rien. Cela ne change pas qui je suis ni
qui tu es, ni ce qui arrivera. Rien n’a changé.
Elle porta ses mains à ses lèvres et les embrassa.
– Tu te trompes, dit-elle, cela change tout.
Un autre moment passa et elle se demanda comment elle
faisait pour supporter cette attente, cette incertitude. Mais
soudain, Demos sourit franchement, avant de tendre les mains
pour prendre son visage et l’attirer vers le sien.
– Tu as peut-être raison, murmura-t-il avant de l’embrasser
avec une tendresse infinie qui venait du plus profond de lui-
même.
Ils restèrent longuement enlacés, Althea agenouillée entre ses
cuisses, Demos penché en avant la berçant dans ses bras.
Elle était enfin chez elle. En sécurité. Elle ne savait pas ce que
leur réservait le futur, de quelle aide Brianna aurait besoin, ni
même quelle forme sa vie prendrait avec Demos. Rien n’était
certain. Et pourtant, au milieu de cela il y avait la seule vérité dont
elle avait besoin. L'amour.
L'espoir.

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