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MARIE-CHRISTINE DERMANIAN

2010, Shirley Kawa-Jump, LLC.


© 2011, Traduction française :
Harlequin S.A.
978-2-280-24031-4
Horizon
1.
Molly Hunter passa une minute entière à considérer le
bâtonnet blanc posé sur la tablette du lavabo. Elle le prit,
l’approcha de son visage, puis le remit à sa place sans
cesser de fixer les deux petites barres d’un rose
étincelant qui semblaient la narguer.
Pas d’erreur, il y avait bien deux traits roses.
Mais voyons, c’était impossible !
A ce moment-là, une vive sensation de nausée
l’obligea à réviser son jugement.
Elle traînait depuis quinze jours cette nausée,
accompagnée d’une grande fatigue. Jusque-là, elle en
avait imputé la cause à des élèves qui fréquentaient ses
cours de soutien d’été. Certains ayant été souffrants
récemment, elle en avait déduit qu’ils l’avaient
contaminée. Pas un seul instant elle n’avait associé ces
symptômes à…
Deux mois déjà s’étaient écoulés depuis cette nuit à
Las Vegas. Deux mois ! Comment avait-elle pu ne rien
remarquer jusque-là ?
C’était bien simple : comme elle était dépourvue de
mari aussi bien que de petit ami, ses chances d’être
enceinte se réduisaient à néant.
Exception faite de cette fois-là. Cette soirée où elle
avait rencontré dans un bar cet homme aux yeux très
bleus et aux cheveux très bruns. Cet homme dont elle ne
connaissait que le prénom : Linc.
Pas de nom de famille, aucune promesse. Rien
d’autre que cette nuit-là.
Cette nuit folle durant laquelle elle, qui n’agissait
jamais à la légère et pesait le pour et le contre de
chaque décision, s’était abandonnée à sa violente
attirance physique pour un inconnu.
Depuis ce soir-là, elle s’était évertuée à oublier celui
qui avait réussi l’espace de quelques heures à lui faire
perdre la raison. Elle se demandait parfois s’il arrivait à
Lincoln de penser à elle, mais elle s’efforçait la plupart
du temps de laisser cette histoire tapie au fond de son
esprit. Car, bien que magique, cette rencontre ne
représentait dans sa vie qu’une aberration.
Ce devait être un joli souvenir, rien de plus !
Elle se considérait comme quelqu’un de raisonnable
dans tous les sens du terme : une institutrice en
maternelle qui donnait en été des cours de soutien à des
élèves du secondaire. Jamais au grand jamais elle
n’aurait imaginé avoir un jour un comportement aussi
excentrique.
Elle était partie à Las Vegas dans le but d’aider son
amie Jayne Cavendish à oublier la fin désastreuse de
ses fiançailles avec Rich Strickland. Deux autres amies
— Alex Lowell et Serena Warren — s’étaient jointes à
elles pour ce week-end entre filles. Un week-end placé
sous le signe de la légèreté, avaient-elles décidé. A
parler chiffons, se faire les ongles et siroter quelques
long drinks.
Le premier soir, elles n’avaient pas dévié de ce
programme. Le deuxième, elles avaient voulu s’enhardir
un peu, et chacune était partie de son côté. Pour ses
amies, cette soirée-là s’était soldée par quelques menus
ennuis.
Pour elle, par de gros ennuis.
Atterrée, elle eut le réflexe d’agiter le test, comme si
elle en espérait un quelconque miracle.
Mais les deux traits roses ne disparurent pas pour
autant. Elle eut même l’impression qu’ils étincelaient de
plus belle.
« Tu es enceinte, tu es enceinte ! »
Enceinte, et absolument pas préparée à un
événement pareil.
Comment diable allait-elle se tirer de cette situation ?
— Bonjour ! Molly ?
Comme la voix enjouée de sa mère résonnait dans
l’entrée, elle s’empressa de remettre le test dans sa
boîte et le jeta dans la poubelle en prenant soin de
l’enfouir sous des mouchoirs en papier.
Avec un soupir, elle resserra autour de sa taille mince
— pour le moment — la ceinture de son peignoir en
éponge et quitta la salle de bains. Rocky, son petit Jack
Russell l’accueillit dans la cuisine avec des jappements
de plaisir, et entreprit de la suivre pas à pas en remuant
la queue.
— Bonjour, maman. Que me vaut l’honneur de cette
visite si matinale ?
Cynthia Hunter fronça les sourcils.
— Si matinale ? répéta-t-elle, étonnée. Enfin, Molly, il
est 10 h 10 !
— Déjà ?
Pressée de fuir le regard inquisiteur de sa mère, Molly
se pencha pour remplir de croquettes la gamelle de
l’animal et lui servir de l’eau fraîche.
Il ne lui restait plus qu’à espérer que Jayne ne se
réveille pas tout de suite. Elle aurait du mal à affronter les
questions de son amie, qui logeait momentanément
chez elle. Ce, d’autant plus que Jayne faisait partie de
l’escapade à Las Vegas. Elle était même à l’origine du
fameux week-end !
Elle repoussa ses cheveux en arrière.
Etait-ce possible qu’elle ait agi ainsi ? Avec autant
de… D’insouciance, au bas mot ? Etait-elle vraiment
enceinte ?
Après avoir caressé distraitement la tête du chien, elle
se redressa.
— Il faut que je me dépêche !
— Mais je pensais que nous pourrions nous asseoir et
bavarder devant une tasse de café, protesta sa mère.
Tes cours d’été ont bien pris fin hier, n’est-ce pas ? J’en
déduis donc que tu n’es pas pressée.
— Eh bien si, répliqua Molly en quittant la pièce à vive
allure. J’ai une réunion administrative.
Elle avait passé trop de temps dans la salle de bains
à observer ce stupide bâtonnet, comme si elle avait pu
faire disparaître ces deux traits roses en les fixant.
Après avoir lancé son peignoir sur le lit défait — elle
n’aurait pas le temps ce jour-là de remettre de l’ordre
dans sa chambre, tant pis —, elle ouvrit son armoire. Elle
saisit la tenue qui se trouvait juste devant elle sans
prendre le temps de choisir : un pantalon en popeline
gris, un caraco mauve et des escarpins noirs à petit
talon.
Sa mère gratta à la porte.
— Tu veux que je te prépare le petit déjeuner, ma
chérie ? Des œufs et du bacon ?
Cette proposition manqua la faire repartir sur-le-
champ vers la salle de bains.
— Non… Merci, maman.
Elle remonta la fermeture à glissière du pantalon,
boutonna le chemisier et se glissa dans les chaussures.
Il ne lui restait plus qu’à se coiffer, appliquer quelques
touches de maquillage, et le tour serait joué. Autant que
faire se pouvait, du moins.
Sortant en trombe de la chambre, elle entreprit de
dresser mentalement une liste des tâches à accomplir
avant son départ.
A vrai dire, rien ne l’obligeait à apporter quoi que ce
soit à la réunion, mais elle préférait y arriver préparée.
Elle prendrait donc le cahier sur lequel elle avait noté
quelques idées de modifications pour l’année scolaire à
venir. Elle ne devait pas oublier non plus la demande de
subvention destinée à améliorer le programme de
lecture. D’après certaines rumeurs, l’école où elle
travaillait devait revoir ses dépenses à la baisse. Elle
espérait ne pas être concernée par d’éventuelles coupes
budgétaires, mais…
Plongée dans ses pensées, elle manqua percuter
Jayne au coin du couloir.
— Oh, excuse-moi.
Jayne éclata de rire et plongea les doigts dans ses
cheveux châtains, qu’elle portait toujours court.
— Tu m’as l’air pressée, ce matin ! Tu ne veux pas
arriver en retard à cette réunion ?
Puis elle lui emboîta le pas jusqu’au salon.
— Je te trouve bien nerveuse, reprit Jayne, un sourcil
levé. Pas dans ton état normal, en tout cas.
Molly eut l’impression d’être prise au piège entre son
amie et sa mère qui la scrutaient toutes deux, les yeux
plissés.
La journée ne débutait décidément pas sous le signe
de la légèreté ! Comment allait-elle s’y prendre pour
garder son secret ?
Elle n’avait pas le choix. D’autant qu’un doute
persistait : ce genre de test n’était pas fiable à cent pour
cent.
— Non. Enfin… Oui, admit-elle avec un petit soupir.
— Tu t’en tireras très bien, déclara sa mère.
— Il ne s’agit pas de cela, maman.
Elle avança jusqu’au petit bureau qui occupait un coin
de la pièce et rangea dans son sac-besace en cuir noir
les dossiers qu’elle avait préparés la veille.
— Les budgets ne sont pas extensibles, et étant la
dernière arrivée, je risque d’être concernée s’il y a des
suppressions de poste.
— Je suis certaine que tout se passera bien, insista
sa mère.
Jayne hocha la tête, lui apportant elle aussi son
soutien.
Et Molly se surprit à faire de même.
Elle n’imaginait pas ne plus travailler à l’école
Washington. Elle n’imaginait pas ne pas revoir à la
rentrée tous ces jolis minois tournés vers elle, ces yeux
luisants de curiosité, ces rires délicieux, contagieux. Ce
métier, elle l’aimait. Elle l’exerçait depuis la fin de ses
études, et elle n’envisageait certainement pas d’en
changer. La vie qu’elle menait lui convenait à merveille.
Alors pourquoi s’être soudain écartée de ce chemin
bien tracé ? Pourquoi s’être comportée comme si elle
était une autre ?
Peut-être qu’elle avait cherché à combler le vide qu’il y
avait en elle…
Elle refoula cette pensée au fond de son esprit.
Cette nuit-là avait été une aberration, rien de plus. Elle
n’avait aucun vide à combler, tout allait très bien. Elle
s’était rendue à Las Vegas pour apporter son soutien à
Jayne, qui traversait à ce moment-là un moment difficile.
Voilà tout.
— Je te trouve bien pâle…, reprit sa mère.
Le front soucieux, elle avança vers elle et lui posa la
main sur l’épaule.
— Et bizarre, ajouta-t-elle plus bas. Ne disais-tu pas
que certains de tes élèves étaient enrhumés ces
derniers temps ? Tu as peut-être attrapé ce virus ?
Molly avala sa salive.
C’était tout autre chose qu’elle avait attrapé !
— En tout cas, tu as l’air fatigué, renchérit Jayne.
— Je me sens en effet fatiguée, admit Molly, pressée
de mettre un terme à la discussion.
Il était hors de question qu’elle informe sa mère et son
amie de sa récente découverte. Pas avant une
confirmation médicale, tout au moins. Après tout, ces
tests n’étaient pas infaillibles, et…
Allons, au bout de deux mois ? N’aurait-elle donc rien
retenu de ses cours d’éducation sexuelle ?
Cynthia poussa un petit soupir et déclara, les lèvres
pincées :
— Si tu veux mon avis, je pense que tu ne prends pas
assez soin de toi depuis que vous avez décidé de faire
cette pause dans votre relation, Doug et toi.
Après avoir ouvert la porte de derrière du pavillon à
Rocky pour qu’il puisse sortir dans la cour clôturée, Molly
se tourna vers sa mère.
— Il ne s’agit pas d’une « pause », maman, tu le sais
très bien. Nous avons divorcé !
— Je persiste à penser que vous pourriez…
— Non ! Nous ne pourrions pas.
Pinçant un peu plus les lèvres, Cynthia Hunter se
garda toutefois d’insister.
Molly réprima un soupir.
De l’avis de sa mère, Douglas Wyndham frisait la
perfection. Celle-ci voyait en lui le gendre idéal, le
médecin qui avançait. Seul inconvénient, il avançait dans
une direction diamétralement opposée à celle qu’elle-
même avait choisie. Et voilà que maintenant…
Non, il ne fallait pas qu’elle se focalise sur cela. Les
deux petits traits roses n’étaient peut-être qu’une erreur.
Elle appellerait son médecin et essaierait d’obtenir un
rendez-vous juste après la réunion. Ainsi, toute forme de
doute serait levée. Elle saurait de source sûre si, elle qui
ne laissait jamais rien ou presque au hasard, elle avait
réellement commis ce soir-là l’erreur la plus grossière de
son existence.
— Molly, je pense tout de même que…
— Que diriez-vous d’une tasse de café, madame
Hunter ? lança alors Jayne.
Molly décocha à son amie un regard empli de
reconnaissance.
Ce fut le moment que choisit Rocky pour manifester
par des aboiements son désir de rentrer.
Elle rouvrit la porte, le caressa machinalement entre
les oreilles et prit son sac.
— Désolée de ne pas rester bavarder un peu plus
longtemps avec toi, maman, mais je ne voudrais pas
arriver en retard à cette réunion.
Cynthia se pencha pour caresser le chien à son tour.
— Il est content de me voir, lui au moins, marmonna-t-
elle.
Sur le point de quitter la pièce, Molly attendit que sa
mère la rejoigne.
— Je t’appellerai à la fin de la réunion, promis.
— Bon… Tu es sûre de ne rien oublier, ma fille ?
Elle ouvrit son sac et en vérifia le contenu d’un bref
regard.
— Pas que je sache, répondit-elle.
— Tes clés.
D’un geste du menton, Cynthia désigna le trousseau
de clés posé sur un guéridon et secoua la tête.
— Tu as vraiment la tête ailleurs, ce matin !
Les sourcils froncés, elle ajouta :
— Tout va bien, ma chérie ?
— Oui, maman.
Exception faite de l’hypothétique bébé.
— Désolée d’insister, mais je te trouve mauvaise
mine.
— Mais non, répliqua machinalement Molly.
Jayne apparut à ce moment-là, et Cynthia voulut la
prendre à témoin.
— Qu’en pensez-vous, mon petit ? Ne la trouvez-vous
pas pâlichonne ?
Jayne lui adressa un sourire complice.
— Un peu, peut-être. Mais il faut dire qu’elle a été trop
occupée ces derniers temps pour flâner dans le jardin !
Molly remercia son amie d’un clin d’œil discret tout en
ressentant un pincement de culpabilité.
Celle-ci ignorait ce qu’il s’était vraiment passé ce soir-
là à Las Vegas. Tout comme les autres copines faisant
partie du voyage. Cette façon d’agir lui ressemblait si
peu qu’elle avait préféré passer sous silence sa
parenthèse amoureuse.
L’image des deux traits roses se fit soudain plus
précise dans son esprit.
Si le verdict s’avérait, elle devrait bientôt annoncer la
nouvelle à ses proches.
Tandis que sa mère haussait une épaule, sceptique,
Jayne tendit à Molly la tasse de café qu’elle tenait entre
les mains.
— Un peu de caféine t’aidera à tenir bon toute la
matinée, lui dit-elle avec un sourire.
Molly prit la tasse, évitant bien sûr de protester que le
café n’était peut-être pas très indiqué dans son état.
— Merci, Jayne, mais il ne fallait pas.
— C’est bien le moins que je puisse faire, vu que tu as
la gentillesse de m’héberger.
— Tu sais bien que cette cohabitation ne me pèse
pas du tout, bien au contraire, répliqua-t-elle, sincère.
Depuis que Jayne s’était installée chez elle, deux mois
plus tôt, tout se déroulait à merveille. Elles passaient
ensemble de très agréables moments, chacune veillant à
ne pas empiéter sur le territoire de l’autre. Elle était ravie
que l’espace vide de la petite villa soit occupé par l’une
de ses meilleures amies. Et elle supposait que Jayne,
qui se remettait doucement de son chagrin d’amour,
était elle aussi contente d’avoir de la compagnie. Elle
comprenait ce qu’avait pu ressentir son amie en voyant
ses rêves de bonheur voler soudain en éclats. Le séjour
à Las Vegas avait d’ailleurs été organisé dans le but de
l’aider à surmonter l’épreuve de la trahison de son
fiancé. Il avait été décidé qu’elles passeraient les quatre
ensemble un week-end délirant entre filles. Un week-end
rempli de rires, qu’elles n’oublieraient pas de sitôt.
Et le contrat avait été rempli, aucun doute là-dessus !
Alex était finalement restée à Las Vegas pour gérer
l’hôtel de Wyatt McKendrick, et au passage elle s’était
éprise du bel hôtelier, auquel elle était maintenant
mariée. Serena, qui avait impétueusement épousé
Jonas Benjamin pendant ce week-end de folie, était elle
aussi restée à Las Vegas. Pour l’heure, elle était
toujours mariée, bien qu’elle s’étende peu sur la vie
qu’elle menait avec son politicien de mari.
Ces deux amies leur manquaient beaucoup, à Jayne
et elle. Depuis ce fameux week-end à Las Vegas, elles
ne s’étaient retrouvées qu’une seule fois les quatre
ensemble, à l’occasion d’une brève rencontre organisée
par Wyatt. Elles avaient eu tout juste le temps de
déjeuner et de faire un peu de shopping avant que sonne
l’heure du départ. Depuis, elles communiquaient par
téléphone ou bien via internet.
Jayne lui posa affectueusement la main sur l’épaule.
— Bonne chance pour ta réunion.
Tournant les talons pour repartir vers sa chambre, elle
ajouta :
— Je dois me préparer aussi pour aller travailler. Que
dirais-tu d’une soirée pizza-DVD ?
— Le plus grand bien !
Elle se garda d’ajouter que le simple fait d’entendre le
mot « pizza » lui retournait pour l’instant l’estomac.
Tandis que Jayne s’éloignait avec un signe de la main
pour sa mère, Molly ouvrit la porte principale et invita du
menton sa mère à passer en premier.
Comme cette dernière ne bougeait pas, elle afficha un
sourire crispé.
— Désolée, maman, mais comme tu le sais, je ne
peux pas m’attarder.
Le sourire que lui rendit Cynthia la fit frémir : de toute
évidence, celle-ci n’était pas disposée à lâcher prise.
Elle se mordilla les lèvres, sentant arriver une
conversation à laquelle elle ne tenait pas du tout.
— Je pourrai appeler Douglas, si tu veux…,
commença Cynthia d’un ton doucereux.
— Non, maman. C’est inutile.
— Vraiment, Molly, je te trouve très dure avec lui. Ne
pourriez-vous pas vous réconcilier ?
Elle refoula le soupir qui lui montait aux lèvres.
Dire que son divorce avec Doug remontait maintenant
à plus de deux ans, et que sa mère s’obstinait à penser
qu’il suffirait de l’appeler et d’organiser un dîner en tête à
tête pour que tout rentre dans l’ordre !
Celle-ci n’avait pas l’air de comprendre qu’un gouffre
la séparait de son ex-mari.
Ils n’avaient pas la même conception de l’avenir. Du
monde, tout simplement. A l’époque de leur mariage,
elle était si naïve ! Elle avait succombé à son charme,
séduite par cette façon qu’il avait de s’occuper du
moindre détail. Tout à coup, l’existence lui avait paru
infiniment plus simple auprès de lui. Entrer dans l’univers
bien organisé de Doug, le laisser prendre toutes les
décisions, c’était si facile…
Mais elle s’était aperçue ensuite qu’il n’avait aucune
intention de se montrer plus souple, de modifier les
règles strictes qu’il appliquait pour tout régenter. Des
règles auxquelles il était impossible de déroger. Elle
n’avait pas tardé à comprendre qu’elle ne pourrait pas
mener auprès de lui la vie dont elle rêvait. En particulier
une vie avec des enfants.
Si elle se remariait un jour — et ce « si » rivalisait de
taille avec l’Everest —, elle n’agirait certainement pas à
la légère. Elle réfléchirait, au lieu de se laisser guider par
ses sentiments ou par ses sens.
— Sais-tu que Doug est malheureux ? insista sa mère
avec un soupir. J’aimerais tant que vous connaissiez
ensemble le bonheur que nous avons connu ton père et
moi !
Comme Cynthia évoquait son défunt mari, ses yeux
s’embuèrent de larmes.
— Je suis heureuse, maman, répondit Molly le plus
doucement possible.
— Seule ? Comment est-ce possible ? murmura sa
mère en secouant la tête.
En fait, en ce moment même, sa mère songeait sans
doute surtout à ses propres difficultés à affronter la
solitude. Solitude qu’elle subissait depuis le décès de
son mari, dix-huit mois plus tôt.
— Pourquoi ne pas t’inscrire à ce club de bridge dont
tu me parles depuis quelque temps, maman ? Ou bien
au club de lecture de la bibliothèque ?
Cynthia détourna le regard.
— Ils lisent ce mois-ci Les Hauts de Hurlevent, dit-elle
tout bas.
— Tu adores Emily Brontë !
Reprenant son rôle de mère-poule, Cynthia se
rapprocha d’elle et lui posa de nouveau la main sur
l’épaule.
— Es-tu bien sûre d’aller aussi bien que tu le
prétends ? Je peux rester, si tu le souhaites…
Molly baissa les paupières, mal à l’aise.
La perspective de conduire pendant une quinzaine de
minutes pour rejoindre son lieu de travail lui soulevait le
cœur. Elle n’avait qu’une envie : retourner se coucher.
Mais bien sûr, elle s’imaginait mal expliquer cela à sa
mère.
— Tout va bien, maman, fit-elle en se penchant pour
effleurer sa joue d’un baiser. Je t’appellerai plus tard,
promis.
Puis elle s’empressa de monter dans sa voiture,
coupant ainsi court à la conversation.
Arrivée à hauteur du portail, elle adressa un petit signe
de main à sa mère puis démarra.
10 h 15.
Il lui faudrait attendre au bas mot une heure et demie
avant de pousser la porte du cabinet du Dr Carter. La
journée commençait à peine, et elle avait l’impression
qu’elle durait depuis plus d’un mois.

***
— Je sais ce que je veux, et ce n’est pas ça.
Lincoln Curtis fit glisser le dossier sur la table en
acajou verni en direction de l’équipe d’architectes
rassemblés de l’autre côté.
Les trois hommes portaient des costumes bleu marine
presque identiques et des cravates rouges aux motifs à
peine différents. A croire que King Architecture attendait
de ses employés qu’ils s’habillent tous de la même
façon.
Voilà sans doute en partie qui expliquait que ces plans
ne lui plaisent absolument pas. Ce manque d’inspiration
dans l’habillement était en accord avec celui du projet.
— Nous pouvons modifier le…
— Inutile. Merci, messieurs, ajouta-t-il en se levant
pour quitter la salle de réunion, suivi de Conner Paulson,
le directeur financier de Curtis Systems.
Curtis Systems était la société de logiciels de sécurité
que Lincoln et son frère Marcus avaient fondée douze
ans auparavant dans le sous-sol de la maison familiale.
Lincoln, en tant qu’aîné, s’était retrouvé tout naturellement
au poste de P.-D.G. tandis que Marcus, de deux ans son
cadet, occupait celui de vice-président. En un an à
peine, l’idée s’était transformée en une entreprise en
plein essor qui avait pour clients cinq cents grandes
firmes. Cinq ans plus tard, Curtis Systems jouissait d’une
renommée internationale et dominait le marché avec un
chiffre d’affaires qui dépassait les espérances de ses
créateurs…
Il dirigeait aujourd’hui l’entreprise dont il avait toujours
rêvé. Plus importante encore que ce qu’il aurait pu
jamais imaginer. Parfaite en tout point.
Exception faite du bureau qui jouxtait le sien.
Depuis trois ans, cette pièce vide semblait le narguer,
se moquer de tous les succès qu’il avait mis tant
d’énergie à remporter.
— Le projet que viennent de te présenter ces
architectes correspond exactement à ce que tu as
demandé, déclara Conner en accélérant le pas pour
marcher à son côté. Que s’est-il donc passé entre-
temps ?
— Rien.
Conner lâcha un petit rire.
— Mais si, bien sûr ! Tu as changé ces derniers
temps. Je ne sais pas ce qu’il t’arrive…
Lincoln s’arrêta net dans le couloir, et se tourna vers
son collaborateur et ami.
— Que veux-tu dire par là ?
— Oh, Linc, tu ne vas pas me ressasser le même
refrain ! Voilà deux mois que tu me répètes que tout va
bien, que rien n’a changé. Arrête de me raconter
n’importe quoi, s’il te plaît ! Il y a un bail que nous nous
connaissons. Depuis l’école primaire, pour être plus
précis. Et j’ai l’impression que tu vis sur une autre
planète, ces jours-ci.
— Que veux-tu dire par là ? répéta Linc, un sourcil
levé.
Conner soupira.
— Je ne te parlerais pas de cette façon si je ne te
considérais pas comme mon meilleur ami. Il y a des
années que tu…
Comme Conner se taisait, Lincoln le pressa de
poursuivre.
— Oui ?
— La mort de ton frère a été pour toi un événement
tragique. Pour nous tous, à vrai dire, mais tout
particulièrement pour toi. Je ne te le reproche pas, bien
entendu. A ta place…
— Sommes-nous obligés d’avoir ce genre de
conversation ?
Conner ouvrit la bouche puis la referma.
— Non.
— Parfait.
— Je cherche juste à t’expliquer que tu t’es comporté,
depuis, comme un robot. Plus rien d’autre n’existait pour
toi que le travail. A l’exception de ce congé que tu as pris
il y a quelques semaines.
— Je croyais que nous ne devions pas nous
appesantir sur ce sujet ? l’interrompit Linc d’un ton sec.
Conner marqua une pause et l’enveloppa d’un regard
où transparaissait toute l’amitié qu’il lui portait.
— Depuis, reprit-il, j’ai parfois l’impression de
retrouver le Lincoln d’autrefois.
Linc leva la main, cherchant à lui imposer silence.
Conner était certes son meilleur ami, mais même avec
lui, il ne tenait pas à remonter le temps. A retourner vers
cette journée-là, trois ans plus tôt.
— Celui qui était enthousiaste, qui aimait rire,
enchaîna Conner. Qui avait envie d’entreprendre, qui
regorgeait d’idées. Comme celle que tu as soumise en
réunion il y a deux mois, par exemple. Il s’agissait d’un
logiciel pour enfants…
— Si mes souvenirs sont exacts, l’idée en question n’a
pas été plébiscitée par le conseil. Et vous aviez raison.
Nous n’avons pas à nous disperser. Ce genre de projet
fantaisiste risquerait de vider nos coffres au lieu de les
remplir.
Il avait cru un moment en replongeant dans le monde
de l’enfance pouvoir faire revivre quelque chose qu’il
avait perdu. Il avait donc jonglé un peu avec cette idée,
puis il l’avait abandonnée, considérant qu’elle ne serait
pas rentable.
— Qui sait, ce projet se réalisera peut-être un jour ?
reprit Conner en souriant. Un jour où tu auras un peu de
temps à lui consacrer, ce qui n’est pas le cas en ce
moment. Tu n’as déjà pas une minute à toi. Sans parler
de…
Comme il en restait là, faisant traîner la dernière
syllabe, Lincoln le pressa de poursuivre.
— Oui ?
— Pour être sincère, Linc, je pense que t’éloigner un
peu de tes agendas surchargés ne pourrait que t’être
salutaire. Mais je ne crois pas que tu excelles dans ce
registre-là. Le monde des enfants, pour être plus précis.
— Parce que je ne suis pas drôle ?
Le sourire de Conner se fit espiègle.
— Disons que si je décidais d’organiser une grande
fête, je ne compterais pas spécialement sur toi pour
jouer les boute-en-train ! Je ne manquerais pas de t’y
inviter, en revanche.
Lincoln lâcha un petit rire.
Conner ne se doutait pas que deux mois plus tôt, une
certaine nuit, son ami avait totalement oublié l’existence
de ces agendas aux pages noircies de rendez-vous.
Un visage féminin se dessina dans son esprit, ainsi
que la divine silhouette assortie au visage.
Molly.
Il ne connaissait que son prénom. D’un commun
accord, ils avaient décidé de rester très discrets sur leur
vie privée.
Le souvenir de la jeune femme n’en restait pas moins
vivace dans son esprit. Il revoyait ses cheveux bruns
épars sur l’oreiller, ses grands yeux verts brillants de
désir. Il pensait à ce corps de rêve qui lui avait donné
tant de plaisir. Un plaisir partagé, pas un seul instant il
n’en avait douté.
Cette nuit-là, le Lincoln sérieux et fanatique de travail
dont parlait Conner avait cédé la place à un homme
décidé à profiter pleinement de la vie et du sublime
présent qu’elle venait de lui offrir.
— D’ailleurs, reprit Conner, le tirant de ses pensées,
comment cette idée t’est-elle venue à l’esprit ? Bizarre,
non ?
Ils venaient d’atteindre la passerelle de verre qui reliait
les tours jumelles où siégeaient les bureaux de Curtis
Systems. De là ils surplombaient la ville de Las Vegas,
toujours en effervescence de jour comme de nuit.
— Elle me trotte depuis quelque temps dans la tête.
C’était un mensonge. Mais en disant la vérité, il aurait
rouvert certaines blessures qu’il préférait laisser telles
quelles.
Deux mois plus tôt, en regardant le calendrier, il avait
été frappé par la date : si son frère avait vécu, il aurait
fêté ce jour-là son vingt-sixième anniversaire.
Et durant toutes ces années, lui, Linc, n’avait rien fait
pour accélérer la création de ce logiciel, pourtant à la
base de Curtis Systems. Car ce projet était le premier
qu’ils avaient partagé, Marcus et lui…
Après être resté assis pendant des heures dans son
appartement vide à ressasser les regrets et les erreurs
du passé, il avait décidé de sortir. Son instinct l’avait
guidé vers l’un des nombreux bars de la ville.
Et il avait passé la nuit avec une femme qu’il ne
connaissait pas.
Ce fut de nouveau la voix de Conner qui le ramena à la
réalité.
— Je prétends bien te connaître, et j’ai la sensation
que tu me caches quelque chose.
Lincoln se tourna vers son ami et soutint son regard.
— J’ai rencontré quelqu’un.
D’abord surpris, Conner fut prompt à se ressaisir.
— Tant mieux. Tu es seul depuis trop longtemps.
Alors, qui est l’heureuse élue ? Parle-moi d’elle.
Pourquoi ne pas l’avoir amenée au dîner de
bienfaisance organisé par l’entreprise la semaine
dernière ? Est-ce qu’elle vit cloîtrée chez toi ? conclut-il
dans un éclat de rire.
— Je ne sais pas où elle vit. Je ne sais pas non plus
comment elle s’appelle. Et c’est très bien comme ça.
Cet intervalle amoureux de quelques heures lui
suffisait. Il ne souhaitait en aucun cas s’engager dans
une relation. Avoir une femme dans sa vie signifierait lui
consacrer du temps, de l’énergie. Il devrait se partager
entre vie professionnelle et vie privée, et en actuellement
il avait du mal à imaginer une telle organisation.
Saisi par ces déclarations, Conner s’arrêta sur la
passerelle et le prit par le bras.
— Tu es en train de m’expliquer que tu as eu une
aventure d’un soir ? Toi ?
— Je ne qualifierais pas cette histoire d’« aventure
d’un soir ». C’était…
Lincoln se tut, cherchant les mots justes pour décrire
cette nuit inoubliable.
Mais comment parler de ces moments magiques, de
cette femme qui avait su ressusciter en lui quelque
chose qu’il croyait mort depuis trois ans ?
Cette femme qui lui avait tout fait oublier : le fardeau,
la culpabilité, les regrets. Même ses responsabilités au
sein de l’empire Curtis. Auprès d’elle, il avait pu l’espace
d’une nuit vivre pleinement l’instant présent. Redevenir
celui qu’il était autrefois.
— C’était bien plus, finit-il par admettre. Du moins
jusqu’à ce que la réalité reprenne le dessus.
Au cours des deux mois qui avaient suivi cette
rencontre, il s’était immergé davantage encore dans le
travail, espérant ainsi reléguer à l’arrière-plan ce
souvenir troublant. Il avait multiplié les rendez-vous, les
réunions, avait incité ses équipes à créer de nouveaux
produits, à rendre les anciens plus performants.
Mais cette surcharge d’activités ne parvenait pas à
empêcher son esprit de vagabonder, de retourner vers
ce proche passé. De se poser les questions que, d’un
commun accord, Molly et lui avaient décidé d’éviter.
N’était-ce pas là ce que représentait essentiellement
Molly pour lui aujourd’hui ? Une énigme à élucider ?
— Mais ça n’a pas grande importance, déclara-t-il
avec un haussement d’épaules. Cette histoire appartient
au passé.
Comme il prononçait ces mots, il se promit de faire en
sorte qu’elle y reste, dans ce passé. Pour la énième fois,
il se le répéta, il ne pouvait pas s’investir dans une
relation. Il ne pouvait pas se laisser distraire. Le bureau
vide à côté du sien était là pour le lui rappeler.
— Ah ? releva Conner avec un petit sourire en coin. Il
ne me semble pourtant pas que tu aies tourné la page.
Lincoln haussa de nouveau les épaules et embrassa
du regard la myriade de bâtiments qui l’entouraient.
Au loin, on distinguait les immenses étendues arides
qui entouraient la ville. Las Vegas avait des allures de
rose sauvage jaillie en plein cœur du désert.
Cette image extravagante était diamétralement
opposée à la vie bien tracée qu’il menait. Cette linéarité
représentait pour lui le seul moyen d’avancer, de ne pas
perdre le contrôle de la situation. De garder en tête les
promesses faites il y avait bien longtemps.
Des promesses qu’il n’avait pas toutes tenues.
Il détourna le regard des panneaux vitrés pour se
tourner vers son ami.
— Le passé appartient au passé, Conner. Je me
concentre sur l’avenir, et Curtis Systems est l’avenir.
2.
Molly ouvrit la portière de sa voiture, se glissa dans le
siège du conducteur et fondit en larmes.
Plus d’emploi. Pas de mari sur lequel s’appuyer.
Aucune probabilité de voir l’un ou l’autre se présenter
dans un avenir proche.
Et un bébé en route.
Si elle avait écrit le scénario de sa vie, elle n’aurait
pas pu imaginer une journée plus désastreuse. En
l’espace de deux heures à peine, tout son univers avait
basculé.
Elle revoyait les visages de la directrice et de
l’intendant, lorsqu’ils lui avaient fait part de la nouvelle.
« Manque de fonds… crédits coupés… décision très
difficile à prendre… nous sommes vraiment désolés…
nous vous souhaitons bonne chance… ».
Ils lui avaient aussi promis que si la situation financière
s’améliorait, ils la contacteraient aussitôt. Mais pas à
cette rentrée-ci, à la suivante.
En sortant de la réunion, elle s’était rendue chez son
médecin, convaincue qu’il abonderait dans son sens et
confirmerait que les deux petits traits roses n’avaient
absolument aucune valeur.
Il allait évoquer un test défectueux, une quelconque
poussée hormonale…
Au lieu de cela, après l’avoir examinée, le Dr Carter
avait déclaré avec un grand sourire :
— Excellente nouvelle, Molly ! Vous êtes enceinte.
Elle s’était mise à pleurer.
Elle pleurait encore lorsqu’il avait rédigé l’ordonnance
lui prescrivant un supplément de vitamines pour la
grossesse. Elle pleurait toujours quand il avait noté le
prochain rendez-vous. Et, arrivée à sa voiture, elle s’était
effondrée.
« Enceinte ».
Cela lui paraissait irréel. Impossible. Les mots « Vous
êtes enceinte » valsaient dans sa tête, tourbillonnaient.
Mais était-ce à elle que s’était adressé le Dr Carter ?
Qu’allait-elle bien pouvoir faire à présent ? Qu’allait-il
advenir d’elle ?
Pareille à un automate, elle rentra chez elle.
Une fois garée dans l’allée de son pavillon, elle versa
encore des larmes, puis elle s’essuya le visage et
redressa les épaules.
Sombrer dans l’auto-apitoiement ne lui serait d’aucun
secours. Il fallait affronter la situation et passer à l’action.
Un certain nombre de décisions s’imposaient. En tout
premier lieu, elle allait devoir se lancer à la recherche
d’un emploi. Elle avait un crédit à rembourser, et le loyer
que lui versait Jayne ne suffisait certainement pas à
régler toutes les factures. Et cela, sans parler de
l’assurance-maladie qu’il lui faudrait souscrire pour la
durée de sa grossesse. Puis le bébé naîtrait, et elle
devrait alors assumer de nouveaux frais.
« Enceinte ».
Dans sept mois à peine, elle aurait charge d’âme.
Elle avait du mal à assimiler les bouleversements que
venait de subir son existence en l’espace de quelques
heures.
Dire que le sort lui offrait soudain ce dont elle avait
rêvé pendant si longtemps et qui s’était avéré
impossible avec Doug !
Son ex-mari avait fini par lui dire qu’il n’envisageait
pas de goûter aux joies de la paternité, pas plus au bout
de quelques années que dans leurs premiers mois de
mariage. Leur relation avait alors commencé à se
dégrader. Elle avait compris qu’elle avait épousé un
homme qui ne partageait pas sa vision de l’avenir.
Avenir qui allait à présent être le sien.
A une nuance près : cet enfant tant désiré, elle devrait
l’élever seule. Seule et sans le sou !
Comment avait-elle pu se retrouver dans une telle
situation, elle qui menait une vie si bien réglée, qui évitait
de laisser quoi que ce soit au hasard ? Elle s’était
écartée une seule fois de cette voie bien tracée, et elle le
payait cher !
Enceinte. Seule. Sans emploi.
A croire que le sort avait décidé de s’acharner contre
elle.
En d’autres circonstances, cela aurait presque pu lui
paraître comique. Cependant, là, elle n’avait pas la
moindre envie de rire.
Restait une solution : le père du bébé.
Bien sûr, elle avait décidé au départ de ne plus penser
à lui, de faire comme si cette nuit folle à Las Vegas
n’avait jamais existé. Mais c’était désormais impossible.
Il fallait qu’elle le retrouve, qu’elle l’informe de la tournure
pour le moins inattendue des événements. Et sans trop
tarder.
Comment réagirait-il ?
Elle ne connaissait pas assez Lincoln pour savoir s’il
sucrait ou pas son café le matin, a fortiori pour deviner
sa réaction face à une nouvelle de cet acabit !
Accablée, elle croisa les bras sur le volant et y enfouit
la tête.
Il n’avait fallu que quelques heures pour que son
existence bascule et prenne l’allure d’un cauchemar.
Que faire à présent ? Par où commencer ?
En tout premier lieu, essayer de retrouver cet homme,
de savoir qui il était au juste. Ne serait-ce que pour le
bien de son enfant.
Si Lincoln avait une quelconque maladie dont le bébé
risquait d’hériter, elle devait en être informée. Et s’il
manifestait un jour le désir de connaître son père ?
Redressant la tête, elle inspira profondément.
Arrivait-il à Lincoln de penser à elle, à la nuit qu’ils
avaient passée ensemble ? Lui arrivait-il de s’interroger
sur les possibles conséquences de ces heures
intenses ?
Il l’avait sans doute oubliée. S’ils se retrouvaient face à
face, il ne se rappellerait probablement même pas son
prénom. Ni cette nuit-là, qu’elle-même ne parvenait pas
à gommer de son esprit. Dans une ville comme Las
Vegas, un homme aussi séduisant que Lincoln devait
collectionner les conquêtes. Elle ne représentait
certainement pour lui qu’une partenaire parmi tant
d’autres.
Ou pas ?
A vrai dire elle ignorait tout de lui. Ils avaient décidé de
s’en tenir à un échange superficiel, léger, agréable. Ils
avaient donc évité toute conversation trop personnelle
susceptible à les mener vers un autre style de relation.
Si elle le revoyait, comment réagirait-il ? Que dirait-il ?
Et elle, avait-elle envie de le revoir ?
Difficile de répondre à cette question.
Non, elle ne désirait certainement pas être confrontée
à la décision la plus absurde de son existence, mais le
désir et le devoir étaient deux notions différentes, voire
souvent antithétiques.
Il allait maintenant falloir qu’elle garde ce secret
jusqu’à ce qu’elle ait pris une décision.
Elle n’avait aucun mal à imaginer la réaction de sa
mère : Cynthia appellerait aussitôt Doug et n’aurait de
cesse qu’ils renouent, sans tenir compte de leur divorce
ni de l’origine de leur mésentente. Elle ne se soucierait
pas que Doug n’ait jamais voulu avoir d’enfant…
Non, tant que rien ne l’y obligeait, elle ne parlerait à
personne de sa grossesse.
Avec un nouveau soupir, elle se résolut à descendre
de voiture et entra dans la maison, où elle fut
joyeusement accueillie par Rocky. Elle le caressa et se
dirigea vers le salon, se réjouissant de l’absence de
Jayne.
Bouleversée comme elle l’était, elle aurait eu du mal à
cacher la vérité à son amie.
Pendant les heures qui la séparaient du moment où
celle-ci rentrerait, elle devait essayer de recouvrer un
semblant de sérénité. S’efforcer d’analyser la situation
aussi calmement que possible.
Comme elle passait devant son bureau, son regard fut
attiré par l’ordinateur et les logiciels empilés à côté.
Logiciels. Linc.
Ce soir-là, dans le bar, ne lui avait-il pas dit…
Non, cette idée était absurde. Elle risquait de la
conduire à une nouvelle déconvenue. Au cas où Lincoln
se souviendrait d’elle, il aurait en revanche
complètement oublié leur conversation au sujet du
nouveau produit qu’il avait dit vouloir créer et lancer sur
le marché.
Absurde, soit. Mais pas plus que celle qui l’avait mise
dans la situation où elle se trouvait.

***
La chaleur qui sévissait à Las Vegas en ce mois
d’août était suffocante. Lorsqu’elle descendit du taxi,
Molly eut l’impression que l’air sec de la ville la prenait à
la gorge.
Elle cligna des paupières face aux deux grandes tours
de verre et métal d’une vingtaine d’étages reliées entre
elles par une passerelle.
La sobre élégance de ces édifices présentait un
étonnant contraste avec l’univers coloré de la ville.
— Vous êtes bien sûr que cet endroit est celui que je
vous ai indiqué ? demanda-t-elle au chauffeur de taxi.
L’homme d’une cinquantaine d’années hocha la tête.
— Oui, madame, c’est bien ici l’adresse de Curtis
Systems. Impossible de se tromper.
Elle le remercia et régla la course. Puis elle pressa le
pas afin d’atteindre le plus vite possible le bâtiment et de
retrouver l’ombre bienfaisante.
Devant l’entrée principale, elle leva les yeux vers les
deux tours et hésita.
Sa démarche était-elle aussi judicieuse qu’elle l’avait
cru ? Elle ferait peut-être mieux de rentrer chez elle,
d’oublier cette idée et d’en trouver une autre.
Mais il n’en existait pas d’autre. Aucune en tout cas
qui lui permette à la fois de travailler et de se rapprocher
du père de son enfant.
Comment aurait-elle pu deviner que le Lincoln
rencontré deux mois plus tôt était celui-là ?
Ses recherches sur internet avec pour mots-clés
« Lincoln », « logiciels » et « Las Vegas » l’avaient
conduite directement à Curtis Systems. Les tentatives
suivantes n’avaient pas donné d’autre résultat, exception
faite d’une petite entreprise fermée et d’ailleurs en vente.
Surprise par cette découverte, elle avait lu tous les
articles concernant Curtis Systems, une compagnie qui
avait connu dans les dix dernières années un succès
foudroyant.
Face à ces tours somptueuses, symboles de réussite,
elle ne pouvait que constater que Google n’avait pas
menti. Et si Google ne mentait pas, Lincoln n’était pas un
simple employé dans cette compagnie. Il y occupait le
siège de P.-D.G. !
L’homme que le destin avait mis ce soir-là sur sa route
lui avait paru si… normal. C’était pourtant ce même
individu, de toute évidence, qui gérait cette imposante
multinationale.
De nouveau, elle envisagea sérieusement de tourner
les talons et de repartir pour San Diego.
Puis elle posa la main sur son ventre et se dit qu’elle
devait aller jusqu’au bout de sa démarche. Pas
seulement dans un but professionnel, mais aussi et
surtout pour son bébé.
Son bébé.
Deux jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’elle
avait été confrontée aux fatidiques traits roses, et elle se
surprenait déjà à penser en ces termes ! Elle imaginait
déjà la petite fille ou le petit garçon qu’elle portait en elle
se déplaçant à quatre pattes dans le pavillon. Et elle
avait hâte de vivre ces moments.
Les gens passaient devant elle, entrant ou sortant du
bâtiment. L’ombre dispensée par le grand auvent
atténuait à peine les effets de la chaleur. En outre, elle ne
tarderait pas à se faire remarquer si elle restait
longtemps immobile ici.
Par chance, les nausées s’étaient faites plus discrètes
ce matin, ce qui lui permettait de se sentir en assez
bonne forme. Suffisamment pour mener à bien le plan
qu’elle s’était fixé.
Allons, arrivée là, ce serait ridicule de reculer.
Elle avança donc et franchit les grands panneaux
vitrés qui conduisaient au bureau de la réceptionniste,
une blonde à l’air sympathique qui terminait une
conversation téléphonique.
Lorsque celle-ci eut reposé le combiné, elle lui sourit.
— Bonjour. Que puis-je pour vous ?
— Je souhaiterais voir Linc…
Elle marqua une pause et s’enhardit à associer les
deux noms nouveaux pour elle.
— Lincoln Curtis, s’il vous plaît.
— Avez-vous rendez-vous ?
— Non.
La jeune femme parut aussitôt plus réservée.
— Je suis désolée, mademoiselle, mais M. Curtis est
très occupé. Sans rendez-vous…
Elle écarta les mains, lui signifiant ainsi que la tâche
serait difficile, sinon impossible.
Molly avala sa salive.
Un rendez-vous ? Comment pourrait-elle en obtenir
un ?
« Bonjour, je suis la femme que tu as rencontrée dans
un bar il y a deux mois et avec qui tu as passé la nuit.
Pourrais-tu m’accorder quelques minutes, s’il te plaît ? »
Se souviendrait-il seulement de la nuit en question ?
D’un geste machinal, elle passa la main sur son front
moite.
— Nous avons discuté il y a deux mois, M. Curtis et
moi, d’un projet à caractère professionnel, déclara-t-elle
aussi calmement que possible.
Ce n’était somme toute qu’un demi-mensonge. Ce
soir-là, en effet, Lincoln avait fait allusion à une
collaboration. Mais, compte tenu des circonstances, quel
sérieux pouvait-elle apporter à cette offre ?
— Il m’avait proposé, si je venais à Las Vegas, de lui
rendre visite.
La blonde haussa un sourcil et eut une moue
sceptique.
— Vraiment ?
Molly hocha la tête, sans oublier de sourire.
— Vraiment.
La réceptionniste darda sur elle un regard scrutateur
qui lui donna l’impression d’être passée au crible. Puis,
avec un petit soupir, elle reporta son attention sur l’écran
de son ordinateur et appuya sur quelques touches.
— D’après ce planning, M. Curtis devrait sortir à
l’instant de réunion, déclara-t-elle. Son prochain rendez-
vous a lieu dans six minutes. Suite à quoi, il n’aura pas
un instant de libre dans la journée.
— Six minutes ! répéta Molly, les yeux écarquillés. N’y
a-t-il aucun moment de la journée où il sera libre pendant
au moins un quart d’heure ?
Cette question lui valut un éclat de rire de la
réceptionniste.
— Vous ne connaissez pas bien M. Curtis ! En
général, il prend à peine le temps de déjeuner.
Puis, sans cesser de l’observer, la jeune femme
inclina la tête de côté.
— Je ne devrais rien vous dire, ajouta-t-elle plus bas,
mais si vous montez au vingtième étage où est situé son
bureau, vous devriez arriver à le croiser entre deux
rendez-vous. Sinon, essayez de vous arranger avec
Tracy, son assistante. Elle réussira peut-être à trouver un
créneau dans son emploi du temps. Mais pas avant
quelques jours.
Molly cligna des paupières.
Quelques jours ?
Elle n’envisageait pas de rester « quelques jours » à
Las Vegas. Cela impliquait d’investir de l’argent dans
une chambre d’hôtel pour un résultat aléatoire. Chaque
dollar dépensé comptait, et chaque instant aussi. Elle
devait se lancer à la recherche d’un emploi. Il lui était
impossible de perdre son temps à attendre Lincoln
Curtis.
— Merci, dit-elle à la réceptionniste avant de
s’éloigner vers les ascenseurs.
Elle partit d’une démarche légère, mais qui se fit de
plus en plus pesante au fur et à mesure qu’elle
approchait du but.
Elle prenait soudain pleinement conscience de la
portée de ses actes. Depuis deux jours elle avait pris la
décision de revoir Linc, et cette décision était sur le point
d’aboutir. Elle devait s’apprêter à se retrouver d’un
instant à l’autre en face de lui.
Quand les portes de l’un des ascenseurs s’ouvrirent,
elle avait l’impression qu’un poids s’était installé sur ses
épaules.
L’ascenseur entama dans un doux chuintement sa
progression vers le vingtième étage, et elle sentit son
estomac se soulever.
Etait-ce dû à son état, ou plutôt à la situation ?
La deuxième option paraissait plus probable.
Et si Lincoln ne la reconnaissait pas ? S’il lui disait
que sa proposition relevait de la boutade ? S’il lui
avouait être marié ?
Pis encore, s’il lui demandait de partir ?
Elle tendit une main tremblante vers les boutons de
l’ascenseur, prête à appuyer sur un autre étage,
n’importe lequel. Puis elle se figea.
Non. Elle devait aller jusqu’au bout de sa démarche. Il
fallait qu’elle trouve un moyen de lui parler du bébé. Il
fallait aussi qu’elle assouvisse sa curiosité à son sujet.
Ils avaient décidé de rester très discrets sur leur vie
privée, soit, mais cela ne l’avait pas empêchée durant
ces deux mois de se poser maintes questions à son
sujet. Et en particulier de se demander comment aurait
évolué leur relation si elle était restée plus longtemps à
Las Vegas.
Se seraient-ils revus le lendemain ? Auraient-ils passé
une semaine ensemble ? Un mois ? Plus ?
L’ascenseur ralentit et s’arrêta. Elle venait d’arriver au
vingtième étage.
Après avoir pris une profonde inspiration, elle sortit de
la cabine.
Arrivée dans le couloir, elle hésita : droite ou gauche ?
— Molly ?
Elle tressaillit en entendant cette voix virile à la fois
mélodieuse et envoûtante, qu’elle aurait reconnue entre
mille.
Lentement, elle se retourna.
Lincoln était identique à son souvenir — ou presque,
car il lui semblait bien plus imposant dans ce costume
marine qu’avec le jean et polo qu’il portait le soir de leur
rencontre.
A moins que cette impression ne soit due au lieu et au
contexte…
— Que fais-tu ici ? lança-t-il sans chercher à cacher sa
surprise.
C’était maintenant ou jamais !
Elle avança d’un pas dans sa direction.
— Je te cherchais.
Elle remarqua seulement alors que Lincoln n’était pas
seul. Un homme se tenait juste derrière lui. Il les
regardait tour à tour, visiblement étonné.
D’un geste de la main, Lincoln l’invita à les laisser
seuls tout en prononçant quelques mots au sujet d’une
prochaine réunion. Suite à quoi il se rapprocha d’elle.
— Pour quelle raison me cherches-tu ? N’avions-nous
pas décidé de ne pas nous revoir ?
Ces retrouvailles ne ressemblaient en rien au scénario
hollywoodien qu’elle avait maintes fois imaginé. Ses
superbes yeux bleus ne s’illuminaient pas, il ne lui ouvrait
pas les bras…
D’instinct, elle posa la main sur son ventre en un geste
protecteur.
Mais dans ces circonstances, il était hors de question
qu’elle lui annonce sa grossesse !
— Il me semble que tu m’as toi-même proposé de te
rendre visite si je revenais à Las Vegas.
— Je…
Il se tut, et elle se mordit la lèvre pour ne pas gémir.
L’attitude de Lincoln était éloquente. Il n’avait jamais
eu l’intention de la revoir, et il ne se réjouissait
certainement pas de la trouver là, à quelques mètres de
son bureau.
— En effet, reprit-il d’un ton maussade. Mais je ne
pensais pas que tu me prendrais au mot.
Elle avait parcouru tout ce chemin, persuadée qu’elle
pourrait s’introduire dans la vie de Linc, concrétiser la
proposition de travail lancée le soir de leur rencontre, lui
parler de l’enfant à venir, et par la même occasion
prendre le temps de le connaître. Or, il n’avait pas fallu
plus de quelques secondes pour que ce projet — de
toute évidence très ambitieux — se fendille de toute part.
Les larmes qui étaient devenues une constante dans
son existence depuis son passage chez le Dr Carter
commençaient à lui picoter les paupières, mais elle les
refoula aussitôt.
L’heure n’était pas aux lamentations, le bébé avait
besoin d’elle. Et donc, il était urgent qu’elle trouve un
emploi. Quoi qu’il lui en coûte. Cette proposition, Lincoln
la lui avait faite. Elle l’avait entendue. Et elle était fin
prête à saisir cette chance.
— J’imagine que tu ne t’attendais pas à me voir. Peut-
être préfères-tu que je revienne à un moment où tu seras
plus disponible ?
— As-tu quelque chose de particulier à me dire ?
Quelque chose… En rapport avec notre rencontre ?
Il avait baissé la voix pour prononcer les derniers
mots.
Etait-ce le moment de lui exposer le motif essentiel de
sa visite ?
Elle ouvrit la bouche, puis la referma et plaqua un
sourire sur ses lèvres.
Non. L’accueil de Lincoln s’étant avéré peu
enthousiaste, brûler les étapes représenterait une lourde
erreur tactique. Par ailleurs, à quoi bon se stresser
davantage ? La révélation de cette grossesse l’avait
déjà bien assez ébranlée. Elle attendrait un moment plus
propice pour passer à cette révélation de taille. Dans
l’immédiat, elle préférait laisser à Lincoln le temps de se
remettre de la surprise causée par sa visite impromptue.
— En fait, ma présence est liée à ton offre d’emploi.
— Pardon ? fit-il, les yeux grands ouverts.
Le sourire qu’elle affichait courageusement jusque-là
se crispa. Elle eut soudain l’impression que les murs se
rapprochaient d’elle, que l’espace rétrécissait autour
d’elle. L’impression de manquer d’oxygène. Il faisait
chaud, beaucoup trop chaud.
Seigneur, quelle idée d’être venue ! Pourquoi n’était-
elle pas restée à San Diego ?
Mais puisqu’elle était là, autant essayer de tirer le
meilleur profit de la situation.
— Tu sais bien ? Nous avions parlé d’un logiciel pour
enfants que tu voulais mettre sur le marché. Mais il vaut
sans doute mieux que je revienne à un autre moment, dit-
elle, consciente de se répéter. Je ne…
Mais il ne la laissa pas finir sa phrase.
— Non.
Il tendit la main vers elle sans pour autant la toucher.
— Je suggère que nous poursuivions cette
conversation ailleurs, ajouta-t-il en regardant autour de
lui. Dans un endroit plus tranquille. As-tu déjeuné ?
Refoulant la sensation de nausée qui menaçait de la
gagner de nouveau, elle fit non de la tête.
Pourquoi les gens s’obstinaient-ils tous à vouloir
l’inciter à manger ?
Lincoln avait cependant raison : mieux valait partir,
s’éloigner des regards curieux que suscitait leur tête-à-
tête.
Il franchit la faible distance qui les séparait et lui posa
la main au creux de la taille pour la guider vers
l’ascenseur.
Ce contact pourtant léger eut sur elle un effet étonnant.
En l’espace d’une seconde, elle se remémora en détail
leurs échanges de baisers, de caresses…
Elle réprima un frisson et se laissa guider par Linc,
dans un état second tandis qu’ils descendaient puis
traversaient le grand hall du rez-de-chaussée.
Cet homme exerçait toujours sur elle une attirance
aussi forte. Celle qui l’avait incitée à vivre avec lui une
aventure sans lendemain.
Une aventure sans lendemain, oui. Rien de plus.
C’était le pacte qu’ils avaient passé, et à en juger par
l’accueil que venait de lui réserver Linc, il n’était pas
revenu sur sa décision.
Elle non plus, d’ailleurs. Plus que jamais, elle était
résolue à ne pas s’écarter de la voie qu’elle s’était
tracée en décidant de venir à Las Vegas : dans l’intérêt
du bébé, elle travaillerait à Curtis Systems assez
longtemps pour mieux connaître son P.-D.G. Ensuite, elle
trouverait un moyen de faire savoir à Lincoln qu’elle
attendait un enfant dont il était le père. Puis elle
repartirait pour San Diego. Rien de plus.
Elle ne commettrait certainement pas cette fois encore
l’erreur de se lier à un homme qui ne partageait pas sa
vision de l’avenir et ne saurait pas lui donner ce qu’elle
attendait de la vie.
Elle revint à la réalité au moment où ils sortaient du
bâtiment.
Lincoln n’eut qu’à tendre la main pour que se
matérialise devant eux une Mercedes noire, sobre et
élégante. Un chauffeur en descendit et contourna le
véhicule pour leur ouvrir la portière.
Elle s’installa en premier sur le confortable siège en
cuir, aussitôt rejointe par Linc, qui prit place à côté d’elle
tout en gardant une distance respectable.
Il lança quelques mots à l’homme, qui démarra tout
doucement.
Elle lui adressa alors un regard mi-admiratif mi-
ironique.
— Tu as un chauffeur ! Je suis impressionnée.
Comment aurait-elle pu soupçonner deux mois plus tôt
que sous cet homme qui lui avait paru si irrésistible, se
cachait un puissant homme d’affaires ?
A présent elle s’interrogeait : vu le milieu dans lequel il
évoluait, qu’avait-il trouvé d’attirant en elle ? Pourquoi ne
lui avait-il pas révélé son identité, ou tout au moins laissé
entendre la nature de ses activités ?
Peut-être en avait-il assez qu’on ne voie en lui qu’un
chef d’entreprise à succès qui brassait des millions.
Quoi qu’il en soit, les étincelles qui avaient jailli entre
eux ce soir-là s’étaient de toute évidence éteintes. Chez
Linc, en tout cas. La réaction qu’il avait eue en la voyant
ne laissait aucun doute là-dessus.
— Il n’y a pas de quoi l’être, répliqua-t-il sèchement.
Avoir un chauffeur ne représente pas pour moi un signe
extérieur de richesse mais un gain de temps.
Comme elle posait sur lui un regard surpris, il ouvrit
une tablette aménagée en mini-bureau avec un
ordinateur portable.
— Pendant que Saul conduit, je peux travailler,
expliqua-t-il, comme si le matériel à lui seul ne suffisait
pas à expliquer les occupations auxquelles il se livrait
pendant les trajets.
Elle hocha la tête.
Dire qu’elle n’avait vu en lui qu’un homme au caractère
enjoué, insouciant !
Elle prenait à chaque instant un peu plus conscience
de la somme de responsabilités qui pesait sur les
épaules de Lincoln Curtis. Comment était-ce possible
qu’elle n’ait rien décelé le soir de leur rencontre ?
Parce qu’il ne s’est pas montré sous ce jour-là, tout
simplement. Mais pour quelle raison ?
Voilà qui restait à élucider.
— N’as-tu pas un rendez-vous ? demanda-t-elle
timidement. La réceptionniste m’a dit que tu avais une
journée très chargée. Honnêtement, Linc, ça ne m’ennuie
pas de revenir plus tard.
Il se passa la main sur la nuque et soupira.
— Je suis en effet overbooké. Aujourd’hui comme tous
les jours, d’ailleurs. En revanche, je ne reçois pas tous
les jours ce genre de visite-surprise !
Que répondre à cela ?
Elle se borna à sourire.
Dans l’habitacle de la limousine, les fragrances
poivrées de l’eau de toilette masculine de Lincoln
arrivaient jusqu’à elle, lui rappelant le moment où il s’était
approché pour l’embrasser.
Il l’avait embrassée comme personne ne l’avait fait
jusque-là. En prenant son temps, en…
— Comment m’as-tu retrouvé ?
Comme une enfant prise en faute, elle rougit et
s’empressa de détourner le regard.
— Ce n’était pas très compliqué. Il n’y a pas à Las
Vegas des dizaines d’entreprises qui produisent et
vendent des logiciels de sécurité. Et il y a moins encore
d’employés répondant au nom de Linc dans les
entreprises en question. De l’avis de Google, tout au
moins.
Elle marqua une courte pause avant de reporter son
attention sur lui.
— Inutile de préciser que j’ai été très étonnée de
découvrir que tu étais propriétaire et P.-D.G. de Curtis
Systems.
— Tu croyais que j’étais un employé lambda, dit
Lincoln en souriant.
Ce n’était pas une question mais une affirmation.
Il s’apprêtait à ajouter quelque chose quand son
téléphone portable sonna. Il lui adressa une grimace
mortifiée et répondit. Elle l’entendit discuter pendant
quelques minutes d’un projet d’aménagement. Il venait
de mettre un terme à cette conversation quand la
sonnerie de l’appareil retentit de nouveau.
— Désolé, mais j’ai quelques petits problèmes à
régler. Je n’en ai pas pour longtemps, promis.
— Je t’en prie.
Tournée vers la fenêtre derrière laquelle défilaient les
façades d’hôtels et de casinos, elle l’entendit répondre à
cet appel, puis joindre plusieurs personnes pour annuler
des rendez-vous. Il avait ouvert l’ordinateur et
réorganisait son planning tout en parlant. Avec le calme
de quelqu’un habitué à jongler avec tout type de
situation, il échangeait avec ses interlocuteurs des
phrases brèves, donnait des ordres précis.
Ce milieu était si différent du sien ! Elle qui vivait dans
un univers simple, entourée d’enfants auxquels elle
apprenait les couleurs et les chiffres, elle se sentait
déplacée dans ce contexte.
Quand Lincoln raccrocha, il referma l’ordinateur et lui
adressa un sourire d’excuse.
— Encore désolé.
— Apparemment, être P.-D.G., cela signifie travailler
sans répit ?
— En quelque sorte, admit-il avec une moue comique,
avant de se pencher vers le chauffeur pour lui indiquer un
nom de restaurant.
Quelques minutes plus tard, la Mercedes ralentissait
devant un établissement à la façade peinte en rouge, qui
portait un nom italien. Lincoln descendit en premier et
aida galamment Molly à sortir à son tour.
Lorsque leurs mains se touchèrent, elle ressentit le
même courant électrique qui l’avait parcourue la toute
première fois. Comme s’il y avait été lui aussi sensible,
Lincoln abrégea le contact.
Elle fit mine de n’avoir rien remarqué.
Elle avait des priorités : obtenir un emploi ainsi que les
informations destinées au bébé, voilà tout ce qu’elle
voulait. Son premier échec matrimonial lui avait suffi. Elle
ne tenait pas à le réitérer, et cela se produirait
immanquablement si elle décidait de s’engager dans
une relation avec Lincoln Curtis. Le P.-D.G. de Curtis
Systems ne pouvait en aucun cas partager sa vision du
monde. Il était peu probable qu’il envisage de s’installer
dans un petit pavillon de San Diego avec une maîtresse
d’école maternelle et un bébé !
De toute façon, elle n’était pas à la recherche de
l’amour-toujours. Ce n’était pas dans ce but qu’elle était
venue à Las Vegas. Ils vivraient très bien ensemble,
l’enfant et elle, que Lincoln souhaite ou pas jouer un rôle
dans leur existence.
Un serveur les guida jusqu’à une table et leur apporta
les menus.
— Du vin ? suggéra Linc en ouvrant la carte.
La réponse de Molly fut immédiate.
— Non, merci. De l’eau pour moi, ce sera parfait.
Il hocha la tête sans faire de commentaire, et elle en
fut soulagée.
Bien sûr, c’était absurde. Lincoln ne pouvait pas
deviner qu’elle était enceinte.
Le serveur posa sur la table une carafe d’eau, un verre
de vin pour Linc et une assiette d’antipasti.
A la vue de la nourriture, elle sentit son cœur se
soulever de nouveau et s’empressa de boire de l’eau à
petites gorgées. Comme elle ne voulait pas éveiller
l’attention de son compagnon, elle puisa en elle le
courage de tendre la main vers une bruschetta au
jambon de parme, dans laquelle elle réussit à mordre.
A son grand étonnement, elle trouva la saveur
délicieuse.
Entre les nausées et l’angoisse liée à sa situation, elle
avait à peine mangé ces deux derniers jours. Retrouver
un semblant d’appétit eut sur elle un effet rassurant,
apaisant.
— Voyons, explique-moi, commença Lincoln.
Elle le fixa, surprise.
— Explique-moi pourquoi tu as tout à coup décidé de
venir me trouver au bout de deux mois, reprit-il.
Sur le point de s’étrangler, elle reposa sa tartine et but
une gorgée d’eau.
Lincoln se doutait-il de quelque chose ? Son visage
refléterait-il son état ? Quelqu’un l’en aurait-il informé ?
Stupide ! Qui aurait bien pu trahir son secret alors que
nul, excepté le Dr Carter qui était tenu au secret
professionnel, ne savait qu’elle était enceinte.
La question de Lincoln était toutefois légitime, et elle
pouvait opter pour une certaine forme de vérité. Lui dire
par exemple qu’elle avait souvent pensé à lui, à son
sourire, à son regard. Qu’elle avait eu maintes fois
l’impression qu’il l’enlaçait…
Mais ce n’était pas dans ce dessein qu’elle était
venue à Las Vegas. Et de toute évidence, ce n’était pas
non plus ce qu’il avait envie d’entendre.
Reposant son verre, elle sourit.
— Sache avant toute chose que je n’ai pas l’intention
de ranimer la moindre flamme entre nous.
Mieux valait jouer franc jeu afin d’éviter toute méprise.
— En fait, j’ai décidé de frapper à ta porte pour te
parler de ce logiciel dont il avait été question…
Lincoln se laissa aller contre le dossier de son siège.
— Tu t’en souviens ? lança-t-il. Etonnant !
— Pas si étonnant que cela, puisque le sujet
m’intéressait… Et qu’il m’intéresse toujours. Il s’agissait
de jeux interactifs destinés à éveiller la curiosité des
enfants, à l’orienter vers leur environnement, n’est-ce
pas ?
Ce thème, ils l’avaient abordé peu de temps après
avoir engagé la conversation. Et l’avis de Lincoln sur le
sujet avait contribué à renforcer l’intérêt qu’il avait suscité
en elle dès le premier regard. Après avoir échangé des
banalités d’usage, ils avaient parlé pour une raison
quelconque d’anniversaires, ce qui l’avait conduite à
mentionner son métier. De fil en aiguille, elle n’avait pas
caché ses regrets de voir les enfants se renfermer sur
eux-mêmes, vivre dans leur petit monde, se
désintéresser de l’environnement en général. Lincoln
avait alors développé avec enthousiasme l’idée d’un
logiciel destiné à cette jeune population.
Elle n’avait pas oublié le plaisir qu’elle avait pris à
l’écouter, pas plus que la complicité qui s’était aussitôt
établie entre eux, ni leur enthousiasme commun. Il lui
avait donné l’impression d’être totalement séduit par ce
projet.
— C’était une élucubration de ma part, fit-il,
interrompant le cours de ses souvenirs. Curtis Systems
ne travaille pas sur ce genre de produit. Nous sommes
spécialisés dans les logiciels de sécurité destinés aux
grandes entreprises. Notre bannière est la lutte contre
les virus, le pfishing et autres. Donc, ce programme pour
enfants relevait du domaine de la fantaisie. Un rêve, rien
de plus, conclut-il, ponctuant ces mots d’un sourire.
— Un rêve qui avait pourtant l’air de te tenir à cœur.
Il haussa les épaules puis se rapprocha de la table
pour s’y accouder.
— Il y a bien longtemps, je pensais me spécialiser
dans ce type de matériel, à la fois éducatif et ludique.
Mais ça ne rime pas forcément avec lucratif, et quand on
dirige une entreprise on doit garder les pieds sur terre,
ne pas perdre de vue la notion de bénéfice. Il se trouve
que j’ai présenté récemment cette idée à mon équipe,
qui l’a refusée à l’unanimité.
Refusée. En d’autres termes, cela ne dépasserait pas
le stade du rêve.
Abattue, elle porta de nouveau son verre d’eau à ses
lèvres.
Elle était venue à Las Vegas sans trop prendre le
temps de réfléchir, d’analyser la situation. Elle avait
imaginé que Lincoln se réjouirait de pouvoir avancer
dans la concrétisation de ses idées, et qu’elle aurait
ainsi elle-même tout le loisir de le côtoyer. Sottement,
elle avait tout investi dans cette seule option, sans
envisager la moindre solution de repli.
Voilà qui prouvait que cet homme lui faisait perdre ses
moyens. Cette fois encore, elle avait agi à la légère…
Mais non, Lincoln Curtis n’était pas seul responsable.
En ce début de grossesse, les hormones jouaient sans
nul doute un rôle important dans ce comportement
irresponsable.
— Tu as donc décidé de tourner la page ? insista-t-
elle d’une voix étranglée.
Hochant la tête, il tendit la main vers une part de
focaccia qu’il dégusta avec un plaisir évident.
— Pour le moment. Un jour peut-être… Mais pourquoi
me poses-tu toutes ces questions ?
Un jour peut-être ? Il fallait que ce jour-là soit proche.
— Oh… Pour rien.
Elle fit mine de lire la liste de plats qui figuraient au
menu, et finit par relever la tête.
— Pour rien, répéta-t-elle. Mais tu avais l’air si
passionné par la création de ce logiciel. J’ai même cru
que tu travaillais dans ce domaine.
Elle fronça le nez avant d’ajouter :
— En fait, j’ai été surprise de découvrir ta véritable
spécialité. Je ne m’attendais pas non plus à te savoir à
la tête d’une affaire d’une telle envergure.
Soupirant, il referma la carte posée à côté de lui.
— En fait, au départ…
Le serveur arriva à ce moment-là pour prendre la
commande.
Molly, qui n’avait prêté aucune attention à la carte,
choisit au hasard l’une des spécialités de pâtes.
Apparemment familier de l’établissement, Lincoln opta
pour des bocconcini.
Dès que le serveur se fut éloigné, elle se pencha par-
dessus la table.
— Au départ, donc ? reprit-elle pour inciter Lincoln à
reprendre l’idée qu’il s’apprêtait à développer.
Sans mot dire, il prit la serviette en papier vert posée
à côté de son assiette, et la plia pour en faire un triangle.
— Sais-tu ce qu’est ceci ? demanda-t-il en lui
montrant le triangle.
Elle secoua la tête en riant.
— Non.
— Pour un enfant, ce morceau de papier peut
représenter un bateau. Ou bien un chapeau. Ou encore
un sapin de Noël. Les possibilités sont infinies.
Il posa sur la salière le triangle, qui resta quelques
secondes à peine en équilibre avant de tomber sur la
table.
— Quand j’étais enfant, tout pouvait devenir n’importe
quoi. Mes parents disaient que je vivais dans un monde
imaginaire, et ils s’en plaignaient.
— Je suppose que tu lisais beaucoup ?
— Je dévorais tout ce qui me tombait sous la main. Je
continue, d’ailleurs. Dans la mesure du possible, vu que
je ne suis plus aussi disponible.
— J’ai moi aussi une passion pour la lecture.
— Nous avons donc un point commun, fit-il avec un
sourire.
Ces mots tout simples la firent frissonner.
Ils n’avaient pas qu’un seul point commun, Lincoln et
elle. Elle n’oubliait pas la façon dont leurs corps avaient
fusionné, un certain soir.
La gorge soudain sèche, elle but avec avidité une
grande gorgée d’eau fraîche.
Il ne fallait pas qu’elle replonge dans le passé. Elle
n’était pas là pour tenter de renforcer ce lien entre
Lincoln et elle.
— Pour en revenir à ton enfance…, fit-elle, pressée de
retrouver un terrain plus sûr.
Il hocha la tête.
— Agacés de me voir sans arrêt plongé dans mes
lectures, mes parents ont fini par m’inscrire à un camp
de vacances. Pour un été entier. Huit semaines ! Mon
frère était lui aussi du voyage, mais comme il aimait bien
les activités d’extérieur, il s’est très vite adapté à cette
nouvelle vie.
— Pas toi, j’imagine ?
Lincoln roula les prunelles.
— C’est le moins qu’on puisse dire ! Il ne m’a pas fallu
moins de sept semaines pour réussir à trouver ma place
dans cette structure. Ça s’est produit le jour où le
directeur a remarqué que je lisais au lieu de participer à
un jeu collectif. Il a alors eu l’idée de m’associer à un
projet : la création d’une sorte de journal de bord
composé de textes et de photos. Il souhaitait qu’un
exemplaire soit remis à chacun de nous à la fin du
séjour.
Elle remarqua que son regard s’était illuminé. Il
accompagnait même ses phrases de grands gestes.
— A ta façon de raconter l’expérience, j’en déduis que
ça t’a plu.
— Beaucoup. C’était une idée brillante de la part du
directeur. De façon détournée, il a réussi à me faire
sortir de mon univers, à me pousser vers l’extérieur. Et je
n’ai pas tardé à m’apercevoir que j’y étais bien.
— Voilà donc où est née cette idée de logiciel ?
— En grande partie. De nous deux, mon frère a
toujours été le plus audacieux. Toujours prêt à relever un
défi, quel qu’il soit. Il a adoré l’ouvrage dont j’étais
somme toute l’auteur et l’a très souvent ouvert pendant
les mois qui ont suivi cette expérience. Il me disait que
c’était sa façon de repartir en vacances.
Lincoln se tut, le regard soudain lointain, et but
lentement une gorgée de vin. Puis il s’éclaircit la voix
avant de reprendre la parole :
— C’est lui qui a eu l’idée de créer un programme
informatique basé sur ce petit livre. Les jeux
informatiques de l’époque n’avaient rien de comparable
avec ce qui se fait aujourd’hui. Par ailleurs nous n’étions
que des gamins qui cherchaient à s’amuser. Mais l’idée
de travailler un jour ensemble nous est venue à ce
moment-là. Notre premier projet devait être ce logiciel
de jeux. Seulement…
Il reprit la serviette pliée en forme de triangle, et la fit
tourner entre ses doigts.
— Que s’est-il passé ? insista-t-elle.
— Les recherches que j’ai entreprises quand nous
avons été prêts à nous installer se sont toutes montrées
catégoriques : en termes de rentabilité, les jeux pour
enfants se trouvaient quasiment au bas de la liste. Le
haut était occupé par les logiciels de sécurité. Voilà qui
a orienté notre choix.
En prononçant ces derniers mots, il froissa la serviette
dans sa main.
Elle hocha imperceptiblement la tête.
Lincoln Curtis venait de définir ses priorités, qui
étaient celles d’un homme pratique. Elle aurait dû s’en
réjouir, puisqu’elle avait toujours fonctionné ainsi elle-
même, accordant dans toutes ses décisions une place
prépondérante à la raison.
Toutes ou presque, rectifia-t-elle en son for intérieur.
Dans ce cas, pourquoi ressentait-elle de la
déception ? Qu’espérait-elle ? Retrouver la merveilleuse
spontanéité qu’elle avait perçue en cet homme deux
mois plus tôt ?
— Et n’as-tu jamais regretté cette décision ? insista-t-
elle.
— Non. Je crois avoir fait le bon choix pour
l’entreprise. Pour les gens qui y avaient investi de
l’argent et de l’énergie, ceux qui y avaient cru depuis le
tout début.
Mais la conviction avec laquelle Lincoln s’exprimait ne
masquait pas complètement un certain regret.
Elle lui sourit.
— On peut dire que tu as aujourd’hui très largement
atteint tes objectifs, Lincoln. Curtis Systems est un
véritable symbole de réussite ! Il est peut-être temps que
tu te fasses plaisir, maintenant ? Que tu réalises enfin tes
premiers rêves ? Tu es le grand patron, après tout.
Compte tenu de la conjoncture, il me semble que ton
frère et toi pourriez même vous offrir le luxe de fabriquer
des houla hoops si ça vous chantait. Qui pourrait vous en
empêcher ?
Les traits de Lincoln se durcirent soudain, et elle
devina qu’il pouvait s’avérer redoutable en affaires.
— Je ne prends jamais de décision à la légère.
— Ah ?
Elle fouilla son regard, et pendant les instants qui
suivirent tous deux furent transportés dans cette chambre
d’hôtel où ils s’étaient donnés l’un à l’autre avec ardeur.
Où les êtres raisonnables qu’ils étaient avaient tout
oublié pour se laisser guider par leurs sens enfiévrés.
— Enfin, presque jamais, rectifia Lincoln avec un
sourire en coin. Dans le domaine des affaires, tout doit
être pesé, mesuré, calculé. On ne joue pas avec les
chiffres, Molly. C’est trop risqué.
Elle fit la grimace.
— Tu me décris là un univers bien ennuyeux.
— Mais réel. Comme tu as pu le constater dans la
voiture, je suis un homme très occupé. Ma vie tout
entière gravite autour du travail… A quelques exceptions
près, comme tu le sais, ajouta-t-il plus bas après une
pause.
Elle se contenta de hocher la tête.
— En résumé, reprit Lincoln, je passe le plus clair de
mon temps dans mon bureau, à prendre toutes ces
décisions qui te paraissent si fastidieuses.
Décidément, cette description cadrait peu avec celle
d’un homme désireux de fonder un foyer.
— Je n’ai pas le temps de m’investir dans un autre
domaine, conclut-il, confirmant ses pensées. Comme me
l’a fait remarquer mon équipe quand j’ai abordé le sujet,
la création d’un logiciel pour enfants représenterait une
perte de temps, et donc d’argent.
Elle baissa les yeux, serrant les lèvres.
Manifestement, la décision de Lincoln était prise.
Voilà qui remettait radicalement en question le plan
qu’elle avait échafaudé ces deux derniers jours. Elle
devrait donc trouver un autre moyen de subvenir aux
besoins de son bébé.
Avant de quitter la ville, elle lui dirait simplement
qu’elle était enceinte. Libre à lui de décider s’il désirait
ou pas s’investir dans la vie de l’enfant à naître.
Mais imaginer qu’il puisse leur tourner le dos, les
ignorer à tout jamais, la plongeait dans un état
d’abattement qu’elle n’aurait pas soupçonné. Elle s’était
répété sur tous les tons qu’elle n’attendait de la part de
Lincoln Curtis aucune manifestation d’enthousiasme. A
présent, elle devait bien admettre qu’elle s’était trompée.
Comment avait-elle pu manquer à ce point de lucidité en
évaluant la situation ?
Il lui tardait désormais de partir. De rentrer chez elle
pour panser ses blessures.
Les questions qu’elle s’était posées en découvrant
son état revenaient, lancinantes.
Que faire maintenant ? Comment réussirait-elle à s’en
tirer, seule, sans emploi, sans aucun objectif ?
Prise de vertige, elle saisit son sac et, repoussant sa
chaise en arrière, se leva.
— Excuse-moi d’avoir abusé de ton temps. Quand
nous nous sommes rencontrés ce soir-là, j’ai sans doute
cru avoir affaire à… A quelqu’un d’autre.
Elle s’apprêtait à gagner la sortie, quand Lincoln la
retint par le bras.
— Attends ! Ne t’en va pas.
Elle hésita, sans pour autant se tourner vers lui.
— Quel est l’objet réel de ta visite, Molly ?
— Je te l’ai dit, j’aurais souhaité collaborer à la
création de ce logiciel.
— J’avais cru comprendre que tu enseignais en école
maternelle.
— Mon poste a été supprimé.
— Voilà pourquoi tu es venue frapper à ma porte ?
Alors que nous avions abordé ce sujet pendant quelques
minutes à peine avant de…
Un sourire se dessina sur ses lèvres, et il ajouta plus
bas :
— Avant de nous intéresser à autre chose.
Ils n’avaient en effet plus échangé beaucoup de
paroles ensuite. C’étaient leurs corps qui s’étaient
exprimés.
Elle repoussa ses cheveux en arrière, cherchant à
refouler les souvenirs de leur nuit au Bellagio.
— S’il te plaît…
Lincoln l’invitait à reprendre place à table.
Elle hésita une seconde puis se rassit.
— Tu viens de dire quelque chose qui m’intrigue,
Molly. Tu pensais avoir affaire à « quelqu’un d’autre » ?
Elle hocha la tête.
— Tu m’as parlé de ce logiciel pour enfants avec
passion, l’œil brillant. De toute évidence, ce projet te
tenait vraiment à cœur. Tu m’as donné envie d’y
participer. D’autant qu’il rejoignait mes propres
conceptions éducatives : il ne s’agissait pas d’un logiciel
de plus qui retienne les enfants devant l’écran, mais d’un
jeu destiné à susciter leur curiosité, à les guider vers
l’extérieur.
— Et l’homme qui se trouve aujourd’hui en face de toi
ne ressemble pas à celui que tu as connu ce soir-là ?
Cette fois encore, elle hocha la tête.
Sans mot dire, Lincoln détourna le regard. Pendant les
secondes qui suivirent, il fixa sans le voir un passant au-
dehors.
Lorsqu’il reporta son attention sur elle, elle eut
l’impression que quelque chose avait changé dans son
regard. L’expression des yeux bleus lui rappela celle qui
l’avait attirée deux mois plus tôt.
Les battements de son cœur s’accélérèrent, à son
grand dam.
— Si nous décidions de mettre ce projet à exécution
— et le si est de taille, précisa-t-il —, il faudrait recruter
une équipe de gens spécialisés dans ce domaine.
Elle se mordilla le coin des lèvres.
Cela signifierait-il…
— Des enseignants de maternelle, par exemple,
ajouta-t-il en lui souriant.
Soudain, elle se sentit portée par une énorme vague
d’espoir.
— C’était exactement là le but de cette visite, Lincoln :
te proposer mes services.
3.
Le serveur arriva avec les plats, et Lincoln se réjouit
de la diversion.
Embaucher Molly ?
Ce n’était pas sérieux. Il ne la connaissait pas. Ils
n’avaient jamais passé qu’une nuit ensemble. Aussi
merveilleuse que cette nuit ait été, cela ne justifiait
certainement pas une telle décision.
Lorsqu’il s’était réveillé dans la chambre du Bellagio, il
avait eu envie de faire un pas de plus avec la jeune
femme qui s’était endormie dans ses bras. De lui
demander de rester un jour de plus. Une semaine, peut-
être un mois.
Le mélange de sagesse et d’audace dont faisait
preuve la jeune institutrice l’intriguait. La perspective de
prolonger cet intermède ne lui aurait pas déplu.
Puis son portable avait sonné, et il avait été happé par
la réalité. Cette sonnerie l’avait ramené vers un monde
où l’on attendait de Lincoln Curtis qu’il se montre
responsable.
Ils avaient jugé préférable d’en rester là, et jusque-là il
n’avait pas regretté cette décision.
Bien sûr, il lui était souvent arrivé de penser à elle.
Quel homme normalement constitué aurait laissé
sombrer dans l’oubli cette douce chevelure dont les
riches nuances rappelaient celle des châtaignes, ces
immenses yeux verts, ce corps de rêve ?
Chaque fois que ces images étaient revenues le
hanter, il s’était efforcé de les considérer comme
d’agréables souvenirs, rien d’autre.
Trouver ce jour-là la jeune femme à quelques mètres
de son bureau n’avait donc pas manqué de le
surprendre.
Depuis, il avait la curieuse impression qu’elle lui
cachait quelque chose. Pourtant, chaque fois qu’il
scrutait son ravissant visage, il n’y lisait que sérieux et
honnêteté. Il avait l’impression d’avoir en face de lui
quelqu’un qui portait à ce fameux projet un intérêt
sincère.
Ce projet que toute son équipe avait écarté avec de
vagues « plus tard ». Ce projet qui lui tenait à cœur et
qu’il n’avait jamais pu réaliser. Le seul engagement qu’il
avait jamais différé, pensant s’en occuper un jour, d’une
façon ou de l’autre.
A présent, la femme assise en face de lui lui offrait
cette possibilité. Elle avait perçu la passion en lui
lorsqu’ils en avaient parlé le soir de leur rencontre.
Depuis quand n’était-il plus passionné par quoi que
ce soit ? Il travaillait tous les jours, s’acquittait des tâches
qui lui incombaient, relevaient les défis qui se
présentaient, mais l’excitation des débuts avait depuis
longtemps disparu.
En fait, il savait de façon très précise à quand
remontait ce changement. Son enthousiasme avait
disparu le jour où il avait perdu celui avec lequel il avait
bâti cette entreprise. Celui auprès de qui travailler
représentait une expérience quotidiennement
renouvelée, toujours aussi captivante. Celui qui, croyait-
il, occuperait toujours le bureau voisin du sien.
A partir de ce jour-là, il s’était immergé dans le travail,
mais Curtis Systems ne lui avait plus jamais apporté la
satisfaction qu’il en avait retiré jusque-là.
En surgissant dans sa vie, Molly rouvrait une porte qu’il
ne se rappelait pas même avoir fermée. Elle faisait
courir en lui un frisson depuis longtemps oublié. Il se
retrouvait à l’époque des premiers balbutiements de
Curtis Systems, où chaque jour était une aventure, où
Marcus et lui ne savaient jamais s’ils allaient perdre ou
gagner leur mise.
Cette sensation était infiniment libératrice pour
l’homme qu’il était devenu, qui allait de réunion en
rendez-vous et dont chaque minute était programmée.
Cette sensation, il la devait à Molly. Dès l’instant où il
l’avait vue dans ce bar, elle avait réveillé en lui l’appétit
de vivre qu’il croyait disparu.
Il était bien conscient du danger que cela comportait.
Raison pour laquelle il avait préféré que leur relation en
reste là deux mois plus tôt.
Il reposa ses couverts et la fixa.
— Es-tu bien certaine de vouloir changer de vie pour
ce logiciel ?
— Je suis à un point de mon existence où des… Des
changements s’imposent.
Il but lentement une gorgée de vin.
Etait-il lui aussi prêt à s’extraire du moule dans lequel
il vivait ?
La femme avec laquelle il s’était évadé l’espace d’une
nuit avait soudain réapparu dans sa vie et lui proposait
d’y rester. En qualité de collaboratrice, pas de
compagne…
Au fond, cela lui convenait, car il n’avait pas de temps
à consacrer aux relations féminines. Une fois dans son
existence, il avait cru pouvoir tout avoir. Il avait décidé de
s’évader, de s’amuser. Il avait alors brisé la seule
promesse qu’il s’était jamais faite : s’occuper de son
frère. Et Marcus l’avait payé de sa vie.
Il inspira profondément.
Si tentante que l’expérience puisse paraître — surtout
avec Molly —, le moment n’était pas propice. Plus tard,
peut-être. Quand il se déciderait à mettre Curtis Systems
en bourse, quand il serait prêt à nommer d’autres
collaborateurs à des postes à responsabilité.
Mais quel âge aurait-il à ce moment-là ?
Aucune importance. Mieux valait qu’il concentre toute
son attention sur la gestion de l’entreprise, qu’il pense à
ses employés. Il fallait un capitaine pour diriger le navire,
et ce capitaine portait un nom : Lincoln Curtis.
Molly avait réveillé de vieux rêves qu’il avait partagés
avec son frère et abandonnés depuis longtemps. Des
rêves qu’il aurait voulu réaliser non pas pour lui, mais
pour Marcus.
Il parcourut en pensée son emploi du temps.
Comme le lui avait fait remarquer Conner, il n’avait
pas une minute de libre.
Puis une idée lui vint à l’esprit.
Et si c’était Molly qui chapeautait le projet ?
Cela lui permettrait de rester aux commandes de
Curtis Systems. Cet enfant ne serait pas tout à fait le
sien, mais ce serait mieux que rien, et il en serait
certainement plus fier que de tous les logiciels de
sécurité créés ces dernières années.
Il attaqua son plat tandis que son esprit revenait à une
époque qu’il s’interdisait en général de revisiter. Puis il
repoussa son assiette à demi pleine et chercha le
regard de la jeune femme.
— J’ai une ébauche de programme, confia-t-il à Molly.
Une sorte d’ébauche qui date d’il y a longtemps. Si tu
acceptais de travailler avec mes concepteurs et moi, de
nous fournir les éléments essentiels sur le public
concerné, je pense qu’il serait possible de mettre
quelque chose sur le marché l’an prochain.
Molly eut visiblement du mal à avaler sa bouchée.
— Combien de temps durerait cette collaboration ?
demanda-t-elle enfin.
— Tout au plus quelques semaines. Je suis entouré
de gens qui travaillent vite. Et comme je te l’ai dit, il
existe déjà des bases.
— Parfait. En fait, je suis à la recherche de quelque
chose qui m’occupe jusqu’à la rentrée prochaine. J’ai
postulé auprès d’autres écoles, et j’espère que quelque
chose se profilera à l’horizon d’ici septembre. Je ne
cherche pas à changer de métier. Ce serait pour moi
une passerelle jusqu’à mon prochain poste.
Elle marqua une courte pause et, avec un sourire,
ajouta :
— Tu as trouvé la femme qu’il te fallait !
Puis, sans doute consciente de l’ambiguïté de la
formule, elle rougit et prit son verre d’eau pour cacher sa
gêne.
Quelle était l’origine de cet embarras ? Envisagerait-
elle de reprendre leur relation là où ils l’avaient laissée ?
Si tel était le cas, il devait lui laisser entendre que
c’était impossible. Il ne souhaitait pas s’engager dans
une relation à long terme, pas plus avec elle qu’avec une
autre femme. Aussi jolie soit-elle, et quelle que soit
l’intensité des moments qu’ils avaient partagés, sa vie lui
interdisait toute extravagance de ce genre.
— Ma proposition te convient donc ?
— Parfaitement.
— Je veux dire, es-tu prête à travailler à mes côtés
pendant quelques semaines ?
Molly hocha la tête avec conviction.
Mais lui-même, y était-il prêt ?

***
Le cri de joie d’Alex résonna dans le hall de réception
de l’Hôtel McKendrick.
— Molly ! s’écria-t-elle, ravie, courant presque sur la
luxueuse moquette couleur framboise. Oh, je suis si
contente de te voir !
Elle prit Molly dans ses bras et lui plaqua sur les joues
deux baisers sonores.
— Moi aussi, répondit Molly en riant. San Diego a
perdu beaucoup de son charme sans Serena et toi. Les
SMS, e-mails et chats avec la webcam ne remplacent
pas une vraie rencontre. Et maintenant nous nous
ennuyons, Jayne et moi, quand nous allons au Victorian
Tea House.
Alex la guida vers un coin de la réception aménagé en
salon, avec des fauteuils en cuir crème.
— Je veux bien le croire. Maintenant, raconte-moi ce
qui t’amène à Las Vegas — en plus du plaisir de nous
voir, Serena et moi, bien entendu !
Elle accompagna ce commentaire d’un éclat de rire,
et Molly remarqua que son regard d’azur étincelait.
Jamais elle n’avait vu son amie aussi heureuse.
— Le mariage te réussit, remarqua-t-elle.
Le sourire de la nouvelle mariée s’élargit.
— Wyatt me réussit. Il est merveilleux ! Jamais je
n’aurais pensé trouver un homme aussi…
Elle se tut, mais l’expression de son visage en dit à
Molly plus long que n’importe quel discours.
C’était le genre d’expression qu’elle avait vue maintes
fois décrite dans des romans. Qu’il lui était aussi arrivé
de voir au cinéma. L’arborerait-elle un jour, elle aussi ?
— Il n’a même pas besoin de parler pour que je me
sente aimée. Un seul regard suffit.
Molly se surprit à envier son amie.
Pourtant, la vie qu’elle menait lui convenait. Elle se
félicitait d’avoir divorcé. Jamais Doug ne l’avait gratifiée
de l’un de ces regards dont parlait Alex. A vrai dire,
jamais il n’avait pris la peine de l’écouter, et moins
encore de chercher à la comprendre. Et par ailleurs elle
se souciait désormais avant toute chose du bébé qui
grandissait en elle.
Alors, pourquoi regrettait-elle soudain de ne pas être à
la place d’Alex ? De ne pas être elle aussi éclairée par
ce soleil-là. De ne pas voir elle aussi sa vie illuminée par
une rencontre ?
— Je suis contente de te voir aussi heureuse, dit-elle.
Et ce n’était pas un mensonge. Elle se réjouissait du
fond du cœur que son amie ait trouvé le bonheur.
— Tu mérites toi aussi d’être heureuse, Molly. Un
échec matrimonial, ça ne signifie rien.
Elle se borna à hocher la tête.
Elle n’avait pas envie de s’étendre sur sa vie
sentimentale — ou plutôt sur son manque de vie
sentimentale — alors qu’elle était encore toute troublée
d’avoir revu Lincoln. Et se retrouver dans le hall de
réception de l’Hôtel McKenzie augmentait ce trouble, car
c’était là que tout avait commencé, durant ce fameux
séjour entre amies à Las Vegas. Et c’était dans un
endroit semblable qu’elle avait connu l’homme dont elle
portait désormais l’enfant.
Il faudrait à un moment ou un autre qu’elle en informe
Lincoln, même s’il ne lui avait laissé aucun doute quant à
ses projets d’avenir : pas une seule fois il n’avait évoqué
le désir de fonder un foyer. Sa vie tout entière semblait
graviter autour de Curtis Systems.
— Pour le moment, le mariage n’est pas ma priorité,
déclara-t-elle. Je suis sur le point de me lancer dans une
nouvelle aventure professionnelle.
Alex prit un air étonné
— Ah ? Et ton poste à l’école maternelle ?
— Supprimé. Je vais travailler quelques semaines ici
en attendant de trouver un autre poste d’enseignante à
San Diego.
Son amie la dévisagea, les yeux écarquillés.
— Tu t’apprêterais à changer de vie pour un job
temporaire ? Toi ?
— Qu’y a-t-il d’anormal ? C’est ce que font beaucoup
d’autres gens.
Alex lui posa la main sur le bras.
— D’autres gens, oui. Pas toi ! De nous quatre, tu as
toujours été la plus sage. Celle qui n’agit jamais sur un
coup de tête.
Molly eut soudain envie de raconter à son amie ce
qu’il s’était produit deux mois plus tôt. Comment, en
quelques heures, elle avait oublié ses principes habituels
et s’était abandonnée dans les bras d’un inconnu.
— Tu as raison, murmura-t-elle, la gorge serrée. Ce
sera mon premier pas en territoire inconnu.
Cette démarche qui la plongeait de plus en plus dans
le doute. Elle avait incité Lincoln à lui faire une
proposition, qu’elle avait bien sûr acceptée. Mais à
présent elle s’interrogeait.
Etait-ce bien judicieux de sa part ? Si elle restait
travailler pour Curtis Systems, elle devrait bientôt faire
part à Lincoln de sa grossesse. Et quand il
l’apprendrait… Seigneur, et s’il la demandait en
mariage ?
Elle se retrouverait une fois de plus unie à un homme
qui était son opposé. Un homme qui lui aurait proposé
de l’épouser par pitié, ou poussé par un sombre sens du
devoir. Ce serait un deuxième échec matrimonial.
Merci bien ! Elle était capable de se tirer d’affaire
seule, et elle le dirait très clairement au principal
intéressé.
Alex éclata de rire.
— Après tout, peu importe. Rien ne compte davantage
pour moi que le plaisir de te voir. Il faudra que nous
déjeunions ensemble dès que possible. Et nous
proposerons à Serena de se joindre à nous. Vous nous
manquez tellement, Jayne et toi !
— Comme nous nous sentons seules sans vous à San
Diego. Tu as mon numéro de portable, Alex. Appelle-
moi, nous fixerons un rendez-vous.
Elle regarda sa montre et se leva.
— Il faut que je te quitte, maintenant. Je dois aller
m’installer aux Hamilton Towers.
Alex haussa les sourcils.
— Aux Hamilton Towers ? Choix de roi pour un
logement temporaire !
— Lincoln m’a dit que mon salaire englobait ces frais.
Euh… Je veux dire, M. Curtis.
— « Lincoln », répéta Alex avec un petit sourire. Tiens
donc. Tu appelles déjà ton patron par son prénom ?
— C’est-à-dire que nous nous sommes connus… Il y a
longtemps. Quand j’ai appris qu’il cherchait quelqu’un
pour créer un logiciel éducatif, j’ai décidé de lui proposer
mes services. Ça me changera des classes de
maternelle !
C’était là une version somme toute pas très éloignée
de la réalité.
Il ne fallait pas qu’elle se trahisse. Elle aurait bien
informé Alex de sa grossesse, mais c’était plus prudent
de ne pas le faire. Pas encore, tout au moins. Elle devait
d’abord s’adapter à ce brusque changement dans son
existence, prendre ses repères.
Se faire aussi à l’idée de travailler avec Lincoln Cutis,
et donc de le voir tous les jours ou presque.
4.
— Tu es fou ! lança Conner le lendemain matin en
entrant dans le bureau de Lincoln. Mais j’aime bien ce
genre de folie.
Lincoln leva les yeux des dossiers posés devant lui,
dont la pile semblait avoir encore augmenté depuis son
arrivée, peu de temps après 7 heures.
— Pardon ?
Conner se laissa tomber dans l’un des confortables
fauteuils en cuir noir.
— J’ai entendu parler du nouveau projet. Tu as donc
finalement décidé de ne pas y renoncer ?
— Oui. Mon statut de P.-D.G. me permet ce genre de
fantaisie, après tout.
— Eh bien, il était temps ! s’exclama Conner en
plaquant bruyamment les mains sur les accoudoirs du
fauteuil.
Comme Lincoln haussait un sourcil interrogateur, il lui
sourit.
— Il était temps que tu utilises le mot « fantaisie », que
tu sortes de la boîte dans laquelle tu vis depuis des
années.
Ses lèvres se retroussèrent en un sourire gourmand,
et il enchaîna :
— Je viens de voir la charmante personne que tu as
embauchée pour mener à bien ce projet. Allons, mon
vieux, ne cherche pas à me faire croire que tu n’as pas
quelques petites idées en tête !
— Je…
Mais Lincoln en resta là.
Il ne tenait pas à aborder avec Conner un sujet aussi
personnel. Que dire, d’ailleurs ? Qu’il avait eu avec Molly
Hunter une aventure d’un soir et que, dès qu’elle était
venue frapper à sa porte, il avait décidé de
l’embaucher ?
D’ailleurs, quand il l’avait déposée au pied des
Hamilton Towers cet après-midi-là, il avait eu le plus
grand mal à ne pas la suivre dans l’appartement loué là
à son intention à quelques étages à peine du sien.
La suivre pour goûter de nouveau à ses lèvres douces,
sentir sa peau satinée sous ses paumes. La serrer
contre lui, lui faire l’amour…
Afin de dissimuler son trouble, il eut un geste vague de
la main et ouvrit un autre dossier.
Conner ne s’avoua toutefois pas vaincu.
— J’ai bien remarqué la façon dont tu la regardais,
hier, quand elle est tout à coup apparue dans le couloir.
Avec un soupir, Lincoln releva la tête.
— Comme je crois te l’avoir déjà expliqué, j’ai un
emploi du temps très serré. Ce genre de distraction
serait malvenue, en ce moment surtout où nous
travaillons sur un gros contrat avec l’entreprise East
Coast, ainsi que sur le projet de Motorsway, et…
— Hum, si je te laisse poursuivre sur cette voie, tu
trouveras dix autres bonnes raisons qui t’empêchent
d’avoir une relation avec une personne du sexe opposé.
De toi à moi, Lincoln, tu ne vas quand même pas
prétendre qu’elle ne te plaît pas ?
Pour toute réponse, il se pencha sur le dossier ouvert
devant lui.
Conner se pencha à son tour en avant, posant la main
sur le bureau.
— Ce n’est pas moi le chef ici, et je ne prétends pas
minimiser tes responsabilités. Je sais en revanche qu’il
est assez rare qu’une belle femme se présente soudain
à la porte de ton bureau dans l’intention évidente de
travailler avec toi.
L’espace d’un instant, il eut l’impression de sentir le
parfum aux notes fleuries de Molly, d’entendre son rire
cristallin.
Ce n’était pas faux.
— Son profil correspond tout à fait à ce style de
recherche. Et j’ai demandé à Roy de superviser le projet.
— Il n’y manquera que la passion, asséna Conner.
Lincoln, ce bébé, c’est le tien. Tu en parles depuis des
années !
— Il va de soi que nous communiquerons très souvent.
Les sourcils froncés, il ajouta :
— Dis-moi, Conner, n’est-ce pas toi qui affirmais hier
encore que je n’avais pas les moyens matériels de me
disperser ?
— C’était avant d’avoir vu ta réaction face à cette jolie
brune aux yeux verts.
— Bon… J’ai du travail.
Conner se leva, posa les deux poings sur la table et se
pencha vers lui.
— Si tu veux. Mais je pense que tu tournes le dos à
une opportunité, et pas des moindres. L’occasion d’avoir
ce à quoi tout le monde a droit.
Lincoln venait de poser le regard sur les colonnes de
chiffres lorsque Conner prononça cette dernière phrase.
Intrigué, il redressa la tête.
— C’est-à-dire ?
— Une vie.
Et sur ce, son ami sortit.
Lincoln se plongea aussitôt dans l’étude des
documents, persuadé que là résidait son salut. Un seul
regard en direction du bureau voisin vide suffisait à lui
rappeler qu’il était là pour travailler, et non pour jouer les
adolescents en émoi.
Travailler. Se concentrer. Ne pas penser à Molly.
Mais les chiffres se brouillaient sous ses yeux, et au
bout de quelques minutes il comprit qu’il perdait son
temps.
Depuis que sa secrétaire lui avait annoncé l’arrivée de
Molly au sixième étage, il avait du mal à coordonner ses
pensées. Dans ces conditions, mieux valait descendre
et voir comment se déroulait cette première prise de
contact. Une fois rasséréné, il pourrait se remettre à
l’œuvre.
Quand il arriva à la grande salle où devait travailler le
trio, il marqua une halte avant de passer la porte.
A demi assise sur un bureau, Molly regardait par-
dessus l’épaule de Roy, l’un des créateurs graphistes de
l’entreprise, qui tapait sur le clavier d’un ordinateur. A
côté d’eux, Jérôme, un autre designer, rentrait des
données sur un PC portable. La vitesse de frappe des
deux hommes était étonnante. Roy dit quelque chose, et
le rire de la jeune femme retentit, léger et rafraîchissant,
pareil à une brise de printemps.
Lincoln sourit, puis il se demanda la cause de cet
accès d’hilarité. Au moment où cette idée lui traversait
l’esprit, il ressentit quelque chose qui ressemblait à de la
jalousie.
— Tout se passe bien par ici ?
Molly se tourna en reconnaissant sa voix.
— Lincoln !
Cette seule syllabe, accompagnée d’un regard et d’un
sourire, suffirent à lui faire oublier pourquoi il était venu
là.
Il était censé poser deux ou trois questions et repartir.
Au lieu de cela, il chercha du regard une chaise près de
Molly.
— Très bien même, monsieur Curtis, lui répondit Roy
avec un sourire. Dans la mesure où vous aviez déjà
travaillé sur ce projet et établi des bases, nous avançons
plus vite. Molly nous aide à définir les modules. Je pense
que je devrais avoir un modèle à vous présenter dans
quelques jours. Rien de précis, bien entendu, mais une
esquisse assez représentative.
Lincoln hocha la tête, et Roy reporta son attention sur
l’ordinateur ainsi que sur Molly.
Voilà. Il était venu chercher des informations, et il les
avait obtenues. Il ne lui restait plus qu’à remonter dans
son bureau.
Molly s’écarta alors légèrement. Assez pour lui laisser
la place de se rapprocher d’elle. Et les pas qu’il
s’apprêtait à faire en direction du couloir, il les fit dans le
sens inverse.
La vue d’un carnet à côté d’elle lui soutira un petit rire.
— Tu n’as pas eu trop de problèmes pour lire mes
notes ?
Elle rit à son tour, et il fut cette fois encore charmé par
ce son mélodieux.
— Si j’arrive à lire les écrits des élèves de maternelle
qui sont assez… créatifs, dirons-nous, pourquoi ne
pourrais-je pas déchiffrer tes annotations ?
— Tu me compares à un élève de maternelle ? lança-
t-il, feignant d’être vexé.
Ils échangèrent un sourire, et il se sentit soudain
submergé par tous les souvenirs, images, sensations
vécus lors de leur première rencontre et qu’il avait tenté
jusque-là de garder enfouis en lui.
— Nous parlions d’écriture, précisa-t-elle.
A ce moment-là, Roy s’éclaircit la voix.
— Un café ne me ferait pas de mal. Tu
m’accompagnes, Jérôme ?
Ce dernier poussa un petit grognement mais continua
de pianoter à vive allure sur son clavier. Roy se pencha
alors vers lui et lui donna une petite claque amicale sur
l’épaule.
— Jérôme. Café !
Etonné, celui-ci se tourna vers son collègue de travail,
puis vers Molly, et enfin vers Lincoln. Puis il hocha
vigoureusement la tête.
— Un café ? Bonne idée. Allons-y.
Avec un manque absolu de discrétion, ils quittèrent la
salle, laissant ainsi Lincoln et Molly en tête à tête.
Celle-ci, qui avait ouvert le carnet de notes auquel il
venait de faire allusion, prêta à peine attention à ce
départ. Elle était toujours à demi assise sur le bord du
bureau, et dans cette position sa jupe en coton fleuri
découvrait ses jambes joliment galbées. Elle portait avec
cette jupe un chemisier rose pâle et des ballerines plates
blanches.
Une tenue sage, mais il savait que sous cette
apparence raisonnable se cachait un tempérament de
feu…
Laisser ses pensées dériver ainsi ne lui serait d’aucun
secours, aussi se rapprocha-t-il de l’écran d’ordinateur.
— Alors, dans quelle direction s’oriente votre étude ?
— Mes élèves ont toujours bien aimé jouer les
explorateurs en herbe, se lancer à la recherche d’un sujet
ou d’un objet donné. C’est un procédé ludique qui
permet de faire passer un enseignement. Nous avons
donc opté pour une « chasse » aux animaux : un jeu
interactif qui leur apprend comment vivent ceux-ci. Notre
choix s’est porté pour commencer sur les koalas.
A l’aide de la souris, elle fit apparaître sur l’écran des
croquis de koalas assez simplistes.
— Grâce à des indices, les enfants finissent par
découvrir les koalas cachés dans les arbres, et ils
peuvent alors accéder au niveau supérieur.
Lincoln hocha la tête.
— Excellente idée. La récompense de la première
étape les guide donc vers une autre forme
d’apprentissage plus soutenue. Parfait. Vraiment parfait.
Il pouvait donc repartir, maintenant. Retourner au
vingtième étage.
Mais il ne bougea pas.
— J’aimerais en savoir un peu plus sur l’origine de ce
logiciel, dit alors Molly en se tournant vers lui.
Il fouilla sa mémoire en quête d’une réponse, mais ce
furent des images de la chambre du Bellagio qui lui
vinrent à l’esprit. Des images du grand lit défait, de leurs
corps enlacés.
— Lincoln ?
Penser à Curtis Systems. Aux chiffres.
— Eh bien… J’avais en tête un jeu destiné aux enfants
entre quatre et sept ans, grosso modo. Un outil
pédagogique qui puisse aussi être exploité en milieu
scolaire…
Les fins sourcils de Molly se rapprochèrent.
— Je faisais allusion à quelque chose de personnel,
Lincoln.
— De personnel ?
— Parle-moi encore de ton expérience dans ce camp
de vacances. Explique-moi pourquoi ce projet revêt pour
toi une telle importance. Je voudrais pouvoir faire
apparaître d’une façon ou de l’autre ces éléments
importants.
Elle s’était exprimée en dardant sur lui ses superbes
yeux verts.
De toute évidence, Molly l’incitait à s’impliquer
davantage dans la création de ce logiciel. Ce qui
signifiait assouplir son emploi du temps, se détourner de
cette grille serrée de tâches qui servait de support à sa
vie quotidienne. Se rapprocher d’une zone qu’il évitait
depuis longtemps.
Depuis la fin de sa relation avec Barbara.
A cette époque-là, il avait eu envie de se rapprocher
de quelqu’un, d’ouvrir son cœur. Pour s’apercevoir assez
vite qu’il s’agissait d’une erreur. Qu’il n’était pas fait pour
les relations traditionnelles.
Si Molly lui avait posé une question sur les études de
marketing, le budget publicitaire ou le calcul de
bénéfices, il y aurait répondu sans hésiter. Mais aborder
un sujet « plus personnel »…
— Il n’est pas nécessaire d’avoir recours à ma propre
expérience. Comme je te l’ai déjà dit, mon but est
d’inciter les enfants à s’intéresser au monde qui les
entoure. A provoquer leur curiosité, les faire sortir de leur
coquille. Voilà en quoi consiste ton rôle. Ton expérience
et mes notes devraient permettre à ce projet de se
concrétiser dans d’excellentes conditions.
Sans cesser de le fixer, Molly hocha la tête avec
lenteur.
— Certes, mais j’aurais voulu y inclure aussi ton vécu.
Tu as évoqué le soir où nous nous sommes connus un
jeu que tu pratiquais avec ton frère et qui avait l’air très
amusant. Il portait un nom d’animal, je crois bien.
— Le Serpent marin ?
Les trois petits mots suffirent à déclencher un afflux de
souvenirs. Il se vit avec Marcus dans la cour de leur
maison.
L’un d’eux tenait un tuyau, tandis que l’autre courait
dans tous les sens pour ne pas être arrosé. Des enfants
du voisinage se joignaient parfois à eux, et au bout de
quelques minutes tout le monde glissait en riant sur les
dalles de la cour.
Jamais il n’oublierait la toute dernière fois qu’il avait
joué au Serpent marin. Le jeu avait commencé dans la
cour de la maison de son frère. En entendant leurs rires,
les deux enfants de Marcus étaient aussitôt sortis,
pressés de s’associer à cette partie de rire qu’ils
connaissaient bien.
Une semaine plus tard, ses neveux avaient perdu toute
envie de rire.
La voix de Molly le tira de ses pensées.
— Oui, c’est bien ça ! Le Serpent marin. Je pense
que nous pourrions introduire dans le logiciel quelque
chose qui rappelle ce jeu. Si tu pouvais m’en dire
davantage…
— Désolé, mais je suis très occupé. Il y a un certain
nombre de dossiers qui m’attendent sur mon bureau.
— Je n’envisage pas de te voler beaucoup de ton
précieux temps, rétorqua-t-elle en souriant. Tout juste un
petit instant, pour que tu me donnes quelques précisions
sur les règles de jeu.
Il se raidit. Il avait l’impression que les murs de la salle
se rapprochaient de lui, que l’oxygène se raréfiait.
— Tu devrais très bien t’en sortir sans moi, grommela-
t-il en reculant vers la porte. Ce n’est pas moi mais toi, la
spécialiste des enfants. De toute façon, je ne peux pas
rester plus longtemps. J’ai une réunion dans quatre
minutes.
Une réunion que Conner saurait mener de main de
maître. Il lui suffirait de l’appeler, et le problème serait
réglé en quelques secondes…
Mauvaise idée. Il se dirigeait vers des zones
interdites.
Il remarqua alors que Molly s’était levée et
s’approchait de lui.
— Tu ne t’en tireras pas aussi facilement ! lança-t-elle
avec ce sourire qui lui plaisait tant.
L’index pointé sur son torse, elle ajouta :
— Tu m’as engagée pour diriger ce projet. Et en
qualité de chef de projet, je t’ordonne d’y participer !
Sidéré, il écarquilla les yeux.
Que diable faisait-elle ? Il n’avait d’ordres à recevoir
de personne. C’était lui, le grand patron !
— Permets-moi de te rappeler que tu t’adresses au
P.-D.G. de Curtis Systems. L’homme qui signe tes
feuilles de salaire.
Le sourire de Molly s’élargit, il vit une petite flamme
danser dans son regard.
— Et permettez-moi de vous dire, monsieur Curtis,
que j’avancerai mieux et plus vite si le créateur de ce
projet consent à m’épauler. Je crois bien que nous
sommes dans une impasse !
Il fallait qu’il s’en aille ! se rapprocher de cette femme
ne lui apporterait que des ennuis. Elle méritait… Ce qu’il
n’était pas en mesure de lui offrir.
Mais ignorant les sonneries d’alarme qui se
déclenchaient en lui, il fit un pas dans sa direction.
— Une impasse ? Et que suggères-tu pour en sortir ?
Quelques centimètres à peine les séparaient. Il
éprouvait un désir fou de tendre les bras vers elle, de la
serrer contre lui, de l’embrasser. De l’emmener chez lui
pour reprendre l’histoire là où ils l’avaient laissée et de
passer avec elle non pas une nuit, mais des jours, des
semaines. Des mois entiers à se découvrir, à s’aimer.
« Aimer ». Ce désir d’impossible. D’avoir ce qu’avait
eu son frère. D’accéder au bonheur.
Il allait tendre la main vers Molly quand son portable
sonna, le ramenant à la réalité.
Des gens étaient en train de l’attendre. Aurait-il perdu
la raison ?
— Désolé, mais je dispose de trop peu de temps libre
pour pouvoir t’être utile. Roy me connaît bien, je suis sûr
qu’il te sera d’une aide précieuse.
Et il tourna en toute hâte les talons.

***
Quand Molly prit l’ascenseur, non seulement la journée
de travail était terminée, mais tout le monde était déjà
parti.
Tout le monde, excepté Lincoln. Elle le savait parce
qu’elle avait reçu un e-mail de lui au moment même où
elle s’apprêtait à éteindre l’ordinateur.
Un e-mail au contenu strictement professionnel : de
toute évidence, il ne tenait pas à ce que leur relation
déborde de ce cadre-là. Elle gardait toutefois à la
mémoire certains regards qu’il avait posés sur elle le
matin, quand il était arrivé à l’improviste dans la salle où
elle travaillait avec Roy et Jérôme.
Tout naturellement, sa main gauche vint se poser sur
son ventre.
Un lien — et pas des moindres — l’unissait au P.-D.G.
de Curtis Systems. Il fallait qu’elle l’informe de sa
grossesse. S’ils passaient quelques minutes en tête à
tête, elle trouverait peut-être un moyen d’aborder le sujet.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent au vingtième
étage.
Quelques vigiles étaient sans doute chargés de
surveiller les tours, mais le couloir où étaient situés les
bureaux des dirigeants de l’entreprise était désert à
cette heure, et son cœur se mit à battre plus fort tandis
qu’elle le remontait.
La dernière fois qu’elle s’était retrouvée avec Lincoln
Curtis dans un lieu semblable, ils avaient fini par passer
la nuit ensemble. Il y avait cependant peu de chance que
cela se reproduise, ce soir.
Plongée dans ses pensées, elle allait tourner à droite
quand elle manqua percuter Lincoln qui sortait de son
bureau.
— Molly ! s’exclama-t-il, surpris. Encore dans les
parages à cette heure ?
— J’ai travaillé jusque tard. Comme toi.
Elle ponctua ces mots d’un sourire.
— As-tu bien avancé ? lui demanda-t-il.
— Oui. Il faut dire que Roy et Jérôme sont
particulièrement doués. Il suffit que j’énonce une idée
pour que, en quelques clics, elle prenne forme sur
l’écran. Et sur notre lancée nous avons aussi commencé
à chercher un nom pour le logiciel. Nous avons pensé à
Dedans-dehors, deux notions assez complexes pour les
enfants de cet âge-là. Ou bien Promenons-nous, qui est
une invitation au voyage.
La tête inclinée de côté, Lincoln réfléchit puis
acquiesça.
— La deuxième option me plaît beaucoup. Elle ouvre
sur l’extérieur, ce qui est la finalité du programme.
— Génial !
L’enthousiasme avec lequel elle s’était exprimée la
surprit elle-même. Pourquoi l’agrément de Lincoln lui
procurait-il une telle satisfaction ? Elle ferait mieux de se
concentrer sur son propre objectif, qui consistait à mieux
connaître le père de son enfant et à lui annoncer « la »
nouvelle.
Chaque fois qu’elle pensait à son état, au bébé qui se
développait en elle, les questions fusaient dans son
esprit.
— Demain, quand vous commencerez…
— Je n’ai pas très envie de parler travail maintenant,
l’interrompit-elle. J’ai… J’ai quelque chose à te
demander.
— Ah ? Je t’écoute.
Avant de changer d’avis, elle lança la question qui la
taraudait depuis des semaines.
— Pourquoi un soir seulement, Lincoln ?
Cette question-là, son fils ou sa fille la lui poserait
fatalement un jour. Le fruit de cette union voudrait sans
doute comprendre pourquoi elle avait été aussi brève.
— J’ignore quel est ton fonctionnement habituel,
enchaîna-t-elle, mais je ne suis pas une habituée des
aventures sans lendemain. Cette-nuit-là a été pour moi…
Comme elle cherchait ses mots, Lincoln eut un mince
sourire.
— Un moment d’égarement ? suggéra-t-il.
— Tout juste.
Il se rapprocha d’elle et fouilla son regard, l’air un peu
confus.
— Pour moi aussi, Molly. Mais les relations durables
ne me conviennent pas très bien.
— Pourquoi ?
Il soupira.
— Encore une question compliquée.
Elle se balança d’un pied sur l’autre.
Lincoln ne lui facilitait décidément pas la tâche. Mais
qu’espérait-elle ? Qu’il lui ouvre son cœur à la première
question ?
Elle sentit son estomac se nouer.
Comme elle n’avait pas faim à midi, elle avait décidé
de sauter le déjeuner et de goûter dans l’après-midi.
Mais, absorbée par son travail, elle n’avait pas vu le
temps passer et avait oublié de faire une halte à la
cafétéria.
— Je ne plaisantais pas tout à l’heure, murmura-t-elle.
J’aimerais prendre le temps de mieux te connaître, Linc.
La sensation de nausée se précisa.
A 19 heures, son organisme lui signifiait par une
nausée semblable à celle qu’elle ressentait désormais
tous les matins qu’il n’appréciait pas le régime auquel
elle l’avait soumis.
— Qu’y a-t-il, Molly ? Tu es toute pâle.
— Je… Tout va bien.
Ce n’était certainement pas de cette façon-là qu’elle
avait prévu d’annoncer à Lincoln l’heureux événement !
Alors que Lincoln se penchait vers elle, l’air
préoccupé, elle recula.
— Il se fait tard. Je dois rentrer.
Et sur un « au revoir » à peine audible, elle pivota sur
ses talons et partit d’un pas pressé.
5.
Molly repoussa les morceaux de poulet au bord de son
assiette puis rassembla le risotto au centre en un
monticule, qu’elle écrasa ensuite à l’aide de sa
fourchette.
Assise dans l’agréable salle de restaurant qui
occupait le dernier étage de l’Hôtel McKendrick, elle
dînait avec Alex et Serena. Derrière les grandes baies
vitrées, la ville paraissait s’embraser dans les lumières
rougeoyantes du crépuscule.
Elle aurait dû être comblée par ce cadre, par la
compagnie de ses amies, par la qualité des plats qui
leur étaient présentés. Pourtant, elle se sentait vidée de
toute forme d’énergie.
— Eh bien, Molly, que t’arrive-t-il ? s’enquit Alex. On ne
peut pas dire que tu sois en grande forme, ce soir !
— Alex a raison, renchérit Serena, le front soucieux.
Tu n’as quasiment rien mangé. Tu ne te sens pas bien ?
Molly posa sa fourchette dans l’assiette, qu’elle
repoussa.
— Non. Oui.
Elle soupira et ajouta :
— Peut-être.
Alex et Serena rirent de concert en échangeant un
regard.
— « Non, oui, peut-être », répéta Alex. Tu nous laisses
le choix ! Qu’y a-t-il, Molly ? Tu es souffrante ?
— Non. Oui. Je ne suis pas souffrante, mais…
Elle se tut.
— Voilà une réponse pour le moins bizarre, observa
Serena en fronçant le nez. En général, les femmes qui
ont ce genre de comportement sont enceintes. Mais il
est impossible que tu…
Serena s’interrompit soudain et la fixa, les yeux
plissés.
Molly avala sa salive, puis elle ébaucha un sourire, et
enfin haussa les épaules.
— Molly…, fit Alex, effarée.
Serena reprit la parole, elle aussi sidérée.
— Tu n’es pas enceinte, n’est-ce pas ?
— Eh bien si. De deux mois. Je le sais depuis peu.
Les deux jeunes femmes poussèrent en même temps
des cris de joie et se levèrent pour la serrer dans leurs
bras.
— Quelle bonne nouvelle ! s’écria Alex, tout excitée,
en se rasseyant. Deux mois, Molly ? Mais comment ? Je
veux dire…
Elle se tut soudain, et sa bouche s’arrondit en un O de
surprise.
— Il y a deux mois, nous étions ici, à Las Vegas.
Molly hocha la tête.
Il fallait qu’elle leur dise la vérité. Serena et Alex
étaient ses meilleures amies. De toute façon, elle ne
pourrait pas cacher éternellement son état.
S’armant de courage, elle inspira plusieurs fois à
petits coups puis reprit la parole :
— Vous n’avez pas oublié notre deuxième nuit ici, je
suppose ? Celle où chacune de nous avait décidé d’agir
à sa guise.
— Absolument, fit Serena. Nous sommes allées toi et
moi boire un verre à l’un des bars du Bellagio, et puis tu
as voulu rentrer parce que tu avais mal de tête.
— En effet. Mais en partant, j’ai fait une halte dans un
autre bar de l’établissement, où quelqu’un jouait au piano
un air de jazz. Je me suis aussitôt sentie bien dans cette
atmosphère calfeutrée, et je me suis installée au bar, où
j’ai commandé un verre de vin. Ma migraine avait
disparu, comme par enchantement…
Elle sentit ses joues s’empourprer tandis qu’elle
ajoutait :
— C’est là que j’ai rencontré quelqu’un.
Elle porta son verre d’eau à ses lèvres et se repassa
la scène.
Les notes légères du piano, la salle aux lumières
tamisées, la saveur du vin blanc légèrement pétillant. Elle
était sur le point de partir, quand un homme était venu
s’asseoir à côté d’elle. A partir de ce moment-là, tout
avait changé.
— Un homme s’est installé sur le tabouret voisin et a
commandé un bourbon avec de la glace. Un bel homme
— très bel homme —, mais ce n’est pas ce qui m’a
attirée. Dans un premier temps, je dois dire qu’il m’a
plutôt intriguée.
— Ah ? intervint Alex. Pourquoi ?
— Il avait l’air… perdu.
Cette impression ne pouvait pas la laisser indifférente.
Elle-même s’était sentie perdue pendant toute la durée
de son mariage — un an —, persuadée d’avoir commis
la plus grosse erreur de sa vie. Et aussi pendant les
deux années qui avaient suivi le divorce, durant
lesquelles elle s’était efforcée de se reconstruire après
cet échec.
— Je lui ai donc adressé la parole.
— Toi ? fit Alex, médusée. Toi qui nous as dit sur tous
les tons pendant le vol de San Diego à Las Vegas qu’il
fallait être prudente, ne pas engager la conversation
avec des inconnus !
Molly éclata de rire.
— Oui, moi. Qui sait, les effets de l’alcool, peut-être ?
Ou de Las Vegas ? A moins que ce ne soit une réaction
à la rupture-surprise de Jayne ? Donc, après m’être
présentée, je lui ai dit que j’enseignais en maternelle et
que je passais le week-end à Las Vegas avec des
amies.
— Et ? insista Serena, les yeux rivés sur son ventre.
— Et nous nous sommes aperçus que nous avions de
nombreux points communs.
C’était du moins ce qu’elle avait cru sur le moment.
L’homme rencontré ce soir-là paraissait tellement plus
détendu que celui qu’elle avait retrouvé dans les couloirs
de Curtis Systems !
— A ceci s’ajoutait une forte attirance physique entre
nous, reprit-elle avec un petit soupir. Un coup de foudre,
en somme.
En prononçant ces mots, elle eut l’impression de sentir
encore sur ses lèvres celles, brûlantes, de Lincoln.
Il l’avait prise dans ses bras dès qu’ils étaient sortis du
bar, et elle n’avait pas cherché à lui échapper. Elle avait
répondu à son baiser avec une ardeur égale à celle qu’il
lui manifestait.
— Mon Dieu, s’exclama Alex. Ça te ressemble si
peu !
Molly lui adressa un regard rêveur.
— Je suppose que j’ai eu envie, l’espace de quelques
heures, de me mettre dans la peau d’une autre.
Une autre qui ne ressemble pas à la Molly Hunter que
tout le monde connaissait : la jeune femme fiable qui
avançait dans la vie de façon prévisible, sans le moindre
soupçon de fantaisie.
— Et alors ? Qu’as-tu pensé de l’expérience ?
Elle accueillit la question par un long soupir.
— C’était… merveilleux.
Etonnant. Incroyable. Les mots lui manquaient pour
décrire ces moments de pur bonheur. En quelques
heures à peine, Lincoln avait fait d’elle une femme
comblée. Dans ses bras, elle s’était sentie choyée,
adulée. Elle avait découvert un univers sensuel dont elle
soupçonnait à peine l’existence jusque-là.
— Soit. Et où se trouve maintenant ce M. Merveilleux ?
Est-il au courant de ta grossesse ?
— Il vit à Las Vegas…
Elle évita de préciser qu’il n’avait plus rien de
merveilleux, sans quoi elle aurait risqué de pleurer, et
elle refusait de verser une seule larme sur Lincoln Curtis.
Elle avait d’autres priorités. L’enfant à venir, par
exemple.
— Et non, il n’est pas au courant. Je lui en parlerai.
Bientôt.
Arquant un sourcil, Alex posa les avant-bras sur la
table et la scruta.
— J’ai la sensation que tu ne nous dis pas tout. Tu
nous caches peut-être même la partie la plus importante
de cette histoire. Je suppose que tu as revu
M. Merveilleux depuis ton retour à Las Vegas ? Que
s’est-il passé ?
— Rien. J’ai retrouvé quelqu’un de… très différent,
avoua-t-elle. Je dois réfléchir à la conduite à adopter,
ajouta-t-elle dans un souffle.
En effet, ce n’était certainement pas ce scénario-là
qu’elle avait imaginé pour leurs retrouvailles.
Serena sourit et frappa dans ses mains.
— Quoi qu’il advienne, un bébé est un événement qui
se fête. Je propose une tournée de gâteau au chocolat !
Elles acceptèrent en riant, et Molly se détendit un peu.
Rien ne valait la présence de vraies amies. Elles
seules étaient à même de vous réconforter.

***
Lincoln prit un dîner léger dans un petit restaurant situé
près de Curtis Systems puis demanda à Saul de le
raccompagner chez lui.
Il avait eu du mal à se concentrer sur son travail, ce
jour-là. La veille aussi, d’ailleurs. Depuis que Molly était
réapparue dans sa vie, à vrai dire. Ses effluves de
parfum, ses sourires, ses gestes gracieux avaient
provoqué en lui un afflux de souvenirs. Chaque instant de
cette nuit passée en sa compagnie restait gravé dans sa
mémoire. Comment oublier le désir fou qui les avait
gagnés dès le premier baiser ?
Comment oublier leur étreinte fougueuse, peu après,
dans une chambre du Bellagio, la soif renouvelée qu’ils
avaient eu l’un de l’autre au cours de la nuit, et le plaisir
intense qui les avait terrassés chaque fois ?
Pendant ces quelques heures passées en sa
compagnie, il avait tout oublié du fardeau qui pesait sur
ses épaules. Suite à quoi, tous deux avaient décidé de
refermer cette superbe parenthèse. Sage décision, qui
ne l’avait cependant pas empêché de penser à elle bien
souvent.
Et voilà que le destin la remettait sur sa route !
— Nous sommes arrivés, monsieur.
Surpris, il regarda par la fenêtre et reconnut la base
des Hamilton Towers, où il occupait un grand
appartement au dernier étage — un appartement où il ne
faisait que dormir, se doucher et se changer. Un hôtel,
en quelque sorte.
— Merci, Saul. Bonne nuit et à demain.
Au moment où il descendait de la limousine, il vit une
silhouette féminine sortir du taxi derrière lequel s’était
garé son chauffeur.
Molly.
Comme si elle avait senti sa présence, elle se tourna
dans sa direction et lui sourit.
— Bonsoir, Lincoln. Nous avons apparemment fini de
dîner au même moment.
Il fut tenté de lui demander où elle avait dîné, et surtout
avec qui. Mais il s’en garda bien, ne tenant surtout pas à
ressembler à un père surprotecteur ou, pis encore, à un
petit ami jaloux.
Elle resserra son gilet autour d’elle.
— Les nuits sont fraîches à Las Vegas, observa-t-elle
en frissonnant.
Sans hésiter, il enleva la veste de son costume et la lui
posa sur les épaules.
— Merci, dit-elle avec ce sourire qu’il aimait tant.
— Je t’en prie.
Il ne pourrait plus désormais voir cette veste sans
penser à elle. Peut-être même conserverait-elle un peu
de son parfum fleuri ?
Marchant côte à côte, ils arrivèrent à l’entrée de
l’immeuble, où il s’effaça pour laisser entrer Molly. Au
pied de l’ascenseur, il appuya sur le bouton et desserra
le nœud de sa cravate.
Il fallait qu’il la laisse entrer chez elle, à présent. Elle
travaillait désormais à Curtis Systems, mieux valait qu’ils
respectent certaines distances, aussi regrettables que
ce soit.
Car il aurait volontiers laissé souffler de nouveau sur
sa vie ce vent de légèreté, de gaieté, et aussi de
passion qu’elle y avait apporté deux mois plus tôt.
Pourquoi ne pas se laisser tenter ce soir ? Un soir
seulement.
Tournant le dos à la porte de l’ascenseur, il se plaça
en face de Molly.
— Une idée vient de me passer par la tête. Serais-tu
prête à faire quelque chose de différent, là, tout de
suite ?
Elle le dévisagea, surprise.
— De différent ? C’est-à-dire ?
— J’aimerais te montrer certains aspects de Las
Vegas, à l’écart des circuits touristiques classiques.
Elle eut un temps d’hésitation, puis elle hocha la tête.
— Je suis partante.
Cette réponse le remplit d’une joie qu’il n’aurait pas
imaginée.
Comme s’il craignait qu’elle ne revienne sur sa
décision, il la prit par le bras et, sous l’œil étonné du
gardien de l’immeuble, l’entraîna de nouveau vers la rue,
où il tendit le bras pour héler un taxi.
Il donna quelques directives au chauffeur, puis se cala
contre le dossier de la banquette.
Il avait passé presque toute sa vie à Las Vegas et
connaissait bien la ville. Pourtant, ce soir, il avait
l’impression de redécouvrir les lieux à travers le regard
de Molly.
— C’est très beau, apprécia-t-elle tandis que le
véhicule sillonnait les artères enluminées. Curieusement,
ce mélange de couleurs et de lumières ne donne pas
une impression de mauvais goût.
Il hocha la tête puis demanda au chauffeur de s’arrêter
et de les attendre. Tenant Molly par le bras, il se dirigea
vers une grande avenue bordée de casinos, magasins et
hôtels, et recouverte d’un bout à l’autre d’une sorte de
dais. Lorsqu’on s’approchait, on découvrait qu’il
s’agissait en fait d’un dôme métallique sur lequel étaient
projetées des images.
— Etonnant ! s’exclama Molly en regardant autour
d’elle avec des yeux d’enfant émerveillée.
Il hocha la tête.
Il y avait beaucoup de monde à cette heure, si bien
qu’ils marchaient serrés l’un contre l’autre, et l’effet que
produisait sur lui la proximité de la jeune femme était en
effet des plus « étonnants ». Il avait du mal à réprimer
son envie de s’arrêter au beau milieu de l’avenue pour la
prendre dans ses bras et l’embrasser.
Pour éviter d’y penser, il se mit à jouer les guides
touristiques.
— Nous sommes sur Fremont Street, l’une des
avenues les plus anciennes de Las Vegas, commença-t-
il d’un ton sérieux. Cette promenade piétonne mesure
quatre cent soixante mètres de long. Le dais lui-même
est soutenu par seize colonnes. Il a été construit en…
Il se tut, car Molly, souriante, l’interrompit d’une
pression de la main.
— Je suis en général avide d’informations, Lincoln,
mais pourquoi ne pas plutôt profiter de l’instant ?
La pression de ses doigts tièdes sur son bras n’était
pas faite pour apaiser ses sens. Préférant ne pas
répondre, il acquiesça, et ils se fondirent dans la foule.
Les images projetées sur le dais étaient celles d’une
bataille entre extraterrestres, et ils ne furent pas longs à
éclater de rire devant les gags mis en scène. Quand
Molly manifesta le désir d’explorer une boutique d’objets-
fantaisie, il constata qu’il n’était plus aussi tendu.
Elle s’arrêta devant un réveil en forme de dé.
— Voici exactement ce qu’il te faut. Un élément
indispensable pour un éminent P.-D.G. de Las Vegas !
Elle insista pour le lui offrir, et ils sortirent du magasin,
riant toujours.
— Bien, il ne me reste plus qu’à te trouver à toi aussi
un cadeau qui te rappelle Las Vegas.
Ils venaient d’entrer dans une autre boutique, et il fit
mine de s’intéresser à un verre orné du logo Martini,
avant de prendre un adorable ours en peluche qui portait
un T-shirt avec l’inscription de la ville en lettres
multicolores.
— Et voilà ! lança-t-il en faisant danser la peluche sous
son nez. Plus innocent que tous les jeux proposés ici,
j’en conviens…

***
Molly eut un rire forcé.
Lincoln ne se doutait pas qu’elle l’imaginait avec ce
même ourson, penché au-dessus d’un lit d’enfant.
— Cet ourson n’a pas l’air de te plaire.
Comment lui expliquer au beau milieu de ce magasin
ce qui l’avait heurtée dans ce choix ? Elle n’allait pas lui
annoncer en plein Fremont Street qu’elle était enceinte !
— Peut-être préfères-tu ces grosses lunettes de soleil
à l’effigie d’Elvis Presley ?
Cette fois encore elle fit mine de rire, mais le cœur n’y
était plus.
Lincoln lui proposa deux ou trois autres objets qui ne
lui plurent pas davantage et décida d’en rester là.
Quand ils quittèrent le magasin, elle se sentit
soulagée. La vue de Lincoln avec cet ourson l’avait
décidément ébranlée.
— Je vais t’amener maintenant dans un endroit très
particulier, lui dit-il avec un air mystérieux. Toujours
partante ?
Elle hocha la tête et ne dit mot tandis qu’ils
regagnaient le taxi.

***
Ce silence incita Lincoln à se plonger lui aussi dans
ses pensées.
N’était-il pas en train de jouer avec le feu ?
Il avait essayé d’avoir une relation, autrefois. Il avait
été sur le point de s’engager pour le meilleur et pour le
pire. Il avait même caressé l’idée d’avoir des enfants,
une maison, un chien… Puis Marcus était décédé. Sa
vie en avait été brisée, et il avait compris qu’il valait
mieux qu’il reste à sa place : assis à son bureau.
Mais lorsqu’il regardait Molly, qu’il se perdait dans le
vert de ses yeux et succombait au charme de son
sourire, il lui arrivait d’oublier l’origine de ces résolutions.
Il se retrouvait alors un certain soir dans le bar du
Bellagio, et une partie de lui qu’il avait crue enfouie à
jamais refaisait surface, lui disant qu’il méritait de vivre,
ne serait-ce qu’un temps.
— Où sommes-nous ? demanda Molly lorsque le taxi
freina et s’arrêta.
— Chez mon ami Harry. Il a ouvert cet endroit il y a
quelques années. C’est un lieu peu connu des touristes,
fréquenté surtout par les gens du coin. J’ai pensé que tu
aimerais le connaître.
Après avoir réglé la course, il lui ouvrit la portière et lui
montra l’enseigne au néon bleu qui scintillait dans la nuit.
Chez Harry
Découverte des fonds marins
— J’espère que nous n’allons pas faire de la plongée !
observa-t-elle avec une moue comique.
Il éclata de rire.
— Rassure-toi, rien d’aussi aventureux ! Nous allons
en fait voir d’intéressantes espèces de poissons. Et un
propriétaire tout aussi intéressant.
— Un aquarium ?
— En quelque sorte, mais très particulier. Harry a un
sens de l’humour assez développé, et ces lieux portent
son empreinte. Je pense que cette visite devrait te
plaire.
Avant qu’elle ne puisse lui poser d’autres questions, il
la fit entrer dans le hall sombre vers le guichet, décoré de
dizaines d’images de poissons tirées de dessins
animés célèbres.
— Bonsoir, Harry. Te reste-t-il de la place pour deux ?
Le vieil homme desséché qui se tenait au guichet
cessa de ranger pièces et billets dans sa caisse et
releva la tête. A leur vue, son visage se fendit d’un grand
sourire.
— Lincoln ! Il y a un sacré bout de temps qu’on ne t’a
pas vu par ici. Je commençais même à me dire que tu
ne ferais jamais connaissance avec mes requins-
léopards !
Lincoln secoua la tête en riant.
— Je n’ai pas une minute à moi.
— Bah, des excuses, tout ça.
— Pas du tout ! Il faut bien que quelqu’un soit aux
commandes du navire.
— Quand tu auras mon âge, tu regretteras de ne pas
avoir assez profité de la vie. Entrez tous les deux et allez
voir mes magnifiques requins. Ils sont encore bébés,
mais quand ils grandiront, ils deviendront l’attraction de
cet aquarium.
Ils le remercièrent et se dirigèrent vers un couloir
sombre, éclairé seulement par la lumière bleue des
bassins.

***
Des familles entières se pressaient derrière les vitres
pour regarder les hippocampes et d’autres espèces
marines de formes et de couleurs originales, qui tiraient
les cris d’étonnement et de joie au jeune public.
Une fois que ses yeux furent habitués à la pénombre,
Molly remarqua la décoration : de drôles de poissons en
carton colorié, de toute taille et de toute forme, étaient
suspendus au plafond. Le fond sonore était constitué de
gargouillis et de chuchotements dont certains étaient
tirés de films. Les enfants évoluaient, ravis, dans cet
univers mystérieux.
Comme elle s’étonnait de leur présence à cette heure
tardive, Lincoln lui expliqua que, Las Vegas vivant vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, les horaires n’étaient pas
aussi rigoureux que dans d’autres agglomérations.
Le couloir aboutissait à une immense salle haute de
plafond dont les parois n’étaient autres que des
aquariums. La décoration de la salle retenait autant
l’attention que les poissons qui se déplaçaient dans les
aquariums. Harry y avait disposé des coraux, une épave
de caravelle en miniature, et même quelques squelettes
de pirates.
— C’est absolument incroyable ! s’exclama-t-elle,
admirative.
Elle appréciait à leur juste valeur la fantaisie et
l’inventivité du maître des lieux. Cet endroit était idéal
pour des enfants. Elle aurait aimé le faire visiter à l’une
de ses classes.
Lincoln sourit.
— Harry est quelqu’un de particulier, je te l’avais bien
dit. Et il adore l’univers marin.
Ils se rapprochèrent d’un bassin rond situé au centre
de la salle, où nageaient des tortues de mer de taille
moyenne ainsi que quelques poissons-globes.
— C’est un paradis pour les gamins, renchérit-elle.
— J’imagine. Je n’en ai jamais amené ici.
— C’est pourtant, à mon avis, le meilleur moyen de
visiter cet aquarium : à travers les yeux d’un enfant.
Regarde comme ils sont contents ! De toute évidence,
en créant ce lieu, Harry le destinait avant tout aux
enfants.
— Mm…
Ce fut là tout ce qu’elle obtint comme réponse de
Lincoln. Elle chercha à lire l’expression de son visage,
mais il restait impassible.
— Je me vois d’ailleurs très bien amener un jour ici
mes propres enfants, ajouta-t-elle, espérant ouvrir une
brèche dans laquelle il s’engouffrerait.
— Je n’ai aucun mal à t’imaginer.
Décidément, Lincoln se gardait de tout commentaire
le touchant de près. Il fallait pourtant qu’elle réussisse à
le faire parler, qu’elle essaie d’en savoir plus long à son
sujet. Elle était venue à Las Vegas dans ce but, et
chaque fois qu’elle pensait réussir à le saisir, il fuyait !
Une fillette de cinq ans environ se faufila et vint se
placer devant elle.
— Oh, ils sont bizarres, ces poissons ! pépia-t-elle.
— Ce sont des poissons-globes, expliqua Molly.
Figure-toi qu’ils peuvent presque doubler de volume en
avalant une grande quantité d’eau. Ils le font pour
impressionner l’ennemi. A ce moment-là, les petites
épines que tu vois sur leur corps grossissent et se
hérissent.
La fillette pouffa de rire.
— Ils doivent avoir l’air bête quand ils font ça !
— Sûrement, admit Molly avec un petit rire. Les
animaux ont souvent des comportements bizarres
amusants à observer.
La maman de la fillette arriva. Ses traits tirés et ses
yeux cernés trahissaient une fatigue évidente. Elle était
nantie d’un bébé dans une poussette et d’un petit garçon
de trois ans qui s’y agrippait. Elle la remercia d’un grand
sourire et s’éloigna avec sa famille.
— Tu as un excellent contact avec les enfants, observa
Lincoln en se rapprochant de Molly.
— Merci. C’est toujours agréable de leur apporter des
connaissances de façon ludique.
— Tel est le but de notre logiciel.
Elle hocha la tête avec lenteur.
Voilà que Lincoln revenait sur le chemin du travail.
Visiblement, il lui était difficile voire impossible de s’en
écarter. Peut-être devrait-elle passer par là pour
l’approcher ?
— Il faudrait y ajouter des liens vers des zoos, des
aquariums. Noter des endroits intéressants à visiter. Cet
aquarium, par exemple.
— Parfait. Absolument parfait ! Voilà pourquoi j’ai eu
recours à tes services, Molly. Le monde de l’enfance n’a
pas de secrets pour toi, alors qu’il représente pour moi
un grand mystère.
— Les enfants ont pourtant dans l’ensemble un
fonctionnement très simple. Il suffit de trouver un support
qui les intéresse et de l’exploiter. Ce support peut être
aussi bien le sport que la nourriture ou un film, peu
importe.
— Je suis beaucoup plus familiarisé avec le
fonctionnement des ordinateurs qu’avec celui des
enfants !
— Tu as pourtant bien toi aussi eu cinq ans un jour ?
insista-t-elle.
— Un jour très lointain ! Viens, allons voir les requins
maintenant.
Une fois de plus, il refermait la porte sur lui.
Jamais
Mon Journal de Bébé
est mort .
7.
Le lac Mead s’étendait presque à perte de vue. Le
soleil scintillait à la surface. Quelques bateaux et canoës
voguaient sur cet immense miroir d’un bleu profond. Des
formations rocheuses aux tons ocre accentuaient la
beauté sauvage de ce paysage grandiose. Au loin, à la
frontière entre le Nevada et l’Arizona, se distinguait la
structure massive de Hoover Dam, l’immense barrage
construit dans les années trente qui alimentait toute la
région en eau.
— C’est saisissant, fit Molly en regardant autour d’elle.
J’avais vu des photos de ce site, mais jamais je n’aurais
imaginé un tel spectacle.
Lincoln hocha doucement la tête.
— Je ne suis pas revenu ici depuis des siècles.
Autrefois, mes parents venaient ici presque tous les
week-ends en été. J’avais un peu oublié la beauté du
lieu.
Il accompagna ces mots d’un long regard pour Molly.
Une légère brise jouait dans ses cheveux. Dans sa
robe en coton fleuri, les joues roses, le regard brillant,
elle était l’image même de la légèreté. Du bonheur.
L’inverse de lui.
— Viens, dit-elle en le prenant par la main, allons
marcher au bord de l’eau.
— A l’inverse de toi, je ne suis pas équipé pour,
observa-t-il avec une grimace.
— Lincoln, voyons ! Il te suffit de te déchausser et de
remonter ton pantalon.
Il marqua une halte, sur le point de protester.
Il pouvait très bien parler à Molly de son expérience
dans ce camp de vacances sans pour autant devoir
marcher pieds nus au bord d’un lac !
Puis, soudain, il eut envie de le faire. De se laisser
guider par ce même désir qui l’avait porté un certain
soir, quand il avait franchi le seuil de ce bar du Bellagio.
Ils marchèrent main dans la main en silence, et il eut la
délicieuse impression que, à chaque pas dans le sable
humide, son esprit se vidait un peu plus pour laisser
place aux sensations telles que la caresse du soleil, celle
de la brise, et surtout le contact de cette main tiède dans
la sienne.
De temps en temps, Molly se tournait vers lui, lui
adressait l’un de ses sourires radieux, et la journée lui
paraissait plus belle encore. Curieusement, il avait
l’impression que le silence les rapprochait davantage
l’un de l’autre que ne l’auraient fait des paroles.
Au bout de quelques centaines de mètres, Molly
s’arrêta pour regarder autour d’elle et humer les senteurs
de l’air.
— Je croyais que nous étions venus là pour faire
avancer le projet du logiciel, observa-t-il alors.
— Le but de ce programme est d’inciter les enfants à
s’intéresser au monde qui les entoure, répliqua-t-elle
sans se départir de son sourire. A les guider vers la
nature. Et nous sommes en ce moment même en
communion avec la nature, Lincoln.
— Dans ce cas, si nous en avons fini, je peux
retourner à mon bureau ?
Cela la fit rire aux éclats.
— Pas du tout ! Considère que je t’ai kidnappé pour la
journée. Aujourd’hui, c’est moi qui prends la direction
des opérations. Laisse-toi guider.
Ces mots lui produisirent un effet étrange — étrange,
mais pas désagréable.
Il y avait si longtemps qu’il était seul maître à bord et
que c’était lui qui donnait les directives à suivre !

***
Molly avait du mal à se reconnaître. Et pas plus le T-
shirt avec l’inscription « I love Nevada », que les tongs
roses fluo achetés dans cette petite boutique n’étaient
responsables de ce changement.
Prendre ainsi la situation en main lui était inhabituel.
Pourtant, c’était elle qui avait voulu s’arrêter dans ce
magasin pour qu’ils achètent des tenues de plage, elle
qui avait décidé de louer un bateau pour l’après-midi. En
présence de Lincoln, elle découvrait des aspects
insoupçonnés de sa personnalité. Elle toujours si sage,
si raisonnée, elle se surprenait à agir de façon pour le
moins originale.
Originale et dangereuse.
Après avoir posé à Lincoln quelques questions
pertinentes sur ce lointain séjour dans un centre de
vacances, elle se bornait maintenant à l’observer, et
surtout à vivre avec lui l’instant présent comme elle l’avait
fait deux mois plus tôt. Pleinement.
— J’ai l’air d’un touriste ! se plaignit celui-ci tandis
qu’ils se dirigeaient vers la jetée où étaient amarrés
quelques bateaux.
Il avait échangé son costume contre un bermuda, des
sandales et un T-shirt bleu ciel avec un écusson du lac
Mead sur la poche.
— C’est le but de la manœuvre, lui répondit-elle en
riant. Et je trouve que ce changement te va très bien.
— Ah ?
— Je ne veux pas dire par là que le costume te va mal.
Mais disons que dans cette tenue, tu me rappelles
davantage l’homme que j’ai connu.
Elle se mordit aussitôt les lèvres.
Etait-ce bien elle qui avait prononcé ces mots ?
La faute à son esprit qui ne cessait de remonter le
temps, de retourner vers cette nuit-là.
Par chance, le propriétaire d’un bateau s’avança alors
vers eux pour leur proposer une balade.
Dès qu’ils furent installés au fond du bateau sur une
confortable banquette, l’homme, un cinquantenaire à
l’allure débonnaire, fit démarrer son moteur. Quelques
instants plus tard, ils traversaient l’immense étendue
indigo à une allure assez lente pour leur permettre de
profiter du paysage et de la douceur du moment. Un
moment parfait, tant par le lieu que par la compagnie.
Le sourire béat qu’elle affichait se crispa légèrement
lorsqu’elle ressentit une petite crampe à l’estomac.
Ce symptôme, elle le reconnaissait sur-le-champ
désormais, et elle savait comment faire pour en diminuer
l’importance.
Tout naturellement, elle sortit de son sac un paquet de
crackers, qu’elle tendit à Lincoln. Comme il refusait, elle
en prit un et mordilla dedans.
— Tu as déjà faim ? s’étonna-t-il.
— Je me suis contentée d’un petit déjeuner léger ce
matin.
Il n’insista pas, et elle s’en réjouit.
Cette fois encore, l’heure ne lui semblait pas propice
au genre de révélation à laquelle elle devrait pourtant se
livrer très bientôt.
— Je possède un bateau, lui confia soudain Lincoln.
Un yacht que j’ai acheté il y a quelques années, rempli
de bonnes intentions, et que je n’ai encore jamais eu
l’occasion d’utiliser. Il est pour le moment en cale sèche.
Elle se tourna vers lui, étonnée.
— Oh, Lincoln, quel gâchis ! J’adore l’eau. J’ai
toujours rêvé d’avoir un bateau — pas un yacht, quelque
chose de plus modeste —, mais mon salaire
d’enseignante ne m’a pas permis jusqu’ici une telle
extravagance.
— Peut-être étrennerons-nous un jour le mien ?
Elle se contenta de hocher la tête, préférant ne pas
interpréter ces mots comme une promesse d’avenir.
Mais elle ne put contrôler le frisson de plaisir qu’ils lui
avaient procuré.
Comment chasser la vision de rêve qui venait de
naître en elle ? Comment ne pas les imaginer dans les
bras l’un de l’autre, les cheveux flottant dans le vent de la
course ?
La rive était loin derrière eux quand le bateau ralentit.
— Si vous avez envie de pêcher, leur dit le capitaine,
ça mord bien par ici, et j’ai tout ce qu’il faut.
Ils échangèrent un regard amusé.
— Pourquoi pas ? lança Lincoln. L’expérience bateau
sera ainsi complète.
Elle lui sourit.
— Absolument. Et ça entre dans le cadre de notre
recherche.
— Oh, le travail, toujours le travail ! railla-t-il.
— Est-ce bien toi qui viens de parler, Lincoln Curtis ?
Il fit mine de regarder autour de lui.
— J’en ai bien l’impression.
Si Lincoln était capable de tourner en dérision cette
activité professionnelle qui occupait une telle place dans
son existence, s’il était capable aussi de se moquer de
lui-même, tout n’était donc pas perdu !
Molly en était là de ses pensées quand elle se
retrouva soudain tout contre le torse de Lincoln, qui lui
passa d’instinct le bras autour de la taille pour la garder
contre lui.
Le capitaine venait de lancer l’ancre, et les légers
remous provoqués par cette manœuvre avaient
déstabilisé la barque.
Elle n’osait plus bouger. Pas même respirer. Puis elle
se détendit et, comme s’il s’agissait de la chose la plus
naturelle au monde, se blottit contre le torse en question.
L’instant suivant, les bras de Lincoln l’enlaçaient, ses
lèvres cherchaient fiévreusement les siennes.
— Oh Molly…, murmura-t-il tout contre sa bouche.
Puis elle oublia tout ce qui l’entourait pour répondre à
son ardent baiser.

            
           
          
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10.
Molly se leva avant le soleil.
Les nausées matinales s’estompaient chaque jour un
peu plus, et elle put prendre un thé accompagné d’un
toast beurré.
Elle avait l’estomac noué, mais la grossesse n’était
pas à l’origine de cette sensation de malaise.
Qu’espérait-elle donc ? Que Lincoln Curtis lui ouvre
les bras et clame son amour pour elle en apprenant la
nouvelle ? Qu’il lui promette de l’aimer jusqu’à la fin des
temps ? Qu’il veuille fonder une famille avec elle, le
bébé, et d’autres bébés à venir ?
Sans doute. En partie, du moins. Mais elle n’avait en
tout cas pas imaginé qu’il lui propose de l’argent.
Plongée dans ses pensées, elle se leva et fit quelques
pas dans la pièce.
Bien sûr, elle le comprenait, il avait été surpris.
Choqué, même, de découvrir par hasard qu’elle portait
un enfant de lui. Mais à quoi bon se leurrer ? Sa réaction
l’avait déçue.
Elle pensa à son propre père. Aux heures qu’il avait
passées en sa compagnie pour lui apprendre à faire du
vélo, à jouer au basket, pour construire avec elle une
cabane destinée aux oiseaux.
Elle aurait tant aimé que leur enfant vive des moments
pareils !
Lincoln souhaitait certainement lui aussi que son fils
ou que sa fille grandisse entouré d’amour. Il fallait qu’elle
aille le trouver, qu’elle parle avec lui.
Une fois habillée, elle quitta l’appartement et appela
l’ascenseur. Puis elle débarqua au dernier étage et,
sans plus réfléchir, sonna chez Lincoln Curtis.
En attendant que la porte s’ouvre, elle s’était répété
plusieurs phrases qui lui semblaient adaptées à la
situation. Mais quand elle se retrouva face à Lincoln vêtu
en tout et pour tout d’un bas de pyjama marine, elle
s’aperçut qu’elle n’en gardait pas le moindre souvenir.
Elle n’avait qu’une envie : se réfugier dans ses bras.
— Molly ? Quelle surprise ! Que fais-tu ici si tôt ?
— Je voudrais te parler sans risquer d’être dérangée.
Il s’écarta pour la laisser passer.
Elle ne manquait pas de soucis, mais la découverte
de l’espace qu’il habitait la déconcerta.
Rien ici ne rappelait le décor sobre et linéaire de
Curtis Systems. Dans le grand appartement, plusieurs
styles d’ameublement se mêlaient avec bonheur,
composant un intérieur aussi original qu’accueillant. De
nombreuses photos posées sur des meubles ou
étagères contribuaient à rendre le lieu chaleureux.
— Oh… J’adore cet endroit, murmura-t-elle, sincère.
— Merci. La plupart de ces meubles appartenaient à
mes parents, décédés il y a dix ans. J’avoue avoir fait
appel à un décorateur d’intérieur. Mes talents ne vont
pas au-delà de la salle de réunion.
— Je te trouve bien modeste, rétorqua-t-elle avec un
petit sourire.
Décidément, elle avait du mal à abandonner le terrain
de la séduction en présence de Lincoln !
Il lui sourit à son tour mais ne releva pas. A la place, il
lui proposa une tasse de café.
— Non merci.
Du plat de la main, elle caressa le cuir patiné d’un
fauteuil-club. Puis elle se décida à aller au cœur du sujet.
— Lincoln… Il y a tous les soirs à Las Vegas des
centaines de femmes libres, toutes plus séduisantes les
unes que les autres. Je me suis souvent demandé
pourquoi tu es venu sans hésiter t’asseoir à côté de moi
ce soir-là, au bar du Bellagio.
D’un geste de la main, il l’invita à passer sur la
terrasse. Quand ils furent assis face à face sur les
fauteuils en teck, il croisa les bras et lui sourit.
Elle s’obligea à fixer son visage, à ne pas se laisser
distraire par le spectacle de son torse parfait.
— La réponse est très simple. Parce que tu ne
ressembles à aucune des femmes que j’ai connues à
Las Vegas — non que je prétende en avoir connu des
centaines !
Le compliment lui réchauffa le cœur.
— Que veux-tu dire par là ?
— Tu connais maintenant mon planning serré, qui
implique des sorties assez limitées. Quand je rencontre
une femme, elle voit en général en moi Lincoln Curtis, le
P.-D.G. de Curtis Systems. Mais ce soir-là, j’avais envie
d’être moi-même.
Elle sourit.
— Pour l’avoir vécu, je comprends bien ce que tu veux
dire.
— Ah ? fit-il, un sourcil levé.
Elle poussa un soupir.
Si elle souhaitait que Lincoln s’ouvre à elle, peut-être
devait-elle elle aussi lui parler d’elle.
— J’ai été mariée à un médecin. Notre union, assez
brève, s’est soldée par un divorce qui remonte tout juste
à deux ans. C’était un homme très… Très structuré,
dirais-je. Chaque chose devait être à sa place, ou du
moins à celle qui lui convenait à lui. Il chapeautait tout. Je
n’ai compris à quel point il m’étouffait qu’après le
divorce. J’ai eu l’impression de redevenir moi-même à
l’instant où j’ai enlevé mon alliance !
Elle s’était alors sentie libre de vivre comme elle
l’entendait, avait recommencé à se sentir exister.
— Je t’imagine mal mariée à un individu de ce genre.
— Il savait y faire. Au début, j’ai été séduite par son
assurance, sa façon de veiller à ce que tout soit parfait.
J’ai vite déchanté.
Elle secoua la main, comme pour chasser à jamais
cet épisode de sa vie.
— C’est terminé, voilà tout ce qui compte. Et je ne
commettrai pas de sitôt une autre erreur de ce genre.
Leurs regards se croisèrent, et elle se demanda si
Lincoln avait saisi le message. S’il avait bien compris
que l’homme qui lui plaisait était celui qu’elle avait connu
ce soir-là, celui qu’elle avait retrouvé la veille au bord du
lac Mead.
Mais la plupart du temps, ce Lincoln-là était remplacé
par le P.-D.G. de Curtis Systems.
— J’ai moi aussi failli être marié, murmura-t-il. Mais je
ne suis pas allé jusque-là. Je n’étais pas en mesure de
donner à ma fiancée ce qu’elle était en droit d’espérer,
et j’ai préféré rompre.
Qu’entendait-il par là ? Et parlait-il de celui qu’il était
autrefois ou maintenant ?
Elle ne souffla mot, préférant ne pas interrompre le
cours de ses pensées.
— Quand je suis entré au Bellagio, j’ai aussitôt été
attiré par la fraîcheur qui émanait de toi. Tu m’as parue…
irrésistible. Cela n’a fait que se confirmer quand nous
avons commencé à parler du logiciel de jeux pour
enfants.
— A t’entendre, l’homme que j’ai rencontré ce soir-là
serait donc le véritable Lincoln ? insista-t-elle, le cœur
battant.
— Quelle importance ? Je ne peux de toute façon pas
mener la vie de Monsieur-Tout-le-Monde.
— Mais… pourquoi ?
— Parce qu’elle n’est pas faite pour moi.
Refoulant ses larmes, elle se leva.
— Il est temps que je parte, sans quoi tu arriveras en
retard au bureau.
Et surtout parce qu’elle ne voulait pas pleurer devant
lui. Elle ne voulait pas qu’il sache combien elle avait
espéré l’entendre dire tout autre chose. Qu’il se serait
trompé la veille au soir. Qu’il avait changé d’avis.
Elle se dirigeait déjà vers la porte-fenêtre, quand
Lincoln reprit la parole derrière elle :
— J’aimerais bien avoir moi aussi ce qu’ont la plupart
des gens de ma connaissance. Une femme, des
enfants… Mais c’est impossible.
Elle se retourna d’un bloc.
— Ce que tu dis est absurde ! Il te suffit d’essayer.
— J’ai essayé, Molly. Et j’ai échoué. Je n’ai pas été
capable de m’occuper convenablement de la personne
sur laquelle je devais veiller.
Elle imaginait mal le Lincoln prévenant qu’elle
connaissait agir de la sorte.
— Qui ? lança-t-elle en revenant vers lui.
Il s’était levé à son tour et, accoudé à la rambarde, il
observait le désert au loin, silencieux.
— Qui ? répéta-t-elle plus doucement.
— Mon frère, dit-il tout bas.
— Marcus ?
Il hocha la tête.
— Je m’étais engagé à prendre soin de lui, et je n’ai
pas été capable d’être à ses côtés quand il a eu besoin
de moi. Voilà pourquoi je refuse de m’engager de
nouveau auprès de qui que ce soit, conclut-il d’une voix
brisée.
— Lincoln…
— Non, Molly, l’interrompit-il, levant les yeux vers elle.
Si tu as besoin d’argent, d’une voiture, d’une maison, je
serai toujours là pour t’aider. Mais ne me demande pas
d’élever cet enfant avec toi.
Elle eut l’impression que le sang se glaçait dans ses
veines.
Pourquoi être venue frapper à la porte de cet
homme ? Ne lui avait-il pas dit maintes fois qu’il n’avait
rien d’un père de famille ?
— Sache que j’ai fait le trajet jusqu’à Las Vegas dans
le but de mieux te connaître et de pouvoir répondre aux
questions que cet enfant ne manquera pas de me poser
un jour. Je souhaitais pouvoir remplir quelques pages du
journal pour bébé…
Elle serra les poings, cherchant à maîtriser les
tremblements de sa voix.
— Mais je vais repartir à San Diego et élever seule
mon enfant. Je n’attends pas de toi que tu m’épouses ou
que tu t’investisses auprès de l’enfant.
— Tu ne veux pas que je fasse partie de votre vie ?
L’image d’un couple avec un enfant devant un arbre de
Noël s’imposa à son esprit, mais elle parvint à la
chasser.
— J’ai dit que ce n’était pas ce que j’attendais de toi,
Lincoln. Et tant mieux, puisque tu n’es pas en mesure de
me l’offrir !
— Je ne veux pas te faire de mal, crois-moi, Molly.
— Ce n’est pas seulement à moi que tu fais du mal,
mais à ton enfant et à toi. Que cela te plaise ou pas, ce
bébé sera là dans sept mois. A cause de ton attitude, tu
seras privé de moments irremplaçables. L’homme que
j’ai rencontré il y a deux mois, lui, aurait pu…
Ne pas pleurer !
— … surmonter ses craintes, pour accepter le plus
beau cadeau que puisse offrir la vie.
Lincoln secoua la tête avec lenteur.
— Tu sais que tu pourras toujours compter sur moi…
d’un point de vue matériel.
— Je ne veux pas de ton argent, Lincoln. Je n’en ai
jamais voulu.
Ils se dévisagèrent en silence. L’heure du départ avait
sonné.
— Je t’enverrai des photos de temps en temps pour
que tu saches que ton enfant va bien. Voilà…
Le cœur gros, elle tourna les talons et partit.
Le P.-D.G. de Curtis Systems n’était qu’une pâle
reproduction de l’homme qu’elle avait rencontré au
Bellagio. Elle ne voulait pas d’un être pareil dans sa vie.

***
Lincoln resta sur sa terrasse longtemps après le
départ de Molly. Puis il erra dans l’appartement,
s’arrêtant devant chacune des photos qui représentaient
un moment de sa vie. Enfin, il s’habilla pour se rendre à
Curtis Systems.
Quand il fut installé au bureau qu’il occupait depuis le
jour où l’entreprise avait ouvert ses portes, il prit le
téléphone et appela son chauffeur :
— Pouvez-vous venir, Saul ? Il faut que vous
m’ameniez quelque part.

***
Le logiciel avait finalement pris forme en un temps
record.
— Je pense que les gamins vont se régaler !
s’exclama Roy ce matin-là, quand Molly entra dans la
salle où était né le projet. La partie création est terminée,
il ne reste plus que la partie technique à élaborer pour
éviter un hypothétique bug.
Avec un grand sourire pour Molly, il ajouta :
— Je dois dire que tu as été géniale. Sans toi,
Promenons-nous aurait été un jeu interactif parmi tant
d’autres. Par tes idées, tu as su en faire quelque chose
de très attractif, et aussi de très intéressant d’un point de
vue éducatif.
Les joues roses de plaisir, elle secoua la tête.
— Tu me flattes ! Il faut dire que j’ai été bien
secondée.
— Molly, nous nous sommes bornés, Jérôme et moi, à
couvrir la partie technique, rien de plus.
— Eh bien, j’espère qu’il remportera tout le succès
qu’il mérite. Il ne me reste plus maintenant qu’à te dire au
revoir.
Roy la fixa, les yeux écarquillés.
Comment ça ?
— C’était prévu, tu sais bien. J’ai été embauchée pour
collaborer à la création de ce logiciel, rien de plus.
— C’est stupide ! Avec un talent pareil…
— Merci, Roy. Ça a été pour moi une expérience très
enrichissante.
Elle ne mentait pas. Si elle adorait l’enseignement, ce
travail créatif lui avait apporté un plaisir rarement
ressenti dans une classe. Mais l’heure n’était pas à la
reconversion. Elle avait bien d’autres problèmes à
affronter.
— Dans ce cas…
— Je vais maintenant repartir pour San Diego.
— Et M. Curtis ? insista-t-il.
— Ma participation est terminée. Si besoin est, je
pense qu’il n’aura aucun mal à trouver quelqu’un qui me
remplace.
Roy hésita, puis reprit plus bas :
— Molly, Lincoln Curtis a changé depuis ton arrivée. Il
ne se concentre plus exclusivement sur son travail. Il
donne l’impression de vivre !
Elle préféra ne pas répondre.
Sa décision était prise. Elle allait rentrer à San Diego,
où elle élèverait son enfant. Seule.
11.
Assis dans le grand canapé blanc, Lincoln regarda
autour de lui.
Il y avait longtemps qu’il n’était pas revenu là. Trop
longtemps.
Sa belle-sœur Renée, une brune pétillante, arriva avec
un plateau contenant des rafraîchissements. Après
l’avoir posé sur la table de la véranda, elle prit place en
face de lui.
— Les enfants ne devraient pas tarder à arriver. Ils se
baignent chez nos voisins. Nous avons une piscine, mais
celle des voisins est mieux, bien entendu !
La jeune femme leva les yeux au ciel en riant.
— Comment vont-ils ?
Elle se tourna vers la baie vitrée derrière laquelle
apparaissait la maison voisine, à une centaine de
mètres de là.
— Aussi bien que possible.
Pour se donner une contenance, il porta à ses lèvres
son verre de limonade.
Cela faisait trois ans que Marcus n’était plus de ce
monde, et il avait jusque-là soigneusement évité ce
genre de conversation.
— C’est-à-dire ?
Renée soupira, fataliste.
— Leur père leur manque toujours terriblement, bien
entendu, mais la douleur s’est atténuée avec le temps.
La vie a repris le dessus. Il y a des moments très
agréables… Et d’autres plus difficiles.
— Si tu savais combien je regrette, Renée ! J’aurais
dû être présent cette fois-là. Prêt à voler à son secours.
Elle prit son verre et posa sur lui un regard calme mais
résolu.
— Tu n’es en rien responsable de ce qu’il s’est
produit, Lincoln.
— Bien sûr que si ! Si j’avais été là, je lui aurais
rappelé de prendre son traitement.
— Tu ne pouvais tout de même pas monter
perpétuellement la garde à ses côtés ! Marcus était un
grand garçon. Sais-tu qu’il ne m’a jamais parlé de son
problème cardiaque ?
D’abord surpris, Lincoln haussa les épaules.
— Pour ne pas t’inquiéter, sans aucun doute.
— Quel genre de mari cache à sa femme une
pathologie aussi grave ?
— Un mari qui ne veut pas paraître faible, diminué.
Marcus avait sa maladie en horreur. Il la cachait à tout le
monde.
— Je regrette quand même qu’il n’ait jamais abordé le
sujet. Tu aurais pu partager avec moi cette lourde
responsabilité.
Lincoln baissa la tête et fit tourner son verre entre ses
mains.
Renée n’avait jamais porté sur lui la moindre
accusation. Il s’en voulait bien assez lui-même.
— Si j’avais répondu au téléphone, reprit-il d’une voix
sourde. Si j’avais joué mon rôle…
— Pourquoi t’auto-flageller ? Tu ne pouvais pas
passer vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec ton
frère ! S’il était là, lui-même te tiendrait exactement les
mêmes propos. Marcus voulait avant toute chose profiter
de la vie — qu’il devinait peut-être courte…
Une porte s’ouvrit à l’arrière de la maison, et des rires
enfantins retentirent.
— Maman, on pourrait avoir nous aussi un toboggan
pour la piscine ?
L’auteur de la question se matérialisa à l’entrée de la
pièce, suivi de sa sœur cadette, et Lincoln sentit son
cœur se serrer devant ces deux répliques exactes de
Marcus.
— Bonjour, oncle Lincoln ! lança Daniel avec un grand
sourire.
Plus timide, Anna murmura un bonjour.
— Je vous ai apporté quelques babioles, les enfants.
En chemin, il s’était arrêté dans un magasin de jouets,
et comme le monde de l’enfance lui était inconnu, il avait
demandé au vendeur de le guider.
A en juger par les mines réjouies de ses neveux, le
vendeur était compétent. Daniel et Anna le remercièrent
chaleureusement, avant de repartir montrer leurs
nouveaux trésors à leurs copains.
Dès qu’ils eurent disparu, Renée se tourna vers Linc.
— Merci, mais ce n’était pas nécessaire. Tout comme
ne sont pas nécessaires les chèques que tu nous
envoies, Lincoln. Mon salaire et l’assurance-vie de
Marcus nous permettent de vivre plus que correctement.
Si tu tiens à nous donner quelque chose, offre-nous
plutôt un peu plus de ton temps. Les enfants ont besoin
d’un modèle masculin.
Comment lui expliquer que voir ses neveux, si
identiques à son frère, lui brisait le cœur ?
— Renée, je ne connais rien aux enfants.
— On n’a pas besoin de connaître pour aimer.
Ensemble, on se tient chaud, on arrive à mieux se
consoler. Et si tu veux mon avis, de nous tous, c’est toi
qui as le plus besoin d’être consolé.

***
Il y avait maintenant une semaine que Molly avait
réintégré sa petite maison. Elle occupait ses journées à
jardiner, à promener le chien, à revoir ses cours. Toute
trace de nausée avait disparu, et, de l’avis du Dr Carter,
sa grossesse se déroulait à merveille. Deux écoles
avaient répondu au courrier envoyé avant son départ, et
les rendez-vous étaient déjà fixés.
En temps normal, ces perspectives l’auraient
transportée de joie, mais il n’en était rien.
Jayne faisait de son mieux pour la tirer de sa
morosité, mais les salons de thé et boutiques pour
bébés ne s’avéraient pas très efficaces. Pendant ses
conversations avec ses amies, elle prenait soin de parler
le moins possible de Lincoln, pour éviter de remuer le
couteau dans la plaie.
Si seulement elle avait pu partager ces bonnes
nouvelles avec le père du bébé !

***
— Jusqu’à quand vas-tu te comporter comme le
dernier des idiots ?
Lincoln leva la tête et posa sur Conner un regard
surpris.
— Pardon ?
— Tu es malheureux comme les pierres depuis que
Molly est partie, Lincoln. Ça se voit comme le nez au
milieu de la figure. Qu’attends-tu pour aller la voir ?
Il soupira.
— C’est compliqué.
— Tout est compliqué dans la vie, mon vieux ! Tu crois
peut-être que nous voguons toujours sur un petit nuage
rose, ma femme et moi ?
Il se renversa sur le dossier de son fauteuil directorial,
croisa les bras, et son regard se porta sur le petit réveil
en forme de dé posé sur son bureau — celui que Molly
lui avait offert un certain soir.
Il lui avait envoyé des e-mails, laissé des messages
téléphoniques, fait livrer des fleurs, sans jamais recevoir
la moindre réponse. Elle devait le détester. Et comment
le lui reprocher ?
— As-tu au moins jeté un œil à ceci ?
Conner brandit sous son nez un CD.
 , lut-il sur la pochette.
— Je m’occupe justement du lancement de ce logiciel
sur le marché.
— Ce n’est pas la question que je t’ai posée, Lincoln.
Je te demande si tu as pris la peine d’examiner ce qui a
été fait.

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