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ROSEMARY ROGERS

La maîtresse du rajah

BestSeÌlers
Titre original : JEWEL OF MY HEART

Traduction française de MARIE-JOSÉ LAMORLETTE

HARLEQUIN®
est une marque déposée par le Groupe Harlequin

BEST-SELLERS®
est une marque déposée par Harlequin S.A

Photos de couverture
Paysage : © GRAEME GOLDIN / CORBIS
Tapis : © ANDREA PISTOLESI / GETTY IMAGES
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© 2004, Rosemary Rogers. © 2008, Harlequin S.A.


83/85 boulevard Vincent-Auriol 75646 PARIS CEDEX 13.
Service Lectrices - Tél. : 01 45 82 47 47
ISBN 978-2-2808-4037-8 - ISSN 1248-511X
A cette époque...
Cette fresque historique se déroule en partie en Inde, l'envoûtant
pays des Maharadjahs où flotte le parfum délicieux du jasmin...
Même si ce sont les Arabes qui l'ont importé en Occident sous le
nom de yasmin, on pense en effet que le jasmin est originaire
d'Inde. Avec la rose, c'est l'une des deux fleurs reines de la
parfumerie : en mêlant leurs arômes, la maison Patou a créé en
1930 le célèbre parfum Joy, dont le succès perdure encore
aujourd'hui. Outre l'Inde, l'un des principaux producteurs de
jasmin est la Chine, qui en parfume son thé. Mais l'arbre s'est
aussi adapté en Europe méditerranéenne, notamment en Espagne
et en France : la récolte du jasmin de Grasse se déroule pendant
le mois d'août. Les fleurs doivent être cueillies juste avant l'aube
et traitées le plus rapidement possible. A la fois suave et entêtant,
le jasmin est connu depuis l'Antiquité : les Perses extrayaient de
ses fleurs blanches une huile destinée à désinfecter et à parfumer
leurs maisons. Les moines bouddhistes de Bénarès, quant à eux,
les utilisaient pour soulager les congestions oculaires, et
conservaient feuilles et racines afin de fabriquer des onguents
destinés à guérir les brûlures.
Depuis toujours, le jasmin symbolise l'amour et la tentation.
En Inde, Kâma, le dieu de l'amour, atteignait ses victimes par des
flèches auxquelles il attachait des fleurs de jasmin. Cléopâtre
serait allée à la rencontre de Marc Antoine dans un bateau dont
les voiles étaient enduites d'essence de jasmin. Enfin, en France,
les noces de jasmin couronnent soixante-six ans de mariage.
LIVRE I

Londres
1

Londres, Angleterre
Boxwood Manor, septembre 1888

— Madison ! cria lady Westcott d'une voix perçante.


Madison Ann Westcott, ouvrez cette porte tout de suite !
Ignorant sa mère, Madison se concentra, le bout de sa langue
entre ses dents, tandis qu'elle plongeait son pinceau dans l'ocre
rouge de sa palette. D'un geste large et assuré, elle posa la
couleur sur la toile en une courbe sombre qui formait l'épaule de
l'homme.
Elle leva les yeux vers son modèle, puis les ramena sur sa
peinture et sourit, enfin satisfaite. Elle travaillait depuis deux
jours sur la nuance de la peau d'ébène du modèle masculin et,
enfin, elle sentait qu'elle la tenait.
— Madison, que faites-vous là-dedans ? Ouvrez cette porte
immédiatement, ou je demanderai à Edward d'enlever de
nouveau les gonds ! menaça lady Westcott.
L'intense regard noir de Cundo passa de Madison à la double
porte en noyer, fermée à clé, mais il ne bougea pas un muscle.
— Honorable miss, peut-être..commença-t-il d'une voix
profonde et mélodieuse.
— Elle va reconnaître sa défaite et s'en aller, Cundo. Il en est
toujours ainsi.
Madison retoucha le muscle de l'épaule du Noir, le fonçant
un peu.
— Avez-vous besoin de vous détendre un moment ?
demanda-t-elle en le regardant de nouveau. Dieu sait que c'est
mon cas ! Nous sommes là-dessus depuis des heures.
— Madison, je ne tolérerai pas davantage cette conduite,
m'entendez-vous ?
On frappa à la porte ; puis, provenant d'ailleurs, un bruit
sourd causé par un choc se fit entendre.
— Votre tante est arrivée et j'exige que vous sortiez de là !
J'insiste pour que vous alliez dans votre chambre, qu'Aubrey
vous donne un bain et vous habille convenablement, et que vous
veniez dans le salon sans délai.
Madison essuya son pinceau sur la longue blouse blanche
qu'elle portait sur sa chemise de nuit, la maculant de peinture
mais nettoyant les soies de manière fort efficace. Bien qu'il soit
près de 16 heures, elle n'avait pas trouvé le temps de s'habiller.
Non pas qu'elle s'en soucie, mais, si sa mère réussissait à entrer
dans l'atelier, ce serait l'enfer. Raison de plus pour qu'elle ne
puisse sortir dans l'immédiat.
— Dites à lady Moran que je travaille ! lança-t-elle par-
dessus son épaule, en direction des portes. Je la verrai peut-être
demain, lorsqu'elle se sera reposée de son voyage.
De fait, Madison était impatiente d'accueillir cette tante
qu'elle ne connaissait pas, mais sur laquelle elle avait entendu
raconter des histoires si romantiques. Toutefois, lady Moran
n'aurait dû arriver que le lendemain et une artiste devait travailler
quand sa muse l'appelait, non ?
Le bouton de porte fut secoué une fois de plus, puis
s'immobilisa. Sa mère avait capitulé et était partie, comme elle
l'avait prévu.
— Je vous en prie, Cundo, dit Madison en posant sa palette
et son pinceau sur une petite table près de son chevalet. Otez ces
horribles chaînes et venez prendre un jus de fruit avec moi.
Elle fit signe à la seule personne qu'elle avait vue face à face
depuis trois jours. Quand elle travaillait, elle préférait ne pas être
dérangée, même pour les nécessités les plus élémentaires. Elle
avait commandé aux domestiques de lui faire passer des repas
frugaux et des rafraîchissements par une fenêtre qui ouvrait sur
le jardin.
— Vraiment, je n'accepterai pas que vous refusiez.
Avec réticence, l'homme se débarrassa des lourdes chaînes
rouillées qui ceignaient ses poignets et les laissa choir sur le sol.
Puis il descendit gracieusement du piédestal où Madison le
faisait poser devant une étoffe drapée.
— Ce sont des oranges pressées, de notre orangerie, dit-elle
d'un ton enjôleur en emplissant deux verres. Je sais que cela va
vous plaire.

— Allons, juste comme ça ? chuchota la jeune soubrette de la


maison voisine. Elle a fait entrer cette créature ?
Aubrey, la femme de chambre de Madison, tapota la main de
la jeune fille.
— Chut, Lettie ! Sinon, la miss va nous entendre et nous
faire rôtir toutes crues.
Elle indiqua l'homme à la peau d'ébène d'un geste de son
menton à fossette.
— En douce, qu'elle l'a fait entrer. Il faisait à peine jour
quand elle est passée par l'entrée de service. Je te dis depuis des
mois qu'elle n'a pas de décence.
Les deux jeunes filles étaient allongées à plat ventre sous une
table, au fond de l'atelier, cachées par une longue nappe et par
des toiles. Lettie fixa la seule fille du vicomte, ébahie.
— C'est lady Westcott qui serait choquée !
— Diantre ! chuchota Aubrey avec ardeur. Elle ne sait pas
que sa fille a un Africain nu dans l'atelier ! Pauvre lady Westcott,
elle en tomberait morte, si elle savait.
Ecartant un coin de la nappe qui les cachait, Lettie étudia
l'homme noir puissamment bâti avec fascination, tandis qu'il
traversait la pièce. Elle humecta ses lèvres sèches.
— Il n'est pas nu. Il a cette chose en travers de ses parties.
— C'est tout comme ! lança Aubrey en regardant le
postérieur musclé du Noir qui se tournait pour accepter un verre
de sa maîtresse. Je t'ai dit que ça vaudrait bien tes cinq pence,
pour le voir de près.
— C'est scandaleux. Et elle qui va être présentée en société !
fit Lettie en secouant sa tête recouverte d'une coiffe.
— Hmm, persifla Aubrey. Peut-être que oui, peut-être que
non.
Les yeux bleu pâle de Lettie s'élargirent encore plus.
— Non ! Raconte !
— C'est pour ça que lady Westcott est dans tous ses états.
Non seulement la jeune miss vit jour et nuit dans cet atelier, mais
elle dit qu'elle n'ira pas à son bal de présentation, samedi dans
quinze jours.
— Non ! s'exclama Lettie dans un souffle.
— Est-ce que je te mentirais, Lettuce Hogg ? chuchota
Aubrey d'un ton vif.
— Sûr que non.
— Sûr que non, répéta Aubrey. Miss Madison dit qu'elle ne
sera pas présentée dans la bonne société, et qu'elle ne se mariera
pas.
— Qu'est-ce qu'elle va faire, alors ?
— Elle dit qu'elle va aller peindre à Paris avec un homme.
Un Maître.
Aubrey haussa une épaule.
— Sa robe de bal est arrivée hier, poursuivit-elle. Plus belle
que toutes celles que tu as vues de ta vie. Pendant deux heures,
lady Westcott a essayé de la faire sortir d'ici. Sûr qu'elle ne savait
pas ce qui la retenait.
Elle hocha la tête en direction de l'Africain.
Lettie jeta un coup d'œil derrière elle, vers la fenêtre ouverte
qu'elles avaient escaladée pour entrer en cachette dans l'atelier.
— Pourquoi est-ce que lady Westcott n'a pas...
Aubrey fronça les sourcils et la fit taire en pressant son bras
rebondi.
— Tu ne penses pas que lady Westcott s'abaisserait à passer
par une fenêtre ?
— Sûr que non, murmura Lettie.
— Sûr que non, répéta Aubrey en fixant sa maîtresse, qui
parlait avec l'homme noir. Et si miss Madison ne va pas à son bal
de présentation, tu sais ce que ça veut dire.
Lettie écarquilla les yeux.
—Une autre année sans demande en mariage, et elle qui a
déjà vingt et un ans !
— Et...
— Et ? implora Lettie.
— Et lady Westcott n'épousera pas le vicomte Kendal, je te
le garantis.
— Le vicomte Kendal ? Mince, ce qu'on raconte est vrai ?
Qu'ils vont se marier.
— Rien d'officiel, encore.
Aubrey pointa son pouce en direction de la maison.
— Lady Westcott doit d'abord se débarrasser de ce sac
d'ennuis. Le vicomte Kendal a été clair. Je l'ai entendu moi-
même.
Elle prit un air hautain.
— « Même si je l'aime beaucoup, qu'il a dit, je ne veux pas
de ce garçon manqué, madame. »
Lettie contempla fixement Madison.
— Pire encore, continua Aubrey, pleine d'importance. La
tante des îles est arrivée à Boxwood Manor avec un jour
d'avance. La demi-sœur de feu le vicomte, tu sais. Veuve depuis
longtemps, diablement riche et aussi originale qu'ils le sont par
là-bas, à ce qu'on dit. Et la jeune miss est enfermée avec son
Africain.
— On n'avait pas idée de ça à Barton Place !
Lettie pressa sa main potelée sur sa joue échauffée.
— Et dire qu'on habite à deux pas ! Qu'est-ce que lady
Barton penserait, si elle savait !
— Tu n'as pas intérêt à lui dire.
Aubrey donna un coup de coude à sa compagne. Lettie laissa
échapper un couinement de surprise et, mesurant ce qu'elles
avaient fait, elles se crispèrent.
— Il vaut mieux qu'on décampe avant d'être prises, articula
Aubrey, à voix basse.
Elles se mirent à quatre pattes et tentèrent de se retourner
sous la table pour pouvoir sortir en rampant. Mais elles étaient à
l'étroit, avec leurs jupons amidonnés sous leur uniforme noir, et
trouvèrent la sortie plus difficile à négocier que l'avait été leur
entrée.
— Aïe ! grogna Aubrey en tirant son jupon de sous le genou
de Lettie. Fichtre, Lettie, espèce de dégourdie, laisse-moi sortir
la première !
Elle passa la tête sous la nappe, prête à foncer, quand une
main se referma sur sa cheville.
Elle glapit de frayeur lorsque la main la tira brusquement en
arrière, la faisant s'étaler à plat ventre, avant de traîner hors de sa
cachette en renversant des toiles dans toutes les directions.
— Ainsi j'ai trouvé ma taupe ! s'exclama Madison Westcott,
furieuse. Ne vous avais-je pas dit que je pensais que ma mère
pouvait avoir une taupe pour m'espionner, Cundo ?
Aubrey se tourna sur le dos et leva des yeux horrifiés.
— Miss... Miss Madison... Vous savez que je ne ferais
jamais...
— Et votre complice ! ajouta Madison. Sortez, sortez, ou je
vais aller vous chercher, vous aussi !
Lettie, tirant sur sa coiffe jusqu'à ce qu'elle lui couvre
presque les yeux, sortit la tête de sous la table.
— Miss Madison, murmura-t-elle, la voix tremblant de
frayeur. Vous... vous avez belle allure, comme ça.
Quand Madison s'était rendu compte qu'une des domestiques
s'était faufilée par la fenêtre qu'elle avait laissée entrouverte, elle
avait eu la ferme intention de l'attraper et de la congédier sur-le-
champ. Elle ne pouvait pas être servie par du personnel déloyal.
Elle ne le tolérerait pas.
Mais ce que la soubrette, qui n'avait pas plus de quinze ans,
lui avait lancé lui parut drôle. Elle renversa la tête en arrière et se
mit à rire.
— Quelle chose stupide à dire !
Elle frotta la peinture qui lui maculait le bout du nez. Elle en
sentait l'odeur.
— Je suis horrible à voir.
— N... non, pas horrible, miss Madison, dit Lettie en
retrouvant sa voix et ses pieds. Même habillée avec ce drap, avec
les cheveux en désordre et de la peinture sur la figure, vous êtes
plus jolie que miss Fanny Barton, de loin.
Madison ne put réprimer un sourire. Sa mère la comparait
constamment à leur voisine Fanny. Bien qu'elle ait deux ans de
moins qu'elle, Fanny Barton avait fait sa sortie dans le monde
deux ans auparavant, avait reçu sept demandes en mariage et
devait épouser cet automne l'un des meilleurs partis de tout
Londres. Fanny avait le visage d'une hyène, le caractère qui allait
avec, pas plus de cervelle qu'un petit pois, aussi Madison était-
elle ravie pour elle.
— Que faites-vous sous ma table ? demanda Madison en
ramenant les yeux sur sa femme de chambre. Rapportez-vous à
ma mère ?
— Bonté divine ! Sûrement pas, miss Madison.
Aubrey se redressa pour se mettre au garde-à-vous devant
la meilleure maîtresse qu'il était possible d'avoir.
— J'ai juste dit à Lettie comme vos peintures étaient belles,
et elle a voulu les voir par elle-même.
— Menteuse, asséna Madison.
La figure d'Aubrey se contracta comme si elle allait fondre
en larmes.
— Vous n'êtes pas ici pour voir mes tableaux, vous êtes ici
pour voir mon modèle.
Elle fit un pas de côté.
— Eh bien, regardez-le si vous voulez, mais laissez-moi faire
les présentations proprement. Cundo !
appela-t-elle. J'ai quelqu'un ici qui aimerait faire votre
connaissance.
Quand l'homme noir, nu à l'exception d'un pagne, s'avança
vers elles, Lettie glapit et se couvrit les yeux de son tablier.
Aubrey baissa les paupières, embarrassée.

— Lady Moran, susurra lady Westcott en revenant dans son


salon coquet et en joignant les mains dans son dos. Je vous fais
mille excuses, mais ma Madison n'est pas encore prête.
Lady Kendra Moran observa, fascinée, la façon dont la
bouche de sa belle-sœur demeurait figée en un sourire tandis
qu'elle parlait, les lèvres bougeant à peine. Un extraordinaire tour
de force, à ses yeux.
— Mais vous savez comment sont les petites jeunes filles,
poursuivit lady Westcott, avec un rire artificiel. Il leur faut
toujours un moment de plus pour se pomponner.
— Les petites jeunes filles ? releva Kendra avec une pointe
de sarcasme.
Elle se leva et étira les bras au-dessus de sa tête pour
détendre ses muscles douloureux. La traversée depuis la
Jamaïque avait été longue et éprouvante.
— Par tous les saints, Alba, à vingt et un ans elle ne peut
guère être considérée comme une petite jeune fille, ne pensez-
vous pas ?
Kendra jeta un coup d'œil à son compagnon de voyage, qui
était son plus proche voisin en Jamaïque.
— Vous connaissez cette ville futile, Carlton. Pas mariée à
vingt et un ans, et les rumeurs commencent à courir que la
damoiselle a un troisième œil ou un brin de folie.
Lady Westcott émit un petit bruit de succion en prenant son
souffle.
— Lord Thomblin, puis-je vous offrir un autre
rafraîchissement ?
— Non merci, vraiment.
Lord Thomblin offrit son plus beau sourire à Alba, s'adossa à
son fauteuil à oreillettes et posa une cheville sur son genou.
— Mais j'aimerais profiter de ce moment pour vous dire que
votre maison est délicieuse.
— Merci, milord.
Alba gloussa comme si elle était la jeune fille à marier.
—Sentez-vous libre de vous promener dans nos jardins.
Elle indiqua les portes-fenêtres ouvertes sur un patio dallé de
pierre, qui donnait dans les jardins à la française de Boxwood
Manor. Rendra observa, amusée, la façon dont le regard de sa
belle-sœur se portait vers Jefford Harris, qui leur tournait le dos
et étudiait une étagère contenant des livres qui avaient appartenu
à son frère. Même de sa place, elle pouvait le voir froncer les
sourcils. Il méprisait la cérémonie du thé, les boudoirs des dames
et les bavardages ineptes auxquels s'adonnaient souvent les
Anglaises.
— Vous aussi, sir... Monsieur Harris.
— Jefford, grommela-t-il, sans se donner la peine de regarder
Alba.
Rendra pouvait déduire de son ton qu'il avait déjà porté un
jugement sur la femme de son défunt demi-frère, et qu'il n'était
ni favorable, ni flatteur. Par le ciel, elle regrettait de ne pas avoir
insisté pour qu'il reste en Jamaïque, où était sa place.
Abaissant les bras, Rendra se tourna vers Alba.
— Allons-nous la trouver ? suggéra-t-elle, en s'avisant qu'elle
s'ennuyait autant que Jefford.
Le sourire figé sur le visage pincé d'Alba se raidit un peu
plus. Elle serra ses mains fines.
— La trouver ? répéta-t-elle.
— Oui, confirma Rendra avec un grand geste. Rien
n'encourage plus une femme à se hâter de s'habiller que des
visites dans sa chambre.
Elle lança une œillade par-dessus son épaule en franchissant
la porte d'un pas léger.
— Messieurs ?
— Je crois que je vais suivre la suggestion de lady Westcott
et aller marcher dans les jardins, dit lord Thomblin en se levant.
— Jefford ?
Un livre rare dans la main, il ne la regarda même pas.
—Je m'abstiens.
Rendra leva les yeux au ciel et s'engagea dans le large
corridor décoré de portraits.
— Ignorez sa mauvaise humeur, Alba. Il est né comme cela,
il n'y a rien à y faire.
Sa belle-sœur se précipita à sa suite.
— Lady Moran...
— Je vous en prie, Alba. Vous savez que je n'ai jamais été
férue de titres. Vous devez m'appeler Rendra.
— Rendra, dit lady Westcott d'un ton oppressé. Réellement,
je pense que nous devrions attendre Madison. Je suis tout à fait
certaine qu'elle...
— Où est-elle ? En haut ?
Rendra s'arrêta dans le vestibule imposant, contemplant le décor
familier.
— Mon Dieu, ce n'est pas différent de ce que c'était
quand je vivais ici, enfant, il y a plus de cinquante ans !
Elle étudia les armures qui flanquaient la porte massive et
montaient la garde avec leurs armes brandies. Les vieilles épées
et les fourreaux qui ornaient les murs jusqu'au plafond
continuaient à prendre la poussière.
— Cela sent toujours la cire au citron et les aïeux morts
depuis longtemps, musarda-t-elle.
— Pa... pardon ? balbutia Alba en tapotant sa bouche d'un
mouchoir en dentelle.
— Des souvenirs, Alba, trop de souvenirs... A présent, où est
donc votre fille ?
Kendra tendit la main pour saisir l'épaule de sa belle-sœur.
— Vous sentez-vous bien ?
— Oui, tout à fait bien, merci.
Alba agita son mouchoir, visiblement dans tous ses états
malgré ses protestations.
— De fait... De fait, Madison pourrait encore être dans
l'atelier.
— Parfait. J'aimerais voir son travail. Harrison m'a parlé à
plusieurs reprises de son remarquable talent, dans ses lettres,
mais j'ai supposé que ce n'étaient que les compliments outrés
d'un père fier de sa fille.
Kendra traversa le large vestibule dallé de terre cuite
italienne et s'engagea dans un couloir.
— Je suis si contente que Madison utilise l'atelier de papa.
Vous savez, papa se prenait pour un artiste, mais en réalité il
n'avait aucun talent.
— Dieu du ciel !
Ce fut tout ce qu'Alba parvint à dire. Kendra trouva les
portes de l'atelier au fond du couloir, juste comme elle s'en
souvenait. Avant même de frapper, elle sentit l'odeur lourde et
tenace de la peinture à l'huile et fut assaillie de tendres souvenirs.
— J'ai les outils que vous vouliez que j'apporte, milady,
annonça un homme chauve, d'âge moyen, vêtu d'un tablier de
travail.
Il posa sa boîte à outils près des portes de l'atelier.
— Il ne me faudra qu'une minute pour défaire ces gonds,
maintenant que j'ai pris le coup.
Kendra regarda sa belle-sœur.
— Vous enlevez les portes au lieu de les ouvrir ?
Lady Westcott retrouva son sourire figé.
— Ma nièce est-elle à l'intérieur ?
Alba fit signe que oui.
— Elle ne veut pas sortir, murmura-t-elle.
— Est-elle souffrante ?
— Je... je ne crois pas. Elle dit qu'elle travaille.
— C'est tout ?
Kendra secoua la tête.
— Juste comme papa. Savez-vous qu'une fois il s'est enfermé
là-dedans pendant près de deux mois ? Il a peint les pires croûtes
que j'avais jamais vues.
Elle frappa fermement à la porte.
— J'espère que Madison est plus douée que lui.
— Allez-vous-en ! répondit une voix jeune et forte, de
l'intérieur.
Alba regarda Kendra.
— Elle a subi une pression importante, avec son bal de
présentation.
Kendra frappa plus fort.
— Maman ! Si vous ne cessez pas ce bruit détestable, je ne
sortirai pas d'une semaine.
— Madison Ann Westcott, lança sa tante. Ouvrez cette porte
tout de suite, ou je démonterai les gonds moi-même !
Elle inspira et adoucit son ton.
— Allons, soyez une bonne fille et laissez-moi entrer avant
que votre mère ne défaille dans le couloir.
A travers la porte, Kendra entendit des voix. Une femme
glapit, mais ce n'était pas Madison. Et elle aurait juré percevoir
le timbre grave d'un homme. Quelque chose tomba avec un bruit
sonore.
— Est-ce que tout va bien, chérie ? demanda Kendra.
Il y eut d'autres mouvements. Des chuchotements.
— Lady Moran, déclara Madison d'un ton chantant. Vous...
vous êtes en avance.
— Tante Kendra, je vous en prie, chérie. Et qu'est-ce qui
vous fait penser que je peux contrôler les vents des sept mers ?
Le bateau a accosté plus tôt, mais je ne croyais pas avoir besoin
d'un rendez-vous pour voir ma nièce préférée.
— Je suis votre seule nièce ! répondit Madison d'un ton
enjoué.
Puis elle parla plus doucement à quelqu'un qui était avec elle.
— Allons, allons ! fit Kendra avec impatience. Ouvrez ces
portes, maintenant.
Le bouton remua, la clé tourna dans la serrure et l'un des
panneaux s'ouvrit.
— Tante Kendra, c'est si bon de vous connaître enfin !
Une jeune femme qui ne pouvait être que la fille de son
demi-frère se rua en avant et Kendra ouvrit les bras, surprise par
l'émotion qui la submergea brusquement.
— Allez, Edward, allez, ordonna lady Westcott au serviteur
qui attendait avec ses outils.
Kendra referma les bras sur sa grande et svelte nièce et
l'étreignit fortement.
— Juste ciel ! Si vous n'êtes pas de quoi ravir des yeux
fatigués ! marmonna-t-elle, embarrassée par sa réaction.
Madison recula en souriant. Elle était probablement la plus
belle jeune femme que Kendra avait jamais vue. Sa nièce était
certainement plus jolie qu'elle l'avait été elle-même dans sa
jeunesse, mais Madison avait ses cheveux dorés et son regard,
d'une fascinante nuance bleu-vert. Le regard de son père.
— Dépêchez-vous de monter et de vous changer, Madison,
commanda prestement Alba. Nous vous attendrons dans le salon.
— Nous n'en ferons rien. Je pense qu'elle est charmante
comme elle est, dit Kendra en balayant sa nièce des yeux.
Madison était vêtue d'une tenue ridicule qu'elle aurait pu
porter elle-même, une blouse blanche qui ne lui arrivait qu'aux
chevilles et qui ne recouvrait aucun dessous, apparemment, à
part une fine chemise de nuit. Cette blouse était couverte de
taches de peinture aux couleurs de l'arc-en-ciel. La jeune femme
avait aux pieds des espèces de sabots pareils à ceux des
Hollandais... et ses cheveux ! Ils étaient relevés sur sa tête par un
foulard de couleur vive et retombaient dans son dos en une
cascade de boucles emmêlées, du plus beau doré que Dieu
pouvait créer.
— Je veux voir votre travail. Est-ce que je peux ? demanda
Kendra en avançant la tête dans l'atelier.
Elle nota qu'il n'y avait personne, mais les fenêtres du fond
étaient grandes ouvertes, révélant le jardin clos pour lequel
Boxwood Manor était renommé.
Il fallut un moment à Madison pour se ressaisir, et elle pensa
que l'expression de sa mère était impayable.
Au premier abord, sa tante Kendra ne ressemblait en rien à ce
qu'elle avait attendu... elle était mieux que cela. La jeune femme
prit les portes dans ses mains tachées de peinture et empêcha sa
tante d'entrer, tout en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule
à la fenêtre par laquelle les deux soubrettes et Cundo s'étaient
enfuis. Les chaînes de son modèle étaient toujours par terre ; elle
n'avait pas eu le temps de les cacher.
— Je... je vous montrerai volontiers mon travail, bien
entendu, dit-elle en s'efforçant de penser rapidement.
Grâce au ciel, elle avait eu la présence d'esprit de couvrir le
portrait à moitié terminé de Cundo.
— Il vaudrait peut-être mieux que je m'habille d'abord,
comme maman le suggère. Je pourrai vous apporter une de mes
toiles dans le salon, proposa-t-elle d'une voix douce, en essayant
de gagner du temps.
Kendra, vêtue d'une robe aux tons vifs coupée comme un
caftan, et coiffée d'un turban de soie blanche, tendit le cou pour
voir l'intérieur de l'atelier.
— Je pense que ce serait fort préférable, déclara lady
Westcott, qui semblait se ratatiner contre le mur.
— Sottise, répliqua Kendra en écartant les mains de sa nièce.
Alba, vous n'avez nul besoin de voir le travail de Madison. Je
sais que vous l'avez déjà vu des centaines de fois. Pourquoi ne
vous retirez-vous pas dans votre chambre pour vous reposer
jusqu'au dîner ?
— Je...
— Ne protestez pas, insista Kendra en agitant son index. Je
sais que vous devez être épuisée, avec tous les plans pour le bal
de présentation de Madison et moi qui arrive là-dessus avec mon
entourage.
— Je crois que je pourrais m'allonger un moment, accorda
lady Westcott d'une voix faible. Cette semaine a été
affreusement longue.
Tandis que sa mère s'en allait, Madison se tourna vers sa
tante et passa un bras sous le sien.
— Votre entourage ? Vous m'en direz tant. Qui avez-vous
amené avec vous ?
— Des domestiques, un bon ami à moi et un voisin, lord
Thomblin.
— Vous avez amené des domestiques ? Sont-ils jamaïcains ?
s'enquit Madison d'un ton excité. Je donnerais n'importe quoi
pour pouvoir peindre l'un d'eux.
Tout à coup, des cris et des aboiements retentirent dans le
jardin.
— Oh, non ! Cundo ! s'exclama Madison.
Lâchant le bras de sa tante, elle courut à la fenêtre.
Juste comme elle atteignait les grands panneaux vitrés, l'un
d'eux s'ouvrit brusquement et Cundo sauta dans la pièce, escorté
par un homme qu'elle n'avait jamais vu. Deux molosses étaient
sur leurs talons, aboyant et grondant de façon frénétique.
Cundo se pencha en avant, le souffle court, un avant-bras musclé
saignant abondamment.
— Malédiction, les chiens de mon frère ! Je suis désolée,
Cundo.
Madison posa un genou à terre devant son modèle et essaya
de vérifier la gravité de la morsure.
— Petite écervelée ! tonna l'étranger en se tournant vers elle.
Vous auriez pu tuer cet homme !
2

Tenant toujours le bras de Cundo, Madison pivota vers


l'inconnu — qu'elle aurait pu trouver beau, d'une manière
exotique, s'il n'avait pas froncé les sourcils de cette façon. Il était
très grand, avec de larges épaules et des cheveux noirs un peu
plus longs que le voulait la mode. Sa peau était hâlée, d'une
couleur peu ordinaire, et il avait des yeux d'un noir perçant. Il
portait un pantalon gris classique et une jaquette assortie, mais
ces vêtements étaient coupés dans le plus beau drap qu'un
tailleur londonien avait à offrir.
Qui était cet homme et d'où sortait-il ?
— Je vous demande pardon, sir, s'écria Madison d'un ton
indigné. Et qui êtes-vous, pour entrer ainsi par ma fenêtre ?
— A quoi avez-vous pensé, en faisant quitter la maison à cet
homme par le jardin ? répliqua l'étranger. Ces chiens auraient pu
le mettre en pièces !
— Jefford, intervint lady Moran. Il n'y a pas eu de mal...
— Vous connaissez ce... cet abominable individu ?
Madison se tourna vers sa tante, les joues brûlantes d'un mélange
d'embarras et de colère.
Kendra soupira.
— Non seulement je le connais, mais je crains d'être
responsable de sa présence ici.
Elle désigna sa nièce, puis l'étranger, d'une main chargée de
bijoux.
— L'Honorable Madison Westcott, Jefford Harris.
— Honorable miss, ce n'est pas grave, dit Cundo en se
redressant. Je vous en prie, les chiens ont été rappelés. Je dois
partir avant que quelqu'un d'autre me voie.
— Vous n'en ferez rien, décréta Madison en essayant de
nouveau d'examiner sa blessure. Cette plaie doit être nettoyée et
bandée. Une morsure de chien peut aisément s'infecter.
— Cet homme était chez vous et vous l'avez envoyé dans ce
jardin en sachant que des chiens...
— Monsieur Harris ! coupa Madison, furieuse qu'un tiers,
qu'il soit ou non l'invité de sa tante, ose prendre un tel ton avec
elle. Cet homme me servait de modèle, et quand ma mère et ma
tante sont arrivées à la porte en disant qu'elles voulaient entrer,
j'ai jugé plus sage...
— Vous avez eu peur des conséquences d'être surprise seule
avec lui, alors vous l'avez égoïstement sacrifié, vous avez mis sa
vie en danger, pour votre propre confort.
— Certainement pas !
Madison se redressa de toute sa taille et planta ses deux
mains sur ses hanches, sans se laisser intimider par le fait que,
bien qu'elle soit grande, il la dominait encore.
— Je n'avais aucune idée que les chiens de mon frère étaient
lâchés dans le jardin. On ne leur permet jamais de courir en
liberté, et ma femme de chambre devait escorter Cundo dans la
rue derrière la maison.
Aubrey surgit dans l'atelier et s'arrêta en glissant à quelques
pas d'eux, sa coiffe de travers, l'ourlet de sa robe couvert de
feuilles et de débris.
— Oh, miss Madison, il est ici ! s'exclama-t-elle. La Vierge
soit louée ! Je ne savais que faire. Les chiens de lord Westcott...
— Aubrey ! lança Madison d'un ton tranchant. Je ne veux
pas entendre vos excuses maintenant. Allez chercher des
bandages pour le bras de Cundo.
— Honorable miss, s'il vous plaît, insista le Noir de sa voix
profonde. Ce n'est rien. Je vais m'en aller.
Il se dirigea vers la fenêtre, mais Madison l'attrapa par le
bras.
— Si vous y tenez, mais pas de cette manière. Aubrey,
veuillez escorter Cundo jusqu'à la porte d'entrée.
— Honorable miss, il n'est pas nécessaire...
— Merci, Cundo, d'avoir posé pour ce portrait.
Elle prit sa main dans les siennes et la pressa.
— Je pense que ce doit être l'un de mes meilleurs tableaux.
Si j'ai besoin de vous, je peux vous trouver au même endroit,
n'est-ce pas ? Sur la jetée ?
Il hocha la tête et marcha vers la porte.
— Merci, Honorable miss.
Madison refit face à M. Harris et le fusilla du regard.
— Vous ne devriez pas parler de ce que vous ne connaissez
pas, sir.
— Je pense, ma chère, que j'en sais déjà pas mal sur vous.
Il s'éloigna avec un petit rire sec, sans humour.
— Une famille londonienne titrée et une jeune femme
obstinée, trop gâtée, qui ne songe qu'à elle et à ses propres
distractions, même au péril de la vie d'autrui.
Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.
— Je serai dans ma chambre, Kendra, si vous avez besoin de
moi.
— Comment osez-vous... Quelle insolence ! lâcha Madison
en s'élançant après lui, mais sa tante lui prit la main et l'arrêta.
— Laissez-le partir, Madison chérie. Ce n'est pas vous. Il est
de mauvais poil depuis que nous avons posé le pied à Londres.
Madison resta près de sa tante et regarda le large dos disparaître
dans le couloir.
— Si ce n'est pas l'homme le plus suffisant, le plus imbu de
lui-même, le plus vulgaire que j'aie rencontré !
Kendra gloussa et passa un bras autour de la taille mince de
Madison.
— Là, là, chérie. Lissez vos plumes ébouriffées. Il n'y a pas
de mal. Je ne veux pas de disputes le jour de mon retour à
Boxwood Manor. Maintenant, montrez-moi le portrait de cet
homme délicieux.

Madison enfila sa boucle d'oreille en perles en attendant sa


tante sur le palier, en haut de l'escalier. Elles avaient passé une
heure exquise à regarder le travail de la jeune femme et à en
discuter, et Madison avait déjà l'impression d'avoir connu et
aimé lady Moran toute sa vie. Finalement, à la suggestion de
Kendra, elles s'étaient retirées dans leur chambre afin de
s'habiller pour le dîner, où elles pourraient poursuivre leur
conversation. Madison n'avait pas eu l'intention de dîner avec sa
mère et sa tante ce soir-là, surtout lorsqu'elle avait appris que M.
Harris serait présent, mais sa tante avait une façon de faire à
laquelle il était difficile de résister. Avant de s'en apercevoir, elle
avait non seulement accepté d'assister au repas, mais aussi de
s'habiller d'une manière qui conviendrait à sa mère. Pas de
blouse tachée, pas de cheveux emmêlés, et des dessous et des
chaussures appropriés.
Madison pouvait à peine se contenir. Sa tante Kendra était la
personne la plus excitante qu'elle avait jamais rencontrée. Elle
était intelligente, s'exprimait bien, avait beaucoup voyagé, et,
surtout, elle ne semblait pas accorder la moindre importance à ce
que l'on pensait d'elle. En outre, elle semblait comprendre le
désir de Madison, son besoin d'être une véritable artiste, et pas
simplement une dame s'adonnant à la peinture en attendant de
faire un beau mariage. La jeune femme n'en avait pas encore
parlé à sa tante, mais elle espérait qu'elle pourrait peut-être
l'aider à convaincre sa mère qu'une année à Paris, pour étudier
avec un maître, n'était vraiment pas une requête déraisonnable.
— J'arrive ! lança Kendra d'un ton chantant en glissant le
long du palier, sa robe exotique faite de bandes de tissu coloré
flottant derrière elle.
Ce soir-là, elle portait un turban doré orné d'une broche sertie
de saphirs et de diamants étincelants.
— Vous êtes ravissante, ce soir, ma chérie. Tout à fait une
jeune dame.
Elle prit la main de Madison.
— Tournez, que je vous voie.
Madison avait choisi l'une de ses robes de dîner préférées, un
modèle en cachemire bleu paon de forme princesse, avec une
jupe à traîne et des plis garnis de satin vert pâle. Elle avait des
manches étroites, jusqu'au coude, et le décolleté en V était bordé
d'un friselis de dentelle. Elle avait relevé ses cheveux en un
chignon brillant.
— Merci, dit-elle en tournant autour de la main de sa tante
comme si elles dansaient. Maman craignait que le tissu ne soit
trop vif pour une personne de mon âge avancé, mais il me plaît.
— De votre âge ? Laissez-moi rire ! s'exclama Kendra en
gloussant.
— Vous riez maintenant. Mais attendez qu'elle vous coince
dans le salon, ce soir.
Madison offrit son bras à sa tante pour l'escorter dans le long
escalier tournant qui descendait au rez-de-chaussée.
— Elle est folle d'inquiétude parce que je ne suis pas encore
mariée, et redoute que je reste vieille fille comme ma cousine
Roselyn.
Elle décocha un regard bleu-vert, pétillant, à Kendra.
— En réalité, je pense qu'elle se soucie moins de mon sort
que de se débarrasser de moi afin de pouvoir épouser ce vieux
barbon de lord Kendal, être assurée d'une pension et d'autant de
tartes au sucre qu'elle pourra en manger.
— Voyons, voyons, dit Kendra en tapotant la main de sa
nièce. Je sais que votre mère trouve la vie difficile sans votre
père. Elle fait de son mieux, et la société veut que...
— Oh, par le ciel ! Je me moque de ce que pense la société,
déclara passionnément Madison. La seule chose dont je me
soucie est ma peinture.
Au bas de l'escalier, elle lâcha le bras de sa tante et se mit à
tournoyer, les bras écartés, la tête renversée en arrière.
— Je veux être comme vous, tante Kendra. Je veux aller dans
des pays étrangers, voir des choses que je n'ai jamais vues,
peindre des gens de toutes les races. A travers leur visage, leurs
peines, je peux deviner leur histoire.
Elle s'immobilisa un moment, en attendant que le vestibule
cesse de tourner.
— Pourquoi aurais-je besoin d'un mari ? Vous n'en avez pas
depuis près de trente ans !
Kendra croisa les bras devant elle et sourit, d'un sourire qui
parut un peu triste à Madison.
— Ah, être de nouveau jeune et pleine de nobles idéaux !
Venez, maintenant.
Elle fit un signe à sa nièce.
— Rejoignons les autres à la salle à manger avant qu'ils ne
lancent une troupe de chasseurs après nous, murmura-t-elle. Ou
les chiens.
Lorsqu'elles entrèrent dans la salle à manger, les hôtes de
lady Westcott commençaient juste à s'asseoir autour de la grande
table ovale chargée d'argenterie et de porcelaine. Le frère de
Madison, le vicomte Albert Westcott, était déjà installé au bout
de la table et se servait du vin. Il n'appréciait pas plus sa sœur
qu'elle ne l'appréciait, et Madison lui accorda à peine un regard.
Pour lui, les petites sœurs ne devaient être ni vues ni entendues,
seulement mariées le plus vite et le plus discrètement possible.
M. Harris vint vers elles, adressa un signe de tête à Madison
et offrit son bras à Kendra pour l'escorter jusqu'à la table.
Madison porta les yeux sur le dernier convive. Ce devait être
lord Thomblin, que sa tante avait brièvement mentionné, un
petit-neveu de son défunt mari. Comme elle examinait avec
intérêt ce gentleman qui semblait avoir dans les trente-cinq ans,
il croisa son regard.
— Voici sans doute l'Honorable Madison Westcott, dit-il en
traversant aussitôt la pièce.
Madison fit une révérence, mais ne baissa pas les yeux
comme il seyait aux personnes de son âge.
— Heureuse de faire votre connaissance, sir.
Elle lui tendit sa main gantée et il s'inclina à demi pour
presser les lèvres sur le satin. Lord Thomblin était vraiment
charmant et plutôt beau. Grand et mince, il avait des cheveux
blonds et courts, le visage rasé à part une moustache frisée très à
la mode. Madison nota que ses vêtements, un pantalon à rayures
bleues et noires et une jaquette bleue assortie, étaient absolument
parfaits.
Il lui présenta son bras pour la conduire à la table.
— Je dois dire, miss Westcott, que la journée a été longue à
attendre de vous rencontrer, mais que le résultat valait bien cette
attente.
Madison sentit ses joues s'échauffer tandis qu'elle se glissait
sur la chaise qu'il lui offrait.
— Ma tante me dit que vous possédez une plantation à la
Jamaïque. Comment un gentleman anglais comme vous se
retrouve-t-il dans les îles ?
— Une longue histoire, miss Westcott.
Il soutint son regard, ce que peu de gentlemen de son âge
n'osaient faire plus d'une fois.
— Une histoire que j'espère avoir le temps de vous raconter
avant mon retour à Kingston.
Madison sourit, absolument charmée. Elle aurait dû se douter
que sa tante rechercherait la compagnie d'un gentleman aussi
plaisant.
— Je suis impatiente de l'entendre, murmura-t-elle tandis que
son frère se levait, un verre de vin à la main.
— Portons un toast ! proposa Albert d'une voix déjà avinée.
A ma charmante tante, lady Moran, et à son retour à Boxwood
Manor.
Les deux autres hommes l'imitèrent et tout le monde à table
leva son verre. Quand les messieurs se furent rassis, les
domestiques amenèrent la table roulante qu'ils utilisaient pour
transporter les plats de la cuisine à la salle à manger, et lady
Westcott commença à interroger lord Thomblin sur les toilettes
des Anglaises dans les plantations jamaïcaines.
Des soupières furent posées au centre de la table et les
domestiques emplirent les assiettes d'une soupe de poisson
fumante. Puis suivit le premier plat : du porc rôti, du civet de
lièvre, de la carpe en ragoût et du pigeon sauté. Madison jouait
avec ses aliments, les poussant sur le bord de son assiette jusqu'à
ce que les domestiques débarrassent et servent le deuxième plat.
Elle toucha à peine à l'agneau braisé, aux beignets d'abricot, à
l'esturgeon et à la sole grillée, pendant que la conversation
s'éternisait sur la mode.
L'attention de la jeune femme commença à se relâcher alors
qu'elle écoutait lord Thomblin répondre gracieusement aux
questions ineptes de sa mère. Tandis qu'elle mâchonnait un filet
de sole, son regard passa d'un convive à l'autre, faisant ce que les
artistes faisaient le mieux, observer.
Son frère, Albert, ne parlait à personne et découpait une
tranche d'esturgeon presque aussi grande que son assiette. Il
alternait les bouchées de poisson et les gorgées de vin. Son
épouse Catherine, grosse de leur premier enfant et assise à sa
droite, s'efforçait continuellement, et en vain, d'essuyer son
menton graisseux avec sa serviette.
Lady Westcott agitait les mains en souriant et en faisant ce
qu'elle pensait être des remarques judicieuses destinées à lord
Thomblin. Elle touchait à peine son repas, comme d'habitude
lorsqu'il y avait des invités à dîner. Plus tard, Madison le savait,
elle se ferait servir une collation dans sa chambre.
L'attention de Madison dériva vers sa tante, qui parlait à voix
basse à M. Harris assis à côté d'elle. Elle ne paraissait pas
affectée par son ton courroucé et savourait chacun des morceaux
qu'elle mettait dans sa bouche.
La jeune femme prit son verre de vin coupé d'eau et, bien
qu'elle ne veuille pas regarder l'homme aux cheveux noirs assis
en face d'elle, elle ne put s'en empêcher. Elle porta son regard sur
lui, se disant que c'était l'ennui qui la poussait à l'observer, mais
il y avait quelque chose en lui, dans son allure exotique et dans
sa totale indifférence à la politesse, qui la fascinait.
Il ne lui avait pas dit un mot depuis qu'elle était entrée, ce qui
était affreusement grossier étant donné qu'il était l'invité de la
famille Westcott. Non pas qu'elle souhaitât qu'il lui parle,
d'ailleurs, après l'avoir traitée si brutalement dans l'atelier.
Pendant qu'elles regardaient quelques toiles, Madison avait
demandé à sa tante quelles étaient ses relations avec M. Harris.
Etait-il aussi un voisin, voyageant pour ses affaires ? La réponse
de lady Moran avait été vague. Apparemment, M. Harris, ce cher
Jefford comme elle l'appelait, dirigeait sa plantation à la
Jamaïque. Mais Madison avait l'impression que ce Jefford n'était
pas simplement l'intendant du domaine de Windward Bay. Il
était davantage. Sa tante ne voulait simplement pas dire quoi.
Elle s'avisa soudain qu'elle avait été surprise en train de fixer
M. Harris. Cet homme insupportable la regardait directement, la
bouche relevée d'un côté en un sourire arrogant. Un sourire de
quoi ? D'amusement ? De dérision ?
Sa mère continuait à s'étendre sur la mode anglaise dans les
autres parties du monde avec lord Thomblin, et maintenant
Kendra et Catherine s'étaient jointes à leur conversation. Tandis
que Madison détournait les yeux de M. Harris avec embarras,
elle faillit grogner et s'éventa avec sa serviette. Elle avait lu de
nombreux essais décrivant ce que l'enfer devait être ; à son avis,
c'était ce qu'elle vivait en ce moment. Une conversation
ennuyeuse qui ne menait nulle part et un homme grossier et
irritable qui la dévisageait.
« Il faut que je m'échappe », pensa-t-elle. Il faisait trop chaud
dans la pièce, le bœuf était trop cuit ou pas assez... Elle saisit son
verre de vin, l'inclinant vers elle. Il tomba sur la table.
— Oh, ciel ! s'écria-t-elle tandis que le vin l'éclabous-sait et
que des gouttes tachaient son corsage.
— Ma chérie ! s'exclama sa mère. Martha !
Une soubrette accourut vers Madison qui s'était levée et
tamponnait son corsage. Elle espérait qu'elle n'avait pas abîmé sa
robe ; elle l'aimait vraiment beaucoup, mais parfois il fallait faire
des sacrifices.
— Je ne sais pas pourquoi elle ne mange pas à la nursery,
grommela Albert par-dessus le bord de son verre.
— Je suis tellement désolée, murmura Madison tandis que
Martha essayait de l'aider à absorber le vin qui formait de
grosses auréoles rouges sur le tissu bleu paon. Si vous voulez
bien m'excuser, dit-elle à sa mère et à leurs hôtes, je vais aller me
changer.
Lord Thomblin et M. Harris se levèrent à moitié tandis
qu'elle quittait vivement la pièce.
Elle était presque déshabillée quand Aubrey frappa et entra
dans sa chambre.
— Navrée d'avoir mis si longtemps, miss. Martha vient juste
de me prévenir.
Madison savait que, plus probablement, sa femme de
chambre devait être en train de badiner avec le valet d'Albert ou
un autre domestique. La jeune soubrette semblait avoir beaucoup
de succès auprès des hommes. Sa maîtresse devinait qu'elle avait
plus d'un ami en dehors de Boxwood Manor, également.
Elle se tourna pour qu'Aubrey défasse les derniers boutons de
sa robe.
— Allez-vous vous rhabiller pour redescendre à la salle à
manger, miss ?
— Certainement pas, grogna Madison. Donnez-moi quelque
chose de confortable. Mon peignoir de soie verte sera très bien.
Elle jeta un coup d'œil par la fenêtre qui ouvrait sur le jardin.
— Il y a une belle lune, ce soir. Je crois que je vais aller
dessiner le clair de lune sur les ruines, dans un moment.
— Vous allez sortir en peignoir, miss ? demanda Aubrey.
Madison se dégagea d'un jupon froissé.
— Pas avant que tout le monde soit au lit.
— Comme vous voudrez, miss.
Aubrey prit la robe tachée et le jupon dans ses bras, puis se
pencha pour ramasser les bas et les chaussures que sa maîtresse
avait laissé traîner.
— Je peux finir, dit Madison. Pouvez-vous porter ma robe à
la blanchisseuse, pour voir si l'on peut la sauver ?
Restée seule et tranquille, elle s'étendit sur son lit à baldaquin
couvert d'une courtepointe décorée d'hortensias bleus et assortie
aux tentures. Un livre de poésie sur les genoux, elle contempla
les murs garnis de papier et ornés de plusieurs de ses tableaux
favoris. Il y avait une aquarelle de la Tamise et un croquis de la
cuisinière en train de faire une tourte, mais son préféré était un
portrait à l'huile de son père qui la regardait de haut, une coiffe
écossaise sur la tête et le nez légèrement rougi par du bon
whisky.
Elle lui adressa un signe de respect, puis se mit sur le côté et
ouvrit son livre pour attendre que la maison s'apaise et que tout
le monde se retire.

Jefford suivait une allée dallée de pierre à travers le jardin


luxuriant, s'éloignant de la maison. Il était nerveux, ce soir-là, et
bien qu'il ait déjà quitté ses gênants vêtements anglais pour
passer un peignoir de soie, il savait qu'il n'avait pas intérêt à
essayer de se coucher tout de suite. Il ne ferait que se tourner et
se retourner, s'inquiéter de ce qui se passait à Windward Bay... et
penser à Chantai, en songeant combien elle lui manquait.
Londres n'était pas ce à quoi il s'attendait. C'était pire. Le
bruit, la puanteur, les bavardages incessants et sans intérêt.
Comment avait-il pu oublier si aisément ? Sa tête était sur le
point d'éclater, et il n'était même pas là depuis un jour entier.
Kendra avait l'intention de rester en Angleterre un mois environ,
pas plus, juste assez longtemps pour assister à ce ridicule bal de
présentation de sa nièce, avant de passer à autre chose. Mais il se
demandait sérieusement s'il pourrait survivre à quinze jours de
cette épreuve.
Qui cherchait-il à tromper ? Pour Kendra, il ferait n'importe
quoi.
Il continua dans l'allée, entre des buissons de houx et de buis,
contourna une haie et aperçut la lueur d'un cigare, sentant l'odeur
du tabac dans la brise rafraîchissante. C'était Thomblin.
Il fit presque demi-tour, s'avisant qu'il n'était pas d'humeur à
supporter sa compagnie, puis il vit pourquoi le vicomte se tenait
là dans le noir et le rejoignit.
— Bonsoir, Harris, dit lord Thomblin en tirant sur son gros
cigare. Voulez-vous fumer ?
Jefford fit signe que non et suivit le regard de Thomblin. A
une cinquantaine de pas devant eux, dans l'épaisseur du jardin,
une silhouette vêtue d'un vert pâle chatoyant était assise face à
un pilier romain dressé parmi des ruines soigneusement
disposées. Le clair de lune se déversait sur les morceaux de
marbre et illuminait les longs cheveux dorés de la jeune femme,
qui n'avait manifestement pas conscience d'être observée.
Si Jefford n'avait pas su qu'il se trouvait dans un jardin
anglais, il aurait pu se croire au pied du Colisée, à Rome. Mais
ce n'était pas Rome et la silhouette éthérée n'était pas une déesse
romaine, mais la ravissante et trop gâtée miss Madison Westcott.
— Des gens assez plaisants, les Westcott, murmura
Thomblin en secouant les cendres de son cigare.
— Je suppose.
Les deux hommes continuèrent à étudier Madison.
— Une diversion acceptable pendant que nous sommes ici,
reprit le vicomte en désignant la jeune femme d'un signe de tête.
— Je pensais que vous seriez déjà sorti, marmonna Jefford.
Ce qu'il y a de mieux dans les rues de Londres vous attend
certainement, milord.
Thomblin ne mordit pas à l'hameçon. Trois ans plus tôt,
quand il était arrivé en Jamaïque, venant d'Inde, il avait appris
assez vite à éviter Jefford dans le but de continuer à recueillir les
bienfaits de la bonne réputation de sa grand-tante. Il savait fort
bien que Jefford ne l'aimait pas, mais il savait aussi que Kendra
ne voudrait jamais se séparer de lui, pas quand lord Moran avait
été si bon pour elle.
— J'attendais qu'il soit un peu plus tard, murmura-t-il. Je vais
sortir maintenant.
— Assurez-vous de rentrer avant l'aube. Je doute que Kendra
veuille avoir à expliquer vos absences.
— Vous vous inquiétez trop, Harris. Vous devriez vous
détendre davantage.
Lord Thomblin jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.
— Voudriez-vous venir avec moi ? Je vous garantis que je
peux vous faire admettre dans n'importe quel endroit qui vous
intéresse, ou qui vous tente.
Jefford se rembrunit. Thomblin et sa concupiscence lui
donnaient la nausée.
— Faites juste en sorte d'être discret.
— Toujours.
Continuant à observer Madison, lord Thomblin laissa tomber
son cigare à moitié fumé sur une dalle et l'écrasa de son soulier
ciré.
— Je pensais que je pourrais lui souhaiter une bonne nuit.
— Laissez-la tranquille, maugréa Jefford, ou vous regretterez
le jour où vous êtes revenu à Londres.
Thomblin gloussa en s'éloignant.
— Ah, Jefford, vous êtes un garçon si morne. Qu'allons-nous
faire de vous ?

Madison passa le fusain sur son bloc de dessin, observant la


colonne de marbre dans le clair de lune. Avec le fusain, tout était
une question de contraste entre la lumière et les ombres, plus ou
moins prononcées. Elle avait toujours eu du mal avec cette
technique, mais elle avait découvert qu'elle donnait souvent ses
œuvres les plus réussies. D'une certaine manière, la simplicité du
croquis en noir et blanc produisait une émotion qui ne pouvait
être rendue par la couleur.
Elle ajouta habilement des ombres, un peu plus de profondeur
par-ci par-là... et se figea en entendant un bruit derrière elle. Elle
était habituée aux bruits nocturnes du jardin, mais là ce n'était
pas le vent. Ce n'était pas une branche qui grattait le mur de
pierre ou un lapin qui faisait voler du gravier en sortant d'un
buisson.
C'était un bruit de pas.
Elle se leva et tournoya, serrant son bloc sur sa poitrine. Tout
près du banc sur lequel elle était assise un instant plus tôt se
tenait M. Harris.
— Je suis désolé, dit-il tranquillement. Je n'avais pas
l'intention de vous effrayer.
— M'effrayer ? répéta-t-elle, le cœur battant.
L'homme était pratiquement dévêtu. Il ne portait qu'un
peignoir de soie bourgogne noué à la taille, qui tombait jusqu'à
ses mollets musclés. Il avait les pieds nus.
— Que... qu'est-ce qui vous fait penser que vous m'avez
effrayée ? balbutia-t-elle. Et, au nom du ciel, que faites-vous ici,
à cette heure de la nuit, dans ce... dans un état aussi déshabillé ?
Elle pinça les lèvres et recula d'un pas.
Il gloussa et s'avança, contournant le banc de pierre.
— Je pourrais vous demander la même chose.
S'avisant qu'il regardait sa peau nue révélée par l'encolure de
son peignoir, Madison resserra l'étoffe sur elle pour se couvrir.
Elle n'avait jamais été prude, comme sa mère, mais cet
homme la mettait extrêmement mal à l'aise. Elle avait fort peu
d'expérience avec les hommes et moins encore avec la sexualité,
que ce soit la sienne ou celle des autres, mais elle pouvait sentir
dans l'air frais de la nuit une énergie qui était à la fois excitante
et troublante. Ce n'était pas seulement la façon dont M. Harris la
regardait avec ces yeux sombres, mais ce qu'il lui faisait
éprouver. Là, dans le noir, au clair de lune, à demi dévêtu, son
corps tout entier semblait frémir.
— Je dessinais les ruines, dit-elle en reculant un pied nu.
— Je vois.
Il s'approcha d'un autre pas.
— Elles sont fort impressionnantes, dit-il sans regarder la
colonne. Puis-je voir votre croquis ?
— Papa les a fait venir de Rome. Et non, vous ne pouvez pas.
Elle serra son carnet contre elle.
— II... il n'est pas terminé, monsieur Harris.
— Jefford.
Il était assez près maintenant pour qu'elle puisse distinguer
ses pupilles noires. Deux puits profonds et fascinants.
Elle humecta ses lèvres. Elle avait la bouche sèche, et son
souffle était entrecoupé. Cet homme la troublait grandement et
elle ignorait pourquoi.
— Je vous demande pardon ?
— Jefford. Vous pouvez m'appeler Jefford.
Elle se redressa d'un air hautain, s'avisant qu'elle était un peu
effrayée par cet homme mystérieux aux yeux et aux cheveux
noirs.
— Je ne pense pas, sir. Et vous ne pouvez certainement pas
m'appeler par mon prénom. Ce serait terriblement inapproprié,
dit-elle en le jaugeant de haut en bas. Surtout dans ces
circonstances !
Il rit doucement, et la choqua en tendant la main pour saisir
une mèche blonde qui lui tombait dans la figure.
— Vous n'avez vraiment aucune idée de votre pouvoir de
séduction, n'est-ce pas, Madison ? Du danger que vous pouvez
représenter pour un homme...
Les yeux de Madison s'élargirent tandis que la voix grave
semblait l'atteindre au plus profond de son être. D'aussi près, elle
pouvait distinguer une petite cicatrice au coin des lèvres de
Jefford.
Elle ne pouvait cesser de regarder sa bouche, et la sienne se
mit à trembler de son propre accord.
Il soutenait toujours son regard et elle vacilla, brusquement
étourdie. Elle sentit sa main frôler le creux de ses reins.
Ce contact la fit réagir.
— Sir ! s'écria-t-elle d'un ton indigné, en s'écartant. Si vous
pensez que j'ai l'intention de vous laisser m'em-brasser, vous
vous trompez !
3

— Vous embrasser ? Madison, ma fille, vous vous flattez


sans la moindre garantie.
Elle aurait pu s'attendre à bien des réponses, mais pas à un tel
dédain.
— Comment osez-vous ? A qui pensez-vous parler ?
Elle recula encore, emplie de colère et d'indignation, plissant
ses yeux bleu-vert. Puis elle saisit le pan de son peignoir et fit
volte-face, laissant tomber son carnet de croquis tandis qu'elle
courait vers la maison.
— Madison, attendez ! appela Jefford derrière elle.
Madison continua à courir et ne s'arrêta pas avant d'atteindre
la porte-fenêtre du salon. Elle se glissa dans la maison et
s'empressa de regagner sa chambre, dont elle referma la porte.
Elle se jeta sur son lit, le visage dans son oreiller. Elle tremblait
tout entière, furieuse et mortifiée d'avoir pensé qu'il voulait
l'embrasser, irritée qu'il ne soit pas davantage un gentleman.
Malédiction ! Elle devrait le supporter pendant un mois au
moins.
Jefford alluma la lampe à pétrole sur sa table de chevet et
s'assit sur le bord du matelas de plumes. Il tenait le carnet de
croquis de Madison dans ses deux mains et étudiait son dessin à
moitié terminé des ruines romaines du jardin. Il s'y connaissait
très peu en art, mais assez pour juger de ce qui était bon et de ce
qui ne l'était pas. Et ceci était bon. Très bon, à sa surprise.
Lorsqu'ils étaient arrivés à Boxwood Manor plus tôt dans la
journée et qu'il avait entendu lady Westcott expliquer que sa fille
était occupée dans son atelier, il avait supposé que Madison
n'était qu'une autre jeune Anglaise trop gâtée qui s'amusait avec
un pinceau et des couleurs en attendant d'être fiancée, mariée, et
d'avoir des enfants.
Il ne se méprenait pas souvent, mais il se rendait compte qu'il
s'était trompé, cette fois, tandis qu'il examinait avec attention le
jeu fascinant de la lumière et des ombres qui donnait vie au pilier
de pierre. Et il y avait encore plus que cela dans ce croquis,
constata-t-il, fasciné. Il pouvait voir — non, sentir — la douleur
des Romains quand l'empire était tombé. Il pouvait presque
goûter l'amertume de leurs larmes. Quel talent extraordinaire
chez une si jeune femme, sans intérêt par ailleurs...
On frappa à sa porte et il se leva. Ouvrant le carnet de
croquis, il le dressa sur sa table de chevet de sorte que la lumière
tombe sur le dessin, puis il alla ouvrir.
— Je commençais à penser que vous ne viendriez pas.
Aubrey, vêtue seulement d'une fine chemise de nuit blanche,
se coula à l'intérieur et s'adossa au panneau pour le refermer.
— Diantre, et moi je pensais que vous ne me diriez jamais de
monter, murmura-t-elle en dénouant la ceinture du peignoir de
Jefford.
Le vêtement soyeux tomba et il écarta toute pensée de
Madison Westcott tandis qu'il tendait la main vers la séduisante
soubrette. Il l'attira à lui et sentit son désir flamber, brûlant,
pressant.
Peut-être que c'était ce dont il avait besoin pour dormir, un
petit moment de détente, pensa-t-il en posant les lèvres entre les
seins de la jeune femme.

Lord Thomblin descendit du fiacre, dans le faible rond de


lumière d'un réverbère. Un brouillard humide était tombé sur la
ville, étouffant les grincements des roues des voitures, les
aboiements des chiens et les éclaboussures dans les égouts à ciel
ouvert. La puanteur n'avait pas changé depuis son dernier séjour
à Londres et il porta un mouchoir parfumé à son nez.
— Vous voulez que j'attende ? demanda le cocher en
regardant les pièces dans sa main sale.
Lord Thomblin fit signe que non et s'éloigna. Il entendit
derrière lui le bruit des sabots et le tintement des harnais tandis
que le fiacre s'en allait. L'air sombre et humide de la nuit était
traversé par des rires aigus de femmes venant des fenêtres
ouvertes, au-dessus de lui. Oui, il avait trouvé la bonne rue.
Le square se trouvait juste à une ruelle d'une rue fréquentée,
mais c'était un autre monde. Il y avait là les locations
surpeuplées qui empestaient les ordures, les murs décrépits et le
désespoir. Il y avait là les bordels, les échoppes de prêteurs sur
gages et les ateliers où les ouvriers étaient exploités. Là attendait
une soirée de distractions sensuelles pour tout gentleman doté du
sens de l'aventure et d'une bourse bien garnie.
Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque, et il éprouva cette
bouffée familière de pure impatience. Il regarda par-dessus son
épaule et aperçut un agent de police qui fumait la pipe au coin de
la rue. Si ce dernier le vit, il n'en montra rien. Ce n'était pas son
travail de surveiller les hommes riches qui venaient dans la
ruelle; il était juste chargé d'éloigner d'eux les pickpockets.
Tandis que lord Thomblin se hâtait dans l'allée pavée, il passa
devant une entrée sombre et entendit la voix d'une femme. Elle
lui fit signe depuis l'obscurité, en murmurant et en ouvrant sa
cape pour lui montrer des seins pâles et tombants. Il l'ignora et
continua son chemin. Il était presque arrivé chez Jack Pendleton.
Chaque fois qu'il venait à Londres, c'était son premier arrêt. Jack
savait comment les gentlemen tels que lui aimaient à être traités.
Il connaissait leurs goûts.
Un chien famélique s'approcha de lui et il lui donna un
méchant coup de pied dans les côtes. L'animal poussa un
glapissement et s'enfuit. Il détestait les chiens ; si cela ne tenait
qu'à lui, il les ferait tous assommer et servir en soupe aux
crapules paresseuses des hospices. Il s'enfila dans une impasse,
puis dans une montée d'escalier sale et fétide. Arrivé en haut, il
frappa à la porte.
Un homme à l'haleine aigre et au visage aussi pointu que
celui d'un des rats de l'allée entrouvrit la porte et jeta un coup
d'œil à l'extérieur.
— Oui ?
Thomblin tendit une pièce entre son pouce et son index, mais
quand le portier voulut la prendre, il la retint.
— Votre meilleure chambre.
— Oui, patron.
— Et pas de poux, vous m'entendez ?
La porte s'ouvrit en grinçant, il s'avança dans la faible
lumière et le portier prit sa cape.
— Vous êtes au bon endroit, patron. Je vous le garantis.
Thomblin sourit. Il était bon d'être de retour.
**
*

Après s'être accordé un bref instant sur son lit, à remâcher


l'incident qui venait d'avoir lieu, Madison avait eu la ferme
intention de se lever, de prendre quelques affaires et de se retirer
dans son atelier. Elle comptait y rester un mois ou un an, peu lui
importait, jusqu'à ce que Jefford Harris reprenne un bateau pour
la Jamaïque et sorte à jamais de sa vie.
Mais elle avait dû s'endormir, parce qu'à un moment elle
s'était représenté son frère ordonnant à Jefford Harris de quitter
Boxwood Manor, et, le suivant, quelqu'un cognait à la porte de
sa chambre.
— Madison ! Madison, ne me dites pas que vous êtes l'une
de ces petites paresseuses qui dorment jusqu'à midi ! lança la
voix de sa tante, depuis le couloir.
Elle s'assit dans son lit tandis que lady Moran s'engouffrait
dans sa chambre.
— Bien. Vous êtes réveillée. Mais est-ce là ce que vous allez
porter pour sortir ?
Kendra haussa un sourcil épilé et redessiné.
Madison passa la main sur son peignoir froissé, celui qu'elle
avait porté dans le jardin la veille et dans lequel elle avait dormi,
apparemment.
— Ce que je vais porter pour aller où ?
Elle se frotta les yeux, essayant de comprendre ce que sa
tante faisait là et ce qu'elle lui voulait.
— Faire des courses, bien sûr.
Kendra traversa la pièce pour aller ouvrir les rideaux fleuris.
Madison tressaillit quand la brillante lumière matinale envahit la
chambre obscure.
— Je ne vais pas faire de courses.
— Au risque de ressembler à qui vous savez, fit sa tante en
désignant le couloir, en direction de la chambre de lady
Westcott, je dirai que ce que vous avez sur vous ne peut guère se
porter en public.
Elle tapota son chignon, et pour la première fois Madison
s'aperçut que ses cheveux étaient d'un beau blond roux.
— Regardez-moi.
Elle tira sur sa jupe froncée.
— Même moi, je suis habillée comme une vraie Anglaise de
qualité, aujourd'hui.
Elle ouvrit la penderie de sa nièce.
— Alors, qu'est-ce que ce sera ?
Elle sortit une robe de promenade grise, plissa le nez, la
replaça et en prit une autre.
— Tante Rendra, je n'irai pas faire de courses ! lança
Madison en riant.
Elle essaya de lisser ses cheveux emmêlés et sortit de son lit.
— Je vais aller dans mon atelier, où je pense passer les jours
à venir.
— Ne soyez pas lâche, Madison. Cela ne convient pas aux
Westcott. Tenez, mettez cette robe pêche. Elle est très jolie,
déclara Rendra en sortant une robe du matin et en la secouant
pour la défroisser.
— Lâche ? répéta Madison qui se raidit. Que voulez-vous
dire ?
Sa tante jeta la robe sur le lit défait, alla à la commode et
commença à sortir des dessous de dentelle.
— Vous savez exactement ce que je veux dire.
Madison laissa tomber ses bras sur ses côtés et serra les poings,
si fort que ses ongles s'enfoncèrent dans ses paumes. Jefford
n'avait sûrement pas été assez grossier, assez indélicat pour
raconter à Rendra ce qui s'était passé la veille dans le jardin ?
— C'est Jefford.
Kendra jeta sur le lit des pantalons de linon, des bas et un
corset.
— Je sais qu'il peut être intimidant quand il le décide, mais
en réalité il peut être amadoué aussi aisément que n'importe quel
homme. Ignorez-le.
Elle plissa son nez couvert de poudre de riz.
— Il déteste cela.
Madison la fixa intensément, incapable de reprendre son
souffle.
— Vous voulez dire qu'il ne vous a pas dit...
— Dit quoi ?
Lady Moran donna un jupon à tournure à sa nièce et se dirigea
vers la porte.
— Il n'est pas venu dans votre chambre hier soir, n'est-ce
pas?
— Certainement pas ! Tante Kendra !
Madison serra le jupon sur sa poitrine comme pour se
protéger de Jefford Harris.
— Bon. Rejoignez-moi pour le petit déjeuner dans vingt
minutes. Nous allons sortir acheter des choses dont toute femme
a besoin une fois qu'elle est présentée en société.
Kendra sortit dans un tourbillon de bijoux et de parfum.
— Mais je n'irai pas à mon bal de présentation ! cria
Madison depuis le seuil. Je ne serai présentée à personne !
— Balivernes !
Sa tante agita la main en s'éloignant rapidement dans le couloir.
— Pressez-vous, ajouta-t-elle. Si nous ne nous faufilons pas
dehors avant que votre mère soit levée, nous
allons être forcées de l'inviter et ce ne sera pas aussi drôle, n'est-
ce pas ?
Madison fixa le couloir pendant un moment, sans savoir que
faire. Elle n'avait jamais rencontré une femme — ni personne
d'autre, de fait — qui soit aussi autoritaire sous des dehors aussi
nonchalants.
Elle ferma sa porte et contempla la pile de vêtements. Elle ne
voulait pas aller faire des courses. Elle ne voulait certainement
pas assister à ce maudit bal dont elle était supposée être l'invitée
d'honneur. Et elle voulait encore moins descendre déjeuner et
risquer de tomber sur Jefford.
Mais elle était chez elle ! pensa-t-elle avec colère. Quel droit
avait-il de l'empêcher de prendre son petit déjeuner sous son
propre toit ? Quel droit avait-il de l'empêcher de passer autant de
temps que possible avec sa tante Kendra, qu'elle adorait déjà
même si elle ne la connaissait que depuis moins d'un jour ?
La mâchoire crispée, Madison quitta son peignoir froissé et
alla prendre une chemise propre. Aucun ! se dit-elle. Cet
insupportable goujat n'avait aucun droit !
En un quart d'heure, Madison fit sa toilette et s'habilla, puis
elle se rendit dans la salle à manger, la tête haute, un carnet de
croquis sous le bras. Elle avait l'habitude de toujours en avoir un
avec elle, ne sachant jamais quand un jeu de lumière ou
l'expression d'un domestique pouvait accrocher son regard.
Une collation avait été disposée sur le buffet, pour que les
convives se servent à leur guise, et Kendra était déjà installée à
la même place qu'au dîner. Quand Madison entra dans la pièce,
une touche de couleur lavande, surprenante sur la table de la
salle à manger, attira son attention. En y regardant de plus près,
elle vit que c'était une fleur fraîche posée sur son assiette. Elle
faillit sourire. Ainsi, M. Jefford Harris essayait de s'excuser...
Elle alla à sa place, posa son carnet et prit la délicieuse
orchidée. S'il pensait qu'il serait aussi facile de l'acheter après sa
conduite intolérable de la veille, elle lui prouverait qu'il se
trompait. Elle allait casser son offrande en deux et la jeter dans la
poubelle de la cuisine, où était sa place.
Mais la fleur était si belle, si particulière, que son œil d'artiste
la poussa à l'observer de plus près.
— Ah, une beauté rare pour une rare beauté.
Madison leva les yeux vers lord Thomblin qui se tenait sur le
seuil, très beau ce matin-là dans un costume à rayures bleu
marine fort bien coupé. Il avait coiffé ses cheveux sur le côté,
d'une manière très plaisante, et sa moustache était fraîchement
cirée.
Madison sourit timidement et abaissa son regard, passant le
bout des doigts sur les feuilles délicates de la fleur.
— Lord Thomblin, quel présent exquis. Je n'avais jamais vu
une orchidée de cette couleur. Où l'avez-vous trouvée ?
— Carlton, nous adorerions rester et discuter de l'endroit où
vous vous êtes procuré une fleur aussi rare d'aussi bonne heure,
dit lady Moran en repoussant bruyamment sa chaise. Mais nous
partons faire des emplettes et n'avons pas le temps nécessaire à
cette conversation.
Elle tamponna ses lèvres de sa serviette.
— A moins que vous ne vouliez nous escorter ?
Lord Thomblin s'éclaircit la gorge et s'inclina à demi.
— Je serais naturellement ravi de vous accompagner, lady
Moran et miss Westcott, mais malheureusement j'ai rendez-vous
avec un de mes banquiers, ce matin.
— Dommage. J'ai déjà demandé la voiture, Madison. Venez,
chérie.
— Oui, bien sûr, tante Kendra.
Madison prit son carnet et s'empressa de suivre sa tante,
tenant toujours l'orchidée à la main. En passant devant lord
Thomblin, qui s'écarta, elle le remercia encore d'un signe de tête.
Dans le vestibule, Kendra se saisit de l'orchidée et la tendit à
une soubrette.
— Mettez cette fleur dans de l'eau et portez-la dans l'atelier.
Je suis sûre que miss Westcott voudra la peindre ou la dessiner,
déclara-t-elle en prenant l'ombrelle, les gants et le chapeau à
large bord que lui présentait Maha, sa femme de chambre.
Aubrey était là aussi, attendant avec le bonnet de paille de
Madison, son ombrelle et un réticule assez grand pour contenir
son éternel carnet de croquis.
— Vraiment, tante Kendra, dit Madison comme elles
franchissaient la porte, ne sommes-nous pas impolies de quitter
lord Thomblin avec tant de hâte ?
— Ne vous inquiétez pas pour lui, dit lady Moran en laissant
un valet l'aider à monter dans la voiture. Il y a plus chez un
homme que la coupe de ses costumes. Installez-vous près de
moi.
Elle tapota le siège à côté d'elle.
— Et expliquez-moi cette absurdité, à savoir que vous ne
voulez pas assister à votre propre bal de présentation. Je suis
venue de Jamaïque pour voir votre sortie dans le monde, jeune
dame, et je n'ai aucune intention de manquer cela !
Madison passa une journée merveilleuse avec son
indomptable tante et la laissa même lui acheter, entre autres
choses, deux robes neuves et un charmant camée. Mais son
acquisition préférée fut une boîte de peinture ancienne qu'elles
trouvèrent dans une minuscule boutique non loin de Fleet Street.

Ce soir-là, Madison arriva au dîner vêtue d'une nouvelle robe


de soie vert pâle à la dernière mode du Bon Marché, de Paris, et
découvrit que Jefford Harris était absent. Il avait laissé un
message à lady Westcott et à son fils disant qu'il avait rencontré
de vieux amis et qu'il dînerait dehors avec eux. Madison douta
que ce fût vrai, mais cela ne la concernait certainement pas. La
soirée serait beaucoup plus agréable sans lui.
A la table éclairée par des bougies, Madison fut de nouveau
placée à côté de lord Thomblin et ils entretinrent une
conversation délicieuse durant tout le repas. Tandis qu'ils
mangeaient une blanquette de veau, un gigot d'agneau rôti aux
choux-fleurs et un délicieux pudding à la courge, elle lui
confessa son rêve d'aller à Paris. Il lui révéla qu'il y avait souvent
séjourné, y avait même vécu un temps, et la régala d'histoires
fascinantes sur les endroits qu'il avait visités et les personnes
qu'il avait rencontrées. Alors que la soirée se poursuivait,
Madison se retrouva absolument charmée par le beau gentleman,
en partie parce qu'il semblait conquis par elle. Elle commença à
s'aviser que tous les hommes n'étaient pas d'ennuyeux butors,
comme son frère.
Le dîner s'acheva trop vite et tout le monde se prépara à
passer dans le salon, y compris un invité supplémentaire, le
vicomte Kendal. Lord Thomblin écarta la chaise de Madison et
lui offrit son bras, mais alors lady Westcott s'approcha.
— Milord, si vous voulez nous excuser un moment, ma fille
et moi ?
Il sourit et libéra le bras de Madison.
— Très certainement, lady Westcott.
Il s'inclina et suivit les autres convives dans le salon.
— Maman ! fulmina Madison. Lord Thomblin allait
m'escorter dans le salon. Qu'y a-t-il qui ne peut attendre ?
— Lady Moran me dit que vous avez reconsidéré votre
position au sujet de votre bal de présentation, déclara lady
Westcott d'une voix douce, en jouant avec le camée neuf que sa
fille portait à son cou sur un ruban de dentelle.
— Ah, c'est pour cela que le vicomte Kendal a été invité à
dîner au dernier moment ! Maman, dit Madison en souriant, une
fois de plus, vous songez à votre propre avenir. Pensez-vous
sérieusement que le soir où je serai présentée en société les
prétendants vont affluer avec des demandes en mariage ?
— Je voulais juste que vous sachiez combien je suis
contente, continua lady Westcott à mi-voix. Votre père serait
satisfait aussi.
Madison écarta la main de sa mère et réajusta le camée à sa
façon.
— Papa comprendrait. Et ce n'est pas que je veuille aller à ce
bal, précisa-t-elle en regardant dans la direction où Carlton avait
disparu.
Elle savait qu'il était totalement inconvenant de penser à lui
en l'appelant par son prénom, alors qu'elle ne le connaissait que
depuis deux jours, mais l'impression qu'il avait produite sur elle
était si remarquable et sa personnalité si agréable qu'il lui
semblait le connaître depuis beaucoup plus longtemps.
— J'ai simplement pensé qu'il serait dommage que tante
Kendra et lord Thomblin soient venus de si loin pour assister à
ce bal, et que finalement il n'ait pas lieu.
— Je sais que vous êtes nerveuse à l'idée d'être présentée en
société, ma chérie. Toutes les jeunes filles le sont, mais...
— Maman, je ne suis pas nerveuse.
Madison donna toute son attention à sa mère, se rendant
compte que celle-ci ne la lâcherait pas tant qu'elles n'auraient pas
rediscuté de ses débuts dans le monde.
— Vous savez que je n'aime pas les bals, que je n'aime pas
danser, et je n'aime certainement pas l'idée d'être exposée à tout
un chacun !
Lady Westcott rit légèrement.
— Juste ciel ! Quelle jeune fille n'aime pas danser ?
— Mon consentement n'est pas sans condition, toutefois.
Tante Kendra vous a-t-elle parlé de ma requête ?
— Oui, que vous aimeriez qu'un de vos tableaux soit montré
publiquement lors du bal.
Lady Westcott tira un mouchoir parfumé de sa manche
et se tamponna le front.
— Un tel événement serait terriblement déplacé.
— Original est ce que je dirais, intervint lady Moran en
revenant dans la salle à manger.
Ce soir-là, elle portait une robe de mousseline rose pâle qui
donnait l'impression qu'elle flottait. Sur n'importe quelle autre
femme de son âge cette robe aurait été ridicule, mais Madison
trouvait qu'elle était ravissante sur sa tante.
— Après tout, pourquoi organisons-nous ces bals ? C'est
exactement ce que Madison a dit, déclara-t-elle avec un geste de
sa main lourdement baguée. Pour exposer nos jeunes filles. Pour
montrer la marchandise et voir si l'on trouve preneur.
— Lady Moran ! s'étrangla sa belle-sœur. Quelle manière
indélicate de...
— C'est la vérité, coupa Kendra en ajustant ses bracelets de
perles. Alors si nous exposons notre Madison, pourquoi ne pas
montrer de quoi elle est capable ? Elle n'aime peut-être pas
danser, mais son talent est surprenant. Je pense que bien des
jeunes gens seraient intéressés par une épouse aussi douée.
— Croyez-vous ? demanda lady Westcott, soudain captivée.
Kendra jeta une œillade discrète à sa nièce et hocha la tête.
Alors qu'elles prenaient le thé dans un hôtel, dans l'après-midi,
elles avaient conclu un marché. Si Madison assistait au bal, sa
famille aurait ce qu'elle voulait. Et si on lui permettait de
montrer un de ses tableaux, elle aurait, elle, ce qu'elle désirait.
L'idée de pouvoir présenter l'une de ses œuvres aux deux cents
personnes et plus qui avaient été invitées était une chance à
laquelle Madison n'avait pu résister. Comme tout artiste, elle
brûlait de partager son travail et de délivrer ses messages au
monde entier.
Lady Westcott tira pensivement sur une de ses boucles
d'oreilles.
— Je suppose que nous occuperions la colonne des
événements mondains, avec une démonstration aussi peu
ordinaire, murmura-t-elle.
— J'en suis certaine, ma chère. La famille Westcott sera au
centre des conversations pendant des jours, et tous ceux qui n'ont
pas reçu une invitation au bal seront cruellement dépités.
Lady Moran passa les bras autour de la taille de sa belle-sœur
et de sa nièce.
— Maintenant, passons dans le salon et distrayons-nous avec
quelques jeux. Cette pauvre Catherine doit avoir fini de jouer cet
horrible morceau de musique et j'aime tant me divertir !

Jefford aida Rendra à monter dans le fiacre, puis monta après


elle et ferma la portière. Il s'assit en face d'elle et la regarda.
Lady Moran posa son ombrelle et ajusta les larges rubans de
son bonnet. Il était encore tôt et la maison était calme ; elle
doutait que quelqu'un, à part quelques domestiques, sache qu'ils
étaient partis. Le fiacre fit un bond en avant et elle saisit une
lanière en cuir, fermant les yeux un moment pour se faire aux
mouvements de la voiture. Celle-ci prit un rythme plus régulier
et elle rouvrit les paupières.
— Cessez de me regarder comme cela ! ordonna-t-elle d'un
ton coupant.
— Comme quoi ?
— Vous le savez.
Elle le dévisagea sévèrement.
Il ouvrit les bras en un geste d'innocence.
— Je n'ai rien dit.
— Ce n'est pas la peine.
Jefford s'adossa et étendit un bras le long du siège en cuir
capitonné.
— Je pensais seulement que vous aviez l'intention de vous
reposer un peu, pendant que nous sommes ici. Faire ce que les
Anglaises sont censées faire, comme prendre le thé et se
promener dans des jardins, ou même peut-être dormir tard et
vous faire servir votre petit déjeuner au lit.
Kendra souffla, avec un petit rire sec.
— Vous rappelez-vous une seule fois où j'ai dormi tard, une
seule fois où j'ai pris mon petit déjeuner au lit?
Il ne put réprimer un sourire.
— Seulement quand vous aviez de la compagnie et quelqu'un
avec qui partager un petit déjeuner tardif.
Elle prit son ombrelle et le frappa avec.
— Madison a raison. Vous devez être l'un des hommes les
plus vulgaires que Dieu a créés.
Jefford haussa un sourcil, curieux.
— Elle a dit cela ?
Kendra soutint son regard, de ces yeux verts qu'il aimait tant.
— Oui. Elle pense que vous êtes l'homme le plus grossier, le
plus impoli et le plus malappris de Londres, pour l'heure.
— Eh bien moi, je pense que c'est une petite fille trop gâtée
et capricieuse qui ne tiendrait pas un moment dans la jungle de la
Jamaïque.
Lady Moran hocha la tête, pensive.
— Mais elle est très belle, ne trouvez-vous pas ?
Il haussa les épaules. Sa jaquette le serrait et il regrettait les
vêtements qu'il avait laissés en Jamaïque.
— D'une façon puérile, je suppose.
— Sornettes. C'est l'une des plus belles femmes d'Angleterre
et vous le savez.
— L'Angleterre n'est pas le monde, ma chère, répondit
Jefford en regardant par la vitre les demeures de marbre, les
murs de pierre et les arbres bien taillés devant lesquels ils
passaient.
— Vous ne pouvez me duper, insista Kendra en se penchant
légèrement en avant. Je sais que vous avez remarqué sa beauté et
son esprit. Je l'ai deviné à la façon dont elle était furieuse contre
vous l'autre soir, à propos d'un incident qui s'était produit,
apparemment.
Jefford ne bougea pas.
— Quel genre d'incident ?
— Je n'en ai aucune idée. Ce n'est pas une rapporteuse.
Kendra s'adossa de nouveau à son siège, visiblement
satisfaite d'elle-même.
— Elle est très intelligente, indépendante...
— Ne se soucie pas des autres, coupa-t-il.
— Si je n'étais pas fixée, Jefford, je penserais que vous vous
êtes entiché d'elle.
— Un homme de mon âge ne s'entiche de personne,
grommela-t-il. Et si je devais remarquer une beauté, ce ne serait
pas une fille trop verte sans un grain d'altruisme.
— Jefford, vous ne rajeunissez pas. Avez-vous songé un peu
plus au mariage ?
Lady Moran sourit, une pointe de ruse dans sa voix de gorge.
— Le mariage ! fit-il en soufflant. Bon sang, Kendra. Quel
besoin ai-je d'une autre femme ? J'ai Chantai. Je vous ai. C'est
amplement suffisant pour un homme.
— Mais il vous faut une épouse, insista-t-elle.
— Pour quoi faire ?
Tandis qu'ils parlaient, le fiacre s'inclina en tournant dans
une rue, les rapprochant de leur destination. Des enseignes de
pharmacies et de médecins se balançaient dans la brise.
— Des enfants, bien sûr ! s'écria Kendra en levant les deux
mains avec enthousiasme. Un fils pour perpétuer votre nom.
— Qu'est-ce qui vous fait penser que je veux un enfant ?
Il détourna les yeux.
— Qu'est-ce qui vous fait penser que je voudrais faire naître
un autre être humain dans le monde terrifiant où nous vivons ?
La pauvreté, l'angoisse...
— Votre enfant ne naîtrait pas dans la pauvreté ou dans
l'angoisse, Jefford, dit-elle doucement. Il naîtrait à Windward
Bay, entouré de ceux qui l'aimeraient jusqu'à la fin de ses jours.
Il aurait un père qui sacrifierait sa propre vie pour son bien-être.
— La vie à Windward Bay n'est plus ce qu'elle était, Kendra,
et vous le savez, déclara Jefford avec passion. Avec les révoltes
des travailleurs, nous pourrions bien ne retrouver que des
cendres.
Elle leva les yeux au ciel.
— Vous avez toujours eu un penchant pour la tragédie,
Jefford. J'aurais dû vous envoyer au cours d'art dramatique de
Londres, plutôt qu'à Oxford.
— Comment se fait-il que nos conversations finissent
toujours par porter sur moi, hmm ?
se pencha en avant, lui prit la main et la frotta entre les
siennes.
— Ce voyage vous concerne, pas moi. Je n'ai pas accepté de
venir à Londres pour assister au ridicule bal de présentation
d'une petite perruche. Je suis venu pour vous.
Elle sourit tendrement, soutenant son regard.
— Tout ce que je veux, tout ce que j'ai jamais voulu, c'est
que vous soyez heureux.
— Je pense que peut-être certains d'entre nous ne sont pas
destinés à être heureux, répondit-il sincèrement.
— Et moi je pense que vous vous trompez. Beaucoup.
4

— Je n'aurais jamais dû accepter, murmura Madison tandis


que sa tante tirait sur le corsage de sa robe de bal et qu'Aubrey
disposait des fleurs de soie dans sa coiffure élaborée.
La musique d'une valse de Chabrier entrait déjà par la fenêtre
ouverte de sa chambre, venant du jardin. En raison du nombre
d'invités et du temps clément, lady Westcott s'était inclinée
devant la suggestion de sa belle-sœur : laisser le bal se dérouler
dans les jardins.
Alors que la maison serait utilisée comme pièces de repos
pour les dames, vestiaire et salons où l'on servirait des
rafraîchissements, le jardin avait été transformé en salle de bal en
plein air. Une piste de danse avait hâtivement été construite et
des arbustes fleuris avaient été apportés, des rosiers et des lilas
importés de Hollande. Avec l'ajout de bougies scintillantes
lorsqu'il ferait nuit, lady Moran déclarait que la présentation de
Madison serait plus réussie que toutes celles que Londres avait
vues sous le règne de la reine Victoria.
— Ce n'est pas la peine d'être nerveuse au sujet de ce bal, dit-
elle à sa nièce. Souriez, dansez quand on vous le demande, ne
buvez pas trop de Champagne même si les gentlemen vous en
offrent, et tout le monde tombera sous votre charme comme je
l'ai fait, ma douce.
Madison ne put s'empêcher de rire. Le bal serait un succès à
condition qu'elle ne s'enivre pas. On pouvait compter sur sa tante
Rendra pour remettre les choses en perspective.
Les deux semaines que lady Moran avait passées à Londres
avaient filé si vite que Madison avait peine à le croire, et l'idée
qu'elle serait repartie dans un mois lui était difficile à accepter. Il
y avait encore tant de sujets dont la jeune femme voulait discuter
avec elle : littérature, art, musique, voyages. Elle n'aurait jamais
le temps. Le peu qu'elle avait appris sur la Jamaïque et ses
habitants, luttant pour établir une nouvelle économie qui ne soit
plus fondée sur l'esclavage, la fascinait. Elle avait envie d'en
savoir tellement plus !
— Ce n'est pas le bal ou le fait que les gens m'aimeront ou
pas qui me rendent nerveuse, déclara-t-elle en chassant Aubrey.
Les efforts de sa femme de chambre pour arranger sa robe et
ses cheveux l'agaçaient au plus haut point.
— Je me moque éperdument que l'on m'apprécie ou non. Je
suis qui je suis.
Elle se pencha vers le miroir et se frotta le bout du nez.
— C'est mon travail, qui m'inquiète. S'il n'est pas bien
accueilli ? Si les invités ne le trouvent pas à leur goût ? Un artiste
a besoin d'un public !
Lady Moran, vêtue d'une ravissante robe bleu océan en
mousseline drapée, se dirigea vers la porte. Ce soir-là, avec ses
cheveux blond-roux relevés au sommet de sa tête et son collier
de saphirs et de diamants étincelants, elle paraissait dix ans de
moins que son âge.
— Est-ce votre meilleure œuvre, chérie ? demanda-t-elle d'un
ton solennel.
Madison songea à la nature morte qu'elle comptait montrer.
Peinte d'une manière classique, elle représentait une petite table
supportant une coupe de fruits exotiques et l'orchidée que lord
Thomblin lui avait offerte. Elle avait peint ce tableau plus tôt
dans l'année, mais il lui manquait quelque chose, et l'orchidée
dans un élégant vase de verre soufflé l'avait complété. C'était du
bon travail, mais...
— Madison ! Est-ce votre meilleure œuvre ?
Elle pressa ses lèvres rougies avec des pétales de rose. Elle
avait choisi cette toile parce qu'elle convenait aux circonstances,
non parce qu'elle était son meilleur travail. Les portraits étaient
ce qu'elle réussissait le mieux à cause de l'émotion qu'elle y
faisait passer.
— Probablement pas, reconnut-elle doucement.
— Pourquoi ?
— Parce que j'ai essayé de sélectionner une œuvre
appropriée à la soirée. Quelque chose... de convenable, répondit
Madison en fronçant les sourcils.
La chambre fut silencieuse un moment, à part la musique qui
montait du jardin. Kendra soutint le regard de sa nièce.
— Je ne puis vous dire ce que vous devez faire, ma chérie,
déclara-t-elle. Vous êtes trop âgée pour cela.
— Mais si vous étiez à ma place ?
— Je montrerais ce que j'ai de mieux. Je me livrerais
totalement.
Lady Moran eut un sourire rusé.
— Qui sait, l'un des amateurs d'art que j'ai invités pourrait
être intéressé et glisser un mot à l'oreille d'un directeur de
galerie. Ce bal que vous avez tellement essayé d'éviter pourrait
aboutir à la reconnaissance de votre travail.
— Tante Kendra ! Maman m'a dit que vous aviez lancé des
invitations, mais je ne me serais jamais doutée de cela.
Madison joignit les mains, submergée par la nervosité.
— Je ne peux pas montrer une coupe de fruits ! N'importe
quel peintre à moitié doué est capable de peindre une nature
morte !
— Faites ce que votre cœur vous dicte, chérie. Parfois, ce
n'est pas le moment de s'écarter de la foule.
Kendra l'embrassa sur la joue.
— Mais quoi que vous décidiez, hâtez-vous, car on va vous
attendre en bas d'un moment à l'autre.
Madison se tint un moment au milieu de sa chambre, vêtue
d'une ravissante robe à rayures vert sauge et écrues en taffetas de
soie. Elle était figée par l'indécision. Aubrey bourdonnait autour
d'elle comme une petite abeille blanche et noire, ramassant des
boîtes vides et remettant peignes et brosses à leur place.
La musique, le parfum des gardénias que Kendra avait
commandés et les voix étouffées des hommes et des femmes qui
étaient venus pour l'accueillir dans leur monde flottaient par la
fenêtre ouverte. Cette soirée lui était entièrement dédiée, et
pourtant il lui semblait qu'elle n'y participait pas réellement.
Soudain, elle tourna sur elle-même.
— Aubrey, j'ai besoin de vous pour me faire passer par
l'escalier de service, afin de rejoindre mon atelier sans être vue.
Le pouvez-vous ?
— Sûr, miss. Vous pensez que nous, les domestiques,
n'avons pas l'habitude d'être invisibles ?
La soubrette lui décocha un clin d'œil et lui fit un signe du
doigt.
— Suivez-moi. Personne ne nous verra.

— Ah, vous êtes là ! s'écria lady Westcott en se précipitant


dans le couloir tendu de soie du premier étage. J'ai envoyé une
soubrette frapper à votre porte il y a quelques instants et elle n'a
pas eu de réponse.
— Je n'ai pas dû entendre, dit doucement Madison en
marchant à côté de sa mère et en glissant les mains dans ses
gants de soie blanche qui lui arrivaient au coude.
— Ce n'est pas grave. L'essentiel, c'est que vous soyez prête.
Lady Westcott se tamponna la lèvre supérieure avec un
mouchoir de dentelle.
— Laissez-moi descendre avant vous pour que le vicomte
Kendal et moi puissions admirer votre entrée. Je vais vous
envoyer Albert pour vous escorter en bas.
Elle jeta un coup d'œil à sa fille, comme si elle voulait dire
quelque chose, puis elle s'esquiva.
Madison eut envie de protester ; elle n'avait pas besoin de
son frère, entre toutes personnes, pour l'accompagner dans son
propre escalier. Mais elle laissa partir sa mère. Compte tenu de
ce qu'elle venait de faire, c'était le moins qu'elle puisse lui
accorder.
Elle attendit plusieurs minutes dans l'ombre du couloir, mais
Albert ne se montra pas. Juste comme elle avait pris la décision
de descendre seule le grand escalier, lord Thomblin apparut sur
le palier, fort séduisant avec une écharpe blanche et une jaquette
à queue de pie.
— Je suis venu pour avoir l'honneur de vous escorter lors de
votre présentation, miss Westcott, si cela vous agrée.
Madison posa sa main gantée sur son bras et leva les yeux
vers ses prunelles bleu pâle.
— L'honneur sera pour moi, milord.
Alors, inspirant à fond, elle commença à descendre au bras
de lord Thomblin. Lorsqu'ils arrivèrent à mi-hauteur de l'escalier,
une voix mâle et autoritaire annonça :
— L'Honorable Madison Ann Westcott !
Et soudain elle fut entourée par les applaudissements des
dames et des gentlemen.
Au bas des marches, elle adressa une révérence à sa mère et à
lord Kendal, puis elle embrassa lady Westcott sur la joue et se
joignit à elle pour recevoir leurs invités, souriant et acceptant
leurs félicitations.
Pendant plus d'une heure, Madison garda son sourire sur les
lèvres, conversant poliment avec les hôtes jusqu'à se sentir
engourdie. Enfin, quand sa mère la libéra, elle se mit en quête de
lord Thomblin. Il lui avait demandé sa première danse. Elle
n'aimait pas beaucoup danser, mais l'idée d'avoir le bras du
gentleman autour d'elle piquait son intérêt.
Pensant entendre sa voix dans le parloir, elle s'engagea dans un
petit couloir avec l'intention de rester seule un instant pour
rassembler ses esprits. Mais lorsqu'elle tourna le coin, elle
découvrit Jefford Harris.
Il était là, seul, appuyé nonchalamment au mur et tenant à la
main un verre qui contenait un liquide ambré. Du scotch. La
boisson favorite de son père.
Madison fut tentée de faire volte-face et de partir dans l'autre
sens. M. Harris et elle s'étaient à peine parlé ces deux dernières
semaines, et seulement pour échanger quelques mots froids et
polis en présence d'autres personnes. Ils ne s'appréciaient pas et
ni l'un ni l'autre ne voyait de raison de prétendre le contraire.
Mais elle songea à ce que sa tante lui avait dit : les Westcott
n'étaient pas des lâches. Or s'enfuir de cette façon serait lâche.
Alors elle glissa vers lui, soutenant son regard, la bouche
incurvée en une moue que les hommes trouvaient attirante, elle
le savait.
— Vous êtes tout à fait ravissante, ce soir, miss Westcott.
C'était un compliment, mais son ton était moqueur. Madison se
redressa et haussa son menton d'un cran.
— Vous avez bu trop de scotch trop tôt dans la soirée, sir ?
— Ceci ?
Il eut un petit rire.
— C'est loin d'être suffisant.
— Suffisant pour quoi ?
— Pour traverser cette ennuyeuse soirée, bien sûr.
Madison sentit la colère lui enflammer les joues.
— Ennuyeuse ? Comment osez-vous ? Vous n'êtes pas ici
pour mon bénéfice, sir, et personne ne vous empêche de franchir
cette porte !
Elle indiqua la porte d'entrée.
Il porta son verre à ses lèvres et but lentement, ses gestes
étaient terriblement agaçants.
— Non, je ne suis pas ici pour votre bénéfice, Madison. Je
suis ici pour Kendra.
Elle crispa la mâchoire.
— Vous êtes arrogant et grossier, sir. Ici pour ma tante. Puis-
je vous demander quelle est exactement votre relation avec elle ?
— Non, vous ne le pouvez pas.
Il leva son verre comme pour la saluer.
— Profitez bien de votre grande soirée.
Il s'en alla avant qu'elle puisse trouver une réponse
appropriée.
— Miss Westcott, vous voilà ! lança lord Thomblin derrière
elle.
Madison pivota, souriant de nouveau.
— Je craignais que vous ne vous cachiez pour ne pas avoir à
danser avec le balourd que je suis, déclara le gentleman en
gardant une distance étudiée.
Elle rit en acceptant son bras.
— Certainement pas, lord Thomblin.
Elle leva les yeux vers les siens avec audace.
— De fait, je vous cherchais.
Il la parcourut du regard et elle prit plaisir à son approbation
évidente. Il la trouvait manifestement belle, pleine d'esprit et de
talent. Elle avait peur de tomber amoureuse.
Echauffée et étourdie par l'excitation de la soirée et les
attentions de lord Thomblin, Madison laissa le gentleman lui
faire quitter la piste de danse et l'escorter dans le salon pour y
prendre un rafraîchissement.
— Buvez un peu de Champagne, lui murmura-t-il à l'oreille.
Il ne la touchait pas, mais sa bouche était assez proche pour
qu'elle puisse sentir son souffle chaud sur sa peau. En public, sur
la piste de danse, il s'était conduit en parfait gentleman, mais
alors qu'ils étaient seuls dans le salon Madison s'avisa qu'il
prenait quelques libertés, assez pour que cela soit excitant sans
être dangereux.
Elle abaissa ses cils, commençant à comprendre comment les
jeunes filles pouvaient parfois se comporter si stupidement en la
présence d'hommes. Lord Thomblin lui donnait le tournis avec le
son de sa voix et ses compliments appuyés. Le seul fait qu'il soit
si près d'elle lui emballait le pouls. Elle ne s'était pas doutée que
c'était la façon dont les hommes affectaient les femmes,
quelquefois.
— Non, je préfère ne pas prendre de Champagne, répondit-
elle en se rappelant la mise en garde de sa tante.
Elle était déjà d'humeur assez fantasque. Elle n'avait pas
besoin d'ajouter de l'alcool au charme de ce qui était devenu une
soirée magique.
— Quoi ? la taquina-t-il d'une voix rauque. Votre mère vous
a-t-elle recommandé de ne pas boire de Champagne, parce qu'un
homme pourrait vous attirer dans l'ombre et...
Lord Thomblin passa un bras autour de sa taille et l'entraîna
vers un coin de la pièce, ou un paravent avait été dressé pour
cacher une table de service couverte de vaisselle sale. Ils étaient
complètement cachés à la vue des autres convives.
— Et quoi ? demanda-t-elle dans un souffle, en levant les
yeux vers lui.
— Et..., chuchota-t-il en pressant la main au creux de son dos
et en se penchant sur elle.
Madison ferma les yeux.
— Thomblin ! aboya une voix masculine. Où êtes-vous ?
Madison ! On vous attend dans le jardin.
Elle rouvrit brusquement les paupières. Enfer et damnation !
Jefford Harris n'était-il venu à Londres que pour l'ennuyer ?
Le charme se rompit quand lord Thomblin la lâcha.
— Qu'allons-nous faire ? chuchota-t-elle, paniquée.
Elle ne pouvait être surprise derrière un paravent chinois
avec le vicomte. Pas ce soir, entre tous les soirs. Etre découverte
seule avec un homme qui n'était pas de sa famille serait
scandaleux.
Il referma une main sur son bras, prenant le contrôle de la
situation.
— Ressaisissez-vous et sortez. Vous êtes juste venue déposer
un verre cassé pour éviter à vos hôtes de s'en servir.
Madison hocha furieusement la tête. Elle entendait M. Harris
l'appeler dans une autre pièce.
— Et que ferez-vous, vous ?
— Je vais attendre un moment et me glisser dehors pour aller
dans le fumoir. Personne ne se rendra compte de rien, je vous
assure.
Elle hocha de nouveau la tête, le cœur battant, la bouche
sèche.
— Allez-y, la pressa-t-il gentiment.
Madison inspira à fond et sortit de derrière le paravent
comme si tout allait bien.
— Vous voilà ! lança M. Harris d'un ton impatient, en entrant
dans le salon. Kendra vous cherche partout. Les gens sont prêts.
Il la dévisagea et fronça les sourcils.
— Etiez-vous avec Thomblin ?
Elle secoua la tête, et se retint de parler, craignant de faire
entendre le mensonge dans sa voix.
— Je croyais vous avoir avertie de vous tenir loin de
Thomblin, dit-il d'une voix sourde.
Une fois de plus, il lui parlait comme si elle était une enfant,
et ce qui l'irritait le plus était qu'il lui donnait l'impression d'en
être une.
— Où j'étais et avec qui ne vous regarde pas, sir ! siffla-t-
elle.
— Grâce au ciel, nous partons bientôt. Venez, maintenant.
Il la prit rudement par le coude et la guida vers la porte-
fenêtre qui donnait sur le jardin.
— Kendra veut dévoiler votre tableau et tout le monde vous
attend.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans le jardin parfumé qui scintillait de
bougies et d'étoiles, les invités s'écartèrent pour les laisser passer.
Ce n'était que sourires et murmures. Un événement aussi
inhabituel dans un bal de présentation suscitait déjà un vif
intérêt.
Alors qu'ils étaient au milieu du jardin, Madison commença à
avoir des doutes.
— Oh, ciel ! murmura-t-elle en chancelant un peu.
M. Harris resserra son emprise sur son bras.
— Par tous les diables, ne me dites pas que vous allez vous
pâmer !
Elle le regarda, affichant un sourire pour le bénéfice de ceux
qui les observaient.
— Je ne me pâme pas, affirma-t-elle d'un ton sourd.
— Bien.
— Et la voici, ma chère nièce, miss Madison Westcott !
annonça solennellement Kendra quand M. Harris la libéra.
Madison se tourna pour faire face à la foule des deux cents
invités de choix. Il y avait des membres du Parlement, des dames
et des gentilshommes titrés, des amateurs d'art et peut-être même
des artistes de talent. Elle se mordit l'intérieur de la lèvre, se
forçant à se calmer.
— Comme beaucoup d'entre vous le savent, la fille de mon cher
frère défunt, Madison, est non seulement une beauté et une jeune
fille formée à de nombreuses disciplines, mais c'est aussi une
artiste.
Il y eut des applaudissements polis.
— Aussi, ce soir, la famille Westcott aimerait non seulement
vous présenter cette talentueuse jeune dame, mais également
vous présenter son travail. C'est fort inhabituel, je le sais, mais
une fois que vous aurez vu ce tableau, vous comprendrez que
nous n'ayons pas pu garder cela pour nous plus longtemps.
Lady Moran saisit le coin du morceau de soie noire qui
recouvrait la toile, laquelle mesurait six pieds de haut par quatre
de large.
— Alors, sans attendre davantage...
Madison entendit glisser l'étoffe et tourna la tête vers les
spectateurs. Elle adorait voir la réaction des gens à l'art. Cela
révélait si bien si un artiste avait accompli ou non ce qu'il
recherchait.
Les bouches s'ouvrirent. Les sourcils se levèrent. Les invités
lâchèrent des cris étouffés et des grognements. Des dames se
détournèrent, se cachant les yeux d'une main gantée ou d'un
éventail.
Le sourire de Madison s'estompa.
Elle entendit sa mère qui criait, puis il y eut un tumulte. Lady
Westcott s'était évanouie.
Les bruits qui montaient de la foule et l'expression des
visages passèrent du choc au dégoût, puis au mépris.
Une boule se forma dans la gorge de Madison tandis qu'elle
se tournait lentement pour regarder derrière elle, au-delà de sa
mère affalée sur les dalles, vers la toile qui venait d'être dévoilée.
C'était vraiment son meilleur tableau. Dans cet autoportrait,
elle se reflétait dans un long miroir doré, son regard turquoise
fixé sur le spectateur, ses longs cheveux blonds tombant sur ses
épaules jusqu'à sa taille fine. Nue.
5

Madison sentit un bras se glisser autour de sa taille et la


chaleur d'un corps proche du sien.
Lord Thomblin..., Carlton, était venu à son secours.
— Madison, chérie, je pense qu'il faut vous sortir d'ici.
Flottant toujours dans la sensation éthérée que le temps s'était
arrêté, Madison se tourna lentement vers lui.
— Cari...
A sa stupeur, ce n'était pas lord Thomblin qui la tenait
doucement dans ses bras ; c'était M. Harris.
Il lui pressa la taille, essayant de l'entraîner.
— Madison, nous devons vous ôter d'ici, répéta-t-il.
— Ils n'ont pas aimé mon portrait, murmura-t-elle, des
larmes lui montant soudain aux yeux.
— Oh, je dirais que certains l'ont trouvé très attirant,
plaisanta-t-il.
Elle esquissa un pas vacillant, les genoux faibles.
— C'était mon meilleur tableau, dit-elle à mi-voix en le
regardant dans les yeux, voulant qu'il comprenne. Je leur ai
donné ce que j'avais fait de mieux.
Il se pencha et lui chuchota à l'oreille :
— Mais vous étiez nue, chérie.
— C'est de l'art ! protesta-t-elle. De l'art véritable ! Les nus
de Michel-Ange et de Rubens sont exposés partout !
Le visage de Jefford était si près que leurs nez se touchaient
presque.
— Je ne suis pas sûr que Londres soit tout à fait prête pour de
si hautes pensées.
— Jefford, s'il vous plaît, emmenez-la d'ici, supplia Rendra,
derrière eux, alors qu'elle essayait d'assister lady Westcott.
— Madison, chérie, chuchota encore M. Harris en tentant de
la soustraire au regard des invités. Marchez avec moi.
Madison avait envie de fuir le jardin en courant, mais ses
membres ne voulaient pas lui obéir. M. Harris lui jeta un dernier
coup d'œil, puis la souleva dans ses bras.
Elle glissa ses bras autour de son cou et enfouit son visage
dans les revers de sa jaquette. Il sentait bon, un léger parfum de
tabac et de scotch, mais surtout une odeur virile. Dans ses bras,
elle se sentait en sécurité.
Elle ferma les yeux pendant qu'il la portait, avançant d'un pas
long et assuré. Elle entendit vaguement le bruit des invités qui
commençaient à prendre congé. Tout le monde parlait à la fois
tandis que les voitures étaient appelées et les vestiaires
récupérés. Albert criait après sa mère d'une voix d'ivrogne,
parlant de la ruine de la famille. Catherine pleurait bruyamment.
Rendra lançait des ordres.
— Où m'emmenez-vous ? parvint à demander Madison, en
s'avisant qu'ils n'étaient pas rentrés dans la maison, mais qu'ils
s'enfonçaient dans le jardin.
— Dans votre atelier.
— Mais...
— Voulez-vous traverser la maison au milieu de tout ce
monde ?
Elle secoua la tête et enfouit de nouveau son visage dans sa
jaquette, qui était humide de ses larmes.
— C'est bien ce que je pensais.
Il enjamba quelque chose de haut, en la tenant toujours
sûrement dans ses bras comme si elle ne pesait rien.
— Je suis allé dans votre atelier, tout à l'heure. Les fenêtres
étaient ouvertes. Vous savez comme moi que l'on peut les
franchir aisément.
— Vous êtes entré dans mon atelier ? demanda-t-elle en
levant la tête de son épaule pour le regarder.
Il faisait si sombre dans le jardin clos, avec le mur en briques
de la maison qui les dominait, qu'elle ne pouvait pas vraiment
voir son visage. Elle pouvait juste sentir ces yeux noirs baissés
sur elle. C'était déstabilisant.
— Votre travail est très bon. Je n'avais pas eu le temps de le
voir, la dernière fois.
— Vous n'aviez pas le droit ! lança-t-elle d'un ton coupant.
Il enjamba une fenêtre ouverte et pénétra dans l'atelier qui
était faiblement éclairé par une lampe au kérosène.
— Je dois reconnaître ce qui est. Votre portrait de l'Africain
est extraordinaire.
Madison pouvait sentir les vibrations de sa voix dans sa
poitrine.
— J'ai perçu la douleur de ces chaînes, la douleur des chaînes
de ses ancêtres.
L'émotion qui perçait dans son intonation était pénétrante.
Madison trembla, ayant soudain besoin de mettre de la distance
entre eux. L'odeur des peintures à l'huile et des toiles tendues sur
des cadres neufs la rasséréna.
— S'il vous plaît, posez-moi par terre, dit-elle en pressant ses
paumes sur son large torse.
— Pouvez-vous tenir debout ?
— Bien sûr !
Il la mit sur ses pieds et elle se dressa, triomphante, l'espace
d'un instant. Puis elle chancela.
Il la prit dans ses bras.
— Doucement. Asseyez-vous.
Il l'aida à s'installer sur une chaise recouverte de brocart qui
était trop élimée pour la maison. Madison l'avait trouvée au
grenier et l'avait fait descendre dans son atelier.
— Je vais bien, assura-t-elle en repoussant ses bras, une fois
qu'elle sentit sous elle le support de la chaise.
— Naturellement. Ou, du moins, vous allez bien vous porter.
Il glissa une main dans sa jaquette et en tira une flasque en
argent.
— Prenez une gorgée de ceci.
Il mit la flasque sous son nez et l'odeur forte du scotch
assaillit ses narines. Elle écarta sa main.
— Je n'en veux pas.
— Vous n'en voulez peut-être pas, mais vous en avez
diablement besoin.
— Sir, je ne sais rien de votre Jamaïque, mais votre langage
est inacceptable ici, dans la société polie.
Jefford la força à prendre la flasque.
— Alors nous sommes deux à ne pas être acceptables dans ce
monde policé. Non ?
Mesurant la vérité de ses paroles et craignant les
ramifications de la situation, Madison porta la flasque à ses
lèvres. Un liquide frais heurta sa langue ; il avait un goût
mordant, anesthésiant. Elle toussa et but une autre gorgée.
— Doucement.
Il couvrit sa main de la sienne et lui reprit le scotch.
— Si je vous enivre, Albert nous jettera tous les deux à la
rue.
Madison pressa sa main sur sa bouche, les lèvres brûlantes
du contact de l'alcool.
— Jefford ! Jefford, êtes-vous ici ?
Un coup sec fut frappé à la porte. Il s'en approcha.
— Oui.
Kendra ouvrit et passa la tête à l'intérieur.
— Madison est-elle ici avec vous ?
— Elle est là.
— Bien.
Elle opina du chef.
— Gardez-la ici jusqu'à ce que tout le monde soit parti, puis
conduisez-la à sa chambre. Albert a besoin de se dégriser avant
que nous réglions cette affaire.
Elle porta son regard sur Madison, toujours assise sur la
chaise.
— Est-ce que ça va, ma douce ?
Madison fit signe que oui, mais le visage amical de sa tante
lui donnait envie de se remettre à pleurer.
— Bon. Essayez de ne pas vous inquiéter. Je me sens très
mal de vous avoir mise dans cette situation, mais je vais trouver
quelque chose, je vous le promets.
Lady Moran eut un sourire doux-amer.
— Laissez Jefford prendre soin de vous. Et fermez cette
porte à clé, ajouta-t-elle en ressortant.
Ses pas s'éloignèrent tandis que M. Harris fermait la porte et
se retournait vers Madison.
— Restez assise un moment.
— Je ne veux pas rester assise.
Elle se leva et s'appuya sur le dossier de la chaise.
Sa bouche était un peu engourdie, mais elle se sentait mieux.
Il ôta sa jaquette et la jeta sur un chevalet.
— Madison...
— Vous pouvez partir.
Elle arracha les fleurs de ses cheveux et les jeta sur les
carreaux.
— Je vais tout à fait bien, vraiment.
— Je ne peux pas m'en aller. J'ai dit à Kendra que je resterais
avec vous jusqu'à ce que vous puissiez monter sans risque dans
votre chambre.
Il s'arrêta devant elle. Sans savoir pourquoi, Madison haussa
le menton et le regarda dans les yeux. Il était de nouveau si près
qu'elle sentait son souffle sur son visage. Elle avait eu l'intention
de lui ordonner de quitter la pièce, mais quand son regard
rencontra le sien, elle s'aperçut qu'elle ne pouvait détourner les
yeux. Il y avait quelque chose dans la profondeur de ces
prunelles sombres qui la fascinait. Soudain, son pouls s'emballa.
— Madison..., murmura-t-il. Je...
Il s'arrêta, regarda ailleurs, puis ramena les yeux sur elle.
— Ah, diable ! maugréa-t-il.
Il la saisit par la taille et l'attira rudement à lui. Elle émit un
petit son qui était plus un souffle d'air qu'un appel à l'aide
lorsqu'il abaissa sa bouche sur la sienne, écrasant ses lèvres.
Elle jeta les bras autour de son cou et lui rendit son baiser
tandis que la pièce tournait autour d'elle. Elle crispa les
paupières, perdue dans la sensation de son corps dur pressé
contre le sien, de sa bouche, de son goût. Elle ne se serait jamais
doutée qu'un baiser pouvait être si... élémentaire.
Il ne la relâcha que lorsqu'elle fut hors d'haleine et dut se
raccrocher à lui pour ne pas tomber.
— Oh ! fit-elle en s'écartant et en reculant d'un pas mal
assuré, tandis qu'elle mesurait ce qu'elle venait de faire.
— Madison, je suis désolé.
Elle s'essuya la bouche d'un revers de main, comme si elle
pouvait effacer les traces de son baiser brûlant. Puis elle le
dévisagea furieusement, tentée de le souffleter, mais elle n'osa
pas.
— Vous n'auriez pas dû faire cela, lança-t-elle, aussi fâchée
contre elle-même que contre lui.
Il baissa la tête et passa les doigts dans ses épais cheveux
noirs.
— Vous avez raison, je n'aurais pas dû. Je vous, fais de
nouveau mes excuses.
Le contournant avec prudence, Madison se rapprocha de la
porte.
— Je dois vous avertir, monsieur Harris, que vous seriez sage
de ne pas faire de moi l'objet de vos désirs. J'ai déjà porté mes
affections sur quelqu'un d'autre. Lord Thomblin...
— Lord Thomblin ! coupa-t-il d'un ton courroucé, en
relevant la tête pour la regarder. Madison, vous devez vous tenir
à l'écart de lui. Quant à la possibilité que je m'éprenne de vous,
vous pouvez être tranquille. Vous êtes probablement la dernière
femme sur terre dont je tomberais amoureux.
Madison ouvrit la bouche pour rétorquer. Lorsqu'elle s'avisa
une fois de plus qu'il ne lui laissait rien à répondre, elle tourna la
clé, ouvrit la porte et s'enfuit en courant.
**
*

— Tout le monde est-il là ? demanda Albert, se tenant sur le


seuil du salon.
Ils étaient tous là. Madison, sa mère, tante Kendra, Catherine,
et, pour une raison indéfinissable, M. Harris. Grâce au ciel, lord
Thomblin n'avait pas été convié à cette réunion de famille ; il
était sorti s'occuper de faire expédier certains achats sur les
quais, pour son retour en Jamaïque.
— Bien, dit Albert en se frottant les mains. Alors
commençons. J'ai convoqué cette assemblée, comme vous le
savez, à cause de l'incident qui a eu lieu hier soir au bal qui
devait être la présentation officielle de Madison dans le monde.
Il jeta un coup d'œil accusateur à sa sœur, la regardant pour
la première fois depuis la veille.
Madison fut tentée de lui tirer la langue. Elle savait que
c'était une réaction d'adolescente, mais il la rendait si furieuse
qu'elle aurait voulu lui cracher à la figure. Il allait déclarer qu'il
était inquiet pour la réputation de sa sœur, quand, de fait, il ne se
préoccupait que de la sienne. Il se souciait peu que le monde
considère sa sœur comme la Vierge Marie ou une catin de Fleet
Street, à partir du moment où l'opinion des gens sur elle
n'affectait pas l'opinion qu'ils avaient de lui.
— J'espère, poursuivit-il pompeusement, que nous pourrons
trouver un moyen d'aplanir ce regrettable incident aussi
rapidement et aussi efficacement que possible.
— Le nom de notre famille va être ruiné par ce scandale !
s'écria lady Westcott en agitant les mains. Je ne serai plus jamais
invitée à des thés ou à des lectures de poésie ! Et lord Kendal...
Elle s'interrompit dans un sanglot, et Catherine lui tendit un
mouchoir sec.
Madison leva les yeux au ciel, s'enfonça davantage dans son
fauteuil et ouvrit son carnet de croquis sur ses genoux.
Sa tante, à côté d'elle, posa une main sur son épaule pour la
faire se tenir tranquille.
— Peut-être que ce n'est pas aussi méchant que vous le
pensez, dit-elle avec espoir.
— En vérité, c'est probablement pire, lady Moran, répliqua
Albert. Ce matin, quand je suis allé chercher mon journal, je ne
puis vous dire combien de personnes se sont arrêtées pour me
dire à quel point elles étaient désolées que cet incident
déplorable nous soit tombé dessus. D'ici le dîner, tous ceux qui
sont quelqu'un en ville sauront que ma sœur a dévoilé son corps
nu devant tout Londres.
Madison se leva brusquement, jetant son carnet de croquis
par terre.
— Je vous demande pardon, sir, mais je ne me suis dénudée
devant personne.
Elle aurait juré entendre un petit rire du côté de M. Harris,
qui suivait avec amusement cette scène entre elle et son frère.
Elle choisit de l'ignorer. Le prendre en considération l'obligerait
à évoquer le baiser qu'ils avaient partagé la veille et elle ne le
pouvait pas en cet instant.
— J'ai simplement montré un autoportrait ! Tous les artistes
peignent des autoportraits !
— Asseyez-vous, Madison. Asseyez-vous tout de suite ou
vous quitterez cette pièce ! trancha Albert en pointant un doigt
sur elle comme si elle était l'un de ses chiens indociles.
— Comment osez-vous suggérer que je me suis mal conduite
en montrant cette toile ? s'emporta Madison. Et même si je l'ai
fait, est-ce plus inconvenant que le fait que vous trompiez votre...
— Madison !
Elle sentit la main de sa tante sur la sienne.
—Asseyez-vous ! la pressa Kendra.
Elle baissa la voix.
— Restez calme et faites-moi confiance.
Puis elle se tourna vers son neveu.
— Je pense, Albert, que vous donnez à cette affaire des
proportions exagérées. Toutefois, si vous estimez que cela
aiderait d'éloigner Madison de Londres pendant un certain
temps, jusqu'à ce que les remous s'apaisent ou qu'un autre
scandale prenne le relais, j'aimerais faire une suggestion.
— Je juge que vous le devez, étant donné que rien de ceci ne
serait arrivé si vous n'étiez pas venue chez nous, pour
commencer, déclara vertement lady Westcott.
— Maman ! se récria Madison.
Kendra tournoya sur elle-même, les yeux élargis par
l'indignation.
— Comment osez-vous, Alba ?
— Quoi, c'est vrai, minauda sa belle-sœur en s'adres-sant à
son fils. Ceci ne se serait pas produit si elle n'avait pas encouragé
Madison, si elle n'avait pas fait tant d'histoires à propos de sa
peinture. Ma fille n'avait jamais eu la moindre intention de
montrer ses tableaux à quiconque avant qu'elle n'intervienne.
S'adonner à l'art était purement un passe-temps de jeune fille.
— Maman !
Madison se tourna vers elle.
— Comment pouvez-vous être aussi grossière avec lady
Moran ? Et connaissez-vous si peu votre propre fille?
— Que proposez-vous, lady Moran ? reprit Albert. Paris est
hors de question. Bien que je n'aime guère les Français, je ne
voudrais pas leur imposer cette jeune dévoyée.
— Ma proposition, annonça Kendra en se levant avec
grandeur, est que j'abrège mon séjour, et que je reparte tout de
suite pour la Jamaïque en emmenant Madison.
— Absolument pas ! lança M. Harris de sa place.
— Jefford, je vous en prie, dit lady Moran en continuant à
s'adresser à Albert. Elle peut venir à la Jamaïque avec moi. Nous
avons plusieurs riches gentlemen anglais qui cherchent une
épouse convenable, et il y a très peu de jeunes Anglaises
célibataires. Qui sait, l'un d'eux pourrait trouver une artiste
affranchie à son goût.
Elle marqua une pause et ajouta :
— Le scandale n'atteindra sûrement jamais Kingston.
— Et s'il s'avère qu'elle n'est pas mariable en Jamaïque, non
plus ? suggéra Albert.
Les yeux de Madison étincelèrent ; son cœur se mit à cogner
tandis qu'elle serrait son carnet de croquis sur sa poitrine. Aller
en Jamaïque ? Vivre avec sa tante ? Juste ciel ! L'incident de la
veille avait été une bénédiction. Un cadeau de Dieu.
Kendra haussa les épaules d'un air détaché.
— Nous retraverserons l'océan. Elle pourra revenir à
Londres, je suppose. Certainement que dans un an ou deux tout
le monde aura oublié cette histoire ridicule.
— Kendra, dit M. Harris en marchant sur elle, le visage de
pierre. Vous ne pouvez être sérieuse. Il n'y a pas de place à
Windward Bay pour cette enfant.
— Pas maintenant, fit doucement lady Moran.
Il lui jeta un regard noir qui aurait mis la plupart des femmes
au bord des larmes. Mais elle tint bon, et au bout d'un moment il
jura sourdement dans une langue étrangère avant de quitter la
pièce à grands pas.
— Vous... vous ne pensez pas ce que vous dites, bredouilla
lady Westcott en se tamponnant les yeux de son mouchoir. Vous
me débarrasseriez d'elle ?
— Père ne lui a laissé qu'un maigre héritage, précisa Albert.
Kendra agita la main comme si le vicomte Westcott était une
mouche importune.
— Gardez son héritage. Si elle devait se marier, vous pourrez
l'envoyer pour monter son trousseau.
Albert regarda sa mère d'un air interrogateur.
Madison serrait si fort ses mains sur ses genoux qu'elle en
avait mal. « S'il vous plaît ! priait-elle en silence. S'il vous plaît,
mon Dieu, si vous êtes là, accordez-moi ce souhait. »
Lady Westcott considéra sa fille.
— Je pense qu'un changement de décor serait sage pour
Madison. Peut-être qu'après une année dans la jungle et la
chaleur, sans les raffinements de la vie à laquelle elle est
habituée ici, elle réfléchira davantage à ses actions.
Madison ne put se contenir plus longtemps et bondit sur ses
pieds.
— Je peux aller en Jamaïque, alors ?
Sa tante lui lança un coup d'œil d'avertissement par-dessus
son épaule et elle baissa les yeux, les mains jointes.
— Je veux dire, si c'est ce que vous souhaitez, maman, je
vous obéirai, bien sûr.
— Bien. C'est réglé.
Albert tourna les talons.
— Et le plus tôt elle partira, le mieux ce sera, je pense.
En s'engageant dans le couloir, il claqua des doigts.
— Catherine.
La jeune femme, alourdie par sa grossesse, se leva vivement.
— Je viens, très cher, lança-t-elle en s'empressant de le
suivre.
Madison pinça les lèvres et se tourna vers sa tante.
— Dois-je faire mes bagages, tante Kendra ?
— Certainement. J'enverrai dans votre chambre une liste des
vêtements et des affaires personnelles dont vous aurez besoin.
— Et mes peintures et mes toiles ?
— Emballez le matériel dont vous disposez, et je ferai
envoyer un complément à bord du bateau. Il n'y a pas de telles
frivolités en Jamaïque, chérie.
— Oh, merci, tante Kendra.
Madison étreignit sa tante, puis pivota et adressa une
révérence à sa mère.
— Je vais m'y mettre tout de suite, déclara-t-elle en
franchissant la porte.

— Vous voilà, dit Kendra en sortant dans le patio.


C'était une nuit sombre et sans nuages, et, bien que la pluie
ait cessé, l'air portait encore les traces du mauvais temps. Elle
s'enveloppa de ses bras pour se réchauffer.
— Je pensais que vous aviez peut-être pris la mer sans moi.
Jefford fronça les sourcils et se tourna vers elle.
— Vous ne devriez pas être dehors sans votre châle. Vous
avez entendu ce que le médecin a dit.
Il ôta son veston de lainage et le plaça sur les épaules de lady
Moran.
— Bien sûr, vous savez ce qu'ils ont tous dit — les médecins
de Milan, de Paris et de Londres. Mais vous n'écoutez personne,
n'est-ce pas ?
— Allons, allons.
Elle glissa son bras sous le sien et lui tapota la main.
— Vous êtes juste hors de vous parce que vous n'avez pas eu
le dessus dans cette affaire avec ma nièce.
— Ce n'est pas le fait d'avoir le dessus. C'est à propos de la
sécurité de cette jeune femme. Est-ce que sa famille sait combien
le climat politique en Jamaïque est dangereux, en ce moment ?
Savent-ils quelque chose des révoltes de travailleurs ?
— Alba ne sait pas grand-chose d'autre que ce qui se passe
dans sa rue, déclara Kendra avec impatience. Et alors ? Ma nièce
sera mieux avec moi à Windward Bay, néanmoins, que si elle
restait ici où ils la marieront au premier lourdaud acceptant de
les débarrasser d'elle. Un mauvais mari pourrait ruiner son talent.
Détruire son tempérament.
— A cette heure, je me chargerais volontiers de son
tempérament pour l'expédier...
Kendra se mit à rire.
— Jefford, mon cher, je ne vous ai pas vu aussi passionné
depuis des années.
— Vous ne fléchirez pas, n'est-ce pas ? demanda-t-il ignorant
sa remarque et son insinuation.
— Non.
— Même en sachant qu'elle a un faible pour Thomblin ?
— Il ne fait que jouer avec elle.
Lady Moran s'appuya contre lui et pressa sa joue sur sa
manche.
— Une pure diversion pendant qu'il est ici. Il ne s'intéresse
pas vraiment à elle.
— Vous pouvez espérer que non, par tous les saints.
Elle tourna la tête pour le regarder.
— Jefford, pour moi. Laisserez-vous ceci être ma dernière
aventure ? Le ferez-vous pour moi ?
Contre sa volonté, Jefford se sentit fléchir. Il ne pouvait rien
refuser à Kendra, jamais, et elle le savait.
— Pensez-vous réellement que vous pouvez la marier ?
— Il y a de bonnes chances, belle et intelligente comme elle
est. George Rutherford, peut-être ?
Elle haussa un sourcil interrogateur.
Jefford prit un air sombre et détourna les yeux. Il ne pouvait
toujours pas croire qu'il avait commis une telle erreur de
jugement la veille. Comment avait-il pu être assez stupide pour
embrasser Madison ? Comment avait-il pu être assez sot pour
laisser ses désirs l'emporter sur sa raison ? Il n'avait plus fait une
erreur pareille depuis le temps où il était jeune homme. Et
maintenant elle allait rentrer à Windward Bay avec eux. C'était
un cauchemar dont il craignait de ne pas s'éveiller.
— Dites que vous êtes avec moi dans celte affaire, insista
Kendra. Dites-moi que vous allez garder un œil surThomblin, le
tenir à l'écart de Madison. Dites-moi que vous la protégerez
quand nous seront arrivés, comme vous m'avez protégée toutes
ces années.
Jefford lui fit face et la prit par les épaules.
— Si c'est vraiment ce que vous souhaitez.
— Ça l'est.
Il se pencha lentement et frôla sa joue de ses lèvres.
— Au lit, maintenant, murmura-t-il. Demain sera une longue
journée, et après-demain aussi. La marée semble bonne pour
partir dans trois jours.
— Merci, dit-elle en levant la tête vers lui, ses yeux d'un vert
brillant s'emplissant de larmes. Votre loyauté envers moi ne
restera pas sans récompense, sur terre ou dans le ciel.
— Allez dormir, sotte que vous êtes. Vous dites n'importe
quoi, dit Jefford en la relâchant.
Kendra se dirigea vers la porte, puis se retourna.
— Ne rentrez-vous pas ?
Il secoua la tête.
— Il faudra des heures avant que je puisse dormir.
Il se détourna de la maison et contempla le ciel.
Contre sa volonté, des images de Madison et de sa bouche
faite pour les baisers envahirent ses pensées. Son innocence le
touchait d'une façon dont il n'avait pas été touché depuis
beaucoup trop longtemps, et cela le mettait mal à l'aise.
— Je pense qu'il me faudra une vie entière avant que je
puisse retrouver le sommeil, marmonna-t-il.
6

— Je ne sais que faire d'elle, dit Kendra, tendue, en


s'accrochant au bastingage tandis que le clipper tanguait. Cela
fait presque une semaine que nous avons quitté Londres et,
même si l'océan a parfois été agité, le temps n'a pas été si
mauvais. Je ne comprends pas pourquoi elle est si malade.
— Toutes les femmes ne s'adaptent pas à la mer aussi bien
que vous, répondit sèchement Jefford. Et toutes les femmes ne
s'adaptent pas non plus aux nouvelles expériences comme vous
le faites.
— Je pense qu'elle a besoin de se lever et de bouger un peu.
De prendre l'air. L'atmosphère est suffocante, dans cette petite
cabine. Elle ne mange pas, elle boit à peine l'eau que je lui
apporte. Et elle dit qu'elle ne peut pas dormir, non plus.
Elle leva les yeux vers son compagnon.
— Je suis très inquiète.
— Personne n'est jamais mort du mal de mer en une semaine,
déclara-t-il en contemplant les vagues bleu vert.
Le trajet de retour sur l’Alicia Mae prenait plus de temps que
la traversée jusqu'à Londres et Jefford était nerveux, anxieux de
rentrei, de reprendre ses tâches sur la plantation et de retrouver
Chantai. Il craignait que cette période d'oisiveté à Londres ne
l'ait amolli, ne l'ait fait s'appesantir sur Madison parce qu'il
n'avait rien d'autre à faire pour occuper son temps. Il savait,
cependant, qu'une fois de retour à Windward Bay cette fixation
sur la nièce de Kendra lui passerait.
Rendra posa une main sur son bras nu.
— Voudriez-vous aller la voir, je vous prie ?
Jefford avait aidé des matelots à lever une voile carrée et
avait remonté les manches de sa chemise en coton, à col ouvert.
Il avait abandonné son veston dès qu'il était monté à bord.
L'équipage de VAlicia Mae était assez nombreux pour naviguer,
mais un des quartiers-maîtres avait eu pitié de lui et de son ennui
et avait offert de lui donner des leçons sur le maniement du vieux
clipper. Jefford avait déjà piloté de petits bateaux pour
transporter des marchandises dans les îles, mais ceci était une
nouvelle expérience et il appréciait l'opportunité de se tenir
occupé.
— Juste lui jeter un coup d'œil ? insista Kendra. Vous avez
probablement raison. Elle est moins malade qu'elle en a l'air. Elle
est jeune et les jeunes femmes sont enclines à l'exagération,
mais...
— C'est bon, j'irai, mais envoyez Maha, grommela Jefford en
pressant les deux mains sur la rambarde de bois verni et en se
penchant en avant pour inspirer profondément l'air salé.
— Je vais l'envoyer tout de suite. Peut-être que si vous
pouviez l'inciter à se lever... Maha pourrait changer ses draps et
apporter de l'eau et un linge pour qu'elle se lave.
Kendra s'éloigna prestement sur le pont, son caftan vert vif
flottant dans la brise.
Jefford se rembrunit à l'idée de descendre voir Madison.
Il n'était pas une infirmière. Bonté divine, pourquoi Kendra
n'avait-elle pas demandé cela à Thomblin ? C'était de lui que
Madison était entichée ; il lui avait certainement accordé assez
d'attention lorsqu'ils étaient à Boxwood Manor.
Il savait fort bien que Thomblin ne s'intéresserait pas à la
santé de la jeune femme, et il ne souhaitait pas non plus voir cet
homme près de Madison, surtout dans son état de vulnérabilité,
mais cela l'irritait quand même.
Un son aigu montant de l'eau attira son attention et il baissa les
yeux, souriant à la vue de trois dauphins qui nageaient à côté du
bateau en un V parfait. Ils ne cessaient de plonger et de refaire
surface, donnant l'impression d'être ravis d'avoir de la
compagnie. Il les observa encore un instant, puis se détourna à
contrecœur.
— Autant en finir tout de suite, marmonna-t-il.
Il traversa le pont jusqu'à l'écoutille et descendit l'échelle qui
menait à la coursive située un niveau au-dessous du pont.
Longeant l'étroit couloir, qui était à peine assez large pour sa
carrure, il aperçut Maha qui attendait au bout.
Le clipper avait été construit dans les années 1850 pour
transporter des marchandises, pas des passagers, mais son
armateur, se rendant compte que le trafic périssait avec l'arrivée
des bateaux métalliques et des navires à vapeur, avait eu
l'intelligence d'ajouter plusieurs cabines. Et l’Alicia Mae, qui
comportait quatre mâts et quinze mille yards carrés de voiles.
faisait maintenant régulièrement la traversée des îles Caïman
jusqu'à Londres, pour l'usage de riches Anglais qui vivaient loin
de chez eux dans les îles Caïman, à la Jamaïque et à Haïti.
— Avez-vous frappé ? demanda la femme d'âge moyen, née
en Inde.
Son mari était l'un des contremaîtres de plantation.
Il était resté en Jamaïque, et Jefford savait que Maha était
aussi impatiente que lui de rentrer à Windward Bay.
— Elle m'a dit de m'en aller, répondit-elle.
Jefford tendit la main par-dessus son épaule et frappa
impatiemment. N'ayant pas de réponse, il frappa de nouveau.
— Je vous en prie, Maha, dit une voix faible. Partez.
Il fut frappé par la fragilité de cette voix.
— Madison, c'est Jefford, dit-il en posant la main sur la
poignée. Je vais entrer.
— Non ! se récria-t-elle faiblement.
— Madison...
Il ouvrit la porte et fut immédiatement assailli par la chaleur et
l'odeur nauséabonde de la minuscule cabine. Il jeta un coup d'œil
au visage pâle et tiré de la jeune femme et eut des remords de ne
pas avoir écouté Kendra quelques jours plus tôt, quand elle lui
avait dit que Madison ne se faisait pas à la traversée.
— Ouvrez ce hublot, ordonna-t-il à Maha. Et sortez ce seau
de là.
Il essayait de respirer par la bouche plutôt que par le nez.
— Il vous faudra un seau d'eau et une serpillière pour
nettoyer la couchette et le sol. Faites-vous aider si vous en avez
besoin.
Il courba la tête pour s'asseoir au bord de la couchette
encastrée dans la coque. Enroulée dans une couverture sale, un
carnet de croquis serré sur sa poitrine, Madison s'écarta de lui.
— Allez-vous-en. Je ne veux pas que l'on me voie ainsi, dit-
elle en sanglotant à moitié.
—Ne soyez pas sotte. Vous êtes malade.
Il se tourna vers la femme de chambre qui était déjà sortie de
la cabine.
— Maha, tout compte fait, pourriez-vous m'apporter d'abord
une cuvette d'eau fraîche et un linge propre ? Et quelque chose
pour qu'elle se change. Un des caftans de Kendra, peut-être.
Il fit un geste de la main.
— Un vêtement pour la couvrir, afin que je puisse l'emmener
sur le pont.
— Oui, sahib.
L'Hindoue hocha la tête et s'esquiva. Jefford refit face à
Madison et attrapa la couverture sale qui la couvrait.
— Non, grogna-t-elle en la retenant et en cachant son visage.
—Madison, cette couverture est sale et humide. Il faut
changer vos draps et vous avez besoin de monter prendre l'air.
— Je ne peux pas, gémit-elle. Je suis mourante.
— Pas encore.
Il passa la main sur ses cheveux blonds collés à sa tête.
— Mais vous vous sentirez mieux si vous vous levez et
avalez quelque chose.
— Non.
Lorsqu'elle lâcha la couverture pour serrer les mains sur son
estomac, il en profita pour la lui arracher. Elle protesta et se
blottit dans les plis de sa chemise de nuit souillée.
Jefford jeta la couverture dans la coursive, saisit l'ourlet de sa
chemise et le tira pour couvrir ses mollets nus.
— Madison, chérie, dit-il tendu....... , en posant une main sur
sa hanche. Il se peut que nous mettions deux semaines pour
atteindre la Jamaïque. Vous ne pouvez rester sans nourriture et
sans eau pendant quinze jours de plus.
Il leva la main et écarta les cheveux plaqués sur sa joue.
— Là, vous pourriez vraiment mourir.
— Je veux mourir, murmura-t-elle à travers ses lèvres sèches
et craquelées.
— Non. Vous voulez vous lever, marcher sur le pont avec
moi, boire et manger quelque chose, parce qu'il y a des endroits
merveilleux que je veux vous montrer quand nous serons en
Jamaïque. Des endroits que vous aurez envie de peindre. Des
cascades, des plages... Il faut que vous voyiez les travailleurs qui
rentrent des champs de canne à sucre et de café à la fin de la
journée, leur sac sur le dos, en chantant. Vous voudrez les
peindre, chérie, je vous le promets.
Madison renifla.
— Cela paraît magnifique.
— C'est plus magnifique que vous pouvez l'imaginer.
Jefford entendit des pas et se tourna pour voir arriver Maha,
qui portait une cuvette d'eau, un linge et un vêtement vert
émeraude drapé sur son bras. Il regarda de nouveau la malade.
— Maintenant, Madison, je vais sortir et laisser Maha vous
faire votre toilette.
— Non.
Elle attrapa son oreiller et essaya de s'en couvrir le visage.
— Laissez-moi.
Il se leva, courbant la tête pour ne pas heurter le plafond.
— Ou Maha vous lave, ou ce sera moi. A vous de choisir.
Madison hésita.
— Maha.
— Bien.
Il lui tapota l'épaule, une épaule si mince que cela l'inquiéta.
Comment avait-elle pu perdre tant de poids en une semaine ?
— Je vais sortir pendant que vous vous lavez, mais je resterai
devant la porte.
Elle ne répondit pas et il franchit le seuil.
— Si vous pouvez la laver et l'habiller, dit-il à Maha, je
l'emmènerai sur le pont et vous pourrez nettoyer cette cabine à
fond.
— Je la nettoierai bien, monsieur Jefford.
Il sourit.
— Vous êtes une femme de qualité, Maha.
Elle lui rendit son sourire.
— Non, monsieur Jefford. Je vous ai connu presque toute
votre vie. C'est vous, qui êtes un homme bien. Vous êtes grand,
vous criez et écrasez tout le monde, mais nous savons tous ce
que vous avez dans le cœur.
— Eh bien, ne le dites à personne, d'accord ? plaisanta-t-il.
Puis il sortit, ferma la porte et s'appuya à la cloison pour
attendre. Vingt minutes plus tard, la porte s'ouvrit.
— Elle est prête.
Jefford passa la tête dans la cabine et vit Madison assise sur
le bord de la couchette. Etait propre, avait le visage lavé et les
cheveux noués par un ruban. La robe de Kendra était beaucoup
trop large pour elle, mais elle la couvrait bien.
— Prête pour monter sur le pont et prendre l'air ? demanda-t-
il.
Elle baissa la tête et passa une main sur son front.
— J'ai le vertige.
— Cela va aller.
— Je ne suis pas décente. Je... je n'ai pas de corset. Je ne
peux sortir...
— Sottises. Vous êtes déshydratée. Quand nous serons en
haut, je vous donnerai quelque chose à boire, quelque chose que
vous pourrez avaler.
Elle chancela un peu et il s'avança prestement pour l'attraper.
— Allons, Madison. Montrez-moi un peu de ce tempérament
que j'ai vu dans le jardin, cette nuit où vous dessiniez les ruines.
Vous vous rappelez ?
Il l'aida doucement à se mettre debout et elle s'appuya contre
lui, trop faible pour tenir seule.
— Vous savez, lui chuchota-t-il à l'oreille, j'ai une confession
à vous faire. Vous avez laissé tomber votre carnet de croquis,
cette nuit-là, et je l'ai gardé.
Elle leva les yeux.
— Pour quoi faire ?
Il haussa les épaules.
— Parce que ce croquis était très bon.
— Je ne pense pas pouvoir marcher, murmura-t-elle.
— Essayez.
Elle glissa un pied en avant, puis l'autre, après quoi elle
vacilla et tomba de nouveau contre lui. Sentir sa main sur son
torse parcourut Jefford d'un frisson de plaisir et il dut le
combattre, mettant mentalement une distance entre eux.
— Si je vous portais jusqu'en haut, et que nous fassions un
nouvel essai sur le pont ?
Elle hocha la tête et il la souleva dans ses bras.
— Attendez ! s'écria-t-elle en tendant la main. J'ai besoin
d'un carnet et d'un crayon. Là.
Il grogna avec impatience, mais la ramena près de la
couchette pour qu'elle prenne ses affaires. Ensuite, il sortit de la
cabine, longea la coursive et gravit l'échelle avec précaution.
Lorsqu'ils furent sur le pont, elle pressa son visage contre lui
pour éviter la clarté du soleil. Il s'efforça de penser à tout le
travail qui l'attendait à la plantation, plutôt que de s'appesantir
sur cette femme dans ses bras et sur la sensation de son souffle
sur son torse.
— Ça brille, n'est-ce pas ?
— Je ne veux pas que l'on me voie ainsi, grogna-t-elle. Lord
Thomblin...
— C'est bon, l'apaisa-t-il, ennuyé par la mention de son
voisin. Je connais un endroit discret près des canots de
sauvetage. Personne ne saura que nous sommes là et nous
pourrons nous asseoir.
Il traversa le pont avec Madison dans ses bras, pratiquement
sans être remarqué. L'équipage était occupé à ses tâches ; et
Thomblin et Kendra étaient invisibles.
— Voilà, mon lieu privé, dit-il en contournant un canot et en
passant entre des tonneaux arrimés au sol. Il y a une pile de
cordages pour s'asseoir.
Il se pencha et la déposa sur les cordages. Elle se couvrit le
visage de son carnet pour se protéger du soleil, puis elle l'abaissa
lentement et ouvrit les yeux.
— L'air frais est agréable, dit-elle d'une voix mal assurée.
Il s'accroupit près d'elle.
— Je vous avais dit que cela vous ferait du bien.
Elle leva la tête pour regarder par-dessus le bastingage.
— L'eau est belle, aujourd'hui.
Elle pressa ses lèvres craquelées.
— J'ai un peu soif.
— Je l'espérais.
Il se leva.
— Cela ira, si je vous laisse seule ici un instant ?
Elle tendit le bras et lui saisit la main, et il dut se forcer à ne
pas tressaillir. Il s'était juré de se tenir à l'écart de Madison. Elle
n'était pas le genre de femme avec qui il voulait se lier. Elle était
trop volontaire, trop centrée sur elle-même. Il ne voulait pas d'un
mariage basé simplement sur la concupiscence.
— Je reviens, dit-il en se libérant.
Madison entendit ses pas qui s'éloignaient sur le pont. Elle
posa son carnet sur ses genoux et baissa la tête un instant, en
déglutissant. Elle avait le tournis et son estomac lui pesait, mais
elle se sentait mieux.
Il revint au bout de quelques minutes.
— Voilà, dit-il en s'accroupissant près d'elle et en lui mettant
un frais gobelet en fer-blanc dans la main.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.
— Goûtez.
Elle porta le gobelet à ses lèvres et prit une gorgée hésitante.
La boisson était fraîche, sucrée et si délicieuse qu'elle but
goulûment.
— Pas si vite.
Il lui prit le gobelet.
— Qu'est-ce que c'est ? répéta-t-elle.
Il eut un demi-sourire.
— De la nourriture de colibri.
— Quoi ? s'exclama-t-elle en riant.
Il tendit un doigt pour essuyer une goutte au coin de sa
bouche.
— C'est avec cela que nous nourrissons les colibris dans
notre jardin de Windward Bay. De l'eau, du sucre et du jus de
fruits frais.
— De la nourriture de colibri !
Elle rit de nouveau.
— Donnez-moi ça.
— J'ai quelque chose à vous montrer, si vous pensez que
vous pouvez tenir debout.
Jefford lui rendit le gobelet, puis se redressa et lui offrit sa
main. Madison finit de boire et accepta son aide. Ses jambes
vacillèrent un peu quand elle se leva, mais elle se sentait
vraiment beaucoup mieux. La chaleur du soleil et la brise fraîche
qui venait de l'océan étaient si agréables, sur sa peau.
— Quoi ? s'enquit-elle.
Il pointa le doigt et elle suivit cette direction.
— Oh ! fit-elle dans un souffle. Des dauphins !
— Ils nous suivent depuis quelque temps. Je les ai vus tout à
l'heure.
Lentement, Madison lâcha le bras de Jefford et s'avança d'un
pas vers le bastingage. Elle appuya les bras sur le bois poli et se
pencha en avant.
— Ils sont si beaux, murmura-t-elle.
— Cela vous conduit à penser qu'il y a peut-être bien un bon
Dieu dans le ciel, non ? dit-il tranquillement, en venant se placer
près d'elle.
Madison observa les dauphins qui glissaient à travers l'eau
bleue et verte. Au bout d'un momenl, elle se tourna vers Jefford.
— Merci, chuchota-t-elle.
Il rencontra son regard, ses yeux noirs intenses, puis il
contempla de nouveau la mer.
Il ne répondit pas à ses remerciements mais pour une fois son
impolitesse n'importa pas a Madison. Pendant un instant, elle
étudia son profil la lipic de sa mâchoire, la longueur et la largeur
dr son nez, le hâle profond de sa peau qui ne révélait pas son
hérédité mais lui donnait un air de mystère.
Qui était cet homme, au juste ?
La surprenant en train de le regarder, il sourit, et elle
détourna les yeux.
— Pourriez-vous me faire passer mon carnet de croquis ?
demanda-t-elle en indiquant les cordages. Il faut que je dessine
les dauphins avant qu'ils s'en aillent.

Deux jours plus tard, Madison allait assez bien pour


s'habiller avec l'aide de Maha et se promener sur le pont sans être
accompagnée. Une fois qu'elle fut sur pieds, Jefford ne revint pas
dans sa cabine, et quand elle le vit sur le pont, habillé comme
l'équipage, travaillant comme les matelots, il nota à peine sa
présence.
Non qu'elle s'en soucie.
— Miss Westcott, qu'il est bon de vous voir ! dit lord
Thomblin en s'approchant de Madison qui se tenait à la poupe,
essayant d'apercevoir de nouveau les dauphins.
— Bonjour, milord, répondit-elle en glissant son carnet sous
son bras et en faisant une révérence.
Il s'inclina avec grâce et vint se placer près d'elle. Vêtu d'un
costume jaune pâle et coiffé d'un canotier en paille, il avait tout
l'air d'un gentleman londonien allant se promener à Hyde Park.
— A ce que j'ai compris, vous ne vous sentiez pas bien. Je
suis heureux que vous refassiez surface. J'espère que vous nous
rejoindrez pour le dîner, ce soir. Les repas ont été si ternes, sans
vous.
Il lui sourit et elle joua timidement avec les rubans de son
bonnet.
— De fait, je pense que je dînerai avec vous. Je me sens
beaucoup mieux. J'ai enfin trouvé mes jambes de marin, d'après
ma tante.
Elle rit. Du coin de l'œil, elle vit Jefford qui approchait. Il
portait un pantalon coupé aux genoux et une chemise déchirée
qui moulait son torse, soulignant chacun de ses muscles. Le vent
soufflait dans ses longs cheveux noirs.
— Madison, Kendra vous cherche, grommela-t-il en passant
près d'elle, un cordage sur l'épaule. Sur le pont avant. Thomblin
se racla la gorge et recula.
— Je vous vois ce soir, donc ?
— Ce sera avec plaisir, milord, répondit-elle en faisant une
révérence et en s'éloignant, contrariée par l'intrusion de Jefford.
N'avait-il pas vu qu'elle conversait avec lord Thomblin ?
Elle trouva sa tante à la proue, assise sur une caisse, les yeux
fermés, le visage levé vers le soleil et ses cheveux blond roux
tombant sur ses épaules.
— Vous me cherchiez ?
— Pardon ? fit Kendra en ouvrant les yeux.
— Jefford m'a dit que vous me cherchiez.
Madison n'aurait su dire quand elle était passée de M. Harris
à Jefford, dans son esprit, mais il semblait assez ridicule de ne
pas l'appeler par son prénom compte tenu de la familiarité qu'ils
avaient partagée quand elle était malade.
— Oh, oui, bien sûr. Asseyez vous près de moi, dit Kendra
en désignant une pile de caisses. Prenez un siège.
Madison hésita un instant, elle n'avait pas envie de s'asseoir
et de bavarder avec elle, elle avait envie de badiner avec lord
Thomblin Mais elle ne pouvait guère aller le retrouver
maintenant.
Avec un soupir, elle tira une caisse et l'approcha de lady
Moran.
— Que faites-vous ? demanda-t-elle en prenant ses jupes à
deux mains et en s'asseyant, son carnet de croquis sur les
genoux.
Pendant qu'elle était à bord, elle avait décidé de se passer de
quelques-uns des dessous qu'elle portait d'habitude. Une tournure
ou un jupon à armature étaient peu pratiques, vu le vent et le fait
qu'elle devait monter et descendre une échelle pour aller de sa
cabine au pont et vice versa.
— Je prends le soleil.
Kendra fit glisser une carte vers elle.
— Nous allons bientôt arriver. Vous voyez, nous avons
traversé l'Atlantique, en voguant vers le sud-ouest.
Madison prit la carte aux tons passés et la posa sur son carnet
pour l'étudier.
— Voici votre leçon de géographie pour la journée, ma
chérie, alors écoutez bien, dit sa tante en agitant un doigt. Les
îles des Caraïbes sont comme les pierres d'un gué qui s'étendent
en un arc de l'ouest du Venezuela, en Amérique du Sud, jusqu'à
la péninsule de Floride en Amérique du Nord. Les îles sont
divisées en deux groupes : les Grandes Antilles et les Petites
Antilles. Les Grandes Antilles forment la partie septentrionale de
l'arc et se composent de quatre grandes îles : Cuba, Hispaniola,
la Jamaïque et Porto Rico.
Fascinée, Madison suivait sur la carte avec son doigt.
— Oui, je vois.
— A l'est de l'arc, nous avons les Petites Antilles, qui
comprennent les îles des Indes occidentales : St Kitts, Antigua, la
Barbade, Trinidad et Tobago.
Kendra agita la main.
— Et ainsi de suite. La mer délimitée par ces îles et la côte
nord de l'Amérique du Sud est la mer des Caraïbes. Presque au
milieu de cette mer, la Jamaïque se trouve à quatre-vingt-dix
milles au sud de Cuba et à cent milles à l'ouest d'Haïti.
— Je ne m'étais pas avisée que nous serions si proches de
l'Amérique du Sud, observa Madison.
— De fait, on pense que ce sont les Indiens Arawak qui ont
peuplé d'abord la Jamaïque, en venant en canots d'Amérique du
Sud. Les Espagnols s'y sont installés à un moment donné, puis
les Anglais. Beaucoup disent que la véritable histoire de la
Jamaïque a commencé lorsque l'esclavage a été banni, dans les
années 1830. Depuis lors, nous avons lutté pour nous faire une
place dans le monde, combattu pour faire vivre côte à côte un tel
mélange de cultures. Madison, ma chérie, est-ce que vous
m'écoutez ?
— Oui, oui, bien sûr.
Elle contempla la carte étalée sur ses genoux.
— Dans combien de temps accosterons-nous ? Je ne puis
attendre de voir la jungle que vous m'avez décrite.
— Une semaine, plus ou moins.
Lady Moran fronça les sourcils.
— Enlevez votre bonnet, chérie. Vous avez besoin d'un peu
de soleil.
— Maman dit que j'aurai des taches de rousseur si je ne mets
pas mon bonnet.
Madison défit docilement les rubans de son bonnet et l'ôta.
— Que sait-elle des propriétés de guérison du soleil ?
Maintenant, fermez les yeux et levé votre visage vers les rayons.
Kendra fit ce qu'elle disait.
— N'est-ce pas délicieux ? Cela vous donne l'impression
d'avoir des années de moins.
Madison imita sa tante, devant admettre que le soleil était
agréable.
— Eh bien, Madison, dites-moi, que pensez-vous de Jefford?
La jeune femme rouvrit brusquement les yeux et se tourna
vers sa tante.
— Ce que je pense de lui ?
Elle ouvrit son carnet pour dessiner la carte des îles Caraïbes,
afin de pouvoir l'étudier plus tard.
— Oui, que pensez-vous de lui ? N'est-il pas beau ?
— Je... suppose que certains pourraient le dire, répondit
prudemment Madison.
— Et il est très intelligent. Pour un homme, du moins. Je
pense qu'il ferait un bon parti sur le marché du mariage, pas
vous?
Madison étudia sa tante. En dépit des légères rides qu'elle
avait autour des yeux et de la bouche, elle était encore
charmante. Et très riche.
— Tante Kendra ! s'exclama-t-elle, soudain pleine
d'inquiétude pour sa parente. M. Harris a-t-il laissé entendre qu'il
souhaiterait vous épouser ? Parce que s'il l'a fait, je pense que
vous feriez bien d'être prudente. Un homme de son âge, sans titre
et sans argent, pour ainsi dire, peut songer à améliorer sa
situation en...
Le rire de Kendra l'interrompit au milieu de sa phrase et elle
étudia sa tante en un silence choqué.
— Tante Kendra, je suis sérieuse. Vous ne pensez sûrement
pas que ce serait la première fois qu'un homme essaierait de tirer
avantage d'une femme pour s'enrichir. Vous avez dit vous-même
que Windward Bay se compose de milliers d'hectares...
— Madison, ma douce.
Kendra riait encore quand elle ouvrit les yeux et se tourna
vers sa nièce.
— Je vous demandais si vous le trouviez séduisant. Si vous
êtes attirée par lui.
— Moi ? fit Madison en pointant son crayon sur sa poitrine.
Non, bien sûr que non.
— Vous ne voudriez même pas envisager de l'épouser ?
La jeune femme se leva.
— Cer... certainement pas, répondit-elle en soufflant. Vous
savez ce que je ressens à son sujet. Comment... comment il m'a
traitée sous mon propre toit...
— Là, là, calmez-vous.
Kendra prit la main de sa nièce.
— Ne vous mettez pas dans tous vos états. Je ne faisais que
demander.
— Tante Kendra, quelle est exactement votre relation avec
Jefford Harris ? demanda Madison, encore plus troublée
qu'auparavant. Qu'est-il pour vous ?
— Asseyez-vous, asseyez-vous.
Lady Moran tira sur la main de la jeune femme, riant toujours.
— Notre relation serait difficile à expliquer, chérie.
Madison se rassit sur la caisse, tout ouïe.
— Il est mon ami, mon partenaire à la plantation. Et tant
d'autres choses, dit Kendra en relevant les yeux et en levant le
menton vers le ciel. Maintenant, dites-moi : j'ai vu que vous
aviez installe une toile dans votre cabine. Que peignez-vous ?
Madison ouvrit la bouche pour dire qu'elle n'était pas
satisfaite de l'explication de sa tante au sujet de Jefford, puis,
sachant que ce serait inutile, elle soupira, vaincue.
— Je pensais peindre la mer, dit-elle en fermant les yeux à
son tour, et en levant son visage vers la chaleur du soleil. Et les
dauphins. J'espère vraiment qu'ils reviendront.

Tandis que Madison reculait pour étudier sa peinture de l'eau


cristalline, d'un ton bleu-vert, qui battait la coque du bateau, elle
essuya distraitement son pinceau avec un chiffon. Le clipper
bougeait en rythme sous elle mais, à présent qu'elle y était
habituée, elle trouvait cela apaisant, surtout quand elle travaillait.
Derrière elle, on frappa à la porte de sa cabine.
— J'ai dit pas de dîner, Maha. Merci, mais je travaille, lança-
t-elle sans détacher son œil exercé du tableau.
Il fallait une nuance...
Le bouton tourna. La porte s'ouvrit.
— J'ai dit que je travaillais. Je n'ai pas le temps...
— Madison.
Elle pivota, saisie. Jefford baissa la tête et entra dans la
cabine sans attendre qu'elle l'y invite.
— Je vous ai apporté à manger, dit-il en passant près d'elle
pour déposer un petit plateau de bois sur la couchette hâtivement
arrangée.
La pièce minuscule parut aussitôt être emplie de sa présence,
tellement emplie par elle que Madison ne put trouver sa langue.
Il était si près qu'en tendant la main elle aurait pu le toucher ; elle
pouvait sentir le parfum de ses cheveux fraîchement lavés, noués
en catogan, et de ses habits propres, séchés au soleil sur les
cordages.
Elle se redressa de toute sa taille, ébranlée, se disant qu'elle
était simplement irritée qu'il entre ainsi chez elle et prenne
possession de sa cabine comme s'il avait des droits dessus.
— J'ai fait savoir que je ne dînerais pas dans le carré du
capitaine parce que je travaille.
Elle posa son pinceau sur le bord du chevalet, avec force,
essayant de reculer afin de ne pas frôler Jefford. Sous le plafond
bas, il paraissait encore plus grand et plus large d'épaules.
— J'ai demandé à ne pas être dérangée, insista-t-elle d'une
voix qui trahissait son embarras — un embarras qui lui picotait
la peau et lui rappelait le baiser dans son atelier, qu'elle préférait
oublier.
Jefford lui décocha un sourire charmeur et souleva un
couvercle en argent, révélant une assiette de pain frais, de
fromage et de fruits.
— Vous allez retomber malade, si vous ne mangez pas. Vous
n'avez pas encore recouvré toutes vos forces et nous allons
arriver en Jamaïque...
Le bateau tangua brusquement et Madison jeta les deux
mains en avant pour redresser le chevalet chargé de son précieux
tableau, qui vacillait. Au même instant, Jefford tendit les bras
pour la stabiliser, elle.
— Oh ! s'écria-t-elle, incapable de garder son équilibre.
Il l'attira contre lui, tout en maintenant le chevalet d'une main
pour l'empêcher de tomber.
Quand le bateau revint à la normale, le plancher redevint
droit et le chevalet retomba sur ses pieds. Madison se retrouva en
train de regarder Jefford dans les yeux, les paumes pressées sur
son torse, momentanément subjuguée par sa proximité et par sa
virilité.
— Je...
Il fondit sur elle et couvrit sa bouche de la sienne. Elle ouvrit les
lèvres pour pousser un cri de protestation, mais aucun son n'en
sortit. Elle essaya de lutter, en vain ; il l'écrasait dans ses bras,
capturait sa bouche, ne lui laissant aucun moyen de s'échapper.
Elle crispa les paupières, ses genoux menaçant de fléchir sous
elle. Elle ne pouvait respirer, ne pouvait penser. Contre sa
volonté, une sensation de plaisir s'enroula au creux de son ventre
et se mit à irradier dans tout son corps. Elle se sentait la tête
légère, comme si elle allait s'évanouir. Elle ne pouvait l'arrêter ;
plus effrayant encore, elle craignait de ne pas le vouloir.
— Je vous en prie, murmura-t-elle contre sa bouche brutale.
Il la relâcha si brusquement qu'elle faillit perdre l'équilibre.
— Je suis désolé, grommela-t-il en se dirigeant vers la porte.
Je m'étais juré...
Il s'arrêta sur le seuil, rencontrant le regard de Madison et
s'essuyant la bouche d'un revers de main.
Elle avait le souffle court et le fixait, souhaitant lui jeter des
accusations au visage.
— Je suis désolé, répéta-t-il. Cela ne se reproduira pas.
Madison s'affala sur la couchette, les yeux rivés sur son large
dos tandis qu'il disparaissait dans la coursive.
— Certainement pas, murmura-t-elle en passant le bout de
ses doigts sur ses lèvres. Ce serait... impossible.
Une larme se forma au coin de son œil et roula sur sa joue.
— Impensable.
LIVRE 2

Jamaïque
7

Kingston, Jamaïque Novembre 1888

— Voici Kingston, ma chérie !


Lady Moran désigna d'un grand geste du bras le port rempli
d'une myriade de bateaux et de canots, certains à l'ancre, d'autres
cherchant une place le long des quais bourdonnant d'activité.
Au-delà de la jetée, se découpant sur des collines
verdoyantes sous un ciel bleu sans nuages, apparaissait la ville
dont Madison avait rêvé pendant des semaines. Tandis que les
membres d'équipage s'affairaient autour d'elle, enroulant d'épais
cordages sur le pont et abaissant les voiles, elle contempla
fixement ce paysage peu familier, fascinée.
— Déçue ? demanda Kendra en souriant.
— Jamais ! Mais comment pourrai-je capturer l'essence de
tant de beauté sur une toile ? s'exclama joyeusement Madison, en
regardant les édifices de bois qui se bousculaient au bord de
l'eau.
— Venez, chérie. Nous avons beaucoup à faire avant de
débarquer, déclara lady Moran en retournant vers les cabines.
Madison s'agrippa au bastingage, dévorant des yeux les couleurs
et l'allure du port, écoutant les cris des mouettes, ceux des
matelots et les craquements du gréement de l’Alicia Mae tandis
que le capitaine faisait accoster le bateau.
— Madison !
A regret, elle s'arracha à cette vision de paradis et s'empressa
de suivre sa tante.
Deux heures plus tard, Madison impatiente quitta la
passerelle pour prendre pied sur le quai encombré et fut
immédiatement submergée par l'odeur de la luxuriante forêt
tropicale. La capitale s'étendait devant elle, mais elle pouvait
sentir les arômes de l'abondante végétation qui les entourait,
avec ses palmiers sagoutiers, ses fougères arborescentes et ses
orchidées sauvages. L'air de l'après-midi était chaud et humide et
bourdonnait d'insectes.
— Suivez-moi, ordonna Kéndra en se frayant un passage
dans la foule d'autochtones à la peau sombre, son caftan orange
vif voletant dans la brise.
Serrant sur sa poitrine la toile à laquelle elle travaillait,
Madison emboîta le pas à sa tante, abasourdie par la chaleur, la
multitude d'hommes et de femmes qui bavardaient, portant des
caisses et des paniers sur leurs épaules et sur leur tête, ainsi que
par les odeurs de poisson, de bananes trop mûres et de quelque
chose qui ressemblait à du pain d'épices chaud. Les femmes
étaient vêtues de robes aux couleurs vives qui leur arrivaient à
mi-mollet et révélaient leurs pieds nus et sales. Leurs cheveux
étaient retenus par des rectangles de tissu coloré, à la façon dont
lady Moran coiffait les siens.
Madison tourna la tête pour observer une femme, portant un
poulet caquetant sous chaque bras, qui était pieds nus et vêtue
d'une simple bande d'étoffe jaune couvrant le milieu de son
corps, mais coiffée d'un bonnet anglais à la dernière mode.
— Lord Thomblin a envoyé un message à Windward Bay
disant que nous sommes arrivés, lança Kendra par-dessus son
épaule. Quelqu'un est sûrement venu nous chercher. Dieu du
ciel, comme il est bon d'être de retour !
Une pièce en argent traversa les airs et deux garçonnets nus
dépassèrent Madison en courant, suivis par un chien qui aboyait
et une petite fille en pantalon vert et blanc. Tous les quatre
plongèrent dans l'eau et refirent surface aussi gaiement que des
dauphins, le chef de bande arborant un grand sourire dans son
visage d'ébène tandis qu'il agitait la pièce au-dessus de sa tête.
Un robuste capitaine au teint olivâtre et aux abondants favoris rit
et jeta une poignée de pennies aux enfants. Kendra ne leur
accorda pas plus d'attention qu'à l'Hindou au crâne rasé et à la
boucle dans le nez ou qu'à la chèvre qui mordillait son caftan.
— Ne devrions-nous pas attendre sur le quai ? demanda
Madison.
Elle n'était pas habituée à ce que des gens la serrent de si
près. En Angleterre, les dames et les gentlemen, et même les
domestiques, prenaient soin de respecter l'espace de chacun. Ici,
tout le monde la frôlait et la bousculait.
— Jefford a dit qu'il reviendrait nous chercher, ajouta-t-elle.
— Oh, aucune importance.
Kendra continua à aller de l'avant, fendant la foule, ne
paraissant pas affectée le moins du monde par les indigènes qui
se pressaient autour d'elle.
— Nous n'avons pas besoin d'une escorte, n'est-ce pas,
Maha? demanda-t-elle à sa femme de chambre qui la suivait avec
son ombrelle. Je suis capable de trouver ma propre voiture, je
vous le garantis.
Serrant toujours avec soin son tableau enveloppé de toile
cirée, Madison s'efforça de rattraper sa tante tout en prêtant
attention aux scènes et aux bruits qui l'entouraient. Les quais de
Kingston étaient aussi animés que ceux de Londres. Aussi loin
que le regard pouvait porter, des navires étaient chargés et
déchargés. Des chariots tirés par des chevaux et des mules,
pleins de marchandises, encombraient la rue boueuse qui
longeait le port. Et il y avait des gens partout, des gens de toutes
les couleurs de peau, pas seulement des Jamaïcains et des
Anglais, mais des Haïtiens, des Chinois, des Hindous et d'autres
nationalités que Madison ne pouvait identifier.
Une grande Jamaïcaine qui vendait de la viande rôtie mit une
broche sous le nez de Madison, et celle-ci secoua la tête. Une
autre ouvrit une noix de coco pleine d'un lait odorant et la lui
offrit, mais elle était trop préoccupée de ne pas se perdre dans la
foule.
Soudain, elle perçut une étrange odeur de brûlé et tourna la
tête. Elle découvrit un Jamaïcain aux cheveux blancs qui fumait
quelque chose ressemblant à un grossier cigare enveloppé de
feuilles.
— Qu'est-ce que...
Kendra la prit par le bras et la fit avancer.
— De la ganja, dit-elle. Certains l'appellent « chanvre
indien». Beaucoup d'Anglais l'utilisent comme médicament, ici.
Mais pas chez moi, ajouta-t-elle en haussant les sourcils.
Madison se rendit compte que sa tante désapprouvait ce
«remède» et voulut lui demander ce qu'il soignait exactement,
mais lady Moran agitait vigoureusement les bras en trottant
presque.
— Ils sont là. Voyez-vous ? La voiture avec la bordure verte.
C'est la nôtre. Oh, Punta ! appela-t-elle.
Un homme à la peau sombre, vêtu de blanc et coiffé d'un
chapeau rouge, était assis sur le siège du cocher. Il se leva et
agita la main en souriant largement.
— Miss Kendra, il est bon de voir que le grand océan ne vous a
pas avalée ! lança-t-il d'un ton chantant.
Tandis qu'elles approchaient de la voiture, le regard de
Madison se porta sur un chariot arrêté derrière. Elle aperçut
Jefford qui se dirigeait à grands pas vers le chariot et fut choquée
de voir une jeune femme à la peau noire, vêtue comme sa tante,
sauter à terre et se jeter dans ses bras.
Sa bouche s'assécha.
— Madison, chérie, que regardez-vous ainsi ? demanda
Kendra en laissant Punta l'aider à monter dans la calèche.
Elle aperçut à son tour le chariot.
— Oh, c'est sa Chantai, chérie. Nul besoin de tourmenter
votre jolie tête à son sujet. Montez, maintenant. Il semble que
nous allons avoir une averse.
Madison tendit son tableau à sa tante et Punta l'aida à se
hisser à côté d'elle. En y regardant de plus près, elle se rendit
compte que la peau du domestique n'était pas de la même
couleur que celle des Jamaïcains et que son accent était très
différent. Elle n'avait pas une grande expérience des étrangers,
mais elle pensa qu'il venait d'Inde, et non pas des Caraïbes.
Le chariot fut rapidement chargé de caisses et colis
débarqués du bateau, et bientôt les deux véhicules roulèrent dans
King Street. Tandis qu'ils passaient entre des rangées de
magasins et de maisons avec des vérandas ouvertes sur la rue,
Madison fixa les yeux droit devant elle, ne se retournant surtout
pas pour regarder Jefford qui conduisait le chariot, sa Chantai à
côté de lui sur le banc.
— Kingston est une ville charmante, déclara Kendra alors
qu'une pluie fine commençait à frapper la toile au-dessus de leur
tête. Au nord-est se trouvent les Montagnes Bleues, expliqua-t-
elle en les montrant du doigt. La plus belle chaîne de montagnes
du monde, je crois. Windward Bay est à l'ouest, au bord de la
mer, entre Kingston et Port-Royal, qui était autrefois une ville de
pirates, ajouta-t-elle, les yeux brillants de malice.
— Y a-t-il encore des pirates ? demanda Madison.
Un soir, au dîner, le capitaine de VAlicia Mae les avait
distraits par des histoires de piraterie dans les Caraïbes et elle
était à la fois fascinée et terrifiée par ce sujet.
Kendra lui tapota le bras.
— Il n'en reste que quelques-uns, chérie, vieux et édentés. Ne
vous inquiétez pas.
Puis elle se pencha en avant pour parler à Punta.
— Est-ce que j'ai manqué, à Windward Bay ?
— Pas du tout, miss Kendra. Vos domestiques se sont
défoulés dans la maison, laissant entrer les poules et les chèvres
dans la cuisine, portant vos habits, dormant dans votre lit et
buvant vos bouteilles de vin.
Kendra rit et lui tapota l'épaule, appréciant sa plaisanterie.
Madison était captivée par les relations de sa tante avec ses
domestiques. Elle était entourée de gens qui lui obéissaient au
doigt et à l'œil, mais ils semblaient plus être des amis qu'une
maîtresse et ses serviteurs.
La calèche quitta Kingston et emprunta un chemin plein
d'ornières à travers les collines. Ils passèrent devant des huttes
blotties dans l'épaisse verdure des champs de canne à sucre et de
café. Ils rencontrèrent également des hommes, des femmes et des
enfants qui se rendaient à Kingston ou qui en revenaient. Tout le
monde paraissait si aimable, si content. Les femmes agitaient la
main, les hommes soulevaient leur chapeau, réel ou imaginaire,
et les enfants couraient après le chariot en riant et en essayant de
monter à bord.
Au bout d'une heure de trajet, Kendra ouvrit largement les
bras avec un grand sourire.
— Regardez autour de vous, chérie. Tout ce que vous voyez
est Windward Bay, annonça-t-elle fièrement.
Madison avait observé la jungle luxuriante qui les entourait
depuis un moment, contemplant les oiseaux colorés qui
voletaient à travers les palmes et les serpents qui traversaient le
chemin. Là, soudain, elle inspira profondément. C'était donc ce
qui allait être son foyer au moins pour l'année à venir, sinon pour
le reste de sa vie ?
La route commença à s'élargir et elle remarqua des massifs
d'orchidées, manifestement cultivés, qui poussaient des deux
côtés.
— Oh, comme c'est beau ! murmura-t-elle.
— Mes orchidées. Elles sont ravissantes, n'est-ce pas ? J'en ai
quarante-sept espèces qui poussent au voisinage de la maison.
Beaucoup sont originaires d'ici, mais certaines viennent d'aussi
loin que la Chine. Je semble avoir un don pour les cultiver.
Carlton en est vert d'envie, déclara Kendra, ravie, en tapotant le
genou de sa nièce.
— Lord Thomblin cultive des orchidées ? Quel passe-temps
intéressant pour un homme. Vous avez dit qu'il est votre voisin.
Habite-t-il loin de Windward Bay ?
Carlton avait quitté le bateau dès qu'ils avaient accosté,
déclarant qu'il avait des affaires urgentes à régler, mais il avait
promis à Madison qu'il la reverrait bientôt.
— Plus à l'ouest, le long de la côte, mais vous n'avez pas
besoin de vous soucier de lord Thomblin, chérie. Il y aura plein
de choses à faire à Windward Bay pour vous occuper.
Kendra se retourna vers l'avant.
— Et nous voilà arrivés ! A la maison, enfin !
La calèche suivit une large courbe de l'allée et une fabuleuse
maison de planteur comme Madison n'aurait jamais pu en
imaginer leur apparut, oasis de pierre blanche et de plâtre au
milieu de la jungle émeraude.
— Tante Kendra, c'est... splendide, murmura-t-elle, ne
trouvant rien d'autre à dire.
Elle avait compris que lady Moran, restée veuve à dix-neuf
ans, avait reçu un bel héritage de son mari, mais sa mère ne lui
avait jamais dit qu'elle était aussi riche.
Madison se leva à moitié, tendant le cou. Elle aperçut une
véranda qui courait tout le long de la maison, au premier étage,
garnie de pots de fougères et de vigne vierge. La demeure, large
et dotée de plusieurs ailes, avait deux étages par endroits et un
seul ailleurs. De hautes fenêtres étaient grandes ouvertes, avec de
mousseux rideaux blancs qui gonflaient dans la brise chaude. Il y
avait de petites alcôves, des bancs de pierre et d'autres vérandas,
avec des plantes et des fleurs partout.
Des chiens aboyèrent derrière un mur de pierre rose et
Kendra se leva avant même que la voiture s'arrête complètement.
— La maison, murmura-t-elle, les yeux humides. Juste
comme je l'ai laissée.
Punta descendit de son siège et offrit sa main à sa maîtresse.
— Vous êtes un bijou, Punta. Je savais que je pouvais
compter sur vous pour tout garder en ordre sous mon toit.
Madison resta debout près de la calèche, essayant de
contempler l'ensemble de la magnifique maison de Windward
Bay. Des domestiques surgissaient des portes et des arcades pour
accueillir leur maîtresse. Deux petites filles en robes de couleurs
vives agitaient la main depuis le balcon principal.
Elle jeta un coup d'œil en arrière et vit Jefford qui sautait du
banc du chariot et soulevait Chantai pour la poser à terre. Elle fut
choquée par la familiarité qu'il montrait avec la jeune femme,
devant tout le monde. Elle les regarda s'éloigner côte à côte et
disparaître sous une arcade chargée de fleurs roses.
— Madison, je sais que vous devez être fatiguée, chérie, dit
Kendra en tendant la main. Laissez-moi vous montrer vos
appartements. J'ai une chambre parfaite pour vous de l'autre côté,
sur le devant, avec un grand bureau qui sera parfait pour votre
atelier.
— Ceci est l'arrière de la maison ? demanda Madison,
stupéfaite.
— La façade est face à la baie, chérie, bien sûr. Maintenant,
venez et laissez-moi vous présenter le personnel. Je sais déjà qui
fera une parfaite femme de chambre pour vous. Sashi est une
charmante jeune femme, de votre âge et loin de chez elle,
également. Vous vous entendrez à merveille.
Madison sortit sur le balcon qui longeait ses appartements,
s'appuya à la balustrade en fer forgée garnie de plantes
grimpantes à fleurs roses et inhala l'air du soir, chargé de
parfums.
Les pièces que sa tante lui avait attribuées étaient plus que ce
qu'elle aurait pu espérer. La chambre, l'atelier et la petite pièce
destinée à sa femme de chambre étaient situés au premier étage,
au nord-ouest de la maison. On pouvait accéder à la terrasse,
meublée de fauteuils confortables, de tables et de quantité de
plantes en pot, de l'atelier ou de la chambre. La moitié du balcon
donnait sur la pelouse qui descendait jusqu'à la mer turquoise et
à la baie de sable blanc, et l'autre moitié dominait les jardins et la
jungle. Entourée par des palmiers et des fougères géantes,
Madison tendit la main et attrapa une feuille. C'était comme
vivre dans un arbre ! pensa-t-elle. Tout autour d'elle, elle
entendait le bourdonnement des insectes et le bruissement des
branches et du feuillage.
— Miss Madison ! l'appela Sashi en sortant sur le balcon.
Miss Kendra vous fait savoir que le dîner sera servi dans une
heure.
Madison se tourna et sourit. Comme l'avait dit sa tante, Sashi
était chaleureuse et amicale et lui avait tout de suite donné
l'impression d'être chez elle. Elle était originaire de l'Inde, avait-
elle appris, et elle était venue seule en Jamaïque à l'âge de quinze
ans après la mort de sa famille dans une épidémie de typhoïde.
Elle travaillait depuis lors pour lady Moran et considérait
Windward Bay comme sa maison. C'était une jeune femme
menue, d'une grande beauté, qui portait une tenue curieuse pour
Madison — un sari. Ses cheveux noirs étaient relevés en un
chignon élaboré.
— Merci.
— J'ai sorti une robe que miss Kendra vous a fait monter, un
cadeau, dit Sashi en joignant les mains en un geste appréciateur.
Quand vous serez prête, je vous aiderai à vous habiller.
Madison s'appuya de nouveau à la balustrade peinte
en blanc, s'emplissant de l'odeur de la jungle, incapable de
détacher les yeux du paysage fascinant tandis que la nuit
tombait.
— Je serai prête dans quelques minutes, lança-t-elle par-
dessus son épaule.
— Miss Kendra veut que je mette mes affaires dans la petite
chambre à côté de la vôtre, pour que je sois près si vous avez
besoin de moi.
— Ce sera parfait, Sashi. Faites-le maintenant, si vous
voulez. Je vous appellerai quand je serai prête à m'habiller.
Sa femme de chambre partie, Madison porta de nouveau son
attention sur ce qui l'entourait. Des torches avaient été allumées
sur le bord du jardin pour illuminer son savant désordre.
Contrairement aux jardins de Boxwood Manor où chaque plante
et chaque arbre avaient leur place fixe, le jardin de Kendra était
merveilleusement fluide. Les massifs de fleurs débordaient sur
les allées. Des arbres poussaient contre de vieux murs de pierre.
Par endroits, des plantes grimpantes poussaient librement,
courant le long des palissades et des bancs, et semblaient lier les
différentes parties du jardin. Et, partout, voletaient des oiseaux
au brillant plumage bleu-vert, dont certains n'étaient pas plus
gros que le pouce de Madison.
Celle-ci était reconnaissante à sa tante d'avoir pensé à lui
fournir un atelier, mais elle savait que c'était ici, sous la véranda
couverte, qu'elle travaillerait le mieux. La saison des pluies
approchait et elle devinait que certains jours elle serait obligée de
rester à l'intérieur, mais, autrement, c'était là qu'elle voulait
peindre.

Elle se tourna pour regarder le chevalet qu'elle avait déjà


dressé contre le mur blanchi à la chaux de la maison. Elle avait
posé dessus la toile qu'elle avait apportée du bateau, et l'avait
recouverte d'une étoffe. Ce tableau la frustrait, et elle espérait
que maintenant qu'elle allait mieux elle réussirait à le terminer.
Elle peignait un portrait de l'homme dont elle était tombée
amoureuse. Elle avait tout d'abord peint le fond coloré, puis elle
avait commencé son visage. Ce qui était étrange, c'était qu'alors
que les traits de lord Thomblin étaient très nets dans son esprit,
ils ne voulaient pas prendre forme sur la toile. Elle connaissait la
belle courbe de sa bouche, son nez aristocratique, ses cils épais
et ses yeux bleus aussi bien qu'elle connaissait ses propres traits,
et cependant elle n'arrivait pas à les peindre.
Madison se retourna vers le jardin et vit Jefford apparaître
par une porte qui menait à une autre partie de la maison. Il
semblait tout faire pour l'ignorer et elle était fâchée contre lui,
peut-être même un peu blessée. Elle avait pensé qu'ils
s'entendaient si bien, pendant un jour ou deux. Elle avait même
pensé qu'il l'appréciait assez, mais à présent il était redevenu
grincheux et encore plus irritant.
Alors qu'elle se détournait, elle entendit le murmure d'une
voix féminine et, contre son meilleur jugement, elle se pencha
pour mieux voir.
Jefford et cette femme, Chantai, marchaient le long d'une
allée de dalles blanches et parlaient. Chantai s'arrêta pour cueillir
une fleur et la glissa derrière son oreille. Puis elle se tourna vers
Jefford avec une expression joueuse. Il tendit la main et la passa
autour de son cou, la regardant dans les yeux.
Madison sentit qu'elle s'échauffait. Par tous les saints du ciel
! Cet homme n'avait-il aucune décence ? De ce qu'elle savait de
la maison, pratiquement toutes les pièces ouvraient sur des
vérandas qui donnaient sur le jardin. N'importe qui pouvaient les
voir.
Chantai renversa la tête en arrière, lui offrant sa gorge, et il
pressa ses lèvres sur sa peau.
Madison étouffa une exclamation, se souvenant du baiser de
Jefford dans son atelier, à Londres, du contact de sa bouche sur
la sienne, du goût qu'il avait. Elle se rappela la pression de sa
main au creux de son dos et la façon dont elle avait voulu
instinctivement se rapprocher de lui, mouler son corps contre le
sien, comme Chantai le faisait à présent.
Madison porta une main à sa propre gorge, à l'endroit où
Jefford avait embrassé Chantai. Comment osait-il ? pensa-t-elle
avec colère. Comment osait-il tirer avantage de Kendra, comme
il le faisait manifestement, et avoir l'indécence de frayer dans le
jardin avec... avec cette femme dévoyée !
Elle pinça les lèvres, continuant à les fixer alors que sa colère
augmentait. Maintenant, ils s'embrassaient bouche à bouche et
Jefford avait abaissé une main pour saisir les fesses de Chantai à
travers l'étoffe de la robe vague qu'elle portait.
Maudit soit-il ! pensa soudain Madison. S'il ne savait pas
combien sa conduite était licencieuse et critiquable, peut-être que
quelqu'un devait le lui dire !
Elle s'éloigna de la balustrade et pénétra dans sa chambre.
— Je reviens tout de suite, Sashi ! lança-t-elle à travers la
porte qui donnait chez sa femme de chambre. Et après, je
m'habillerai pour le dîner.
— Bien, miss, répondit Sashi qui était en train d'étendre une
courtepointe brodée sur son lit.
Madison poussa sa porte et suivit le long couloir dans la
direction d'où sa tante l'avait amenée, pensait-elle.
Elle passa devant des rangées de portes, s'engagea d'un
couloir dans un autre, n'étant pas sûre de l'endroit où elle se
trouvait. La maison était un vaste labyrinthe de pièces et
d'alcôves, mais elle était déterminée à trouver l'escalier.
Finalement, elle découvrit une volée de marches qui descendait
directement dans le jardin.
Ses pieds se posèrent sur les dalles lisses d'une allée et elle
émergea entre deux arbres au tronc mince et aux feuilles qui
faisaient la moitié de sa taille. L'allée se séparait en deux, et elle
essaya de se repérer dans la pénombre. Devant elle, elle aperçut
une torche. Elle fit quelques pas dans cette direction et distingua
la statue d'un éléphant qu'elle avait vue depuis sa véranda. Elle
passa près d'une mare avec des poissons rouges aussi gros que sa
paume et suivit la courbe de l'allée. L'air chaud et humide était
plein d'insectes et résonnait du chant de grenouilles. On aurait dit
que le ciel allait s'ouvrir et qu'une nouvelle averse allait tomber,
mais ce n'était pas cela qui l'arrêterait.
Puis elle les vit, Jefford et Chantai, dans les bras l'un de
l'autre, amants illicites.
— Excusez-moi, Jefford, dit-elle d'une voix forte en
marchant droit sur eux. Puis-je vous parler ?
Il leva la tête et, à sa surprise, il parut amusé plus qu'en
colère. Elle aurait préféré son hostilité. Quand il la regardait
comme cela, il la faisait se remettre en question et elle
n'appréciait pas cette sensation, pas du tout.
— Cela pourrait-il attendre ? demanda-t-il d'une voix où
perçait également l'amusement. Comme vous pouvez le voir, je
suis occupé.
Il ne fit pas un geste pour lâcher la femme qu'il tenait dans
ses bras.
— Je préférerais maintenant, dit Madison d'un ton coupant.
Un bras autour du cou de Jefford, la Chantai aux yeux de biche
jaugea Madison avec dédain.
Jefford la regarda, puis regarda Madison.
— Si cela ne peut attendre, je suppose...
— Cela ne peut attendre.
Madison considéra Chantai avec le même mépris.
Jefford se pencha et chuchota quelque chose à l'oreille de la
jeune femme. Madison pouvait à peine contenir son impatience.
Chantai murmura quelque chose à son tour, puis s'éloigna
d'un pas léger.
— Alors, qu'y a-t-il, Madison ? demanda Jefford. C'est
presque l'heure du dîner. Vous devriez vous habiller. Si vous êtes
en retard à la table de Rendra, c'est vous qu'on mettra à la
broche.
— Pour qui vous prenez-vous ? lança-t-elle en posant une
main sur sa hanche.
Il leva un sourcil noir.
— Pardon ?
— Pour qui vous prenez-vous, à vous conduire ainsi dans un
jardin public ?
Il gloussa.
— Ce n'est pas...
— C'est certainement un lieu public. N'importe qui peut vous
voir de la maison, lutinant cette... cette femme ! Je ne sais pas
exactement quelles sont vos responsabilités ici, monsieur Harris,
mais je pense qu'il est grand temps que l'on vous remette à votre
place. C'est la maison de ma tante et je ne vous permettrai pas de
continuer à tirer avantage d'elle comme vous l'avez
manifestement fait par le passé.
— Madison...
— J'ignore quelles étaient vos intentions quand vous vous
êtes frayé un chemin dans la vie de ma tante et dans sa maison,
mais je pense qu'il est temps de faire marche arrière. Windward
Bay est la demeure de ma tante, elle y est chez elle et vous feriez
bien de cesser de prendre des libertés avec son argent et ses
domestiques.
— Madison, bon sang ! Voulez-vous m'écouter ? Il y a une
erreur capitale dans votre petit discours.
— Ne commencez pas, Jefford Harris ! lança-t-elle, ses yeux
bleu-vert luisants de colère. Ne pensez pas que parce que je suis
une femme je ne vais pas...
— Madison, c'est à moi.
Elle battit des cils.
— Pardon ?
Il croisa les bras sur sa poitrine, plongeant son regard dans le
sien, ses yeux noirs indéchiffrables à la faible lumière des
torches.
— Windward Bay n'appartient pas à Kendra. La plantation et
la maison sont à moi.
8

— Comment pouvez-vous... Que voulez-vous dire, elles sont


à vous ? demanda Madison interdite.
— Je veux dire que je les possède. Près d'un millier
d'hectares ici, le long de la baie, et une parcelle plus grande
encore dans les Montagnes Bleues, où nous cultivons du café.
Madison laissa tomber ses mains sur ses côtés. Arrivait-elle
trop tard ? Ce scélérat avait-il déjà spolié sa tante de ses
propriétés ? Pas étonnant que Kendra n'ait pas voulu révéler
quelle était sa relation avec lui ; elle était humiliée par ce qu'elle
lui avait laissé faire.
Elle s'avança d'un pas vers Jefford, sa colère bouillant de
nouveau.
— Ma tante a reçu ces terres en héritage de son mari, et vous
pensez que vous pouvez les lui enlever ? Eh bien j'ai des
informations pour vous, sir. Elle n'est plus seule, une femme
d'âge mûr et sans défense, qui...
— Madison.
Jefford leva une main en riant.
— Arrêtez, je vous en prie. Je ne veux pas que vous vous
embarrassiez davantage.
— M'embarrasser ! C'est vous, qui devriez être embarrassé.
Tirer avantage d'une femme qui a aussi bon cœur...
— Madison.
Il toucha sa manche.
— Windward Bay m'appartient parce que c'est mon héritage.
— Votre héritage ?
— L'héritage de ma mère qui l'a mis à mon nom il y a
plusieurs années.
— Votre...
Madison s'interrompit, comprenant soudain ce qu'il cherchait
à dire.
— Non..., murmura-t-elle en baissant les yeux.
— Je suis le fils de Kendra.
Madison avait envie de protester que ce n'était pas vrai, qu'il
lui mentait, mais elle savait que ce n'était pas le cas. Elle le
voyait à son sourire satisfait. Elle saisit ses jupes à deux mains,
mortifiée d'avoir commis une telle erreur, furieuse qu'il l'ait
laissée aller aussi loin.
— Eh bien, je...
Elle s'arrêta et reprit :
— Vous auriez dû...
— Oui?
Elle poussa un grognement frustré.
— Excusez-moi, mais je dois me préparer pour le dîner, ou je
vais être en retard.
— Je vous l'ai dit ! lança-t-il après elle, riant toujours. A tout
à l'heure.
Rouge et transpirante, Madison se hâta dans le couloir qui
menait à ses appartements. Jefford ne portait pas le nom de
Moran... Et s'il n'était pas le fils du défunt mari de sa tante... Le
mot bâtard lui vint à l'esprit et elle l'écarta. Un enfant illégitime ?
Kendra avait dû l'avoir hors des liens du mariage. Elle était
anéantie, à la fois par les ramifications de cette découverte et par
le sentiment d'avoir été tenue à l'écart d'une part aussi énorme de
la vie de sa tante. Même si celle-ci était honteuse d'avoir un fils
illégitime, pourquoi ne lui avait-elle pas dit la vérité ?
Madison appuya une main sur le mur frais pour garder son
équilibre. Elle nageait en pleine confusion, était bouleversée et
en sueur, et elle s'était sans doute perdue dans cette immense
maison qui lui avait paru si magique quelques minutes plus tôt.
A son soulagement, elle tomba sur Maha dans l'un des
couloirs du premier qui devait mener à sa chambre, pensait-elle.
— Maha, où est ma tante ? demanda-t-elle, le souffle court.
— Qu'est-ce qui ne va pas, petite ?
Madison secoua la tête.
— Rien, c'est juste...
Elle était au bord des larmes.
— Maha, j'ai besoin de voir ma tante.
— Le dîner va être bientôt servi, miss Madison, et...
— Madison ! appela Kendra de derrière une porte. Est-ce
vous, chérie ? Maha, est-ce à Madison que vous parlez ?
Maha leva un doigt, demandant à Madison d'attendre un
moment.
— Oui, miss Kendra, c'est à elle, répondit-elle en ouvrant
une double porte ornée de parements en laiton.
— Si Madison veut me voir, faites-la entrer.
— Je pensais que vous vous reposiez, miss Kendra, protesta
Maha. Je suis certaine que votre nièce...
— Je vous ai dit de la faire entrer !
Madison se hâta de franchir la porte et pénétra dans une grande
chambre décorée de panneaux d'un fin tissu chatoyant qui
tombaient du plafond jusqu'au sol. Sa tante se levait d'une
méridienne garnie de coussins.
Madison s'arrêta, joignant les mains. Rendra était pâle. Vêtue
d'un peignoir léger, elle parut plus frêle à sa nièce que celle-ci
s'en souvenait.
— Tante Rendra, êtes-vous fatiguée ?
— Bien sûr que non.
Lady Moran fit signe à la jeune femme d'avancer.
— Par le ciel, qu'y a-t-il, chérie ? Vous paraissez troublée.
— Pourquoi ne m'avez-vous rien dit ? s'écria Madison.
Rendra jeta un coup d'œil au visage de sa nièce et se
rallongea sur la méridienne.
— Jefford, fit-elle en soupirant. Cela n'a pas pris longtemps.
C'est un domestique qui vous l'a dit, je suppose.
Madison pinça les lèvres et baissa les yeux sur le parquet
ciré.
— Non, c'est lui.
Elle s'obligea à relever la tête, des larmes dans les yeux.
— Mais pas avant que je me sois ridiculisée abondamment
en l'accusant de profiter de vous et de votre hospitalité.
— Oh, bonté divine !
Rendra prit la main de Madison et la fit s'asseoir près d'elle.
— Vous pensiez qu'il était mon amant ?
Elle se couvrit la bouche, étouffant un petit rire.
— Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit ? Pourquoi m'avez-
vous laissée parler ainsi de Jefford pendant toutes ces semaines ?
Madison ferma les yeux.
— J'ai dit des choses si stupides. Je me suis fait passer pour
une telle sotte. Je...
— Allons, allons, murmura Kendra d'un ton apaisant. Je ne
suis pas la femme lâche et fourbe pour laquelle vous devez me
prendre. Je n'ai pas présenté Jefford comme mon fils quand nous
sommes arrivés à Londres parce qu'il m'avait demandé de ne pas
le faire. Nous devions juste passer quelques semaines chez vous
et rentrer.
Elle haussa ses frêles épaules.
— Il a pensé que ce serait plus facile, dit Madison. Pour
vous.
Elle avait un million de questions à poser, mais elle n'était
pas sûre que la plupart d'entre elles puissent être posées. Celle
qu'elle avait sur le bout de la langue, cependant, était : s'il n'est
pas le fils de lord Moran, qui est son père ?
— Honnêtement, pouvez-vous m'imaginer présentant mon
fils illégitime de trente-cinq ans à votre mère, qui n'a jamais su
que j'avais eu un enfant ? Ou à n'importe qui d'autre dans la
société londonienne ?
Kendra gloussa.
— S'ils ne m'avaient pas passée au goudron et à la plume, ils
m'auraient rejetée.
Elle pressa la main de Madison.
— Et je n'aurais jamais eu la chance de connaître mon
adorable artiste de nièce.
— On ne vous aurait jamais permis de m'amener ici,
murmura Madison en essuyant ses larmes.
— Mon seul regret est que cette histoire vous ait fait souffrir,
ma chérie. Pouvez-vous me pardonner ?
— Oui, bien sûr ! Vous avez été si...
Madison étreignit sa tante, si émue qu'elle ne trouvait pas ses
mots.
— Je ne pourrai jamais vous juger. C'est moi qui ai réagi
d'une manière...
— Ne vous tracassez pas pour ce que vous avez dit à Jefford.
Il mérite tout ce que vous lui avez servi, et même plus, pour ne
pas vous avoir dit la vérité plus tôt.
Madison retira sa main de celles de sa tante.
— Oui, mais j'ai vraiment envenimé les choses. Je l'ai vu
dans le jardin avec cette femme et je... Disons que j'ai mal parlé.
— Ne laissez pas Chantai vous arrêter, chérie, déclara
Kendra en gloussant. S'il ne l'a pas encore épousée à cette heure,
il ne le fera jamais. C'est simplement une diversion. Tous les
hommes en ont besoin, vous savez.
Madison se leva de la méridienne.
— M'arrêter ? Que voulez-vous dire ?
Sa tante eut un sourire rusé.
— Vous vous êtes plutôt bien entendus sur le bateau, tous les
deux, j'ai trouvé. Peut-être avez-vous plus de choses en commun
que vous ne le pensiez au départ ?
Madison fronça les sourcils.
— Je n'ai aucune intention à l'égard de ce... de ce... de votre
fils, je vous assure.
Elle recula d'un pas.
— Je devrais m'habiller pour le dîner, maintenant. Je vous
verrai en bas ?
— Bien sûr.
Lady Moran se releva lentement et Maha fut tout de suite
auprès d'elle pour la soutenir. Madison en oublia un instant ses
propres tourments.
— Vous êtes certaine que vous allez bien ?
— A merveille. A présent, allez vous habiller. Sashi vous
réserve un petit quelque chose que vous devriez aimer porter
pour votre première soirée à Windward Bay. Jefford a promis de
nous rejoindre pour dîner et nous devrions régler ces sottises une
fois pour toutes.
Madison sortit de la chambre, fermant les portes blanches
derrière elle, et, pour la première fois depuis qu'elle avait quitté
Londres, elle se demanda si elle ne regretterait pas le jour où elle
était arrivée à la Jamaïque.

Madison revêtit la ravissante robe en mousseline turquoise et


blanche, floue et presque transparente, que sa tante lui avait
offerte. Coupée sur un modèle proche des caftans de Kendra, elle
était vague et faite pour être portée avec très peu de dessous. Au
début, Madison avait hésité à la mettre, consciente que sa mère
aurait été terriblement choquée. Mais on n'était pas à Londres et
lady Westcott n'était pas là.
Elle adorait la couleur et la sensation du tissu doux et léger
sur sa peau. Elle laissa Sashi relever ses cheveux en un chignon
de boucles blondes, et, après avoir ajouté à sa coiffure une fleur
blanche et parfumée, elle descendit rejoindre sa tante... et son
cousin, pour dîner.
Sashi lui fit signe de passer par une pièce ouverte, meublée
d'étagères emplies de livres du sol au plafond et de grands sièges
confortables, de bois sombre, garnis de coussins. Madison la
traversa d'un pas hésitant, à la lumière de la pièce voisine.
— Vous voici, chérie, dit Kendra depuis l'une des petites
tables.
Jefford, qui était déjà assis et tournait le dos à Madison, se
leva. Lui aussi s'était changé, mais il ne portait pas un costume à
l'anglaise. Il était vêtu d'un pantalon de couleur fauve et d'une
chemise noire, ample et au col ouvert, sans cravate.
— Madison.
Il inclina la tête et lui offrit une chaise entre lui et sa mère.
Madison lui rendit son salut avec raideur.
— Jefford.
— Allez, allez, fit Kendra en tapotant le coussin vert vif de la
chaise. Asseyez-vous et dites-moi ce que vous pensez de
Windward Bay.
Madison regarda autour d'elle, songeant qu'elle n'avait jamais
vu une salle à manger aussi inhabituelle. Il y avait six petites
tables, les unes rondes, les autres carrées ou rectangulaires, faites
pour accueillir tout au plus six convives. Les murs étaient
recouverts de riches lambris en noyer, et ornés de miroirs dorés
et de tableaux d'oiseaux et de plantes exotiques. Le mur extérieur
était formé de grandes portes-fenêtres qui étaient ouvertes, et qui
donnaient l'impression que le jardin faisait partie de la pièce.
Dehors, dans un patio dallé de pierre, des torches brûlaient et
deux hommes en pantalon blanc et chemise blanche sans
manches montaient la garde avec des fusils.
Les yeux de Madison s'élargirent à la vue de ces derniers.
— Juste une précaution, ma douce, dit Kendra. A présent,
asseyez-vous avant que les domestiques s'impatientent et brûlent
notre dîner.
Madison obéit et fit glisser un rond orné de perles de sa
serviette de soie magenta, qu'elle déplia sur ses genoux.
— Une précaution contre quoi ?
— Comme je vous l'ai dit, nous avons de sérieux ennuis avec
les travailleurs de l'île, répondit Jefford. Avec la fin de
l'esclavage dans les années trente, les Anglais ont été obligés de
payer la main-d'œuvre. Il n'y avait pas assez de Jamaïcains
voulant travailler pour de bas salaires, alors ils ont commencé à
faire venir des ouvriers d'ailleurs.
Il lui servit une boisson d'un pichet arrondi, peint de couleurs
vives, et elle vit un morceau de fruit tomber dans son verre,
éclaboussant la nappe.
— C'est un punch, chérie, expliqua Kendra en tendant son
propre verre à Jefford. Il se compose essentiellement de jus
d'ananas, de mangue et de papaye.
Madison porta son verre à ses lèvres. La boisson était fraîche
et sucrée, mais aussi forte et piquante, et elle lui brûla la gorge.
Kendra lui tapa dans le dos.
— Oh, et de rhum, bien sûr. Ma recette secrète, élaborée à
partir de la canne à sucre de mes propres champs.
Elle fit un clin d'œil. Madison toussota et reposa son verre, se
promettant de boire lentement.
— D'où venaient ces ouvriers ? demanda-t-elle à Jefford.
Des domestiques habillés en blanc commencèrent à apporter
les plats et les posèrent sur la table. Pendant que Jefford parlait,
Kendra servit un assortiment de mets non identifiables dans
l'assiette de Madison, puis dans la sienne et dans celle de son
fils. Madison essayait d'écouter, tout en regardant les étranges
ingrédients empilés devant elle.
— De partout. Des autres îles des Caraïbes. Nous avons une
importante population d'Haïtiens. Chantai est haïtienne. Il y a
aussi des Hindous et des Chinois. A présent, la plupart des
travailleurs sont des femmes et des hommes libres.
— Pourquoi sont-ils si agités que vous les considérez comme
une menace ? demanda Madison en jetant un coup d'œil aux
gardes.
— C'est compliqué. Ils travaillent très dur et estiment qu'ils
ne sont pas assez payés. Les planteurs anglais sont encore en
train d'essayer de s'ajuster à une économie qui n'est plus fondée
sur l'esclavage. Comme le sud des Etats-Unis, nous avons lutté
pour tirer des profits de cultures si gourmandes en main-d'œuvre.
Un autre problème est que les conditions de vie et de travail ne
sont pas ce qu'elles devraient être sur l'île. Windward Bay traite
bien ses travailleurs, mais ce n'est pas le cas de tout le monde.
Jefford s'arrêta pour manger une bouchée de poisson blanc.
— Jefford se bat pour les droits des travailleurs, expliqua
Kendra.
Madison prit sa fourchette, ne sachant pas très bien par quoi
commencer.
Kendra pointa les différents aliments avec son couteau.
— Poulet sauté, chevreau au curry, poisson poché, bananes
plantains frites et sauce à la papaye. Attention, c'est épicé.
Elle regarda son fils à travers la table éclairée par des
bougies.
— Je pense que Jefford n'est pas toujours apprécié pour ce
qu'il fait. Les travailleurs attendent trop rapidement des
changements.
— Certaines familles vivent dans la misère depuis près de
cinquante ans. Leurs droits fondamentaux d'êtres humains ont été
bafoués.
Jefford abattit son poing sur la table. Madison sursauta et son
assiette trembla.
— Pas de coups de poing à table, chéri, dit Kendra en posant
une main sur celle de son fils. Je vous en prie, c'est redoutable
pour la porcelaine.
— Vous ne prenez pas ceci suffisamment au sérieux, Kendra,
déclara Jefford. Je vous le dis depuis des années.
— Et maintenant ce n'est pas seulement contre les conditions
de travail qu'ils se soulèvent, mais c'est les uns contre les autres.
Kendra prit un morceau de pain et le trempa dans sa sauce.
Madison mordilla un bout de poulet aux épices. C'était délicieux,
assaisonné avec un mélange de cannelle, de clous de girofle, de
coriandre et d'une herbe qu'elle ne reconnut pas.
— Pourquoi se montent-ils les uns contre les autres ?
— Les cultures sont trop diverses, répondit Jefford en
mâchant pensivement. Nous avons le bouddhisme, l'hindouisme,
le vaudou, et les missionnaires anglais et américains qui essaient
d'implanter le christianisme. Peut-être que dans d'autres
circonstances tout le monde pourrait apprendre à s'entendre, mais
les esprits sont échauffés et les incidents se multiplient.
Madison but une gorgée de punch et sentit sa chaleur se
répandre jusque dans ses orteils.
— Des incidents ?
— Au début ce n'étaient que des rixes occasionnelles, entre
travailleurs. Et puis des contremaîtres ont été attaqués. Et il y a
eu des vols.
Jefford prit un morceau de pain.
— Enfin, des émeutes se sont produites. Jusqu'ici elles ont
été enrayées avant de devenir trop sérieuses, mais j'ai appris ce
soir que la maison d'un Anglais et de sa famille a été incendiée il
y a deux semaines.
— Près de Windward Bay ? demanda Madison.
— Dans le nord de l'île.
—Je ne veux pas que vous vous inquiétiez, Madison, dit
Kendra en souriant.
Elle tapota la main de sa nièce et lui resservit du punch.
— Ma seule requête est que vous n'alliez nulle part toute
seule au-delà de cette maison. Punta est toujours disponible pour
vous accompagner où vous voulez, ainsi que ses fils, et je leur
confierais ma vie les yeux fermés, et la vôtre aussi.
Madison hocha gravement la tête et prit son verre. Loin d'être
effrayée par le danger, elle se sentait intéressée par les problèmes
de main-d'œuvre et les différentes origines des travailleurs, et
avait envie d'en savoir plus. Comme la nourriture épicée, cette
conversation aiguisait ses sens.
Durant l'heure qui suivit, ils mangèrent, burent du punch et
continuèrent à parler des désordres dans l'île. Quand les assiettes
furent enlevées, on leur servit un plat de fruits et de noix avec un
vin de dessert que Madison refusa. Elle avait bu assez de rhum et
s'était déjà assez ridiculisée pour la soirée. Elle n'avait pas besoin
d'attiser davantage le feu qui l'habitait.
— Cela a été très agréable, mesdames, mais je dois partir,
annonça Jefford en repoussant sa chaise et en s'essuyant les
lèvres avec sa serviette.
— Partir ? Où allez-vous ? demanda Kendra, visiblement
contrariée.
Elle mordit dans une tranche d'ananas.
— Je pensais que nous allions passer la soirée ensemble. Je
voulais vous battre aux cartes et peut-être faire une promenade
dans le jardin.
— J'ai une réunion avec des représentants des travailleurs
haïtiens de notre district. Ils ont attendu mon retour pendant des
semaines.
Se rendant compte qu'il regardait quelque chose dans le
jardin, Madison se tourna. Chantai attendait devant les portes-
fenêtres, dans le patio.
Madison refit face à la table, froissée. Comme Jefford le lui
avait indiqué plus tôt, Windward Bay était à lui. En tant que
mâle de la maison et héritier, il avait le droit de faire ce qui lui
plaisait, y compris de fréquenter des femmes dévoyées. En quoi
cela la concernait-il ?
Kendra ignora la jeune Haïtienne.
— Soyez prudent, Jefford.
— Je le serai. Bonne nuit. Dormez bien. Le voyage vous a
fatiguée plus que vous ne vous en rendez compte.
Il embrassa sa mère sur la joue et sortit, disparaissant dans
l'obscurité du jardin. Madison leva les yeux vers Kendra, qui
plissa le nez.
— Quel besoin avons-nous de lui, après tout ? Nous nous
promènerons dans le jardin, je vous battrai aux cartes, puis nous
mangerons l'entremets aux bananes et au chocolat le plus
délicieux que vous ayez jamais goûté. Qu'en dites-vous ?
Madison sourit.
— Je pense que cela fera de cette soirée une parfaite
première soirée à la Jamaïque.
Lord Thomblin entendit frapper à la porte et ouvrit. La torche
qui brûlait devant l'entrée jetait une lumière jaune sur le visage
du visiteur. Carlton le reconnut, mais ne reconnut pas l'homme
qui se tenait derrière lui, dans l'ombre.
— Lord Thomblin...
— Qui est-ce ? demanda Carlton avec irritation, en tirant la
porte derrière lui pour empêcher l'étranger de voir à l'intérieur.
Vous connaissez les règles, Patterson.
— Oui, sir, mais...
— Vous ne devez amener personne ici sans une présentation
officielle faite de jour.
— C'est mon cousin Henri Dumoine...
Carlton mit son cigare à la bouche.
— Il peut être le roi de France, je m'en moque.
— Monsieur, fixez votre prix, dit l'étranger avec un fort
accent.
Lord Thomblin considéra le Français aux cheveux noirs.
Le son du violon, ponctué par des rires féminins, filtrait à
travers l'entrebâillement de la porte. Carlton jeta un coup d'œil
par-dessus son épaule et perçut une odeur de hachisch dans l'air
humide de la nuit.
— Ceci est très irrégulier, monsieur Dumoine. Mes hôtes
comptent sur ma capacité à protéger leur intimité. Vous
comprenez...
Le Français sortit une bourse de sa redingote.
— Peut-être que je pourrais faire une exception, déclara
Carlton en regardant l'argent anglais.
Il avait trouvé à son retour plusieurs lettres de créanciers et
c'était une situation très inconfortable.
— Mon cousin a une... prédilection particulière, indiqua
Patterson en s'appuyant au chambranle de la porte. Je lui ai
assuré qu'elle pourrait être satisfaite.
Carlton prit les billets de la main du Français et recula,
ouvrant la porte.
L'ombre d'une jeune Jamaïcaine qui dansait sur une table,
une chaîne à la cheville, tomba sur le visage de Patterson et il
sourit largement.
— Après vous, cousin, dit-il avec un grand geste du bras.
Carlton laissa entrer les deux hommes dans son domaine
secret et les suivit, fermant la porte.
9

— Je n'aime pas la façon dont vous regardez cette femme, fit


Chantai avec une moue.
Jefford fronça les sourcils et écarta une palme pour la laisser
passer. De l'autre main, il tenait une torche qui jetait un cercle de
lumière autour d'eux dans la jungle obscure.
— Je ne sais pas de quoi tu parles et, franchement, je ne suis
pas d'humeur à t'écouter.
Elle le regarda, ses grands yeux noirs fort éloquents.
— Vous le savez parfaitement.
Son anglais était excellent. Elle était née à Haïti et avait
grandi dans une plantation anglaise à l'autre bout de l'île, mais
avait gardé son accent créole, moitié français, moitié pidgin.
D'ordinaire, il trouvait sa façon de parler charmante ; ce soir-là,
elle ne faisait que l'ennuyer.
— Chantai...
— C'est une enfant, siffla-t-elle en le suivant de près sur
l'étroit sentier qui serpentait à travers l'épaisse forêt, vers le
village où vivaient la plupart des travailleurs originaires des
Indes occidentales. Elle ne pourrait jamais vous rendre heureux
comme je vous ai rendu heureux, mon amoureux. C'est une
petite.
— Non, ce n'est pas une enfant. Elle a vingt et un ans.
Tandis qu'ils s'enfonçaient dans la jungle, s'éloignant de la
maison et de sa vie policée, Jefford sentit qu'il laissait enfin
derrière lui le monde dans lequel il avait été entraîné pendant
qu'il était à Londres. Il n'appartenait pas à ce monde-là, avec son
labyrinthe compliqué de rigides classes sociales et de règles. Il
ne faisait pas partie de ces gens-là ; il n'en avait jamais fait
partie.
Il était bon d'être de retour chez lui. Il respira profondément,
sentant encore la chaleur de la journée dans l'air humide, inhalant
le parfum des plantes et de l'humus, les oreilles emplies du
bourdonnement des insectes. Ce monde-ci était son monde. La
Jamaïque. Pas Londres. Pas Boxwood Manor. Il se rendait
compte qu'il avait laissé cette enfant gâtée de Madison l'égarer
un moment, mais il avait dépassé cela, maintenant. Il avait été le
plus grand des sots de se laisser attirer par elle, pour commencer.
Dès l'instant où elle avait été assez bien pour se promener seule
sur le pont du bateau, elle avait reporté son attention sur
Thomblin.
— Je vous connais depuis trop d'années, continua Chantai. Je
vous connais mieux que vous vous connaissez vous-même. Et je
vous le dis, elle n'est rien d'autre que des ennuis. Elle ne vous
apportera que...
— Qu'est-ce que cela ? coupa Jefford d'un ton sec, en se
retournant pour lui faire face dans le sentier bordé par des
fougères géantes et des arbres.
Il leva la torche et contempla son joli visage.
— Est-ce de la jalousie que j'entends, Chantai ?
Elle posa la main dans l'échancrure de sa chemise, et il eut
l'impression que ses doigts chauds le brûlaient. La peau de
Chantai était si lisse, si douce...
— Ja-lou-sie ? répéta-t-elle en secouant la tête et en
s'approchant plus près. Je ne connais pas ce mot.
— De la jalousie, reprit-il avec un geste impatient de la main.
Et la façon dont tu oublies parfois le sens de certains mots
anglais est bien pratique, Chantai.
Son retour chez lui n'avait pas été ce qu'il avait espéré, ce
qu'il avait imaginé durant les nuits où il était allongé seul sur sa
couchette du bateau. Depuis qu'ils avaient accosté, ce matin-là,
Chantai l'avait bombardé de questions. La plupart étaient des
accusations tournant toutes autour de la nièce de sa mère — qui
était techniquement sa cousine, supposait-il, sauf que Kendra et
son frère, le père de Madison, n'avaient pas eu la même mère.
— Tu es jalouse, dit-il. Tu es jalouse de cette petite Anglaise.
— Elle a un beau corps, chéri.
Chantai passa lentement sa main sur l'épaule de Jefford, puis
sur les muscles tendus de son cou, pressant ses seins voluptueux
contre son torse. Il en sentait les pointes durcies à travers sa
chemise.
— Je vois comment elle vous regarde avec ses yeux bleus
d'Anglaise. Aimez-vous ses longs cheveux dorés ?
Contre sa volonté, Jefford sentit son sexe se durcir et la toile
de son pantalon se resserrer autour de lui.
— Je ne veux pas avoir cette conversation avec toi,
grommela-t-il en se retournant pour continuer à avancer. Je ne
peux faire attendre ces hommes. Je suis parti trop longtemps.
— Je ne l'accepterai pas, insista Chantai de sa voix
gouleyante.
Elle saisit sa chemise dans son poing, le forçant à lui faire
face, et planta ses dents dans son menton.
— Vous m'entendez ?
Jefford piqua le long manche pointu de la torche dans la terre
molle de la jungle et la prit par les épaules.
— Tu ne me diras pas ce que je dois faire ou ne pas faire.
Qui je peux avoir ou non, lança-t-il avec colère.
Puis il abattit sa bouche sur la sienne, sachant qu'il lui faisait
mal mais ne s'en souciant pas.
Elle passa les bras autour de ses épaules et enfonça ses
ongles dans la chair de son dos. Il tressaillit, mais la douleur ne
se distinguait pas du plaisir. Il plongea sa langue dans sa bouche
pour la faire taire.
Chantai gémit et s'accrocha à lui.
Ses ardeurs dominant sa logique, Jefford la poussa contre le
tronc rugueux d'un cocotier et empoigna l'ourlet de sa jupe vert
vif. Elle chassa sa main d'une tape, mais il ne se laissa pas
arrêter. Il enfouit son visage au creux de son cou, la clouant
contre l'arbre de façon à avoir les mains libres pour faire ce qu'il
voulait d'elle. Il inhala son parfum musqué, essayant de se forcer
à ressentir pour elle ce qu'il avait ressenti autrefois, essayant de
faire d'elle ce qu'elle avait été pour lui jadis.
— Je pensais que nous devions nous dépêcher, dit Chantai.
Les hommes...
— Ils attendront, marmonna-t-il en glissant la main le long
de sa cuisse nue et chaude, jusqu'à ce qu'il trouve le berceau de
boucles noires qu'il cherchait.
Elle était déjà moite, prête pour lui. De sa main libre, il
ouvrit son pantalon et s'enfonça en elle. Elle cria, mais il savait
qu'il ne lui faisait pas mal, pas maintenant. Ses cris étaient
emplis de passion.
Elle se cramponna à ses épaules et il saisit ses deux jambes
pour la soulever contre lui. Elle les noua autour de lui et il
s'enfonça encore plus profondément en elle, en prenant appui
contre l'arbre.
Chantai criait à chacun de ses assauts. Elle planta ses dents
dans son épaule et ses ongles dans son dos. Il atteignit
rapidement le summum du plaisir, la plaquant une fois de plus
contre le cocotier. Puis, le souffle court, il dénoua ses jambes et
la laissa reposer ses pieds nus par terre.
Il s'écarta et recula, essuyant la sueur qui couvrait son front.
Elle abaissa sa jupe et resta appuyée au tronc.
— Vous voyez, dit-elle d'une voix essoufflée, votre Anglaise
aux cheveux blonds ne peut pas faire cela pour vous, hein ?
Jefford rajusta son pantalon, ne sachant pas ce qui l'avait
pris.
— Bon sang, Chantai, je sais que tu ne mérites pas d'être
traitée ainsi. Nous sommes ensemble depuis longtemps, tu as été
trop bonne pour moi.
Il se passa les doigts dans les cheveux.
— Tu vas bien ? lui demanda-t-il sans la regarder à la
lumière de la torche qui crachotait.
Elle eut un rire de gorge.
— Comme un poulet au piment. Vous me connaissez, mon
amoureux. Chantai aime l'amour brutal.
Il tendit une main vers elle, évitant toujours ses yeux.
— Nous devons nous presser. Je ne veux pas donner à Ling
une excuse pour ne pas nous rencontrer.
Elle resta contre l'arbre, les mains derrière elle.
— Dites à Chantai que vous l'aimez, murmura-t-elle de son
accent chantant.
Il lui fit signe de le suivre, redevenant agité.
— Chantai, viens, maintenant.
Elle soupira et se dirigea vers lui, mais n'essaya pas de lui
prendre la main.
— Je vous ai perdu pour elle.
Jefford prit la torche et la leva, ignorant délibérément
ce qu'elle voulait dire ou à qui elle se référait. Elle ne savait pas
de quoi elle parlait.
— Je veux que tu te taises quand nous entrerons. Mais reste
sur tes gardes. Tu sais quelle sorte de gredin Ling peut être.

En cinq minutes, ils atteignirent le village qui n'était guère


plus qu'un groupe de huttes de palmes. Jefford sentit l'odeur des
feux allumés par les femmes pour faire la cuisine, celle des
bananes frites et du poisson salé avant même que le sentier ne
débouche dans la clairière.
Des chiens aboyèrent et un homme à la peau sombre, vêtu
d'un pagne, sortit de l'obscurité pour les escorter en silence. Des
torches éclairaient le chemin.
Malgré l'heure tardive, des enfants curieux, dont beaucoup
étaient nus, les regardèrent passer depuis le seuil des huttes. Des
adultes se tenaient derrière eux, dans l'ombre. Il y avait dans l'air
une tension qui bourdonnait aux oreilles de Jefford. Tout le
monde au village savait que la réunion devait avoir lieu ; et
savait qu'elle pouvait aboutir à un bain de sang.
Mais les enfants, qui ne comprenaient pas, bavardaient entre
eux dans leur langage coloré qui était un mélange d'anglais et de
créole haïtien, parsemé de mots hindous, espagnols et même
chinois. Jefford aperçut un petit garçon nommé Napoléon, qu'il
connaissait bien, et lui fit un signe de la main. Napoléon
travaillait chez Kendra ; il était intelligent et travailleur et Jefford
l'aimait bien. Le petit garçon lui répondit timidement. Un chien
jaune efflanqué les accueillit à l'entrée sans porte d'une grande
hutte qui se dressait près de l'un des feux. L'ouverture était
flanquée par deux des hommes de Ling — des hommes agressifs
qui n'avaient que faire de la diplomatie et jetèrent des regards
durs à Jefford quand il planta sa torche dans le sable et pénétra à
l'intérieur.
Avant que Chantai puisse le suivre dans la hutte éclairée, l'un
des Chinois abaissa un sabre pour l'empêcher d'entrer.
— Je suis avec maître Jefford, déclara-t-elle avec vigueur, en
le regardant dans les yeux.
— Pas de femmes.
Elle pressa ses hanches contre le plat de la lame.
— J'ai dit que je suis avec...
— Chantai, lança Jefford par-dessus son épaule. Fais ce que
l'on te dit. Attends ici et ouvre l'œil.
Il se détourna avant qu'elle puisse discuter avec lui. Il savait
qu'elle était en colère, mais il ne s'en souciait pas. Il avait besoin
d'être prudent avec ces hommes. Tout signe de faiblesse qu'ils
pourraient percevoir, réel ou imaginaire, pouvait être dangereux
et même mortel. Toutes les cultures ne pensaient pas que les
femmes avaient les mêmes droits que les hommes. Grâce au ciel,
Chantai se tut.
A l'intérieur, Jefford promena son regard sur les hommes qui
se trouvaient devant les murs de palmes de la hutte. Une
lanterne, posée au centre, emplissait la pièce d'une lumière jaune
pâle et de l'odeur du kérosène brûlé.
Deux Haïtiens étaient assis côte à côte sur le sol en terre
battue et un garde haïtien trônait près de la porte sur une bûche.
L'Hindou en turban, Girish, était assis face aux Haïtiens, les
jambes croisées, l'air calme et même détendu. Ling, le chef des
Chinois, se tenait debout, la mâchoire serrée, ses yeux noirs
allant d'un homme à l'autre. Derrière lui, il y avait son second et
son interprète, Jiao.
— Jefford, il est bon de voir que vous avez traversé l'océan
sain et sauf, dit Jean-Claude, le chef des Haïtiens. Nous avons de
la chance qu'Ague, le dieu de la mer, vous ait protégé.
C'était un homme d'âge moyen, aux bons yeux noirs, avec
une cicatrice rouge qui courait de son oreille gauche au coin de
sa bouche — trace d'une émeute avec les travailleurs chinois
dans les champs de canne à sucre l'année précédente.
Jefford inclina la tête avec respect.
— Il est bon d'être de retour, sir.
Il salua Girish, puis Ling. Girish répondit à son salut. Ling
regarda à travers lui comme s'il était de verre.
— Je comprends qu'il y a un désaccord sur qui doit travailler
dans quels champs, et quels jours, déclara Jefford, ne voyant
aucune raison de retarder l'objet de la réunion. Comme je l'ai
déjà dit, peu nous importe quels champs choisissent les Hindous,
les Haïtiens et les Chinois, à partir du moment où le travail est
fait.
Jiao traduisit pour son chef, d'une voix calme.
— C'est exactement ce que je dis depuis des semaines,
acquiesça Girish, mais les Chinois ne veulent pas écouter. Ils ne
veulent pas négocier. Ils veulent les meilleurs champs. Jean-
Claude et moi, nous...
Ling éclata en une série de mots furieux que Jefford ne
pouvait comprendre, mais leur sens était clair. Il regarda le
traducteur.
— M. Ling dit qu'il ne peut pas négocier avec les Hindous et
les Haïtiens parce qu'on ne peut se fier à eux. Ils mentent.
— Nous mentons ? s'emporta Jean-Claude. Je suis un homme
de parole, contrairement à vous, Ling. Tout le monde sait que
vous voulez le meilleur pour vous.
Il pointa un long doigt noir.
— Ce qui vous rapportera le plus d'argent. Vous ne travaillez
même pas dans les champs, et cependant votre femme et vos
filles...
— Jean-Claude, l'interrompit Jefford. Tenons-nous-en au
problème en cause.
— Le problème est là, maître Jefford, dit l'Haïtien en se
levant, le doigt toujours pointé sur le chef des Chinois. Nous
sommes ici pour aider les nôtres. Pour faire au mieux pour
préserver notre vie. Mais Ling... Ling...
Jefford sentit réagir les gardes chinois derrière lui, plus qu'il
ne les vit ou les entendit. Chantai cria un avertissement. Jean-
Claude se jeta sur Ling. Girish bondit sur ses pieds, tirant un
couteau des plis de ses vêtements. Un garde chinois se précipita
à l'intérieur, balançant une hache, et Jefford put s'écarter juste à
temps pour ne pas être pris entre les Chinois et les Haïtiens.
Chantai, toujours dehors, poussa un cri perçant en essayant
d'entrer. Jefford vit briller le couteau qu'elle cachait dans ses
jupes, puis il se détourna et se jeta en avant pour protéger le dos
de Jean-Claude, tandis que le deuxième Haïtien brandissait un
sabre au-dessus de sa tête pour attaquer le garde chinois, en
criant farouchement.
Jefford heurta le Chinois de tout son poids. Il était beaucoup
plus grand que lui, mais pas aussi gros ; l'homme ressemblait à
une montagne d'Hengduan. Poussant des cris indignés, le
Chinois se tourna sur Jefford, balançant sa hache avec la fureur
d'un dément.
Jefford se courba, se déporta sur la gauche, puis sur la droite.
La lanterne tomba par terre et le kérosène se répandit,
s'enflammant immédiatement. Des flammes léchèrent l'un des
murs de la hutte tandis que Jefford regardait désespérément
autour de lui en quête d'une arme. Sapristi ! Il savait qu'il n'aurait
pas dû venir sans son pistolet. Son geste de paix pouvait lui
coûter la vie.
Le Chinois balança encore sa hache. Cette fois, il toucha
l'épaule gauche de Jefford, déchirant sa chemise et le faisant
saigner légèrement. Etouffant dans la fumée noire, Jefford se
baissa et se jeta en avant, saisissant son adversaire aux genoux et
le renversant sur le sol. Ils roulèrent l'un sur l'autre pendant que
Jefford essayait de lui arracher sa hache. La manche de Jefford
prit feu et il essaya de l'éteindre sur la terre battue tout en restant
sur le garde qui hurlait.
De la sueur coulait sur le visage de Jefford et il inspira pour
reprendre son souffle. De gros morceaux du toit enflammé
commençaient à tomber. Inhalant l'air vicié, Jefford fit appel à
toutes les forces qui lui restaient et parvint à presser le manche
de la hache sur le cou du Chinois.
— Vous voulez vous lever et sortir d'ici ? lui cria-t-il à la
figure, à cheval sur lui. Ou vous voulez brûler comme une
torche?
Un autre morceau du toit tomba et frappa le dos de Jefford.
Par chance, le léger bambou rebondit sur lui et atterrit par terre à
côté d'eux.
Le garde regarda le toit embrasé et se détendit sous Jefford.
Celui-ci bondit sur ses pieds, saisissant la hache, et tendit la main
pour aider l'homme à se relever. Ils avancèrent en chancelant à
travers la fumée, qui était si épaisse que seule la voix de Chantai,
qui l'appelait en haïtien, indiquait à Jefford dans quelle direction
il devait aller.
Les deux hommes sortirent en vacillant de la hutte en feu et
Jefford tomba à genoux, tenant toujours la hache, en toussant
violemment.
Chantai se jeta sur lui.
— Jefford !
Elle lui passa les mains sur les cheveux, puis tira sur sa
chemise.
— Vous êtes brûlé ! glapit-elle.
Il lui semblait qu'il crachait ses poumons.
— Ce n'est que ma chemise, parvint-il à dire quand, enfin,
l'air doux et chaud de la nuit emplit sa poitrine.
Chantai lui enleva le vêtement roussi et l'un des Haïtiens prit
la hache. Après quelques inspirations supplémentaires, Jefford
fut capable de s'asseoir. Le jeune Napoléon apparut près de lui,
lui apportant de l'eau dans la coque d'une noix de coco. Il avait
l'air si effrayé que Jefford tendit la main et lui ébouriffa les
cheveux, avant de boire goulûment.
Des Haïtiens s'activaient autour de lui, empêchant la hutte
enflammée de mettre le feu aux autres habitations du village.
Lorsqu'il eut bu le contenu d'une deuxième noix de coco, Jefford
put se remettre debout. Chantai essaya de l'aider, mais il la
repoussa.
Ling et ses hommes étaient partis. Jefford regarda Girish et
Jean-Claude qui s'approchaient, le visage soucieux.
— Nous devrions remettre nos discussions à deux ou trois
soirs d'ici, dit-il aux deux hommes. Le temps de laisser les
esprits se calmer.
Jean-Claude esquissa un faible sourire.
— Je remercie les dieux que vous viviez, car sans vous il n'y
a pas d'espoir.
Il serra longuement la main de Jefford.
— Quant à Ling, je vous avais dit qu'il ne serait pas
raisonnable. Il est inutile de le convoquer à une autre réunion. Il
est venu dans mon village et a brandi des armes. Une telle insulte
exigerait...
— Jean-Claude, vous êtes le chef ici, coupa Jefford. Pas de
revanche. D'autres bagarres, d'autres blessures et même des
morts ne régleront pas votre différend. Cela ne fera que
l'aggraver.
Il toussa dans sa main.
— Girish, dites-le-lui.
Chantai passa un bras sous le sien.
— Nous devrions rentrer, chéri. Il y a de mauvais esprits,
dans la fumée.
Jefford soupira et passa une main sur sa tête, sentant une
odeur de cheveux brûlés.
— Je vous parlerai demain, à tous les deux. D'ici là, ne faites
rien, ordonna-t-il.
Chantai prit l'une des torches du village et ouvrit la marche
vers le sentier qui menait à Windward Bay.
Madison, vêtue d'une fine chemise de nuit de batiste rose,
était assise dans un fauteuil de rotin garni de coussins, sous sa
véranda, et contemplait la jungle emplie d'ombre. Elle pouvait en
entendre les bruits, en sentir l'odeur et presque en discerner le
goût sur le bout de sa langue. Elle était entourée par le
bourdonnement des insectes, par les cris des oiseaux de nuit et le
bruit de leurs ailes, et par la musique des grenouilles. Elle inhala
une longue goulée de l'air humide, alourdi par le parfum du
jasmin et l'odeur de pourriture végétale qui, elle l'avait
découvert, était une partie importante du cycle de la vie dans la
forêt pluviale.
Bien qu'il soit beaucoup plus tard que minuit, elle ne pouvait
dormir. Ce n'était pas parce qu'elle avait la nostalgie de chez elle.
Elle s'avisait avec tristesse que sa maison ne lui manquait pas, ni
sa mère, ni son frère, ni ses domestiques. Elle ne pouvait pas
dormir parce que la Jamaïque l'en empêchait. Les sons, les
odeurs, et même la chaleur moite semblaient l'appeler. Elle était
trop emplie de ses pensées, à la fois des espoirs et des craintes,
pour trouver le sommeil.
Elle dégustait une tasse de thé, se rendant compte qu'elle se
sentait toujours aussi sotte après sa rencontre avec Jefford dans
le jardin, plus tôt dans la soirée. Elle était choquée qu'il soit le
fils de sa tante et plus choquée encore de s'être ridiculisée de la
sorte, d'avoir été si absorbée par sa propre vie qu'elle n'ait pas
deviné la vérité. Maintenant, tout prenait un sens, bien sûr. La
familiarité qui existait entre eux, malgré leur différence d'âge. La
façon dont Jefford se montrait protecteur avec Kendra. Celle
dont elle l'admirait, se souciait de lui... l'aimait.
Madison soupira, mit son menton dans sa main et regarda le
jardin luxuriant au-dessous d'elle. Kendra lui avait dit qu'il restait
éclairé par des torches la nuit et gardé par des hommes armés,
qui restaient en poste jusqu'à ce que le maître de maison rentre.
Pour autant qu'elle le sache, Jefford n'était pas encore rentré.
Au nom du ciel, où était-il si tard dans la nuit ? Avec cette
femme ? Elle l'imagina embrassant Chantai, la caressant, mais
elle ignorait pourquoi cela lui importait. Qui Jefford fréquentait
n'était pas son affaire, et puisque cela n'ennuyait pas sa tante,
pourquoi cela l'ennuie-rait-elle ?
Mais ses pensées ne cessaient de revenir au baiser que
Jefford lui avait volé dans son atelier, à Londres. A la douceur de
ses gestes quand il était venu la voir dans sa cabine, sur le
bateau. Il lui avait préparé de la nourriture de colibri à boire, lui
avait parlé comme à une égale, avait même paru intéressé par ses
projets de peindre ceux qu'elle considérait comme opprimés ou
exploités dans le monde. Mais dès qu'elle avait été de nouveau
sur pieds, il avait changé, même s'il l'avait embrassée une autre
fois. Il était redevenu froid et distant au point d'être grossier.
S'était-il vraiment soucié d'elle ? Non. Elle savait que c'était sa
tante qui l'avait prié d'aller la voir quand elle était malade, et il
ne l'avait fait que pour apaiser sa mère.
Un mouvement, en bas, attira son attention et elle regarda
par-dessus la balustrade. Un chien aboya et elle put voir un des
gardes qui s'avançait vers la jungle. De la lumière brilla entre les
arbres au-delà du jardin et elle se leva pour mieux y voir quand
une voix masculine retentit. Jefford ! En le reconnaissant, les
gardes reprirent leur poste et Madison regarda arriver Jefford et
Chantai, qui portait une torche.
Lorsqu'ils s'approchèrent, elle put voir qu'il ne portait pas de
chemise. Ses épaules musclées, son ventre plat et sa peau ambrée
brillaient dans la lumière. Son corps était si parfait, si bien
dessiné que Madison pensa que Dieu l'avait formé à son image.
Elle humecta ses lèvres sèches, souhaitant avoir ses peintures
et une toile sous la main.
— Vous devez être mis au lit, mon amoureux, dit Chantai de
sa voix qui paraissait si vulgaire à Madison.
— Je peux me coucher tout seul, rétorqua-t-il d'un ton
coupant.
Il paraissait fatigué... et quelque chose de plus.
— Vos brûlures doivent être soignées.
Des brûlures ? Il avait été brûlé ?
— Mon amoureux...
— Chantai, s'il te plaît.
Jefford écarta ses cheveux noirs de son front, fixant le jardin
obscur.
— Je ne peux rien pour toi ce soir.
L'Haïtienne laissa tomber ses mains sur ses côtés.
Jefford resta là, immobile, puis soudain il releva la tête pour
regarder vers le haut.
Elle était prise !
Son regard noir rencontra le sien et elle y vit une tristesse qui
lui serra le cœur. Puis il s'en alla, disparaissant dans la maison.
Madison n'hésita qu'un instant, puis courut chercher sa robe de
chambre.
10

Elle tenait la lampe à pétrole devant elle, suivant un long


couloir à la recherche de la chambre de Jefford. Même si elle ne
savait pas très bien où elle allait, elle pensait qu'elle était dans la
bonne direction.
Tout au bout du couloir, elle vit de la lumière sous une porte.
C'était la seule lumière de la maison. Elle hésita, puis frappa
fermement.
Elle frappa de nouveau et crut entendre un bruit d'eau, suivi
par des pas. La porte s'ouvrit brusquement.
— Chantai, je t'ai dit...
Surprise, Madison recula d'un pas, manquant trébucher sur
l'ourlet de son peignoir. Jefford se dressait devant elle, pieds nus
et ne portant qu'une serviette autour de ses hanches. Il la tenait
d'une main.
— Madison !
Ses cheveux noirs étaient mouillés et il avait lavé la suie qui lui
maculait le visage et le torse, et que Madison avait aperçue de sa
véranda. Il faisait sa toilette...
— Je suis désolée... Je vous ai vu... dans le jardin, et j'ai
entendu ce que vous disiez.
Elle porta les yeux à son épaule, qui était rouge et éraflée.
— S'il y a quelque chose...
Elle rencontra son regard et le soutint.
— Quelque chose que je peux faire pour vous ?
Elle désigna sa brûlure.
— Cela paraît grave.
Il resserra son emprise sur la serviette.
— Tout va bien. Allez vous coucher, Madison. Je ne veux
pas de vous ici.
— Je suis désolée, répéta-t-elle en reculant d'un pas.
Elle aurait voulu avoir un carnet de croquis et un crayon pour
dessiner son visage tel qu'il était maintenant, tendu par l'émotion
et... vulnérable. Mais très vite elle se sentit irritée par sa
brusquerie.
— Je n'avais pas l'intention d'empiéter sur votre intimité,
déclara-t-elle d'un ton sec. Je voulais seulement...
— C'est bon.
La voix de Jefford s'adoucit.
— Tout ira bien. J'ai lavé ma blessure et j'ai un baume.
— Comment est-ce arrivé ?
— Je vous le dirai demain.
Il recula et commença à fermer la porte.
— Allez dormir, Madison. Ne revenez pas ici.
Il ferma. Elle se détourna et partit en courant, sans s'arrêter
avant d'être en sécurité dans sa chambre.

— Madison ! Madison, où êtes-vous, chérie ? appela Kendra,


sa voix lointaine dans le jardin.
— Ici ! répondit Madison.
Elle se leva et agita son pinceau en direction de sa tante.
Elle était dans le jardin depuis des heures, à peindre le vieux
jardinier chinois qui était assis sur un coussin, presque immobile,
et nettoyait un massif de fleurs. Les pieds nus, il portait un
pantalon court, une chemise large et un chapeau conique fait de
palmes. Ses larges pieds étaient maculés de terre, ses orteils
crochus, leurs ongles épais comme de la corne. C'était le sujet
idéal, assis sans bouger à part les gestes rapides de ses doigts qui
arrachaient les mauvaises herbes.
— Je vois, dit Kendra en cueillant des fleurs jaune vif et en
les plaçant dans son panier. Mais je vous veux à l'intérieur. Nous
avons des visites, y compris un gentleman !
Madison posa son pinceau et repoussa une mèche de cheveux
qui s'était échappée de son chignon, sous son chapeau de paille.
— Est-ce lord Thomblin ? demanda-t-elle d'un ton excité.
Il y avait presque une semaine qu'elle était à la Jamaïque et
Carlton n'avait pas encore rempli sa promesse de venir la voir.
— Certainement pas ! Nous prenons le thé dans la
bibliothèque. Lela a fait des biscuits. Dépêchez-vous !
Curieuse de savoir qui étaient les hôtes de sa tante, Madison
se hâta le long de l'allée, passa sous l'une des nombreuses
arcades de la maison et pénétra dans la bibliothèque. Une table
recouverte d'une nappe blanche et quatre jolies chaises
dépareillées étaient disposées pour le thé.
— La voici ! annonça Kendra comme si elle introduisait la
reine Victoria. Ma nièce.
Elle se racla la gorge.
— L'Honorable Madison Ann Westcott.
Une jeune femme aux cheveux auburn, vêtue d'une
charmante robe rose à la dernière mode anglaise, se détourna
d'un rayonnage et son visage s'éclaira.
— Voici Alice Rutherford, Madison, l'une de mes plus
chères voisines. Et son frère, George.
Elle désigna un beau jeune homme qui franchissait le seuil.
— Mon Dieu, je ne puis vous dire combien je suis ravie de
faire votre connaissance, dit Alice en posant un livre et en
s'avançant vers Madison, les deux mains tendues. Il n'y a pas une
âme de mon âge sur l'île, et je manque cruellement de
compagnie.
Elle prit les mains de Madison et les pressa.
— Tu manques de compagnie ? releva George en feignant la
contrariété. Et moi, alors ?
— Je corrige, déclara Alice. Je manque de compagnie
féminine.
George se tourna vers Madison.
— Ravi de vous rencontrer, miss Westcott.
Il lui prit la main et la baisa pompeusement. Madison rit en
s'écartant. Les deux jeunes gens lui plaisaient beaucoup.
— Vous êtes nos voisins ? A quelle distance habitez-vous de
Windward Bay ?
— A quatre miles seulement au nord.
— Mais cela en semble quarante quand les pluies
commencent, ajouta Alice en levant au ciel ses yeux vert pâle.
— Venez, venez, asseyez-vous, dit Kendra en leur indiquant
la table. Je veux que vous goûtiez mes conserves d'ananas et de
mangue. Une merveille !
Pendant l'heure qui suivit, Madison, Alice et George se
restaurèrent en bavardant. Kendra but son thé, prit un biscuit et
s'excusa.
Très vite, Madison eut l'impression que les Rutherford dans
son enfance, et qu'elle avait toujours rêvé d'avoir. Après le thé,
George suggéra qu'ils aillent sur la pelouse et fassent une partie
de croquet. Il était très comédien et fit rire les deux jeunes filles
durant tout l'après-midi.
Le soleil avait déjà commencé à baisser quand Sashi
descendit une allée dallée pour venir trouver Madison. La belle
servante hindoue inclina sa tête brune avec dignité.
— Miss Madison, lady Moran demande si vos invités
aimeraient rester à dîner, dit-elle en gardant les yeux baissés.
— Sashi, murmura Madison, pourquoi parlez-vous comme si
vous étiez une basse servante de Cheapside, à Londres ? Et
pourquoi m'appelez-vous miss Madison ? Nous sommes
convenues il y a des jours que vous m'appelleriez par mon
prénom. Après tout, nous sommes déjà plus des compagnes
qu'une domestique et sa maîtresse.
Madison jeta un coup d'œil par-dessus son épaule à George,
qui poussait une boule sous un arceau. Alice s'était retirée sur un
banc de pierre pour boire du jus d'ananas et de mangue servi par
l'un des nombreux serviteurs.
— Voulez-vous rester ? demanda-t-elle. Je vous en prie !
— Oui, restons, Geòrgie ! s'écria Alice en joignant les mains.
Nous pouvons envoyer un message à papa et maman. Je sais
qu'ils seront d'accord.
George regarda Madison et sa sœur, ses yeux verts
pétillaient.
— Vous êtes tentées par l'aimable invitation de lady Moran,
toutes les deux, parce que vous ne supportez pas l'idée de
terminer la journée sur votre défaite.
— Ha ! fit Alice en lui lançant un petit morceau d'ananas.
— Restez ! implora Madison. Nous pourrons jouer aux cartes
avec ma tante.
— Excellente idée, approuva Alice. George ?
Madison porta les yeux vers le jeune homme et se rendit
compte qu'il regardait dans sa direction, mais qu'il ne la regardait
pas, elle. Elle se tourna avec curiosité et vit Sashi qui
contemplait fixement des fourmis traversant l'allée. Elle refit
face à George. Etait-ce Sashi, qu'il regardait ?
— S'il te plaît, est-ce que nous pouvons ? demanda Alice.
— Oh, je suis certain que je peux en prendre le temps,
répondit son frère en détachant son regard de la femme de
chambre.
— Cela me ferait grand plaisir, dit Madison en posant son
maillet contre un papayer. Vous avez demandé à voir un de mes
tableaux. Si vous restez, cela peut être arrangé.
— Il faut que nous prévenions...
— Je peux porter un message à la plantation Rutherford,
offrit Sashi avant qu'il ait terminé. Ce n'est pas loin.
Madison fronça les sourcils.
— Vous n'en ferez rien, Sashi. Ma tante dit qu'il n'est pas sûr
pour une femme de traverser la jungle seule. Nous enverrons un
des fils de Punta.
— Comme vous voudrez, miss Madison.
Sashi hocha la tête, se détourna et s'empressa de regagner la
maison.
— Par le ciel, qui était-ce ? demanda George.
— Sashi, ma femme de chambre, répondit Madison en allant
s'asseoir près d'Alice.
Bien qu'il soit tard, le soleil était encore très chaud et elle
éprouvait le besoin de s'en abriter.
— Mais en réalité, c'est une amie.
— Elle est ravissante, dit George en poussant un soupir.
Alice gloussa.
— Qu'est-ce qui te prend, George ? Sashi est à Windward
Bay depuis que nous connaissons lady Moran.
Il haussa une épaule. Ayant ôté sa jaquette et remonté les
manches de sa chemise blanche depuis un bon moment, il était
très séduisant. Agé de vingt-cinq ans et héritier du titre et de la
fortune de son père, c'était un très beau parti, murmura Alice à
Madison. A la mort de lord Rutherford, il deviendrait comte et
hériterait de vastes propriétés sur trois continents. Madison se
rendit compte tout de suite qu'Alice espérait que son frère lui
plairait. Même Kendra l'avait laissé entendre, mais bien qu'il soit
beau, intelligent, distrayant et qu'il ait quatre ans de plus qu'elle,
Madison le voyait plus comme un jeune frère étourdi que comme
un prétendant potentiel.
— Es-tu certaine qu'elle a été là tout le temps ? s'enquit
George en balançant son maillet et en venant rejoindre les deux
jeunes filles à l'ombre des palmiers. Je me serais sûrement
souvenu d'un visage aussi angélique.
Alice regarda Madison et se mit à rire, en passant un bras
sous le sien.
— Juste ciel ! Je pense que nous allons non seulement rester
à dîner, mais que vous aurez du mal à vous défaire de nous,
maintenant.

Kendra fit servir le dîner dans le jardin, après le coucher du


soleil. Ils savourèrent du poisson juste péché, des légumes du
potager et un délicieux assortiment de fruits qui venaient d'être
cueillis avant d'être présentés sur des plats en argent et des
assiettes en porcelaine.
Le dîner achevé, ils restèrent à table à manger des noix et à
boire l'un des fameux punchs de lady Moran, tout en conversant.
— Allons, dit George en étirant ses longues jambes. Vous
avez piqué mon intérêt, Madison. Descendez l'une de vos toiles,
ou je monterai dans votre chambre pour en trouver une moi-
même.
— George Rutherford, tu ne feras rien de tel, protesta Alice.
Elle se tourna vers lady Moran et Madison.
— Honnêtement, je me demande ce que sont devenues les
manières de mon frère. Maman dit que le soleil lui porte à la tête.
— Rendra ! appela Jefford depuis les portes-fenêtres, et
Madison sursauta.
Depuis la nuit où elle était allée à sa chambre, elle l'avait à
peine aperçu.
— Nous sommes dans le jardin, chéri, répondit Rendra en
agitant sa serviette rose.
Il sortit dans le jardin éclairé par des torches et Madison
détourna les yeux.
— Je suis désolé, Rendra, dit-il en s'approchant et en ôtant un
chapeau de paille abîmé. Je ne savais pas que vous aviez des
invités.
Il hocha la tête.
— Miss Rutherford. George. C'est un plaisir de vous voir.
Alice sourit et but une gorgée de punch. George se leva pour
serrer la main de Jefford, puis se rassit.
— Bonsoir, Madison, dit Jefford en la regardant à peine.
Elle marmonna une réponse, tout en évitant toujours de
croiser son regard.
— Joignez-vous à nous, dit Kendra. Bobo, une autre chaise !
Elle fit un signe à l'un des jeunes garçons qui se tenaient dans
l'ombre, attendant ses ordres.
— Merci, mais non, répondit Jefford en désignant ses
vêtements. Je suis resté toute la journée dans les champs de
canne. Je ne suis pas habillé correctement.
— Depuis quand cela vous importe-t-il ? lança Kendra en lui
jetant un coup d'œil, et en parlant plus fermement. Non, asseyez-
vous, chéri, et donnez-moi cet horrible chapeau. Je jure que je
vais le brûler pour Noël.
A la surprise de Madison, Jefford prit la chaise que Bobo
avait apportée de la salle à manger.
— Faites préparer une assiette dans la cuisine et apportez-la !
ordonna Kendra.
Elle joignit les mains et contempla son fils.
— Avez-vous passé une bonne journée ?
Jefford haussa les épaules et prit une poignée de noix qu'il
cassa dans sa paume.
— Ces querelles incessantes nous ralentissent.
Il mit une noix dans sa bouche.
— Les travailleurs se plaignent de leurs bas salaires, sans se
rendre compte que leurs constantes protestations gênent la
production. Nous ne pouvons augmenter les salaires si la
production baisse.
Il croisa les bras sur sa poitrine.
— Après les troubles de l'autre soir, les Chinois et les
Haïtiens s'évitent et tout le monde s'occupe de ses affaires, mais
ils refusent de se rencontrer pour négocier.
Il soupira.
— Je ne sais pas où tout cela va nous conduire.
Madison promena sa main sur son verre, étudiant son profil à
la lumière dorée d'une torche qui était plantée à côté de lui, dans
un buisson d'hibiscus. Elle pensa au portrait qui attendait sur son
chevalet, au premier. Elle avait essayé d'y travailler plusieurs
fois depuis son arrivée, mais elle finissait toujours par reposer
son pinceau, frustrée. En écoutant parler Jefford, en observant la
façon dont sa mâchoire et sa bouche remuaient, elle songea
combien il lui serait facile de le peindre, lui, à la place de lord
Thomblin.
— Des nouvelles de la Jamaïcaine qui a disparu ? demanda
George.
Jefford le regarda en fronçant les sourcils. Manifestement, il
ne souhaitait pas parler de cela devant les dames.
— Quelle Jamaïcaine ? s'enquit aussitôt Kendra.
— Elle a disparu de chez Thomblin depuis trois jours.
Jefford accepta l'assiette que Bobo lui avait apportée et
ébouriffa les cheveux du jeune garçon, qui repartit en souriant
largement.
— Il est probable qu'elle s'est noyée, d'après le contremaître
de Thomblin.
— Noyée ? Une Jamaïcaine ? riposta lady Moran en secouant
sa serviette, avant de la glisser dans le corsage de son caftan de
soie magenta. C'est impossible. Ces gens nagent comme des
poissons.
Jefford prit une bouchée de poisson et Madison ne put
détacher les yeux de ses lèvres.
— Tout est possible. Elle a pu se perdre dans la jungle.
Tomber d'un cocotier et se rompre le cou.
Il porta les yeux vers Madison et elle détourna les siens,
feignant d'observer un gros lézard vert qui grimpait le long du
pied de sa chaise.
— Ou...
— Ou connaître un sort bien pire, acheva George pour lui.
— Pire que de se tuer en tombant d'un cocotier ? s'écria
Alice.
— Elle a pu tomber sur de mauvais hommes, dit George en
tendant la main pour tapoter celle de sa sœur. Rappelez-vous ce
qui est arrivé à cette jeune Chinoise l'hiver dernier.
Kendra se tourna vers sa nièce.
— Elle a été violée par une troupe de travailleurs. Ils l'ont
emmenée dans les champs de café et l'ont gardée captive un jour
entier, en profitant d'elle chacun à leur tour.
Madison pâlit. Elle savait que de telles atrocités avaient lieu,
mais ce n'était certainement pas un sujet que l'on abordait à table,
à Boxwood Manor.
— C'est précisément pourquoi je ne veux pas que vous vous
aventuriez seule dans la jungle ou dans les champs de canne, dit
Kendra en pointant un doigt sur elle. Et vous non plus, Alice.
— Jamais ! se récria la jeune fille en agitant un éventail
peint. Et maintenant, s'il vous plaît, pourrions-nous parler d'autre
chose ?
— Vous avez raison. Pardonnez-moi, miss Rutherford,
déclara Jefford en repoussant son assiette à moitié pleine.
Il se leva.
— Si vous voulez bien m'excuser, j'ai grand besoin d'un bain
et d'une bonne dose de rhum. Bonne nuit à vous, mesdames.
Il se tourna vers George.
— George, voulez-vous m'accompagner dans mon bureau ?
J'ai quelques informations que j'aimerais que vous transmettiez à
votre père.
— Certainement.
George se leva à son tour.
— Veuillez nous excuser, mesdames.
Madison et Alice murmurèrent une réponse et ils disparurent
tous les deux dans la maison.

— Je voulais vous parler de Thomblin, déclara


tranquillement Jefford en versant du rhum dans deux verres en
cristal et en en tendant un à George. J'avais des soupçons depuis
quelque temps, mais j'ai rencontré u ne connaissance de
Thomblin à Londres et...
Il hésita, buvant son rhum d'un trait et s'en resservant un
autre.
— Il semble que Thomblin ne soit pas tout à fait le
gentleman pour lequel il veut se faire passer. Il est titré, mais sa
fortune, jadis énorme, a pratiquement disparu. Il y a des rumeurs
comme quoi il a dû quitter Bombay, il y a quelques années, à
cause de ses dettes.
Jefford s'assit sur le bord d'un fauteuil en cuir.
— Ses propriétés à Londres ont été confisquées et vendues,
et je crains que bientôt des hommes de loi en fassent de même
avec sa plantation de la Jamaïque.
— Triste vaurien.
George avala son rhum et se laissa resservir.
— Il ne m'a jamais plu. C'est seulement par respect pour
Kendra qu'il est reçu chez nous.
— Je sais. Je me demande parfois si le cœur tendre de ma
mère ne nous met pas tous en danger.
Jefford marqua une pause.
— Ce qui me trouble encore plus chez Thomblin que sa
situation financière, c'est sa nature perverse. J'ai entendu dire
qu'il est fasciné par toutes les déviances sexuelles connues. A
Londres, il a apparemment organisé des parties pour satisfaire les
désirs sexuels hors norme d'aristocrates des meilleures familles
de la ville.
— Où trouve-t-il des femmes pour participer à de tels
avilissements ?
Jefford regarda George par-dessus le bord de son verre.
— C'est une bonne question. J'ai mes théories, mais sans
preuves...
Il n'acheva pas sa phrase.
— Quoi qu'il en soit, je voulais juste prévenir votre père et
vous de la situation financière de Thomblin, s'il venait vous faire
des propositions pour des affaires. On ne peut pas lui faire
confiance.
— J'en informerai mon père.
George posa son verre sur le lourd bureau en acajou couvert
de livres de comptes.
— Pour le reste, y a-t-il quelque chose que nous devrions
faire ?
— On ne peut que le surveiller. Kendra a promis à lord
Moran sur son lit de mort qu'elle veillerait sur son petit-neveu, et
je ne peux l'en dissuader.
Jefford secoua la tête.
— Je doute que lord Moran ait eu une idée du genre
d'homme que deviendrait Thomblin.
— J'apprécie votre souci des intérêts de mon père.
George tendit la main.
—. Je vais lui faire savoir qu'il y a un serpent parmi nous.

Cette nuit-là, Madison était assise sous sa véranda, en


chemise de nuit, ses pieds nus ramenés sous elle. Le vent chaud
sifflait dans les palmiers et ébouriffait ses cheveux. Elle renversa
la tête en arrière, laissant l'air rafraîchir son visage. Elle avait
finalement découvert le portrait de lord Thomblin, souhaitant le
terminer. Avec un morceau de fusain elle avait souligné le profil
de Carlton, mais quand elle s'était reculée elle avait eu la surprise
de constater que ce visage n'était pas celui qu'elle voulait
peindre. Elle avait abandonné. Maintenant le portrait inachevé
semblait l'observer, la narguer depuis l'obscurité, et ce n'était pas
le front haut ou le nez aristocratique de lord Thomblin qui
figuraient sur la toile, mais une silhouette plus affirmée.
Sashi apparut sur le seuil de la chambre.
— Avez-vous besoin d'autre chose avant que j'aille me
coucher ?
Madison la regarda et secoua la tête.
— Non, merci. Allez dormir. Je sais qu'il est tard.
La jeune Hindoue inclina la tête et se retira.
Madison avait envie de l'interroger à propos de George,
sachant fort bien qu'un jeune homme d'une famille anglaise aussi
importante que les Rutherford ne pourrait jamais prendre
sérieusement en considération une domestique hindoue.
— Bonne nuit ! lança-t-elle.
— Bonne nuit.
Elle se leva et rentra dans sa chambre, énervée. Elle ne
voulait pas passer ses journées à jouer au croquet et à boire de la
citronnade préparée par des serviteurs à l'ombre des palmiers. Si
elle devait vivre en Jamaïque et faire vraiment partie de l'île, elle
avait besoin de s'immerger en elle. Elle admirait la passion
qu'elle avait entendue dans la voix de Jefford, ce soir, quand il
parlait des travailleurs des champs de canne, et elle souhaitait
explorer la même passion. A travers sa peinture, elle le pouvait.
Jefford la laisserait-elle l'accompagner dans les champs ? Elle
voulait peindre les gens de la Jamaïque comme ils étaient, et non
posant pour elle ou raides d'embarras. Si Jefford, qui semblait si
bien se mêler à eux avec ses pantalons coupés et son vieux
chapeau de paille, l'emmenait avec lui, peut-être qu'elle serait
acceptée plus facilement.
Elle s'assit à sa coiffeuse et se mit à brosser ses longs
cheveux blonds. Ce plan était excellent, à l'exception du fait
qu'elle devrait demander à Jefford de l'emmener. Cela signifierait
passer du temps avec lui, quelque chose qu'il désirait visiblement
éviter... comme elle. Mais sa peinture était importante, se dit-elle
avec entêtement en se levant, et elle valait bien quelques
sacrifices.
C'était décidé. Elle ravalerait sa fierté et demanderait à
Jefford le lendemain matin de l'emmener avec lui quand il ferait
sa tournée matinale des champs. Elle se lèverait de bonne heure,
préparerait ses peintures et son chevalet, et le rejoindrait avec sa
tante pour le petit déjeuner dans le jardin. Comment pourrait-il
refuser, avec sa mère assise près de lui ? Kendra insisterait
sûrement, et elle savait qu'il était incapable de lui dire non.
— Pourquoi ne voulez-vous pas m'emmener en ville ?
Chantai était assise sur le bord du lit froissé dé Jefford, nue,
sa sensuelle lèvre inférieure bombée en une moue.
— Parce que, je te l'ai dit, j'ai du travail.
Jefford posa un pied sur une chaise pour lacer son bottillon et
frémit. La blessure de son épaule était propre et guérissait, mais
le matin, quand il commençait à bouger, elle le brûlait
terriblement.
— L'un des hommes peut t'accompagner. Je suis sûr que
quelqu'un se rend à Kingston aujourd'hui. Tous les jours, il y a
quelqu'un qui y va.
— Mais je ne veux pas y aller avec un autre homme, mon
amoureux.
Elle se leva et alla se poster derrière lui. Elle passa les bras
autour de son cou et pressa ses seins nus contre son dos.
— S'il vous plaît ? Pour Chantai ?
— Je te le répète, j'ai du travail.
Jefford posa son pied par terre et leva l'autre, essuyant de son
épaule la transpiration qui perlait au-dessus de sa lèvre
supérieure. Le jour était à peine levé et il faisait déjà très chaud.
— Je sens la pluie dans l'air. J'ai plusieurs champs à inspecter
aujourd'hui et il faut que je le fasse par temps sec. Je devrai me
dépêcher pour devancer l'orage.
— Mais rien que du travail enlève l'amusement de la vie,
mon amoureux.
— Je t'ai dit il y a longtemps que si tu cherchais à t'amuser, je
n'étais pas l'homme qu'il te fallait.
— Ah, mon amoureux...
Elle lui mordilla le lobe de l'oreille.
— Vous pouvez être amusant quand vous le voulez, hein ?
Jefford laça son second bottillon et se redressa, frémissant de
nouveau quand elle passa la main sur son épaule.
— Je dois aller travailler.
Il se dirigea vers la porte, et attrapa sa robe en passant près
du lit.
— Enfile ça et va-t'en. Tu sais que Kendra n'aime pas que tu
sois là, pour commencer.
Chantai saisit au vol sa robe aux couleurs vives.
— Je reviens ce soir ?
— Nous verrons.
Il poussa l'une des hautes portes-fenêtres qui donnaient sur le
jardin, sortit et la referma derrière lui. Il avait besoin d'un café
fort, de manger quelque chose, et ensuite il partirait.
Il avait l'intention d'inspecter certains champs qui se
trouvaient entre sa propriété et celle de Thomblin. Il y avait des
inquiétudes à propos d'un nouvel insecte qui était apparu dans la
canne à sucre, mais il comptait aussi se servir de ce prétexte pour
parler aux hommes qui pouvaient connaître des travailleurs de
Thomblin. C'était la troisième jeune et jolie femme qui
disparaissait de la plantation de Thomblin dans l'année et, même
s'il n'en avait rien dit à George la veille, un pressentiment logé au
creux de son estomac le faisait s'interroger sur cette disparition.
Alors qu'il contournait une grande plante, une oreille
d'éléphant qui débordait dans l'allée, il aperçut sa mère assise à la
table. Elle lui tournait le dos et se servait du café, coiffée d'un de
ses immenses chapeaux. Il fut heureux de la voir debout si tôt.
Elle avait paru très fatiguée le soir précédent et il était
inquiet. Il avait essayé d'en parler avec elle en la raccompagnant
à sa chambre, mais elle avait refusé. Elle insistait sur le fait que
ce n'était pas sa santé qui la rendait pâle et frêle, mais le manque
de soleil. D'après elle, c'étaient Londres, lady Westcott et le
voyage qui l'avaient fatiguée. Jefford pensait différemment, mais
il n'avait pas eu le cœur de s'appesantir, peut-être parce qu'il
n'était pas prêt à aborder le sujet, lui non plus.
— Bonjour.
— Bonjour.
Il s'arrêta net dans l'allée.
— Du café ? demanda suavement Madison, en lui faisant
face.
Sapristi ! Il était tenté de tourner les talons et de s'en aller. Il
n'avait pas le temps de s'occuper d'elle ce matin.
— Bobo a apporté des toasts. Il a dit que c'était ce que vous
aimiez le matin, mais il y a aussi des fruits.
Sans attendre sa réponse, elle lui servit une tasse de café.
— Où est Kendra ? Il jeta un coup d'œil vers la maison.
— Elle n'est pas encore levée ?
— Elle dort.
Madison reposa la cafetière et prit du sucre de Windward
Bay pour adoucir son propre café.
— Je suis sûre qu'elle descendra bientôt.
Il prit le café qu'elle lui avait servi et il le but en restant
debout. Elle leva les yeux vers lui et il retint son souffle. Elle
était magnifique dans la lumière du petit matin, son visage
encore marqué par le sommeil et par une innocence qu'il
trouvait, malgré lui, terriblement attirante.
— Ne voulez-vous pas vous asseoir ? demanda-t-elle en
indiquant la chaise en face d'elle.
— Non. Je... je dois y aller.
Il jeta un regard vers la jungle.
— J'ai des champs à inspecter, aujourd'hui.
Il observa le ciel, faisant un geste avec sa tasse.
— Il va y avoir de la pluie.
— De fait, c'est pour cela que je voulais vous parler, dit
Madison en ravalant la boule qu'elle avait dans la gorge.
Il attendit, sans l'encourager.
Elle but une gorgée de café, prenant le temps de raffermir ses
nerfs.
— J'aimerais vous accompagner dans les champs,
aujourd'hui, pour peindre. Je ne vous ennuierai pas, je vous le
promets. Je...
Le rire sourd et sans humour de Jefford la fit taire.
— Vous ne m'ennuierez pas ? lâcha-t-il, sarcastique. Vous
n'êtes qu'une source d'ennuis.
Il reposa sa tasse.
— Non, vous ne viendrez pas dans les champs de canne avec
moi. Ce n'est pas sûr, et même si ça l'était...
Il secoua la tête en s'en allant.
— Parlez-en à Kendra. Je suis sûr qu'un safari pourra être
arrangé.
— Vous n'êtes qu'un homme insupportable !
A la surprise de Madison, des larmes lui piquèrent les yeux.
Une centaine de répliques lui passèrent dans la tête, mais elle ne
put en exprimer aucune à voix haute.
Elle pinça les lèvres, la colère l'empêchant de pleurer. Qu'est-
ce qui lui avait fait penser une seconde que Jefford l'appréciait ?
Il ne faisait rien de plus que la tolérer pour contenter sa mère.
Quand s'en rendrait-elle compte ?
Mais elle voulait peindre ce jour-là ! Et si Jefford ne voulait
pas l'emmener, eh bien, elle irait par elle-même, décida-t-elle en
s'écartant de la table.
11

— Ah, on se réveille ?
Carlton étira son corps nu sur le lit étroit, puis roula sur le côté
pour presser son ventre contre les fesses nues et brunes de la
jeune femme allongée près de lui.
Elle gémit, essayant de s'écarter de lui, mais il posa la main
sur sa hanche mince.
—Allons, allons, pas de ça.
Il pressa sa bouche sur son omoplate et la mordit, pas très
fort, juste assez pour la faire tressaillir.
Elle gémit de nouveau.
Carlton sentit son sexe se durcir et il grogna, poussant sur
son postérieur lisse et ferme.
— Sois gentille, lui chuchota-t-il à l'oreille, en passant la
main sur sa petite poitrine et en pinçant la pointe d'un sein, et
nous prendrons notre petit déjeuner, toi et moi. Une bonne
compote de fruits et du pain, hmm ?
Il serra ses fesses sombres dans sa main, introduisant
brutalement son sexe rigide entre elles.
Brigitte sanglota doucement en se contractant et en
empoignant le bord du matelas de plumes. Les chaînes qui
chargeaient ses chevilles et ses poignets cliquetèrent et elle
crispa les paupières contre la douleur.

Madison suivit le chemin que Jefford avait pris, un petit


chevalet pliant à la main, un sac en toile dans le dos. Dans son
autre main, elle tenait une canne.
Des moustiques bourdonnaient autour de sa tête, des
mouches aussi, des pinsons aux couleurs vives s'ébattaient dans
les branches au-dessus d'elle et un perroquet vert cria pour
protester contre son intrusion. Il y avait des plantes, oreilles
d'éléphant géantes, bananiers et cocotiers, hibiscus et orchidées
partout autour d'elle dans la jungle dense. D'énormes chenilles
noires et jaunes grimpaient le long des troncs, des serpents
glissaient dans l'herbe, et des crapauds de la taille de sa main
sautillaient parmi la végétation le long du sentier.
Sa tante l'avait avertie de ne pas quitter la clairière autour de
la maison sans un accompagnateur au moins, et plusieurs de
préférence. Mais Madison avait passé toute sa vie, à Londres, à
être mise en garde contre des dangers qui ne semblaient pas
exister en réalité. Ces méthodes d'intimidation avaient
simplement été un moyen de plus, pour son père, sa mère et son
frère, de la contrôler et de contrôler son tempérament obstiné.
Elle regarda le ciel, qui était plus nuageux qu'il ne l'était une
demi-heure plus tôt, quand elle était partie. Jefford l'avait
prévenue que la pluie guettait, mais qu'en savait-il ?
La jungle et le sentier s'arrêtèrent brusquement, et, au
ravissement de Madison, un énorme champ s'étendit devant elle.
Capable de reconnaître des cannes à sucre depuis son trajet
d'initiation en calèche de Kingston à Windward Bay, elle alla se
mettre à l'ombre d'un grand arbre à pain. Là, elle installa son
chevalet, ouvrit son sac et sortit ses peintures. Malgré les regards
curieux de la part des travailleurs noirs occupés dans le champ,
personne ne s'approcha d'elle ou ne mit sa présence en question.
Madison inspira le parfum enivrant de la liberté, et évalua la
scène qui s'offrait à elle d'un œil exercé. Le champ de cannes
était légèrement vallonné, et les tiges n'arrivaient qu'au genou.
D'après l'odeur de la matière sombre que les travailleurs
répandaient le long des rangées, ils semblaient engraisser les
plantes avec de la bouse de vache.
Il y avait des Hindous et des Jamaïcains, dans le , champ,
mais elle pouvait voir qu'ils s'étaient séparés en deux groupes
distincts et qu'ils ne se mélangeaient pas, ni ne se parlaient.
Composée principalement d'hommes, mais avec quelques
femmes, chaque équipe disposait de son propre chariot de fumier
tiré par une mule. Ils travaillaient à chaque extrémité du champ,
des pelles à la main, et se rapprochaient lentement les uns des
autres.
Une jeune Jamaïcaine coiffée d'un foulard rouge attira
l'attention de Madison, et elle plongea son pinceau dans un beau
rouge avec excitation. Elle commençait toujours un tableau par
le début de l'histoire. Elle avait déjà peint les contours verts et
ondoyants du champ pour servir de fond, mais ce qu'elle voyait
maintenant étaient les gens, pas les cannes à sucre. Elle regardait
la jeune fille, âgée de quinze ou seize ans au plus, qui s'affairait
sous le soleil brûlant. Elle était habillée comme les autres
Jamaïcaines et travaillait comme elles, la tête courbée, maniant
sa pelle en rythme. Mais, dans l'esprit de Madison, c'était son
foulard rouge qui la distinguait de ses compagnons. Ce foulard
rouge lui faisait penser que la jeune fille avait des rêves qui
dépassaient les champs de cannes de Windward Bay.
Pinçant les lèvres sous l'effet de la concentration, Madison se
mit à la peindre au premier plan de sa toile. Le fait que son
modèle bouge lui rendait la tâche plus difficile, mais pas
impossible, et lentement, tandis que les Jamaïcains et les
Hindous se rapprochaient les uns des autres, la jeune travailleuse
prit forme sur son tableau.
Madison levait la tête, étudiait son sujet, puis baissait les
yeux pour ajouter quelques touches de son pinceau, avant de les
relever de nouveau. Elle suivait sans fin ce procédé, ignorant la
chaleur accablante de la matinée. De la sueur commença à couler
le long de ses tempes et elle l'essuya d'un revers de main, tout en
nettoyant son pinceau sur sa manche.
Le temps semblait aussi immobile que le matin chaud et
humide ; elle ne le voyait passer qu'aux lignes sombres de fumier
qui s'allongeaient entre les rangées vertes et aux deux équipes
qui se rapprochaient l'une de l'autre. Quand la jeune fille au
foulard rouge parut aussi vivante sur la toile qu'elle l'était dans le
champ, Madison commença à ajouter les autres travailleurs,
prenant soin de respecter les différences de peau des Jamaïcains
et des Hindous.
Elle était en train de plonger son pinceau dans la peinture
marron qu'elle avait mélangée, quand un éclat de voix attira son
attention. Elle leva les yeux et vit un Hindou et un Jamaïcain
séparés par la longueur d'un bras, la jeune fille au foulard rouge
entre eux. L'Hindou, torse nu, un turban d'un blanc sale enroulé
autour de sa tête, posait la main sur le bras nu de la jeune fille.
Le Jamaïcain, un petit homme rond à la tête chauve, lui criait à la
figure.
Plissant les yeux dans le soleil éclatant, Madison posa son
pinceau et contourna son chevalet pour mieux voir.
— Elle a dépassé sa rangée ! cria l'Hindou. Elle a mordu sur
la mienne !
— Ce n'est pas ta rangée ! Ce n'est pas ta canne à sucre !
riposta le Jamaïcain en pointant un gros doigt sur son adversaire.
La jeune fille essayait de se libérer de l'Hindou.
— Je voulais juste aider ! se récria-t-elle de cette voix
chantante que tous les indigènes des Indes occidentales
semblaient avoir. La pluie arrive.
Elle haussa son menton en direction des nuages.
— Nous devons finir.
— Lâche ma fille, lança le Jamaïcain. Si vous n'étiez pas
aussi paresseux, ajouta-t-il en désignant les autres Hindous, nous
ne serions pas obligés de travailler dans vos rangées.
L'Hindou poussa un cri furieux et leva sa pelle au-dessus de
sa tête. La jeune fille hurla. Son père la poussa de côté et brandit
à son tour sa propre pelle. Le bruit du métal qui se heurtait
résonna dans l'air et du fumier vola dans toutes les directions. La
jeune fille, qui criait toujours, essaya d'attraper le bras de
l'Hindou et il la repoussa, la projetant à terre.
Sans réfléchir, Madison empoigna sa jupe à deux mains et
s'élança, courant le long du champ.
— Arrêtez ! cria-t-elle. Arrêtez immédiatement cette bagarre!
Un autre Hindou rejoignit son compatriote et deux Jamaïcains
sautèrent par-dessus les cannes pour venir en aide à leur
compagnon.
— Vous ne m'avez pas entendue ? lança Madison en colère.
Elle s'enfila dans la rangée pour s'approcher des hommes.
— Regardez-vous ! On dirait des enfants. Quelqu'un va être
blessé !
Quand elle les atteignit, elle jeta les deux mains en avant
pour saisir la pelle d'un des Jamaïcains, qui se préparait à
l'abattre sur un Hindou.
— Missy ! s'écria la jeune fille. Non ! Vous allez être tuée !
Madison serra les dents et arracha la pelle.
— Si vous ne cessez pas cette bagarre puérile tout de suite,
hurla-t-elle, je vais...
Un coup de feu retentit, les faisant sursauter, elle et les
travailleurs, et elle se tourna dans la direction d'où le son était
venu.
— La prochaine fois que j'appuierai sur la détente, un de
vous tombera ! rugit Jefford en s'avançant à travers les cannes,
droit sur Madison. Hindou, Jamaïcain, peu importe. Maintenant,
posez vos pelles, mettez-vous à l'ombre et faites une pause.
Buvez de l'eau. Je jure que le soleil de juin vous tape sur la tête !
Se dirigeant toujours vers Madison, il regarda le Jamaïcain, qui
avait lâché sa pelle et tirait sa fille par la main pour la faire sortir
du champ.
— Johnny Boy, je n'attendais pas cela de vous.
Le Jamaïcain baissa la tête, honteux.
— Je suis désolé, monsieur Jefford, mais je ne pouvais pas
laisser ma fille être molestée.
— Par tous les diables, que faites-vous ici, Madison ?
demanda Jefford en glissant le pistolet dans la ceinture de son
pantalon et en lui arrachant la pelle. Vous conduisez l'émeute ?
Madison passa une main sur ses cheveux. Son chignon s'était
défait et elle avait perdu le chapeau de sa tante dans les cannes à
sucre.
— Non, je ne conduisais pas une émeute, répondit-elle d'un
ton coupant. Je ne pouvais guère les laisser se battre. Quelqu'un
allait être blessé.
Apercevant le chapeau à une rangée de là, elle fit un pas et
grimaça quand une flèche de douleur lui traversa la cheville.
Elle entendit Jefford jurer en créole haïtien. La langue de sa
maîtresse.
— Vous êtes blessée.
Il lâcha la pelle. Elle continua à avancer, en dépit de sa
souffrance aiguë.
— Je vais bien.
— Madison, arrêtez. Attendez.
Il la prit par le poignet.
— Votre cheville pourrait être cassée.
— Elle n'est pas cassée, rétorqua-t-elle en refusant de le
regarder.
Elle se pencha en avant, essayant d'utiliser son poids pour lui
échapper.
— Elle est juste foulée. Cela ira.
De son autre bras, il la saisit par la taille. Avant qu'elle sache
ce qu'il faisait, il la souleva de terre.
— Reposez-moi ! protesta-t-elle en se débattant. Reposez-
moi tout de suite !
Ignorant ses protestations, il enjamba des cannes écrasées,
ramassa son chapeau et marcha entre deux rangées, vers la lisière
de la jungle où son chevalet attendait.
— Vous n'avez pas à faire cela ! dit-elle en poussant sur ses
épaules.
— Vous n'avez pas répondu à ma question. Que faites-vous
ici ? Comment diable êtes-vous venue jusqu'ici toute seule ?
Elle le frappa de sa main.
— Je peins, et cela ne vous regarde pas.
— Alors j'ai dit que vous ne pouviez venir avec moi et vous
êtes venue par vos propres moyens. Pour que vous puissiez être
enlevée et tuée comme cette Jamaïcaine ?
Madison cessa de se débattre.
— Elle a été enlevée et tuée ? demanda-t-elle dans un
souffle, en regardant ses yeux noirs.
Il la contempla un instant, puis détourna son regard.
— Je ne sais pas, mais j'ai mes soupçons. Et cela n'a pas
d'importance. Il y a d'autres dangers. Les serpents. Se perdre et
mourir d'insolation.
Il dépassa le chevalet, jetant le chapeau à côté, et continua
vers la jungle.
— S'il vous plaît, Jefford, remettez-moi par terre.
Il coupa le sentier que Madison avait suivi, s'enfonçant sous
les palmes, contournant des buissons et des rochers.
— Il y a un ruisseau pas loin d'ici, dit-il. L'eau est froide. Si
vous vous êtes cassé la cheville...
— Elle n'est pas...
— Bon sang, Madison, allez-vous vous taire, pour une fois ?
Il s'arrêta, baissant les yeux sur elle. Elle était blottie dans ses
bras, ses jupes enroulées autour de ses jambes, montrant ainsi
beaucoup trop des mollets nus.
— Si elle est cassée, ou juste foulée, l'eau froide l'empêchera
d'enfler.
Tandis qu'ils se regardaient, Madison put sentir la tension qui
craquait entre eux.
Il courba la tête et la jungle se mit à tournoyer quand elle
sentit la bouche chaude de Jefford sur la sienne, puis la pointe de
sa langue qui touchait ses lèvres. Elle était horrifiée... et fascinée
par ce contact. Par son goût. Ses lèvres s'entrouvrirent d'elles-
mêmes et la langue de Jefford les franchit, s'enfonçant dans sa
bouche.
Elle éprouva soudain une sensation de chaleur au creux de
son ventre, un fourmillement dans ses membres. Elle glissa les
bras autour de son cou et l'attira à elle. Tout ce qui comptait était
le goût de cet homme. Ses bras autour d'elle.
Elle ne pouvait respirer. Ses doigts trouvèrent ses épais
cheveux noirs.
— Je vous en prie, haleta-t-elle en s'écartant, car elle
manquait d'air. Jefford...
Il inspira et s'empara de nouveau de sa bouche. La tension
indéfinissable qui habitait Madison était trop intense. Tout ce
qu'elle pouvait faire était de s'accrocher à lui, la bouche ouverte,
le souffle haché tandis qu'il la prenait d'assaut. Qu'il la séduisait.
Il fallut un troisième baiser pour ramener Jefford à ses sens,
ou peut-être pour lui couper le souffle au point qu'il étouffait
aussi.
— Madison, murmura-t-il en abaissant la tête et en
enfouissant son visage au creux de son cou, dans ses cheveux
blonds.
Elle garda les yeux fermés, caressant sa joue. Il s'était rasé ce
matin, mais à sa surprise sa peau était rêche. Elle n'avait jamais
touché la joue d'un homme auparavant, avait toujours pensé
qu'elle serait aussi douce que la sienne.
— Je suis désolé, dit-il au bout d'un moment.
Puis il releva la tête et porta Madison plus loin dans la
jungle, à une centaine de pas. Là, il s'arrêta près
du ruisseau et la déposa doucement au bord. Ils ne parlèrent pas
pendant qu'il relevait sa jupe, trouvait la cheville blessée et lui
ôtait sa chaussure. Elle l'observa, captivée par la beauté de ses
gestes, tandis qu'il plongeait soigneusement sa cheville dans l'eau
froide.
Elle tressaillit quand l'eau toucha sa peau, si froide que c'en était
presque douloureux.
— Chut, murmura-t-il, sa bouche dangereusement proche de
son oreille. Attendez une minute. Je sais que cela fait mal, mais...
— Non, chuchota-t-elle en le regardant. Ça va.
Il lâcha son pied, le laissant dans l'eau, et s'assit près d'elle.
— Madison, je ne sais que dire.
— Vous n'avez pas à dire quoi que ce soit.
— Je...
Elle posa une main sur son genou.
— Je suis désolée. Vous avez raison. Je n'aurais pas dû venir
seule. C'était irresponsable de ma part. C'était seulement que je
voulais...
— Vous vouliez peindre, et je n'ai pas voulu vous emmener
avec moi, coupa-t-il. Madison, ce n'est pas que je ne vous veux
pas avec moi, c'est juste que...
— C'est elle, n'est-ce pas ?
Il fronça ses sourcils noirs.
— Qui ? Ma mère ?
— Chantai. Votre maîtresse.
Il sourit largement.
Madison ne savait pas quelle réponse elle avait escompté à sa
mention de Chantai, mais ce n'était pas celle-ci.
— Elle ne veut pas que je sois avec vous, lança-t-elle d'un
ton accusateur.
Il contempla le ruisseau.
— Chantai n'a aucun contrôle sur ce que je fais ou avec qui
je le fais.
— Ce n'est pas ce que disent les domestiques. Ils disent que,
d'après Chantai, vous allez l'épouser.
Il haussa un sourcil.
— Madison, je n'épouse personne. Comment va votre
cheville ?
Elle étudia son visage un moment de plus, songeant combien
il était beau. Pas comme lord Thomblin, mais d'une manière
différente. Son visage était plus large, avec des traits plus
accusés. Et sa peau était de la couleur la plus surprenante. Il
n'avait pas pu être engendré par un Anglais.
— Qui était votre père ? demanda-t-elle brusquement.
— Cela ne vous regarde pas, répondit-il sans animo-sité.
Maintenant, voyons ce que nous pouvons faire pour vous
ramener à la maison.
Il regarda les nuages sombres qui parcouraient le ciel.
— Nous aurons de la chance si nous rentrons avant la pluie.

Tard dans l'après-midi, Madison était assise dans le jardin,


sous un bananier, sa cheville blessée posée sur un coussin.
Devant elle, sur un chevalet se trouvait le tableau qu'elle avait
commencé la veille dans le champ de cannes. Elle s'était vêtue
avec soin, avec l'aide de Sashi, d'une de ses robes d'après-midi
préférées, l'une des rares qu'elle avait apportées de Londres et
qui étaient adaptées au climat de la Jamaïque. Le corsage blanc,
en pointe, avait des manches longues et de courtes basques. Il
s'ajustait sur une jupe plissée en madras vert feuille.
Elle portait des pantoufles d'un vert assorti, comme l'étaient
sa ravissante ombrelle et son éventail chinois peint à la main.
Quand lord Thomblin arriva, elle espéra qu'ils auraient le
temps de se promener dans le jardin avant le dîner. George,
Alice et leurs parents, lord et lady Rutherford, devaient venir
aussi, et ce serait le premier grand dîner de Madison depuis son
arrivée à la Jamaïque.
Elle plongea la pointe de son pinceau dans un pot et, en
faisant attention à sa robe, elle retoucha les feuilles des cannes à
sucre. Le tableau était presque achevé, peint en un temps record.
Après que Jefford avait envoyé chercher un chariot pour la
ramener à Windward Bay, il s'était assis à l'ombre de l'arbre et
l'avait regardée peindre. D'ordinaire, quand quelqu'un l'observait
cela la rendait nerveuse mais, pour une raison inconnue, la veille,
cela avait été différent. Elle savait que cela avait quelque chose à
voir avec les baisers qu'ils avaient partagés, des baisers qu'elle
avait essayé de rationaliser de cent façons et auxquels elle avait
décidé de ne plus penser, finalement. Mais quelque chose d'autre
avait été différent, hier, quelque chose entre elle et Jefford.
Quelque chose qui l'effrayait et qui l'excitait à la fois, d'une
manière défendue.
— Votre pied, il n'est pas cassé ?
Madison leva les yeux et découvrit Chantai, entre toutes
personnes. Elle ne se souvenait pas que l'Haïtienne lui ait jamais
parlé directement.
— Non.
Elle jeta un coup d'œil à sa cheville enflée.
— Elle est juste foulée, je pense. J'irai mieux dans quelques
jours.
Elle releva les yeux.
— Mais merci de demander.
La belle jeune femme fixa Madison, un pli déplaisant autour
des lèvres. Elle avait les cheveux découverts et nattés en une
multitude de petites tresses, avec des fils de couleurs différentes.
Sa robe orange, qui ressemblait à un sarong, dénudait ses épaules
et ses jambes à partir des genoux.
— C'est bon à entendre, parce que le plus tôt votre pied sera
guéri, le plus tôt vous pourrez partir d'ici.
Madison la fixa à son tour, son pinceau immobile.
— Pardon ?
— Vous avez entendu ce que Chantai a dit.
Chantai se pencha plus près, ses yeux noirs plissés.
— Vous n'avez rien à faire ici, ni à Windward Bay, ni en
Jamaïque.
Elle avait un fort accent, mais se faisait parfaitement
comprendre.
— Vous devriez retraverser l'océan avant d'être blessée
davantage.
Elle indiqua la mer de ses petites mains brunes.
— Avant que vous blessiez les autres.
Madison posa son pinceau, ne sachant pas de quoi elle
parlait, mais n'appréciant pas son ton.
— J'ai été invitée ici par ma tante... Par Jefford, dit-elle en
haussant le menton.
— Ce n'est pas vrai.
Chantai agita un doigt en direction de Madison, élevant la
voix.
— Il ne veut pas de vous ici. Il m'a dit, mon amoureux, qu'il
veut que vous retraversiez l'océan, loin de lui. Loin de nous.
Madison savait qu'elle mentait. Jefford avait peut-être pu le
penser, mais il ne l'aurait jamais dit, et pas à une domestique. Pas
même à sa maîtresse. Une boule se forma dans sa gorge.
L'aurait-il fait ?
— Madison ! appela Kendra depuis son balcon, à l'autre bout
de la maison. Nos invités sont arrivés.
Madison agita la main, se forçant à sourire.
— Je vais envoyer Jefford vous chercher.
— Non ! lança Madison. Je vais bien. Je peux marcher,
vraiment.
Elle se leva le plus rapidement possible, s'appuyant au
dossier de sa chaise, refusant de laisser voir sa douleur. Du coin
de l'œil, elle vit Chantai qui s'empressait de s'en aller.
— Il descend ! reprit Kendra, ignorant les protestations de sa
nièce.
Madison commença à ranger ses affaires aussi
soigneusement qu'elle le put. Elle était impatiente de voir
Carlton mais, si elle laissait sa peinture à l'air, elle sécherait. Et
elle ne voulait pas que cela arrive. Elle avait trouvé les couleurs
parfaites et ne souhaitait pas les sacrifier, même pour lord
Thomblin.
— Que faisait-elle ici ?
Elle leva les yeux et vit Jefford. Il s'était habillé pour le
dîner, d'un pantalon long et d'une chemise blanche qui faisait
ressortir le hâle de sa peau et la noirceur de ses cheveux.
— Qui ? demanda Madison, même si elle savait très bien de
qui il parlait.
— Chantai. Je l'ai vue vous parler depuis le balcon de
Kendra.
— Comment saurais-je ce qu'elle voulait ? dit Madison en
levant les yeux vers lui. Elle vous cherchait, je suppose.
Il fronça les sourcils.
— Elle ne vous a rien dit ?
Elle eut un rire sec et attrapa son éventail posé sur le
chevalet.
— Certainement pas. Qu'est-ce que votre maîtresse aurait à
me dire ?
Madison passa devant lui en boitant, refusant de prendre le
bras qu'il lui offrait. Quand elle aperçut lord Thomblin sur le
seuil de la salle à manger, elle sourit largement.
— Lord Thomblin ! s'écria-t-elle en agitant joyeusement son
éventail. C'est si bon de vous voir enfin !
12

— Vraiment, lord Rutherford, cela ne peut être vrai !


Madison rit, se couvrant la bouche d'une main.
Les invités de lady Moran étaient assis à deux tables
séparées, et, bien qu'ils aient achevé de dîner plus d'une heure
auparavant, ils s'attardaient dans la salle à manger, buvant des
boissons fraîches et picorant des fruits et des noix. Jefford et lord
Thomblin venaient de s'excuser pour aller fumer un cigare dans
le jardin, et les autres convives s'installèrent à une seule table.
Lord Rutherford avait raconté avec force détails sa rencontre
avec un lézard de la taille d'un petit chien, au bord de l'Amazone.
Le comte avait été un grand voyageur dans sa jeunesse et, même
si Madison supposait qu'il devait avoir près de soixante-dix ans,
il avait encore les yeux pétillants d'un homme qui appréciait
pleinement la vie.
— Vous avez raison de ne pas croire un mot de ce qu'il dit,
intervint lady Rutherford.
Elle but un peu de punch pendant que son mari prenait la
place de Jefford à côté d'elle.
— C'est un vieillard sénile.
— Sénile, vraiment ! grommela lord Rutherford. Mon fils,
pourquoi ne me défendez-vous pas ?
— Contre un groupe d'Anglaises ?
George leva son verre de rhum.
— Vous n'avez aucune chance, père.
Alice rit et s'éventa rapidement avec un ravissant éventail fait
de plumes de perroquet.
— Mon Dieu !
— C'est un brillant jeune homme, mon garçon, dit lord
Rutherford à Madison, avec un clin d'œil. Plus intelligent que
moi. Vous devriez vite l'épouser avant qu'il soit soufflé par la
petite-cousine de ma femme, de l'Essex, qui attend
impatiemment une invitation à venir nous rendre visite.
— Père ! protesta George. Je vous en prie, vous
m'embarrassez.
— Je dis simplement à cette charmante jeune femme quel
beau parti vous êtes. Y a-t-il du mal à cela ?
Avant que George puisse répondre, son père regarda
Madison.
— Quand je mourrai, Georgie n'héritera pas seulement de
mon titre et de mon argent, mais de terres ici et en Angleterre,
ainsi que de mes vastes domaines en Inde.
— En Inde, murmura Madison. Je n'avais pas songé que vous
aviez vécu là-bas.
— J'y ai vécu pendant quinze ans. C'est là que j'ai rencontré
Kendra.
Il lissa son crâne dégarni.
— Kendra, ma chère, n'avez-vous pas dit à votre nièce que
nous nous sommes connus en Inde ? J'étais fort épris de notre
énigmatique Kendra avant de poser les yeux sur ma belle Portia.
— George, vraiment, fit lady Rutherford en le frappant de
son éventail de soie. Vous m'embarrassez.
— Vous m'avez brisé le cœur, George. Vous le savez, n'est-
ce pas ? plaisanta Rendra.
— Je le croirai quand je croirai que de petits hommes verts
distillent votre excellent rhum, Rendra.
Il leva son verre en guise de salut.
— En outre, à ce moment-là, quelqu'un d'autre retenait votre
attention, n'est-ce pas ?
Les époux Rutherford et Rendra échangèrent un regard et il y
eut un silence tendu.
Lord Rutherford pouvait-il se référer au père de Jefford ?
Madison mourait d'envie de le demander, mais elle savait que ce
n'était ni l'endroit ni le moment. A la place, elle se tourna vers sa
tante.
— Je ne savais pas que vous aviez vécu en Inde.
Elle n'en était pas totalement surprise, cependant. Il semblait
que Rendra avait de nombreux secrets.
— C'était il y a longtemps, chérie.
Rendra lui tapota la main, souhaitant visiblement abandonner
le sujet.
— Avant que j'épouse lord Moran.
Lady Rutherford se pencha pour murmurer quelque chose à
l'oreille de son mari et il se leva, s'inclinant d'une façon formelle.
— Bien, si vous voulez m'excuser, mesdames et monsieur, je
crois que je vais rejoindre ces gentlemen dans le jardin pour
fumer.
— Nous allons bientôt sortir, déclara Rendra. Nous pouvons
faire une promenade et voir ce que nous pouvons découvrir.
— Si vous voulez bien m'excuser aussi, mesdames...
George s'inclina et suivit son père dehors.
— Juste ciel ! fit Alice en soupirant et en agitant son
éventail.

Jefford leva les yeux et vit approcher lord Rutherford, jouant


avec un cigare qu'il avait tiré de la poche intérieure de sa jaquette
beige clair.
— Agréable soirée, remarqua le comte.
— En effet.
Jefford hocha cordialement la tête. Il aimait bien le vieux
gentleman, qui connaissait Rendra depuis si longtemps. Ils
s'étaient connus pendant la folle jeunesse de Rutherford en Inde,
quand il était officier de l'armée britannique. Et c'était
probablement la folle jeunesse de sa mère aussi, supposait-il.
— Alors, Thomblin, des nouvelles de cette petite qui a
disparu ? demanda lord Rutherford.
Il serra son cigare entre ses dents et se pencha vers une
torche pour l'allumer. Thomblin se racla la gorge.
— Aucune, sir. Je crains qu'elle ne soit morte, ou perdue
pour nous.
— Perdue ? releva Jefford d'un ton réservé. Où diable serait-
elle allée ?
— Des négriers, bien sûr.
Lord Rutherford tira sur son cigare et souffla, exhalant une
bouffée de fumée odorante.
— Vous n'en avez pas entendu parler ?
— Des négriers ? J'ignorais qu'il y avait des négriers à la
Jamaïque, George.
— J'ai entendu dire la même chose, intervint Thomblin.
— Plus d'une jeune femme a disparu de ce district les mois
derniers, Jefford, reprit le comte en ôtant son gros cigare de sa
bouche. Je suis surpris que vous ne soyez pas au courant.
— J'étais au courant de ces disparitions.
Jefford se montra distrait, tout à coup. Un moucheron vert
pâle qui voletait au-dessus de la torche la plus proche avait attiré
son attention, et il l'observait avec fascination. L'insecte savait
sûrement que s'approcher trop causerait sa mort ; il devait sentir
la chaleur mortelle. Et cependant il était inexplicablement attiré
par la lumière. Comme il était lui-même attiré par Madison, aussi
impuissant qu'un moucheron abusé par le destin ?
— Je... je pensais que ces femmes avaient été victimes d'un
autre sort dramatique, ajouta-t-il en se forçant à détourner les
yeux, incapable de voir mourir le moucheron.
— On n'a pas retrouvé de corps. Au début des années
soixante, au Sahara, des négriers volaient des jeunes filles à
peine pubères dans leur lit, commenta lord Rutherford en tirant
sur son cigare. Elles étaient arrachées à leur mère pour être
vendues à des sheikhs et fournir leurs harems.
Jefford secoua la tête.
— Vous n'êtes jamais à court d'histoires, George.
— Ce ne sont pas des histoires, jeune homme, mais des faits.
Jefford sourit.
— Si vous voulez m'excuser, je vais voir ces dames. Il était
question d'une promenade au-delà des jardins. Si elles sont
toujours décidées, il faut que je trouve des porteurs de torches.
**
*

Sashi, les bras chargés de linge sale, tourna le coin du couloir


éclairé par des lampes et faillit heurter George Rutherford.
— Je suis désolée, sir. Excusez-moi, je vous prie.
Elle leva une main, embarrassée, et détourna la tête.
— Non, non, tout va bien, Sashi, répondit le jeune homme
d'un ton hésitant. Puis-je... puis-je vous appeler Sashi ?
Elle acquiesça timidement, n'osant pas le regarder, mais
incapable de réprimer un sourire.
— Si vous voulez.
Elle releva la tête et se risqua à lui couler une œillade. Il lui
souriait.
— En vérité, dit-il en abaissant la voix, j'espérais tomber sur
vous. Toute la soirée j'ai cherché un prétexte pour que Madison
vous appelle, et finalement j'ai décidé de me mettre en quête de
vous.
Serrant les serviettes contre elle d'un bras, Sashi glissa son
autre main sur son sari d'un vert brillant, d'un geste gêné,
heureuse d'avoir décidé de le porter ce soir-là.
— Vous me cherchiez, sir ?
— Je vous en prie, appelez-moi George. J'espère que vous ne
m'en voulez pas d'être aussi direct.
Soudain, il tendit les deux bras.
— Sapristi. Je me montre grossier. Puis-je porter ceci pour
vous ?
Elle rit doucement, osant lancer un autre regard timide à son
beau visage.
— Je suis une domestique... George. C'est mon devoir de
porter les affaires de ma maîtresse.
— Où allez-vous ? A la buanderie ? Je vais vous
accompagner.
Avant que Sashi puisse protester, le jeune gentleman lui prit
les serviettes et se mit à marcher à son côté.
— Dites-moi comment vous êtes arrivée chez lady Moran. Je
dois admettre que je suis curieux de savoir tout ce qui vous
concerne, Sashi...

— Vous êtes sûre de pouvoir marcher, chérie ? demanda


Kendra à Madison. J'ai une litière. Les fils de Punta pourraient
vous porter, ils sont vigoureux.
Les convives s'étaient tous rassemblés à la grille nord-est du
jardin pour aller faire une promenade nocturne dans la jungle.
Apparemment, c'était l'un des divertissements préférés de lady
Moran lorsqu'elle avait des invités.
— Je peux marcher, tante Kendra, répondit Madison en
caressant avec affection le bras de sa tante. Vous l'avez dit vous-
même, nous n'irons pas loin.
Kendra lui sourit et écarta une mèche blonde qui s'était
échappée de son chignon.
— Vous êtes un tel enchantement pour moi, chérie. La
preuve que l'on ne sait jamais quelles bonnes surprises la vie
peut nous réserver, même au crépuscule de notre existence.
Madison fronça les sourcils, se demandant ce que sa tante
voulait dire par là.
— Bien. Vous appelez, si vous vous fatiguez ou si votre
cheville vous fait souffrir.
Kendra agita son éventail et alla prendre la tête du petit
groupe qui l'attendait dans l'allée.
— Est-ce que Georgie est là ? Je me demande où est passé ce
garçon. Pas avec votre Chantai, n'est-ce pas, Jefford ?
Madison eut peine à réprimer un sourire quand Jefford jeta
un regard courroucé à sa mère.
— Je suis là ! J'arrive ! lança George en se dirigeant vers
eux.
Avec un signe de tête satisfait, Kendra se tourna vers son
fidèle serviteur qui attendait patiemment, brandissant une torche.
— Commençons cette promenade, Punta.
Ils se mirent en route, entourés par d'autres domestiques
portant des torches et armés de machettes.
— On ne sait jamais ce que l'on peut voir dans la jungle la
nuit, déclara lady Moran à voix basse, en passant son bras sous
celui de Jefford. Vous rappelez-vous ce tigre que nous avons
rencontré au bord du fleuve lors de la fête de Shiva, lord
Rutherford ?
— Comme si c'était hier, répondit le comte en tapotant la
main de sa femme posée sur son bras. C'était une nuit sans lune,
comme ce soir...
Madison se porta à la hauteur d'Alice, sans se presser. Sa
cheville allait un peu mieux.
— Où était votre frère ? demanda-t-elle à mi-voix à la jeune
fille.
— Je n'en suis pas sûre, répondit Alice en inclinant la tête
vers elle. Mais si je devais le deviner, je dirais qu'il a cherché à
voir votre femme de chambre.
— Non ! murmura Madison, ses yeux s'élargissant.
Alice hocha la tête. Madison lui prit le bras.
— Vous devez me dire ce que vous savez, chuchota-t-elle
avec empressement.
— Eh bien, eh bien, de quoi faites-vous des gorges chaudes,
mesdemoiselles ? demanda George en dépassant lord Thomblin,
qui se retrouva à la fin du cortège.
— Nous ne faisions pas de gorges chaudes, protesta
Madison.
— Je disais à Madison que tu es à moitié épris de sa femme
de chambre hindoue.
— Alice ! se récria George en pinçant le bras de sa sœur. Tu
ne devais le dire à personne !
Alice éclata de rire et écarta son bras.
— Arrête, Georgie.
Madison jeta un coup d'œil au beau jeune homme, intriguée
par l'idée d'une romance aussi illicite. Un mariage entre un
gentleman anglais et une domestique hindoue était totalement
impossible, même dans la jungle de la Jamaïque.
— Vous auriez dû me le dire, Georgie. J'aurais pu m'arranger
pour que vous la rencontriez.
— Je l'ai trouvée tout seul, chuchota-t-il, visiblement content
de lui.
— Et elle a bien accueilli le fait que vous la cherchiez ?
demanda Madison.
Il sourit largement.
— Eh bien, un gentleman ne peut jamais être sûr de rien,
mais.:.
Madison discuta encore cinq minutes avec le frère et la sœur.
Puis, voyant que sa tante et Jefford, à la tête de la colonne,
conversaient avec lord et lady Rutherford, elle ralentit le pas de
manière à être à la hauteur de lord Thomblin.
— Quelle belle soirée pour une promenade, dit-elle.
Sa cheville commençait à se fatiguer, mais elle ignora sa
douleur, ne voulant pas que le gentleman la juge faible ou portée
à faire des histoires.
— En effet.
Il sourit et abaissa les yeux sur elle.
— Je crois que la Jamaïque vous convient à merveille, ma
chère Madison.
Le fait qu'il se montre assez direct pour l'appeler par son
prénom lorsqu'ils étaient seuls n'échappa pas à Madison.
— Vous dites vrai, Carlton. J'espère que ma tante pourra me
trouver un bon parti pour que je puisse rester.
Il la regarda de nouveau et sourit en lui offrant son bras.
— J'imagine que tous les Anglais convenables de cette île
seront à moitié épris de vous, comme je le suis.
Madison glissa son bras sous le sien, son cœur s'em-ballant
légèrement.
— Vous me flattez, sir...
— Madison ! Madison, chérie ! appela Kendra depuis la tête
du cortège.
Le petit groupe s'était arrêté, et ceux qui étaient devant
regardaient avec attention quelque chose dans l'obscurité.
— Venez ici, chérie, reprit lady Moran en faisant signe à sa
nièce avec son éventail. Je veux que vous voyiez ce paresseux
géant !
Madison souffla, frustrée, et leva les yeux vers lord
Thomblin.
— Si vous voulez m'excuser, sir ?
Il hocha la tête et lâcha son bras.
— Je vous en prie.
Après avoir observé le mammifère, le petit groupe fit demi-
tour et reprit le chemin de la maison. Une fois dans le jardin, les
Rutherford et lord Thomblin remercièrent leur hôtesse et
montèrent dans les calèches qui attendaient.
— Quelle délicieuse soirée, commenta Kendra en s'asseyant
dans un fauteuil qu'un domestique lui avait apporté. Du punch !
commanda-t-elle au jeune garçon qui n'était vêtu que d'un pagne.
Pour vous aussi, Madison ?
Madison secoua la tête.
— Non, merci.
Elle se laissa choir avec soulagement sur un autre siège.
— Vous restez pour prendre un verre, Jefford ? demanda
lady Moran à son fils.
— Je crois que j'ai eu assez d'obligations mondaines pour un
soir, répondit-il en s'éloignant.
— Bonne nuit, chéri ! lança Kendra.
Madison regarda son dos tandis qu'il se retirait dans la
maison.
— Je suppose qu'il est allé la rejoindre, dit-elle en posant sa
cheville sur un tabouret qu'on lui avait apporté.
— Je vous ai dit que vous n'avez pas à vous soucier de
Chantai.
— Je ne m'en soucie certainement pas, affirma Madison en
tentant de chasser toute émotion de sa voix. C'est sa prérogative,
n'est-ce pas, d'entretenir une... une...
Sa tante gloussa, ce qu'elle n'apprécia guère.
— Je doute que nous revoyions beaucoup miss Chantai,
déclara Kendra en jetant un coup d'oeil dans la direction où
Jefford était parti. Quelque chose me dit qu'elle ne sera bientôt
plus la bienvenue.
Madison soupira. Un domestique apporta à lady Moran un
verre de punch aux fruits, qu'elle dégusta.
— Avez-vous goûté cette soirée, chérie ?
— Elle a été fort agréable, répondit Madison en souriant. Le
repas était délicieux. J'adore les Rutherford,
tous les quatre, et j'ai eu plaisir à revoir lord Thomblin. Je dois
avouer qu'il m'avait manqué.
Ce fut au tour de Kendra de soupirer.
— Vraiment, Madison. Je suis mal placée pour dire à
quelqu'un ce qu'il doit faire en matière de romance, j'ai
certainement commis beaucoup d'erreurs dans ce domaine au
cours de ma vie. Mais je dois vous prévenir, Carlton Thomblin
n'est pas un homme qui vous convient.
Madison observa un long insecte vert qui grimpait lentement
le long d'une fougère. Elle remarquait que sa tante n'appelait
jamais Carlton lord Thomblin.
— Tante Kendra, je ne veux pas vous froisser. J'aime
beaucoup Georgie Rutherford, mais si vous espérez...
— Oh, par le ciel, Madison !
Kendra se frappa le genou.
— Lord Rutherford est un vieux moulin à paroles. Il m'est
très cher, mais cela n'y change rien. Ne faites pas attention à ce
qu'il dit. Il déclare à toutes les Anglaises célibataires entre douze
et soixante ans qu'elles doivent mettre le grappin sur son fils
avant qu'il se marie avec cette petite-cousine de Portia qui a des
dents de lapin. Je crois qu'il utilise cela comme une menace pour
son fils, afin de l'encourager à trouver une épouse.
Elle sirota son punch.
— Un peu comme un père menace un petit garçon de
méchantes fées pour l'inciter à se coucher.
Madison éclata de rire à cette image.
— Juste pour que vous le sachiez, reprit-elle, j'apprécie
énormément George, mais lui et moi ne formerions jamais un
couple convenable.
— Je comprends, ma chérie. L'amour est une question
d'alchimie. Il tient à ce que vous éprouvez à l'intérieur de vous.
Kendra pressa une main sur son cœur, par-dessus sa robe
colorée.
— Mais je dois vous prévenir qu'une inclination mal dirigée
peut être dangereuse, à votre âge.
— Vous parlez de lord Thomblin.
— Ma chérie.
Lady Moran se pencha en avant avec raideur, et prit la main
de Madison dans la sienne.
— Lord Thomblin...
—... Est un gentleman qui sait apprécier une dame. Il est
courtois, aimable, et...
Kendra relâcha sa main.
— Je ne donnerai pas mon approbation au fait que Carlton
Thomblin vous courtise.
Madison jeta un coup d'œil excité à sa tante.
— Il vous l'a demandé ?
— Absolument pas !
Madison détourna les yeux, essayant de ne pas se sentir
déçue. Après tout, Carlton était un parfait gentleman. Peut-être
qu'il savait ce que Kendra pensait de lui et qu'il gardait ses
distances par respect pour elle. Mais peut-être aussi que sa tante
n'y était pour rien.
— Si cela a quelque chose à voir avec Jefford, s'il essaie
d'interférer...
— Madison, dit lady Moran d'un ton sec. Il est vrai que
Jefford a une grande influence sur ce que je fais, mais ne songez
pas un instant qu'il me contrôle d'aucune façon. Il est d'accord
avec moi sur ce sujet, mais c'est moi qui vous interdis de penser
à Carlton Thomblin autrement que comme à un voisin. J'ai
promis à mon mari mourant que je n'abandonnerais pas son petit-
neveu, mais cela ne signifie pas que je permettrais à quelqu'un à
qui je tiens d'avoir des relations trop intimes avec lui. Je ne
partage pas l'avis de Jefford, qui pense qu'il est un homme
mauvais. Je crois que Carlton est simplement malavisé, mais je
ne laisserai pas ma nièce se dévoyer avec lui.
Madison haussa le menton d'un air obstiné, en fixant
l'obscurité.
— Me dévoyer avec lui. Je ne vois pas ce que vous voulez
dire.
Elle aimait tendrement sa tante et ne ferait jamais rien pour la
froisser ou lui manquer de respect, mais lady Moran était d'un
certain âge. Elle ne comprenait pas.
— Vous le savez parfaitement, rétorqua Kendra avec raideur.
Ce que vous éprouvez pour lord Thomblin n'est qu'une pure
passade. Cela arrive à bien des jeunes filles, et cela m'est arrivé.
Lord Thomblin s'habille bien, parle bien, il est flatteur et
distrayant, mais cela n'implique pas qu'il ferait un bon époux.
— Je crois que je vais aller me coucher, dit Madison en se
levant.
Elle ne voulait pas être grossière avec sa tante, mais elle avait
assez de ses conseils pour un soir.
— Ma cheville recommence à me faire souffrir.
Lady Moran la regarda et soupira.
— Allons, allons, ne partez pas fâchée. Je ne dis pas ces
choses-là pour vous blesser, chérie. Seulement pour vous
protéger. A présent, embrassez une vieille dame avant de vous
retirer.
Elle sourit et ouvrit les bras à sa nièce. Madison ne put lui
refuser ce geste. Pas quand elle lui devait ces merveilleux
changements survenus dans sa vie et cette aventure exotique.
— Bonne nuit, dit-elle en se penchant pour l'enlacer
et poser un baiser sur sa joue sèche. Je vous verrai demain matin.
— Oui, oui. J'ai déjà pris des dispositions pour que Punta
nous emmène à la distillerie, afin que vous puissiez peindre les
ouvriers. Je nous ferai préparer un pique-nique.
Jefford attendit dans l'ombre de la maison que Madison
emprunte l'escalier qui menait au premier et disparaisse à
l'intérieur. Il suivit lentement l'allée et vint s'asseoir près de sa
mère, dans le fauteuil qu'elle avait quitté. Il lui prit le verre
qu'elle tenait à la main et en but une gorgée.
— Vous buvez trop de punch.
Elle lui reprit le verre d'un geste sec.
— Cela m'aide à me sentir mieux.
Jefford la dévisagea, songeant combien elle avait vieilli au
cours de l'année passée.
— Vous allez moins bien ?
— Certainement pas.
— Prenez-vous le remède que le docteur vous a donné pour
la douleur ?
— Non. Il me fait tourner la tête.
Il s'avança dans son siège, serrant les poings avec frustration.
Il lui était difficile d'accepter la maladie de sa mère et de savoir
qu'il ne pouvait rien y faire, tout comme il lui était impossible de
penser à quoi cette maladie finirait par mener.
— Kendra, nous avons traversé l'océan pour voir le meilleur
médecin de...
— Sornettes ! coupa-t-elle. Je suis allée à Londres pour
assister au bal de présentation de ma nièce.
Elle désigna son verre vide et le jeune garçon qui se tenait
dans l'ombre, un pichet à la main, s'empressa de venir le remplir.
— Je savais qu'il n'y avait rien à faire.
Elle se tourna vers son fils, avec un regard lourd de sens.
— Vous le saviez aussi.
Jefford s'adossa à son fauteuil, croisant les bras sur sa
poitrine, évitant de la regarder.
— Fils, nous devons en parler.
Il resta tranquille, mais au-dedans de lui il hurlait. Non !
Non! Pas cette femme, sa mère bien-aimée. Elle était son
univers, la raison de son existence. Il était convaincu qu'il était
venu au monde pour veiller sur elle.
— Vous et moi avons déjà abordé ce sujet, mais je pense
vraiment qu'il est temps que vous songiez à vous marier.
— Non, c'est vous qui en avez parlé.
Il se leva. Il allait s'éloigner. Il n'avait pas à rester assis et à
écouter cela.
— Tôt ou tard je mourrai et...
— Kendra...
— Cessez d'interrompre votre mère, lâcha-t-elle d'un ton sec.
Maintenant, écoutez-moi jusqu'au bout et je ne reviendrai pas là-
dessus.
— Au moins pour ce soir, marmonna-t-il.
— Vous pouvez marmonner et pester tout ce que vous
voulez, dans la langue qui vous plaît, dit-elle. Je dirai ce que j'ai
à dire. Je veux que vous preniez une épouse. Je ne veux pas que
vous viviez tout seul dans cette grande maison quand je ne serai
plus là. Une maison qui devrait être emplie de rires d'enfants.
D'amour. Jefford, je veux que vous soyez aimé.
La voix de Kendra s'étrangla et Jefford ressentit son émotion
au creux de son estomac. Dans le nœud qui lui serrait la gorge.
— Mon fils, je veux mourir en sachant que vous êtes aimé.
Elle fit une pause, buvant une gorgée.
— Vous, plus que quiconque, méritez d'être aimé.
Maintenant, je sais ce que vous dites ressentir à l'égard de
Madison, mais...
— Attendez un instant.
Il se dressa devant elle.
— Nous n'allons sûrement pas avoir de nouveau cette
conversation.
— Elle est intelligente, talentueuse, et elle adore vivre ici.
Elle ferait une bonne épouse, une bonne mère. Jefford, si vous
vouliez seulement lui laisser une chance, je sais qu'elle vous
aimerait comme je le fais. De la façon dont tout homme ou toute
femme mérite d'être aimé. Et vous l'aimeriez aussi. Je pense que
vous l'aimez déjà.
— Il est tard, dit Jefford. Laissez-moi vous accompagnez à
votre chambre.
Elle soupira et lui tendit sa main.
— Vous êtes têtu.
Il l'aida à se lever et la laissa s'appuyer sur lui, passant un
bras autour de sa taille tandis qu'ils regagnaient la maison.
— Aussi têtu que votre père, ajouta Kendra avec mélancolie.
13

Chantai entra dans la cuisine adjacente à la maison et prit une


petite papaye dans un saladier posé sur la table.
— Bon matin à toi, ma nièce, dit Lela, la cuisinière, en
retournant des cuisses de poulet dans un chaudron en fonte, sur
le feu.
La sueur coulait sur le visage enjoué de la vieille femme,
tandis que ses mains brunes exécutaient ses tâches avec grâce et
efficacité.
Le jour était à peine levé et la tante de Chantai travaillait déjà
dur. Elle n'était pas seulement chargée de préparer les repas de
ses maîtres et de leurs invités, mais elle nourrissait aussi les
domestiques. De l'avis de Chantai, elle en faisait trop.
— Non, ce n'est pas un bon matin, répondit Chantai, les
sourcils froncés, en prenant un couteau pour peler le fruit.
Un chien brun efflanqué entra en courant par une porte
ouverte et ressortit par une autre, dans le jardin. Deux petits
Jamaïcains nus, qui n'avaient pas plus de trois ou quatre ans, le
poursuivaient en courant avec des rires aigus. En traversant la
cuisine, l'un d'eux attrapa la jambe de Chantai pour ne pas
heurter la table et saisit l'ourlet de la robe turquoise et orange que
Jefford lui avait achetée à Kingston avant de partir pour
l'Angleterre.
— Sortez de là ! cria-t-elle en lâchant le couteau et en
repoussant l'enfant avec colère, arrachant sa jupe de sa main sale.
Dehors ! Vous n'avez rien à faire dans cette cuisine !
Le petit garçon resta la bouche ouverte, et parut sur le point
de fondre en larmes. Puis il tira la langue à Chantai et s'empressa
de sortir.
Lela contempla sa nièce.
— Quoi ? s'écria Chantai après un moment d'un silence
tendu. Cesse de me regarder de cette façon !
— Je ne te regarde d'aucune manière particulière, mais tu es
de bien mauvaise humeur si tôt dans la journée.
Lela retourna une cuisse de poulet et la graisse grésilla.
— De bien mauvaise humeur pour une femme qui a tant
d'avantages.
Chantai prit un air sombre.
— Je n'aurai peut-être plus beaucoup d'avantages d'ici peu de
temps.
— Ah, alors ce qu'on dit est vrai.
La cuisinière hocha la tête d'un air entendu.
— Bien sûr, tu ne pensais pas que tu resterais toujours la
maîtresse du maître. Tu savais qu'il se marierait un jour. Tu
savais que maître Jefford n'est pas homme à garder une maîtresse
une fois marié.
— Marié ! Mon amoureux ne va pas se marier ! Qui
épouserait-il ? Il m'aime.
Chantai pointa son couteau sur sa poitrine.
— Il n'aime que moi.
Lela posa une coupe de bois sur la table, sans rien dire.
— Ce n'est pas mon amoureux, c'est cette femme ! cracha
Chantai en désignant du menton le reste de la maison. Elle lui a
jeté un sort. Elle a jeté un sort sur son sexe.
Lela saisit une hachette, prit un ananas dans le saladier et
trancha les feuilles d'un coup sec.
— Elle m'a ensorcelée ! continua Chantai en mettant un
succulent morceau de papaye dans sa bouche. Elle a ensorcelé
mon amoureux ! Elle a envoyé le Bossu dans mon lit !
Lela gloussa.
— Le Bossu ! Chantai, tu ne crois pas au vaudou de ta
maman ?
— Le vaudou de ma mère avait son utilité, dit Chantai en
croisant les bras sur sa poitrine. Peut-être que je me trompais.
Peut-être qu'il y a de mauvais esprits. Je sais qu'il doit y en avoir.
Il n'y a pas d'autre raison pour que mon amoureux agisse ainsi.
— Tu devrais être prudente, nièce. Quand le temps viendra,
tu devras t'en aller tranquillement. Tu prendras les présents qui te
seront offerts, et je sais qu'ils seront généreux, et tu devras
trouver ton nouveau destin.
— Mon destin ! se récria Chantai. Windward Bay était mon
destin !
Lela tendit la main et donna une tape sur celle de sa nièce.
— Tais-toi, dit-elle en regardant autour d'elle. Quelqu'un va
t'entendre et tu vas disparaître comme cette Brigitte.
Elle fit claquer ses doigts sous le nez de Chantai.
Celle-ci fronça les sourcils et essuya sa main collante de jus
de papaye sur sa jupe.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-elle en indiquant le
mélange de fruits que sa tante remuait dans la coupe.
— Je prépare un pique-nique. Maîtresse Kendra et miss
Madison vont à la distillerie, aujourd'hui.
— Pourquoi ? Elle n'aime même pas notre rhum.
Lela haussa les épaules.
— Qui sait ce que fait une femme blanche ? Elle dit qu'elle
va peindre les travailleurs.
— Et pique-niquer ! grommela Chantai. Elle va pique-niquer
pendant que je dois soigner de vieilles femmes malades dans les
villages toute la journée !
— Avant, tu aimais ton travail, nièce. Tu es bonne pour les
vieux et les malades. Tes mains ont un don.
Lela montra ses paumes.
— Tu sais y faire avec les plantes et les herbes. Un don qui
t'a été donné par ma sœur, Dieu ait son âme.
Elle se signa.
— Mais j'ai eu des rêves, ma tante. De ces rêves ! Si cette
femme pouvait retraverser l'océan...
— Miss Madison ne rentrera pas en Angleterre, Chantai. Tu
es une sotte de penser autrement.
Lela prit une papaye.
— Et si elle le faisait, il y aurait une autre femme blanche. Il
n'est pas fait pour une Noire. Tu es plus bête que je le pensais si
tu le crois.
— Mais si la Jamaïque ne convenait pas à cette Anglaise,
hein ? demanda Chantai, songeant à ce qu'elle pouvait faire avec
des plantes.
Son don pouvait lui servir à autre chose qu'à guérir.
— Est-ce qu'elle ne partirait pas, alors ?
Lela regarda sa nièce et ses yeux sombres s'obscurcirent.
— Tais-toi donc ! chuchota-t-elle d'un ton virulent, en
abattant une main sur la table. Ne t'avise pas de dire une chose
pareille.
— Je n'ai rien dit, rétorqua Chantai en levant les deux mains
et en s'éloignant d'un air hautain.
— Tu empoisonnes miss Madison, et j'irai trouver le maître !
fit Lela en la menaçant de la pointe de son couteau. Tu ne vas
pas ruiner la vie de notre famille. J'ai des enfants et des petits-
enfants qui mangent, dorment et travaillent ici. Tu ne leur feras
pas de mal. Tu m'entends, vilaine poule que tu es ?
— Je ne le ferai pas, dit Chantai.
Elle soupira et se dirigea vers la porte en balançant les
hanches.
— Chantai sait qu'il y a des moyens plus doux d'attirer le
coq...

— Merci beaucoup, tante Kendra, de m'amener ici


aujourd'hui.
Madison essaya de ne pas se tortiller sur le rude siège de
bois. Elle était assise à côté de sa tante dans le chariot qui sautait
sur le chemin.
— J'ai demandé à Jefford de voir comment le rhum était
fabriqué, mais il m'a répondu que les femmes ne devaient pas
s'approcher de la distillerie.
— Oh, sornettes !
Lady Moran inclina son ombrelle peinte de perroquets
colorés pour mieux voir sa nièce.
— Il y a une vieille superstition qui dit que les femmes ne
doivent pas entrer dans la salle où l'on fait bouillir le jus de
canne. Une sottise, bien sûr.
Elle fit un geste de la main.
— Néanmoins, je trouve plus facile de respecter les règles
des indigènes parmi lesquels je vis, où que ce soit.
— Etait-ce la même chose en Inde ?
— Ah, vous êtes curieuse de la période que j'ai passée là-bas,
n'est-ce pas ?
Lady Moran prit la main gantée de sa nièce.
— Un jour, je vous raconterai cette grande aventure.
Elle sourit, mais ce sourire parut triste à Madison.
— Mais ce n'est pas encore le moment, dit doucement la
jeune fille, ne voulant pas chagriner sa tante.
— Non, ce n'est pas le moment. Et regardez, nous arrivons.
Le chariot, tiré par une paire de mules et conduit par Punta
accompagné d'un de ses fils — pénétra dans une grande clairière.
Madison aperçut un bâtiment délabré qui semblait être perché
depuis une bonne centaine d'années au bord d'une colline
rocailleuse. Une sorte de poêle géant reposait de façon précaire
sur un escarpement, avec un gros tuyau qui entrait dans le
bâtiment. Madison plissa le nez en inhalant une odeur âcre qui
devait être celle du jus de canne en train de bouillir.
— C'est une odeur à laquelle on s'habitue, chérie, dit lady
Moran en tapotant le genou de sa nièce. Comme le goût du rhum.
Vous vous y ferez, comme moi.
Le chariot s'arrêta à la lisière de la clairière et Kendra se leva
tout de suite, attendant impatiemment que le fils de Punta l'aide à
descendre. Tandis que Madison attendait son tour, elle observa
les hommes qui travaillaient. Deux Jamaïcains musclés, d'une
vingtaine d'années, enfournaient des brassées de feuilles de
canne sèches dans le poêle.
Trois autres s'affairaient à charger des tonnelets de bois sur
un chariot. Un autre chariot conduit par deux garçons de treize
ou quatorze ans arriva dans la clairière avec une cargaison de
tiges et de feuilles.
L'attention de Madison était attirée par les deux hommes
debout près du poêle. Ils étaient torse nu et pieds nus, ne portant
qu'un pantalon coupé aux genoux. De la sueur ruisselait sur leurs
tempes, à cause de la chaleur du fourneau et de la rapidité avec
laquelle ils l'alimentaient. Le plus mince des deux lui rappela
Cundo, le docker qu'elle avait peint à Londres avant son départ.
Penser à Londres et à Boxwood Manor l'attrista, pas parce
que sa maison et les siens lui manquaient, mais parce qu'ils ne lui
manquaient pas.
— Je dois savoir exactement ce qui est fait ici, dit-elle quand
le fils de Punta l'aida à descendre, l'Angleterre vite oubliée.
— Par ici, Punta, ordonna Kendra en faisant un signe à son
domestique. Nous serons parfaitement bien à l'ombre, sous ce
bananier, n'est-ce pas, Madison ?
— C'est parfait, répondit Madison en souriant. Oui, on peut
placer le chevalet à cet endroit, dit-elle au fils de Punta.
Elle se pencha dans le chariot pour prendre sa boîte de
peinture. Sa tante s'installa sur sa chaise et prit son ombrelle des
mains de son serviteur.
— A présent, n'avez-vous pas dit que vous aviez des visites à
faire ? lui demanda-t-elle.
— La cousine de ma femme, acquiesça Punta. Mais ce n'est
pas...
— Taratata. J'imagine que Madison en a pour des heures et je
serai très bien à rester assise en sirotant mon punch. Vous avez
bien apporté mon punch et le panier préparé par Lela ?
Le fils de Punta arriva avec une petite cruche en poterie dans
une main et le panier dans l'autre.
— Maîtresse, dit-il en s'inclinant et en déposant les
provisions à côté de Kendra.
— Parfait. Maintenant, filez, Punta. Profitez de votre après-
midi, tous les deux.
— Si vous vous fatiguez, miss Kendra...
— Je ne me fatiguerai pas, rétorqua-t-elle d'un air indigné. Et
si cela arrivait, je pense que je suis tout à fait capable de
conduire ce véhicule sur deux miles jusqu'à la maison, vous ne
croyez pas ? Après tout, j'ai bien mené un cortège d'éléphants à
travers la moitié de l'Inde, pendant la mousson.
Punta inclina la tête avec respect, en réprimant un sourire.
— Je sais que vous en êtes capable.
Il jeta un coup d'oeil à Madison, qui fixait sa tante avec
étonnement.
— Tout ira bien, Punta, dit-elle. Une femme qui peut mener
un cortège d'éléphants peut certainement conduire deux vieilles
mules. Je vous en prie, allez voir votre cousine.
Punta et son fils s'enfoncèrent dans la jungle et Madison se
mit au travail. Elle ajusta la hauteur de son chevalet, posa la toile
dessus et disposa ses peintures sur une souche.
— A ce que je comprends, la canne à sucre est d'abord
coupée et pressée.
— Dans l'appentis derrière le bâtiment de l'alambic, répondit
Kendra en se servant un verre de punch. Le jus tombe dans un
réceptacle, puis dans des chaudrons en cuivre. Ce fourneau sert à
le faire bouillir. Ensuite, on ajoute de l'eau et le mélange
fermente dans ces tonneaux de bois pendant huit à dix jours.
Madison plongea son pinceau dans la peinture, sachant déjà
quelle combinaison de couleurs elle devait utiliser pour rendre le
ton de la peau des Jamaïcains.
— Alors il est prêt à être expédié ?
— Juste ciel, non !
Kendra s'adossa à sa chaise et prit l'éventail en bambou que
Punta lui avait laissé.
— On fait bouillir de nouveau le mélange fermenté. A une
certaine température, l'alcool se forme et passe dans des
serpentins.

Madison releva les manches de sa robe bleu pâle. Lorsqu'elle


passa son pinceau sur la toile, le bracelet en argent que lui avait
offert son père tinta agréablement. Il faisait très chaud et humide,
mais elle ne s'en souciait pas. Elle avait ses peintures et sa tante,
c'était une journée parfaite. Rien ne pouvait la gâcher, sauf peut-
être une rencontre avec Jefford, mais il devait être occupé à
Kingston, avec d'autres planteurs de café anglais.
L'heure qui suivit, Madison peignit et bavarda avec sa tante,
tandis que son tableau avançait bien. Après avoir reproduit le
poêle et le flanc de la colline, elle travaillait sur le premier
homme, qui avait un foulard rouge sur la tête.
Kendra devint silencieuse et, en lui jetant un coup d'œil, la
jeune fille s'avisa qu'elle s'était endormie. Elle sourit tendrement
et reprit sa peinture.
Un chariot arriva alors, et Madison nota avec intérêt qu'il y avait
deux Chinois à bord. Le véhicule contourna la clairière et s'arrêta
près du quai de chargement rudi-mentaire, mais, cette fois, les
hommes qui sortaient de l'alambic ne se mirent pas à charger des
tonnelets.
L'un des Chinois cria quelque chose dans sa langue, puis
demanda dans un mauvais anglais que l'on charge son chariot.
Les Jamaïcains secouèrent la tête comme s'ils ne
comprenaient pas. Le plus grand des Chinois s'énerva et désigna
d'un geste impatient les tonnelets et le chariot.
Un Jamaïcain croisa les bras sur son torse nu et s'assit sur
l'un des tonneaux.
Tout à coup, l'air chaud et humide de la jungle sembla lourd
de tension. Madison posa son pinceau, se demandant si elle
devait réveiller sa tante. Les deux Chinois agitaient maintenant
leurs poings et vociféraient dans un mélange de chinois,
d'anglais et de français.
Les deux Jamaïcains qui s'occupaient du poêle s'arrêtèrent et
s'approchèrent du quai de chargement. Les voix des hommes
résonnaient à travers les arbres, étouffant les bruits de la jungle.
D'autres Jamaïcains sortirent du bâtiment de l'alambic.
— Tante Kendra ! chuchota Madison en se rapprochant
lentement de la chaise de sa tante, ne voulant pas attirer
l'attention sur elle. Tante Kendra ! répéta-t-elle, posant une main
sur son bras.
Kendra se réveilla en sursaut. Madison parla à voix basse,
sans quitter les hommes des yeux.
— Il semble qu'il y ait un désaccord, là-bas.
— Quoi ? Qu'y a-t-il, chérie ? marmonna lady Moran, mal
réveillée.
Madison leva légèrement le bras en direction du quai.
— Je pense que les Chinois veulent que les Jamaïcains
chargent les tonneaux, mais ceux-ci refusent. Je crains qu'il n'y
ait une bagarre.
— Oh, ciel !
Kendra soupira et se leva avec raideur.
— Dieu me garde des hommes et de leur combat incessant
pour affirmer leur virilité.
Elle prit le bras de Madison.
— Cela concerne ce qu'ils ont dans leurs pantalons, vous
savez.
Madison dévisagea sa tante avec de grands yeux, ne sachant
que répondre.
— Venez, venez, chérie, rejoignons le chariot.
— Le chariot ? Vous ne voulez pas intervenir et régler cette
affaire ?
— Madison, ma douce. Ce sont des machettes qu'ils ont dans
leur ceinture. Avez-vous une machette ?
— Non.
Madison accompagna lentement sa tante au chariot.
— Moi non plus. Et je ne vais pas m'interposer entre eux.
Grimpons dans le chariot, faisons demi-tour et rentrons vite à la
maison. J'enverrai quelqu'un chercher Jefford.
— Mais il sera peut-être trop tard !
Madison regarda l'attroupement. Le Jamaïcain était toujours
assis sur le tonnelet, mais les autres se pressaient derrière lui.
Lady Moran s'appuya sur son épaule pour se hisser dans le
chariot. Ce faisant, elle ferma les yeux et tressaillit.
— Allez-vous bien ? demanda Madison à voix basse.
Sa tante rouvrit les paupières et s'installa sur le banc.
— Je vais bien, dit-elle en prenant les rênes. Maintenant,
courez chercher votre toile. Juste la toile, chérie. J'enverrai
Jefford chercher le reste de vos affaires.
Madison retourna en courant sous le bananier. Juste comme
elle prenait sa toile, elle entendit crier un homme. Elle se tourna
et vit le Jamaïcain assis qui levait son pied nu et poussait l'un des
Chinois. Comme la bagarre qu'elle avait vue dans le champ de
canne au début de la semaine, les hommes se jetèrent
brutalement les uns sur les autres, en l'espace d'un instant.
— Madison ! cria Kendra en amenant le chariot vers elle.
Pressez-vous, chérie !
Alors un homme à cheval surgit des arbres en criant et
Madison serra sa toile sur sa poitrine.
C'était Jefford.
— Je vous paye pour travailler ! tonna-t-il par-dessus la
mêlée. Pas pour vous battre ! Arrêtez tout de suite ou vous irez
tous ramasser des ananas pour Thomblin !
L'un des Chinois, qui venait d'être frappé par un Jamaïcain,
voltigea en arrière et échoua sur le chariot, mais tous les autres
se figèrent.
— Johnny Red ! cria Jefford en indiquant le modèle de
Madison. Retournez au poêle ! Barkley...
Le Jamaïcain qui avait parlé le premier aux Chinois se remit
debout et redressa un tonnelet de rhum. Par chance, bien que
plusieurs aient roulé, aucun ne s'était ouvert.
— Monsieur Jefford, Chen dit que nous devons charger les
tonnelets. Nous avons un accord. Les Jamaïcains ne chargent pas
le rhum des Chinois. Chen doit charger ses tonnelets.
Il cracha sur le côté avec dégoût.
— Lon, Chen ! cria Jefford en contournant le chariot des
Chinois. Prenez votre chariot et partez d'ici !
— Monsieur Jefford, sir, fit le chef des Chinois. On a été
envoyés pour...
— Demain ! coupa Jefford. L'équipe chinoise est prévue
pour demain. Vous reviendrez demain, c'est compris ? Et si Lo
Fen a un problème avec ça, il n'a qu'à venir me voir.
Il regarda autour de lui.
— Remettez-vous au travail, tous !
Les deux Chinois montèrent dans leur chariot et s'en allèrent
vivement. Les Jamaïcains se dispersèrent. A ce moment-là
seulement, Jefford fit volter son cheval et se dirigea vers
Madison et le chariot de Kendra. Elle n'aurait pas pensé qu'il les
avait vues.
Il alla droit sur elle.
— Vous fomentez encore des émeutes, Madison ?
Elle se renfrogna.
— Certainement pas. Je croyais que vous étiez à Kingston.
— Quelque chose m'en a empêché. Maintenant, dites-moi ce
que vous faites là toutes les deux, sans gardes.
Il regarda sa mère.
— Vous, au moins, devriez savoir qu'il faut être prudent.
— Ne prenez pas ce ton avec moi.
Kendra lança une œillade à sa nièce et haussa le nez.
— Madison et moi nous apprêtions à rentrer.
— Je m'en doute.
Il sauta à bas du cheval qu'il montait à cru, semblant aussi à
l'aise sans selle qu'il l'avait été en mer. Madison se demanda s'il
y avait quelque chose qu'il ne faisait pas bien.
Il prit la toile des mains de Madison.
— Attention, elle n'est pas sèche, l'avertit-elle.
— Montez dans le chariot.
— Ne me parlez pas comme si j'étais une enfant ou une
imbécile ! riposta-t-elle. Je veux mes peintures et mon chevalet.
Elle commença à s'éloigner, mais il la retint brutalement par
le bras. Puis il approcha sa bouche de son oreille et elle eut
soudain trop chaud.
— Montez dans le chariot, répéta-t-il.
— Pourquoi sommes-nous pressés, maintenant ? Tout est
fini.
Elle lui arracha son bras.
— C'est vraiment faire trop de bruit pour rien.
— Vous ne penserez pas que ce n'est rien quand Chen et Lo
reviendront avec vingt cousins et des machettes aiguisées, siffla-
t-il. A présent, montez !
Il attacha son cheval à l'arrière du chariot et se dirigea à
grands pas vers le chevalet. Madison agrippa le côté du chariot et
réussit à monter avant qu'il revienne, et jette sa boîte de peinture
et son chevalet derrière le siège. Kendra enjamba le banc avec
une agilité surprenante.
— Asseyez-vous là à côté de Madison, dit-elle à son fils.
Jefford se laissa choir sur le banc, son coude frôlant le bras
nu de Madison lorsqu'il prit les rênes. Elle s'écarta, troublée,
essayant d'éviter de le toucher.
Le chariot s'ébranla et ils passèrent devant les deux chaises
qui restaient sous le bananier. Madison aperçut le panier du
pique-nique.
— Attendez ! Le panier du déjeuner ! s'écria-t-elle en se
levant à moitié.
Il la rabattit avec rudesse sur le siège.
— Madison, grommela-t-il. Je vous préparerai un autre
maudit pique-nique !
Sashi sortit du jardin par le portail du fond, regardant derrière
elle. Elle portait sur la hanche un grand panier tressé. Si
quelqu'un lui demandait ce qu'elle faisait, elle pourrait aisément
répondre qu'elle allait chercher des fleurs. Elle disposait chaque
jour des fleurs fraîches dans les pièces et, même si elle en
coupait souvent dans le jardin, elle aimait aussi se procurer
d'autres espèces dans la jungle pour orner les tables de la salle à
manger, ainsi que les chambres de lady Kendra et de sa nouvelle
maîtresse.
Ne voyant personne à part Madison occupée à peindre sous
sa véranda, Sashi contourna un mur en ruines qui avait été là
avant que Windward Bay soit construit. A ce que l'on disait, ce
mur était tout ce qui restait de l'ancienne demeure qui avait été
saccagée et brûlée par des pirates un siècle plus tôt.
Une main jaillit et lui saisit le poignet, et elle ne put réprimer
un couinement de surprise.
— Chut ! murmura George en l'attirant dans ses bras.
Elle lâcha son panier et lui passa les bras autour du cou.
— Vous êtes venu.
— Bien sûr, que je suis venu. Vous avez eu mon billet, n'est-
ce pas ?
— Ce n'est pas bien, chuchota-t-elle. Vous ne devez pas faire
cela à vos parents.
— Pas bien ?
Il l'embrassa sur la joue.
— Comment peut-il ne pas être bien d'aimer, Sashi ?
— Vous ne devez pas désobéir à vos parents, murmura-t-elle
en fermant les yeux et en pressant ses lèvres sur les siennes,
incapable de s'en empêcher. Désobéir à ses parents...
— Je ne leur ai pas désobéi.
Il repoussa ses cheveux noirs et soyeux de son front.
— Regardez-moi, Sashi.
Elle ouvrit les yeux et les plongea dans les siens, qui étaient
d'un marron si pâle qu'ils paraissaient dorés. Elle était si
effrayée, et pourtant, en l'espace de deux semaines, cet homme
blanc était devenu son univers.
— Oui ?
— Pas une fois mon père ne m'a dit : « Ne tombez pas
amoureux de cette jeune Hindoue, Sashi. » Il n'a pas dit non plus
: « N'allez pas à Windward Bay pour la rencontrer en secret et
couvrir son visage de baisers. »
Il embrassa ses joues, son front, son nez.
Sashi rit doucement.
— Vous savez ce que je veux dire.
Il passa sa paume sur sa joue, son pouce caressant sa lèvre
inférieure.
— Je sais ce que vous voulez dire, répondit-il gentiment.
Mais je vous le dis : si mon père ne veut pas vous accepter
comme la femme que je souhaite épouser, la femme que j'aime,
alors je renoncerai volontiers à tout, le titre, l'argent et les terres.
J'abandonnerai tout pour vous, Sashi, mon amour. Je deviendrai
un domestique auprès de vous juste pour pouvoir voir votre
visage à côté de moi chaque matin, dans mon lit, ajouta-t-il
passionnément.
Elle lui couvrit la bouche de sa petite main, craignant que
quelqu'un puisse l'entendre.
— Chut ! Ne dites pas de telles choses. Vous ne mesurez pas
la chance que vous avez d'avoir des parents qui vous aiment, une
sœur...
— Je suis désolé. Vous avez raison.
Il caressa son épaule, nue au-dessus de son sari.
— Je ne devrais pas parler ainsi alors que vous êtes
orpheline.
Elle secoua la tête.
— C'est plus que cela, mon amour.
Elle lui toucha la joue, étourdie rien que de sentir sa peau
sous ses doigts. Que d'inhaler son parfum.
— Vous avez un devoir envers votre père, votre mère et
votre sœur. Envers vos ancêtres.
George fit signe que non.
— Je m'en moque. Je veux être avec vous, toujours. Je
parlerai de nous à mon père et, s'il ne veut pas vous accepter,
nous nous enfuirons et nous marierons.
— Non, ne dites pas cela.
Elle pressa ses doigts sur ses lèvres pour le faire taire.
— Promettez-moi de ne pas lui parler. Pas encore.
— Sashi...
— Promettez-le moi, insista-t-elle. Ecoutez-moi. Il y a
quelque chose dans l'air, ici. Pas seulement à Windward Bay.
Des changements. Je le sens.
Elle le regarda dans les yeux.
— Promettez-moi de ne rien faire pour l'instant.
Elle retint son souffle, attendant. Finalement, il hocha la tête.
— J'attendrai, mais pas toujours. Je ne peux vous attendre
indéfiniment, Sashi.
— Sashi ! appela quelqu'un depuis le jardin.
— Je dois partir.
Elle s'arracha aux bras de George et se pencha pour ramasser
son panier. Il lui prit la main, l'attira contre lui et l'embrassa
encore.
— Je reviendrai demain soir, si je peux. Guettez-moi du
balcon de Madison.
Elle secoua la tête.
— La jungle est dangereuse, la nuit. Vous ne devez pas...
— Sashi ! appela de nouveau la voix, plus proche. C'était une
autre domestique.
— Demain soir, insista George.
Il la laissa partir et s'enfonça dans la jungle. Hors d'haleine,
Sashi courut vers le portail du jardin.
— Je suis ici ! cria-t-elle. Je cueille des fleurs !

Plus tard ce soir-là, Jefford se tint devant la porte de la


chambre de sa mère, dans l'obscurité, indécis. Il avait besoin de
lui parler, mais il n'était pas certain d'y être prêt. Pas certain non
plus qu'elle soit prête.
Pourtant, cela ne pouvait pas attendre. Il frappa à la porte et
elle s'ouvrit tout de suite. '
— Est-elle encore réveillée ? demanda-t-il à la femme de
chambre.
Maha regarda vers la pièce faiblement éclairée.
— Elle est couchée, mais elle est agitée, ce soir.
— Je le pensais. J'ai vu de la lumière depuis le jardin.
Maha recula, ouvrant la porte plus largement pour le laisser
entrer.
— Comment allait-elle aujourd'hui ? s'enquit-il.
— Elle était fatiguée.
— Mais la douleur ?
— Jefford ! appela sa mère d'un ton bref. Jefford, est-ce
vous?
Il traversa l'antichambre pour passer dans la chambre. La
pièce était doucement éclairée par des bougies. De l'encens
brûlait et les tentures de soie qui décoraient les murs flottaient
dans la brise chaude.
Kendra écarta la moustiquaire de son immense lit, qu'elle
avait fait mettre presque sous la véranda.
— Que murmurez-vous, tous les deux ?
Jefford se pencha et lui baisa la joue. Elle paraissait presque
émaciée, dans sa fine chemise de nuit.
— Oh, un baiser ? Cela doit être sérieux.
Elle se tourna vers Maha.
— Vous pouvez partir, ma bonne. Allez rejoindre votre mari.
Jefford peut s'occuper de moi.
Maha lui jeta un coup d'œil. Il hocha la tête.
Il attendit que la porte se referme, puis il prit une chaise à
dossier bas que sa mère utilisait devant sa coiffeuse et la tira
jusqu'au lit, la tourna et s'assit à califourchon.
— Vous nous avez manqué au dîner, à Madison et à moi, dit
Kendra.
Il ne fit pas de commentaire, car il n'avait ni le temps ni
l'énergie de se disputer ce soir-là avec sa mère au sujet de sa
nièce. En outre, il s'était déjà disputé avec une femme et n'avait
pas envie de recommencer. Chantai était venue dans sa chambre,
roucoulant et jouant des hanches, et elle était repartie en lui
lançant une excellente bouteille de rhum.
— J'ai rencontré certains des hommes, déclara-t-il. Il y a eu
un autre soulèvement. Au nord de Port-Royal, cette fois-ci.
Il se pencha en avant et pressa la paume de sa main sur son
front.
— Si près d'ici, murmura Kendra en détournant les yeux,
puis en le regardant de nouveau. C'est grave ?
— C'est grave.
— A quel point, Jefford ?
Il abaissa sa main et plongea son regard dans celui de sa
mère.
— Assez grave pour que je pense que nous devons nous en
entretenir avec les Rutherford et Thomblin. Assez grave pour
qu'il soit peut-être temps de prendre des dispositions, si nous
devons nous enfuir.
14

Carlton se tenait pieds nus sous sa véranda, vêtu de son


peignoir de soie. Il buvait son café et admirait la belle vue qu'il
avait devant lui. L'été à la Jamaïque était indéniablement brûlant,
mais les fleurs qu'il produisait durant ces mois accablants
valaient la peine de subir l'inconvénient de températures élevées.
Il considéra fièrement la nouvelle espèce d'orchidée qui avait
commencé à fleurir dans un massif juste au-dessous de la
véranda de pierre. L'Ansellia africana donnait d'exceptionnelles
fleurs de couleur chartreuse, avec des points bruns et une langue
jaune. Kendra lui envierait ces spécimens quand elle les verrait.
Cette pensée lui mit un goût aigre dans la bouche et il cracha
son café. D'après Jefford Harris, il y avait une agitation
grandissante dans l'île. Carlton accordait fort peu d'attention à
ces événements ; il avait beaucoup d'autres soucis en cette
période, poursuivi qu'il était par les collecteurs de factures et
autres fournisseurs mécontents.
Ce soir-là, Harris avait convoqué une réunion secrète avec sa
mère et les Rutherford, et il avait été invité. Quelque chose à
propos d'un plan, si les familles jugeaient nécessaire de quitter
l'île. Carlton pensait que Jefford était paranoïaque ; les indigènes
se battaient depuis des années, depuis que les esclaves avaient
gagné leur indépendance dans les années trente. Si les Anglais
avaient simplement le courage d'abattre quelques fauteurs de
trouble et de pendre deux ou trois Haïtiens, les travailleurs se
calmeraient, retourneraient à leurs champs et cesseraient de
parler de meilleures conditions de travail et de salaires justes.
Il soupira. Malheureusement, il ne se sentait pas en position
de s'opposer à lady Moran. Elle avait trop d'influence dans l'île.
C'était son amitié qui lui permettait de surnager certains mois.
Il versa le reste de son café dans l'herbe, prenant soin de ne
pas toucher les orchidées. Il mettrait donc son plus beau
costume, retrouverait ses voisins et écouterait ce qu'Harris avait
à dire. En outre, si les indigènes se mettaient sérieusement à
brûler des maisons anglaises, il n'avait certainement aucune
envie d'être pris dans la mêlée. Il n'était pas entièrement opposé à
l'idée de trouver un autre point de chute, par ailleurs, car il était
possible qu'il ne soit plus si bien vu en Jamaïque, de toute façon.
Avec les rumeurs concernant une prochaine saisie de sa
plantation et une éventuelle vente aux enchères pour payer ses
dettes, il se pouvait de fait que ce soit le moment opportun pour
lui de se tourner vers de nouveaux projets.
Carlton rentra dans sa chambre et son regard se porta sur le
lit.
— Jonathan ! cria-t-il, agacé.
Un beau jeune quarteron portant seulement des culottes
courtes et serrées apparut immédiatement sur le seuil.
— Milord ? demanda-t-il en gardant les yeux fixés sur les
dalles.
— Enlève ces draps du lit sur-le-champ. Brûle-les !
— Oui, milord.
Le jeune garçon traversa la pièce en courant et saisit une
brassée de draps ensanglantés.
Carlton tourna le dos.
— Remets des draps propres et prépare-moi un bain.
— Oui, milord, marmonna le serviteur en sortant à reculons.
Tout de suite, milord.

Madison était assise dans le jardin, à l'ombre d'un immense


palmier oreille d'éléphant, et tapotait un tableau de la pointe d'un
petit pinceau. Deux petites filles vêtues de robes colorées
trônaient sur le balcon, balançant leurs jambes brunes, pendant
que leurs mères installées derrière elles écossaient des haricots.
Elles prenaient vie sur la toile.
Depuis un peu plus d'un mois que Madison était arrivée à la
Jamaïque, elle pensait qu'elle s'était bien adaptée. De plus en
plus souvent, lorsqu'elle s'éveillait le matin, elle revêtait une des
robes amples, aux tons vifs, que sa tante semblait posséder à
foison. Dans ces tenues légères, Madison avait l'impression de
faire davantage partie du monde autour d'elle, un monde qui
paraissait bien l'accueillir. Partout où elle allait peindre, les
hommes, les femmes et les enfants qui travaillaient la terre
semblaient l'accepter aussi aisément qu'ils acceptaient les lézards
qui traversaient leur chambre ou les perroquets qui jacassaient
devant chez eux le matin de bonne heure.
En entendant la voix de Jefford, Madison déplaça son regard
sans tourner la tête. S'il savait qu'elle le regardait, cela ne ferait
qu'accroître son ego déjà trop développé.
Les choses avaient été très étranges à Windward Bay la
dernière semaine, et Madison était curieuse de savoir ce qui se
passait. La maisonnée d'ordinaire détendue semblait soudain
suivre des programmes rigides et il y avait beaucoup d'agitation,
à mettre les pièces en ordre et à constituer des provisions.
Kendra et Jefford agissaient bizarrement, eux aussi mais, quand
Madison les interrogeait, ils lui affirmaient tous les deux qu'il n'y
avait pas de quoi s'inquiéter.
Ce qui ne l'inquiétait que davantage.
Et puis, deux jours plus tôt, sa tante et Jefford étaient partis
en calèche à la fin de l'après-midi, disant qu'ils avaient un
rendez-vous à Kingston. Lorsqu'elle avait demandé si elle
pouvait les accompagner, lady Moran avait répondu qu'elle ne
pourrait que s'ennuyer pendant leur visite chez un avocat et lui
avait promis de l'emmener en ville un autre jour où elles
pourraient faire des courses convenablement. Madison avait eu
la nette impression qu'ils n'allaient pas à Kingston, mais,
jusqu'ici, elle n'avait pu découvrir où ils s'étaient rendus.
Du coin de l'œil, Madison vit Jefford qui s'engageait dans le
jardin. Inclinant son chapeau de paille de façon qu'il ne puisse
voir son visage, elle l'observa. Il était pieds nus, en pantalon
court, portant une chemise blanche sur son épaule.
Sashi avait mentionné qu'il existait non loin du jardin une
petite cascade et un bassin naturel où beaucoup des domestiques
de Windward Bay allaient nager. En regardant Jefford sortir par
le portail du fond, elle se demanda si c'était là qu'il allait.
Elle essuya la sueur qui perlait au-dessus de sa lèvre
supérieure et songea combien il serait agréable de tremper
les pieds dans l'eau fraîche. Puis elle se leva, prenant son carnet
de croquis et une petite boîte de crayons. Elle jeta un coup d'œil
autour d'elle ; personne ne lui prêtait attention. Sa tante dormait
sur une chaise longue sous la véranda, devant la salle à manger,
et les deux femmes aux haricots avaient disparu dans la maison
avec leurs filles, se rendant probablement dans la cuisine.
Remontant les manches de son corsage blanc à pois, Madison
suivit avec décontraction l'allée de pierre qui menait au portail.
En marchant, elle étudia avec intérêt les fleurs aux couleurs
vives et les larges fougères. Arrivée à l'arcade, elle lança une
dernière œillade à sa tante endormie et sortit.
— Miss Madison ?
Elle s'arrêta net, pirouettant sur elle-même.
— Punta. Juste ciel, vous m'avez fait peur.
Serrant son carnet et ses crayons, elle pressa une main sur
son cœur qui tambourinait.
— Vous allez quelque part, miss ? Je devrais vous
accompagner ?
— Non... non, ce n'est pas la peine. J'étais juste...
Elle leva les yeux, suivant du regard la piste qui pénétrait
dans la jungle.
— Je me dépêchais pour rattraper monsieur Jefford.
Elle désigna son bloc.
— Pour... pour lui montrer ce croquis d'une plante qui
l'intéressait.
Punta hocha la tête, fronçant ses sourcils noirs.
— Pressez-vous, alors, miss.
Il indiqua la direction que Jefford avait prise.
— Je suis sûr que vous le rejoindrez vite. Vous savez qu'à la
fourche vous devez prendre à gauche.
— A gauche, oui.
Madison acquiesça et se hâta de passer devant Punta.
— Merci !
Elle pouvait encore voir le toit de la maison derrière elle
quand elle tourna à gauche, et elle ne s'était pas avancée
beaucoup plus loin lorsqu'elle commença à entendre un bruit
d'eau. Le terrain devint soudain plus rocailleux et elle ralentit son
allure.
Le bruit de l'eau se fit plus fort et elle suivit un chemin étroit
qui semblait être souvent fréquenté. Devant elle, les arbres
s'éclaircirent et elle aperçut une ravissante cascade. Elle n'était
pas très haute, pas plus haute que la maison, mais l'eau claire,
bleu-vert, qui tombait des rochers n'en était pas moins
impressionnante. Même à distance, Madison pouvait sentir que
l'air empli de brume était plus frais, un soulagement agréable paf
une journée aussi chaude.
En s'approchant de la clairière où devait se trouver la nappe
d'eau dont Sashi lui avait parlé, Madison quitta le sentier. Elle se
figea au son d'une voix masculine. Une autre voix s'éleva,
définitivement féminine.
Maudit soit Jefford ! Il retrouvait Chantai en cet endroit. Son
visage s'enflamma brusquement.
Des bruits d'éclaboussures et un rire de femme emplissaient
l'air... Madison se réfugia derrière une grosse fougère et l'écarta
pour voir la nappe d'eau. A son vif étonnement, elle découvrit
George Rutherford et Sashi.
George sautait en l'air, montrant ses fesses pâles, et Sashi
gloussait de plaisir, se détournant et révélant sa petite poitrine
nue. Madison lâcha la fougère, choquée.
— On dirait qu'ils nous ont pris de court, non ?
Madison tournoya sur elle-même et trouva Jefford juste
derrière elle, toujours torse nu, sa chemise sur l'épaule.
— Je...
Elle regarda dans la direction du bassin, puis ramena les yeux sur
Jefford, absolument mortifiée.
— J'étais...
— Par tous les diables, Madison, allez-vous vous détendre ?
Il fait très chaud et nous avons tous eu la même idée.
Il la prit par la main et la ramena dans la jungle.
— Toutefois, vous ne devriez pas être seule ici. Pas même
aussi près de la maison. J'ai bien dit à Punta...
— Ce n'est pas sa faute.
Elle le suivit, se baissant pour passer sous une feuille aussi
longue que son bras qu'il soulevait pour elle.
— J'ai menti et lui ai dit que j'allais avec vous, pour vous
montrer un de mes croquis, avoua-t-elle, penaude. Ne soyez pas
fâché contre lui.
— Vous savez, autrefois, sur cette île, les propriétaires
anglais enchaînaient leurs esclaves femmes à leur maison pour
les empêcher de vagabonder. Je sais que nous avons de vieilles
chaînes quelque part. Cela vous ferait sûrement tenir en place,
afin que l'on puisse garder un œil sur vous.
Madison se surprit à rire.
— Où m'emmenez-vous ?
Elle regarda autour d'elle, constatant qu'ils n'avaient pas
repris le sentier mais qu'ils s'enfonçaient dans la jungle.
— Vous vouliez nager, non ?
— Non. Je...
— Oh, allons, Madison. Je n'ai pas l'énergie de me quereller
avec vous aujourd'hui. Allons nous baigner. Puis nous rentrerons
à la maison et vous pourrez me courroucer de nouveau au sujet
d'une chose ou d'une autre, en montant sur vos jolis ergots pour
reprendre nos bonnes habitudes.
Tenant toujours son carnet et ses crayons sous un bras, et sa
main libre dans celle de Jefford, Madison le dévisagea, ne
sachant que dire.
— Vous ne pensez pas que nous devrions...
— Quoi ? Séparer ces deux-là ? Le gentleman anglais et la
servante hindoue ? D'après ce que nous avons pu voir, je dirais
que c'est déjà trop tard, ne croyez-vous pas ?
— Si lord Rutherford découvre...
— Il explosera. Et renverra sans doute George à Londres, ou
l'expédiera dans un tour du monde. Je sais.
Jefford haussa les épaules.
— Mais je pense qu'ils sont amoureux.
Il se détourna pour reprendre leur marche et Madison étudia
l'arrière de sa tête brune. Une fois de plus, Jefford Harris la
prenait complètement de court. Un romantique ? Cet homme
était un romantique ? Celui qui déclarait à sa mère qu'il ne
voulait pas se marier ? Celui qui jurait qu'il ne voudrait jamais
faire naître des enfants dans le monde horrible où ils vivaient ?
— Nous y sommes. Mon bassin secret, j'aime à l'appeler
ainsi.
Il regarda Madison par-dessus son épaule.
— Je suis sûr que ce n'est pas un grand secret, mais c'est
assez loin de la cascade pour que nous ne dérangions pas
Georgie et votre femme de chambre, dit-il en se raclant la gorge.
Il lâcha sa main tandis qu'ils pénétraient dans une clairière
semblable à la précédente. Puis il commença à patauger dans
l'eau.
— Allez, venez, c'est superbe.
Madison posa ses affaires dans l'herbe, près de sa chemise, et
le regarda s'enfoncer jusqu'aux genoux.
— Venez !
— Je ne sais pas nager.
Il grogna et se mit à plat ventre, glissant dans l'onde claire.
Madison alla jusqu'au bord et ôta ses fines pantoufles en
chevreau. Elle n'entrerait pas dans l'eau ; ce serait complètement
inconvenant. Mais il n'y avait pas de raison qu'elle ne puisse se
mouiller les pieds.
— Enlevez quelques-uns de vos vêtements et
venez. Je vous apprendrai, lança Jefford.
Elle crispa les mains sur son corsage.
— Enlever mes vêtements ?
Il se leva, l'eau ruisselant de ses cheveux noirs qui touchaient
ses épaules.
— Pas tous, à moins que vous ne le vouliez, bien sûr. Je n'y
serais pas opposé.
Il sourit largement.
Elle ouvrit grand les yeux, s'efforçant de se sentir offensée.
— Ecoutez, Madison. Je sais très bien que vous avez vingt-
deux couches de dessous vaporeux sous cette jupe. Otez
seulement les deux premières.
Madison hésita. Elle ne pouvait croire qu'elle envisageait
elle-même réellement de se mettre en sous-vêtements pour entrer
dans un trou d'eau où il y avait probablement des serpents. Sa
mère ne se pâmerait pas seulement en entendant une chose
pareille ; elle mourrait d'une attaque.
— Tournez-vous ! cria-t-elle à Jefford.
— Madison, avez-vous oublié quand vous étiez malade, sur
le bateau ? Je vous ai vue avec moins de...
— J'ai dit tournez-vous, ou je rentre.
Il haussa les épaules et se détourna.
— Vous ne pouvez retrouver votre chemin sans moi.
— Restez comme vous êtes.
Elle défit les crochets de sa jupe vert pâle et sortit de ses plis,
puis ôta son corsage blanc. Elle avait déjà les jambes nues, sans
bas, et avait renoncé à son corset et à sa tournure depuis des
semaines, mais elle portait encore une crinoline sous ses robes
anglaises, ainsi qu'un vêtement qui réunissait en une pièce
pantalon et camisole. Il paraissait sensé de quitter sa crinoline
mais, une fois qu'elle serait mouillée, sa combinaison de couleur
pêche serait quasiment transparente.
— Ma peau commence à se friper, lança Jefford. Pour
l'amour du ciel, Madison, cessez d'être aussi prude. Vous vivez
sous les tropiques, à présent.
Il fit un signe de main. \
— Entrez dans l'eau.
Madison ôta sa crinoline et, avant de pouvoir revenir sur sa
décision, elle courut dans l'eau, plus froide qu'elle ne s'y
attendait, et elle retint son souffle. Alors que l'eau lui arrivait au-
dessus des genoux, elle trébucha et tomba de tout son long.
Elle heurta la surface et s'enfonça, mais une main lui saisit le
bras et la releva.
— Vous y êtes.
Jefford lui tapota le dos avec vigueur.
— Vous avez déjà appris la leçon numéro un quand il s'agit
de nager : garder la bouche fermée, déclara-t-il en souriant
largement.
Madison rit, toussa et s'étrangla de nouveau.
— Je vais bien, affirma-t-elle.
— Evidemment !
Il lâcha son bras.
— Maintenant, allons un peu plus profond.
Elle avança prudemment avec lui, couvrant sa poitrine d'un
bras.
— Le principe, expliqua-t-il, c'est de s'allonger sur l'eau, bras
et jambes étendus, et de se propulser en avant.
Il fit une démonstration devant elle.
— Ou en arrière, ajouta-t-il en se mettant sur le dos.
— Pourquoi ne coulez-vous pas ? demanda-t-elle, sceptique.
— Pour des tas de raisons ayant trait au volume du corps et
au poids de l'eau, mais surtout parce que les poumons sont
emplis d'air ; ils agissent comme un ballon.
Il se leva, de l'eau ruisselant sur son torse hâlé.
— Essayez, maintenant.
— D'accord.
Elle prit une grande inspiration.
— Mais ne me touchez pas, précisa-t-elle en levant les deux
mains.
— Je n'y songerais pas. Même si vous sombrez comme une
pierre.
Elle fronça les sourcils.
— Vous pourriez peut-être m'aider un peu, dans ce cas ?
Il éclata de rire.
— Allez, Madison, montrez-moi que vous pouvez nager.
Elle inspira encore, essayant d'emplir ses poumons le plus
possible. Puis elle crispa les paupières, étendit les bras, leva les
pieds... et commença aussitôt à couler.
Avant qu'elle ait le temps de paniquer, toutefois, elle sentit
une main sous son ventre. Jefford la soulevait à peine, mais le
contact de sa main et savoir qu'il était là la fit se détendre, et elle
s'avisa qu'elle flottait. Elle donna un coup de pied, lançant ses
mains en avant, et fut stupéfaite de constater qu'elle avançait.
Elle recommença, levant la tête et inspirant par le nez. Il ôta
sa main, mais elle ne s'en rendit pas compte.
— J'y arrive ! s'écria-t-elle. J'y arrive !
Elle avala une gorgée d'eau et crachota.
— Doucement.
Il la prit par la taille et elle se releva en riant et en
s'étranglant.
— J'y suis arrivée. Pour la première fois.
— Je ne pense pas que j'aie jamais vu quelqu'un apprendre
aussi vite, dit Jefford en repoussant une mèche de cheveux
blonds qui lui tombait dans les yeux. Bien sûr, je suis un
excellent professeur.
— Certainement, acquiesça-t-elle en riant et en essayant de
reprendre son souffle. Maintenant, montrez-moi comment faire
sur le dos. Comme vous le faisiez tout à l'heure.
— Quoi ? Ceci ?
Il tomba en arrière dans une gerbe d'éclaboussures et elle se
détourna en riant.
Il flotta sur le dos, tournant autour d'elle.
— Oui, comme cela, dit-elle.
L'eau était si délicieuse. Elle était fraîche et piquante, et le
soleil était chaud sur son visage.
— C'est assez facile, déclara Jefford en se levant. Allongez-
vous.
Il passa un bras autour d'elle et la renversa en arrière.
— Mais vous devez vous détendre.
Lui faisant entièrement confiance, Madison se laissa aller
contre son bras et leva les pieds. Elle ferma les yeux, incapable
de nier comme il était bon de sentir son bras ferme autour de sa
taille dans l'eau légère.
— Voilà. Parfait, dit-il tranquillement.
Il laissa son bras en place, et quand elle ouvrit les yeux il la
regardait.
— Vous ressemblez à une sirène, ainsi, vous savez. Avec ces
cheveux blonds qui flottent autour de votre tête, ce sourire serein
et ces seins magnifiques.
Madison savait qu'il avait franchi la ligne de la décence,
même sous les tropiques, mais ses mots la traversèrent d'une
bouffée de chaleur.
— Et nous y revoilà, dit-il.
Elle leva ses cils et fixa ses yeux noirs avec témérité.
— Nous y revoilà, murmura-t-elle, subjuguée.
Jefford abaissa lentement la tête vers elle, elle entrouvrit
les lèvres et soupira quand sa bouche couvrit la sienne. C'était si
parfait, s'émerveilla-t-elle.
La langue de Jefford toucha sa lèvre humide... le bord de ses
dents... son palais.
Elle glissa les bras sur ses épaules mouillées, autour de son
cou puissant, se rapprochant de lui, moulant son corps contre le
sien. L'eau, la jungle semblaient tournoyer autour d'eux. Il avait
un goût de café et il se dégageait de lui une émotion qu'elle ne
pouvait définir.
La main de Jefford se posa sur sa poitrine et elle gémit,
choquée par la façon dont ce contact lui semblait bon à travers
l'étoffe mouillée de sa combinaison.
Elle était hors d'haleine, avait besoin d'air. Elle arqua son
cou, écartant sa tête.
— Madison, dit Jefford d'une voix essoufflée en promenant
sa bouche sur son menton, le long de sa gorge, plus bas.
Elle savait qu'elle devait l'arrêter, mais elle ne trouvait pas les
mots pour le faire. Ses jambes, ses bras ne lui répondaient pas.
Il fit glisser ses lèvres sur son sous-vêtement et elle poussa
un cri étouffé quand sa bouche se referma sur un sein. Elle était
transportée par cette révélation.
Elle haleta, enfouissant les doigts dans les cheveux mouillés
de Jefford. Elle voulait le repousser, mais elle ne fit qu'attirer sa
bouche sur son autre sein.
— Jefford, s'il vous plaît..., murmura-t-elle.
— Madison, je ne cesse de rêver de vous, dit-il d'une voix
sourde.
Il frotta sa joue chaude et rêche sur sa poitrine, ce qui envoya
des frissons de plaisir dans tout son corps.
— Je me dis sans arrêt...
— Cochon ! cria une voix aiguë, depuis la berge.
— Chantai ! lança Jefford. Ne t'avise pas de faire ça !
Madison se tourna et vit que l'Haïtienne tenait une grosse
pierre à la main.
— Chantai...
La jeune femme leva la pierre et Jefford bondit dans l'eau,
entraînant Madison avec lui. La pierre frappa avec une précision
étonnante l'endroit où ils se tenaient deux secondes plus tôt.
— Ou menti ! glapit Chantai en créole, en se baissant pour
ramasser une autre pierre. Ou volé moi !
— Je ne t'ai pas menti ! rétorqua Jefford avec colère. Je ne
t'ai jamais fait de promesses, tu le sais.
Elle hissa la deuxième pierre au niveau de son épaule et
Madison s'écarta de Jefford, les bras serrés sur sa poitrine,
pataugeant pour regagner le bord.
— Madison, attendez.
Chantai leva la pierre. Jefford la maudit et plongea dans la
direction opposée à celle du projectile.
— Chantai, écoute-moi ! tonna Jefford en se dirigeant vers
l'autre rive.
Armée d'une autre pierre, cette fois presque aussi grosse que
sa tête, Chantai courut autour du point d'eau, vers lui.
Madison prit pied en vacillant dans l'herbe sèche, attrapa ses
habits et ses chaussures et s'élança dans la jungle, si bouleversée
qu'elle tremblait.
— Madison, s'il vous plaît ! cria Jefford derrière elle.
Attendez juste un...
Le glapissement de Chantai fut suivi d'un autre choc dans
l'eau, et la dernière chose que Madison entendit avant de courir
le long du sentier fut Jefford qui jurait dans un mélange
d'anglais, de français et de créole.
15

Avant que Jefford regagne la maison, il fut interpellé par un


des contremaîtres des Rutherford. Celui-ci lui rapporta que deux
hommes s'étaient battus à coups de poing dans un champ de
canne, avant de tirer des couteaux. Quand lord Rutherford avait
voulu intervenir pour arrêter la bagarre, ils s'en étaient tous les
deux pris à lui. Ils l'avaient fait tomber de son cheval et le vieil
homme avait été obligé de tirer sur un des deux travailleurs pour
se sauver. Une émeute avait failli éclater et le contremaître avait
juste réussi à s'enfuir pour se mettre en sécurité avec le comte.
Jefford était allé chercher George, qui s'ébattait toujours dans
l'eau avec Sashi, et ils étaient immédiatement partis à cheval
pour la plantation Rutherford. Une fois convaincu que le vieux
gentleman était ébranlé, mais n'avait pas de mal, Jefford avait
laissé des gardes derrière lui pour veiller sur la famille. Puis il
était reparti avec ses propres hommes pour trouver les fauteurs
de trouble. Ceux-ci s'étaient cachés ; les villages étaient en
ébullition et Jefford était terriblement inquiet de ce qui pourrait
sortir de la mort de l'Haïtien tué par lord Rutherford.
Il ne rentra à Windward Bay qu'après le dîner. Sa mère était
déjà couchée et Madison s'était enfermée dans ses appartements.
— Madison !
Jefford frappa impatiemment à la porte de sa chambre.
Plus tôt dans l'après-midi, il lui avait fallu un moment pour
calmer Chantai et la renvoyer chez elle, boudeuse, sans que rien
ne soit réglé entre eux. Mais il savait à présent que sa relation
avec la beauté haïtienne était terminée. Et pas à cause de
Madison. Il s'était simplement lassé d'elle, ou quelque chose
comme cela. Il devait juste trouver le moyen de le lui dire
gentiment, en lui assurant qu'elle serait toujours bien traitée, et
de l'ôter de ses jambes.
Il frappa de nouveau, puis noua son poing, et tapa plus fort.
— Madison, je sais que vous êtes là. J'ai vu vos lampes
depuis le jardin. C'est puéril, ouvrez cette satanée porte !
La porte s'ouvrit brusquement devant Sashi qui baissait les
yeux.
— Miss Madison demande de vous dire qu'elle ne se sent pas
bien, sir, déclara-t-elle doucement.
Il regarda par-dessus sa tête. Il pouvait voir deux chevalets
supportant des toiles à la lumière des lampes. Un tableau de la
distillerie était très bon. L'autre était couvert d'une étoffe. Il
pouvait également distinguer une chaise, sur le dossier de
laquelle la robe que Madison avait portée dans la journée était
jetée sans soin. Mais aucun signe de la jeune femme.
Il fut à moitié tenté d'ordonner à Sashi de s'écarter. S'il entrait
de force, Madison serait forcée de lui parler. Non qu'il soit
vraiment sûr de ce qu'il avait à lui dire. Il savait aussi bien qu'elle
qu'ils n'étaient pas faits pour s'entendre — comme de l'eau et du
feu. Ou plutôt comme du feu et du feu.
Le fait était qu'il n'avait pas besoin du genre de femme
qu'elle était, et qu'il lui fallait, à elle, un mari convenable. Un
bon mari anglais. Pas un homme comme lui, partagé en deux,
appartenant à deux peuples et à aucun. Il se moquait de ce que sa
mère envisageait ; Madison et lui n'étaient pas destinés à devenir
des époux. Il n'était pas certain de pouvoir faire fonctionner un
mariage, avec quelque femme que ce soit. Il ne ferait que rendre
Madison malheureuse et il se refusait à lui faire cela. Il se
refusait à le faire à sa mère.
Il supposait qu'il voulait dire à Madison qu'il promettait de se
tenir loin d'elle, à l'avenir. Il n'y aurait plus d'interlude comme
celui qu'ils avaient partagé dans l'eau. Il pinça les lèvres, fermant
les yeux, essayant de ne pas penser au goût de sa bouche, au
contact de ses seins sous ses doigts.
— Monsieur Jefford ? demanda doucement Sashi.
Il rouvrit les paupières.
— Je... Veuillez dire à Madison que je suis désolé qu'elle soit
souffrante. Dites-lui... Dites-lui que je lui parlerai demain.
Sashi inclina la tête avec respect.
— Oui, sir.
Contrarié, soucieux, Jefford passa voir sa mère et fut soulagé
de la trouver endormie. Il renvoya sa femme de chambre, éteignit
les lampes et se retira dans sa propre chambre.
Seul dans la pièce, il ôta ses vêtements sales. Il avait envisagé
de retourner se baigner dans le noir mais, craignant que cela ne
lui évoque d'autres pensées de Madison nue dans ses bras tandis
qu'il la goûtait, qu'il la touchait..., il en avait rejeté l'idée. A la
place, il se contenta de passer un linge humide sur son corps,
puis il se versa un bon verre de rhum et s'étendit sur son lit. En
sirotant l'alcool ambré de sa mère, il étudia le croquis que
Madison avait fait dans le jardin de Boxwood Manor, à Londres.
Il lui semblait que la première fois où il l'avait vue remontait à si
longtemps...
Il grogna, vida son verre et éteignit sa lampe. Donnant un coup
de poing dans son oreiller de duvet, il s'installa pour dormir.
Au milieu de la nuit, du bruit à la fenêtre tira Jefford d'un
profond sommeil.
— Monsieur Jefford ! Monsieur Jefford ! appelait quelqu'un,
du jardin.
Une torche brûlait derrière la vitre et la voix appela de
nouveau, suivie par des coups pressants.
Jefford sauta de son lit, nu, prit un couteau glissé sous son
matelas et courut vers les portes-fenêtres qui donnaient dans le
jardin.
— Punta ?
Il ouvrit.
— La plantation Rutherford, monsieur Jefford. On y a mis le
feu. Il y a des hommes — beaucoup d'hommes — qui marchent
dans la jungle. Ils ont des fusils et des couteaux.
— Où sont lord et lady Rutherford et leurs enfants ? demanda
Jefford d'un ton sourd en enfilant un caleçon qui se trouvait par
terre.
— Dans la jungle. J'ai parlé à l'intendant de lord Rutherford.
La famille est saine et sauve, mais ils se sont enfuis sans rien
d'autre que leur vie.
Jefford enfila une chemise par-dessus sa tête et s'assit sur le
bord du lit pour mettre son pantalon. Sapristi !
Il s'était produit ce qu'il avait craint. Des flammes de haine
avaient été allumées et elles ne seraient pas éteintes jusqu'à ce
que le sol de l'île soit trempé de sang.
— Savez-vous où ils vont ?
— A l'endroit qu'ils doivent rejoindre, c'est tout ce qu'a dit
l'homme de lord Rutherford.
Punta suivit Jefford de son regard noir.
— J'ai pensé que vous sauriez ce que cela voulait dire. Où cela
se trouve.
— Oui. Bon. Est-ce que ce sont des Haïtiens qui ont attaqué la
plantation ?
L'homme que lord Rutherford avait tué était haïtien.
Punta hocha la tête, visiblement terrifié. Mais c'était un
homme courageux, et Jefford ferait en sorte qu'il soit
récompensé de sa loyauté quand tout ceci serait fini.
— C'étaient des Haïtiens, mais aussi des Chinois. Il y a eu des
bagarres entre les deux groupes. Ils veulent tuer les Anglais,
mais ils veulent aussi se tuer entre eux.
— Combien sont-ils ?
Jefford enfila ses bottes et se leva. Punta secoua la tête.
— Je ne sais pas. Beaucoup. Plus de cent, peut-être deux cents.
J'ai pensé qu'ils pouvaient me voir et me tuer. Je suis venu vous
prévenir tout de suite.
Jefford jura à voix basse, alla à son vieux coffre de marine et
sortit un sac qu'il avait préparé quelques jours plus tôt. C'était
tout ce dont il avait besoin.
— Punta, il est possible que nous soyons obligés de fuir la
Jamaïque. Je vais demander des soldats à Kingston, mais il sera
peut-être trop tard d'ici à ce qu'ils arrivent.
Les yeux de l'Hindou se mouillèrent.
— Monsieur Jefford, je ne comprends pas. Ceux qui ont
attaqué la maison ont tué des innocents. Ils venaient pour les
Anglais, mais...
— Punta, écoutez-moi.
Jefford le prit par les poignets.
— Je vais à la plantation Rutherford, pour voir par moi-même
à quel point c'est grave.
— Monsieur Jefford, non ! Vous ne devez pas...
— Punta, nous n'avons pas le temps de discuter. J'ai besoin
que vous alliez réveiller lady Rendra et lui répétiez ce que vous
m'avez dit. Puis je veux que vous alliez chercher votre femme et
vos fils et que vous les rameniez ici. Nous ne pouvons pas
emmener beaucoup de monde avec nous, seulement les
domestiques les plus proches. Ceux qui voudront se joindre à
nous.
Jefford alla à sa table de nuit, prit le carnet de croquis de
Madison et le mit dans le sac de toile qu'il portait à l'épaule.
— Si c'est aussi grave que je le crains, nous devrons quitter
l'île.
— Partir ? Pour aller où ?
Punta se tourna vers son maître qui franchissait déjà la porte.
— Chez vous, Punta, répondit Jefford par-dessus son épaule.

Pas encore complètement réveillée, Madison sentit du remue-


ménage autour d'elle avant de l'entendre vraiment.
— Madison ! Miss Madison ! chuchota Sashi en la secouant.
Réveillez-vous, je vous en prie !
Madison ouvrit les yeux et découvrit plusieurs lampes
allumées dans la pièce, ainsi qu'une pile de sacs en toile et en
cuir qui attendaient, pleins, près de la porte du
couloir. Au-delà de sa chambre, elle pouvait entendre des chiens
aboyer et des serviteurs qui couraient. Il y avait des bruits de
voix partout, dans la maison et dans le jardin ; les gens parlaient
avec des chuchotements affolés, d'autres criaient des ordres.
— Sashi, que se passe-t-il ?
Madison sortit de son lit, encore à moitié endormie.
— Tante Kendra n'est pas...
— Miss Kendra va bien.
La femme de chambre s'éloigna et Madison s'aperçut qu'elle
était vêtue d'un sari et de sandales. Elle porta les yeux sur la
pendule posée sur la cheminée. Il était une heure du matin.
— Qu'est-ce que...
— Miss Kendra dit que vous devez vous habiller. Vite, coupa
Sashi en arrachant les draps du lit. Nous devons nous retrouver
dans le jardin dans une demi-heure.
— Qui, nous ?
Madison restait pieds nus sur les dalles, tournant lentement sur
elle-même.
— Sashi, pourquoi faites-vous des bagages ? Où allons-nous ?
La jeune Hindoue continua tranquillement à mettre les draps
dans des sacs en toile.
— Il y a eu un soulèvement des travailleurs. Ils ont attaqué la
plantation Rutherford. Mis le feu et tué des domestiques.
Le souffle de Madison se coinça dans sa gorge.
— Non ! Les Rutherford ? Sashi... George ?
Des larmes montèrent aux yeux noirs de Sashi et elle regarda
le sac de draps.
— La famille s'est échappée, mais de nombreux serviteurs ont
été massacrés. La maison brûle.
— Si les travailleurs ont attaqué les Rutherford, pourquoi est-
ce que nous...
Madison s'interrompit brusquement, les yeux sur Sashi.
— Nous sommes en danger ? Ils pourraient venir ici ?
demanda-t-elle à mi-voix.
— Nous allons cette nuit dans un endroit où nous serons en
sécurité. Si les hommes qui ont commis ces crimes ne viennent
pas ici, nous reviendrons à la maison, expliqua la femme de
chambre.
Madison attrapa la jupe qu'elle avait portée la veille et l'enfila
par-dessus sa chemise de nuit.
— Et s'ils viennent ici ?
— Nous nous en irons.
— Nous en aller ?
Madison revêtit son corsage blanc froissé et batailla avec les
boutons.
— Où ? Il n'y aura plus un endroit sûr sur l'île !
Sashi tendit une paire de fins bas en coton à sa maîtresse.
— Il n'y aura pas un endroit en Jamaïque où nous serons en
sûreté, confirma-t-elle.
Des larmes montèrent aux yeux de Madison tandis qu'elle
s'asseyait pour enfiler ses bas.
— Il faut que je parle à ma tante. Il faut que je parle
à tante Rendra.
Sashi lui apporta de souples bottillons en peau de chevreau.
— Mettez ceci. Prenez un bonnet.
— Oui. Oui, bien sûr.
Madison bougeait plus vite, à présent, l'esprit échauffé.
— Je vais voir tante Rendra et je vous retrouverai en bas
dans le jardin.
Bien chaussée, Madison quitta sa chambre et courut dans le
long couloir. Des serviteurs s'agitaient partout, on sortait des
meubles, et des sacs pleins de vêtements étaient jetés du haut des
balcons. Il semblait qu'il y avait autant de monde dans le jardin
que dans la maison.
Les doubles portes des appartements de lady Moran étaient
entrouvertes. Madison les poussa et entra.
— Tante Kendra.
— Oui, chérie, répondit Kendra, remarquablement calme.
Madison écarta des tentures de soie et découvrit sa tante
vêtue d'un caftan et coiffée d'un turban vert vif. Elle vidait un
coffret de bijoux étincelants dans un sac.
— Ah, vous êtes habillée.
Kendra sourit en examinant sa nièce.
— Je suis contente de voir que vous n'êtes pas hystérique.
Elle jeta le coffret de bois de rose sur son lit et porta le sac à
Maha, qui était accroupie par terre et fermait un sac en cuir.
— Hystérique, non, certainement pas, dit Madison en
essayant d'attacher ses cheveux emmêlés avec un ruban. Mais je
ne comprends pas ce qui se passe. Sashi dit que nous pourrions
être obligés de quitter la Jamaïque, mais tout le monde se
comporte comme si...
— Nul besoin de nous mettre dans tous nos états, chérie, dit
lady Moran en agitant une main lourdement baguée. Nous
savions tous depuis longtemps que ce jour pourrait arriver.
Elle s'éloigna. Madison la suivit, essayant de rester calme.
— Je ne le savais pas, moi.
— C'est probablement beaucoup de bruit pour rien.
Kendra se mit à ramasser des pots de crème et des boîtes de
poudre sur sa coiffeuse et les jeta dans une caisse posée sur une
chaise.
— Un bon nettoyage est tout ce qui en résultera, à mon avis.
Je suis sûre que Jefford va rentrer bientôt et nous dire que Punta
a grandement exagéré. « Une troupe de cent hommes » et « la
demeure des Rutherford incendiée » ne seront plus qu'une
poignée de cueilleurs d'ananas ivres et un feu dans une poubelle.
— Jefford est allé à la plantation Rutherford ? s'écria
Madison en saisissant le bras de sa tante. Sashi a dit que ces
hommes voulaient tuer des Anglais ! C'est très dangereux !
— Là, là, chérie, dit lady Moran qui lui tapota le dos. Ne
craignez rien. Il faudrait plus qu'une petite émeute pour venir à
bout de notre Jefford. Il sera bientôt de retour et, s'il ne l'est pas,
il nous rejoindra au point de rendez-vous que nous avons décidé
à l'avance. Je suppose que les Rutherford y sont déjà. Tout
comme Carlton. J'imagine qu'il s'y est réfugié à la première
volute de fumée.
Madison pressa une main sur sa poitrine pour calmer les
palpitations de son cœur.
— C'était ce que j'allais vous demander. Lord Thomblin
vient avec nous, n'est-ce pas ?
— Oui, bien que Jefford n'en soit pas très heureux.
Paraissant soudain irritée, Kendra souleva la caisse
de ses produits de toilette et la mit dans les bras tremblants de sa
nièce.
— Je ne peux certainement pas le laisser là. Carlton est ce
qu'il est, mais il reste un ami. A présent, portez cela à la porte, en
sortant. Je vous verrai dans le jardin dans un moment. Il y a des
chariots pour nous transporter, mais vous avez bien fait de vous
chausser solidement, pour le cas où nous devrions nous enfuir en
courant dans la jungle.
— Nous enfuir en courant ? répéta Madison, les membres
figés.
— Ne restez pas au milieu, petite sotte, déclara Maha en
passant près d'elle. Descendez cette caisse dans le jardin et
envoyez un des paresseux fils de Punta chercher le reste. Nous
devons nous presser avant que les révoltés arrivent ici !
Madison prit une grande inspiration et sortit vivement de la
pièce. En descendant l'escalier, elle heurta un petit garçon qui
était assis sur une marche et pleurait. Le temps qu'elle s'avise que
c'était un des petits-fils de Lela et qu'elle le conduise à sa grand-
mère, Kendra était arrivée dans le jardin avant elle, et criait des
ordres. Outre Sashi et Maha, il y avait le mari et la fille de cette
dernière, Punta et sa femme et plusieurs soubrettes hindoues.
Mais aucun signe de Jefford.
Madison déposa la caisse de sa tante à l'arrière du chariot le
plus proche.
— Tante Kendra, Jefford n'est pas revenu ?
— Non, mais nous devons nous hâter.
Lady Moran laissa son fidèle serviteur l'aider à monter dans
l'un des chariots. L'un des fils de Punta surgit soudain de
l'obscurité, sautant par-dessus un massif des précieuses orchidées
de Kendra.
— Père, ils arrivent ! s'écria-t-il. Nous les avons vus
approcher. Ils sont si nombreux ! ajouta-t-il d'un ton haletant. Ils
sont ivres et portent des torches. Ils ont l'intention de brûler
Windward Bay, aussi !
— Miss Kendra, il est temps, dit Punta en regardant sa
maîtresse, ses yeux noirs emplis d'inquiétude.
— Oui, oui, nous y allons. Jefford n'aura qu'à nous
rattraper. Il est peut-être déjà au lieu de rendez-vous, d'ailleurs.
Madison, montez.
Elle considéra sa nièce.
— Essayez de ne pas paraître aussi effrayée, chérie. Ce genre
d'événement, c'est la vie.
Madison agrippa le côté du chariot, levant les yeux vers sa
tante. Des domestiques jamaïcains et haïtiens couraient partout.
Maintenant qu'ils avaient exécuté les tâches qui étaient peut-être
les dernières qu'ils auraient à accomplir à Windward Bay, ils
étaient anxieux de regagner leurs villages avant que les
émeutiers arrivent.
L'un des fils de Punta monta dans le chariot et prit les rênes à
lady Moran. Madison, un peu étourdie, fit quelques pas en
arrière, contemplant les quatre chariots chargés de biens.
— Miss Kendra !
Une voix de femme, familière, se mêla aux derniers ordres
que Punta criait aux domestiques qui partaient. Chantai surgit du
fond du jardin, courant dans l'allée.
— Miss Kendra.
— Chantai, vous devez rentrer dans votre village, dit Kendra
en enfilant des gants en chevreau beige clair. Il ne sera pas
prudent d'être ici quand les émeutiers atteindront ces murs.
— Je ne peux pas, miss Kendra.
Essoufflée, Chantai se jeta contre la roue du chariot.
— S'il vous plaît, laissez-moi venir avec vous. Ici, ils savent
qui est Chantai. Ce qu'elle a fait. S'il vous plaît, missy, supplia-t-
elle en joignant les mains. Ils vont me tuer. Laissez-moi venir
avec vous.
Lady Moran fronça les sourcils.
— Je suppose que vous avez raison. Montez. Mais je vous
préviens : causez-moi le moindre ennui et je vous jetterai aux
poissons avant qu'on quitte le port.
Chantai venait avec eux ?
Madison se détourna, frémissante. Apeurée. En pleine
confusion. Où allaient-ils ? Elle ne pouvait retourner à Londres,
à la vie recluse qu'elle avait menée là-bas !
Et soudain, une pensée la traversa. Ses tableaux ! Ses
peintures ! Ses toiles !
Elle se tourna vers l'escalier extérieur, prenant ses jupes à
deux mains, et se précipita dans la volée de marches, le bruit des
chariots qui sortaient du jardin résonnant derrière elle.
S'arrêtant à la fourche de la route, Jefford essuya la sueur qui
lui piquait les yeux et rajusta la lanière de son fusil sur son
épaule.
— Je veux que vous vous rendiez tous les trois au point de
rendez-vous, sans moi, dit-il aux hommes qui l'avaient
accompagné à la plantation Rutherford — ou ce qu'il en restait.
L'un d'eux était le fils aîné de Punta, Ojar. Le second, un cousin
hindou de Punta, et le troisième un Haïtien. Aucun n'avait de
femme et d'enfants, et ils avaient tous choisi de suivre Jefford où
qu'il aille.
— Je vais aller à la maison voir si tout le monde est parti,
puis je vous rejoindrai à la grotte près de Port Royal.
— Ils sont sur nos talons, dit Ojar. Nous devons faire vite.
— Vous m'avez entendu, grogna Jefford en se détournant.
— De la lumière, sir ?
Ojar tendit une des torches.
— Je serai plus en sûreté dans le noir. Maintenant, dépêchez-
vous. Je ne veux pas que vous tombiez sur ces émeutiers, aucun
de vous n'en sortirait vivant.
Jefford courut dans le chemin familier qui menait à la
maison, l'esprit agité, sachant qu'il avait fait tout ce qui était en
son pouvoir pour aider la cause des travailleurs. Depuis des
années, maintenant, il se doutait que le temps des Anglais en
Jamaïque était révolu et qu'il y avait peu de chances que sa mère
et lui finissent leur vie sur l'île. Mais il aimait tant ce paradis et
cette jungle qu'il avait espéré...
Il franchit en courant la grille de Windward Bay et l'énorme
porte d'entrée, laissée entrouverte, pour pénétrer dans la maison
sombre et silencieuse. Dans le vestibule, il trouva des allumettes
et alluma une lampe à pétrole. Il la détacha de son support sur le
mur et traversa la vaste pièce.
La maison était pleine de fantômes. Tandis qu'il longeait un
couloir, regardant les murs rose pâle, il s'avisa qu'il n'y avait
jamais été seul auparavant. Même s'il n'avait vécu qu'avec sa
mère depuis aussi longtemps qu'il s'en souvenait — il avait trois
ans quand lord Moran était mort —, la grande demeure avait
toujours été emplie de serviteurs. Enfant, il jouait avec les fils de
Punta ou ceux de familles anglaises voisines. Des familles assez
avisées pour quitter la Jamaïque avant d'en être chassées par le
feu ou tuées, pensa-t-il sombrement.
Alors qu'il passait devant le grand escalier, un bruit venant
d'en haut le fit sursauter et il se figea. Otant son fusil de son
épaule, il saisit la crosse en noyer ciré, prêt à tirer, et gravit les
marches en silence.
Le bruit augmenta. Le raclement d'un meuble, un tintement
métallique, quelqu'un qui bougeait rapidement. Des vauriens
volant ce qu'ils pouvaient avant que les travailleurs en colère
atteignent la maison et la réduisent en cendres, pensa Jefford,
furieux.
Il se faufila dans le couloir, posa la lampe et, mettant son
fusil en joue, entra dans la pièce. Un éclair de couleur et un
mouvement vif le firent presque presser son doigt sur la détente.
Madison, à genoux par terre, se tourna brusquement,
terrifiée.
— Comment osez-vous me surprendre de la sorte ? s'écria-t-
elle.
— Madison !
Jefford leva le canon du fusil vers le haut.
— Par tous les diables, que faites-vous ici ?
16

— Vous m'avez fait peur ! fulmina-t-elle, le cœur battant, les


mains tremblantes. Je... j'ai fait tomber mes peintures !
Elle tendit la main vers un pot qui avait roulé sous le lit
dépouillé de ses draps.
Jefford s'accroupit et chassa les cheveux qui lui tombaient
dans les yeux.
— Madison, où sont tous les autres ?
— Ils sont partis pour le lieu de rendez-vous. J'allais les
rattraper. Je suis juste revenue en arrière pour...
— Ma mère ne sait pas que vous êtes ici ? s'exclama Jefford
en ramassant les peintures et les pinceaux et en les jetant dans un
panier. Madison, savez-vous seulement où l'on doit se retrouver
? Savez-vous comment y aller ?
Il criait.
— Je n'en avais que pour un moment ! rétorqua-t-elle, la
lèvre inférieure frémissante. Il régnait une telle confusion,
partout...
— C'est bon, Madison. A présent, écoutez-moi. Nous devons
partir d'ici. Les émeutiers approchent.
— Je comprends.
Elle s'écarta de lui, prit un sac en toile vide et versa le
contenu du panier dedans, peintures et pinceaux, comme elle
avait vu faire à sa tante avec ses bijoux.
— Il reste juste les toiles sur le lit. C'est tout ce qu'il me faut.
— Nous ne pouvons transporter tout cela.
Jefford alla jusqu'au lit, saisissant un grand tableau qui
représentait le jardinier chinois devant un massif d'orchidées
bleu pâle.
— Ces toiles sont excellentes, mais...
— Je ne peux pas les laisser, pas si nous ne revenons jamais.
— Bon.
Jefford grogna.
— Nous pouvons prendre quelques-unes des plus petites,
mais c'est tout.
Il hésita, un tableau à la main.
— C'est moi. Vous m'avez peint de mémoire ?
Il la regarda. Embarrassée, Madison lui arracha le portrait.
— Je tiens à emporter le tableau de champ de canne et celui
de la distillerie.
Elle les prit et les empila sur le portrait.
— Il doit encore y en avoir un petit du jardin, avec des
libellules dans un coin.
Tournant le dos à Jefford, gênée qu'il ait vu le portrait qu'elle
avait fait de lui à la place de Carlton, elle posa les toiles sur un
rideau qu'elle avait décroché et commença à les emballer.
— Le voici. Des libellules.
Elle saisit le tableau sans regarder Jefford, l'ajouta aux autres
et noua les quatre coins du rideau.
— Je peux porter cela sans problème.
Elle se baissa pour prendre le sac de peintures.
— Donnez-moi ça, grommela-t-il en se chargeant du
plus volumineux des sacs. Autre chose ? Des bijoux, des habits ?
Des babioles féminines ?
— Juste les peintures. Sashi a emballé le reste pour moi.
— Bien.
Il prit la lampe sur la table de chevet et s'éloigna.
— Il nous faut partir d'ici au plus vite, par tous les diables.
Madison le suivit dans un escalier du fond et à travers une
porte latérale. Il se dirigeait vers la cuisine adjacente à la maison.
De la lumière semblait venir du nord-ouest et Madison aurait
juré qu'elle entendait des voix.
— Jefford, murmura-t-elle.
— Je sais, dit-il en ouvrant la porte de la cuisine. Mettez de
la nourriture dans le sac. Je vais prendre de l'eau.
Elle prit des petits pains dans un panier et les mit dans le sac,
avec quelques mangues et papayes.
Jefford tourna le robinet d'un tonneau de bois et emplit un
récipient en fer-blanc. Les bruits devenaient plus proches.
— Jefford ! chuchota Madison.
— Allons-y.
Il mit la gourde dans le sac, passa son fusil à l'épaule,
ramassa le paquet de toiles et se saisit de la main de Madison. La
tenant fortement, il la conduisit vers la porte de derrière.
La lumière était plus vive dans leur dos, à présent, les voix
plus sonores. Ils se précipitèrent dans le jardin. Jefford courut à
travers un carré d'herbes que Lela entretenait avec soin, écrasant
les plantes sous ses pas. Tremblant de la tête aux pieds, Madison
le suivait, regardant derrière elle vers le devant de la maison. Des
silhouettes avec des torches franchirent une des arcades. Il y eut
un bruit de verre brisé.
— Madison, il ne faut pas qu'ils nous voient, dit Jefford d'un
ton sourd.
Le jardin était brillamment éclairé tandis que la horde
d'émeutiers se répandait dans la propriété. Certains étaient dans
la maison, et Madison entendit du bois qui se cassait.
Ils contournèrent en courant une plante oreille d'éléphant et
foncèrent vers le portail du fond, mais au lieu de suivre l'allée
Jefford la tira vers la gauche.
— Tante Kendra est partie par là ! protesta-t-elle.
— Ce n'est plus sûr, maintenant.
— Mais je pensais que nous devions retrouver les autres.
Kendra va s'inquiéter...
— Quand elle se rendra compte que nous manquons tous les
deux, elle pensera que vous êtes avec moi. Elle sait que je
n'aurais pas quitté la maison sans vous.
— Mais comment va-t-elle...
— Madison, pour l'amour du ciel, cessez de parler.
Il ouvrit une grille en fer rarement utilisée et s'écarta
pour la laisser passer.
— Allez-y ! lança-t-il d'un ton pressant.
Le cœur battant, Madison courut aussi vite qu'elle le put dans
la jungle, serrant contre elle ses toiles et le sac d'eau et de
nourriture. Il faisait aussi noir que dans un four et il n'y avait pas
de chemin. Des branches s'accrochaient à ses cheveux, des lianes
entravaient ses pieds et ses mains. Des oiseaux dérangés dans
leur sommeil s'envolèrent en claquant des ailes et en piaillant.
— Courez ! dit Jefford en la poussant devant lui.
Elle entendit une détonation et étouffa un cri. Peu après,
Jefford fut de nouveau derrière elle. Il respirait bruyamment.
Madison n'avait aucune idée de l'endroit où elle allait ; elle se
contentait de courir. De la sueur coulait sur son visage et lui
piquait les yeux, et coulait également dans son dos. Elle courut
jusqu'à avoir l'impression que ses poumons allaient éclater.
— Il faut continuer, Madison, insista Jefford.
— Je ne peux pas.
— Vous le pouvez.
Leur avancée dans la jungle obscure était trop difficile pour
qu'ils restent côte à côte, mais Jefford passa devant elle et la tira
en avant quand elle commença à trébucher.
— Je vous en prie..., implora-t-elle. Je dois reprendre mon
souffle.
— Lâchez vos peintures. Je vous en rachèterai d'autres.
— Non, je peux les porter. Ça va aller.
— Juste un peu plus loin. Je connais un endroit où nous
pouvons nous cacher.
— Nous cacher ?
La voix de Madison s'étrangla dans sa gorge.
— C'est bon, Madison, dit Jefford en ralentissant un peu son
allure. Je ne pense pas que quelqu'un nous suive. Mais, par
sécurité, nous allons nous arrêter quelques heures. Vous avez
atteint vos limites.
Elle repoussa les cheveux qui lui tombaient dans la figure.
Ses jambes la lançaient et sa poitrine était douloureuse.
— Je peux continuer, déclara-t-elle.
— J'en suis sûr, mais nous allons néanmoins nous arrêter.
Il désigna un endroit devant eux.
— Juste là.
Il la conduisit dans la clairière de la cascade.
— Il y a une cachette. Quand j'étais petit, je m'y réfugiais
lorsque j'avais fait des bêtises.
Il la reprit par la main.
— Maintenant, quand je vous le dirai, vous devrez me suivre.
Si nous traînons, vos toiles seront mouillées. Ce n'est qu'un
rideau d'eau à franchir. Derrière, il y a une grotte. Vous êtes
prête ?
Madison hocha à peine la tête avant qu'il s'élance à travers la
cascade, la tirant après lui. L'eau aspergea son visage et elle
ferma les yeux, mais un pas de plus et elle se retrouva au sec.
— Où sommes-nous ?
— Derrière la chute d'eau.
Il lui lâcha la main et s'écarta lentement.
— Asseyez-vous.
De nouveau, sa main, forte, serra la sienne.
Elle pouvait sentir l'humidité de la grotte, l'eau qui se
condensait sur les rochers. Il y avait également le léger parfum
des fougères qui poussaient autour de la cascade. Mais ce dont
elle était le plus consciente, c'était de l'odeur de Jefford. L'odeur
de sa peau, de ses cheveux.
Il tenait seulement sa main en l'incitant à se pousser vers le
fond, mais à travers le bout de ses doigts elle avait la sensation
de le percevoir partout sur elle, sur son visage, sur ses lèvres, sur
ses seins qu'il avait caressés. Elle trembla.
— Vous avez froid ?
Il s'assit près d'elle et l'entoura d'un bras.
— Non, répondit-elle dans un souffle. C'est juste...
— Vous ne devez pas avoir peur.
Il promena sa main sur son bras.
— Nous sommes en sûreté, ici.
Il tourna la tête et elle sentit son souffle sur ses joues, sur sa
bouche.
Elle se rendit compte que son corps s'inclinait vers lui. Elle
n'avait pas l'intention de l'embrasser, ni de lui permettre de
l'embrasser, et cependant sa bouche trouva la sienne. C'était
comme s'ils n'avaient pas fini le baiser dans la nappe d'eau, la
veille. Comme si c'était le même.
Madison avait l'impression de flotter dans l'obscurité de la
grotte, avec la cascade qui grondait devant eux, de flotter dans
les bras puissants de Jefford. Tout en l'embrassant, il l'attira sur
ses genoux et elle glissa les mains sur ses épaules, avant
d'enlacer son cou. Elle ne pouvait se rassasier du goût de sa
bouche, du contact de ses bras autour d'elle.
Son cœur tambourinait, son pouls s'emballait tandis qu'elle
explorait de sa langue l'intérieur de ses joues et le voile de son
palais. Jamais, de sa vie, elle n'avait imaginé qu'un homme
pouvait avoir ce goût-là. Lui faire éprouver de telles sensations.
Jefford posa le plat de sa main sur son ventre, puis la fit remonter
jusqu'à sa poitrine. Elle gémit quand son pouce trouva la pointe
d'un sein et elle eut la chair de poule ; elle avait chaud et froid à
la fois. Cherchant à reprendre son souffle, elle lui arracha sa
bouche.
La serrant dans ses bras, Jefford l'allongea sur le dos et
s'allongea sur le côté, baisant la chair tendre de son cou, lui
mordillant le lobe de l'oreille, tandis qu'il caressait toujours ses
seins. La fine étoffe de son corsage s'écarta et il tira sur le lien de
sa chemise de nuit. Elle tomba à son tour et il glissa sa main
fraîche sur sa peau chaude.
Madison soupira et poussa un grognement quand ses doigts
s'emparèrent de nouveau d'un mamelon, vite remplacés par sa
bouche. Il pressa des baisers brûlants entre ses seins. En même
temps, il parcourait sa cuisse de sa main ; trouvant l'ourlet de sa
jupe, il se fraya un chemin sous le tissu. Madison gémit de plaisir
quand elle sentit ses doigts chauds sur l'intérieur sensible de sa
jambe, et des sensations délicieuses la submergèrent.
Jefford glissa la main dans la ceinture de sa jupe et elle en défit
le bouton. Il repoussa le vêtement vers le bas et elle l'écarta d'un
coup de pied quand il s'enroula autour de ses chevilles.
— Madison, Madison, lui chuchota-t-il à l'oreille. Je ne puis
vous dire combien de fois j'ai rêvé de vous toucher ainsi.
La tenant au creux de son bras, il fit glisser sa chemise,
livrant son corps nu à l'air frais.
— Combien de fois j'ai rêvé de vous embrasser ainsi,
murmura-t-il en se penchant sur elle pour promener ses lèvres
sur son ventre plat.
Le souffle de Madison se coinça dans sa gorge lorsqu'il
descendit plus bas. Elle mêla ses doigts à ses cheveux épais, dans
l'intention de l'écarter, mais la tension qui l'habitait était trop
forte, trop impérieuse. Rien d'autre ne comptait que ces
pulsations et son besoin de les satisfaire.
Quand la bouche de Jefford toucha le berceau de douces
boucles blondes entre ses cuisses, elle poussa un cri effrayé... un
cri de délice.
— Chut, l'apaisa-t-il. Tout va bien.
Il caressa son ventre de sa paume.
— Détendez-vous. Laissez-moi vous aimer.
Sa joue rêche pressée contre sa chair sensible était trop pour
qu'elle puisse résister. Contre toute raison, elle sentit son corps
se détendre et s'ouvrir. La langue de Jefford se mit à la taquiner,
à la provoquer, et elle leva instinctivement ses hanches pour se
livrer à ses assauts.
Tout au fond de son corps, quelque chose grandissait. Elle
pouvait sentir son cœur battre si fort qu'elle craignait qu'il ne
s'échappe de sa poitrine. Elle haletait. Elle gémissait. Elle
s'arquait encore et encore pour se livrer aux caresses de Jefford.
Et puis, soudain, sans prévenir, le plaisir qui l'envahissait
explosa en une myriade d'étincelles de volupté. Tous ses muscles
se contractèrent, puis se relâchèrent.
— Oh ! fit-elle dans un soupir. Oh !
Jefford roula sur elle, se soulevant sur ses bras pour ne pas
l'écraser sous son poids.
Madison resta là, les yeux fermés, encore inondée par ces
sensations merveilleuses. Il baisa son cou, sa joue. Ses lèvres.
Elle pouvait sentir son corps dur et viril pressé contre le sien.
C'était si bon, si chaud. Elle haussa ses hanches vers lui, et sentit
qu'il dégrafait son pantalon. Elle savait ce qu'il faisait... ce qu'elle
faisait. Elle savait qu'elle devrait l'arrêter, mais la tension était de
nouveau là, plus forte encore qu'auparavant. Son besoin de
l'assouvir était plus impérieux que sa raison.
Elle sentit le sexe de Jefford raide et brûlant contre sa jambe
nue. Il s'empara de sa bouche et leurs deux langues s'unirent en
une danse que seuls les amants peuvent comprendre.
Ses jambes s'écartèrent de leur propre accord. Elle se sentait
moite, avide de le recevoir.
Jefford guida son sexe de sa main. Quand il entra en elle, elle
rejeta la tête en arrière, pas sous l'effet de la douleur, mais sous
celui de l'émerveillement.
— Est-ce que ça va ? murmura-t-il en lissant ses cheveux.
Les paupières crispées, elle hocha la tête.
— Voulez-vous que j'arrête ?
Elle fit signe que non, incapable de parler. Arrêter ? Non, elle
ne voulait pas qu'il s'arrête, ne voulait pas que cet enchantement
prenne fin. Elle voulait qu'il continue éternellement.
Après lui avoir laissé un moment pour reprendre son souffle,
pour s'ajuster à cette nouvelle sensation, il se mit à bouger à
l'intérieur d'elle. Quelque part à l'arrière de son esprit, Madison
pensait que cela n'aurait pas dû être aussi bon. Personne ne lui
avait jamais dit que cela pouvait être aussi bon. Et les femmes
parlaient de cela comme de leur devoir envers leur mari ! Elle
faillit rire.
Mais elle sentait de nouveau cette sensation de plaisir qui
s'accumulait et montait en elle. Et cette fois, elle savait ce que
c'était. Elle noua ses bras autour de Jefford, enfonçant ses ongles
dans son dos. Elle soulevait ses hanches, encore et encore, pour
se mouler contre lui. De plus en plus vite. La grotte tournoyait.
La cascade grondait. Elle entendit ses propres cris d'extase
résonner contre la voûte. De nouveau, quelque chose explosa en
elle, le monde vola en mille morceaux et elle fut secouée par des
vagues d'une intense volupté.
Elle entendit Jefford crier à son tour, sentit son dernier
assaut, puis ils restèrent immobiles. Au bout d'un moment, il se
retira d'elle et roula sur le côté, l'attirant dans ses bras. Ne
sachant que dire, épuisée, Madison nicha sa tête contre son
épaule et s'endormit.
17

— Lady Moran.
Kendra leva les yeux et vit Carlton Thomblin debout devant
elle, vêtu d'un costume jaune pâle et coiffé d'un canotier. Il avait
l'air sur le point de partir pour Hyde Park, plutôt que de se cacher
dans une grotte de la Jamaïque pour sauver sa vie.
— Il commence à faire jour et j'insiste sur le fait que, si nous
voulons atteindre ce bateau dans le port sans être assassinés,
nous devons partir avant le lever du soleil.
Kendra détourna son regard, observant les groupes de
réfugiés. Les Rutherford s'adossaient à un rocher et lady
Rutherford harcelait son époux, essayant de nettoyer une
coupure sur son front. Le jeune George était assis par terre, la
tête de sa sœur sur ses genoux. Ils revenaient de loin, n'ayant
gardé que la vie sauve.
Tout au fond de la caverne, dans l'ombre, les domestiques
étaient rassemblés parmi les possessions que Thomblin et elle
avaient réussi à emporter. Chantai était là, également. Rendra
n'avait pas beaucoup d'estime pour elle et savait que l'emmener
ne ferait que compliquer les choses et gêner ses plans pour
Jefford et Madison, mais elle ne pouvait la laisser en arrière pour
être tuée par les émeutiers. En outre, en plus de la douzaine de
serviteurs et de leur famille, il y avait trois hommes avec des
fusils, envoyés par Jefford, qui gardaient l'entrée de la grotte.
Lady Moran était si fatiguée qu'elle pouvait à peine garder
les yeux ouverts. Elle avait mal dans tous les os et une douleur
persistante dans l'échiné. Elle était terriblement inquiète pour
Jefford et Madison. Dans son cœur, elle savait qu'ils étaient
ensemble et en sécurité, qu'ils attendaient simplement le bon
moment pour les rejoindre. Mais, plus les heures passaient, plus
son inquiétude grandissait.
— Lady Moran, reprit Carlton d'un ton vif. M'avez-vous
entendu ?
Elle se redressa dans le ravissant fauteuil Reine Anne qui
avait appartenu à sa mère, l'un des rares meubles qu'elle avait
emportés de Windward Bay, et considéra lord Thomblin avec
irritation.
— Attirer l'attention sur nous à la lumière du jour ?
Certainement pas, trancha-t-elle.
— C'est pourquoi nous devrions partir maintenant, insista-t-il
en faisant un grand geste en direction du vieux port de Port
Royal.
— Voyez-vous, Carlton, ce serait peut-être une idée si nous
avions un bateau.
— Nous n'en avons pas ? tonna-t-il.
Ojar, qui montait la garde avec un fusil sur chaque épaule,
regarda à l'intérieur et fronça les sourcils.
— Baissez la voix, siffla lady Moran en ramenant les yeux
sur le petit-neveu de son mari.
— Sir.
Lord Rutherford se leva et vint vers eux d'un pas branlant, en
se servant d'un bambou pour se soutenir. Il se redressa de toute
sa taille, paraissant beaucoup plus âgé à Kendra qu'à peine une
semaine auparavant.
— Je dois vous demander de ne pas prendre ce ton avec lady
Moran.
— Je croyais que nous avions un bateau ! Notre voyage
devait être organisé.
Thomblin agita les mains, et reprit d'une voix qui frisait
l'hystérie :
— J'ai été traîné à travers la jungle en pleine nuit, pourchassé
par des indigènes ivres, et maintenant je me trouve dans une
grotte humide et l'on me dit qu'il n'y a pas de bateau pour me
sortir de cet enfer ? Je pensais que la semaine dernière, quand
nous nous sommes rencontrés, nous étions d'accord sur le fait
qu'il y aurait un plan pour s'échapper !
— Il y en avait bien un. Nous vous avons amené ici entier,
les flammes à vos trousses, non ? lança lady Moran avec
indignation.
— Dans une caverne pleine de toiles d'araignées et de
chauves-souris.
Il s'éventa.
— Et sans moyen d'en partir. Combien de temps attendrons-
nous ici ? Jusqu'à ce que les émeutiers nous trouvent et mettent
le feu ? Ou pire encore ?
— Jefford nous trouvera un bateau, si besoin est.
— Si besoin est ? répéta Carlton en soufflant. Madame, est-
ce que votre sentinelle, ce jeune Hindou, n'a pas dit que la moitié
de l'île semble être la proie des flammes ? N'a-t-il pas dit qu'il a
vu une foule incendier un entrepôt ici même, dans ce port ? Si
nous étions allés à Kingston...
— Je ne me soucie pas de ce que vous dites, Carlton. Jefford
et lord Rutherford sont tombés d'accord sur le fait que partir de
Port Royal était le plus sûr. C'était plus près de chez nous et
moins de gens pourront nous voir mettre les voiles.
— Je ne vois personne mettant les voiles, madame. Vous si ?
— Lord Thomblin, protesta lord Rutherford en bombant le
torse comme un vieux coq. Si vous ne vous contrôlez pas, sir, je
vais être obligé...
— George, tout va bien, dit lady Moran en levant la main
pour séparer les deux hommes. Je vous en prie, ne vous
échauffez pas. Allez trouver votre femme. Je peux venir à bout
de Carlton.
Le comte lança un regard dégoûté à l'homme plus jeune que
lui et rejoignit les siens.
Lady Moran croisa les bras sur sa poitrine et agita un éventail
de soie que Maha avait eu la bonne idée d'emporter. Le soleil
s'était à peine montré à l'horizon et il faisait déjà chaud.
— Comme je le disais, Carlton, Jefford va bientôt arriver.
— Vous n'en savez rien.
— Je suis tout à fait sûre qu'après avoir été séparée des
chariots Madison a retrouvé mon fils et qu'ils viennent ensemble
dans cette direction. Maintenant, voici ce que nous allons faire :
nous allons attendre ici toute la journée.
— Et s'ils ne sont toujours pas là quand la nuit tombera ?
— J'enverrai Punta au port affréter un bateau si nous
craignons d'être toujours en danger et si nous ne pouvons rentrer
chez nous.
— Je crois qu'il est déjà tout à fait clair que nous ne
rentrerons pas chez nous, déclara Carlton en ajustant son
chapeau de paille.
— Si vous voulez m'excuser, je suis fatiguée.
Kendra ferma les yeux.
— Je crois que je vais me reposer.
Les paupières fermées, elle appela son serviteur d'un geste de
la main.
— Punta.
Il se leva et s'empressa de la rejoindre.
— Du rhum, s'il vous plaît.
Quand Madison s'éveilla, elle était seule. Il faisait jour, et le
soleil se frayait un chemin des deux côtés de la cascade pour
éclairer la grotte. En se frottant les yeux, l'esprit encore engourdi
par le sommeil, elle s'assit et découvrit qu'elle n'était vêtue que
de sa chemise de nuit et de ses bottillons, avec, sous elle, le
rideau dans lequel elle avait enveloppé ses tableaux. Tandis
qu'elle reboutonnait hâtivement sa chemise, des souvenirs de la
nuit lui vinrent à la mémoire et elle sentit ses joues se colorer de
honte.
— Ah, vous êtes réveillée.
Jefford apparut à la frange de la cascade, portant la gourde.
Ses cheveux noirs étaient mouillés ; il avait dû se baigner.
— J'ai de l'eau fraîche.
Madison garda les yeux fixés sur les derniers boutons, ses
doigts ayant du mal à trouver les boutonnières.
— Vous voulez boire ?
Il entra dans la grotte et s'accroupit près d'elle. Elle ne put le
regarder. Elle prit la gourde, ôta le bouchon et but.
— Madison...
—Non, coupa-t-elle en essuyant sa bouche. Je vous en prie.
Je ne... Je ne suis pas prête à parler... de cette nuit.
Il tourna la tête, écartant son regard d'elle.
— Entendu, acquiesça-t-il en soupirant. Je suppose que nous
avons d'autres affaires plus urgentes à régler, n'est-ce pas ?
Evitant toujours de croiser ses yeux, Madison se mit à quatre
pattes et entreprit de récupérer son corsage, jeté à terre des
heures plus tôt dans le feu de la passion. Sa jupe se trouvait dans
une autre direction.
— Nous devons rejoindre le lieu de rendez-vous, dit-elle
d'une voix mal affermie. Tante Kendra doit être si inquiète. Où
devons-nous retrouver les autres ?
— A Port-Royal.
— Ce n'est pas loin, déclara-t-elle, rassurée.
— Non. Il y a là-bas une autre grotte plus grande que celle-
ci, une caverne, de fait, à la lisière de la ville. Les pirates s'en
servaient pour se cacher. Ma mère et les autres doivent nous y
attendre. C'est tout près du port.
— Nous allons prendre un bateau ?
— Non, la taquina-t-il. Nous allons voler sur les ailes d'un
oiseau.
— Ne vous gaussez pas de moi.
Elle attrapa sa jupe froissée et se leva pour l'enfiler.
— Je ne suis pas la femme écervelée pour laquelle vous me
prenez.
Il se mit debout à son tour.
— C'est juste que votre question était un peu sotte. Comment
pourrions-nous quitter une île, autrement ?
— Je n'étais pas sûre que nous quittions la Jamaïque,
répondit-elle d'un ton sec. Je ne sais même pas où nous allons.
Elle hésita et lui coula une œillade.
— A Londres ?
— Dieu du ciel, non.
Habillée, Madison se tourna vers lui et s'obligea à rencontrer
son regard, cette fois.
— Où, alors ?
— En Inde.
— En Inde ! répéta-t-elle dans un souffle, se sentant soudain
étourdie. C'est si loin d'ici !
— En effet. De l'autre côté de la Terre. Nous prendrons le
premier bateau que nous pourrons pour quitter l'île et irons en
Amérique, à Charleston. Une fois que nous y serons, nous
préviendrons votre famille...
— Ils se moquent de savoir où je suis, coupa Madison. Ils
sont juste heureux d'être débarrassés de moi.
Malgré elle, elle sentait l'excitation s'emparer d'elle. En Inde?
Elle avait lu des histoires sur l'Inde. Des récits d'hommes et de
femmes qui y vivaient, faisant partie de la Compagnie des Indes
orientales.
Elle essayait encore de s'imaginer un tel voyage.
— A Charleston, nous prendrons un bateau à vapeur pour
Bombay.
— Combien de temps durera le voyage ?
— Deux à trois mois, je suppose.
Jefford la regardait en parlant, l'intimidant.
— Cela dépendra de la rapidité avec laquelle nous pourrons
arranger la traversée, poursuivit-il. Puis du nombre d'escales du
bateau. Souvent, les navires s'arrêtent au Portugal, à Gibraltar,
traversent la Méditerranée, accostent à Alexandrie, franchissent
le canal de Suez, la mer Rouge et mettent le cap sur Bombay.
— Pourquoi l'Inde ? demanda-t-elle.
— Nous... Ma mère a des terres là-bas, de même que les
Rutherford. Thomblin y a vécu, également.
Il se tut un moment.
— Et... je pense qu'il y a quelqu'un que Rendra aimerait
revoir.
Il y avait quelque chose dans sa voix qui la fit lever les yeux
vers lui. Il se détourna abruptement.
— Jefford...
— Vous pouvez sortir vaquer à vos besoins personnels, dit-il
d'un ton bref. Cela ne craint rien. Ne restez pas trop longtemps
dehors, c'est tout. Je suis retourné à Windward Bay avant l'aube.
Une partie de la maison est encore debout, mais...
Il n'acheva pas sa phrase. Madison regarda son large dos et
sentit sa poitrine se serrer. Windward Bay avait été son foyer
depuis toujours, et maintenant il l'avait perdu.
**
*

Madison somnola la majeure partie de l'après-midi, surtout


pour ne pas avoir à supporter le silence embarrassé entre eux. En
fin de journée, il la réveilla.
— Je pense qu'il est temps que nous partions, dit-il en lui
secouant l'épaule.
Elle s'assit et découvrit la grotte emplie d'ombre.
— Il fait encore jour, dehors.
— Mais les choses se sont un peu calmées. J'ai rencontré un
des fils de Lela, dans la jungle. Il dit que deux autres plantations
anglaises ont été brûlées la nuit dernière. La paix est revenue
pour l'instant, la plupart des assaillants cuvant leur rhum. Mais
d'après lui des groupes s'organisent dans de nombreux villages. Il
pense que les émeutiers repartiront avec des torches à la tombée
de la nuit. Ils ont rejeté toute la responsabilité de leur situation
sur les Anglais. Je crois que nous ne pouvons plus négocier.
Debout, Madison essaya de démêler ses cheveux du bout des
doigts et de renouer son ruban.
— Vous pensez qu'il est sûr d'aller à Port-Royal ? De
rejoindre les autres ?
— Je vais vous conduire à la caverne, puis il faudra que je
trouve un bateau. D'autres familles essaient probablement de
s'enfuir, aussi, et cela pourrait prendre un jour ou deux.
— Vous...
Elle lui jeta un coup d'œil.
— Vous ne pensez pas qu'ils sont partis sans nous, n'est-ce
pas ?
— Non. Ma mère attendra au moins une journée.
Les tableaux enveloppés, il jeta le ballot sur son épaule et prit
son fusil. Il portait aussi le sac de toile qu'il avait avec lui.
— Vous êtes prête ?
Madison ramassa le sac qui contenait le reste de leur
nourriture, ses peintures et la gourde d'eau fraîche.
— Je suis prête.
Pendant les deux heures qui suivirent, ils marchèrent à vive
allure dans la jungle qui s'obscurcissait. Sans cesse, Madison
devait courir pour rattraper Jefford, mais il ne ralentissait pas et
elle se refusait à lui demander de l'attendre. Plus le temps passait,
plus elle se rendait compte que la chose la plus intelligente à
faire pour elle à propos de la nuit précédente était de prétendre
qu'elle n'avait jamais existé.
Jefford n'en dit pas un mot. Il ne s'excusa pas, ni ne fit de
déclaration d'amour. Il se contentait d'aller de l'avant, la
mâchoire serrée. Et plus elle contemplait son dos, plus Madison
était convaincue qu'elle devait chasser l'incident tout entier de
son esprit. Rien ne s'était produit, tout simplement.
Un moment de faiblesse humaine dans une nuit de folie.
A l'approche du coucher du soleil, Madison commença à se
fatiguer. Ses muscles étaient douloureux des efforts qu'elle
faisait pour escalader des rochers et contourner des arbres, et ses
bras et son visage la démangeaient à cause des piqûres d'insectes.
Pas une seule fois Jefford ne lui demanda si elle voulait qu'il
prenne le sac qui ne lui avait pas paru lourd au départ, mais qui
devenait de plus en plus pesant au fil des heures.
— Nous y sommes presque, annonça-t-il par-dessus son
épaule, enfin.
Il s'arrêta et elle s'adossa à un arbre, poussant un soupir de
soulagement. Les yeux mi-clos, elle le vit placer ses mains
autour de sa bouche et émettre un son semblable à ceux qu'elle
avait entendus dans la jungle. A sa surprise, quelqu'un lui
répondit.
Elle rouvrit les paupières et le regarda.
— Ils sont tous ici, dit-il. Allons-y.
Elle traîna les pieds sur une petite distance, et soudain Ojar
sortit des arbres.
— Ma mère ? demanda Jefford en tendant le paquet de
tableaux au fils aîné de Punta.
— Elle va bien, sir. Ils sont tous là, en sécurité. Votre mère,
les Rutherford et lord Thomblin.
Jefford prit le sac de la main de Madison sans lui adresser la
parole.
— Bien. Conduisez miss Madison à l'intérieur et assurez-
vous qu'elle soit nourrie. Je vais parler à ma mère, puis vous et
moi partirons chercher un bateau qui nous emmène d'ici.
— La jungle commence à se réveiller. Il y a de nouveau des
feux, prévint Ojar.
— Je sais. C'est pourquoi nous devons nous enfuir.
Jefford s'éloigna, passant sous des lianes, et Ojar lui emboita
le pas. Madison n'eut d'autre choix que de les suivre.
— Par les pieds nus d'Hindi, il était temps que vous arriviez !
lança la voix familière de lady Moran.
Madison traversa des lianes qu'Ojar écarta pour elle et se
retrouva dans une grotte comme celle de la cascade, mais
beaucoup plus profonde et au plafond beaucoup plus haut.
—Madison, ma chérie !
Rendra lâcha son fils et jeta les bras autour de sa nièce.
— Je savais que vous étiez saine et sauve ! Je l'ai dit à Portia,
j'étais sûre que Jefford vous ramènerait à moi.
Madison était si fatiguée et si bouleversée qu'elle ne put rien
dire, et ne fit que se raccrocher à sa tante.
— Est-ce que vous allez bien ? demanda Rendra en lui levant
le menton pour la regarder dans les yeux.
Madison ravala la boule qu'elle avait dans la gorge et baissa
les paupières.
— Je vais bien, murmura-t-elle. Je suis juste très fatiguée et
j'ai faim.
— Nous pouvons nous occuper de cela.
Sa tante la libéra et Alice la rejoignit avec son frère.
— Vous y êtes arrivée ! s'écria la jeune fille en l'étreignant.
Vous êtes saine et sauve !
Elle se mit à pleurer.
— J'avais peur que quelque chose de terrible...
— Tout va bien, Alice. Vraiment, assura Madison.
George les entoura d'un bras.
— Il n'y a pas de quoi pleurer, mesdemoiselles, dit-il avec de
l'émotion dans la voix. Nous sommes tous vivants.
Tout en réconfortant Alice, Madison leva les yeux vers lui.
— Est-ce que Sashi...
Il mit un doigt sur ses lèvres et elle se tut aussitôt.
— Georgie ne veut pas que papa et maman sachent qui elle
est, expliqua Alice. Qu'elle est avec nous.
Madison fronça les sourcils, mais ne demanda rien. Du coin
de l'œil, elle vit Chantai debout près d'une caisse. Jefford était
allé lui parler.
Elle ferma les yeux, craignant de fondre en larmes. Si elle
espérait dans un coin de sa sotte tête que les choses avaient
changé entre elle et Jefford, elle se trompait manifestement. Tel
un matou, il reprenait visiblement ses anciennes habitudes.
— Je crois que j'ai besoin de m'asseoir, murmura-t-elle.
Jefford s'échappa de la caverne dès que possible et,
emmenant Ojar avec lui, se mit à descendre le flanc de la colline
vers le port de Port-Royal. Sentant l'humeur de son maître, le
jeune homme restait silencieux, laissant Jefford à ses pensées.
Ce dernier ne parvenait pas à comprendre ce qui lui avait pris
de faire l'amour à Madison. A quoi avait-il pensé ? Il n'avait pas
pensé du tout, apparemment, ou au moins pas avec la bonne
partie de son anatomie.
A l'aube, alors qu'il était allongé sur le sol de la grotte avec
Madison endormie dans ses bras, son souffle doux et léger sur
son visage, il avait songé sérieusement à lui demander de
l'épouser. Après tout, cela ne semblait que juste, puisqu'il lui
avait pris ce qui appartenait de droit à aucun autre homme que
son mari. Et un mariage entre eux était ce que sa mère avait
souhaité dès les premiers jours où ils étaient arrivés à Londres,
non ? Lui faire ce cadeau serait un honneur.
Et puis, quand le jour s'était levé, les choses n'avaient plus
ressemblé à ce qu'elles étaient dans l'obscurité. La façon dont
Madison avait roucoulé son nom, dont elle l'avait touché de ses
mains innocentes mais habiles, lui avait fait penser qu'elle tenait
à lui. Peut-être même qu'elle l'aimait, d'une certaine manière.
Jefford se renfrogna, s'essuyant la bouche d'un revers de
main comme s'il pouvait effacer les baisers brûlants de la jeune
femme. S'il n'était pas fixé, il aurait pu penser que cette petite
Anglaise lui avait jeté un sort. Et c'était tout ce qu'elle était. Une
petite Anglaise. Une petite demoiselle riche et gâtée qui n'avait
rien à faire dans sa vie, dans la vie d'un homme comme lui.
— Monsieur Jefford, murmura Ojar alors qu'ils atteignaient
la route qui pénétrait dans la ville.
Ecartant toute pensée de Madison, Jefford vérifia le pistolet
qu'il avait échangé contre son fusil. Il avait revêtu un manteau
froissé pour le cacher, ainsi qu'un long couteau.
— Oui, Ojar ?
— Savez-vous... qui nous allons voir, pour trouver un
capitaine qui nous emmène si loin ?
Apercevant un groupe de cinq ou six indigènes imbibés de
rhum et armés de torches qui occupaient le milieu de la rue
devant eux, Jefford se faufila derrière un bâtiment qui semblait
abandonné et prêt à s'effondrer. Plus de cent ans auparavant,
Port-Royal avait été l'un des ports les plus actifs du monde, mais
un typhon avait frappé, tuant des centaines de gens, emportant la
majeure partie de la ville et modifiant à jamais les côtes de la
Jamaïque. La ville ne s'était pas reconstruite pour retrouver son
ancienne gloire, et il trouvait que c'était triste.
— Je ne suis pas sûr de savoir qui, mais je sais où.
Se tenant de l'autre côté de la rue, en face d'un bar délabré du
port, Jefford examina ce qui l'entourait. Une odeur de poisson
pourri et d'eau de mer emplissait ses narines. Un chat miaula en
trottinant dans l'allée qui longeait le bar. Les bruits de rires
d'ivrognes, d'aboiements, d'une dispute entre un homme et une
femme montaient dans l'air chaud et humide de la nuit.
— Il faut que vous restiez dehors, dit Jefford à Ojar.
Il rencontra le regard noir du jeune homme.
— Pas parce que je pense que vous n'avez pas le droit
d'entrer, mais...
— Je comprends, sahib.
L'Hindou ajusta son fusil sur son épaule.
— Je vais rester dans l'obscurité, mais garder l'œil et l'oreille
aux aguets pour vous.
Jefford lui donna une tape dans le dos.
— Vous êtes un homme bien, Ojar. Un homme courageux,
comme votre père.
Ojar baissa les yeux sur ses pieds nus et sales, essayant de
réprimer un grand sourire.
— Vous m'honorez grandement, monsieur Jefford, avec des
mots que je ne mérite pas.
— Laissez m'en juge.
Jefford vérifia de nouveau son pistolet.
— Bien, Ojar. Vous restez ici et m'attendez, sauf bien sûr si
vous entendez des coups de feu à l'intérieur. Alors sentez-vous
libre de venir me donner un coup de main.
Ojar hocha la tête.
Se fiant à l'Hindou pour protéger ses arrières, Jefford entra
dans le Perroquet déplumé, qui ressemblait plus à un poulailler
qu'à un bar et sentait encore pire, malgré les portes et les fenêtres
ouvertes. De la musique jamaïcaine venait de la salle et de la
lumière filtrait à travers les fentes des murs en planches. Deux
poulets grattaient la terre battue près de l'entrée.
— Bonsoir, dit Jefford au géant borgne qui montait la garde à
la porte.
Il avait des membres aussi gros que des troncs d'arbres et une
tête de la taille d'une noix de coco.
— Jimbo ne veut pas d'ennuis ici, marmonna le géant.
Jefford passa devant lui.
— Je ne cherche pas les ennuis, seulement un verre de rhum.
Le bar était animé, plein de bruit et de mouvement, ce qui
était ce qu'espérait Jefford. Il y avait des jeux de cartes entre des
matelots, sur des tables composées d'un tonneau et d'une planche
de bois. Une prostituée en jupe jaune, les seins nus et pendants,
s'adonnait à son commerce au fond de la salle, parmi des
courtiers maritimes. La nationalité de ces hommes était ambiguë,
ce qui, en cette période, était la plus sûre façon de faire des
affaires dans l'île.
Jefford alla jusqu'au comptoir, s'appuya contre le bois sale et
rugueux et fit claquer une pièce.
Le tenancier du bar, un homme maigre aux dents de travers
et au tablier crasseux, posa un gobelet de bois devant son client
et l'emplit avec une bouteille sans étiquette, pleine d'un liquide
clair.
— Ce tord-boyaux ne va pas me tuer ? grommela Jefford.
— J'en sais rien, répondit le patron. Qu'est-ce que vous allez
faire, si c'est le cas ?
Jefford leva les yeux, le visage stoïque. Le petit homme le
fixa, puis, au bout d'un moment, éclata d'un rire à l'odeur fétide.
Il se frappa les cuisses.
— C'est la meilleure que j'ai entendue cette semaine.
Jefford renversa la tête en arrière et avala le rhum.
C'était une boisson infecte, rien à voir avec la délicieuse
liqueur que produisait sa mère. Elle allait probablement le tuer. Il
se racla la gorge et posa une autre pièce sur le comptoir.
Le patron lui versa une autre ration.
Evitant de le regarder dans les yeux, Jefford tira une
troisième pièce de sa bourse, celle-ci d'une valeur bien plus
grande, et la fit glisser sur le bar.
— C'est pourquoi ? demanda l'homme.
Jefford retira sa main.
— Pour un renseignement discret.
— Parlez anglais ou français, mais arrangez-vous pour que je
vous comprenne, mon gars, dit le patron sans quitter la pièce
brillante des yeux.
— J'ai besoin d'un bateau. Ce soir. Le nom d'un capitaine.
— Pour quoi faire ?
— Cela ne vous regarde pas.
— Hmm.
L'homme glissa lentement une main vers la pièce. Jefford tira
son couteau de sa ceinture et le planta dans le comptoir, entre ses
doigts écartés.
— Jésus-Christ !
La main sur le manche du couteau, Jefford le dévisagea
fixement.
— Vous avez un nom pour moi ?
Les yeux de l'homme étaient agrandis, autant par la cupidité
que par la peur, apparemment.
— Willey le Siffleur !
Jefford retira le couteau.
— Et où puis-je le trouver ?
— Juste là !
Le patron désigna un homme assis seul devant un tonneau,
affalé contre le mur. Jefford ne put voir grand chose de son
visage. Il avait de longs favoris roux tressés en deux épaisses
nattes, et la casquette d'un officier de marine français était
perchée sur son crâne chauve comme un oignon. Son manteau
rapiécé était espagnol, avec des boutons faits de shillings anglais.
Une main sale, qui n'avait que trois doigts, était serrée sur une
bouteille de rhum.
Jefford jeta un coup d'œil au capitaine, puis au patron.
— Il a un bateau convenable ?
— Non, mais à ce que je devine, pour ce que vous voulez
faire, personne ayant un bon bateau ne vous fera sortir du port.
Pas avec les Jamaïcains qui battent leurs tambours comme ils le
font et allument des feux partout. Il n'est pas prudent d'aider des
Anglais comme vous.
— La pièce est à vous.
Jefford s'éloigna, les yeux fixés sur son futur capitaine.
— Vous oubliez votre rhum !
Jefford ne se retourna pas. A la table près du mur, il se laissa
choir sur un tonnelet qui servait de tabouret et enfonça son coude
dans les côtes du capitaine, qui était soit évanoui, soit endormi.
— Réveillez-vous ! Vous allez aimer ce que j'ai à vous dire.
— Quoi ? Quoi ? fit Willey le Siffleur, ouvrant des yeux
pleins de confusion.
Jefford baissa la voix et jeta un coup d'œil autour de lui.
— Mon nom est Harris et je vais vous offrir une diablement
grosse somme d'argent si vous nous tirez d'ici, ma famille et moi.
LIVRE 3

Bombay
18

Bombay, Inde Trois mois plus tard

— Mais c'est exactement comme à Londres ! s'exclama


Madison en se penchant sur la rampe en acajou pour contempler
de haut le somptueux vestibule dallé de marbre du Queen
Jasmine Hôtel, situé dans la campagne luxuriante aux abords de
Bombay.
Ils avaient débarqué du steamer la veille au soir et Madison
avait à peine eu le temps de retrouver ses jambes, et moins
encore celui d'explorer l'hôtel splendide où ils séjourneraient
avant de rejoindre la maison et les propriétés de lady Moran.
— Je suppose que c'est assez anglais, accorda sa tante en
enfilant les gants de soie jaune pâle que Maha lui avait tendus, et
en considérant à son tour la vue qu'elles avaient depuis le balcon
du premier étage. Mon père avait l'habitude de m'amener prendre
le thé ici au moins deux fois par an, juste là-dessous.
Elle indiqua du menton les tables couvertes d'élégantes
nappes blanches et garnies d'argenterie et de porcelaine de toute
beauté. Le thé du soir commençait à être servi et des Anglais et
des Anglaises vêtus en grand style étaient déjà assis aux tables
disséminées dans la salle.
Madison se pencha un peu plus sur la rampe, incapable de
contenir son excitation. Elle avait apprécié l'aventure de la
traversée sur le moderne bateau à vapeur, avec des escales dans
des ports exotiques dont elle avait seulement lu le nom dans des
livres : Lisbonne, Gibraltar, Alger, Tripoli, Alexandrie, puis
l'étonnant canal de Suez, la mer Rouge, et enfin Bombay. Mais
elle était transportée d'être enfin en Inde.
— J'ai apporté mon carnet de croquis.
Elle prit un crayon dans la bourse de soie bleu pâle, brodée,
qu'elle portait à son poignet. Cette bourse était assortie à sa
nouvelle robe de soie achetée lors d'une escale et à ses yeux,
avait remarqué lord Thomblin la première fois où elle avait porté
cette toilette pour dîner à la table du capitaine.
— Personne ne me jugera impolie si je fais deux ou trois
croquis pendant que nous prenons le thé, n'est-ce pas ?
Lady Moran sourit et secoua la tête.
— Vu le prix des chambres au Jasmine, ma chérie, je ne
pense pas.
Elle baissa les yeux sur les serviteurs à la peau sombre, vêtus
de blanc avec des parements lavande. Ils portaient des plateaux
en argent et couraient pour répondre aux désirs des Anglaises qui
se restauraient dans le vestibule orné de palmiers.
— Une nuit paierait le salaire d'un de ces hommes pendant
dix ans, je suppose, déclara-t-elle en soufflant. Le Queen
Jasmine Hôtel, l'hôtel le plus élégant de ce côté-ci du continent,
se compose de trois cent cinquante hectares exclusivement
dédiés au confort de gentlemen anglais et de leurs dames.
Pouvez-vous imaginer cela ?
Au-delà de l'hôtel, il y a des terrains de cricket et de croquet,
des allées pour monter à cheval, et, à ce que j'ai compris, des
bains ont été ajoutés récemment, sur le modèle de bains romains,
avec d'authentiques statues grecques repêchées dans la baie
d'Alexandrie.
Madison n'écoutait qu'à moitié sa tante tandis qu'elle
dessinait rapidement, craignant que si elle ne se dépêchait pas
elle puisse manquer un détail, l'ondulation des gracieux palmiers
en pot qui séparaient la salle à manger du reste du grandiose
vestibule, les visages sobres des jeunes Hindous, l'angle des
plumes sur les coiffures des dames.
— Et nous ne restons qu'une semaine, tante Kendra ?
Comment vais-je capturer tout cela ?
Le voyage des trois derniers mois ne semblait plus être qu'une
tache sur les pages d'un des nombreux carnets de croquis qu'elle
avait remplis. Tandis qu'ils voguaient de continent en continent,
sa peinture lui était devenue plus vitale encore ; c'était son
échappatoire, sa vie, sa passion, et elle remplissait tous ses
moments de veille.
— Par le lobe d'oreille d'Hindi, Madison ! s'exclama lady
Moran en regardant par-dessus l'épaule de sa nièce. Quel
excellent croquis ! J'ai trouvé votre travail remarquable la
première fois où je l'ai vu dans le studio de papa, mais je dois
dire que votre talent a encore progressé ces derniers mois, si c'est
possible. Les ombres, là — elle pointa son doigt ganté —, sont
tout à fait extraordinaires.
Madison rougit en posant son crayon sur le papier, pour
capter l'angle du nez d'une vieille dame.
— Je vous en prie, tante Kendra, vous m'embarrassez par vos
flatteries.
Elle ne détacha pas les yeux de la scène qu'elle croquait.
— Nul besoin d'être embarrassée, ma chérie. Vous avez
travaillé dur ces derniers mois, dessinant, peignant, observant, et
les portraits que vous avez peints sont magnifiques. Vous pensez
que je ne m'en étais pas aperçue ?
Kendra posa ses yeux verts sur sa nièce.
— Quand vous ne flirtiez pas outrageusement avec lord
Thomblin, une chose dont nous devrons parler sous peu.
Madison pinça les lèvres, mais ne confirma pas la remarque
de sa tante. Elle n'aurait pas pensé que son attirance pour lord
Thomblin avait été si évidente, ni que Kendra demeurait aussi
montée contre lui.
Une fois qu'ils avaient quitté la Jamaïque sains et saufs, elle
s'était de nouveau demandé comment elle devait traiter ce qui
s'était passé dans la grotte avec Jefford. Mais il en avait
rapidement décidé pour elle, en redevenant l'homme réservé et
désintéressé qu'il avait été à Windward Bay. Elle se rendait
compte que cette nuit avait été une terrible erreur, qu'elle ferait
mieux d'oublier, et elle ne lui en avait jamais parlé. Il n'avait
jamais montré non plus qu'il se souvenait de l'incident, et une
fois sur le steamer il s'était installé dans une cabine privée.
D'après les commérages des domestiques, relayés par Sashi,
Chantai s'était installée avec lui et ils ne quittaient guère leur
cabine. C'était une pensée qui exaspérait Madison — non qu'elle
se soucie de ce que faisait cet arrogant vaurien, à partir du
moment où il ne croisait pas son chemin !
— Voyons, où sont donc lady Rutherford et Alice ?
Lady Moran fit claquer sa langue contre ses dents.
— Je suis folle de ces délicieux canapés au concombre et on
ne m'en privera pas, ma chère Madison. J'ai attendu plus de
trente ans de goûter de nouveau aux fabuleux sandwichs du
Jasmine !
— Lady Moran ! appela lady Rutherford en glissant vers
elles sur le tapis qui recouvrait le sol du couloir, Alice à sa suite.
Veuillez accepter mes excuses pour notre retard. Ma fille se
montrait obstinée, et je refusais de quitter sa chambre tant qu'elle
n'était pas convenablement habillée.
— J'ai si chaud, avec ce bonnet, murmura Alice en tirant sur
le gros-grain rose noué sous son menton. Je n'avais aucune idée
qu'il faisait aussi chaud en Inde.
— Il vous tient peut-être chaud, mais il est ravissant, déclara
Madison pour consoler son amie, en mettant son carnet sous son
bras et en prenant la main de la jeune fille. Sommes-nous prêtes?
— Passez devant, dit lady Moran avec un grand geste.

Madison et Alice descendirent le large escalier de marbre,


lady Moran et lady Rutherford derrière elles, et lorsqu'elles
apparurent dames et gentlemen jetèrent des coups d'oeil dans
leur direction. Les têtes s'inclinèrent pour chuchoter derrière des
éventails de soie et les messieurs se raclèrent la gorge, se
penchant pour écouter.
— Gardez le menton haut, jeunes filles, lança lady Moran.
S'ils veulent nous regarder, nous devons leur offrir une grande
entrée, ne pensez-vous pas ?
Madison essaya de ne pas se sentir intimidée alors qu'elle
descendait les marches, en prenant soin de ne pas marcher sur
l'ourlet de sa robe.
— Pourquoi nous fixent-ils tous ? demanda-t-elle à mi-voix.
— De nouveaux visages. L'ennui, répondit sa tante avec
amusement. L'Inde est peut-être vaste, mais la communauté
anglaise est petite et incroyablement centrée sur elle-même.
Nous connaissons toutes les fautes et tous les secrets de nos
voisins.
Lady Rutherford gloussa.
— Lady Moran, je crois que vous êtes trop modeste. L'hôtel
tout entier a été en émoi depuis notre arrivée, hier soir.
Apparemment, ma chère, vous avez été une célébrité toutes ces
années, disparaissant pratiquement en pleine nuit pour ne plus
être revue dans la bonne société anglaise.
Lady Moran sourit et agita son éventail chinois en mettant le
pied sur le sol du vestibule.
— Je n'avais pas mesuré l'impact de mon départ avant de
tomber hier soir sur lord Henderson, un vieil ami de mon père. Il
avait entendu dire que je m'étais enfuie avec le majordome de
mon père, que j'avais assassiné lord Moran et que je m'étais
éclipsée en Chine !
Les deux femmes éclatèrent de rire.
Madison attendit sa tante et lady Rutherford.
— Trente ans ont passé et ils cancanent toujours ? demanda-
t-elle, étonnée.
— C'est ce que la société anglaise fait de mieux, ma chérie.
Lady Moran se déplaça gracieusement et salua le maître
d'hôtel.
— Bonsoir, sir.
— Lady Moran, nous sommes honorés de vous avoir avec
nous, répondit l'Hindou tout vêtu de blanc, en joignant les mains
et en s'inclinant. Je vous ai réservé notre meilleure table.
Il les conduisit à une élégante table ovale, étincelante
d'argenterie et de porcelaine, et tira les chaises capitonnées pour
qu'elles s'assoient. Des domestiques s'affairèrent aussitôt autour
d'elles, apportant des théières et des assiettes de sandwichs et de
douceurs.
— Papa va-t-il nous rejoindre ? demanda Alice en étalant sa
serviette sur ses genoux, tandis qu'un domestique enturbanné
servait le thé.
— Vous savez que votre père n'a jamais apprécié le thé.
Lady Rutherford se pencha en avant et baissa la voix.
— A moins, bien sûr, qu'il ne soit accompagné d'une rasade
de cognac.
Elles rirent toutes les quatre, heureuses d'avoir enfin atteint
l'Inde et la sécurité. Après les horribles derniers jours en
Jamaïque, elles n'étaient que trop conscientes d'être mortelles, et
chacune d'elles attendait avec impatience ce que ce nouveau pays
allait leur apporter.
— Les messieurs ne nous rejoignent pas ? demanda Madison,
déçue.
Bien qu'elle ait dîné plusieurs fois par semaine avec lord
Thomblin sur le bateau, elle ne l'avait pas vu beaucoup ces trois
derniers mois. Il avait passé le plus clair de son temps dans le
fumoir, à jouer de l'argent, pendant que Madison était occupée à
peindre et à dessiner. Plusieurs passagers lui avaient commandé
des portraits de leur famille à bord, et elle était rapidement
devenue la célébrité du steamer.
Lady Moran tendit la main à travers la table pour couvrir
celle de sa nièce.
— Pour répondre à la question que vous brûlez de poser, ma
chérie, lord Thomblin ne nous rejoindra ni ce soir, ni les autres
soirs de la semaine, je suppose. Il apparaît qu'il a choisi de
descendre dans un autre hôtel.
— Ce n'était pas ce que je demandais, répondit Madison en
baissant les yeux et en dépliant sa serviette sur ses genoux. Mais
pourquoi, au nom du ciel, voudrait-il loger ailleurs ? C'est le plus
bel hôtel que j'ai jamais vu de ma vie.
Lady Moran et lady Rutherford échangèrent un regard.
— Passons à un autre sujet, voulez-vous ? dit Kendra en
poussant un plat au milieu de la table. Je veux que vous goûtiez,
toutes, ces canapés au concombre, et que vous me disiez si ce ne
sont pas les sandwichs les plus délicieux que vous avez jamais
dégustés.

Lord Thomblin marchait le long du trottoir flottant, gardant


les bras serrés sur ses côtés pour éviter que la foule malodorante,
la lie de la Terre, ne le heurte en passant et ne salisse son
costume blanc pendant qu'il suivait le bord de l'eau. Derrière lui,
deux jeunes garçons hindous à peine vêtus trottaient, portant ses
sacs de voyage en cuir.
Le long voyage depuis la Jamaïque n'avait pas été aussi
profitable qu'il l'espérait, loin de là. Au lieu de gagner aux tables
de jeu, il se retrouvait de nouveau sur les rivages de l'Inde, plus
endetté qu'il l'avait été lorsqu'il était parti trois ans plus tôt.
Ignorant la puanteur de la rue qui courait le long des quais et
les damnés indigènes qui vivaient dans ce cloaque, Carlton
tourna dans une allée familière. Il vérifia par-dessus son épaule
que ses sacs suivaient toujours et hâta le pas, dans l'anticipation
de ce qui l'attendait. Le voyage sur le steamer avait été ennuyeux
à mourir, avec peu de jeunes femmes ou d'hommes disponibles
pour satisfaire ses goûts raffinés.
Il donna un coup de pied dans un chien famélique qui croisait
son chemin.
— Par ici ! Pour l'amour du Christ, ne traînez pas ! lança-t-il
aux deux garçons derrière lui.
Son cœur battait rapidement dans sa poitrine, à présent. Il
avait presque atteint sa destination et pouvait déjà sentir l'odeur
de sa peau douce. Le capitaine Bartholomew avait promis qu'elle
serait juste ce qu'il lui fallait, un baume pour l'apaiser.
Arrivé devant le bâtiment concerné, plus un entrepôt grossier
qu'un hôtel, il compta le nombre de portes.
— Ici. Laissez ces sacs ici, dit-il aux garçonnets en faisant un
grand geste.
Il avait soudain très chaud sous son col dur et ses paumes
transpiraient.
Les garçons lâchèrent les sacs à ses pieds et restèrent à le
regarder.
— Juste ciel ! marmonna-t-il en glissant une main dans son
veston.
Il leur lança à chacun une pièce en cuivre et ils l'attrapèrent à
la volée, avant de détaler dans la foule fétide.
Carlton lécha ses lèvres et, posant la main sur le bouton de
porte, tourna et poussa. Le battant s'ouvrit en craquant et il
entendit crier quelqu'un à l'intérieur.
Elle était là, qui l'attendait, ses mains et ses chevilles
délicates ligotées ensemble.
Il sourit, incapable de détacher les yeux du visage terrifié, à
la peau sombre. Il jeta hâtivement ses sacs dans la pièce, l'un
après l'autre.
— Eh bien, eh bien, qu'avons-nous donc là ?
Elle émit à peine un son à travers le tissu qui la bâillonnait.
— Vous n'avez pas à avoir peur, ma petite, susurra-t-il.
Allons, venez. Lord Thomblin apprécie un joli minois.
Souriant d'aise, il referma la porte derrière lui.

Jefford hésita devant la porte de sa mère en tirant d'un geste


irrité sur sa cravate de soie. Il avait accepté d'escorter Kendra à
l'opéra, ce soir, dans le grand salon du Jasmine. Il l'avait accepté
seulement parce qu'il savait qu'elle adorait l'opéra et que ce
pouvait être le dernier auquel elle assisterait. Pas parce qu'il
appréciait particulièrement Les Noces de Figaro ou le brillant
compositeur Mozart. Maintenant que la soirée était là, il pensait
qu'il avait fait une erreur. Il avait trop de choses à régler avant de
partir pour le domaine de sa mère, trop d'arrangements financiers
à mettre en place.
Avant qu'il puisse frapper à la porte, elle s'ouvrit en coup de
vent.
— Ah, vous voilà, s'écria Kendra en s'encadrant sur le seuil.
Elle portait une robe turquoise très élaborée, de soie et en
tulle, et une coiffe en plumes.
— J'allais juste vous chercher. Vous ne pouvez vous cacher
de moi le reste de ma vie, vous savez.
Jefford laissa tomber ses mains sur ses côtés, sa cravate
dénouée.
— Je ne me cache de personne.
— Et comment !
— Kendra, j'ai dit que je serais ici et j'y suis.
Il consulta sa montre de gousset en or.
— Avec quinze minutes d'avance, pour être précis.
Elle mit ses mains sur ses hanches.
— Jefford, juste une fois de temps en temps, j'aimerais que
vous m'appeliez « mère ».
— Je ne vous ai jamais appelée ainsi. D'aussi loin que je me
souvienne.
— C'est ma faute. Je le vois, maintenant. Vous ne me
respectez pas comme vous le devriez.
— Je vous en prie. Les mois en mer ont affecté votre esprit.
Nous devrions peut-être renoncer à l'opéra pour que vous
puissiez vous coucher. Je pourrais appeler Maha.
— Ne me dites pas ce que je dois faire, Jefford Harris ! se
rebella Kendra d'un ton indigné. C'est moi qui vous ai fait naître
dans ce monde, je pourrais certainement vous en exclure.
Maintenant, entrez avant de déranger nos voisins.
Jefford gloussa et la suivit dans sa suite luxueusement
meublée.
— C'est bon de voir que votre mauvaise santé ne vous a pas
ôté votre humour.
— Nous ne parlons pas de ma santé, pour l'instant, rétorqua-
t-elle en s'asseyant devant une coiffeuse en acajou surmontée
d'un miroir en argent ouvragé. Nous parlons de vous.
— Personne n'a abordé ce sujet.
Il alla jusqu'à un grand miroir en pied à l'autre bout de la
pièce et essaya de nouveau de nouer sa cravate.
— Pas une fois depuis que nous sommes arrivés à Bombay il
y a près d'une semaine, vous n'avez rendu visite à Madison,
asséna Kendra.
— J'ai à faire, et elle est occupée par sa peinture.
Jefford fixa la cravate dans le miroir, grogna et la dénoua.
— Elle n'a pas de temps pour des visiteurs et, même si elle
en avait, je doute que je serais sur sa liste.
Kendra glissa un pendant d'oreille ruisselant de diamants et
de saphirs dans son lobe et regarda le reflet de son fils dans le
miroir.
— Accepteriez-vous de me dire ce qui s'est passé la nuit où
nous avons quitté Windward Bay ?
Jefford domina ses émotions, refusant de laisser son esprit le
conduire dans des endroits où il n'avait pas envie d'aller. Il serra
les dents et recommença à nouer sa cravate.
— Il ne s'est rien passé. Je vous l'ai dit il y a des semaines, il
y a des mois, nous avons attendu le coucher du soleil dans la
grotte et nous vous avons rejoints.
— Vous ne pouvez me duper ! gronda Kendra. Il ne s'est rien
passé, et vous ne vous êtes pas adressé la parole pendant trois
mois ?
— Kendra, pour l'amour du ciel, nous étions en mer. Le
steamer n'était pas fait pour les relations mondaines. Et même si
j'avais voulu me montrer sociable, ce qui n'était pas le cas, il
aurait été inconvenant de ma part de...
— Depuis quand vous intéressez-vous à ce que l'on pense de
votre conduite ?
Jefford combattit son irritation et s'efforça de rester calme.
— J'essayais simplement de protéger votre nièce. Maintenant
que nous sommes arrivés en Inde et, une fois que nous serons
installés, elle aura de nombreuses opportunités de trouver un bon
mari anglais. Je ne voudrais pas mettre en péril...
— Oh, balivernes ! Vous pouvez croire ces sottises si vous
voulez, mais je refuse de les écouter.
Elle fixa son autre pendant d'oreille et se leva de la coiffeuse.
— Bon. Nous n'allons pas discuter maintenant de Madison et
de votre mariage, mais...
— Kendra...
Elle traversa la pièce, écarta les mains de son fils et entreprit de
nouer elle-même sa cravate.
— Taisez-vous et montrez-moi un peu du respect que je
mérite. M'entendez-vous parler ? Voyez-vous remuer mes
lèvres?
Jefford fixa le riche tapis d'Orient qui se trouvait sous ses
pieds, pensant qu'elle ne cessait jamais de le surprendre. C'était
une femme si obstinée, si volontaire, capable d'en remontrer à
n'importe quel homme. Ciel, il l'aimait. Elle lui manquerait
tellement lorsqu'elle ne serait plus là qu'il ne pouvait même pas
supporter d'imaginer ce que serait sa vie sans elle.
— Fort bien, alors. Parlons d'un autre sujet embarrassant,
reprit-elle, ses mains agiles nouant rapidement la cravate.
— Non.
— Jefford, maudit soyez-vous, regardez-moi.
Il leva les yeux pour examiner son visage mince. La coiffure
en plumes turquoise qu'elle portait couvrait ses beaux cheveux
blond-roux, qui s'étaient beaucoup dégarnis les derniers mois ;
manifestement, elle ne voulait pas que cela se sache.
— Quoi, encore ? demanda-t-il d'un ton plus doux.
Il ne voulait pas la blesser. C'était juste qu'elle lui rendait la
vie diablement difficile, parfois.
— Vous avez accepté il y a des mois que nous revenions en
Inde, disant que c'était la meilleure solution pour nous.
— Ça l'est. Même quand... vous ne serez plus là, dit-il
péniblement, je serai mieux ici qu'en Angleterre.
Le nœud de cravate terminé, Kendra posa une main sur son
bras et le regarda dans les yeux.
— Jefford, durant tout ce temps, vous n'avez rien dit du fait
que ce pays est celui de votre père.
Il détourna son regard et le posa sur un tableau qui
représentait une montagne de l'Himalaya et un cortège
d'éléphants de bât se frayant un chemin à travers un col enneigé.
La peinture était bonne, songea-t-il, mais pas aussi bonne que ce
que Madison aurait pu faire.
— Qu'y a-t-il à dire ?
— Vous ne m'avez jamais questionnée au sujet de votre père.
— Vous ne me l'avez jamais proposé, rétorqua-t-il
sèchement. Je considérais cette information comme personnelle.
— Oh, mon cher Jefford, fit Kendra en gloussant et en lui
caressant la joue. Vous n'étiez pas un enfant facile. Qu'est-ce qui
m'aurait fait penser que vous deviendriez différent en prenant de
l'âge ? Maintenant, écoutez-moi...
— Vous savez que je n'ai jamais retenu contre vous le fait
que vous avez eu un enfant hors mariage, même s'il s'agissait de
moi.
La vérité était qu'il avait été si protégé, en Jamaïque, qu'il
avait très peu souffert d'être un enfant illégitime. La fortune de
sa mère et sa détermination y avaient veillé.
— Voulez-vous s'il vous plaît cesser de m'interrompre et me
laisser parler ? demanda-t-elle d'un ton vif. Madison a raison.
Vous êtes le plus grossier des hommes.
Elle ôta sa main de son bras et lissa la soie de son corsage.
— Maintenant, comme je le disais...
Elle hésita et secoua la tête.
— Je ne sais plus ce que je disais. Simplement ceci, je
suppose : je ne suis pas certaine que votre père soit encore en vie
mais, s'il l'est et si nous croisons son chemin, je ne voudrais pas
que vous lui en vouliez de votre naissance illégitime. Je ne
voudrais pas que vous le haïssiez.
— Le haïr ?
Jefford souffla et croisa les bras sur sa poitrine.
— En vérité, je n'ai jamais beaucoup pensé à mon père. Je ne
me soucie pas de savoir qui il était ou quelles ont été les
circonstances de ma... conception. Ce qui a toujours compté pour
moi, c'était vous et votre bonheur. Bien sûr, ajouta-t-il en
souriant, j'ai suspecté la première fois où vous avez émis l'idée
de revenir en Inde que vous entreteniez l'idée de le revoir. Mais
comment pourrais-je haïr un homme que je ne connais pas ?
— Je veux vous dire que c'est mon souhait, le dernier souhait
de ma vie...
— Je pensais que me voir épouser votre nièce était votre
dernier souhait, coupa Jefford, un léger sourire sur les lèvres.
Elle lui jeta un regard menaçant et retourna à sa coiffeuse.
— Mon souhait est que vous lui donniez simplement une
chance. Comme je le disais, il n'est peut-être plus de ce monde,
mais, s'il l'est, je serais contente que vous appreniez à le
connaître.
Jefford contemplait fixement le tableau aux éléphants, mais il
ne le voyait plus. Le lendemain, sa mère et leur entourage
prendraient un train vers le sud et vers l'est, pour rejoindre la
bordure de la jungle où se trouvaient les propriétés de Kendra,
des milliers d'hectares hérités à la mort de lord Moran. Lui,
resterait quelques jours de plus à Bombay pour régler certaines
transactions financières, puis il rejoindrait sa mère. Si l'homme
dont elle parlait vivait toujours, était toujours sur le domaine, il
ne pourrait l'éviter indéfiniment.
— Est-ce tout ? demanda-t-il.
Ajustant une plume de sa coiffure, lady Moran se leva.
— Oui, dit-elle d'un ton enjoué, en prenant sa cape de soie
sur le lit. Au moins pour ce soir. Allons-nous à l'opéra ? Les
autres nous attendent dans le couloir.
Jefford la dévisagea un moment, puis l'aida à mettre sa cape
et lui offrit son bras. Elle avait encore gagné.

Thomblin laissa glisser à terre le sac pesant qu'il transportait


pour reprendre son souffle. Il passa le revers de sa main sur sa
bouche, songeant combien il avait besoin de boire et de manger
quelque chose. Il n'avait aucune idée de l'heure, sauf que c'était
la nuit. Il n'était même pas sûr du jour qu'il était ; il perdait
souvent la notion du temps dans la chaleur de l'action.
Ce qu'il savait, en revanche, c'était qu'il puait presque autant
que l'allée. Il fallait qu'il trouve un hôtel décent, qu'il prenne un
bain, qu'il dorme et mange. Puis il planifierait la suite.
Il empoigna les deux coins du sac grossier et se remit à le
traîner, se disant qu'il eût été plus facile de se faire aider. Mais il
avait craint de prendre ce risque. Après tout le temps qui s'était
écoulé depuis qu'il avait quitté l'Inde, il avait besoin d'établir de
nouvelles relations. Il devait forger des alliances de manière à
savoir à qui il pouvait se fier.
Au bout de l'allée, hors d'haleine, il monta sur le quai
décrépit qui bordait le rivage. Il traîna encore le sac sur quelques
pas, puis il le souleva et le jeta par-dessus bord, observant la
façon dont il frappait l'eau dans une gerbe d'éclaboussures. Juste
comme il s'enfonçait, Thomblin aperçut, dans un reflet, une main
fine.
Il se détourna, se demandant si, lorsqu'il serait à l'hôtel, il
commanderait de l'agneau ou du bœuf.
19

— Oh, Sashi, dit Madison en soupirant. Le train va si vite


que je ne peux dessiner le paysage.
Elle referma son carnet de croquis et le mit de côté, puis
regarda sa femme de chambre.
— Quand arriverons-nous ?
La jeune Hindoue rit doucement et tapota le bras de sa
maîtresse.
— Avant le coucher de soleil, on m'a dit. Regardez par la
fenêtre la beauté de mon pays.
Madison se tourna pour contempler la campagne qui ne
cessait de changer. Elle n'avait guère apprécié Bombay. Comme
toutes les grandes villes, elle était vaste, bruyante et sentait
mauvais, même si la jeune fille avait été fascinée par les temples,
les charmeurs de serpents et les acrobates qui exerçaient leur art
dans la rue, les gens qui travaillaient le métal et les cris des
vendeurs à la sauvette. Elle avait été transportée par les traits
incroyablement captivants des hommes et des femmes, et
charmée par les enfants aux pieds nus qui avaient le visage
d'anges à la peau cuivrée. Et bien qu'elle aurait donné presque
n'importe quoi pour peindre les charrettes, tirées par des hommes
ne portant qu'un pagne et un turban, qu'ils avaient croisées sur le
trajet du Queen Jasmine Hôtel à la gare, elle avait été soulagée
d'arriver et de monter dans le train.
Ils avaient eu la chance de trouver des places pour tout le
monde, même si la plupart des domestiques avaient été forcés de
prendre des compartiments moins luxueux que celui garni de
velours que Madison occupait avec sa tante et leurs deux femmes
de chambre. Les Rutherford étaient dans un autre wagon, et lord
Thomblin était resté à Bombay pour régler des affaires. Jefford
avait lui aussi choisi de rester en arrière avec plusieurs de ses
hommes pour traiter de dossiers financiers et faire expédier les
possessions qu'ils avaient apportées de Jamaïque. Chantai était
restée avec lui, mais Madison ne s'en souciait pas. Pour ce qui la
concernait, ils se méritaient l'un l'autre.
Tandis qu'elle contemplait le paysage qui défilait, elle se
rendit compte que la nature changeait. Les arbres et les buissons
étranges devenaient plus verts et il y avait moins d'espaces
ouverts. Pressant la joue sur la vitre poussiéreuse, elle observa,
fascinée, un troupeau d'antilopes noires qui couraient dans
l'herbe, leurs longues pattes donnant l'impression qu'elles
volaient.
Lady Moran se pencha en avant et posa une main sur l'épaule
de sa nièce.
— Que pensez-vous de l'Inde, jusqu'à présent ? demanda-t-
elle, visiblement excitée d'être de retour.
— C'est si vaste. Tellement plus que je ne m'y attendais,
répondit Madison. Et le paysage ne cesse de changer. Il est si
différent de ce qu'il était près de Bombay.
— Nous voyageons vers l'est et approchons de la jungle. Mes
propriétés bordent de fait une zone qui se transforme peu à peu
de cette forêt plus sèche et de ces savanes en forêt tropicale.
— Et vous cultivez l'indigo ?
— Avec quelques autres plantes, de la canne à sucre et du
café. Je suis sûre que lorsque Jefford prendra les choses en main,
nous essaierons d'autres cultures. Plus au sud, des planteurs
cultivent du riz.
— Et votre maison ? A quoi ressemble-t-elle, tante Rendra ?
Je ne vous l'ai pas encore demandé.
— Seul Hindi sait si nous pourrons toujours l'appeler une
maison, ma chérie. Personne n'y a vécu depuis des décennies.
Nous avons des intendants, bien sûr, mais il est difficile de dire
si une propriété est bien entretenue quand on se trouve à dix
mille miles de là, n'est-ce pas ? répondit lady Moran avec bonne
humeur.
Madison sourit à sa tante dont la bonhomie était contagieuse
et contempla par la fenêtre d'autres animaux ressemblant à des
daims qui parcouraient la prairie en un troupeau tumultueux.
— Peu importe dans quel état sera la maison, dit-elle. Nous
aurons un toit sur la tête et nous serons ensemble. Nous en ferons
notre foyer !
A la gare, qui n'était guère plus qu'un quai fait de planches
brutes, Madison et les autres débarquèrent, chacun portant
plusieurs bagages à main. Les Rutherford avaient acheté ce qu'il
leur fallait dans plusieurs ports au fil de la traversée. Après trois
mois de voyage, tout le monde semblait impatient de rentrer chez
soi, même si ce « chez soi » était un mystère et n'avait plus été
vu depuis des dizaines d'années.
Après avoir envoyé Punta et ses fils dans le petit village pour
quérir des moyens de transport, lady Moran se tourna vers les
Rutherford.
— Etes-vous certains que vous ne voulez pas accepter mon
invitation et venir chez moi ce soir, avant de rejoindre votre
domaine demain ?
— Merci de votre proposition, répondit lady Rutherford en
caressant le bras de son mari. Mais je pense que maintenant que
nous sommes si près, George est impatient de revoir la maison
que son père a bâtie.
— Je ne l'ai pas vue depuis près de trente ans, dit lord
Rutherford d'un ton bougon pour cacher son émotion. J'imagine
qu'il va falloir secouer quelques tapis.
— Bien. Vous devez me promettre de venir nous voir dès
que vous serez installés. J'attendrai des nouvelles demain matin,
pour savoir si tout va bien.
Madison adressa un signe de main à George, Alice et leurs
parents.
— Nous vous verrons dans un jour ou deux, j'espère.
— Oh, oui, je l'espère bien, acquiesça Alice.
Punta arriva bientôt avec plusieurs chariots tirés par des
espèces de bœufs, suivi par quatre hommes portant sur leurs
épaules des tiges de bois qui supportaient une sorte de grande
caisse ouverte. Celle-ci comportait deux bancs garnis de coussins
et était recouverte d'une riche étoffe à franges verte et jaune.
— Un palanquin, chérie, expliqua Rendra. Venez, venez, ne
restez pas là à regarder.
Elle tendit la main et guida Madison vers le dispositif qui
avait été déposé sur le sol.
— D'autres chariots arrivent ! lança-t-elle aux Rutherford en
leur faisant au revoir, tandis que Punta l'aidait à monter dans le
moyen de transport.
Madison prit à son tour la main de Punta et le laissa l'installer
à l'intérieur, à côté de sa tante qui tapotait les coussins du banc.
Punta fit un signe aux porteurs hindous et Madison ne put
réprimer un glapissement de surprise quand les hommes saisirent
les tiges et les soulevèrent en l'air. Puis ils se mirent à courir à
petites foulées et Madison attrapa le bras de sa tante pour se
raffermir.
— Dormez bien ! Ne vous laissez pas mordre par les
pythons! lança gaiement lady Moran à ses voisins tandis qu'elles
s'éloignaient.
Madison fit un nouveau signe d'adieu, puis se tourna pour
contempler la vue autour d'elle. Comme sa tante l'avait expliqué,
plus ils allaient de l'avant, plus la nature se changeait en jungle.
Des oiseaux colorés voletaient d'arbre en arbre, de gracieuses
fougères poussaient plus haut que la tête de Madison, et l'herbe
haute jusqu'aux genoux et les lianes emmêlées formaient un tapis
verdoyant qui demandait à être dessiné. Alors qu'il n'y avait pas
encore une demi-heure qu'elles voyageaient, Madison avait déjà
aperçu des daims, des sangliers et un arbre couvert de singes.
Cette jungle semblait moins dense et dotée d'un plafond plus
haut que celle de la Jamaïque, mais elle lui paraissait
agréablement familière.
— Attendez qu'il fasse nuit, dit Kendra en lui tapotant la
main. Nous avons encore plus de créatures nocturnes que celles
qui rampent, courent et se faufilent durant le jour.
Madison ne put s'empêcher de sourire en entendant la voix
de sa tante. Il était évident qu'il y avait quelque chose, en Inde,
qui lui correspondait.
— Nous sommes presque arrivées, chuchota lady Moran
quand elles eurent voyagé près d'une heure.
Elle passa un bras sous celui de sa nièce.
— Ah, Madison, je ne peux croire que je ne suis plus venue
ici depuis avant la naissance de Jefford, et je me souviens de
chaque détour de cette route. Les choses ont changé, bien sûr. Il
n'y avait pas de trains, à l'époque. Lord Moran et moi allions à
Bombay à dos d'éléphant.
— Il y a des éléphants, par ici ? demanda Madison dans un
souffle.
— Pas autant qu'autrefois. Il y a une centaine d'années, ils
étaient beaucoup plus répandus, ainsi que les tigres. Mais ne
craignez rien : avec le temps, je suis sûre que nous pourrons
acquérir un éléphant ou deux.
Madison hocha la tête et continua à contempler la jungle,
incapable de réprimer un délicieux frisson de peur en entendant
mentionner les tigres. La nuit commençait à tomber, et l'air
chaud était empli des cliquètements des insectes et des
bruissements d'animaux dans les fourrés.
— Il y a des tigres, dans cette région ? s'enquit-elle à mi-
voix, en fixant la forêt.
— Oui, ce qui signifie que lorsque vous partirez peindre, ce
que je sais que vous ferez, vous devrez emmener des gardes avec
vous. Des gardes armés de fusils. Ici, ma chérie, ce sont les
animaux que vous devez craindre, pas les humains. Il y a de
nombreux serpents venimeux, dont notre infâme cobra, ainsi que
des tigres, des lions, des chiens sauvages et des sangliers.
— Je promets d'être plus prudente, déclara Madison,
essayant de tout absorber à la fois : le doux balancement du
palanquin, le discours nonchalant de sa tante sur les cobras et les
tigres.
Elle pouvait entendre les voix douces des indigènes qui les
accompagnaient et le bruissement des arbres au-dessus d'elle
dans la brise chaude. L'air était empli d'un lourd parfum qu'elle
ne pouvait identifier, et elle inspira profondément.
Sa tante inspira aussi.
— Le jasmin, dit-elle en souriant. Le merveilleux jasmin. Et
nous y voici ! Les messages de Jefford ont dû arriver. Juste ciel,
regardez toutes ces lampes derrière les fenêtres ! Comment ont-
ils pu deviner que nous arriverions ce soir ?
Les porteurs du palanquin suivirent un large tournant et
Madison dut se pencher pour éviter une branche basse.
Lorsqu'elle releva la tête, des lumières scintillaient à travers les
arbres. Plus d'une douzaine. Trois douzaines, au moins !
Le palanquin et les chariots obliquèrent dans une allée
destinée aux véhicules et Madison se glissa vers le bout du banc,
époustouflée.
— Tante Kendra ! dit-elle dans un souffle. Vous ne m'aviez
pas dit que vous viviez dans un palais !
— Eh bien, oui, je possède encore un certain décorum.
Kendra tapota le genou de sa nièce.
— Ce n'est jamais bien de se vanter. La famille de lord
Moran appelait cette maison le « palais des Quatre-Vents ».
— On pourrait mettre trois fois Windward Bay à l'intérieur !
Et même quatre !
— Elle a été construite par la famille de mon défunt mari il y
a plus de cent cinquante ans, dans le style des anciens palais
indiens, en plus petit, bien sûr. Vous y verrez un mélange
d'architecture, principalement rajasthani et mughal, expliqua
Kendra d'un ton naturel. Dedans et dehors, il y a de très beaux
exemples d'art rajput.
L'édifice aux murs lisses, en pierre rose pâle, était à la fois
simple et splendide avec trois parties carrées, la plus grande
haute de trois étages au centre, surmontées chacune de dômes
aux courbes douces qui se dressaient vers le ciel. Les fenêtres
étaient semi-octogonales, avec des vitres au dessin délicat.
Les porteurs posèrent le palanquin devant un petit pavillon
qui menait à une massive grille blanche, et Punta fut tout de suite
là pour aider lady Moran à descendre.
— Cela a l'air fort accueillant, n'est-ce pas ? lança-t-elle, les
yeux brillants, tandis qu'elle contemplait les lumières qui
brûlaient derrière les fenêtres.
Madison prit la main de Punta et descendit du palanquin,
incapable de détacher les yeux du palais qui semblait surgir de la
jungle tel un mirage dans le désert.
Comme lorsqu'ils étaient arrivés à la Jamaïque, le pavillon se
changea soudain en une masse de confusion et de gens ; des
chiens aboyaient, des hommes couraient dans l'obscurité, parlant
leurs dialectes. Les deux pans de l'énorme grille en fer, assez
large pour laisser passer deux voitures, s'ouvrirent comme par
magie, et une procession d'Hindous vêtus d'uniformes rouge et or
en sortit. Punta courut devant pour parler au premier homme de
la file, dont le turban était différent des autres. Un bijou
étincelant tombait du tissu sur son front.
Punta s'inclina à demi. L'homme s'inclina plus bas.
— Le système des castes peut être un peu compliqué, surtout
ici où nous en avons un mélange, murmura Kendra à l'oreille de
Madison. Il y a les Brahmanes au sommet, puis de nombreuses
castes non-brahmanes comme les Andavars, les Nadars, les
Vedhars, qui bougent constamment et luttent pour se rapprocher
du sommet. Et puis, bien sûr, il y a la question de la religion,
hindoue, bouddhiste, musulmane ou chrétienne.
Madison hocha la tête, ne comprenant pas vraiment mais
sachant qu'elle aurait le temps plus tard de s'accoutumer à tout
ceci.
Punta et l'homme au bijou discutèrent, puis Punta fit un signe
à lady Moran. Elle prit son temps pour remonter l'allée.
L'homme s'inclina devant elle, les mains jointes, les yeux
rivés sur le sol.
— Lady Moran, bienvenue chez vous, dit-il dans un anglais
d'une diction presque parfaite.
Elle sourit et hocha la tête d'un air royal.
— Je suis Eknath, envoyé par le rajah de Darshan pour votre
retour, dit-il, les yeux toujours baissés. J'espère que vous
trouverez votre palais approprié à vos besoins. S'il y a quoi que
ce soit que mon personnel ou moi pouvons faire pour vous, nous
en serons grandement honorés.
Apercevant Madison derrière Kendra, il s'inclina de nouveau.
— Ou pour vos invités.
— J'ai grand plaisir à vous rencontrer, dit Kendra. Voici ma
nièce, l'Honorable Madison Westcott. Je dois avouer que je suis
grandement surprise par votre accueil. Comment le rajah a-t-il su
que j'arrivais ?
— Je l'ignore, sahiba. Je sais seulement que nous attendons
votre joyeuse arrivée depuis des semaines.
Lady Moran jeta un coup d'oeil aux lampes qui brûlaient
derrière les fenêtres.
— Des semaines ? répéta-t-elle, amusée. Oh, mon Dieu.
— Laissez-nous vous escorter à vos appartements. Vous
devez être très fatiguée par votre long voyage.
Eknath marcha devant Kendra, Punta à son côté, et Madison
ferma la marche, tournant la tête d'un côté et de l'autre,
subjuguée, tandis qu'ils pénétraient dans le palais. Derrière elle
suivaient au moins une douzaine de domestiques hindous en
uniformes assortis.
Le vestibule était une salle ronde d'au moins soixante pieds
de diamètre, avec un plafond très élevé et des murs pâles peints à
la chaux et décorés de fresques exotiques. Ces fresques
représentaient des femmes en sari, avec du khôl autour des yeux,
et de beaux Hindous en tuniques et turbans. Il y avait également
des éléphants, des tigres, des singes et une flore que Madison ne
connaissait pas. Le sol était une mosaïque qui formait un tableau
de la jungle, trop compliqué pour qu'elle puisse le saisir en une
fois.
— Veuillez transmettre au rajah ma chaleureuse
considération, dit lady Moran avec grandeur, en traversant le
vaste vestibule.
— Oui, sahiba. Un messager a été dépêché avec l'annonce de
votre arrivée.
Kendra se tourna vers Madison en haussant les sourcils, et
celle-ci ne put réprimer un gloussement.
Le domestique les conduisit dans une autre salle ronde,
semblable à la première mais garnie de chaises dorées, avec des
fresques moins exotiques. Puis ils s'engagèrent dans un large
couloir émaillé d'un bleu azur, l'un des nombreux couloirs qui
partaient du second vestibule, chacun d'une couleur différente.
— Je ne retrouverai jamais mon chemin, murmura Madison,
subjuguée par la magnificence du palais.
Kendra ralentit et passa son bras sous le sien.
— Quand vous êtes arrivée à Windward Bay, vous pensiez
vous perdre, aussi.
— Mais ceci est un palais, tante Kendra !
La voix de Madison résonna sous le haut plafond voûté qui
était peint en bleu pâle, avec des étoiles dorées. Elle la baissa
pour chuchoter à l'oreille de sa tante :
— Qui est ce rajah qui a envoyé tous ces domestiques ? Ils
sont ici depuis des semaines ?
— Juste un vieil ami, ma chérie. Je n'étais même pas certaine
qu'il était encore en vie. Nous nous sommes perdus de vue.
Kendra tapota le bras de sa nièce.
— Maintenant, venez voir mes appartements, puis je vous
ferai escorter dans les vôtres. Oh, ma chérie, vous allez adorer
les jardins, une fois qu'ils auront été taillés et qu'ils auront
retrouvé leur ancienne splendeur. Vous aurez tant de choses à
peindre !
Les appartements de Kendra étaient spectaculaires, pièce
après pièce, beaucoup de chambres étant rondes et drapées de
soie, les murs peints de couleurs apaisantes avec de ravissantes
fresques partout. Et les appartements de Madison, bien que plus
petits, étaient également magnifiques — et si vastes qu'il lui
faudrait une heure pour les parcourir, pensa-t-elle. Quand Sashi
la borda dans un grand lit rond garni de draps de soie et de
coussins, et drapé de tentures transparentes, elle eut l'impression
de flotter dans un rêve.
— Je ne peux pas croire que le palais soit ainsi alors que ma
tante n'y a pas vécu depuis plus de trente ans, Sashi.
Elle regarda la jeune femme qui faisait tranquillement le tour
de la chambre pour éteindre les lampes à huile.
— Je pense que le rajah a préparé son retour pendant des
semaines.
Madison reposait sur son oreiller de soie, les yeux levés vers
le dais de soie au-dessus de sa tête. Elle se sentait
merveilleusement bien. Après une légère collation avec sa tante,
elle s'était retirée dans ses appartements pour découvrir qu'un
bain chaud lui avait été préparé et que quatre servantes
attendaient de la servir. Elles lui avaient lavé les cheveux,
avaient frotté son corps las du voyage jusqu'à ce qu'il rayonne,
puis Sashi avait massé sa peau avec une huile au parfum subtil.
Maintenant, elle était si étourdie qu'elle pouvait à peine garder
les yeux ouverts, mais elle avait peur de les fermer, de crainte
que le rêve s'évanouisse.
— Dormez bien, murmura Sashi en éteignant la dernière
lampe. Je serai dans la pièce voisine si vous avez besoin de moi.
Cédant finalement à l'épuisement et à l'excitation de la
journée, Madison ferma les paupières dans son lit assez grand
pour trois et s'endormit.

Le matin suivant, Kendra prit un bain, même si elle en avait


pris un la veille, et Maha l'aida à s'habiller d'un sari de soie
émeraude et or qu'elle avait confectionné pour sa maîtresse
durant leur long voyage vers l'Inde. Kendra avait glissé ses
bagues en or préférées à ses doigts, mis des boucles d'oreille et
un collier d'éme-raudes. Elle sourit en touchant les pierres
précieuses. Elle n'avait pas porté ces bijoux depuis qu'elle avait
quitté l'Inde. Lorsqu'elle eut coiffé un turban doré et chaussé des
pantoufles assorties, elle sortit de ses appartements et traversa le
palais pour aller prendre son petit déjeuner dehors.
— Par les sourcils d'Hindi ! murmura-t-elle en s'arrêtant pour
contempler le jardin.
Elle s'était attendue à le retrouver en ruines, après toutes ces
années, envahi par les plantes et les lianes, les dalles des allées
enlevées par les indigènes pour cuire leurs aliments dessus. Au
lieu de cela, il était pratiquement comme il avait été le jour où
lord Moran et elle l'avaient quitté, en plus luxuriant et plus beau
encore si c'était possible.
Trois fontaines, dont celle du milieu était la plus grande,
gargouillaient joyeusement, projetant des gouttes d'eau sur les
dalles en pierre de l'allée voisine. De blancs treillis en arcade qui
montaient jusqu'au ciel portaient une profusion de roses rouges
et blanches. Du jasmin, dans d'énormes jarres, poussait
abondamment autour du patio. Au-delà des fontaines s'étendait
un labyrinthe d'allées bien entretenues, de bancs en pierre et de
haies vertes.
— Oh, Dieu !
C'était d'une telle beauté que Kendra en eut les larmes aux
yeux.
— Est-ce que cela vous plaît ?
Elle étouffa un cri. Cette voix la surprenait tellement que
pendant un moment elle craignit d'être morte la nuit précédente
et montée au paradis. Mais les fontaines qui gazouillaient étaient
si réelles, le parfum du jasmin si fort et si suave, qu'elle savait
qu'elle ne pouvait être ailleurs qu'au palais des Quatre-Vents.
Lentement, elle se tourna vers l'arrivant.
Et il était là, après trente-cinq ans. Kendra pressa ses lèvres, ses
yeux s'emplissant de larmes.
— Kendra ! murmura-t-il.
La bouche peinte de lady Moran s'incurva en un sourire.
— Vous n'êtes pas mort ? Vous êtes un vieil homme !
Il sourit et elle sentit son cœur s'emballer dans sa poitrine.
Soudain, elle avait de nouveau vingt ans et s'apprêtait à pénétrer
dans la chambre du rajah. Rien ne comptait, ni sa famille, ni les
règles de la société, seulement ce sourire. Son sourire.
— Et vous êtes une vieille femme, répondit-il, ses yeux noirs
brillants. Encore très belle, mais une vieille femme.
Le rajah de Darshan était un homme grand et mince à la peau
d'un brun rougeâtre, aux cheveux noirs maintenant semés de gris
et aux yeux noirs qui hantaient encore les rêves de Kendra. Il
était vêtu d'un pantalon de soie dorée et d'une longue kurta rouge
et blanche, avec un turban traditionnel sur la tête. Il ouvrit les
bras et Kendra n'hésita pas.
— J'ai attendu longtemps ce moment, murmura-t-il en
refermant les bras sur elle. Toute ma vie.
Kendra rit et ravala un sanglot de joie. Pendant des années et
des années, elle s'était imaginé encore et encore à quoi
ressemblerait son retour, s'il devait se produire. Maintenant,
c'était comme si le temps n'avait pas passé depuis la dernière fois
où elle s'était tenue dans ce jardin. Toutes les années, les larmes
et la souffrance s'étaient évanouies.
— Vous avez entretenu mon jardin toutes ces années,
murmura-t-elle en pressant son visage dans son épaule, en
inspirant l'odeur de sa peau.
—Toutes ces années, mon amour. Toutes ces années, j'ai prié
Indra que vous me reveniez.
Kendra rit et renifla, se sentant stupide. Elle avait passé l'âge
de se conduire comme une jeune fille.
— Vous savez, je n'avais pas l'intention de revenir, Tushar.
Sans de récents événements en Jamaïque, j'aurais fini ma vie là-
bas.
— Et j'aurais versé des milliers de larmes pendant un millier
d'années, murmura-t-il en lui caressant la joue et en l'embrassant.
Votre peau est encore aussi douce que le duvet d'un poussin.
Kendra rit de nouveau et s'écarta de lui en s'essuyant les
yeux.
— Vous avez toujours été un homme aux mots de miel,
Tushar. On pourrait penser que j'aurais appris, à mon âge, à ne
pas prêter attention à ces sottises.
Elle l'étudia de l'endroit où elle se tenait et secoua la tête
avec stupeur.
— Je ne savais même pas que vous étiez encore en vie.
— Je ne pouvais mourir sans vous, ma bien-aimée.
Kendra soutint son regard, pensant qu'elle ne le perdrait plus
jamais des yeux. Elle ne se souciait pas de savoir combien diable
de femmes il avait.
— Voulez-vous vous joindre à moi pour le petit déjeuner ?
demanda-t-elle. Nous avons beaucoup à parler et il y a quelqu'un
que vous devez rencontrer.
20

Trois jours plus tard, vêtue d'un pâle sari de couleur pêche,
les jambes ramenées sous elle, Madison était assise à l'ombre
d'un grand tamaris. Des oiseaux exotiques voletaient et
gazouillaient dans les branches au-dessus de sa tête, et des
insectes invisibles bourdonnaient dans le feuillage vert. Elle
avait son carnet de croquis sur ses genoux et dessinait deux
petites filles, les enfants de domestiques, qui jouaient à pousser
des galets sur l'allée de pierre.
— Vous vous sentez reposée ? demanda Sashi en
s'approchant d'elle avec, à la main, un chapeau jamaïcain fait de
palmes tressées.
Madison leva les yeux et plissa les paupières dans le brillant
soleil de midi.
— Oui, enfin. Merci.
Elle eut un petit rire.
— Je crois que mon corps dit finalement : « Assez de
sommeil ! »
Elle accepta le chapeau et jeta un coup d'oeil à Sashi, pour la
découvrir au bord des larmes.
— Sashi, qu'est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.
La jeune Hindoue secoua la tête et détourna son regard.
Madison posa le chapeau, son carnet, et se leva. Comme
Sashi, elle était pieds nus, s'étant vite faite aux vêtements et aux
habitudes des femmes indigènes.
—Sashi.
— Les Rutherford. Ils viennent déjeuner.
— Oui, je sais. Ils seront ici d'un moment à l'autre.
— George...
Sashi pinça les lèvres, s'arrêta, puis reprit :
— Il pense que nous devrions aller à Bombay pour nous
marier, mais je crois que je ferais peut-être mieux de partir d'ici.
Je pourrais retourner dans le village de mon père, au Bengale.
Trouver du travail.
— Sashi, écoutez-moi.
Madison saisit ses petites mains sombres.
— Dites-moi : aimez-vous George ?
— De tout mon cœur, murmura Sashi.
— Et vous voulez vous marier ?
De nouveau, elle hocha la tête.
— Mais parmi les miens, une femme ne choisit pas son mari.
C'est son père qui le choisit et elle doit obéir.
— Mais, Sashi, votre père est mort depuis des années. Vous
êtes ici dans une maison anglaise. Plus encore, dans la maison de
lady Moran, et chez elle les femmes épousent qui elles aiment. Si
George est l'homme avec qui vous voulez passer le reste de votre
vie, vous ne pouvez vous enfuir.
— Je ne veux pas l'enlever à sa famille. Il ne connaît pas la
douleur d'être sans ceux qui l'ont aimé et ont pris soin de lui.
— Je comprends, dit Madison.
— Mais je ne sais que faire, chuchota Sashi avec désespoir,
ses yeux noirs s'emplissant de nouveau de larmes. J'ai prié
Devi... Mon cœur se brise, mais je renoncerai à lui plutôt que de
le faire souffrir.
— Oh, Sashi !
Madison l'entoura de ses bras.
— Nous allons trouver quelque chose, je le jure. Maintenant,
plus de larmes, d'accord ?
Sashi releva la tête de l'épaule de Madison et acquiesça.
— Bon.
Soudain des cloches tintèrent, des chiens aboyèrent et une
servante passa en courant, criant quelque chose à une autre.
— Je crois que les Rutherford sont arrivés. Ce sont les
cloches de la grille d'entrée, dit Madison, tenant Sashi par les
épaules. Allez dans nos appartements et restez-y. Je m'assurerai
de trouver une excuse pour vous envoyer George. Je ne peux
promettre que vous aurez beaucoup de temps pour être seuls,
mais au moins...
— Ce sera suffisant ! s'écria Sashi d'un ton passionné.
Elle prit les mains de Madison dans les siennes et les serra.
— Merci. Je ne pourrai jamais vous rendre votre gentillesse.
— Madison ! appela Rendra de l'intérieur de la maison. Les
Rutherford sont là, chérie.
— Dépêchez-vous ! chuchota Madison à son amie, avant de
répondre : Je viens, tante Rendra !
Plus tard, après leur avoir fait faire un tour rapide de la
maison, Madison et sa tante installèrent leurs invités dans une
salle à manger qui dominait le jardin. Près d'une douzaine de
serviteurs portant les couleurs du rajah allaient et venaient en
apportant de riches currys de chèvre, des assiettes de fruits, des
pains plats et des boissons fruitées. Madison n'avait pas encore
rencontré le rajah, même si elle savait qu'il était venu au palais
en plus d'une occasion, et elle commençait à se sentir curieuse.
— C'est si aimable à vous de nous avoir invités à déjeuner,
Kendra, dit lady Rutherford en s'adossant à sa chaise pour laisser
une jeune servante en sari rouge placer sa serviette sur ses
genoux. Lord Thomblin envoie ses amitiés, bien sûr. Il était
désolé de ne pouvoir venir.
A la mention de Carlton, Madison leva les yeux.
— Dommage, marmonna sa tante. Où est-il ?
— Il est resté chez nous hier soir, puis il est retourné à
Bombay, apparemment, répondit lady Rutherford d'une voix
étouffée, en haussant les sourcils.
— Pour quoi faire ? demanda Madison. N'a-t-il pas une
maison par ici ?
— Nous n'en sommes pas certains, avoua lady Rutherford en
détournant son regard.
— Il semble que les dettes de notre lord Thomblin l'aient
rattrapé, dit George en s'adossant à sa chaise. Je ne pense pas
être inconvenant en disant qu'il semble être dans de plus graves
difficultés financières que nous le pensions.
Lady Moran haussa un sourcil peint.
— Vraiment ?
Madison ignorait de quoi ils parlaient, mais elle se promit de
questionner sa tante plus tard.
— Mon fils, ce n'est pas une discussion appropriée pour un
repas, intervint lord Rutherford en jetant un coup d'œil aux
jeunes filles, puis en ramenant les yeux sur George. Lord
Thomblin est notre ami. Et nous ne savons pas exactement quelle
est sa situation. Je suis sûr que tout ceci n'est qu'un malentendu.
— J'en suis certain, acquiesça George.
Lady Rutherford se recula pour laisser un serviteur remplir son
verre d'eau, pendant qu'un autre offrait du punch aux fruits.
— Rendra, vous avez tant de domestiques, observa-t-elle.
Nous n'avons qu'un personnel squelettique, et je dois reconnaître
que je m'y prends mal. Pour moi, tous ces Hindous se
ressemblent. Je ne sais plus ce que c'est que d'être correctement
servie.
Madison jeta un coup d'œil amusé à Alice et à George.
— Quelle superbe maison ! s'exclama encore lady
Rutherford tandis qu'une autre domestique apportait un plat
traditionnel à la viande de chèvre, le biryani. J'avais oublié,
Rendra, quel lieu magique est ce palais.
Rendra sourit en faisant passer un saladier de fruits
saupoudrés de noix de coco, l'un des mets favoris de Madison.
— Il est agréable, n'est-ce pas ? Différent de la Jamaïque,
mais fort plaisant.
— Mère parlait souvent du palais des Quatre-Vents, dit
George en levant son verre de punch. Mais vraiment, je ne
pensais pas qu'il était aussi beau. Je croyais qu'elle exagérait,
comme cela lui arrive parfois.
Lady Rutherford élargit les yeux, indignée, et fusilla son fils
du regard.
— Voyons, voyons, fit lord Rutherford en gloussant et en
tapotant le genou de sa femme sous la table. Tout ce qui vous
reste à faire, Georgie, c'est de vous trouver une princesse
hindoue et de l'épouser. Peut-être qu'alors vous pourrez vivre
dans un palais comme celui-ci, vous aussi.
— Madison, déclara vivement Alice. Pouvez-vous me passer
une galette de pain ? Elles sont délicieuses.
Madison lui tendit l'assiette en porcelaine décorée
d'éléphants, tout en rencontrant le regard de George à travers la
table.
— Juste ciel, lord Rutherford ! s'exclama-t-elle en choisissant
ses mots avec soin. Vous autoriseriez votre fils à épouser une
Hindoue ? Je pensais que cela ne se faisait pas.
— Nous sommes à une époque moderne, ma chère. Nous
touchons à la fin du XIXe siècle ! Les anciennes règles meurent
rapidement.
Lord Rutherford agita sa fourchette.
— Si une candidate potentielle était née dans une bonne
famille de la caste des brahmanes, j'accorderais certainement de
la considération à une telle union. Après tout, les brahmanes sont
très proches de ce qu'est la famille royale en Angleterre.
De nouveau, Madison regarda George, un sourire jouant sur
ses lèvres. Elle venait d'avoir l'idée la plus ingénieuse, la plus
magnifique à laquelle elle aurait pu penser.
— George, Alice, dit-elle en s'essuyant la bouche de sa
serviette, vous ai-je dit que tante Kendra m'a demandé de peindre
une fresque dans l'un des vestibules ? Il faut que vous veniez
voir.
George s'était déjà levé.
— Quelle chance ! Je dois voir cela.
Il prit la main de sa sœur, qui se leva en tamponnant sa
bouche rose.
— Maintenant ? Je n'ai pas encore fini...
— Si vous voulez nous excuser, sir, dit George en s'inclinant
devant son père. Mesdames.
— Par les cils d'Hindi, allez, allez, déclara lady Moran en
agitant sa serviette.
Madison prit le bras de ses amis et les entraîna hors de la salle à
manger, dans un couloir vert pâle.
— Que mijotez-vous ? demanda George à l'oreille de
Madison.
— Attendez, vous verrez.
Elle les guida jusqu'au deuxième vestibule circulaire, puis
dans un autre couloir peint en jaune clair.
— Si je peux retrouver mon chemin jusqu'à mes
appartements, où Sashi attend, j'ai une idée à partager avec vous.
— Oh, merci, murmura George. Je ne puis vous dire
combien cela compte pour moi que vous compreniez. Il a été si
difficile d'être si près d'elle pendant ces trois mois de traversée,
et de prétendre ne pas la connaître !
— C'est peut-être la chose la plus importante que vous ayez
faite de votre vie, mon ami, déclara Madison en tournant dans un
autre couloir. Ah, ah, ceci me paraît familier.
Elle poussa une grande porte en santal sculpté et Sashi bondit
d'une pile de coussins aux tons vifs arrangés sur un divan à
même le sol. A la vue de George, elle abaissa son voile sur son
visage. Depuis son retour en Inde, elle se voilait de nouveau. Elle
avait expliqué à Madison qu'aucun homme ne devait voir une
femme sans voile, sauf les membres de sa famille et son époux.
— Sashi ! s'écria George en ouvrant les bras. Sashi, mon
amour !
Elle se précipita dans ses bras.
— Oh, George, vous m'avez tant manqué !
— Vous aurez le temps pour cela après, dit Madison en les
prenant tous les deux par la main et en se mettant à genoux sur
un des divans. Maintenant, écoutez-moi bien, car je crois que j'ai
peut-être trouvé un moyen pour que vous vous mariez et que
George garde sa fortune et son titre.

Ce soir-là, Madison pétillait encore d'excitation au sujet de


son plan — dont George, Sashi et Alice pensaient qu'il était si
audacieux qu'il pourrait peut-être marcher. Mais, lorsque les
ombres du soir envahirent ses appartements, elle se refroidit.
Kendra lui avait fait savoir que Jefford était arrivé et qu'elle
souhaitait leur présence au dîner. Il y avait des mois que Jefford
ne lui avait pas parlé, à part pour lui demander avec une politesse
pleine de raideur comment elle se portait, et maintenant elle
allait être obligée de s'asseoir à la table du dîner et de converser
avec lui. Pire encore, le mystérieux rajah serait là aussi.
Le voyage jusqu'en Inde avait été si long et si excitant que la
dernière nuit à la Jamaïque, dans la grotte avec Jefford, était
devenue une sorte de vague rêve, quelque chose qui était arrivé à
une autre personne, dans une autre vie. A présent qu'elle savait
qu'elle allait lui refaire face, et devoir lui parler devant sa tante
comme si rien ne s'était passé, les souvenirs revenaient à flots.
Tandis qu'elle était assise sur un banc capitonné devant un
grand miroir ouvragé, et qu'elle laissait Sashi mettre de l'huile de
jasmin dans ses cheveux avant de les natter, elle ferma les yeux.
Et quand elle le fit, elle put encore sentir la bouche brûlante de
Jefford sur la sienne ; le contact si prenant de ses mains sur elle.
Sashi posa une main sur son épaule.
— Vous êtes prête, dit-elle en lissant les cheveux blonds de
sa maîtresse. Et très belle. Le bleu de votre sari est assorti à celui
de vos yeux.
Madison lui sourit dans le miroir.
— Merci.
— Non, c'est moi qui vous remercie. Si vous n'aviez pas
trouvé cette idée, je ne sais pas...
— Je vous en prie, coupa Madison. Ne me remerciez pas tout
de suite. Je dois encore planifier certaines choses et parler à ma
tante. Cela ne marchera que si elle accepte la ruse.
— Je ne la blâmerais pas si elle refusait.
— Elle ne refusera pas, affirma Madison en se levant et en
considérant son reflet.
Le sari, qui dénudait ses épaules, était vraiment magnifique,
et son amie lui avait composé une coiffure ravissante, nattant et
tordant ses cheveux de manière à en faire une couronne brillante
sur sa tête.
— Je suppose que je dois y aller, murmura-t-elle.
Sashi se pencha et glissa vers elle une paire de sandales
ornées de bijoux.
— Lady Kendra vous a envoyé ces sandales. Elles étaient à
elle et elle a dit qu'elles iraient parfaitement bien avec votre sari.
— Elles sont si belles, observa Madison en les enfilant. Et
elles me vont comme si elles étaient faites pour moi.
— Allez, maintenant, et profitez de votre soirée.
Sashi fit un signe de la main et Madison franchit la porte en
arcade de ses appartements pour prendre le couloir, la soie
délicate de son sari flottant derrière elle. Elle se fraya un chemin
parmi les couloirs éclairés par des lampes, à travers la grande
salle à manger circulaire, puis elle pénétra dans le jardin illuminé
par des torches. Elle s'avança dans le patio dallé de pierre et son
cœur se mit à cogner dans sa poitrine. Lui !
Jefford était là, debout devant la plus grande des trois
fontaines, lui tournant le dos.
Madison se figea. Que devait-elle faire ? Courir ? Non. Si
elle se détournait et s'enfuyait, elle ne ferait que repousser
l'inévitable. Pressant les lèvres, elle inspira une grande goulée de
l'air parfumé et traversa le patio.
— Bonsoir.
Il pivota vers elle, vêtu de la tenue hindoue traditionnelle,
une kurta et un pantalon ample. Il avait lavé ses cheveux et les
avait coiffés en arrière, paraissant très beau, ce soir-là, et très
séduisant avec sa peau brune et ses yeux noirs perçants.
— Bonsoir, répondit-il, en n'essayant pas de cacher qu'il la
détaillait de la tête aux pieds. Le sari vous va bien.
Il hocha la tête.
— Vous êtes ravissante, si ce n'est un peu maigre. Vous étiez
si occupée, sur le bateau. Mais à présent vous avez un éclat
rayonnant sur les joues.
— Je me sens tout à fait reposée et je mange comme si je
n'avais pas mangé depuis des mois.
Elle vint se placer près de lui et regarda le jardin.
— Que pensez-vous de l'Inde, jusqu'ici ? demanda-t-il.
— C'est absolument magnifique, si beau et si étrange en
même temps.
— Avez-vous eu l'opportunité de sortir du palais ? Je sais
qu'il y aura beaucoup de choses que vous voudrez voir et
peindre.
— Non, je ne suis pas sortie, tout le monde était occupé à
s'installer. Je ne voulais pas ennuyer tante Kendra en lui
demandant des gardes. En outre, il ne me reste que quelques
toiles après tous les portraits que j'ai peints sur le bateau.
Elle rit en se rappelant les supplications des passagers.
— Ah, oui, vous étiez une vraie célébrité. Eh bien, vous avez
de la chance. Doublement. J'ai l'intention de me rendre dans un
champ demain pour jeter un coup d'oeil à nos propriétés. Et j'ai
rapporté assez de toile et de bois de Bombay pour que vous
puissiez peindre une année entière.
Il la regarda brièvement.
— Vous pouvez venir avec moi, si vous voulez.
Madison sentit son cœur voleter. Pourquoi était-il aussi
aimable?
Les cloches tintèrent, annonçant l'arrivé d'un invité. Jefford
se tourna et lui offrit son bras.
— Allons-nous rencontrer ce mystérieux rajah qui fait
glousser ma mère comme une écolière ?
Madison rit.
— Allons-y.
En se donnant le bras, ils rentrèrent dans le palais et se
dirigèrent vers une salle d'audience privée, une pièce magnifique
avec des piliers ornés qui supportaient un haut plafond voûté et
des murs peints d'un délicat motif rouge et or.
Lady Moran attendait là, flanquée par des domestiques en
livrée. Elle était vêtue d'un sari et d'un turban dorés, et ses
poignets, son cou et ses oreilles étaient chargés de superbes
pierres précieuses et de bijoux en or.
— Kendra, dit Jefford en lâchant le bras de Madison pour
aller à sa mère. Vous êtes divine !
Elle enlaça son fils.
— Ah, Jefford, c'est bon de vous avoir à la maison.
Il la regarda dans les yeux.
— Comment vous sentez-vous ?
— Je me sens positivement rayonnante !
Il s'écarta d'elle et reporta son regard sur Madison.
— Eh bien, je vois que j'ai besoin de vous nourrir, vous êtes
toutes les deux trop minces et vos joues sont creuses.
Eknath, le régisseur, entra dans la salle. Il s'inclina devant
lady Moran, puis se tourna et se mit au garde-à-vous.
— Sahiba, le rajah de Darshan, annonça-t-il.
Un grand et bel Hindou d'environ soixante-cinq ans, aux
tempes grisonnantes, pénétra dans la pièce. Il portait un pantalon
doré et une kurta noire et or, avec un turban doré et d'élégantes
bottes anglaises en cuir. Tous les serviteurs s'inclinèrent
profondément. Lady Moran posa les mains sur son sari et fit une
demi-révérence, imitée par Madison.
— C'est si bon à vous de vous joindre à nous, Tushar, dit
Kendra. Il faut que vous rencontriez ma famille.
Elle prit la main de Madison et la conduisit au rajah.
— Voici la fille de mon demi-frère, l'Honorable Madison
Westcott, de Londres.
Le rajah prit la main de Madison, s'inclina et la baisa.
Madison sourit et refit une révérence.
— C'est un plaisir de vous rencontrer, sir.
— Le plaisir est pour moi, madame, répondit-il dans un
anglais parfait.
— Et voici mon fils, Jefford, annonça Kendra en se tournant
vers lui.
Madison souriait toujours, son regard sur le rajah, mais
quand le visage de ce dernier changea brusquement, elle jeta un
coup d'œil à Jefford par-dessus son épaule.
— C'est un plaisir de faire votre connaissance, sir, dit Jefford
en s'approchant lentement, les yeux fixés sur ceux de Tushar.
— Un plaisir, murmura ce dernier avec raideur, en s'inclinant
de nouveau.
— Et maintenant, lança lady Moran en prenant le bras du
rajah et en l'entraînant avec elle, ces sottes politesses étant
terminées, mangeons, buvons et soyons gais !
Madison la regarda s'éloigner et pivota vers Jefford. Il vint à
sa hauteur et lui offrit son bras.
— Que s'est-il passé ? chuchota-t-elle.
Il secoua la tête et répondit d'une voix tendue :
— Je n'en suis pas sûr, mais je crois que ma mère et moi
allons avoir une conversation dès que je pourrai me retrouver
seul à seule avec elle.
Durant les trois heures qui suivirent, Madison, Jefford, lady
Moran et le rajah dînèrent de mets élégants, des currys épicés,
des légumes exotiques cuits à la vapeur, du gibier rôti, des truites
grillées et des fruits frais. Ils furent divertis par une troupe
d'acrobates accompagnés par d'adorables singes coiffés de
minuscules turbans. Cet intermède fut des plus agréables.
Madison appréciait énormément le rajah, qui avait été éduqué à
Londres. Elle était fascinée par ses récits décrivant la façon de
gouverner le district, en essayant de satisfaire à la fois ses sujets
et les Anglais. Le système des castes était si complexe, les
peuples, les religions et les paysages de l'Inde étaient si divers,
que Madison buvait les paroles de cet homme distingué. Ce fut
seulement pendant les pauses de la conversation qu'elle prit
conscience d'une tension, non seulement entre sa tante et Jefford,
mais aussi entre Kendra et le rajah.
Il était près de minuit lorsqu'ils sortirent prendre un verre de
xérès dans le patio. Le jardin était éclairé par des torches et des
serviteurs agitaient doucement de grandes palmes pour écarter
les moustiques et autres insectes gênants. La conversation s'était
arrêtée et avait repris plusieurs fois, et la tension qui imprégnait
l'air augmentait d'instant en instant.
Madison était sur le point de s'excuser, quand Jefford se
pencha en avant et parla tranquillement, mais d'un ton ferme, à
sa mère.
— C'est bon, Kendra. Assez est assez.
Il regarda le rajah.
— Veuillez me pardonner si vous me trouvez grossier, sir,
mais je ne peux retenir ma question plus longtemps. Je sais
parfaitement que ce qui me préoccupe vous préoccupe aussi.
Il fixa Kendra d'un regard noir.
Madison les considéra avec surprise, étonnée par cet éclat,
puis commença à se lever.
— Je vais vous souhaiter une bonne nuit, murmura-t-elle.
— Non. S'il vous plaît, Madison, restez.
Jefford gardait les yeux rivés sur sa mère, qui semblait tout à
coup se sentir terriblement embarrassée par quelque chose.
— Je pense que vous devriez entendre ce que nous avons à
dire.
Lady Moran agita son éventail préféré, décoré de perroquets.
— Jefford, nous passions tous les quatre une soirée si
délicieuse ! Au nom du ciel, qu'y a-t-il ?
— Ce qu'il y a ? Ce qu'il y a, mère ? Je pense que vous le
savez.
— Oui, je suis d'accord, Kendra, dit le rajah.
Kendra désigna son verre, demandant à un domestique de la
resservir.
— Ce soir, j'ai donné un dîner pour les personnes que j'aime
le plus au monde, dit-elle.
Elle inspira et sourit au rajah. Jefford regarda ce dernier.
— Voulez-vous que je le dise, sir, ou préférez-vous le faire ?
— Je pense qu'il serait mieux que vous le fassiez.
Tushar prit son verre.
— Je crains de perdre le contrôle de moi-même et d'étrangler
son joli cou devant tous ces témoins. Le gouvernement n'est pas
tendre avec les Hindous qui assassinent des Anglaises titrées.
Madison aurait ri de l'humour du rajah, si le moment n'avait
pas été aussi tendu.
Jefford se tourna vers sa mère, la transperçant de son regard
noir.
— Durant toutes ces années vous n'avez jamais dit...
Les yeux verts de Kendra étincelèrent de colère.
— Et vous n'avez jamais demandé !
— Quant à moi, je n'ai jamais eu l'opportunité de poser des
questions, déclara le rajah.
— C'est bon. Oui.
Elle jeta son éventail.
— Jefford, mon cher. Tushar, le rajah de Darshan, est votre
père.
Elle regarda le rajah.
— Jefford est votre fils. Je ne sais pas pourquoi vous vous
mettez tous les deux dans un tel état. J'allais vous le dire. Je
pensais seulement qu'il serait bien que vous appreniez à vous
connaître, d'abord.
Madison contempla fixement Jefford, sa tante, le rajah et de
nouveau Jefford. Le rajah était son père ? Elle avait soupçonné,
d'après la couleur de sa peau, ses cheveux d'ébène et ses yeux
noirs, qu'il avait été engendré par un Hindou, mais elle n'aurait
jamais imaginé qu'il était le fils d'un personnage royal. Elle était
tellement abasourdie qu'elle ne savait que dire.
Jefford se leva avec raideur.
— Je pense que je vais me retirer.
Lady Moran frappa la table de sa main et les verres de xérès
tintèrent.
— Vous n'allez rien en faire. Jefford, asseyez-vous. Tout de
suite.
— Je crois que nous en avons assez dit pour un soir.
Il se tourna vers son père.
— Sir, si vous voulez bien m'excuser, je dois m'en aller,
sinon c'est moi qui étranglerai ma mère. Franchement, je pense
qu'il vaudra mieux que vous et moi reparlions de cela plus tard,
quand nous aurons eu le temps de recouvrer nos esprits.
Le rajah se leva, son regard rivé sur Jefford.
— Oui, bien sûr. Je vous en prie, venez dans mon palais et
nous... passerons un moment ensemble.
Jefford repoussa sa chaise et s'éloigna.
— Eh bien ! s'exclama lady Moran. C'est précisément pour
cela que je n'étais pas pressée de vous dire la vérité. Je le jure, je
ne sais pas lequel de vous est pire que l'autre.
Madison froissa sa serviette dans sa main et se leva à son
tour.
— II... il a été très agréable de vous rencontrer, sir... Rajah.
Elle fit une petite révérence.
— Je pense que je vais me retirer aussi. Bonne nuit, tante
Rendra.
Elle s'empressa de rentrer dans la maison, traversa la salle à
manger, et rejoignit finalement Jefford dans le couloir jaune. Elle
marcha à son côté, ne sachant que dire, son cœur s'élançant vers
lui.
Après un moment de silence, il lui jeta un coup d'œil.
— Etiez-vous au courant ?
— Est-ce que... Certainement pas ! Je l'ai rencontré ce soir
seulement, comme vous.
Il se renfrogna.
— Vous savez, c'est bien d'elle de laisser passer toutes ces
années et de lâcher sa bombe sur mes genoux comme ceci. Sur
ses genoux à lui, aussi.
Il fit un geste de la main.
— Elle ne vous a jamais rien dit au sujet de votre père ?
Il secoua la tête.
— Elle vivait ici avec son père — ils étaient les hôtes de lord
Moran. Les deux hommes partaient souvent pour des campagnes
militaires au sein de l'empire et elle restait seule avec le
personnel. J'en avais conclu...
— Que vous étiez le fils d'un domestique ? murmura
Madison, choquée, mais sachant qu'elle en serait venue à la
même conclusion, à sa place. Je... je comprends.
Jefford s'arrêta et se tourna pour lui faire face.
— Il ne m'a jamais importé de savoir qui était mon père. Le
père de Rendra est mort pendant la révolte indienne, sans savoir
que sa fille était enceinte. Lord Moran est rentré, elle l'a informé
de sa situation et il l'a épousée. Il a quitté le service de la reine et
ils sont partis pour ses propriétés de la Jamaïque. Tout ce qui
comptait pour moi était que lord Moran soit bon avec ma mère.
Et il l'était.
Il ouvrit les bras.
— Il était également bon pour moi, mais il n'a jamais été
mon père. Je n'en ai jamais eu, tout simplement.
— Et maintenant ? demanda-t-elle doucement.
Il leva une main, la laissa retomber, puis repoussa ses
cheveux noirs de son front.
— Maintenant, j'en ai un.
Il rencontra le regard de Madison et elle se sentit émue. Elle
souffrait pour lui, mais elle était heureuse pour lui, en même
temps. Le peu de temps qu'elle avait passé avec le rajah l'avait
convaincue que c'était un homme de qualité, et il était évident
aussi que son fils lui ressemblait de maintes façons.
— Vous devriez aller vous coucher, dit-il.
Il lui caressa la joue du revers de la main.
— Je m'inquiète pour vous. Vous avez l'air fatigué.
Madison posa sa main sur la sienne, si troublée par ses
émotions qu'elle ne savait par où commencer pour les analyser.
— Vous ne devez pas retenir cela contre le rajah. J'imagine
qu'il n'a jamais su qu'elle attendait un enfant de lui.
—Oh, ce n'est pas contre le rajah que je suis en colère, lança-
t-il par-dessus son épaule, en s'éloignant. C'est Kendra qui doit
s'expliquer.

— Eh bien, qu'avez-vous à dire pour votre défense ?


Kendra ne rencontra pas le regard sombre de Tùshar dans le
miroir qui se trouvait devant elle, même lorsqu'il posa une main
sur son épaule.
— Je ne comprends pas pourquoi tout le monde est si secoué.
Il n'était pas utile d'entrer dans les détails auparavant.
Elle ôta son turban et lissa ses cheveux qui s'amenuisaient.
Même à présent qu'elle était de retour en Inde, elle refusait de
porter un voile. Un turban d'homme lui convenait mieux.
— Et puis nous sommes revenus en Inde, et il est devenu
nécessaire d'éclaircir les choses.
— Ce n'est pas une explication suffisante, déclara-t-il
sévèrement.
Kendra se leva, laissant glisser son peignoir de soie blanche
de ses épaules et le jetant sur le lit. Elle avait renvoyé tous ses
domestiques et ils étaient seuls dans sa chambre ronde, drapée de
tentures de soie aux tons précieux.
— Eh bien, c'est la seule explication que j'ai et je suis navrée
qu'elle ne vous convienne pas. J'ai fait ce qui m'a paru le mieux,
à l'époque.
Elle quitta ses pantoufles de chevreau et monta sur l'estrade
qui supportait son lit ceint de rideaux de soie.
— Lord Moran a su avant de m'épouser que j'étais enceinte.
Il n'a nullement été spolié. En échange de son nom et de la honte
qu'il m'évitait, j'ai été une bonne épouse pour lui.
Elle se tourna face au rajah, soutenant son regard d'un air de
défi.
— Dans tous les sens du terme, malgré les terribles blessures
qu'il avait reçues à la guerre — des blessures qui l'empêchaient
d'engendrer un héritier et même de consommer... Oh, tout cela
est si vieux !
Kendra tourna le dos à Hishar et fit passer sa fine chemise de
nuit par-dessus sa tête. Dessous, elle était nue.
— Alors maintenant, dit-elle en lui jetant un coup d'œil,
allez-vous vous appesantir là-dessus toute la nuit, ou allez-vous
me rejoindre dans mon lit et me faire l'amour ? Nous ne
rajeunissons pas, vous savez.
Le rajah sourit et ôta sa kurta.
— Vous n'allez pas vous en tirer si aisément, je vous avertis.
Oui, ce soir je vais vous faire l'amour, mais demain...
Elle se laissa choir sur le lit et leva les yeux vers lui.
— Oh, Tushar, oubliez demain. Qui sait si nous serons
toujours là ?
Elle lui tendit la main en une offrande de paix.
Il hésita, puis la prit et courba la tête pour presser un baiser
sur la peau douce de son épaule.
— Vous êtes toujours aussi magnifique... Si nous vivons
jusqu'à l'aube, il n'y a qu'une façon dont vous pouvez me
dédommager.
— Comment ? demanda-t-elle en lui souriant. Je crois que je
connais encore quelques tours.
Elle lui adressa un clin d'oeil.
Il se mit à rire.
— Epousez-moi, Kendra. Rendez un vieux rajah heureux.
21

Madison posait la tête sur son oreiller, observant Sashi qui


écartait les tentures soyeuses de son lit. Sa femme de chambre se
comportait bizarrement depuis des jours, la surveillant, se
conduisant comme si elle voulait parler de quelque chose mais
ne s'y résignait pas, et cela commençait à l'inquiéter.
— Allons, dites ce que vous avez à dire, déclara brusquement
Madison, incapable de supporter plus longtemps cette situation.
Qu'y a-t-il ?
— Quoi ? demanda Sashi d'un air innocent.
Madison la dévisagea.
— Vous le savez. Pourquoi ne cessez-vous de me regarder de
cette façon ? Est-ce que quelque chose ne va pas ? Ai-je fait
quelque chose de travers ?
Sashi s'approcha du lit et s'assit sur le bord, ce qu'elle n'avait
encore jamais fait. L'inquiétude de Madison grandit.
— Je vous prie de ne pas vous offenser, dit la jeune Hindoue,
mais je dois vous poser une question.
Là, Madison regretta presque de l'avoir interrogée.
— Quelle question ?
— Les domestiques, les servantes de la buanderie,
chuchotent depuis quelque temps.
Sashi s'arrêta, puis reprit :
— Elles disent que vos draps sont toujours sans taches. Est-
ce que...
Elle hésita.
— Se pourrait-il que vous attendiez un enfant ? J'ai remarqué
que vous n'avez pas eu vos menstrues depuis que nous avons
quitté la Jamaïque.
Les yeux de Madison s'élargirent et elle couvrit sa bouche
d'une main.
— Non ! Bien sûr que non. Certainement pas. Je...
Sa voix trembla et elle ferma les paupières.
La même pensée lui avait traversé l'esprit plus d'une fois,
surtout les deux dernières semaines. Cette idée était plus qu'elle
ne pouvait supporter, et c'était précisément pour cela qu'elle se
refusait à la considérer.
— Cela ne se peut pas..., murmura-t-elle.
Sashi resta tranquillement assise jusqu'à ce que sa maîtresse
rouvre les yeux.
— Oh, Sashi ! chuchota-t-elle, sachant au fond de son cœur
que c'était vrai. Que vais-je faire ?
Des larmes glissèrent sur ses joues. Cette hypothèse lui
semblait trop horrible pour être envisagée, et cependant elle
savait qu'elle devait finalement s'y résoudre. Au cours des trois
mois de traversée, elle n'avait pas saigné. Elle s'était dit que
c'était dû aux bouleversements de sa vie, au long voyage. Elle
avait cherché une excuse après l'autre, mais il semblait que
maintenant elle ne pouvait plus fuir la vérité.
— Madison...
— Oui ! s'écria-t-elle en s'asseyant et en jetant ses pieds nus
sur le côté du lit. Oui, c'est vrai ! ajouta-t-elle, au bord de
l'hystérie. Il se pourrait... Il pourrait y avoir un enfant.
Sashi croisa calmement ses mains sur ses genoux.
Elle portait un sari jaune vif, ce matin-là, et paraissait
rayonnante.
— Alors vous devez le dire à lady Kendra sans tarder.
— Non.
Madison se rejeta dans son lit et ferma de nouveau les yeux.
Elle secoua la tête avec véhémence.
— Je ne peux pas le dire à tante Kendra. Elle va être si
blessée, si fâchée ! Je ne peux le dire à personne.
— Pendant combien de temps ? demanda Sashi d'un ton
posé.
Elle attendit un moment, puis poursuivit :
— Vous devez me parler pour que je puisse vous aider. Cela
remonte-t-il à la nuit avant notre départ de la Jamaïque ?
— Comment le savez-vous ?
Madison rouvrit les paupières, fixant les draperies.
— Est-ce que d'autres le savent ?
Sashi secoua la tête.
— Je ne pense pas.
Elle regarda ses mains.
— J'ai seulement trouvé que vous étiez différente, après cette
nuit-là. Que monsieur Jefford...
— S'il vous plaît, je ne peux même pas supporter d'entendre
son nom, gémit Madison, misérable.
— Vous savez que ce n'est pas vrai, dit Sashi. Vous êtes
seulement bouleversée. Laissez-moi vous apporter du thé et des
petits pains. Je vais amener votre tante ici.
— Non. Non, Sashi, je ne peux le lui dire. Je ne peux
vraiment pas.
Elle crispa les paupières, les larmes ruisselant sur ses joues.
— J'ai tellement honte.
Sashi lui tapota la main.
— Ne pleurez pas. C'est mauvais pour le bébé. Ça va le
rendre triste. Je vais chercher lady Kendra. Elle saura que faire.
Bien trop vite au gré de Madison, Sashi revint avec lady
Moran.
— Allons, allons, vous ne pouvez rester au lit toute la
journée, déclara Kendra. Sashi, ouvrez toutes les draperies,
laissez entrer le soleil et l'air du matin et allez nous chercher du
thé.
Sashi hocha la tête et sortit.
Kendra alla jusqu'au lit de sa nièce et s'assit sur le bord.
— Madison, regardez-moi.
Madison ouvrit lentement ses yeux pleins de larmes.
— Ce n'est pas la fin du monde, ma chérie. Maintenant,
asseyez-vous et essuyez vos beaux yeux bleus.
Kendra prit un mouchoir sur la table de chevet et lui
tamponna les paupières.
— Non seulement ce n'est pas la fin du monde, mais cela
pourrait bien être le début d'une aventure excitante. Je puis vous
dire que ma grossesse inattendue en a été une !
Madison prit le mouchoir à sa tante, se sécha les yeux et le
posa sur ses genoux.
— Je suis tellement désolée, murmura-t-elle misérablement.
Je n'ai jamais eu l'intention qu'une telle chose arrive. Je n'aurais
jamais cru...
— Là, là, ne vous sentez pas obligée de me donner les
détails, mon chou. Allons de l'avant, d'accord ?
Madison regarda sa tante, renifla et s'essuya le nez.
— Vous n'êtes pas fâchée contre moi ?
— Certainement pas. Comment, au nom d'Hindi, pourrais-je
être fâchée contre vous ? De fait, je dois l'admettre, je suis tout à
fait ravie.
Kendra se leva et alla jusqu'à la grande armoire en santal,
richement sculptée, où Madison rangeait ses vêtements.
— Maintenant, levez-vous et habillez-vous.
Elle choisit un sari lavande et le jeta sur le lit.
— Que Sashi vous coiffe, et ensuite venez me rejoindre dans
mes appartements, où nous pourrons discuter raisonnablement de
cette affaire.
— C'est tout ? demanda Madison en sortant les jambes de
son lit. Vous... vous n'allez pas me dire combien j'ai eu tort ?
Combien...
— Madison, ma chérie, n'avez-vous pas entendu ce que j'ai
dit ? Je suis ravie, ma douce.
Kendra gagna la porte d'un pas léger.
— Je vais être grand-mère !

Une heure plus tard, habillée, coiffée et du thé dans


l'estomac, Madison emprunta courageusement le couloir qui
menait aux appartements de sa tante. A sa vive stupeur, le rajah
en sortait, portant les mêmes vêtements que la veille au dîner...
Il s'inclina légèrement et sourit.
— Bonjour.
Madison se sentit rougir tandis qu'elle mesurait ce que cela
signifiait de rencontrer le rajah dans ces circonstances.
— Bon... bonjour, balbutia-t-elle.
— Je dois partir pour m'occuper d'affaires courantes dans
mon palais, dit-il en passant près d'elle. Mais j'espère que je vous
verrai ce soir, au dîner.
— Oui. Je... je vous verrai ce soir, répondit-elle en pivotant
pour le regarder s'en aller, avant de franchir les portes ouvertes
des appartements de sa tante.
— Vous pouvez entrer, dit Maha dans l'antichambre.
Elle désigna une petite pièce adjacente à la chambre de lady
Moran. Madison s'avança et trouva sa tante assise à une table où
elle signait des documents, avec Jefford debout devant les
grandes portes-fenêtres qui donnaient sur le jardin.
Elle s'arrêta net. Elle ne s'était pas attendue à le trouver là.
Pourquoi, elle n'en était pas sûre. Evidemment, qu'il serait là.
Mais elle n'était pas certaine d'être prête à le voir. Pas certaine de
pouvoir...
— Allons, allons, entrez, ma belle. Vous n'avez pas à vous
sentir intimidée par lui, n'est-ce pas ? lança lady Moran sans
lever les yeux des documents qu'elle signait. Voyez-vous, mes
enfants, c'est une affaire très simple à régler. J'aimerais que tous
mes problèmes soient aussi peu compliqués.
Madison posa la main sur le mur arrondi de l'entrée,
souhaitant être n'importe où ailleurs, même à Londres.
Jefford se détourna de la porte-fenêtre et ne prit même pas la
peine de lui parler.
— Vous allez être mariés sur-le-champ, déclara Kendra en
posant sa plume.
— Bien sûr, j'accepte entièrement mes responsabilités, dit
Jefford. Je l'épouserai.
— Je... je ne veux pas me marier avec lui !
Jefford et lady Moran la regardèrent.
— Je ne l'épouserai pas ! insista-t-elle en nouant ses bras
autour de sa taille.
Jefford lui jeta un regard noir.
— Est-ce que le bébé est de moi ?
— Comment osez-vous, espèce de... d'insupportable butor !
Il attendit, ses yeux noirs rivés sur son visage.
— Oui, avoua-t-elle après un long silence, les larmes lui
montant aux yeux.
Elle les essuya avec impatience.
— Bien sûr, que le bébé est de vous. Je ne suis jamais allée
avec un autre homme. Juste... juste avec vous.
Elle contempla les dalles vert pâle.
— Juste cette fois.
— Une fois suffit, ma chérie !
Kendra se leva de sa chaise.
— Maintenant, je vais prendre un bain et m'habiller.
Pourquoi ne bavarderiez-vous pas un moment, tous les deux ?
Vous embrasser, faire la paix, et ensuite, Madison, vous pourrez
me rejoindre sous ma véranda. Nous avons beaucoup de travail à
faire en fort peu de temps. D'après mes calculs vous en êtes déjà
à plus de trois mois, aussi nous n'avons pas de temps à perdre.
Madison s'écarta pour laisser passer sa tante, la fixant dans un
état de choc. Tout cela la dépassait. Enceinte. Sur le point d'être
mariée. A Jefford.
Lady Moran s'esquiva et Madison resta où elle était, sur le
seuil, ne sachant que dire. Jefford s'était de nouveau tourné vers
la porte-fenêtre.
— Je suis désolée, murmura-t-elle après un long silence.
Il haussa une épaule.
— Je suis un homme adulte. Je connaissais les risques.
Ses mots étaient si froids. Madison ne savait pas ce qu'elle
attendait, mais ce n'était pas cela.
— Vous ne souhaitez pas m'épouser, Jefford, et je ne
souhaite certainement pas vous épouser.
Elle fit un pas vers lui.
— Nous allons juste dire à votre mère que non, que nous ne
nous marierons pas.
— C'est hors de question. Ici, ce n'est pas la petite Jamaïque
isolée de tout. Nous sommes en Inde, le fleuron de l'empire
britannique. Il n'y a pas de place pour de jeunes Anglaises avec
des bâtards, sauf dans les établissements louches des rues de
Bombay, et je suis certain que votre ami lord Thomblin pourrait
vous en parler.
Madison pressa les lèvres et contempla le sol. Ses paroles la
blessaient et elle voulait le blesser en retour.
Il se tenait là, devant la baie, observant un serpent qui se
faufilait dans l'herbe.
— Dites-moi une chose, déclara-t-il tranquillement au bout
d'un moment, en se tournant vers elle. Ne voulez-vous pas
m'épouser parce que je suis à moitié hindou ? Parce que l'enfant
sera un sang-mêlé ?
Elle le fixa, horrifié qu'il pense une chose pareille.
— Certainement pas !
Il l'observa un instant comme s'il ne la croyait pas, puis il
détourna les yeux.
— Cette semaine a sûrement été pleine de surprises, lâcha-t-
il d'un ton cynique. J'ai appris que mon père, dont je n'avais
jamais entendu parler, est un rajah. Et maintenant j'apprends que
je vais être à la fois mari et père.
Il lui refit face.
— Bien. Je pense que je vais aller voir maintenant ces terres
que nous devons travailler. Voulez-vous venir avec moi ?
Madison sentit flamber sa colère, qui lui embrasa les joues.
— Non, maudit soyez-vous, je n'irai pas avec vous ! Je ne
serai pas manipulée par votre mère et vous comme une poupée
de bois ! Je ne vous accompagnerais pas même si vous étiez le
dernier homme sur cette terre ! cria-t-elle.
Puis elle pivota sur ses talons et quitta la pièce.

Carlton se frayait un chemin dans la rue sombre et étroite,


prenant soin d'éviter les autres piétons ainsi que les flaques
malodorantes. Il entendit la plainte d'un enfant et baissa les yeux
pour voir l'une de ces sales créatures qui tendait la main. Satanés
mendiants ! Il y en avait partout dans Bombay. Celui-ci était
particulièrement repoussant avec son bec de lièvre et sa bouche
pendante. Il méprisait cette ville dégénérée et se demandait
pourquoi il avait accepté d'y revenir.
Il écarta le gamin d'un coup de pied et arracha sa cape à ses
mains sales. Avec un glapissement, l'affreuse petite créature se
mit en boule et roula dans le caniveau, où était sa place.
Thomblin continua le long de la rue. Il n'avait pas besoin de
regarder l'adresse ; il savait où se trouvait la fumerie d'opium.
Son entretien au Club des Gentlemen de Bombay ne s'était
pas bien passé. Alors qu'il répétait au banquier que l'argent qu'il
devait avait été transféré de Londres, l'homme le menaçait de
saisir ses propriétés indiennes. Alors où irait-il ? La dernière fois
où il était allé à Londres, ce qui restait de son domaine familial
dans l'Essex était vendu aux enchères et distribué à une douzaine
de créanciers. Ce n'était pas sa faute si le commerce du café
chutait ! Ces maudits indigènes de la Jamaïque avaient gâché la
récolte. Une de ses expéditions avait été perdue en mer. Puis il
avait dû évacuer l'île avant d'être brûlé par ces scélérats. Ces
problèmes prenaient du temps, avait-il essayé d'expliquer au
banquier.
Apparemment, le temps était ce qu'il n'avait pas. Et
maintenant les dettes de jeu qu'il avait contractées sur le steamer
pendant le voyage jusqu'ici venaient déjà le hanter. Et il n'y avait
que deux semaines qu'il était dans le pays. Sapristi, il était le dix-
septième comte de Thomblin, est-ce que plus personne ne
respectait ce titre ?
Il passa devant une jeune adolescente pâle et pieds nus, dans
un sari sale, qui se tenait sous une porte. Il était difficile de lui
donner un âge, mais elle était certainement pubère.
— Sahib ? appela-t-elle en balançant les hanches d'un air
suggestif.
Elle était visiblement mi-hindoue, mi-blanche, le fruit d'une
passade d'un soldat anglais, et elle l'attirait. Lavée, débarrassée
de ses poux, elle pourrait être assez divertissante. Les femmes
comme elle étaient avides de donner satisfaction. Ce que les
humains pouvaient faire pour de la nourriture et de l'eau était
stupéfiant.
Il s'arrêta, regardant derrière lui, et brandit une pièce.
— Parles-tu anglais ? demanda-t-il.
Elle leva la main en l'air, anxieuse d'attraper la pièce.
— Prends ça, va t'acheter quelque chose à manger et reviens.
Il y a d'autres pièces à gagner. Tu comprends ?
Elle hocha la tête, ses yeux brun pâle élargis par la faim.
Thomblin lança la pièce, ne voulant pas la toucher avant
qu'elle soit propre. Elle l'attrapa et partit en courant. Il continua
le long d'un pâté de maisons et s'arrêta devant une porte qui ne
portait pas de marque. Il frappa et la porte s'ouvrit.
L'odeur douçâtre et étouffante de l'opium emplit ses narines.
C'était une habitude qu'il connaissait assez pour ne pas y
succomber. Cela rendait les hommes faibles.
— Le capitaine Bartholomew, dit-il au portier en lui glissant
une pièce.
C'était ce que ces banquiers ne semblaient pas comprendre. Il
fallait de l'argent pour faire de l'argent.
— Au fond, répondit le portier. La porte rouge.
Thomblin traversa une pièce obscure où quelques hommes
étaient assis à de petites tables rondes, pendant que d'autres
étaient allongés sur des coussins et fumaient des pipes à opium,
les yeux vitreux. Un petit garçon nu de cinq ou six ans gisait par
terre aux pieds de l'un d'eux, et pleurait doucement en se tenant
le ventre.
Thomblin fronça les sourcils et s'engagea dans le couloir. Il
frappa à la porte rouge et entra. Un groupe d'officiers anglais
jouaient aux cartes. Le capitaine Bartholomew leva les yeux, un
gros cigare dans la bouche. C'était un homme très maigre, avec
le visage d'un gros homme. Thomblin soupçonnait qu'il y avait
une raison pour qu'il tienne ses quartiers à l'arrière d'une fumerie
d'opium, mais les habitudes douteuses du magistrat de la reine ne
le concernaient pas.
— Vous vouliez me voir ? demanda le marin, la tête
enveloppée de fumée.
Thomblin jeta un coup d'œil aux autres hommes, puis reporta
son regard sur lui.
— Pour l'amour du Christ ! marmonna le capitaine en
secouant la tête.
Il abattit son jeu de cartes.
— Sortez d'ici, dit-il aux autres.
En grommelant, ils se levèrent et sortirent en refermant la
porte derrière eux.
— J'avais entendu dire que vous étiez de retour. Les
Jamaïcains vous ont plumé aussi ?
Bartholomew rit de sa propre plaisanterie et recula sur sa
chaise pour tirer une bouteille d'un tiroir. Il prit deux petits
verres sur la table, les remplit, et en poussa un vers Thomblin.
Puis il ôta son cigare de sa bouche, leva son verre et le vida d'un
trait.
Thomblin aurait préféré des verres propres, qui n'avaient pas
servi, mais il but le whisky.
— Vous êtes de nouveau dans les affaires, hein ? demanda le
capitaine.
— Je n'ai jamais été dans les affaires. Je fournissais
seulement ce qu'ils voulaient à quelques amis.
— Et vous preniez l'or qu'ils vous donnaient, non ?
Bartholomew reposa brusquement son verre.
— Le commerce a changé depuis votre dernier séjour ici.
Trois ans d'absence, c'est long.
— Changé comment ? Les hommes seront toujours des
hommes, n'est-ce pas ? lança Thomblin en esquissant un sourire.
— Ce dont vous parlez se trouve en abondance dans les rues.
N'importe qui peut sortir et l'acheter ou le voler. Non, mes
nouveaux clients sont plus... particuliers, dirons-nous.
Le capitaine tira sur son cigare.
Thomblin détourna les yeux. Il lui déplaisait d'avoir à traiter
avec de la racaille comme Bartholomew, mais il n'avait pas le
choix.
— Ecoutez : êtes-vous intéressé par des achats, ou non ?
— Oh, je suis intéressé et je paye le prix fort.
Le capitaine se leva.
— Mais je ne veux pas de cette mauvaise marchandise que
vous aviez l'habitude de m'amener.
Il prit une lampe à pétrole sur la table et, d'un signe de tête,
indiqua à Thomblin de le suivre.
Ils sortirent par une autre porte et suivirent un couloir étroit
qui sentait l'urine. Le capitaine s'arrêta au milieu et, l'espace d'un
instant, Thomblin craignit qu'il n'ait l'intention de l'assommer et
de lui voler sa bourse. Mais Bartholomew désigna une porte du
menton.
— Ouvrez et jetez un coup d'œil à l'intérieur.
Thomblin hésita, répugnant à poser la main sur le bouton
crasseux, mais il le saisit et le tourna. La porte usée craqua
lorsqu'il la poussa.
Le capitaine leva la lampe et Thomblin regarda à l'intérieur.
Une jeune femme aux yeux bleus élargis par la terreur,
bâillonnée et les mains liées derrière elle, se recroquevilla dans
le coin d'un placard. Elle était sale, naturellement, et sentait
mauvais, mais ce n'était pas inhabituel. Ce qui était
extraordinaire, c'était qu'elle était blanche. Et pas une femme
blanche ramassée dans la rue, non plus. Ses cheveux châtain clair
étaient épais et longs et elle paraissait bien nourrie. C'était la
femme... ou la fille, d'un gentleman anglais.
— Pouvez-vous me fournir ceci ? demanda Bartholomew en
refermant la porte. Pas des indigènes à la peau claire. Pas des
Eurasiennes.
Thomblin le regarda.
— Indiquez-moi votre prix et nous pourrons peut-être faire
affaire.
**
*

Plusieurs jours après, Jefford arpentait la petite,


mais luxueusement décorée, salle d'audience privée du palais du
rajah. Il s'arrêta pour examiner les fresques sur les murs, des
scènes de chasse et des jardins luxuriants, et pensa qu'elles
étaient moins réussies que les œuvres de Madison. Il secoua la
tête et faillit sourire, l'idée que cette pensée lui soit venue lui
paraissant cocasse. Il avait beaucoup pensé à elle, la dernière
semaine. D'un côté, il était en colère d'être obligé de l'épouser de
cette manière, mais de l'autre il était content que l'affaire soit
réglée, et content de voir Kendra si heureuse. Sa mère allait bien
depuis qu'ils étaient arrivés en Inde, mais il savait que sa santé
continuait à se détériorer et il était satisfait de lui procurer cette
joie.
Bien sûr, Madison continuait à jurer qu'elle ne l'épouserait
pas et il savait qu'elle ne lui causerait que des ennuis, mais tout
le monde dans la maison semblait ignorer ses souhaits, en
particulier Kendra. Celle-ci allait de l'avant avec entrain, faisant
des plans pour le plus grand mariage que le palais des Quatre-
Vents avait jamais vu. Madison finirait pas se soumettre, lui
assurait-elle. Jefford l'espérait bien, car il n'accepterait pas que
son enfant naisse bâtard, même s'il devait ligoter Madison et la
traîner à l'autel bâillonnée et pieds et mains liés.
— Monsieur Harris, sir.
Un serviteur hindou apparut dans l'embrasure de l'une des
portes arrondies et s'inclina solennellement.
— Le rajah va vous recevoir dans ses appartements.
Jefford le suivit dans un dédale de couloirs, s'enfonçant
dans le vieux palais qui n'était pas aussi grand que les Quatre-
Vents, de fait, mais beaucoup plus ancien.
Le domestique s'arrêta devant une double porte richement
sculptée et dorée à la feuille d'or, l'ouvrit et s'écarta. Jefford entra
et découvrit le rajah assis à un bureau en noyer. Il fut surpris de
voir que la petite pièce, de toute évidence un cabinet de travail,
ressemblait à la bibliothèque d'un Anglais avec des murs
lambrissés et des rayonnages allant du sol au plafond. Il flottait
même une odeur de tabac anglais.
— Rajah.
Jefford mit ses mains sur ses côtés et inclina la tête, étonné
de se sentir aussi nerveux.
— Je vous en prie, dit le rajah en se levant. Je préfère qu'il
n'y ait pas de formalités entre nous.
Il portait de petites lunettes à la monture métallique ; il étudia
Jefford de ses yeux noirs tandis qu'il contournait le bureau.
— Je ne puis vous dire combien je suis heureux que vous
soyez venu.
— Je suis navré de ne pas être venu plus tôt, sir.
Jefford détourna les yeux, mal à l'aise sous cet examen. Il
était qui il était et n'avait de comptes à rendre à personne.
— Il y a tant de choses à faire. Tant à apprendre si je dois
superviser les propriétés de Rendra. Ce pays est très différent de
la Jamaïque.
Le rajah s'appuya à son bureau. Il était vêtu à l'occidentale :
un pantalon droit et une chemise blanche avec une cravate. Un
veston était posé sur le dos de sa chaise. Jefford, pour sa part,
avait choisi la tenue du pays avec un pantalon ample et une
tunique.
— Je vous en prie. Vous n'avez pas à vous excuser, dit le
rajah en levant une main. Je sais qu'il a dû vous falloir quelques
jours pour que vous vous fassiez à cette idée.
— Moi?
Jefford gloussa.
— Au moins, j'étais conscient d'avoir un père. Vous, vous
n'aviez aucune idée que vous aviez un fils !
— Oui.
Tushar croisa les bras sur sa poitrine.
— Je voulais être très en colère contre Kendra. Elle m'a brisé
le cœur quand elle est partie. Si seulement elle m'avait laissé une
chance, j'aurais pu faire d'elle ma première épouse.
— Elle aurait dû vous dire qu'elle portait votre enfant.
Le rajah hocha la tête.
— Je n'ai jamais compris ce qui s'est passé. Elle a même
vécu un moment ici avec moi, au palais, pendant que son père et
lord Moran étaient absents.
— Dans votre harem, grommela Jefford d'un ton âpre.
Son père leva les yeux, ôta ses lunettes et les posa sur le
bureau.
— La vie a beaucoup changé ces trente-cinq dernières
années. A l'époque, mon père venait de mourir. J'étais jeune et
essayais d'apprendre les devoirs qui m'incombaient brusquement,
dans un monde que je ne connaissais plus qu'à peine. Après des
années en Angleterre, j'étais soudain de nouveau chez moi,
m'efforçant de répondre aux besoins de mon peuple et aux
exigences des Britanniques. Je venais de rentrer d'Oxford et la
vie anglaise me manquait ; d'une certaine façon, je regardais de
haut la vie de mon père. Votre mère, Kendra...
Son regard se fit lointain, comme s'il revoyait le passé.
— Elle faisait partie du monde auquel je voulais appartenir.
Elle était si intelligente, si belle et si volontaire.
Jefford rit.
— Je suppose qu'elle n'a pas beaucoup changé.
— Non. Elle est aussi obstinée maintenant qu'elle l'était à
vingt ans.
Tushar eut un sourire attendri.
— Vous savez, je lui ai demandé de m'épouser encore et
encore, mais elle refuse. Mes épouses sont toutes mortes. Je n'ai
pas eu de fils et mes filles sont parties vivre dans la famille de
leur mari. Je veux que Kendra soit ma seule véritable épouse,
comme elle aurait dû l'être toutes ces années auparavant. Je veux
qu'elle vive ses derniers jours dans la joie qu'elle mérite.
Ce fut au tour de Jefford de détourner les yeux, tandis qu'il
combattait l'émotion qui lui serrait la poitrine et qui menaçait de
l'embarrasser devant l'homme qu'il ne pouvait se résoudre à voir
comme son père.
— Elle vous a parlé de sa maladie.
Le rajah hocha la tête.
— Nous avons décidé de ne pas avoir de secrets. La dernière
fois qu'elle m'a quitté, elle est simplement sortie de mes
appartements et n'est pas revenue.
Il inspira profondément et se tourna légèrement pour regarder
par une fenêtre, vers des montagnes éloignées.
— J'avais promis de l'épouser, mais quand mon père est mort
j'ai été obligé de faire d'abord un mariage politique.
Il ramena les yeux sur Jefford.
— Apparemment, ce n'était pas satisfaisant pour Kendra.
Il sourit à demi.
— J'ai appris par des domestiques, plus tard, qu'elle avait
épousé lord Moran et était partie pour la Jamaïque.
Jefford sourit intérieurement. C'était donc pour cela que sa
mère n'était pas restée en Inde, pour cela qu'elle avait épousé
Moran. Parce qu'elle ne voulait être la. seconde pour personne,
pas même de nom. Cela lui ressemblait tellement.
— Bien... Je voulais venir vous présenter mes respects.
Il leva la main.
— Je ne veux pas vous retenir.
— Je vous en prie, revenez. Vous serez le bienvenu chez moi
n'importe quand. Si vous voulez discuter de l'indigo, du café ou
d'autres de vos plantations avec l'un de mes superviseurs, ils sont
à votre disposition. Ils peuvent vous donner des indications
précieuses sur le temps et les conditions des cultures.
Jefford hocha la tête.
— Merci. Je ne sais pas quand je pourrai revenir. Il semble
que mes journées soient très occupées.
— Oui, oui, votre mariage !
Le rajah joignit ses mains.
— Kendra est si heureuse.
— Elle semble l'être. Je crois que j'ai été attiré une fois de
plus dans l'une des toiles d'araignée de ma mère, dans cette
affaire. Je soupçonne que le jour où nous sommes arrivés à
Londres, elle a décidé que je devais épouser Madison.
— Votre future femme est très belle et très intelligente,
pleine d'amour pour la vie. Cela m'a paru évident quand nous
avons dîné ensemble. Une femme rare, vraiment, et d'après
Kendra une excellente artiste.
Jefford inclina la tête.
— Eh bien, sir...
Il commença à reculer vers la porte. La rencontre s'était
mieux passée qu'il ne l'escomptait, mais il n'était pas encore prêt
à devenir un fils pour cet homme. L'instant d'une conception ne
pouvait rattraper trente-cinq ans d'absence.
— S'il vous plaît...
Le rajah s'approcha de lui.
— Je sais qu'il ne vous conviendrait pas de m'appeler Appa,
père, mais...
Il s'arrêta, regardant Jefford dans les yeux.
— Je serais honoré si vous vouliez m'appeler Tùshar, comme
mes amis.
Il hésita.
— Car j'aimerais que nous soyons des amis.
— A la prochaine fois, Tushar, dit Jefford. Les invitations à
mon mariage devraient arriver bientôt. J'espère que vous
viendrez.
— Je ne voudrais pas manquer votre mariage, Jefford. Et à ce
que j'ai compris, votre fiancée et vous souhaitez des éléphants en
cadeau de mariage ?
Jefford rit.
— Si vous essayez de vous gagner les faveurs de ma future
femme, je crois qu'un éléphant produirait certainement une
excellente impression.
Ils voulaient des éléphants ? Kendra devait être là-derrière.
Jefford riait toujours quand il sortit du palais de son père dans le
chaud soleil indien. Il avait une autre visite à faire, une visite qui,
soupçonnait-il, ne se terminerait pas si agréablement.

— Jefford, mon amoureux.


Chantai lui tendit les bras lorsqu'il franchit la porte de la
petite pièce qu'elle partageait avec d'autres domestiques du
palais.
— Vous auriez dû me faire appeler, dit-elle d'une voix suave.
Chantai serait venue tout de suite.
Elle fit glisser ses paumes sur son torse, et mit les mains sur
ses épaules.
Jefford garda les yeux baissés tandis qu'il saisissait ses
poignets et s'écartait d'elle.
— Chantai, je t'en prie. Il faut que je te parle.
— Les autres filles travaillent, maintenant. Elles sont
occupées. Venez coucher avec moi.
Elle lui prit la main et essaya de le tirer vers l'une des simples
couchettes rangées le long des murs.
— Chantai, bon sang, vas-tu m'écouter ?
Elle lâcha sa main et leva vers lui ses yeux sombres
étincelants de colère.
— Dites-moi que ce n'est pas vrai, chuchota-t-elle d'un ton
âpre. Siouplé !
Jefford la regarda dans les yeux, qui s'étaient emplis de
larmes, et détourna son visage. Il savait que cela avait été une
erreur de dormir avec elle sur le bateau. Il se sentait terriblement
coupable, maintenant qu'il savait que Madison était déjà enceinte
de lui à ce moment-là. Mais il ne l'avait pas su. Si l'avait su, il ne
l'aurait jamais fait.
— Chantai, je vais épouser Madison...
— Non ! s'écria-t-elle en se jetant sur lui.
Il tendit instinctivement les bras et elle moula aussitôt son
corps contre le sien, glissant une jambe entre les siennes,
pressant son sexe contre son ventre.
— Jefford, mon amoureux, siouplé !
Elle appuya sa joue sur son torse.
Jadis, cette jeune femme avait attisé son sang comme aucune
autre femme avant elle, mais il ne ressentait plus rien pour elle
maintenant, pas même un frisson de désir.
— Non ! sanglota-t-elle. Vous devez vous marier avec moi !
Vous me l'avez promis !
Il l'attrapa par les épaules et l'écarta de lui.
— Non, Chantai, dit-il fermement.
Il était en colère, à présent, prêt à en finir, à en terminer avec
elle.
— Je n'ai jamais dit que je t'épouserais. Jamais.
— Menteur ! glapit-elle. Ou menti !
— Chantai, tu savais ce qu'il y avait entre nous. Tu as
toujours su ce que c'était.
— Non !
Elle se rua de nouveau sur lui, les ongles en avant.
Il leva un bras pour bloquer son attaque.
— Chantai, écoute-moi bien. Toi et moi, c'est fini.
Il s'essuya la bouche d'un revers de main.
— Fini depuis un moment déjà.
— Pour elle ? Pour cette froide morue anglaise ? Et moi ?
— Je veux m'assurer que tu ne manqueras de rien, cela je te
l'ai promis. Mais tu devras quitter le palais.
— Non ! cria-t-elle, furieuse, en lui donnant des coups de
pied. Jamais !
Il la fit taire d'un regard dur.
— Ou tu t'installes au village, dit-il calmement, ou je t'envoie
à Bombay travailler chez le rajah de là-bas. Tu aimeras peut-être
mieux vivre plus loin...
— Non, s'il vous plaît ! murmura-t-elle en rentrant ses
griffes, soudain contrite.
Elle le regarda de ses grands yeux noirs qu'il avait tant aimés
jadis, les joues mouillées de larmes.
— N'envoyez pas Chantai si loin, supplia-t-elle en joignant
les mains. Chantai ne supporterait pas d'être si loin de vous, mon
amoureux !
Il commença à reculer vers la porte. Kendra avait offert de
s'occuper de Chantai pour lui, mais il avait pensé qu'il devait à la
jeune femme de la prévenir lui-même. Maintenant, il le regrettait
presque.
— Rassemble tes affaires, dit-il, en s'avisant soudain qu'il
aurait dû faire cela depuis longtemps. Quelqu'un viendra te
chercher demain matin.
Elle s'essuya les yeux et le suivit dans l'étroit couloir.
— Vous faites une erreur, amoureux. Vous ne serez jamais
heureux avec cette peste de femme blanche.
Sans réfléchir, Jefford leva la main — se retenant au dernier
moment de la frapper.
Chantai tressaillit, les yeux emplis de peur.
— Que je ne t'entende plus jamais dire une chose pareille, tu
m'entends ? lança-t-il, les dents serrées.
Elle noua ses bras autour de sa taille et le fixa.
— Vous faites une erreur, murmura-t-elle pendant qu'il
s'éloignait. Vous faites une terrible erreur et elle verra...
22

— Madison, je vous en prie, tenez-vous tranquille, dit


Kendra en faisant claquer sa langue depuis le divan où elle se
reposait.
Près d'elle, parmi les coussins de soie et garnis d'ornements,
une tigresse blanche, adulte, s'étira et bâilla.
Madison serra les poings sur ses côtés, fulminant. Elle
voulait être dehors, en liberté, et pas enfermée avec toutes ces
femmes. Elle avait le portrait d'une fille de cuisine à terminer et
elle avait à peine commencé sa fresque dans le hall de réception !
Elle était frustrée d'être en Inde depuis six semaines et de n'avoir
pas quitté le palais des Quatre-Vents, avec ses cours, ses
bâtiments et ses jardins. Six semaines et elle n'avait toujours pas
vu la jungle, à part ce qu'elle pouvait en apercevoir des grilles.
Elle ne verrait jamais un tigre, un éléphant ou un python à
l'intérieur de ces murs ! A l'exception de la nouvelle protégée de
sa tante, Nanda, un cadeau du rajah, elle n'avait pas vu un seul
animal sauvage !
Tushar essayait de l'acheter, disait Kendra. Il essayait
honteusement de l'acheter. Nanda était une rare tigresse blanche
qu'un de ses hommes avait trouvée dans la jungle, blessée par
des fusils anglais et laissée mourante. Le rajah avait ordonné que
la tigresse soit ramenée à son palais et soignée. Maintenant, la
belle bête blanche à raies noires avait les yeux brillants, était
bien nourrie et lourde des petits qu'elle mettrait bas sous peu.
Nanda s'était si bien habituée aux humains que le rajah était
certain qu'elle avait été l'animal favori de quelqu'un, et qu'elle
s'était échappée ou avait été volée. Elle était tellement
accoutumée à être nourrie à la main qu'elle ne pourrait jamais
survivre dans la jungle.
— Juste un instant encore, sahiba, dit la couturière hindoue à
Madison, la bouche pleine d'épingles.
Madison ne put réprimer un sourire sardonique.
— Vous savez, tante Kendra, certaines choses ne changent
pas, où que vous viviez dans le monde. Chez ma mère, à
Londres, je ne sais combien de fois je me suis tenue sur un
tabouret, à servir de coussin à épingles jusqu'à en avoir chaud et
à en être exaspérée. Et voilà qu'en Inde, à plus de dix mille miles
de là, je me retrouve les bras écartés, à subir de nouveau cette
torture sans fin. Et pour un costume de mariage, qui plus est !
— Ah, Madison, mais cette robe vous va si bien !
Madison ne pouvait nier que la robe de mariée que Kendra
avait choisie était magnifique. Dessinée d'après un modèle
mogul vieux de plus de trois cents ans, c'était une luxueuse
toilette de soie grège et blanche avec des pierres précieuses
semées le long de l'encolure, sur les délicates manches resserrées
et le long des plis de la jupe chatoyante.
Bien sûr, Madison n'avait aucune intention de la porter. Elle
ne se marierait pas avec Jefford. Elle avait dit et répété à sa tante
qu'elle ne l'épouserait pas. Elle le disait à Jefford chaque fois
qu'elle le voyait ; elle le disait à tous ceux autour d'elle qui
voulaient bien l'écouter. Et cependant les préparatifs des noces
qui devaient durer trois jours, à une semaine de là, continuaient.
Des cadeaux de mariage avaient commencé à arriver et ils étaient
si nombreux, si grandioses, qu'une des vastes salles d'apparat du
palais leur avait été dédiée.
— S'il vous plaît ! pria Madison. Je dois descendre, tante
Kendra. Je ne peux pas respirer, je ne peux pas penser !
Elle se tourna vers sa tante, qui donnait des morceaux de
fromage de chèvre à la tigresse, pris dans son assiette. Kendra ne
mangeait pas bien, dernièrement, et les cuisiniers et les
domestiques essayaient de la tenter avec des mets appétissants.
— Tante Kendra, m'entendez-vous ? Je crains de me pâmer.
— Vous n'allez sûrement pas vous pâmer, rétorqua lady
Moran avec amusement. C'est le prix qu'une fiancée doit payer
pour des festivités fastueuses, des cadeaux somptueux et une
cérémonie de mariage.
Les jeunes Hindoues, des servantes de la maison et des aides
de la couturière, pouffèrent. L'Inde n'était pas différente de
l'Angleterre, avait appris Madison, en ce que les noces d'une
femme étaient censées être le plus grand jour de sa vie. Pour elle
qui le regardait approcher à toute vitesse, c'était le pire.
Comment pourrait-elle épouser Jefford ? Il ne l'aimait pas. Il ne
l'appréciait même pas, mais ces arguments n'avaient pas fléchi
Kendra. « Sornettes ! », était la seule réponse que Madison avait
obtenue.
Du coin de l'œil, elle vit Sashi qui entrait dans la pièce et
allait jusqu'à lady Moran. La jeune femme se pencha et lui
murmura quelque chose à l'oreille.
— Non ! s'exclama Kendra. Il n'a pas fait ça !
Sashi sourit largement et hocha la tête.
— Madison, ma chérie, un autre présent est arrivé pour vous.
Lady Moran se leva du divan avec l'aide de Sashi.
— Je suppose qu'il doit être placé dans la salle d'audience,
déclara Madison d'un ton sarcastique. J'espère que quelqu'un
tient un inventaire de ces cadeaux, car ils devront tous être
retournés.
— Je ne pense pas que celui-ci puisse être rangé à l'intérieur.
Kendra frappa dans ses mains et la couturière recula et
s'inclina.
— Cela suffira pour l'instant. Notre fiancée est devenue fort
irritable. Prévoyons-nous des rafraîchissements, avant de nous
retrouver plus tard ?
— Comme vous voudrez, sahiba, acquiesça la couturière en
inclinant la tête plusieurs fois.
— Je ne veux voir aucun cadeau, protesta Madison que les
jeunes femmes l'aidaient à descendre du tabouret, lui ôtaient la
robe et lui enfilaient un sari aux tons vifs, composé de deux
pièces : une jupe, et un corselet qui atteignait à peine sa taille. La
première fois qu'elle avait porté ce style de sari, Madison s'était
sentie terriblement gênée. Mais après avoir vu sa tante parader
dans le même genre de vêtement, son estomac de cinquante-cinq
ans largement dénudé, elle s'était avisée qu'il était temps qu'elle
s'adapte, comme elle l'avait fait à la Jamaïque. A la différence
d'Alice Rutherford, qui portait encore ces étouffantes robes
anglaises à col haut et à manches longues, Madison trouvait les
tenues hindoues très pratiques dans la chaleur et l'humidité
indiennes.
Habillée et sandales aux pieds, elle suivit sa tante avec
réticence hors de la pièce. Elle n'avait aucune
envie de voir ce fabuleux présent, mais elle était prête à
n'importe quoi pour fuir les couturières.
— Où est ce cadeau ? demanda-t-elle lorsqu'elles s'enfilèrent
dans un couloir qui menait à une partie du palais qu'elles
fréquentaient rarement.
— Dans la cour ouest, répondit Sashi, incapable de cacher
son excitation.
Madison avait parlé plusieurs fois à Sashi de sa situation
avec George, et voulait en informer sa tante, mais les deux
amoureux avaient insisté sur le fait que, pour l'instant, c'était le
mariage de Madison et de Jefford qui devait passer avant. Ils
comprenaient qu'il était nécessaire que lady Moran fasse partie
de l'intrigue, mais jugeaient prudent de remettre leur plan à un
peu plus tard. Il était important pour Madison de tenir sa
promesse envers sa femme de chambre et George, mais elle avait
cédé et accepté ce délai.
Elles atteignirent une pièce dont les portes ouvertes
donnaient sur la cour, et Madison, en regardant par les fenêtres,
vit plusieurs enfants de domestiques qui couraient et riaient,
manifestement excités par quelque chose.
— Que préparez-vous, tante Kendra ? demanda-t-elle.
Lady Moran regarda Sashi qui abaissait son voile avant de
sortir, et toutes deux gloussèrent.
— Je ne prépare rien du tout, déclara Kendra. C'est le rajah
qui est responsable.
— Responsable de quoi ?
Madison sortit dans la cour et la mâchoire lui en tomba.
— Oh, mon Dieu ! balbutia-t-elle dans un souffle. Un
éléphant !
Plusieurs domestiques s'étaient attroupés, surveillant les
enfants qui se précipitaient pour frotter la peau rugueuse de
l'animal géant.
Madison porta une main à son front pour se protéger les
yeux. Une sorte de caisse carrée couverte de soie rouge et jaune,
semblable au palanquin dans lequel elles étaient arrivées au
palais, était installée sur le dos de l'éléphant.
— Sahiba.
Un jeune homme petit et mince, vêtu aux couleurs du rajah,
s'inclina avec respect devant lady Moran, puis devant Madison.
Il portait une baguette avec un pompon rouge vif au bout.
— Le rajah envoie ses félicitations pour le grand mariage qui
doit avoir lieu et offre cet éléphant à la fiancée.
— C'est pour moi ? murmura Madison en s'approchant de
l'énorme créature.
— Elle s'appelle Bina, expliqua le jeune homme, et je suis
Vijay, son cornac.
— Kendra, au nom du ciel, qu'est-ce que...
Jefford sortit dans la cour et se figea.
Sa mère se tourna vers lui.
— Un cadeau de noces du rajah, dit-elle en levant les bras. Je
pensais que vous aimeriez le voir.
Madison détourna les yeux de lui et les porta de nouveau sur
l'éléphant. Ils s'étaient à peine parlé depuis le jour où Kendra
avait déclaré qu'ils se marieraient et, quand ils s'adressaient la
parole, c'était pour se disputer.
— Je n'en reviens pas, dit Jefford en riant.
Madison caressa la peau rugueuse et ridée de l'animal,
regardant ses petits yeux. Bina balança doucement sa trompe
d'avant en arrière, puis la tendit vers un grand arbre en forme de
parasol et en arracha quelques feuilles.
Madison, ravie, la regarda mettre les feuilles dans sa bouche
et les mâcher.
— Je pense que vous devriez faire une promenade, suggéra
Kendra. Vous disiez que vous vouliez sortir du palais.
— Elle est magnifique, murmura Madison. Je n'arrive pas à
croire qu'elle soit aussi grande.
Elle regarda Jefford s'approcher avec une poignée de feuilles
qu'il donna à l'éléphant.
— Ainsi, le rajah m'a envoyé un éléphant, dit-il.
— De fait, il l'a envoyé à Madison, précisa Kendra en lui
tapotant le dos. Et vous devriez tous les deux aller vous
promener. Le mouvement est très agréable. Vous serez surpris.
Elle fit un signe à Vijay, qui frappa la patte de l'éléphant de
sa baguette.
Aussitôt, Bina commença à se baisser et Madison recula,
fascinée et un peu méfiante. Le cornac se pencha sur le
palanquin et en tira une petite échelle.
— Allez-y, insista lady Moran en posant une main sur
l'épaule de Madison. Montez dans le howdah et essayez votre
cadeau. Jefford, vous devriez aller avec elle.
Madison se tenait devant l'échelle, hésitante. Elle ne voulait
pas être seule avec Jefford, mais elle souhaitait désespérément
chevaucher l'éléphant. Bien sûr, elle ne pouvait l'accepter du
rajah, mais peut-être qu'une simple promenade...
— En route !
Jefford s'avança derrière elle et, avant qu'elle puisse
protester, il la saisit par la taille et la hissa dans le howdah,
montant tout de suite après elle.
Madison atterrit sur l'un des divans rouge et or, garni de
coussins, et crapahuta pour s'écarter du passage de Jefford. Il
enjamba le bord du palanquin et elle se cramponna à une barre
de bois tandis que toute la structure se balançait et s'élevait.
L'éléphant se remettait sur ses pieds.
— Oh, mon Dieu, nous sommes si haut ! dit-elle en regardant
derrière elle.
Jefford rit et prit place sur le divan.
— On croirait entendre Alice.
Elle lui jeta un coup d'œil, incapable de réprimer un demi-
sourire.
Lady Moran, Sashi et les autres domestiques agitèrent la
main pendant que l'éléphant suivait son cornac hors de la cour, à
travers les grilles massives, et quittait l'enceinte du palais.
— C'est confortable, remarqua Jefford. Beaucoup plus qu'un
chameau, à ce que j'ai entendu dire.
S'installant parmi les coussins, Madison le regarda, puis
porta de nouveau les yeux sur l'extérieur du palanquin.
— Vous avez l'air en forme, dit-il. Je suis content de voir que
les préparatifs excessifs de ma mère pour notre mariage ne vous
ont pas épuisée.
Il soupira.
— Madison, écoutez. Je sais que ceci n'est pas exactement ce
que vous auriez souhaité, mais...
— Ce que j'aurais souhaité !
Elle se tourna vers lui, ses yeux bleus étincelants.
— Il est clair que je ne voulais pas vous épouser. Je ne
voulais pas avoir un enfant, non plus. Pas avec vous, en tout cas !
Il détourna les yeux. Quand il la regarda de nouveau, son ton
changea. Toute chaleur, toute courtoisie en avaient disparu.
— Mon point de vue, maugréa-t-il, est que vous allez avoir
mon enfant. Puisque je suis responsable de votre état, c'est mon
devoir envers vous et envers ce bébé de vous épouser.
Madison se mit à genoux pour mieux voir la jungle qui les
entourait et glissa une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Une fois de plus, vous ne parlez pas de tenir à moi, ou
même au bébé. Il ne s'agit que de la responsabilité que vous
pensez avoir, mais je me moque de votre responsabilité !
Elle le fixa un moment, puis leva les mains en l'air.
— Mais vous ne m'écoutez pas. Personne ne m'écoute. Je ne
veux pas en passer par là ! s'écria-t-elle en attrapant un coussin et
en le lui lançant.
— Vous n'avez pas le choix, rétorqua-t-il en lui renvoyant le
coussin.
— Je m'enfuirai.
— C'est une réponse immature. Vous enfuir où ? Comment ?
Allez-vous partir seule avec cet éléphant ?
Elle pivota vers lui.
— Je sais que lord Thomblin réside chez les Rutherford. Je
pourrais le rejoindre. Il m'aiderait.
— Vous aider de quelle manière ?
— Peut-être qu'il m'épouserait.
— Vous épouser ? Thomblin ? De grâce !
Jefford renversa la tête en arrière et rit.
— Ce n'est pas drôle ! se rebiffa-t-elle. Carlton est attaché à
moi.
— Ecoutez-moi.
Il lui saisit le poignet, et bien qu'elle essaie de se dégager, il
la tint fermement.
— Thomblin n'est attaché à personne sauf à lui-même et c'est
un homme dangereux. Très dangereux. Je ne veux pas que vous
l'approchiez. Vous m'entendez ?
Madison sentit des larmes lui piquer les paupières, mais elle
refusa que Jefford la voie pleurer.
— Comprenez-vous ? insista-t-il en l'attirant à lui.
Madison pressa les lèvres d'un air obstiné. Jefford la regarda
dans les yeux, puis la plaqua soudain contre lui. Elle tenta de se
débattre. Elle posa les mains sur son torse et poussa de toutes ses
forces, mais il était beaucoup plus grand et plus fort qu'elle.
Il imprima ses lèvres sur les siennes, enfilant sa langue dans
sa bouche. Elle ravala ses larmes et s'efforça de s'écarter, mais
quelque part, au fond d'elle-même, elle appréciait ce baiser. Elle
aimait sentir ses bras autour d'elle, elle aimait son goût. Elle
aimait le contact de son corps contre le sien. Elle avait traversé
tous ces mois sans un seul baiser, et la caresse de ses lèvres
suffisait à ce que la chaleur qui montait dans ses reins la
submerge tout entière. Elle tremblait de colère... et de désir.
Jefford l'allongea sur le dos sur le divan, au-dessous des
montants du palanquin, afin que personne ne puisse les voir.
— Madison, je vous en prie, murmura-t-il en couvrant son
visage de baisers, en caressant sa poitrine d'une main. Je vous en
prie, cessez de me combattre. Acceptez de voir que c'est la
meilleure solution.
Il l'embrassa de nouveau. Elle ne put s'empêcher de lui
rendre son baiser, promenant une main sur son torse, se rappelant
le contact de sa peau nue sous ses doigts. Se rappelant la
sensation de l'avoir profondément en elle, répondant à cette
tension qui l'habitait derechef de ses sourdes pulsations.
Mais, quelque part dans les recoins de son esprit, au-delà du
désir qu'elle éprouvait, son cœur protestait. Elle ne voulait pas
que ceci concerne sa situation. Elle voulait que Jefford l'aime.
Elle voulait qu'il souhaite l'épouser.
Il parlait de devoir. Elle voulait qu'il la convoite. Elle voulait
qu'il la désire et qu'il l'aime plus qu'aucune autre femme sur
Terre. Elle ne se contenterait pas de moins. Elle ne le pouvait
pas.
Elle lui arracha sa bouche et s'écarta de lui, les deux mains
sur son torse.
— Lâchez-moi ! s'écria-t-elle, aussi furieuse contre elle-
même que contre lui. Laissez-moi tranquille.
Repoussant ses cheveux de son visage, elle se pencha hors du
palanquin et cria au cornac :
— Vijay. Ramenez-moi, s'il vous plaît.
Elle s'essuya les yeux en retombant sur le divan, restant aussi
loin que possible de Jefford.
Vijay fit tourner lentement l'éléphant et reprit le chemin du
palais. Madison ignora Jefford pendant qu'ils rentraient. Elle se
moquait de ce que l'on pouvait dire. Elle ne l'épouserait pas et
personne ne pourrait l'y forcer.

— S'il vous plaît, pria Sashi, une pile de serviettes blanches


et moelleuses dans les bras. Vous vous sentirez mieux, chère
Madison. Je vous le promets.
Madison était assise les jambes croisées dans le patio, devant
ses appartements, et rangeait sa boîte de peinture. Son travail
n'avait pas bien marché, ce jour-là. La lumière était pâle à cause
d'un orage qui menaçait et la journée avait été chaude et humide.
Elle avait travaillé depuis le matin sur une simple nature morte,
une étude de base à la portée du premier amateur venu, et elle
avait raté son tableau. Il représentait bien les objets qu'elle avait
peints, mais il était inerte, sans vie. L'éclairage
n'était pas juste, les couleurs étaient vilaines et ternes. Est-ce que
sa grossesse l'avait privée de toute étincelle de créativité ? Ou
est-ce que son désespoir passait à travers ses pinceaux et brisait
le lien entre son œil, son cœur et la toile ?
Elle se gratta derrière l'oreille avec le manche d'un pinceau.
— Un bain, Sashi ! Je n'ai pas le temps ! Je dois nettoyer
ceci, je dois encore choisir ma robe et mes bijoux pour la soirée,
et le rajah sera bientôt là avec le diplomate qu'il veut me faire
rencontrer.
Sashi lui prit son pinceau des mains.
— Je vais nettoyer vos peintures et vous sortir un sari et des
bijoux. Vous vous sentirez mieux si vous vous baignez et si vous
vous détendez un moment. Vous passez trop de temps à peindre
et pas assez à vous préparer pour votre mariage.
Madison s'empara des serviettes que portait son amie.
— Sashi, je vous l'ai dit. Je ne l'épouserai pas !
Elle pivota.
— Je vais prendre un bain, mais pas parce que vous ou
quelqu'un d'autre le voulez. Je refuse d'être... manipulée.
— Bien sûr.
Sashi sourit en regardant sa maîtresse disparaître dans
l'ombre de ses appartements.
— Comme vous voudrez, mon amie.

Chantai s'accroupit derrière une chaise longue au bord du


petit bassin et ouvrit le panier, prenant soin de reculer. Elle fut
récompensée par un sifflement sinistre et regarda avec excitation
le cobra qui se glissait hors de la corbeille et traversait le sol
dallé pour disparaître derrière une petite table utilisée pour des
massages.
— Je n'en aurai pas pour longtemps ! lança Madison depuis
sa chambre. Venez me réveiller si je m'endors !
Chantai ramassa prestement le panier et courut, pieds nus,
vers la porte qui donnait dehors. La porte de la salle de bains
s'ouvrit derrière elle au moment où elle se glissait entre les
tentures de soie, pour rejoindre le jardin.
Madison laissa tomber les serviettes et ôta ses sandales dans
l'entrée de sa salle de bains privée, voisine de sa chambre. C'était
une pièce circulaire au sol et aux murs recouverts de terre cuite
verte et blanche, et elle lui semblait toujours l'endroit le plus
frais du palais. Les seuls meubles qu'elle contenait étaient un
tabouret pour s'asseoir en se dévêtant ou en s'habillant, et une
table étroite pour des massages. Le reste de la pièce était occupé
par un bassin assez grand pour trois personnes et assez profond
pour pouvoir s'immerger complètement. Autour du bassin, il y
avait des jarres émaillées vertes et blanches, débordant de
fougères et de fleurs de la jungle.
Madison soupira en ôtant son sari et en le laissant choir
autour de ses chevilles. La pièce était plongée dans la pénombre,
la porte ouverte et les fenêtres qui donnaient sur le jardin étant
voilées par des soieries vert foncé. L'endroit était délicieusement
rafraîchissant après la chaleur du patio.
Elle entra dans l'eau fraîche et descendit les marches, ne
pouvant retenir un autre soupir de plaisir. Elle alla jusqu'au
milieu du bassin de sorte que l'eau recouvre sa poitrine, puis elle
recula pour s'appuyer au bord et étendit les bras. L'eau avait un
parfum exquis, rappelant le jardin après une averse matinale.
Madison ferma les yeux et écouta le bruit de la petite
fontaine qui se déversait à l'autre bout du bassin, voulant se
reposer quelques instants avant de se laver.
Son esprit fonctionnait à toute allure, empli d'une centaine
d'images et de pensées. Elle tourna la tête, détendant les muscles
de son cou et se forçant à prendre des inspirations lentes et
profondes.
Elle se sentit soudain mal à l'aise. La salle de bains la mettait
de bonne humeur, d'ordinaire, mais ce jour-là rien ne semblait
aller bien. Elle referma les yeux et essaya de s'éclaircir l'esprit.
Mais son esprit ne voulait pas se calmer.
Le mariage approchait à une vitesse alarmante et elle n'avait
pas encore forgé de plan. Comment éviterait-elle d'épouser
Jefford tout en protégeant l'enfant qu'elle portait ? Son enfant.
D'un geste instinctif, elle glissa sa main sur son ventre nu qui
commençait juste à s'arrondir. Comment allait-elle...
Elle rouvrit brusquement les yeux, mais elle resta
parfaitement immobile, sachant ce qu'elle avait entendu et priant
de se tromper.
La fontaine gazouillait...
Hsssssss...
Tous ses muscles se contractèrent. Un serpent ! Il était juste
derrière elle !
Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine. Il y avait
beaucoup de serpents en Inde, elle en voyait chaque jour dans le
jardin. Mais le sifflement de ce serpent-là était sinistre et elle
savait qu'elle devait en avoir peur.
Lentement, très lentement, elle tourna la tête pour regarder
derrière elle.
En réaction à son mouvement, le cobra royal se dressa sur les
dalles, aplatit sa tête et la fixa de ses yeux noirs et froids. Il se
balança, se glissant vers elle, puis il siffla de nouveau en sortant
sa langue fendue.
Alors qu'il se hâtait le long d'une allée pour rejoindre sa
chambre, Jefford se figea en entendant le hurlement de terreur
qui montait de la maison, puis s'élança à travers le jardin.
— Madison ! cria-t-il en sautant par-dessus une haie et en
tirant sa machette de sa ceinture, sans cesser de courir.
Même si les appartements de Madison n'étaient pas à plus de
deux cents pas, il lui sembla qu'il mettait une éternité à les
atteindre.
— Madison ! cria-t-il encore.
— Un serpent ! hurla-t-elle. Dans ma salle de bains. Jefford !
Lorsqu'il arriva au mur du palais, il se faufila entre les
draperies vertes qui garnissaient la porte de la salle de bains de
Madison et s'immobilisa aussitôt, incapable de détacher les yeux
du cobra, voyant combien il était proche de l'épaule de la jeune
femme.
— Ne bougez pas, chuchota-t-il. Pour l'amour du ciel, ne
bougez pas.
Elle se raidit, regardant droit devant elle, ses seins nus
mouillés et luisants.
Jefford glissa un pied en avant, les doigts crispés sur la
machette. Il n'allait jamais atteindre le serpent à temps pour lui
couper la tête. Il frapperait Madison dès qu'il apercevrait ses
mouvements.
— Tuez-le, gémit Madison. S'il vous plaît.
— Chut, murmura-t-il d'une voix sourde et tendue. C'est bon,
chérie, ne vous affolez pas. Ma mère a dépensé une bonne partie
de mon héritage pour mon mariage. Je ne vais pas en plus être
privé de ma fiancée.
La lèvre inférieure de Madison trembla et le souffle de
Jefford se coinça dans sa gorge. S'il avait pensé pouvoir jeter son
propre corps devant elle pour la protéger et protéger son enfant
d'une morsure mortelle, il l'aurait fait. Mais il était trop loin, et
n'avait aucun moyen de se rapprocher assez.
— Du calme, chuchota-t-il en glissant son pied de quelques
pouces et en calculant la distance entre lui et le cobra, ainsi que
la trajectoire que suivrait la machette s'il la lançait à travers les
airs.
Il n'avait qu'une seule chance. Et s'il échouait, il le
regretterait chaque heure qui lui resterait à vivre.
Le cobra se dressa de nouveau et aplatit sa tête, emplissant la
pièce de son horrible sifflement.
— Restez immobile, murmura Jefford. Totalement immobile.
Il leva lentement son bras en arrière, les muscles tendus.
Le cobra se dressa encore davantage et recula pour frapper.
D'un geste net, Jefford lança la machette. Elle traversa l'air et
sembla mettre une éternité à atteindre le reptile.
Madison hurla.
La lame que Jefford avait aiguisée quelques heures plus tôt
trancha la tête du serpent et les deux hideux morceaux de son
corps retombèrent sur les dalles. Le corps continua à s'agiter sur
le sol, frappant la terre cuite avec des coups sourds, envoyant des
jets de sang à travers la pièce.
Madison se jeta en avant, pataugeant dans l'eau. Jefford sauta
dans le bassin et l'attrapa.
— Allez-vous bien ? demanda-t-il en l'attirant dans ses bras.
Il ne vous a pas frappée, n'est-ce pas ?
Elle secoua la tête, lui ouvrant les bras, pressant son corps nu
et mouillé contre ses habits.
— Oh, Jefford, dit-elle dans un souffle, en posant sa joue sur
son épaule. J'ai cru qu'il allait me mordre. Et je ne pouvais
penser qu'au bébé, à la façon dont...
— Chut, chuchota-t-il en lissant ses cheveux mouillés. Tout
va bien. Pour le bébé. Pour vous.
— Un cobra. Il était immense. Plus grand que tous les
serpents que j'ai pu voir. Comment... comment est-il entré ici ?
demanda-t-elle, tremblant tout entière.
— Je ne sais pas, ma douce.
Il posa un baiser sur le sommet de sa tête, songeant combien
il avait été près de la perdre, de perdre son enfant. Mesurant
combien il les voulait tous les deux.
— Madison !
Sashi ouvrit la porte de la salle de bains et son regard tomba sur
le corps secoué de sursauts du serpent.
— Sashi, elle grelotte.
Jefford souleva Madison dans ses bras et sortit du bassin.
— La peur l'a glacée.
— Oui, monsieur Jefford.
Sashi baissa les yeux, gênée de se trouver devant lui sans son
voile. Elle prit une grande serviette propre et l'ouvrit pour sa
maîtresse.
Jefford remit Madison debout et prit la serviette pour en
frictionner son corps mouillé.
— Vous sentez-vous bien ? lui chuchota-t-il à l'oreille.
Voulez-vous vous allonger ?
— Non.
Madison affermit sa voix en s'écartant de lui.
— Je n'ai pas besoin de m'allonger. Je... je vais bien.
Elle se détourna en serrant la serviette dans ses mains et en
s'efforçant de lui cacher sa nudité.
— Je... je suppose que je dois vous remercier.
Elle se dirigea vers la porte, reprenant le ton frais auquel il
était habitué.
— Merci. Maintenant, si vous voulez m'excuser, je dois
m'habiller pour dîner.
Il la regarda disparaître dans sa chambre avec sa femme de
chambre et se pencha pour ramasser sa machette, en donnant un
coup de pied au corps du cobra. Qu'avait-il fait, cette fois, pour
la mettre en colère contre lui ?

— Madison, ma chérie, il y a quelque chose dont je veux


discuter avec vous depuis un certain temps.
Lady Moran s'adossa aux coussins qu'un serviteur avait
apportés de l'intérieur et fixa son attention sur sa nièce.
Elles étaient assises dans une petite cour privée qui
desservait les appartements de Kendra, seules, sans domestiques,
ce qui était fort rare depuis que les préparatifs du mariage
avaient commencé. Il semblait qu'il y avait toujours quelqu'un
ayant besoin de l'avis de lady Moran : des cuisiniers, des
jardiniers, des serviteurs qui préparaient les chambres des
invités. Les cloches installées dans une tour du jardin venaient de
sonner, comme elles le faisaient cinq fois par jour pour appeler
les domestiques musulmans à la prière. Ce serait bientôt l'heure
du dîner.
L'idée d'avoir à affronter les invités qui avaient empli le
palais du soir au lendemain, lui donnant plus l'aspect d'un grand
hôtel que d'une maison privée, était plus que Madison pouvait
supporter. Des membres de l'aristocratie britannique et indienne
étaient venus des quatre coins du pays — de Bombay, de
Calcutta, de Delhi — en l'honneur de son mariage, par respect
pour le rajah et aussi par pure curiosité, soupçonnait-elle. Les
noces, qui lui semblaient toujours irréelles, devaient avoir lieu le
lendemain ; entretemps, tout le personnel de lady Moran et une
bonne partie de celui du rajah répondaient aux moindres désirs
des invités, servant des repas élaborés, prodiguant des
distractions sur les pelouses du palais le jour et des
divertissements dans les nombreux vestibules le soir. Chaque
pièce de la maison était décorée de vases de fleurs fraîches et de
yards de soie colorée, les portes et les fenêtres ouvertes faisant
que l'on ne savait pas où finissaient les jardins et où commençait
l'intérieur du palais.
De la folie, c'était de la folie, pensa Madison en prenant son
temps pour ranger son carnet de croquis. Elle avait l'impression
de savoir de quoi sa tante voulait lui parler et elle n'était pas
certaine d'être prête à l'entendre. Elle savait que Kendra était
malade et l'était probablement depuis un certain temps. Les
symptômes étaient là, sa perte de poids, ses cheveux qui se
faisaient plus rares, les jours où elle ne pouvait pas se lever le
matin, les tressaillements de douleur que sa nièce voyait sur son
joli visage.
Madison se dit qu'elle n'avait pas questionné directement sa
tante sur sa santé par politesse. Elle se dit que c'était une affaire
privée et que Kendra l'informerait des détails si elle le voulait et
quand elle le voudrait. Mais, en vérité, elle ne voulait pas savoir
ce qu'avait sa tante et quel était le pronostic. Elle ne pouvait tout
simplement pas supporter l'idée de ce que la réponse pourrait
être.
— Madison, regardez-moi, ordonna lady Moran.
Madison, assise sur des coussins à l'ombre d'un arbre à pain,
leva les yeux.
— Oui, tante Kendra, répondit-elle, essayant de chasser la
peur de sa voix.
— Je veux vous parler de ceci depuis quelque temps, mais je
n'ai pas trouvé le moment ou l'endroit pour le faire. Toutefois, la
situation a atteint un point où je crois que quelque chose doit être
fait.
Madison fronça les sourcils.
— La situation ?
— Les choses ne peuvent tout simplement pas continuer
ainsi.
Madison ne comprenait pas de quoi il s'agissait.
— Quelles choses ?
Kendra se pencha en avant, regarda à droite et à gauche
comme si quelqu'un pouvait les espionner, et chuchota :
— Les choses entre votre femme de chambre et le jeune
George Rutherford. C'est honteux.
Les yeux de Madison s'élargirent.
— Ne me dites pas que vous ne savez rien de cela. Je
suspecte que vous êtes au courant depuis le début. Pourquoi
n'êtes-vous pas venue me trouver au sujet de cette affaire quand
vous vous êtes aperçue qu'il y avait un problème ?
— Tante Kendra, je comprends vos soucis, mais je ne peux
m'empêcher de penser que le plus important est leur amour.
Sashi et George s'aiment, et...
— Bien sûr, qu'il n'y a rien de plus important que l'amour !
coupa lady Moran d'un ton indigné. C'est bien pour cela que je
ne comprends pas pourquoi vous n'êtes pas venue me voir plus
tôt.
Madison, soulagée, éclata de rire.
— Oh, tante Rendra, comme je vous aime ! Comme je vous
admire et comme vous êtes pleine de surprises !
Elle ne pouvait cesser de sourire.
— Je voulais vous en parler, mais je n'étais pas sûre de ce
que vous penseriez et j'espérais trouver une solution par moi-
même. Lord Rutherford ne permettra jamais à son fils d'épouser
une domestique hindoue.
— Non, certainement pas.
— George veut s'enfuir, se marier, et renoncer à son titre et à
son héritage.
— Ridicule ! Et vous alliez le laisser faire cela ?
— Non, bien sûr que non. Pas si je pouvais l'empêcher.
Madison regarda sa tante.
— De fait, j'ai eu une idée. Elle est folle, je sais. Je doute
qu'elle puisse marcher, mais...
— Allez, allez, crachez le morceau, chérie. Nous vieillissons
de seconde en seconde.
Lady Moran écouta le plan de sa nièce, l'interrompant
plusieurs fois pour poser des questions ou clarifier un point.
Finalement, elle joignit les mains et se leva.
— Eh bien, tout bien considéré, votre idée est excellente ! Et
quelle meilleure occasion de la mettre en œuvre que votre
mariage, demain ?
— Le mariage, dit Madison dans un souffle.
— Oui, évidemment. D'ici demain, avec le palais croulant
sous les invités, nous aurons atteint les limites de la confusion.
Quel meilleur moment pour présenter la princesse à tout le
monde ?
La tête de Madison se mit à tourner. Durant toutes ces
semaines, elle avait été si certaine de trouver un moyen d'éviter
ce mariage. Et il aurait lieu le lendemain !
Lady Moran se dirigea vers les portes-fenêtres.
— Nous avons tant de choses à faire si nous voulons être
prêtes ! J'ai des malles quelque part dans la maison qui
pourraient être utiles. A présent, je vais envoyer chercher
Georgie sous un prétexte ou sous un autre. Vous, trouvez Sashi
et nous nous rejoindrons dans mes appartements sans tarder. Un
peu de punch au rhum, une leçon rapide sur les traditions et
l'étiquette et je crois que nous y serons.
Elle s'arrêta au milieu de l'allée.
— Eh bien, Madison, que faites-vous assise là, chérie ?
Levez-vous !
Elle agita les bras.
— Levez-vous, cessez de vous apitoyer sur vous-même et
voyons voir ce que nous pouvons faire pour ces deux
tourtereaux.
23

— Je ne peux pas continuer ! déclara Madison avec ardeur,


en tendant la main pour saisir celle d'Alice.
— Levez les bras ! commanda la couturière en brandissant
son aiguille et son fil.
Madison obéit, parce que c'était plus facile que de discuter.
Elle avait l'impression d'être propulsée en avant à la vitesse d'une
locomotive à vapeur, incapable de dévier ou de ralentir tandis
qu'elle approchait d'un virage.
Son antichambre était pleine de femmes depuis l'aube : la
couturière et ses trois aides, la modiste, la femme d'un bijoutier,
celle d'un cordonnier, deux femmes de chambre, une soubrette et
maintes autres servantes qui allaient et venaient. Le palais tout
entier était en proie au chaos, débordant de vieux amis de lady
Moran, de dignitaires locaux, d'officiers et de leurs épouses,
anglais et hindous.
— Alice, m'entendez-vous ? reprit Madison à voix basse. Il
faut que vous m'aidiez. Je ne peux pas continuer. Je ne peux pas
épouser Jefford. Savez-vous que j'ai vu Chantai pas plus tard
qu'hier, dans le jardin, se pavanant de façon éhontée dans un
nouveau sari ? Jefford a dit qu'il l'avait envoyée s'installer au
village, mais comment savoir si c'est vrai ?
— Oh, Madison, répondit Alice dans un souffle, en
détournant les yeux. Vous êtes seulement nerveuse. Toutes les
jeunes mariées le sont. Tout va bien se passer. Vous verrez.
— Mais, Alice, il ne m'aime pas !
Madison prit la main de son amie.
— Il n'est pas le genre d'homme que je veux épouser.
— J'ai dit, levez les bras ! ordonna la couturière d'un ton
sévère.
Madison grogna et leva de nouveau les bras.
— Il faut que vous m'aidiez.
Alice tritura ses gants blancs de soie ; elle était vêtue d'une
robe rose pâle avec de longues manches ajustées et un col en
dentelle qui devait être étouffant dans la chaleur de novembre.
— Je... je ne peux pas, balbutia-t-elle. Rien ne peut être fait.
Elle jeta un coup d'œil autour d'elle pour s'assurer que
personne n'écoutait.
— Et vraiment, Madison, dans votre... condition, vous n'avez
pas le choix. Vous ne pouvez donner naissance à un bâtard.
Alice s'empressa de continuer, comme si elle pouvait être
entachée elle-même par ce mot.
— Juste ciel, votre réputation sera ruinée. Personne de la
bonne société ne vous recevra, pas même dans cette Inde
éloignée de tout. Votre famille en souffrira. La nouvelle atteindra
Londres et...
Madison pressa une main sur son front, ayant soudain la tête
qui tournait. Elle commençait à se demander si elle avait été sage
de parler du bébé à Alice. Elle l'avait fait pour avoir son aide,
mais la jeune fille semblait incapable de dépasser le fait que
Madison avait eu des relations sexuelles avec un homme auquel
elle n'était pas mariée. En vérité, Madison suspectait qu'Alice ne
pouvait admettre qu'elle avait fait l'amour, tout simplement.
Elle sentit ses genoux flageoler et elle vacilla sur le tabouret.
Plusieurs servantes crièrent et s'empressèrent de venir la
soutenir.
— Par les coudes d'Hindi ! lança lady Moran en entrant dans
la pièce, accompagnée d'une escorte qui comprenait entre autres
Maha et la tigresse.
Elle était vêtue d'un sari traditionnel vert et or et couverte
d'émeraudes, avec un turban vert sur la tête.
— Les invités sont rassemblés. Il ne nous manque plus
qu'une fiancée rougissante.
— La lady se sent mal, déclara l'une des servantes hindoues
d'un ton excité. Il faut attendre.
— Se sent mal ! répéta lady Moran avec impatience. Les
femmes de ma famille ne se sentent pas mal. Nous sommes trop
fortes pour succomber à de telles stupidités.
Elle s'avança sur Madison, entourée par les servantes qui
babillaient.
— Jeune fille, reprenez vos esprits. Nous avons trois cents
invités, un éléphant, un puissant rajah et un tigre qui sont venus
vous voir épouser mon fils. La cérémonie ne sera pas repoussée.
Kendra se détourna.
— Amenez-la ici. Faites-la asseoir.
Elle désigna un tas de coussins empilés sur un divan bas
recouvert de soie.
Madison fut à peine capable de marcher jusqu'au divan. Les
genoux tremblants, elle s'enfonça lourdement dans les coussins.
— Je ne peux pas faire cela, tante Kendra, déclara-t-elle
d'une voix altérée.
Elle enfouit son visage dans ses mains, coiffée d'une
couronne en or sertie de joyaux.
— Il ne souhaite pas m'épouser.
— Oh, balivernes !
Avec l'aide d'une servante, lady Moran s'agenouilla sur un
coussin de soie pour regarder sa nièce dans les yeux. Les
paupières de Madison avaient été soulignées de khôl.
— Maintenant, écoutez-moi. Ne pensez pas un instant que
Jefford Harris fasse quoi que ce soit qu'il n'a pas envie de faire. Il
prétend vouloir me contenter, mais en réalité c'est lui et lui seul
qu'il satisfait. Il vous aime, Madison, comme je pense que vous
l'aimez. Comme vous, il est têtu. Il n'a pas voulu exprimer ses
véritables sentiments, tout simplement.
Madison contempla ses mains qui avaient été ornées de
dessins de fleurs au henné, comme c'était la tradition pour une
jeune mariée en Inde. Elle aurait voulu croire sa tante, mais elle
savait que ce n'était pas vrai.
— Je ne sais pas quelles pensées puériles vous avez, à vous
dire que vos affections sont engagées ailleurs ou que vous
pouvez attendre des sentiments d'une autre source, reprit Kendra
en dardant un regard perçant sur sa nièce. Il est temps de hausser
le menton, de sortir de ces appartements dans cette robe
fastueuse et d'épouser l'homme destiné à devenir votre époux.
Elle se tourna.
— Maha.
Sa femme de chambre lui tendit un gobelet en or serti de
pierres précieuses et elle le plaça entre les mains de Madison.
— Buvez ceci. Cela calmera vos nerfs.
Madison serra le gobelet, les mains tremblantes, et but
docilement, ayant presque l'impression de se préparer pour son
exécution tandis qu'elle absorbait la boisson sucrée, au goût
inhabituel.
Lady Moran se leva avec l'aide de deux servantes et
commença à donner des ordres. La pièce fut rapidement remise
en ordre. Deux soubrettes aux grands yeux mirent Madison sur
ses pieds et placèrent un voile de soie transparente sur sa tête,
pendant qu'une troisième glissait à ses doigts des bagues ornées
de saphirs. Une autre encore fixa autour de son cou un lourd
collier en or serti de saphirs et de diamants scintillants.
— Un cadeau du rajah il y a de nombreuses années, lui
murmura sa tante à l'oreille. Et à présent il est à vous.
— Merci, dit Madison dans un souffle, en caressant les
pierres taillées.
Tandis que tout le monde s'affairait dans la pièce, elle sentit
qu'elle commençait à se détendre. Ses pensées moroses se
dissipèrent et elle se mit à remarquer des choses qu'elle avait été
trop tendue pour remarquer auparavant : le poids des bijoux à ses
oreilles et à son cou, le doux contact de sa robe de mariée de soie
sur sa peau et le parfum du jasmin qui ornait ses cheveux.
— Alors, vous vous sentez mieux ? s'enquit lady Moran en
s'approchant de tout près pour la regarder dans les yeux.
Le visage de sa tante était familier, mais paraissait différent,
d'une certaine façon. Les rides autour de ses yeux maquillés de
khôl étaient plus douces, ses lèvres peintes en rouge semblaient
moins exigeantes. Madison sentit sa bouche s'incurver en un
sourire.
— Oui, beaucoup mieux, merci.
A quelque distance de là, elle entendait de la musique. Des
trompettes sonnaient et des musiciens tapaient sur leurs dholaks.
Le temps donnait l'impression de se ralentir jusqu'à s'arrêter.
Tout le monde s'empressait autour d'elle, mais elle n'était plus du
tout anxieuse.
— C'est le moment d'y aller, ma douce, chuchota sa tante à
son oreille.
Quelqu'un abaissa le voile de soie blanche de Madison sur
son visage et la guida. Elle fut vaguement consciente de sortir de
ses appartements et de longer le long couloir peint en rose, qui
lui était maintenant familier.
— Je suis très heureux pour vous et pour Jefford, lui dit
soudain une voix toute proche.
Elle tourna la tête, se rendit compte qu'elle se trouvait dans la
salle à manger et que le rajah se tenait à côté d'elle. Elle se
souvint qu'il devait l'escorter dans le jardin où elle serait mariée.
Mariée à Jefford, qu'elle aimait, pensa-t-elle avec langueur.
Avant qu'elle mesure ce qui lui arrivait, elle se retrouva dans
le jardin luxuriant et parfumé du palais. La cérémonie était
conduite par un pasteur anglais de Bombay, mais il y avait
partout des symboles de la culture dans laquelle elle vivait
maintenant.
Elle se tourna pour regarder le rajah et s'avisa que ce n'était
pas lui qui lui tenait solidement le bras, à présent. C'était Jefford.
Jefford qui était très beau dans une kurta blanche traditionnelle,
bordée d'or, et avec un turban doré, le turban de mariage ou
saffa.
— Madison, dites oui, lui souffla-t-il en lui pressant la main.
Elle pouvait sentir un millier d'yeux qui l'observaient, mais
seuls comptaient ceux de Jefford. Ses yeux noirs qui semblaient
transpercer son âme.
— Oui, murmura-t-elle sans pouvoir détacher son regard du
sien.
Le pasteur parla. Jefford tira sur sa main et elle s'agenouilla
près de lui sur un coussin de satin blanc. D'autres paroles furent
prononcées et Madison pouvait sentir la chaleur de la peau de
Jefford sur la sienne là où leurs doigts se touchaient.
Puis, soudain, ce ne fut plus le vieux pasteur à la robe noire
qui se trouvait devant eux ; c'était le rajah. Il abaissa un miroir
doré à leur hauteur et Madison contempla la jeune femme blonde
avec un saphir qui lui tombait sur le front. Ses yeux étaient
soulignés de khôl et elle fixait l'homme aux cheveux noirs, coiffé
d'un turban doré, à côté d'elle. Jefford. Son mari.
Il y eut de grandes acclamations et Madison se sentit mise sur ses
pieds. La musique commença à jouer et elle fut entourée par des
gens, qu'elle ne connaissait pas pour la plupart, qui la félicitaient.
Le jardin sembla se mettre à tourner autour d'elle, tandis que
les voix enjouées montaient dans le ciel qui s'assombrissait. Le
parfum du jasmin et des gardénias était presque trop fort. Jefford,
tenant fermement son bras, répondait pour elle à ceux qui leur
offraient leurs vœux, la voix grave mais chaude et agréable.
— Allez-vous bien ? lui demanda-t-il à l'oreille en l'escortant
à travers le jardin vers une estrade qui avait été dressée au-dessus
de la piste de danse — très semblable à celle que sa tante avait
fait construire dans le jardin de Boxwood Manor pour son bal de
présentation.
Elle hocha la tête et lui sourit à travers son voile.
Jefford prit place sur le divan bas, couvert de coussins, et elle
se glissa près de lui, savourant le contact de son bras fort autour
de sa taille. La musique devint plus sonore. De la nourriture
apparut devant elle sur des plateaux. Il y avait des gens qui
dansaient et qui riaient.
— Vous êtes certaine d'aller bien ? répéta Jefford en la
regardant dans les yeux.
Elle acquiesça rêveusement.
— Je suis heureuse.
Il fronça les sourcils.
— Vraiment ?
Elle fit signe que oui.
— Eh bien, tant mieux.
Il frotta sa main, où brillait le gros saphir qu'il avait glissé à
son doigt à un moment de la cérémonie.
— J'en suis content. Je vous avais dit que c'était pour le
mieux.
— Pour le mieux, murmura-t-elle.
La regardant toujours d'un drôle d'air, Jefford prit une
assiette en or des mains d'un serviteur et la lui tendit.
— Je pense que vous devriez manger quelque chose.
Elle lui sourit de nouveau et saisit une tranche de fruit.
— Si vous voulez que je mange, je vais le faire.
Jefford rit doucement et effleura sa joue de ses lèvres.
— Je ne sais pas ce qui vous arrive, Madison, mais je dois
admettre que je suis agréablement surpris de vous voir si docile.
Madison mordit dans la tranche de papaye et lui offrit l'autre
moitié. Elle l'observa tandis qu'il la prenait dans sa bouche, du
bout de ses doigts, et elle songea rêveusement à cette même
bouche posée sur la sienne.

Lady Moran s'appuyait au bras du rajah, souriant avec


satisfaction tandis qu'il la conduisait à travers la foule des invités
vers un des nombreux divans de soie sortis dans le jardin pour
les convives.
— Vous semblez fatiguée, chuchota-t-il, son souffle chaud
sur son oreille.
— Laissez-moi tranquille.
Elle lui donna une pichenette, en souriant à son beau visage.
— Laissez-moi savourer cette journée.
— Je ne dis cela que parce que je m'inquiète pour vous.
Il l'aida à s'asseoir et prit place à côté d'elle. En un instant, il
y eut une douzaine de serviteurs devant eux, leur offrant des
gobelets du vin de noces et des plats exotiques de tout le
royaume. Il y avait des currys de chèvre et de gibier, des assiettes
de fruits frais cueillis le matin même, de délicats gâteaux au miel
et des pétales de roses confits.
— Gardez vos tracas pour vous ou dormez seul ce soir, dit
Kendra en acceptant un gobelet de vin et en promenant son
regard sur la foule.
Son visage s'éclaira d'un sourire.
— Ah, Tushar, aidez-moi à me lever, vite, je vous prie.
Elle rendit le gobelet à un serviteur.
Le rajah se leva, lui offrit sa main et la mit sur pieds. Avec
son plus gracieux sourire, elle glissa à travers la cour pavée.
— Princesse Sashi, je suis heureuse que vous ayez accepté
notre invitation.
Sashi, drapée dans un sari violet et doré et ornée de bijoux
anciens sertis d'améthystes, offrit une main gracieuse.
— Lady Moran, je dois vous remercier de m'avoir si
aimablement invitée.
Elle s'exprimait d'un air si royal que personne n'aurait pu
deviner, à l'entendre, qu'elle était née dans une famille d'humbles
serviteurs, et non dans une famille princière.
Un groupe d'officiers britanniques en grand uniforme, leur
épouse à leur bras, se tournèrent avec intérêt vers l'invitée royale
de lady Moran, juste comme elle s'y était attendue. Beaucoup
avaient été officiers sous les ordres de son père et elle les
connaissait bien. La plupart étaient plus que ravis de voir des
personnes de haut rang et d'être vus par elles. D'ordinaire,
Kendra avait peu de temps pour des jeux aussi mesquins, mais,
ce jour-là, ils convenaient à merveille à ses plans.
Elle referma sa main sur celle de Sashi et se pencha pour
baiser sa joue à travers son voile transparent, de couleur violette.
— J'ai peur, murmura Sashi.
— N'ayez pas peur. Vous les avez conquis dès que vous êtes
entrée dans le jardin.
Kendra recula d'un pas. Comme elle l'espérait, une foule de
curieux commençait à s'attrouper autour de la princesse, dont
George Rutherford et sa sœur.
— Princesse Sashi, accordez-moi le plaisir de vous présenter
quelques-uns de mes très chers amis, dit lady Moran avec un
grand geste de la main. Voici l'Honorable George Rutherford,
fils de lord Rutherford, et sa sœur, l'Honorable Alice Rutherford.
— Par le ciel, je suis si heureuse de faire votre connaissance !
déclara solennellement Alice en faisant une révérence.
Le jeune George s'inclina, les yeux rivés sur Sashi.
— Votre Altesse royale, quel plaisir inespéré !
— Votre Altesse royale, quel honneur de vous avoir avec
nous, intervint lady Rutherford en se frayant un chemin parmi les
officiers et leurs femmes pour être la première à être présentée
après son fils et sa fille.
Elle traînait dans son sillage lord Rutherford qui essayait de
ne pas renverser le vin contenu dans son gobelet en or.
— Lady Moran ne nous avait pas informés que vous seriez
ici, poursuivit-elle.
Sashi baissa les yeux un instant, puis releva ses cils comme
toute vraie princesse.
— Je n'étais pas sûre de pouvoir répondre à la gracieuse
invitation de lady Moran, répondit-elle, avec une diction
impeccable. Des devoirs royaux, comprenez-vous. Mais
finalement j'ai pu venir avec mon oncle et ma tante.
— Vraiment ? Il me plairait certainement de les rencontrer,
déclara lady Rutherford.
Elle saisit le bras de son mari.
— Lord Rutherford, avez-vous entendu ? Nous avons une
princesse parmi nous aujourd'hui.
— Quoi qu'il en soit, Votre Altesse, mettez-vous à l'aise,
reprit Rendra. Dites-moi s'il y a quelque chose que nous pouvons
vous apporter pour rendre votre séjour plus confortable, ou celui
de vos oncle et tante.
Elle indiqua d'un signe de tête le vieux jardinier du palais,
Japar, qu'elle avait revêtu d'une des plus belles kurtas de Tushar.
Sa femme, Indiri, la première blanchisseuse, portait l'un de ses
propres saris. Des diamants étincelaient à ses oreilles, et des
bracelets en or tintaient à ses poignets.
— Je n'en crois pas mes yeux, balbutia Alice.
George offrit courtoisement son bras à la princesse et elle
hocha la tête d'un air royal, l'acceptant. A son autre bras, il avait
sa sœur. Tous trois traversèrent le jardin en direction de la
distinguée famille de Sashi, une famille occupée à manger autant
d'agneau rôti à l'ail et au romarin et de salade de concombre
qu'elle le pouvait.
— La princesse Seghal ? chuchota le rajah à l'oreille de
Kendra. Je ne me souviens pas d'une princesse Seghal dans notre
région.
Kendra se tourna vers lui, faisant de son mieux pour paraître
surprise.
— Non ? Par le ciel, elle doit être d'ailleurs. Du nord, je crois.
De l'Himalaya, peut-être. Oh, je n'en suis pas certaine. Vous
savez que je ne suis pas bonne en géographie et ce pays est si
vaste !
Le rajah la regarda dans les yeux, la bouche frémissant
d'amusement.
— Je ne sais pas ce que vous mijotez, mon amour, mais je
veux entendre toute l'histoire quand vous et moi nous retirerons
pour la nuit.
Kendra lui offrit sa main.
— Je sais qu'il n'est pas dans vos traditions que les hommes
dansent avec les femmes, mais je crois que ceci est une valse.
Voulez-vous danser avec moi, mon bien-aimé ?
— Je ne manquerais cela pour rien au monde, murmura
Tushar, les yeux plongés dans les siens.
Kendra sentit une boule se former dans sa gorge. Elle avait ce
jour-là tout ce qu'elle pouvait désirer. Son fils marié. Sa chère
nièce mariée aussi, avec une vie merveilleuse devant elle. Et
enfin, enfin, après tant d'années, elle avait Tushar, qu'elle croyait
perdu pour elle à jamais. Si elle mourait dans son sommeil cette
nuit-là, elle ne pourrait pas se plaindre à l'archange Gabriel.
Le rajah la conduisit sur la piste de danse et elle ferma les
yeux quand ils commencèrent à valser. Elle se balança
doucement au rythme de la musique, tenue dans les bras de
Tushar, et elle soupira, songeant qu'elle n'avait plus que quelques
mois à vivre. Si seulement elle pouvait vivre assez longtemps
pour voir l'enfant de Jefford et Madison, son petit-fils ou sa
petite-fille. C'était son dernier souhait...
— Lord Thomblin, bonsoir.
Alice Rutherford sourit et se tamponna la bouche d'un
mouchoir de soie qu'elle glissa ensuite dans sa manche.
— Miss Rutherford.
Thomblin s'inclina.
— Votre robe est vraiment ravissante, ma chère. Il est si bon
de voir que quelques Anglaises ne sacrifient pas au costume
local.
— Je ne le pourrais jamais.
Alice passa les mains sur sa robe de soie rose.
— Je n'aurai jamais le courage de porter un sari. Je ne suis
pas comme Madison.
Elle risqua une œillade vers l'agréable visage du gentleman.
— Je ne pourrais jamais être aussi téméraire.
— La témérité n'est pas nécessairement un trait qu'un homme
admire chez une femme, miss Rutherford.
Il rencontra son regard.
— Voudriez-vous me faire l'honneur de cette danse ? Je crois
que l'on joue une autre valse. Une valse anglaise.
Alice agita son éventail, subjuguée par les attentions de lord
Thomblin. Elle l'avait toujours trouvé fort raffiné, fort beau, mais
il ne s'était jamais soucié d'elle, à part des salutations cordiales.
Elle avait vingt-trois ans et approchait rapidement de l'âge où le
mariage ne serait plus possible. Un homme comme lord
Thomblin pour époux... Alice ne se leurrait pas. Elle savait
qu'elle était ordinaire. Elle savait qu'elle était fort terne comparée
au caractère brillant de Madison mais, à présent que son amie
était mariée, elle ne voyait pas de mal à explorer les affections de
lord Thomblin.
Elle releva ses cils pâles, tremblant d'un mélange de crainte
et d'excitation.
— Je... je serais honorée de danser cette valse avec vous,
milord.
— Madison, murmura Jefford à l'oreille de sa femme. Je
pense qu'il est temps que nous nous retirions dans les
appartements nuptiaux.
Il parcourut du regard la foule des invités, qui célébraient
leur mariage et dansaient depuis des heures.
Riant et tapant des mains avec les autres femmes, Madison
détacha les yeux du cercle d'hommes qui exécutaient une danse
indienne traditionnelle, le rajah au milieu.
— Croyez-vous ? demanda-t-elle, avec l'impression de
flotter sur un nuage.
— Vous avez l'air fatigué.
Jefford glissa une main sous son voile pour essuyer une
trace de khôl au coin de son œil.
Elle rit.
— Mais je ne le suis pas.
— On s'attend à ce que nous partions, ma chérie, insista-t-il
doucement.
Les yeux de Madison s'élargirent et elle rit encore, mettant
sa main dans la sienne. Quand il disait qu'il était temps de se
retirer dans les appartements nuptiaux, il voulait parler du lit
nuptial, une idée à laquelle elle n'était pas du tout opposée.
Chaque fois que Jefford l'avait touchée ce soir-là, soit pour lui
désigner un dignitaire important, soit pour mettre dans sa bouche
un morceau de curry, le contact agréable de sa peau sur la sienne
s'était réverbéré dans tout son corps. Soudain, elle était
impatiente de se retrouver seule avec lui, seule avec lui comme
sa femme.
Jefford fit un signe à sa mère, qui était assise sur la droite.
Le jardin était plein de danses, de rires et du battement prenant
des dholaks.
Au bras de Jefford, Madison traversa un groupe de
personnes qui leur offraient leurs souhaits. Quelqu'un lança des
pétales de rose, des femmes s'approchèrent pour l'embrasser, des
hommes congratulèrent son mari.
Il la conduisit, au milieu de serviteurs, à travers le palais et
jusqu'à ses appartements, qui avaient été transformés au cours de
la journée en une luxueuse suite de noces. Les murs avaient été
tendus de soieries aux tons vifs comme dans la chambre de lady
Moran. Des tapis persans avaient été ajoutés sur le sol et de
l'encens brûlait dans des supports en argent, emplissant les
pièces du parfum du santal.
— Dehors, dehors ! ordonna Jefford en tapant dans ses
mains.
— Mais, sahib, protesta l'une des servantes les plus
audacieuses, en inclinant sa tête voilée. La tradition veut que les
femmes de chambre de la jeune mariée la préparent pour la
couche nuptiale.
Jefford chassa les domestiques qui gloussaient vers la
double porte.
— La tradition du jeune marié que je suis veut que je
prépare moi-même mon épouse pour le lit de noces. A présent,
disparaissez, toutes autant que vous êtes. Et si quelqu'un ose
frapper à cette porte cette nuit, des têtes tomberont, prévint-il.
Madison s'assit sur le bord de son lit, qui avait été recouvert
de soie mordorée et de nouveaux coussins aux teintes brillantes.
Elle ôta son voile et le regarda flotter lentement jusqu'au tapis
persan.
Jefford versa quelque chose dans deux gobelets en or et la
rejoignit.
— Une boisson, afin de vous donner des forces pour votre
nuit de noces ? proposa-t-il d'un ton taquin.
Elle accepta le gobelet, effleurant ses doigts.
— Je ne pense pas avoir besoin de prendre des forces pour
quoi que ce soit, murmura-t-elle d'un ton altéré.
Il rit doucement et posa sa bouche sur la sienne. Madison
entrouvrit les lèvres et ferma les yeux. Elle pointa sa langue pour
toucher celle de son mari ; il avait un goût de vin et de désir pour
elle, et elle sentit son pouls s'emballer. Il but une autre gorgée de
vin et posa les deux gobelets sur une table en teck et en ivoire,
près du lit.
— Je ne puis vous dire quelle plaisante surprise cela a été
pour moi, chuchota-t-il en lui ôtant son diadème et en retirant les
épingles qui retenaient ses cheveux. Vous avez été si
accommodante, aujourd'hui. Je pensais être obligé de vous
traîner jusqu'à l'autel.
Les cheveux blonds de Madison tombèrent en un rideau
soyeux sur ses épaules et il lui caressa le cou, faisant courir des
frissons de plaisir dans tout son corps.
Il l'embrassa de nouveau et elle répondit avidement,
s'inclinant en arrière, le laissant l'allonger sur le lit. Sa main
chaude se coula sous la soie de sa robe et elle étouffa un petit cri
quand ses doigts s'emparèrent d'un sein.
— Vous sentez si bon, comme une fleur de la jungle, lui
murmura-t-il à l'oreille.
Madison eut la sensation que le lit tournoyait, tandis que la
chambre tournait autour d'elle dans le sens opposé. Le poids du
corps chaud de Jefford pressé sur le sien, le contact de sa main
sur sa poitrine, son pouce qui caressait un mamelon, tout cela lui
coupait le souffle. Elle promena les mains sur son torse, dans son
dos, soupirant et grognant de plaisir. Il l'embrassait encore et
encore, leurs langues se mêlant.
Elle lui ôta sa kurta de noces et fit glisser ses deux mains sur
les muscles tendus de ses épaules et de son torse. D'un geste
hésitant, elle toucha un de ses mamelons du bout du doigt et,
lorsqu'elle l'entendit retenir son souffle, elle sourit. Le caressant
d'une main inexpérimentée, elle se souleva et le couvrit de sa
bouche.
Jefford grogna sourdement.
— Madison...
Elle lécha le bouton brun jusqu'à ce qu'il durcisse, puis,
fascinée par ses réactions à ses caresses, elle glissa
audacieusement la main sur son ventre plat, et plus bas...
Elle effleurait à peine la peau veloutée de son sexe raidi quand il
prit sa main et l'écarta.
— Pas encore, lui chuchota-t-il à l'oreille. Pas encore, ma
douce. Je veux d'abord vous voir. Vous voir tout entière, et pas
dans l'obscurité d'une grotte.
Tandis que les lampes à huile brillaient d'un vif éclat, Jefford
la mit debout et s'assit sur le bord du lit, son regard fixé sur le
sien, avant de lui ôter lentement ses
sandales ornées de bijoux et les différentes couches de sa robe de
mariée.
Madison ne se sentait pas embarrassée le moins du monde.
Elle goûtait la façon dont il la regardait. Elle avait l'impression
d'être une princesse. Une princesse très aimée.
Avant qu'elle sache ce qui était arrivé, elle se retrouva debout
devant lui, nimbée par la lumière, entièrement nue. Il prit son
temps pour la contempler, promenant une main sur ses bras, sur
sa taille, sur ses cuisses, sur la courbe de ses hanches. A chaque
instant qui passait, le désir de Madison pour lui augmentait,
jusqu'à ce que son corps tout entier tremble de cette tension que
lui seul pouvait apaiser, elle le savait.
Enfin, il se leva et, sans la quitter des yeux, ôta son pantalon
blanc. Il frôla sa cuisse de son sexe dur et brûlant.
— S'il vous plaît, implora-t-elle, les yeux mi-clos. S'il vous
plaît...
Il ceignit sa taille de ses bras et l'attira contre lui, de sorte que
les poils drus de son sexe et la roideur de son membre dressé
frottent contre sa chair sensible au creux de ses cuisses. Elle
passa les bras autour de ses épaules et s'accrocha à lui, pressant
ses hanches contre les siennes.
— Je vous en prie, faites-moi l'amour, supplia-t-elle dans un
souffle.
Il l'embrassa derrière l'oreille.
— Mais je vous fais l'amour, Madison.
Il fit glisser sa main sur ses fesses nues.
— Vous savez ce que je veux dire, murmura-t-elle.
— Quelle jeune mariée impatiente ! plaisanta-t-il d'une voix
rauque. Nous avons toute la nuit.
Il se mit à genoux.
— Nous n'avons pas besoin de nous presser.
Madison essaya de s'écarter de lui, mais il lui enlaça
les genoux, la retenant prisonnière. Elle posa les mains sur sa
tête qu'il inclinait, enfouissant les doigts dans ses épais cheveux
noirs.
La langue chaude et humide de Jefford se mit alors à taquiner
cet endroit d'elle que lui seul connaissait et elle grogna tandis
qu'une délicieuse vague de plaisir la submergeait. Il la lécha
encore. Elle vacilla. Deux autres brefs coups de langue et elle
sentit la chaleur de son ventre se répandre dans tout son corps.
Elle entendait son propre souffle haché, son cœur qui
tambourinait dans sa poitrine.
Il enfonça sa langue dans les replis moites et sensibles de sa
féminité et elle poussa un cri, renversant la tête en arrière.
Jefford caressait la chair lisse de ses fesses et le dos de ses
jambes, et lorsqu'elle reprit sa respiration il la lécha de nouveau.
— Non, gémit-elle en essayant de repousser sa tête.
En dépit de la détente qu'elle avait éprouvée un bref instant,
une pression encore plus forte s'accumulait en elle. Elle avait la
peau en feu, tous ses nerfs vibraient.
La langue de Jefford n'en finissait pas de la caresser et elle
était impuissante à combattre son propre désir. Elle cria de
nouveau, extasiée, tandis que des vagues de plaisir secouaient
son corps. Ses genoux étaient si faibles qu'elle ne pouvait plus
tenir debout. Elle se pencha en avant et s'appuya sur les épaules
de Jefford, haletante.
— Jefford..., chuchota-t-elle. Je vous en prie...
Il se leva lentement, la regardant dans les yeux.
— Je veux juste que vous vous souveniez toujours de votre
nuit de noces, dit-il doucement.
Elle ravala la boule d'émotion qui s'était formée dans sa
gorge et ferma les yeux.
— Mon mari, si vous n'accomplissez pas bientôt votre
devoir, je vais...
— Vous allez quoi ? demanda-t-il d'un ton malicieux, en
s'asseyant sur le lit et en l'attirant sur ses genoux. Allez-vous me
torturer de votre langue ?
Elle rouvrit les yeux et se retint à ses épaules.
— Si vous ne remplissez pas vos obligations conjugales, je
vous infligerai une torture insoutenable, sahib.
Jefford rit de bon cœur et l'allongea sur le dos, s'éten-dant sur
elle. Il prit ses mains et emmêla leurs doigts. Puis, soutenant son
regard, il pénétra en elle.
Madison poussa un cri de soulagement et de suave
contentement. Il se mit à bouger en elle et elle se tortilla sous lui,
soulevant ses hanches encore et encore pour l'attirer plus
profondément en elle. Pour qu'il la possède avec plus de force.
Le corps de Madison fut secoué d'une nouvelle vague
d'extase puis, alors qu'elle pensait ne plus pouvoir supporter un
autre frisson de plaisir, il la reprit d'assaut. Brûlante et moite de
transpiration, proche de l'épuisement, elle s'accrocha à lui, le
laissant l'emporter toujours plus haut, vers le summum de la
volupté, une fois de plus. Enfin, elle cria. Jefford la posséda une
dernière fois, grogna et s'affala sur elle, immobile.
Madison ne parvenait pas à reprendre son souffle. Elle faisait
rouler sa tête, essayant d'inspirer l'air chargé de santal qui sentait
maintenant l'odeur de leur étreinte. Jefford s'écarta d'elle et prit
une petite cuvette posée discrètement sur la table de chevet.
Avec un linge humide, il essuya son front, puis l'intérieur de
ses cuisses. Madison soupira au contact de l'étoffe douce, grogna
tandis que les derniers frissons de plaisir la traversaient, puis
posa la tête sur un oreiller, en souriant. La chambre avait cessé
de tourner, enfin, et son esprit était moins engourdi. Mais elle
était si fatiguée... si fatiguée...
— Madison, chuchota Jefford à son oreille.
— Oui ?
— J'ai un cadeau de mariage pour vous.
— Je ne suis pas obligée d'aller dans la cour pour le voir,
j'espère ? demanda-t-elle, les yeux fermés.
Il rit doucement.
— Non, je ne vous ai pas apporté un éléphant. Bien que, si
vous m'en demandiez un maintenant, je m'habillerais et irais
vous le chercher. Je vous en ramènerais même deux.
Elle sourit.
Il sortit du lit et revint un moment plus tard. Elle entendit le
tintement d'un objet en argent et sentit qu'il soulevait son pied nu
pour placer quelque chose autour de sa cheville. Elle ouvrit les
yeux pour voir son présent. Il avait éteint toutes les lampes, sauf
une près du lit, et la pénombre les enveloppait d'un voile soyeux.
— Oh, murmura-t-elle en contemplant la délicate chaîne de
cheville. C'est magnifique.
— Un métal rare et précieux, de l'or blanc, déclara-t-il en
lâchant son pied.
Puis il leva son poignet pour lui montrer un bracelet
identique.
— Et maintenant, nous sommes liés l'un à l'autre à jamais,
murmura-t-il en effleurant ses lèvres des siennes. Ici, ajouta-t-il
en touchant son ventre qui s'arrondissait à peine, et ici, acheva-t-
il en faisant tinter son bracelet.
Souriante, heureuse au-delà de toute parole et de toute
pensée, Madison referma les yeux. Jefford s'allongea près d'elle
et l'entoura d'un bras. Elle posa la tête sur son épaule, ayant
encore trop chaud pour supporter un drap, et se laissa glisser
dans le sommeil, enveloppée de cette brume délicieuse qui l'avait
nimbée toute la journée.

24

Madison s'éveilla lentement du rêve qui était aussi vivace


qu'un des ses tableaux. Des images lui traversaient la tête tandis
que l'arôme parfumé d'un thé fraîchement infusé s'infiltrait dans
ses narines.
Elle avait rêvé qu'elle épousait Jefford et, dans son rêve, elle
avait souhaité l'épouser. Il y avait eu de la musique, des danses et
des rires. Puis ils étaient allés se coucher. Elle soupira en se
rappelant la façon dont il l'avait touchée dans cette fantaisie. Ce
qu'il lui avait fait ressentir. Ils avaient fait l'amour deux fois, non,
trois, dans son lit qui semblait flotter sur un nuage, et chaque fois
il l'avait conduite jusqu'au contentement absolu.
Madison entendit vaguement des bruits dans la pièce. Deux
voix qui chuchotaient. Le tintement d'un plateau. Mais ce n'était
pas Sashi. Où était Sashi ? C'était toujours elle qui la servait le
matin, et elle s'était montrée particulièrement attentive ces
dernières semaines.
Dans le rêve de Madison, Sashi était la princesse royale
Seghal et avait été présentée aux Rutherford. Sa femme de
chambre avait vraiment eu l'air d'une princesse, elle s'exprimait
et se mouvait comme une altesse royale. Dans ce rêve, Sashi
n'était plus une domestique mais une grande dame, et une invitée
de marque au palais des Quatre-Vents.
L'arôme de puttu frais, une bouillie que Madison adorait,
s'insinua dans son esprit. Elle sentit son estomac gargouiller de
faim. Sashi devait être là ; elle avait apporté le petit déjeuner.
Madison remua dans son lit et s'étira. Elle sentit les frais
draps de satin sur sa peau nue et sourit, prenant plaisir à ce
contact sensuel.
Sa peau nue ?
Ses yeux s'ouvrirent brusquement tandis qu'elle s'éveillait
complètement et s'asseyait en sursaut, pour découvrir qu'elle était
entièrement dévêtue et que les draps étaient emmêlés autour de
ses membres, avec des coussins répandus un peu partout. Elle
entendit un bruit et tourna vivement la tête, apercevant Jefford
qui buvait son café devant la porte-fenêtre ouverte, totalement nu
lui aussi.
— Bonjour.
Il se tourna et la salua avec le sourire languide d'un homme
satisfait.
Madison ouvrit la bouche, choquée, en s'avisant que son rêve
n'avait pas été un rêve, finalement. Elle avait épousé Jefford la
veille ! Elle avait fait ces choses-là avec lui dans ce lit. Pire, elle
y avait pris plaisir.
Déglutissant avec force, elle empoigna les draps et les
remonta sur ses seins nus. Comment cela avait-il pu arriver ?
Comment était-ce possible ?
— Voulez-vous manger quelque chose ? Il y a du...
— Espèce de scélérat ! cria-t-elle en se mettant à genoux.
Tout lui revenait, à présent. Pas étonnant qu'elle se soit sentie
si bizarre, la veille. Pas étonnant qu'elle ait cru avoir rêvé.
Il la fixa un moment, comme s'il n'était pas certain de ce qu'il
voyait. De ce qu'il avait entendu.
— Espèce de goujat, vous m'avez droguée ! lança-t-elle d'un
ton accusateur. Vous m'avez forcée à vous épouser ! Vous
m'avez fait...
Son visage s'enflamma au souvenir de ce qu'elle avait fait
avec lui la nuit dernière dans ce lit. Ce n'était pas un rêve !
Jefford fronça les sourcils en s'avançant vers elle, ne faisant
nulle tentative pour cacher sa virilité.
— De quoi parlez-vous, Madison ?
— D'hier !
Serrant le drap contre elle d'une main, elle repoussa ses
cheveux emmêlés de son visage, en s'efforçant de ne pas le
regarder. De ne pas regarder sa nudité. En essayant de ne pas
penser à la nuit dernière. Mais elle pouvait sentir son odeur sur
elle, partout. Comme elle sentait encore le contact de sa bouche.
— Vous m'avez donné quelque chose pour me troubler.
C'était dans la boisson que quelqu'un m'a apportée...
Elle s'arrêta au milieu de sa phrase et baissa les yeux, tandis
qu'elle tentait de se rappeler ce qui s'était passé exactement la
veille. Tout était si trouble qu'elle n'était pas certaine de ce qui
s'était produit en réalité ou de ce qu'elle avait rêvé, en proie à des
hallucinations. Elle crut se souvenir d'avoir parlé à Alice dans sa
chambre, de lui avoir dit qu'elle ne pouvait pas épouser Jefford.
Puis sa tante était arrivée, elles s'étaient assises sur le divan... et
Maha lui avait donné le gobelet...
Elle quitta le lit, entraînant le drap avec elle.
— Sortez ! cria-t-elle. Sortez de mes appartements !
— Madison, qu'est-ce qui ne va pas ?
Il s'approcha et elle recula, ne se sentant pas capable encore
d'être aussi proche de lui.
— Que dites-vous ? Que quelqu'un vous a droguée ? Je n'ai
pas...
— Tante Kendra. J'étais très tendue, hier, avant le...
Elle ne put prononcer le mot.
— Avant, et elle m'a fait boire quelque chose. Elle a dit que
cela calmerait mes nerfs.
Elle réfléchit un instant, puis jeta la main en avant avec
colère. Elle renversa une délicate petite figurine d'un éléphant, en
ivoire, et l'envoya par terre.
Jefford jura et posa sa tasse de café sur une table en teck avec
une telle force que le café gicla et que le brûleur d'encens en
argent tomba.
— Je me demandais pourquoi vous étiez si agréable toute la
soirée, maugréa-t-il. Dire que je croyais...
Il pesta de nouveau, copieusement, et attrapa son pantalon de
soie qui traînait sur le sol.
La robe de mariée de Madison était en pièces sur les tapis.
Une sandale à talon sortait de dessous le lit. Les magnifiques
bijoux que lady Moran lui avait offerts étaient empilés sur la
table de chevet comme si c'était de la pacotille. Tout cela avait
été éparpillé dans l'ardeur de la passion.
Jefford enfila son pantalon et se dirigea à grands pas vers la
double porte.
— Je vais la tuer, marmonna-t-il.
Madison laissa tomber le drap et courut à son armoire.
— Ne la touchez pas ! cria-t-elle. C'est moi qui veux le faire!
Elle se drapa dans un peignoir de soie blanche et se précipita
derrière Jefford. Elle le rattrapa dans le couloir rose.
— Comment avez-vous pu la laisser me faire cela ? lança-t-
elle d'un ton furieux. Comment avez-vous pu m'épouser dans cet
état ?
— Dans cet état ? Comment pouvais-je le savoir ?
Il ne ralentissait pas le pas et elle devait courir pour rester à
sa hauteur.
— Comment pouviez-vous le savoir ? releva-t-elle. N'avez-
vous pas remarqué l'expression de mon visage ? Celle de mes
yeux ? N'avez-vous pas trouvé étrange que je sois soudain si
gracieuse avec vous, acquiesçant à tout ce que vous me
demandiez ?
Il fronça les sourcils.
— Vous avez raison. J'aurais dû me douter que quelque
chose n'allait pas. Vous n'aviez jamais été aussi agréable, de
votre vie.
Madison lui jeta un regard dur.
— Cessez de me regarder ainsi, ordonna-t-il. Je ne vous ai
forcée à rien physiquement. Et je vous ai demandé si vous alliez
bien.
— Comment pouvais-je savoir que ce n'était pas le cas ?
Elle leva les bras au ciel.
— J'étais droguée, par les dents d'Hindi !
Ils atteignirent les portes des appartements de lady Moran et
Jefford ne s'arrêta que pour les frapper de son poing avant de les
pousser brutalement.
— Kendra Westcott Harris Moran ! tonna-t-il.
La porte de la chambre de Kendra s'ouvrit et le rajah sortit,
nouant un peignoir de soie rouge autour de lui.
Embarrassée, Madison s'arrêta derrière Jefford et baissa les
yeux.
— Je veux lui parler, déclara Jefford, les dents serrées.
Le rajah secoua la tête ; il semblait fatigué, comme s'il n'avait
pas dormi de la nuit, et Madison comprit tout de suite que
quelque chose n'allait pas.
— Pas maintenant, dit-il calmement.
— Oh, non ! rugit Jefford. Elle ne va pas se cacher derrière...
— Jefford.
Tushar prononça son nom si doucement qu'il se tut aussitôt.
— Elle est malade ?
Le rajah fit signe que oui.
— Les douleurs ont commencé peu après que vous vous
soyez retirés. Elle vient juste de s'endormir. Mon médecin lui a
donné un remède très fort pour calmer la souffrance et lui
permettre de se reposer.
Jefford fixa les dalles du sol.
— Elle s'inquiétait pour aujourd'hui. Elle voulait savoir qui
s'occuperait des invités.
Jefford repoussa ses cheveux en arrière.
— Nous nous en occuperons.
Madison se tourna vers lui.
— Si vous pensez...
— Madison, pas maintenant.
Il avait parlé d'un ton si dur que des larmes montèrent aux
yeux de Madison.
— Allez-vous rester avec elle ? demanda-t-il au rajah.
— Bien sûr.
— Et vous m'enverrez quelqu'un lorsqu'elle se réveillera ?
— Je le ferai.
Sans un mot de plus, Jefford prit la main de Madison et
l'entraîna hors des appartements de sa mère.
— Jefford... Tante Kendra ?
— Voudriez-vous vous taire jusqu'à ce que nous regagnions
nos appartements ? lança-t-il. Le palais est plein de monde et je
ne suis pas homme à vouloir partager ma vie privée avec
d'autres.
Madjson essaya de lui retirer sa main, mais il la tenait
fermement, la conduisant en silence jusque chez elle. Il ne la
lâcha que lorsqu'ils furent derrière les portes fermées.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en reculant d'un pas.
— Comment pouvez-vous être si... femme à un moment
donné et si enfant le moment suivant ?
Elle le fixa, les mains sur les hanches, attendant une
explication.
— Sapristi ! s'écria-t-il. Ne comprenez-vous pas ? Ma mère
est malade. Elle est mourante. Elle l'est depuis que vous la
connaissez !
Madison le dévisagea, horrifiée.
— Non, murmura-t-elle en reculant encore.
Elle secoua la tête.
— Elle ne peut pas être mourante.
— Elle l'est. Aussi, dès qu'elle se réveillera des drogues
qu'on lui a données pour l'empêcher de souffrir et lui permettre
de dormir, vous pourrez certainement aller la trouver et vous
plaindre qu'elle vous ait forcée à m'épouser. A m'épouser pour
que votre enfant ait un nom.
Les yeux de Madison s'embuèrent de larmes et elle noua ses
bras autour d'elle comme si elle voulait protéger son bébé de lui.
Le bébé dont il ne voulait visiblement pas.
— Je...
— Madison...
Jefford se détourna sans finir sa phrase.
Elle resta là, fixant son dos nu, les épaules secouées par les
sanglots qu'elle retenait.
— Ecoutez, reprit-il au bout d'un moment. Le fait est que
vous et moi sommes mariés.
Il lui refit face, le visage stoïque.
— Nous avons une maison pleine d'invités et ma mère est
trop malade pour s'occuper d'eux. Nous lui devons de le faire à
sa place. Alors vous allez vous habiller, dit-il en allant ouvrir
l'armoire, et vous allez me rejoindre dans le jardin avec nos
hôtes.
Il tira un sari du placard, un sari vert pâle brodé de rose, l'un
des préférés de Madison.
— Vous allez sourire et prétendre que vous êtes comblée.
Il lui jeta le vêtement.
— Me comprenez-vous ?
Madison attrapa le sari, la lèvre inférieure tremblante. Elle
avait le cœur serré, elle était en colère, blessée qu'il lui parle de
cette façon quand la nuit dernière...
— Me comprenez-vous ? répéta-t-il, plus fort.
— Ne me parlez pas comme si j'étais une enfant ou une
simple d'esprit. Oui, je vous comprends ! lança-t-elle d'un ton
coupant, en se détournant. J'ai besoin d'une femme de chambre.
— Vous vous en passerez. La princesse Seghal est occupée
avec son amoureux, je crois.
Madison pivota pour le regarder.
— Oui, je suis au courant pour George Rutherford, Sashi et
toute cette mascarade. Cela ressemble bien à quelque chose que
ma mère ferait pour s'amuser, aussi ai-je été surpris quand elle
m'a dit que c'était votre idée.
Il haussa un sourcil d'un air hautain.
— Jusqu'à ce que vous retrouviez une autre femme de
chambre, je suppose que je vous aiderai à vous habiller.
— Je préférerais que ce soit un chacal, maugréa Madison en
disparaissant derrière un paravent de bois de santal sculpté.
Madison passa la journée dans les jardins avec les invités. On
servit encore de la nourriture, du vin, et il y eut d'autres
divertissements que le rajah avait fait venir de toute la province.
On joua à des jeux anglais et indiens, et le cornac fit faire des
promenades sur Bina aux invités anglais.
Durant tout l'après-midi, Madison se mêla aux convives, en
riant et en prétendant être l'heureuse jeune mariée. Jefford et elle
s'évitaient la plupart du temps, mais à plusieurs reprises il la
rejoignit et passa un bras autour de sa taille, et elle dut jouer le
rôle de la jeune épouse rougissante.
Elle put parler en privé à Sashi vers midi. La jeune femme lui
était si reconnaissante qu'elle était en larmes. Les Rutherford
avaient été séduits par l'histoire de la princesse Seghal, et lord
Rutherford avait déjà suggéré par deux fois à la princesse que
son fils ferait un excellent parti. George jurait déjà qu'il
donnerait le nom de Madison à sa première fille. Laissant Sashi
rejoindre George et quelques-uns des jeunes invités pour une
partie de croquet sur l'une des pelouses, Madison songea que
quelqu'un au moins vivrait une belle histoire.
Au coucher du soleil, un autre grand festin fut servi et
Madison fut de nouveau obligée de s'asseoir à côté de Jefford sur
le divan installé sur l'estrade et d'écouter les toasts portés en leur
honneur. Elle fut forcée de partager la même assiette avec lui et
d'accepter les aliments qu'il lui donnait avec ses doigts, quand,
pendant tout ce temps, tout ce qu'elle souhaitait était de le
frapper. Elle voulait lui faire mal pour les choses qu'il lui avait
dites, et peut-être pour celles qu'il n'avait pas dites.
Les dernières heures s'étirèrent en longueur, tandis que
Madison attendait qu'il soit assez tard pour qu'elle puisse
s'excuser et se retirer dans sa chambre. Elle ne voulait pas faire à
Jefford le plaisir de paraître impatiente de regagner le lit qu'ils
avaient partagé la nuit précédente, mais elle souhaitait
désespérément échapper aux regards des invités.
Vers neuf heures, le rajah apparut, vêtu d'une belle kurta
rouge. Il se fraya un chemin à travers le jardin brillamment
illuminé, parlant aux hôtes de Kendra, excusant son absence et
encourageant les convives à manger et à boire. Finalement, il se
dirigea vers le dais des mariés.
Jefford lui jeta un regard inquiet.
— Est-elle réveillée ?
Son père inclina la tête et regarda autour d'eux pour être sûr
que personne ne pouvait les entendre. Jefford avait simplement
dit que sa mère souffrait d'une migraine — causée par trop de
punch —, et tout le monde avait ri. Il avait promis que dès
qu'elle irait mieux elle les rejoindrait. Après les fastueuses
réjouissances de la veille, personne ne trouva étrange que lady
Moran soit absente ce jour-là.
— Elle est réveillée, dit le rajah. Mais elle est très faible.
— La douleur ?
— Cela va mieux.
Madison dut détourner les yeux du visage de Tushar pour
contrôler ses émotions. Il semblait souffrir aussi, aimant
tellement Kendra, supposa-t-elle, qu'il partageait ses souffrances.
C'était la démonstration d'amour la plus touchante qu'elle avait
jamais vue.
— J'aimerais la voir si vous pensez que c'est possible,
murmura Jefford en se levant.
Son père acquiesça.
Madison commença à se lever aussi.
— Je vais vous accompagner.
Jefford lui prit la main et sourit largement en baissant la tête
pour lui parler à l'oreille.
— Non. Vous allez vous rendre dans nos appartements et m'y
attendre, murmura-t-il, les dents serrées.
Madison essaya de se libérer sans que cela se voie. Tandis
que le rajah prenait congé d'eux et rentrait dans le palais, Jefford
ajouta :
— Je ne vous laisserai pas la troubler avec vos accusations
puériles qu'elle vous a droguée et forcée à m'épouser.
— Des accusations puériles ? se rebiffa-t-elle, furieuse.
A peine eut-elle prononcé ces mots que la bouche de son
mari se posa sur la sienne. Il y eut une tempête
d'applaudissements.
— Je crois que nous allons nous retirer, ma jeune femme et
moi, annonça Jefford d'un ton jovial, provoquant d'autres
acclamations.
Il rit avec les invités.
— Mangez, buvez, et nous vous reverrons demain.
Alors il conduisit Madison dans le palais et le long du couloir
qui desservait les appartements privés.
— Allez dans notre chambre et attendez-moi, ordonna-t-il.
— Je...
— Madison, je ne céderai pas.
Il rencontra son regard, le visage dur.
Elle pressa ses lèvres et baissa les paupières.
— Je vous en prie, dites-lui que j'ai demandé de ses
nouvelles et que j'espère qu'elle se sent mieux.
— Je le ferai.
Il s'arrêta devant la porte des appartements de Madison, qu'ils
devaient désormais partager.
— Vous devriez vous préparer à vous coucher. La journée a
été longue et je sais que vous devez être fatiguée.
— Je ne suis pas...
— Madison, il est temps que vous cessiez de penser à vous.
Vous portez un enfant. Dans son intérêt, vous devez dormir et
vous nourrir correctement.
Il lui ouvrit la porte, mais n'entra pas. Madison pénétra dans
sa suite, combattant ses larmes pendant que la porte se refermait
derrière elle.

Jefford ferma les yeux un instant, se préparant avant d'entrer


dans la chambre de sa mère. La plupart des lampes avaient été
baissées de manière à prodiguer une lumière apaisante, et
quelqu'un jouait doucement de la cithare dans un coin de la
pièce. L'encens qui brûlait parfumait l'air de l'odeur du santal. Il
n'y avait personne avec Kendra à part Maha et le rajah.
Maha se leva et abaissa son voile dès que Jefford pénétra
dans la chambre. Il croisa le regard de la fidèle servante.
— Merci d'être restée avec elle toute la journée, dit-il. Allez
rejoindre votre mari. Nous avons d'autres servantes qui peuvent
veiller sur elle pendant qu'elle dort.
Maha hocha la tête et sortit pendant que Jefford se dirigeait
vers le lit.
— Qui a besoin de quelqu'un pour la veiller ? demanda
faiblement Kendra. Jefford, que chuchotez-vous avec Maha ?
Venez ici tout de suite.
Jefford rencontra le regard de son père par-dessus le vaste lit
et tous deux sourirent d'un air entendu.
— Je suis là, alors cessez de meugler comme une vache
sacrée, déclara Jefford en écartant les draperies de soie jaune
pâle. Nous disions quelle désagréable mégère vous pouvez être.
Son regard tomba sur sa mère et il dut se contrôler pour
s'assurer qu'elle ne voie pas de réaction sur son visage.
En un jour, lady Moran semblait avoir vieilli de dix ans. Son
visage était émacié, et sans son turban habituel les mèches de
cheveux blond-roux qui restaient sur son crâne ivoire la faisaient
apparaître comme une caricature d'elle-même.
Elle sourit.
— Vous avez toujours été un enfant difficile, mon fils.
Elle tapota le lit à côté d'elle.
— Il a toujours été un enfant difficile, répéta-t-elle en se
tournant vers le rajah, qui était assis dans un fauteuil et lisait des
documents qu'il avait dû se faire envoyer de son palais.
Jefford s'assit avec précaution sur le lit, essayant de ne pas
réagir quand sa mère tressaillit à ce léger mouvement.
— Comment allez-vous ? demanda-t-il en prenant sa main
osseuse dans la sienne.
— Qui s'en soucie ?
Elle fit un faible geste de son autre main.
— J'en ai trop fait, c'est tout. J'ai dépassé mes limites. J'irai
bien dans un jour ou deux.
Elle serra la main de son fils entre les siennes.
— Maintenant, dites-moi, comment allez-vous, vous ? Et
notre jeune mariée ?
— Je vais bien. Nous allons bien.
Elle lui jeta un regard acéré.
— Etait-elle en colère, quand elle s'est réveillée ce matin et a
compris que je lui avais donné quelque chose pour la calmer ?
— Vous n'auriez pas dû le faire sans me demander, Kendra.
— Vous auriez dit non, dit Kendra en soufflant. Parfois, les
mères savent mieux ce qui convient et elles doivent faire ce qui
est le meilleur pour leurs enfants, avec ou sans leur approbation.
Jefford ne put s'empêcher de sourire.
— Alors, était-elle en colère ? insista-t-elle en gloussant.
— On peut le dire ainsi.
— Ah !
Kendra sourit largement.
— Je parie qu'elle crachait du feu. A-t-elle lancé des objets ?
Jefford ne répondit pas, mais pensa à l'éléphant en ivoire
brisé sur le sol.
— Je vous avais dit qu'elle serait fâchée, mais la colère
passera, dit-elle au rajah. Finalement, elle se rendra compte que
c'était le mieux pour tout le monde.
Il leva les yeux de ses papiers et la regarda par-dessus ses
lunettes.
— Je vous l'ai déjà dit, mon aimée, ne m'attirez pas dans vos
machinations. Je suis déjà inquiet pour votre âme.
Lady Moran rit faiblement.
— Je dois admettre que lorsque la princesse Seghal est
arrivée avec son oncle et sa tante, j'ai été surpris, déclara Jefford
sans vouloir lâcher la main de sa mère. Il est étonnant comme
elle ressemble à la femme de chambre de ma femme.
— Et comment la princesse s'entend-elle avec notre voisin,
ce gentil George Rutherford ? s'enquit Rendra avec un sourire
espiègle.
— Fort bien, à ce que j'ai pu voir aujourd'hui. Lord et lady
Rutherford semblent conquis par elle.
— Et je sais qu'Alice doit l'adorer.
Jefford réfléchit un instant.
— De fait, je n'ai pas vu Alice aujourd'hui mais, avec le
palais plein d'invités, elle pouvait être n'importe où.
Rendra appuya sa tête sur son oreiller.
— Fatiguée ? demanda gentiment Jefford.
Elle ferma les yeux.
— Surtout soulagée que Madison et vous soyez mariés.
Il ne dit rien.
— Jefford, je sais que ce n'est peut-être pas ce que vous
pensiez vouloir, ou ce que Madison pensait désirer, mais,
honnêtement, les mères sont les mieux placées pour savoir
certaines choses, quelquefois. C'est une femme qui vous aimera
aussi farouchement que je vous ai aimé.
— Rendra, je vous en prie...
Elle rouvrit les yeux, lui tenant toujours la main.
— Vous n'entendez pas que je parle ? Taisez-vous.
Elle referma les paupières.
— Il se peut qu'il faille un peu de temps pour que vous vous
ajustiez à cet arrangement. Quand une femme porte son premier
enfant, ses émotions peuvent être... Disons que c'est une période
difficile pour elle. Elle ne sait pas cc qu'elle ressent. Mais
donnez-lui une chance.
Jefford ne répondit pas.
— Vous m'avez entendue ?
Il lui pressa la main.
— Je vous ai entendue.
Il se pencha et posa un baiser sur son front.
— Maintenant je veux que vous m'écoutiez. Je veux que
vous preniez le remède que le médecin a laissé...
— De la morphine. Je déteste ça. Cela me brouille l'esprit.
— Il faut que vous dormiez, poursuivit Jefford. Dans
quelques mois votre petit-fils ou votre petite-fille va arriver et
vous aurez besoin de vos forces pour lui courir après dans le
jardin.
Sa mère lâcha sa main et sourit, gardant les yeux fermés.
— Revenez demain, murmura-t-elle. Nous jouerons au
Parcheesi.
Jefford porta sa main frêle à ses lèvres et la baisa, puis la
reposa sur le lit et regarda le rajah, qui hocha la tête.
— Je reviendrai demain matin, dit-il en se levant. Mais si elle
va plus mal dans la nuit...
— Pour l'amour du ciel, Jefford, ne parlez pas comme si
j'avais déjà un pied dans la tombe !
Le rajah sourit à son fils. Jefford rit doucement et quitta la
chambre.

Vêtue d'une chemise de nuit et d'un peignoir au col le plus


haut qu'elle avait pu trouver, Madison attendait avec
appréhension sur son lit, très inquiète pour sa tante. Pendant
qu'elle était sortie dans la journée, des servantes avaient remis la
chambre en ordre. Le lit avait été refait, l'éléphant brisé balayé, il
y avait des fleurs fraîches dans des vases et de la nourriture et
des boissons avaient été disposées sur une table pour le cas où
les jeunes mariés auraient faim au cours de la nuit.
A l'instant où le bouton de porte tourna dans l'antichambre,
elle se mit à genoux.
— Comment va-t-elle ? demanda-t-elle en joignant les
mains.
Jefford se laissa choir dans un fauteuil recouvert d'un tissu
bleu vif et enfouit son visage dans ses mains.
— Elle est consciente. Elle souffre, mais elle est toujours
aussi horripilante.
Madison ravala un petit sanglot et sourit.
— Avez-vous mangé ? demanda-t-il en relevant la tête pour
la regarder. Vous n'avez rien pris de la journée.
— J'ai mangé.
— Madison...
Un coup frappé à la porte interrompit Jefford.
— Oui ? cria-t-il, portant les yeux vers l'antichambre.
La porte s'ouvrit.
— Navré de vous déranger, sahib, dit un serviteur en gardant
la tête basse. M. Rutherford insiste et dit qu'il doit vous voir.
— Georgie ?
Madison descendit du lit et s'assura qu'elle était couverte.
Jefford se leva alors que George franchissait le seuil. Il était
évident à son expression que quelque chose n'allait pas.
— Qu'y a-t-il ? demanda-t-il en allant à la rencontre du jeune
homme.
— Je suis désolé de vous déranger, dit George en faisant un
geste de la main. Mais je ne savais pas qui d'autre...
Madison se précipita vers lui.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? Sashi...
— Ce n'est pas Sashi, répondit George, le regard troublé.
C'est ma sœur. Elle a disparu.
25

Jefford partit tout de suite avec George pour aller chercher


Alice, en insistant pour que Madison reste dans ses
appartements. Il avait assuré à sa femme que la jeune fille n'était
certainement pas perdue. Dans la confusion des deux derniers
jours, avec, entre autres, l'arrivée de la princesse Seghal, les
Rutherford avaient simplement dû oublier où Alice leur avait dit
qu'elle allait.
Madison resta donc chez elle, à contrecœur. Elle se coucha et
lut, déterminée à se tenir éveillée jusqu'à ce que Jefford revienne
et lui dise que l'on s'était affolé pour rien, qu'Alice avait été
retrouvée saine et sauve et qu'elle riait des efforts déployés pour
son compte. Mais, à un moment donné, elle s'endormit.
Elle ouvrit les yeux en entendant quelqu'un bouger dans la
chambre. La seule lampe posée près de son lit brûlait encore,
mais elle aperçut les premières lueurs de l'aube autour des
tentures tirées.
— Je suis désolé, dit Jefford en s'asseyant sur une chaise
pour ôter ses bottes. Je ne voulais pas vous réveiller.
Madison chassa le sommeil de ses yeux et se redressa.
— Vous l'avez trouvée ?
Il se penchait pour enlever sa deuxième botte. Il secoua la
tête.
— Non ? Mais qu'est-ce qui a pu lui arriver ? Où a-t-elle pu
aller ?
— Je ne sais pas, répondit-il d'un ton las.
Elle le regarda se lever et quitter sa chemise de toile tachée
de transpiration et de traces de vert. Une feuille tomba de ses
cheveux sur le tapis persan.
— Vous êtes allés la chercher dans la jungle ?
Madison saisit son drap à deux mains.
— Je ne comprends pas. Comment a-t-elle pu simplement
disparaître ? Elle était au mariage. Je me souviens de l'avoir vue.
— Tout le monde se souvient de l'avoir vue.
Il laissa tomber sa chemise sur la chaise et se dirigea vers la
table de toilette.
Madison l'observa pendant qu'il vidait de l'eau du pichet en
argent dans la cuvette et prenait un linge propre pour se laver. Il
rinça d'abord son visage, puis passa le linge sur son torse et sous
ses bras. Elle détourna les yeux, ennuyée d'être aussi fascinée par
son corps.
— Comment peut-elle être partie ?
— Je n'en sais rien, Madison.
Il était irritable, sa voix tendue par l'inquiétude et le manque
de sommeil.
— Nous ne sommes même pas certains du moment où elle a
été vue pour la dernière fois. Elle avait été invitée par une jeune
Anglaise de son âge à passer la nuit ici, au palais. Mary quelque
chose — son père est diplomate. George, son père et sa mère
sont retournés à Palm Hall après le mariage. Mary dit qu'Alice
n'a pas dormi dans ses appartements, et qu'elle avait pensé
qu'elle était rentrée chez elle avec sa famille.
Madison fixa ses mains posées sur ses genoux.
— Comment se peut-il que personne ne sache où elle est ?
— Madison, nous avons encore plus de cent invités entre ce
palais et celui du rajah. Elle peut être n'importe où.
Elle leva les yeux, voulant se raccrocher à la moindre lueur
d'espoir.
— Vous avez fouillé le palais du rajah ?
— Du mieux que nous avons pu, considérant l'heure qu'il
était quand nous y avons pensé.
Il prit une brosse à dents en argent.
De nouveau, Madison détourna les yeux, se sentant bizarre
d'être seule dans une pièce avec Jefford et de le regarder faire
des gestes aussi intimes.
— Mais vous y retournerez quand tout le monde sera
réveillé?
— Bien sûr.
Il cracha dans la cuvette et s'essuya la bouche avant de se
tourner vers elle.
— Nous avons fouillé la jungle voisine, également. Un tigre
a été aperçu à l'ouest d'ici et un enfant a été enlevé d'un village il
y a quelques semaines.
— Enlevé ?
— Dévoré.
Il marcha vers le lit et elle se rassit. Quand il s'approcha, elle
vit que ses bras étaient égratignés et qu'il avait une petite
coupure sur la joue.
— Que vous est-il arrivé ?
Elle passa les doigts sur sa propre joue.
Il frotta son menton ombré de barbe.
— Rien, quelques éraflures. Nous avons battu les fourrés,
pour le cas...
— Où elle aurait été emportée par un tigre, dit-elle
doucement, cette idée étant trop horrible pour qu'elle accepte de
la considérer.
— Je ne pense pas qu'elle l'ait été. Je crois qu'Alice est ici,
quelque part.
Il s'arrêta au bord du lit et prit un drap qui avait été plié avec
soin au pied.
Madison leva les cils et le regarda. Il était visiblement épuisé.
Bouleversé. Au sujet d'Alice et de sa mère. Une part d'elle-même
voulait tendre les mains vers lui et le prendre dans ses bras,
repousser ses cheveux humides et le tenir jusqu'à ce qu'il
s'endorme.
Le drap à la main, il se détourna et elle sentit sombrer son
estomac. Elle avait pensé qu'il dormirait dans son lit.
— Vous... vous ne voulez pas dormir ici ? demanda-t-elle, en
prenant soin de chasser toute émotion de sa voix.
— Je pense que vous avez été très claire ce matin sur ce que
vous éprouvez à ce sujet.
Il passa près de la table où était posée la lampe allumée et
baissa la mèche. La chambre fut aussitôt plongée dans
l'obscurité.
— Il fera bientôt jour. Essayez de vous rendormir. J'ai dit à
George de se reposer deux ou trois heures, puis nous lancerons
des recherches mieux organisées.
Madison s'allongea dans le lit et l'écouta traverser la pièce
jusqu'au divan poussé contre le mur. Elle l'entendit s'asseoir,
taper dans un coussin et se coucher.
Elle était blessée qu'il ne veuille pas dormir avec elle, mais
fâchée contre elle-même de s'en soucier. Ils s'étaient mariés à
cause du bébé, pour lui éviter à elle d'être déshonorée ; personne
n'avait jamais suggéré autre chose. Alors maintenant qu'ils
avaient consommé leur union et l'avaient rendue légale, qu'est-ce
qui lui avait fait penser qu'il dormirait avec elle ?
Madison était couchée dans le grand lit jonché de coussins de
soie et elle écoutait Jefford s'installer sur le divan. En quelques
minutes, il respira régulièrement, profondément endormi, la
laissant seule dans le noir.
Ils se levèrent au milieu de la matinée. Il avait commandé
leur petit déjeuner dans leur chambre, avec du thé et du café, et il
commença à s'habiller tout de suite, impatient de quitter le palais
pour rechercher Alice.
Madison était assise sur une chaise, buvant son thé, et elle lui
jeta un coup d'œil.
— Je serai peut-être absent la majeure partie de la journée,
lui dit-il en s'asseyant sur le bord du lit pour enfiler ses bottes.
Une jeune servante, le visage voilé, se mouvait silencieusement
dans la chambre pour la mettre en ordre. Un serviteur qui avait
apporté les vêtements de Jefford prit ses habits sales et ses bottes
boueuses de la veille.
— Vu ce qui s'est passé, j'imagine que la plupart des invités
vont partir aujourd'hui, déclara-t-il. Je sais que nous avions
promis trois jours de festivités, mais...
— Tout le monde comprendra. Avec votre mère malade...
Madison ne finit pas sa phrase.
— Je vais m'habiller et m'assurer que nos hôtes ont tout ce
qu'il faut pour rentrer chez eux. Je...
— Ce n'est pas nécessaire. Je peux excuser Kendra, et„.
— Jefford, coupa Madison en se levant. Votre mère s'est
donné énormément de mal et a dépensé un argent fou pour que je
sois correctement mariée. Un mariage qu'elle aurait sans doute
souhaité pour elle mais n'a jamais eu, je suppose, dit-elle
doucement, en se rendant à son armoire. Le moins que je puisse
faire pour elle est de jouer les hôtesses pendant quelques heures.
Jefford se leva, tout habillé, et boucla sa ceinture.
— Ne vous fatiguez pas trop.
Le serviteur lui tendit un fourreau avec un sabre et un
pistolet.
— Avec le bébé...
— Jefford, je me porte bien.
Elle sortit un sari du placard, une soie ivoire rebrodée de
perles fines sur une épaule.
— Je sais que vous m'en jugez incapable, mais je peux faire
ceci.
Elle lui jeta un coup d'œil.
— Après tout, j'ai été formée chez mon père à être la
maîtresse de ma propre maison, à être un jour une épouse et une
mère.
Elle rencontra son regard, voulant en dire plus. Voulant qu'il
dise quelque chose.
Pendant un instant, elle crut qu'il allait le faire. L'expression
de ses yeux lui dit qu'il pensait la même chose qu'elle, combien
la situation était difficile entre eux. Mari et femme, maintenant,
sans l'être vraiment.
— Ecoutez, Madison.
Elle attendit, ayant soudain la tête qui tournait légèrement.
S'il ouvrait les bras à cet instant, pensa-t-elle, elle irait à lui. Elle
ne savait pas ce que c'était que d'aimer un homme, pas vraiment,
mais ce sentiment dans sa poitrine, là, ce désir d'arranger les
choses entre eux était si fort qu'elle pensait que c'était peut-être
de l'amour, ou un début d'amour.
Mais il ne lui ouvrit pas les bras. Il se contenta de la regarder,
puis il secoua la tête et se détourna.
— Si nous la trouvons, si nous apprenons quelque chose, je
vous ferai prévenir.
Madison ne s'autorisa pas à pleurer quand il sortit de la
chambre, ne se permit pas de verser une larme. Elle n'avait pas le
temps, pas maintenant, quand elle était la maîtresse du palais.
— Vous, dit-elle à la jeune servante, quel est votre nom ?
La jeune fille, qui n'avait pas plus de quatorze ou quinze ans,
baissa la tête et se figea près du lit, où elle arrangeait les
coussins.
— Je m'appelle Chura, sahiba.
— Et vous parlez anglais ?
Elle hocha la tête.
— Bien. Et moi je vais apprendre un peu de votre langue,
pour que nous puissions communiquer.
Madison porta le sari sur le lit.
— J'ai besoin d'une nouvelle femme de chambre. La mienne
est retournée dans son village, dans le nord. Aimeriez-vous être
ma femme de chambre ?
La jeune fille hocha de nouveau la tête.
— Oui, sahiba. J'en serais très honorable... pardon, très
honorée.
— Parfait.
Madison alla à la table de toilette et versa de l'eau fraîche
avec le même pichet en argent que Jefford avait utilisé quelques
heures plus tôt. Quand elle inspirait à fond, elle avait
l'impression de sentir encore l'odeur de sa peau dans l'air
matinal.
— Il faut que vous m'aidiez à m'habiller pour que je puisse
aller saluer mes hôtes. Vous finirez de nettoyer après.
— Oui, sahiba.
Madison se pencha en avant pour se regarder dans le miroir
ovale qui dominait la table de toilette et prit un linge propre.
Curieux, pensa-t-elle. Elle avait l'air d'être la même qu'avant son
mariage, deux jours plus tôt, et cependant elle paraissait aussi
différente.
— S'il vous plaît, lady Rutherford, insista Madison en
tapotant la main de sa voisine à travers la table. Vous devez
vraiment manger quelque chose. Prenez un peu de thé. Ou peut-
être du xérès ?
La pièce tranquille où Madison avait installé les Rutherford
était à l'écart de l'agitation du palais et venait d'être redécorée
comme un salon londonien, un autre cadeau du rajah à Kendra.
— Je ne peux pas.
Lady Rutherford secoua la tête, renifla et prit un mouchoir
propre pour se moucher.
— Je ne peux vraiment pas.
Madison porta les yeux sur lord Rutherford, qui avait cherché
sa fille tout le jour, jusqu'en début de soirée, et venait de rentrer
parce que Jefford avait insisté pour qu'il rejoigne sa femme. Son
visage était taché de sueur et de poussière et ses habits étaient
froissés. Comme il ôtait son casque colonial pour frotter sa tête
presque chauve, Madison ne put s'empêcher de penser qu'il
vieillissait lui aussi à vue d'œil.
Apparemment, quand Alice n'avait pas été retrouvée au
palais des Quatre-Vents, à Palm Hall ou chez le rajah, les
hommes s'étaient mis à fouiller la jungle environnante de plus
belle. Le tigre n'avait pas été vu dans la région depuis des jours,
mais des traces trouvées dans la forêt suggéraient qu'une grande
créature avait été attaquée et traînée. Des traces de sang, devinait
Madison, même si lord Rutherford était trop gentleman pour le
dire. Elle demanderait à Jefford quand il rentrerait.
On frappa à la porte et un très jeune garçon, pieds nus et vêtu
seulement d'un pagne et d'un turban, qui agitait l'éventail, courut
ouvrir.
Lord Thomblin entra, habillé d'un costume de lin blanc avec
une pochette bleu pâle, un canotier blanc sous un bras.
— Lord et lady Rutherford. Madame Harris.
Il s'inclina.
— J'allais rentrer à Bombay quand j'ai appris la nouvelle à la
gare.
Il alla jusqu'à lady Rutherford et lui prit la main.
— Puis-je faire quelque chose ?
Lord Rutherford s'affala sur le sofa et prit le whisky que
Madison lui avait fait apporter.
— Il n'y a rien à faire, jeune homme, j'en ai peur, dit-il
sombrement. Elle est perdue pour nous.
Lady Rutherford se remit à pleurer doucement. Madison se
leva de sa chaise.
— C'est aimable à vous d'être revenu, lord Thomblin.
— Après tout ce que nos familles ont traversé, dit-il, je
n'aurais pu continuer mon voyage, malgré mes affaires
pressantes. Etes-vous certaine que je ne peux rien faire ?
Il regarda Madison.
Elle étudia un instant son visage, songeant qu'il n'était peut-
être pas aussi beau qu'elle l'avait cru jadis. C'était plutôt un « joli
garçon » aux traits mous.
— J'imagine que le mieux serait de vous joindre à l'un des
groupes de recherche. Je suppose qu'ils resteront dehors toute la
nuit.
Elle se pencha vers le jeune garçon à l'éventail et lui
demanda d'aller chercher Maha.
Quand Jefford était parti, ce matin-là, Madison avait requis
l'assistance de la femme de chambre de Rendra, car elle avait
vécu au palais plus de trente ans plus tôt et savait comment la
maison devait être menée. Elle connaissait également la plupart
des invités et tous les serviteurs, pouvait parler à ceux qui ne
parlaient pas anglais et traduire pour Madison. Jusqu'ici, elle lui
avait été d'une grande aide.
Tandis que le garçonnet sortait, Madison entendit la voix de
Jefford dans le couloir et son cœur fit un petit bond. Elle alla à la
porte pour le voir arriver. Son visage était impassible, mais elle
devina à sa façon de marcher qu'ils n'avaient pas trouvé Alice.
George l'accompagnait, la tête basse.
— Ma mère et mon père ?
Madison posa une main sur son épaule et l'embrassa sur la
joue avant de lui indiquer l'intérieur de la pièce. Puis elle attendit
Jefford, qui le suivait à quelques pas.
— Vous ne l'avez pas trouvée ? demanda-t-elle doucement.
Il jeta un coup d'œil vers la porte ouverte, puis recula dans le
couloir. Elle le rejoignit.
— Nous n'avons pas trouvé de corps, mais il y avait des
traces de sang. Beaucoup de sang. Nous avons également
découvert...
Il se racla la gorge et repoussa ses cheveux de son front, en
détournant les yeux.
— Un gant de dame taché de sang. George dit que c'est le
sien et craint le pire.
Une boule se forma dans la gorge de Madison, mais elle la
ravala. Il serait temps plus tard de céder au chagrin.
— Elle n'est peut-être pas morte ? Vous allez continuer à la
chercher ?
— Certainement. Nous allons avertir les villages des
environs. Je dois inspecter des champs dans les prochains jours
et rencontrer des contremaîtres. Je les informerai qu'elle a
disparu — pour ceux qui ne sont pas encore au courant. Ce genre
de nouvelle se répand très vite, même dans la jungle.
Madison hocha la tête et tendit la main pour lui effleurer le
bras.
— Vous avez besoin de manger, de vous laver, de dormir.
Il acquiesça.
— Il faut que je voie Kendra, aussi.
— Je suis allée la voir il y a deux heures environ, déclara
Madison à voix basse.
Elle ne disait rien que les Rutherford ne puissent entendre,
mais cela conférait une certaine intimité à cette conversation
avec son mari.
— Elle dit qu'elle va beaucoup mieux.
Jefford s'essuya la bouche d'un revers de main, ne la
regardant toujours pas.
— Elle ment.
Madison gloussa, puis le silence tomba entre eux.
— Ecoutez, Madison, dit Jefford au bout d'un moment. J'ai
réfléchi à... ceci. A notre mariage.
Madison retint son souffle. Elle avait pensé à lui toute la
journée, aussi. Au moins quand elle n'était pas occupée à faire
nettoyer les chambres, à commander des collations pour les
voyageurs, à s'assurer que les domestiques soient nourris et
fassent leur travail, et que l'on s'occupe de lady Moran et de son
hôte permanent, le rajah.
— Oui ? demanda-t-elle calmement.
— Défait...
Il soupira et reprit :
— Il était important pour ma mère de me voir marié. Elle
pensait, pour quelque étrange raison, que nous étions bien
assortis.
Il continuait à fixer la mosaïque du sol.
— Elle vous aime et... il lui reste très peu de temps. Quelques
mois, peut-être. Je sais que vous ne vouliez pas cela, mais...
Il se racla la gorge.
— Cela ne nous coûtera rien de garder certaines apparences
pendant ce laps de temps... qui peut se réduire à quelques
semaines.
Madison sentit sa lèvre trembler. Ce n'était pas ce qu'elle
avait espéré lui entendre dire, mais elle savait à quoi il voulait en
venir. Il déclarait qu'il ne voulait pas être marié à elle, non plus,
qu'il y avait été forcé autant qu'elle. Il lui demandait, dans
l'intérêt de sa mère mourante, de prétendre qu'ils étaient
heureusement mariés.
Prétendre seulement ! Il n'avait pas l'intention d'essayer de
faire de leur mariage un vrai mariage.
— Je sais..., reprit-il.
— Jefford.
Madison ferma les yeux un instant. S'il ne s'arrêtait pas, s'il
disait un mot de plus, elle allait s'effondrer.
— Nous avons des invités. Je dois retourner auprès d'eux.
Lord Thomblin...
— Thomblin ?
Il leva les yeux, sans chercher à cacher son inimitié.
— Je pensais qu'il était parti.
Madison se redressa, contrariée par son ton.
— Il était sur le point de repartir pour Bombay, pour vaquer
à ses affaires, mais il est revenu dès qu'il a appris qu'Alice avait
disparu.
Jefford émit un grognement de dérision.
— Ses affaires ? Je me demande dans quel genre d'affaires il
trempe.
— Allez dans nos appartements. Je vais vous faire préparer
un bain et apporter de la nourriture, déclara Madison en se
détournant. Lorsque vous vous serez lavé et restauré, vous
pourrez aller voir votre mère, puis vous coucher. Vous avez eu
une longue journée.
Elle aperçut Maha qui approchait.
— Maintenant, si vous voulez m'excuser, j'ai des choses à
faire.
Haussant le menton, Madison s'éloigna sans regarder en
arrière. Elle ne vit pas la tristesse inscrite sur le visage de
Jefford.

Un domestique au visage sale et au turban déchiré s'inclina


très bas devant lord Thomblin, les mains jointes.
— Sahib.
Carlton leva les yeux du méchant alcool de riz qui lui avait
été servi dans le bar des quais. Il était content d'être de retour à
Bombay, loin de la morne vie à la campagne avec les
Rutherford, mais il avait besoin d'être mieux logé qu'il ne l'était
pour l'instant. Par chance, sa situation financière allait
s'améliorer. — Par le Christ, qu'y a-t-il, maintenant ? Le
serviteur baissa encore la tête.
— Le colis, sahib. Il y a un problème.
— Un problème ? Quel genre de problème ?
Carlton but l'alcool d'un trait et reposa brutalement le verre
sale sur le comptoir, pour être resservi.
— II... il fait du bruit, sahib.
— Maudits soyez-vous, les indigènes. Est-ce que je dois tout
faire moi-même ?
Il jeta une pièce sur le bar et descendit de son tabouret.
Le domestique s'esquiva par la porte.
— Par ici, sahib.
Carlton le suivit dans l'obscurité le long du quai en planches,
vers un petit steamer qui était chargé avant de partir pour
Singapour. L'air empestait le poisson et la sueur et il sortit un
mouchoir blanc de sa poche pour se couvrir le nez et la bouche.
En avant, à la lumière de plusieurs torches, il put voir quatre
dockers attroupés autour d'une grande caisse de bois qui venait
d'être déchargée d'un chariot.
— Que se passe-t-il, par tous les diables ? Je vous étriperai
vivants si ma cargaison est endommagée, menaça-t-il.
Le serviteur s'arrêta devant la caisse, gardant les yeux
baissés.
— Elle fait du bruit, répéta-t-il. Les hommes sont effrayés.
Carlton lui jeta un coup d'œil et poussa un soupir irrité en
remettant son mouchoir dans sa poche et en attrapant une barre
de fer des mains d'un docker.
— Alors faites-la taire !
Il enfonça la barre dans une fente, la secoua, et le bois craqua
— les clous grinçant tandis que le couvercle cédait.
Carlton regarda brièvement par-dessus son épaule puis se
pencha en avant, écartant les planches pour voir à l'intérieur. Il
recula aussitôt quand une odeur de vomi assaillit ses narines.
— Jésus ! marmonna-t-il en agitant la main devant son nez,
avant de se pencher de nouveau.
A la faible lumière de la torche, il aperçut les trois femmes
blanches trempées de sueur qui se serraient dans un coin de la
caisse. L'une des brunettes était inconsciente, mais les deux
autres tremblaient, le fixant avec des yeux élargis et terrifiés. Des
plaintes qui ressemblaient à celles d'un chien blessé sortaient de
la bouche enflée d'Alice Rutherford. Lorsqu'elle le reconnut, elle
grogna et leva ses mains délicates pour demander de l'aide. Les
drogues qu'on leur avait données pour les faire tenir tranquilles
commençaient à ne plus faire effet.
— Vous devez vous taire, menaça-t-il, si vous ne voulez pas
que l'on jette cette caisse dans le port.
Il se força à parler patiemment.
— Vous n'avez qu'à rester calme quelques instants de plus,
ma chère, et je vous promets que vous serez relâchée. Personne
ici ne touchera à un cheveu de votre tête, je le jure sur la tombe
de ma mère.
Carlton se tourna vers le serviteur et chuchota :
— Si elle fait un autre bruit, bâillonnez-la et liez-lui les
mains dans le dos. Je veux que ce couvercle soit remis en place
avant que quelqu'un les voie, et je veux qu'elles soient à bord du
bateau avant qu'elles suffoquent là-dedans. Est-ce que je dois
tout faire ? La caisse doit être transportée dans la section de la
cale réservée aux marchandises de valeur. Exécution !
Remettant la barre de fer dans la main du domestique, il
s'éloigna. Les agaçants gémissements devinrent étouffés et
cessèrent, recouverts par les bruits de marteaux. Il déplaisait à
Carlton de laisser sa précieuse cargaison entre les mains d'autres
personnes, mais cela devait être fait. Le contrat serait signé ce
soir et il recevrait une avance. Mais si Alice et les deux autres
mouraient avant d'atteindre le client de Singapour, le capitaine
Bartholomew ne paierait jamais la deuxième moitié et ne lui
achèterait plus de femmes.
Il tira son mouchoir de sa poche, s'essuya la bouche, puis
sortit sa nouvelle montre de son gousset. Elle était en or à vingt-
quatre carats, italienne, et neuve, ou presque. Il l'avait vue dans
une vitrine cet après-midi et n'avait pu résister. Il regarda l'heure,
se demandant combien de temps prendrait la transaction finale
avec l'agent du capitaine et à quel moment il serait libre de
chercher des divertissements pour la soirée. Il savait que les six
mille livres qu'il recevrait pour les femmes seraient mieux
utilisées à payer ses dettes les plus urgentes, mais, à la place, il
envisageait de passer la nuit au Queen Jasmine Hôtel et de
chercher de la compagnie féminine. Ce qui resterait pourrait être
versé à ses créanciers les plus exigeants. Après tout, rien que du
travail et pas d'amusement...
Carlton regrettait simplement de ne pas avoir goûté aux
charmes de la petite Rutherford avant de conclure le marché,
mais prendre sa virginité aurait considérablement abaissé le prix.
En outre, il avait toujours préféré des femmes plus en chair.
Néanmoins... Il poussa un soupir de regret ; ses plaintes attisaient
en lui une faim qui ne se calmerait pas tant qu'elle ne serait pas
satisfaite.

Une heure plus tard, Carlton observait à travers un trou percé


dans la cloison de la cale une femme hindoue, qui offrait un
linge légèrement sali à la petite Rutherford nue. Un capitaine
industrieux avait aménagé une partie de la cale pour recevoir un
poids supplémentaire de deux cents livres. Une pièce avait été
installée avec de grossières couchettes et des toilettes. La
servante, muette, qui ne pouvait donc rien éventer, devait
s'occuper de la « cargaison » durant le voyage ; de l'eau et de la
nourriture seraient fournies pour faire en sorte que la
marchandise atteigne sa destination en bon état.
A travers le trou, Carlton regardait Alice qui se tenait debout
dans un tub d'eau froide, frissonnante, pendant que la servante
frottait sa peau pâle jusqu'à ce qu'elle rougisse.
— Vous pouvez voir qu'elles sont en excellente santé,
murmura-t-il à l'agent qui lui avait été envoyé par le capitaine
Bartholomew.
Le capitaine, soucieux des apparences, ne traitait plus
directement avec ses fournisseurs.
— Jeunes et vigoureuses.
— Toutes vierges ? demanda l'homme à la peau sombre et à
l'origine non identifiable.
— Bien sûr.
Carlton humecta ses lèvres, épiant la façon dont la servante
passait le linge sur le dos nu d'Alice et sur ses fesses pâles.
— Et surtout, rien que des femmes blanches.
Il jeta un coup d'œil à l'homme.
— On m'a dit que vous garantissez leur arrivée à Singapour
dans de bonnes conditions ?
L'homme gloussa.
— Rien n'est garanti. Mais je vous promets que l'on en
prendra le meilleur soin.
Il regarda à travers une fente de la cloison.
— La boisson qu'on leur donne contient une drogue qui ne
leur fera pas de mal, mais qui les rendra incapable de faire autre
chose que de dormir, et peut-être de miauler.
Carlton sourit. Il aimait l'idée d'Alice Rutherford miaulant,
rêvant que ce puisse être sous sa coupe. Hélas, il n'en serait rien.
Une fois propre, Alice sortit du tub à un signal de la servante
et tendit la main vers le gobelet en fer-blanc qu'on lui offrait.
Elle avait si soif qu'elle n'essaya même pas de couvrir sa nudité
avec le linge et but avidement, le liquide coulant des coins de sa
bouche.
— Avez-vous l'argent ? demanda Carlton en tendant la main.
L'agent hésita.
— Ces femmes feront l'affaire, mais elles ne sont pas de la
qualité que nous recherchons.
— Pas de la qualité ! se récria Carlton. Que voulez-vous
dire?
— Notre homme à Singapour aime la marchandise forte et
pleine d'ardeur. Ces femmes-là sont maigres et dociles.
L'homme cracha aux pieds de Carlton.
— On paie le prix maximum seulement pour les. femmes de
caractère.
— Les femmes de caractère, répéta Carlton en tendant
toujours la main. Je peux en trouver, mais mon prix augmentera.
L'agent lui mit une bourse en cuir dans la main et sourit.
— Alors nous pourrons refaire affaire.
Il souleva un chapeau imaginaire et s'en alla.
Carlton glissa la bourse dans son manteau et se pencha pour
jeter un dernier coup d'œil aux femmes nues avant de s'éloigner.
26

Madison était assise, les jambes croisées, sur une solide


plate-forme qui la mettait à six pieds au-dessus du sol. Plongeant
son pinceau dans de la peinture bleue, sur sa palette, elle tendit le
bras pour peindre un morceau de ciel. Sa fresque était presque
terminée et elle en était très satisfaite.
Quatre mois avaient passé depuis son mariage avec Jefford.
Dans les premiers jours qui avaient suivi leurs noces, une fois
que tous les invités étaient partis et qu'elle s'était installée dans la
routine de superviser le palais et de s'occuper de sa tante, elle
avait cru devenir folle.
Même lorsque Alice avait été considérée comme
définitivement disparue — bien que son corps n'ait pas été
retrouvé — et que la santé de Kendra s'était stabilisée, Jefford
n'était pas revenu dans leur lit conjugal. Pendant les premières
semaines, Madison n'avait cessé de se dire qu'il reviendrait. Elle
pensait que le sujet serait abordé et qu'elle l'inviterait à la
rejoindre, ou qu'il déciderait simplement de faire valoir ses droits
d'époux. Mais, plus le temps passait, plus il semblait qu'ils
s'éloignaient l'un de l'autre.
Jefford était occupé chaque jour à superviser les vastes
champs et les plantations que sa mère possédait. Il avait
commencé à organiser la main-d'œuvre et à faire des
améliorations dans les villages des travailleurs, fournissant des
remèdes pour les malades, créant deux écoles pour les filles et
les garçons. Il avait tant de travail qu'il était rarement au palais,
et quand il y était il dormait ou passait du temps avec sa mère et
le rajah.
Jefford ne parlait pas de Tùshar et ne se référait jamais à lui
comme à son père, mais Madison pouvait voir qu'ils apprenaient
à se connaître. Et, même si Jefford ne voulait pas l'admettre, il
admirait le rajah et l'appréciait. Malgré leur passé fort différent,
ils discutaient d'une quantité de choses, si bien que parfois
Madison et Kendra pouvaient à peine placer un mot dans la
conversation.
Lady Moran quittait rarement son lit, à présent, mais quand
elle allait assez bien pour s'asseoir, Madison et Jefford la
rejoignaient pour dîner avec elle et Tushar et même pour une
partie de Parcheesi. Madison attendait avec impatience ces
soirées spéciales, car en présence de sa mère Jefford feignait
d'être un mari aimant et attentif. Et elle jouait la comédie, elle
aussi. Jefford et elle riaient ensemble, se taquinaient et
partageaient même à l'occasion une caresse ou un baiser. Il
prétendait si bien être un bon époux que certains soirs Madison
oubliait que tout changerait lorsqu'ils quitteraient la chambre de
sa mère.
A l'instant où ils sortaient pour rejoindre leurs appartements,
Jefford redevenait distant. Ils ne se disputaient plus ; il était
simplement indifférent, et c'était cela qui la rendait folle. Des
cris, des éclats de voix, des querelles eussent été bien préférables
à cette froide réserve.
Madison soupira, tapota sa palette de son pinceau et
contempla sa création. Sa tante lui avait demandé de peindre une
fresque dans le second vestibule, que les hôtes traversaient
lorsqu'ils entraient dans le palais. Elle avait conçu une scène de
la jungle avec une forêt verte et un ciel bleu vif qui entouraient
les visiteurs, puis elle avait ajouté des oiseaux tropicaux aux
couleurs vives, des tigres cachés derrière des plantes et des
tortues qui rampaient dans l'herbe. Mais ce qu'elle préférait dans
sa fresque était Bina, son éléphante. Elle l'avait peinte sur le mur
ouest et avait surmonté son dos d'un palanquin coloré avec, tout
en haut, si l'on regardait avec attention, une Anglaise blonde.
Tandis que Madison considérait la peinture dans son
ensemble, elle se déclara très satisfaite du résultat final. Surtout
en tenant compte du fait qu'elle avait à peine franchi les murs du
palais depuis son arrivée et qu'elle disposait de peu de
connaissances à exploiter. Après le mariage, Jefford lui avait
interdit de sortir, disant que la jungle était trop dangereuse pour
une femme, et plus encore pour une femme enceinte.
Il se servait d'Alice comme de l'exemple parfait, une fois
qu'il avait été entendu que la jeune fille avait quitté le palais,
rencontré le tigre, puis qu'elle avait été attaquée et dévorée.
Elle avait eu beau supplier, demander d'un ton enjôleur ou
crier, rien n'avait convaincu Jefford de la laisser sortir du palais.
Il refusait de l'escorter lui-même et il avait ordonné que des
serviteurs se tiennent à toutes les portes. Si l'un d'eux la laissait
passer, il avait promis qu'il le jetterait personnellement en pâture
au tigre.
Ainsi Madison se trouvait-elle prisonnière du palais des
Quatre-Vents. Et, à chaque jour qui passait, l'immense demeure
lui paraissait plus petite et les murs semblaient se resserrer
autour d'elle. Elle avait peu de choses pour occuper son temps
libre, à part peindre ces murs, penser au bébé qu'elle portait — et
qui lui paraissait soudain si réel —, et cajoler son bébé tigre.
Comme promis, quand la tigresse blanche de su tante avait
mis bas, Madison avait eu droit à un petit. Elle avait choisi la
seule femelle blanche de la portée 1 de quatre et l'avait appelée
Rani, qui signifiait « reine » j en hindi. Maintenant presque
sevrée, c'était Rani qui dormait dans son lit avec elle et lui tenait
chaud quand 1 les nuits étaient fraîches, à la place de Jefford.
Un bruit de pas familier attira son attention et elle se retourna
pour voir Jefford arriver dans le couloir rose.
— Comment va-t-elle ? demanda-t-elle, sa voix résonnant
sous le plafond voûté.
— Je ne sais pas.
Il fronçait les sourcils.
— Maha ne m'a pas laissé entrer.
— Pensez-vous qu'elle aille plus mal ? Elle semblait se sentir
mieux ces derniers jours, nous avons même pu marcher un peu
dans le jardin.
— Maha jure que non et dit que ma mère m'enverra \
chercher sous peu.
Il pénétra dans le vestibule circulaire et marcha jusqu'à
l'échafaudage.
— Je croyais que vous m'aviez dit que cette fresque était
terminée depuis deux semaines. Vous ne devriez pas être juchée
sur cet échafaudage.
Il lui offrit sa main et elle l'accepta. Elle se leva lentement,
encombrée par son ventre qui s'arrondissait, ; et empoigna la
rambarde jusqu'aux marches de bois qui avaient été construites
afin qu'elle n'ait pas à se servir d'une échelle.
— Elle est presque finie.
Elle le laissa l'aider à descendre.
— J'ajoute juste une certaine dimension au ciel.
Jefford porta les yeux sur l'éléphant.
— Il n'y a que vous dans le palanquin ? demanda-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Peut-être que, quand le bébé sera né, je l'ajouterai.
Ses pieds nus, enflés, touchèrent le sol de terre cuite, mais
elle ne s'écarta pas, car Jefford se tenait devant elle.
— Et si le bébé est une fille ? suggéra-t-il en haussant un
sourcil.
Elle sourit, le cœur douloureux d'un vide qu'elle ne pouvait
combler.
— Je suppose que je la placerai dans le howdah, ou peut-être
sur la tête de Bina, entre ses oreilles, comme les enfants d'ici se
plaisent à monter.
Il baissa les yeux sur elle, le visage sérieux.
— Vous semblez aller bien.
Il lui frotta la joue.
— De la peinture ?
Il hocha la tête. Elle rit et passa une main sur son visage.
— Vous savez, c'est ainsi que je me souviens de vous la
première fois où je vous ai vue à Londres, déclara-t-il d'un ton
distant. Vous en rappelez-vous ?
Il lui frotta encore la joue.
— Vos cheveux étaient relevés en un amas de boucles
décoiffées, vous portiez une sorte de blouse pleine de peinture et
d'étranges chaussures.
— Vous êtes entré par la fenêtre en me criant après,
m'accusant de mettre mon modèle en danger avec les chiens de
mon frère.
— Vous manquent-ils ?
Elle garda un visage impassible.
— Les chiens ? Certainement pas. C'étaient de stupides
créatures. Je préfère de beaucoup les tigres comme Rani.
En entendant son nom, la petite tigresse qui dormait sous
l'échafaudage miaula et étira ses pattes avant de se rouler de
nouveau en boule.
— Elle grandit, remarqua Jefford.
— Elle a toujours faim ! Elle mange sa part de puttu et la
mienne, le matin.
— Vous ne devriez pas la laisser manger votre petit déjeuner.
Il est important que vous vous nourrissiez bien.
— Oui, gloussa-t-elle, goûtant le fait de l'avoir si près d'elle.
Et regardez-moi.
Elle passa sa main sur son ventre rond, couvert par un sari de
soie rose.
— Je n'ai pas l'air d'être affamée, n'est-ce pas ?
Lorsqu'il posa la main sur son ventre, quelque chose qu'il
faisait rarement et seulement dans la chambre de sa mère, elle
sentit son souffle se coincer dans sa gorge.
Tous les nerfs de son corps semblaient frémir. Elle était
choquée qu'en dépit de sa grossesse avancée elle ait toujours
envie de lui. Elle brûlait de sentir ses mains sur ses seins nus, sa
bouche...
Elle humecta ses lèvres sèches, relevant ses cils pour le
regarder. Il fixait sa main sur son ventre.
— Qu'est-ce que c'était ? murmura-t-il.
Elle sourit.
— Le bébé.
Il fronça les sourcils.
— Il donne des coups de pied comme cela ?
Elle ne pouvait cesser de sourire. Elle souhaitait placer sa
main sur la sienne, sentir leur enfant bouger avec lui, mais elle
craignait de faire quelque chose qui interrompe ce moment.
— Cela vous fait mal ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête, souriant toujours.
— Il est très fort.
— Peut-être qu'elle est très forte.
Elle étudia son visage pendant qu'il continuait à observer son
ventre, manifestement fasciné par les mouvements du bébé.
— Est-ce que cela vous ennuierait ?
— Quoi ?
— Que ce soit une fille.
Il secoua la tête.
— Pas si elle est blonde comme vous.
Il releva les yeux, la main toujours en place.
— Pas si ses yeux sont de la couleur des vôtres, la couleur de
la mer des Caraïbes par un jour ensoleillé.
Le cœur de Madison tambourinait soudain dans sa poitrine ;
elle désirait si fortement retrouver les sentiments qu'ils avaient
partagés lors de leur mariage. Cela n'avait pas été un rêve. Cela
avait été une nuit parfaite. Et, même s'il n'avait jamais prononcé
les mots, il lui avait donné l'impression d'être aimée. C'était ce
dont elle avait besoin maintenant, avec le bébé qui arrivait et
toutes ses craintes de devenir mère. Avec la douleur de savoir
que Rendra pouvait aller plus mal à n'importe quel moment,
Madison avait désespérément besoin de penser qu'il y avait au
moins une chance que Jefford puisse l'aimer.
Il ôta sa main de son ventre, la porta à sa joue et caressa sa
bouche de son pouce. Elle sentit trembler ses lèvres. Ses
paupières devinrent lourdes, tout à coup, mais elle refusa de les
fermer.
Elle se haussa sur la pointe de ses orteils lorsqu'il se pencha
sur elle et elle le rencontra à mi-chemin. Leurs lèvres se
touchèrent et elle retint son souffle.
Elle sentit ses bras l'enlacer et elle soupira, ouvrant la bouche
à demi. La langue de Jefford toucha la sienne avec hésitation,
comme s'ils n'avaient pas fait l'enfant qu'elle portait, comme si
c'était le premier baiser qu'ils partageaient.
Un doux gémissement monta dans la gorge de Madison
tandis qu'il s'emparait de sa bouche et elle se sentit vaciller dans
ses bras. Elle glissa les mains sur ses épaules, s'accrochant à lui,
ayant besoin de respirer mais ne voulant pas écarter ses lèvres
des siennes.
Des pas de femme, rapides, résonnèrent dans le couloir.
— Madison ? Monsieur Jefford ?
C'était Maha.
Jefford avait juste ôté sa bouche de celle de Madison quand
la femme de chambre s'arrêta dans la rotonde. Elle s'éclaircit la
gorge, mais elle était visiblement contente. Nul doute que les
domestiques soupçonnaient que tout n'allait pas bien entre les
jeunes mariés.
— Lady Moran va vous voir maintenant, déclara-t-elle d'un
ton formel.
— Je dois y aller, murmura Jefford qui ne semblait pas
vouloir lâcher sa femme.
— Lady Moran veut vous voir tous les deux.
Madison leva les yeux vers Jefford. Brusquement, un frisson
de peur lui parcourut l'échiné. Si sa tante allait plus mal et qu'elle
le leur ait caché ?
— C'est bon, dit Jefford en lui prenant la main. Nous y allons
ensemble.
Il conduisit Madison jusqu'aux appartements de sa mère et ils
traversèrent l'antichambre vers les portes ouvertes drapées de
tentures de soie multicolores.
— Kendra ? appela-t-il.
— Venez, venez, le pasteur et le prêtre hindou ne peuvent
vous attendre indéfiniment, répondit lady Moran, d'un ton enjoué
qu'elle n'avait pas eu depuis des mois.
— Le pasteur ?

Tenant toujours la main de Madison, Jefford écarta les


tentures et trouva sa mère debout, superbement vêtue d'un sari
rouge, d'un turban doré et de bijoux ornés de rubis au cou, aux
poignets, et même aux chevilles. Le rajah se tenait près d'elle,
souriant, dans une kurta traditionnelle, et coiffé d'un saffa qui
ressemblait beaucoup à celui que Jefford avait porté pour son
mariage.
— Ne restez pas là bouche bée, mon fils.
Kendra lui fit signe de s'approcher.
— Embrassez-moi et finissons-en avec cette stupidité.
— Quelle stupidité ? demanda Jefford en lâchant la main de
Madison pour embrasser sa mère.
— La stupidité de m'épouser, répondit le rajah. Etes-vous
prête, Kendra ?
Il tendit la main vers les deux religieux qui se tenaient près
des fenêtres ouvertes et paraissaient assez à l'aise en présence
l'un de l'autre.
— Ils vont se marier ? murmura Madison quand Jefford
revint auprès d'elle.
Il hocha la tête.
— Apparemment.
Les deux seules autres personnes dans la pièce étaient Maha
et le plus proche confident du rajah, Zafar.
— Voulez-vous cesser de chuchoter ? lança Kendra. J'essaie
de me marier !
Madison regarda Jefford avec de grands yeux et réprima un
gloussement.
C'est ainsi que Madison, pieds nus, fut le témoin du mariage
de sa tante et du rajah, célébré deux fois, une fois selon le rituel
chrétien et une autre fois selon le rituel hindou. Ce fut le plus
beau mariage auquel elle avait assisté. Quand Tushar se pencha
pour embrasser sa femme sur les lèvres devant le miroir que
tenait Zafar, Madison en eut les larmes aux yeux.
A la fin de la cérémonie, le rajah conduisit Kendra à un
fauteuil garni de coussins et la pièce commença à s'emplir de
serviteurs apportant le festin de noces. Les musiciens personnels
de Tushar étaient arrivés de son palais et s'installèrent devant les
portes-fenêtres, dans le jardin, où ils se mirent à jouer.
Jefford mit un verre de jus de fruit dans la main de Madison
et prit lui-même quelque chose de plus fort, puis ils
s'approchèrent des nouveaux mariés.
— Alors c'est pour cela que je ne pouvais pas aller attendre
le train pour récupérer les nouvelles cuves à indigo ?
En dépit de sa maladie, Kendra rayonnait.
— En effet. J'ai fini par céder à Tushar, surtout parce que je
n'avais pas l'énergie de le combattre plus longtemps, mais je ne
voulais pas d'extravagances.
— Elle n'a même pas voulu accepter un éléphant en cadeau,
dit le rajah, feignant la contrariété.
Il prit la main de sa femme et la porta à ses lèvres.
— Mais elle a accepté le titre de princesse de Darshan.
Madison n'aurait su dire ce qui lui plaisait le plus, le grand
sourire de Kendra ou celui de son mari.
— Je suis si heureuse pour vous, murmura-t-elle en se
penchant pour enlacer le cou de sa tante et l'embrasser sur la
joue. S'il y a jamais eu un mariage conclu dans le ciel, c'est le
vôtre.
Elle recula pour laisser Jefford embrasser sa mère.
— Vous ne m'en voulez pas ? demanda celle-ci d'un ton
étonnamment hésitant.
Jefford, les mains sur ses épaules, s'écarta pour la regarder
dans les yeux.
— Bien sûr que non. Le rajah est un homme bien. Vous
méritez d'être heureuse, mère.
Des larmes emplirent les yeux de Kendra, et Madison
détourna son regard. Maha apparut au côté de sa maîtresse et lui
mit un mouchoir de soie dans la main.
—Je voulais vous en parler avant, dit le rajah à Jefford, mais
elle a déclaré que ce n'était pas votre décision.
Jefford recula pour se placer à la hauteur de Madison.
— Et elle a raison, sir.
— Je l'ai fait seulement pour vous, déclara lady Moran. Est-
ce du punch, mon garçon ? demanda-t-elle à un serviteur qui
passait.
Elle lui fit signe d'approcher.
— Je ne puis vous dire combien mon rhum de la Jamaïque
me manque, même si ce que nous fabriquons ici n'est pas
mauvais.
Jefford gloussa et leva son verre en un toast.
— Et moi, je ne puis dire combien je vous admire tous les
deux. Il vous a fallu beaucoup de courage. A votre bonheur !
Les autres l'imitèrent.
— Bravo ! Bravo ! lança le rajah.
Puis il se tourna vers son fils.
— Jefford, je voulais vous poser quelques questions
concernant votre nouvelle culture d'indigo. Avez-vous une
minute ?
— Certainement.
— Si vous voulez m'excuser, mon amour.
Hishar baisa la main de sa princesse et se leva.
— Prenez mon fauteuil, ma chère, dit-il à Madison. Vous
devez vous asseoir.
— Je suis bien debout.
— Asseyez-vous, murmura Jefford derrière elle, son souffle
chaud sur son oreille.
Kendra tapota le siège capitonné.
— Venez, faites plaisir à votre vieille tante.
Madison s'assit et essaya de cacher ses pieds nus sous son
sari, mais l'étoffe était raccourcie par son ventre.
— Vraiment, tante Kendra, vous auriez pu nous dire que
nous venions à un mariage. J'aurais au moins mis des chaussures.
Kendra gloussa et mordit dans une belle tranche d'ananas.
— Ah, Madison chérie, cela a été une décision assez
soudaine. Notre chance de mener la vie dont je rêvais est passée
depuis longtemps. Je n'ai épousé Tushar que pour des raisons
pratiques, pas pour des notions romantiques.1 La pensée de le
laisser veuf si vite me pèse.
— Vous ne devez pas dire cela, protesta Madison, détournant
les yeux pour que sa tante ne voie pas ses larmes.
— Il est temps que nous regardions les choses en face, ma
chérie, insista Kendra en lui prenant la main.
Madison ne put rencontrer son regard.
— Mais vous ne devez pas être triste pour moi. J'ai mené une
longue vie heureuse. Je suis prête à partir quand le Seigneur
m'appellera.
— Je ne peux pas supporter cette idée, murmura Madison.
— Ecoutez-moi. Aucune femme en Angleterre, en Jamaïque
ou en Inde n'a été aussi fortunée que moi. Toutes ces années, j'ai
eu un fils qui m'aime, de nombreux amants auxquels j'ai été très
attachée, et maintenant je suis rentrée chez moi pour mourir dans
les bras de mon bien-aimé. Qu'est-ce qu'une femme peut
demander de plus ?
Elle dégusta son punch au rhum.
— Sauf peut-être un petit-fils ou une petite-fille ?
— Cela arrivera bientôt. Dans moins d'un mois.
Madison dut sourire, malgré ses larmes.
— Eh bien, je vous promets que je resterai assez longtemps
pour voir son petit visage, assura lady Moran. Après...
Elle haussa les épaules.
— Nous verrons.
— Princesse, vos invités sont arrivés, annonça Maha. Lord et
lady Rutheiford, lord Thomblin, l'Honorable George Rutherford
et la princesse Seghal.
Madison ne put s'empêcher de sourire à la mention de
George et de Sashi. Le jeune homme l'avait demandée en
mariage et le père de la princesse avait fait savoir, depuis le nord
du pays, qu'il serait honoré de donner sa fille au jeune gentleman
anglais. Même si le mariage ne devait pas avoir lieu avant
plusieurs mois, la dot était déjà arrivée, grâce à la générosité de
lady Moran.
— Thomblin est ici, aussi ? demanda Rendra. George avait
bien dit l'autre jour qu'il reviendrait. Apparemment, il a perdu sa
plantation au nord d'ici.
Elle fit claquer sa langue contre ses dents.
— Je craignais que l'on en arrive là.
Elle regarda Maha.
— Je suis désolée, ma chère. Faites-les entrer, faites-les
entrer.
Elle tendit son gobelet.
— Et redonnez-moi un peu de punch.

**
*

Ce soir-là, Madison et Jefford marchaient côte à côte dans le


couloir qui menait à leurs appartements. 11 l'avait aidée à se
lever de son fauteuil dans la chambre de Kendra et n'avait pas
lâché sa main.
Madison était si heureuse qu'elle se sentait sur le point
d'exploser. Après tout ce temps, Jefford semblait se détendre et
être moins irrité contre elle. La rejoindrait-il dans son lit, cette
nuit ?
Lorsqu'ils furent seuls dans leur chambre, il l'aida à quitter
son sari et à enfiler une fine chemise de nuit blanche. Il ôta ses
bottes et sa chemise et se tint au pied du lit, lui parlant d'un
villageois d'une trentaine d'années qui voulait apprendre à lire,
malgré son âge. Jefford pensait qu'il ferait un excellent
contremaître pour la nouvelle fabrique d'indigo qu'il construisait.
Madison était assise et écoutait, ravie d'entendre l'excitation qui
perçait dans sa voix. Elle savait combien'il lui avait été dur de
quitter la Jamaïque, où il avait travaillé toute sa vie à améliorer
l'existence des travailleurs. Et maintenant, en Inde, il semblait
avoir retrouvé sa vocation. Le rajah lui-même venait lui
demander des conseils.
— Il suffit que je regarde cet homme dans les yeux,
poursuivit Jefford, et je vois un homme qui veut une vie
meilleure pour lui et sa famille.
— Il a de la chance d'avoir un maître tel que vous qui
s'intéresse à lui, dit Madison en tendant la main, hésitante, pour
toucher son torse nu.
Jefford se déplaça devant elle et prit ses mains dans les
siennes.
— Vous étiez si belle, quand vous avez dansé, ce soir.
Elle rit et baissa les yeux.
— Je devrais avoir honte, de me comporter ainsi avec ce gros
ventre.
— Non. Je le pense. Vous étiez magnifique. Je vous
regardais et songeais à ce que le rajah m'a dit ce soir, combien il
se sentait fortuné d'avoir ma mère pour femme. Je...
Il s'arrêta, puis reprit :
— Je pensais que je devrais ressentir la même chose à votre
sujet.
Lorsqu'il leva la main pour lui caresser la joue, elle entendit
tinter le bracelet qu'il portait au poignet et s'avisa que, durant
tous ces mois, malgré leurs différends, elle n'avait pas songé à
ôter celui qu'elle portait à la cheville.
Elle leva le menton pour le regarder dans les yeux.
Lentement, il courba la tête et posa sa bouche sur la sienne.
— Je voulais vous demander..., commença-t-il avec
maladresse. Et si la réponse est non, je comprendrai. Vous êtes
très près de votre terme et...
Madison posa les doigts sur ses lèvres.
— Oui, murmura-t-elle.
— Oui?
— Oui, vous pouvez venir dans mon lit. Dans notre lit.
Le coin de sa bouche s'incurva en un sourire et il se pencha
pour l'embrasser de nouveau. Cette fois, cependant, ce fut un
baiser plus intime. Il avança sa langue pour taquiner celle de
Madison et elle sentit la première volute de désir s'enrouler dans
son ventre.
Un coup frappé à la porte de l'antichambre le fit jurer et il se
redressa.
— Oui ? tonna-t-il.
On frappa de nouveau et il secoua la tête.
— Je reviens tout de suite.
Madison le regarda s'éloigner et tourner le bouton de la porte
extérieure. C'était un jeune homme qu'elle ne connaissait pas, et
qui parlait trop bas pour qu'elle puisse l'entendre. Jefford
répondit, visiblement contrarié. Quand il revint dans la chambre,
l'inconnu resta sur le seuil.
— Je suis désolé, dit-il. Il faut que j'aille dans l'un des
villages.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qui ne va pas ?
— C'est Chantai.
— Elle veut que vous la rejoigniez ?
— Ce n'est pas ce qu'il semble.
— Je viens avec vous, alors.
— Non. Absolument pas.
Il s'éloigna pour attraper ses bottes et sa chemise.
— Je ne serai pas long.
Madison combattit la colère qui s'amassait au cieux de son
estomac. Un signe et il courait au côté de sa maîtresse ! Elle
croisa les bras sur sa poitrine.
— Je serai vite de retour.
Il se pencha pour l'embrasser.
— Je dois y aller.
— Rien ne vous y oblige !
Les lèvres de Jefford effleurèrent sa joue plutôt que sa
bouche.
— Je ne veux pas que nous nous disputions là-dessus.
Attendez-moi.
Madison le regarda partir, ne sachant si elle voulait pleurer
ou casser quelque chose.
27

Madison attendit et attendit, et plus le temps passait, plus il


se faisait tard, plus elle était furieuse. Au début elle arpenta sa
chambre, puis, quand elle fut trop fatiguée pour faire un pas de
plus, elle grimpa dans son lit et continua à bouillir. Les aiguilles
de la vieille pendule dorée posée sur une étagère près de son
armoire tournaient lentement. La nuit céda la place au petit matin
et il n'y avait toujours aucun signe de Jefford.
Tandis que Madison était appuyée sur ses oreillers de soie
dans le lit massif, une main sur son ventre bombé, elle se rappela
les fois où Jefford avait été appelé en pleine nuit au cours des
derniers mois. C'était toujours sous l'excuse qu'un intendant ou
un contremaître avait besoin de lui, qu'il y avait un feu, une
blessure ou une querelle qui nécessitait la présence du maître,
mais elle pensait à présent que cela n'avait été que des
mensonges. Toutes ces fois, c'était Chantai qui l'appelait. C'était
simplement la première fois que l'Haïtienne avait été assez
téméraire pour donner son nom. Ou que Jefford avait été assez
téméraire pour lui dire la vérité...
Elle était trop blessée pour pleurer, maintenant. Trop en
colère. Jefford était allé rejoindre sa maîtresse dans son lit, et
alors ? Il n'avait jamais essayé de lui cacher sa liaison, depuis le
premier jour où ils étaient arrivés en Jamaïque. Même après leur
mariage, bien qu'elle n'ait pas vu Chantai, elle avait su qu'elle
n'était pas loin. Elle l'avait su tout le temps et avait juste voulu le
nier.
Elle se leva et massa ses reins qui étaient douloureux, ce
matin-là, probablement parce qu'elle avait à peine dormi,
somnolant juste une fois ou deux pendant qu'elle attendait son
coureur de mari.
Allant aux portes-fenêtres, elle tira les rideaux et la pièce
s'emplit du brillant soleil de septembre. Il était difficile à croire
qu'un an plus tôt elle vivait encore dans la pluie et le brouillard
de Londres, à Boxwood Manor, ne pouvant imaginer ce qui
l'attendait au cours des prochains mois : la Jamaïque, l'Inde, un
mari, un enfant. Elle sourit, songeant combien cela était doux-
amer.
Que devait-elle faire maintenant ? se demanda-t-elle. Elle
n'allait pas rester là à s'apitoyer sur son sort. Quand Jefford
reviendrait, elle le chasserait de ses appartements. Elle se
moquait de ce que les domestiques penseraient, ou même sa
tante. Elle avait fait ce qu'elle avait pu pour rendre Kendra
heureuse durant les derniers mois de sa vie, mais elle ne se
sacrifierait pas dans l'histoire. Lady Moran... la princesse
Kendra... la comprendrait.
Oui, Jefford devrait partir. S'il voulait continuer à mener la
vie qu'il menait avant leur mariage, très bien, mais il ne le ferait
pas si ouvertement devant elle. Elle ne l'admettrait pas.
Madison ouvrit les portes-fenêtres qui donnaient dans les
jardins. Le palais commençait à s'éveiller. Elle entendait le bruit
rythmé d'un treuil tandis que quelqu'un puisait de l'eau dans le
puits voisin de la cuisine. Un petit indigène traversa le jardin,
pieds nus, les bras chargés d'un panier de fruits pour le petit
déjeuner.
Faisant les cent pas devant les baies ouvertes, Madison
s'avisa qu'elle ne pourrait rester là toute la journée à attendre
Jefford. Elle ne le pouvait pas. Son regard tomba sur le sac de
toile qu'elle utilisait pour porter ses peintures quand elle allait
peindre dans les jardins ou dans l'une des cours. C'était ce qu'elle
avait besoin de faire aujourd'hui pour s'occuper l'esprit.
Commencer un nouveau tableau. Quelque chose de frais.
Elle prit le sac et l'ouvrit, inspirant profondément l'odeur de
la peinture à l'huile. Pour elle, c'était un parfum plus doux que
celui des fleurs les plus suaves de la jungle. Peindre. C'était ce
qu'elle allait faire. Et pas ici. Pas dans le palais. Elle allait
prendre Bina et se rendre dans la jungle, et personne ne
l'arrêterait.
Jefford étira son cou d'un côté et de l'autre, massant ses
muscles qui s'étaient engourdis parce qu'il était resté assis sur
une chaise toute la nuit. La petite hutte commençait à s'emplir de
la lumière matinale. Il posa son regard sur Chantai qui gisait sur
l'étroite couchette de bambous, les paupières closes. Le visage
paisible, enfin.
Il ferma les yeux un moment, passant sa main sur son visage
pour en chasser le manque de sommeil. Grâce au ciel, elle était
enfin tranquille. Observer la souffrance qu'elle éprouvait tandis
que le venin se répandait dans son corps avait presque été plus
qu'il n'en pouvait supporter. Parfois, il le savait, les gens tuaient
les membres de leur famille plutôt que de les laisser endurer la
terrible douleur qui leur broyait la poitrine et la tête, puis la
paralysie, avant la mort inévitable.
D'après les villageois, Chantai avait juste marché dans un
champ ; mais les terrains herbeux sont souvent le domaine du
cobra royal, en Inde. Sa compagne avait couru au village pour
demander de l'aide, mais c'était déjà trop tard.
— Sahib.
Le jeune homme qui était venu le chercher au palais se tenait
sur le seuil et regardait le lit.
— Elle est morte ?
Jefford hocha la tête, mais n'essaya pas de se lever. 11 se
sentait coupable, s'avisant qu'il aurait dû lui trouver un mari dès
qu'ils étaient arrivés en Inde, qu'elle le veuille ou non. Peut-être
que s'il l'avait mariée à un de ses contremaîtres, sa vie aurait pris
un autre tour.
Finalement il se leva, se pencha sur le lit et ramena le drap
sur le corps de Chantai, couvrant son visage. ï
— Repose en paix, murmura-t-il.
Il se détourna.
— J'enverrai quelqu'un chercher le corps, dit-il au villageois,
puis il sortit dans l'air matinal, soulagé de pouvoir respirer de
nouveau.
Il avait fait très chaud dans la hutte et la proximité de la mort
avait été étouffante.
— Je vous sais gré d'être venu me chercher.
Il prit une pièce dans sa poche et la lui tendit.
— Vous voulez un palanquin ? demanda le jeune homme,
contemplant la pièce avec stupeur.
— Non. Je vais marcher. Ce n'est pas si loin.
Jefford partit à travers le village, ignorant les curieux. Ceux
qui le connaissaient s'inclinèrent. Un petit garçon qui allait à
l'école lui fit un signe timide depuis une porte. Il voulait juste
rentrer chez lui, à présent. Retrouver Madison. Il voulait dormir
dans son lit et la tenir dans ses bras, la tenir avec l'enfant qui
serait bientôt le leur.
Madison s'adossa aux coussins qui garnissaient le palanquin
et ferma les yeux. L'allure lente de Bina était si confortable, la
jungle si chaude en cette fin d'après-midi qu'elle s'endormait.
Après sa nuit sans sommeil et des heures passées à peindre, elle
était fatiguée.
Quand elle était allée trouver Vijay il avait hésité à accepter
de l'emmener hors des grilles du palais, mais lorsqu'elle lui en
avait donné l'ordre, il avait obéi. Il avait placé le palanquin sur le
dos de Bina et ils s'étaient échappés par un portail non gardé, le
jeune cornac portant un fusil américain.
Vijay l'avait conduite dans un endroit pittoresque de la
jungle. Là, sous des lianes aussi épaisses que les poignets de
Madison, gisait une statue de Bouddha. C'était un ancien temple
abandonné depuis longtemps, lui avait expliqué le cornac en
l'aidant à descendre du howdah. Il avait installé son chevalet et
son trépied, puis s'était assis patiemment à l'ombre d'un grand
palmier pendant qu'elle peignait. Bina se tenait à côté, heureuse
de manger les feuilles succulentes qu'elle arrachait à l'arbre.
Même si ce n'était qu'une ruine, le Bouddha en pierre avec
son visage craquelé avait fasciné Madison. Inspirée par la
sérénité que la statue tombée semblait dégager, sa main avait
volé sur la toile. Le Bouddha avait vite pris vie parmi les lianes
et les fleurs sauvages. Au palais, à l'ombre d'un pavillon, près
d'une des nombreuses fontaines du jardin, elle achèverait la
jungle environnante, sous un ciel bleu qui paraissait infini.
A présent, elle était juste impatiente de regagner ses
appartements, de prendre une boisson fraîche et peut-
être de faire un petit somme avant de rejoindre sa tante et le rajah
pour le dîner.
La tête de Madison venait juste de s'incliner, quand elle
entendit un son étrange. Elle sentit que le palanquin était secoué
et elle ouvrit brusquement les yeux en se cramponnant aux côtés
de la caisse.
— Vijay ! appela-t-elle, en se redressant pour regarder à
travers les rideaux de soie.
De nouveau, l'éléphant frémit. Cette fois, il fit un brusque pas
sur le côté et le palanquin vacilla dangereusement.
— Vijay ! répéta Madison en se penchant pour apercevoir le
cornac. Que se passe...
Quand le feulement déchira l'air une deuxième fois, elle se
rendit compte de ce que c'était, bien qu'elle n'ait jamais entendu
ce bruit-là dans la jungle, mais seulement dans le jardin ou au
pied de son lit. C'était le grondement d'un tigre, mais pas le
grondement joueur d'une tigresse s'amusant avec ses petits ou le
cri rauque de Rani. Il s'agissait là d'un tigre qui emportait les
enfants de leur village, la nuit. D'un tigre qui pouvait ne faire
qu'une bouchée d'une Anglaise imprudente.
— Tout va bien ! lança Vijay d'une voix effrayée. N'ayez pas
peur, sahiba.
Le tigre gronda de nouveau et Bina se dressa sur ses pattes
arrière. Madison hurla et se cramponna aux montants du
palanquin. L'éléphante retomba sur ses pattes de devant,
poussant des cris de détresse. Vijay lui criait des ordres, essayant
de la calmer.
Le tigre poussa un autre feulement et Madison entendit Vijay
qui émettait un cri étranglé. Il y eut un coup de feu et l'éléphante
se cabra de nouveau. Madison se raccrocha de plus belle aux
côtés du howdah. Son sac de peintures la frappa au ventre et elle
inspira profondément, criant plus de surprise que de douleur. Sa
toile fraîche et une outre d'eau passèrent par-dessus bord.
Le tigre gronda encore, beaucoup plus près. Vijay fit feu et
Bina partit en courant, détalant dans la jungle.
— Sahiba ! Sahiba !
Madison entendait la voix de Vijay qui devenait de plus en
plus faible.
Au moins il n'était pas mort, mais Bina courait toujours à
travers la jungle, ses pieds ébranlant le sol. L'énorme animal
courait depuis plus de cinq minutes et Madison se cramponnait,
trop abasourdie pour avoir peur. Par deux fois elle leva la tête
pour essayer de voir où Bina l'emmenait, mais à cette hauteur
tout se ressemblait. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elles ne se
dirigeaient pas vers le palais.
Enfin, Bina commença à ralentir et s'arrêta. Madison se
dressa au-dessus du bord du howdah pour regarder l'éléphante,
qui semblait encore nerveuse mais se réconfortait en mangeant
des feuilles de bambou.
Avec un grognement, Madison se rassit sur les coussins et
contempla le désordre qui l'entourait. Ses peintures et ses
pinceaux s'étaient répandus partout sur les divans de soie et elle
avait perdu son beau tableau du Bouddha. Mais, au moins, elle
n'avait pas de mal et elle pria que ce soit aussi le cas pour Vijay.
Elle massa le creux de son dos, qui était plus douloureux
qu'auparavant. En outre, elle était prise d'un besoin naturel, ce
qui lui arrivait de plus en plus fréquemment ces jours-ci, et elle
se massa de nouveau les reins, en regardant au bas de l'éléphante.
Comment allait-elle descendre ? Il y avait une petite échelle de
corde que Vijay installait pour lui permettre de monter dans le
howdah et d'en descendre, mais c'était lorsque Bina
s'agenouillait.
Elle regarda de nouveau par-dessus bord, puis attrapa
l'échelle et la laissa tomber. Elle était bien trop courte. Du
dernier échelon jusqu'au sol, il y avait à peu près sa hauteur, et
elle ne pouvait se risquer à sauter de si haut dans son état. Mais
elle avait vraiment besoin de se soulager.
Après un moment de réflexion, où elle envisagea même de
rester dans le palanquin et de faire ce qui devait être fait, elle se
mit à jeter les coussins par terre, juste au-dessous de l'échelle.
Quand elle eut jeté le dernier coussin, elle laissa tomber aussi
une outre d'eau. Elle savait qu'elle ne pourrait pas remonter dans
le palanquin sauf si elle parvenait à convaincre Bina de se mettre
à genoux, ce qui était peu probable.
Inspirant à fond, son inconfort s'accroissant de minute en
minute, elle se tourna et enjamba le rebord du palanquin.
L'échelle de corde vacilla, mais elle s'y accrocha et, par bonheur,
Bina ne bougea pas, occupée à mâcher les feuilles de bambou.
Quand les pieds de Madison atteignirent le dernier échelon, elle
les écarta et continua à descendre en se retenant par la force des
bras, grognant sous la tension qui nouait ses muscles et sous la
brûlure qui lacérait ses paumes. Elle réussit à descendre d'un
échelon, puis d'un autre et d'un autre encore, jusqu'à ce que ses
mains ne puissent plus supporter le poids de son corps. Alors elle
ferma les yeux et se lâcha.
Son atterrissage se fit en douceur, ce qui la surprit
grandement. Elle tomba sur ses pieds, puis ses genoux
flanchèrent et elle roula sur le côté, sur les coussins. Riant de
soulagement, elle se remit debout et alla jusqu'à un arbre pour s'y
appuyer, le temps de se reprendre.
Se sentant beaucoup mieux une fois qu'elle eut satisfait son
besoin, elle porta les coussins sous un palmier
qui offrait de l'ombre, prit l'outre d'eau et s'assit pour attendre
Vijay ou quelqu'un d'autre du palais.

— Partie ? tonna Jefford. Que voulez-vous dire, partie ?


Chura se recroquevilla dans un coin de la chambre, les yeux
baissés.
— Elle est partie, monsieur Jefford. Pour peindre.
— A pied ?
— Avec l'éléphant.
Jefford abattit son poing sur une table et une petite boîte de
bois tomba, se brisant sur les dalles. Les épingles à cheveux de
Madison, en ivoire et en argent, se répandirent sur le sol.
Sa poitrine se contracta. Il savait très bien qu'elle était partie
à cause de Chantai. Il se rendait compte à présent qu'il aurait dû
la prévenir de ce qui se passait, mais cela ne lui était pas venu à
l'idée au village, alors qu'il veillait Chantai à l'agonie.
— Bon sang, Madison, grommela-t-il en sortant de la pièce.
Ne pouviez-vous pas avoir un peu de foi en moi ?
Pas une fois depuis leur mariage, il n'avait tourné la tête vers
Chantai ou une autre des jeunes et jolies femmes qu'il voyait
chaque jour.
Il s'essuya la bouche avec une colère amère. Si seulement
elle lui avait accordé le bénéfice du doute, cela aurait fait une
telle différence entre eux ! Et maintenant...
Il entra dans les appartements de sa mère sans frapper, et
écarta les tentures de soie pour pénétrer dans sa chambre. Kendra
était seule, assise dans son lit, lisant un roman que le rajah lui
avait offert. L'auteur était né à Bombay, mais il était anglais et
se nommait Rudyard Kipling.
— Saviez-vous que Madison a quitté le palais? lança-t-il
d'un ton furieux.
Kendra posa son livre sur ses genoux, prenant aussitôt une
expression soucieuse.
— Bien sûr que non, je ne le savais pas ! Vous vous êtes
disputés ?
Jefford passa une main dans ses cheveux.
— Non, nous ne nous sommes pas disputés, dit-il d'une voix
coupante. Elle ne m'en a pas laissé l'occasion.
— Je ne comprends pas.
Il secoua la tête.
— Ne vous inquiétez pas. Je vais la retrouver.
Il se pencha sur sa mère et l'embrassa sur la joue.
— Où est le rajah ?
— Jefford, j'aimerais que vous l'appeliez père. Ou au moins
que vous vous référiez à lui comme votre père. Cela signifierait
beaucoup pour moi.
— Nous n'allons pas avoir cette conversation maintenant. Je
vais chercher Madison.
Il s'éloigna.
— Et quand je la trouverai..., maugréa-t-il en serrant le
poing.
— Allons, allons. Elle porte votre enfant. Elle est en proie à
de fortes émotions, lança Kendra derrière lui. Vous auriez dû
voir quelle harpie j'étais quand je vous attendais !
Jefford claqua la porte de l'antichambre.

Madison s'éveilla en ressentant une vive douleur dans son


ventre, une douleur qui enfla... puis disparut. Elle regarda autour
d'elle, en pleine confusion, puis comprit qu'elle s'était endormie
sur les coussins, à l'ombre du palmier.
Prenant son souffle, choquée par l'intensité de ce qu'elle
venait d'éprouver, elle entoura son ventre de ses bras. En
haletant, elle attrapa le tronc de l'arbre et se leva lentement, dans
l'espoir que si elle se mettait debout elle aurait moins mal au dos.
Une fois sur ses pieds, elle leva les yeux et s'avisa que
quelque chose avait changé. Bina ! L'éléphante était partie
pendant qu'elle dormait. Des larmes lui montèrent aux yeux et
elle les essuya.
Quitter le palais pour aller peindre avait été une bêtise, elle le
savait maintenant. Elle l'avait su quand elle avait pris cette
décision. Son ventre se contracta de nouveau et elle sentit la
douleur la submerger. Puis, tout à coup, un liquide chaud coula
entre ses jambes.
Elle se cramponna au palmier, la respiration entrecoupée.
28

— Par où, Vijay ? demanda calmement Jefford, agenouillé


devant le cornac blessé.
A quelques pas de là gisait le corps d'un tigre du Bengale qui
devait mesurer sept pieds de long et peser le poids de deux
hommes. Il avait fallu à Jefford des heures de recherche dans la
jungle pour retrouver le cornac ; mais, jusqu'ici, il n'y avait
aucun signe de l'éléphante ou de Madison.
Quand Jefford et ses hommes avaient découvert le jeune
Hindou, il passait de la conscience à l'inconscience, à cause du
sang qu'il avait perdu. Le tigre l'avait attaqué, avait-il relaté, mais
il avait pu se défendre avec son fusil avant de l'abattre. A
présent, Vijay était assis, appuyé contre un arbre, le bras bandé et
en écharpe.
De son bras valide, il porta la gourde de Jefford à ses lèvres.
— Je suis désolé de ce qui est arrivé, sahib, dit-il.
— C'est bon, répondit Jefford en gardant un ton calme. Vous
ne saviez pas qu'elle ne devait pas quitter le palais.
— Le rajah m'a dit que la sahiba était ma nouvelle maîtresse.
Que je devais lui obéir et la protéger.
— Et vous l'avez protégée, déclara Jefford en indiquant le
tigre mort. Vous n'avez pas paniqué ni abandonné ma femme.
Vous serez récompensé de votre courage.
— Ce n'est pas nécessaire, sahib. Je veux juste voir la sahiba
saine et sauve.
— Nous avons trouvé ceci, dit Ojar en s'appro-chant.
Jefford se leva pour prendre le tableau qu'elle avait dû
peindre dans la journée, et qui représentait le Bouddha en ruine
se trouvant non loin de là. Il secoua la tête. La toile était
fascinante, non seulement par les détails du beau visage de granit
craquelé, mais aussi par la sérénité qu'elle dégageait.
— Par où est-elle partie ? redemanda Jefford.
Vijay leva la main et désigna le nord, à travers la végétation
touffue.
Jefford hocha la tête.
— Ojar, je veux que vous envoyez deux hommes chercher un
palanquin pour ramener Vijay au palais. Et nous aurons besoin
de renforts avec des torches si nous ne la trouvons pas bientôt.
Il leva les yeux vers le ciel qui s'assombrissait.
— Oui, sahib.
— Je vais suivre la trace de Bina. Il ne doit pas être trop
difficile de pister un éléphant.
— Vous y allez seul ?
— Je veux que quelqu'un garde cet homme, et reste ici pour
le cas où ma femme réussirait à revenir.
— Oui, sahib.
Jefford prit son fusil et partit en courant dans la direction que
l'éléphante avait prise. Ainsi qu'il le pensait, les traces de Bina
n'étaient pas difficiles à suivre et il ne lui fallut pas longtemps
pour trouver l'endroit où elle s'était arrêtée.
L'animal n'était plus là, mais là où l'herbe avait été piétinée et
les lianes mâchées, des coussins de sole bleus et roses étalés sous
un arbre attirèrent aussilAl son regard.
Il combattit la peur qui contractait sa poitrine. Vijay avait tué
un tigre, mais ce n'était pas le seul fauve dans cette partie de la
jungle, et il y avait tant d'autres dangers... Il se força à écarter ses
craintes et à examiner de nouveau l'endroit, cherchant des
indices. Les coussins et l'outre d'eau gisant sur l'herbe lui firent
comprendre qu'elle avait été capable de descendre du dos de
Bina, mais qu'elle n'avait pu remonter dans le howdah.
Pourquoi n'avait-elle pas attendu ? Pourquoi était-elle partie?
Elle aurait dû penser qu'ils viendraient la chercher !
Apercevant une tache sombre sur l'un des coussins, il
s'agenouilla pour regarder de plus près. Avait-elle renversé de
l'eau ?
Non... C'était du sang.

Madison entendit des femmes qui chuchotaient. Elle ne


comprenait pas ce qu'elles disaient, mais elle savait que les
villageois essayaient de l'aider.
Elle serra les dents, refusant de crier quand une nouvelle
douleur d'enfantement secoua son corps. Elle crispa les
paupières, s'agrippant aux chiffons attachés de chaque côté du lit,
et compta les secondes en attendant que le spasme disparaisse.
La souffrance s'apaisa et elle respira avec soulagement.
Quelqu'un posa un linge frais et humide sur son front. Une autre
personne pressa une tranche de papaye sur ses lèvres et elle la
suça.
Son dos lui faisait mal et elle devait faire un effort pour se
détendre, sachant que la douleur allait revenir et qu'elle devait
conserver son énergie.
Son ventre se contracta de nouveau et elle se mordit
l'intérieur de la lèvre, se promettant que si elle traversait cette
épreuve, si son bébé naissait vivant et en bonne santé, elle
changerait. Elle réfléchirait avant d'agir.
La douleur la submergea telle une vague et elle tira sur les
chiffons. Des larmes lui emplirent les yeux. Elle voulait que
Jefford soit là ; elle voulait entendre sa voix calme, sentir son
contact. S'il était là, elle savait qu'il s'assurerait que le bébé vive.
Qu'il les protégerait.
Jefford courait dans l'obscurité, suivant un sentier étroit qui
devait mener à un village. Il pouvait apercevoir à distance la
lumière de feux de camp, sentir l'odeur de chèvre rôtie. Il n'y
avait pas eu de signe de lutte à l'endroit où il avait trouvé les
coussins, et il n'avait vu que quelques traces de sang.
Il avait découvert Bina à moins d'un demi-mile de là,
mâchonnant avec contentement des pousses de bambou, le
howdah toujours sur son dos. Il n'y avait aucun signe de
Madison, mais il savait qu'elle ne devait pas être loin. Quelle
distance pouvait parcourir une femme prête à accoucher ?
La logique lui disait de suivre le chemin jusqu'au village. Il
rencontra un jeune garçon près de la première hutte et il lui
demanda dans un hindi approximatif s'il avait vu sa femme.
Le garçon le conduisit à une autre hutte et appela à
l'intérieur. Une femme d'un certain âge, qui sentait l'encens,
apparut. Le garçon lui parla et elle regarda Jefford en hochant la
tête.
— Elle est là ? demanda Jefford, le cœur cognant dans sa
poitrine. Est-elle blessée ?
Il fit un pas en avant et le garçon l'arrêta.
— Non ! Shea dit...
Il chercha ses mots.
— Vous pas entrer. Le bébé arrive.
— Le bébé ? murmura Jefford. Elle est en train d'accoucher ?
Ignorant les cris de la femme, il passa devant elle et entra
dans la hutte faiblement éclairée.
Madison étouffa un cri et essaya de reprendre son souffle
tandis que la contraction passait. Elle avait l'impression de flotter
entre les douleurs. Rien ne lui paraissait plus réel. Les bruits, la
présence des femmes autour d'elle, s'estompaient. Tout ce qui
semblait exister maintenant était ce bébé en elle et son
impatience de venir au monde.
— Je veux de la lumière, entendit-elle demander.
Une voix d'homme.
Puis elle crut discerner un grondement. Le tigre ? Non, cela
n'avait aucun sens. Mais la voix n'en avait pas ! non plus. C'était
celle de Jefford. Madison se demanda si elle avait rêvé les
enfants qui l'avaient trouvée, les hommes et la vieille femme qui
l'avaient transportée jusqu'à une hutte dans un palanquin de
fortune.
— Ne la touchez pas. Je veux de l'eau chaude pour me laver
les mains. De l'eau !
Pourquoi voulait-il de l'eau ?
Madison sentit ses muscles se contracter de nouveau et elle
se raidit contre un nouvel assaut. La pression était si forte dans
son ventre, maintenant, qu'en fait elle accueillait les douleurs
avec soulagement.
Elle sentit des mains toucher ses jambes nues.
— Madison.
La voix de Jefford s'insinua dans le brouillard de souffrance
qui l'enveloppait et dans sa détermination d'expulser le bébé hors
de son corps.
— Madison.
Il lui prit la main.
— Je ne sais pas ce que je fais ici, par tous les diables, mais
je vois la tête. Il faut que vous poussiez.
Le besoin de pousser devint intolérable et elle hurla en
sentant une douleur qui la déchirait, puis, soudain, tout s'arrêta.
En un instant ce fut fini et elle entendit rire Jefford.
Riait-il, ou pleurait-il ?
Elle entendit alors le cri perçant du bébé et elle sourit, trop
épuisée pour ouvrir les yeux.
Puis, plus tard, Madison eut conscience que le lit bougeait en
rythme. Elle était allongée sur le dos et la douleur avait disparu.
Elle ne ressentait plus qu'une vague pression au niveau de son
ventre. Elle entendit une sorte de miaulement et elle s'avisa que
c'était quelque chose qui était niché au creux de son bras, à côté
d'elle.

Elle ouvrit les yeux et vit de la lumière autour d'elle, dans


l'obscurité. Des torches. Des arbres passaient sur les côtés. Elle
était transportée dans un palanquin, le bébé dans ses bras, qui
s'agitait. Elle leva la tête, qui lui parut aussi lourde qu'un
morceau de plomb.
— Hé !
Elle releva ses cils et vit Jefford qui se penchait sur elle.
— Vous êtes réveillée.
Elle sourit, se sentant encore un peu comme dans un rêve.
— Une fille ou un garçon ? murmura-t-elle.
— Un garçon.
Elle sourit encore, les paupières trop lourdes pour les garder
ouvertes.
— Déçu ?
— Non.
Il se courba et l'embrassa, puis baisa la petite tête au creux de
son bras.
— Juste content que vous alliez bien tous les deux.
— Et Vijay ?
— Il ira bien. Quelques mauvais coups de griffes et de dents,
mais il s'en remettra.
— Il a tiré sur le tigre, murmura-t-elle en sentant qu'elle
s'assoupissait de nouveau. Bina s'est enfuie.
— Nous l'avons trouvée. Quelqu'un la ramène au palais.
— A la maison, dit-elle dans un soupir.
— Oui, mon amour. Nous rentrons chez nous.
Le lendemain matin, Madison s'éveilla parmi les doux
oreillers de son propre lit. Chura lui apporta le bébé, qui téta
avidement, puis elle savoura un copieux petit déjeuner composé
de ragoût de chèvre et de fruits frais.
Quand Madison et son fils furent restaurés, Chura aida sa
maîtresse à se lever pour qu'elle se lave et revête une chemise de
nuit propre. Madison venait de rejoindre son lit où le bébé
dormait quand Jefford parut sur le seuil.
Elle sourit.
— Il est magnifique, n'est-ce pas ?
Tandis que Jefford s'approchait du lit, Chura enleva le
plateau et sortit de la chambre. Madison se mit à genoux pour
contempler le petit garçon endormi. Elle avait l'impression d'être
aussi brisée que si elle avait fait une chute ; chaque muscle de
son corps lui faisait mal, et néanmoins elle se sentait
étonnamment forte.
— Il a bien mangé, dit-elle en passant la main sur le fin duvet
qui recouvrait la tête minuscule de son enfant.
Elle était fascinée qu'il soit là et qu'il soit à elle, fascinée par
l'intense amour qu'elle éprouvait pour ce petit être qu'elle ne
connaissait que depuis quelques heures.
Jefford s'assit sur le bord du lit.
— Vous voulez le tenir ? demanda-t-elle.
Il secoua la tête, l'air déconcerté.
— Non, ce n'est pas la peine. Il dort.
Madison rit.
— Je pense que c'est ce que font tous les bébés, au début.
Manger, dormir.
Elle souleva le nourrisson qui bougea à peine.
— Tenez. Prenez-le.
Elle déposa l'enfant dans les bras de son père, se sentant
envahie par un profond contentement quand elle regarda Jefford
qui tenait leur fils comme s'il était en porcelaine et menaçait de
se briser à tout moment.
— Il lui faut un nom, murmura-t-elle en caressant du doigt la
petite bouche en bouton de rose.
Dans son sommeil, le bébé remua les lèvres comme s'il tétait.
— Vous avez des idées ?
Elle secoua la tête.
— C'est un garçon. C'est à son père de le baptiser.
Jefford serra son fils contre sa poitrine et le berça.
— Nous avons quelques jours pour y penser.
Il releva la tête pour regarder sa femme.
— Madison, je suis désolé...
— Ne le soyez pas, coupa-t-elle. C'est moi qui devrais
m'excuser.
Elle baissa les yeux sur ses mains, posées sur ses genoux.
— J'étais jalouse de Chantai, du fait que vous l'avez aimée si
longtemps et que...
— Madison, je n'ai jamais aimé Chantai. Si je l'avais aimée,
je l'aurais épousée.
Elle scruta ses yeux noirs.
— Vraiment ?
— Ce jeune homme est venu me chercher parce que Chantai
était mourante.
— Mourante ?
— Elle est morte hier matin d'une morsure de cobra.
La voix de Jefford était plate. Il baissa les yeux sur son fils.
Ils se turent pendant un moment, puis il regarda de nouveau
Madison.
— Ce que je voulais dire est que je pense que nous devons
prendre un nouveau départ. Nous sommes mariés et nous avons
un enfant. Je...
Il parut chercher les mots adéquats.
— Je veux bien agir avec vous deux. Je ne veux pas que vous
soyez malheureuse à cause de moi.
Il ne dit pas qu'il l'aimait, mais Madison se demanda si cela,
peut-être, ne pourrait pas venir avec le temps.
— Je désire la même chose, répondit-elle.
— Alors prenons le temps de nous faire à cette idée.
Il bougea les bras ; le bébé continua à dormir, indifférent à la
conversation de ses parents.
— Cela vous paraît juste ?
Elle sourit en le regardant dans les yeux, et en y voyant une
douceur à laquelle elle aspirait.
— Tout à fait juste.
29

Six semaines après la naissance du bébé, Madison se tenait


sur l'échafaudage et ajoutait des touches de finition à la fresque
qu'elle avait commencée dans le vestibule circulaire des mois
plus tôt. Dans le howdah juché sur le dos de Bina, elle avait peint
son fils, William, baptisé d'après le père de Kendra. Elle l'avait
peint comme un petit garçon doté de la peau mate de son père, de
ses propres cheveux blonds et de ses yeux bleus.
En souriant, elle se recula d'un pas pour contempler la scène
terminée. La fresque était réussie ; elle avait parfaitement rendu
la lumière et la feuille qu'elle avait ajoutée dans la bouche de
Bina était superbe. Pourtant, quelque chose n'allait pas tout à
fait; il manquait un élément.
Elle avait toujours préféré les nombres impairs lorsqu'elle
représentait des objets sur ses toiles, que ce soit des fleurs dans
un vase ou de petits tigres sous un cocotier. Il fallait une
troisième personne dans le howdah, quelqu'un en plus d'elle-
même et de Wills, et bien qu'elle songeât sérieusement à ajouter
son mari aux cheveux noirs, elle n'était pas totalement prête à
faire cette concession.
Les dernières semaines, Jefford avait tenu parole. Il avait été
étonnamment agréable, attentif, sans s'imposer à elle. Il
continuait à dormir sur le divan de sa chambre, sans essayer de la
rejoindre dans son lit, mais récemment il s'était mis à flirter avec
elle, et elle avait apprécié son intérêt. Elle s'était bien remise
physiquement de la naissance de Wills, et ses pensées se
tournaient de nouveau vers Jefford et leur mariage.
Madison ne savait pas comment combler la faille qui les
séparait. Il avait suggéré des semaines plus tôt qu'ils reprennent
leur mariage au début, mais, alors qu'il était évident qu'il
s'efforçait de lui complaire, elle ignorait de quelle façon elle
devait passer à l'étape suivante. Elle ne voyait pas comment
l'inviter dans son lit et instaurer une relation qui durerait aussi
longtemps que l'amour entre Kendra et le rajah.
Elle entendit les grilles qui s'ouvraient à distance et un des
serviteurs qui invitait un visiteur à entrer. Quelques minutes plus
tard, des pas approchèrent et elle se tourna sur l'échafaudage
pour voir arriver lord Thomblin, habillé comme s'il se préparait à
une promenade dominicale dans un jardin londonien.
— Lord Thomblin, quel plaisir de vous voir !
Madison agrippa l'échelle et descendit de l'échafaudage,
contente de voir le vieil ami de sa tante, mais n'éprouvant plus
pour lui l'attirance qu'elle avait ressentie jadis. Après ses mois de
mariage, sa maternité, le spectacle qu'offraient Kendra et le
rajah, elle se rendait compte que sa toquade pour Carlton n'avait
été qu'une inclination juvénile, fondée sur les idées romanesques
d'une jeune fille. Lord Thomblin n'était pas le genre d'homme
avec qui elle aurait pu être heureuse, et encore moins avoir des
enfants. Jefford se comportait si bien avec Wills, il était si
attentif, si aimant. Elle ne pouvait imaginer avoir des enfants
avec quelqu'un d'autre que lui. Comme elle ne pouvait imaginer
de laisser un homme la toucher à la façon d'un époux, à part
Jefford.
— Madame Harris, je suis enchanté de vous voir.
Carlton lui prit la main et s'inclina pour la baiser, puis la
contempla avec un étonnement évident.
— Je dois dire que vous êtes absolument radieuse.
Elle ignora son compliment. Jefford et Kendra juraient
qu'elle était encore plus jolie depuis la naissance de Wills, mais
les louanges de Carlton la touchaient peu, parce que son opinion
ne comptait plus autant.
Elle sourit aimablement en lui retirant sa main.
— Je suis surprise de vous voir, lord Thomblin. J'avais
entendu dire que vous restiez à Bombay et n'étiez pas sûr de
pouvoir assister au mariage de George Rutherford.
Dans deux semaines, George allait épouser la princesse
Seghal au palais des Quatre-Vents. Lady Moran avait offert son
hospitalité parce que la famille de la princesse vivait si loin
d'ici... Une fois marié, le jeune couple vivrait avec eux et
occuperait des appartements dans l'aile est du palais.
La production d'indigo de Jefford augmentait si vite que
George se chargeait d'une bonne partie des ventes et des
expéditions. Même s'il hériterait un jour du titre et de la fortune
de son père, il était comme Jefford et n'appréciait pas la vie
oisive d'un gentleman ; en outre, il démontrait des qualités
exceptionnelles dans les transactions financières.
Thomblin se racla la gorge.
— Eh bien, oui. Je pensais que mes affaires me retiendraient
à Bombay, mais quand j'ai découvert que je pouvais partir, j'ai
accueilli cette occasion avec plaisir. J'espère seulement que je
pourrai rester assez longtemps pour assister au mariage.
Apercevant une tache de peinture brune sur sa main,
Madison l'essuya sur la blouse qu'elle portait sur son sari.
Carlton continuait à la fixer, au point qu'il commençait à la
mettre mal à l'aise.
— Vous demeurez donc chez les Rutherford ?
Lord Thomblin n'avait jamais fourni d'explications sur ce
qu'étaient devenues les terres qu'il avait possédées jadis, mais
tout le monde suspectait qu'il les avait perdues en s'endettant.
— Oui, oui, de fait.
Thomblin secoua la tête et ajusta sous son bras son casque
colonial, très en vogue chez les Anglais qui vivaient en Inde
cette année-là.
— Je dois dire de nouveau, Madison, que pour avoir fait un
enfant il y a si peu de temps, vous êtes remarquablement belle.
Madison fronça les sourcils, n'appréciant pas son expression.
Elle n'avait pas fait un enfant, comme elle aurait fait n'importe
quoi d'autre. Elle avait donné naissance à un fils, mis au monde
un magnifique petit garçon.
— Eh bien, je suis heureuse de vous voir, lord Thomblin,
répéta-t-elle avec un sourire forcé. Mais je dois m'excuser pour
m'occuper de mon fils. Vous êtes ici pour voir lady Moran, je
suppose ?
— Oui, bien sûr. Je sais qu'elle ne s'est pas sentie très bien,
ces derniers temps, et je voulais lui présenter mes respects.
— Pourquoi ne vous asseyez-vous pas ?
Madison lui indiqua l'une des nombreuses banquettes
capitonnées qui ornaient la pièce ronde. Les mois derniers, les
visites avaient été de plus en plus fréquentes : des gens venus
voir le rajah, qui n'était presque jamais dans son propre palais, de
vieux amis de Kendra et des visiteurs pour Jefford. Depuis qu'il
était arrivé en Inde, il avait fait vive impression sur les hommes
d'affaires indiens et anglais, comme sur ceux qui gouvernaient
l'empire. Il semblait qu'ils recevaient sans cesse un dignitaire ou
un autre.
Elle s'éloigna de Carlton.
— Je vais faire prévenir ma tante pour voir si elle reçoit.
Quelqu'un viendra vous chercher.
Madison avertit Maha, qu'elle rencontra dans le couloir
devant les appartements de sa tante, puis se dirigea vers ses
propres chambres. Wills s'éveillait juste de sa sieste et était
soigné par sa nouvelle nourrice, Sevti, une petite-fille de Maha.
Madison renvoya cette dernière et s'assit sur le lit pour nourrir
son fils, puis, lorsqu'il se rendormit, elle prit un livre et se mit à
lire.
En entendant s'ouvrir la porte de l'antichambre, elle leva les
yeux avec surprise. Sur l'ordre de Jefford, personne n'entrait chez
eux sans frapper et être autorisé à entrer. Ce devait être son mari.
Elle roula sur le dos pour le voir franchir la porte arrondie de
la chambre. Elle sourit, pensant que c'était une surprise agréable
de le voir au milieu de la journée. D'ordinaire, il était si occupé
qu'il quittait le palais de bonne heure et rentrait tard le soir, ne la
rejoignant pas toujours pour dîner avec sa mère et son père.
— Bonjour, lança-t-elle en souriant.
Il lui rendit son sourire.
— Que faites-vous, tous les deux ? Une petite sieste ?
Elle appuya sa tête sur un oreiller de soie quand il se pencha
pour l'embrasser. Il la saluait habituellement d'un baiser sur la
joue, mais là il embrassa sa bouche. Contente, Madison glissa
une main autour de son cou pour le retenir.
— Je lisais. Votre fils a mangé et s'est rendormi. Je suis sûre
qu'il sera plein de force pour rester éveillé cette nuit et exercer
ses poumons, quand ses parents voudront dormir.
Jefford s'assit sur le bord du lit et tendit la main pour caresser
le duvet blond qui poussait sur la petite tête ronde de son fils.
— Vous pourriez demander à Sevti de le prendre dans sa
chambre, la nuit, pour que vous puissiez dormir.
— Certainement pas, affirma Madison. Regardez comme il
grandit vite. Avant que je m'en rende compte, il sera assez grand
pour demander à aller avec son père dans les villages ou dans les
champs, et je l'aurai perdu.
— J'ai vu l'ajout que vous avez fait à la fresque dans la salle
de réception.
— Cela vous plaît-il ?
— C'est très réussi.
Il tendit la main pour jouer avec une de ses mèches blondes,
qui tombait sur un sein crémeux à peine couvert par la soie lâche
de son sari.
— Je me demandais ce que quelqu'un devait faire pour être
inclus dans une de vos peintures.
— Je sors pour avoir des idées. J'ai pensé que vous n'aviez
pas suffisamment de temps pour une promenade à dos d'éléphant
dans la jungle, le taquina-t-elle.
Elle avait juste commencé à sortir peindre aux alentours du
palais. Après l'incident du tigre, Jefford avait beaucoup hésité à
la laisser sortir, mais quand elle avait promis de prendre chaque
fois avec elle plusieurs soldats du rajah, il avait accepté avec
réticence. Toutefois, il ne l'avait jamais accompagnée, même si
elle le lui avait demandé plusieurs fois.
— Tout dépend de qui m'invite et de ce que comporte la
promenade, répondit-il d'une voix malicieuse, en se penchant
pour embrasser son cou.
Madison rit.
— Ce que comporte la promenade ? Eh bien se rendre sur un
lieu à peindre, faire un tableau et rentrer. Que pensiez-vous
qu'elle pourrait comporter ?
— Je songeais à un pique-nique, une sieste dans l'herbe et
peut-être un après-midi passé à...
Il lui chuchota les derniers mots à l'oreille. Elle rougit et rit
de nouveau, d'un petit rire rauque, goûtant le frisson de plaisir
qui la parcourait.
— Nous devrions sûrement laisser votre fils à la maison pour
ce genre d'aventure. Et puis il y aurait la question des soldats du
rajah qui m'accompagnent d'ordinaire.
Il lui taquina le cou de ses lèvres.
— Vous n'auriez pas besoin des soldats, avec moi. Je suis
capable de m'arranger d'un éléphant, d'une épouse et d'une paire
de tigres féroces.
— En êtes-vous sûr ?
— Pour ce qui est de l'éléphant et des tigres, absolument. De
l'épouse ?
Il haussa une épaule.
— Mais je suis un homme décidé.
Madison lui caressa la joue.
— Votre offre est tentante.
— Je pourrais vous donner tout de suite un avant-goût de ce
qu'un tel après-midi pourrait être, murmura-t-il contre ses lèvres,
ses doigts effleurant sa poitrine.
Madison retint son souffle. La naissance l'avait rendue
encore plus consciente de son propre corps. Et de celui de
Jefford, ainsi que de la façon dont elle y réagissait.
Elle jeta un coup d'œil au bébé endormi, fortement tentée,
puis regarda de nouveau son mari.
— Mais le bébé..., chuchota-t-elle, glissant une main autour
de son cou et jouant avec ses cheveux sur sa nuque.
— Il dort profondément. Je pourrais le mettre dans son
berceau.
Il lui baisa la joue, puis fit courir ses lèvres sur sa mâchoire,
le long de son cou, entre ses seins, faisant naître en elle de
délicieux picotements de plaisir.
— Ce n'est pas que je ne veux pas, Jefford, mais je...
Elle regarda ses yeux noirs.
— Un peu d'intimité serait...
— Je comprends.
Il se redressa et la lâcha.
— Vous avez raison.
Madison continua à soutenir son regard. Elle n'était pas sûre
qu'il comprenait.
— Je n'essaie vraiment pas de vous repousser, Jefford, dit-
elle en lui prenant le bras. J'en ai envie aussi. C'est juste...
— Il n'y a pas assez longtemps que vous avez accouché,
déclara-t-il d'une voix dénuée d'émotion, comme s'il récitait ces
mots. Vous avez besoin de reprendre des forces.
— Jefford, voulez-vous m'écouter ?
Elle se redressa, essayant de ne pas perdre patience.
— Je vais bien. Je suis en bonne santé.
Elle ouvrit les bras.
— Je me sens mieux que je ne l'ai jamais été dans ma vie. Je
veux seulement être seule avec vous sans craindre que nous
soyons interrompus.
— Je dois partir, de toute façon.
Il se leva et s'éloigna du lit.
— J'étais juste venu chercher une chemise propre.
Il ôta la chemise blanche qu'il portait et en tira la même d'un
coffre contre le mur.
— N'oubliez pas que ce soir nous avons le cousin du rajah, le
prince Omparkash. Ses relations avec les marchands de Bombay
pourraient être vitales pour notre production d'indigo. Il a
entendu dire que vous êtes une artiste et souhaite
particulièrement vous rencontrer. Nous dînerons dans la grande
salle à manger et le rajah se joindra à nous.
Madison se leva du lit.
— Pensez-vous que votre mère se sentira assez bien pour...
L'expression de Jefford la fit s'arrêter. L'angoisse qu'elle lut
sur son visage lui donna envie de courir à lui, de le prendre dans
ses bras, de le tenir et de le couvrir de baisers.
— Non, je suppose qu'elle ne viendra pas, acheva-t-elle
doucement.
Puis elle releva les yeux et s'efforça de prendre un ton
enjoué.
— Mais je pense qu'elle passe une bonne journée. Lord
Thomblin est venu et elle a voulu le voir.
— Thomblin a refait surface ? demanda Jefford en enfilant sa
chemise par-dessus sa tête. Je ne l'ai pas vu depuis des mois.
— Il était à Bombay.
— Oui, vous en savez sûrement plus que moi.
Madison retint sa langue, lasse de se disputer avec lui.
— A ce soir ! lança-t-elle lorsqu'il franchit la porte.
Il leva la main et disparut.
Après avoir vu Jefford, Madison était nerveuse. Quand Sevti
revint, elle lui donna son fils endormi et prit un sac de peinture.
Elle n'avait pas eu l'intention de commencer une nouvelle œuvre
ce jour-là, mais elle ne voulait pas se rendre chez sa tante, où
lord Thomblin était peut-être encore.
Elle décida d'aller dans les appartements que George et Sashi
occuperaient après leur mariage. Elle entamerait peut-être une
fresque dans l'une des chambres, et la leur offrirait en cadeau.
Elle avait déjà promis à Sashi que lorsqu'elle serait mariée, elles
redécoreraient les pièces ensemble.
— Je serai de retour pour le dîner, dit-elle à Chura en enfilant
sa blouse pleine de peinture et une vieille paire de pantoufles. M.
Jefford a un invité important. Je prendrai un bain en revenant.
Sortez-moi quelque chose de joli.
— Et des bijoux, sahiba ? demanda la jeune fille.
— Oui, des bijoux. Beaucoup. Cela plaît à mon mari que je
porte ses présents.
Ces dernières semaines, Jefford lui avait offert des joyaux
sans prix : des perles, des rubis, des saphirs, des émeraudes et
des diamants. Nombre des bracelets et des colliers anciens
avaient appartenu à sa mère, mais il lui avait acheté à Bombay
un spectaculaire collier de rubis, avec des boucles d'oreilles et
des bracelets.
Il y avait également des tours de cheville, que les femmes
hindoues portaient en abondance, mais Madison ne portait que
celui que son mari lui avait donné lors de leur nuit de noces. Ce
bijou symbolisait, pour elle, l'espoir que leur mariage pourrait
devenir plus que ce qu'il était. C'était stupide, mais elle vérifiait
régulièrement que Jefford portait toujours le bracelet assorti.
Même durant les mois précédant la naissance de Wills, quand
elle craignait que Jefford l'ait oubliée, le fait qu'il continue à
porter la chaînette en or blanc l'avait réconfortée.
— Je pense que j'aimerais porter les rubis, dit-elle à sa
femme de chambre en quittant la chambre, après avoir embrassé
son fils sur le front.

Jefford, vêtu d'une kurta bleue traditionnelle, porta son verre


à sa bouche, le regard fixé sur la double porte en arcade. Il avait
escorté le rajah et son cousin depuis le palais de son père, puis il
s'était changé pour le dîner une heure plus tôt.
Ils avaient marché dans le jardin et parlé affaires. Le prince
avait également été éduqué en Angleterre et parlait très bien
anglais, mais aussi français, hindi, sanscrit, arabe et allemand.
Quand Madison n'apparut pas une demi-heure après l'heure fixée
pour le dîner, Jefford envoya un serviteur dans leurs
appartements pour lui dire qu'ils l'attendaient, puis demanda que
l'on serve des fruits, des noix et du vin.
Au début, il avait accepté le retard de son épouse comme une
prérogative féminine ; s'habiller prenait toujours plus de temps à
une femme qu'il ne le jugeait possible. Et son fils était parfois
agité, le soir ; il se pouvait qu'elle l'ait nourri et installé pour la
nuit.
— Dites-moi, déclara le prince Omparkash en s'adressant à
Jefford, pendant qu'on lui servait du vin. Je pensais que votre
femme allait nous rejoindre ?
— Oui, répondit Jefford, embarrassé et irrité. Je suis certain
qu'elle ne tardera pas.
— Les femmes ! intervint le rajah.
Les deux hommes rirent tandis que Jefford portait de
nouveau son regard vers la porte. Les domestiques
commençaient à apporter les plats sur des plateaux en or et en
argent. Des musiciens, installés dans le jardin près des portes-
fenêtres, jouaient du pakhawa, du santoor, de la flûte et de la
cithare. C'était une soirée parfaite, à part le fait que Madison ne
se souciait pas de se montrer.
Jefford plia sa serviette de soie et la posa près de son assiette.
— Si vous voulez m'excuser, messieurs, je crois que je vais
aller chercher ma femme. Je ne puis imaginer ce qui la retient
aussi longtemps, à part un tigre égaré dévorant les domestiques
ou un incendie dans le palais.
Le rajah et son cousin rirent et Jefford leur fit resservir du vin
avant de quitter la salle à manger.
Tandis qu'il avançait à grands pas dans les couloirs, les
serviteurs, qui semblaient deviner son humeur, l'évitaient du
mieux qu'ils pouvaient ou baissaient les yeux en le croisant.
Jefford pénétra dans l'antichambre et trouva Sevti allongée
près de Wills sur un divan, en train de parler au bébé. Elle se
rassit tout de suite et abaissa son voile avant qu'il voie son
visage.
— Où est ma femme ? demanda-t-il en traversant la pièce
pour regarder dans la chambre.
— Je ne sais pas, sahib, répondit Sevti, les yeux baissés.
— Comment cela, vous ne savez pas ?
— Elle est quelque part dans le palais, sahib, dit la jeune fille
qui semblait sur le point de fondre en larmes, mais je ne sais pas
où.
Jefford revint dans l'antichambre et regarda Wills qui agitait
ses petits pieds nus avec enthousiasme.
— Je ne comprends pas. Elle savait que nous avions des
invités.
— Oui, sahib.
La nourrice prit le bébé et le serra contre elle comme si elle
craignait que la colère de son père ne déborde sur lui.
— Elle a demandé un bain, des habits et des bijoux, mais elle
n'est pas encore venue s'habiller.
Jefford fronça les sourcils. Par tous les diables, que
fabriquait-elle ?
Thomblin était venu ce jour-là, après une absence de
plusieurs mois. Jefford savait que Madison s'était crue
amoureuse de lui avant leur mariage, et il avait espéré que cette
toquade lui passerait avec le temps, mais à présent il ne pouvait
s'empêcher de se demander si ce scélérat avait quelque chose à
voir avec le fait que sa femme l'avait repoussé, alors qu'il avait
cru comprendre auparavant qu'elle était prête à coucher de
nouveau avec lui. Et même qu'elle le désirait. Et maintenant elle
avait disparu.
Jefford regarda la nourrice qui s'était mise à genoux, serrant
Wills dans ses bras fluets.
— Vous dites que ma femme est quelque part dans le palais.
Comment le savez-vous ?
— Elle est venue faire téter le bébé.
— Quand ?
Sevti secoua la tête.
— Je ne sais pas. Quand il avait faim. Les mères savent
quand leur enfant a faim.
Jefford grogna.
— Bien. Si elle revient, dites-lui que nous l'attendons à la
salle à manger.
La jeune Hindoue baissa la tête.
— Oui, sahib.
Une fois hors des appartements, Jefford s'arrêta, regardant
d'un côté et de l'autre. Il savait qu'il devait rejoindre son père et
leur invité, mais il voulait savoir où diable était Madison et il
voulait le savoir maintenant.
Il se détourna de la direction de la salle à manger et s'enfila
dans un couloir, demandant à tous les domestiques qu'il
rencontrait où était sa femme, mais aucun ne semblait le savoir.
Puis il heurta un petit garçon qui portait une brassée de chiffons
tachés de peinture.
— Toi ! Où vas-tu avec ça ?
— Voir miss Madison, répondit l'enfant avec un grand
sourire. Elle a dit qu'elle allait me peindre.
— Ah, oui ? Eh bien, laisse-moi lui porter ça et je le lui
rappellerai. Comment veux-tu être peint ? Comme un farouche
guerrier, ou comme un humble prêtre ?
— Je veux être un professeur.
— Entendu.
Jefford ébouriffa ses cheveux noirs.
— Maintenant, où est miss Madison ?
L'enfant pointa un doigt.
— Dans les chambres est.
Jefford n'avait pas parcouru la moitié du couloir, quand il
entendit la voix de son père.
— Le voilà.
Il s'arrêta avec raideur, attendant que le rajah et le prince le
rejoignent.
— Je suis navré d'avoir été aussi long. Il semble que ma
femme travaille et qu'elle n'ait pas vu passer le temps, dit-il en
essayant de dominer sa colère.
Il était un homme réservé et, bien que son père et lui se
soient rapprochés au cours des derniers mois, il ne souhaitait pas
partager ses problèmes conjugaux, surtout quand le rajah et sa
mère semblaient si heureux ensemble.
C'était peut-être ce qui l'irritait le plus à propos de Madison.
Comme son père avec Kendra, il avait tant de choses à lui offrir,
si seulement elle avait voulu le laisser faire partie de sa vie. Il
l'aimait tellement, mais elle rendait si difficile la possibilité de le
lui montrer, et encore plus de le lui dire.
— Je pensais que j'allais récupérer l'artiste égarée et que nous
pourrions vous rejoindre, reprit-il. Vous devriez manger sans
nous.
— Certes non ! affirma le prince.
Contrairement au rajah et à Jefford, il était vêtu à
l'occidentale et arborait une canne à pommeau d'argent.
— J'aimerais voir davantage de son travail. La fresque du
vestibule est ravissante. On pourrait penser qu'un artiste qui peint
si bien notre jungle devrait être né dans ce pays.
Jefford eut un sourire crispé.
— Par ici, sir, dit-il avec un signe de la main.
Tous trois suivirent le couloir lavande, puis le jaune, en
direction des futurs appartements de George et de Sashi.
Jefford était heureux que George vienne habiter avec eux.
Ces mois derniers, il était devenu indispensable à la florissante
Compagnie d'indigo des Quatre-Vents. Il aimait également l'idée
que Sashi soit dans la maison pour tenir compagnie à Madison
quand sa mère ne serait plus là. Il avait l'impression que Madison
ne mesurait pas encore combien Kendra lui manquerait.
Lorsqu'il poussa des portes anciennes qui provenaient des
ruines d'un palais hindou voisin, l'odeur de la peinture à l'huile
assaillit immédiatement ses narines et il sut qu'il avait trouvé sa
femme disparue.
Il avait eu l'intention de rester calme devant son père et leur
invité mais, lorsqu'il l'aperçut, perchée sur une échelle, vêtue
d'une blouse toute tachée et son chignon en bataille, ses bonnes
intentions s'évaporèrent aussitôt.
— Par tous les diables, que faites-vous ici ? tonna-t-il en
jetant les chiffons à ses pieds. Vous êtes en retard !
Madison se tourna, surprise. Elle lui jeta un coup d'œil et il la
vit presque monter sur ses ergots. Une flamme s'alluma dans ses
yeux bleus et elle pinça la bouche d'un air irrité.
— En retard ? demanda-t-elle, les dents serrées. En retard
pour quoi ?
30

— En retard pour recevoir nos hôtes ! répondit Jefford d'un


ton coupant.
Madison leva les yeux et vit le rajah, ainsi qu'un Hindou vêtu
d'un pantalon noir et d'une jaquette verte.
— Vous vous souvenez, ma chère, le rajah et son coudn le
prince Omparkash, reprit Jefford de cette voix qu'elle détestait.
Il lui offrit sa main pour l'aider à descendre.
— Rajah.
Elle inclina la tête en descendant l'échelle, puis plaqua son
pinceau dans la main tendue de son mari.
— Prince Omparkash, je suis ravie de vous voir, Votre
Altesse, déclara-t-elle en s'adressant à lui comme s'il était
l'empereur en personne. Veuillez accepter toutes mes excuses
pour ce retard. J'ai commencé ce travail plus tôt dans la journée
et je n'ai pas vu passer le temps, ajouta-t-elle en riant.
Les deux hommes rirent avec elle.
— Je vous en prie, ne vous excusez pas, madame Harris.
Le prince s'inclina profondément.
— C'est un insigne honneur de rencontrer une artiste comme
vous, et aussi belle, de surcroît.
Quand le prince prit la main tachée de peinture de Madison
pour la baiser, Jefford pensa qu'il allait exploser.
— Eh bien, laissez-moi vous montrer ce que j'ai fait jusqu'à
présent, puis je me changerai et nous pourrons passer à la salle à
manger.
Ignorant délibérément son mari, Madison conduisit le rajah
et le prince au mur qu'elle venait de préparer pour une nouvelle
fresque.
— Connaissez-vous la statue en ruine de Bouddha, à
quelques miles au sud-est d'ici ?
— Oui ! s'exclama le prince. Et ce sera là le Bouddha. J'en
vois les contours.
Il leva les yeux vers la silhouette aussi grande que nature
qu'elle avait tracée.
— Je dois dire, madame Harris, que je suis allé à Paris et que
j'ai vu les œuvres des plus grands maîtres, mais votre travail
contient une telle profondeur, une telle...
— Si vous voulez bien m'excuser, messieurs, l'interrompit
Jefford avec raideur, j'ai une brève affaire à régler et je vous
rejoindrai à la salle à manger dans un moment.
— Que pensez-vous, prince Omparkash, de cette nuance de
peinture ? demanda Madison en ignorant son mari courroucé. Il
y a tant de verts différents qu'il est impossible de les reproduire
tous dans toute leur beauté naturelle. Il faut un peu plus d'éclat,
ne pensez-vous pas ?

— Comment avez-vous osé les amener dans mon atelier sans


mon autorisation ? fulmina Madison à l'instant où Jefford pénétra
dans leurs appartements après le dîner.
Bien que des heures aient passé, sa colère ne s'était pas
refroidie.
— C'était grossier, d'un manque total de considération et de
la pire goujaterie !
— Comment avez-vous osé ignorer ma requête d'assister à
un dîner de cette importance ? Avez-vous une idée de l'influence
que le prince Omparkash peut avoir sur nos plantations d'indigo?
Madison arracha le voile incarnat qui était fixé sur sa tête par
des épingles de rubis.
— Je n'ai pas ignoré votre requête. Je n'ai simplement pas vu
passer le temps.
— Si je n'étais pas venu vous chercher, vous y seriez encore !
Jefford traversa l'antichambre à grands pas et entra dans la
chambre. Sevti s'empressa de sortir et s'inclina.
— Sahiba, le jeune maître dort.
Elle joignit les mains et courba la tête.
— Merci, Sevti. Voulez-vous prendre Wills avec vous ?
Mettez-le dans le berceau de votre chambre et je viendrai le
chercher plus tard.
— Oui, sahiba.
Madison attendit dans l'antichambre que Sevti ait emmené
son fils et soit sortie par une petite porte. A ce moment-là
seulement, elle pénétra dans la chambre.
Jefford était assis sur une chaise. Il ôta une chaussure et la
lança.
Ainsi, il allait se comporter comme un enfant parce qu'elle
avait été en retard à son stupide dîner ? Elle donna un coup de
pied dans la chaussure en rejoignant son armoire.
— Tout ce que vous aviez à faire était d'envoyer quelqu'un
me chercher.
— J'ai essayé. Personne ne savait où vous étiez.
Elle pivota sur elle-même.
— Jefford. Je peignais.
— Peut-être que vous auriez mieux fait de songer à vos
devoirs d'épouse et de mère.
— Comment osez-vous ? cria-t-elle, hors d'elle. J'ai des
défauts, mais je ne suis pas une mauvaise mère !
— Vous n'étiez pas avec Wills.
— Il dormait avec sa nourrice ! Vous attendez-vous à ce que
je reste ici toute la journée, assise sur un divan de soie, à guetter
le moindre mouvement de Wills ? A me tenir à votre disposition
pour le cas où vous auriez besoin de moi ?
Elle se dressa devant son mari.
— Vous voudriez peut-être aussi que je porte un voile ? Pour
qu'aucun homme ne voie mon visage à part vous ?
— A qui êtes-vous si anxieuse de montrer votre visage,
exactement ?
— Et qu'est-ce que cela est censé signifier ?
Bien qu'elle ait eu peu de temps pour se préparer, Madison
avait pris grand soin de son apparence, ce soir-là. Elle s'était
rapidement baignée et avait mis le sari rouge et or préféré de
Jefford, ainsi que les bijoux qu'il lui avait offerts, rien que pour
lui faire plaisir. Mais il ne l'avait pas remarqué.
— De qui parlez-vous ?
Il s'éloigna, tirant sa kurta par-dessus sa tête.
— Je vous ai demandé de quoi vous parliez, répéta Madison,
des larmes brûlant ses paupières. Qu'avez-vous insinué ? Je suis
fatiguée de vos jeux de mots et de vos constantes bouderies.
— Je ne boude pas !
— Jefford, il est temps que vous vous découvriez et disiez ce
que vous voulez dire.
Il jeta sa kurta sur le lit et se retourna brusquement pour lui
faire face, torse nu.
— Bien. Vous voulez que je parle ? Que je vous dise
clairement ce que je pense ? Ce que je veux dire, c'est que si
vous souhaitez que je vous libère des engagements de notre
mariage, vous n'avez qu'à demander.
— Que vous me libériez de nos engagements ? répéta-t-elle
en se tournant vers lui, le dos aux portes ouvertes du jardin.
Quand ai-je dit...
— Otez le tour de cheville que je vous ai donné en présent,
comme ma promesse envers vous, et vous serez libérée, explosa-
t-il. Vous pouvez rentrer en Angleterre si vous voulez. Divorcer
de moi, épouser Thomblin, ce que vous souhaitez, Madison. Ce
qui vous rendra heureuse, car par-dessus tout je veux votre
bonheur !
Elle le fixa pendant un moment, tellement horrifiée qu'elle ne
pouvait réagir. Il voulait divorcer d'elle ? Et de quoi parlait-il,
qu'elle épouse lord Thomblin ? Un sanglot monta dans sa gorge
et elle se détourna, si dévastée qu'elle en avait la nausée.
Quelqu'un frappa alors à la porte extérieure, et comme ils ne
répondirent pas tout de suite, on frappa de nouveau, plus fort.
— Sahib.
C'était Maha, et la gorge de Madison se serra de frayeur.
Maha ne venait jamais dans leurs appartements, elle envoyait
toujours des serviteurs de moindre rang.
— Oui ? lança Jefford en se précipitant à la porte.
— Sahib, monsieur Jefford, dit doucement la femme de
chambre. Vous devez venir. Votre mère est...
Elle émit un petit cri angoissé.
Madison, qui était toujours dans la chambre, ferma les yeux
et de grosses larmes roulèrent sur ses joues.
— C'est bon, Maha, dit gentiment Jefford en posant une main
sur son épaule. Laissez-moi juste prendre une chemise.
Il retourna dans la chambre qui n'était éclairée que par deux
ou trois lampes à huile. Madison le regarda pendant qu'il se
penchait sur son coffre pour prendre une chemise propre. Sa
mère était mourante...
Il avait été si méchant... Lui avait dit des choses si terribles.
Ayant trouvé sa chemise, il rejoignit la porte à grands pas,
pieds nus, tout en s'habillant.
— Vous venez ? grommela-t-il.
— Oui.
Elle prit une inspiration tremblante, sur le point de
s'effondrer.
— Je vous rejoins dans un moment. Allez sans moi.
Il franchit la porte, la referma derrière lui, et Madison tomba
à genoux tandis qu'un sanglot la secouait. Elle avait la sensation
que son univers touchait à sa fin. Son mari, dont elle souhaitait si
désespérément qu'il l'aime, lui avait dit qu'il voulait divorcer
d'elle, et maintenant sa tante — la seule personne au monde qui
semblait l'aimer comme elle était, pour ce qu'elle était — était en
train de mourir. Où cela la laissait-il ? Elle enfouit son visage
dans ses mains et sentit les larmes qui roulaient sur ses joues.
Une main sur son épaule la fit sursauter.
Elle se tourna brusquement et vit un grand homme à la peau
sombre qu'elle ne connaissait pas.
— Qu'est-ce que...
Tombant à genoux derrière elle, il plaqua une main sur sa
bouche et la prit dans ses bras.
Madison essaya de hurler et de donner des coups de pied.
Alors qu'il tentait de se relever, elle le frappa durement et il
grogna, retombant en arrière. Madison se jeta en avant et heurta
le sol dallé. Elle voulut crier, mais ne put reprendre son souffle.
Attrapant le bord du lit, elle se hissa dessus et s'efforça
d'atteindre l'autre côté, mais l'homme saisit sa cheville. Elle
chercha à se débattre avec sa jambe libre, mais il était trop fort
pour elle.
— Emparez-vous d'elle ! Tout de suite ! ordonna une voix
ferme qui venait du jardin. Je vous ai dit que l'on n'aurait pas
beaucoup de temps.
Elle connaissait cette voix...
Son assaillant la mit sur le dos et la tira à lui. Elle lui donna
un autre coup de pied. Il tenait toujours sa cheville et la serrait
avec rudesse. Soudain, son bracelet en or blanc se cassa et tomba
sur le lit.
— Non ! hurla-t-elle en essayant de l'attraper, tandis que
l'homme la retournait et appliquait un morceau de tissu sur sa
bouche.
Il fixa fermement le bâillon et lui enfila un sac noir sur la
tête.
— S'il vous plaît..., marmonna-t-elle à travers l'étoffe au goût
rance.

Jefford tenait fortement la main de sa mère et regarda la


porte pour la centième fois.
— Je ne sais pas ce qui la retient, murmura-t-il. Il était
embarrassé et contrarié que sa femme ne soit pas venue le
rejoindre près du lit de mort de sa mère. Embarrassé et contrarié
qu'elle laisse son père et les domestiques voir qu'elle lui
manquait de respect. Mais, surtout, il était blessé. Le refus de
Madison de venir dans la chambre de sa mère alors que celle-ci
rendait son dernier souffle, à cause d'une sotte querelle, lui
faisait si mal qu'il en avait la poitrine douloureuse.
Tout ce qu'il désirait était que Madison l'aime juste un peu.
Qu'elle lui donne une fraction de son cœur, et il se dévouerait à
elle à jamais. Mais elle n'était que l'enfant gâtée qu'il avait pensé
qu'elle était un an plus tôt à Londres. Cela n'était-il pas vrai ?
Il avait les yeux qui le picotaient et il porta son regard sur
une pâle lampe à huile. Son père était assis à côté de lui et lisait
un livre de prière hindou. C'était un homme si fort, au si bon
cœur. Il avait dit à Jefford, une heure plus tôt, qu'il était soulagé
que Kendra s'en aille. Il était heureux qu'elle rejoigne bientôt leur
Créateur. Son seul regret était que ce ne soit pas encore son
heure de partir avec elle.
— Vous devriez peut-être aller voir si elle va bien ? suggéra
le rajah en posant la main sur le bras de Jefford.
Ce dernier regarda sa mère.
— Elle dort, dit Tushar en souriant avec amour à la femme
qui avait tout été pour Jefford jusqu'à l'arrivée de Madison et de
Wills. Elle n'est pas encore tout à fait prête à nous quitter. Allez-
y, insista-t-il.
Jefford se leva lentement de sa chaise. Il irait la trouver,
s'excuser de sa colère sans fondement... de sa jalousie, en réalité.
Il savait qu'il s'agissait de cela. Et il n'était pas seulement jaloux
de ce vaurien de Thomblin ; il était peut-être encore plus jaloux
de sa peinture. De son talent extraordinaire et du fait qu'elle avait
quelque chose en dehors de lui et de Wills, alors que lui, bientôt
n'aurait plus rien à part eux. Madison et le fils qu'elle lui avait
donné seraient sa seule raison d'exister.
A la porte, il regarda de nouveau en arrière. Son père avait
pris sa chaise et se penchait sur Rendra, un bras autour de son
corps fragile. Il lui parlait doucement... des mots qui ne devaient
être partagés que par des amants.
Le cœur lourd, Jefford s'engagea dans le couloir et se dirigea
vers ses appartements. Le palais était terriblement tranquille et
les bruits qu'il percevait étaient étouffés, comme si la maisonnée
était déjà en deuil.
Il franchit la double porte de l'antichambre.
— Madison ! appela-t-il. Madison, je vous en prie, j'ai besoin
de vous...
Il s'arrêta sur le seuil de leur chambre. Rien n'avait changé
depuis qu'il l'avait quittée près de deux heures plus tôt. Les
mêmes lampes brûlaient toujours, le couvercle de son coffre était
toujours ouvert, les rideaux voletaient toujours dans la brise
chaude venue du jardin. Le lit lui-même était toujours fait, avec
les coussins colorés de soie et en satin empilés dessus.
Puis son regard tomba sur le bracelet de cheville de Madison.
Elle l'avait ôté et laissé sur le lit. Elle l'avait quitté.

— Laissez-moi partir, espèce de scélérat !


Madison luttait contre les liens qui entravaient ses poignets et
ses chevilles. Il faisait un noir d'encre, mais, au moins, on lui
avait ôté le bâillon et le sac de toile qui lui couvraient le visage.
Elle se trouvait dans un palanquin qui se balançait, soutenu par
quatre porteurs. De temps à autre, elle entendait la voix de
Thomblin qui donnait des ordres.
Elle tourna la tête jusqu'à ce que son cou lui fasse mal.
— M'entendez-vous, Thomblin ? Vous ne vous en tirerez pas
comme cela. Mon mari va venir me chercher.
Elle était pétrifiée. Elle avait surpris Thomblin parlant de « la
vente » et de « la femme blanche » au grand homme qui l'avait
enlevée dans sa chambre. Il allait la vendre ! A la façon dont il
s'exprimait, il était clair que ce n'était pas la première fois qu'il
kidnappait une femme. Madison se dit avec horreur que cela
avait probablement été le cas d'Alice.
— Jefford va venir à mon secours, cria-t-elle encore, et il
vous tuera ! Il n'y aura pas de procès avec mon mari, vous le
savez, n'est-ce pas ? C'est le district du rajah. Jefford vous
attachera quelque part dans la jungle et vous abandonnera aux
tigres !
— Qu'on la fasse taire ! maugréa Thomblin de tout près.
Il y eut une autre voix, mais Madison ne put comprendre ce
qu'elle dit.
— Je m'en moque ! lança Thomblin d'un ton coupant. A
partir du moment où elle sera encore en vie quand nous
arriverons à la gare. Faites-la juste taire !

Jefford s'obligea à aller jusqu'au lit et ramassa le bracelet,


luttant contre la boule qui lui montait dans la gorge. Ainsi, c'était
sa réponse. Elle n'avait même pas eu la décence d'ouvrir l'anneau
du bijou. Dans son impatience de se débarrasser de lui, elle avait
arraché la chaînette et l'avait jetée.
Il se détourna du lit et gagna la porte qui donnait dans la
petite chambre de Sevti. Il l'ouvrit et jeta un coup d'œil à
l'intérieur. La jeune fille était endormie et Wills était dans son
berceau. Au moins, sa femme avait eu le bon sens de laisser le
bébé. Elle savait qu'il ne laisserait jamais partir son fils.
Il crispa les doigts sur la poignée, contemplant l'enfant
endormi. Mais comment avait-elle pu faire cela ? Comment
avait-elle pu laisser Wills ? Il pouvait comprendre que Madison
le quitte, lui, mais son bébé ?
Elle avait dû savoir qu'elle s'en irait lorsqu'ils étaient entrés
dans la chambre, plus tôt dans la soirée. C'était sûrement pour
cela qu'elle avait demandé à Sevti de prendre le bébé, quelque
chose qu'elle n'avait jamais fait auparavant.
La jeune nourrice bougea et ouvrit les yeux, paraissant
surprise quand elle vit Jefford.
— Avez-vous vu ma femme ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête.
Jefford ferma la porte derrière lui, crispa les paupières et
s'adossa au battant, tenant toujours le tour de cheville. Le poids
de son bracelet assorti lui paraissait soudain presque
insupportable. Il avait l'impression que sa poitrine se rompait en
deux. Explosait. Les perdre toutes les deux le même jour.
Sa mère, au moins, irait à Dieu, mais sa femme ? Avait-elle
couru dans les bras de Carlton Thomblin ? Avaient-ils planifié
ceci depuis le début ? Qu'elle resterait avec lui jusqu'à la
naissance du bébé, puis qu'elle s'en irait avec Thomblin ?
Il quitta ses appartements et retourna dans la chambre de sa
mère, anéanti. Maha l'accueillit à la porte.
— Elle est réveillée, sahib. Elle vous demande.
La fidèle femme de chambre posa la main sur le bras de
Jefford, en un geste de réconfort.
— Merci, murmura-t-il.
Le rajah était assis près du lit, mais prit l'autre chaise quand il
vit Jefford.
— Vous voilà, dit Kendra lorsqu'il s'approcha assez près
pour qu'elle puisse le voir.
Jefford se pencha et l'embrassa sur la joue, qui était aussi
sèche qu'une feuille de chêne par un jour de novembre en
Angleterre.
— Mère.
— Oh, s'il vous plaît ! grogna-t-elle.
Sa voix était basse, mais elle possédait encore le
tempérament qu'elle avait toujours montré.
— Vous ne m'avez jamais appelée « mère » de toute ma vie.
Ne commencez pas maintenant. C'est insultant.
Il rit doucement et s'assit sur la chaise. Elle ferma les yeux,
mais garda sa main dans la sienne.
— J'ai mes deux hommes... Maintenant, où est ma Madison ?
Jefford ne put la regarder. Lady Moran rouvrit les paupières.
— Jefford ?
Il ne voulait pas lui dire, ne voulait pas la blesser. Mais ils
avaient toujours été si honnêtes l'un avec l'autre qu'il ne put se
résoudre à lui mentir, pas même alors qu'elle était mourante.
— Elle est partie, chuchota-t-il. Elle nous a quittés.
Sa voix se coinça dans sa gorge et il baissa les yeux
sur le riche tapis persan.
— Elle m'a quitté.
— Partie ? Par les narines d'Hindi, que me chantez-vous là ?
Le rajah s'avança sur sa chaise.
— Madison m'a laissé. Elle a laissé Wills.
Jefford s'arrêta pour reprendre son souffle.
— Je pense... je pense qu'elle est partie avec Thomblin.
— Oh, balivernes ! se récria Kendra. Pourquoi irait-elle avec
ce vaurien dévoyé ? Elle vous aime.
— Non.
Lady Moran fixa son regard sur Jefford et il ne put détourner
les yeux.
— Vous l'a-t-elle dit ?
— Pas exactement.
Kendra soupira lourdement et ferma les yeux.
— Jefford, Jefford, vous devez vraiment apprendre à écouter
ce que vous disent ceux qui vous entourent. Qu'est-ce qui vous
fait penser qu'elle vous a quitté ?
Il leva la main et laissa pendre le tour de cheville entre son
pouce et son index.
— Elle a enlevé ce bijou que je lui avais donné et qui était
assorti à mon bracelet. C'était... un symbole de notre mariage.
Le rajah mit ses lunettes et se pencha en avant pour mieux
voir la chaînette.
— Ce bracelet a été brisé, observa-t-il. Pas simplement
enlevé.
— Oui.
Jefford referma la main sur le bijou, incapable de le regarder
plus longtemps.
— Je suppose qu'elle l'a cassé et jeté sur le lit.
Tushar baissa les yeux sur sa femme.
— Ferait-elle cela, quitter son mari ?
— Jamais, répondit fermement Kendra.
— Où est le bébé ? poursuivit-il.
— Il dort avec sa nourrice.
— Madison ne laisserait jamais Wills, dit Kendra en essayant
de s'asseoir. Peut-être que mon fils l'a rendue si furieuse qu'elle...
Elle considéra son époux.
— Tushar, je crains que quelque chose de terrible soit arrivé
à ma nièce.
Elle avait prononcé les derniers mots dans un souffle, et fut
prise d'une quinte de toux. Jefford se leva aussitôt et posa les
mains sur ses frêles épaules.
— Kendra, je vous en prie. Vous allez vous rendre malade.
— Malade ? marmonna-t-elle en fermant les yeux. Ne
pouvez-vous voir que je suis déjà au-delà ? Tushar...
Elle chercha la main de son mari.
— Je suis là, mon aimée.
Il lui prit la main et se pencha sur elle pour lui éviter d'avoir
à hausser la voix.
— S'il vous plaît, si mon fils ne se rend pas compte que
quelque chose est arrivé à ma Madison et qu'il doit aller la
chercher, pouvez-vous, au moins...
— Bien sûr, mon amour.
Le rajah lui pressa la main et l'embrassa sur les lèvres.
— Je vais la retrouver et vous la ramener.
Lady Moran hocha légèrement la tête et parut se détendre,
glissant dans le sommeil. Tushar tira sur la manche de son fils et
s'éloigna du lit, invitant Jefford à le suivre.
— Je ne sais pas la vérité de ce qui s'est passé ce soir, dit-il.
— Sir, elle me méprise. Vous n'ignorez pas que nous nous
sommes mariés si vite...
Le rajah leva la main pour le faire taire.
— Vous n'avez pas besoin d'en dire plus.
Il soutint le regard de Jefford avec des yeux semblables aux
siens.
— Ce n'est pas mon rôle d'intervenir entre votre femme et
vous. Vous devez trouver votre chemin vers le bonheur, mais je
suis d'accord avec Kendra. Madison ne serait pas partie ainsi.
Pas en sachant que sa tante était prête à quitter ce monde.
Jefford détourna les yeux. Ils avaient raison. Cela n'avait pas
de sens. Pourquoi Madison serait-elle partie ce soir-là, même si
elle l'avait projeté, en sachant que Kendra ne survivrait peut-être
pas jusqu'au matin ? Et l'idée qu'elle ait pu abandonner Wills le
troublait. Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque. Ces quatre
derniers mois, deux autres Anglaises avaient disparu de la région
en plus d'Alice Rutherford.
Il songea aux femmes qui avaient disparu en Jamaïque,
l'esprit en alerte. Elles n'étaient pas anglaises, mais on n'avait
plus entendu parler d'elles, non plus. Elles s'étaient volatilisées.
Qu'est-ce que toutes ces femmes avaient en commun ?
Thomblin ?
Jefford savait quels instincts sexuels dépravés possédait cet
homme. Est-ce que les disparues avaient un lien avec sa nature
perverse ?
— Mon fils, dit doucement le rajah. Nous devons nous
mettre à sa recherche. Je vais envoyer un messager pour faire
venir des soldats de mon palais.
— Oui, murmura Jefford, brusquement étourdi par la peur. Il
faut la retrouver.
31

Un coup de tonnerre ramena Madison à la conscience.


Quelqu'un l'avait frappée rudement à l'arrière de la tête ; elle
avait ressenti une vive douleur, puis tout était devenu noir. Elle
ignorait combien de temps avait passé depuis lors.
Il faisait encore nuit, mais le palanquin ne remuait plus. Ses
mains et ses chevilles étaient toujours liées. Elle se pencha sur le
côté et essaya d'écarter les tentures avec son menton. Il y avait
deux torches qui jetaient une faible lumière dans la jungle
obscure.
La voix de Thomblin était un murmure âpre.
— Bonté divine, Abdul, vous aurez votre argent. Maintenant,
dites à ces hommes de la soulever, et tout de suite. Nous ne
pouvons rester là plus longtemps. Savez-vous ce que les soldats
du rajah vous feront, s'ils vous trouvent ici avec elle ?
L'Hindou répondit quelque chose.
— Non ! Je suis un citoyen britannique, soumis aux lois
anglaises. Je devrais être jugé devant un tribunal, déclara
Thomblin d'un ton hautain. Et quelles chances y a-t-il que cela
arrive da.,s ce pays perdu, hmm ?
Madison se mit à faire glisser ses pieds nus d'avant en
arrière. En les frottant ainsi et en pointant ses orteils comme une
danseuse, elle réussit à déloger ses liens.
— Qu'est-ce que c'était ? demanda Thomblin d'un ton
coupant. Armez vos fusils. Vérifiez ce que c'était. Si vous voyez
quoi que ce soit, ou qui que ce soit, tirez ! Vous m'entendez ?
L'un des hommes répondit en hindi.
— Bon sang, Abdul, dites-leur de bouger ! reprit Thomblin
d'une voix mordante. Dites-le leur avant que je vous brûle la
cervelle à tous !
Madison écarta de nouveau le rideau. Il y avait quelque
chose derrière Thomblin, juste au-delà du rond de lumière d'une
torche. Elle crut reconnaître ce que c'était. Une silhouette.
Son souffle se coinça dans sa gorge. Elle savait où elle était !
Ils se trouvaient sur le site de la statue de Bouddha. Si elle
pouvait se libérer, elle pourrait courir jusqu'au palais, pieds nus
ou non.
Elle frotta ses pieds encore plus vite. C'était douloureux,
mais elle voulait se détacher. Wills avait besoin d'elle. Sa tante
était mourante. Elle ne pouvait laisser partir Kendra sans lui dire
adieu.
Un coup de feu retentit dans la nuit.
— Prenez la femme ! ordonna Thomblin. Prenez-la !
Carrant les épaules, Madison se rejeta en arrière pour prendre
de l'élan, puis roula sur le côté à travers les rideaux du palanquin
et tomba à terre. Sa chute fut rude, mais les liens de ses chevilles
glissèrent. Elle se releva d'un bond et se mit à courir dans
l'obscurité.
— Elle est partie !
— Partie ? Elle est attachée ! lança Thomblin d'un ton
sarcastique. Elle n'a pas pu partir !
Les poignets liés, Madison coupa devant la statue de pierre.
— Elle est là ! Sapristi, Abdul, attrapez-la !

Jefford s'accroupit pour recharger sa carabine Winchester,


tandis que des coups de feu résonnaient au-dessus de sa tête. Il y
en eut encore deux, qui déchirèrent la tranquillité du refuge de
Bouddha.
— Madison ! cria-t-il.
— Jefford !
Elle était vivante !
— Jefford, aidez-moi ! appela-t-elle. C'est Thomblin ! Il a
enlevé Alice, aussi !
— Rattrapez-la !
Jefford entendit la voix de Thomblin quelque part dans le
noir.
— Madison, baissez-vous ! Je vais tirer ! prévint-il.
Madison hurla quand une ombre surgit des lianes emmêlées
et Jefford sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Il tourna la tête
et croisa le regard d'Ojar. Celui-ci inclina la tête avec solennité.
Il couvrirait son maître aussi longtemps qu'il vivrait.
Jefford s'élança de sous une fougère géante. Même dans le
noir, il pouvait distinguer Madison. Ses longs cheveux blonds
tournoyaient autour d'elle tandis qu'elle se débattait contre un
grand homme à la peau sombre.
— Lâchez-moi ! hurlait-elle en lui donnant de violents coups
de pied. Lâchez-moi !
— Lâchez-la, ordonna Jefford. Lâchez-la et je vous laisserai
une chance de courir avant de vous abattre. Mais si vous ne la
laissez pas partir, je vous exploserai la tête !
— En risquant de la tuer ? lança Thomblin de l’endroit où il
se cachait.
Une balle ricocha sur un tronc d'arbre à une main de la tête
de Jefford. Une autre toucha le Bouddha de Granit. Elles
venaient de derrière lui ou d'à côté, et étaient probablement tirées
par l'un des hommes que Thomblin avait envoyés dans la jungle.
Jefford se courba.
— Je préférerais la tuer plutôt que la voir aller là où vous
comptiez la vendre.
— Ils payent un bon prix pour les femmes blanches, vous
êtes un homme d'affaires, Harris. Vous comprenez surement
cela.
Jefford scruta la ligne sombre de la jungle, qui n'était
inlerrompue que par d'énormes feuilles et par des troncs d'arbres
qui s'élevaient vers le ciel . Une autre détonation retentit derrière
Jefford. Cette fois, c'était Ojar qui avait tiré. Il y avait trois
hommes morts. Un quatrième, blessé par le jeune homme, s'était
enfui dans la jungle. Les seuls qui restaient, d'après ses calculs,
étaient Thomblin et l'homme qui tenait Madison.
Ce dernier essayait de la prendre dans ses bras pour la jeter
sur son épaule, mais elle se débattait comme une tigresse. Le
cœur de Jefford se gonfla de fierté tandis qu'il mettait en joue.
Alice avait peut-être été une proie facile, mais pas sa Madison.
Pas son épouse obstinée.
De la sueur coula sur son visage tandis qu'il pointait son
canon sur l'homme. S'il manquait son coup...
Il ne le manquerait pas.
L'homme essaya de faire pivoter Madison, mais elle attrapa
une liane qui pendait devant le visage de l'énorme Bouddha et
jeta son corps dans la direction opposée.
A cet instant, la tête de l'homme devint visible dans le faible
clair de lune. Jefford n'hésita pas.
Il sentit son fusil reculer dans ses mains, entendit le coup de
feu et perçut l'odeur de poudre brûlée. Il entendit aussi la balle
qui faisait mouche, et un bruit d'os et de chair qui éclataient.
Madison hurla, mais il savait qu'il avait visé juste et que ce
n'était pas le sang de sa femme qui éclaboussait le visage du
Bouddha de pierre.
Il se rua vers elle à travers les buissons et les fougères.
— Jefford ! cria-t-elle en tombant sur la gauche, à l'écart de
l'homme mort.
— Madison ! Allez-vous bien ?
— Oui, répondit-elle en se relevant pour se jeter dans ses
bras. Thomblin ! Arrêtez-le ! Il a enlevé Alice !
Jefford entendit quelqu'un qui courait à l'aveuglette dans les
fourrés. Ce devait être Thomblin.
— Ojar ! appela-t-il.
— Oui, sahib.
Ojar surgit de l'obscurité et les rejoignit prestement.
— Je le veux vivant, ordonna Jefford.
Il serra Madison sur sa poitrine. Sans la lâcher, il prit un
couteau pour trancher les liens de ses poignets.
Ojar avait juste disparu dans le noir derrière la statue, quand
un coup de pistolet retentit.
— Ojar ? lança Jefford.
Madison tremblait de tous ses membres et haletait, mais il
savait qu'elle n'avait rien.
— Ce n'était pas moi, sahib, répondit le jeune homme.
—Non, c'était moi.
Thomblin sortit de l'obscurité, à la lueur des torches,
brandissant un pistolet.
Jefford prit Madison au creux d'un bras et leva son fusil.
— Je suis meilleur tireur que vous, Thomblin. Baissez ça.
— Je vais vous tuer, je le jure, menaça Thomblin, la voix
tremblant de frayeur. Ou elle.
Il tourna le pistolet pour viser Madison.
—Vous ne survivrez pas, dit Jefford d'un ton impassible.
C'est la juridiction de mon père.
— Il n'a pas d'autorité sur moi ! se récria Thomblin, le visage
pâle.
Une blessure saignait au-dessus de son sourcil.
— Je suis un citoyen britannique, j'ai des droits !
Il secoua la tête avec frénésie, de l'écume volant de sa
bouche.
— Ces païens ne peuvent pas me juger !
Jefford se rendait compte qu'il devait coucher Madison par
terre pour la mettre en sécurité, mais il connaissait l'expression
peinte dans les yeux de Thomblin, une expression désespérée.
Au moindre mouvement de sa part, cet homme infâme pouvait
tirer. Pour l'heure, la solution la plus sûre était d'essayer de le
convaincre d'abaisser son arme.
— Vous pensez que des lois vont empêcher ces soldats
d'accrocher une corde à une de ces branches ? Abaissez votre
pistolet et je vous protégerai. Je m'assurerai que vous soyez
correctement jugé.
— Non, marmonna Thomblin. Ils ne me pendront pas. Ils ne
le peuvent pas.
Il fit alors un brusque mouvement et Jefford se tint prêt. Il
poussa Madison à terre et obliqua de l'autre côté. Il n'arma pas
son fusil, car il savait que c'était inutile : il n'avait plus de
munitions.
Le pistolet de Thomblin explosa et Madison hurla. Tandis
que Jefford se jetait à terre, il vit du coin de l'œil que Thomblin
tombait.
On surgit des buissons, pointant son fusil, et s'arrêta net.
— Il s'est ôté la vie, lâcha-t-il avec mépris. Le lâche.
Madison se mit à genoux, couvrant son visage de ses mains.
Jefford la rejoignit et la prit dans ses bras.
Tout à coup, ils furent entourés par du bruit, celui d'hommes
qui arrivaient de toutes les directions.
Madison se raidit.
— Qui...
— Tout va bien, l'apaisa Jefford en se remettant sur ses pieds
et en la relevant avec lui. Ce sont les soldats de mon père. Ils ont
entendu les coups de feu.
Madison hocha la tête, le visage enfoui dans sa chemise. Puis
elle se redressa brusquement.
— Votre mère ? demanda-t-elle dans un murmure.
Il la prit par les deux bras et l'écarta pour pouvoir la regarder
dans les yeux. Ils étaient pleins de larmes, et une boule se forma
dans la gorge de Jefford tandis qu'il luttait pour dominer ses
émotions.
— Nous devons nous empresser de rentrer si nous voulons la
revoir vivante.

L'agonie de lady Moran ne fut pas du tout ce à quoi Madison


s'attendait. Après avoir nourri Wills, elle avait rejoint Jefford et
le rajah près du lit de sa tante, avec le bébé. Il n'y eut pas de
larmes, pas de lamentations. Pour la première fois depuis de
nombreux mois, la femme que Madison en était venue à aimer si
profondément ne semblait plus souffrir.
Kendra ouvrit les yeux plusieurs fois et sourit. Elle parut
comprendre que Madison avait été retrouvée, même si, lorsqu'ils
étaient rentrés, il était trop tard pour expliquer ce qui s'était
passé. Elle embrassa son petit-fils avant qu'il soit emmené par sa
nourrice, puis elle tendit la main vers ceux qu'elle aimait.
— Madison, murmura-t-elle.
Madison prit sa main et la pressa contre ses lèvres,
combattant ses larmes.
— Je suis là.
— C'est une sacrée aventure que nous avons vécue cette
année, vous et moi, pas vrai ? chuchota Kendra, trop faible pour
ouvrir les paupières.
Madison rit doucement, ravalant un sanglot.
— Une sacrée aventure.
— Vous avez été un cadeau pour moi, poursuivit lady
Moran. Vous avez apporté tant de lumière dans ma vie. Dans la
vie de mon fils.
— Tante Kendra...
— Chut... Je sais, je sais.
Elle prit une inspiration tremblante.
— Jefford ?
— Je suis là.
A son tour, il s'empara de sa main.
— Je veux que vous sachiez que je vous aime, dit-il, la voix
emplie d'émotion.
— Je sais.
Kendra sourit de nouveau, des larmes glissant de ses yeux
fermés.
— Promettez-moi seulement que vous prendrez soin d'elle,
de ma Madison.
— S'il vous plaît, ne parlez pas ainsi.
— Et des bébés. Je veux beaucoup de petits-enfants.
Jefford lissa sa main ridée et la baisa.
— Vous avez toujours aimé me donner des ordres.
— Bien sûr, à quoi d'autre sert une femme dans la vie d'un
homme ? Vous devez aussi me promettre que vous serez bon
avec votre père. Ce n'est pas sa faute si je me suis enfuie et si
vous n'avez pu le connaître comme vous l'auriez dû.
Jefford hocha la tête.
— Maintenant, embrassez-moi et laissez-moi avec mon
Tushar.
Il embrassa une dernière fois sa joue sèche et se retira,
Madison à son bras, pour laisser son père et sa mère dans
l'intimité.
Ils restèrent dans l'ombre de la chambre, sans se toucher, et à
chaque instant qui passait Madison avait l'impression que Jefford
s'éloignait d'elle.
Un moment plus tard, les paroles du rajah résonnèrent dans
la grande pièce aérée et dans l'esprit de Madison :
— Elle est partie.
Des larmes roulèrent sur les joues de Madison tandis qu'elle
se tenait derrière les rideaux de soie de la chambre de sa tante.
Lorsqu'elle regarda Jefford, il ne pleurait pas, mais la tristesse de
son visage était encore plus difficile à supporter que la perte de
la précieuse vie qui venait de s'éteindre dans le lit.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, désirant aller à lui mais
ayant l'impression que ses attentions n'étaient pas les bienvenues.
Il resta immobile, les bras sur les côtés.
— Merci, dit-il avec raideur. Et maintenant qu'elle n'est plus
là, je veux que vous sachiez que je vous libère de notre mariage.
— Quoi ? s'écria-t-elle en levant les yeux vers lui dans la
pénombre, ses paroles la prenant complètement de court.
— Je sais que vous ne vouliez pas m'épouser, et même si
Thomblin n'était pas votre but, cela ne veut pas dire que je l'étais.
Madison sentit la tête lui tourner. Il la renvoyait...
Maintenant que sa mère était partie, maintenant qu'il avait rempli
son devoir envers elle, il ne voulait plus d'elle.
— Jefford...
Il leva la main.
— Laissez-moi dire ceci. Je ne vous prendrai pas Wills. Je
sais combien vous l'aimez. Nous pouvons vivre comme vous le
choisirez. Je peux m'installer dans le palais de mon père ; ainsi,
je pourrai voir Wills chaque jour. Je vous donnerai ce palais au
nom de Wills, afin qu'il lui soit transmis un jour.
Le cœur de Madison était déjà brisé par la mort de sa tante, et
maintenant ses éclats tombaient sur le sol de terre cuite. Jefford
les écrasait sous ses bottes boueuses. Il ne l'aimait pas. Il ne
l'avait jamais aimée. Il l'avait épousée pour complaire à sa mère,
et maintenant que Kendra n'était plus là il ne voulait plus rien
avoir à faire avec elle.
Derrière elle, Madison entendit le tonnerre. Lady Moran
avait demandé que les portes-fenêtres du jardin restent ouvertes
pour qu'elle puisse sentir la pluie. A présent les gouttes
tombaient, de plus en plus fort.
— Oui, s'entendit-elle répondre, la poitrine contractée par la
colère à l'idée qu'il la traite de cette façon. Vous pouvez divorcer
de moi. Comme vous voudrez.
Ne pouvant supporter de le regarder, elle s'éloigna, quitta la
chambre et traversa l'antichambre.
Si Jefford avait fait un pas vers elle... Juste un pas... S'il avait
dit un mot... Mais il ne le fit pas.
Dans le corridor rose, Madison leva les yeux vers le ciel bleu
peint sur le plafond voûté. Elle était trop brisée pour pleurer.
Trop furieuse pour casser quelque chose. Dans sa chambre, elle
tomba sur son lit et tourna son visage pour écouter la pluie. Les
pluies de la mousson.

Jefford passa près du lit de sa mère. Son père était assis


paisiblement à côté d'elle, lisant son livre de prières. Il savait que
le jour viendrait où il consolerait son père, mais ce n'était pas le
moment. Pas encore. La mort de Kendra était encore trop à vif.
Il passa entre les rideaux aux tons colorés, laissant derrière
lui la femme qui avait été son univers pendant trente-cinq ans, et
sortit dans la cour. Il fut immédiatement trempé par la pluie
battante, mais il s'en moquait. S'il restait à l'intérieur, il
deviendrait fou.
Il contourna une jarre en terre cuite contenant les orchidées
de sa mère, ruisselantes de pluie. C'était presque l'aube, et il ne
pourrait pas garder son chagrin pour lui beaucoup plus
longtemps. Bientôt, il devrait annoncer la mort de lady Moran.
Il suivit une allée en pierre, longea une fontaine, puis les
roses et le jasmin qui emplissaient l'air de leur parfum. Devant
un banc en pierre, ses genoux fléchirent et il s'assit. Il contempla
fixement le palais. Il n'y avait presque plus de lampes éclairées.
Seulement dans les appartements de sa mère et... Il détourna son
regard.
Une lampe brûlait dans ses propres appartements. Les pièces
qu'il avait partagées avec Madison. Même en dormant sur le
divan, ces mois avaient été les meilleurs de sa vie. Il avait été
heureux d'être simplement près d'elle, de sentir le parfum de ses
cheveux, de sa peau, et même l'odeur de peinture à l'huile sur ses
doigts.
Il prit son visage dans ses mains, craignant de se mettre à
pleurer.

Madison roula sur le côté pour regarder la pluie qui se


déversait du ciel. C'était presque l'aurore, et même sous la pluie
battante les jardins de sa tante Kendra lui paraissaient
magnifiques.
Un mouvement, dehors, attira son attention et elle reconnut
tout de suite la silhouette.
Elle réprima un sanglot en observant Jefford qui s'asseyait
sur un banc en pierre. Puis, quand elle le vit prendre son visage
entre ses mains, elle se remit à pleurer, son cœur se brisant non
pour elle-même, mais pour lui. Il n'avait pas à être seul.
Ces mots se formèrent dans sa tête et vinrent se loger au
creux de son estomac, lui coupant le souffle.
Jefford n'avait pas à être seul en un moment pareil.
Est-ce qu'il ne s'en rendait pas compte ? Ne se rendait-il pas
compte qu'elle l'aimait ? Ne se rendait-il pas compte que, s'il
donnait seulement un petit peu, elle pourrait lui donner
tellement?
Elle s'assit brusquement, repensant à la conversation qu'ils
avaient eue moins de douze heures plus tôt. C'était comme si
quelqu'un avait allumé une lampe dans sa tête. A ce moment-là,
elle avait accusé Jefford de ne pas dire ce qu'il pensait. Ce qu'il
croyait. Ce qu'il éprouvait.
Mais s'il ignorait ce qu'elle ressentait, elle ? Quand lui avait-
elle parlé de ses sentiments ?
Essuyant hâtivement ses larmes, Madison sortit du lit et alla
aux portes-fenêtres qui donnaient dans le jardin. Elle devait lui
dire, même s'il la repoussait. Même s'il lui déclarait qu'il ne
l'aimait pas, qu'il ne l'aimerait jamais, elle devait prononcer ces
paroles.
Elle mit un pied devant l'autre et sortit sous la pluie battante.
— Jefford !
Il se leva du banc.
Elle fit un autre pas vers lui, ses larmes se mêlant aux
gouttes, ses cheveux plaqués dans son dos, son sari sale et
déchiré quasi transparent. Elle courait, maintenant, et il courait
vers elle. Ils se rejoignirent à mi-chemin entre le palais et le
banc.
— Jefford, je vous aime ! s'écria-t-elle en jetant les bras
autour de lui. Et même si vous ne n'aimez pas, je vous en prie, ne
divorcez pas de moi, ne me renvoyez pas.
Il l'écrasa dans ses bras.
— Si je ne vous aime pas ? Comment pourrais-je ne pas vous
aimer ? Je vous ai aimée depuis le jour où je suis entré dans votre
atelier par la fenêtre !
La chaleur de ses bras dissipait la froideur de la pluie et le
brouillard qui habitait l'esprit de Madison. Elle se pencha en
arrière pour le regarder dans les yeux.
— Vous m'aimez ? Vous m'avez aimée depuis ce moment-
là?
Elle faillit rire. Elle était soudain si heureuse qu'elle en avait
le tournis.
— Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit ?
— Je ne sais pas.
Il eut un rire rauque.
— J'avais peur. Je pensais que vous ne pourriez jamais
m'aimer. Une femme aussi belle, aussi intelligente, obstinée ne
pouvait pas m'aimer, dit-il en riant à nouveau.
Il fit tourner Madison autour de lui et elle leva les pieds et ria
à son tour.
— Il m'aime ! s'écria-t-elle, renversant la tête en |li irn- pour
laisser couler la pluie sur son visage.
Il se pencha au-dessus d'elle.
— Je n'ai été qu'un sot. Je suis désolé.
Elle passa sa main sur sa joue lorsqu'il lui remit les pieds à
terre, et elle plongea les yeux dans ces yeux qu'elle aimait tant.
Les cheveux trempés de Jefford collaient à son visage. La pluie
ruisselait sur son front, sur son nez. Le front qu'elle aimait, le
nez qu'elle aimait.
— J'ai été aussi sotte que vous, dit-elle. Je vous en prie,
pardonnez-moi.
Nous nous pardonnerons mutuellement, dit-il en In serrant
contre lui. Je vous aime, Madison. Je vous minerai toujours. Je
vous serai toujours fidèle. Je vous le promets.
— Vous n'avez pas à faire ces promesses, murmura-t’elle en
écartant ses cheveux mouillés de son visage. Aimez-moi juste
maintenant, Jefford.
II la souleva dans ses bras et quitta la pluie battante pour
passer entre les rideaux de soie, pénétrer dans leur chambre et
dans leur nouvelle vie ensemble.
Épilogue

Trois ans plus tard

— Wills ! appela Madison en suivant l'allée du jardin.


Elle ramassa d'abord une sandale, puis la deuxième, et
finalement une série de vêtements de soie semés dans l'herbe
comme autant de taches colorées.
— Wills, où es-tu ?
La tigresse Rani gronda d'un ton joueur et Madison suivit ce
son en s'éloignant de l'allée pour passer sous des palmes.
— Si nous jouons à cache-cache, lança-t-elle à son fils en
rassemblant ses habits sur son bras, je t'ai dit que tu devais
d'abord me prévenir !
Elle entendit le rire d'un petit garçon. La tigresse blanche
gronda encore, puis ronronna. Madison savait qu'elle approchait
de la cachette.
— Hmm, dit-elle à haute voix. Si j'étais un petit garçon et un
gros tigre, où est-ce que je me cacherais de ma mère pour ne pas
avoir à faire la sieste ?
Un autre rire.
Puis Madison entendit une voix grave, masculine. Suivie
d'un nouvel éclat de rire.
Un arbre voisin, couvert de fleurs blanches, remuait d'une
façon peu naturelle et elle leva les yeux. Au-dessus de sa tête,
Wills était assis sur une branche, tout nu, balançant les jambes et
ses petits pieds. Ses cheveux étaient trempés et son corps mouillé
brillait. Manifestement, il avait encore joué dans l'une des
fontaines en pierre du jardin.
— Wills ! s'écria-t-elle en essayant de chasser sa peur de sa
voix. Comment es-tu monté là-haut ?
La tigresse sortit d'un pas languide des buissons qui se
trouvaient derrière l'arbre et s'étendit au soleil sur la pierre
chaude de l'allée.
Wills se couvrit la bouche de la main et gloussa en regardant
au-dessus de lui.
Les yeux de Madison s'élargirent quand elle suivit son
regard. A plusieurs pieds au-dessus du petit garçon, Jefford était
également assis sur une branche, ne portant qu'un caleçon. Il
était tout mouillé lui aussi.
— Jefford ! s'écria-t-elle, indignée. Vous devriez savoir qu'il
y a mieux à faire, même s'il ne le sait pas !
Elle désigna le sol d'un doigt.
— Descendez de cet arbre, tous les deux !
Wills éclata de rire quand Jefford sauta à bas de l'arbre,
atterrissant sur ses pieds nus près de Madison. Puis il fit un signe
à son fils et celui-ci se jeta sans peur dans ses bras tendus.
— Sevti t'a cherché partout ! gronda Madison en enfilant la
petite kurta de soie de Wills sur son corps nu.
— On jouait, papa et moi, expliqua le petit garçon.
— C'est ce que je vois.
Elle darda un regard noir sur son mari.
— Je ne sais pas lequel de vous deux est le pire.
— Princesse ? appela Sevti en venant vers eux.
— Oui, Sevti, répondit Madison qui se tourna vers la
nourrice de son fils. J'ai trouvé votre petit garçon égaré.
Apparemment, son père et lui se sont de nouveau baignés dans
les fontaines.
Sevti sourit timidement, prit le reste des habits à sa maîtresse
et tendit la main à l'enfant.
— Va avec Sevti, à présent, ordonna Madison de sa plus
belle voix de mère. Tu dois faire la sieste si tu veux rester à la
fête ce soir.
— Est-ce qu'il y aura des singes ? demanda Wills en ouvrant
de grands yeux excités.
Madison regarda Jefford en s'efforçant de ne pas rire.
— Je crois que ton père en a fait venir plusieurs.
— C'est vrai, papa ?
— Oui. Maintenant, fais ce que dit ta mère. Vous pouvez
l'emmener, Sevti.
— Oui, rajah.
La jeune fille s'inclina avec respect. Le petit garçon rit, battit
des mains et s'éloigna en gambadant avec sa nourrice.
Madison les suivit des yeux, songeant combien il lui semblait
encore étrange de s'entendre appeler « princesse » et d'entendre
Jefford être appelé « rajah ». Tant de choses s'étaient passées au
cours des quatre ans écoulés depuis qu'elle avait quitté Londres
que sa vie en Angleterre ne lui semblait plus réelle.
Après la mort de Kendra, Tushar avait commencé à former
son fils pour qu'il prenne sa suite dans son palais lorsqu'il ne
serait plus là. Au début, cela avait été difficile pour Jefford ; il
aurait voulu penser que son père vivrait toujours, ou au moins
assez longtemps pour qu'ils aient le sentiment d'avoir vraiment
appris à se connaître. Mais le rajah semblait savoir que ses jours
sur Terre étaient comptés et, avec de la persuasion de sa part et le
soutien de Madison, Jefford s'était résolu à endosser la position
de son père. Quand Tushar était mort dans son sommeil un an
seulement après le décès de sa femme, d'un cœur inconsolable,
pensaient certains, Madison avait été sûre qu'il était parti en
sachant que son peuple serait bien gouverné et bien protégé par
son fils.
Bien que Jefford ait hérité du titre de son père, Madison et lui
avaient décidé de rester au palais des Quatre-Vents, parce qu'il
était moins prétentieux et leur rappelait Kendra. Le palais du
rajah abritait maintenant des bureaux du gouvernement, ainsi
qu'une école et un petit hôpital. Jefford avait confié le plus gros
de la production d'indigo à George, et celui-ci vivait toujours
avec Sashi dans une aile du palais. En tant que nouveaux parents
d'une petite Alice, baptisée d'après sa tante disparue, ils
affirmaient qu'ils avaient moins besoin d'intimité que des
conseils de Jefford et Madison pour bien élever leur enfant. Et,
avec George dirigeant les plantations, Jefford occupait
maintenant le plus clair de ses journées à ses devoirs de rajah,
gouvernant le district.
Lord Thomblin était mort depuis trois ans et la région avait
retrouvé la paix, sans la crainte d'autres enlèvements. Après la
mort de ce triste personnage, Jefford et son père avaient organisé
une enquête sur ses innommables activités. Alice ne fut jamais
retrouvée, malheureusement, mais le trafic de traite de Blanches
fut démantelé, et plus d'une douzaine d'hommes — dont des
officiers britanniques de haut rang — furent jetés en prison pour
leur participation à cette abomination.
Madison se tourna vers son mari, incapable de réprimer un
sourire lorsqu'elle le regarda dans les yeux. Elle se sentait
tellement fortunée d'avoir trouvé un homme avec qui partager sa
vie, un homme qui l'aimait aussi profondément qu'elle l'aimait.
— Vraiment ! lança-t-elle d'un ton faussement grondeur. Ne
vous ai-je pas dit, à tous les deux, de vous tenir à l'écart des
fontaines ? De quoi cela a-t-il l'air, un grand rajah et son fils le
prince jouant dans des bassins faits pour les oiseaux ?
— Je suppose que vous devrez me laisser construire ce
bassin pour nager, répondit Jefford en l'attirant dans ses bras.
Alors nous laisserons vos fontaines tranquilles.
Madison lui enlaça le cou.
— J'en doute.
Il rit et l'embrassa.
— Mmm. Vous avez un goût délicieux.
Il passa un doigt sur son nez.
— De la peinture ? demanda-t-elle, savourant la sensation de
ses bras autour d'elle.
Il frotta doucement la tache qui maculait sa peau.
— Qu'avez-vous fait, aujourd'hui ?
— Vous voulez venir voir ?
Il lui mordilla le lobe de l'oreille.
— Je préférerais continuer ceci.
Elle posa sa bouche sur la sienne, taquinant sa lèvre
inférieure de la pointe de sa langue.
— Venez voir, et ensuite nous irons dans nos appartements.
Wills dormira deux heures au moins.
— Marché conclu, ma femme.
Il l'embrassa avec fougue et lui prit la main.
— Je suis tout à vous. Emmenez-moi où vous voulez.
A peine capable de contenir son excitation, Madison
l'entraîna hors des jardins, à l'intérieur du palais.
— Où allons-nous ? demanda-t-il.
Ils se rendirent dans le vestibule circulaire que Madison avait
décoré durant la première année de leur mariage.
— J'ai fait quelques retouches et je pense que cela vous
plaira de les voir.
— Madison, vous savez combien j'aime cette fresque, surtout
depuis que j'en fais partie. J'aurais préféré que vous ne la
modifiiez pas.
Elle lui fit contourner une échelle et le carré de tissu sur
lequel ses peintures étaient posées.
— Oh, je crois que vous aimerez ce changement. Jefford
s'arrêta devant l'éléphant avec le howdah sur son dos. Il
contempla la peinture pendant un moment.
— Quel changement ? Je ne vois pas... Madison rit et lui
adressa un grand sourire. Le howdah la contenait, elle, ainsi que
Jefford et Wills. Mais il y avait un ajout. Elle avait dans les bras
un minuscule petit paquet.
Jefford le vit enfin et regarda sa femme.
— Un bébé ? murmura-t-il. Madison ne pouvait cesser de
sourire.
— Etes-vous content ?
— Content ?
Il l'enlaça et la souleva de terre.
— Je suis enchanté. Transporté. Je...
— Allons, allons ! dit-elle en riant et en l'embrassant.
— Pour quand ? demanda-t-il.
Il la remit sur ses pieds et plongea les yeux dans les siens.
— Pas avant six mois, au moins.
Le visage de Jefford exprima aussitôt de l'inquiétude.
— Vous sentez-vous bien ? Vous n'avez pas été malade,
n'est-ce pas ?
Elle secoua la tête.
— Pas du tout.
— Un bébé..., répéta-t-il à mi-voix. Je ne puis croire que
nous allons avoir un autre enfant.
Main dans la main, ils longèrent le couloir qui menait à leurs
appartements — l'ancienne suite de Kendra.
— Pourquoi êtes-vous si surpris ? Vous savez comment on
fait les enfants, non ?
Jefford rit de nouveau.
— C'est juste que je suis si heureux !
Il ouvrit la porte de leurs chambres. A l'intérieur, les rideaux
étaient tirés pour tamiser le chaud soleil de midi et les pièces
étaient plongées dans la pénombre, fraîches et attirantes.
— Je suis contente, dit Madison.
— Avez-vous songé à un nom pour ce nouveau petit prince
ou cette nouvelle petite princesse ?
— Oui. Son Altesse royale la princesse Kendra, deuxième du
nom.
— Et si c'est un autre garçon ?
— Le prince Kendar sonne bien. A moins que cela ne vous
plaise pas...
— Donnez-moi un autre enfant comme notre Wills et vous
pourrez l'appeler comme vous voudrez.
— Une, précisa Madison en riant doucement. C'est une fille.
— Vous en êtes certaine ?
— L'intuition maternelle.
Dans l'intimité de leur chambre, elle passa les bras autour du
cou de son mari et l'embrassa passionnément.
Il s'écarta.
— Etes-vous sûre que nous pouvons...
— Par les dents d'Hindi ! murmura-t-elle en moulant ses
hanches contre les siennes d'un geste provocant. Je suis enceinte,
pas malade.
Elle frotta son nez sur celui de Jefford, le regardant dans les
yeux.
— En outre, certains disent que c'est exactement ce qu'il faut
pour éviter les malaises à une femme pendant sa grossesse.
— Vraiment ?
Jefford haussa malicieusement un sourcil noir.
— Dans ce cas, je vais certainement faire mon devoir.
Madison renversa la tête en arrière, riant, tandis qu'il la
soulevait dans ses bras et la portait jusqu'au lit.
— Dites-le, demanda-t-elle.
— Je vous aime.
— Dites-le encore.
C'était un jeu auquel ils jouaient, mais il était important pour
eux. Après la mort de Kendra, ils s'étaient promis de se répéter
ces mots chaque jour, durant le reste de leur vie, même s'il leur
arrivait d'être irrités ou fâchés l'un contre l'autre.
Jefford l'allongea sur le lit couvert de soie verte et abaissa la
tête sur elle, la capturant de son regard de velours noir.
— Je vous aime, princesse Madison. Je vous aimerai toute
ma vie et au-delà.
Madison ferma les yeux tandis que sa bouche caressait la
sienne.
— Je vous aime, rajah, murmura-t-elle contre ses lèvres. Je
vous aimerai toujours, et au-delà.

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