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HENRY RICHARD
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PARIS
LIBRAIRIE CHAPELOT
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La Syrie et la Guerre
Henry RICHARD

La Syrie
et

la Guerre
AVEC UNE CARTE

PARIS
LIBRAIRIE CHAPELOT
MARC IMHAUS ET RENÉ CHAPELOT, ÉDITEURS
30, Rue Daupïiine, VI«— (Même Maison à Nancy)
1916
Copyright by Marc Imbans et René Chapelot içiô.

'^3
AVANT-PROPOS

Vieille de plusieurs siècles, tour à tour re-


prise et délaissée, voici que la question syrienne
se pose actuellement avec plus d'acuité que
jamais.
Depuis quelques années, elle s'était réveillée.

Au Parlement, dans la presse, des voix auto-


pour la rappeler à l'atten-
risées s'étaient élevées
tion de la France. Tour à tour, MM. Poincaré,
Doumergue, Georges Leygues, Doumer, notam-
ment, affirmaient que rien ne nous empêcherait
de faire respecter nos droits dans le Levant. Et
l'on pressentait que l'heure était proche où il

faudrait se décider à « partir pour la Syrie ».

Cette heure est venue. Elle a sonné dès le

moment où la Turquie s'est jetée dans le formi-


dable conflit qui agite le monde. C'est alors que,

simultanément, les Chambres de Commerce de


Lyon el de Marseille, le Comité de l'Asie fran-
çaise, M. le Sénateur Etienne Flandin, d'autres
encore, sont intervenus en faveur d'une occupa-
— 6 -
tion de la Syrie. Ils en ont démontré la néces-
sité au point de vue politique et économique.
Un Syrien de marque, le Comte Cressaty, a fait

suivre la retentissante conférence qu'il pronon-


çait en 1913 d'une étude qui, par sa documen-
tation précise, constitue un fonds auquel chacun
a dû puiser.
Tous les articles publiés sur la Syrie, il m'a
paru intéressant de les condenser en une seule
étude qui dispensât de minutieuses recherches
et permit de se mettre facilement au courant de
la question. C'est à ce but que répond ce travail.
Pour l'effectuer, j'ai puisé à toutes les sources
de renseignements que j'ai pu découvrir; j'ai

fait de larges emprunts à l'abondante bibliogra-


phie syrienne et n'ai rien avancé que je n'aie
soigneusement contrôlé.

Peut-être estimera-t-on que j'ai fait une place


trop grande à certaines considérations qui, de
prime abord, semblent étrangères à mon sujet.

Elles s'y rattachent cependant par des liens


étroits. Il m'a paru, en effet, que la question
syrienne ne devait pas seulement être étudiée
pour elle-même mais aussi pour ceux de ses
— 7 —
côtés qui revêtent un caractère d'intérêt natio-
nal, notre politique musulmane et notre expan-
sion coloniale notamment.
Enfin, depuis que j'ai entrepris cette étude,
les événements ont marché. Le cadre de la

guerre s'est élargi et, dans une certaine mesure,


son centre de gravité s'est déplacé. Je me suis
efforcé de démontrer —
encore qu'il y ait tou-
jours quelque danger à vouloir prophétiser <

que la conception du « Berlin-Bagdad » n'était


pas seulement d'ordre économique ou financier ;

que, soudés par le rail, l'Empire Allemand et la

Turquie pourraient acquérir des forces nouvel-


les. Cette soudure est en voie de réalisation et
si nous ne pouvons l'empêcher du moins serait-
elle rendue inopérante si l'Asie Mineure et la
Syrie tombaient aux mains de la Quadruple
Entente. Nous fermerions ainsi les portes de
l'unique réservoir où Turcs et Allemands peuvent
puiser librement tout ce dont ils ont besoin.
Nous les empêcherions d'étendre la guerre jus-
qu'aux confins de l'Egypte. L'occupation de
points tels que Beyrouth, Jérusalem et Damas
aurait, dans nos possessions musulmanes et

dans celles de l'Angleterre, un énorme retentis-


sement et nous permettrait d'annihiler l'avan-
tage pris par nos adversaires à la suite de l'in-
succès de nos efforts dans la presqu'île de Gal-
lipoli.

Ce programme est-il encore réalisable? Je


l'ignore ; mais, s'il l'est actuellement il ne le sera
sans doute pas longtemps.
Quoiqu'il en puisse être, que ce soit de suite
ou plus tard, la question syrienne doit prendre
fin avec la guerre et l'on concevrait difficilement
que l'occasion qui nous est offerte de prendre
enfin possession d'un pays où tout nous appelle
ne fût pas mise à profit.
1 er novembre 1915.
CHAPITRE I

POURQUOI
LA FRANCE DOIT OCCUPER LA SYRIE

Relations politiques. — Lorsqu'on étudie notre


histoire à ce point de vue spécial, on est frappé
de la place qu'y tiennent, depuis des siècles, les
questions syriennes. On peut affirmer que nul pays
n'a excité, autant que la Syrie (1) le constant intérêt
de la France qui n'a jamais cessé, malgré d'appa-
rentes solutions de continuité, d'y exercer son ac-
tion.
Les relations officielles entre la Syrie et la France
remontent au vm e
siècle. A cette époque, la Syrie
était sous la dépendance de l'illustre sultan Haroun
al Raschid. Ce dernier avait compris que seul l'apla-

nissement des difficultés d'ordre religieux pouvait


éviter à l'immense empire musulman qui s'étendait
jusqu'en Espagne d'entrer en lutte avec les puis-

Au cours de cette étude il ne sera question que de la Syrie.


(i)

La raison en est que dans la Syrie, j'englobe la Palestine qui ne


peut en être séparée. Cette question fait du reste l'objet d'un cha-
pitre spécial.
— 10 -
sances chrétiennes. Il envoyait donc à Charlemagne
— qu'il considérait comme le souverain de la plus
grande nation d'occident et le représentant le plus
autorisé et le plus puissant de la chrétienté — les
clefs du Saint Sépulcre et de la grotte de la Nativité
à Bethléem, reconnaissant ainsi au grand Empereur
un droit exclusif de protection sur les pèlerins chré-
tiens des Lieux Saints. En outre, et en échange de
certaines mesures prises par Charlemagne concer-
nant les Khalifes établis en Espagne, le sultan l'au-
torisait à fonder à Jérusalem un hôpital. Enfin, il

passait avec lui un véritable traité de commerce ap-.


plicable non seulement à la Syrie, mais encore à
l'Egypte.
On peut donc dire que depuis douze siècles la

France a pris pied en Syrie et ce sur l'invitation


spontanée du souverain du pays.
Le libéralisme dont avait fait preuve Haroun al

Raschid ne devait pas durer. Envahie par les Turcs


Seljoucides qui s'emparaient successivement de
Jérusalem, de Damas et d'Anlioche vers la fin du
onzième siècle, la Syrie tombait entre leurs mains
et ils y introduisaient ce régime d'intransigeant et
sanglant sectarisme par lequel ils se sont toujours
si tristement signalés à l'égard des populations
n'appartenant pas à la même religion qu'eux, les
chrétiens en particulier.
Le pillage des pays syriens, les massacres de
chrétiens et enfin l'interdiction des pèlerinages en
— 11 —
Terre Sainte amenèrent une intervention de la chré-
tienté. Aux récits pathétiques de Pierre l'Ermite, le
monde chrétien s'indigna. Ainsi naquirent les croi-
sades. Bien que plusieurs nations européennes y aient
participé, on peut soutenir avec M. Etienne Lamy
que les croisades furent essentiellement françaises
« par leurs origines, les lieux où les principales
« d'entre elles furent décidées, le nombre des combat-
« tants, la gloire, la persévérance, le succès et les
« charges. » (1)

La Syrie conquise, c'est à des princes français


qu'étaient attribués le royaume de Jérusalem, le

comté de Tripoli, les principautés d'Antioche et


d'Edesse (Or fa).
Durant deux siècles, ainsi que le constate le Géné-
ral dé Torcy dans la remarquable étude qu'il a con-
sacrée à la Syrie, « sous la direction matérielle et
« morale de la monarchie française les chrétiens

« d'Europe allaient donner à l'Islam, dans tout


« l'Orient méditerranéen, un assaut qui, pour avoir
« été politiquement infructueux, ne fut pas inutile
« cependant à la cause de la civilisation chrétienne
« et où il est, en tous cas, pleinement légitime de
« voir l'un des principaux fondements de la tradition-

« nelle influence de la France dans ces régions » (2).

Comme le fait ressortir le Général de Torcy,

Etienne Lamy (La France au Levant).


(1)
Général de Torcy.
(2)

Notes sur la Syrie parues dans le

Bulletin de la Société de Géographie du 15 mars 1913.


12

l'œuvre des croisés devait demeurer politiquement


infructueuse en ce sens, tout au moins, que le magni-
fique mouvement qui avait poussé la chrétienté et la
France en particulier à essayer de délivrer la Syrie
du joug musulman n'avait abouti qu'à une occupa-
tion malheureusement éphémère du pays. Mais il

n'en reste pas moins que cette occupation y a con-


sacré la suprématie delà France., suprématie morale
si l'on veut, mais suprématie indiscutable cependant,
reconnue même par les Turcs au moment où ils

réussissaient à reprendre possession du pays. En


effet, après son expédition malheureuse d'Egypte,
St-Louis obtenait la signature d'un accord aux
termes duquel la France était autorisée à installer

un consul à Tripoli de Syrie cependant que d'im-


portants privilèges étaient consentis à ceux de nos
nationaux installés dans le Levant (1).

Après les Croisades, la Syrie redevient turque mais


elle ne cesse d'être l'objet de la préoccupation cons-
tante de la France qui ne manque jamais d'affirmer
tout l'intérêt qu'elle lui porte. Le cadre nécessaire-
ment restreint de cette étude nous empêche de nous
étendre sur les actions diplomatiques et militaires qui
ont marqué cetl e ligne de conduite dont la persévérance
à travers les siècles est un des traits les plus caracté-
ristiques de notre histoire. Nous nous contenterons
de rappeler les plus importantes de ces actions.

(1) Correspondance de François de Noailles, évêque d'Acqs,


avec Charles IX (rapporté par le Général de Torcy).
— 13 —
C'est, en premier lieu, l'aide morale et matérielle

apportée par la France aux différents ordres, à la


fois religieux et guerriers, qui, installés soit en Syrie
même, soit dans les îles de l'Asie Mineure, mènent
le bon combat contre les Turcs et sont les sentinelles

avancées de la nation dans le Levant.


Plus tard, — et dès le règne de François e1 '
— la
France obtient de la Turquie le régime des « capi-
tulations » qui constitue la base du protectora t

qu'elle exerce sur tous les chrétiens d'Orient.


Ce protectorat fut confirmé à plusieurs reprises
sous l'ancienne monarchie. Il revêtit même une
telle force que pendant deux siècles, ainsi que le
fait observer le Comte Cressaty, (1) « en vertu d'un
« privilège spécial, nul Européen ne put avoir de
« rapports avec la Turquie que par l'intermédiaire
« et sous le couvert de la France qui jusqu'au
« xvii siècle fut seule admise au bénéfice de l'exter-
« ritorialité. — Plus près de nous, les titres de la
« France à l'attribution de la Syrie résultent encore
« des traités de Paris, de Londres, de San Stefano,
« de Berlin et des circulaires de Léon XIII en 1888
« et 1898. Ils résultent, enfin, de l'intervention diplô-
me matique de la France en faveur des chrétiens de
« Syrie, lors des massacres de 1845 et de son inter-
« vention militaire lors des massacres de 1860 par
« l'envoi d'un corps expéditionnaire qui exigea, avec

(1) Comte Cressaty. La France et la question syrienne. (Revue


politique et parlemen juin 1915).
— 14 —
« le châtiment des coupables, l'autonomie du Liban.
« Non moins que par les représentants de l'ancienne
« monarchie le protectorat français en Orient fut
;

« maintenu jalousement par les hommes de la Con-


« vention et du Comité du Salut Public, par le Di-
te rectoire, par le premier et le second empire. De
« telle sorte qu'on peut dire que de Charlemagne
« jusqu'à nos jours, la France a toujours considéré
« la Syrie comme un patrimoine moral et couvert le

« peuple syrien d'une maternelle protection ».

On ne peut résumer la question avec plus de pré-


cision et plus de force. La France a, en effet, tou-
jours jalousement défendu ses prérogatives en Syrie.
La guerre de Crimée a été amenée, en partie, par le
souci qu'avait le second empire de ne pas laisser
amoindrir, par la Russie, son protectorat dans le

Levant. Quoiqu'on en ait dit, il y avait là autre chose


que des « ridicules querelles de moines ». — Sous
le couvert de menus incidents, il n'était rien moins
question que de saper notre influence en Orient. —
Le sang français a donc coulé en Crimée pour
défendre nos droits sur la Syrie et bien que les deux
glorieuses armées alors en présence combattent
aujourd'hui de concert contre un ennemi commun,
bien que le souvenir des différends d'antan soit depuis
longtemps effacé, il n'en fallait pas moins rappeler
démontrer
cet épisode de la question syrienne pour
que nous avons autre chose à revendiquer en Syrie
que des droits moraux.
— 15 —
Il est regrettable que la France, lors des massacres
qui nécessitèrent son intervention en Syrie en 1861,
se soit bornée à une simple démonstration militaire,
qu'elle n'ait pas profité de la circonstance pour
annexer purement et simplement le pays et le sous-

traire définitivement à l'autorité turque. Les malheu-


reuses populations syriennes avaient envisagé leur
délivrance et leur rattachement à la nation dans
laquelle elles avaient mis toutes leurs espérances.
Leur désappointement fut grand lorsqu'elles appri-
rent que l'évacuation était décidée. Sans doute
avions-nous exigé de la Turquie l'assurance formelle
que désormais les agissements qui avaient motivé
notre action ne se renouvelleraient plus. Mais les

Syriens savaient par leur expérience personnelle et


les enseignements de leur histoire ce que valent les

promesses et même les engagements turcs En ! orien-


taux fatalistes ils se résignèrent et attendirent que
sonnât l'heure de la délivrance. Ils attendirent et ils

attendent encore mais ils travaillèrent à rendre encore


plus puissants les liens qui les unissaient à la France
en s'instruisant davantage dans notre langue, dans
nos institutions malgré la rude concurrence que nous
;

faisait subir l'étranger tant au point de vue intellec-


tuel que commercial et politique, ils voulurent deve-
nir encore plus français qu'ils ne l'étaient et justifier
cette profonde parole de Lamartine : « La Syrie est
« une admirable colonie française qui attend la

« France ».
16

Etablissements Français. — Les différents traités


passés depuis 12 siècles avec la Turquie au sujet du
Levant n'ont pas eu seulement pour but de nous
assurer la protection des populations chrétiennes
mais aussi de faire accorder à ceux de nos nationaux
installés dans le pays ou commerçant avec lui tous
les avantages et toutes les garanties désirables. A ce
double point de vue, nous avons toujours joui en
Syrie d'une situation prépondérante et privilégiée
qui a eu pour résultat de renforcer singulièrement
notre « clientèle » syrienne au sens le plus large
du mot.
Tous les efforts tentés, surtout durant ces dernières
années, par les autres puissances, malgré qu'ils fus-
sent souvent considérables et qu'aucun sacrifice n'ait
été épargné, se sont toujours heurtés aux sentiments
profondément francophiles des Syriens et n'ont en
rien amoindri notre situation dans le pays.
Cette situation, nous la devons, en premier lieu,
aux nombreux établissements de charité ou d'instruc-
tion répandus dans le pays, à tous les hospices, dis-
pensaires ou orphelinats religieux, à toutes les écoles
créées par des ordres réguliers, par l'Alliance fran-
çaise et la Mission laïque. La liste en est trop longue
pour que nous puissions les énumérer. Nous nous
bornerons à signaler d'après des indications du
Comte Cressaty que les écoles européennes et améri-
caines (car l'Amérique « travaille » très activement la
Syrie) sont fréquentées par près de 70.000 élèves.
— 17 —
Sur ce nombre, les écoles françaises comptent environ
40.000 élèves auxquels il convient d'ajouter les
10.000 enfants fréquentant les écoles indigènes où
le français est la base de l'enseignement.
Les écoles appartenant aux nations étrangères
(anglaises, russes, américaines, allemandes) comptent
environ 23.000 élèves, c'est-à-dire la moitié et encore
sont-elles obligées d'enseigner le français pour avoir
des élèves (1).

Il n'est pas sans intérêt de signaler que ces


40.000 élèves ne sont pas tous chrétiens; il se ren-
contre parmi eux de nombreux musulmans, preuve
évidente que l'enseignement donné aussi bien dans
les écoles congréganistes que laïques ne se préoccupe
en rien des questions confessionnelles
Les étrangers, eux-mêmes, reconnaissent combien,
à ce point de vue spécial, est grande notre influence
en Syrie. Voici ce que dit, dans son numéro du
5 avril 1914, le grand journal italien « la Stampa » :

« La France est devenue en Syrie indiscutable-


« ment souveraine. La Syrie est pénétrée jusqu'à la
« moelle d'influence française; son instrument d'ac-
« tion le plus puissant est l'école. Tous les Syriens
« cultivés,musulmans et chrétiens, parlent et pen-
te sent français. Tous les instruments de l'action
« française en Syrie perdent leur importance en
« présence de ce corps d'occupation majestueux et

(1) Comte Cressaty (op. cit.)

LA SYRIE ET LA GUERRE. 2
— 18 —
« silencieux campé en Syrie depuis cinquante ans et

« qui imprègne de sa culture l'élite arabe, accom-


« plissant la meilleure œuvre de pénétration poli-

« tique que puisse désirer un Gouvernement ».

Relations commerciales. — Sans doule, l'école a


été en Syrie notre plus puissant moyen d'action

puisque c'est que les Syriens se sont en


grâce à elle

quelque sorte francisés. Mais nous ne saurions par-


tager l'opinion de « la Stampa » lorsqu'elle soutient

que comparativement à l'Ecole tous nos autres ins-


truments d'action perdent leur importance. C'est
trop méconnaître la part considérable que l'on doit
équitablement attribuer à tous ceux qui depuis des
siècles se sont efforcés de développer nos relations
commerciales avec la Syrie et d'y entreprendre les
grands travaux indispensables à sa mise en valeur.
C'est ce qu'ont établi les Chambres de commerce de
Lyon et de Marseille lorsqu'elles ont exposé au Minis-
tère des Affaires Etrangères les raisons économiques
pour lesquelles la France devait occuper la Syrie.

Voici ce qu'écrivait, le 7 juin 1915, le Président de


la Chambre de commerce de Lyon à M. Delcassé :

« Les commerçants de Lyon, qui, de temps immé-

« morial font des affaires avec le Levant, sont venus


« nous faire part de l'émotion provoquée dans leur
« milieu par les bruits qui circulent au sujet des
« projets que l'on prête aux Gouvernements alliés

« relativement à la Syrie.
— 19 —
« Parler de l'abandon éventuel de la Syrie, total
« ou partiel, nous paraît un non sens et nous n'ima-
« ginons pas que la guerre actuelle, en ce qui con-
« cerne l'Orient, puisse avoir d'autres résultats que
« la consolidation de nos droits et de nos aspira-
« tions séculaires
« La Syrie est un pays producteur de soie, c'est-
« à-dire qu'elle dépend de notre grand marché
« lyonnais qui est actuellement le plus important
« centre du monde pour les matières soyeuses. La
« Syrie nous envoie en chiffres ronds 500.000 kilogs
« de soie par an, valant en année normale 25 millions
« de francs. Nos concitoyens ne se sont pas contentés
« d'importer les produits préparés par le travail
« indigène : ils ont eux-mêmes installé des filatures
« dans le Liban. Les opérations d'achat de cocons

« qui, chaque printemps, exigent des capitaux con-


« sidérables, sont faites avec leur argent. Ils con-
« naissent les centres de production, ils ont des
« rapports personnels avec les indigènes, avec les
« districts agricoles. Lyon et Marseille sont, dans
« toute la Syrie, aussi bien dans les montagnes que
« jusqu'aux confins du désert, les deux noms qui
« personnifient la France et contribuent à entretenir
« un prestige que tant d'événements depuis cin-
« quante ans ont failli compromettre. » (1).

Vers la même époque, M. Artaud, Président de la

(1) Cette lettre a paru dans le Bulletin de l'Asie française


(avril-juillet 1915).
— 20 —
Chambre de Commerce de Marseille adressait au
Ministre des Affaires Étrangères une longue lettre

dont nous croyons devoir donner les passages


essentiels qui prouvent combien sont anciennes et
considérables les relations commerciales entre la
Syrie et la vieille cité phocéenne (1) :

« Il ne paraît pas possible à notre Chambre qu'en


« l'occurrence du démembrement de la Turquie, le

« Gouvernement français se désintéresse de la

« Syrie, cette terre que, depuis des siècles, notre


« patrie a marquée de son empreinte à un tel point
« qu'on a pu l'appeler la France du Levant... Afin

« de justifier le vœu qui fait l'objet de ses instances,


« la Chambre de commerce de Marseille croit devoir
« rappeler sommairement, les raisons d'ordre
ici,

« historique et économique qu'elle a de s'associer


« directement à ceux qui réclament pour la France
« le droit de continuer et de parachever en Syrie et
« en Palestine sa mission tant de fois séculaire.

« Ce sont les citoyens marseillais qui, au lendemain


« des croisades, dès le xn e siècle, ont créé les rela-
« tions commerciales avec la Syrie. Par leurs propres
« moyens, ils ont lutté contre les cités rivales de
« Venise, de Gênes et de Pise. Dans les principales
« villes et ports de Syrie se fondèrent des colonies de

(1) Cette lettre ainsi que Ja substantielle élude sur la valeur


économique de la Syrie qui l'accompagne m'ont été communi-
quées par M. Artaud que je tiens à remercier ici de son obli-
geance.
— 21 —
« marchands marseillais. —
L'influence et le cora-
« merce de Marseille en Syrie avaient pris un tel
« développement que les villes rivales d'Jtalie se
« liguèrent sans succès pour l'exclure d'un pays où
« elle devenait prépondérante. Ce furent les pre-

« mières luttes pour la conquête d'une contrée où


« notre prépondérance devait s'établir sans con-
« teste.

« Ouvrière de la première heure en ce pays


« d'Orient, Marseille établit des consuls municipaux
« dans les villes de Syrie où se trouvaient des colo-
« nies fondées par elle. Si elle dut abandonner ses
« établissements devant l'invasion turque, Marseille
« ne cessa de faire du commerce avec le Levant et

« plus spécialement avec la Syrie. Son pavillon n'y


« fut jamais perdu de vue et au xvi e siècle, lors des

« capitulations, les Marseillais y reprirent pied soli-


« dément.
« Au xvn e
et au xvm e siècles, le commerce du
« Levant se pratiquait uniquement à Marseille, sous
« l'administration de la Chambre de Commerce. —
« Celle-ci fut l'agent actif de l'influence française en
« Orient et spécialement en Syrie. Elle favorisa l'éta-

« blissement des familles françaises dans ce pays. Ce


« furent surtout des Marseillais qui s'y fixèrent, au
« milieu de difficultés sans nombre, y firent mieux
« connaître et aimer la France et dont les descendants
« ont perpétué notre langue si couramment parlée en
« Méditerranée orientale.
— 22 —
« Indépendamment des raisons historiques qui,
« particulièrement en cette question, doivent peser
« d'un grand poids, la Chambre de commerce de
« Marseille doit également faire valoir les raisons
« économiques au double point de vue des intérêts
« français et des intérêts marseillais qui, en l'espèce,
« ne sauraient être séparés.
« La région que la France doit revendiquer ren-
« ferme les plus grandes villes de la Turquie d'Asie.
« Un commerce extérieur de 300 millions de francs
« environ offre, soit à notre importation, soit à notre
« exportation, des éléments de trafic déjà, en fait,

« importants.
« En ce qui concerne l'exportation notamment qui
« est la seule mesure de la puissance d'achat d'une
« contrée au stade où se trouve encore la Syrie, la
« France occupe le premier rang comme client euro-
« péen de la Syrie et — après la Grande Bretagne —
« le deuxième rang dans le commerce d'ensemble
« de cette partie de l'Empire ottoman. Marseille est,
« avec Lyon, le débouché à peu près exclusif des
« soies grèges du Liban; et nos achats en fruits, en
« coton, en laines, en peaux, etc.. qui trouvent déjà
« un marché sur notre place, pourraient s'accroître
« avec la contre-partie inévitable de notre part, pour
« nos sucres, par exemple, et nos produits manufac-
« turés en général. »

Dans une note jointe à cette lettre, la Chambre de


commerce de Marseille donne des précisions que
- 23 —
nous croyons nécessaire de reproduire dans l'en-

semble au sujet du commerce français avec la Syrie.

En 1912 (qui n'a pas été une année prospère) les


exportations par les ports de Beyrouth, Jaffa et
Alexandrette seulement se montaient à :

Vers la France 15.000.000 francs.


Vers l'Angleterre o. 000. 000 —
Vers l'Allemagne 1.300.000 —
Vers l'Autriche 975.000 —
En ce qui concerne nos importations en Syrie, par
les mêmes ports et pour la même année 1912, elles

se sont élevées à 7.315.000 francs. L'Angleterre et


l' Autriche-Hongrie passent avant nous dans cet
ordre; mais nous ne sommes distancés par l'Autri-
che- Hongrie que d'un million et nous dépassons
l'Allemagne de plusieurs centaines de mille francs
en ce qui concerne le commerce direct.
Nos importations consistent principalement en
soieries, ciments, tuiles et en toutes les qualités

supérieures de poteries, de verrerie, de quincail-


lerie, de bonneterie, de cuirs tannés, de conserves,
de bijouterie et d'horlogerie.
En résumé, en tenant compte à la fois des impor-
tations et des exportations nous occupons le deu-
xième rang après la Grande-Bretagne et avec notre
chiffre total d'échanges de près de 23 millions de
francs nous arrivons bien avant l'Autriche-Hongrie
(9. 657. 000 francs) et l'Allemagne (8. 275.000 francs).
— 24 —
Entreprises Françaises. — Il nous reste à indi-

quer la situation delà France au point de vue indus-


triel et financier en Syrie. A cet égard, cette situation
est également prépondérante.
En premier lieu, la France possède la plus grande
partie du réseau ferré syrien soit :

Ligne Jaffa-Jérusalem .... 87 kilomètres


— Homs-Tripoli 102
— Damas-M'Zérib 101 —
— Rayak-Alep 331
— Beyrouth-Damas. . . . 148 —
Tramway Beyrouth-Malmelten. 21 —
Total. . . . 79Ô —

En outre, la ligne de Rayak-Lydda nous a été


concédée; nous avons un droit de préemption sur
celle d'Homs à Deir el Zor (sur FEuphrate) et un
droit de préférence sur celle d'Alep à Alexandrette.
Parmi les entreprises confiées à des Français,
citons la construction des ports et des quais deCaïffa,
de Jaffa et de Tripoli, la direction des usines à gaz
et du service des eaux de Beyrouth, l'administration
des phares de la côte.
Enfin, la plupart des filatures de soie, des usines
de produits chimiques, des distilleries d'essences, etc.
sont françaises.
Aucune autre nation européenne ne peut, à beau-
coup près, invoquer une semblable prépondérance
— 25 -
De -l'utilité d'étendre notre domaine d'outre-
mer. — Si j'ai tenu à donner, au cours du précédent
chapitre, une aussi large part aux vœux des deux
plus importantes Chambres de commerce françaises
c'est pour démontrer —
en dehors de toutes autres
considérations — que, de l'aveu même d'assemblées
qui ont un sens très précis des réalités, l'annexion de
la Syrie à la France constituerait une bonne affaire
Ce point me parait devoir être nettement établi.
Il est indiscutable que la magnifique expansion
coloniale de la France depuis ces cinquante der-
nières années n'a pas eu que des partisans. On peut
affirmer qu'une partie de l'opinion publique lui a
été hostile et il est regrettable de constater que,
quelques-unes des personnalités, qui justement ont
le devoir de guider cette opinion publique, se sont
complues à lui représenter l'expansion coloniale
comme une série de coûteuses et stériles aventures
susceptibles uniquement d'appauvrir et d'anémier la
nation.
Les plus spirituels de leurs détracteurs car —
« l'esprit » ne perd jamais ses droits même dans les

questions auxquelles il devrait avoir au moins celui


de ne pas toucher — définissent ainsi nos colonies :

« Des pays où la France entretient des fonctionnaires


à ne rien faire ».

Je n'ai pas à défendre ici les fonctionnaires colo-


niaux que leur besogne, accomplie sans gloire et
sans profit pour eux, défend suffisamment. Je me
bornerai à démontrer que non seulement nos pos-
sessions d'outre-mer n'appauvrissent pas et n'ané-
mient pas la Métropole mais que, bien au contraire,
elles contribuent à sa prospérité et à sa force.

En ce qui concerne le premier point, je crois pré-


férable de procéder comme je le ferais si j'avais à

examiner les résultats d'une affaire financière, indus-


ou commerciale, c'est-à-dire en indiquant le
trielle

montant du capital engagé, les frais généraux d'ex-


ploitation et les bénéfices bruts.
Le capital engagé par la nation française aux
colonies peut être évalué comme suit, d'après les

renseignements aussi précis que possible qu'il m'a


été donné de recueillir :

1°) Frais de conquête et d'occupations . 2.000.000.000 (1)


2°) Emprunts contractés parles colonies. 1.350.000.000(2)
3°) Capitaux engagés par des Sociétés ou
particuliers dans des entreprises
diverses 1.000.000.000
Total 4.350.000.000

Les fraisgénéraux d'exploitation sont représen-


tés par les crédits mis, chaque année, à la disposi-
tion du Ministère des Colonies (Budget Colonial)
pour les dépenses des troupes coloniales, subven-
tions, personnel métropolitain, etc. Ces crédits se
montent en moyenne à 110.000.000 francs dont il

convient de défalquer 10.000.000 applicables à des

(1) et (2) voir page suivante.


— 27 —
dépenses qu'on ne saurait qualifier de coloniales,
celles de l'administration pénitentiaire par exemple,
les bagnes de la Guyane et de la Nouvelle-Calédonie
étant — si l'on peut dire — d'essence métropoli-
taine.
Les bénéfices bruts comprennent :

1° Les bénéfices réalisés par les commerçants ou


producteurs métropolitains sur les produits fran-
çais exportés aux colonies et les produits coloniaux
importés en France; on peut les évaluer au mini-
mum à 15 p. 100 — chiffre commercial normal —
du montant total des exportations et importations
en question qui s'élèvent à 550.000.000 francs envi-
ron, soit 550.000.000 à 15 p. 100 = 82.500.000 francs.
2° Les bénéfices réalisés par les intermédiaires
français intallés dans les colonies sur les produits
étrangers importés dans ces colonies et les produits
coloniaux exportés sur l'étranger. Les échanges de
l'espèce atteignent 600.000.000 francs. On peut
admettre — ce qui est plus que probable — que la

moitié de ce trafic passe par les mains de nos natio-


naux et qu'ils en tirent un bénéfice brut de 8 p. 100.
— soit 300.000.000 à 8 p. 100 = 24.000.000 francs.
3° Les annuités payées par les Colonies pour les

(i) (800.000.000 pour l'Indo-Chine, 455.000.000 pour l'Afrique

Occidentale, 360.000.000 pour Madagascar, 400.000.000 au maxi-


mum pour les autres colonies).
(2) Y
compris les emprunts pour la construction : 1° du chemin
de fer éthiopien, 2° de la ligne du Yunnan.
— 28 —
emprunts qu'elles ont contractés. Le total de ces em-
prunts — nous l'avons vu — atteint 1. 135.000. 000 fr.
Le taux moyen est de 4 p. 100 en tenant compte du
prix d'émission et de la prime de remboursement,
soit 1.135.000.000 à 4 p. 100 = 54.000.000 francs.
4° Les dividendes distribués par les entreprises

privées (Sociétés industrielles, commerciales, éta-


blissements de crédit, etc..) et que l'on peut éva-
luer à 150.000.000 francs.
5° Les contributions ou subventions de diverses
colonies soit à la Métropole (remboursement des
dépenses militaires, participation aux dépenses d'éta-
blissements scientifiques ou scolaires, etc..) soit à
des œuvres françaises à l'étranger, en Extrême-
Orient notamment (Ecoles, Consulats, etc..) et qui
s'élèvent à 25.000.000 francs.
6° Les dépenses effectuées par les fonctionnaires

et officiers coloniaux durant leurs congés en France


et les envois d'argent qu'ils font à leurs familles
lorsqu'elles restent en France et qu'eux-mêmes sont
aux Colonies. Le nombre des fonctionnaires et offi-

ciers coloniaux n'étant pas inférieur à 15.000 et leur


solde moyenne étant de 6.000 francs, il n'est pas exa-
géré d'évaluer le montant des dépenses et envois

d'argent en question à 25.000.000.


7° Mêmes dépenses et mêmes envois d'argent de
la part des particuliers habitant les colonies. Je pense
qu'on peut les estimer à 10.000.000 francs.
Le compte de ce qu'on peut justement appeler
— 29 —
« Exploitation des colonies françaises » s'établit donc
comme suit pour chaque année :

Capital : 4.350.000.000 fr.

Frais d'exploitation : 100.000.000 fr. Bénéfices bruts

1°) Bénéfice
commerciaux : 82.500.000 fr.

2°) — : 24.000.000 —
3°) Annuités
des emprunts : 54.000.000 —
4°) Dividendes : 150.000.000 —
5°) Dépenses des
fonctionnaires: 25.000.000 —
6°) Dépenses des
particuliers : 10.C00.000 —
345.500.000 fr.

D'autres facteurs doivent intervenir; en effet, je

n'ai tenu compte ni de la valeur de « l'actif immobi-


lisé » aux colonies, représenté principalement par
les voies ferrées, les bâtiments, les usines, etc.. ni
des salaires — une centaine de millions — dont
vivent des milliers de nos nationaux. Ce sont là,

cependant, des éléments importants qui, diminuant,


d'une part, d'un milliard au moins le montant du
capital et augmentant, d'autre part, de 100.000.0001e
montant des bénéfices, nous amèneraient à conclure
que pour un capital de 3.350.000.000 francs la France
retire annuellement de sescolonies345.000.000francs,

soit un intérêt de plus de 10 p. 100 (1).

(1) L'Algérie, la Tunisie et le Maroc ne figurent pas dans ces


comptes.
— 30 —
Je m'arrête à ce chiffre. Je tiens cependant à faire
remarquer que les dépenses occasionnées par les
Colonies en temps de paix à la Métropole (90.000.000
sur les 100.000.000 du budget colonial) pour leur
occupation militaire, ne devraient pas entrer en ligne
de compte puisque dès la mobilisation la plupart des
troupes qui y tenaient garnison ont été rappelées en
France, la fidélité des soldats indigènes et le loya-
lisme des indigènes eux-mêmes nous donnant toutes
les garanties de sécurité désirables
Telle est la situation présente. Or, ne l'oublions
pas, la plupart de nos grandes colonies sont de con-
quête et d'organisation récentes. Leur mise en valeur
et leur exploitation sont encore loin d'être achevées
et l'on peut affirmer que les bénéfices qu'en retire la

métropole pourraient être considérablement aug-


mentés — sans nouveaux sacrifices d'argent — si

elles étaient mieux connues; si nos commerçants et


nos industriels se donnaient la peine d'étudier ce
qu'elles produisent et ce dont elles ont besoin. lisse
plaignent souvent que nos colonies achètent autant
à l'étranger qu'à la France. C'est exact en ce qui
concerne les consommateurs indigènes dont la clien-

tèle nous échappe en grande partie. Cela tient à ce

que les étrangers fabriquent spécialement pour cette


clientèle et selon ses goûts. Au surplus, la France
elle-même n'était-elle pas, avant la guerre, inondée
de produits étrangers?
Il me reste à envisager la seconde critique que
— 31 —
l'on adresse à nos colonies, à savoir qu'elles anémient
la métropole. Les circonstances actuelles, à la fois

douloureuses et glorieuses, me fournissent le plus


bel argument que je puisse invoquer. La part que
nos colonies ont prise à la défense du sol de la mère-
patrie, on peut aller la demander aux champs de
bataille de Belgique, de la Marne, de l'Yser, de la

Champagne, de l'Alsace, où zouaves, tirailleurs algé-


riens, tunisiens et sénégalais, troupes d'infanterie et
d'artillerie coloniales, goumiers marocains ont lutté
avec l'héroïsme qu'on sait contre la ruée de l'envahis-

seur. On peut aller la demander aux tranchées de la

presqu'île de Gallipoli, occupée par les mêmes


troupes qui y combattirent côte à côte avec des aus-
traliens —des coloniaux eux aussi; on peut la
demander également à nos ateliers militaires où un
millier d'ouvriers annamites — en attendant l'arrivée
d'équipes dix fois plus nombreuses — travaillent
sans relâche, avec une intelligence et une ardeur qui
font l'admiration de tous, à fabriquer du matériel de
guerre —(1). On demander, enfin aux mil-
peut la

liers d'indigènes algériens et tunisiens qui sont venus

en France pour les travaux industriels ou agricoles


et qui ont permis de parer dans une certaine mesure

à la crise de la main d'oeuvre résultant de la mobili-


sation. J'ajoute que ce n'est là qu'un commence-
ment et qu'en présence des résultats obtenus les pou-

(1) Voir Bulletin des Armées.


32

voirs publics envisagent la possibilité et l'utilité de


mettre à la disposition de la culture et de l'industrie
françaises, pendant et après la guerre, une cinquan-
taine de mille travailleurs malgaches, indo-chinois,
africains, etc..
Ce n'est pas tout. Pour la reconstruction des
immeubles détruits par la guerre, pour la remise en
état des régions envahies, les colonies mettront à
notre disposition tout le bois nécessaire.
Et, pour en terminer avec la collaboration apportée
par les Colonies à la France durant la guerre, on ne
saurait oublier la part qu'ont eue les expéditions colo-
niales dans la formation d'un Joffre, d'un Galliéni
d'un Gouraud...

A l'heure présente, une nation européenne sans


possessions extérieures ne peut que décroître. La
guerre actuelle le prouve. Elle n'a d'autres causes,
en effet, que la nécessité dans laquelle se trouvait
l'Allemagne arrivée à une production intense qui la

menaçait d'une effroyable crise, de chercher des


débouchés certains pour ses produits. Pour qu'un
peuple aussi positif se soit engagé dans une guerre
aussi gigantesque c'est que l'enjeu en valait la peine.
Car nous savons ce qu'eussent été les prétentions

allemandes si le sort des armes nous avait été défavo-


rable : c'est toutes nos colonies qu'elle aurait récla-
— 33 —
mées, toutes y compris l'Algérie, la Tunisie et le
Maroc, tout un territoire immense qui aurait servi de
déversoir au trop plein de ses usines, de ses manu-
factures, et dont elle aurait impitoyablement éliminé
l'industrie et le commerce français.
Or, dans le total des exportations françaises qui se
montent à 6.000.000.000 par an, les achats de nos
possessions sont d'un milliard environ. De telle

sorte que, privée de marchés dont elle s'est réservé


le privilège, la France aurait été obligée soit de
chercher des débouchés nouveaux, chose difficile

étant donné la rude concurrence qui l'attendait, soit

de restreindre sa production ou d'en diminuer le


prix de revient dans une proportion de 16 p. 100.
Qu'en serait-il résulté ? Ou bien un licenciement de
16 p. 100 du personnel ou bien une réduction de
16 p. 100 des salaires.
Est-il nécessaire, d'autre part, d'envisager — car
j'imagine que cette réflexion s'impose à tous— la per-
turbation qu'eût causée en France l'arrivée des mil-
liers de nos nationaux qui vivent actuellement aux
colonies et des colonies et qui se seraient trouvés
brusquement sans moyens d'existence?
La vérité, c'est celle que n'ont cessé de proclamer
tous ceux qui se sont consacrés à la création de
notre empire d'outre-mer.
La force d'une nation européenne se mesure d'après
sa puissance d'expansion. A tout accroissement de
territoire correspond un accroissement de la richesse
LA SYRIE ET LA GUERRE. 3
— 34 —
et de la vitalité d'un pays, à la condition que le ter-

ritoire conquis offre des ressources suffisantes et que


sa conquête et son occupation n'entraînent pas des
frais hors de proportion avec ces ressources.
L'Angleterre, que l'on cite toujours comme un
exemple de prospérité et de sens pratique, l'a com-
pris la première. La France a marché sur ses traces.
Et, toutes proportions gardées, étant donné surtout
que nous avions, de par notre situation géographique
des préoccupations qu'elle ne connaissait pas, nous
sommes arrivés à des résultats qui peuvent se com-
parer à ceux qu'elle a obtenus et qu'elle entend
maintenir au prix de n'importe quel sacrifice. Bien
mieux, l'Angleterre que l'on disait saturée de posses-
sions extérieures a profité de la guerre pour en con-
quérir de nouvelles. A son exemple, nous avons occupé
une partie du TOGO et du CAMEROUN allemands
qui complètent notre colonie du Dahomey et nos
possessions de l'Afrique Equatoriale Française.
L'occupation de la SYRIE compléterait non seu-
lement notre empire colonial mais aurait une réper-
cussion profonde dans une bonne partie de nos pos-
sessions, celles d'Afrique notamment.

Politique musulmane de la France. — La


France est aujourd'hui une des plus grandes puis-
sances musulmanes du monde.
En Algérie, au Maroc, en Tunisie, au Tibesti, au
— 35 —
Borkou, au Ouadai, l'islam règne en maître. Son
action s'exerce, d'autre part, avec une rare puissance
dans une bonne partie de nos possessions de l'Afrique
Equatoriale et Occidentale qui en sont fortement
imprégnées
L'islam a pénétré dans l'Ouest Africain depuis plu-
il y a remarquablement réussi auprès
sieurs siècles et
des populations indigènes. Son succès tient autant à
l'essence même de la religion musulmane qu'aux
affinités qui existent entre les noirs et les mahomé-
tans et aux facilités d'adaptation de l'islamisme aux
conditions de la vie des peuplades nègres. Ces diffé-
rents points ont été marqués, avec une précision
remarquable, par mon regretté ami Alain Quellien
dans l'étude si documentée qu'il a consacrée à notre
Politiquemusulmane en Afrique.
Le dogme mahométan, pratique et indulgent, traite
des goûts des noirs avec un libéralisme auquel ils
sont sensibles. Il tolère l'esclavage, la polygamie, la
croyance aux génies et aux amulettes. Il ne modifie
pas l'organisation des peuples qui y retrouvent, en
Afrique, leurs propres institutions.
A côté de ce succès incontestable de l'islamisme,
le christianisme est remarquable par la stérilité de
ses efforts. Les tentatives d'évangélisation des nègres
donnent des résultats insignifiants et hors de toutes
proportions avec les moyens d'action dont ont pu dis-

poser les missionnaires chrétiens, aussi bien catho-


liques que protestants.
- 36 —
Ce n'est pas ici le lieu de rechercher les causes de
cet échec ni d'examiner si nous devons le déplorer
au point de vue de notre domination. C'est un fait

que nous devons nous borner à enregistrer. Toujours


est-il que l'islamisation des populations africaines,
occidentales notamment, leur a fait accomplir de
grands progrès dans tous les domaines. L'influence
civilisatrice de l'islam est incontestable; elle se tra-

duit, chez le converti, par l'abandon dès barbares


coutumes fétichistes, par la cessation de l'anthropo-
phagie, par une hygiène plus complète, par l'absten-
tion des boissons alcoolisées, par de réelles notions
de bienséance et de civilité, par une décence et une
tenue totalement ignorées des fétichistes. Les tribus
musulmanes sont plus facilement gouvernables que
les autres. La loi coranique remplace les coutumes

souvent effroyables qui tiennent lieu de lois aux féti-


chistes. D'autre part, les indigènesmusulmans con-
naissent l'écriture arabe qui sert de moyen de cor-
respondance en Afrique. Enfin, l'action du mahomé-
tisme s'est exercée dans les manifestations commer-
ciales et économiques; la vie commerciale et indus-
trielle s'est développée, de même que la culture et

l'élevage se sont perfectionnés grâce à lui.


Vouloir amener les peuplades nègres brusquement
à notre civilisation est une dangereuse utopie;
l'exemple des Etats-Unis, celui des républiques
noires le prouve et il est hors de doute qu'avant de
« s'européaniser » les nègres africains devront passer
— 37 —
par un état intermédiaire dont l'islam semble être
le meilleur.
Il apparaît donc qu'en présence de l'insuccès du
christianisme et, partant, en l'absence de tout contre-
poids à l'influence de l'islam, nous ayons intérêt à
aider à son développement. Au surplus, voudrions-
nous y mettre obstacle que nous n'y parviendrions
pas. Car, c'est là un fait patent, l'islam progresse
incontestablement en Afrique Occidentale. Au Séné-
gal, les musulmans l'emportent sur les fétichistes; la

Mauritanie est pour ainsi dire exclusivement musul-


mane, au Haut-Sénégal-Niger les mahométans for-
ment le tiers au moins de la population, en Guinée
les neuf dixièmes; seuls, le Dahomey et la Côte
d'Ivoire sont en grande partie fétichistes.

Cette situation, si elle nous crée des obligations


pour le présent, n'est pas sans nous imposer de graves
préoccupations pour l'avenir. Nous nous sommes
trouvés dans la nécessité de fonder des tribunaux
musulmans qui appliquent la loi ou tout au moins la
coutume coranique, de nombreuses écoles primaires
arabes, deux « Médersa » où se forment les futurs
marabouts et instituteurs. Ainsi exerçons-nous une
surveillance aussi active que possible sur l'enseigne-
ment musulman de façon à nous assurer — en dehors
de toute question religieuse — qu'il contribue à
asseoir notre domination.
Mais il n'en reste pas moins que les marabouts —
et l'on sait de quel prestige ils jouissent auprès de
— 38 -
leurs coreligionnaires — subissent des influences qui
doivent retenir toute notre attention soit qu'elles
proviennent des confréries établies dans le pays
même soit qu'elles proviennent de l'extérieur.
Les confréries religieuses, purement théologiques
à l'origine ont actuellement des tendances politiques
qui peuvent, suivant le cas, en faire de précieux
auxiliaires ou de dangereux adversaires pour notre
domination. Elles sont d'essence cosmopolite et
entretiennent d'étroites relations avec tous les pays
musulmans; leurs agents parcourent tout le monde
islamique et il s'établit ainsi — entre des contrées
que l'on pourrait supposer absolument étrangères les

unes aux autres — un contact permanent. C'est


que le rayonnement de Gonstantinople, de la
ainsi
Mecque, de Damas s'étend, pour ne parler que de
notre Afrique française, jusqu'à l'Atlantique.
De quels moyens disposons-nous sinon pour saper
cette influence, du moins pour essayer de l'utiliser à
notre profit? Différentes solutions ont été envisagées
dont l'une consisterait dans l'organisation d'une
sorte d*Église d'État, subventionnée par le Gouver-
nement et dont les desservants seraient recrutés par
nos soins et éduqués dans des institutions officielles.

Mais, nous savons par expérience à quel insuccès


ont abouti les tentatives de ce genre en France.
En Algérie, du reste, où le clergé musulman est
officiel et appointé, il exerce une influence restreinte
sur les croyants; et le dernier de ces marabouts ou
— 39 —
« saints » indépendants qui parcourent le pays jouit
auprès des populations d'une autorité infiniment
plus considérable, surtout s'il arrive des pays où
l'islam a pris naissance
Si,danssonétatactuel,l'Islampeut, dansnotre Afri-
que française, rendre de réels services aux populations
qu'il civilise, il peut devenir, au contact des influen-
ces extérieures, des plus redoutables et provoquer de
graves explosions de fanatisme. Les seuls mouve-
ments anti-français que nous ayons eu à réprimer
ont été d'ordre exclusivement religieux. C'est en
prêchant la guerre sainte contre les «Infidèles » que
les Samory,lesRabah, les Mahmadou-Lamine et autres
conquérants mahométans ont pu recruter de nombreux
partisans, fonder des empires et soutenir contre notre
domination une lutte opiniâtre. Sans doute, notre
action est actuellement trop puissante pour que nous
ayons à craindre le retour de mouvements séditieux
de semblable envergure. Mais, pouvons -nous nous
flatter d'être à l'abri de soulèvements partiels ?K exem-
ple récent des affaires de Margueritte, deThala,nous
rappelle à la réalité, de même que nos difficultés en
Afrique centrale.
Le monde musulman est toujours prêt, à s'enflam-
mer. En Afrique occidentale notamment, la naïveté,
l'ignorance des noirs font de ces derniers un instru-
ment docile entre les mains de ces marabouts
fanatiques qui, arrivant d'Arabie ou de Syrie, exer-
cent à notre détriment une influence dangereuse.
— 40 —
En 1906, M. W. Ponty, alors Gouverneur du
Soudan, prescrivait aux administrateurs de cette
colonie de surveiller' de très près les agissements des
marabouts étrangers et il appelait leur attention sur
« le rôle prépondérant que joue dans les régions
« musulmanes le grand Chérif de la Mecque ainsi
« que sur la propagande religieuse et politique des

« agents à la solde des confréries qu'il dirige ».

M. Ponty ajoutait : « les troubles récents dont le

« Djerma vient d'être le théâtre sont dus en grande


« partie aux agissements de ces marabouts ceux-
« ci, tous affiliés à une confrérie sont originaires soit
« du Maroc, soit de la Mauritanie, soit même d'E-
« gypte, d'Arabie ou de Syrie ».

Les influences musulmanes qui peuvent s'exercer


dans nos possessions africaines ne prennent donc pas
uniquement naissance — comme on le croit généra-
lement —
en Arabie; les grands centres arabes de la
Syrie y contribuent puissamment. Damas est une des
villes saintes de l'Islam; on peut même soutenir que

c'en est la plus importante.


Ainsi que le fait remarquer M. le Sénateur Etienne
Flandin (1) « le sentiment de l'unité de la race arabe
« s'y affirme à l'heure actuelle avec une rare inten-

« site. De Damas peut partir le mouvement de renou-


« veau pour l'Islam »

(î) Etienne Flandin. Nos droits en Syrie et en Palestine


Revue Hebdomadaire, du 5 juin 19J5.
— 41 —
Le Comte Cressaty va plus loin et avec sa haute
autorité il affirme que « la Syrie n'est pas seulement

« le cerveau mais aussi le cœur de l'Islam, que tout

« ce qui vient de là, doctrine, enseignement, est


« accepté comme un dogme ».

Depuis la création de la voie ferrée du Hedjaz,


une bonne partie des innombrables musulmans qui
accomplissent le pèlerinage de la Mecque passe par
Damas.
Enfin, pour ne parler que de faits nous intéressant
tout particulièrement, démontrant combien sont
étroits les liens qui unissent les musulmans de notre
Afrique à la Syrie, je rappellerai que c'est à Damas
que se retira l'émir Abd el Kader et que c'est en
Syrie qu'émigrèrent les Arabes de Tlemcen lors de
l'exode qui inquiéta si fortement le Gouvernement
Général de l'Algérie.
Les relations entre nos possessions africaines et la
Syrie ne sont du reste pas d'ordre purement reli-
gieux; depuis quelques années, en effet, de très
nombreux commerçants syriens sont venus se fixer
en Afrique occidentale française. Cette immigration
a pris de telles proportions qu'un haut fonctionnaire
de l'Administration coloniale a été chargé d'une
mission en Syrie pour en étudier les causes et
rechercher les moyens de prévenir les abus ou les
difficultés qui surgissent fatalement en pareille
matière surtout lorsque l'on se trouve en présence
d'une administration aussi fantaisiste que l'adminis-
— 42 —
tration turque. Le rapport qu'il a produit à ce sujet
n'ayant pas été publié, je ne puis commenter. Mais
le

je puis tout au moins révéler qu'à ce point de vue


spécial il y aurait grand intérêt à ce qu'éventuelle-
ment une réglementation stricte intervînt qui serait
— est-il besoin de le dire? — rendue singulièrement
facile si nous occupions la Syrie. Dans l'ensemble
de la question syrienne ce n'est qu'un fait accessoire
mais il était bon de le signaler de même qu'il sera

indispensable de le retenir et de s'en préoccuper


lorsque la Syrie sera devenue française.
Ainsi donc, pour en revenir aux besoins impérieux
de notre Afrique, si nous voulons capter les sources
(ou tout au moins en surveiller le débit) du grand
courant islamique qui traverse nos possessions, si

nous voulons canaliser ce courant lui-même de façon


à en annihiler les caprices et à le diriger partout où
il peut nous être utile, nous devons nous rendre
maîtres de la Syrie en général, de Damas en parti-
culier ; nous devons entrer en contact avec les diri-

geants de la pensée musulmane et leur démontrer


que, nous inspirant de la politique de l'ancienne
Rome qui admettait toutes les divinités à son Pan-
théon, nous accueillons et respectons toutes les
croyances, ne leur demandant que de se cantonner
strictement dans leur domaine spirituel.

La Syrie et la guerre. — S'il s'agissait de conqué-


rir la Syrie sur les Syriens et, après l'avoir conquise,
43

de nous y maintenir par la force ; s'il s'agissait de


recommencer les dures et longues campagnes du
Tonkin et du Soudan; s'il s'agissait d'ajouter un
effort à l'effort colossal que supporte actuellement
la France, peut-être pourrait-on demeurer hésitants
et remettre à plus tard l'exécution d'un projet des-
tiné à accroître le domaine national.
Or, non seulement nous sommes assurés d'être
bien accueillis par la population mais encore une
expédition dans le Levant est indissolublement liée

aux nécessités de la guerre actuelle.


Depuis longtemps, depuis 1861 au moins, si le

second empire en avait usé à l'égard de la Syrie


comme il en a usé vis-à-vis de la Cochinchine occu-
pée, ne l'oublions pas, à la suite du massacre de
quelques chrétiens et conservée depuis, la Syrie
devrait être française. Et elle le serait indubita-
blement si nous n'avions eu qu'à nous préoccuper
de ses vœux, qu'à prendre prétexte des manifesta-
tions touchantes et parfois héroïques auxquelles elle
s'est livrée pour forcer notre attention et notre
intervention.
Sans remonter trop loin dans l'histoire, sans par-
ler des appels éloquents dûs à des Syriens qui occu-
pent dans leur pays une place considérable et qui
sont les interprètes de leurs concitoyens, des faits
particulièrement probants doivent être retenus.
C'est l'attitude des montagnards du Liban étei-

gnant toutes les lumières sur le passage de l'Empe-


_ 44 —
reur d'Allemagne lors de son retentissant voyage en
Orient.
du patriarche grec-catholique
C'est le refus formel
et de ses deux suffrageants d'accepter les importants
subsides offerts par l'Allemagne sous la condition
d'enseigner la langue allemande — comme l'est la

langue française — dans leurs écoles.


C'est l'attitude du Patriarche Maronite refusant,
malgré les menaces des autorités turques, de se
rendre à Damas (pour y saluer l'Empereur Guil-
laume II) dans la crainte que sa présence ne fût
interprétée dans un sens défavorable à la France.
C'est l'héroïsme de ce prêtre Maronite qui, sous le
gibet et la corde au cou, préféra mourir en criant :

« Vive la France » que d'avoir la vie sauve sous la

condition de crier : « Vive la Turquie, Vive l'Alle-


magne ».

C'est la manifestation des autorités de Damas


complimentant en langue française l'Empereur
d'Allemagne (1).

C'est la manifestation des Syriens établis en


Argentine interdisant au Consul Général de Turquie
-à Buenos-Ayres, dès le début de la guerre, de re-
mettre les archives ottomanes au chargé d'affaires

allemand (2)

C'est la résolution prise en 1913 par les réfor-

(1) Ces faits sont rapportés par Le Comte Gressaty.


(2) Fait rapporté par le Journal arabe « El Mokattam »
— 4o —
mistes Syriens de tenir à Paris le congrès au cours
duquel ils ont élaboré le programme de leurs reven-
dications. Je reviendrai en détail, dans un chapitre
page de l'histoire syrienne et sur
spécial, sur cette
cette manifestation symptomatique à l'égard de la
France
Depuis l'ouverture des hostilités, ces sentiments
n'ont fait que croître et s'affirmer encore que l'heure
fût dangereuse pour les Syriens exposés aux ri-

gueurs des Turcs. Les Musulmans eux-mêmes n'ont


pas craint de témoigner de leur attachement à la
France et certains l'ont payé de leur vie
C'est ainsi qu'à Beyrouth, douze notables, accusés
d'exciter la population à la révolte, ont été récem-
ment pendus. Parmi eux se trouvaient des musul-
mans qui, au moment de leur supplice, haranguèrent
la foule, se firent gloire de leurs sentiments envers
notre pays et moururent en criant : « Vive la

France! »

A.u mois d'octobre 1915, le journal arabe El Mo-


kattam commentant cet événement dit textuellement

ceci : « Pleurons ces jeunes gens qui ont voulu


« sauver leur pays et qui en ont été récompensés par
« le supplice; plaignons la nation syrienne et les»

« musulmans en particulier de la disparition de ces


« malheureux que la barbarie des despotes turcs a
« privés de la vie. Turcs insensés! Par la bouche des
« victimes que vous venez d'immoler, n'avez-vous
« donc pas entendu que la Nation syrienne tout
— 46 —
« entière vous criait : « Si la France peut nous
« sauver de votre barbarie, vive la France! »...

« Prends patience, Syrie, pour toi l'heure de la déli-


« vrance est proche... La Syrie se rend compte du
« mal que lui a fait la Turquie en y entretenant les
« querelles religieuses, en ruinant la culture, en
« empêchant le développement de l'instruction. Elle
« sait que les moyens propres à améliorer sa misé-
« rable situation s'offrent à elle : il lui faut une force
« qui la délivre de l'administration turque, il lui faut

« des lois qui la garantissent contre elle-même...


« Certains Syriens ont pensé qu il leur serait facile
« de réaliser ce programme sans le secours d'une
« nation étrangère l'idée d'indépendance leur sourit;
;

« mais, ils ignorent que l'indépendance ne peut


« s'acquérir que par une autorité puissante et sous
« le contrôle d'une nation expérimentée. . . Que les

« chrétiens et les musulmans continuent à rester


« unis et leur condition misérable n'existera bientôt
« plus grâce aux alliés qui ont jugé nécessaire de
« sauver un peuple qui souffre depuis trop long-
« temps »....

Du journal, arabe également, « Al Akhbar » j'ex-

» trais cet article paru en octobre 1915 et consacré au


débarquement de troupes françaises dans File Rouad
(à mi-route entre Lattaquié et Tripoli de Syrie).
« Lorsque les Français, dit l'auteur de l'article,
« résolurent de débarquer à Rouad, le commandant
« d'un de leurs navires de guerre chargea deux offi-
— 47 -
« ciersaccompagnés d'une escorte d'aller signifier
«au Gouverneur d'avoir à se rendre. Dès que lanou-
« velle fut connue des habitants, le Mufti vint à

« bord du navire, accompagné de cinquante no ta-

ctblés. Il déclara au représentant de la France que le


« débarquement de ses hommes produirait une grande

cejoie dans l'île il cria


; Vive la France » et regagna
: ce

cel'île avec deux officiers et une escorte de marins

ce français qui débarquèrent au milieu de l'allégresse


ce des habitants. Le Mufti harangua ces derniers, leur
ce rappela l'intérêt que la France leur avait toujours
« témoigné et les vexations des Turcs dont il stigma-
te tisa l'Administration; et il termina en déclarant
« sa confiance dans la prospérité que la France appor-
te ferait au pays tout entier».
Il n'est pas jusqu'aux nombreux Syriens établis en

Afrique Occidentale française qui n'aient tenu, à


l'occasion des hostilités, à témoigner de leur profond
attachement envers la France.
Le 3 février 1915, la Colonie Syrienne de Dakar
adressait au Gouverneur général une lettre dont voici
les principaux passages après les déclarations de
: ce

ce ses dirigeants autorisés, affirmant que la France


ce considère la Syrie comme sa protégée, c'est pour
ce nous un devoir bien doux d'affirmer, auprès de vous,
ce en notre nom et en celui de toute la colonie syrienne
ce de la colonie, notre inébranlable attachement à la
ce noble nation française et notre admiration pour
ce son armée héroïque
— 48 —
« Les barbares turcs essayèrent, maintes fois, de
« fortifier leur suprématie dans ce domaine parlicu-
« lier de la France qiiest la Syrie par la tyrannie et
« les massacres; chaque fois, l'Empire, puis la Répu-
« blique s'est dressée, en face d'eux, menaçante,
« pour protéger notre liberté et nos biens; elle n'a
« épargné ni son or, ni ses efforts pour procurer à
« notre Orient, souvent ensanglanté, les bienfaits de
« sa civilisation et les bénéfices de sa culture qui,
« à l'encontre de la kultur allemande, ont enraciné
« en nos âmes l'amour incommensurable de la li-

« berté....

« Nous sommes prêts à sacrifier, avec joie, notre


« existence et nos biens pour l'honneur de servir la
« France, pour contribuer à l'éclat toujours grandis-
« sant de sa gloire et la Syrie, libérée de la domina-
« tion turque, se rangera sous l'égide de son dra-
« peau »

De leur côté, les Syriens de Kaolak et de Conakry


ont adressé aux autorités locales des lettres dans le

même sens. Tous réclament l'occupation de la Syrie


par la France.
Je le répète, la Syrie serait française si la chose
n'avait dépendu que de la majeure partie des Sy-
riens .

Mais, la Syrie n'appartenait pas aux Syriens. Elle

Voir à ce sujet la Revue du Monde Musulman (Numéro spécial


intitulé « les Musulmans français et la Guerre »).
— 49 —
fait partie de cet empire ottoman qui se désagrège
lentement depuis un siècle et dont les grandes puis-
sances européennes auraient pris ce qu'il en subsiste
si elles s'étaient entendues sur ce partage. Impuis-
santes à réaliser cette entente, elles se résignaient
à proclamer l'intégrité de la Turquie, ce qui équi-
vaut, en règle générale, à un arrêt de mort pour le
pays intéressé. Mort lointaine mais certaine.
Tour à tour, au cours de ces dernières années,
l'Angleterre s'installait en Egypte, l'Italie en Tripo-
litaine et dans quelques îles de l'Asie Mineure, la
Bulgarie se libérait de la suzeraineté turque, l'Au-
triche annexait la Bosnie-Herzégovine; enfin, à la
suite de la guerre turco-balkanique, la presque tota-
lité de la Turquie passait aux mains des Bulgares,
des Serbes, des Grecs et des Monténégrins; quant
à l'Albanie elle-même, elle était érigée en royaume
indépendant qui fournissait à la « vis comica » de nos
revuistes et de nos chansonniers une occasion ines-
pérée de se renouveler.
A chacune de ces atteintes au dogme de l'intégrité
de l'Empire turc, les grandes puissances enregis-
traient le fait accompli et n'en persistaient pas moins
à affirmer, par d'énergiques déclarations, l'intangi-
bilité du dit dogme. Manifestations diplomatiques
auxquelles l'Allemagne s'associait d'autant plus vo-
lontiers que nulle plus qu'elle n'avait intérêt à ce
que le reste de la Turquie —
la Turquie d'Asie

notamment — ne fut pas démembré puisqu'elle en


LA SYRIE ET LA GUERRE. 4
— 50 —
poursuivait la conquête économique et industrielle.
Exploitant la faiblesse et la cupidité du Gouverne-
ment ottoman, elle lui arrachait d'importantes con-
cessions de voies ferrées principalement. Elle pour-
suivait la réalisation du plan pangermaniste dont le
Berlin-Bagdad et ses ramifications devaient former
l'ossature. La guerre actuelle n'a pas, on le sait,

arrêté ce gigantesque projet dont on commence


maintenant à saisir toute l'importance. L'opinion
quasi-unanime était que l'Allemagne, avec le chemin
de fer de Bagdad, avait en vue une affaire purement
financière et industrielle. La vérité se fait jour
actuellement, et cependant les Allemands n'avaient
pas dissimulé, autant qu'on l'affirme parfois, leurs
ambitions; celles-ci s'étalaient tout au long dans les

journaux germaniques et faisaient même l'objet


d œuvres romanesques dont l'une des plus curieuses
et des plus suggestives, due à un ancien fonction-
naire du Ministère des Affaires étrangères de l'Em-
pire, est intitulée : Berlin-Bagdad.

Trop longtemps nous sommes restés attachés, en


un dogme dont les événe-
ce qui concerne la Syrie, à
ments ont démontré l'inanité. Des difficultés d'ordre
international étaient-elles à redouter?
En 1912, M. Raymond Poincaré, alors Président
du Conseil et Ministre des Affaires étrangères, fai-
— 51 —
sait au Parlement la déclaration suivante : « Je n'ai
« pas besoin de dire qu'en Syrie, et au Liban notam-
« ment, nous avons des intérêts traditionnels que
« nous entendons faire respecter. Le Gouvernement
« anglais nous a formellement déclaré qu'il n'avait
« dans ces régions ni intention d'agir, ni desseins, ni
« aspirations politiques d'aucune sorte. Nous n'y
^< abandonnerons aucune de nos traditions, nous n'y
« répudierons aucune des sympathies qui nous sont
« acquises, nous n'y laisserons en souffrance aucun
« de nos intérêts ».

Postérieurement à cette déclaration, Sir Edward


Grey, Ministre des Affaires étrangères de la Grande-
Bretagne, reconnaissait devant la Chambre des Com-
munes « les intérêts spéciaux de la France en
Syrie »

Seul donc, notre désir de conserver de bonnes rela-


tions avec la Turquie a empêché la France d'occuper
la Syrie.

L'entrée des Turcs dans le conflit européen aura


eu pour résultat de nous rendre notre absolue liberté
d'aclion vis-à-vis d'eux et nous aura donné le droit,
nous aura imposé le devoir d'exiger d'eux une répa-
ration; ils nous la doivent depuis le jour où le « Goe-
ben » et le « Breslau » — après avoir bombardé nos
côtes algériennes — ont trouvé un asile sûr dans les
eaux du Bosphore. Dès„ce moment, la Turquie ayant
failli à ses engagements envers nous, nous n'avions
plus à l'épargner. Pour des raisons qu'il ne m'appar-
tient pas de discuter, les puissances alliées ont attendu,
avant de traiter la Turquie en belligérante, que son
attitude se précisât. C'est chose faite depuis long-
temps. Le Gouvernement Ottoman, que personne ne
menaçait, qui devait rester neutre, s'est jeté dans la
lutte dans les conditions que l'on connaît. 11 a voulu
— malgré tous les conseils qui lui ont été donnés,
malgré toute la patiente mansuétude des alliés — se
mêler àla formidable partie qui se jouedansle monde.
Il a accepté toutes les conséquences de son acte; s'il

perd, il doit payer.


Devons-nous attendre le règlement de comptes
pour réclamer notre dû? Devons-nous, au contraire,
nous emparer de suite d'un gage? Devons-nous
suivre l'exemple de l'Angleterre qui n'a pas hésité à
occuper une partie de l'Arabie et de la Mésopotamie?
Dans le premier semestre de 1915, une expédition
en Syrie avait été envisagée, paraît-il. Nos navires
de guerre, en tous cas, démolissaient un dépôt de
pétrole à Saida, bombardaient un campement turc
près de Gaza, détruisaient un pont reliant le réseau
ferré syrien à Saint-Jean D'Acre, bombardaient le

consulat allemand d'Alexandre tte, occupaient l'île

Rouad. Ces démonstrations n'ont pas eu de lende-


main et la Syrie est encore entre les mains des Turcs
et des agents de l'Allemagne ; elle alimente, en partie,
Constantinople et l'armée turque ; dans l'éventualité
du succès du plan allemand dans les Balkans (1),

(1) Ceci était écrit en octobre 191î>.


— 53 —
elle permettra, grâce à son réseau de voies ferrées
qui se rattache à celui de l'AsieMineure, aux
forces ennemies d'arriver tout au moins jusqu'à la
frontière égyptienne et créer, outre une perturba-
tion dans le trafic par le canal de Suez, un énorme
mouvement anti-français et anti-anglais dans l'A-
frique du Nord.
D'autre part, on ne peut oublier que l'Asie Mineure
d'une façon générale et la Syrie en particulier pro-
duisent en quantités considérables toutes sortes de
denrées alimentaires (blé, maïs, céréales diverses,
fruits, etc..) et du coton dont les exportations, par
les seuls ports syriens, atteignent 25.000 tonnes en
moyenne par an. Et, ne peut-on craindre que toutes
€es denrées, tout ce coton notamment, qui consti-
tuent actuellement un stock d'autant plus important
que la sortie en est arrêtée depuis la guerre, ne
soient très prochainement acheminés vers l'Alle-

magne? Que deviendra, dans ces conditions, ce


blocus dans lequel les puissances alliées se flattent
de trouver le plus précieux des auxiliaires?
Il me paraît utile d'y insister :une action militaire
en Syrie ne serait pas d'ordre purement local mais
rentrerait dans le cadre général des opérations de la

guerre
CHAPITRE II

CE QUE DOIT ÊTRE LA SYRIE FRANÇAISE

Limites à assigner à là Syrie .



La différence
qui existe entre les limites géographiques et les

limites administratives actuelles de la Syrie peut


prêter, en ce qui concerne l'étendue de territoire que
la France doit revendiquer, à une équivoque qu'il

convient de dissiper.
Au point de vue géographique, la Syrie est bornée
au nord et au nord-ouest par le Taurus et l'Anti-
Taurus; à l'ouest par la Méditerranée; au sud-ouest
par l'Egypte; au sud par l'Arabie, à l'est par le
désert de Syrie et la Mésopotamie, cette dernière
frontière étant assez imprécise.
Au point de vue administratif, la Syrie proprement
dite comprend le vilayet (Gouvernement) d'Alep, le

vilayet de Syrie (ou de Damas), la principauté libre


du Liban, le mutessariflick (gouvernement de
moindre importance que le vilayet) de Deir el Zor,
le vilayet de Beyrouth.
Pour des raisons d'ordre purement politique dont
nous ne saurions tenir compte, le Gouvernement
- 56 —
Turc a cru devoir distraire de la Syrie le vilayet
d'Adana (dont la partie méridionale tout au moins
est essentiellement syrienne) et la Palestine (Mutes-
sariflick de Jérusalem).
Devrons-nous, le cas échéant, nous en tenir aux
limites administratives? Devrons-nous, au contraire,
revendiquer toute la Syrie telle qu'elle se comporte
naturellement? Les réalités géographiques, écono-
miques et historiques nous imposent de nous arrêter
à cette dernière solution. Accepter une Syrie privée
du vilayet d'Adana, privée — comme certains ont
été jusqu'à l'envisager — du port d'Alexandrette et
de la Palestine, serait accepter une Syrie incomplète
et n'ayant plus qu'une valeur médiocre.
En ce qui concerne le vilayet d'Adana, sa partie
méridionale doit incontestablement être rattachée à
la Syrie. Outre que cette région est extrêmement
riche et fertile, outre qu'elle est traversée par le
chemin de Koniah-Bagdad, elle est reliée par la
fer
voie ferrée aux deux ports d'Alexandrette et de Mer-
sina dans le Golfe d'Alexandrette; elle prend donc
jour sur le pays syrien et n'a guère de relations
qu'avec lui . L'englober dans la future Syrie — de-
puis le Taurus et l'Anti-Taurus — aurait, d'autre
part, pour conséquence de posséder au nord une
frontière naturelle de tout premier ordre dont les
sommets atteignent 4.000 mètres et dont la traversée
est extrêmement difficile.
En ce qui concerne le port d'Alexandrette, cité
— 57 —
essentiellement syrienne, on ne peut oublier qu'il
est le débouché naturel du vilayet d'Alep. Sa posi-
tion, au fond d'un golfe magnifique, en fait la plus
belle rade delà côte. Déjà Napoléon I er déclarait que
« sur toute la côte de Syrie, il n'y a aucune rade sûre
« ce n'est celle d'Alexandrette ». D'après M. André
si

Dubosc qui a spécialement traité de la question des


ports syriens « un seul point de la côte peut offrir à
« la marine de guerre et de commerce un point
« d'appui et un débouché de premier ordre, c'est

« Alexandrette. A elle seule Alexandretle donnera,


« quand sa rade sera transformée en un port moderne,
« un intérêt véritable à la possession de la Syrie...
« Elle est l'aboutissement naturel de cette seconde
« ligne (1) et en cela aussi elle est essentiellement
« syrienne...Le vaste golfe au fond duquel s'abrite
« Alexandretle, dans une situation comparable à
« celle de Trieste, de Barcelone, de Gênes, de Salo-
« une importance que-
nique, lui donne, par ailleurs,
ce même Beyrouth
ni Jaffa, ni Tripoli, ni Caïffa, ni —
à cause du voisinage de la haute muraille du Liban
« — n'auront jamais. Bref, au point de vue écono-
« mique, la Syrie prendra toute sa valeur de la pré-
« sence d'Alexandrette dans ses limites;... une fois
« la ligne de Bagdad en activité, la Syrie ne vaudra
« que par le port d'Alexandrette ». (2)

(1) Celledu Hedjaz.


(2) A. Dubosc. Alexandrette, port syrien. Revue bleue (nu-
méro du 26 juin 1915.
- 58 —
De son M. Georges Caries écrivait dans la
côté,
Turquie économique « Le port d'Alexandrette
:

« est tel que, par tous les temps, les plus grands

« navires peuvent mouiller à quelques mètres des

« rives. Une magnifique route de 160 kilomètres


« joint Alexandrette à Alep; or, cette dernière ville

« est le débouché non seulement de la Mésopotamie


« mais de toute la partie est de l'Asie Mineure; il est

« donc hors de doute que le négoce de cette région


« (qui fut toujours important) augmentera considé-
« rablement lorsqu'il disposera de moyens de com-
« munication.... Cette contrée, la plus belle et la,

« plus fertile de la terre, grenier du monde ancien,


« sera un marché mondial capable d'égaler les plus
« importants.... La première œuvre qui s'imposera
« sera incontestablement la création d'un grand dé-
« bouché sur la Méditerranée où aboutiront les
« routes, les chemins de fer, lesquels devront assurer
« aux produits tirés de l'agriculture ou de l'industrie,
« le minimum de distance à parcourir et, par con-
« séquent, le minimum de frais à supporter. C'est

« le rôle dévolu à Alexandrette en raison de sa situa-


« tion géographique ».

M. Etienne Flandin, le Comte Cressaty, M. Ch. Vin-


cent dans leurs études déjà citées, les Chambres de
commerce de Lyon et de Marseille tiennent le même
langage et l'on ne peut que se ranger à leurs côtés.
Le mouvement commercial du port d'Alexandrette
durant ces dernières années s'élevait à 69 millions
— 59 —
en moyenne. La Syrie devenue française, souffri-
rions-nous qu'elle fût tributaire d'un port étranger
et que les produits à l'importation et à l'exportation

fussent frappés, à son détriment, de droits de douane


perçus par un tiers? Ce serait inadmissible et cette
raison, s'ajoutant à celles que j'ai déjà rappelées, me
fait conclure nettement que la France devra reven-
diquer Alexandrette.

Il me reste à examiner la question de la Palestine


et là encore je ne saurais mieux faire que de me
référer à la haute autorité de M. le Sénateur Flandin
et du Comte Cressaty.
M. Etienne Flandin s'exprime ainsi : « Nous ne
« saurions renoncer à la Palestine et à Jaffa.... La

« Syrie et la Palestine forment un ensemble indivi-


« sible. La Palestine n'est, en réalité, que le sud de
« la Syrie. Les Romains avaient indissolublement
« uni ces deux pays dont, au temps de la domination
« juive, les limites, sans cesse modifiées, n'avaient
« jamais pu reposer sur une base sérieuse. Pas plus
« au point de vue géologique qu'am point de vue
« ethnique, on ne peut différencier la Palestine de
« la Syrie. On y trouve les mêmes habitants, la
« même langue, les mêmes intérêts économiques
« qui se confondent étroitement. Consentira l'aban-
« don de la Palestine, ce serait perdre le bénéfice
— 60 —
« des concessions reconnues à la France par le der-
« nier accord franco-turc notamment en ce qui con-
« cerne la construction du port de Jaffa; ce serait
« perdre le bénéfice des capitaux français engagés
« pour la construction du chemin de fer de Jaffa à
« Jérusalem, ligne aujourd'hui florissante; mais ce
« serait surtout — faute irréparable — nous fermer
« nos débouchés sur le Hedjaz et frapper à mort le

« trafic de nos lignes françaises. La Palestine est


« traversée par la voie ferrée du Hedjaz et plusieurs
« de ses ramifications. On sait quelle immense im-
« portance cette voie est appelée à exercer sur le

« développement économique de l'Arabie et, d'une


« manière générale, sur le monde musulman alors,
« surtout, que de Médine elle se prolongera sur la
« Mecque. Pouvons-nous nous laisser enlever un
« moyen de pénétrer sur des terres qui sont le cœur
« de l'Islam; l'intérêt économique ne se double-t-il
« pas pour nous du plus haut intérêt politique?
« Ajoutons enfin que si la Palestine était séparée de
« la Syrie, celle-ci se verrait obligée à des dépenses
« fort onéreuses pour assurer sa protection douanière,
« pour défendre contre la contrebande sa frontière
« maritime et sa frontière terrestre, tandis que la
« Palestine trouve, au sud, une protection naturelle
« dans le désert qui s'étend vers la péninsule du
« Sinaï » (1).

(1) Etienne Flandin, Op. cit.


- 61 —
A cette question de la Palestine se rattache celle
des lieux saints. Il n'en est pas de plus complexe, de
plus délicate, au point que certains n'hésitent pas —
pour la résoudre ou tout au moins pour empêcher
qu'elle ne se pose éventuellement à l'égard du Gou-
vernement français —
à préconiser l'internationali-
sation de Jérusalem et de Bethléem.
Cette théorie a été notamment soutenue dans un
article paru dans la Reçue politique et parlementaire
(N° du 10 août 1915. — La France et la question
syrienne)
Après avoir sommairement exposé les titres excep-
tionnels que la France peut faire valoir pour reven-
diquer la Syrie, l'auteur de cet article rappelle que
la Syrie a été la cause de conflits entre puissances
européennes, conflits nés de la question des « lieux
saints » et qui renaîtraient probablement du fait de
l'occupation du pays par la France. Il estime que les
luttes entre religieux appartenant aux différentes
confessions chrétiennes prendraient un caractère
aigu en raison de la prépondérance des « Latins » et
des représentants des « Rites unis ». Il fait observer
que « l'Administration française aura beau se pro-
« clamer aussi neutre et laïque qu'elle voudra, la
« mentalité orientale, habituée à confondre l'autorité
« temporelle et spirituelle, ne pourra croire à notre
« bonne foi ». Ces considérations l'amènent à con-
clure ainsi : « Comment parer à de tels risques? Je
« n'aperçois qu'un moyen, la neutralisation et le
— 62 —
« détachement administratif de Jérusalem et de la

« région environnante de la Syrie devenue française


« avec l'institution d'un régime analogue à celui de
« Tanger mais sans ses complications. Le rattache-
« ment politique de la Palestine au reste de la Syrie
« serait assuré par le maintien d'une force française
« suffisante pour prévenir toute attaque des Bédouins
« d'Arabie et prêter, le cas échéant, main forte à la
« police locale. Un un
conseil municipal présidé par
« Français, élu aussi bien par les Syriens que par les
« étrangers, contrôlé par une commission où siège-
ce raient les consuls des grandes puissances, Pa-
« triarches, Grand Rabbin et Grand Mufti, s'occu-
« perait d'administrer la ville et ses dépendances
« enlevant ainsi à nos adversaires le prétexte
« d'agiter, à toute occasion, le spectre de la franci-

« sation et de la latinisation à outrance des Lieux


« Saints et de nous rendre odieux à toute la Chré-
« tienté ».

A cette argumentation dont on ne saurait mécon-


naître la force, le Comte Gressaty a fait une réponse
dont je crois utile de citer en substance les passages
principaux.
Les endroits, dit-il, que l'on désigne sous le nom
de Lieux Saints sont enclos dans deux basiliques :

celle du Saint-Sépulcre à Jérusalem, celle de la Na-


tivité à Bethléem. Ces basiliques ne sont la propriété

d'aucune confession religieuse; chacune y exerce


son culte d'après des usages établis. En dehors des
— 63 —
parties qui leur sont communes, des endroits leur
sont exclusivement réservés. Ce sont des empiéte-
ments survenus, en violai ion de ces usages, qui ont
donné lieu à des incidents parfois graves.
Aux deux basiliques ci-dessus mentionnées, il faut
ajouter l'Église du Tombeau de la Vierge, quoique
les Latins n'y officient pas et la Cour de la Mosquée
de l'Ascension où les diverses confessions sont
admises à officier le jour de la Fête de l'Ascension,
séparément ou ensemble selon la coïncidence des
calendriers.
Indépendamment des Églises en question, il existe
en Palestine divers sanctuaires qui sont la propriété
absolue et exclusive de communautés religieuses.
On ne peut donc les classer dans la catégorie des
« Lieux Saints » ne saurait admettre que
et l'on

ceux-ci, en nombre limité et occupant une surface


restreinte, pussent conduire à détacher Jérusalem et
ses environs de la Syrie devenue française.
Le Comte Cressaty fait observer, en second lieu,
que dès le xm e siècle les « lieux saints » avaient été
achetés aux Sultans d'Egypte —
alors souverains du
pays — sous la condition que les Franciscains en
seraient à perpétuité les gardiens. Le Gouvernement
Turc n'a pas respecté ce contrat et l'octroi de la
jouissance des lieux saints aux diverses confessions
en fixe depuis longtemps le statut
lequel a pris pour
ainsi dire force de loi. On
ne saurait donc y toucher.
Mais si un régime spécial intervenait pour la Pales-
— 64 —
tine, ce ne pourrait être exclusivement que pour les
droits d'usage des basiliques du Saint-Sépulcre, de
la Grotte de la Nativité et de l'Église du
Tombeau de
la Vierge. La France se substituant au Gouverne-
ment Ottoman respecterait les usages établis aussi
bien en ce qui concerne les sanctuaires dont il vient
d'être parlé Mosquée d'Omar, la Mosquée sise
que la
sur l'emplacement du Saint-Cénacle (Tombeau de
David) et la Mosquée de l'Ascension.
Après avoir démontré que la « francisation » des
lieux saints n'est pas à redouter puisque les religieux
qui y ont des chapelles en quelque sorte privilégiées
appartiennent à diverses confessions et, souvent, à
des ordres internationaux, le Comte Cressaty déclare
que pas davantage n'est à envisager leur « latinisa-
tion ». Et il conclut en ces termes « La conception
:

« d'un conseil municipal, élu aussi bien par les


« Français que par les Syriens, est parfaitement
« admissible à la condition qu'il s'agisse d'une
« assemblée investie de fonctions purement muni-
« cipales... Du moment que les Lieux saints seraient
« déclarés res niillius, chacun chercherait sinon à
« s'en emparer du moins à y faire prévaloir son
« influence;il en serait de Jérusalem comme de ces

« vagues propriétés qui, n'appartenant à personne,


« sont réputées appartenant à tous.... Quelle serait
« alors la part de la France? Celle-ci serait élevée à
« la haute dignité de gendarme au service de la

« Chrétienté, de l'Islam, d'Israël. Elle aurait la pré-


65

« sidence d'un conseil municipal élu par les Syriens


« et les étrangers, contrôlé par les Consuls des
« grandes puissances, patriarches, grand Rabbin,
« grand Mufti!... La France, pour laquelle la Syrie
« tout entière constituerait un lot bien moins étendu
« que ceux de ses alliés, en serait réduite à partager
« les Lieux saints avec les nations étrangères, voire
« même avec les Allemands et les Turcs! A Jéru-
« salem, elle serait soumise au contrôle d'une sorte
« d'aréopage cosmopolite et polyglotte, dont elle
« aurait le devoir et la charge d'exécuter les déci-
« sions... alors que pendant toute la durée de l'occu-
« pation ottomane il n'est venu à l'esprit de
personne
« d'imposer à Turquie un semblable contrôle....
la

« La France, dont les droits sur la Syrie intégrale


« sont indiscutables, n'a point à donner l'exemple
« d'un désintéressement qui, en l'espèce, équivau-
« drait à une véritable abdication. Qu'elle commence
« à s'attribuer le gage, tout le gage qui lui revient

« équitablement; puis, lorsque s'ouvrira le congrès


« de la paix, elle verra à régler, d'accord avec ses
« alliés et suivant les conditions exposées plus haut,
« les concessions qu'elle estimera devoir faire aux
« intérêts religieux des diverses puissances dans les
« Lieux Saints. Le réglementa intervenir se résume
« en ces quelques lignes la France s'engagera à
:

« respecter, à protéger, à défendre le statu quo


« religieux dans les lieux saints, c'est-à-dire les droits
« acquis par les différentes confessions et commu-
LA SYRIE ET LA GUERRE. K
— 66 —
« nautés qui les desservent; moyennant cet engage-
« ment, elle sera purement et simplement substituée
« à la Turquie dans tous ses droits de propriété
« comme aussi dans toutes ses servitudes. » (1)

J'ai exposé les deux thèses en présence. Leur

examen impartial m'amène à conclure, comme le


Comte Cressaty, que la France ne saurait accepter
la moindre diminution du territoire de la Palestine
et, pas davantage, toutes les charges et tous les
inconvénients de la police d'une région sans en re-
tirer le moindre profit.

En définitive, en tenant compte à la fois des limites


administratives actuelles de la Syrie et de ses li-

mites naturelles, la frontière de notre possession


devrait partir d'un point à déterminer à mi-chemin
environ entre Adalia et Sélefké, c'est-à-dire de l'en-
droit où la chaîne du Taurus touche àla Méditerranée ;
elle devrait suivre, ensuite, le Taurus, l'anti-Taurus
et le Taurus arménien jusqu'au N'El Kabour, affluent
de l'Euphrate; elle descendrait ce cours d'eau jus-
qu'à son confluent avec l'Euphrate au sud de Zor el

Deïr; de là, elle traverserait obliquement le désert


de Syrie par une ligne rejoignant Akaba pour re-
monter enfin., dans la direction de l'ouest, jusqu'à
El Arish. (Voir la carte jointe à cette étude).

Comte Cressaty. .Op. cit.


- 67 —
La Syrie française comprendrait ainsi toutes les
régions qui en font réellement partie c'est-à-dire : la

Palestine, les pays d'outre-Jourdain, la partie sy-


rienne du vilayet d'Adana avec son port naturel
Mersina, le mutessariflick de Zor, les vilayets d'Alep,
de Damas et de Beyrouth, la principauté du Liban.
Ce territoire, d'une superficie approximative de
330.000 kilomètres carrés, aurait 3.500.000 habi-
tants .

Aperçu géographique. — Relief du sol. — Au


nord et suivant une ligne sensiblement parallèle à la

partie septentrionale du golfe d'Alexandrette, on


rencontre le Taurus, massif montagneux escarpé
dont les cimes élevées se dressent de la Lycie à la

Cilicie; certaines dépassent 3.500 mètres. Au cap


d'Anémour — d'où pourrait- partir la frontière de la

future Syrie — la montagne tombe presque à pic sur


la côte au point que le littoral y est difficilement
accessible même pour les piétons. A hauteur
d'Adana, le Taurus s'éloigne de la mer dans la direc-

tion nord-est; il est continué par la chaîne de l'anti-

Taurus qui suit la même direction jusqu'à l'Euphrate.


Ces deux massifs, extrêmement importants, sont en
partie recouverts de neiges éternelles. Entre leurs
contreforts et la mer s'étalent les riches plaines
d'Adana, de Marash et d'Orfa.
De l'Anti-Taurus, part, pour encercler à peu près
Alexandrette, la chaîne de l'Amanus dont la hauteur
— 68 —
atteint 2000 mètres. Elle est traversée au Nord
d'Alexandrette par le défilé des Portes amaniques ;

au sud elle est franchie par le col des portes Sy-

riennes (690 mètres) qui conduit à Antioche.


Plus au sud, s'élèvent les monts Ansarieh dont le

point culminant atteint 1.900 mètres, puis le Liban


et l' Anti-Liban.
La chaîne du Liban, parallèle à la côte est cou-

verte de neige neuf à dix mois par an. Ses plus hauts
sommets dépassent 3.000 mètres. On distingue dans
le Liban occidental trois zones : une étroite région

côtière qui n'est autre que l'ancien « Ghanaan » des


Hébreux, jadis d'une prospérité sans rivale; la. région

des hauts plateaux sise à 1.200 mètres, très fertile,

admirablement cultivée et très peuplée et enfin la

région du Djurd, infertile parce que balayée par les


vents et les avalanches —
quoique cultivable dans
quelques vallons abrités. — L' Anti-Liban, parallèle

au Liban oriental, offre les mêmes caractéristiques :

terres fertiles et fécondes au sud, stériles au nord.


Toutefois, dans sa partie occidentale, il offre une
végétation forestière plus importante.
Entre le Liban et l' Anti-Liban, on rencontre la
vallée encaissée d'El Bekaa, large en moyenne d'une
vingtaine de kilomètres. Une forte dépression sépare

l' Anti-Liban dû massif de l'Hermon (2.800 mètres).


De l'Hermon et en allant dans la direction du sud-
on trouve une série de larges plaines légèrement
est,

mamelonnées, s'étendant sur plus de 100 kilomètres


— 69 —
et l'on atteint le massif du Haouran long environ de
25 kilomètres, massif volcanique dont le pic principal

est à 1.600 mètres. Cette région du Haouran est


extrêmement fertile.
Le Liban principal longe la côte de Syrie jusqu'au
Léontès. Toute cette côte est sineuse et s'étend ainsi
jusqu'au promontoire du Garmel.
La Palestine est traversée du nord au sud par une
chaîne dont les pentes sont abruptes du côté du
Jourdain et plus allongées du côté du littoral. Ses
sommets principaux atteignent au plus 1.200 mètres,
continuée dans la presqu'île du Sinaï par le
elle est

Djebel-el-Tih et les autres massifs qui bordent les


deux golfes de Suez et d'Akaba et dont le Sinaï est
le plus connu. Toute cette région dont les sommets

dépassent 2.500 mètres est dénuée de toute végé-


tation.
Cours d'eaux . — La Syrie et la Palestine passent
à tort pour être dépourvues de rivières. Celles-ci sont
en réalité, nombreuses et permettraient — comme
elles l'ont permis dans l'antiquité — d'irriguer d'im-
portantes étendues aujourd'hui incultes.
Les principales sont, en partant du golfe d'Alexan-
drette le Tarsus (Cydnus), le Seyhoun (Sarus) et le
:

Djihoun, l'Oronte qui prend sa source dans l'Anti-


Liban et traverse les plaines de Homs, de Hama
et d'Antioche ; le Léontès, issu également de l'Anti-
Liban et qui a son embouchure près de Tyr; le
Jourdain, dont les trois sources principales prennent
— 70 —
naissance dans le massif de l'Hermon, traverse le lac

de Tibériade et se jette dans la Mer Morte.


Il convient enfin de mentionner l'Euphrate — dans
sa partie supérieure tout au moins — puisqu'il tra-
verse les régions d'Orfa et de Deir el Zor rattachées à
la Syrie ainsi que je l'ai précédemment indiqué.
Climat. — La forme allongée de la Syrie, les
grandes inégalités du relief qui offre tantôt des alti-

tudes de plus de 3.000 mètres et tantôt des dépres-


sions de 400 mètres au-dessous du niveau de la mer,
l'immense désert qui s'étend dans la partie orientale

font que le climat offre des différences sensibles sui-


vant les régions. Alors que toute la partie désertique
et la presqu'île du Sinaï rappellent le Sahara par les
températures extrêmes et surtout par leur chaleur,
les vallées protégées contre les vents et limitrophes
de la mer jouissent d'un climat assez peu variable.
C'est ainsi par exemple que la température moyenne
annuelle est de -f-20°9 à Beyrouth (-{- 12°, 9 en jan-
vier, -f 27°,8 en juillet) de -f 17°2 à Jérusalem (+ 8°5

en janvier, + 17°2 en juillet), et dans le Ghor difr

+ 22°

Il n'y a guère que deux saisons. L'été pendant


lequel il ne tombe pas d'eau et l'hiver qui apporte
la pluie et le froid; sauf dans la région montagneuse
la neige est assez rare. On garde cependant le sou-
venir d'hivers extrêmement rigoureux accompagnés
de chutes de neiges intenses en Palestine, et dans la
Syrie septentrionale
— 71 —
Ressources naturelles. — Produits du sol. — En
raison de la diversité de leur climat et de leur relief,
les différentes régions de la Syrie sont d'inégale
valeur. Certaines sont presque improductives, d'au-
tres, par contre, sont d'une incomparable richesse.
D'une manière générale, elles produisent tous les
légumes, toutes les céréales, tous les fruits d'Europe
sans parler de ceux particuliers aux pays chauds ou
tempérés.
Les plaines qui s'étendent dans la partie septen-
trionale du golfe d'Alexandrette sont des plus pro-
pices à la culture de la canne à sucre et du coton.

L'exportation de ce dernier produit est en constante


progression. De 9.000 tonnes en 1905 elle passait à
24.000 tonnes en 1910. Dès 1908, du reste, deux fila-

tures, installées à Adana et à Tarse, comptaient


32.000 broches et 1600 métiers. La culture du coton
est également tentée avec succès en Palestine.
Les jardins fruitiers du littoral ont pris également
un grand développement. La région de Jaffa, notam-
ment, compte environ 1.000.000 d'orangers qui en
temps normal permettent une exportation de 7 000.000 .

francs; les environs de Tripoli, de Sidon et de Payas,


dans le golfe d'Alexandrette, sont également riches
en orangers et en citronniers; les amandiers sont
répandus dans ces contrées etleur culture tend même
à supplanter les orangers; les jardins de Damas sont
célèbres par leur fertilité; les abricotiers, en parti-
culier, y sont extrêmement nombreux et donnent des
— 72 —
fruits réputés; il en est de même de la région d'An-
tioche et d'Alep. L'olivier, le pêcher se rencontrent
un peu partout. Enfin, la vigne pousse admirablement
à Jaffa, à Beyrouth, à Caïffa, à Aintab et à Marash.
La culture du tabac a pris une grande extension
sur la rive orientale de la mer Morte et dans la vallée
du Jourdain.
La vallée de FOronte, les prairies de la Bekaa, la
Palestine, les plateaux de l'Haouran donnent d'abon-
dantes récoltes de céréales : orge, blé, maïs, riz,
froment, seigle, etc., la région de Caïffa et celle de
Lattaquié surtout exportent de grosses quantités
de fèves et de pois chiches.
D'après Vital Cuinet (1) le Haouran, à lui seul,

produirait dans les bonnes années 170.000 tonnes


d'orge, 150.000 tonnes de maïs et 200.000 tonnes de
blé. Les rapports consulaires anglais indiquent que
les exportations de blé et d'orge atteignent respecti-
vement 25.000 tounes en moyenne.
La culture du mûrier et la production de la soie,
bien qu'elles semblent subir actuellement un temps
d'arrêt, n'en ont pas moins progressé sensiblement au
cours des quarante dernières années. En 1880 envi-
ron, d'après Elisée Reclus, la production de la Syrie
était de 315.000 kilogs de soie grège. Or, la moyenne
de la production â été pour les années 1 902 à 1 9 1 1 de
573.000 kilogs.

(1) Vital Quinet. La Turquie d'Asie.


— 73 -
Deux autres produits sont à signaler : la « val-

lonée » — employée en tannerie, provenant du


Taurus et dont il sort annuellement 1000 tonnes par
Alexandrette et Mersine — et le bois de réglisse
dirigé principalement sur l'Amérique du Nord; en
1912 il en est sorti 11.600 balles de Tripoli, 4.800 de
Beyrouth et 18.000 d'Alexandrette. Cet article est
devenu, comme valeur (3.500.000 francs en 1912)
le plus important de ceux passant par ce dernier
port.
Produits du sous-sol. — Bien que l'exportation
des produits miniers soit actuellement presque nulle,
exception faite du fer d'Adana et du chrome par le

port d'Alexandrette, le sous-sol de la Syrie semble


receler des richesses qui méritent d'être sérieuse-
ment étudiées.
De nombreux et importants gisements de minerai
de fer se rencontrent dans le Liban, dans la région
de Saïda, au Carmel, à Marash et dans certaines
vallées. Le Djebel Akra et les environs d'Alep possè-
dent des mines de cuivre et de plomb argentifère;
on a trouvé dans le Djebel Akra du nickel dont les
échantillons auraient révélé une teneur élevée. Dans
le Liban, dans le Haouran, à Aintab, on a constaté
la présence de gisements de houille et de lignite
mais on ne peut préjuger de leur valeur. La même
réserve s'impose au sujet du pétrole des régions du
Jourdain et du Djebel Moussa (Antioche), du guano
du Yarmouk, des gisements considérables de phos-
— 74 —
phate découverts dans le Djebel el Djilad, aune qua-
rantaine de kilomètres de la voie ferrée du Hedjaz.
Mentionnons enfin les salines d'Alep, le calcaire

qu'on rencontre un peu partout et qui fournit une


excellente pierre de construction, le bitume, le

brome, le chlorure de sodium de Mer Morte,


la le

gypse de Tripoli, les marbres d'Alep, de Damas et

de Safed, l'antimoine d'Alexandrette et d'Antioche,


le cristal de roche du Liban, etc.

Industrie. Commerce. — L'industrie est à peu près


inexistante et tout reste à faire dans ce domaine. Si
l'on met de côté les filatures de coton dont j'ai déjà
parlé, on ne peut guère mentionner que les petites
fabriques d'étoffes d'or, de tapis, de châles, d'orfè-
vrerie de Damas, les quelques savonneries ou huile-
ries disséminées dans le pays, les fabriques d'objets
de nacre de Beyrouth et d'objets de piété de Jéru-
salem. En Palestine, on compte quelques distilleries

et verreries.
L'élevage (chameaux, chèvres, moutons) fournit
sous forme de laines, de peaux ou de poils de cha-
meaux des produits dont la valeur n'est pas négli-
geable. En 1912, il est sorti 11.000 balles de laine par
Tripoli, et 300 tonnes de peaux et cuirs par Alexan-
drette.
Les importations consistent principalement en
cotonnades, soieries, draperies, confections, produits
pharmaceutiques, fers et métaux, bois de construc-
ion et de menuiserie, cafés, quincaillerie, articles
— i <<*>

de « Paris », armes, bijouterie, horlogerie, machines
diverses, papeterie, verrerie, etc....
Les exportations portent surtout sur les oranges,
citrons, fruits divers, céréales, huiles, peaux, laines,
éponges, soies grèges, coton etc..
Nous avons vu la part de la France dans ce mou-
vement commercial dont le montant oscille en
moyenne entre 250 et 300 millions de francs par an.
Le tableau ci-dessous donne le détail de ce mou-
vement. Il a été dressé d'après les statistiques des
dernières années et pour les principaux ports seule-
ment, les renseignements faisant défaut pour les
autres.

PORT IMPORTATIONS EXPORTATIONS TOTAL EN


EN FRANCS EN FRANCS FRANCS .

Alexandrette 36.000.000 39.000.000 70.000.000


Beyrouth 46.000.000 20.000.000 66.000.000
Mersina 22.000.000 27.000.000 59.000.000
Jaffa 25.000.000 17.000.000 32.000.000
Caïffa » » 20.000.000
Lattaquié » » 5.000.000
Tripoli » » 5.000.000
Gaza 3.000.000 2.000.000 5.000.000
Sidon » » 5.000.000
267.000.000

Outillage économique. — On croit généralement


que la Syrie est dépourvue de tout outillage écono-
mique et notamment de voies de communication.
— 76 —
C'est une erreur qu'il convient de rectifier. En pre-
mier lieu, différents ports ont été aménagés ou sont
en train de l'être. C'est ainsi que les ports et quais
de Jaffa, de Caïffa, de Tripoli sont en voie de cons-
truction. Pareillement, dès 1912, trois grands bas-
sins ont été commencés à Alexandrette, qui pourront
abriter 16 grands navires sur des fonds de 9 mètres
environ.
En ce qui concerne les routes, elles sont nom-
breuses; elles relient les ports aux grandes localités
de l'intérieur et celles-ci entre elles. Beaucoup sont
mal entretenues par suite de l'incurie de l'adminis-
tration turque mais, en fait, elles existent.
Enfin la Syrie possède un réseau de voies ferrées
à peu près complet.
Dans sa partie septentrionale elle est traversée par
le chemin de fer de Koniah à Bagdad qui passe no-
tamment à Adana. De cette grande ligne se déta-
chent des embranchements vers Mersina, Alexan-
drette, Marash (en construction), Aintab (en cons-
truction) et Alep.
De cette ville part une ligne passant à Hamah,
Homs, Rayak et rejoignant en ce point le chemin de
fer de Beyrouth à Damas et à M'Zerib. De Damas
part la ligne du Hedjaz qui doit aboutir à la Mecque.
Différents embranchements relient ou doivent relier

les principaux ports à ces deux grandes artères :

Tripoli-Homs (en exploitation), Caïffa-Deraa (en


exploitation) Alexandrette- Alep (en projet).
— 77 — .

Une ligne va de Jérusalem à Jaffa. Enfin, une voie


est en construction qui doit relier Rayak à Ramleh.
La Syrie est donc, actuellement traversée par le
rail dans toute sa longueur et en plusieurs parties
dans sa largeur. Nous avons vu précédemment que
790 kilomètres des voies ferrées actuellement exploi-
tées appartiennent à des sociétés françaises.
Ressources budgétaires. — Poul' compléter ce
rapide exposé de la valeur de la Syrie, il me paraît
utile d'indiquer comment s'équilibre actuellement
son budget. Aussi bien cette indication permettra-t-
elle de répondre à certains bruits qui tendent à se
répandre et d'après lesquels l'occupation du pays
nous occasionnerait de lourdes charges financières.
Voici le tableau que j'emprunte à M. Etienne Flan-
din et qui fait ressortir les recettes et les dépenses
pour les régions qui deviendraient françaises.

RECETTES DÉPENSES

Beyrouth 31.919.329 » 8.804.400 »


Alep 20.275.675 » 7.954.753 »
Damas 15.568.401 » 16.902.682 »
Zor 1.554.524 » 772.551 »
Liban 1.1 00. 458 » 1.062.761 »
Adana (partie méridio-
nale 4.106.912 » 2.045.711 »
Jérusalem 4.630.015 » 2.373.931 »
Total. . . . 79.155.314 » 39.916.609 »

Mentionnons, pour établir un terme de compa-


raison,que l'ensemble des budgets général et locaux
— 78 —
de l'Indo-Chine et de l'Afrique Occidentale française
nosdeuxplus importantescolonies.atteignentrespec-
tivement en moyenne 150.000.000 et 65.000.000 de
francs.

Populations et religions. — Le chiffre des habi-


tants de la Syrie telle que nous l'avons délimitée doit
se rapprocher sensiblement de 3.500.000, autant qu'on
peut s'en rapporter aux statistiques établies. Celles-
ci sont nombreuses et là plupart ne reposent que sur
des évaluations incertaines. En se référant aux beaux
travaux de M. Cuinet (1) — qui remontent à quinze
ans environ — ainsi qu'à l'almanach de Gotha pour
1915 (2) et en établissant une moyenne entre les

chiffres qu'ils indiquent, on peut dresser le tableau


suivant :

GOUVERNEMENT POPULATION

Adana 488.000 habitants


Alep 775.000 —
Beyrouth 621.000 —
Liban 440.000 —
Jérusalem 360.000 —
Syrie (Damas) 920.000 —
Zor 80.000
Total . . 3.684.000 —
En admettant qu'une partie du villayet,d'Adanaet

(1) V. Gui net. La Turquie d'Asie, Syrie, Liban et Palestine.


(2) Les renseignements publiés par l'Ahnanach de Gotha lui
étaient fournis par le Gouvernement allemand d'après les indi-
cations de son Ambassadeur en Turquie.
— 79 —
du Mutessariflick du Zor ne soient pas englobées dans
la future Syrie, on peut s'en tenir au chiffre de
3.500.000 habitants.
A quelles races appartiennent ces habitants? La
fusion qui s'est opérée entre les autochtones et les
peuples qui ont envahi successivement la Syrie rend
impossible une détermination quelconque. En réalité,

et sauf pour quelques peuplades du désert, les diffé-

rents groupements qui existent ne peuvent se distin-


guer que par la religion ou la confession auxquelles
ils appartiennent. 11 n'y a, à proprement parler, que
des Syriens arabes, chrétiens ou relevant d'une des
sectes religieuses dites « cachées ».

Seul, le classement numérique de ces groupements


offre donc une valeur au point de vue politique.
D'après les renseignements fournis par M. Cuinet,
les populations se répartiraient de la façon suivante,
au point de vue religieux :

Musulmans 1.900.000 (1)


Chrétiens 1.100.000
Israélites 150.000
Druses 170.000
Ansariés 120.000
Ismaéliens 10.000
Calmoudistes 5.000
Yézidis 5.000
Divers 40.000
Total . . . 3. 500. 000

(1)Ces chiffres résultent des statistiques turques. Il est utile de


l'aireremarquer que le Gouvernement turc avait plutôt intérêt à
forcer le chiffre des musulmans et à réduire celui des chrétiens.
— 80 —
Groupe musulman. — L'élément musulman est
représenté en presque totalité par les sunnites (envi-
ron 1 .700.000), les chiites et les kurdes.
Les sunnites (secte d'Omar) comprennent les Ara-
bes (nomades ou sédentaires), et les Turcs ottomans.
Ils forment en Syrie la classe privilégiée mais il est

rare qu'ils aient accès aux fonctions publiques. Les


Arabes sédentaires, malgré leur fanatisme, n'éprou-
vent que peu de sympathie à l'égard du Gouverne-
ment turc et leurs aspirations sont avant tout natio-
nalistes et, parfois, autonomistes. Ce dernier senti-

ment s'explique par ce fait que, représentant la moitié


de la population totale du pays, l'autonomie de ce
dernier les en rendrait maîtres. A défaut ils ne sem-
blent pas hostiles — depuis la guerre actuelle sur-
tout — à l'idée d'être gouvernés par une puissance
européenne. Les nomades nourrissent à l'égard de
l'administration turque des sentiments qui se sont
traduits, encore récemment, par des massacres de
fonctionnaires et de soldats ottomans.
Les Turcs ottomans, au nombre de 100.000 environ,
habitent la région d'Alep et la partie septentrionale
du golfe d'Alexandrette. Ce sont, à peu près, les

seuls que la domination turque se soit conciliés;


mais fatalistes et sérieux, ils accepteraient proba-
blement un changement de régime sans empresse-
ment comme sans murmures.
Les chiites (secte d'Ali) sont considérés par les
autres musulmans comme des schismatiques ; leur
— 81 —
condition est, de ce fait, misérable et ils ont tout à
gagner à la disparition du régime turc. Au nombre
de 25 à 30.000, ils habitent la plaine de la Bekaa et
dans la région de Saïda.
Enfin, les kurdes, semi nomades, forment une race
distincte; au nombre de 60.000 environ, les uns voya-
gent entre la région d'Alep et celle d'Antioche, les
autres habitent le Taurus.

Groupe chrétien. — Les chrétiens se divisent


en deux grands groupements : les catholiques (unis

à Rome) et les dissidents (séparés de Rome). Dans


l'ensemble ils représentent environ le tiers de la
population, mais par leur instruction etleurs relations
ils occupent une situation prépondérante. Les pre-
miers (600.000) sont placés sous la protection de la
France.
Les catholiques comprennent : les latins, les maro-
nites, les Grecs et Arméniens unis, les Syriens et les
Chaldéens unis.
Les Latins, quoiqu'au nombre de 25.000seulement,
exercent une grande influence grâce au nombre de
leurs établissements, appartenant aux ordres des
Franciscains (en majorité italiens), des Lazaristes
(presque exclusivement français), des Jésuites (fran-
çais) des Frères de la Doctrine chrétienne, des
Assomptionnistes, des Sœurs de St-Vincent de
Paul, etc.. Ils nous sont entièrement acquis.
Les Maronites (350.000), les Grecs melkites
LA SYRIE ET LA GUERRE 6
(150.000), les Arméniens, Ghaldéens et Syriens unis
(100.000) peuvent également être considérés comme
des amis de la France. 11 y a toutefois lieu d'ajouter,
en ce qui concerne les Maronites, qu'ils passent
pour loyalistes. A dire vrai, ils jouissent d'un statut
particulier qui fait qu'ils ne se rangent pas ouverte-
ment parmi les adversaires déclarés du Gouverne-
ment turc, mais leurs sympathies pour la France,
qui les a toujours protégés et à qui ils sont précisé-
ment redevables de leur situation privilégiée, sont
indéniables.
En ce qui concerne les dissidents, il sont représen-
tés par les Syriens de religion grecque orthodoxe
(400.000) habitant les régions de Beyrouth et de
Damas notamment, les Arméniens grégoriens
(25.000), les nestoriens, jacobites, coptes, abyssins
et protestants (100.000 environ au total).

Les Grecs orthodoxes sont naturellement favora-


bles à une occupation européenne; les Arméniens —
dont on se rappelle les massacres — souhaitent
ardemment la fin de la domination turque; quant
aux représentants des autres confessions, ils sont en
général assez indifférents. Il convient de faire
remarquer, à propos des protestants, que la propa-
gande est presqu'exclusivement entreprise depuis
ces dernières années parles missionnaires allemands
ou américains du nord.
Israélites. — Les Israélites sont de plus en plus
nombreux en Palestine, à Jérusalem notamment. Ils
— 83 —
proviennent non pas tant des anciens habitants du
pays que des juifs étrangers venus s'installer sur la

terre de leurs ancêtres. Favorisée par l'Alliance uni-

verselle israëlite, cette « colonisation » par les juifs


d'un pays qui fut le leur donne de très beaux résul-
tats dans la région de Jaffa notamment où ils se
livrent à l'agriculture.
Les aspirations de ces israëlites venus, pour la plu-

part, de tous les coins du monde, sont difficilement


analysables. Peut-être visent-elles à la reconstitution
de l'ancienne Palestine. En tous cas, on ne saurait
voir dans les Juifs syriens des amis des Turcs.
Druses. Ansariés. Ismaéliens. Cadmouclistes . Yézi-
dis. — Ces différentes sectes se rattachent aux reli-

gions dites « cachées » dont le culte reste mystérieux.


Les Druses, après avoir vécu en bonne intelligence
avec les Turcs leur sont actuellement hostiles. Ils

vivent retirés dans une partie du Liban et du Haou-


ran et entretiennent peu de relations avec les régions
voisines
Les Ansariés sont groupés près de l'embouchure
de l'Oronte où ils vivent presque indépendants. Ils

ont eu des difficultés avec le Gouvernement turc, et


vivent avec lui en mauvais termes, au point qu'ils
semblent tout disposés à participer aux tentatives
qui auraient pour but de détruire la puissance otto-
mane.
Il en est de même des Ismaéliens et les Cadmou-
distes à qui leur contact avec les Ansariés et leur
— 84 —
manière de voir inspirent des sentiments identiques.
Enfin, les Yézidis, isolés dans les hautes vallées du
Taurus, peuvent être considérés comme absolument
indépendants.
De l'ensemble de ces indications, il résulte que la
presque totalité des populations syriennes est lasse
du régime turc; qu'une grande partie d'entre elles-

accepterait — et demande même — l'occupation du


pays par une nation étrangère, la France de préfé-
rence, et que le restant ne manifeste à ce sujet aucun
sentiment.

L'Avenir de la Syrie. — Sans doute, ainsi que


le fait judicieusement remarquer M. le Sénateur
Flandin, « les dépenses devront être sensiblement
« accrues pour assurer la mise en valeur d'un pays
« depuis trop longtemps laissé à l'abandon : mais
« sans contredit les recettes verront augmenter leur
« productivité avec un régime fiscal transformé, avec
« une administration dont le premier souci sera d'as-
« surer l'ordre et la régularité dans le recouvrement
« de l'impôt ».

Le mode d'assiette et de perception de l'impôt —


pour ne parler que de cette branche de l'administra-
tionottomane —
sont, en effet, d'une fantaisie sin-
gulière, quand elle n'est pas odieuse.
Dans les campagnes, l'usage de la dîme sur les
— 85 —
récoltes a persisté mais, l'argent étant très rare, le
Gouvernement perçoit cette redevance en nature, ou
du moins, la fait, la plupart du temps, percevoir par
des traitants qui la prennent à forfait, se préoccupent
surtout de réaliser d'énormes bénéfices et pressurent
sans merci les paysans.
Les autres impôts donnent également lieu à des
abus éhontés, mais c'est incontestablement aux vexa-
tions etaux prévarications qui accompagnent la per-

ception de la dîme et qui la rendent à la fois si

lourde et si odieuse, qu'il faut attribuer l'émigration


syrienne et l'abandon des campagnes.
Pour y échapper 500.000 Syriens environ ontfui leur
pays, depuis ces quarante dernières années, et sont
allés former d'importantes colonies en Egypte, en
Amérique du Nord et du Sud et, ainsi que nous
l'avons vu, en Afrique Occidentale Française.
Ceux qui —
pour des raisons multiples n'ont —
pu en faire autant se réfugient de plus en plus dans
les villes où, àdéfaut de bien-être, ils trouvent du
moins plus de sécurité en raison de l'élément étran-
ger et des consuls européens qui imposent à l'admi-
nistration turque une certaine prudence.
Le tableau ci-dessous, dressé d'après les statisti-
ques récentes et les chiffres relevés dans « la Géogra-
phie » d'Elisée Reclus, indique, d'une manière sai-

sissante, ce dépeuplement des campagnes syriennes


et l'accroissement des populations urbaines.
86 —

POPULATIONS
VILLES ~ OBSERVATIONS
vers 1880 actuell nf

Damas. . . . 160.000 250.000


Alep 64.000 200.000
Beyrouth. . . 80.000 140.000
Jérusalem . . 30.000 84.000 En 1872: 25. 000(1)
(Ma )i
72.000
Aintab. . . .
j> 70.000
Marash. . . . 24.000 68.000
Hama . . . .
» 60.000
Jaffa 12.000 55.000
Adana . . . . 45 00 50.000
Ho m s . . . .
30 000
. 5 0.000

Tripoli. . . .
24.000 32.000
Gaza 18.000 30.000
Saïda (Sidon). 9.500 25.000
Antioche. . .
20 000
. 25 000 .

N-aplouse. . . 13.000 25.000 En 1872: 738.000!


Alexandre t te .
10.000 10.000
Nazareth . . . 8.000 10.000 En 1860: 4.000(2)
Lattaquié . . 14.000 8.000
Bethléem. . . 5.500 7.000
Sour (tyr) . . 5.000 7.000
Tibériade. . . 3.500 5 . 000
Safed .... 8.000 25.000
Caïffa .... 6.O0O 30.000

Total. . . 1.338.000 [

(1) D'après M. de Vogue, Syrie, Palestine, Mont Athos.


(2) D'après Renan, Vie de Jésus.
— 87 —
Ainsi donc, pour une population totale d'environ
3.500.000 habitants — et dans un pays essentielle-
ment agricole — les centres urbains absorbent — si

Ton tient compte de ceux qui ne figurent pas dans le

tableau ci-dessus — près de 1.500.000 individus.


Cette émigration vers des pays meilleurs et vers
les villes est, on ne saurait trop le répéter, le résultat

de la condition qui est faite à la population par le

régime turc. Oue ce régime prenne fin, qu'il soit

remplacé par une administration honnête garantis-


sant à chacun la sécurité à laquelle il a droit et le
mouvement inverse se produira. Car la terre de
Syrie offrira alors à ses enfants ce que nulle autre
terre ne saurait leur offrir.
Ce que nous connaissons du passé de la Syrie nous
permet de dire que la richesse actuelle du pays est
de beaucoup inférieure à sa richesse réelle. Vers le
iv e siècle avant Jésus-Christ, la Syrie comptait une

vingtaine de millions d'habitants; les campagnes


d'Alexandre le Grand, les luttes dont le pays était le

théâtre durant des siècles, faisaient que ce chiffre


était réduit de moitié au moment de l'invasion arabe
qui remonte au vn e siècle de notre ère. Depuis lors,

il n'a cessé de décroître. Un fait est cependant cer-


tain. C'est que la Syrie a pu nourrir lorsqu'elle —
était sagement administrée et sagement mise en
valeur, à l'époque de la domination romaine surtout
— une population cinq fois plus nombreuse qu'elle

ne l'est aujourd'hui.
C'est un fait aussi que les régions les plus déso-
lées de la Syrie actuelle, la Palestine notamment,
ont connu jadis une incontestable prospérité. Ernest
Renan qui a visité le pays, qui la examiné en artiste

et en savant, le dit catégoriquement : « Ce joli

« pays (la devenu aujourd'hui, par suite


Galilée),
« de l'énorme appauvrissement que l'islamisme a
« opéré dans la vie humaine, si morne, si navrant,
« mais où tout ce que l'homme n'a pu détruire
« respire encore l'abandon, la douceur, la ten-
<v dresse, surabondait, jadis, de bien-être et de
« gaîté.
« Le pays était fort peuplé, couvert de petites
« villes, cultivé avec art dans toutes ses parties...
« La campagne abondait en eaux fraîches et en fruits;
« les grosses fermes étaient ombragées de vignes et
« de figuiers; les jardins étaient des massifs de pom-
« miers, de grenadiers, de noyers »...

Parlant des rives du lac de Tibériade et de la

région de la Mer Morte, Renan ajoute : « Les arbres


« ont totalement disparu de ce pays, où la végétation
« était autrefois si brillante »..
« ... La chaleur est maintenant très pesante... une
« végétation abondante en tempérait jadis les ardeurs
« excessives... y a eu ici, comme dans
Sans doute, il

« la campagne de Rome, quelque changement de


« climat, amené par des causes historiques. C'est
« l'islamisme, et surtout la réaction musulmane
« contre les croisades qui ont desséché, à la façon
— 89 —
« d'un vent de mort, le canton préféré de Jésus » (1).

Il y a cependant lieu de remarquer qu'après


l'explosion de fanatisme qui le poussa à la conquête
de l'occident et l'amena jusqu'à Poitiers en 732, le
monde musulman, purement arabe à ce moment,
s'est signalé par une administration éclairée des
pays qu'il a conquis. L'exemple de l'Espagne le
prouve. Ce n'est guère qu'après la prédominance de
l'élément turc qu'il devient intolérant et qu'il ruine
lesrégions où il exerce sa domination. Dès que cette
prédominance disparaît ou s'atténue, la prospérité
renaît comme en Egypte. Lorsqu'elle subsiste, les
ruines s'accumulent comme en Algérie où l'œuvre
des Turcs a été infiniment plus néfaste que celle des
Vandales. A ce point ce vue, la Syrie fait invincible-
ment songer à l'Algérie d'avant la conquête. Dans
les deux pays, la destruction criminelle des forêts
bouleverse complètement le régime des eaux; tous

lesbeaux travaux d'irrigation entrepris par les


Romains disparaissent sauf dans les plaines ou val-
;

lées naturellement arrosées, la couche de terre


arable se dessèche et fait place au sable; le désert
gagne rapidement et isole du reste du pays des villes
jadis opulentes, aujourd'hui transformées en nécro-
poles.
L'exemple de l'Algérie à laquelle nous avons
rendu la prospérité qu'elle avait connue sous l'empire

(1) Renan. Vie de Jésus.


— 90 —
romain —
encore que nous nous y soyons trouvés
en présence d'une population hostile parce qu'entiè-
rement musulmane —
nous laisse entrevoir de quoi
nous serions capables en Syrie, c'est-à-dire dans un
pays où. la domination turque pèse lourdement même
sur les indigènes mahomélans et où une bonne
partie de la population parle notre langue et réclame
notre protection.
En donnant aux Syriens la sécurité qui leur fait

défaut, en procédant à des travaux de reboisement,


en restaurant les anciens canaux romains, en irri-
guant les contrées aujourd'hui incultes, en complé-
tant le réseau des voies de communications existant,
en prospectant et en exploitant le sous-sol, on
remettrait le pays à sa véritable place.
11 est curieux de constater que le Gouvernement
turc lui-même s'en est rendu compte. En 1880, le

Ministre des travaux publics de l'Empire ottoman,


Hassam- Fehmi-Pacha, adressait au grand vizir un
rapport aussi courageux que clairvoyant dont il est
intéressant de donner des extraits : « Un pays
« (l'Asie Mineure), écrivait-il, sans routes ni ports,
« abandonné à l'état de nature, ne peut prétendre à
« aucun progrès soit matériel soit moral. L'empire
« se compose des régions les plus favorisées du
« monde tant au point de vue du climat que des
« richesses naturelles; mais V administration y para-
ît, lyse tout progrès. Dans certaines régions, les
« marais et les inondations élargissent leur cercle et
— 91 —
« obligent les habitants des campagnes à aban-
« donner leurs villages ; de vastes champs fertiles et

« productifs restent submergés ; des travaux de dra-


« gage et de régularisation rendraient viables les
« cours d'eaux aujourd'hui envasés et ramèneraient
« une fécondité permanente dans les régions désertes
« ou désolées par la sécheresse ».

Le beau programme que Hassam Fehmi Pa-


traçait
cha est resté lettre morte. De son accomplissement
dépend l'avenir de la Syrie et son enrichissement,
lequel aurait pour conséquence logique une augmen-
tation de ses achats dont bénéficieraient, dans une
large mesure, notre commerce et notre industrie.
CHAPITRE III.

COMMENT ORGANISER ET ADMINISTRER


LA SYRIE.

Organisation. — J'aurais pu — et sans doute eût-


ce été sage — arrêter à la du précédent chapitre
fin

cette étude de la question syrienne. Mais, différents


auteurs ayant exprimé leur opinion sur l'administra-
ton qui conviendrait à la Syrie, je m'y risque après
eux et j'essaierai de compléter ce qu'ils ont esquissé.

La Syrie, si elle devient française, doit-elle recevoir


de nous son autonomie ou doit-elle être constituée en
colonie ou protectorat? L'opinion quasi-générale —
y compris celle de la majeure partie des intéressés
eux-mêmes — se déclare en faveur d'un protectorat.
« Les raisons qui l'imposent, écrit M. Georges
« Vincent, sont d'ordre politique international.
« Outre qu'il serait absurde que la France donnât
« sans compensation son sang et son argent, ce
« serait aller non seulement contre ses droits sécu-
« laires mais contre le vœu même des Syriens que
« de leur refuser de prendre la haute direction d'un
« pays présentement incapable de le faire sans
— 94 —
« elle Mais une raison majeure tranche le débat :

« ni la Russie, ni l'Angleterre, semble-t-il, n'ad-


« mettraient l'existence d'un état autonome de
« Syrie » ( 1 )

Pour M.Etienne Flandin« le problème est de faire

« vivre tous les éléments de la population en bonne


« intelligence en leur assurant la paix française. La
« première condition sera de respecter les croyances
*< et les traditions, de protéger tous les cultes en
« ne tolérant de la part d'aucun deux une atteinte à

« la liberté des autres. La seconde condition sera de


« nous garder d'imposer à la France du Levant les

« lois, l'administration, le fonctionnarisme de la

« France d'Occident. En extirpant les abus, il con-


« viendra de maintenir les cadres dans lesquels les
« populations sont accoutumées à vivre. Il faudra à
« la Syrie sous la direction française, un régime de
« très large et très souple autonomie » .

Voilà ; semble-t-il, bien que M. Etienne Flandin


n'en emploie pas le terme, une excellente définition
du protectorat.
Au surplus, les mots n'ont qu'une valeur relative

par eux-mêmes et seule, l'application qui est faite

des idées qu'ils condensent, prend une signification


précise.La Tunisie est un protectorat, l'Annam, le
Tonkin, le Cambodge, le Maroc, également. Or,

peut-on soutenir qu'en fait la Tunisie et le Cam-

(1) G. Vincent. La Syrie. Revue hebdomadaire, 15 mai 1915.


95

bodge, par exemple, soient administrés de la même


manière? D'autre part, on englobe sous la dénomina-
tion de « colonies » toutes nos autres possessions
extérieures, qu'elles soient placés sous le régime de
l'administration directe ou qu'elles soient, comme
les Antilles, organisées sur le modèle des départe-
ments français.
Il y a certainement moins de différence entre le

protectorat du Tonkin et la colonie de Cochinchine


qu'entre la Colonie du Dahomey et celle de la Réu-
nion. Bien plus, un certain nombre de nos colonies
jouissent d'un régime auquel n'osent prétendre les
éléments les plus avancés de nos pays de protectorat
puisqu'elles possèdent des municipalités élues, un
conseil général également élu qui établit le budget et
la plupart des taxes, qu'elles sont représentées au
Parlement et que tous les habitants en sont élec-
teurs, y compris les indigènes lesquels, étant la
majorité, parviennent à faire élire, dans la plupart
des cas, un des leurs.
En fait, la différence — toute théorique — qui dis-
tingue les colonies des protectorats provient de ce
que, dans ces derniers, nous avons conservé les sou-
verains indigènes pour des raisons multiples dont
l'une —non des moindres
et est de leur faire—
endosser la responsabilité de mesures qu'un régime
d'administration directe hésiterait lui-même parfois
à prendre. Nous devons ajouter que les indigènes,
dans ce cas, ne sont pas dupes de cette manière
— 96 -
d'agir; ils savent parfaitement à quoi s'en tenir sur
l'autorité réelle de leur souverain ; ils ne manquent
pas, à l'occasion de certaines dispositions, de faire à
l'Administration française, le double grief de les

avoir provoquées et de les avoir fait prendre par le

souverain lui-même.
Au reste, envisagé sous cet angle, le terme de pro-
tectorat ne saurait s'appliquer à la Syrie puisque le
seul souverain du pays n'est autre que le Sultan de
Constantinople. Lui disparu, nous nous substituons
purement et simplement à ses droits en tenant
compte, dans toute la mesure possible, pour l'orga-

nisation et l'administration du pays, des aspirations,


des revendications, des besoins et du degré de civi-
lisation avancée des populations. L'essentiel n'est
donc pas de qualifier la Syrie de colonie ou de pro-
tectorat mais bien de l'administrer suivant les exi-
gences de la réalité jusqu'au moment où elle aura,

selon la formule de Gladstone à propos de l'Egypte


« réalisé un état de choses comportant des éléments de
progrès et de stabilité, c'est-à-dire jusqu'au jour où
elle sera mûre pour le self governement ».
C'est par un sens profond et une large vision des
en refusant de croire aux mots et aux
réalités, c'est

principes abstraits que les Anglais ont développé et


conservé leur splendide domaine extérieur.
nous ont démontré que les conceptions humaines
Ils

ne sauraient échapper aux lois naturelles du transfor-


misme et qu'à s'enfermer dans les parois étroites
— 97 —
d'une doctrine elles risquent, à tout instant, de les
faire éclater ou d'y périr d'étouffement.

Ce que nous savons de la situation actuelle de la

Syrie et des revendications de sa population permet


d'envisager ce que pourrait être une organisation
répondant à la fois aux traditions et aux besoins du
pays-
Cette partie de l'Empire Ottoman est divisée, nous
l'avons vu, en « vilayet » (Gouvernements) et en
« Mutessariflik » (gouvernement de moindre impor-
tance que le vilayet).

Vilayet et mutessariflik sont respectivement placés


sous l'autorité d'un vali ou d'un mutessarif assisté
d'un conseil général dont les attributions sont res-
treintes.
Chaque vilayet ou mutessariflik forme un gouver-
nement distinct (dépendant directement du pouvoir
central de Constantinople) et est divisé en un cer-
tain nombre de « sandjak » (districts) constitués par
les « nahié » et les « cazas ».

Cette organisation peut se comparer — pour en


faciliter la compréhension — à celle de nos départe-
ments français comportant chacun une préfecture,
des sous-préfectures, des cantons, des communes...
Seule, la Principauté libre du Liban jouit d'un
statut spécial et privilégié, en apparence du moins,
LA SYRIE ET LA GUERRE. 7
— 98 —
et qui résulte des engagements que nous avons
obligé la Turquie à prendre à la suite de notre expé-
dition de 1861. Le Liban est, dans une mesure qui
s'atténue graduellement de par la mauvaise volonté
du Gouvernement Turc, à peu près autonome en ce
sens qu'il est placé sous l'autorité d'un gouverneur
obligatoirement chrétien assisté d'un conseil admi-
nistratif élu, qu'il a des tribunaux à lui et possède un
budget spécial.
Dans les autres vilayets et mutessarifliks, tous les
fonctionnaires — en presque totalité d'origine turque
— sont nommés par Constantinople selon son bon
plaisir. Toutes les recettes, provenant des impôts
directsou indirects, sont perçues au profit de l'Em-
pire Ottoman qui pourvoit, avec une parcimonie
qu'on devine, aux dépenses de tout ordre.

Les revendications des Syriens en matière admi-


nistrative (j'englobe sous cette dénomination toutes
les questions d'ordre politique, financier, judiciaire)
ont été formulées dans des conditions qu'il est utile
de rappeler.
C'est surtout à partir de 19T2 que le mouvement
nationaliste a commencé à s'exprimer avec une force
singulière. A l'instigation du chef de la plus grande
famillemusulmane de Beyrouth, Mouktar Effendi
Beyhum, encouragés par le gouverneur même, les
— 99 —
notables de Beyrouth décidaient qu'un comité, com-
posé des représentants des diverses religions, exami-
nerait les réformes à introduire dans l'administra-
tion. Ce comité comprenait 42 musulmans, 12 ortho-
doxes, 10 Maronites, 6 Grecs catholiques, 2 Latins,
2 Arméniens catholiques, 2 Arméniens orthodoxes,
2 Syriaques, 2 Israélites et 2 protestants. Ces délé-
gués se réunirent en janvier 1913 à Beyrouth; à
l'unanimité ils comme président un musul-
choisirent
man, le Cheick Ahmed Abbas, et ils chargèrent
25 d'entre eux (12 musulmans, 12 chrétiens, 1 israé-
lite)d'élaborer un programme de revendications.
Ce mouvement, particulièrement remarquable en
ce sens notamment qu'il groupait des éléments divi-
sés depuis des siècles par des dissentiments religieux
lesquels sont toujours beaucoup plus forts et plus
tenaces que les dissentiments politiques, eut dans le
pays une énorme répercussion. Toute la Syrie com-
prit que l'heure venue de faire bloc contre la
était

domination turque. Les habitants des principales


villes, les Syriens émigrés en Egypte, en Amérique,

se rallièrent à ce qu'on a appelé a le programme de


Beyrouth ».

Sous cette poussée, le Gouvernement Turc sentit


qu'il fallait agir. Fidèle à sa méthode, il essaya, sans
succès d'ailleurs, de diviser les dirigeants du mou-
vement et même de les acheter; il rédigea un pro-
gramme de réformes qu'il promettait d'accomplir
mais qui s'éloignait sensiblement de celles réclamées
— 100 —
par les populations. Il s'ensuivit une agitation à
laquelle le Comité « Union et Progrès », qui diri-
geait les destinées de l'Empire, répondit par ses
arguments habituels les réformistes les plus en vue
:

furent arrêtés, le Comité de Beyrouth fut dissous et

la population fut avisée que « toute manifestation

illégale » exposerait ses auteurs aux rigueurs de la


cour martiale.
Maître de la situation, le Gouvernement Turc fit

promulguer la nouvelle « Loi sur les Vilayets » qui


loin de soustraire le pays à l'hégémonie turque a, au
contraire, renforcé les attributions des gouverneurs
et, partant, a rattaché par des liens aussi étroits,
sinon plus que jadis, la Syrie au pouvoir central.
Les réformistes syriens ne pouvant plus s'assem-
bler librement dans leur pays pour discuter de leur
sort, résolurent de transporter, avec l'assentiment de
leurs mandants, leurs assises à Paris, choix dont j'ai
déjà souligné toute l'importance et toute la signifi-
cation.
C'est en juin 1913 que le congrès syrien de Paris
s'estréuni. Plus de 200 Syriens y assistaient en
dehors des délégués des différents comités.
Le « Comité syrien de Paris » était représenté par
MM. Chukri Ganem, le distingué poète à qui la scène
française doit le beau drame d'Antar, Charles Deb-
bas, Nadra Montran, Mordom Bey, Oreissi, etc. ;

celui de Beyrouth par trois musulmans et deux chré-


tiens; celui du Caire par un musulman et un maro-
— 101 —
nite; les colonies syriennes de l'Amérique par trois
chrétiens.
Le congrès, fidèle à cet esprit d'union et de soli-
darité qui caractérise le mouvement réformiste
syrien et qui lui donne une si haute portée et une si

grande autorité, constitua son bureau de la manière


suivante :

Président : El Seïd Zahraoui (musulman).


Vice-président : M. Chukri Ganem (chrétien).
Secrétaires : Abdul Ghani Oreïssi (musulman) et

M. Ch. Debbas (chrétien).


Membres : M. Nadra Montran (grec catholique), le

Cheick Tabbara (musulman), Skander bey Ammoun


(maronite) et Selim Salam (musulman).

Les résolutions adoptées par le congrès reprodui-


sent sensiblement celles du congrès de Beyrouth.
Peut-être, sur certains points, sont-elles plus réser-
vées et cela s'explique aisément par ce fait que les
réformistes réunis à Paris ont cru prudent, en raison
de l'attitude du Gouvernement Turc à l'égard de
leurs compatriotes, de réduire leurs revendications
au strict minimum. Cette sage attitude leur a valu
l'approbation de la majeure partie des populations
syriennes mais quelques protestations se sont élevées
dans certaines villes, à Damas notamment.
Il est donc essentiel, si l'on veut se rendre exacte-

ment compte du mouvement et des aspirations


réformistes, de dégager, des deux programmes éla-
— 102 —
bores, les points principaux sur lesquels l'accord
s'est fait de façon quasi-unanime.
Ces points sont les suivants :

1° Création d'un gouvernement général (dont le

siège serait à Damas ou à Beyrouth) qui engloberait,


tout en leur laissant une certaine autonomie, les
vilayets et mutessarifliks actuels.
2° Maintien dans chaque vilayet ou mutessariflik
d'un gouverneur assisté d'un conseil d'administration
composé des représentants des différentes confes-
sions proportionnellement au nombre des adhérents
de celles-ci. Ces conseils auraient l'initiative de tous
les actes administratifs intéressant la province et le
Gouverneur serait obligé d'exécuter leurs décisions.
3° Service militaire régional.
4° Création d'une cour de cassation spéciale pour
la Syrie, chargée de juger en dernier ressort les

affaires jugées en première instance par les diffé-

rents tribunaux régionaux.


5° Création, dans chaque vilayet et mutessariflikj
d'un budget spécial alimenté par les recettes prove-
nant des contributions directes, toutes les autres
étant abandonnées à l'État.
6° Nomination, dans chaque vilayet et mutessa-
riflik, de conseillers techniques étrangers chargés,
sous l'autorité des Gouverneurs, de contrôler les
différents services (police, justice, finances, travaux
publics, etc.). La réunion de ces conseillers formerait
un Conseil supérieur.
— 103 —
7° Municipalités autonomes, établissant leurs taxes
et leur budget avec l'approbation du
Conseil d'admi-

nistration.

Le cadre de cette organisation, qui constitue le

rêve des Syriens, est, à peu de chose près, celui de

certains de nos gouvernements généraux coloniaux,


tous
celui de l'Indo-Chine en particulier sur lequel
les autres ont été calqués.
L'Indo-Chine, on le sait, groupe, sous la haute
autorité d'un gouverneur général, dépositaire des

pouvoirs de la République, quatre pays de protec-


torat (le Tonkin, l'Annam, le Cambodge, le Laos) et
une colonie (la Cochinchine).
Le Gouverneur Général est secondé par un Secré-
taire général, Directeur général des Finances, et
assisté par les Chefs des Services généraux (Douanes
et Régies, Travaux Publics, Postes et Télégraphes,

Agriculture et Commerce, Trésor, Contrôle finan-


cier, etc.). Les forces militaires sont placées
sous les

ordres d'un Général, commandant en chef; le service

judiciaire sous l'autorité d'un Procureur Général.


Le budget général de l'Indo-Chine est alimenté

par produit des contributions indirectes; il pour-


le

voit aux dépenses des services généraux. Il est


arrêté

par le Conseil supérieur de l'Indo-Chine, lequel se

réunit une fois par an au moins et comporte une


— 104 —
commission permanente. Ce conseil est composé de
tous les chefs des services généraux, de hauts digni-
taires indigènes et des présidents des diverses
assemblées élues (Chambres de Commerce, d'Agri-
culture, etc.). En font partie également les Résidents
supérieurs des pays de protectorat et le Lieutenant-
Gouverneur de la Cochinchine.
Le Conseil supérieur discute les taxes en matière
de contributions indirectes notamment, le pro-
gramme des grands travaux, les projets d'emprunt,
etc. Il arrête les budgets locaux des différents pays de
l'union indo-chinoise.
Ces pays ont, en effet, un budget spécial alimenté
par le produit des impôts directs et, au besoin, par
des subventions du budget général. Ils sont placés
sous l'autorité d'un représentant du Gouverneur
général (Résidents supérieurs en Annam, au Tonkin,
au Cambodge, au Laos; Lieutenant-Gouverneur en
Cochinchine). Ces hauts fonctionnaires ont la haute
main sur toutes les questions locales d'ordre admi-
nistratif, politique et financier.

En Cochinchine, il un Conseil Colonial


existe
nommé à l'élection et comprenant des membres indi-

gènes dans une proportion qui a permis à ces der-


niers d'y exercer parfois une action prépondérante.
Dans les autres pays, il y a un Conseil de Protec-
torat, composé des représentants locaux des Services
généraux et des délégués des diverses assemblées
élues (Chambres de Commerce, etc.). Ces conseils
— 105 —
préparent les budgets locaux; chacun d'eux possède
une commission permanente
Les principales villes sont érigées en municipalités
(conseils municipaux élus ou commissions munici-
pales) ayant un budget autonome.
Dans tous les pays de protectorat, nous avons
conservé l'ancienne organisation indigène dont les
fonctionnaires participent, dans une mesure plus
considérable en réalité qu'en apparence, à l'adminis-
tration sous le contrôle des autorités françaises.
Le Service judiciaire comporte une cour d'appel
(2 chambres à Hanoï, 2 à Saigon), des justices de
paix à compétence étendue ou des tribunaux de pre-
mière instance composés de magistrats de carrière
dans toutes les provinces de la Cochinchine et dans
certaines grandes villes des autres pays. Ils jugent
suivant la loi française. Partout ailleurs existent des
Tribunaux provinciaux dont le Président est l'Admi-
nistrateur,Chef de Province, ou son délégué. Ces
tribunaux ne connaissent pas des affaires entre indi-
gènes lesquelles sont jugées par les juges indigènes
suivant les lois indigènes.
En dehors des forces militaires proprement dites
et quicomprennent non seulement des troupes euro-
péennes mais également des tirailleurs et des artil-
leurs indigènes, il existe, dans les pays de protec-
torat, une garde parmi la population
civile recrutée

et commandée par des Européens; cette garde est


mise à la disposition des Administrateurs, Chefs de
— 106 —
province, pour le maintien de Tordre. Le recrute-
ment en est presqu'exclusivement provincial, de
même que celui des artilleurs et tirailleurs indigènes
est strictement régional. Dans ces deux formations,
les indigènes arrivent au grade d'adjudant.
Enfin, pour en terminer avec cet exposé sommaire,
je crois utile de signaler que l'Indo-Chine recrute
elle-même la presque totalité de ses fonctionnaires,
qu'elle leur verse leur retraite, ce qui complète la

quasi-autonomie dont elle jouit et dont aucune autre


de nos possessions extérieures ne peut se targuer, à
beaucoup près.

Il semble donc bien que le moule dans lequel a


été coulée l'Indo-Chine conviendrait à la Syrie, en
en rectifiant, bien entendu, certaines parties eu
égard à des considérations de tous ordres dont on
ne saurait faire abstraction.
En effet, si les Syriens ne semblent pas encore
susceptibles de se gouverner — et ils le reconnaissent
volontiers — cela tient à ce que, jusqu'à présent, ils

ont été systématiquement écartés de l'administration


de leur pays par la domination turque et qu'en pa-
reille matière un long apprentissage est indispen-
sable. Mais à un pays qui a pris une si haute cons-
cience de lui-même, qui est en relations constantes,
depuis tant d'années, avec le monde entier, qui est
— 107 —
imprégné de la culture européenne, à qui rien de ce
qui touche le domaine commercial et financier n'est
étranger, qui a produit des hommes de la valeur des
Cressaty, des Debbas, des Chukri Ganem, des
Kaïrallah, pour ne citer que les plus notoires, à ce
pays, dis-je, on ne saurait refuser le droit de parti-
ciper — dans une mesure beaucoup plus étendue
qu'on ne l'a accordée aux indigènes de l'Indo-Ghine
— à la gestion de ses propres affaires.
Ce n'est pas dire, du reste, que la nécessité s'im-
pose, pendant la période de début tout au moins,
d'octroyer aux Syriens une charte semblable à celle
dont jouissent un certain nombre de nos colonies
organisées, je le répète, sur le modèle des départe-
ments français. Dans leur intérêt même, ce n'est pas
souhaitable et ils le savent fort bien. L'excès de
liberté et de droits civiques, succédant à un régime
oppressif, est nuisible. Entre cesdeux états, un stade
intermédiaire est indispensable et Ton doit en déter-
miner les conditions, non en partant d'un principe
absolu établi a priori, mais en se basant sur l'expé-
rience et les contingences.

Ces considérations m'amènent à envisager comme


possible une organisation de la Syrie sur les bases
suivantes :

a) Création d'un Gouvernement Général (Commis-


— 108 —
sariat général ou Résidence générale; le mot im-
porte peu) englobant les « vilayet » et « mutessa-
riflik » d'Adana, d'Alep, du Liban, de Damas, de
Beyrouth, de Zor et de Jérusalem.
Ce Gouvernement général serait placé sous l'au-
Gouverneur général assisté d'un Secré-
torité d'un

taire Général, Directeur des Finances; y seraient


rattachés les services généraux.
Le Gouvernement général aurait son budget pro-
pre, alimenté par les recettes des Douanes, des Con-
tributions indirectes, des Postes et Télégraphes. Ce
budget pourvoierait à toutes les dépenses des servi-
ces généraux et des travaux d'intérêt général.
6) Les « vilayet » et « mutessariflick » seraient
érigés en gouvernements locaux placés sous l'autorité
de Lieutenants-Gouverneurs relevant directement du
Gouverneur Général; ils comporteraient un certain
nombre de provinces (« sandjak » actuels) à la tête
desquelles seraient placés des fonctionnaires dépen-
dants des Lieutenants-Gouverneurs; ces provinces
pourraient comprendre, suivant le cas, des subdivi-
sions ou « centres administratifs » sous les ordres de
délégués des chefs de province.
Chaque gouvernement local aurait son budget
autonome alimenté par le produit des taxes directes
et, au besoin, par des subventions du budget général;

ces recettes serviraient à couvrir les dépenses du


personnel administratif, des services locaux, des
travaux d'intérêt local.
— 109 —
c) Il serait créé un conseil supérieur, pour le Gou-
vernement général, composé : 1° des chefs des ser-
vices généraux; 2° des Lieutenants-Gouverneurs,
3° des présidents ou délégués des Chambres de com-
merce, d'agriculture,etc. des présidents ou délé-
;

gués des Conseils de gouvernement; 5° de membres


élus par la population de manière que toutes les con-
fessions fussent représentées proportionnellement au
nombre de leurs adhérents.
Le Conseil supérieur siégerait obligatoirement une
fois par an en session ordinaire et facultativement
en sessions extraordinaires suivant les nécessités : il

aurait à discuter et à arrêter lebudget général, les


taxes en matière indirecte notamment, le programme
des grands travaux, les emprunts; à son approbation
seraient soumis les budgets des gouvernements
locaux. Il constituerait en quelque sorte le « Parle-
ment Syrien » et, par certains côtés de sa composi-
tion et de ses attributions, rappellerait les « Déléga-
tions Financières » algériennes.
d) Userait créé, dans chaque gouvernement local,
un conseil, dit de Gouvernement, composé :
1° du
Lieutenant-Gouverneur et des représentants locaux
des services généraux 2° des chefs des différentes
;

provinces; 3° des présidents ou des délégués des


assemblées élues (Chambres de commerce, d'agri-
culture, etc.); 4° de représentants élus par la popu-
lation dans les mêmes conditions qu'il a été dit pour
le Conseil Supéz-ieur.
110

Ces conseils prépareraient le budget local avant


de le faire approuver définitivement par le Conseil
supérieur; ils connaîtraient des taxes directes, des
travaux d'intérêt local. Chaque gouvernement pour-
rait contracter des emprunts avec l'assentiment du
Gouverneur Général en Conseil Supérieur.
e) Le Conseil supérieur et les Conseils de Gouver-

nement seraient complétés par des Commissions per-


manentes.
f) Les grands centres seraient érigés en municipa-
lités (conseils municipaux ou commissions munici-
pales suivant le cas) ayant leur autonomie financière
sous le haut contrôle de l'Administration.
g) En dehors des troupes régulières chargées de
la défense du pays, une garde indigène, dont les
cadres seraient mi-français mi-indigènes, serait mise
à la disposition des Chefs de province pour assurer
l'ordre; le recrutement de cette milice serait pure-
ment régional.
h) Le Service judiciaire, placé sous l'autorité d'un
Procureur Général, comprendrait une Cour crimi-
nelle (au siège de chaque gouvernement local), une
Cour d'appel) (1 chambre à Beyrouth, 1 chambre à
Àlep notamment), des tribunaux de première instance
dans les chefs-lieux de Gouvernement, des justices
de paix dans les principaux centres. En matière
indigène, ils jugeraient suivant les lois du pays sauf
au cas où les parties réclameraient le bénéfice de la
loi française. Tous les tribunaux comprendraient des
— 111 —
assesseurs indigènes. Toutes les autres'formes delà
juridiction actuelle seraient conservées en tant qu'elles
ne seraient pas d'essence et de formations turques.
i) L'enseignement demeurerait entièrement libre.

j) D'une manière générale, toutes les institutions

locales, en tant qu'elles n'iraient pas à Pencontre de


celles que nous venons d'envisager, seraient conser-
vées; elles seraient modifiées ou supprimées seule-
ment au cas où les Conseils supérieur ou de Gouver-
nement le décideraient.
L'accès des fonctions publiques serait très large-
ment ouvert aux indigènes sous certaines conditions
qui feraient, suivant les cas, l'objet de dispositions
spéciales. Ces dispositions seraient arrêtées par les
Autorités compétentes, le Conseil supérieur ou les
Conseils de Gouvernements entendus.

Il est un point, extrêmement délicat, que j'aborde


avec quelque hésitation tant il soulève, d'une manière
générale, d'ardentes controverses.
Quelques-unes de nos possessions extérieures sont
représentées au Parlement; les autres, y compris

les pays de protectorat, au Conseil supérieur des


Colonies à l'exception du Laos, de la Tunisie et du
Maroc, ces deux dernières étant rattachées au Minis-
tère des Affaires Étrangères.
La Syrie ;
qui envoie des députés au Parlement
— 112 —
Ottoman, devrait-elle être maintenue dans cette
situation vis-à-vis du Parlement Français? L'exemple
de celles de nos colonies qui jouissent de ce privilège
ne saurait être invoqué. En effet, à part les collèges
électoraux de l'Algérie et de la Cochinchine qui
comprennent seulement les Français ou naturalisés,
ceux des autres colonies sont composés de tous les
ou indi-
habitants, qu'ils soient français, naturalisés
gènes, ces derniers conservant parfois, comme dans
l'Inde notamment, leur statut personnel, et n'étant
pas considérés comme citoyens français (1).

Il semble, à première vue et en écartant toute


autre considération, assez malaisé d'accorder au der-
nier venu des pays rattachés à la France un droit que
nous n'avons pas encore octroyé aux Arabes d'Al-
gérie notamment. D'autre part, faire élire en Syrie
des députés français par des électeurs français ne
donnerait évidemment pas satisfaction à la popula-
lation où lui serait parfaitement indifférent.
J'estime que cette question est d'ordre général;

(1) Les indigènes de l'Inde française sont divisés en deux caté-


gories : la première comprend ceux qui ont renoncé au statut
indigène et qui jouissent de tous les droits des citoyens français
même lorsqu'ils résident hors de l'Inde, en France ou dans une
colonie française: la seconde comprend ceux qui ont conservé le
statut indigène ils sont jugés suivant le « Mamoul » ou le Coran
:

et ne sont pas soumis à nos lois. Ils sont cependant électeurs,


mais dans l'Inde seulement ils envoient ainsi des représentants
;

au Parlement et contribuent à faire voter des lois auxquelles sont


soumis les Français mais auxquelles ils échappent eux-mêmes.
La même situation, ou peu s'en faut, existe au Sénégal.
113

une refonte de la représentation parlementaire exté-


rieure s'imposera après la guerre, devenue équitable
par les services rendus par nos possessions d'outre-
mer à la Métropole durant la période que nous tra-
versons.
En ce qui concerne spécialement la Syrie, en atten-
dant que cette refonte ait été mise à l'étude, la très

large autonomie dont elle jouirait si l'on adoptait


les bases que j'ai indiquées lui donnerait incontesta-
blement le maximum de garanties qu'elle
peut
souhaiter. L'institution du Parlement syrien» dont
«

j'ai parlé et qui serait composé en majeure partie de


membres élus, exerçant des pouvoirs et un contrôle
très étendus, placerait la Syrie dans une situation
sensiblement analogue à celle des « dominions »
anglais, lui créerait une situation privilégiée réali-
sant, bien au delà, ses légitimes aspirations.
Les opinions que j'ai émises ne sauraient avoir la
prétention d'être acceptées intégralement. Du
moins, fixent-elles les points précis sur lesquels peut
porter la discussion.

Par qui doit être administrée la Syrie. — Il me


reste à examiner par qui pourrait être administrée la
Syrie.
Actuellement — et il n'est sans doute pas inutile
de l'indiquer tant on rencontre, en France, d'igno-
rance à ce sujet — nos possessions extérieures relè-
vent du Ministère des Colonies à l'exception de l'Al-
LA SYRIE ET LA GUERRE. 8
_ 114 —
gérie rattachée au Ministère de l'Intérieur, de la

Tunisie et du Maroc qui dépendent du Ministère des


Affaires Etrangères (1).

Cette répartition correspond-elle à des différences


profondes existant entre les possessions intéressées?
En ce qui concerne l'Algérie, on peut faire valoir
que, constituée en trois départements, elle suit la

règle commune aux départements français. Mais,


nous l'avons vu, les Antilles, la Guyane, la Réunion,
sont également organisées comme de simples départe-
ments. Bien mieux, leurs habitants, sans exception,
sont citoyens français et jouissent de toutes les préro-
gatives de ces derniers, tandis que les indigènes algé-
riens — à l'exception des Israélites — ne sont que
sujets français, qu'ils ont un statut spécial dénommé
« indigénat », qu'il existe encore en Algérie des fonc-
tionnaires indigènes, des magistrats indigènes et des
administrateurs, qu'il y a au Gouvernement général
un service des Affaires indigènes et, dans chaque pré-
fecture, un secrétariat général pour les Affaires indi-
gènes, etc.
En bonne logique donc, le Ministère de l'Inté-
rieur a moins déraisons d'administrer l'Algérie qu'il
n'en aurait d'administrer les colonies que je viens
de citer.
Par définition, le Ministère des Affaires Etrangè-
res est chargé — entr'autres choses — de représen-

(I) Ilconvient de noter que les « Territoires du sud » en Algé-


rie dépendent du Ministère de la guerre.
115

ter la France et de faire respecter les droits des


nationaux français dans les pays étrangers. Il semble
donc que son rôle, dans ces pays, devrait prendre fin
du jour où ils passent sous la domination française.
On peut objecter que la Tunisie et le Maroc ne sont
pas à proprement parler des pays de « domination »,
qu'ils ont conservé leur souverain et leur administra-
tion que nous nous bornons, théoriquement du
moins, à contrôler. Mais, il existe un Empereur
d'Annam roi du Tonkin, un roi du Cambodge, un
roi du Laos, etc., et, si l'on se reporte aux traités
passés avec eux et qui sont toujours en vigueur, on
constate que nos droits réels consistent également
en un contrôle administratif et politique.

Et Ton serait ainsi amené à conclure que la répar-


tition de nos possessions extérieures entre trois Minis-
tères différents correspondrait, en définitive, à une
question de longitude, de latitude, de climat, de tem-
pérature; classification qui, à tout prendre, a l'avan-
tage de reposer sur des données précises et quasi-
scientifiques.
Encore que chacun des Départements intéressés
apporte, dansla haute direction du domaine extérieur
qui lui est ainsi dévolu, la même compétence et le
même désir de bien faire, peut-être nos possessions
d'outre-mer gagneraient-elles à être placées sous une
direction unique.
A ce point de vue deux solutions sont à envisager
qui consisteraient dans le rattachement de toutes
- 116 —
ces possessions (colonies et protectorats) soit au
Ministère des Affaires Etrangères qui deviendrait
ainsi le « Ministère des Relations et des Possessions
extérieures au Ministère des Colonies. Des
», soit

arguments également probants peuvent être invo-


qués à l'appui des deux thèses. L'un de ces argu-
ments, et non des moindres, est que notre politique
musulmane réclame impérieusement une unité de
vues et de direction.

Le besoin s'en est fait tellement sentir que l'on a


dû créer à Paris une « Commission interministérielle
des Affaires musulmanes » Elle est composée des
.

représentants des Ministères des Affaires Etrangères


(pour les pays d'Orient, la Tunisie et le Maroc), des
Colonies (pour l'Afrique occidentale, pour l'Afrique
Equatoriale et nos autres colonies), de la guerre et
de l'Intérieur (pour l'Algérie).

Le point de départ de cette création n'est autre

que le « Service des Affaires musulmanes » qui fonc-


tionnait depuis plusieurs années et qui fonctionne
encore au Ministère des Colonies; ce service, dont
le Parlement a lui-même reconnu toute l'importance,
ne pouvait avoir son utilité entière qu'en liaison
étroite avec les départements intéressés aux ques-
tions musulmanes. Il constitue, en quelque sorte,
l'organe centralisateur de toutes les études dont
s'occupe la Commission
Il y a, à n'en pas douter, dans cette organisation
un progrès réel sur l'ancien état de choses. Mais, il
117

n'en reste pas moins que la Commission, du fait

qu'elle n'est qu'un organe consultatif et qu'elle relève


de différentes administrations, n'a pas le pouvoir
d'imprimer à notre politique musulmane l'absolue
unité de direction qui lui est nécessaire.
La création d'un Ministère de l'Afrique du JNord ne
résoudrait pas entièrement la question puisque nos
sujets musulmans continueraient à être administrés
par deux Départements différents. A ce point de vue
et si l'on voulait être logique, c'est un « Ministère de
l'Afrique » qui s'imposerait, auquel devrait être
rattachée la Syrie.
Notre politique musulmane y gagnerait mais notre
action extérieure y perdrait puisqu'à son tour elle
serait exercée par deux Ministères distincts.
Or, cette action doit être « une ». Toutes nos pos-
sessions extérieures doivent être groupées sous une
direction unique. Que l'on adopte l'une ou l'autre
des deux solutions que j'ai envisagées précédemment
peu importe. L'essentiel est de donner à notre
France d'outre-mer la cohésion qui lui fait défaut et
de l'organiser enfin d'une manière rationnelle, les
mesquines questions de chapelles devant disparaître
devant l'intérêt supérieur de la Nation, laquelle a
seule le droit d'imposer sa volonté en pareille
matière. Ce jour là seulement, nous aurons une poli-
tique coloniale qui, malgré les apparences, n'existe
pas.
Car, on confond toujours la politique coloniale de
— 118 —
la France avec son expansion coloniale. Cette expan-
sion, non plus que le développement économique de
nos possessions, n'est le fait de la Métropole. L'une
dûs
et l'autre sont la résultante d'efforts individuels

à des officiers ou fonctionnaires coloniaux, à des


explorateurs, à des colons, qui ont mis le Gouverne-
ment en face du fait accompli.
L'accroissement territorial de notre Afrique Occi-
dentale et Equatoriale, la vigoureuse impulsion
qu'elle a reçue ainsi que l'Indo-Chine, doivent être
mises à l'actif de quelques clairvoyantes et tenaces
personnalités qui ont forcé la main à la Métropole.
En ces madères, celle-ci n'est intervenue qu'a poste-
riori, à quelques exceptions près. Elle a toujours
répugné aux initiatives, surtout lorsque ces der-
nières comportaient une certaine part de hardiesse.
L'exemple de la Syrie le prouve malgré les droits
:

que nous pouvons invoquer et qui se trouvent sin-


gulièrement fortifiés par les événements actuels, la
Syrie est demeurée turque.
Ces initiatives gouvernementales, seul, je le répète,
un organe directeur unique aura assez d'autorité
pour les prendre ou les provoquer.
En attendant qu'il soit créé, la Syrie, devenue
française, ne pourra être rattachée qu'au Ministère
des Affaires Etrangères ou à celui des Colonies. En
temps ordinaire, et si la Syrie avait été occupée à la

suite de tractations diplomatiques, peut-être eût-il


paru, sinon logique, du moins conforme à cette sorte
— 119 —
de règle dont nous avons parlé, qu'elle suivit le sort

de la Tunisie et du Maroc. Mais, la question se pose


aujourd'hui différemment et la Syrie devra être con-
sidérée commme faisant partie de notre butin de
guerre au même titre que les régions du Togo et du
Cameroun allemands conquises par nos troupes et

dont le Ministère des Colonies assure l'administra-


tion.

Un autre exemple, plus ancien mais qui n'en est


pas moins probant, peut être invoqué. Lorsque la

Cochinchine a été conquise et enlevée à l'Empire


d'Annam, elle a été rattachée au Ministère de la

Marine et des Colonies puis à celui des Colonies. Il

semble donc bien que c'est à ce dernier ministère


que la Syrie, une fois conquise et enlevée à l'Empire
Ottoman, devrait revenir.
Ces raisons militeraient en faveurdu rattachement
de la Syrie au Ministère des Colonies; mais, une
question de fait se pose
Le Ministère des Affaires Etrangères ne peut avoir
tel qu'il est constitué —
que tout à fait exceptionnel-
lement un rôle administratif et ce, dans des pays de
protectorat absolu. On conçoit mal, à moins qu'il ne
devienne le très grand organe que j'ai indiqué, que
d'autre possessions extérieures soient placées sous
son autorité, ce qui augmenterait encore la confusion
actuelle. Par contre, les questions syriennes lui sont
familières puisqu'il s'en est toujours occupé et qu'il
a possédé, jusqu'à la guerre actuelle, de nombreux
— 120 —
agents en Syrie. Je note, enfin; que grâce au roule-
ment qui existe entre le Quai d'Orsay et l'exté-

rieur, ce ministère peut toujours compter sur la


présence à Paris d'un certain nombre de fonctionnai-
res ayant séjourné dans le Levant.
Le Ministère de Colonies ignore la Syrie, du moins
officiellement, et il lui serait fort difficile, avec les

éléments dont il dispose actuellement, de constituer,


le cas échéant, un bureau des affaires syriennes.

Pour cette raison seule, la Syrie me paraît devoir


dépendre, tout au moins au début, du Ministère des
Affaires Etrangères àmoins que ce dernier ne mette
temporairement à la du Département des
disposition
Colonies un fonctionnaire compétent.

Recrutement du personnel syrien. — Quelle


que soit la solution à laquelle on s'arrête, la ques-

tion du recrutement du personnel européen qui


serait envoyé en Syrie vaut d'être sérieusement exa-
minée. A ce point de vue la Syrie ne doit pas être
seulement considérée en soi mais aussi en raison de
ses ramifications avec certaines de nos possessions
africaines — ramifications dont nous avons parlé à
l'occasion de notre politique musulmane et de l'im-
migration syrienne en Afrique Occidentale Fran-
çaise — et de la ressemblance qu'offrirait sa consti-
tution avec celle des Gouvernements généraux sur
laquelle elle serait, en quelque sorte, calquée.
Le personnel administratif syrien — le seul qui
— 121 —
nous intéresse en l'espèce, puisque les agents des
douanes, des travaux publics, des postes et télégra-
phes, des finances, etc., en raison même de leurs
connaissances spéciales, sont d'un recrutement qui
ne peut faire l'objet d'aucune discussion de prin-
cipe, — ne devra pas provenir de telle ou telle
administration strictement déterminée par avance
mais, bien au contraire, composé de la manière la
plus éclectique, au moyen de prélèvements opérés
dans les différents cadres et d'après un choix portant
autant sur la valeur individuelle du fonctionnaire
que sur la fonction qu'il occupe
A première vue il semblerait que la Syrie, pays de
langue arabe, dût être administrée par des fonction-
naires connaissant cette langue et rompus à la pra-
tique des pays musulmans. Il est bon de faire remar-
quer tout d'abord que la population syrienne
comprend — pour près de la moitié —
des chrétiens
qu'il serait abusif de continuer à administrer suivant
les lois et coutumes musulmanes puisque cette façon
de procéder constitue l'un de leurs principaux griefs
contre le régime turc. En second lieu, les seuls fonc-

tionnaires français — ou à peu près — parlant arabe


sont ceux en service en Algérie et en Tunisie. A tort
du reste, l'administration algérienne et tunisienne
jouit, dans le monde musulman oriental, d'une mau-
vaise réputation. Les nombreux musulmans algé-
riens et même tunisiens qui ont quitté leur pays
d'origine pour venir habiter en Syrie, à Damas
— 122 —
notamment, ont répandu cette légende qu'ils avaient
abandonné l'Afrique septentrionale française pour
échapper au régime oppressif de notre administra-
tion. L'exode de Tlemcem n'a pas manqué d'être
habilement exploité contre nous de même que cer-
tains incidents connus, dont la Tunisie a été le théâ-
tre au cours de ces dernières années. Les campagnes
de presse, les débats parlementaires à l'occasion de
ces événements ont été suivis, en Orient, avec une
attention marquée. Il n'est pas jusqu'aux propos par-
fois inconsidérés, échappés à certains de nos écri-
vains, qui n'aient trouvé écho dans le Levant.
A la suite d'un rapide voyage en Afrique du Nord,
M. Anatole France adressa à l'administration fran-
çaise, dans cette forme parfaite qui lui est propre,
quelques reproches mesurés en soi, mais qui s'aggra-
vaient de ce fait qu'ils étaient suivis d'une apologie
de l'œuvre de Tibère dans les mêmes régions. Nous
ne saurons probablement jamais ce que l'ombre du
châtelain de Caprée aura pensé de cette réhabilita-
tion tardive et inespérée; mais M. A. France appren-
drait sans doute avec plus de surprise que d'orgueil
que ses réflexions ont été soigneusement recueillies
dans le monde musulman ainsi qu'il appert, entre
autres, d'un article paru le 14 janvier 1913, dans le
Moayad, journal arabe publié au Caire.
« On peut douter, dit le Moayad, que le Gouverne-

« ment français réussisse, dans l'administration des

« mahométans tant que ses méthodes de l'Afrique


- 123 -
« septentrionale garderont le caractère que les écri-
« vains français eux-mêmes leur attribuent. On ne
« saurait suspecter M. Anatole France de préférer les

« Musulmans à ses compatriotes ;


pourtant, au cours
« d'^ son voyage en Afrique du Nord, il a critiqué
« l'action administrative exercée vis-à-vis des indi-
« gènes de cette région.
« Il est certain que la France ne parviendra pas à
« de bons résultats dans ce pays tant que sa politique
« y sera fondée sur la spoliation des terres, la néga-
« tion des droits des populations et l'opposition
« intempestive à leurs affaires religieuses, »

De son côté, la presse syrienne a toujours témoigné


d'une grande méfiance à l'égard de notre administra-
tion algérienne et tunisienne, alors même qu'elle

reconnaissait à la « France continentale » — pour


employer termes d'un article paru dans le RaïEl
les

Am, journal arabe de Beyrouth —


« des sentiments

« nobles et compatissants à l'égard de l'Islam. » —


La distinction est nette.
J'ai d'excellentes raisons personnelles de prétendre
que l'administration de l'Afrique du Nord ne mérite
pas les reproches que lui adressent les Arabes d'Orient
et que certains incidents, déjà dénaturés en France

par des personnalités qui s'en tenaient aux appa-


rences, sont arrivés démesurément grossis dans le

Levant
Mais les faits sont là et il n'en' reste pas moins que
cette administration est, je le répète, mal vue en
— 124 —
Syrie. 11 serait donc, le cas échéant, tout au moins
imprudent de décréter, d'une manière absolue, que
seule elle fournirait ses fonctionnaires à la Syrie où
une telle décision de principe produirait un effet
déplorable. On peut faire valoir également que si,

à l'exclusion de tous autres corps, les fonctionnaires


algériens et tunisiens étaient, en quelque sorte,

appelés à « continuer leurs services » en Syrie, ils

s'imagineraient de bonne foi n'avoir qu'à y appliquer


les mêmes règles que dans leurs pays d'origine.
Habitués, en effet, à des indigènes non seulement
de langue arabe mais aussi exclusivement de religion
musulmane, peut-être le fait que la Syrie est un pays
de langue arabe leur ferait-il négliger qu'une grande
partie de la population n'est pas islamisée et qu'à
défaut de caractéristiques d'ordre ethnique elle est
constituée uniquement par des groupements reli-

gieux ayant chacun son caractère propre.


Au surplus, j'estime — et je suis tout à fait à mon
aise pour soutenir cette opinion — que si la connais-
sance de la langue d'un pays est utile à un adminis-
trateur (j'emploie ce terme dans son sens général),
elle ne lui est pas aussi indispensable qu'on se l'ima-
gine parfois. En cette matière, comme en tant
d'autres, il faut se garder d'un exclusivisme rigou-
reux. Il faut surtout éviter de verser dans la théorie
suivant laquelle seuls les bons administrateurs
seraient ceux connaissant à fond les langues indi-
gènes, les autres étant considérés comme mauvais.
— 125 —
Si cette théorie était exacte, on serait obligé de
reconnaître que, dans quelque possession extérieure
que ce soit, le nombre des mauvais administrateurs
représenterait une majorité se rapprochant sensible-
ment de l'unanimité.

Mais la question ne se présente pas ainsi; la con-


naissance de la langue d'un pays et les connaissances
administratives constituent deux éléments distincts.
Que leur réunion soit excellente, cela est indéniable
et il est certain qu'un administrateur les possédant
tous les deux doit être placé hors de pair. Mais ce
sont là des cas d'espèce assez rares.
J'ai rencontré aussi bien en Indo-Chine qu'en Al-
gérie — et je sais qu'il en existe également dans nos
autres colonies — des fonctionnaires tout à fait

remarquables qui n'avaient, de la langue de leurs


administrés, que des notions assez peu étendues.
Par contre, certains de leurs collègues, parlant cou-
ramment la langue indigène, font de médiocres
administrateurs.
J'incline bon administrateur
donc à penser que le

sera toujours celui qui possède une grande culture


générale, un sens très précis des réalités, un sang,
froid à toute épreuve, une grande fermeté jointe à
un esprit d'absolue équité, une tenue morale et phy-
sique irréprochables, une initiative raisonnée, une
— 126 —
haute idée de la mission qu'il a à accomplir, un sens
critique toujours en éveil.
Ces qualités — qui en imposent toujours aux
indigènes parce qu'elles marquent la seule véritable
supériorité qu'ils reconnaissent — ne sont pas l'apa-

nage de telle ou telle administration. Celui qui les


réunit pourra, surtout s'il les a mises au point par
la pratique d'une de nos possessions d'outre-mer, les

exercer indifféremment partout après un court


apprentissage des usages, coutumes et règlements
propres évidemment à chaque pays, mais qui se
rattachent tous à un fonds commun basé sur la jus-
tice et la nécessité d'améliorer les conditions de la

vie collective et individuelle.


que par le jeu normal des mutations et
C'est ainsi
exceptionnel des permutations d'excellents fonction-
naires ont pu, en cours de carrière, être transplantés
du pays où ils avaient jusqu'alors vécu dans une
possession toute différente et continuer, après quel-
ques tâtonnements, à se signaler par la valeur de
leurs services, uniquement parce qu'ils ont su adapter
leurs connaissances générales et leurs qualités aux
exigences de leur nouveau milieu. Et il serait facile,

si besoin était et surtout si les questions de personnes


ne devaient pas demeurer étrangères à celte étude,
de citer un grand nombre d'exemples tirés des
échanges fréquents de fonctionnaires entre l'Algérie,
l'Indo-Chine, Madagascar, l'Afrique occidentale et
équatoriale, le Maroc, etc..
— 127 —
Au Maroc, notamment, malgré que sa situation
géographique en fit, en quelque sorte, le prolonge-

ment naturel de nos possessions méditerranéennes,


le Ministère des Affaires Etrangères et le Général
Lyautey ont eu la sagesse de ne pas constituer les
cadres administratifs en les composant exclusivement
de fonctionnaires algériens et tunisiens. Ils ont sim-
plement fait à quelques-uns de ces derniers une place
à côté d'officiers, de fonctionnaires provenant du
Ministère des Affaires Etrangères, du Ministère des
Colonies, du Ministère des Finances, de l'Indo-Ghine,
du corps des administrateurs coloniaux, etc.

C'est avec la même largeur de vues et d'esprit que


l'on devra procéder lorsqu'il s'agira de créer l'admi-
nistration syrienne. Il faudra faire appel — et d'après
une proportion équitablement déterminée — aux
agents diplomatiques ou consulaires ayant séjourné
en Syrie, aux fonctionnaires algériens et tunisiens,
aux fonctionnaires du Ministère des Colonies ou des
administrations en dépendant qui connaîtraient les
questions musulmanes pour s'en être occupés en
Afrique ou à qui les différents rouages de nos gou-
vernements généraux seraient familiers. — Mais il

serait souhaitable que l'on introduisit tant dans le

recrutement que dans le statut du personnel français


qui serait envoyé en Syrie à la suite de l'occupation,
- 128 —
certaines règles de nature à en tirer le meilleur ren-
dement
En premier lieu, dès que le Ministère compétent
réclamerait le concours d'autres administrations, il

devrait demander à celles-ci de lui désigner un cer-


tain nombre de fonctionnaires parmi lesquels il
exercerait son choix. Une liste serait dressée par
ordre de mérite et accompagnée du dossier de cha-
cun des candidats. x\insi éviterait-on les candidatures
personnelles, accompagnées la plupart du temps
d'un cortège de recommandations et les nominations
basées sur des considérations absolument étrangères
au bien public. Au surplus, pour s'entourer du
maximum de garanties, chaque nomination devrait
être effectuée ou tout au moins approuvée au préa-
lable par Gouverneur Général de la Syrie en
le

Commission permanente du Conseil Supérieur, aus-


sitôt que ce dernier aurait été créé.

Cette formalité, outre les avantages qui viennent


d'être signalés, s'inspire d'un des vœux du congrès
de Beyrouth, lequel avait demandé que les autorités

locales fussent consultées sur la nomination de tous


les fonctionnaires.

En second lieu, il y aurait intérêt, à l'origine, à ce


que les agents mis à la disposition du Gouvernement
Général ne le fussent que temporairement pour une
période de trois ans par exemple. Les deux parties
seraient ainsi liées par un contrat de courte durée
qui pourrait être renouvelé ou non, suivant le cas,
— 129 -
par Gouverneur Général en Commission perma-
le

nente du Conseil Supérieur. Ce système présente-


rait autant d'avantages et de garanties pour l'admi-

nistration que pour les fonctionnaires. La première


aurait ainsi la latitude de ne garder à son service
que les meilleurs agents. Les seconds, s'ils s'atta-

chaient au pays, feraient leur possible pour mériter


d'y être maintenus; dans le cas contraire ou si, par
convenances personnelles, ils désiraient reprendre
du service dans l'administration dont ils étaient
temporairement détachés, ils seraient sûrs d'y
retrouver automatiquement leur place.
Il va de soi que, pendant toute la durée de leur
séjour en Syrie, les intéressés continueraient à jouir
du statut particulier à leur administration, notam-
ment en ce qui concerne la retraite et l'avancement.
Mais ce dernier ne pourrait être donné que sur la

proposition du Gouverneur Général, également après


avis de la Commission permanente du Conseil
Supérieur.
Cette manière de procéder, rendue possible par
l'article 33 de la loi du 30 décembre 1913 sur le régime
des pensions, permettrait de recruter le personnel du
début beaucoup plus facilement que si on l'obligeait
à entrer définitivement dans un cadre local. En
effet, les fonctionnaires, en cours de carrière, lors-
qu'ils sont bien notés dans leur administration et
qu'ils y ont d'intéressantes perspectives, hésitent
toujours à s'engager dans une voie nouvelle à moins
h\ SYRIE ET 9
- 130 -
qu'on ne leur y fasse d'énormes avantages. On risque
donc soit de les payer très cher ou — si Ton recule
devant la dépense — de se contenter du rebut des
autres administrations.
On obtiendrait ainsi une administration de tout
premier choix, particulièrement souple et bien en
mains, qui servirait de base à la future organisation
syrienne laquelle pourrait être, dans un avenir assez
rapproché, d'ordre purement local.

La complexité des questions de tous ordres que


nous aurons à trancher, la nécessité dans laquelle
nous nous trouverons de panser les blessures
des populations, l'extrême diversité de celles-ci, leur
profond attachement à leurs convictions religieuses
et l'espoir que la majeure partie d'entre elles a placé

en nous, sont autant de facteurs qui exigeront un


choix extrêmement sévère du personnel syrien.
Aux qualités du bon administrateur telles que je
les ai définies, il faut ajouter, en la circonstance,
beaucoup de tact et de libéralisme.
Sans doute, ainsi que le faisait remarquer M. de
Vogue dans le bel ouvrage qu'il a consacré à la Syrie
« il ne faut pas toujours prendre au tragique les

« effervescences et ne pas donner un sens trop


« absolu à l'emphase des mots. Dans ce pays, on
« appelle volontiers « guerre » un coup de fusil et
« massacre » un coup de couteau. »
- 131 —
Il n'empêche que, même ainsi ramenés à leurs
justes proportions, « massacres » et « guerres » n'en
constituent pas moins parfois, — dans ce pays, véri-

table creuset où bouillonnent sans s'amalgamer les

plus exacerbées des passions et des croyances, — des


sources de très graves conflits.
Pouvons-nous espérer les faire complètement
avorter chaque fois qu'il s'en produira? Pouvons-
nous nous flatter, par notre seul libéralisme, d'em-
pêcher des hommes de s'entre-déchirer au nom
même de celui qui paya de sa vie sa soif ardente
d'introduire à jamais la paix et la fraternité parmi
leshumains?
Ce serait là prétentions excessives. Mais du moins
les exemples de l'histoire nous imposent le devoir de
ne confier en Syrie de fonctions publiques qu'à des
hommes de caractère éprouvé, attentifs à calmer les
passions et soucieux d'éviter, chaque fois qu'ils se
trouveront en présence de quelque incident, de le

laisser s'aggraver au point d'en être réduits à ne plus


pouvoir que s'en laver les mains.
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TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS.

CHAPITRE I

Pourquoi la France doit occuper la Syrie. . . 9

Relations politiques, 9. —Établissements français, 16. —


Relations commerciales, 18. —De Futilité d'étendre notre
domaine d'outre-mer, 25. —
Politique musulmane de la
France, 3i. —La Syrie et la guerre 42

CHAPITRE II

Ce que doit être la Syrie Française 55

Limites à assigner à la Syrie, 55. —


Aperçu géogra-
phique, 67. —
Ressources naturelles. Produits du sol, 71.
— Populations el religions, 78. —
Groupe Musulman, 80.
— Groupe chrétien, 8t. — L'avenir de la Syrie 84

CHAPITRE III

Comment organiser et administrer la Syrie . 93

Organisation, 93. — Par qui doit être administrée la


Syrie, 113. — Recrutement du personnel syrien 120
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La Doctrine Pangermaniste
Par Georges BLONDEL. i volume petit in-8° 1 fr

La Question d'Alsace=Lorraine
Par André et Henri LICHTENBERGER. i volume petit in-8° 1 fr

La Question de V Adriatique
Par Charles VELLAY. i volume petit in-8°, avec 3 cartes 1 fr.

Le Problème Colonial
Par Henri HAUSER. 1 volume petit in-8° 1 fr

Le Rôle des États=Unis


Par W. MORTON FULLERTON. 1 volume petit in-8° 1 fr

Le Rôle de la Suisse
Par Edouard CHAPUISAT. 1 volume petit in-8° 1 fr

IMP. BELLENAND. — 25.263.

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