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Pour une épistémologie de la radicalisation : la conversion comme acte de passage entre

mélancolie et manie

Giorgia TISCINI

À partir de la clinique, nous nous focaliserons, dans ce chapitre, sur le vécu


prodromique, retracé dans l’après-coup, de certains jeunes qui se radicalisent et/ou se sont
radicalisés. Une position qui s’apparente à celle de la mélancolie se présente, la plupart du
temps, avec un repli du sujet sur lui-même et un isolement, accompagnés parfois d’idées
suicidaires. Afin de contrer cet état et de sortir de cette impasse, le jeune bascule
soudainement et radicalement dans un état opposé – par le biais de ce qu’il désigne être une
conversion –, et notamment dans une certaine exaltation qui se révèle par la certitude d’avoir
trouvé la réponse parfaite. Cet acte de passage, s’effectuant non sans angoisse, lui permet
ainsi de se sauver mais, au prix de sa subjectivité, la voie s’ouvre, dans un deuxième temps, à
la possibilité de passer à l’acte.

Mehdi, assujetti à la vérité

Mehdi est un jeune âgé d’une vingtaine d’années. Incarcéré pour assassinat, il a été
hospitalisé, car son état délirant n’était pas compatible avec la détention. Un délire religieux
construit, progressivement, à partir d’un vide de signification, d’un manque de réponse au qui
suis-je ? relatif à son être. Autrement dit, l’absence, voire la forclusion du signifiant qui
devrait tenir le système symbolique – désigné, par Lacan, Nom-du-Père – n’a pas permis au
sujet Mehdi de s’énoncer (en tant que réponse au qui suis-je ?) et ainsi permettre, en après-
coup, la reconstruction/significantisation de son histoire passée et anticiper, par une sorte de
futur antérieur, celle à venir.
Un délire religieux qui, donc soudainement et rapidement, s’est étendu à toute sa vie et
à son entourage. Telle une toile d’araignée, il en fut lui-même à la fois l’auteur et la proie,
piégé dans une toile qu’il avait donc lui-même tissée. Une toile qu’il a commencée à fabriquer
au moment où, lors de son adolescence, les questionnements visant la vérité sur l’origine
devinrent vitaux : origine du monde, origine de la vie, origine de lui-même. Toutefois, cette
quête de vérité était peut-être vécue plus comme une nécessité de certitude qu’une recherche

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de réponse qui puisse lui permettre de s’affirmer en tant que sujet ; à l’instar de l’adolescent
qui souhaiterait inscrire ses traces symboliques par les questionnements/réponses sur son
existence au monde.
Autrement dit, si « le sujet, ce sont ces façons mêmes par quoi la trace comme
empreinte se trouve effacée » (Lacan, 1969, p. 314), Mehdi cherchait cette trace, puisque le
sujet n’était pas opérant. Une trace qu’il cherchait dans le réel, et qu’il finit par trouver dans
les textes religieux. Cette trace de vérité, qui devait écarter le doute, l’a précipité, en
l’effondrant, dans un entonnoir sans limites. C’est ainsi que Mehdi a tenté de donner un sens à
l’énigme de son être par la procuration du discours religieux, en s’appuyant sur la trace/lettre
des textes religieux.
De confession catholique, religion transmise par ses parents, Mehdi relisait la Bible et
les Évangiles, il allait à la messe le dimanche et respectait à la lettre les préceptes religieux.
D’esprit fin, très intelligent et avec une logique imparable, le jeune homme s’aliénait de plus
en plus dans les textes sacrés, qui cependant ne satisfaisaient pas ses recherches. Qui plus est,
la problématique de la communion était insoluble : « Comment peut-on manger le corps de
Christ et boire son sang ? ». Le détachement de cette religion se fit au moment où il refusa les
dogmes de la transsubstantiation et de la Trinité – Dieu unique en trois personnes, à savoir le
Père, le Fils et le Saint-Esprit – : « C’est impossible ! » s’insurge-t-il. Rejeter l’impossible
allait de pair avec la réfutation du réel : « Le Réel, faut concevoir que c’est l’expulsé du sens.
C’est l’impossible comme tel. C’est l’aversion du sens » (Lacan, 1974/1975). C’est ainsi que
Mehdi cherchait à transformer le Réel en sens, à le ré-inclure dans le sens : rejeter
l’impossible en cherchant de lui donner un sens, ne pouvant qu’amener à une opération…
impossible. Creuser l’impossible n’amenait à rien d’autre qu’à lui donner encore plus de
consistance, voire d’existence. Chercher à mettre du sens sur l’impossible a conduit Mehdi
vers la voie du délire et du passage à l’acte.
Ce fut ainsi par l’impossible de la religion catholique qu’il s’est tourné vers la religion
musulmane, la seule – à ses dires –, qui pouvait lui montrer la réponse quant à la
vérité/origine : « Une, seule et parfaite ». C’était un moment où Mehdi était extrêmement
déprimé – tel qu’il le rapporte – : il avait perdu le sens et la seule issue possible qui se
préfigurait était celle du suicide. Effondré, vide, pétrifié dans l’angoisse et le non-sens, et
immergé dans un isolement total, concrètement représenté par l’enfermement dans sa
chambre, il commença à chercher d’autres raisons d’existence, car il ne pouvait se suicider
sans avoir transformé l’impossible en possible. La religion semblait l’intéresser davantage et
il se plongea dans des lectures sur internet. D’un site à l’autre, Mehdi acheva alors sa

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conversion trouvant sa certitude. Telle une exaltation, cette découverte arriva comme un
éclair. Un avant et un après signèrent ce moment de renaissance : « Ma vraie naissance ». Le
Coran était la vérité et montrait exactement l’origine : l’origine du monde, l’origine de la vie
et l’origine de lui-même. Le Coran parlait de lui, « tout était déjà écrit bien avant ma
naissance », et les preuves étaient irréfutables.
Enfant, Mehdi était réservé et calme. Il grandit sans perspective, dans une sorte de
boule vide, jusqu’au moment où les questions le plongèrent dans le gouffre de la forclusion :
en ce point originel qui, hélas, n’était pas voilé par le fantasme, par ce mythe individuel (qui
aurait pu le soutenir dans sa quête de vérité, une vérité singulière. L’absence de ce point de
symbolisation l’a poussé, en revanche, à chercher une vérité universelle, objective, certaine,
sûre et unique dans la religion. À quel prix ?
Aujourd’hui, Mehdi reconnaît avoir commis une seule « erreur » : « J’ai mal interprété
le Coran ». Cette mauvaise interprétation n’était rien d’autre qu’un délire d’interprétation à
l’instar du concept d’interprétation délirante de Sérieux et Capgras :

« C’est un raisonnement faux ayant pour point de départ une sensation réelle, un fait exact, lequel, en
vertu d’associations d’idées liées aux tendances, à l’affectivité, prend, à l’aide d’inductions ou de déductions
erronées, une signification personnelle pour le malade, invinciblement poussé à tout rapporter à lui » (Sérieux,
Capgras, 1909, p. 3).

Tout lui faisait signe, et Mehdi se sentit chargé d’une mission sacrée que personne
d’autre ne pouvait accomplir : « Sauver le monde des démons ». Pour ce faire, il fallait les
tuer… Sauf que les démons étaient partout et étaient en train de posséder tout son entourage, à
commencer par son père…

Ali, errant de la vie

Ali, vingt-cinq ans, est incarcéré et condamné à plusieurs années de prison ferme pour
des violences volontaires et aggravées. Silencieux et très calme, Ali est de confession
musulmane et très pratiquant. Sa conversion advint en prison, car, énonce-t-il, « j’avais un
choix à faire, entre le suicide et la religion, entre la mort et la vie ». Il choisit la vie qui, selon
lui, ne pouvait aller sans une pratique religieuse. Cette pratique bien que même méconnue
jusque-là, représentait tout de même son héritage familial. Dans sa vie antérieure – telle qu’il
la désigne –, il était un jeune homme « introverti » avec des « tendances dépressives ». Il ne

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savait pas vraiment quoi faire de cette vie, tel un errant à travers les voies du monde. Cet état
d’errance subjective ne lui permettait pas d’envisager un avenir comme les autres. De plus,
son origine d’Afrique du nord – déraciné de sa culture, de ses traditions et dépourvu, en outre,
d’une véritable transmission –, et son appartenance à un milieu défavorisé, le retranchaient
dans un état de solitude et de désinvestissement social. Il va sans dire que ce type de ressenti,
pour les jeunes immigrés de la deuxième génération, est assez courant :

« Leur sentiment de ‘déracinement’ ou, si l’on préfère, de désolation, cette solitude et cette détresse qui
naissent d’une absence de repères, d’une difficulté à s’identifier lorsque l’on est écartelé entre deux mondes,
deux histoires, deux communautés » (Rogozinski, 2017, p. 64).

Pourtant, sa scolarité était très bonne. Pourtant lorsqu’il était enfant, il souhaitait
travailler pour son pays. Mais, cet espoir s’est déchiré, voir écrasé, au moment où il s’est
trouvé accusé d’un « crime » que, selon lui, il n’avait pas commis. La prison s’ensuivit et,
dans sa cellule, il se sentait encore plus seul face à un monde qui ne voulait pas de lui. Il
commença à tout perdre : ses mots, ses envies, sa liberté de penser, ses doutes. Rien ne le
tenait, l’errance se transformait en paralysie : du corps, de l’âme, du temps. Suspendu dans un
présent qu’il refusait, l’idée d’en finir s’esquissait de plus en plus. Mais la mise en acte ne
pouvait se faire, tant pour des raisons pratiques qu’« intimes » : « Ce serait comme si je
donnais raison à la justice, c’est comme si j’avais vraiment commis le crime pour lequel on
m’a condamné ». C’est à ce moment que la conversion arriva soudainement : frappé par la
religion, il ne pouvait choisir puisque, pour une fois, exilé du doute, le choix l’avait choisi.
La conversion advint soudainement, en un instant, en dehors de la pensée : « C’est ça
la réponse ». À l’instar d’un passage à l’acte, le faisant sortir d’une angoisse tétanisante, Ali
décrit cette sensation éprouvée comme un tourbillon corporel : un tremblement-de-corps
s’était emparé de lui en s’achevant par l’acquisition du regard. Tel un aveugle, aveuglé par le
mensonge, il avait enfin récupéré son regard sur le monde. Tout comme cela se passe souvent
en milieu carcéral, désidentifié à cause de l’effet, en après-coup, de son « crime » (Tiscini,
Lamote, 2019), il regagna son identification, voire une identification-autre par une croyance
extrême (Tiscini, 2019).
La religion fut une solution pour Ali, se nouant comme un symptôme, elle l’amenait
dans une vie autre, en lui faisant perdre sa colère, sa haine et son envie de vengeance qui, au
fond – il le reconnut –, avaient bouilli en lui pour un certain temps. C’était une solution, car
cela lui permettait aussi de continuer sa vie à la frontière, sur le bord entre le dedans et le

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dehors, entre le social et la solitude. Il pouvait continuer à être un errant de la vie, tout en
ayant une boussole qui le guidait, celle des textes religieux. Il ne cherchait pas un sens
universel ou à réinterpréter ou surinterpréter le Coran – « tout comme certaines personnes
détenues le font », ainsi qu’il le rapporta –, ce qu’il souhaitait, en revanche, c’était de donner
un sens singulier à sa vie et à son existence afin de sortir de prison, un jour, et continuer à
vivre plus ou moins comme avant.
Toutefois, cet enfermement dans la religion le radicalisait en même temps, Ali perdant
progressivement sa subjectivité en s’obligeant à suivre ses « frères » puisque c’est ainsi
« qu’il est marqué dans les textes religieux ».

La conversion entre mélancolie et manie

Le découpage temporel correspondant à la conversion, telle que rapportée par Mehdi


et Ali, se retrouve dans plusieurs cas de radicalisation, processus apparenté à une « maladie
identitaire » (Benslama, 2014, p. 101) : un premier temps signé par un effondrement subjectif
accompagné par des pensées suicidaires, et un second temps de renaissance. Entre ces deux
temps, un état d’exaltation, désigné par eux-mêmes en tant que conversion, se pose/impose en
tant qu’acte de passage.
Le déroulement de ces deux temps rappelle les processus que nous retrouvons dans la
mélancolie et la manie. Dans un précédent article, nous avions opéré une distinction entre la
fureur qui met en jeu la dimension du corps et le furieux qui concerne l’être de l’individu,
pour ensuite les faire converger avec la mélancolie/furieux et la manie/fureur (Tiscini, 2018).
En effet, si le hors-corps et le hors-temps résonnent foncièrement avec la mélancolie – se
soustraire au temps en se libérant du corps (Tiscini, Ansermet, 2018) – et la manie – se fixer
dans l’instant en libérant le corps –, il nous faut aussi ajouter la dimension de l’être : un être
qui se dissout dans le corps ou qui s’évanouit à la place du sujet.
Entre mélancolie et manie, entre les extrêmes du vide et du plein, nous souhaitons
d’ores et déjà suivre la même logique en ce qui concerne la conversion, dans le sens d’un
passage d’un état à l’autre à l’instar de cette conversion hystérique qui conduisit Freud à sa
trouvaille, à savoir que le symptôme a un sens et que celui-ci est langagier. Toutefois, nous ne
nous développerons pas le parallèle entre conversion hystérique et conversion religieuse, car
cela nous éloignerait considérablement de notre objet d’étude requérant, en outre, une analyse
fine des concepts qui demeurent aux soubassement de ces processus, à savoir : la pulsion –
« concept limite entre le psychique et le somatique » (Freud, 1915, p. 17) ; et la jouissance –

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« tout ce qui est refoulé dans le symbolique apparaît dans le réel, et c’est bien en quoi la
jouissance est tout à fait réelle, car, dans le système du sujet, elle n’est nulle part symbolisée,
ni, non plus, symbolisable » (Lacan, 1969, p. 321).
Il va sans dire, en revanche, que le processus apparenté à celui de la mélancolie et de
la manie – que, rappelons-le, nous appréhendons en tant que processus et non pas en tant que
structures –, tels qu’envisagés par Freud, se rapproche de ce que nous retrouvons dans ce type
de cas de conversion. En effet, tout comme Mehdi et Ali nous l’ont montré, la conversion leur
a permis de passer d’un état de vide, voire de mort intérieure à un état de plein, voire de
nouvelle vie, en écartant par conséquent le suicide réel. Autrement dit, ils ont choisi la
religion et la radicalisation comme seule solution pour exister sans s’effondrer (Jaccard,
Tiscini, 2020).
Pour mener à bien notre démonstration, nous rappelons comment Freud envisageait le
processus de mélancolie et manie. S’il estimait que « le mécanisme selon lequel une manie
relaie une mélancolie échappe à notre compréhension » (Freud, 1921, p. 225), il l’expliqua
ensuite par la tension entre le moi et l’idéal du moi :

« Il se crée toujours une sensation de triomphe quand quelque chose dans le moi coïncide avec l’idéal
du moi. […] chez le maniaque moi et idéal du moi ont conflué […]. Il est moins évident, mais pourtant tout à fait
vraisemblable, que la misère du mélancolique est l’expression d’une division tranchée entre les instances du
moi » (Freud, 1921, p. 225-226).

En effet, Freud avait déjà évoqué le processus de la mélancolie, en 1915, l’expliquant


par « un conflit entre une partie du moi et l’instance critique » (Freud, 1915, p. 169) et dont
les conditions étaient : la perte de l’objet, l’ambivalence et la régression de la libido dans le
moi. Autrement dit, « l’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi » (Freud, 1915, p. 156).
Cette conception a été ensuite reprise par Lacan et argumentée par l’introduction de
l’objet petit a, en montrant donc la différence entre le processus du deuil – « celui du
maintien, au niveau scopique, des liens par où le désir est suspendu, non pas à l’objet a, mais
à i(a), par quoi est narcissiquement structuré tout amour » (Lacan, 1963, p. 387) – et celui de
la manie et de la mélancolie où « c’est l’objet qui triomphe » (Lacan, 1963, p. 387). Cet objet
n’est rien d’autre que l’objet a qui, masqué derrière le i(a) et méconnu dans son essence,
pousse le mélancolique à passer au travers de sa propre image en attaquant d’abord celle-ci
afin d’atteindre, dedans, l’objet a qui le transcende, dont la commande lui échappe – et dont la
chute l’entraînera dans la précipitation-suicide (Lacan, 1963, p. 387-388). Concernant la

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manie, en revanche, Lacan rappelle, « c’est la non-fonction de a qui est en cause, et non pas
simplement sa méconnaissance » (Lacan, 1963, p. 388).
Autrement dit, c’est au moment où Mehdi et Ali perdent le sens lié à leurs vies, leurs
histoires et, en général, leurs accroches symboliques qu’ils cherchent à atteindre, cet objet a
qui les transcende. Au bord du gouffre, funambules du suicide, ils convertissent cet objet en
autre chose, c’est-à-dire qu’ils le rendent inopérant, non-fonctionnel, pour un instant, afin de
le loger ailleurs, passant, à travers la conversion, d’un état à l’autre. Cette opération de
passage se fait, en revanche, en fonction de leur structure et au moyen des défenses ainsi
possibles : le délire pour l’un, l’enfermement pour l’autre. Toutefois, l’échec prime, puisque
Mehdi ne trouva pas d’autre issue possible, ensuite, que celle du passage à l’acte et quant à
Ali, ce sera à lui d’en décider.
Il est aussi à remarquer que le lien entre la religion, l’extase, la manie et la mélancolie
n’est pas nouveau, trouvant ses occurrences, au XVIII℮ siècle – pour ne pas remonter à
Hippocrate qui estimait que la mélancolie se changeait en épilepsie et vice-versa –, avec
Anne-Charles Lorry qui en fit un traité De melancholia et morbis melancholicis (1765), ou
avec Johann Georg Zimmermann qui désignait la mélancolie en tant que « maladie de
l’esprit » (1822, p. 91), sans oublier Pinel avec son concept de « mélancolie dévote » (1809, p.
267) - ou monomanie religieuses pour ses successeurs – afin de décrire l’état morbide des
religieuses cloîtrées se retrouvant, au fond, dans « une espèce d’incarcération […], en
détentions continuelles » (Pinel, 1790, p. 87). Toutefois, si à partir des Lumières il y eut ce
mouvement progressif visant une psychopathologisation, voire une psychiatrisation du
phénomène religieux, nous rappelons qu’il ne s’agit pas d’« analyser » la religion, mais de
comprendre comment un sujet la re-fabrique de lui-même, pour lui-même. C’est pour cette
raison que nous n’évoquons pas la conversion religieuse d’un point de vue théologique,
métaphysique ou transcendantal, en ne la concevant qu’à partir d’une dimension clinique,
singulière et radicale.

La conversion, un acte de passage

La conversion radicale peut donc être envisagée en tant que solution, voire acte de
passage, puisque

« d’êtres égarés dans un univers devenu indéchiffrable, certains sujets se retrouvent confrontés au non-
sens, à la nudité, à l’absurdité de ce qui les forge, à un rien dont ils procèdent. C’est ainsi qu’ils cherchent une

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solution dans la radicalité. Le radical est pris dans une recherche de et sur l’origine. Mais paradoxalement, cette
recherche sur l’origine efface son histoire : elle efface l’histoire du sujet au profit d’une origine introuvable,
perdue et inaccessible » (Tiscini, Ansermet, 2018, p. 104).

C’est par le biais de cette origine introuvable, perdue et inaccessible que Mehdi a
irradié son délire ; et c’est encore à cause de cette origine étrangère qu’Ali s’est débranché du
lien social pour s’identifier à l’errant. Dans les deux cas, la radicalisation – qu’il s’agisse
d’une radicalisation sous une forme délirante ou d’une radicalisation à cause d’une
fragilisation subjective – semble être le résultat d’une conversion qui est advenue
soudainement, telle un passage à l’acte, visant, en revanche, un acte de passage, un passage
d’un état à l’autre, une nouvelle configuration au bord du système symbolique, dans un point
de charnière.
Un passage à l’acte peut ainsi trouver valeur d’acte de passage et vice-versa ;
l’angoisse se retrouvant au centre de ces passages.

Conclusion

De la mélancolie à la manie via la conversion, fait entrer dans une nouvelle


configuration radicale. Ce passage vers la radicalisation, acte de passage, baisse le seuil des
passages à l’acte qui se situent, par contre, hors langage. Autrement dit, l’acte de passage peut
aussi mener au plus près de ce qui est hors langage, pouvant ainsi conduire au passage à
l’acte. Du passage à l’acte à l’acte de passage, puis de l’acte de passage au passage à l’acte, il
y a un mouvement d’aller-retour qui amène les jeunes radicalisés à agir à travers leur corps
plus qu’à ne nourrir leur « esprit » religieux.
Le pari épistémologique que notre civilisation est appelée à accueillir est donc celui
d’une épistémologie inversée : qu’est-ce que l’histoire individuelle peut nous apprendre de
l’histoire collective ?
La radicalisation est, peut-être, le signe d’une crise, voire d’une transition de nos
sociétés, un signe collectif qui peut fonctionner en même temps, tout à la fois comme un
symptôme individuel. La différence serait d’analyser les effets de cette solution de
compromis : n’amène-t-elle pas davantage au passage à l’acte ? N’est-il pas, le corps, au-
devant de la scène ? En effet, nous ne nous référons pas à la pulsion de mort, dont la
surutilisation, aujourd’hui, évacue, selon nous, cette problématique trop vite, en faisant perdre
à ce concept, hélas, l’importance foncière qu’il revêt. Nous souhaitons, en revanche, attirer

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l’attention sur les dimensions du corps, de l’être et du temps qui, à nos yeux, sont
principalement impliqués dans cette question de radicalisation : un corps qui vient à la place
de l’être pour fuir le temps… un corps qui cherche à agir, via l’angoisse, ce que la parole ne
peut dire, de/sur l’être1, dans une atemporalité qui souhaiterait s’arrêter à l’origine. Chercher à
donner un sens à l’origine, aussi pour en donner peut-être un à la mort, nous semble le
véritable enjeu des jeunes radicalisés qui, au fond, se sentent, tous, déracinés des sociétés. Le
voile de la croyance au symbolique qui se superposait au transcendantal, nous semble quelque
peu déchiré, les jeunes se retrouvant dans un gouffre sociétal, arrivant à peine à se poser des
questions sur leur avenir. L’échec de la croyance au langage semble alors laisser la place au
transcendantal, un retour du transcendantal, voire une réactivation du religieux (Gauchet,
1998, p. 17), puisque, comme Lacan le dit : « On ne peut même pas imaginer comme c’est
puissant, la religion » (Lacan, 1974, p. 79).
Autrement dit, lorsque les sociétés ne tiennent plus et que les mailles du tissu du lien
social s’écartent, le sujet est obligé de pallier à ces défaillances du symbolique qui aurait dû
forger ses assises, parfois avec des passages à l’acte et/ou des actes de passages, parfois en se
questionnant sur l’origine de cet au-delà des mailles, parfois en se radicalisant, parfois avec
tout ceci à la fois. Quoi qu’il en soit, il n’est tout de même pas étonnant que la religion puisse
désangoisser en offrant un cadre à notre société qui, dans l’analyse de Gauchet, n’est rien
d’autre qu’une démocratie radicale, ce qui va de pair avec la sortie de la religion mais faisant,
ensuite, retour autrement (Gauchet, 1998, p. 31). À ce propos, nous souhaitons préciser que ce
retour du religieux s’opère par rapport à toutes les religions monothéistes, en effet, nous avons
constaté, en psychiatrie carcérale, un regain de délires religieux de tout type. Le problème
n’est donc pas la religion en tant que telle, mais plutôt l’utilisation singulière que le sujet fait
de la religion… Autrement dit, de la religion pour tous à chacun sa religion…

Bibliographie

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1
. Nous n’oublions pas de souligner que l’omission de la référence au concept du manque-à-être de Lacan n’est
pas le fruit du hasard.

9
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