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VISITE

A MADAME D U DEFFAND

TT'mile Bergerat, gendre de Théophile Gautier et par conséquent


beau-frère de Catulle Mendès, mais qui n'était pas sans
autres mérites, assurait, paraît-il, avec une narquoise résignation,
que si l'on proposait dans un salon cette charade : « Mon premier
est une berge, mon second est un rat, mon tout est un gendre
de Théophile Gautier », les assistants s'écrieraient en chœur ;
« Canule Mendès » !
C'est un peu d'une mésaventure analogue que souffre la mé-
moire de Madame du Deffand quand, à la question de savoir quelle
célèbre femme de lettres a partie liée avec l'histoire de Vichy, la
réponse qui d'emblée monte aux lèvres est « Madame de Sévigné »,
Certes, Madame de Sévigné vint à Vichy ; elle y écrivit, elle s'y
soigna, avec une telle ardeur qu'on ne sait trop si elle y vida plus
d'encriers ou plus de verres.
Peut-être en revanche Madame du Deffand ne vint-elle pas à
Vichy mais elle venait de Vichy, à travers les siècles ; elle ne but
point aux sources, mais les eaux de Vichy, pour elle, étaient les
eaux d'un baptême, et non celles d'une cure ; elle n'était pas née
à Vichy, mais elle était née Vichy, d'une antique famille qui illus-
tra le nom de Vichy bien avant que Vichy n'eût commencé de
l'illustrer par lui-même. E n sorte qu'il n'y aurait que justice à
gratifier Vichy de deux marraines, comme Théophile Gautier de
deux gendres.
La maison noble de Vichy apparaît en l'an mille, avec Théode-
bert de Vichy, et dès le siècle suivant est réputée au point que,
dans un procès contre les moines et les bourgeois de Souvigny,
Etienne de Vichy se porte garant du Sire de Bourbon. Elle excelle
en piété avec Lucie de Vichy, Abbesse de Cussci vers 1220, en
courage avec Renaud de Vichy, grand Maître du Temple, qui à
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Damiette, le 6 décembre 1249, dégage saint Louis en chargeant les


cavaliers sarrasins, aux applaudissements du bon Joinville. Hau-
bert du Croisé, voile de la Nonne, à ce diptyque selon la meilleure
tradition médiévale, la lignée des Vichy ajoute, en 1300 et quelque,
un volet inattendu : cinq siècles et demi avant la Compagnie Fer-
mière, elle réalise un premier trust des Eaux Minérales avec
Audin II qu'on trouve à la fois Seigneur de Vichy par son père,
de Couzan par sa grand'mère et de Pougues par sa femme ! Du
coup ses armes, qui sont « de vair plein », à l'orthographe près
deviennent des armes parlantes.
Quarante ans plus tard, Robert IV de Vichy épousait Margue-
rite de Champrond, fondant ainsi la branche de Vichy-Champrond
au long de laquelle, en 1697, verra le jour Marie de Vichy-Champ-
rond, la future Madame du Deffand. Champrond est en Bourgo-
gne. Robert IV a donc mis du vin dans son eau ; bientôt Guillaume
en rajoute, i l est, de 1416 à 1439, Grand Echanson de Jean sans
Peur et de Philippe le Bon : Grand Echanson des Ducs de Bour-
gogne, la belle charge et, donnée à un Vichy, la belle gageure !
Bourguignon de même, le grand-père maternel de Marie, Nicolas
Brûlait, marquis de la Borde, Premier Président au Parlement
de Dijon, dont la veuve ira, en secondes noces, redorer le blason
des Choiseul par un remariage qui dans la suite unira la Marquise
du Deffand et l'épouse du fameux ministre Choiseul en des rela-
tions de familiale intimité qu'elles traduiront plaisamment par
une appellation de « grand-maman » appliquée à la toute jeune
duchesse et de « petite fille » appliquée à la déjà moins jeune
marquise.
Enfin si l'on considère que la duchesse de Luynes, première
dame d'honneur de la Reine, est la propre sœur de la mère de
Marie, on voit que celle-ci, dans sa double ascendance, appar-
tient sans conteste au milieu social le plus relevé. Ce caractère
d'aristocratie marquera du reste son salon, le différenciera de la
plupart de ses rivaux ; le salon de Madame du Deffand ne sera ni
un salon politique ou philosophique, ni un salon artistique ou litté-
raire ; i l sera moins et mieux : un salon tout court.

Pour l'instant, Marie de Vichy est au


couvent, comme toutes
les petites filles de sa qualité ; et la Mère Supérieure de cet élé-
gant couvent de Paris, la Madeleine de Tresnel, où on l'a mise,
prend lourd souci de son élève, qui, paraît-il prêche le doute à
ses compagnes. Elle fait venir pour la chapitrer le Père Massillon
en personne, le célèbre Père Massillon des « Carêmes » et des
« Oraisons funèbres ». Hélas ! L'orateur inspiré qui, sur la dé-
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pouille de Louis XIV, devait s'écrier : « Dieu seul est grand, mes
frères ! », est trop grand pour l'erreur qui sort de la bouche d'une
enfant : comment deviner qu'un jour l'Europe entière prêtera
l'oreille à cette bouche-là ? A peine se laisse-t-il interroger par
elle. Dans un sourire indulgent, i l déclare Marie charmante et
suggère de lui donner « un catéchisme de cinq sous ». Si l'on
suivit son conseil, ce furent cinq sous de perdus.
La religion ne serait d'ailleurs pas inutile à la jeune fille de
dix-huit ans que Marie est devenue. Voici le conte que fait sur
elle au début de la Régence la marquise de Créqui dans ses « Sou-
venirs », malaxés i l est vrai par un éditeur sans scrupule :
« — C'était un grand événement à la Madeleine de Tresnel
qu'une visite de Monsieur le Garde des Sceaux, qui n'en faisait à
personne, et qui n'allait jamais qu'au pas dans la rue, tout seul
dans un grand carrosse, et sur un fauteuil à bras, escorté par ses
hoquetons, et suivi par un autre carrosse, avec la cassette où
l'on gardait les sceaux de France, et de plus par trois conseillers
chauffe-cire, qui ne le quittaient non plus que son ombre, avec sa
croix du Saint-Esprit. La Supérieure vient le recevoir au parloir —
« Je n'ai pas le temps de m'arrêter », lui dit-il en la saluant. « Vous
avez ici la fille du Comte de Vichy ? » — Oui, Monseigneur » —
« Je vous conseille de la renvoyer à ses parents sans bruit et le
plus tôt possible. Adieu, Madame ». La religieuse était restée
dans un état d'alarme et de saisissement inexprimables. L'inquié-
tude la prit avec plus de force encore au milieu de la nuit, elle
se rendit à la cellule de la pensionnaire où elle ne trouva personne
et dont elle ne sortit que lorsque la demoiselle fut rentrée, c'est-
à-dire à 4 ou 5 heures du matin. Le père arriva le plus tôt qu'il
put, mais à peine fut-il descendu de voiture que Monsieur le Ré-
gent lui fit dire de venir au Palais Royal, et ce fut pour lui propo-
ser de partir à l'instant même flanque-étriers pour la Catalogne en
qualité de Brigadier de l'armée du Roy, que Monsieur de Vichy
n'avait servie jusque-là qu'en qualité de Colonel. Le malheureux
père entrevit la vérité ; i l quitta le Régent sans daigner lui répon-
dre, s'en fut enlever sa fille et la déposa... devinez en quel endroit ?
à la chancellerie, chez Monsieur le Garde des Sceaux, où elle
resta bien enfermée sous clefs pendant plus de six mois ».
Quoiqu'il en soit de cette anecdote singulière, où l'on voit un
officier qui refuse de l'avancement, un Garde des Sceaux qui
garde une jeune fille, et des conseillers chauffe-cire qui, près d'elle,
n'auront jamais été à pareille flamme, une chose est certaine : la
liaison de Marie avec le Régent. D'ordinaire on croit que cette
liaison a suivi et rompu le mariage avec Monsieur du Deffand, i l
se peut qu'au contraire elle l'ait précédé et provoqué. Il se peut
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même qu'elle l'ait à la fois précédé et suivi, provoqué et rompu,


car ce diable de prince est fort capable d'avoir successivement
goûté les charmes de Mademoiselle de Vichy et ceux de Madame
du Deffand.
Toujours est-il qu'à vingt-trois ans on la marie à un sien cou-
sin qui vient d'atteindre la trentaine, Jean-Baptiste du Deffand,
marquis de la Lande ; contrat fastueux, rue Royale, en l'hôtel des
Choiseul, gardé par cent hommes du guet ; messe en grande pompe
à Saint Roch. L'époux est bien de sa personne, i l a terre et châ-
teau près d'Etampes, le gouvernement de Neufbrisach et la lieute-
nance générale de l'Orléanais. Le monde n'en attendait pas moins
de lui, mais sa femme en attendait peut-être davantage, car elle
ne met qu'une semaine à s'apercevoir qu'il est << ennuyeux », qu'il
est « aux petits soins pour déplaire ». Sans doute le juge-t-elle
déjà austère et plat comme son nom, funèbre comme son blason :
« d'argent à la bande de sable », en somme du noir sur du blanc,
seule concession que fera jamais son titulaire à la littérature.
Madame du Deffand, à peine rentrée non pas de son voyage
de noces, mais de son séjour de noces au mélancolique château de
la Lande, va briller aux soupers que la duchesse de Berry donne
en son palais du Luxembourg, ces soupers qui sont, dit-elle, « une
des quatre fins de l'homme », ajoutant aussitôt qu'elle a oublié
les trois autres ; elle va jouer au whist, au biribi, au pharaon chez
la duchesse de Mirepoix, elle va chez la duchesse de Mazarin dan-
ser les danses nouvelles, les « danses animées » : la « Belle
Alliance », la « Balzamire », la « Pateline » ; et puis elle va tomber,
— ou retomber — pour quinze jours, dans les bras du Régent.
Par malheur, Monsieur du Deffand n'est pas un mari complai-
sant : sa femme le trompe ? Il retourne chez son père. Un instant
calmée, elle le rejoint, se claquemure avec lui, cinq mois, dans ce
pays éloigné de tout, où l'on ne reçoit les lettres qu'une fois la
semaine et où l'on n'y peut répondre que huit jours après. Pour
Madame du Deffand, c'est plus qu'elle n'en saurait supporter. Elle
regagne Paris. Il essaie un replâtrage, échoue et se retire, définiti-
vement. Ils ne se reverront plus. Si, une fois, en 1750, quand il
sera à l'agonie, elle le soignera, recueillera son dernier soupir...
et trente trois mille livres de rente. Mais l'opération, à y bien
regarder, se solde au profit du Marquis du Deffand : trente trois
mille livres par an pendant trente ans pour plus de deux siècles de
gloire sur son nom, ce n'est pas trop cher !

^ar i l s'agit bien de gloire, et d'une gloire éclatante.


« Tout le dix-huitième siècle, déclare Sainte Beuve dans sa
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Causerie du lundi 11 mars 1850, n'aurait pour le représenter litté-


rairement que des femmes d'un mérite inégal et d'un goût mélangé,
s'il n'avait à offrir Madame du Deffand. Elle est avec Voltaire, dans
la prose, le classique le plus pur de cette époque, sans même en
excepter aucun des grands écrivains ».
Désormais séparée de son mari, elle a loué un petit apparte-
ment, rue de Beaune. Cependant, l'été, elle va, en célibataire, de
châteaux en châteaux. Sur les bords de la Loire d'Orléans, à « La
Source », chez Lord Bolingbroke, elle noue avec Voltaire une amitié
qui durera toute leur vie, puisque désormais leur vie, à deux ans
près, sera d'égale durée ; elle amorce l'éblouissant commerce épis-
tolaire que favorisera la « bougeotte » de son correspondant. Quelle
perte pour les Lettres françaises s'il avait mieux aimé la capitale,
s'il l'avait habitée davantage, s'il ne lui avait fallu, comme i l disait,
« des jardins » : Cirey, Les Délices ! Et Sceaux, qui parfois les
réunit, car ils y ont tous deux, chacun à son gré, grandes et peti-
tes entrées, Marie s'y liant pour de longues années avec le Prési-
dent Hénault, magistrat épicurien, bonbon fondant, madrigal et
gazette, et Voltaire y écrivant des comédies pour la maîtresse de
maison : Anne Louise de Bourbon Condé se croit mésalliée d'avoir
épousé le duc du Maine, bâtard de Louis XIV, un « demi-louis »,
selon le sobriquet dont on le brocarde. Elle est naine, ou peu s'en
faut, elle met quatre heures à sa toilette : que serait-ce, mon
Dieu, si elle était plus grande ! Despotique, insupportable, et bien
entendu, supportée, elle tyrannise sa cour, qu'elle appelle sa « mul-
titude ». On l'a surnommée « Fine Mouche », elle en a profité
pour créer un ordre de chevalerie, l'ordre de la « Mouche à miel »
— Sceaux n'est plus un château, c'est une ruche — et chaque jour
de soleil quelques-uns de ses trente-neuf membres promènent or-
gueilleusement dans les allées du parc leur médaille d'or à l'effigie
de son Altesse Royale, au bout d'un ruban jaune citron. Voilà le
plus immortel des immortels, Fontenelle, entouré d'un essaim
d'abeilles auditrices : ah, c'est un homme qui sait parler aux
femmes : i l n'a pas son pareil pour leur exposer la « Monadologie »
ou la théorie des Tourbillons cartésiens ! Voilà aussi son rival en
longévité, Monsieur de Sainte Aulaire, qui ne succombera que
d'une encolure, à cent ans moins cinq minutes, et à qui un quatrain,
un seul, en tout un siècle ! a ouvert l'Académie. Voilà Houdard de
la Motte, le poète breveté de la duchesse du Maine, son « galérien ».
Voilà... mais on n'en finirait pas de mettre un nom sur chaque
visage en cette « multitude ». Et, causant avec Rose de Lannoy,
que Sainte Beuve qualifiera de « La Bruyère femelle », voilà Marie
du Deffand, ni belle ni laide, comme pour ne rien offrir aux yeux
qui distraie en elle de son esprit.
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ingt ans, vingt-cinq ans ont passé. Madame du Defïand est


™ veuve, ce qui ne la change guère, et riche, ce qui la change
davantage. Elle a maintenant son salon, c'est-à-dire deux belles
pièces de réception et une belle chambre au couvent de Saint-
Joseph, rue Saint Dominique, sur l'emplacement de notre actuel
ministère de la Guerre. Cet appartement, Madame de Montespan,
disgraciée et repentante, l'occupa avant elle. Madame de Montes-
pan, Madame du Defïand, incontestablement l'esprit a soufflé au
couvent de Saint-Joseph, quand i l n'était pas le ministère de la
Guerre.
Paraphrasant Flaubert, sera-t-il permis de dire qu'il y eut un
siècle où, l'âme n'étant plus et le cœur n'étant pas encore, l'esprit
seul a été ? Ce siècle est le dix-huitième, et le sanctuaire de
l'esprit au dix-huitième siècle est le salon de Madame du Deffand ;
l'esprit dans son essence ; non pas les idées, mais l'esprit, l'esprit
à l'état pur, l'esprit pour l'esprit. E n face de l'esprit comme en
face de l'amour, le comportement des hommes et des femmes dif-
fère : les hommes d'esprit font de l'esprit, comme les hommes
font l'amour ; les femmes d'esprit sont spirituelles, comme les
femmes sont amoureuses. Madame du Deffand était naturellement
spirituelle, elle l'était de naissance, elle avait l'esprit sur la main.
On a cru l'abaisser en prétendant qu'en fait de lectures, « elle
ne s'était jamais rien refusé que le nécessaire ». Elle n'en aurait
que plus de mérite d'avoir dit, comme l'affirme encore Sainte
Beuve, « les mots les plus vifs et les plus justes qu'on ait
retenus sur les hommes célèbres de son temps ». Et n'est-ce ps
à bon escient que Voltaire l'a choisie pour destinataire de cent cin-
quante lettres, en comparaison avec lesquelles ses réponses font
d'ailleurs beaucoup mieux que ne pas décevoir : « Je sais bien,
avoue-t-elle, que le marché n'est pas égal entre nous..., mais ce
n'est point à vous à compter ric-à-ric ». Certes, Voltaire ne compte
pas « ric-à-ric i», i l est prodigue envers elle de ses trésors ; c'est à
elle qu'il a réservé l'étrenne du fameux : « Voilà comme on écrit
l'Histoire » ; et c'est à lui qu'elle a jeté son triste cri : « Le
fâcheux, c'est d'être né ».
Bien que l'esprit de Madame du Deffand ne fût pas un esprit
de boutades, i l faut citer deux ou trois de ses reparties pour don-
ner un aperçu de sa manière. D'un personnage à la fois très capa-
ble et très satirique, égratignant volontiers son prochain, on dit :
« C'est une tête », et elle : « Oui, une tête d'épingle ». Monsieur de
Vaucanson, le créateur d'automates à formes humaines, lui est
présenté ; n'en ayant tiré que des monosyllabes, elle murmure :
« voilà un homme qui s'est fait lui-même ». Enfin, un mot magni-
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fique, si magnifique qu'il est passé en proverbe ; le cardinal de


Polignac s'extasiait sur le miracle de saint Denis décapité, qui,
prenant sa tête entre ses mains, parcourut encore une lieue : —
« Une lieue, Madame, songez-y, une grande lieue ! » — « Oh,
Monsieur le Cardinal, i l n'y a que le premier pas qui coûte ».
Chaque soir, à six heures, et, selon I'affluence, dans sa chambre
ou dans son salon, elle reçoit tout ce qui compte. L'empereur d'Au-
triche, le roi de Suède, le roi du Danemark y font en simples
particuliers l'honneur de leur visite ; les ambassadeurs des Puis-
sances, les étrangers de marque n'y viennent pas aux renseigne-
ments, mais au plaisir. Les princes de l'Eglise, les prélats y sont
moins en quête d'une éternité que d'une heure d'agrément : d'ail-
leurs on ne parle pas Religion dans cette demeure où l'on persifle
tout ce dont on parle, et ce respect tacite des choses saintes
donne peut-être à ne pas désespérer de l'âme de Madame du Def-
fand. De l'armée encyclopédiste, l'état-major seul est accueilli, à
cause de Voltaire et de d'Alembert ; le gros va chez Madame Geof-
frin, chez le baron d'Holbach, ira plus tard chez Mademoiselle de
Lespinasse. A Madame du Deffand, la jeune duchesse de Choiseul
l'avait écrit un jour :
« J'honore ceux qui professent les Lettres, mais je ne veux de
société avec eux que dans leurs livres, et je ne les trouve bons à
voir qu'en portraits », et elle ajoutait : « J'entends d'ici la petite
fille (c'est Madame du Deffand) qui dit : la grand maman (c'est
elle-même) a raison, i l semble qu'elle ait mon expérience ».
Elle est de toutes les réunions, Madame de Choiseul, adoptée
ici dès son mariage. Mais elle n'aime vraiment, passionnément,
que son mari, ce petit homme très laid qui avait choisi d'arriver
par les femmes et qui y a réussi. Non, Madame du Deffand n'a
pas de chance : elle qui tiendrait tant à être aimée, elle qui subit
tant « la privation du sentiment avec la douleur de ne s'en pou-
voir passer », elle a pour seule amie la seule femme du X V I I L
siècle qui aime son mari ! Et pour liaison en titre, un amant
qui aime ailleurs : veuf de Mademoiselle de Montargis, petite
fille de Mansart, le Président Hénault se remarie dans le plus
grand secret avec une Madame de Castelmoron, uniquement,
semble-t-il, pour tromper sa maîtresse avec sa femme. Mais i l les
trompa l'une et l'autre avec Marie Leczinska, en tout bien tout
honneur, s'entend, car cet érudit un peu snob avait été nommé
Lecteur de la reine et lui dédiait le plus clair de ses journées.
Voltaire en est gentiment agacé pour sa spirituelle amie, à qui
il demande : « Le Président Hénault donne-t-il toujours la préfé-
rence à la reine sur vous ? » Et i l consent avec malice : « Il est
vrai que la reine a bien de l'esprit ». Ce qui achèvera d'exaspérer
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Voltaire, c'est que le Président fera une fin édifiante. Madame


du Deffand ne regrettera pas outre mesure un tiède amant à qui
jadis elle avait écrit déjà : — « Vous avez l'absence délicieuse » —
Il n'eut guère, lui, la présence délicieuse, au moins pour l'entou-
rage, le compagnon à quatre pattes des dernières années de
Madame du Deffand. Elle aimait les bêtes et savait parler d'elles
avec gentillesse. Choyé, « bien qu'il n'eût pas la figure parfaite-
ment belle », le petit chien Tonton ne saurait être passé sous
silence, puisque la Maréchale de Luxembourg alla jusqu'à le com-
parer à Voltaire, pour son mordant ! Mais quand sa patronne
eut cessé de vivre, i l cessa de mordre, et l'on s'aperçut qu'il
n'était pas méchant, qu'il était seulement jaloux. Jaloux, au
e
X V I I I siècle, a-t-on idée ! Horace Walpole eut des égards envers
l'intraitable chevalier servant de feu sa vieille amie : i l l'emmena
en Angleterre, ce qui est toujours flatteur pour un chien.

"Cm 1754, un séjour chez les Gaspard de Vichy, son frère et sa


belle-sœur, pèsera doublement sur le destin de Madame du
Deffand : c'est à Champrond qu'elle voit des vallons, des bois et
des prés pour la dernière fois, et qu'elle voit pour la première
fois Julie de Lespinasse : Champrond présage ainsi pour elle un
malheur dont elle s'accommodera et un accommodement qui fera
son malheur.
Elle va perdre la vue. Mais elle est courageuse. A cette époque
où Racine et Quinault, et Voltaire, sont au pinacle, elle aime
Corneille, elle le défend devant Voltaire, comme d'ailleurs Vol-
taire le défend devant Vauvenargues, et c'est bon signe. On devine
qu'à l'annonce de l'infirmité de Madame du Deffand, ses familiers
s'assirent à leur table et rédigèrent à qui mieux mieux leur com-
position sur le sujet donné : Lettre à Madame du Deffand pour
la plaindre d'être aveugle. Montesquieu se sent mal à l'aise : il
préfère, i l l'a dit, les maisons où i l peut s'en tirer avec son « esprit
de tous les jours », son esprit du dimanche fait long feu. La
meilleure copie est celle de Voltaire, on s'y attendait — Non
seulement elle est la meilleure, mais elle est presque émue :
— « Votre lettre, Madame, m'a attendri plus que vous ne
pensez, et je vous assure que mes yeux ont été un peu humides
en lisant ce qui est arrivé aux vôtres. J'avais jugé, par la lettre
de Monsieur de Formont, que vous étiez entre chien et loup, et
non pas tout à fait dans la nuit. Je ne regrettais donc, Madame,
dans vos yeux que la perte de leur beauté et je vous savais même
assez philosophe pour vous en consoler, mais si vous avez perdu
la vue, je vous plains infiniment ».
Douze ans plus tard, i l ne sera pas fâché d'avoir à lui offrir en
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adoucissement l'image d'une infortune analogue à la sienne, bien


que passagère, i l lui écrira de Ferney :
— « Les neiges et les glaces me privent tous les ans de la
vue pendant quatre mois ; j'ai l'honneur d'être alors, comme
vous savez, votre confrère des Quinze-Vingts ».
Une autre fois :
— « Il y a un roman intitulé : Les Journées amusantes. Ce ne
peut être en effet qu'un roman. Les Journées heureuses serait une
fable encore plus incroyable. Vous les méritiez, ces Journées heu-
reuses ; mais on n'a que des moments. »
Une autre fois encore :
— « Je vous regarderai comme la personne de mon siècle qui
est le plus selon mon cœur et selon mon goût... et je dirai : c'est
auprès d'elle que j'aurais voulu passer ma vie. »
Enfin le dernier billet, tout entier dans ces trois lignes, avant
le grand silence :
— « Paris, 11 février (1778). J'arrive mort et je ne veux ressus-
citer que pour me jeter aux genoux de Madame la Marquise du
Deffand. »
Cependant nul de ceux qui plaignirent Madame du Deffand
d'avoir perdu la vue, n'avait eu lui-même la vue assez claire pour
la plaindre aussi d'avoir acquis Julie de Lespinasse. Elle a vingt
ans, elle est la fille naturelle de la Comtesse d'Albon, dont la fille
légitime est la femme de Gaspard de Vichy. D'une certaine ma-
nière elle est ainsi la belle-sœur de Gaspard, mais elle est égale-
ment sa fille. Oui, ce gendre a aimé sa belle-mère, ou plutôt ce
futur gendre a aimé sa future belle-mère et lui a donné une
fille. Puis, lorsqu'il lui fit, non pas l'infidélité, mais la fidélité
persistante d'épouser une de ses filles, du moins eut-il soin de
choisir celle des deux qui n'était pas de lui. Voilà donc une cir-
constance atténuante à l'actif de Gaspard : en voici une autre :
le nom de Lespinasse attribué à Julie, i l semble qu'on ne se soit
pas préoccupé de savoir d'où i l venait. Or, en 1343, un Guillaume
de Vichy était seigneur de Lespinasse ; le nom sans doute était
tombé par la suite en déshérence, et la tentation fut grande évi-
demment d'inventer quelqu'un pour le relever.
La marquise du Deffand s'est engouée de Julie, dont la mère,
qui l'aimait tendrement, est morte l'année précédente, et qu'on
tient désormais à Champrond dans une situation subalterne. Après
mille traverses, elle la fait venir à Paris, chez elle, au couvent de
Saint Joseph, en qualité de lectrice, et nul ne devra soupço'.ner
les origines de cette jeune recrue. Madame du Deffand l'avert t -.
« Je suis très défiante, et tous ceux en qui je crois de la huasse
me deviennent suspects... Il faut donc, ma Reine, vous résoudre
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à vivre avec moi avec la plus grande vérité et sincérité.-» — Mais


elle dont la psychologie est si éveillée, pourquoi a-t-elle eu l'im-
prudence d'ajouter : « J'ai deux amis intimes qui sont Formont
et d'Alembert, je les aime passionnément. » Il va de soi que Julie
ne pourra plus, après cet aveu, que chercher à tourner la tête à
d'Aiembert ou à Formont, voire aux deux à la fois.
Formont était la droiture même et prit un parti héroïque : i l
mourut. Madame du Deffand, profondément affligée, commanda
pour lui, au lieu de messe, une épitaphe, et le nom de ce poète
fut sauvé de l'oubli par les vers de Voltaire mieux que par les
siens propres. Moins glorieuse fut la résistance de d'Alembert,
qu'on appelait « l'esclave de sa liberté », « le chat sauvage », et
à qui la marquise écrivait : « Je vous apprendrai peut-être à sup-
porter les hommes, et vous, vous m'apprendrez à m'en passer ».
Tôt après l'euphorie des premiers mois, Julie avait commencé
de se plaindre : on la houspillait, on la faisait veiller, on ne lui
laissait pas un instant ; tout le chapelet des récriminations ancil-
laires y passait, et ce mécréant de d'Alembert en récitait les
dizaines avec la ferveur du néophyte. Julie avait plu d'emblée aux
amis de Madame du Deffand ; chaque année elle leur plaisait
davantage, s'en amusant d'abord, puis s'y évertuant. Suivie de
quelques-uns, d'Alembert naturellement, La Harpe, Marmontel et
jusqu'au président Hénault qui, veuf à présent de Madame de
Castelmoron, l'aurait, paraît-il, volontiers épousée afin de tromper
encore un peu sa maîtresse avec sa femme, elle ouvrit un salon
clandestin avant l'heure du salon officiel, dans son logement de
l'étage au-dessus, non sous le nez mais sur la tête de Madame du
Deffand. Quand à la longue celle-ci en fut instruite, une scène
éclata, atroce de part et d'autre. Chassée, Julie alla prospérer
d'une subvention de Madame Geoffrin, comble d'outrage, et d'Alem-
bert, comble de cruauté, alla vivre en sa compagnie.
Une telle réputation d'austérité entoure les hommes de scien-
ces qu'on n'en suspecta pas pour autant la vertu de la dissidente,
mais une atteinte de petite vérole fana la fraîcheur qui était sa
beauté ; du coup d'Alembert jeta feu et flamme : i l l'aima ! Ces
deux bâtards se mirent en ménage, en faux ménage, comme i l
sied. Un peu plus tard, Monsieur de Mora fit de ce faux ménage un
faux ménage à trois, en attendant que Monsieur de Guibert en
fît un faux ménage à quatre. Julie alors trépaysa. D'Alembert,
apprenant sa trahison, s'écria : « J'ai perdu quinze ans avec elle ! ».
Madame du Deffand, apprenant sa fin, s'écria : « Que n'est-elle
morte quinze ans plus tôt, je n'aurais pas perdu d'Alembert.! ».
Mais ce n'est pas la mort qui la vengeait au bout de tant d'an-
nées. Un proverbe japonais le dit : « Si tu hais ton ennemi.
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laisse-le vivre ». La vie avait suscité Monsieur de Guibert pour


sa plus féroce vengeance, et Julie avait souffert par lui les tour-
ments qui ont rendu leurs noms immortels.

D ansqu'elle
son légendaire « tonneau », ce fauteuil aux flancs arrondis
imagina contre les courants d'air, Madame du Deffand
a froid. Les aveugles sont frileux, comme si la lumière faisait en
nous une chaleur qui leur manque. Et puis l'esprit ne tient pas
chaud ; i l ne tient chaud ni au corps ni à l'âme. Ainsi que tout
pouvoir despotique, l'absolutisme de l'esprit ne va d'ailleurs pas
sans engendrer d'émeutes : sa contrainte excite en Madame du
Deffand la révolte d'une sensibilité dont i l ne triomphera plus.
Elle s'ennuie. Cette femme, la plus spirituelle du plus spirituel
des siècles, qui a reçu tous les vivants dans son salon, qui dans sa
bibliothèques a reçu tous les morts, et que les vivants ni les morts
n'ont distraite, dès la jeunesse s'est ennuyée, a eu peur d'ennuyer
les autres. A Sceaux, chez la duchesse du Maine : à Dampierre,
chez la duchesse de Luynes ; à Chanteloup, chez les Choiseul, à
Versailles, chez la Reine, son obsession, sa hantise, et l'on dirait
aujourd'hui son complexe, est la crainte d'ennuyer; chez elle, la
crainte de s'ennuyer. Elle ne se cherche pas, elle se fuit, dans un
champ clos où constamment la ramènent « le regret d'être née »,
l'ennui de vivre et l'angoisse de mourir. On pense, en regardant
sa détresse, au mot de Rosalie de Constant à propos de son cou-
sin Benjamin : « C'est affreux de voir l'inutilité de l'esprit pour
le bonheur ! ». A peine le dernier visiteur parti, mon Dieu, tout
plutôt qu'être seule ! Elle frémit à la pensée que dans quelque
temps peut-être i l lui faudra se coucher de bonne heure, « se
coucher à minuit ». Cocher, qu'on attelle ! Chez Madame de Mire-
poix, ou chez les Duras, qui ont le mérite de veiller jusqu'à l'aube,
ou bien au théâtre ! Mais quand le rideau sera tombé, ses chevaux
somnolents la traîneront encore, au hasard, par les rues désertes.
La délectation morose du Romantisme, « le mal du siècle », du
prochain siècle, en voici les grelots et l'équipage : ces ténèbres
qui roulent dans les ténèbres ; cette nuit qui ne finira pas, impa-
tiente d'une nuit qui pourtant va finir.
Puis, un beau soir, la porte du salon s'est ouverte, Horace
Walpole entra, et Madame du Deffand fut amoureuse. On dit bien
l'amour aveugle, mais elle était aveugle avant lui ; le coup de
foudre a retenti dans l'ombre. II faut qu'elle aime sans voir,
elle qui a vu sans aimer. Walpole a cinquante ans — vingt de
moins qu'elle — avec des manières et de la culture, de la raison
et du style, de la réserve et de la générosité. Membre du Parle-
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ment par la volonté du Premier Ministre son père, i l a jugé la


Politique à sa valeur : durant toute sa carrière aux Communes,
pas une intervention, pas un discours. On prétend qu'il a mauvais
goût parce que son château de Strawberry Hill, près de Londres, est
composite et disparate : c'est que lui-même est curieux de mul-
tiples choses, et qu'il enferma des inclinations successives dans
un décor qu'elles ont maltraité. Madame du Deffand sera pour lui
pavillon de musique aux phrases bien venues, rendez-vous de
chasse aux idées subtiles. Hélas ! elle ne sera pas temple de
l'amour, et leur inlassable correspondance évoquera des querelles
et des réconciliations sur un pupitre en guise d'oreiller. Amie qui
n'aura jamais été la préférée, maîtresse qui n'aura jamais été la
première, amoureuse qui n'est pas l'unique. Marie du Deffand, si
comblée qu'elle fût d'ailleurs, a donc étreint le vide. La lassitude,
la tristesse et même l'impiété d'une vie en apparence heureuse,
ont ici leur explication. Par Voltaire, elle a connu le désert de
l'intelligence, et par Walpole, elle connaît le désert du cœur.
A présent, l'heure approche. Madame du Deffand y est stoïque-
ment résignée. Elle a dicté pour Walpole une dernière lettre, mais
n'est-ce pas aux lettres de Voltaire qu'elle songe, à ces lettres où
il lui disait : « La vie est un enfant qu'il faut bercer jusqu'à ce
qu'on l'endorme », « la vie qui est si peu de chose, et la mort qui
n'est rien » ?
Au bord du lit d'agonie, un homme veille, Viart, le modeste, le
fidèle secrétaire par qui, jour après jour, la pensée de Madame
du Deffand s'est communiquée aux absents et la pensée des
absents s'est communiquée à elle. Il pleure, elle découvre soudain
sa peine. Alors, elle a ce cri de surprise et d'émoi : « Vous m'aimez
donc ! » Oui, quelqu'un peut l'aimer, quelqu'un l'aime, ce qui
s'appelle aimer : sans désir ni calcul. Les larmes du pauvre Viart
sur une main que peut-être i l n'a jamais touchée, c'est pour la
mourante à la fois l'eau sainte du premier sacrement et l'huile
sainte du sacrement suprême, c'est le baptême et c'est l'extrême-
onction de cette âme qui se croyait incroyante.
Ce matin, le Curé de Saint Sulpice est resté sur le seuil de la
chambre, i l n'a guère entendu qu'une excuse d'évasive politesse,
il n'a guère murmuré qu'une absolution hésitante et comme in-
certaine. Dieu maintenant s'avance, dans le sillage silencieux de
l'amour enfin reçu. La mort n'aura pas traité Madame du Deffand
en mortelle ordinaire : sur une révélation pathétique, elle a clos
ses lèvres fines et fières, où cependant les baisers ont moins que
les mots dispensé le plaisir ; mais ses yeux fermés depuis long-
temps, fermés depuis toujours, la mort les a ouverts.
ANDRE FEASE
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