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A MADAME D U DEFFAND
pouille de Louis XIV, devait s'écrier : « Dieu seul est grand, mes
frères ! », est trop grand pour l'erreur qui sort de la bouche d'une
enfant : comment deviner qu'un jour l'Europe entière prêtera
l'oreille à cette bouche-là ? A peine se laisse-t-il interroger par
elle. Dans un sourire indulgent, i l déclare Marie charmante et
suggère de lui donner « un catéchisme de cinq sous ». Si l'on
suivit son conseil, ce furent cinq sous de perdus.
La religion ne serait d'ailleurs pas inutile à la jeune fille de
dix-huit ans que Marie est devenue. Voici le conte que fait sur
elle au début de la Régence la marquise de Créqui dans ses « Sou-
venirs », malaxés i l est vrai par un éditeur sans scrupule :
« — C'était un grand événement à la Madeleine de Tresnel
qu'une visite de Monsieur le Garde des Sceaux, qui n'en faisait à
personne, et qui n'allait jamais qu'au pas dans la rue, tout seul
dans un grand carrosse, et sur un fauteuil à bras, escorté par ses
hoquetons, et suivi par un autre carrosse, avec la cassette où
l'on gardait les sceaux de France, et de plus par trois conseillers
chauffe-cire, qui ne le quittaient non plus que son ombre, avec sa
croix du Saint-Esprit. La Supérieure vient le recevoir au parloir —
« Je n'ai pas le temps de m'arrêter », lui dit-il en la saluant. « Vous
avez ici la fille du Comte de Vichy ? » — Oui, Monseigneur » —
« Je vous conseille de la renvoyer à ses parents sans bruit et le
plus tôt possible. Adieu, Madame ». La religieuse était restée
dans un état d'alarme et de saisissement inexprimables. L'inquié-
tude la prit avec plus de force encore au milieu de la nuit, elle
se rendit à la cellule de la pensionnaire où elle ne trouva personne
et dont elle ne sortit que lorsque la demoiselle fut rentrée, c'est-
à-dire à 4 ou 5 heures du matin. Le père arriva le plus tôt qu'il
put, mais à peine fut-il descendu de voiture que Monsieur le Ré-
gent lui fit dire de venir au Palais Royal, et ce fut pour lui propo-
ser de partir à l'instant même flanque-étriers pour la Catalogne en
qualité de Brigadier de l'armée du Roy, que Monsieur de Vichy
n'avait servie jusque-là qu'en qualité de Colonel. Le malheureux
père entrevit la vérité ; i l quitta le Régent sans daigner lui répon-
dre, s'en fut enlever sa fille et la déposa... devinez en quel endroit ?
à la chancellerie, chez Monsieur le Garde des Sceaux, où elle
resta bien enfermée sous clefs pendant plus de six mois ».
Quoiqu'il en soit de cette anecdote singulière, où l'on voit un
officier qui refuse de l'avancement, un Garde des Sceaux qui
garde une jeune fille, et des conseillers chauffe-cire qui, près d'elle,
n'auront jamais été à pareille flamme, une chose est certaine : la
liaison de Marie avec le Régent. D'ordinaire on croit que cette
liaison a suivi et rompu le mariage avec Monsieur du Deffand, i l
se peut qu'au contraire elle l'ait précédé et provoqué. Il se peut
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D ansqu'elle
son légendaire « tonneau », ce fauteuil aux flancs arrondis
imagina contre les courants d'air, Madame du Deffand
a froid. Les aveugles sont frileux, comme si la lumière faisait en
nous une chaleur qui leur manque. Et puis l'esprit ne tient pas
chaud ; i l ne tient chaud ni au corps ni à l'âme. Ainsi que tout
pouvoir despotique, l'absolutisme de l'esprit ne va d'ailleurs pas
sans engendrer d'émeutes : sa contrainte excite en Madame du
Deffand la révolte d'une sensibilité dont i l ne triomphera plus.
Elle s'ennuie. Cette femme, la plus spirituelle du plus spirituel
des siècles, qui a reçu tous les vivants dans son salon, qui dans sa
bibliothèques a reçu tous les morts, et que les vivants ni les morts
n'ont distraite, dès la jeunesse s'est ennuyée, a eu peur d'ennuyer
les autres. A Sceaux, chez la duchesse du Maine : à Dampierre,
chez la duchesse de Luynes ; à Chanteloup, chez les Choiseul, à
Versailles, chez la Reine, son obsession, sa hantise, et l'on dirait
aujourd'hui son complexe, est la crainte d'ennuyer; chez elle, la
crainte de s'ennuyer. Elle ne se cherche pas, elle se fuit, dans un
champ clos où constamment la ramènent « le regret d'être née »,
l'ennui de vivre et l'angoisse de mourir. On pense, en regardant
sa détresse, au mot de Rosalie de Constant à propos de son cou-
sin Benjamin : « C'est affreux de voir l'inutilité de l'esprit pour
le bonheur ! ». A peine le dernier visiteur parti, mon Dieu, tout
plutôt qu'être seule ! Elle frémit à la pensée que dans quelque
temps peut-être i l lui faudra se coucher de bonne heure, « se
coucher à minuit ». Cocher, qu'on attelle ! Chez Madame de Mire-
poix, ou chez les Duras, qui ont le mérite de veiller jusqu'à l'aube,
ou bien au théâtre ! Mais quand le rideau sera tombé, ses chevaux
somnolents la traîneront encore, au hasard, par les rues désertes.
La délectation morose du Romantisme, « le mal du siècle », du
prochain siècle, en voici les grelots et l'équipage : ces ténèbres
qui roulent dans les ténèbres ; cette nuit qui ne finira pas, impa-
tiente d'une nuit qui pourtant va finir.
Puis, un beau soir, la porte du salon s'est ouverte, Horace
Walpole entra, et Madame du Deffand fut amoureuse. On dit bien
l'amour aveugle, mais elle était aveugle avant lui ; le coup de
foudre a retenti dans l'ombre. II faut qu'elle aime sans voir,
elle qui a vu sans aimer. Walpole a cinquante ans — vingt de
moins qu'elle — avec des manières et de la culture, de la raison
et du style, de la réserve et de la générosité. Membre du Parle-
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