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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Les origines de l'hôtel français de la Renaissance


Myra Nan ROSENFELD

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ROSENFELD Myra Nan. Les origines de l'hôtel français de la Renaissance. In: Cahiers de l'Association internationale des
études francaises, 1971, n°23. pp. 45-50;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1971.972

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1971_num_23_1_972

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LES ORIGINES DE L'HOTEL FRANÇAIS

DE LA RENAISSANCE

Communication de Mlle Myra Nan ROSENFELD


{Université Harvard)

au XXIIe Congrès de ГAssociation, le 22 juillet 1970.

Le développement de l'hôtel particulier est la conséquence


de l'épanouissement des villes pendant la Renaissance en
France et en Italie. Les historiens modernes de
l'architecture française regardent l'époque inaugurée par les guerres
d'Italie et le mécénat de François Ier comme le début de la
Renaissance en France (1). Par contre, au xixe siècle, Viollet-
le-Duc, Adolphe Berty et Paul Gauchery avaient découvert
l'originalité du XIVe et du XVe siècle dans la création du palais
urbain (2). Je crois, comme Franco Simone l'a déjà
souligné dans ses études sur la littérature française, qu'on a trop
insisté sur « ce mythe des guerres d'Italie » (3).
L'hôtel de Cluny, résidence des abbés de Cluny à Paris,
est un témoignage de l'importance du XVe siècle dans l'his-

(1) Pour ce point de vue, voir Anthony Blunt, Art and Architecture in
France 1500-1700, Pelican History of Art, London, 1953, p. 1-17, et Louis
Hautecœur, Histoire de l'Architecture classique en France, I (1 et 2),
Paris, 1963 -1965.
(2) Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de VArchitecture Française
du XIe au XVIй siècle, Paris, 1863, VI et VII ; Adolfe Berty,
Topographie historique du Vieux Paris, Paris, 1866-1887 ; et Paul Gauchery,
« Influence de Jean de France duc de Berry sur le développement de
l'architecture et des arts à la fin du xive siècle et au commencement du XVe
siècle », Congrès Archéologique, 1898, p. 255-279.
(3) Franco Simone, II Rinascimento Francese, Turin, 1961, p. 1-12.
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toire de l'architecture française de la Renaissance (4). Cet


hôtel montre, bien avant l'hôtel de la Grande Ferrare
construit par Serlio à Fontainebleau vers 1545 ou le château de
Bury élevé par Robertet, le trésorier de Louis XII, entre
151 1 et 1515, le plan typique de l'hôtel du XVIe et du XVIIe
siècle : la cour d'honneur devant le corps de logis ; le mur
d'entrée sur la rue ; la suite de salles en enfilade ; et la
galerie asymétrique (5). Albert Lenoir, qui avait dirigé la
restauration de l'hôtel de Cluny entre 18 19 et i860, pensait que
l'hôtel datait du règne de Jacques d'Amboise, abbé de Cluny
entre 1485 et 15 10. Jacques d'Amboise était le frère du
cardinal Georges d'Amboise qui avait élevé le château de Gaillon,
un des premiers monuments du début du xvie siècle où on
peut remarquer des influences italiennes qui auraient été la
conséquence des guerres d'Italie (6). Du point de vue du
style de l'architecture, il n'y a aucun rapport entre le château
de Gaillon et l'hôtel de Cluny ; on sait d'après des documents
aux archives des Monuments Historiques que Lenoir lui-
même a fait restaurer les armoiries de Jacques d'Amboise
au-dessus du portail d'entrée de l'hôtel de Cluny (7). Le
manuscrit original à la Bibliothèque Nationale du Chronicon
Cluniacense (Ms. Lat. 9875), écrit par François de Rive à la
demande de Jacques d'Amboise, nous révèle que l'abbé Jean
de Bourbon avait élevé l'hôtel de Cluny pendant son règne,
entre 1456 et 1480 (8). Jean de Bourbon appartenait à une

(4) Ces recherches sur l'hôtel de Cluny font partie d'une thèse du
doctorat d'histoire de l'art que je suis en train d'écrire à l'Université
Harvard sous la direction du Pr James S. Ackerman.
(5) Blunt, op. cit., p. 48, avait considéré la Grande Ferrare et le
château de Bury comme les prototypes de l'hôtel français du xvie siècle.
. (6) Albert Lenoir, Le Musée des Thermes et de l'hôtel de Cluny,
Documents sur la création du Musée d'Antiquités Nationales suivant le projet
exposé au Louvre en 1833, Paris, 1882, p. 52. Ce point de vue a été accepté
par la plupart des historiens de l'hôtel de Cluny. Voir aussi, Alexandre
du Sommerard, Les arts du Moyen Age, Paris, 1838, I, p. 160-16 1 et
Francis Salet, Le Musée de Cluny, Paris, 1965, p. 2-3.
(7) Paris, Archives des Monuments Historiques, Dossier 12 13, le
29 décembre 1845. Un dessin anonyme de 1829 nous montre le portail
principal de l'hôtel de Cluny sans sculpture (Paris, Bibliothèque
Nationale, Cabinet des Estampes, Collection Destailleur, n° 228).
(8) François DB Rive, Chronicon Cluniacense, Paris, Bibliothèque
Nationale, Cabinet des Manuscrits, ms. lat. 9875, f. 57 v. Ce manuscrit a
été identifié par L. Delisle, Inventaire des Manuscrits de la Bibliothèque
Nationale, Fonds de Cluny, Paris, 1884, p. 218-219.
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famille aussi illustre que celle des Amboise ; parmi les œuvres
d'art exécutées grâce à son mécénat se trouvent le célèbre
retable de Moulins et le château de Bourbon-l'Archambault.
François de Rive loue Jean de Bourbon de son
renouvellement de l'ordre de Cluny par la construction de plusieurs
bâtiments ; par des dons d'objets précieux dont une
bibliothèque de 4.000 volumes ; et par la promulgation de statuts
nouveaux. L'architecture de l'hôtel de Cluny rappelle celle
de la demeure abbatiale que Jean de Bourbon avait élevée à
Cluny même (9).
Le choix du site de l'hôtel de Cluny démontre, bien avant
l'époque de Ducerceau, l'influence de l'antiquité sur le
développement de l'architecture urbaine en France. L'hôtel
de Cluny avait été surélevé sur les ruines des Thermes
romains de Paris ; je pense que les abbés de Cluny ont choisi
cet emplacement afin d'unir l'histoire de leur ordre à la
légende des origines romaines de Paris. Dans des documents
des archives nationales publiés par Leroux de Lincy, la
propriété des abbés de Cluny est appelée entre 1334 et 1459, le
palais des thermes (10). La tradition que les thermes faisaient
partie d'un palais romain est répétée plus tard dans les
Antiquités et Singularités de Paris de Gilles Corrozet, publiées en
1532 (11). D'après François de Rive, l'abbé Jean de Bourbon
possédait dans sa bibliothèque et avait fait imprimer des
traductions d'ouvrages de Pline le Jeune, de Plutarque, et de
Tite-Live (12). Je crois qu'on peut apercevoir dans
l'édification de l'hôtel de Cluny et ses liens aux origines romaines de
Paris le même rapprochement qu'a établi Hans Baron entre
l'épanouissement de la ville de Florence au xve siècle et le
rôle historique d'héritière de la république romaine que lui
donne Léonard Bruni dans son Laudatio Florentinae Urbis

Paris,
(9) De
1614,
Rive,
col- op.
1678-1684.
cit., f. 56 v-61 r. Voir aussi, Bïbliotheca Cluniacensis,
(10) Leroux de Lincy, Recherches sur les propriétaires et les habitants
du Palais des Thermes et de l'hôtel de Cluny, Paris, 1846 et Paris, Archives
Nationales, KK402-409.
(n) Gilles Corrozet, Les Antiquités et Singularités de Paris, Paris,
1532, p. 10.
(12) Delisle, op. cit., p. 372-382.
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de 1404 (13). Le désir de revenir à l'antiquité romaine se


retrouve chez les peintres français du xve siècle.
L'enlumineur d'un manuscrit de la traduction de Tite-Live par Pierre
Bersuire (Ms. Fr. 20072) à la Bibliothèque Nationale,
exécuté entre 1445 et 1477, a accordé une illustration de Гаге
de triomphe de Constantin et du Panthéon (folio 51 verso) à
l'inspiration romaine du texte (14).
L'hôtel de Cluny n'est que l'aboutissement d'une tradition
du renouveau de la ville qui remonte aux initiatives de
Charles V et du duc de Berry, à la fin du xive siècle. Adolphe
Berty avait considéré l'édification de l'hôtel Saint Pol à Paris
par Charles V, entre 1361 et 1380, comme une étape
magistrale dans l'affranchissement du palais urbain de
l'architecture du château-fort (15). L'effort le plus considérable au
début du xve siècle pour créer une architecture domestique
urbaine fut celui du duc de Berry ; grâce aux recherches de
Paul Gauchery et d'Alfred de Champeaux, nous connaissons
l'état original des demeures que le duc de Berry avait élevées
à Bourges, à Riom, à Poitiers, et à Paris (16). Le duc de Berry
s'est intéressé en même temps à l'urbanisme, puisqu'il a
transformé les remparts dans chacune de ces villes. Le palais
le plus important, celui de Bourges, bâti entre 1375 et 1405
sur l'emplacement d'un édifice romain, nous est connu par
deux dessins du xvne siècle (17). La suite de salles en
enfilade, la galerie unique qui lie la chapelle au corps de logis,

(13) Hans Baron, The Crisis of the Early Italian Renaissance,


Princeton, 1966, p. 199-203.
(14) Jean Porcher, Bibliothèque Nationale, Les Manuscrits à peintures
en France du XIIIe au XVIe siècle, Paris, 1955, n° 257, 125. L'exemple
le plus frappant du contact entre les peintres du xve siècle et l'antiquité
classique est celui de Jean Fouquet. Voir Claude Shaefer, « Fouquet le
Jeune en Italie », Gazette des Beaux Arts, 1967, p. 189-205.
(15) Berty, op. cit., I, 1866, p. 12-13. Voir aussi F. Bournon, l'Hôtel
Royal de St. Pol à Paris, Paris, 1880.
Í16) Alfred de Champeaux et Paul Gauchery, Les Travaux d'art
exécutés pour Jean de France, duc de Berry, Paris, 1894.
(17) Ë. Martellange, Vue de la Sainte Chapelle et du Palais de
Bourges, Vues de la France, Paris, Bibliothèque Nationale, Cabinet des
Estampes, Ub9a, II, f. 46, 16 10 ; et Dessin Anonyme, Paris, Archives
Nationales, Cher G7 125, 1693. Voir Paul Gauchery, « Mémoire
historique et descriptif du Palais construit à Bourges par Jean de France, duc
de Berry », Mémoires de la Société des Antiquaires du Centre, 1895-1896,
p. 75-iOb
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l'oratoire sur oriel du côté jardin, la balustrade percée à jour,


et le mur d'entrée sur la rue se retrouveront plus tard à
l'hôtel de Cluny. Le Palais de Bourges aurait pu influencer
l'hôtel de Cluny par l'intermédiaire de l'hôtel que Louis II de
Bourbon, le grand-père de l'abbé Jean de Bourbon, avait
élevé à Paris sur l'emplacement de l'aile orientale du Louvre
entre 1390 et 1415. Le fils de Louis II de Bourbon s'est marié
avec la fille du duc de Berry, et le plan de l'hôtel du Petit-
Bourbon reflète celui du palais du duc de Berry à Bourges (18).
Nous voyons à l'arrière-plan du retable du Parlement de
Paris de 1450 au Louvre, identifié par Berty, la naissance
de l'hôtel particulier dans le contraste entre le château-fort
du Louvre et le manoir de l'hôtel du Petit-Bourbon (19).
Je crois que le duc de Berry a été influencé par le
renouvellement de la ville de Florence pendant le xive siècle qui
vient d'être étudié par Wolfgang Braunfels (20). Miliard
Meiss a récemment analysé à fond les influences italiennes
dans les manuscrits du duc de Berry. On doit continuer ses
recherches dans le domaine de l'architecture (21). Dans
deux des manuscrits du duc de Berry, on trouve des
illustrations de bâtiments toscans : un château-fort siennois dans les
Miracles de la Vierge de Gauthier de Coincy (Ms. Fr. N. A.
2541, F 70 v), et l'église de Sta Croce de Florence dans les
Très Riches Heures (F. 54 v) (22). On retrouve la balustrade
de la loggia dei Lanzi à Florence dans les demeures du duc
de Berry à Bourges et à Mehun-sur-Yèvre. Dans chacun de
ces bâtiments, la sculpture décorative de l'architecture
ecclésiastique est employée pour transformer l'architecture civile
médiévale (23). Nous pouvons constater aussi que le duc de

(18) Berty, op. cit., I, 1866, p. 30-39 et André Favyn, Le Theatre de


l'Honneur et de la Chevalerie, Paris, 1620, II, p. 764-789.
(19) Berty, op. cit., I, 1866, appendice, p. iii-vi.
(20) Wolfgang Braunfels, Mittelàlterliche Stadtbaukunst in der Tos-
cana, Berlin, 1953.
(21) Miliard Meiss, French Painting in the Time of the Duc de Berry,
London, I-III, 1967-1968.
(22) Ibid., 302-303 ; et M. Thomas, La Librairie de Charles V, Paris,
Bibliothèque Nationale, 1068, n° 151, 80.
(23) Le château de Mehun-sur-Yèvre est représenté dans le folio 161 v
des Très Riches Heures du Duc de Berry au Musée Condé de Chantilly.
Pour la nouveauté de la Loggia dei Lanzi à Florence, voir Braunfels,
op. cit., p. 205-207.
4
5O MYRA NAN ROSENFELD

Berry a été influencé par l'humanisme civique italien du


xive siècle. Une série de médailles des empereurs romains et
byzantins, exécutée pour le duc de Berry par un artiste qui
s'est inspiré des manuscrits italiens, rappelle le désir de
Pétrarque dans De viris illustrïbus d'associer l'histoire de la
famille de François Ier de Carrare à celle des empereurs
romains. Le duc de Berry possédait même une médaille
de François II de Carrare qui était imitée d'une pièce
romaine (24).
En conclusion, l'étude de l'évolution de l'hôtel français
de la Renaissance nous montre l'originalité du xve siècle
ainsi que l'importance des traditions françaises à côté des
influences italiennes. On peut situer ainsi le début de la
Renaissance de l'architecture en France à la fin du XIVe siècle
et au commencement du XVe siècle.

Myra Nan Rosenfeld.

Jahrbuch
Roberto
(24) Julius
Weiss,
der Kunsthistorischen
von« The
Schlosser,
Mediaeval
« Sammlungen
DieMedallions
Altesten in
Medaillen
of
Wien,
Constantine
1897,
und p.
dieand
64-108,
Antike
Hera-
et
»,
clius », Numismatic Chronicle, 1963, p. 129-144. Je crois, en contraste,
avec Schlosser, que l'artiste des médailles du duc de Berry a été influencé
par la peinture italienne lombarde de la fin du xive siècle. Parmi les
manuscrits qu'on peut rapprocher des médailles de Constantin et Heraclius
se trouve un Livre d'Heures de Giovanni di Benedetto da Como à la
Bibliothèque Nationale de Parisf ms latin 757).

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