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André Malraux

( 1901- 1976)

Sur le rôle d ’A ndré Malraux, diffuseur du terme « patri­


moine » et premier ministre en charge de la Culture, on se
reportera à l ’introduction. Nous nous bornons ici à
quelques citations de ses interventions dans les débats p a r­
lementaires, publiées au Journal officiel de la Républiquel.
Mais non sans avoir rappelé au passage que Malraux fut,
en 1924, placé sous mandat d ’arrêt pour « bris de monu­
ments et détournements de fragments délabrés au temple de
Banteai-Srey2 » à Angkor. E t que, devenu ministre, son
premier souci face au délabrement du tissu parisien ne
porta pas sur les nécessaires réparations structurelles,
mais consista dans un simple blanchiment, au moyen de
méthodes non éprouvées et depuis transformées, qui
endommagèrent la peau des bâtiments.

1. Ces citations ont été choisies dans le corpus « réuni et commenté »


qu’en donne Michel Lantelme in La Grande Pitié des monuments
de France. André Malraux : débats parlementaires (1960-1968), Lille,
Presses universitaires du Septentrion, 1998. Les interventions des parle­
mentaires ne sont pas les moins intéressantes* une des plus pertinentes reve­
nant à Jacques de Maupeou (23 novembre I960).
2. En termes policés, il s’agît du prélèvement sur l’édifice de statues,
non pas à des fins de jouissance personnelle, comme ce fut le cas de cer­
tains antiquaires à l’âge classique, mais pour les vendre dans la perspective
d’éponger des pertes boursières.

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LE PATRIMOINE EN QUESTIONS

Mon propos n ’est pas ici de contester la bonne fo i et la


sincérité de Malraux ministre, dont tes interventions
retrouvent souvent Vexaltation et l ’emphase de Malraux
romancier et combattant.
Ces brefs extraits ont un double intérêt. D 'une part, ils
donnent à lire le nationalisme impénitent du ministre etfo n t
apparaître à sa source l 'idéologie de l ’« exception fran­
çaise ». D ’autre part, ils révèlent la naïveté et l ’ignorance
de Malraux en matière de patrimoine bâti et d farchitecture.

INTERVENTIONS D ’ANDRÉ MALRAUX


AU PARLEMENT *

Le service des monuments historiques a renoncé depuis


longtemps aux restaurations hasardeuses en faveur à la fin
du siècle dernier. S’il entreprend un travail dépassant le
cadre de l ’entretien, il ne le fait qu’en s’appuyant sur des
documents irréfutables. C’est le même souci d’efficacité de
l’emploi des crédits budgétaires qui Ta conduit, hélas, à
ajourner la plupart des travaux de présentation et de mise en
valeur de nos monuments [Sénat, séance du 23 novembre
I960.]

Fontainebleau - où notre loi va permettre d ’achever


enfin le dégagement du plus grand cycle de peinture manié-
riste de l’Europe - , malgré son italianisme, est le premier

* Cf. supra, p. 187, note I.


1. Sur la tradition française du non-entretien, cf. supra, « Eugène Viol-
let-le-Duc », « Entretien et restauration des cathédrales de France », p. 148.

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ANDRÉ MALRAUX

vrai palais 1 de l’Occident, le premier successeur royal des


maisons patriciennes de Florence, l ’ancêtre de Versailles.
[Assemblée nationale, séance du 14 décembre 1961.J

Quant aux Invalides, il n ’est sans doute pas de monu­


ment qui illustre mieux ce que nous voulons défendre ici ;
chef-d’œuvre incontesté dont nous retrouverons tous l’ac­
cent lorsque le nettoyage aura rendu leur couleur à ses
pierres. [IbidJ

Je parlerai à peine du Louvre2, ce que j ’aurais à en dire,


vous le connaissez tous. Précisons seulement que le net­
toyage rendra sa pureté à la Colonnade [...]. [Ibid.]

Par la mise en état du pavillon de Flore et de cette Cour


carrée où toute la peinture française sera enfin exposée, le
Louvre, depuis la sculpture sumérienne jusqu’à la peinture
de Cézanne, deviendra enfin le premier musée du monde3
et le plus éclatant symbole de ce que nous tentons aujour­
d’hui. [Ibid.]

1. Le substantif français « p alais» est dérivé du latin Palatium, qui


désigne d ’abord le mont Palatin, puis, par dérivation, la demeure construite
par l’empereur Auguste sur cette colline romaine, le premier palais édifié
sur le sol européen. Cette tradition inspira les palais successifs des papes à
Rome depuis le Moyen Âge. Le palais Pitti de Florence, construit par Bru-
nelleschi dans les années 1440, relève du même modèle. Quant au palais de
Fontainebleau, élevé un siècle plus tard, de façon à intégrer une partie de
l’ancien château médiéval des rois de France, œuvre en majeure partie ita­
lienne, on ne voit pas en quoi il serait un palais plus « vrai » que ses prédé­
cesseurs européens, royaux ou impériaux.
2. Plus intéressant que le nettoyage, a été le rétablissement par Malraux
des fossés qui entourent aujourd’hui la façade de Perrault.
3. Le problème est de savoir s’il s’agit de qualité ou de quantité. Mes
italiques soulignent ici et infra l’importance des supposés records mon­
diaux de la France.

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LL PATRIMOINE LN QUESTIONS

En un temps où le grand so n g e! informe que poursuit


l’humanité prend parfois des formes sinistres, il est sage
que nous en maintenions les formes les plus hautes. Le
songe nourrit aussi le courage, et nos monuments sont le
plus grand songe de la France, [Ibid.]

Mais les nations ne sont plus seulement sensibles aux


chefs-d’œuvre, elles le sont devenues à la seule présence de
leur passé. Ici est le point décisif : elles ont découvert que
l’âme de ce passé n’est pas faite que de chefs-d’œuvre,
qu’en architecture un chef-d’œuvre isolé risque d ’être un
chef-d’œuvre mort ; que si le palais de Versailles, la cathé­
drale de Chartres appartiennent aux plus nobles songes des
hommes, ce palais et cette cathédrale entourés de gratte-ciel
n’appartiendraient qu’à l’archéologie12 ; que si nous lais­
sons détruire ces vieux quais de la Seine semblables à des
lithographies romantiques, il semblerait que nous chassions
de Paris le génie de Daumier et l’ombre de Baudelaire.
[Assemblée nationale, deuxième séance du 23 juillet 1962.]

On a dit bien souvent que l’on n’avait jamais tant parlé


d’affaires culturelles ; c ’est bien vrai. On en parle dans le
monde entier; c ’est bien vrai. Qu’est-ce que cela veut
dire ? Cela signifie d ’abord qu’un certain fait est apparu :
celui de la survie des œuvres d’art.
Alors que les civilisations antérieures avaient rejeté tout
le passé au néant, la Renaissance a conservé les vierges

1. Formule creuse. Je signale par des italiques chaque occurrence de


cette métaphore du songe.
2. Ce paragraphe réduit les monuments à leur dimension esthétique,
dont Riegl a bien montré la relativité, et ignore superbement leur dimension
mémoriale. Même remarque pour le paragraphe suivant.

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ANDRÉ MALRAUX

noires parce qu’elles étaient vénérables, non parce qu’elles


étaient admirables.
L ’idée d’immortalité est née au xvie siècle1. [Assemblée
nationale, présentation du budget des affaires culturelles,
séance du 9 novembre 1963.]

Il n ’y aurait pas de culture s ’il n ’y avait pas de loisirs2.


Mais ce ne sont pas les loisirs qui font la culture : ce sont les
loisirs qui font les moyens de la culture, [Intervention à
VAssemblée nationale, ibid.]

La France n’avait pas un inventaire de ses monuments3.


Elle en a un depuis cette année4. L ’Alsace, le Languedoc et
la Bretagne sont en cours d ’inventaire. [Assemblée natio­
nale, deuxième séance du 7 novembre 1964.]

Nous avons restauré la façade des Invalides. Demain, les


Invalides, l ’un des plus beaux monuments du m onde5,
seront complètement dégagés. [Ibid.]

1. Absurdité totale. De plus, si Malraux vise la naissance de l’histoire,


c’est au Quattrocento italien qu’il faut se reporter et non à la Renaissance
française, qui en est issue cent années plus tard.
2. Cf. supra, « Introduction », p. xxvni,
3. La vérité est que la France n ’avait plus d’inventaire à jour de ses
monuments. Après les précédents de la Révolution française (cf. p. 86) puis
du décret de Guizot (supra, p. 109), l’« Inventaire général des richesses
d’art de la France », entrepris depuis 1874 sous l’égide du ministère de
l’Éducation nationale, avait été interrompu par la Seconde Guerre
mondiale.
4. Le décret du 4 mars 1964 a créé une commission chargée de préparer
un « Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la
France »,
5. Aucun critère n ’est donné dans l’établissement des palmarès architec­
turaux. Visiblement, Malraux ignore les sources et les phases du classi­
cisme français.

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l e p a t r im o in e en q u e s t io n s

Notre architecture n ’est certes pas mauvaise, mais la


France, qui possède l’architecte 1le plus grand du monde, a
trouvé le moyen de lui confier en tout la construction de
deux bâtiments, et ce ne fut pas sa faute. [Ibid.]

Ces monuments que nous appelons insignes, ce ne sont


pas les peuples qui les ont conçus, mais ce sont bien les
peuples qui les ont construits. [Assemblée nationale, séance
du 6 décembre 1967.]

Châteaux, cathédrales, musées sont devenus les jalons


successifs et fraternels de l'immense rêve éveillé que pour­
suit la France depuis près de mille ans. [Ibid.]

La diversité des civilisations et des styles qui se sont suc­


cédé sur notre territoire nous vaut une richesse de monu­
ments unique au monde : 10 000 monuments classés et
15 000 inscrits à l’inventaire supplémentaire. [Ibid.]I.

I. Il s’agit de Le Corbusier (1887-1965), citoyen suisse naturalisé fran­


çais en 1930. De même Malraux ignore les grands noms - internationaux et
français - du « Mouvement moderne ». Quant aux deux bâtiments en ques­
tion, peut-être pensait-il à l’unité d ’habitation de Marseille (1946-1951) et
à la chapelle de Ronchamp (achevée en 1955). Le Corbusier avait, depuis
1925, beaucoup construit en France : avant la Seconde Guerre mondiale,
d’une part des immeubles d ’habitation, particuliers ou collectifs, à Paris et
à sa périphérie, tels, par exemple, la villa Savoye à Roissy, la cité-refuge de
l’Armée du salut ou le pavillon suisse de la Cité universitaire, d’autre part,
en Gironde, les deux lotissements « modèles », très médiatisés, de Lège et
de Pessac ; après la Deuxième Guerre, rappelons, entre autres, le couvent
de la Tourette (1954) et l’usine Duval à Saint-Dié. Par ailleurs, Le Corbu­
sier avait, depuis 1925, publié trois versions de son « Plan Voisin » de
Paris, manifeste pour la destruction des tissus anciens dans les villes
historiques.

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ANDRÉ MALRAUX

Nos monuments sont le plus grand songe de la France.


C ’est pour cela que nous voulons les sauver ; pour l’admi­
ration des touristes, mais d’abord pour l’émotion des
enfants que l’on y conduit par la main. [Ihid.j

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