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88 | 2022
Oralités enfantines et littératures
Sophie Ménard
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/clo/9025
DOI : 10.4000/clo.9025
ISSN : 2266-1816
Éditeur
INALCO
Édition imprimée
Date de publication : 9 décembre 2022
Pagination : 61-86
ISBN : 978-2-85831-413-3
ISSN : 0396-891X
Référence électronique
Sophie Ménard, « Comptine, poésie pour les enfants et raison scolaire », Cahiers de littérature orale [En
ligne], 88 | 2022, mis en ligne le 13 octobre 2022, consulté le 27 octobre 2022. URL : http://
journals.openedition.org/clo/9025 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clo.9025
Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International - CC BY-NC 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/
Comptine, poésie pour les enfants et raison scolaire
Ethnocritique de « La mort du pou »
d’Andrée Chedid (Fêtes et lubies)
Sophie Ménard
Université de Montréal
1. Toutes les citations qui proviennent de cette œuvre (Andrée Chedid, 1973, Fêtes et
lubies. Petits poèmes pour les sans-âge, Flammarion, Paris, 96 p.) seront désignées, dans le
corps du texte, uniquement par « C, » suivi de la pagination.
2. Dans la lignée des travaux de Jean-Marie Privat (pour une synthèse, on se rapportera à
Privat, 2019), on comprendra ici « oralités enfantines » du point de vue ethnologique
tout à la fois comme culture (les cultures enfantines, le folklore des enfants), comme rite (la
comptine comme rituel d’entrée dans le jeu et d’élimination), comme mode anthropologique
de communication (le bouche à oreille par des enfants entre pairs), comme genre de discours
(comptine, formulette, chant), comme corporalité (les gestes, la danse, les mimiques).
C’est l’hybridation de ces mondes hétérophoniques qui nous intéressent tout autant que le
CAHIERS DE LITTÉRATURE ORALE
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continuum anthropologique que ces oralités entretiennent entre elles et avec les mondes de la
culture écrite et plus précisément avec les univers de la raison scolaire (sachant que plusieurs
formulettes de la tradition orale sont constituées à partir de fragments de leçons prises « dans
des manuels scolaires et retenus pour leurs seules sonorités » [Baucomont, 1961, p. 17]).
3. Jean Baucomont définit les formulettes enfantines comme « les petits poèmes oraux
traditionnels, le plus souvent rimés ou assonancés, toujours rythmés ou mélodiques,
utilisés communément par les enfants au cours de leurs jeux » (Baucomont, 1961,
p. 7). Sur les échanges entre « les petites formes de la poésie enfantine » (écrites et
orales) et la poésie moderne, voir l’incontournable chapitre « L’enfance de l’art » de
Marie-Paule Berranger (2004, p. 87-144), qui relève et analyse les procédés poétiques
de l’enfance à l’œuvre dans la poésie écrite : vers approximatifs, assonances, inexactitudes
lexicales, décalages, fautes, zézaiements, liaisons ratées, etc. (Ibid., p. 88).
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Sophie Ménard
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g) Des exploits enfantins, des jeux du type « qui est le plus fort ? » et des leçons
de multiplication et de métrologie, comme dans le poème « L’exploit » :
« Rien qu’avec mes mandibules »,
Dit la fourmi toisant Hercule,
« Je déplace vingt fois
Mon poids ! »
« Et, c’est Toi !
Qui te dis le Roi ! 6 » (C, p. 12)
h) Des jeux humoristiques de causalités, de logiques, voire de tautologies qui
se dénouent en pirouette :
La Sardine a des arêtes,
Papa n’en a pas !
Papa, lui, a un squelette,
Que la Sardine n’a pas !
La Machine a des ailes,
Papa n’en a pas !
Papa, lui, a de la cervelle,
Il dit : que la machine n’en a pas ! (C, p. 14)
i) Des dialogues qui oralisent des voix hétérogènes : « “Si tu me jettes au
clou” / dit Jeanne le Clou / Au vilain marlou / À sa sortie d’écrou, / “Tu n’en
tireras pas un clou !” […] » (C, p. 67) ; « “Je n’ai pas de langue !” / S’affole
la Mangue, / Devant Chat-Huant / Son agile soupirant / Qui, de discours
en arguments, / La provoque et la harangue. […] » (C, p. 68), etc.
j) Des leçons absurdes avec une morale comme dans une fable :
Lon Lon et Lon lon lon
Répète bien ta leçon :
« Tu porteras un bâillon
Tu marcheras au fanion
Tu vivras à reculons
Lon Lon et puis lon lon
Cette poésie aux oralités enfantines plurielles n’est toutefois pas complètement à
l’écart de la littératie 7, bien au contraire. On trouve en effet des formes minimales de
la littératie dans la multiplication des tirets, des lettres capitales (« Qu’un Point, c’est
TOUT ! » [C, p. 45]), des italiques (« “Quant à Moi !”, dit la Virgule » [C, p. 42]),
des listes (C, p. 63), et plus précisément dans ses modes objectivés : « l’évangile »
(C, p. 10), « Livre » (C, p. 43) ; institués : « Le codicille » (C, p. 10), « Maître
Pamphile » (C, p. 10), « l’élève / Chez Monsieur K. » (C, p. 18), l’alphabet (C,
p. 41) ; axiologisés : la suite poétique « Les signes » (C, p. 41-47) faisant une éloquente
apologie grammaticale dans laquelle la « louange de l’apostrophe », la « pavane
de la virgule », l’« apothéose du point » et l’« éloge de l’accent » euphorisent
l’acculturation à l’écrit et enivrent l’incorporation des règles de l’écriture.
À ce titre, un poème du recueil Fêtes et Lubies retiendra notre attention : il s’agit
de « La mort du pou », dont nous voudrions étudier les logiques initiatiques,
socioculturelles et interdiscursives en faisant l’hypothèse qu’il s’approprie des
motifs, rythmes, techniques traditionnels de la comptine et qu’il est en dialogue
avec l’imaginaire social d’un « français national scolaire 8 ». Autrement dit, il est
structuré par des logiques propres aux oralités enfantines tout autant que par une
raison scolaire. On verra que ce poème-comptine « emberlificote » et ensauvage
le processus de normalisation et de standardisation à l’œuvre dans les façons
d’« apprendre à écrire à tous les petits Français 9 ». Lisons-le afin de cerner les deux
principales logiques culturelles qui coexistent ici : la comptine et la grammaire.
De calotte en redingote
De boulotte en maigriotte
Le Pou trotte
Picote
Gigote
De Parpaillotte en Iscariote
Pelote, Culottes
Camelote, Menottes
De Vieillotte en Cocotte
Mascotte, Despote
Ou Patriote
Le Pou
S’emberlificote !
Puis, un jour,
Tête de Linotte,
Le Pou capote
Dans une compote ! (C, p. 20)
La comptine de la poésie
Le poème s’accommode à merveille des énumérations rapides et a priori
arbitraires de mots sonores, d’un stock limité de phonèmes et de la circulation
d’un nombre restreint de syllabes qui créent l’impression d’entrer dans le monde
magique des comptines et du jeu chanté.
La randonnée du pou
Plus précisément, « La mort du pou » investit, structurellement, le genre de la
comptine randonnée que les folkloristes définissent comme un « conte énumératif,
Formulette d’élimination
Les comptines sont traditionnellement des formulettes d’élimination, qui visent à
radier des joueurs, comme l’explique Jean Baucomont : « [elles] sont employées,
avant le jeu, pour désigner, par la scansion des syllabes bien détachées, celui ou
celle qui doit subir la corvée, assumer le premier rôle ou le rôle ingrat, commencer
le jeu, “être le chat”, “s’y coller” 15 ». La formulette éliminatoire type est celle qu’on
appelle le plouf-plouf, où le meneur (ou le « despote ») du groupe prononce
Rituel d’épouillage
On peut lire aussi ce poème comme une formulette accompagnant et rythmant
un rituel enfantin important : celui de l’épouillage. Vivant dans la « calotte »,
le pou qui « trotte », « picote », « gigote » est une métonymie de l’enfant,
dont l’immobilité est nécessaire à la pratique hygiénique, déjà mise en poème
par Rimbaud dans « Les chercheuses de poux ». Les verbes d’action poétisent
de surcroit sa prolifération dans les tignasses mal lavées des enfants : les mots
« tête », « picote » et « gigote » semblent en effet se rapporter à la présence des
parasites dans les cheveux des enfants. La randonnée retrace alors le trajet du pou
dans la chevelure et le trajet des doigts qui cherchent à le capturer « de calotte
en redingote » jusqu’aux « culottes ». Notons aussi que, dans la plupart des
formulettes d’épouillage, la mort du pou, écrapouti (comme on dit au Québec)
par les doigts de la mère, est inévitable :
J’ai des poux dans mon dos,
Les capitaines en sont les gros,
Je les prends, je les tortille,
Je les fais crever de rire ;
Je les mets sur un tonneau,
Je leur écorche la peau 21.
La formulette accompagne le craquement rythmé des poux qui meurent sous
les ongles prestes de l’épouilleuse. Le poème de Chedid accompagne-t-il le rituel
de l’épouillage que doivent subir tous les enfants ? Dans tous les cas, avec ses vives
sonorités, ses dimensions ludiques et comiques, il semble particulièrement adapté
à ce rituel.
21. Sur les multiples expressions et noms du pou, voir Rolland, 1881, p. 252-257. Voir
aussi sur le conte « La peau du pou », Bricout, 1992, p. 286-303.
22. Ou encore soulignons cet exemple bien connu qui met en scène et en son un pou :
« Chez les Papous, il y a des Papous papas et des Papous pas papas. Il y a aussi des Papous
à poux et des Papous pas à poux. Et aussi des poux papas et des poux pas papas. Et même
des poux papous et des poux pas papous. Tous les Papous papas à poux papous pas papas
sont des Papous à poux papous pas papas, mais les Papous papas pas à poux papous pas
papas ne sont pas des Papous à poux papous pas papas, ce sont des Papous pas à poux
papous pas papas… »
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avec le poème de Chedid, à distinguer le son des labiales [p] et [b] par exemple,
comme dans « boulotte » et « pou », qui forment une paire distinctive ; et le son
des palatales [k] et [g] comme dans « picote » et « gigote ». Constituant une
paire distinctive, les consonnes percutantes [p] et [t], les plus présentes dans le
poème, sont précisément celles que les petits ont le plus la difficulté à différencier
et à articuler 23. N’y a-t-il pas ici, dans ce texte qui reprend certaines logiques
sonores aux exercices de récitations scolaires, une forme d’initiation à la maitrise
des chaines consonantiques ?
Le pou et le caillou
On le sait, les œuvres produites par la tradition orale se transmettent de bouche à
oreille (comme le pou qui, lui, se transmet de tête à tête). De son côté, le poème,
issu de la culture écrite, se génère et se dynamise sur le mode du texte à texte.
À ce titre, la « mort du pou » rappelle le slogan publicitaire d’avant-guerre
composé par Robert Desnos pour faire la promotion, à la radio, des spécialités
pharmaceutiques de Salacrou, dont la ligne de produits anti-poux « Marie-
Rose », qui accompagnent désormais le rituel de l’épouillage :
L’express s’en va
Les lentes restent…
Utilisez la Marie-Rose
La mort parfumée des poux 24.
Notons aussi que le mot « pou », embrayeur de transtextualité, renvoie
(peut-être) à un autre poème de Chedid, publié dans Le Cœur et le temps, trois ans
après Fêtes et lubies :
Le caillou
Passe-partout
Sans froufrou
Sans bagout
Est jaloux, très jaloux
De Nicéphore, le Pou
Ce casse-cou
Vent-debout
Qui court le guilledou 25 !
26. D’autres poèmes au sein du recueil Fêtes et lubies partagent des mots (voire des
personnages) avec « La mort du pou ». C’est le cas du poème « La hottentote », dont
l’héroïne éponyme « accouch[e] d’une Linotte » (C, p. 34) et dont les rimes en -ote
rappellent celles de « La mort du pou ». C’est le cas aussi du poème « L’antidote » :
« Quand le cœur est en pelote / Quand l’âme freine et puis capote, / Je t’invite, secret
pilote ! » (C, p. 83). Et ce « secret pilote » et cet antidote contre le cœur et l’âme en
gibelotte, c’est la « poésie » (C, p. 83).
27. Voir Delalande, 2001.
28. Pour reprendre le titre de G. Besche, Comptines pour mieux lire et écrire (1974)
publié un an après le recueil Fêtes et lubies de Chedid. Sur les liens entre poésie moderne,
leçons et manuels scolaires, voir Berranger, 2004, p. 132-138.
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Chez Desnos, le jeu avec le pluriel est apparent, certains mots se terminant
en -oux, d’autres en -ous ou en -ou ! L’historiette poétique de Desnos offre une
nouvelle version à la célèbre formule scolaire utilisée pour retenir les exceptions
dont la culture enfantine présente plusieurs variantes (anonymes) 35 :
Un hibou moche comme un pou
Avait pour joujou sur ses genoux
Un caillou aussi chou qu’un bijou.
***
Viens mon chou, mon bijou
Viens sur mes genoux
Avec des joujoux et des cailloux
Pour éloigner ces vilains hiboux pleins de poux
Viens mon chou, mon joujou, mon bijou
Sur mes genoux
Jeter des cailloux
À ces vieux hiboux, pleins de poux
***
Viens mon chou, sur mes genoux avec tes joujoux et tes bijoux
Pour jeter des cailloux sur les vilains hiboux pleins de poux.
Néanmoins, le poème de Chedid n’est pas une « chanson pour apprendre » ou
une rengaine scolaire – ou ce qu’on appelle aussi aujourd’hui des « orthochansons ».
Certes, pour une certaine critique, les livres de Chedid, destinés aux enfants,
« sous leur apparente familiarité et les messages à la fois drôles et poétiques, […]
présentent aussi des conseils (grammaticaux, par exemple) qui, subrepticement,
“enseignent” aux jeunes lecteurs des choses utiles, soit tel point de grammaire, soit
telle autre petite leçon pratique 36 ». Selon nous, la poésie n’enseigne pas de leçons
pratiques, au contraire, elle joue plutôt avec elles, les dénudant de leur but utilitaire
et pédagogique, ne gardant que la magie sonore et graphique des mots, résistant
plutôt à une forme de français élémentaire.
Performer la grammaire
Si le poème recèle une visée didactique, c’est plutôt dans sa logique sérielle qu’elle
est à chercher, dans la mesure où il modélise des manières de faire et de dire les
inventaires et les listes, comme on les retrouve dans certains contes. Il met en
effet en place un inventaire partiel d’une catégorie (les mots dont la finale est
en -ote ou -otte) ; inventaire doublé d’une progression logique : le pou avance
dans la chaine des mots, il y trotte de mots en mots. Il y a bien ici des logiques
graphiques et scolaires structurantes qui supposent une technologie de l’écriture,
mais qui n’excluent pas les oralités enfantines. Le poème s’inscrit ainsi dans une
continuité avec les pratiques créatrices des enfants qui n’hésitent pas à faire des
« emprunts […] à des textes didactiques » pour créer des formulettes ; les enfants
étant, selon Jean Baucomont « séduits par l’énumération rythmée de certaines
nomenclatures ou de certaines règles 37 ». Il se place aussi dans une filiation
avec les comptines littéraires surréalistes, dont plusieurs s’apparentent à des
« traditionnelle[s] récitation[s] d’école primaire 38 ». Mais surtout soulignons sa
capacité exceptionnelle à intégrer et à désintégrer des formes multiples d’oralités
enfantines (conte-randonnée, formulette d’élimination, rituel d’épouillage,
etc.) tout autant que celles de la culture scolaire (dictée, leçon, récitation, règles
grammaticales et orthographiques, etc.).
Le poème présente un ensemble d’anomalies de la langue française, il réunit
« en une seule performance exemplaire les contenus de plusieurs exemples de
grammaire séparés par la convention scolaire dans l’apprentissage analytique des
règles 39 ». Il « met en acte » une addition de mots problématiques, réunis à la
fois par leur sonorité et par leur irrégularité, tout comme il présente un « riche
éventail de catégories grammaticales comptant parmi les plus importantes de
l’enseignement du français élémentaire 40 » :
· le nom commun : « calotte », « redingote » ;
· le nom propre : « Iscariote » ;
· le singulier et le pluriel : « Menottes », « Culottes ». Le TLF nous
apprend que « menotte » existe rarement au singulier, le mot désignant
soit les « petites mains » (et on en a deux), soit les anneaux pour entraver
les mains (et ils viennent en paire). Si on ne porte qu’une seule culotte
dans laquelle on passe chaque jambe, il existe tout de même des exemples
où on dit et écrit « une paire de culottes » ou « porter des culottes » au
pluriel. Dans la logique de la dictée qui structure ce poème (et sur laquelle
nous reviendrons), rien ne peut indiquer à l’écolier le pluriel des mots, car
il manque ici les déterminants (dans le groupe nominal, le nom commun
donne son genre et son nombre au déterminant et à l’adjectif : ici les
donneurs d’accord ne livrent pas les indices du nombre, seul le genre peut
s’entendre) ;
· le masculin et le féminin avec la règle du redoublement du t : « Vieillotte »,
« maigriotte » ;
· l’adjectif qualificatif : « boulotte », « Vieillotte », « maigriotte » ;
La leçon de t en randonnée
Outre l’orthographème « pou » qui prend un x au pluriel, ce poème comporte
une autre règle que doivent apprendre tous les petits Français : c’est celle de
la lettre m devant les lettres m, b et p actualisée dans le mot final du poème,
« compote ». La justification et l’explication de la règle sont complexes :
Dans l’orthographe d’un mot, lorsqu’une voyelle nasale est
immédiatement suivie d’un m, d’un b ou d’un p, on utilise un m
plutôt qu’un n pour représenter le caractère nasal de la voyelle.
Cette règle s’applique également lorsque la voyelle nasale est suivie
d’un b ou d’un p muet. […] La règle faisant qu’on écrit m plutôt
que n devant m, b et p est d’origine phonétique. […] Aujourd’hui,
le m n’est pratiquement plus qu’une marque graphique de nasalité
devant m, b et p, puisqu’il n’est généralement plus prononcé 43.
Le mot « compote » porte en lui une « marque graphique » désuète,
annonçant une dimension orale (perdue) de la lettre.
La règle principale qui « emberlificote » le lecteur ou l’écolier est toutefois
celle du double t. Le poème emprunte, on l’a dit, sa forme aux randonnées
propres au conte sériel et formulaire dont la caractéristique principale serait
ici les mots ayant une sonorité en -ot(t)e ; sonorité qui s’applique à la majorité
des actants, objets, actions de l’histoire. « La mort du pou » est, pour le dire
en termes scolaires, un poème sur les marques orthographiques du t. À l’oral, le
redoublement de la lettre t ne s’entend pas, tout comme le x à poux au pluriel et le
m de compote. Silencieuses, les lettres ont une réalité visible, graphique. Or pour
le lecteur aguerri, le poème-comptine est également une sorte de mystification,
car se cache dans les mots du poème une erreur, transformant la lecture en une
espèce de chasse à l’intrus et aux fautes d’orthographe. S’agit-il d’une vraie
erreur ? Ou d’un clin d’œil à un vieil exercice scolaire, très prisé au xixe siècle,
la « cacographie », qui « consiste à livrer à l’élève […] des mots et des phrases
mal orthographiés, qu’il doit recopier sur son cahier, en corrigeant, bien entendu,
les fautes 44 ». Ici l’erreur est dans l’accord au féminin du mot « parpaillot » :
« Parpaillotte », contrairement à « vieillot » qui au féminin redouble son t pour
former le mot « vieillotte », ne doit pas redoubler son t et s’écrit « parpaillote ».
Mais « vieillotte » contient deux t et nécessite deux l. Par contre, attention à
la confusion, « camelote » n’est pas le féminin de « camelot » tout comme
« despote » n’est pas le féminin de « despot ». « Cocotte » peut s’écrire avec
ou sans t (« cocoter », le verbe, plus rare, n’en prend pas ; alors que le mot
« cocotte » compris comme une poule ou une marmite en prend). Bref, il est
facile de s’emberlificoter dans les règles du t.
Si les comptines « enseignent toutes sortes de séries usuelles – parties
du corps, doigts de la main, jours de la semaine et mois de l’année, et, bien
entendu les nombres 45 » –, le poème « La mort du pou », combinant des mots
au suffixe en -ote ou d’autres en -otte, n’explicite dès lors pas une règle comme
dans les comptines pour apprendre les exceptions (voir les sept pluriels en -oux)
ou l’alphabet. Il serait rengaine scolaire s’il ne combinait que des mots en -ote
(« patriote », « camelote », « despote »). Mais l’alliance des mots à simple et
à double consonne dans le poème, si elle suffit pour créer une confusion et ruiner
sa possible dimension pédagogique (à moins qu’il se transforme en dictée), lui
donne une orientation critique, car il détourne les mécanismes d’apprentissage
des règles et des exceptions de la langue française. À ce titre, il s’inscrit dans l’ère
du temps.
Le poème est en effet en relation avec un imaginaire social de la « crise de
l’orthographe 46 » puisqu’en France, dans les années 1960-1970, se propagent
des discours sur la réforme de l’orthographe (le recueil de Chedid date de 1973).
Grammairiens, pédagogues, linguistiques réfléchissent sur la nécessité d’apporter
des changements à la grammaire traditionnelle : ils veulent réévaluer l’entreprise
pédagogique et la mission démocratique de l’école telle qu’elle a été pensée par
Jules Ferry 47. Certes, le discours n’est pas nouveau, les insuffisances en orthographe
des écoliers étant dénoncées depuis le début du siècle 48. Une crise orthographique
et grammaticale 49 motive tout de même, dès le 13 décembre 1950, la demande
du ministre de l’Éducation nationale exigeant « l’examen d’une révision
modérée des difficultés ou des anomalies de graphie ou d’accord que présente
notre langue 50 ». La Commission ministérielle d’études orthographiques, sous
la présidence d’Aristide Beslais, est fondée, et son Rapport général recommande
en 1965, entre autres, de substituer le s au x final dans les pluriels en -oux et de
simplifier la graphie des mots contenant des consonnes doubles devenues inutiles.
Plusieurs linguistes et grammairiens préconisent donc à l’époque la suppression
des sept pluriels en -oux et l’unification, voire la suppression, des consonnes
doubles quand elles ne sont pas prononcées (ils suggèrent d’écrire fame, (h)ome,
nule, bone). C’est le cas, par exemple, d’Albert Dauzat et Jacques Damourette,
qui, dans un article de la revue Le Français moderne, suggèrent de « ne ret[enir]
qu’une seule consonne t pour les mots en -otte / -otter, ex. linote 51 ». Ce débat
sur les doubles consonnes a des racines historiques plus longues, car déjà
Ambroise Firmin Didot au xixe siècle affirmait qu’il y avait contradiction à
écrire les mots suivants : « démailloter, emmaillotter (dont on a depuis enlever
le double t), radoter, ballotter, sangloter, marmotter, coqueter, flotter, tricoter,
trotter, tripoter, gigotter (dont on a depuis enlevé le double t), frotter, comploter,
grelotter, raboter, garrotter 52 ». Il conseillait de supprimer ce qu’il appelle les
« doubles consonnes parasites 53 » qui doivent être gardées uniquement là où
« leur présence peut encore se faire sentir à l’oreille », soit avoir pour but de
faire « élever la voix sur la syllabe qu’elle termine 54 ». Le débat est relancé à la
fin des années 1960 quant à la pertinence de ce qu’on appelle, dans la langue des
grammairiens, des « lettres parasites ».
On le voit, le poème de Chedid sur un pou / parasite cumulant les mots en
-otte et en -ote, passant d’une graphie à l’autre, actualise et active, sur un mode
***
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