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MANON LESCAUT DE L’ABBÉ PRÉVOST

PARTIE 5

Les figures de la marginalité

Les romans regorgent de personnages marginaux.

Voici trois d’entre eux.

—Document 1 – Le fou
Voici le début du roman espagnol L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche qui narre les aventures
d’un hidalgo (terme pour désigner un noble en Espagne) qui voudrait que la vie ressemble à celle qui se trouve
dans les romans de chevalerie qu’il dévore.

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps,
un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. […]
L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de
visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car
il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus
vraisemblables fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit
que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité.
Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute
l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque
entièrement l’exercice de la chasse et l’administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance
arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à blé pour acheter des livres de
chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer. […]
Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture que ses nuits se passaient en lisant du soir au
matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha
le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans
les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes, et autres
extravagances ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité
pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. […]
Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais
fou se fût avisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire
que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son cheval
et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les chevaliers
errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu’il acquît,
en les surmontant, une éternelle renommée. Il s’imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la
valeur de son bras au moins par l’empire de Trébisonde. Ainsi, emporté par de si douces pensées et par
l’ineffable attrait qu’il y trouvait, il se hâta de mettre son désir en pratique.
Miguel de Cervantès, L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605)
Traduction de Louis Viardot (1836)

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—Document 2 – La libertine
Dans le roman épistolaire Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos dépeint les pratiques libertines
de deux nobles français du XVIIIe siècle : la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Voici la lettre
qu’adresse la marquise de Merteuil au vicomte, dans laquelle elle fait son autoportrait.

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai
su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à
la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me
cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler ; forcée souvent de cacher
les objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré : j’obtins
dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier
succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin,
je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des
douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le
même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. […]
J’étais bien jeune encore, et presque sans intérêt ; mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais
qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai
l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes
différentes ; sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les
circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour
moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des
physionomies ; et j’y gagnai ce coup d’œil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me
fier entièrement ; mais qui, en tout, m’a rarement trompée.
Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques
doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais
acquérir.
Extrait des Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos (1782)

—Document 3 – Le monstre
Dans L’Homme qui rit, Victor Hugo narre le destin tragique de Gwynplaine, un enfant défiguré qui est recueilli
par un saltimbanque du nom d’Ursus.

La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une bouche s’ouvrant
jusqu’aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez informe fait pour l’oscillation des
lunettes de grimacier, et un visage qu’on ne pouvait regarder sans rire.
Nous venons de dire : la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons. Mais était-ce la nature ?
Ne l’avait-on pas aidée ?
[…] Selon toute apparence, d’industrieux manieurs d’enfants avaient travaillé à cette figure. Il semblait
évident qu’une science ingénieuse, probablement occulte, qui était à la chirurgie ce que l’alchimie est à
la chimie, avait ciselé cette chair, à coup sûr dans le très bas âge, et créé, avec préméditation, ce visage.
Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux ligatures, avait fendu la bouche, débridé les
lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles, décloisonné les cartilages, désordonné les sourcils et
les joues, élargi le muscle zygomatique, estompé les coutures et les cicatrices, ramené la peau sur les
lésions, tout en maintenant la face à l’état béant, et de cette sculpture puissante et profonde était sorti ce
masque : Gwynplaine.
On ne naît pas ainsi.

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Quoi qu’il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi. […]
Gwynplaine était saltimbanque. Il se faisait voir en public. Pas d’effet comparable au sien. […] On voyait
Gwynplaine, on se tenait les côtes ; il parlait, on se roulait à terre. […]
Aussi était-il parvenu rapidement, dans les champs de foire et dans les carrefours, à une fort
satisfaisante renommée d’homme horrible.
Extrait de L’Homme qui rit, Victor Hugo (1869)

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