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Du même auteur, aux éditions Alisio

L’Obstacle est le chemin, 2018


L’Ego est l’ennemi, 2019
Internationalement reconnu, Ryan Holiday a révolutionné
le marketing traditionnel. Auteur du best-seller L’Obstacle
est le chemin (Alisio, 2018), ses ouvrages sont traduits dans
plus de trente langues.

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et


strictement réservée à l’usage privé du client. Toute
reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou
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Titre original : Stillness is the key


Copyright © 2019 by Ryan Holiday
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de
tout ou une partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce
soit.
Cette édition est publiée avec l’accord de Portfolio, une
marque de Penguin Publishing Group, une filiale de Penguin
Random House LLC.

Traduit de l’anglais par Danielle Lafarge


Suivi éditorial : Anne-Lise Martin
Relecture-correction : Nathalie Reyss
Design de couverture : Célia Cousty
© 2021 Alisio (ISBN : 978-2-37935-199-0) édition numérique
de l’édition imprimée © 2021 Alisio (ISBN : 978-2-37935-
141-9).

Alisio est une marque des éditions Leduc.

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éditions Alisio
SOMMAIRE

Ils recommandent
Préface
Introduction

PARTIE 1
MENTAL ESPRIT CORPS
Le domaine du mental
Soyez concentré
Limitez le nombre de données
Faites le vide
Ralentissez, réfléchissez profondément
Tenez un journal
Cultivez le silence
Cherchez la sagesse
Prenez confiance en vous, évitez de suivre votre ego
Lâchez prise
Et après…

PARTIE 2
MENTAL ESPRIT CORPS
Le domaine de l’âme
Choisissez la vertu
Soignez l’enfant qui est en vous
Méfiez-vous du désir
Assez
Savourez la beauté
Croyez en une puissance supérieure
Nouez des relations
Surmontez votre colère
Tout est un
Et après…
PARTIE 3
MENTAL ESPRIT CORPS
Le domaine du corps
Dites non
Allez vous balader
Installez une routine
Débarrassez-vous de ce qui vous encombre
Cherchez la solitude
Soyez un être humain
Allez vous coucher
Trouvez un hobby
Attention à la fuite
Soyez courageux
L’acte final

Postface
Et après ?
Remerciements
Sources et bibliographie
Ils recommandent

« Certains auteurs donnent des conseils. Ryan Holiday


distille la sagesse. Ce livre est à lire absolument. »
CAL NEWPORT, AUTEUR DE RÉUSSIR (SA VIE) GRÂCE AU MINIMALISME
DIGITAL, BEST-SELLER DU NEW YORK TIMES

« Ne vous y trompez pas. Les pages de ce petit livre sans


prétention recèlent une idée qui bouleversera votre vie :
pour pouvoir avancer, nous devons apprendre à nous
poser. »
SOPHIA AMORUSO, COFONDATRICE ET PDG DE GIRLBOSS

« Les dangers abondent dans le monde actuel – notamment,


les innombrables distractions et les vains combats qui nous
poussent à agir de façon irrationnelle. Dans ce livre,
magistrale synthèse de philosophie orientale et occidentale,
Ryan Holiday nous apprend à rester focalisés et présents
malgré les conflits et les difficultés qui peuvent nous
submerger en ce XXIe siècle. »
ROBERT GREENE, AUTEUR DES LOIS DE LA NATURE HUMAINE, BEST-SELLER
DU NEW YORK TIMES

« Ryan Holiday est l’un des auteurs et des esprits les plus
brillants de notre époque. Dans ce livre, il nous explique
comment faire le vide dans notre tête afin de recharger
notre âme pour vivre mieux. »
JON GORDON, AUTEUR DU BEST-SELLER LE BUS QUI DONNE DES AILES
« Ryan Holiday est un trésor national et un maître dans l’art
de la maîtrise de soi. Dans son meilleur livre à ce jour, il
puise tant dans la littérature classique de l’Antiquité que
dans les références culturelles, de Mister Rogers à Tiger
Woods, pour nous transmettre son savoir en employant des
mots que l’esprit moderne pressé, distrait et hyper-caféiné
peut comprendre et mettre en pratique. Vivement
recommandé. »
STEVEN PRESSFIELD, AUTEUR DU BEST-SELLER LA GUERRE DE L’ART

« [Ryan est un] gourou du développement personnel que les


coachs de la NFL, les athlètes olympiques, les stars du hip-
hop et les entrepreneurs de la Silicon Valley s’arrachent. […]
Il traduit les préceptes du stoïcisme, qui compta des
empereurs et des hommes d’État parmi ses adeptes sous
l’Antiquité, en slogans concis et en anecdotes digestes pour
les travailleurs ambitieux du XXIe siècle. »
ALEXANDRA ALTER, NEW YORK TIMES

« Holiday est un penseur qui sort des sentiers battus et qui


aime prendre des risques. »
NEW YORK TIMES

« Je n’ai pas beaucoup de règles de vie, mais il y en a bien


une que je n’enfreins jamais : quand Ryan Holiday écrit un
livre, je le lis au plus vite. »
BRIAN KOPPELMAN, SCÉNARISTE ET RÉALISATEUR DES JOUEURS, D’OCEAN’S
THIRTEEN ET DE BILLIONS

« Ryan Holiday est l’un des écrivains les plus prometteurs


de sa génération. »
GEORGE RAVELING, COACH DE BASKET, DIRECTEUR MARKETING DE NIKE
Voici un grand combat ; voici une action toute divine ; il
s’agit ici de la maîtrise, de la liberté, de la félicité, de
l’innocence.
ÉPICTÈTE
PRÉFACE

Nous sommes à la fin du Ier siècle après J.-C. et Lucius


Annaeus Seneca, dit Sénèque, conseiller le plus influent de
Rome, son plus grand dramaturge vivant et son plus sage
philosophe, a du mal à travailler.

Le vacarme assourdissant qui monte de la rue l’en


empêche.

Rome a toujours été une ville bruyante – aussi bruyante


qu’un chantier de construction à New York –, mais dans le
quartier où habite Sénèque, il règne un tapage
assourdissant. Les athlètes qui s’entraînent dans le
gymnase situé sous ses appartements laissent tomber leurs
lourds haltères. Une masseuse frappe le dos d’hommes gros
et gras. Des nageurs font gicler l’eau en grandes
éclaboussures. À l’entrée du bâtiment, un pickpocket
proteste à grands cris contre son arrestation. Les roues des
chariots qui passent grondent sur les pavés, pendant que
les menuisiers tapent à coups de marteau dans leurs
échoppes et que les vendeurs ambulants vantent leurs
marchandises à pleine voix. Les enfants rient et jouent. Les
chiens aboient.

En plus du bruit à l’extérieur de ses fenêtres, il y a le fracas


du monde de Sénèque qui est en train de s’écrouler. La crise
est partout. Les troubles à l’étranger menacent ses
finances. Il se fait vieux et il le sent. Il a été écarté du
devant de la scène politique par ses ennemis, et maintenant
qu’il est en froid avec Néron, il pourrait bien – sur un coup
de tête de l’empereur – perdre sa propre tête.

Comme on peut se l’imaginer à partir de notre propre vie


trépidante, ce n’est pas le meilleur environnement pour
avancer dans son travail, puisqu’il est peu propice à la
réflexion, à la création ou à la prise de décision. Le vacarme
et les distractions de l’Empire auraient pu suffire à lui « faire
regretter de ne pas être sourd », comme il le dit à un ami.

Pourtant, non sans raison, cette scène fascina ses


admirateurs durant des siècles. Comment un homme,
assailli par l’adversité et les difficultés, parvenait-il non
seulement à ne pas perdre la tête, mais à trouver la sérénité
nécessaire pour penser clairement et pour écrire des essais
incisifs qui seraient lus par des millions de lecteurs et
évoqueraient des vérités auxquelles de rares individus
avaient eu accès ?

« Je me suis si bien aguerri à tout cela, expliqua Sénèque à


ce même ami en parlant du bruit. Je force mon esprit à une
constante attention sur lui-même, et à ne se point détourner
vers le dehors. Que tous les bruits du monde s’élèvent à
l’extérieur, pourvu qu’en moi aucun tumulte ne se
produise. »

Ah, n’est-ce pas ce dont nous avons tous grand besoin ?


Quelle discipline ! Quelle concentration ! Parvenir à nous
couper de notre environnement afin d’avoir accès à nos
pleines capacités en tout temps et en tout lieu, malgré les
difficultés ? Comme cela serait merveilleux ! Que ne
pourrions-nous accomplir ! Comme nous serions heureux !
Pour Sénèque, et les autres adeptes de la philosophie
stoïcienne, si un individu pouvait trouver la paix en lui-
même – s’il parvenait à un état d’apatheia –, alors le monde
entier pourrait être en guerre que cela ne l’empêcherait pas
de continuer à bien réfléchir, à bien travailler et à se sentir
bien. « Tu ne jouiras, sois-en sûr, d’un calme parfait que si
nulle clameur ne te touche plus, si aucune voix ne t’arrache
à toi-même, qu’elle flatte ou qu’elle menace, ou qu’elle
assiège l’oreille de sons vains et discords », écrit Sénèque.
Dans cet état, rien ne pouvait le toucher (pas même un
empereur fou), aucune émotion ne pouvait le perturber,
aucune menace ne pouvait l’interrompre et il pouvait faire
siens tous les battements du moment présent.

C’est une idée majeure et un fait remarquable la rend


encore plus transcendante : la plupart des autres
philosophies du monde antique – aussi différentes ou
lointaines soient-elles – ont abouti à la même conclusion.

Que vous ayez été un élève aux pieds de Confucius en 500


avant J.-C., un disciple du philosophe grec Démocrite, cent
ans plus tard, ou assis dans le jardin d’Épicure, une
génération plus tard, peu importe –, vous auriez entendu
des appels aussi énergiques à cette imperturbabilité, cette
sérénité et cette tranquillité.

Les bouddhistes parlent d’upekṣā, les musulmans d’aslama,


les juifs, d’hishtavut. Dans le deuxième livre de la
Bhagavad-Gita, poème épique du guerrier Arjuna, il est
question de samatvam, « un mental égal – une paix qui est
immuable. » Les Grecs parlent d’euthymia et d’hesychia.
Les épicuriens, d’ataraxia. Les chrétiens, d’aequanimitas.

En français : sérénité.
Rester imperturbable tandis que le monde tourbillonne
autour de soi. Agir posément. N’entendre que ce qui doit
être entendu. Posséder la quiétude – extérieure et
intérieure – à la demande.

Puiser dans le dao et le logos. La Parole. La Voie.

Bouddhisme. Stoïcisme. Épicurisme. Christianisme.


Hindouisme. Il est impossible de trouver un courant
philosophique ou une religion qui ne vénère pas la paix
intérieure – cette sérénité – en tant que bien ultime, où
réside le secret de la performance et d’une vie heureuse.

Et quand toute la sagesse de l’Antiquité s’accorde sur un


point, seul un idiot refuserait d’écouter.
INTRODUCTION

À l’inverse du monde moderne, l’appel à l’équanimité


avance à pas feutrés.

En plus du vacarme, du brouhaha, des intrigues et des


luttes intestines qui auraient semblé familières aux
contemporains de Sénèque, nous avons les klaxons des
voitures, les radios, les sonneries des téléphones portables,
les notifications des réseaux sociaux, les tronçonneuses et
les avions.

Nos problèmes personnels et professionnels nous


submergent tout autant. La concurrence fait rage dans notre
activité professionnelle. Sur notre bureau, les documents
s’empilent et notre messagerie déborde. Nous sommes
joignables en permanence, ce qui signifie que les
discussions et les nouvelles ne sont jamais loin. Les
actualités nous assènent une crise après l’autre, sur tous les
écrans que nous possédons – et ils sont nombreux. Les
tâches quotidiennes nous épuisent et semblent ne jamais
s’arrêter. Nous sommes suralimentés et insuffisamment
nourris. Hyper-stimulés, débordés et seuls.

Qui a le pouvoir de dire « stop » ? Qui a le temps de


réfléchir ? Existe-t-il quelqu’un qui ne soit pas affecté par le
raffut et les dysfonctionnements de notre époque ?
Même si l’ampleur et l’urgence de notre lutte sont
modernes, celle-ci est ancrée dans un problème intemporel.
En effet, l’histoire montre qu’il n’a jamais été facile de
cultiver le calme et d’apaiser l’agitation qui nous habite, de
ralentir notre mental, de décrypter nos émotions et de
conquérir notre corps. « Tout le malheur des hommes vient
d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en
repos, dans une chambre », écrit Blaise Pascal en 1654.

Au cours de l’évolution, différentes espèces – comme les


oiseaux et les chauves-souris – ont adopté des stratégies
d’adaptation similaires pour survivre. Il en va de même pour
les courants philosophiques séparés par de vastes océans et
de grandes distances. Ils ont développé des voies uniques
vers la même destination critique : la sérénité requise pour
devenir le maître de sa propre destinée. Pour survivre et
s’épanouir dans tous les environnements, aussi bruyants et
animés soient-ils.

C’est pourquoi cette idée de sérénité n’est pas une douce


élucubration New Age qui serait l’apanage des moines et
des sages. En réalité, c’est une nécessité désespérée pour
nous tous, que nous dirigions un fonds spéculatif ou que
nous jouions dans un Super Bowl, que nous menions des
recherches innovantes ou que nous élevions une famille.
C’est une voie accessible vers l’éveil spirituel et
l’excellence, la grandeur et le bonheur, la performance,
ainsi que la présence, pour tous les individus.

La sérénité est ce que vise la flèche de l’archer. Elle inspire


des idées nouvelles. Elle affûte les points de vue et illumine
les relations. Elle ralentit la balle pour que nous puissions la
frapper. Elle génère une vision, elle nous aide à résister aux
passions de la foule, à faire de la place pour la gratitude et
l’émerveillement. La sérénité nous permet de persévérer.
De réussir. C’est la clé qui déverrouille les idées de génie et
qui nous permet à nous, les gens ordinaires, de les
comprendre.

La promesse de ce livre est de vous révéler l’emplacement


de cette clé… C’est aussi un appel à faire preuve
d’équanimité, mais aussi à la faire rayonner comme une
étoile – comme le Soleil – dans un monde qui a plus que
jamais besoin de lumière.

La clé qui ouvre toutes les portes


Au début de la guerre de Sécession, il y avait une centaine
de plans concurrents pour remporter la victoire et pour
désigner les meilleures personnes à nommer à tel ou tel
poste. Les moindres batailles faisaient l’objet d’intarissables
critiques et éveillaient de dangereuses passions de la part
des généraux – c’étaient des manifestations de paranoïa et
de peur, de leur ego et de leur arrogance, mais il n’y avait
guère de signes d’espoir.

Au cours d’une scène emblématique de ces premières


heures tendues, Abraham Lincoln s’adressa à un groupe de
généraux et de politiciens dans son bureau de la Maison-
Blanche. À cette époque, la majorité pensait que la guerre
ne pouvait être gagnée qu’au prix de sanglantes batailles
décisives dans les plus grandes villes du pays, telles
Richmond et La Nouvelle-Orléans, et même,
potentiellement, Washington.

Lincoln, qui était un autodidacte de la stratégie militaire


qu’il puisa dans les livres empruntés à la Bibliothèque du
Congrès, étala une carte sur une grande table et pointa du
doigt Vicksburg, petite ville endormie du Mississippi, en
territoire sudiste. C’était une ville fortifiée, perchée au
sommet des falaises du fleuve Mississippi, défendue bec et
ongles par les soldats rebelles. Elle contrôlait non seulement
la navigation sur cette voie majeure, mais elle se trouvait à
la confluence d’autres cours d’eau importants. C’était aussi
une plaque tournante pour les voies ferrées qui servaient à
l’approvisionnement des armées confédérées et des
énormes plantations esclavagistes du Sud.

« Vicksburg est la clé », annonça-t-il à la foule avec


l’assurance d’un homme qui maîtrisait si bien son sujet qu’il
pouvait l’exprimer en termes extrêmement simples. « La
guerre ne peut pas être menée à son terme tant que la clé
n’est pas dans notre poche. »

En l’occurrence, Lincoln avait vu juste. Il lui faudrait des


années, il lui faudrait une sérénité et une patience
incroyables, ainsi qu’un engagement forcené envers sa
cause, mais la stratégie exposée dans cette pièce permit de
gagner la guerre et d’abolir l’esclavage en Amérique. Toutes
les autres victoires majeures de la guerre de Sécession – de
Gettysburg à la marche de Sherman vers la mer, en passant
par la reddition du général Lee – devinrent possibles parce
que, sur l’ordre de Lincoln, Ulysses S. Grant assiégea
Vicksburg, en 1863. En s’emparant de la ville, il coupa le
Sud en deux et prit le contrôle de cette voie navigable
cruciale. De manière réfléchie, intuitive, sans être ni pressé
ni distrait, Lincoln avait vu (et avait soutenu) ce qui avait
échappé à ses propres conseillers, mais aussi à ses
ennemis. Parce qu’il détenait la clé qui débloqua la victoire
sur la rancœur et la folie de tous ces premiers plans
concurrents.

Dans notre vie, nous sommes confrontés à un nombre


apparemment aussi important de problèmes et nous
sommes tiraillés dans tous les sens par des priorités et des
croyances concurrentes. Des obstacles et des ennemis nous
barrent la route dans tout ce que nous souhaitons
accomplir, personnellement et professionnellement. Martin
Luther King Jr. observa qu’une violente guerre intestine
faisait rage en chacun de nous – entre nos bonnes et nos
mauvaises pulsions, entre nos ambitions et nos principes,
entre ce que nous pouvons être et toutes les difficultés pour
y parvenir.

Dans ces batailles, dans cette guerre, la sérénité est le


fleuve et la voie ferrée dont tant de choses dépendent. C’est
la clé…

Pour penser clairement.


Pour voir l’ensemble de l’échiquier.
Pour prendre des décisions difficiles.
Pour gérer ses émotions.
Pour identifier les bons objectifs.
Pour venir à bout des situations stressantes.
Pour entretenir des relations.
Pour acquérir de bonnes habitudes.
Pour être productif.
Pour parvenir à l’excellence physique.
Pour se sentir comblé.
Pour profiter des occasions de rire et des moments
joyeux.

La quiétude est la clé qui permet d’ouvrir toutes les portes.

Pour être un meilleur parent, un meilleur artiste, un meilleur


investisseur, un meilleur athlète, un meilleur scientifique, un
meilleur être humain. Pour accéder à tout ce dont nous
sommes capables dans cette vie.

Cette sérénité peut être la vôtre


Quiconque s’est concentré si profondément qu’un éclair de
génie ou d’inspiration l’a soudain transpercé sait ce qu’est
la sérénité. Quiconque s’est donné corps et âme pour une
cause, quiconque a été fier de la mener à son terme, de
savoir qu’il s’est donné sans réserve – voilà la sérénité.
Quiconque s’est avancé avec les yeux de la foule braqués
sur lui et a déployé tout son savoir en un seul moment de
performance – voilà la sérénité, même si cela implique un
mouvement. Quiconque a passé du temps avec une
personne sage et avisée et l’a vue résoudre en deux
secondes le problème qui nous a tenus en échec durant des
mois – voilà la sérénité. Quiconque s’est aventuré seul, la
nuit, dans une rue où il n’y avait pas âme qui vive, alors
qu’il neigeait, qui a regardé la lumière éclairer doucement
cette neige et qui a été réchauffé par la satisfaction d’être
en vie – voilà encore la sérénité.

Fixant la page blanche devant vous et observant les mots


qui s’y déversent dans une prose parfaite, vous vous
demandez d’où ils sont venus ; les pieds dans le fin sable
blanc, le regard perdu vers l’océan, ou n’importe où dans la
nature, vous avez le sentiment de faire partie de quelque
chose qui vous dépasse ; une soirée tranquille avec l’être
aimé ; la satisfaction d’avoir fait une bonne action pour
quelqu’un ; assis, plongé dans vos pensées, et saisissant
pour la première fois que vous aviez la capacité de les
penser au moment même où vous les pensiez. C’est cela
aussi la sérénité.

Certes, il y a quelque chose d’ineffable dans ce que nous


évoquons, dans l’expression de la sérénité, que le poète
Rainer Maria Rilke décrit comme étant « la paix totale », où
« le hasard et l’à-peu-près faisaient silence ».

« Il n’y a point de chemin vers le bonheur, le bonheur, c’est


le chemin », déclara Lao-Tseu. Ou pour emprunter la
réponse d’un maître à son élève qui lui demandait où il
pourrait trouver la zénitude : « Tu cherches un bœuf alors
qu’il est sous toi. »

Vous avez déjà goûté la sérénité. Vous l’avez ressentie dans


votre âme. Et vous en voulez plus.

Il vous en faut plus.

C’est pourquoi le but de ce livre est simplement de montrer


comment faire émerger et puiser la sérénité que nous
possédons déjà. Il s’agit de la cultiver et de se connecter à
cette force puissante qui nous est donnée à la naissance,
celle qui s’est atrophiée dans notre vie moderne trépidante.
Ce livre est une tentative pour répondre à la question
pressante de notre époque : si les moments calmes sont les
meilleurs moments et si tant de gens sages et vertueux en
ont chanté les louanges, pourquoi sont-ils si rares ?

Eh bien, la réponse est que même si nous pouvons jouir


d’une quiétude naturelle, il n’est pas facile d’y accéder. Il
faut savoir tendre l’oreille pour l’entendre nous parler. Et
répondre à l’appel qui demande de la persévérance et de la
maîtrise. « Garder l’esprit tranquille demande une énorme
discipline et c’est le plus grand engagement d’une vie », se
souvient le comédien Garry Shandling dans son journal,
alors qu’il a du mal à gérer la fortune et la gloire
parallèlement à ses soucis de santé.

Dans les pages suivantes, nous racontons l’histoire et les


stratégies d’hommes et de femmes qui étaient exactement
comme vous, qui se débattaient tout comme vous, aux
prises avec le vacarme et les responsabilités de leur
existence, mais qui ont réussi à trouver et à maîtriser la
sérénité. Vous lirez les histoires des succès et des difficultés
de John F. Kennedy et de Fred Rogers, d’Anne Frank et de la
reine Victoria. Nous vous raconterons l’histoire de Jésus et
de Tiger Woods, de Socrate, de Napoléon, du compositeur
John Cage, de Sadaharu Oh, de Rosanne Cash, de Dorothy
Day, de Bouddha, de Léonard de Vinci et de Marc Aurèle.

Nous puiserons aussi dans la poésie et les romans, les


textes philosophiques et la recherche scientifique. Nous
piocherons dans tous les courants et toutes les époques
pour y trouver des stratégies qui nous aideront à diriger nos
pensées, à gérer nos émotions et à dominer notre corps.
Ainsi, nous pourrons en faire moins… pour faire plus.
Accomplir moins, mais en avoir moins besoin. Nous sentir
mieux et être aussi meilleurs.

Pour parvenir à l’équanimité, nous devrons nous focaliser


sur trois domaines, la trinité intemporelle du mental, du
corps et de l’âme : la tête, le cœur et la chair.

Dans chaque domaine, nous chercherons à réduire le


tapage et les perturbations qui nuisent à la sérénité. Pour
cesser d’être en guerre avec le monde et avec nous-mêmes
et pour instaurer une paix intérieure et extérieure durable.

Vous savez que c’est ce que vous voulez – et ce que vous


méritez. C’est pourquoi vous avez choisi ce livre.

Alors, répondons à l’appel ensemble. Partons en quête de la


sérénité tant désirée.
PARTIE 1

MENTAL ESPRIT CORPS

Ma tête est si agitée et obstinée. Maîtriser le


mental me paraît aussi difficile que maîtriser le
vent.
LA BHAGAVAD-GITA
LE DOMAINE DU MENTAL

Le monde entier bascula dans les quelques heures qui


s’écoulèrent entre le moment où John F. Kennedy alla se
coucher le 15 octobre 1962 et celui où il se réveilla le
lendemain matin.

Pendant que le président dormait, la CIA identifia la


construction en cours de sites de lancement de missiles
nucléaires balistiques soviétiques de moyenne et de longue
portée sur l’île de Cuba, à 150 kilomètres des côtes
américaines. Comme Kennedy allait l’annoncer à un public
américain abasourdi quelques jours plus tard : « Chacune de
ces fusées peut atteindre Washington, le canal de Panama,
Cap Canaveral, Mexico ou toute autre ville située dans le
sud-est des États-Unis, en Amérique centrale ou dans la
région des Caraïbes. »

Tandis que Kennedy recevait son premier briefing au cours


de ce que nous connaissons maintenant comme la crise des
missiles de Cuba – ou simplement comme les Treize Jours –,
le président ne pensait qu’aux terrifiants enjeux. Soixante-
dix millions d’êtres humains risquaient de perdre la vie lors
des premières frappes entre les États-Unis et la Russie. Mais
ce n’était qu’une estimation – personne ne mesurait
l’ampleur des dévastations causées par une guerre
nucléaire.
En revanche, Kennedy était certain qu’il était confronté à
une escalade sans précédent de la guerre froide qui couvait
depuis longtemps entre les États-Unis et l’URSS. Et quels
que soient les facteurs qui avaient contribué à la situation,
aussi inévitable que la guerre avait pu paraître, c’est à lui
qu’incombait la lourde tâche de ne pas aggraver la
situation. Parce que cela pourrait sonner le glas de la
planète.

Kennedy était un jeune président, né avec d’immenses


privilèges, élevé par un père agressif qui détestait perdre,
dans une famille dont le mot d’ordre, s’amusait-il à dire,
était : « Ne vous fâchez pas, rendez la pareille. » Comme il
n’avait aucune expérience dans le commandement, il n’est
guère surprenant que la première année et demie de la
présidence de Kennedy ne se soit pas bien passée.

En avril 1961, Kennedy avait voulu débarquer à Cuba dans


la baie des Cochons pour renverser Fidel Castro, mais il
avait échoué – ce qui avait été une terrible humiliation. À
peine quelques mois plus tard, il avait été dominé
diplomatiquement par le numéro un soviétique, Nikita
Khrouchtchev, lors d’une série de rencontres à Vienne (que
Kennedy qualifiera de « période la plus agitée de ma vie »).
Percevant la faiblesse politique de son adversaire, et
probablement informé de sa fragilité physique chronique qui
résultait de la maladie d’Addison et de blessures au dos
subies pendant la Deuxième Guerre mondiale, Khrouchtchev
mentit à plusieurs reprises à Kennedy à propos des armes
placées à Cuba, insistant sur le fait qu’elles ne remplissaient
qu’un rôle défensif.

Tout cela pour dire que, pendant la crise des missiles,


Kennedy, comme n’importe quel dirigeant à un moment ou
à un autre de son mandat, fut confronté à une épreuve
difficile en même temps qu’à des circonstances aggravantes
sur le plan personnel et politique. Beaucoup de questions se
posaient : Pourquoi Khrouchtchev ferait-il cela ? Quel était
son but ? Que cherchait-il à accomplir ? Y avait-il un moyen
de l’en empêcher ? Qu’en pensaient les conseillers de
Kennedy ? Quelles étaient les options de Kennedy ? Était-il à
la hauteur de la tâche ?

Le sort de millions de personnes dépendait de ses réponses.

Le conseil donné par les conseillers de Kennedy était net et


catégorique : les rampes de lancement des missiles
devaient être détruites dans un grand déploiement
d’arsenal militaire américain. Chaque seconde perdue
menaçait la sécurité et la réputation des États-Unis.
L’attaque-surprise sur les missiles devait être suivie d’un
débarquement à grande échelle à Cuba par les troupes
américaines. D’après eux, non seulement c’était plus que
justifié par les actions de l’URSS et de Cuba, mais c’était
l’unique option de Kennedy.

Leur logique était à la fois primaire et satisfaisante : à


l’agression, il faut réagir par l’agression. Œil pour œil, dent
pour dent.

Le seul problème était que si leur raisonnement était erroné,


personne ne pourrait leur demander de rendre des comptes
pour leur erreur. En effet, tout le monde serait mort.

Contrairement aux premiers jours de sa présidence, où la


CIA réussit à convaincre Kennedy d’apporter son soutien au
fiasco de la baie des Cochons, cette fois-ci, il surprit tout le
monde en refusant de céder. Il avait lu récemment le livre
de Barbara Tuchman, The Guns of August, sur les débuts de
la Première Guerre mondiale, qui imprima dans sa tête
l’image de leaders mondiaux trop confiants, se précipitant
vers un conflit qui, une fois amorcé, ne pouvait plus être
arrêté. Kennedy voulait que tout le monde ralentisse afin
qu’ils puissent réfléchir posément au problème auquel ils
étaient confrontés.

C’est la première obligation d’un leader et d’un décideur.


Notre rôle n’est pas de « suivre notre instinct » ou de nous
fier à nos premières impressions. Non, nous devons être
suffisamment forts pour résister à des pensées trop nettes,
trop plausibles, et donc presque toujours fausses. Parce que
si le dirigeant ne peut pas prendre le temps de se faire une
opinion claire de l’ensemble du tableau, qui le pourra ? Si le
leader ne va pas au bout de sa réflexion, qui le fera ?

Nous pouvons voir, dans les notes manuscrites prises par


Kennedy durant la crise, une sorte de processus méditatif
qui montre que c’est précisément ce qu’il essaya de faire.
Sur plusieurs pages, il écrit : « Missile. Missile. Missile »,
« Veto. Veto. Veto. Veto », ou « Leaders. Leaders. Leaders ».
Sur une page, révélant son désir de ne pas agir seul ou de
façon égoïste, il écrit : « Consensus. Consensus. Consensus.
Consensus. Consensus. Consensus. » Pendant une réunion,
il dessine deux voiliers sur un bloc de papier jaune, tentant
de s’apaiser en pensant à la mer qu’il aime tant.
Finalement, sur le papier à en-tête de la Maison-Blanche,
comme pour exprimer clairement la seule chose importante,
il écrit une phrase courte : « Nous exigeons le retrait des
missiles. »

Peut-être était-ce là, tandis que Kennedy était assis aux


côtés de ses conseillers et qu’il griffonnait, qu’il se souvint
d’un passage d’un autre livre qu’il avait lu, du stratège B. H.
Liddell Hart, sur la stratégie nucléaire. Dans le résumé qu’il
avait fait du livre de Hart pour la Saturday Review of
Literature, quelques années plus tôt, il citait ce passage :
Reste fort, si possible. Quoi qu’il en soit, garde ton sang-
froid. Aie une patience sans bornes. N’accule jamais ton
adversaire et aide-le toujours à sauver la face. Mets-toi
à sa place – pour voir les choses à travers ses yeux.
Évite la suffisance comme la peste – il n’y a rien de plus
aveuglant.

C’était devenu le mot d’ordre de Kennedy pendant la crise


des missiles. « Je pense que nous devons nous demander
pourquoi les Russes ont fait ça », dit-il à ses conseillers.
Quel avantage comptent-ils en tirer ? demanda-t-il avec un
réel intérêt. « Il doit y avoir une raison majeure pour que les
Soviétiques échafaudent tout cela. » Comme l’écrit Arthur
Schlesinger Jr, conseiller et biographe de Kennedy : « Avec
sa capacité à comprendre les problèmes des autres, le
président put voir à quel point le monde avait pu paraître
menaçant pour le Kremlin. »

Cette attitude compréhensive allait l’aider à réagir


correctement à cette provocation inattendue et
dangereuse – et à se faire une idée de la réaction des
Soviétiques à cette réponse.

Kennedy comprit comme une évidence que Khrouchtchev


avait installé les missiles à Cuba parce qu’il pensait que le
président américain était faible. Mais cela ne signifiait pas
que les Russes pensaient que leur propre position était
particulièrement forte. Kennedy réalisa que seule une nation
désespérée prendrait un tel risque. Fort de cette opinion
qu’il se forgea après de longues discussions avec son
équipe – baptisée ExComm –, il commença à échafauder un
plan d’action.

Il était clair qu’une frappe militaire était l’option la plus


irrévocable de toutes (et, d’après ses conseillers, il était
possible qu’elle ne soit pas totalement efficace). Que se
passerait-il ensuite, s’interrogeait Kennedy ? Combien de
soldats mourraient pendant l’opération ? Comment le
monde réagirait-il en voyant une grande nation envahir un
petit pays, même si c’était pour dissuader une menace
nucléaire ? Que feraient les Russes pour sauver la face ou
protéger leurs soldats sur l’île ?

Ces questions orientèrent Kennedy vers un blocus de Cuba.


Près de la moitié de ses conseillers s’opposèrent à cette
action moins agressive, mais il la préférait justement parce
qu’elle préservait ses options.

Le blocus incarnait aussi la sagesse de l’une des


expressions préférées de Kennedy : il se servait du temps
comme d’un outil. Il donnait aux deux camps la possibilité
d’étudier les enjeux de la crise et il offrait à Khrouchtchev
l’occasion de réévaluer son opinion sur la faiblesse
supposée de son homologue.

D’autres reprocheraient plus tard à Kennedy son choix.


Pourquoi défier la Russie ? Pourquoi faire toute une histoire
pour quelques missiles ? Les États-Unis n’en avaient-ils pas
toute une batterie pointée vers les Soviétiques ? Kennedy
n’était pas insensible à cet argument. Mais, comme il
l’expliqua aux Américains lors d’un discours prononcé le
22 octobre, il n’était tout bonnement pas possible de faire
machine arrière :

Les années 1930 nous ont enseigné une leçon claire :


les menées agressives, si on leur permet de s’intensifier
sans contrôle et sans contestation, mènent finalement à
la guerre. Notre pays est contre la guerre. Nous sommes
également fidèles à notre parole. Notre détermination
inébranlable doit donc être d’empêcher l’utilisation de
ces missiles contre notre pays ou n’importe quel autre,
et d’obtenir leur retrait de l’hémisphère occidental. […]
Nous ne risquerons pas prématurément ou sans
nécessité le coût d’une guerre nucléaire mondiale dans
laquelle même les fruits de la victoire n’auraient dans
notre bouche qu’un goût de cendre, mais nous ne nous
déroberons pas devant ce risque, à quelque moment
que nous ayons à y faire face.

Le plus remarquable dans cette conclusion est le calme


avec lequel Kennedy est parvenu à la donner. Malgré le
stress énorme engendré par la situation, nous pouvons
entendre sur les enregistrements et voir sur les images des
documentaires et des photos prises à l’époque à quel point
tout le monde se montrait collaboratif et ouvert. Pas de
disputes, pas de haussements de ton. Pas de doigts
accusateurs (et quand la situation devenait tendue,
Kennedy savait détendre l’ambiance). Kennedy ne laissait ni
son ego ni celui de personne d’autre dominer les
discussions. Lorsqu’il avait le sentiment que sa présence
empêchait ses conseillers de s’exprimer en toute franchise,
il quittait la pièce afin qu’ils puissent débattre et réfléchir
librement. S’affranchissant des lignes du parti et des
rivalités, il consultait ouvertement les trois ex-présidents qui
étaient toujours en vie et invitait l’ancien secrétaire d’État,
Dean Acheson, à des réunions top secret, comme s’il était
son égal.

Dans les moments les plus tendus, Kennedy recherchait la


solitude dans la roseraie de la Maison-Blanche (par la suite,
il remerciera le jardinier pour son importante contribution
durant la crise). Il nageait, à la fois pour se changer les
idées et pour réfléchir. Il s’installait dans son fauteuil à
bascule fabriqué spécialement pour lui dans le Bureau
ovale, et profitant de la lumière qui entrait par les grandes
fenêtres, il soulageait son mal de dos afin que la douleur
physique ne vienne pas s’ajouter au brouillard de guerre
(froide) qui était très vite tombé sur Washington et Moscou.
Sur une photographie, on voit Kennedy, dos tourné à la
pièce, buste penché en avant, les deux poings posés sur le
grand bureau que des millions d’électeurs avaient choisi
qu’il occupe. C’est un homme qui porte le destin du monde
sur ses épaules. Il a été provoqué par une superpuissance
nucléaire dans une action surprise de mauvaise foi. Les
critiques s’interrogent sur son courage. Il y a des
considérations politiques, personnelles, il y a plus de
facteurs qu’une personne ne peut en peser en une fois.

Pourtant, il ne laissa pas tout cela le pousser à agir dans la


précipitation. Rien de tout cela n’obscurcirait son jugement
ou ne le dissuaderait d’agir comme il le jugeait bon. C’est la
personne la plus calme de l’assemblée.

Kennedy devait conserver cette attitude, car la décision


d’imposer l’embargo n’était que la première étape. Ensuite
vinrent l’annonce et la mise en œuvre de la zone
d’exclusion de 500 miles autour de Cuba (qu’il appelle
brillamment une « quarantaine » pour atténuer les
implications plus agressives d’un « blocus »). Il y eut des
accusations plus hostiles de la part des Russes et des
confrontations aux Nations unies. Les leaders du Congrès
exprimèrent des doutes. Cent mille soldats devaient encore
être déployés en Floride et se tenir prêts à passer à
l’offensive.

Puis viendraient les provocations. Un cargo russe approche


de la ligne du blocus. Des sous-marins russes font surface.
Un avion-espion U-2 américain est abattu au-dessus de
Cuba et le pilote est tué.

Les deux pays les plus grands et les plus puissants du


monde sont face à face. C’était bien plus effrayant et
terrible qu’on ne l’imaginait – quelques-uns des missiles
soviétiques, que l’on ne pensait être que partiellement
assemblés, étaient en réalité armés et prêts. Même si ce
n’était pas connu de tous, le danger était perceptible.

Est-ce que les émotions de Kennedy auraient raison de lui ?


Allait-il baisser le regard ? Allait-il craquer ?

En aucun cas.

« Ce n’est pas le premier échelon qui me préoccupe, dit-il à


ses conseillers autant qu’à lui-même, mais l’escalade des
deux camps jusqu’au quatrième ou au cinquième. Et il n’y
aura pas de sixième échelon parce qu’il n’y aura plus
personne pour aller jusque-là. Rappelons-nous que nous
sommes embarqués sur une voie très périlleuse. »

Le répit que Kennedy accorda à Khrouchtchev pour respirer


et réfléchir porta ses fruits juste à temps. Le 26 octobre,
onze jours après le début de la crise, le chef d’État
soviétique écrivit une lettre à Kennedy, dans laquelle il lui
expliquait qu’il voyait bien qu’ils tiraient tous les deux à
l’extrémité d’une corde à nœuds – le nœud de la guerre.
Plus ils tiraient, plus ils auraient de mal à le dénouer et,
finalement, ils n’auraient pas d’autre choix que de couper la
corde à l’aide d’une épée. Khrouchtchev offrit une analogie
encore plus évocatrice, qui vaut aussi bien en géopolitique
que dans la vraie vie : « Si les peuples ne montrent pas plus
de sagesse, déclara-t-il, alors ils en viendront, comme des
taupes aveugles, à l’affrontement, et alors commencera
l’extermination réciproque. »

Soudain, la crise fut terminée aussi vite qu’elle avait débuté.


Réalisant que leur position était intenable et que leur mise à
l’épreuve de la détermination américaine avait échoué, les
Russes montrèrent qu’ils étaient prêts à négocier – qu’ils
retireraient les missiles. Les navires stoppèrent leur
avancée. Kennedy était prêt lui aussi. Il promit que les États-
Unis ne débarqueraient pas à Cuba, accordant ainsi une
victoire aux Russes et à leurs alliés. En secret, il fit aussi
savoir aux Russes qu’il était prêt à démanteler les missiles
américains en Turquie, mais seulement dans quelques mois,
pour ne pas donner l’impression qu’il était prêt à
abandonner un allié sous la pression.

Grâce à une pensée claire, de la sagesse, de la patience et


une vision claire de l’origine d’un conflit complexe et
provocateur, Kennedy sauva le monde d’un holocauste
nucléaire.

Nous pourrions dire que Kennedy, ne serait-ce que pour


cette courte période d’un peu moins de deux semaines,
réussit à parvenir à ce stade de clarté évoqué dans le texte
chinois ancien du Dao de jing. Tandis qu’il contemplait
l’éventualité d’un conflit nucléaire, il était :

Circonspect comme celui qui traverse un cours d’eau


sur la glace.
Prudent comme celui qui sait que ses voisins ont les
yeux sur lui.
Réservé comme un convive devant son hôte.
Fluide comme la glace fondante.
Façonnable comme une pièce de bois.
Réceptif comme une vallée.
Clair comme un verre d’eau.

Les taoïstes auraient dit qu’il avait apaisé les eaux troubles
de son cerveau jusqu’à ce qu’il puisse voir au travers. Ou,
pour emprunter l’image de l’empereur Marc Aurèle, le
philosophe stoïcien qui avait lui-même résolu
d’innombrables crises et difficultés d’un simple regard,
Kennedy ressemblait « au promontoire sur lequel sans cesse
se brisent les vagues ; lui reste debout, et autour de lui
viennent mourir les bouillonnements du flot ». Nous serons
tous confrontés à des crises durant notre vie. Les enjeux
seront sans doute moins élevés, mais pour nous, ils seront
importants. Une affaire sur le point de faire faillite. Un âpre
divorce. Une décision sur l’avenir de notre carrière. Un
moment où toutes les cartes sont entre nos mains. Ces
situations mobilisent toutes nos ressources mentales. Une
réaction émotionnelle – irréfléchie – n’y suffira pas. Pas si
nous voulons bien faire. Pas si nous voulons faire de notre
mieux.

Ce dont nous avons besoin, c’est de cette même équanimité


dont Kennedy fit preuve. Son calme. Son ouverture d’esprit.
Son empathie. Sa lucidité sur ce qui était vraiment
important.

Dans ces situations, nous devons :

• Être totalement présents.


• Nous vider la tête des idées préconçues.
• Prendre notre temps.
• Réfléchir calmement.
• Repousser les distractions.
• Pondérer les conseils à l’aune de nos convictions.
• Réfléchir sans nous retrouver paralysés.

Nous devons cultiver la sérénité mentale pour réussir dans


la vie et pour parvenir à surmonter les nombreuses crises
qui se dresseront sur notre chemin.

Ce ne sera pas facile. Mais c’est essentiel.

Pendant le reste de sa courte vie, Kennedy s’inquiéta que


l’on ne tire une mauvaise leçon des actions entreprises
durant la crise des missiles. Il n’avait pas résisté aux
Soviétiques, il ne les avait pas menacés d’une escalade
militaire jusqu’à ce qu’ils cèdent. Au lieu de cela, son
commandement calme et rationnel avait fait taire les voix
imprudentes et irréfléchies. La crise fut résolue parce qu’il
maîtrisa sa propre pensée et la pensée de ceux qui étaient
au-dessous de lui – et c’était de ces caractéristiques que
l’Amérique aurait besoin à maintes reprises durant les
années à venir. La leçon ne faisait pas appel à la force, mais
au pouvoir de la patience, alternant confiance en soi et
humilité, prévoyance et présence, empathie et conviction
inflexible, retenue et ténacité, ainsi qu’une calme solitude
associée à des conseils avisés.

Le monde ne serait-il pas meilleur avec davantage de


comportements de ce genre ? Votre propre vie n’en serait-
elle pas considérablement améliorée ?

Chez Kennedy, comme chez Lincoln, cette sérénité n’était


pas innée. Il avait été un élève turbulent au lycée, un
dilettante pendant ses études et même au cours de son
mandat de sénateur. Il avait ses démons et il avait commis
beaucoup d’erreurs. Mais en travaillant dur – travail que
vous aussi êtes capable d’accomplir –, il surmonta ces
défauts et acquit la sérénité qui lui rendit tant service
durant ces treize jours terrifiants. C’était un travail dans
quelques domaines seulement que presque tout le monde
néglige.

C’est à cela que nous nous intéresserons maintenant – à la


maîtrise de ce que nous appellerons dans ce chapitre « le
domaine du mental » – parce que tout ce que nous faisons
en dépend.
SOYEZ CONCENTRÉ

Et jamais ne te fie à l’avenir plaisant !


Que le Passé soit mort, qu’il enterre ses morts !
Agis, agis toujours dans le vivant présent,
Un cœur dans ta poitrine, au ciel le Dieu des
forts !
HENRY WADSWORTH LONGFELLOW

La décision prise en 2010 d’intituler la rétrospective


consacrée aux quarante ans de carrière de Marina
Abramović par le MoMA, à New York, The Artist Is Present ne
présageait pas de la monumentale performance qui en
ressortirait. Évidemment, Marina devrait être présente d’une
façon ou d’une autre.

Mais personne n’aurait osé imaginer qu’elle serait


littéralement présente… pendant toute la durée de
l’exposition.

Qui pouvait concevoir qu’un être humain puisse rester assis


sans bouger sur une chaise, dans le silence complet,
pendant 750 heures sur une période de 79 jours, face à
1 545 inconnus, sans assistance, sans distraction, sans
même pouvoir aller aux toilettes ? Qui voudrait faire cela ?
Qui y parviendrait ?
Comme le dit son ex-petit ami et collaborateur lorsqu’on
l’interrogea à ce sujet : « Je n’en pense rien. Je n’ai que du
respect. »

La performance était aussi simple qu’elle était évidente.


Marina, âgée de soixante-trois ans, ses longs cheveux
tressés ramenés sur sa poitrine, entre dans une pièce
caverneuse, s’assoit sur une chaise en bois inconfortable et
fixe la personne assise face à elle. L’un après l’autre, les
inconnus se succèdent, jour après jour, pendant près de
trois mois. Chaque fois, elle baisse les yeux, se recompose
un visage, puis lève les yeux vers le nouveau visage.

Comme le dit Marina au sujet de son art : « La proposition


est simplement de vider le soi. Pour être capable d’être
présente. »

Est-ce vraiment si difficile – d’être présent ? Qu’est-ce que


cela a de si particulier ?

Aucune personne du public qui s’est assise en face d’elle ne


posait ce type de questions. Pour ceux qui ont eu la chance
de voir la performance personnellement, c’était une
expérience presque religieuse. Il est rare de partager un
moment où l’autre est pleinement présent. Il est encore plus
rare de le sentir totalement engagé avec vous, vous
consacrant toute son énergie, comme si rien d’autre n’avait
d’importance au monde. De le voir le faire aussi longtemps,
de façon si intense ?

Il n’était pas rare que les spectateurs pleurent. Tous


affirmaient que les heures passées à faire la queue en
valaient la peine. C’était comme de se regarder dans une
sorte de miroir, dans lequel ils pouvaient percevoir leur
propre vie pour la première fois.
Imaginez-vous : si la pensée de Marina s’égarait, s’il lui
prenait de rêver, la personne face à elle sentirait
immédiatement qu’elle était ailleurs. Si elle ralentissait trop
son esprit et son corps, elle se serait peut-être endormie. Si
elle se laissait aller à des sensations corporelles normales –
la faim, l’inconfort, la douleur, une envie pressante d’aller
aux toilettes –, il lui serait impossible de rester immobile et
de ne pas se lever. Si elle se mettait à penser au temps qu’il
restait dans la performance du jour, le temps se mettrait à
passer affreusement lentement. Par conséquent, avec une
discipline monastique et une force de guerrier, elle ne prêta
pas attention à ces distractions pour exister exclusivement
dans le moment présent. Elle devait être là où étaient ses
pieds ; elle devait se consacrer à la personne face à elle, et
à l’expérience qu’elles partageaient, plus qu’à n’importe
quoi d’autre dans le monde.

« Les gens ne comprennent pas que le plus difficile, c’est de


faire quelque chose qui n’est presque rien, déclara
Abramović à propos de la performance. Ça exige beaucoup
de vous… Il n’y a aucun objet derrière lequel se cacher. Il
n’y a que vous. »

Être présent demande tout de nous. Ce n’est pas rien. C’est


sans doute le plus difficile au monde.

Quand nous nous tenons sur l’estrade, juste avant de faire


un discours, notre mental est focalisé non pas sur notre
tâche, mais sur ce que tout le monde pensera de nous.
Comment cela ne peut-il pas affecter notre performance ?
Lorsque nous sommes confrontés à une crise, nous répétons
en boucle à quel point c’est injuste, à quel point c’est fou
que cela se reproduise sans cesse et qu’il faut que ça
s’arrête. Pourquoi épuisons-nous nos énergies émotionnelles
et mentales essentielles lorsque nous en avons le plus
besoin ?
Même lors d’une soirée tranquille à la maison, nous ne
faisons que penser à la liste des améliorations à apporter. Le
coucher de soleil est magnifique, mais au lieu de le graver
dans notre mémoire, nous le photographions.

Nous ne sommes pas présents… alors nous passons à côté


des choses. De la vie. Cela nous empêche d’être le meilleur
de nous-mêmes. De voir ce qu’il y a là.

Bon nombre de personnes qui faisaient la queue pour voir la


performance de Marina Abramović illustrent
accidentellement ce phénomène. Se précipitant dès
l’ouverture des portes, ils passent à toute allure devant des
pièces aussi impressionnantes de sa carrière afin d’arriver
les premiers pour celle qui est « spéciale ». En faisant la
queue, ils s’agitent et bavardent, essayant de tuer le temps
tandis que les heures s’écoulent. Ils font la sieste, appuyés
les uns contre les autres. Ils regardent leur téléphone… et
ils le regardent encore. Ils réfléchissent à ce qu’ils feront
quand leur tour viendra et se demandent comment cela va
être. Certains échafaudent en secret de petites combines
qui leur vaudront, espèrent-ils, quinze secondes de gloire.

À combien de merveilles ordinaires se ferment-ils ?

On peut se poser la question : après avoir eu leur


expérience transcendantale avec Marina – se retrouver face
à face avec une réelle présence –, lorsqu’ils quittent le
musée et se retrouvent dans les rues de New York,
prennent-ils le temps de respirer de nouveau le rythme
trépidant de la jungle urbaine ou, plus probablement,
reprennent-ils immédiatement le cours de leur existence
bien remplie, pleine de distractions, d’anxiété, de rêves,
d’insécurité et d’ego ?
Bref, faisaient-ils exactement ce que nous faisons tous la
plupart du temps ?

Nous ne vivons pas dans le moment présent. En réalité,


nous essayons désespérément de nous en extraire – en
réfléchissant, en agissant, en parlant, en nous inquiétant, en
nous souvenant, en espérant, etc. Nous dépensons des
milliers d’euros pour avoir un appareil dans la poche qui
veille à ce que nous ne nous ennuyons jamais. Nous nous
adonnons à des activités et à des obligations infinies, nous
sommes constamment en quête d’argent et de réussite, le
tout avec la croyance naïve qu’au final, nous trouverons le
bonheur.

Tolstoï observa que l’amour ne peut pas subsister dans


l’avenir. L’amour est seulement réel s’il se produit en ce
moment même. Si vous y réfléchissez, c’est vrai pour
presque tout ce que nous pensons, sentons ou faisons. Les
meilleurs sportifs, dans les plus grandes compétitions, sont
totalement présents. Ils sont ancrés en eux, dans le présent.

Souvenez-vous qu’il n’y a pas de grandeur dans l’avenir. Ni


clarté. Ni vision. Ni bonheur. Ni paix. Il n’y a que ce moment.

Il ne s’agit pas littéralement de soixante secondes. Le


véritable moment présent est celui dans lequel nous
choisissons d’exister, au lieu de nous attarder dans le passé
ou de nous tracasser pour l’avenir. Il dure aussi longtemps
que nous pouvons repousser les impressions de ce qu’il
s’est produit auparavant et la crainte ou l’espérance de ce
qui se passera à un moment donné. L’instant présent peut
être quelques minutes, un matin ou une année – si vous
pouvez rester présent aussi longtemps.

Comme le dit Laura Ingalls Wilder : « Parce que maintenant,


c’est maintenant. Ça ne pourra jamais être il y a
longtemps. »

Saisissez-le !

Qui est assez doué pour se permettre de ne pas se


consacrer entièrement à un problème ou à une
opportunité ? Qui a des relations assez solides pour se
permettre de manquer un rendez-vous ? Qui est assez
certain qu’une autre occasion se présentera pour se
permettre de rater celle-là ? Moins nous gaspillons d’énergie
à regretter le passé ou à nous inquiéter de l’avenir, plus
nous aurons d’énergie pour ce qui est devant nous.

Nous voulons apprendre à voir le monde comme un artiste :


même si les autres ne voient pas ce qui les entoure, l’artiste
voit vraiment. Son mental, pleinement conscient, remarque
la façon dont un oiseau vole ou dont un inconnu tient sa
fourchette ou une mère regarde son enfant. Il ne se soucie
pas du lendemain. Tout ce à quoi il pense, c’est à
immortaliser et communiquer cette expérience.

Un artiste est présent. Et de cette sérénité émane la


virtuosité.

Ce moment que nous vivons maintenant est un cadeau


(c’est pourquoi on l’appelle le présent). Même si c’est une
expérience stressante, éprouvante – elle pourrait être la
dernière. Alors, développons la capacité d’y être, de
consacrer tout ce que nous avons à apprécier l’abondance
du maintenant.

Ne repoussez pas un moment difficile ou ennuyeux parce


que ce n’est pas exactement ce que vous voulez. Ne
gaspillez pas un beau moment parce que vous manquez de
confiance en vous ou que vous êtes timide. Tirez le
maximum de ce que l’on vous a donné. Vivez ce qui peut
être vécu. C’est cela l’excellence. C’est ce que la présence
rend possible.

En méditation, les enseignants apprennent aux élèves à se


concentrer sur leur respiration. Inspirez et expirez. En sport,
les entraîneurs parlent du « processus » – ce match, cet
exercice, cet enchaînement. Pas seulement parce que ce
moment est spécial, mais parce que vous ne pouvez pas
faire de votre mieux si vous êtes distrait.

Nous ferions mieux de l’appliquer aussi dans notre propre


vie. Jésus dit à ses disciples de ne pas s’inquiéter du
lendemain, parce que le lendemain prendra soin de lui. Une
autre façon de l’exprimer est la suivante : à chaque jour
suffit sa peine. Concentrez-vous sur la tâche en cours, aussi
insignifiante soit-elle. Faites de votre mieux, dès
maintenant. Ne réfléchissez pas à ce que vos détracteurs
pourraient dire. Ne ressassez pas ou ne compliquez pas les
choses inutilement. Soyez là. Soyez vous-même.

Soyez concentré.

Et si vous aviez du mal à le faire dans le passé ? Ce n’est


pas grave. C’est tout l’intérêt du présent. Il revient sans
cesse pour vous offrir une deuxième chance.
LIMITEZ LE NOMBRE DE
DONNÉES

Une abondance d’informations crée une rareté


de l’attention.
HERBERT SIMON

Lorsqu’il était général, Napoléon avait pris l’habitude de


différer les réponses au courrier. Son secrétaire avait pour
instruction d’attendre trois semaines avant d’ouvrir toute
correspondance. Quand il finissait par prendre connaissance
du contenu d’une lettre, Napoléon se plaisait à noter le
nombre de problèmes prétendument « importants » qui
s’étaient résolus d’eux-mêmes et qui ne nécessitaient plus
de réponse.

Même si Napoléon était indubitablement un chef


excentrique, il ne négligeait jamais ses devoirs et ne perdait
jamais le contact avec son gouvernement ou ses soldats.
Mais pour être actif et avoir conscience de ce qui était
effectivement important, il devait se montrer sélectif sur les
informations qui accédaient à son cerveau.

Dans la même veine, il interdisait aux messagers de le


réveiller pour lui donner de bonnes nouvelles. Au contraire,
les mauvaises nouvelles – une crise imminente ou un
nouveau fait urgent qui nuisait à sa campagne – devaient lui
être communiquées immédiatement. « Réveillez-moi à
l’instant même ; car, alors, il n’y a pas un instant à perdre
pour y faire face », disait-il.

Voilà deux arrangements brillants avec la réalité de la vie


pour une personne débordée : nous sommes beaucoup trop
sollicités. Pour penser clairement, il est essentiel que
chacun de nous trouve le moyen de faire le tri entre
l’essentiel et le superflu. Il ne suffit pas d’être enclin aux
réflexions profondes et aux analyses rigoureuses ; un leader
doit ménager du temps et de l’espace pour cela.

Dans le monde moderne, ce n’est pas facile. Durant les


années 1990, les politologues ont étudié « l’effet CNN ». La
cou- verture en direct dramatique, vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, fait qu’il est beaucoup plus difficile pour les
politiciens et les hommes d’affaires de ne pas se montrer
uniquement réactifs. Il y a trop d’informations, le moindre
détail est grossi à la loupe, la spéculation est endémique –
et votre mental est submergé.

L’effet CNN est devenu problématique pour tout le monde,


pas seulement pour les présidents et les généraux. Nous
avons tous accès à plus d’informations que nous ne
pouvons raisonnablement en traiter. Nous nous disons que
cela fait partie de notre métier, que nous devons « tout
savoir. » Par conséquent, nous consacrons un temps
précieux aux actualités, exposés et réunions. Même si nous
ne sommes pas collés en permanence à la télévision, nous
sommes néanmoins cernés par les bavardages, les drames
et autres distractions.

Nous devons y mettre un terme.

« Si tu veux progresser, accepte de passer pour un ignorant


et un idiot dans tout ce qui concerne les choses
extérieures », dit Épictète.

Napoléon acceptait d’avoir du retard dans le traitement de


son courrier, même si cela contrariait certaines personnes
ou s’il ratait quelques commérages, parce que cela signifiait
que les problèmes insignifiants devaient se résoudre sans
lui. Nous devons cultiver une attitude semblable – donner
aux choses un peu d’espace, ne pas consommer l’actualité
en temps réel, avoir une saison ou deux de retard sur les
dernières tendances ou phénomènes culturels, ne pas
laisser notre boîte de messagerie diriger notre vie.

Les choses importantes le seront toujours au moment où


vous vous y intéresserez. L’insignifiance de ce qui est sans
importance apparaîtra. Vous pourrez alors vous asseoir avec
sérénité, plutôt qu’avec un sentiment d’urgence inutile ou à
cause de l’épuisement, et accorder toute votre attention à
ce qui mérite d’être pris en considération.

L’ego incite à essayer d’être au courant de tout, que ce soit


une émission de télévision plébiscitée, la dernière rumeur,
le dernier commentaire sur le vif ou la dernière crise [au
Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, climatique, à la Banque
mondiale, au sommet de l’OTAN, ad infinitum]. L’ego incite
à essayer de paraître la personne la plus informée de la
pièce, celle qui est au courant de tous les potins, qui sait
tout ce qu’il se passe dans la vie des autres.

Non seulement cela nous coûte notre tranquillité d’esprit,


mais cela nous empêche aussi de saisir des opportunités. Si
nous étions plus posés, plus confiants, si nous avions un
point de vue plus global, à quel sujet véritablement
significatif pourrions-nous consacrer notre énergie mentale ?

En 1942, dans son journal, la religieuse catholique et


militante Dorothy Day s’encourageait à faire la même
chose. « Éteins ta radio, range ton journal quotidien. Lis une
revue des événements par semaine et passe du temps à
lire. » Des livres, passez du temps à lire des livres – c’est ce
qu’elle voulait dire. Des livres pleins de sagesse.

Même si cela aussi peut dépasser la mesure.

Les vers de John Ferriar :

Quels désirs sauvages, quels tourments bouillonnants


s’emparent
Du malheureux qui éprouve la fièvre du livre.

Le fait est qu’il est très difficile de penser clairement ou


d’agir avec circonspection (sans parler du fait d’être
heureux) lorsque l’on est noyé sous les informations. C’est
pourquoi les avocats tentent de noyer le camp adverse sous
la paperasse. C’est pourquoi les services de renseignements
submergent l’ennemi de propagande, afin qu’il ne sache
plus où est la vérité. Ce n’est pas une coïncidence si le but
de ces tactiques s’appelle la paralysie d’analyse.

Pourtant, nous nous infligeons nous-mêmes ce mal !

Un siècle et demi après Napoléon, un autre grand général


qui deviendra chef d’État, Dwight D. Eisenhower, s’efforçait
de gérer le déferlement de faits et de fiction qui s’abattait
sur lui. Il opta pour un strict respect de la chaîne de
commandement pour tout ce qui concernait les
informations. Nul ne pouvait lui remettre un courrier qui
n’avait pas été ouvert, nul ne pouvait se contenter de lui
jeter des problèmes à moitié explorés à la tête. Trop de
choses dépendaient de la sérénité dont il avait besoin pour
qu’il autorise ce flot hasardeux d’informations. L’une de ses
innovations fut d’organiser les informations et les problèmes
dans ce qui s’appelle désormais la « matrice Eisenhower »,
qui classe les tâches en fonction de leur urgence, ainsi que
de leur importance.

Eisenhower constata qu’une grande part de ce qui se


produisait dans le monde ou au travail était urgente, mais
pas importante. Par ailleurs, une grande partie de ce qui
était vraiment important n’avait aucun caractère urgent. Le
classement de ses tâches lui permettait d’organiser son
état-major en fonction de ce qui était important et semblait
urgent, ce qui l’aidait à être stratégique plutôt que réactif, à
se consacrer pleinement aux questions véritablement
importantes plutôt qu’à survoler trop de sujets.

En effet, la première chose que font les grands chefs d’état-


major – que ce soit un général, un président ou le directeur
d’une succursale bancaire –, c’est de limiter le nombre de
personnes qui ont accès au patron. Ils deviennent des
portiers : fini les visites à l’improviste, les potins et les
rapports égarés. Cela permet au patron de voir l’ensemble
du tableau, d’avoir le temps et l’espace de réfléchir.

Parce que si le chef n’y arrive pas, alors personne ne le


peut.

Dans ses Méditations, Marc Aurèle écrit : « Demandez-vous


à chaque instant : “Est-ce nécessaire ?” »

Il faut savoir ce qui ne mérite pas que l’on y pense. Ce qu’il


faut ignorer et ne pas faire. C’est votre première tâche et la
plus importante.

Thich Nhat Hanh :

Avant de pouvoir changer profondément notre vie, nous


devons nous pencher sur notre alimentation, notre
façon de consommer. Nous devons vivre de façon à
arrêter de consommer ce qui nous empoisonne et nous
intoxique. Alors nous aurons la force de laisser émerger
ce qu’il y a de meilleur en nous ; nous ne serons plus
victimes de la colère, de la frustration.

Cela vaut aussi bien pour la nourriture que pour les


informations.

En informatique, on dit : « Garbage in, garbage out »


(ordures à l’entrée, ordures à la sortie). Si vous voulez de
bons résultats à la sortie, vous devez contrôler les entrées.

Cela demande de la discipline. Ce ne sera pas une tâche


facile.

Cela implique de limiter les alertes et les notifications. Cela


implique de bloquer la réception des messages à l’aide de la
fonction « Ne pas déranger » et de classer le courrier
électronique dans des dossiers. Cela implique de remettre
en cause cette politique de la « porte ouverte », voire votre
lieu de vie. Cela implique de repousser les personnes
égoïstes qui sèment inutilement la zizanie dans votre vie.
Cela implique de regarder le monde avec plus de
philosophie – c’est-à-dire avec une perspective à long
terme – plutôt que de suivre les événements à la seconde.

La façon dont vous vous sentez au réveil, frais et dispos, pas


encore assommé par le vacarme du monde extérieur – est
un espace qui vaut la peine d’être protégé. Tout comme la
zone dans laquelle vous vous trouvez quand vous travaillez
très bien. Ne laissez pas les intrusions vous en éjecter.
Érigez des barrières. Dirigez le flot de ce qui est urgent et
pas important vers les bonnes personnes.

Walker Percy, l’un des derniers grands romanciers sudistes,


a écrit un puissant passage dans Lancelot, inspiré du
combat de l’auteur contre l’oisiveté et l’addiction aux
divertissements. Dans le roman, le narrateur, troublé, sort
de sa belle demeure du Mississippi et, pour la première fois
depuis des années, il s’arrête, sort de sa bulle et profite de
l’instant présent. « Un homme peut-il se tenir debout, seul,
nu et décontracté, poings aux côtés, tel le David de Michel-
Ange, sans assistance, sans diversion… en silence ? »
s’interroge-t-il.

Oui. Il était possible de rester debout. Rien ne se


produisait. J’écoutais. Il n’y avait aucun bruit : ni bateau
sur le fleuve, ni camion sur la route, ni même des
cigales. Et si je n’écoutais pas les nouvelles ? Je ne l’ai
pas fait. Rien n’est arrivé. Je me suis rendu compte que
j’avais eu peur du silence.

C’est dans cette équanimité que nous pouvons être


présents et enfin voir la vérité. C’est dans cette équanimité
que nous pouvons entendre la voix en nous. Le monde ne
serait-il pas différent si les gens passaient autant de temps
à écouter leur conscience que le bavardage ? S’ils pouvaient
répondre aux appels de leurs convictions aussi vite qu’ils
répondent aux notifications qui retentissent dans leur
poche ?

Tout ce bruit. Toutes ces informations. Toutes ces entrées de


données.

Nous avons peur du silence. Nous avons peur de paraître


idiots. Nous avons peur de manquer quelque chose. Nous
avons peur d’être le méchant qui dit : « Non, je ne suis pas
intéressé. »

Nous préférerions nous rendre malheureux que nous faire


passer en premier, qu’être le meilleur de nous-mêmes.

Qu’être sereins… et gérer notre boulimie d’informations.


FAITES LE VIDE

Faire le vide, c’est faire un avec le divin – c’est


la Voie.
AWA KENZO

Shawn Green commença sa troisième saison chez les


Dodgers de Los Angeles, en 2002, alors que sa carrière était
au plus bas dans les Ligues majeures de baseball. Les
médias étaient assoiffés de sang, tout comme les fans, qui
le huaient au marbre. Les dirigeants des Dodgers se mirent
aussi à douter de lui. Le joueur gagnait 14 millions de
dollars par an et il n’avait marqué aucun coup sûr.

Au bout de plusieurs semaines sans coup sûr, fallait-il le


reléguer au banc de touche ? Le vendre ? Le renvoyer dans
les Ligues mineures ?

Toutes ces pensées se bousculaient dans la tête de Green,


comme dans celle de tous ceux qui rencontrent des
difficultés dans leur vie professionnelle. Cette petite voix qui
répète : Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi n’y arrives-tu
pas ? As-tu perdu le coup de main ?

Frapper dans une balle de baseball est déjà un exploit


inconcevable. Cela nécessite que le batteur perçoive, traite,
décide, fasse un mouvement de sa batte et touche une
minuscule balle qui se déplace à près de 150 kilomètres à
l’heure depuis un endroit en hauteur situé à 18 mètres de
là. Quatre cents millisecondes. C’est le temps qu’il faut à la
balle pour aller du monticule du lanceur au batteur. Le fait
d’être capable de frapper la balle défie littéralement les lois
de la physique – c’est l’acte le plus difficile dans tous les
sports confondus.

L’anxiété et les doutes qui rongent le sportif dans une


mauvaise passe augmentent encore la difficulté. Yogi Berra
prévient : « C’est impossible de frapper et de penser en
même temps. »

Plus le temps passait sans coup sûr, plus Green avait


l’impression que la balle devenait de plus en plus petite.
Mais c’est le boud- dhisme, qu’il pratiquait depuis
longtemps, qui permit à Shawn d’empêcher ce cercle
vicieux de détruire sa carrière. Au lieu de se laisser
grignoter par ces pensées qui le taraudaient – au lieu de
faire de plus en plus d’efforts –, il essaya de se vider
complètement la tête. Au lieu de tenter désespérément de
remonter la pente, il allait essayer de ne plus y penser.

Cela paraît fou, mais ce ne l’est pas. « L’homme est un


roseau pensant », déclara un jour D. T. Suzuki, qui fut l’un
des premiers à populariser le bouddhisme en Occident,
« mais il accomplit ses plus grandes œuvres lorsqu’il ne
calcule ni ne pense ; il faut reconstituer “l’innocence de
l’enfant” par de longues années d’entraînement dans l’art
de s’oublier soi-même. Lorsque ce but est atteint, l’homme
pense et pourtant il ne pense pas. »

Pour s’extraire du marasme, la solution n’était pas de


consulter des experts ou de revoir son coup de batte. Shawn
Green savait qu’il devait se débarrasser des pensées
toxiques qui nuisaient à la qualité de son jeu – des pensées
au sujet de son juteux contrat, de ses attentes sur le
déroulement de la saison, du stress à la maison ou des
critiques des médias.

Il devait se sortir tout cela de la tête. Il fallait que son


entraînement prenne le dessus.

Le 23 mai 2002, Green s’efforçait d’y arriver. C’était le


match décisif d’une série contre les Brewers. Les Dodgers
avaient arraché péniblement une victoire 1-0 la veille et
perdu l’avant-veille. Le score de Green était sporadique et
décourageant. Donc lorsqu’il arriva au stade ce matin-là, il
s’efforça de prendre un nouveau départ. D’abord, dans la
cage des frappeurs, puis au tee, il se vida la tête lentement,
patiemment, posément. À chaque mouvement de batte, il
s’efforçait de se concentrer sur les aspects mécaniques, la
position de ses pieds, s’ancrant dans le sol à l’endroit où
étaient ses pieds – sans penser au passé, sans s’inquiéter
de l’avenir, sans penser aux supporters et à la façon dont il
voulait frapper la balle. En réalité, il ne pensait pas. À la
place, il se répétait un proverbe zen : Coupe du bois,
transporte de l’eau. Coupe du bois, transporte de l’eau.
Coupe du bois, transporte de l’eau.

Ne suranalyse pas. Fais ton job.

Ne pense pas. Frappe.

Lors de son premier tour de batte ce jour-là, Green fit deux


prises dans les deux premiers lancers. Son mental se mit à
bouillonner – Est-ce que je vais sortir de cette mauvaise
passe ? S’arrêtera-t-elle un jour ? Pourquoi est-ce que je n’y
arrive pas ? – mais il laissa passer ces chevaux sauvages et
attendit que la poussière qu’ils avaient soulevée retombe. Il
prit une inspiration, se vida à nouveau la tête – aussi vide
que les sièges du stade durant son rituel d’avant-match.
Puis il se remit au travail. Troisième lancer – CRAC ! Un bon
double le long de la ligne du champ droit.

À la deuxième manche, Green reçut une balle rapide à


l’intérieur. Il planta son pied avant et se concentra sur lui,
sur le sentiment d’être cloué au sol. Il regarda le lanceur et
frappa la balle qui partit en sens inverse, franchissant le
mur du champ droit. Cela valut trois points à son équipe. À
la quatrième manche, il frappa un autre coup de circuit au-
dessus du champ centre droit. Dans la cinquième manche, il
frappa un coup de circuit au fond du camp gauche. Le
champ opposé, signe qu’un frappeur commence vraiment à
faire surface. Dans la huitième manche, il frappa un long
simple.

Il était sorti du tunnel.

Cinq sur cinq lors de son tour de batte et le manager voulait


en rester là. Il demanda un autre tour de batte.

Il avait bien envie de courir en sens inverse, le cerveau plein


des félicitations qui avaient remplacé les doutes. Tu assures.
N’est-ce pas fabuleux ? Vas-tu décrocher un autre coup sûr ?
Tu pourrais établir un record !

Tout comme la voix déchaînée qui résonne dans votre tête


quand vous êtes au fond du trou, celle qui hurle de façon
hystérique quand vous êtes en veine est nocive. Elles vous
empêchent d’avancer et compliquent encore les choses.

Tandis que Shawn Green prenait place dans la boîte du


frappeur pour la sixième et dernière fois, il se dit : « Ça ne
sert à rien de penser maintenant. » Il se vida la tête et
s’amusa autant qu’un gamin dans un match de petite ligue.

Aucune pression. Juste de la présence. Juste content d’être


là.
Au troisième lancer, il reçut une balle coupée plongeante
qui descendit très bas et vers l’intérieur, au-dessus du
genou. Pour les gauchers, comme Green, qui traversent une
mauvaise passe, cette partie de la zone de frappe est
comme un trou noir. Quand ils sont enfermés, c’est la
loterie. Green fusionna avec un mouvement de batte qui,
d’après l’un des coachs, eut l’air de se dérouler au ralenti.
Toutes les parties du corps du batteur étaient derrière la
batte, mentalement et physiquement – et la balle partit très,
très loin dans le champ centre droit. Il l’envoya à un mile.
Elle percuta le mur du fond du stade et rebondit dans le
champ.

Tandis que les équipiers de Green devenaient dingues dans


leur abri, il garda la tête basse et parcourut les bases sans
se départir du trot calme, appliqué, de ses trois précédents
coups de circuit. Étant donné son absence de
manifestations de joie, on n’aurait pas dit qu’à cet instant il
était le quatrième joueur de l’histoire à avoir marqué quatre
coups de circuit dans le même match. Six sur six, avec un
total de dix-neuf bases et sept points produits, sans doute la
meilleure performance réalisée en un match de baseball. Le
public de 26 728 personnes – dans un match en extérieur –
se leva pour l’ovationner. Mais Green faisait déjà le vide et
revenait à sa routine. Il retira ses gants et chassa l’exploit
de sa tête, faisant le vide avant le prochain match 1.

Shawn Green n’est pas le premier joueur de baseball


bouddhiste. Sadaharu Oh, qui détient le record mondial du
plus grand nombre de coups de circuit de l’histoire du
baseball, en était un aussi. Le but du zen, lui avait enseigné
son maître, est de « créer un vide… un vide sans bruit, sans
couleur, sans chaleur » – de parvenir à cet état de vide, que
ce soit sur le monticule ou dans la boîte du batteur ou à
l’entraînement.
Bien avant cela, le philosophe chinois Tchouang-tseu avait
écrit : « Le tao demeure dans le vide. Le vide est le jeûne du
mental. » Marc Aurèle évoquait l’idée de « se séparer des
impressions qui s’accrochent à la pensée, se libérer du futur
et du passé » pour devenir une « sphère parfaite, heureuse
de sa stable rotondité ». Mais si vous aviez vu ces mots
dans le premier paragraphe du résumé du match opposant
les Dodgers aux Brewers dans le Los Angeles Times du
lendemain, ils vous auraient paru parfaitement sensés.
Épictète, prédécesseur stoïcien de Marc Aurèle, parlait
d’ailleurs de sport quand il déclara : « Mais si c’est avec
désordre et appréhension que nous la lançons ou la
recevons, que deviendra le jeu ? Qu’est-ce qui y gardera son
sang-froid ? »

Ce qui est vrai pour le sport l’est aussi dans la vie.

Certes, il est essentiel de penser. Il est incontestablement


primordial pour le succès de tout dirigeant, athlète ou
artiste de posséder de l’expertise. Le problème est
qu’inconsciemment, nous pensons trop. Les « paroles
égarées et insensées » de notre subconscient ne s’arrêtent
jamais et, soudain, il n’y a plus de place pour apprendre (ou
autre chose). Nous sommes surchargés, débordés et
distraits… par notre propre mental !

Mais si nous pouvons faire le ménage, si nous pouvons


consciemment faire le vide dans notre tête, comme le fit
Green, nous aurons les idées plus claires et nous pourrons
progresser. Le mouvement de batte parfait se connectera
parfaitement à la balle.

Il y a un magnifique paradoxe dans cette idée de vide.

Le Dao de jing nous explique qu’en modelant de l’argile


autour du vide, on obtient un pichet pouvant contenir de
l’eau. L’eau du pichet est versée dans une tasse qui est elle
aussi modelée autour du vide. La pièce dans laquelle tout
cela se passe est elle-même composée de quatre murs
dressés autour du vide.

Vous voyez ? En nous reposant sur ce qui n’est pas là, nous
obtenons quelque chose d’utile. Durant l’enregistrement de
son album Interiors, la musicienne Rosanne Cash afficha
une pancarte au-dessus de la porte du studio. « Toi qui
entres ici abandonne toute pensée. » Non pas parce qu’elle
ne voulait travailler qu’avec une bande d’idiots incapables
de réfléchir, mais parce qu’elle voulait que tous – y compris
elle-même – creusent au-dessous de la surface de leur
pensée. Elle voulait qu’ils soient présents, connectés à la
musique, et non perdus dans leur tête.

Imaginez ce qu’il se serait passé si Kennedy avait passé son


temps à ressasser l’échec de la baie des Cochons pendant
la crise des missiles de Cuba. Imaginez que Shawn Green ait
frénétiquement tenté de reproduire son mouvement de
batte parce qu’il ne réussissait pas ou qu’il ait fait face aux
lanceurs alors que sa tête tournait à plein régime, tenaillée
par le doute et le désespoir. Nous avons tous connu cela –
Ne gâche pas tout. Ne gâche pas tout. N’oublie pas – et que
se passe-t-il ? Nous faisons exactement ce que nous
essayons d’éviter !

Quelle que soit la difficulté, quoi que vous fassiez, vous


devez d’abord ne pas vous mettre en échec. Vous ne devez
pas compliquer encore les choses en réfléchissant trop, par
des doutes improductifs ou par des arrière-pensées.

Cet espace entre vos oreilles – c’est le vôtre. Vous ne devez


pas seulement contrôler ce qui y entre, vous devez aussi
contrôler ce qu’il s’y passe. Vous devez le protéger contre
vous-même, contre vos propres pensées. Non par la force,
mais par un balayage doux, et répété. Soyez le
bibliothécaire qui dit « Chut ! » aux enfants bavards ou qui
demande au jeune qui téléphone de sortir.

Parce que le mental est un lieu important et sacré.

Gardez ce lieu propre et dégagé.


RALENTISSEZ, RÉFLÉCHISSEZ
PROFONDÉMENT

Avec mon œil qui voit, je vois ce qu’il y a devant


moi, et avec mon œil qui ne voit pas, je vois ce
qui est caché.
ALICE WALKER

Dans la séquence d’ouverture de l’émission américaine pour


la jeunesse, Mister Rogers’ Neighborhood, le premier plan
d’intérieur ne montre pas l’animateur. Dans les instants qui
précèdent l’apparition de Fred Rogers à l’écran, chantant
son air joyeux et vantant le fait d’être un bon voisin, le
spectateur voit un feu orange clignotant.

Pendant plus de trente ans et près d’un millier d’épisodes,


l’émission commence par cette subtile image symbolique
qui rappelle au spectateur qu’il doit ralentir. Cet
avertissement semble s’égrener tout au long de l’émission :
ralentissez, soyez prévenant et attentif.

Lorsqu’il était élève à l’école élémentaire Latrobe, en


Pennsylvanie, Fred Rogers avait été victime de
harcèlements de la part de ses camarades. Les enfants s’en
prenaient à lui à cause de son poids, d’autant plus que
c’était un sujet sensible pour lui. Ce fut une expérience
horrible, mais cette douleur motiva son travail novateur à la
télévision. « Cela amorça une quête de l’essentiel que je
poursuivis toute ma vie, dit-il au sujet de son enfance. Qu’y
a-t-il chez mon voisin qui ne saute pas aux yeux ? » Il alla
même jusqu’à encadrer cette question et il accrocha au mur
de son studio, à Pittsburgh, un extrait de l’une de ses
citations favorites : « L’essentiel est invisible pour les
yeux. »

Les apparences sont trompeuses. Les premières impressions


aussi. Nous sommes trompés et induits en erreur par ce qui
est à la surface, par ce que les autres voient. Nous prenons
alors de mauvaises décisions, nous ratons des opportunités,
nous sommes effrayés ou tristes. Plus particulièrement
lorsque nous ne ralentissons pas et que nous ne prenons
pas le temps de bien regarder.

Pensez à Khrouchtchev qui était dans le camp adverse


durant la crise des missiles de Cuba. Qu’est-ce qui provoqua
sa réaction incroyablement disproportionnée ? Une
mauvaise lecture de la force de caractère de son adversaire.
Une action précipitée. Une réflexion bâclée sur la façon dont
ses actions seraient interprétées sur la scène mondiale.
Cette erreur de calcul fut presque fatale, comme le sont la
plupart des choses faites à la hâte.

Épictète explique que le philosophe a pour rôle de mettre à


l’épreuve nos impressions – ce que nous voyons, entendons
et pensons. D’après lui, nous devons retenir nos pensées et
les examiner afin de nous assurer que nous n’avons pas été
trompés par les apparences ou que nous ne passons pas à
côté de ce qui n’est pas visible à l’œil nu.

En effet, nous trouvons la même image dans le stoïcisme, le


bouddhisme et d’innombrables autres courants : le monde
ressemble à de l’eau boueuse. Pour voir à travers, nous
devons laisser les choses décanter. Nous ne devons pas
nous laisser perturber par les premières impressions, et si
nous nous montrons patients, la vérité nous sera révélée.

C’est ce que M. Rogers apprit aux enfants – il leur enseigna


à prendre une habitude cruciale le plus tôt possible dans
leur existence. Dans d’innombrables épisodes, Rogers
choisissait un sujet – que ce soit l’estime de soi ou la
fabrication des crayons, le divorce ou l’art de s’amuser – et
il montrait aux jeunes spectateurs ce qu’il se passait
vraiment et ce que cela signifiait. Il semblait savoir
naturellement comment un enfant traitait les informations
et il l’aidait à se débarrasser de la confusion ou des peurs
qui étaient bien compréhensibles. Il enseignait l’empathie et
des capacités de raisonnement indispensables. Il rassurait
ses spectateurs sur le fait qu’ils pouvaient tout comprendre
à condition de prendre le temps d’y réfléchir – avec lui,
ensemble.

C’est un message qu’il transmet aussi aux adultes.


« Contente-toi de réfléchir, écrivit-il un jour à un ami en
difficulté. Calme-toi et réfléchis. Cela changera tout. »

En apparence, il y a là une contradiction. D’un côté, les


boud- dhistes affirment que nous devons nous vider la tête
pour être pleinement présents. Nous n’arriverons jamais à
rien si nous sommes paralysés parce que nous réfléchissons
trop. De l’autre, nous devons réfléchir et analyser les choses
en profondeur si nous voulons bien les comprendre (et
éviter de tomber dans les schémas destructeurs qui sont
nocifs pour tant de personnes).

En réalité, ce n’est pas du tout contradictoire. C’est la vie,


tout simplement.

Nous devons apprendre à mieux réfléchir, délibérément et


intentionnellement, aux grandes questions. Aux choses
compliquées. Pour comprendre ce qu’il se passe vraiment
chez telle personne ou dans telle situation, mais aussi dans
la vie elle-même.

Nous devons penser comme 99 % de la population ne le fait


pas et nous devons mettre un terme aux pensées
destructrices qui affluent en nous 99 % du temps.

Hakuin, maître zen du XVIIIe siècle, se montrait très critique


envers les enseignants qui pensaient que l’éveil spirituel
consistait simplement à ne penser à rien. Au contraire, il
voulait que ses élèves réfléchissent intensément. C’est
pourquoi il leur donnait des kōans déconcertants, du style :
« Quel est le son d’une seule main qui applaudit ? », « À
quoi ressemblait ton visage avant ta naissance ? » ou « Un
chien a-t-il la nature de Bouddha ? »

Il n’est pas facile de répondre à ces questions et c’est bien


le but. En prenant le temps de méditer profondément à leur
sujet, pendant des jours et des semaines, voire des années,
les élèves finissent par avoir la tête tellement claire qu’il en
émerge des vérités plus profondes et que commence l’éveil
spirituel (et même s’ils n’y parviennent pas totalement, le
fait d’avoir essayé les rend plus forts).

« Soudain, promit Hakuin à ses élèves, alors que vous ne


vous y attendrez pas, vos dents grinceront. Votre corps
dégoulinera de sueur froide. D’un coup, tout deviendra
clair. » Cet état est désigné par le mot satori – une vision
lumineuse durant laquelle l’insondable est révélé, une vérité
essentielle devient évidente et inéluctable.

Pourrions-nous nous y employer nous aussi ?

Eh bien, personne ne parvient au satori en avançant à deux


cents à l’heure. Personne n’y parvient en se focalisant sur
ce qui est évident, ou en s’en tenant aux premières pensées
qui viennent en tête. Pour voir ce qui est important, il faut
bien regarder. Pour le comprendre, il faut bien réfléchir. Cela
demande des efforts de voir ce qui est invisible aux yeux de
tous.

Cela présentera non seulement un avantage pour votre


carrière et votre activité, mais cela vous aidera aussi à
trouver la paix et le réconfort.

Une autre grande phrase de Fred Rogers est devenue virale


dès qu’il y a une nouvelle tragédie épouvantable.
« Cherchez les aides », expliqua-t-il à ses spectateurs qui
étaient effrayés ou désabusés par l’actualité. « Vous
trouverez toujours des gens qui vous aideront. Je suis venu
pour voir que le monde est plein de médecins et
d’infirmières, de policiers et de pompiers, de bénévoles, de
voisins et d’amis qui sont prêts à donner un coup de main
quand les choses vont mal. »

Ne vous y trompez pas – ce n’était pas une parole creuse


destinée à réconforter les spectateurs. S’inspirant des
conseils que lui donnait sa mère quand il était petit, Rogers
avait réussi à trouver du réconfort et de la bonté dans une
situation qui n’aurait fait que déclencher la douleur, la
colère et la peur chez d’autres. Et il trouva le moyen de le
communiquer de façon à continuer à rendre le monde
meilleur après sa mort.

Combien de détresse éprouvons-nous parce que nous


réagissons instinctivement au lieu d’agir après une
soigneuse réflexion. Combien d’erreurs commettons-nous
pour la même raison. Nous réagissons aux ombres. Nous
prenons pour argent comptant des impressions que nous
n’avons pas vérifiées. Nous ne nous arrêtons pas pour
mettre nos lunettes et regarder de plus près.
Votre tâche, une fois que vous vous êtes vidé la tête, est de
ralentir et de réfléchir. De réfléchir vraiment et
régulièrement…

– Réfléchissez à ce qui est important pour vous.


– Réfléchissez à ce qu’il se passe vraiment.
– Réfléchissez à ce qui est dissimulé aux regards.
– Réfléchissez aux autres pièces qui se trouvent sur
l’échiquier.
– Réfléchissez au véritable sens de la vie.

La chorégraphe Twyla Tharp nous propose un exercice que


nous pouvons réaliser :

Asseyez-vous seul dans une pièce et laissez vos


pensées s’égarer. Faites-le durant une minute…
Continuez à pratiquer cette errance mentale machinale
pendant dix minutes par jour. Ensuite, prêtez attention à
vos pensées pour voir si un mot ou un but apparaît. S’il
ne se passe rien, prolongez l’exercice pendant onze
minutes, puis douze, puis treize… aussi longtemps que
nécessaire pour qu’il vous vienne une pensée
intéressante à l’esprit. L’expression gaélique qui
désigne cet état mental est « quiétude sans solitude ».

En investissant du temps et de l’énergie mentale, vous ne


trouverez pas seulement quelque chose d’intéressant (ou
votre prochain projet créatif), vous trouverez aussi la vérité.
Vous trouverez ce que les autres ont raté. Vous trouverez
des solutions aux problèmes auxquels nous sommes
confrontés – que ce soit la logique des Soviétiques avec
leurs missiles à Cuba, la manière de développer votre
activité ou de comprendre la violence insensée.

Ce sont des réponses qui doivent être pêchées dans les


profondeurs. Et pour pêcher, ne faut-il pas ralentir ? Être à
la fois détendu et à l’écoute de notre environnement ? Pour,
enfin, hameçonner ce qui se cache sous la surface et le
ramener d’un tour de moulinet ?
TENEZ UN JOURNAL

Ayez toujours sur vous un carnet de notes.


Voyagez avec lui, mangez avec lui, dormez avec
lui. Notez-y toutes les pensées qui vous
viennent en tête.
JACK LONDON

Pour son quinzième anniversaire, une réfugiée allemande


précoce qui s’appelait Anne Frank reçut un petit « carnet
d’autographes » rouge et blanc de la part de ses parents.
Bien que les pages fussent destinées à recevoir les
signatures et les petits mots d’amis, dès l’instant où elle le
découvrit dans la vitrine d’un magasin, elle sut qu’il lui
servirait de journal intime. Anne y écrivit pour la première
fois, le 12 juin 1942 : « Je vais pouvoir, j’espère, te confier
toutes sortes de choses, comme je n’ai encore pu le faire à
personne, et j’espère que tu me seras d’un grand soutien. »

Personne n’aurait pu imaginer à quel point elle allait avoir


besoin de soutien. Vingt-quatre jours plus tard, Anne et sa
famille juive étaient contraintes de se cacher dans un
minuscule réduit dans l’annexe de l’entreprise de son père,
à Amsterdam. C’est là qu’ils passeraient les deux années
suivantes, dans l’espoir que les nazis ne les trouvent pas.
Anne Frank souhaitait tenir un journal pour des raisons
compréhensibles. C’était une adolescente. Elle s’était déjà
sentie seule et effrayée et il lui était déjà arrivé de
s’ennuyer. Mais voilà qu’elle se retrouvait enfermée dans
des pièces étouffantes et exiguës avec six autres
personnes. C’était tellement oppressant, tellement injuste
et inattendu. Il lui fallait un endroit où exprimer ces
sentiments.

D’après son père, Otto, Anne n’écrivait pas tous les jours,
mais elle écrivait toujours lorsqu’elle était triste ou
confrontée à une difficulté. Elle écrivait aussi quand elle
était perdue, quand elle s’interrogeait. Elle tenait ce journal
comme une forme de thérapie, afin de ne pas se décharger
de ses pensées perturbées sur sa famille et les personnes
avec lesquelles elle partageait ces conditions de vie peu
enviables. L’une de ces meilleures phrases a dû lui venir par
une journée particulièrement difficile. « Le papier, note-t-
elle, a plus de patience que les gens. »

Anne se servait de son journal pour réfléchir. « Comme les


gens seraient tous beaux et bons, écrit-elle, si chaque soir
avant de s’endormir, ils se remémoraient les événements
de la journée, puis s’interrogeaient sur le bien-fondé ou non
de leurs actes. Dans ce cas, involontairement, on essaie de
s’améliorer chaque jour de nouveau et au bout d’un certain
temps, on fait sans doute de gros progrès. » Elle remarque
que l’écriture lui permet de s’observer comme si elle était
une inconnue. À une période de la vie où les hormones
rendent généralement les adolescentes plus égoïstes, elle
relisait régulièrement ce qu’elle avait écrit pour remettre en
cause et améliorer sa réflexion. Même si la mort rôdait
devant sa porte, elle s’efforçait de devenir meilleure.

La liste de ceux qui, anciens et modernes, ont pratiqué l’art


de tenir un journal intime est étonnamment longue et
incroyablement variée. Parmi eux, il y a Oscar Wilde, Susan
Sontag, Marc Aurèle, la reine Victoria, John Quincy Adams,
Ralph Waldo Emerson, Virginia Woolf, Joan Didion, Shawn
Green, Mary Chesnut, Brian Koppelman, Anaïs Nin, Franz
Kafka, Martina Navratilova et Benjamin Franklin.

Tous des diaristes.

Certains écrivaient le matin. D’autres sporadiquement.


D’autres encore, comme Léonard de Vinci, ne se séparaient
jamais de leur carnet. John F. Kennedy tenait un carnet de
voyage avant la Deuxième Guerre mondiale, puis, une fois
devenu président, il prenait plutôt des notes et griffonnait
(ce qui, comme cela a été démontré, améliore la mémoire)
sur le papier à en-tête de la Maison-Blanche à la fois pour
s’éclaircir les idées et pour en garder une trace.

Certes, cette liste d’individus est assez intimidante. Mais


Anne Frank avait entre treize et quinze ans. Si elle y arrivait,
nous n’avons aucune excuse.

Il semblerait que Sénèque, le philosophe stoïcien, écrivait


plutôt le soir, comme Anne Frank en avait l’habitude. Après
la nuit tombée, lorsque sa femme s’était endormie,
expliqua-t-il à un ami : « N’est-il rien de plus beau que cette
coutume de scruter toute une journée ? » Puis il allait se
coucher, constatant que le « sommeil qui suit cet examen
de soi-même » est particulièrement tranquille et profond.
Pour ses lecteurs d’aujourd’hui, il ne fait aucun doute qu’il
cherchait la sérénité dans cet exercice d’écriture nocturne.

Michel Foucault évoque le genre ancien des hupomnemata


(notes à soi-même). Pour lui, le journal est une « arme de
combat spirituel », une façon de pratiquer la philosophie et
de se purger la tête de l’agitation et de la stupidité, mais
aussi de surmonter les difficultés. De réduire au silence les
chiens qui aboient dans sa tête. De se préparer au
lendemain. De réfléchir à la journée qui vient de s’écouler.
De noter les bons mots que l’on a entendus. De prendre le
temps de sentir la sagesse couler par ses doigts jusqu’à la
page.

C’est à cela que ressemblent les meilleurs journaux. Ils ne


sont pas destinés au lecteur, mais à l’auteur. Pour ralentir le
mental. Pour faire la paix avec soi-même.

Tenir un journal est une façon de se poser des questions


difficiles : pourquoi est-ce que je me mets moi-même des
bâtons dans les roues ? Quel est le petit pas que je pourrais
faire aujourd’hui pour parvenir à de grandes choses ?
Pourquoi est-ce que je m’énerve à ce sujet ? Quels bienfaits
puis-je dénombrer actuellement ? Pourquoi ai-je tant besoin
d’impressionner les gens ? Quelle est la décision difficile que
j’évite ? Est-ce que je domine mes peurs ou me dominent-
elles ? En quoi mes difficultés actuelles sont-elles
révélatrices de mon caractère 1 ?

Si beaucoup ne jurent que par les bénéfices de tenir un


journal, les études le confirment. Cet exercice améliorerait
le bien-être après des événements traumatisants et
stressants. Une étude réalisée par l’université de l’Arizona a
démontré que les individus se remettaient mieux d’un
divorce et arrivaient mieux à tourner la page s’ils
racontaient leur expérience dans un journal. C’est aussi ce
que recommandent fréquemment les psychologues parce
que cela aide les patients à cesser de ressasser et leur
permet de clarifier les pensées qui se bousculent dans leur
tête et risquent de les submerger.

Voilà l’idée. Au lieu de porter ce bagage dans votre tête ou


dans votre cœur, partout avec vous, couchez-le sur le
papier. Au lieu de laisser les pensées se bousculer de façon
débridée ou de ne pas remettre en cause des idées
préconçues, forcez-vous à les écrire et à les examiner.
Coucher vos pensées sur le papier vous permet de les
observer de loin. Cela vous donne l’objectivité qui vous
échappe si souvent quand l’anxiété, la peur et la frustration
s’emparent de vous.

Quelle est la meilleure façon de commencer un journal ? Y


a-t-il un moment idéal dans la journée ? Combien de temps
faut-il y consacrer ?

Est-ce important ?

La façon dont vous tenez votre journal est beaucoup moins


importante que la raison pour laquelle vous le faites : pour
exprimer ce que vous avez sur le cœur. Pour réfléchir en
toute quiétude. Pour clarifier vos pensées. Pour séparer les
pensées toxiques des pensées bénéfiques.

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon. Le but, c’est de


le faire, tout simplement.

Si vous avez déjà commencé et que vous avez arrêté,


recommencez. Il arrive de perdre le rythme. L’essentiel est
de libérer de nouveau de l’espace, aujourd’hui. Le peintre
Eugène Delacroix – qui disait que le stoïcisme était sa
religion de consolation – avait autant de difficultés que
nous :

Je reprends mon entreprise après une grande lacune : je


crois que c’est un moyen de calmer les agitations qui
me tourmentent depuis beaucoup de temps.

Oui, absolument !

C’est à cela que sert un journal. Ce sont des essuie-glaces


spirituels, comme le dit l’écrivaine Julia Cameron. Ce sont
quelques minutes de réflexion qui exigent et créent à la fois
de la sérénité. C’est une pause hors du monde. Un cadre
pour le jour à venir. Un moyen de faire face aux problèmes
rencontrés dans les heures qui viennent de s’écouler. Une
stimulation pour votre créativité, pour vous détendre et faire
le vide.

Une fois, deux fois, trois fois par jour. Autant que vous
voulez. Voyez ce qui marche pour vous.

Sachez simplement que cela pourrait devenir l’activité la


plus importante de votre journée.
CULTIVEZ LE SILENCE

Toutes les choses profondes et les émotions


qu’elles éveillent sont précédées et escortées
par le Silence. […] Le silence est la consécration
générale de l’univers.
HERMAN MELVILLE

Très tôt dans sa vie, le compositeur John Cage fut fasciné


par le silence. En 1928, lors d’un concours d’éloquence
organisé par la Los Angeles High School, il tenta de
persuader ses camarades et le jury que l’Amérique devrait
instituer une journée nationale du silence. En observant le
silence, expliqua-t-il au public, ils pourraient enfin
« entendre ce que les autres pensent. »

Ce fut le début de toute une vie de recherche et


d’expérimentation sur la signification du silence et les
occasions d’écouter ce que crée ce silence discipliné.

Après le lycée, Cage voyagea à travers l’Europe. Il étudia la


peinture, il enseigna la musique. Il composa de la musique
classique. C’était un observateur avide. Né en 1915, en
Californie, il était juste assez vieux pour se souvenir de ce
qu’était la vie avant le machinisme. Tandis que la modernité
gagnait du terrain – et que la technologie transformait tous
les secteurs industriels et les métiers –, il remarqua à quel
point tout était devenu bruyant.

« Où que nous soyons, ce que nous entendons est


essentiellement du bruit, disait-il. Lorsque nous n’y prêtons
pas attention, cela nous dérange. Lorsque nous l’écoutons,
nous le trouvons fascinant. »

Pour Cage, le silence n’était pas nécessairement l’absence


de bruit. Il aimait « le son d’un camion à 50 miles à l’heure.
Les parasites entre les stations de radio. La pluie. » Surtout,
il aimait les sons que nous ratons ou qui sont recouverts par
ceux de notre vie quotidienne.

En 1951, il visita une chambre anéchoïque, la pièce


insonorisée la plus performante pour l’époque. Même là,
avec son oreille musicale extrêmement sensible, il percevait
des sons. Deux sons, l’un dans les aigus et l’autre dans les
graves. En discutant par la suite avec l’ingénieur, il fut
surpris de découvrir que la source de ces sons était son
système nerveux et sa circulation sanguine.

Avez-vous déjà eu l’occasion de percevoir cette sorte de


silence ? De réduire le bruit et le brouhaha autour de vous
au point d’entendre littéralement votre propre vie ?
Imaginez tout ce que vous pourriez faire de tout ce silence !

C’est en réaction contre le bruit inutile que Cage composa


son œuvre la plus connue, 4’33”, qui, à l’origine, s’intitulait
« Prière silencieuse ». Le compositeur voulait créer un
morceau identique au morceau le plus populaire à
l’époque – il aurait la même durée, il serait joué en direct et
à la radio comme tous les morceaux. À la seule différence
que 4’33” serait un « morceau de silence ininterrompu ».

Pour certaines personnes, c’était une blague absurde, une


parodie à la Duchamp de ce qui constitue de la « musique ».
Par certains côtés, ça l’était. (Cage pensait qu’il serait
amusant de vendre le morceau à l’entreprise Muzak comme
musique d’ascenseur.) Mais il était aussi inspiré par son
étude de la philosophie zen, qui trouve la plénitude dans le
vide. Les indications d’interprétation sont elles-mêmes
contradictoires : « Dans une situation prévue avec une
amplification maximale, jouer de façon disciplinée. »

En fait, 4’33” ne consistait pas à parvenir à un silence


total – Cage s’intéresse à ce qu’il se passe lorsque l’on
cesse de contribuer au bruit. Le morceau fut joué pour la
première fois à Woodstock par le pianiste David Tudor 1. « Il
n’y a rien de tel que le silence », déclara Cage au sujet de
cette première représentation. « Ce qu’ils pensaient être du
silence, parce qu’ils ne savaient pas comment écouter, était
plein de sons accidentels. Vous pouviez entendre le vent qui
soufflait au-dehors lors du premier mouvement. Durant le
deuxième, les gouttes de pluie se mirent à crépiter sur le
toit et, au troisième, les gens eux-mêmes émirent toutes
sortes de sons intéressants en bavardant ou en quittant la
salle. »

« L’homme a deux oreilles et une seule langue, pour


écouter deux fois plus qu’il ne parle », observa le philosophe
Zénon. Ce que vous entendez quand vous vous arrêtez pour
écouter peut faire toute la différence.

Une trop grande part de notre vie est définie par le bruit.
Les casques (réducteurs de bruit pour mieux entendre… le
bruit). Les écrans. Les sonneries de téléphone. Le ventre en
métal du long-courrier, qui vole à 1 000 kilomètres à l’heure,
est rempli de gens qui ne font rien d’autre qu’éviter le
silence. Ils préfèrent regarder les mêmes mauvais films en
boucle ou écouter une interview sans intérêt d’une célébrité
ennuyeuse, plutôt que de s’arrêter pour absorber ce qu’il se
passe autour d’eux. Ils préfèrent fermer leur esprit que de
rester assis et s’en servir.

« Le silence est l’élément dans lequel se façonnent les


grandes choses », déclara Thomas Carlyle. Si nous voulons
mieux réfléchir, nous devons saisir ces moments de silence.
Si nous voulons plus de révélations – plus de visions
innovantes ou de grandes idées –, nous devons leur faire de
la place. Nous devons nous éloigner du confort des
distractions bruyantes et des stimulations. Nous devons
commencer à écouter.

Dans le centre d’Helsinki, il y a un petit édifice qui s’appelle


la chapelle de Kamppi. Ce n’est pas un lieu de culte à
proprement parler, mais l’intérieur est aussi silencieux
qu’une cathédrale. Encore plus silencieux, en réalité, parce
qu’il n’y a pas d’échos. Pas d’orgues. Pas d’épaisses portes
qui grincent. C’est une église du silence, ouverte à tous
ceux qui cherchent un moment de calme dans une ville
animée.

À votre entrée, vous êtes accueilli par le silence.

Un silence sacré. Le genre de silence qui vous donne le


sentiment de commencer enfin à entendre.

Randall Stutman, qui, durant des décennies, fut un


conseiller en coulisses pour bon nombre de grands
dirigeants et d’hommes d’affaires de Wall Street, interrogea
plusieurs centaines de cadres de grandes entreprises pour
savoir comment ils se ressourçaient pendant leur temps
libre. Ils lui répondirent qu’ils pratiquaient la voile ou le
cyclisme, écoutaient de la musique classique, pratiquaient
la plongée, roulaient en moto ou pêchaient à la mouche.
Toutes ces activités, remarqua-t-il, avaient un point
commun : l’absence de voix.
Ils exerçaient des professions trépidantes et échangeaient
en permanence. Au fil des journées, ils prenaient
d’innombrables décisions qui avaient de lourdes
conséquences. Mais passer quelques heures sans discuter,
sans bruits de voix dans leurs oreilles, pendant lesquelles ils
pouvaient simplement réfléchir (ou pas), leur permettait de
recharger leurs batteries et de trouver la paix. Ils pouvaient
être silencieux – même s’ils bougeaient. Ils pouvaient enfin
écouter, malgré le bruit d’un torrent tumultueux ou la
musique de Vivaldi.

Nous avons tous besoin de cultiver ces moments dans notre


vie. Ces moments où nous limitons le nombre de données et
baissons le volume afin de prendre pleinement conscience
de ce qu’il se passe autour de nous. En nous taisant – ne
serait-ce que pour une courte période –, nous pouvons enfin
entendre ce que le monde essaye de nous dire. Ou ce que
nous essayons de nous dire à nous-mêmes.

Le fait que la quiétude soit si rare est le signe qu’elle est


précieuse. Saisissez-la.

Nous ne pouvons pas avoir peur du silence, car il a


beaucoup à nous enseigner. Cherchez-le.

Le tic-tac des aiguilles de votre montre vous indique que le


temps passe et qu’il ne reviendra jamais. Écoutez-le.
CHERCHEZ LA SAGESSE

La sagesse est semblable à l’or, elle a cours en


tout pays.
PROVERBE PERSAN

En Grèce, en 426 avant J.-C., la Pythie de Delphes dut


répondre à un Athénien qui lui demanda s’il existait
quelqu’un de plus sage que Socrate.

Sa réponse : Non.

L’idée que Socrate fut le plus sage de tous surprit tout le


monde, y compris le principal intéressé.

Contrairement aux traditionnels sages qui savent beaucoup


de choses, et contrairement aux prétentieux qui affirment
savoir beaucoup de choses, Socrate était doué d’une grande
humilité intellectuelle. En réalité, il passa la plus grande
partie de sa vie à clamer haut et fort son manque de
sagesse.

Pourtant, c’était là le secret de son esprit brillant, la raison


pour laquelle il occupa une place à part durant des siècles
en tant que modèle de sagesse. Six cents ans après la mort
de Socrate, Diogène Laërce écrira que Socrate était sage
parce qu’« il disait qu’il ne savait rien, sauf le fait de son
ignorance ». Mieux encore, il avait conscience de ce qu’il
ignorait et était toujours prêt à accepter ses erreurs.

En effet, au cœur de ce que nous appelons maintenant la


maïeutique réside l’habitude bien réelle et souvent pénible
qu’avait Socrate de poser inlassablement des questions. Il
interrogeait les autres en permanence. Pourquoi pensez-
vous cela ? Comment le savez-vous ? Quelle preuve avez-
vous ?

C’est cette quête de vérité, de sagesse, qui fit de Socrate un


homme si brillant et si exigeant d’Athènes – ce qui finira par
lui valoir une condamnation à mort.

Tous les courants philosophiques prêchent le besoin de


sagesse. En hébreu, sagesse se dit ‫( חכמה‬chokmâh) ; le mot
correspondant dans l’islam est ḥikma. Dans ces deux
cultures, Dieu est une inépuisable source de sagesse. En
grec, sagesse se dit sophia, et en latin sapientia (c’est
pourquoi l’homme s’appelle Homo sapiens). Les épicuriens,
comme les stoïciens, considèrent la sophia comme une
doctrine essentielle. De leur point de vue, la sagesse
s’acquiert par l’expérience et l’étude. Jésus recommanda à
ses disciples d’être aussi sages que le serpent et aussi
innocents que la colombe. Dans les Proverbes 4:7,
l’acquisition de la sagesse est considérée comme la chose la
plus importante.

Chez les bouddhistes, la sagesse, qui se nomme prajñā,


consiste à comprendre la vraie nature de la réalité.
Confucius et ses disciples évoquaient constamment la
culture de la sagesse, avançant qu’on y parvenait de la
même façon qu’un artisan apprend son métier : en y
consacrant du temps. Xun Zi est plus explicite : « Il ne faut
jamais cesser d’apprendre. […] La noble personne qui
étudie et qui s’examine quotidiennement atteindra la clarté
dans son savoir et aura une conduite sans faille. »

Chaque courant philosophique a sa propre conception de la


sagesse, mais un thème est récurrent : la nécessité de
poser des questions. La nécessité d’étudier et de réfléchir.
L’importance de l’humilité intellectuelle. La force de
l’expérience – et surtout de l’échec et des erreurs – pour
ouvrir nos yeux à la vérité et à la compréhension. Par
conséquent, la sagesse est une vision d’ensemble,
l’accumulation d’expériences et la capacité à s’élever au-
dessus des idées reçues, les pièges dans lesquels tombent
les esprits fainéants.

Le fait que vous soyez assis là à lire ce livre constitue un


merveilleux pas sur la voie de la sagesse. Mais ne vous
arrêtez pas en si bon chemin – ce livre n’est qu’une
introduction à la pensée classique. Tolstoï exprima son
exaspération face à ceux qui ne lisaient pas régulièrement :
« Je ne comprends pas que des gens puissent vivre sans
communiquer avec les plus sages qui ont vécu sur terre. »
Une autre citation, devenue un cliché, est encore plus
acerbe : « Ceux qui ne lisent pas n’ont aucun avantage sur
ceux qui ne savent pas lire. »

Il n’y a guère d’avantages non plus à lire avec arrogance ou


avec l’intention de confirmer des opinions préconçues.
Après la Première Guerre mondiale, Hitler passa sa brève
peine de prison à lire les classiques de l’histoire. Sauf qu’au
lieu d’en tirer des enseignements, il ne trouva dans ces
milliers de pages qu’une confirmation de ses opinions.

Ce n’est pas de la sagesse. Ni même de la stupidité. C’est


de la folie.
Nous devons aussi chercher des mentors et des professeurs
pour nous guider dans notre voyage. Le stoïcisme, par
exemple, fut fondé lorsque Zénon, qui était alors un riche
marchand, entendit quelqu’un lire les enseignements de
Socrate à haute voix dans une librairie. Mais ce n’était pas
suffisant. C’est ce qu’il fit ensuite qui le mit sur la voie de la
sagesse, car il alla voir l’homme qui lisait et lui dit : « Où
puis-je trouver un homme comme lui ? » Dans le
bouddhisme, il y a la notion de pabbajja, qui signifie « aller
de l’avant » et qui marque le début des études. C’est ce que
fit Zénon. Il répondit à l’appel et alla de l’avant.

Le maître de Zénon, qui était le philosophe Cratès, ne lui


donna pas seulement beaucoup de choses à lire, mais
comme tous les grands mentors, il l’aida à résoudre des
problèmes personnels. C’est avec l’aide de Cratès que
Zénon surmonta son obsession paralysante de l’opinion que
les autres avaient de lui. Un jour, il renversa de la soupe sur
Zénon et lui fit remarquer à quel point personne ne s’en
soucia ni y prêta attention.

Le premier maître de Bouddha était l’ermite Alara Kalama,


qui lui enseigna les bases de la méditation. Lorsqu’il apprit
tout ce qu’il pouvait de Kalama, il passa à Uddaka
Ramaputta, qui était aussi un bon professeur. C’est à cette
époque que Bouddha commença à percevoir les limites des
écoles existantes et envisagea de fonder la sienne.

Si Zénon et Bouddha avaient besoin de maîtres pour


progresser, alors nous aussi. Et notre capacité à l’admettre
est la preuve d’une certaine dose de sagesse !

Trouvez des personnes que vous admirez et demandez-leur


comment elles en sont arrivées là. Faites-vous
recommander des lectures. N’est-ce pas ce que ferait
Socrate ? Ajoutez de l’expérience et de l’expérimentation.
Mettez-vous dans des situations difficiles. Acceptez les défis.
Familiarisez-vous avec ce qui ne vous est pas familier. C’est
ainsi que vous élargissez vos horizons et votre
compréhension. Les sages sont sereins parce qu’ils ont tout
vu. Ils savent à quoi s’attendre parce qu’ils ont vécu tant de
choses. Ils ont commis des erreurs et en ont tiré des leçons.
Vous devez aussi passer par là.

Réfléchissez à de grandes questions. Réfléchissez à de


grandes idées. Traitez votre cerveau comme le muscle qu’il
est. Devenez plus fort en devenant plus résistant, en vous
exposant et en vous entraînant.

La quête de la sagesse n’est pas une petite promenade de


santé. La sagesse ne produit pas immédiatement la
quiétude et la clarté. Bien au contraire. Elle peut même
rendre les choses moins claires – plus obscures avant
l’aube.

Souvenez-vous que Socrate admettait volontiers être


ignorant. C’est difficile. C’est douloureux de perdre ses
illusions. C’est une grande leçon d’humilité d’apprendre que
nous ne sommes pas aussi intelligents que nous le
pensions.

Il est inévitable que l’élève appliqué découvre des idées


déconcertantes ou difficiles – à propos du monde et à
propos de lui-même. C’est déstabilisant. Comment pourrait-
il en être autrement ?

Mais ce n’est pas grave.

Cela vaut mieux que de foncer à travers la vie (et dans les
autres), comme des taupes aveugles, pour emprunter
l’image de Khrouchtchev.
Nous voulons savourer nos doutes. Nous voulons les suivre
pour voir où ils nous mènent.

Parce que de l’autre côté, il y a la vérité.


PRENEZ CONFIANCE EN VOUS,
ÉVITEZ DE SUIVRE VOTRE EGO

Ne laissez pas votre ego trop se rapprocher de


votre position, car si votre position se renverse,
votre ego la suivra dans sa chute.
COLIN POWELL

En l’an 1000 avant J.-C., dans la vallée des Térébinthes, le


peuple d’Israël et les Philistins menaient une guerre sans
merci. Il ne semblait y avoir aucune issue jusqu’à ce que le
géant Goliath lance un défi pour faire sortir les armées de
l’impasse. « Je lance en ce jour un défi aux lignes d’Israël.
Donnez-moi un homme, pour que nous nous battions
ensemble », cria-t-il.

Durant quarante jours, aucun soldat ne se porta volontaire,


pas même le roi d’Israël, Saül. Si Goliath était motivé par
son ego et son hubris, les Israélites étaient paralysés par la
peur et le doute.

C’est alors qu’arriva le jeune David, un berger venu rendre


visite à ses trois frères dans l’armée. David eut vent du défi
lancé par Goliath, et contrairement à toute l’armée,
tremblante de peur, il était certain de pouvoir se battre
contre Goliath et remporter le combat. Était-il fou ?
Comment pouvait-il croire qu’il allait battre quelqu’un
d’aussi grand ?

« Quand un lion ou un ours venait enlever une brebis du


troupeau, je courais après lui, je le frappais, et j’arrachais la
brebis de sa gueule. S’il se dressait contre moi, je le
saisissais par la gorge, je le frappais, et je le tuais, raconta
David à ses frères. C’est ainsi que ton serviteur a terrassé le
lion et l’ours, et qu’il en sera du Philistin. »

David tirait sa confiance en lui de l’expérience, pas de son


ego. Il avait vu pire et s’était battu à mains nues.

Il connaissait ses points forts, mais il connaissait aussi ses


points faibles. Il revêtit l’armure du roi, mais elle était trop
grande et trop lourde pour lui. Il s’apprêta avec ce que nous
appellerons une véritable conscience de lui (et sa foi, bien
sûr).

Comment Goliath répondit-il à son minuscule adversaire ?


Comme toutes les brutes : il rit. « Suis-je un chien que tu
viennes à moi avec des bâtons ? Viens vers moi, et je
donnerai ta chair aux oiseaux du ciel et aux bêtes
sauvages ! »

Cette arrogance fut de courte durée.

David fonça sur Goliath, une fronde dans une main et


quelques cailloux de la rivière dans l’autre. Durant ces
quelques secondes, Goliath dut voir la confiance dans les
yeux de David et il dut avoir peur pour la première fois – et
avant d’avoir pu faire quoi que ce soit, le géant était mort.
Terrassé par la pierre que David lui lança au milieu du front
avec sa fronde. Il eut la tête tranchée net par sa propre
épée.
L’histoire de ces deux combattants pourrait être vraie. Cela
pourrait aussi être une fable. Mais cela n’en demeure pas
moins l’une des meilleures histoires dont nous disposons sur
les périls de l’ego, l’importance de l’humilité et la nécessité
de la confiance en soi.

Personne n’est sans doute moins en paix que l’égocentrique


dont la tête est un magma dans lequel bouillonnent le
sentiment de sa propre grandeur et son manque
d’assurance. Il a souvent les yeux plus gros que le ventre. Il
sème la zizanie où qu’il aille. Il se fait des ennemis. Il est
incapable de tirer les leçons de ses erreurs (puisqu’il pense
ne pas en faire). Avec lui, tout est compliqué, ou tourne
autour de lui.

La vie de l’homme motivé par son ego est solitaire et


douloureuse. Le soir, Donald Trump, à la Maison-Blanche,
loin de sa femme et de son fils, en robe de chambre,
fulmine contre l’actualité. Alexandre le Grand, encore soûl,
se bat et tue son meilleur ami à cause d’une dispute idiote,
ne pensant à rien d’autre qu’à sa prochaine conquête.
Howard Hughes, enfermé dans son manoir, s’enthousiasme
pour un nouveau projet pharaonique (qu’il fera
inévitablement capoter).

Certes, ils ont du succès, mais voudriez-vous échanger votre


place contre la leur ?

Cette forme toxique d’ego a un jumeau maléfique moins


présomptueux – qui s’appelle souvent le « syndrome de
l’imposteur ».

C’est l’anxiété persistante de ne pas être à la hauteur de ce


que l’on entreprend – et d’être bientôt démasqué. L’image
employée par Shakespeare pour ce sentiment est celle d’un
voleur portant un vêtement qu’il a dérobé et qu’il sait être
trop grand pour lui. L’écrivain Franz Kafka, fils d’un père
autoritaire et réprobateur, comparait le syndrome de
l’imposteur au sentiment qu’éprouverait un employé de
banque qui truquerait les comptes. Faisant tout son possible
pour qu’ils paraissent crédibles, et terrifié à l’idée d’être
démasqué.

Évidemment, cette insécurité existe presque uniquement


dans notre tête. Les gens ne pensent pas à vous. Ils ont bien
d’autres soucis !

La simple confiance en soi ne vaut-elle pas mieux que ces


deux extrêmes – ego et syndrome de l’imposteur ? Elle est
méritée, rationnelle, objective, sereine.

Le père d’Ulysses S. Grant était un égocentrique qui se


mettait sans cesse en avant et qui était toujours empêtré
dans un projet fumeux ou un scandale. Grant savait qu’il ne
voulait pas lui ressembler. En réaction, il acquit confiance en
lui, paix et sérénité, qualités qui étaient bien plus proches
de la personnalité calme, mais forte, de sa mère. Ce fut la
source de sa grandeur.

Avant la guerre de Sécession, Grant subit une longue


succession de déboires et de difficultés financières. Il connut
l’échec à Saint-Louis et dut vendre du bois de chauffage
pour gagner sa vie – chute sévère pour un diplômé de West
Point. Un camarade de garnison l’apprit et fut abasourdi.
« Bon Dieu, Grant, que fais-tu ? » l’interrogea-t-il. La
réponse de Grant fut simple : « Je résous le problème de la
pauvreté. »

C’est la réponse d’une personne confiante, d’une personne


en paix même lorsqu’elle est confrontée à des difficultés.
Grant n’aurait pas choisi cette situation, mais il n’allait pas
la laisser affecter sa perception de lui-même. De plus, il
était trop occupé à y remédier comme il pouvait. Pourquoi
se détesterait-il parce qu’il devait travailler pour gagner sa
vie ? Qu’y avait-il de honteux à cela ?

Les observateurs commentèrent la confiance inébranlable


de Grant durant la bataille. Quand les autres généraux
étaient convaincus que la défaite était imminente, Grant ne
s’avouait jamais vaincu. Il savait qu’il devrait maintenir le
cap. Il savait aussi que perdre espoir – ou son flegme –
n’était d’aucun secours.

Avec une pareille équanimité, il ne serait pas davantage


ébranlé par sa réussite et le pouvoir qu’il acquit par la suite,
non seulement à la tête d’une puissante armée, mais aussi
durant les huit années passées à la tête d’une grande
puissance. (Charles Dana dit de Grant que c’était un « héros
sans prétention qui ne se laissait ni décourager par de
mauvais présages ni indûment exalter par ses triomphes ».)
Après son élection à la présidence, Grant visita la bicoque
où sa femme et lui avaient vécu pendant la période de
vaches maigres. L’un de ses assistants lui fit remarquer que
sa vie était emblématique de l’ascension sociale – elle
pourrait presque être le sujet d’un poème épique – puisque
de cette maison sans prétention, il accéda à la présidence.
Grant haussa les épaules. « Je ne l’avais jamais envisagé
sous ce jour-là. »

C’est cela aussi la confiance en soi. Qui n’a besoin ni de


félicitations ni de gloire dont se repaître, parce que c’est
une connaissance honnête de nos forces et de nos
faiblesses qui montre le chemin vers une plus grande
gloire : la paix intérieure et la clarté mentale.

Les êtres confiants savent ce qui est important. Ils savent


quand ignorer l’opinion des autres. Ils ne se vantent ni ne
mentent pour prendre l’avantage (pour avoir ensuite du mal
à aller jusqu’au bout). La confiance est la liberté de fixer ses
propres normes et de se libérer du besoin de faire ses
preuves. Une personne confiante n’a pas peur d’être en
désaccord et ne voit pas le fait de changer d’avis –
échanger une opinion fausse pour une opinion juste –
comme un aveu d’infériorité.

L’ego, au contraire, est déstabilisé par les doutes, accablé


par l’hubris, exposé par ses propres fanfaronnades et
affectations. Pourtant, il ne va pas se remettre en cause – ou
autoriser une remise en cause – parce qu’il ne sait que trop
bien ce qui risque d’être découvert.

Mais les personnes confiantes sont ouvertes, réfléchies et


capables de se voir sans œillères. Tout cela laisse de la
place pour la quiétude, en éliminant les conflits inutiles,
l’incertitude et le ressentiment.

Et vous ? Où vous situez-vous sur ce spectre ?

On subit forcément des revers dans l’existence. Même un


maître ou un génie peut éprouver un sentiment d’infériorité
lorsqu’il essaye d’acquérir de nouvelles compétences ou
d’explorer de nouveaux domaines. La confiance en soi est
ce qui détermine si ce sera une source d’angoisse ou un
plaisant défi. Si vous êtes malheureux dès que les choses ne
se déroulent pas comme vous le souhaitez, si vous
n’appréciez pas les moments où tout se déroule comme
vous le souhaitez parce que vous êtes rongé par les doutes
et l’insécurité, la vie sera un enfer.

Et, bien sûr, la confiance en soi pleine et entière,


omniprésente, n’existe pas. Il nous arrive d’hésiter, de
douter. Nous nous trouvons dans des situations nouvelles,
dans l’incertitude totale. Pourtant, nous voulons regarder au
cœur de ce chaos et y trouver un fond de confiance
tranquille. C’est ce que fit Kennedy durant la crise des
missiles de Cuba. Il avait déjà connu des situations difficiles,
comme lorsque sa vedette torpilleur sombra dans le
Pacifique et que tout semblait perdu. Il apprit alors que la
panique ne résout rien et que le salut vient rarement de la
précipitation. Il apprit aussi qu’il pouvait compter sur lui et
qu’il pouvait surmonter les difficultés – à condition de garder
la tête froide. Quoi qu’il arrive, se dit-il au début de la crise,
personne n’écrira de livre sur ma mauvaise gestion de la
crise. C’était une situation qu’il pouvait contrôler et cela lui
donna confiance en lui.

C’est essentiel. Les égocentriques, comme les personnes


qui manquent de confiance en elles, donnent à leurs points
faibles une place centrale dans leur identité – soit en les
dissimulant, soit en les ressassant ou en les extériorisant.
Pour eux, la quiétude est inaccessible, parce qu’elle ne peut
que s’ancrer dans la force.

C’est ce sur quoi nous devons nous focaliser.

Ne nourrissez pas l’insécurité. Ne nourrissez pas des


illusions de grandeur.

Ce sont des obstacles à la sérénité.

Ayez confiance en vous. Vous l’avez mérité.


LÂCHEZ PRISE

Considérez seulement le travail et pas la


récompense pour celui-ci ! Misérables sont ceux
qui agissent afin d’obtenir une récompense pour
leurs activités.
LA BHAGAVAD-GITA

Le grand maître archer Awa Kenzo n’enseignait pas la


maîtrise technique du tir à l’arc. Il ne consacrait que peu de
temps à apprendre à ses élèves à viser délibérément et à
tirer. Il se contentait de leur dire de tirer à nouveau jusqu’à
ce que « cela tombe de vous comme un fruit mûr ».

Il préférait enseigner à ses élèves une aptitude mentale


importante : le détachement. « Ce qui pour vous est un
obstacle, dit un jour Kenzo à son élève Eugen Herrigel, c’est
votre volonté trop tendue vers une fin. » C’est cette volonté
délibérée – le désir de contrôler, de maîtriser le déroulement
de tout ce à quoi nous prenons part – qui empêchait Herrigel
d’apprendre, de maîtriser véritablement l’art qu’il pratiquait.

Kenzo voulait que ses élèves s’ôtent de la tête la pensée de


toucher la cible. Il voulait même qu’ils se détachent de
l’idée d’un résultat. « Les coups qui touchent la cible, disait-
il, ne sont que la preuve extérieure et la confirmation de
votre absence de but à son summum, de votre absence
d’ego, de votre abandon de vous, ou quel que soit le nom
que vous voulez donner à cet état. »

Cet état, c’est l’équanimité.

Mais le détachement et l’absence de but ne sont pas


précisément des attitudes productives, n’est-ce pas ? C’était
exactement dans ce genre de situation délicate que Kenzo
voulait mettre ses élèves. Comme nous, la plupart d’entre
eux voulaient qu’on leur dise ce qu’ils devaient faire et
qu’on leur montre comment y arriver. Nous sommes censés
nous sentir concernés, très concernés. La volonté délibérée
devrait être une force. C’est ce qui a été efficace pour nous
depuis que nous étions des enfants désireux de réussir à
l’école. Comment pourrions-nous nous améliorer sans elle ?
Comment cela peut-il être le moyen de toucher le cœur de
la cible ?

Faisons marche arrière.

Avez-vous remarqué que plus nous voulons quelque chose,


plus nous insistons pour parvenir à un certain objectif, plus
cela peut être difficile d’y arriver ? Des sports comme le golf
et le tir à l’arc en sont de parfaits exemples. Quand vous
essayez de frapper la balle très fort, vous finissez par faire
un snap hook. Si vous essayez d’accompagner la balle, vous
agitez le club et vous envoyez un slice dans les bois.
L’énergie que vous dépensez à viser avec votre flèche –
surtout au début –, c’est de l’énergie qui n’est pas dépensée
à développer votre style. Si vous êtes trop concentré sur des
aspects techniques du tir, vous ne serez pas assez relâché
ou fluide. Comme le disent les tireurs à l’arc : « La lenteur
est gage de fluidité ; la fluidité, c’est la vitesse. »

Dans ce cas, l’équanimité est en réalité un moyen


d’améliorer ses performances. Le relâchement vous donnera
plus de maîtrise que de vous cramponner à une méthode ou
à une issue particulière.

Évidemment, un maître du tir à l’arc, comme Kenzo, savait


qu’au début du XXe siècle, les aptitudes qu’il enseignait
n’étaient plus une question vitale. Personne n’avait besoin
de savoir tirer à l’arc pour survivre. Mais d’autres
compétences requises pour maîtriser le tir à l’arc n’en
demeuraient pas moins essentielles : la concentration, la
patience, la respiration, la persévérance, la clarté. Et,
surtout, la capacité à lâcher prise.

Ce dont nous avons besoin dans la vie, dans l’art, le sport,


c’est de nous détendre, de gagner en flexibilité, d’accéder à
un endroit où rien ne vient nous gêner – y compris notre
propre obsession pour des résultats. Un acteur ne devient
pas son personnage en y pensant ; il doit lâcher prise, se
dispenser de la technique et revêtir le rôle. Les
entrepreneurs n’arpentent pas délibérément les rues en
quête d’opportunités – ils doivent s’ouvrir pour remarquer
les petits détails autour d’eux. Il en va de même pour les
comédiens ou même les parents qui essayent d’avoir des
enfants bien élevés.

« Tout le monde essaye de tirer naturellement, écrit Kenzo,


mais la plupart des pratiquants ont une stratégie, un truc
technique superficiel, artificiel, calculé, auquel ils se fient au
moment de tirer. Les astuces techniques ne mènent nulle
part. »

La maîtrise de notre mental – aussi paradoxal que cela


puisse paraître – exige que nous prenions du recul par
rapport à la rigidité du mot « maîtrise ». Nous parviendrons
à la sérénité requise en nous focalisant sur les différentes
étapes du processus et en abandonnant la quête. Nous
réfléchirons mieux en réfléchissant moins intensément.
La plupart des élèves, que ce soit au tir à l’arc, au yoga ou
en chimie, abordent leur matière avec une forte motivation.
Ils sont focalisés sur le résultat. Ils veulent obtenir la
meilleure note ou le score le plus élevé. Ils se fient à leur
« expertise ». Ils veulent sauter les étapes inutiles et aller
droit au but. Par conséquent, il est difficile de leur enseigner
et ils sont facilement découragés quand le parcours s’avère
plus difficile qu’ils ne s’y attendaient. Ils ne sont pas
présents. Ils ne sont pas ouverts à l’expérience et ne
peuvent pas apprendre.

Dans l’école de Kenzo, ce n’était qu’au moment où un élève


capitulait complètement, quand il s’était détaché de l’idée
même de viser, après avoir passé des mois à tirer des
flèches dans un ballot de paille à quelques mètres devant
lui, que le maître finissait par lui annoncer : « Pour notre
nouvel exercice, nous allons tirer sur une cible. » Et même à
ce moment-là, quand ils touchaient la cible, Kenzo ne les
couvrait pas de félicitations.

Au contraire, quand ses élèves mettaient dans le mille,


Kenzo les enjoignait de continuer à s’entraîner comme si de
rien n’était. Il leur disait la même chose après un tir raté.
Quand ses élèves lui demandaient plus de conseils, il leur
répondait : « Ne posez pas de question, entraînez-vous ! »

Ils voulaient qu’ils soient totalement absorbés par le


processus. Ils voulaient qu’ils abandonnent toute notion de
ce que le tir à l’arc était censé être. Il exigeait qu’ils soient
présents, qu’ils aient la tête vide – afin qu’ils puissent
apprendre.

Dans l’hindouisme, le bouddhisme, le sikhisme et le


jaïnisme, la fleur du lotus est un puissant symbole. Bien
qu’elle surgisse de la boue d’une mare ou d’une rivière, elle
ne s’élance pas vers le ciel – elle flotte librement,
sereinement à la surface de l’eau. On dit que partout où
Bouddha posa les pieds, des fleurs de lotus surgirent dans
ses traces. D’une certaine façon, le lotus symbolise aussi le
principe du lâcher-prise. Il est beau et pur, mais aussi
accessible et humble. Il est à la fois attaché et détaché.

C’est l’équilibre que nous voulons atteindre. Si nous visons


les trophées de l’existence – que ce soit la reconnaissance,
la fortune ou le pouvoir –, nous raterons la cible. Si nous
visons trop intensément la cible – comme Kenzo en dissuada
ses élèves –, nous négligerons le processus et l’art requis
pour y parvenir. Pourtant, ce que nous devrions faire, c’est
nous entraîner et repousser cette volonté délibérée.

Plus nous nous rapprochons de la maîtrise, moins nous nous


soucions de résultats précis. Plus nous sommes capables
d’être collaboratifs et créatifs, moins nous tolérons l’ego ou
l’insécurité. Plus nous sommes en paix, plus nous pouvons
être productifs.

C’est grâce à l’équanimité que les épineux problèmes sont


résolus. C’est grâce à la réduction de nos objectifs que les
buts les plus difficiles sont à notre portée.
ET APRÈS…

Si l’esprit est discipliné, le cœur passe vite de la


peur à l’amour.
JOHN CAGE

Les enjeux que chacun de nous fixe à ses propres actions


sont trop élevés pour que nous nous autorisions à en être
détournés par le brouhaha de l’actualité ou le bruit de la
foule. La clairvoyance que nous recherchons est souvent
profondément enfouie et rarement évidente – pour la
trouver, nous devons être capables de creuser
profondément, de percevoir ce que les autres sont
incapables de percevoir.

Alors, nous ignorons le bruit. Nous nous focalisons sur


l’essentiel. Nous sommes présents. Nous tenons notre
journal. Nous nous vidons la tête.

Comme le dit Marc Aurèle, nous essayons de « repousser et


d’abandonner toute pensée déplaisante ou impropre, et
d’être aussitôt dans un calme parfait ». Nous érigeons une
sorte de forteresse mentale qui ne laisse passer aucune
distraction ou fausse impression. Nous pouvons nous y
enfermer de brefs instants. Et quand nous y sommes, nous
sommes capables de choses que nous ne savions même pas
possibles : d’excellentes performances ; une merveilleuse
clarté ; un profond bonheur.

Pourtant, cette sérénité est souvent fugace. Pourquoi ?

Parce qu’elle est ébranlée par des perturbations qui se


produisent ailleurs – pas seulement les turbulences
attendues dans le monde environnant, mais aussi en nous.
Dans notre esprit et dans notre corps.

« Le mental tend à la quiétude, mais ses passions s’y


opposent », dit Lao Tseu. Nous nous comportons comme le
public à la performance de Marina Abramović. Présents le
temps d’un instant. Amenés à la sérénité le temps d’un
instant. Puis nous retrouvons notre vie quotidienne où nous
sommes tiraillés par nos désirs intarissables et nos vieilles
habitudes, comme si cette expérience ne s’était jamais
produite.

Ce n’est pas un éclair de quiétude que nous recherchons.


Nous recherchons la présence durable et la sagesse qui
peuvent être mobilisées en toutes circonstances, aussi
inaccessibles soient-elles. Y parvenir nous demande encore
plus de travail. Cela nous demandera un auto-examen
holistique. Il faudra soigner la maladie et pas seulement
traiter les symptômes.

Le postulat de départ de ce livre est que nos trois


domaines – la tête, le cœur et le corps – doivent être en
harmonie. En vérité, chez la plupart, non seulement ces
trois domaines ne sont pas en harmonie, mais ils sont en
guerre. Nous ne serons jamais en paix tant que la guerre
intestine décrite par le Dr King ne sera pas résolue.

L’histoire nous enseigne que la paix nous offre l’opportunité


de construire. C’est le boom d’après-guerre qui transforme
les nations en superpuissances et les gens ordinaires en
piles électriques.

Nous devons donc poursuivre notre chemin en nous lançant


dans la prochaine bataille pour pacifier le domaine de
l’esprit et purifier notre cœur, nos émotions, nos envies, nos
passions.
PARTIE 2

MENTAL ESPRIT CORPS

La plupart d’entre nous seraient pris de peur si


leur corps devenait inerte et nous ferions tout
notre possible pour l’éviter. Pourtant, nous ne
nous soucions nullement de l’engourdissement
de notre âme.
ÉPICTÈTE
LE DOMAINE DE L’ÂME

Rétrospectivement, c’était l’un des plus beaux moments du


golf, peut-être même de tous les sports. En juin 2008, Tiger
Woods fit un birdie sur le dernier trou de l’US Open, à Torrey
Pines, au nord de San Diego, et remportera un play-off de
dix-huit trous. Il prit rapidement la tête avec trois coups
d’avance, puis céda du terrain avant de revenir à la charge,
de faire un nouveau birdie pour égaliser et forcer son
adversaire de quarante-six ans, Rocco Mediate, à la mort
subite. Sur ce par-quatre de 446 mètres, Tiger Woods fit un
dernier birdie et remporta son troisième US Open et son
quatorzième tournoi majeur. Deuxième plus grand nombre
de victoires en majeur de l’histoire du golf.

Et Woods était certainement la première personne et


probablement le dernier golfeur de l’histoire à remporter un
match aussi haletant, malgré une douleur persistante au
ligament croisé antérieur et une jambe cassée en deux
endroits. Qualifier cette victoire de triomphe du courage et
de la détermination revient presque à dénigrer la
performance de Woods, parce qu’il la réalisa avec une telle
élégance qu’aucun spectateur n’aurait pu deviner l’étendue
de ses blessures.

Woods n’était lui-même au courant que des fractures,


ignorant qu’il n’avait pour ainsi dire plus d’articulation du
genou. Pourtant, d’une façon ou d’une autre, grâce à une
discipline mentale et physique quasi surhumaine, il
transcenda toutes les limites que le jeu de golf à la fois
complexe et dévastateur avait tenté de lui imposer, et il le
fit avec guère plus qu’une grimace occasionnelle.

Nous pourrions qualifier ce moment d’apogée de la carrière


de Tiger Woods. Il prit six mois de congé, le temps de se
remettre de son opération du genou. Peu de temps après il
fut surpris avec sa maîtresse, Rachel Uchitel, à son hôtel en
Australie, et soudain, les secrets de sa vie personnelle
furent révélés au grand jour.

Lorsque sa femme lui demanda des comptes, Tiger essaya


de s’en sortir par des mensonges, mais ça ne marcha pas.
Dans les minutes qui suivirent, Tiger se retrouva étendu
dans l’allée d’un voisin. Son SUV, dont les vitres arrière
avaient été brisées par un club de golf, avait embouti une
bouche d’incendie non loin de là. Son épouse éplorée
versait un torrent de larmes sur son corps inconscient. Sans
doute n’avait-il pas été aussi calme depuis qu’il avait été
bébé.

Cela ne dura pas.

Les hyènes de la presse à scandale le poursuivirent et lui


firent vivre un véritable cauchemar – il ferait vingt et une
unes consécutives dans le New York Post. Les textos. Les
liaisons avec des stars du porno et des serveuses du
restaurant Perkins, des rapports sexuels frénétiques dans
des parkings d’église, et même avec les filles d’amis de la
famille, âgées de vingt et un ans, tout fut déballé en public.
Le séjour en cure de désintoxication sexuelle, l’abandon de
ses sponsors et le divorce à 100 millions de dollars – tout
cela faillit le briser, comme n’importe qui d’autre.
Il faudrait attendre dix ans avant qu’il ne gagne un nouveau
tournoi majeur.

« En surface, l’océan est généralement calme, mais il


masque de nombreux courants dans ses profondeurs », dit
le moine Thich Nhat Hanh à propos de la condition humaine.
Il en était ainsi de Tiger Woods. Cet homme qui était devenu
un symbole en raison de sa capacité à rester calme et
concentré dans des moments de stress intense, un homme
à la discipline physique telle qu’il était capable de freiner in
extremis son swing de 200 km/h s’il lui prenait l’envie de
recommencer, le champion du sport le plus « tranquille »,
était à la merci d’insatiables contre-courants qui rôdaient
sous son apparente placidité. Et comme vous le dira
n’importe quel capitaine qui a roulé sa bosse sur les mers
de la vie, ce qu’il se passe à la surface de l’eau n’a pas
d’importance – c’est ce qu’il se passe au-dessous qui vous
tuera.

Tiger Woods pouvait faire plier du regard ses adversaires et


résister à une pression inimaginable, persévérer malgré les
innombrables obstacles qui se dressèrent sur sa route
durant sa carrière. Il ne pouvait tout simplement pas faire
de même pour ses démons intérieurs.

Les graines de la chute de Tiger furent semées très tôt. Son


père, Earl, était un homme compliqué. Né dans la pauvreté,
Earl Woods subit les pires affres du racisme américain et de
la ségrégation. Il réussit néanmoins à faire des études avant
de s’engager dans l’armée, où il devint Béret vert au Viêt
Nam. Sous la surface de ses prouesses, il y avait aussi des
courants – de narcissisme, d’égoïsme, de malhonnêteté et
de cupidité. En voici un exemple : Earl Woods rentra de son
deuxième séjour au Viêt Nam avec une nouvelle épouse à
son bras… un fait qu’il avait omis de mentionner à la femme
et aux trois enfants qu’il avait déjà.
Quand Tiger naquit de ce second mariage, Earl Woods avait
quarante-trois ans et il n’était pas particulièrement
enthousiaste à l’idée d’être à nouveau père. Pendant la
première année de Tiger, la paternité se résuma pour lui à
attacher le bébé sur une chaise haute pendant qu’il tapait
dans des balles de golf dans son garage. C’est en regardant
son père jouer au golf – au lieu de jouer comme n’importe
quel enfant – que Tiger développa son obsession presque
contre-nature pour ce sport. D’après la légende familiale, à
neuf mois, Tiger descendit de sa chaise, s’empara d’un club
et frappa dans une balle de golf.

Cette histoire est à la fois mignonne et totalement


anormale. À deux ans, Tiger Woods passa dans l’émission
de Mike Douglas pour montrer son talent au golf. Le public
l’adora, mais Jimmy Stewart, l’autre invité de l’émission de
ce jour-là, ne fut pas amusé. « J’ai trop vu de précieux
enfants comme ce mignon petit garçon et trop de parents
émerveillés », confia-t-il à Douglas en coulisses.

Néanmoins, c’est indubitablement le dévouement de ses


parents qui permit à Tiger Woods de devenir un grand
golfeur. Les milliers d’heures passées dans le garage à
regarder son père gravèrent la magnifique mécanique d’un
swing dans sa tête. Les milliers d’heures supplémentaires
passées sur le practice – grâce, notamment, aux tarifs
réduits dont bénéficiait Earl Woods sur le terrain de golf
militaire non loin de chez eux – jouèrent aussi un rôle. Ses
parents se sacrifièrent pour lui, l’accompagnèrent à des
tournois et engagèrent les meilleurs coachs.

Cela ne s’arrêta pas là. Earl Woods savait que le mental


était primordial dans le golf, alors il entreprit de préparer
son fils pour le monde impitoyable du sport. Lorsque Tiger
eut environ sept ans, Earl prit des mesures pour développer
la concentration de son fils. Dès que Tiger était sur le point
de frapper la balle, Earl toussait. Ou agitait de la monnaie
dans sa poche. Ou faisait tomber ses clubs. Ou lançait une
balle vers lui. Ou il bouchait son champ de vision. « Je
voulais lui inculquer la force mentale, raconta Earl. S’il se
laissait distraire par mes petites perturbations, il ne serait
jamais capable de gérer la pression d’un tournoi. »

Mais plus Tiger grandissait, plus l’entraînement devenait,


même de l’avis d’Earl, une rude école. C’était un camp
d’entraînement appliquant des « techniques d’interrogatoire
de prisonniers de guerre » et d’« intimidation
psychologique » qu’aucune personne civilisée ne devrait
faire subir à quiconque. « Il me rabaissait sans cesse, se
souviendra Tiger. Il me poussait jusqu’au point de rupture,
puis il faisait machine arrière. C’était fou. »

Oui. Fou.

Voilà ce que c’est pour un enfant d’entendre son père se


moquer de lui lorsqu’il essaye de pratiquer un sport, le
traiter d’« enfoiré » lorsqu’il essaye de se concentrer.
Imaginez à quel point cela vous ferait mal si votre père vous
disait d’aller vous faire « foutre » ou s’il vous demandait
« qu’est-ce que ça te fait d’être un petit nègre ? » dans le
but de vous provoquer. Earl Woods n’hésitait pas à tricher
lorsqu’ils jouaient ensemble, sous prétexte d’obliger son fils
à rester humble et concentré sur son jeu. Comme le faisait
remarquer Tiger, c’était un entraînement délibéré pour qu’il
devienne ce que son père voulait qu’il soit : « un “tueur
sans pitié” sur le terrain ».

Tiger, qui aimait indubitablement son père, dit qu’ils avaient


un nom de code qu’il pouvait utiliser si son père allait trop
loin – lors de leurs séances d’entraînement mental ou
physique – et que Tiger n’avait qu’à le prononcer pour que
son père s’arrête. Tiger affirme ne l’avoir jamais utilisé,
parce qu’il avait besoin de s’entraîner et que cela lui
plaisait, mais le mot lui-même en dit long. Ce n’était pas
une petite blague inoffensive ou un mot qui ne voulait rien
dire. Le mot que Tiger pouvait prononcer pour que son père
arrête de le maltraiter, pour qu’il le traite comme un enfant
normal était, croyez-le ou non, « assez ».

Or, non seulement il ne le prononça jamais, mais ils le


considéraient tous les deux presque comme un juron : le
« mot en a ».

Le mot en a était réservé aux dégonflés, aux ratés.

Dans ces conditions, est-il surprenant que ce garçon


talentueux finisse par gagner autant, mais que ces victoires
ne le rendent pas heureux ? Il était imperturbable sur les
parcours de golf et extrêmement malheureux au fond de lui.

Sa mère lui enseigna aussi quelques leçons. Elle lui dit :


« Jamais, au grand jamais, tu ne ruineras ma réputation de
parent, sinon je te frapperai. » Remarquez la menace de
violence physique et son sujet – il s’agit non pas de mal se
comporter, mais de lui faire honte. Earl Woods, en tant que
mari, montra aussi très tôt le mauvais exemple à Tiger. Il
trompait sa femme lorsqu’il voyageait avec son fils. Il buvait
trop. En totale violation des règles régissant le sport
amateur, il accepta en cachette un salaire de 50 000 dollars
par an de la part d’IMG, l’agence sportive qui finirait par
représenter Tiger Woods.

La leçon à en tirer ? Seules les apparences comptent. Faites


ce qu’il faut pour gagner – mais ne vous faites pas prendre.

Un athlète moins talentueux et appliqué aurait été affaibli


par de tels mauvais traitements. Mais Tiger Woods n’était
pas seulement naturellement doué, il aimait aussi
sincèrement le golf et il aimait s’entraîner. Alors, il ne cessa
de s’améliorer.

À trois ans, il battait des enfants de dix ans. À onze ans, il


battait son père régulièrement sur des parcours de dix-huit
trous. En cinquième, il fut recruté par Stanford. À Stanford,
où il passa deux ans, Tiger était un All-American et le
numéro un du pays. À vingt ans, quand il devint pro, il était
évident qu’il allait être le meilleur joueur de tous les temps.
Le plus riche aussi. Ses premiers contrats avec Nike et
Titleist atteignaient un total de 60 millions de dollars.

Durant les quinze premières années de sa carrière


professionnelle, Tiger Woods régna en maître sur la
discipline. Il gagna tout ce qui pouvait être gagné. Quatorze
majeurs, 140 tournois. Il fut classé numéro un mondial
durant 281 semaines consécutives. Il empocha plus de
115 millions de dollars de gains sur le PGA Tour. Il gagna sur
tous les continents, sauf en Antarctique.

Ceux qui cherchaient décelaient des signes de maladie : les


clubs envoyés promener après un mauvais coup – et
l’absence d’égards envers les fans que ce geste risquait de
blesser. Sa rupture avec sa petite amie de longue date : il fit
sa valise et l’envoya dans la chambre d’hôtel de ses parents
avec une lettre. Sa réaction quand Steve Scott l’empêcha de
tomber accidentellement lors de leur rencontre épique : il
ne prit pas la peine de le remercier ni de reconnaître son
incroyable esprit sportif – préférant le traiter comme du
menu fretin 1. Son départ de l’équipe de golf universitaire
pour devenir pro sans même un au revoir à ses camarades.
La façon dont, à la fin d’un repas en famille ou entre amis, il
se contentait de se lever et de partir sans dire un mot. La
façon dont il pouvait exclure tout bonnement les autres de
sa vie.
Hank Haney, le coach de Woods, dira qu’au fil du temps,
Tiger commença à penser que « tous ceux qui étaient
entrés dans son monde avaient de la chance et devaient
obéir à ses règles ». C’est ce que ses parents lui avaient
inculqué, qui l’avait élevé à la fois comme un prince et le
prisonnier d’une expérience psychologique. La richesse et la
gloire ne firent que renforcer ce phénomène. « J’avais le
sentiment d’avoir travaillé dur toute ma vie et d’avoir
mérité de profiter de toutes les tentations qui s’offraient à
moi, dira Tiger par la suite. Je pensais y avoir droit. Grâce à
l’argent et à la gloire, je n’avais pas besoin d’aller loin pour
les trouver. »

Il est facile d’imaginer que Tiger Woods, comme tant de


personnes qui ont du succès, prenait de moins en moins de
plaisir à chaque nouvelle prouesse. Moins de liberté.
Dormant de moins en moins, jusqu’à ne plus pouvoir se
passer de médicaments. Même s’il avait une femme belle et
intelligente qu’il aimait, deux enfants qu’il aimait aussi,
même si c’était le champion incontesté de son sport, il était
malheureux, torturé par une maladie psychique et rongé par
une anxiété qu’il n’arrivait pas à soulager.

Son mental était solide, mais son âme souffrait. À cause de


sa relation tragique avec son père. À cause de l’enfance
qu’il n’avait pas eue. À cause de la douleur – pourquoi ne
suis-je pas heureux, devait-il se dire, j’ai tout ce que j’ai
toujours voulu avoir ?

Ce n’était pas seulement que Tiger aimait gagner. C’est que


pendant longtemps, gagner n’était pas suffisant et ne serait
jamais assez (le « mot en a »). Il dira à Charlie Rose :
« Gagner, c’est amusant. Ça l’est encore plus de battre
quelqu’un. » Tiger fit cette déclaration après son humiliation
publique, après sa dégringolade des plus hautes marches du
podium, après sa cure de désintoxication sexuelle. Il n’avait
toujours pas retenu la leçon. Il ne voyait toujours pas ce que
son attitude lui avait coûté.

Tout le monde a un cœur affamé – c’est vrai. Mais la façon


dont nous choisissons de le nourrir a de l’importance. C’est
ce qui détermine le genre de personne que nous devenons,
les ennuis que nous allons nous attirer et, plus tard, notre
incapacité à être rassasié ou au contraire notre capacité à
trouver le repos.

À la mort de son père, en 2006, les aventures


extraconjugales de Tiger redoublèrent. Il passait son temps
à sortir en boîte de nuit et à faire la fête, au lieu de rester
chez lui, auprès de sa famille. Son comportement sur le
terrain ne fit qu’empirer. Il devint encore plus froid et
colérique. Il passa de plus en plus de temps avec des Navy
Seals, les forces spéciales de la marine américaine,
imaginant qu’il pourrait abandonner le golf pour s’enrôler
dans l’armée, même s’il avait déjà franchi le cap de la
trentaine (et si c’était l’une des personnes les plus célèbres
du monde). Durant un week-end de 2007, Tiger Woods
aurait sauté dix fois en parachute. D’ailleurs, les douleurs
dont il souffre encore aujourd’hui pourraient provenir de
blessures qu’il aurait subies lors de cet entraînement, et non
au golf – notamment d’un accident où son genou céda
durant un exercice militaire d’évacuation d’un bâtiment.

Et voilà – au lieu de profiter de sa fortune, de son succès et


de sa famille –, il trompait sa femme, jouait au soldat
comme s’il traversait une crise de la quarantaine avant
l’heure. « Miroir, miroir, en fin de compte, nous suivons les
traces de notre père », dira un ami d’Earl et de Tiger à ce
sujet. Comme nombre d’entre nous, Tiger avait
inconsciemment reproduit les pires habitudes de ses
parents.
Dans les années infructueuses qui suivirent le retour de
Tiger au golf, certains virent la preuve que l’égoïsme de sa
vie précédente avait contribué à améliorer son jeu. Ou que,
d’une certaine façon, le travail qu’il fit en cure de
désintoxication ouvrit des blessures auxquelles il aurait
mieux fait de ne pas toucher.

Comme si Tiger Woods, qui était un être humain, après tout,


ne méritait pas d’être heureux et n’existait que pour
remporter des trophées et nous divertir à la télévision. « À
quoi servirait-il à un homme de gagner contre le monde
entier, si c’est au prix de sa vie ? » demanda Jésus à ses
disciples.

C’est une question que nous devons nous poser. Tricher et


mentir n’a jamais aidé personne à long terme, que ce soit
dans la vie professionnelle ou privée. Dans le cas de Tiger, il
avait tant de talent qu’il pouvait se le permettre… jusqu’à
ce que ce ne soit plus possible.

Il faut finalement se résoudre à dire le « mot en a » : assez.


Sinon le monde le dit à notre place.

En un sens, l’entraînement infligé par son père avait porté


ses fruits. Mentalement, Tiger Woods était un dur à cuire. Il
avait du sang-froid et du talent. Mais dans tous les autres
domaines de l’existence, il était faible et fragile – vide et
déséquilibré. Cette équanimité existait seulement sur le
terrain de golf ; partout ailleurs, il était à la merci de ses
passions et de ses désirs. Lorsqu’il s’efforçait d’éliminer les
distractions – tout ce qui l’empêchait de se concentrer avant
chaque coup –, il évinçait aussi beaucoup d’autres aspects
essentiels de la vie : un cœur ouvert ; des relations qui ont
du sens ; l’altruisme ; la modération ; la notion de bien et de
mal.
Ce ne sont pas seulement des aspects importants d’une vie
équilibrée ; ce sont des sources d’équanimité qui nous
permettent d’endurer la défaite et d’apprécier la victoire. La
tranquillité mentale sera de courte durée si notre cœur est
en feu ou que notre âme souffre parce qu’elle est vide. Nous
sommes incapables de voir ce qui est essentiel en ce monde
si nous sommes aveugles à ce qu’il se passe en nous. Nous
ne pouvons pas être en harmonie avec tout et tout le
monde, si la nécessité d’en avoir toujours plus nous ronge
de l’intérieur comme un ver dans le fruit.

« Si vous vivez une existence dans laquelle vous mentez


tout le temps, la vie n’est pas drôle », dira Tiger. Une vie
déséquilibrée n’est pas agréable. Une vie exclusivement
centrée sur soi est encore pire que désagréable – elle est
vide et horrible. Tiger Woods n’était pas seulement un
homme solitaire ; comme nombre d’entre nous qui vivons
dans ce monde moderne, il était une île. Il avait beau être
célèbre, il ne se connaissait pas lui-même. Tous ceux qui ont
lu le récit de sa succession de liaisons ont eu le sentiment
qu’il appréciait la situation ou qu’elles lui procuraient
beaucoup de plaisir. En réalité, on pourrait presque croire
qu’il voulait se faire prendre. Ainsi, il pourrait se faire aider.

Il est inutile de juger Tiger Woods. Nous devons tirer des


leçons de sa chute, mais aussi de sa longue et vaillante
reconquête de la victoire aux Masters, en 2019, à quarante-
trois ans, malgré ses vertèbres soudées et sous les
encouragements de son fils. Car nous partageons les
mêmes défauts, les mêmes faiblesses – et nous avons le
même potentiel de grandeur, si nous sommes prêts à nous
en donner la peine.

Marc Aurèle s’interrogeait : « À quoi donc me sert mon


âme ? En toute occasion, me poser cette question à moi-
même et me demander : “Qu’y a-t-il à cette heure dans
cette partie de moi-même, qu’on appelle principe directeur,
et de qui ai-je l’âme en cet instant ? N’est-ce pas celle d’un
enfant, d’un jeune homme, d’un tyran ? L’âme d’un
prédateur – ou de sa proie ?” »

Nous devons nous aussi nous poser ces questions, surtout si


nous avons du succès.

L’une des meilleures histoires de la littérature zen est un


recueil de dix poèmes à propos d’un fermier et des
difficultés qu’il rencontre avec son taureau. Les poèmes sont
une allégorie sur la conquête de soi et leurs titres décrivent
le voyage que nous devons tous accomplir : nous traquons
le taureau sauvage, nous suivons ses empreintes, nous le
trouvons, nous l’attrapons, nous le dressons et nous
l’enfourchons pour rentrer chez nous.

Au début, la bête se montre indomptable, sauvage et


impossible à contenir. Mais le message est qu’en luttant et
en persévérant, en prenant conscience de nous et en nous
montrant patients – après un éveil spirituel, en réalité –,
nous finissons par apprivoiser les émotions et les pulsions
qui nous habitent. Comme le dit l’un des poèmes :

Une fois bien dressé, il devient


Naturellement doux.
Puis, sans entraves, il obéit à son maître.

Le narrateur est serein et paisible. Il a dressé son esprit


sauvage.

C’est ce que nous essayons de faire. Depuis la nuit des


temps, les hommes essaient de domestiquer et de contrôler
les forces qui résident au plus profond d’eux afin de trouver
la sérénité, de préserver et protéger ce qu’ils accomplissent.
À quoi bon être rationnels dans notre vie professionnelle si
notre vie personnelle n’est qu’une succession de désastres ?
Combien de temps pouvons-nous garder les deux domaines
séparés ? Vous pouvez diriger des villes ou un grand empire,
mais si vous ne vous contrôlez pas vous-même, cela ne sert
à rien.

Le travail que nous devons accomplir ensuite est moins


intellectuel et plus spirituel. Il se situe dans le cœur et dans
l’âme, pas dans le cerveau. Parce que notre âme détient la
clé de notre bonheur (ou de notre malheur), de notre
satisfaction (ou insatisfaction), de la modération (ou de la
gloutonnerie) et de la quiétude (ou de la distraction).

C’est pourquoi ceux qui cherchent l’équanimité doivent


aussi :

• Se doter d’une solide boussole morale.


• Repousser l’envie, la jalousie et les désirs nuisibles.
• Surmonter les douloureuses blessures de l’enfance.
• Exprimer leur gratitude et leur appréciation du monde qui
les entoure.
• Cultiver les relations et l’amour dans leur vie.
• Placer la foi et le pouvoir dans quelque chose qui les
dépasse.
• Comprendre que rien ne sera jamais « assez » et que la
quête incontrôlée de toujours plus d’objectifs mène à la
ruine.

Notre âme est le lieu où nous trouvons le bonheur et le


malheur, la satisfaction et le vide – et au final, elle
détermine l’étendue de notre grandeur.

Nous devons entretenir son bon côté.


CHOISISSEZ LA VERTU

L’essence de la grandeur est la perception que


la vertu suffit.
RALPH WALDO EMERSON

Marc Aurèle énuméra plusieurs « épithètes pour soi ». Parmi


les siennes, il y avait : probe, modeste, direct, raisonnable,
coopératif. C’étaient des traits de caractère qui lui étaient
utiles en tant qu’empereur.

On pourrait compléter cette liste avec beaucoup d’autres :


honnête, patient, attentionné, gentil, courageux, calme,
déterminé, généreux, clément, droit.

Toutefois, il y a un mot auquel toutes ces épithètes sont


subordonnées : la vertu.

Pour les stoïciens, la vertu était le souverain bien – le


summum bonum – et ce doit être le principe qui sous-tend
toutes nos actions. Il ne s’agit pas de sainteté, mais plutôt
d’excellence morale et civique au quotidien. C’est un
sentiment de pure droiture qui émerge de nos âmes et qui
se concrétise à travers les actions que nous entreprenons.

En Orient, la vertu est autant prisée qu’en Occident. Dao de


jing, par exemple, signifie « livre de la voie et de la vertu ».
Confucius, qui conseilla nombre de dirigeants et de princes
de son temps, aurait été d’accord avec Marc Aurèle quand il
affirmait qu’un dirigeant était favorisé par la poursuite de la
vertu. Son compliment suprême était de qualifier un chef
d’État de junzi – un mot pour lequel il est difficile de trouver
un équivalent en français, mais qui désigne une personne
dont émanent l’intégrité, l’honneur et la maîtrise de soi.

Si la notion de « vertu » vous semble un peu guindée,


considérez cela comme la preuve qu’une vie vertueuse en
vaut la peine en elle-même. Nul n’est moins serein que celui
qui ne sait pas faire la différence entre le bien et le mal. Nul
n’est plus épuisé que celui qui, parce qu’il n’a pas de code
moral, s’éternise sur ses moindres décisions et s’appesantit
sur toutes les tentations. Nul ne se sent plus mal dans sa
peau que le tricheur ou le menteur, même si – souvent
« surtout si » – il est couvert de récompenses pour ses
tricheries et ses mensonges. La vie n’a aucun sens pour
celui qui décide que ses choix n’ont aucun sens.

Et celui qui sait à quoi il accorde de la valeur ? Qui a une


forte notion de la décence, qui a des principes et qui se
comporte en conséquence ? Qui possède une bonne
maîtrise morale, qui s’appuie confortablement sur cette
bonté, quotidiennement ? Celui-là a trouvé la sérénité.

Une sorte de force d’âme sur laquelle il peut se reposer


lorsqu’il est confronté à des difficultés, du stress, voire des
situations effrayantes.

Songez à la réaction de l’homme politique canadien Jagmeet


Singh face à une manifestante en colère durant sa
campagne. Lorsque la femme agitée surgit et se mit à
hurler contre lui au sujet de l’islam (bien qu’il soit sikh), il lui
répondit en citant deux de ses propres épithètes pour soi :
« Amour et courage. » Le public se mit à entonner ce refrain
avec lui : « Amour et courage. Amour et courage. Amour et
courage. »

Il aurait pu se mettre à hurler à son tour. Il aurait pu s’enfuir


en courant. Cela aurait pu le rendre cruel et méchant, sur le
moment ou pour toujours. Cela aurait pu l’inciter à adopter
ces comportements. Mais en réalité, il garda son calme et
ces deux mots l’aidèrent à se recentrer dans une situation
qui pouvait lui coûter sa carrière, mais qui mettait aussi sa
vie en danger.

Chaque situation appelle naturellement des vertus


différentes et différentes épithètes pour soi. Lorsque nous
abordons une tâche ardue, nous pouvons nous répéter :
« Force et courage. » Avant une conversation tendue avec
un proche : « Patience et gentillesse. » Face à la corruption
et au mal : « Bonté et honnêteté. » Grâce au libre arbitre,
nous avons la possibilité de choisir d’être bons ou mauvais
dans cette existence. Nous pouvons choisir les normes
auxquelles nous voulons nous plier et ce que nous
considérerons comme important, honorable et admirable.
Les choix que nous faisons à cet égard détermineront si
nous connaîtrons ou non la paix.

C’est pourquoi nous avons tous besoin de prendre le temps


de nous examiner. Pour quoi nous battons-nous ? Qu’est-ce
qui selon nous est essentiel et important ? Pour quoi vivons-
nous vraiment ? Dans notre substantifique moelle, au plus
profond de notre cœur, nous connaissons la réponse. Le
problème est que l’agitation de la vie quotidienne, la réalité
de la poursuite d’une carrière et de la survie en ce bas
monde s’interposent entre cette connaissance de soi et
nous.

Selon Confucius, la vertu est une sorte d’étoile polaire. Non


seulement elle guide le navigateur, mais elle attire aussi les
autres voyageurs. Épicure, que l’histoire a injustement
estampillé comme étant un hédoniste, savait que la vertu
était la voie qui menait à la tranquillité et au bonheur. En
réalité, il pensait que la vertu et le plaisir étaient les deux
faces d’une même pièce :

Une vie heureuse est impossible sans la sagesse,


l’honnêteté et la justice, et celles-ci à leur tour sont
inséparables d’une vie heureuse. Celui qui ne mène pas
une vie heureuse vit sans la sagesse, l’honnêteté et la
justice, et celui qui ne possède pas ces vertus ne mène
pas une vie heureuse.

Là où règne la vertu règnent aussi le bonheur et la beauté.

Confucius écrit que « l’homme de bien est maître de lui et


détendu, tandis que l’homme de peu est perpétuellement
anxieux ». Voyons aussi ce que nous enseigne un autre
philosophe stoïcien, Sénèque, qui, comme Marc Aurèle,
vivait de la politique. Comme nous, Sénèque était plein de
contradictions. D’un côté, il écrivit certaines des plus belles
pensées sur la morale et la maîtrise de soi qui aient jamais
été écrites et elles sont évidemment le résultat d’une
incroyable concentration et d’une grande clarté mentale. De
l’autre, Sénèque était un travailleur acharné – un ambitieux
écrivain et homme politique qui aspirait à être reconnu
aussi bien pour sa prose que pour sa politique.

Au sommet de sa carrière, il fut le conseiller de l’empereur


Néron. Bien que ce dernier ait été un élève prometteur de
Sénèque, il ne facilita pas la tâche de son maître. Il était
dérangé, égoïste, distrait, paranoïaque et impitoyable.
Imaginez que vous passiez vos soirées à écrire sur
l’importance d’être juste, modéré et sage, puis que, le jour,
vous deviez aider votre patron tout-puissant à justifier sa
tentative d’assassinat de sa mère. Sénèque savait qu’il
aurait mieux fait de s’en aller ; c’est probablement ce qu’il
souhaitait, mais il ne le fit jamais.

Qu’est-ce que la vertu ? s’interrogeait Sénèque qui


répondait : « Un jugement juste et inébranlable ». De la
vertu découlent de bonnes décisions, le bonheur et la paix.
Elle émane de l’âme et dirige le corps et la tête.

Pourtant, lorsque l’on examine la vie de Sénèque, on a


l’impression qu’il était le genre d’homme à qui l’ambition
n’offrait guère de répit, qu’au contraire, elle biaisait sa prise
de décisions. Sénèque écrivit avec éloquence sur
l’insignifiance de la richesse. Pourtant, il accumula une
fortune colossale par des moyens douteux. Il croyait en
l’indulgence, la bonté et la compassion, mais il travailla de
son plein gré pour deux empereurs qui étaient
probablement des psychopathes. C’était comme s’il ne
croyait pas suffisamment en sa propre philosophie pour la
mettre entièrement en pratique – il ne pouvait pas tout à
fait admettre que la vertu offre des moyens de subsistance
suffisants.

L’argent, le pouvoir et la gloire semblaient un peu plus


pressants.

Sénèque connaissait la voie vertueuse, mais il poursuivait


des récompenses qui l’en éloignaient. Ce choix lui coûta de
nombreuses nuits sans sommeil et l’obligea à affronter des
dilemmes éthiquement éprouvants. Cela finit par lui coûter
la vie. En 65 après J.-C., Néron se retourna contre son ancien
maître et l’obligea à se suicider – le mal pour lequel
Sénèque avait trouvé des explications pendant si longtemps
finit par lui coûter la vie.

Il ne fait aucun doute qu’il est possible de progresser dans


la vie en mentant et en trichant et en étant généralement
odieux avec autrui. Cela peut même vous donner un coup
de pouce pour atteindre les sommets. Toutefois, cela se fait
au prix non seulement de votre propre estime, mais aussi
de votre sécurité.

Pourtant, aussi fou que cela puisse paraître, la vertu est une
voie beaucoup plus accessible et durable vers la réussite.

Comment est-ce possible ? La reconnaissance dépend


d’autrui. Devenir riche exige des opportunités
commerciales. Vous pouvez aussi bien être empêché
d’atteindre vos objectifs par la météo que par un dictateur.
Mais la vertu ? Personne ne vous empêchera de savoir ce
qui est bon. Rien ne vous empêche d’y avoir accès… à part
vous.

Chacun de nous doit cultiver un code moral, une norme


élevée qui nous est presque plus chère que la vie elle-
même. Chacun de nous doit prendre le temps de se poser
les questions suivantes : Qu’est-ce qui est important pour
moi ? Pour quelle cause préférerais-je mourir plutôt que de
la trahir ? Comment vais-je vivre et pourquoi ?

Ce ne sont pas de vaines questions ou des interrogations


banales pour un test de personnalité. Nous devons détenir
les réponses si nous voulons obtenir l’équanimité (et la
force) qui émerge de la citadelle de notre propre vertu.

C’est pendant les périodes difficiles de l’existence – à la


croisée des chemins, comme se trouva Sénèque lorsqu’on
lui demanda de servir Néron – que l’on peut faire appel à la
vertu. Héraclite dit que le caractère est lié au destin. Il a
raison. Si nous développons un caractère solide, des
épithètes fortes pour nous-mêmes, nous ne reculerons pas
s’il le faut.
Ainsi, lorsque tous les autres seront effrayés et tentés, nous
serons vertueux.

Nous serons sereins.


SOIGNEZ L’ENFANT QUI EST EN
VOUS

L’enfant en moi est calme… et parfois pas tant


que cela.
FRED ROGERS

Il y a toujours eu quelque chose d’enfantin chez Léonard de


Vinci. En effet, c’est ce qui faisait de lui un artiste si
brillant – sa malice, sa curiosité, sa fascination pour
l’invention et la création. Mais derrière cette gaieté de
façade, il y avait une profonde tristesse, une douleur
enracinée dans les événements de son enfance.

Léonard est né en 1452, fils illégitime d’une famille prospère


de notables. Bien que son père ait fini par proposer à son fils
de venir vivre auprès de lui et qu’il ait aidé Léonard à
trouver un premier poste d’apprenti, la distance qui les
séparait ne se refermerait jamais.

À l’époque, il était habituel que le fils aîné d’un notable


éminent, comme l’était le père de Léonard, soit choisi pour
prendre la profession de son père avant de lui succéder.
Même si, techniquement, la guilde des notaires ne
reconnaissait pas les héritiers illégitimes, il est surprenant
que le père de Léonard n’ait pas tenté de se tourner vers un
magistrat local pour entamer une procédure de légitimation
de son fils.

Le père de Léonard aura encore douze enfants dont neuf


fils. À sa mort, il ne laissa pas de testament, ce qui pour un
notaire connaissant la loi signifiait ceci : il déshéritait
légalement Léonard au profit de ses « vrais » enfants.
Comme son biographe Walter Isaacson l’écrira : en excluant
Léonard et en ne l’acceptant jamais complètement, Pierre
de Vinci légua d’abord à son fils le désir insatiable de
trouver un mécène inconditionnel.

En effet, durant toute sa vie d’artiste, Léonard manifesta


une quête d’amour et d’approbation presque enfantine
auprès des hommes puissants pour lesquels il travaillait. Il
servit avec dévotion son premier mentor, Andrea del
Verrocchio pendant plus de onze ans – jusqu’à ses vingt-cinq
ans –, ce qui est extrêmement long pour un tel prodige
(Michel-Ange vola de ses propres ailes à seize ans). Qu’est-
ce qui a bien pu attirer une bonne âme comme Léonard de
Vinci chez César Borgia, dangereux psychopathe ? Borgia
était le seul mécène qui était prêt à regarder et à prêter
attention aux inventions militaires de Léonard – projet
passionné qui l’animait de longue date. De Milan à la France
en passant par le Vatican, Léonard voyagea beaucoup au
cours de sa carrière, en quête d’un soutien financier et
d’une liberté artistique qui, selon lui, lui permettraient d’être
lui-même.

Près d’une demi-douzaine de fois, il déménagea son atelier


sur un coup de tête, laissant des commandes inachevées.
Parfois à cause d’un affront. Généralement, parce que le
mécène n’était pas exactement comme Léonard l’aurait
souhaité. La lecture de ses lettres écrites sous le coup de la
colère et l’examen de ses œuvres à moitié achevées nous
en disent long aujourd’hui sur cet adolescent en colère : Tu
n’es pas mon père. Tu n’as pas à me dire quoi faire. Tu ne
m’aimes pas vraiment. Tu vas voir.

Beaucoup d’entre nous portent encore des blessures


infligées dans l’enfance. Peut-être avons-nous été
maltraités. Ou nous avons vécu quelque chose de terrible.
Ou nos parents étaient trop occupés ou trop critiques ou
trop absorbés par leurs propres problèmes pour être ce dont
nous avions besoin.

Ces points sensibles influencent les décisions que nous


prenons et les actions que nous entreprenons – même si
nous n’en sommes pas toujours conscients.

Cela devrait être un soulagement : la source de notre


anxiété et de nos soucis, les frustrations qui semblent
soudain surgir dans des situations inappropriées, la raison
pour laquelle nous avons du mal à avoir des relations
stables ou à ignorer les critiques – ce n’est pas nous. En
réalité, c’est nous, mais pas notre nous adulte. C’est l’enfant
de sept ans qui vit en nous. Celui qui a été blessé par
Maman et Papa, l’enfant innocent qui était invisible.

Pensez à Rick Ankiel, l’un des plus grands lanceurs à avoir


jamais joué au baseball. Il eut une enfance malheureuse,
auprès d’un père violent et d’un frère trafiquant de drogue.
Toute sa vie, il garda cette souffrance et cette impuissance
enfouies au fond de lui, se concentrant sur sa maîtrise sur le
monticule, et il finit par devenir le meilleur espoir des
lanceurs en Ligues mineures. Puis, soudain, juste au
moment où sa carrière commençait à prendre la bonne voie,
dans le premier match des play-offs, en 2000, devant des
millions de personnes, il perdit sa capacité à contrôler les
lancers.
Que s’est-il passé ? Quelques jours plus tôt, son père et son
frère avaient été arrêtés pour trafic de drogue et Rick était
allé les voir au tribunal. Il avait fui cette douleur et cette
colère pendant des années jusqu’à ce que tout cela finisse
par exploser en ébranlant le délicat équilibre indispensable
au lancer. Il s’ensuivit des années de travail avec Harvey
Dorfman, brillant et patient psychologue du sport, pour
tenter de faire resurgir son talent. Ankiel ne lancera la balle
plus que cinq fois dans sa carrière, et jamais en ouverture. Il
passa le reste de sa carrière en tant que joueur de champ
extérieur – principalement au centre, position la plus
éloignée du monticule.

Sigmund Freud a expliqué qu’il n’est pas rare que des


carences, petites ou grandes, dans l’enfance conduisent à
des comportements toxiques et agités à l’âge adulte. Parce
que nous sommes nés pas assez riches, pas assez beaux,
pas assez doués naturellement, parce que nous n’étions pas
appréciés comme les autres enfants de la classe, ou parce
que nous devions porter des lunettes ou que nous étions
souvent malades ou que nous ne portions pas des habits de
marque, nous en voulons au monde entier. Certains d’entre
nous sont comme Richard III, convaincu qu’une difformité
nous autorise à être égoïstes ou mesquins ou
insatiablement ambitieux. Comme l’affirme Freud : « Nous
exigeons tous une réparation pour les premières blessures
infligées à notre narcissisme », pensant que tout nous est
dû parce que l’on nous a fait du tort ou que nous avons été
privés (Tiger Woods en est un parfait exemple).

Pourtant, il est dangereux de créer un monstre pour


protéger l’enfant blessé qui est en nous.

L’optique inquiète, l’optique anxieuse, l’optique persécutée,


l’optique « leur prouver qu’ils ont tort », l’optique « seras-tu
mon père ? » qu’avait Léonard : ces stratégies d’adaptation,
développées dès le plus jeune âge pour comprendre la
façon dont le monde tourne, ne nous facilitent pas la vie. Au
contraire. Qui pourrait être heureux ainsi ? Confieriez-vous
une responsabilité stressante, dangereuse ou importante à
un enfant de neuf ans ?

Le producteur de cinéma Judd Apatow évoqua un jour la


prise de conscience qu’il avait eue après une grosse dispute
durant le tournage de l’un de ses films. Pendant des années,
il avait vu toutes les remarques qui lui étaient adressées au
studio ou par les dirigeants, comme des tentatives de
restrictions ou d’influence, comme si c’étaient les odieuses
ingérences de ses parents. Instinctivement,
émotionnellement, il avait repoussé et résisté à toutes ces
interventions. Qui sont ces idiots qui me disent ce que j’ai à
faire ? Pourquoi essayent-ils toujours de me donner des
ordres ? Pourquoi sont-ils si injustes ?

Il nous est à tous déjà arrivé d’être surpris par une vive
réaction de notre part face à un commentaire anodin ou de
piquer une crise parce qu’une figure d’autorité essayait de
nous diriger. Ou de nous sentir attirés par une relation
toxique. Ou un type de comportement que nous savons être
mauvais. Les origines de ces sentiments sont presque
primitives – ils sont ancrés dans notre petite enfance.

Il fallut une thérapie et beaucoup d’introspection (et


probablement les remarques de sa femme) pour qu’Apatow
comprenne que le studio de cinéma n’était pas ses parents.
C’était une relation d’affaires et une discussion constructive,
et non une nouvelle situation dans laquelle un garçon doué
était mené à la baguette par des parents absents.

Cette prise de conscience s’accompagna d’un sentiment de


quiétude, ne serait-ce que parce que cela permit d’apaiser
les tensions au studio. Posez-vous les questions suivantes :
votre vie ne serait-elle pas plus belle et moins effrayante si
vous n’aviez pas à la voir du point de vue d’un enfant
apeuré et vulnérable ? Notre fardeau ne serait-il pas plus
léger si nous n’y ajoutions pas des poids supplémentaires ?

Il vous faudra beaucoup de patience et d’empathie et un


réel amour de soi pour guérir vos blessures. Comme l’écrit
Thich Nhat Hanh :

Une fois notre enfant intérieur reconnu et embrassé, la


troisième fonction de la pleine conscience est d’adoucir
et de soulager nos émotions difficiles. En tenant
simplement cet enfant doucement, nous adoucissons
nos émotions difficiles et nous pouvons commencer à
nous sentir mieux. Quand nous embrasserons nos
émotions fortes en pleine conscience et concentration,
nous serons capables de voir les racines de ces
formations mentales. Nous saurons d’où vient notre
souffrance. Quand nous verrons la racine des choses,
notre souffrance va s’amoindrir. Alors la pleine
conscience reconnaît, embrasse et soulage.

Prenez le temps de réfléchir à la souffrance que vous portez


en vous depuis vos premières expériences. Pensez à
l’« âge » des réactions émotionnelles que vous avez quand
vous vous sentez blessé, trahi ou remis en cause. C’est
l’enfant qui est en vous. Il a besoin que vous le preniez dans
vos bras. Il a besoin que vous lui disiez : « Eh ! mon pote, ça
va aller. Je sais que tu es blessé, mais je vais prendre soin
de toi. »

L’adulte fonctionnel intervient pour reprendre ses droits et


rassurer. Pour rendre la quiétude possible.

Nous le devons à nous-mêmes ainsi qu’aux personnes qui


partagent notre vie. Chacun de nous doit briser le maillon
de la chaîne que les bouddhistes appellent samsara, la
continuation des souffrances de l’existence de génération
en génération.

Le comédien Garry Shandling perdit son frère, Barry, à l’âge


de dix ans, mort de mucoviscidose, ce qui le laissa pour le
reste de sa vie à la merci de sa mère dominatrice, qui était
si perturbée par la disparition de son fils aîné qu’elle interdit
à Garry d’assister à l’enterrement de peur qu’il ne la voie
pleurer.

Mais, un jour, lorsqu’il était devenu un homme d’âge mûr,


Garry écrivit dans son journal une formule qui pourrait
l’aider à surmonter cette douleur et non seulement à guérir
son enfant intérieur, mais à transmettre la leçon à ses
nombreux enfants adoptifs en tant que mentor dans le show
business 1. La formule était simple et elle est essentielle
pour briser le cycle infernal et mettre un terme à la
profonde angoisse que nous emportons partout avec nous :

Donne plus.
Donne ce que tu n’as pas reçu.
Aime plus.
Laisse tomber l’histoire ancienne.

Essayez, si vous le pouvez.


MÉFIEZ-VOUS DU DÉSIR

Chaque homme a sa passion qui le mord au


fond du cœur, comme chaque fruit a son ver.
ALEXANDRE DUMAS

John F. Kennedy parvint à une incontestable grandeur grâce


à sa sérénité durant ces treize jours fatidiques
d’octobre 1962. Le monde lui en est éternellement
redevable. Mais ce moment de gloire ne doit pas nous faire
oublier le fait que, comme nous tous, il était hanté par des
démons qui ternissaient cette même grandeur – et aussi,
par voie de conséquence, sa sérénité.

Kennedy grandit dans une maison où son père invitait


souvent ses maîtresses pour le dîner ou les vacances
familiales. C’était aussi une maison où la colère était
fréquente. « Quand je déteste un salaud, je le hais jusqu’à
ma mort », se plaisait à dire Joseph Kennedy. Ainsi, il n’est
guère surprenant que son jeune fils ait pris ses propres
mauvaises habitudes et qu’il ait eu du mal à contrôler ses
pulsions et ses appétits.

C’est au début de la Deuxième Guerre mondiale que, pour


la première fois, les pulsions sexuelles de Kennedy lui
attirèrent des ennuis, lorsqu’il commença à sortir avec Inga
Arvad, belle journaliste néerlandaise que beaucoup
soupçonnaient d’être une espionne nazie. Pendant la
campagne présidentielle, il eut une liaison avec Judith
Exner, qui était aussi la petite amie de Sam Giancana, un
chef mafieux de Chicago. Mais au lieu de subir les
conséquences de ces graves erreurs de jugement, Kennedy
s’en tirait toujours à bon compte, ce qui ne fit que renforcer
son comportement à risque.

Kennedy n’était pas romantique. Ses petites amies


décrivaient ses pulsions sexuelles comme étant insatiables,
mais ne lui procurant aucun plaisir. D’après l’une de ses
conquêtes, les rapports sexuels étaient « juste une activité
physique et sociale pour lui », une façon de tuer l’ennui ou
d’avoir une poussée d’adrénaline. Il n’avait pas d’égards
pour sa partenaire, et finalement, il semblait presque ne pas
se soucier non plus du plaisir que cela lui procurait. Comme
Kennedy le confia au Premier ministre britannique dans un
moment de gênante honnêteté, s’il n’avait pas de rapports
sexuels pendant quelques jours, il avait des maux de tête
(le père avait dit à ses fils qu’il ne pouvait pas dormir s’il
n’avait pas « tiré un coup »). Étant donné les terribles
lombalgies de Kennedy, les rapports sexuels devaient
probablement aussi être douloureux – mais cela ne freina
jamais ses ardeurs.

Dans un moment honteux, tandis que les forces soviétiques


et américaines étaient sur le point de basculer dans la
guerre nucléaire pendant la crise des missiles de Cuba,
Kennedy invita une étudiante de dix-neuf ans, du Wheaton
College, à son hôtel près de la Maison-Blanche. Cet homme
qui ne savait pas combien de temps il lui restait à vivre, qui
s’était investi corps et âme dans la résolution de cette crise
pour freiner les dangereuses pulsions des ennemis de la
nation… le voilà en train de tromper sa femme, de choisir
de passer ses éventuels derniers instants sur terre sous les
draps avec une jeune inconnue, qui avait la moitié de son
âge, plutôt qu’avec sa famille effrayée et vulnérable.

Cela ne ressemble pas à de la sérénité. Cela ne paraît pas


non plus très glamour.

Cela ressemble à un homme spirituellement brisé, à la


merci des caprices de ses pulsions, incapable de réfléchir
clairement et de définir des priorités. Mais avant de
condamner Kennedy comme un odieux prédateur sexuel,
nous devons examiner nos propres faiblesses. Sommes-
nous à la merci de nos divers désirs dans notre vie
personnelle ? Ne savons-nous pas que ce n’est pas bien,
tout en passant outre ?

Le désir est destructeur pour la paix dans notre existence :


le désir ressenti pour une belle personne ; le désir d’un
orgasme ; le désir pour une autre personne que celle envers
laquelle nous nous sommes engagés ; le désir de pouvoir ;
le désir de domination ; le désir de ce que les autres ont ; le
désir des biens les plus raffinés, les plus beaux et les plus
chers que l’argent peut acheter.

N’est-ce pas en contradiction avec la maîtrise de soi à


laquelle nous tendons ?

Un individu asservi à ses pulsions n’est pas libre – qu’il soit


plombier ou président.

Combien d’hommes et de femmes illustres finissent par tout


perdre – se retrouvant même dans certains cas derrière les
barreaux – parce qu’ils choisissent d’assouvir leurs appétits
insatiables, quels qu’ils soient ?

Au moins, le pouvoir, le sexe et l’attention procurent du


plaisir. La forme de désir la plus répandue est l’envie – le
désir de ce que les autres ont, pour la bonne raison qu’ils
l’ont. Joseph Epstein dit brillamment : « Parmi les sept
péchés capitaux, seule la luxure n’est pas drôle du tout. »
Démocrite, deux mille quatre cents ans avant lui, déclara :
« Un homme envieux se torture autant que s’il était son
propre ennemi. »

Celui qui est en proie à l’envie ou la jalousie ne peut pas


réfléchir clairement ou vivre en paix. Comment le pourrait-
il ?

C’est un cycle infernal. Nous sommes envieux d’une


personne qui en envie une autre. L’ouvrier souhaite
désespérément être millionnaire, le millionnaire envie la vie
simple de l’employé qui quitte son travail à 18 heures. Les
célébrités aimeraient retrouver la vie privée à laquelle tant
de gens sont prêts à renoncer ; l’homme ou la femme qui a
un beau partenaire aimerait en avoir un encore plus beau.
Le fait de savoir que le rival dont nous sommes jaloux
pourrait bien être jaloux de nous donne à réfléchir.

Il y a aussi une part d’immaturité dans l’envie, à vouloir le


beurre et l’argent du beurre. Nous ne voulons pas
simplement ce que les autres ont – nous voulons garder tout
ce que nous avons et y ajouter ce que les autres ont, même
si c’est incompatible (et, par-dessus le marché, nous
voulons aussi qu’ils ne l’aient plus). Mais si vous deviez
échanger votre place avec la personne que vous enviez, si
vous deviez renoncer à votre intelligence, à vos principes,
aux réalisations dont vous êtes le plus fier pour vivre leur
vie, le feriez-vous ? Êtes-vous prêt à payer le prix qu’ils ont
payé pour obtenir ce que vous convoitez ?

Non, vous n’êtes pas prêt.

Épicure, qui était censé être hédoniste, a écrit : « Les


plaisirs de l’amour ne nous ont jamais servis et il faut
s’estimer heureux s’ils ne nous nuisent pas. » Il inventa un
bon test qu’il appliquait chaque fois qu’il se sentait tiraillé
par un irrésistible désir : Qu’adviendra-t-il de moi si j’obtiens
ce que je désire ? Comment me sentirai-je ?

En effet, la plupart des désirs sont fondamentalement des


émotions irrationnelles, et c’est pourquoi l’équanimité exige
que nous prenions le temps de les analyser. Nous devrions
prévoir notre côté réfractaire, tenir compte de l’inévitable
gueule de bois avant de boire un verre. Lorsque nous le
faisons, ces désirs perdent de leur caractère impétueux.

Pour les épicuriens, le véritable plaisir découle de l’absence


de douleur et d’agitation. Si le fait de désirer quelque chose
vous rend malheureux tant que vous ne l’avez pas obtenu,
cela ne diminue-t-il pas la véritable valeur de la
récompense ? Si le fait d’obtenir ce que vous « voulez »
vous expose aussi à des conséquences, est-ce vraiment
bénéfique ? Si la même pulsion qui vous aide à y arriver dès
le départ vous conduit aussi inévitablement à présumer de
vos forces ou à exagérer, est-ce réellement un avantage ?

Ceux qui cherchent l’équanimité ne doivent pas


nécessairement devenir des ascètes ou des puritains
accomplis. Mais nous pouvons prendre le temps de nous
rendre compte de l’attrait et du pouvoir que le désir peut
exercer sur nous, et au-delà du plaisir momentané que cela
peut nous procurer, cela nous prive de la paix profonde que
nous recherchons.

Pensez aux moments où vous vous sentez le mieux. Ce


n’est pas quand vous vous consumez de désir. Ce n’est pas
quand vous obtenez ce que vous désirez. Il y a toujours une
pointe de déception au moment de l’acquisition.
Dans la Bhagavad-Gita, Krishna qualifie le désir d’« ennemi
perpétuel du sage ». Les bouddhistes personnifièrent ce
démon en lui attribuant la figure de Mara. C’est lui qui
essaya de détourner Bouddha de la voie de l’éveil, de
l’équanimité. Quand Léonard de Vinci s’interroge dans son
carnet sur la façon de représenter l’envie, il affirme qu’elle
devrait être maigre et épuisée parce qu’elle est
perpétuellement en proie à ses tourments. « Fais-lui le cœur
rongé par un serpent, dit-il, fais-lui chevaucher la mort
parce que l’envie ne meurt jamais. » Difficile de trouver
meilleure description du désir qui, d’après Vinci, nous met
« au même niveau que les bêtes ».

Nul n’est parfait. Nous avons des besoins biologiques et


pathologiques qui, inévitablement, nous feront trébucher.
Nous avons donc besoin d’une philosophie et d’un solide
code moral – ce sentiment de vertu – pour nous aider à
résister et pour nous donner la force de nous ressaisir quand
nous échouons et d’essayer d’être meilleurs.

Nous pouvons aussi faire appel à des outils pour nous aider
à résister à nos désirs nocifs. Dans sa Vie d’Antoine,
Athanase d’Alexandrie écrit que l’un des bienfaits de la
tenue d’un journal – ou de « Confessions », selon le nom
que les chrétiens donnent à ce genre littéraire – était de
l’empêcher de commettre des péchés. En observant, puis en
décrivant, son propre comportement, il parvient à s’en tenir
responsable et à s’améliorer :

Remarquons et écrivons, chacun, les actions et les


mouvements de notre âme, comme pour nous les faire
mutuellement connaître et soyons sûrs que par honte
d’être connus nous cesserons de pécher et d’avoir au
cœur rien de pervers. Qui donc lorsqu’il pèche consent à
être vu, et lorsqu’il a péché ne préfère mentir pour
cacher sa faute ? On ne forniquerait pas devant
témoins. De même, écrivant nos pensées comme si
nous devions nous les communiquer mutuellement,
nous nous garderons mieux des pensées impures par
honte de les avoir connues. Que l’écriture remplace les
regards des compagnons d’ascèse : rougissant d’écrire
autant que d’être vus, gardons-nous de toute pensée
mauvaise.

C’est en ayant des pulsions et en y résistant, en les


remarquant et en les examinant, puis en les laissant passer
comme une odeur désagréable que nous acquérons de la
force spirituelle. C’est ainsi que nous devenons celui que
nous voulons être en ce monde.

Seuls ceux d’entre nous qui prennent le temps d’explorer,


de questionner, d’extrapoler les conséquences de leurs
désirs ont la possibilité de les surmonter et d’étouffer les
regrets avant même qu’ils ne surgissent. Eux seuls savent
que le vrai plaisir réside dans le fait d’avoir une âme sincère
et stable, heureuse et tranquille.
ASSEZ

Il n’est pas d’exemple dans l’histoire qu’une


grande victoire ait jamais rassasié un vainqueur.
STEFAN ZWEIG

Les écrivains Kurt Vonnegut, auteur d’Abattoir 5, et Joseph


Heller, auteur de Catch 22, se trouvaient un jour à une
réception dans la grandiose résidence secondaire d’un
ennuyeux milliardaire, dans un quartier chic de la banlieue
new-yorkaise. Vonnegut se mit à titiller son ami : « Joe, quel
effet ça te fait de voir que dans la seule journée d’hier notre
amphitryon a sans doute gagné davantage que ce que
Catch 22, l’un des livres les plus célèbres de tous les temps,
a rapporté dans le monde entier durant les quarante
dernières années ? »

Joe répondit : « J’ai quelque chose qu’il ne pourra jamais


avoir. »

Vonnegut répliqua : « Quoi donc, Joe ? »

Il rétorqua : « La conscience d’en avoir assez. »

Earl Woods l’appelle le « mot en a », comme si c’était un


gros mot. Pourtant, en avoir « assez » est une bonne chose.
Imaginez la sérénité que le sentiment d’en avoir assez
apporta à Joseph Heller et à tous ceux qui l’éprouvent. Pas
de désirs incessants. Pas d’insécurité dans la comparaison.
Se sentir satisfait de soi et de son travail ? Quel don !

Il ne suffit pas de prononcer le mot « assez ». Un profond


travail spirituel et introspectif est requis pour comprendre ce
que cela signifie – un travail qui pourrait bien détruire les
illusions et les idées reçues que nous avons entretenues
toute notre vie.

John Stuart Mill, le philosophe et jeune prodige qui, avant


même de devenir pubère, lisait et maîtrisait la plupart des
grands classiques en grec ou en latin, illustre à quel point ce
processus peut être terrifiant. Un jour, poussé à bout (par
son père et par lui-même), alors qu’il avait une vingtaine
d’années, Mill s’arrêta pour réfléchir, pour la première fois, à
ce qu’il poursuivait :

Il m’arriva de me poser à moi-même directement cette


question : « Suppose que tous les buts de ta vie soient
atteints, que tous les changements dans les institutions
et dans les opinions que tu désires soient complètement
accomplis à cet instant même, serait-ce pour toi une
grande joie et un grand bonheur ? » Ma conscience me
répondit directement et irrésistiblement : « Non. » À
cette réponse, mon cœur défaillit ; toutes les fondations
sur lesquelles ma vie était construite s’écroulèrent.

Il s’ensuivit une dévastatrice dépression dont il mit des


années à se remettre. Pourtant, Mill avait probablement de
la chance de la subir à un si jeune âge. La plupart ne
réalisent jamais que leurs prouesses ne parviendront jamais
à leur apporter le soulagement et le bonheur tant promis.
Ou bien ils finissent par le comprendre longtemps après,
après avoir dépensé beaucoup d’argent, après avoir sacrifié
tant de relations et de moments de paix intérieure sur
l’autel de la réussite. Une fois la ligne d’arrivée enfin
atteinte, nous pensons : C’est ça ? Et maintenant ?

C’est une douloureuse croisée des chemins. Ou, pire encore,


une étape que nous préférons ignorer en étouffant ces
sentiments de crise existentielle, en les enfouissant sous
des achats superflus, encore plus d’ambition et l’illusion
qu’en continuant ainsi et en en faisant toujours plus, nous
finirons par obtenir des résultats différents.

D’une certaine façon, c’est le revers de la médaille de l’une


de nos vertus. Nul ne parvient à l’excellence ou à l’éveil
sans le désir de s’améliorer, sans une tendance à explorer
les possibles domaines d’amélioration. Pourtant, le désir –
ou le besoin – d’obtenir toujours plus est souvent
incompatible avec le bonheur. Billie Jean King, grande
joueuse de tennis, évoqua le fait que le mental qui permet à
un athlète de se hisser au plus haut niveau l’empêche
souvent aussi de profiter de ce pour quoi il a tant travaillé.
Le besoin de progression peut empêcher d’apprécier le
processus.

Il n’y a pas de sérénité chez celui qui ne parvient pas à


goûter les choses telles qu’elles sont, notamment quand il a
objectivement beaucoup accompli. L’insidieux besoin d’en
avoir toujours plus ressemble à une hydre. Lorsqu’un besoin
est satisfait – vous le cochez dans la liste –, deux autres
surgissent à sa place.

Les meilleurs points de vue sur le fait d’en avoir assez nous
viennent d’Orient. « Quand tu comprends que rien ne
manque, le monde entier t’appartient », dit Lao Tseu. Il y a
aussi ces vers du Dao de jing :
La plus grande malchance est de ne pas savoir se
contenter.
Il n’y a pas de plus grande calamité que le désir
d’acquérir.
Celui qui sait se suffire est toujours content de son sort.

Les philosophes occidentaux ont lutté pour trouver le juste


équilibre entre le désir d’en obtenir toujours plus et celui
d’être satisfait. Épicure : « Rien n’est suffisant pour celui
pour qui le suffisant est peu. » Thomas Traherne : « Avoir
des aubaines et les apprécier, c’est être au paradis ; en
avoir et ne pas les apprécier, c’est être en enfer. […] Les
apprécier et ne pas en avoir, c’est être en enfer. » Et les
stoïciens qui vivaient dans le monde matériel d’un empire à
son zénith connaissaient la vérité sur l’argent. Sénèque en
avait accumulé et il savait à quel point le lien avec la paix
était ténu. Son œuvre est pleine d’histoires d’individus qui
coururent à leur perte alors qu’ils couraient après l’argent
dont ils n’avaient pas besoin et les honneurs auxquels ils
n’avaient pas droit.

La tempérance. Voilà le secret. Intellectuellement, nous le


savons. Mais c’est seulement au cours d’éclairs de lucidité
ou dans la tragédie que nous le percevons.

En 2010, Marco Rubio arpentait les couloirs de son domicile,


passant des coups de téléphone afin de réunir des fonds
pour son investiture surprise au Sénat, lorsque son fils de
trois ans se faufila par la porte de derrière et tomba dans la
piscine. Rubio, qui avait entendu le tintement signalant
l’ouverture de la porte, supposa que quelqu’un d’autre s’en
occuperait et il retourna à sa conversation. Quelques
minutes plus tard, il retrouva le corps de son fils, inanimé,
flottant à la surface de la piscine.
Même s’ils avaient frôlé la tragédie, il retourna presque
immédiatement au travail – son ambition, comme celle de
Lincoln, était « une petite locomotive qui ne connaissait pas
le repos ». Lorsqu’il prit du recul, Rubio put enfin entrevoir le
coût de cette motivation, les choses importantes que nous
ratons lorsque nous nous en remettons entièrement à elle.
« Je pense avoir désormais compris que la fébrilité que nous
éprouvons lorsque nous élaborons nos projets et que nous
poursuivons nos ambitions n’est pas l’effet de leur
importance pour notre bonheur et de notre empressement à
les mener à bien. Nous sommes impatients parce qu’au
fond de nous, nous savons maintenant que notre bonheur
se trouve ailleurs, et notre travail, aussi précieux soit-il à
nos yeux ou pour les autres, ne peut pas le remplacer. Mais
nous nous pressons et nous vaquons à nos occupations
parce que nous avons besoin d’être importants et nous ne
réalisons pas toujours que nous le sommes déjà », écrit-il.

Avez-vous déjà eu entre les mains une médaille d’or, un


césar ou une coupe de champion ? Avez-vous déjà vu un
solde bancaire avoisinant les sept chiffres ? Peut-être que
oui ? Peut-être possédez-vous tout cela ? Si c’est le cas,
alors vous le savez : c’est bien joli, mais cela ne change
rien. Ce ne sont que des bouts de métal, du papier sale au
fond de votre poche, des plaques au mur. Ils ne sont pas
fabriqués à partir de matières suffisamment solides ou
malléables pour boucher un trou aussi petit soit-il dans
l’âme humaine. Ils ne prolongent pas non plus la durée de la
vie, ne serait-ce que d’une minute. Au contraire, ils
pourraient bien la raccourcir !

Ils peuvent aussi ôter toute joie à faire ce que nous aimions
tant. En avoir plus n’aide en rien celui qui a le sentiment de
ne pas être à la hauteur, qui ne voit pas la richesse qui lui a
été donnée à la naissance, qu’il a accumulée dans ses
relations et expériences. Résoudre votre problème de
pauvreté est un but accessible et vous pouvez y parvenir en
gagnant de l’argent et en économisant. Nul ne peut affirmer
le contraire. Les difficultés surgissent lorsque nous pensons
que ces activités peuvent résoudre la pauvreté spirituelle.

La réussite. L’argent. La gloire. Le respect. Ce n’est pas en


les accumulant que l’on trouve satisfaction.

Si vous pensez qu’il viendra un moment où vous aurez le


sentiment d’« être arrivé », où vous aurez enfin votre
compte, vous risquez d’être désagréablement surpris. Ou
pire, vous subirez une sorte de torture à la Sisyphe où, à
peine aurez-vous l’impression que ce sentiment est à votre
portée, le but sera repoussé un peu plus haut vers le
sommet de la montagne, hors d’atteinte.

Votre réussite extérieure ne vous donnera jamais


satisfaction. Assez vient de l’intérieur. Cela vient à la
descente du train. À la vue de ce que l’on a déjà, de ce que
l’on a déjà obtenu.

Celui qui y parvient est plus riche que n’importe quel


milliardaire, plus puissant que n’importe quel souverain.

Pourtant, au lieu de suivre cette voie vers le pouvoir, nous


choisissons l’ingratitude et l’incertitude d’en vouloir toujours
plus. Comme le dit le maître zen Gensha : « Nous sommes
là, comme immergés, la tête et les épaules sous de grands
océans, et pourtant, nous tendons pitoyablement les mains
pour avoir de l’eau. » Nous pensons que nous avons besoin
de plus et nous ne réalisons pas que nous en avons déjà
autant. Nous travaillons si dur « pour notre famille » que
nous ne remarquons pas la contradiction – c’est à cause du
travail que nous ne la voyons jamais.

Assez.
Certes, on peut craindre, et ce serait parfaitement
compréhensible, que le contentement sonne la fin de notre
carrière : si nous satisfaisons cette irrépressible envie, tout
progrès dans notre vie professionnelle et privée cessera
brutalement. Si tout le monde était comblé, pourquoi
continuerait-on à faire tant d’efforts ? Tout d’abord, il faut
souligner que cette inquiétude n’est pas un état d’esprit
idéal. Nul ne déploie tout son talent en étant motivé par
l’anxiété, et nul ne devrait entretenir un sentiment
d’insécurité pour continuer à agir. Ce n’est pas de l’assiduité
au travail, c’est de l’esclavage.

Nous ne sommes pas venus sur terre pour être des abeilles
ouvrières, obligées d’accomplir inlassablement une fonction
pour la cause de la ruche jusqu’à notre mort. Nous ne
« devons » non plus à personne de continuer, continuer,
continuer – ni à nos fans, ni à nos abonnés, ni à nos parents
qui nous ont tant donné, ni même à notre famille. Nous tuer
à la tâche ne sert à rien ni à personne.

Il est parfaitement possible de faire du bon travail depuis le


bon endroit. Vous pouvez être en bonne santé, au calme et
avoir du succès.

Joseph Heller pensait en avoir assez, mais il continuait


néanmoins à écrire. Il écrivit six romans après Catch 22
(quand un journaliste lui reprocha de n’avoir rien écrit
d’aussi bon que son premier livre, Heller répondit : « Qui l’a
fait ? »), dont un best-seller. Il enseignait. Il écrivit des
pièces de théâtre et des scénarios de films. Il était
incroyablement productif. Après sa dépression, John Stuart
Mill s’éprit de poésie, il rencontra celle qui deviendrait sa
femme avant d’amorcer un lent retour à la philosophie
politique – et d’exercer une grande influence sur le monde.
En effet, les démocraties occidentales lui sont redevables de
nombreux changements qu’il contribua à insuffler.
La beauté de la chose, c’est que ces créations et visions
venaient d’un meilleur endroit – plus calme – qui se situait à
l’intérieur des deux hommes. Leur but n’était pas de
prouver quoi que ce soit. Ils n’avaient pas besoin
d’impressionner qui que ce soit. Ils vivaient l’instant
présent. Leurs motivations étaient pures. Il n’y avait pas
d’insécurité. Pas d’anxiété. Pas d’insidieux et douloureux
espoir que cela leur donnerait enfin le sentiment d’être eux-
mêmes, leur apporterait ce qui leur avait toujours manqué.

Qu’aimerions-nous avoir de plus dans la vie ? Voilà la


question. Il ne s’agit ni de la réussite ni de la popularité. Il
s’agit de moments où nous avons le sentiment d’en avoir
assez.

Plus de présence. Plus de clarté. Plus de perspicacité. Plus


de vérité.

Plus de sérénité.
SAVOUREZ LA BEAUTÉ

Face au Sublime, nous ressentons un frisson…


quelque chose de trop grand pour que notre
mental l’appréhende. Et le temps d’un instant, il
nous extrait de notre suffisance et nous libère
de l’emprise mortelle de l’habitude et de la
banalité.
ROBERT GREENE

Le mercredi 23 février 1944, au matin, Anne Frank monta au


grenier de l’annexe où sa famille se cachait depuis deux
longues années pour rendre visite à Peter, le jeune garçon
juif qui habitait avec eux. Lorsque Peter eut fini de ranger,
ils s’assirent tous les deux par terre, à l’endroit préféré
d’Anne, pour regarder à travers la minuscule fenêtre le
monde qu’ils avaient été contraints de laisser derrière eux.

Observant le ciel bleu, le châtaigner dénudé, les oiseaux qui


virevoltaient, ils étaient tous les deux si émus qu’ils en
restaient sans voix. Tout était si silencieux, si serein, si
ouvert, comparé à leurs appartements étriqués.

C’était presque comme si le monde n’était pas en guerre,


comme si Hitler n’avait pas déjà tué tant de millions de
personnes et que leur famille ne risquait pas chaque jour de
rejoindre les rangs des morts. Malgré tout cela, la beauté
semblait régner. « Aussi longtemps que ceci dure, pensait
Anne, et que je puis en profiter, ces rayons de soleil, ce ciel
sans aucun nuage, il m’est impossible d’être triste. »

Un peu plus loin dans son journal, elle écrira que la nature
était un remède à tous les maux, un réconfort disponible
pour tous ceux qui souffrent. En effet, que ce soit les fleurs
printanières ou la rigueur hivernale, même s’il faisait
sombre et s’il pleuvait, si c’était trop dangereux d’ouvrir la
fenêtre et si elle devait rester assise dans la chaleur
étouffante, Anne réussissait toujours à trouver dans la
nature quelque chose qui lui remontait le moral et qui lui
permettait de retrouver sa quiétude intérieure. « Dans
n’importe quel chagrin, il subsiste quelque chose de beau,
écrit-elle. Si on le regarde, on est frappé par la présence
d’une joie de plus en plus forte et l’on retrouve soi-même
son équilibre. »

Comme c’est vrai. Et cela peut être une véritable source de


paix intérieure et de force.

Une forêt impénétrable. Un enfant, allongé sur le ventre, lit


en silence. Les nuages enveloppent les ailes d’un avion qui
transporte des passagers endormis. Un homme lit. Une
femme dort. Une hôtesse soulage ses pieds. Les doigts
rosés de l’aube surgissent au sommet de la montagne. Un
morceau de musique joué en boucle. Le rythme du
morceau, parfaitement synchrone avec les événements. Le
plaisir de remettre un travail avant la date butoir, le calme
provisoire d’une boîte de réception vide.

C’est la sérénité.

Rose Lane Wilder décrit la prairie qu’elle regarde depuis


Tbilissi, la capitale de la Géorgie :
Là il n’y avait que le ciel et un silence rendu audible par
le frémissement des herbes. J’étais entourée d’un vide si
parfait que j’ai eu le sentiment d’en faire partie, d’être
vide moi aussi ; il y eut un moment où je n’étais rien –
presque rien.

Le terme qui désigne cet état est exstasis – expérience


céleste qui nous fait sortir de nous-mêmes. Et ces
magnifiques moments sont à notre portée dès que nous en
éprouvons le besoin. Il nous suffit de leur ouvrir notre âme.
Au sujet du maître zen Hyakujo, on raconte qu’il fut abordé
par deux élèves alors qu’il commençait les corvées
matinales à la ferme attenante à son temple. Quand ses
élèves lui demandèrent de leur enseigner la Voie, il
répondit : « Allez me mettre la ferme en état et je vous
parlerai du grand principe du zen. » Lorsqu’ils en eurent
terminé et qu’ils allèrent voir le maître pour leur leçon,
celui-ci se tourna vers les champs surplombés par le soleil,
tendit les bras en direction des paisibles étendues et ne dit
rien.

C’était la Voie. La nature. La terre cultivée. Les récoltes qui


poussaient. La satisfaction du travail accompli. La poésie de
la terre. Telle qu’elle était au commencement, telle qu’elle
sera pour l’éternité.

Non pas que toute beauté soit si immédiatement belle. Nous


ne sommes pas toujours à la ferme, à la plage ou le regard
perdu vers de vastes paysages. C’est la raison pour laquelle
le philosophe doit cultiver un œil de poète – la capacité à
voir la beauté partout, même dans le banal ou le terrible.

Marc Aurèle, censé être un stoïcien morose et dépressif,


aimait la beauté à la manière de Whitman. Sinon, pourquoi
décrirait-il avec tant de détails l’ordinaire comme « la
cuisson du pain [qui] en fait éclater certaines parties ; bien
que ces crevasses soient en quelque sorte contraires au
dessein de la fabrication, elles ne déplaisent pas ; elles
donnent véritablement envie de manger », ou « les épis
courbés par leur poids vers le sol, le plissement de front du
lion, l’écume qui coule de la gueule du sanglier ». Même au
sujet de la mort, il écrit : « On doit donc passer ce moment
imperceptible de la durée conformément à la nature et
quitter la vie avec sérénité, comme une olive mûre, qui
tombe en remerciant la terre qui l’a produite et en rendant
grâces à l’arbre qui l’a portée. »

Le philosophe et le poète, qui regardent le monde de la


même façon, se sont tous les deux engagés dans la même
quête : comme le déclare Thomas d’Aquin, l’étude du
« miracle ».

Edward Abbey, écrivain et militant écologique, a dit que


même le « monde sauvage » était de la musique. C’est une
musique que nous pouvons écouter à tout moment, quand il
nous en prend l’envie, quelle que soit notre profession.
Même si nous ne pouvons aller dans les bois, nous pouvons
imaginer que nous nous promenons sur un sentier couvert
d’aiguilles de pin, que nous nous laissons dériver sur un
paisible cours d’eau ou que nous nous réchauffons devant
un feu de camp. Ou, comme Anne Frank, nous pouvons
simplement regarder par la fenêtre et voir un arbre. Ainsi,
en remarquant ce qui nous entoure, nous prenons
conscience de la quiétude qui nous habite.

Ce n’est pas le signe d’une âme saine que de trouver la


beauté dans le superficiel – l’adulation de la foule, les
voitures de luxe, les riches propriétés, les récompenses
étincelantes. Ni d’être rendu malheureux par la laideur du
monde – les critiques et les haineux, les souffrances des
innocents, les blessures, la douleur et le chagrin. Mieux vaut
trouver la beauté en tous lieux et en toutes choses. Parce
qu’elle nous entoure. Et elle nous nourrira si nous la laissons
faire son œuvre.

Les délicates empreintes de pattes de chat sur la carrosserie


poussiéreuse d’une voiture. La vapeur chaude qui s’échappe
des bouches d’aération par un frais matin new-yorkais.
L’odeur de l’asphalte quand la pluie commence à tomber. Le
bruit sourd du poing qui frappe contre la paume ouverte. Le
grattement du stylo qui signe un contrat liant deux parties.
Le courage d’un moustique qui suce le sang d’un être
humain qui peut si facilement l’écraser. Un panier plein de
légumes du potager. Les angles droits que les camions
découpent dans les branches des arbres qui surplombent
une rue passante. Un sol jonché de jouets d’enfant, disposés
dans le désordre d’un plaisir épuisant. Une ville disposée de
la même façon, accumulation de centaines d’années de
développement spasmodique, indépendant.

Êtes-vous prêt à voir comment cela fonctionne ?

Il est paradoxal que la quiétude soit rare et éphémère dans


nos vies trépidantes, car le monde en crée en quantités
illimitées. C’est juste que personne ne regarde.

Après deux années de combat contre la dépression résultant


de l’hyperstimulation et d’un excès de travail intellectuel, où
John Stuart Mill trouva-t-il la paix pour la première fois ?
Dans la poésie de William Wordsworth. Et quelle était la
source d’inspiration de la poésie de Wordsworth ? La nature.

Theodore Roosevelt fut envoyé vers l’Ouest par son


médecin après la mort de sa mère et de sa femme, afin qu’il
aille se perdre dans les vastes étendues du Dakota. Oui,
Teddy était un chasseur et un éleveur, mais quelles étaient
ses deux plus grandes passions ? Rester tranquillement
assis sous un porche avec un livre et observer les oiseaux.
Les Japonais ont inventé le concept du shinrin yoku, ou
sylvothérapie, qui consiste à utiliser la nature pour traiter
les troubles mentaux et spirituels. Il ne se passait pas une
semaine, même lorsqu’il était président, sans que Roosevelt
prenne un bain de forêt.

Quel sentiment de propreté éprouverions-nous si nous


prenions ces bains aussi souvent que nous prenons une
douche ? Serions-nous plus présents si nous observions ce
qu’il y a autour de nous ?

Se baigner est un mot important. Il y a quelque chose avec


l’eau, n’est-ce pas ? Sa vue. Le bruit qu’elle produit. La
sensation qu’elle procure. Ceux qui cherchent l’équanimité
pourraient trouver de pires moyens que l’eau pour se laver
des difficultés et des turbulences du monde. Un plongeon
dans la rivière voisine. La fontaine bouillonnante d’un jardin
zen. Le miroir d’eau d’un mémorial. Voire, éventuellement,
une machine diffusant le bruit des vagues.

À ceux qui ont subi un traumatisme ou qui exercent une


profession stressante, comme à ceux qui souffrent du
spleen de la vie moderne, le professeur John Stilgoe offre un
conseil simple :

Sortez tout de suite. Pas seulement dehors, mais en


vous extrayant du piège de l’ère de l’électronique qui se
referme doucement sur tant de gens. […] Allez dehors,
bougez délibérément, puis détendez-vous, ralentissez,
regardez autour de vous. Ne faites pas de jogging. Ne
courez pas. Faites plutôt attention à tout ce qui jouxte la
route de campagne, la rue en ville, le boulevard de
banlieue. Marchez. Promenez-vous. Baladez-vous. Faites
du vélo et laissez-vous aller complètement en roue libre.
Explorez.
Il y a de la paix dans ces activités auxquelles vous avez
accès en permanence.

Ne laissez pas la beauté de la vie vous échapper. Voyez le


monde comme le temple qu’il est. Chaque expérience doit
ressembler à une église. Soyez émerveillé que tout cela
existe – que vous existiez. Même si nous nous entretuons
dans de vaines batailles, même si nous nous tuons en
accomplissant de vaines tâches, nous pouvons toujours
nous arrêter pour nous immerger dans la beauté qui nous
entoure.

Cela vous apaisera et vous nettoiera.


CROYEZ EN UNE PUISSANCE
SUPÉRIEURE

La médiocrité ne reconnaît rien qui lui soit


supérieur.
ARTHUR CONAN DOYLE

Depuis près de cent ans, l’une des étapes les plus difficiles
sur les douze de la « guérison » n’est pas de dresser un
courageux inventaire moral de ses défauts ou de faire
amende honorable. Ce n’est pas d’admettre que vous avez
un problème, de trouver un parrain ou d’assister à des
réunions.

L’étape qui pose le plus de difficultés à de nombreux


drogués – et plus particulièrement à ceux qui s’imaginent
être des penseurs – est celle de la reconnaissance de
l’existence d’une puissance supérieure. Ils ne veulent tout
simplement pas admettre qu’« ils en sont venus à croire
qu’une puissance supérieure à eux-mêmes pouvait leur
rendre la raison ».

Cette étape, pourtant simple en apparence, est difficile,


mais pas parce que le monde est devenu de plus en plus
séculier depuis la création des Alcooliques anonymes
en 1935. En réalité, l’un des fondateurs des AA était, selon
ses propres mots, un « agnostique militant ». Admettre
l’existence d’une puissance supérieure est difficile parce
que l’idée de se soumettre à autre chose qu’à ses propres
désirs est incompatible avec ce qu’un alcoolique définit
comme « l’égocentrisme pathologique » de l’addiction.

« Je ne crois pas en Dieu » est l’objection la plus fréquente à


la deuxième étape. « Il n’existe pas de preuve de l’existence
d’une puissance supérieure, disent-ils. Voyez l’évolution.
Voyez la science. » Ou alors ils se demandent ce que tout
cela peut bien avoir à voir avec la sobriété. Ne peuvent-ils
pas tout simplement arrêter de se droguer et suivre les
autres étapes ? « Quel est le rapport avec la religion ou la
foi ? »

Ce sont des questions parfaitement raisonnables. Et


pourtant, elles n’ont pas d’importance.

Parce que la deuxième étape ne concerne pas vraiment


Dieu. Il s’agit de capituler. Il s’agit de foi.

Souvenez-vous que la seule façon de repousser la volonté


délibérée – la force qui, d’après Awa Kenzo, fait que tout le
monde, et pas seulement les drogués et les alcooliques, ne
parvient pas à atteindre ses objectifs – est de lâcher prise
jusqu’au fond de soi, au niveau de l’âme.

Même s’il ne fait aucun doute que l’addiction est une


maladie biologique, c’est aussi, sur un plan plus pratique, un
processus qui conduit à devenir obsédé par soi-même et la
primauté de ses désirs et pensées. Par conséquent,
admettre qu’il y a quelque chose de plus grand que vous est
une avancée capitale. Cela signifie qu’un drogué finit par
comprendre qu’il n’est pas Dieu, qu’il n’est pas tout-
puissant et qu’il ne l’a jamais été. D’ailleurs, aucun de nous
ne l’est.
Les douze étapes ne recèlent pas de pouvoir de
transformation. C’est la décision de s’arrêter, d’écouter et
de suivre qui fait tout le travail.

Si vous examinez attentivement les enseignements, les


Alcooliques anonymes n’affirment pas que vous devez croire
en Dieu ou aller à la messe. Seulement que vous acceptez
« Dieu tel que nous Le concevons ». Cela signifie que si vous
voulez croire en la Terre-Mère, ou encore en la Providence,
au Destin ou à la Chance, c’est à vous de décider.

Pour les stoïciens, la puissance supérieure était le logos – la


voie de l’univers. Ils reconnaissaient le fatum et la fortune,
ainsi que le pouvoir que ces forces avaient sur eux. En
reconnaissant ces puissances supérieures, ils accédaient à
une sorte d’équanimité et de paix (surtout parce que cela
impliquait de moins lutter pour garder le contrôle !), qui les
aidait à diriger des empires, à survivre à l’esclavage ou à
l’exil, et même à affronter la mort avec calme. Dans la
philosophie chinoise, le dao – la Voie – est l’ordre naturel de
l’univers, la voie d’un esprit supérieur. Les Grecs croyaient
non seulement en plusieurs dieux, mais aussi au fait que les
individus étaient accompagnés par un demi-dieu, un esprit
qui les guidait vers leur destinée.

Les confucéens croyaient en Tian, – un concept selon


lequel le ciel nous guide durant notre présence sur terre et
nous attribue un rôle ou un but dans la vie. Les hindous
croyaient que Brahman était la réalité suprême universelle.
Dans le judaïsme, Yahweh (‫ )יהוה‬désigne Dieu. Chacune des
grandes tribus d’Indiens d’Amérique avait son propre mot
pour désigner le Grand Esprit, qui était leur créateur et la
divinité qui les guidait. Épicure n’était pas athée, mais il
récusait l’idée d’un dieu autoritaire. Quelle divinité voudrait
que le monde vive dans la crainte ? Vivre dans la peur,
disait-il, est incompatible avec l’ataraxie.
Quand Krishna dit que « l’esprit repose dans la sérénité de
la prière du yoga », c’est la même chose. Les chrétiens
croient que Dieu est source d’équanimité dans notre vie,
nous apportant paix et réconfort comme un fleuve.
« Silence ! Tais-toi ! » dit Jésus à la mer. « Et le vent cessa,
et il y eut un grand calme. »

Le mental qui ne pense qu’à lui ne trouvera pas la sérénité,


de même que le corps et l’esprit qui suivent leurs moindres
pulsions et qui ne s’intéressent qu’à eux ne trouveront pas
la paix.

Le progrès de la science et de la technologie est essentiel.


Mais pour beaucoup d’entre nous, les esprits modernes, il se
fait au prix de la perte de notre capacité à nous émerveiller
et à admettre les forces qui dépassent notre entendement.
Cela nous prive de la capacité à accéder à la sérénité
spirituelle et à la piété.

Dirions-nous vraiment qu’un simple paysan qui croyait


pieusement en Dieu, qui priait quotidiennement dans une
belle cathédrale qui devait lui sembler être un merveilleux
hommage à la grandeur du Saint-Esprit, était plus mal loti
que nous parce qu’il ne possédait pas notre technologie ou
qu’il ne connaissait rien à l’évolution ? Si nous apprenions à
un bouddhiste zen japonais du XIIe siècle qu’à l’avenir, tout
le monde pourrait s’attendre à être plus riche et à vivre plus
longtemps, mais que, le plus souvent, ces dons
s’accompagneraient d’un sentiment de futilité et
d’insatisfaction, pensez-vous qu’il serait prêt à prendre
notre place ?

Parce que cela ne semble pas être un progrès.

Dans son discours de 1978 aux étudiants d’Harvard,


Alexandre Soljenitsyne évoque un monde moderne dans
lequel tous les pays – qu’ils soient capitalistes ou
communistes – ont été pervertis par une « conscience
humaniste parfaitement autonome et irréligieuse » :

Elle a fait de l’homme la mesure de toutes choses sur


terre, l’homme imparfait, qui n’est jamais dénué
d’orgueil, d’égoïsme, d’envie, de vanité, et tant d’autres
défauts. Nous payons aujourd’hui les erreurs qui
n’étaient pas apparues comme telles au début de notre
voyage. Sur la route qui nous a amenés de la
Renaissance à nos jours, notre expérience s’est enrichie,
mais nous avons perdu l’idée d’une entité supérieure
qui autrefois réfrénait nos passions et notre
irresponsabilité. Nous avons placé trop d’espoirs dans
les transformations politico-sociales, or, nous
découvrons qu’on nous enlève ce que nous avons de
plus précieux : notre vie intérieure.

Le réalisme a son importance. Le pragmatisme, le


scientisme et le scepticisme aussi. Ils ont tous leur place.
Mais il faut bien croire en quelque chose. C’est
indispensable. Sinon tout serait vide et froid.

Le comédien Stephen Colbert survécut à une enfance


tragique, guidé par une foi catholique profonde et sincère
qu’il conserve à ce jour (il continua longtemps à faire le
catéchisme après s’être fait un nom dans le show-business).
Sa mère, qui portait le poids de la tragédie où elle perdit son
mari et deux fils lors d’un accident d’avion, était son
modèle. « Essaye de regarder ce moment à la lumière de
l’éternité », lui disait-elle. L’éternité. Quelque chose de plus
grand que nous ? Quelque chose qui nous dépasse. Quelque
chose de plus vaste que notre minuscule humanité est
capable d’envisager naturellement.
Nous pourrions trouver une histoire similaire pour chaque
croyance.

Ce n’est sans doute pas une coïncidence si, lorsque l’on se


tourne vers l’histoire et que l’on s’étonne de l’incroyable
adversité et des inimaginables difficultés que les êtres
humains parvinrent à surmonter, l’on a tendance à
constater qu’ils avaient tous un point commun : une sorte
de croyance en une divinité supérieure. Une ancre dans leur
vie qui s’appelle la foi. Ils croyaient en une main indéfectible
posée sur le gouvernail, qu’il y avait un but ou un sens
profond derrière toute cette souffrance, même s’ils ne le
comprenaient pas. Ce n’est pas une coïncidence si la
plupart de ceux qui firent le bien dans le monde y croyaient
aussi.

Le réformateur Martin Luther fut convoqué au tribunal qui


exigea qu’il désavoue ses croyances sous peine de
dénonciation et probablement de mort. Il passa des heures
à prier en attendant que vienne son tour à la barre. Il
inspira, vida son esprit de son inquiétude et de sa peur et
dit : « Je ne puis ni ne veux rien rétracter, car il n’est ni sûr
ni salutaire d’agir contre sa conscience. Que Dieu me soit en
aide ! Amen. »

N’est-il pas intéressant que les dirigeants qui sont rudement


mis à l’épreuve dans les périodes agitées finissent par se
reposer sur une certaine dose de foi et de croyance pour
traverser ces temps difficiles ?

Ce fut l’histoire de Lincoln. Comme beaucoup de jeunes


hommes intelligents, il était athée au début de sa vie, mais
les épreuves de l’âge adulte, notamment la mort de son fils
et les horreurs de la guerre de Sécession, firent de lui un
croyant. Kennedy passa la plus grande partie de sa vie à
regarder de haut le catholicisme de ses parents… mais je
parie qu’il priait lorsqu’il était confronté à la menace de
guerre nucléaire.

Que Dieu me vienne en aide !

Le nihilisme est une stratégie fragile. Ce sont toujours les


nihilistes qui semblent devenir fous et se donnent la mort
face aux difficultés de la vie (ou, plus récemment, qui ont si
peur de mourir qu’ils sont obsédés par la vie éternelle).

Pourquoi ? Parce que le nihiliste est forcé de lutter contre


l’immense complexité, les difficultés et le vide potentiel de
la vie (et de la mort) armé de son seul mental. C’est un
match inégal, comiquement injuste.

Là encore, même si la plupart des sages de l’histoire sont


d’accord, nous devons marquer une pause pour réfléchir. Il
est quasi impossible de trouver un courant philosophique de
l’Antiquité qui ne parle pas d’une puissance supérieure (ou
de puissances supérieures). Non pas parce qu’ils détenaient
la « preuve » de son existence, mais parce qu’ils savaient à
quel point la foi et la croyance étaient puissantes, à quel
point elles étaient essentielles pour accéder à la sérénité et
à la paix intérieure.

Le fondamentalisme est différent. Épicure avait raison – si


Dieu existe, pourquoi voudrait-il que vous ayez peur de lui ?
Et pourquoi se soucierait-il des vêtements que vous portez
et du nombre de fois où vous lui manifestez
quotidiennement votre respect ? En quoi serait-il intéressé
par des monuments ou des plaidoyers inquiets visant à
obtenir son pardon ? Au niveau le plus pur, la seule chose
qui importe à n’importe quel père ou mère – ou créateur –
est que leurs enfants trouvent la paix, qu’ils trouvent un but
et du sens. Ils ne nous ont certainement pas fait venir au
monde afin que nous puissions nous juger, nous contrôler,
voire nous entretuer.

Mais ce n’est pas le problème auquel la plupart d’entre nous


sommes confrontés. Au contraire, nous luttons contre le
scepticisme, avec un égotisme qui nous place au centre de
l’univers. C’est pourquoi la phrase du philosophe Nassim
Taleb est si juste : Ce n’est pas que nous ayons besoin de
croire que Dieu est grand, mais seulement que Dieu est plus
grand que nous.

Même si nous sommes les produits de l’évolution et du


hasard, cela ne nous ramène-t-il pas à la position des
stoïciens ? Puisque nous sommes soumis aux lois de la
gravité et de la physique, n’acceptons-nous pas déjà une
puissance supérieure inexplicable ?

Nous avons si peu de contrôle sur le monde qui nous


entoure, tant d’événements inexplicables façonnent ce
monde, qu’il fonctionne presque exactement comme s’il y
avait un dieu.

Le but de cette croyance est, par certains côtés, de


surpasser le mental. De le réduire au silence en le mettant
en perspective. Lorsque l’on nous enjoint d’accepter une
puissance supérieure, on nous dit de Le ou La laisser entrer
dans notre cœur. C’est tout. Il s’agit de rejeter la tyrannie de
notre intellect, de notre expérience immédiate fondée sur
l’observation et d’accepter quelque chose qui nous dépasse.

Peut-être n’êtes-vous pas prêt à le faire, à laisser entrer quoi


que ce soit dans votre cœur. Ce n’est pas grave. Il n’y a pas
d’urgence.

Sachez simplement que cette étape vous est ouverte. Elle


vous attend. Et elle vous aidera à retrouver la raison lorsque
vous serez prêt.
NOUEZ DES RELATIONS

On ne prend plaisir à posséder un bien que si on


le partage.
SÉNÈQUE

Durant les années 1960, lorsque son premier mariage prit


fin, le compositeur Johnny Cash quitta le sud de la Californie
pour aller s’installer dans le Tennessee. Se sentant seul et
déprimé lors de sa première soirée dans sa nouvelle maison,
il se mit à arpenter le rez-de-chaussée de long en large.
C’était une maison gigantesque, quasi vide, à flanc de
colline, au bord du Old Hickory Lake. Tandis qu’il marchait
d’un bout de la pièce à l’autre, de la colline vers le lac, il
commença à sentir qu’il manquait quelque chose.

« Qu’est-ce qui manque ? » se dit-il. « Où est-ce ? » répétait-


il inlassablement. Avait-il oublié d’emporter quelque chose ?
Y avait-il quelque chose qu’il aurait dû faire ? Qu’est-ce qui
n’allait pas ? Soudain, il sut. Ce n’était pas quelque chose,
mais quelqu’un. Sa fille, Rosanne. Elle n’était pas là. Elle
était en Californie avec sa mère. Une maison sans famille
n’est pas un foyer. Johnny Cash s’arrêta. Il hurla son nom de
toutes ses forces, s’effondra à terre et se mit à pleurer.

D’une certaine façon, on pourrait croire que c’est


exactement le genre d’angoisse que la philosophie nous
aide à éviter en cultivant le détachement et l’indifférence à
autrui. Si vous ne vous rendez dépendant de personne, si
vous ne vous rendez pas vulnérable, vous ne perdrez
personne et vous ne souffrirez pas.

Des personnes essaient de vivre ainsi. Elles font vœu de


chasteté ou de solitude, ou essaient de réduire les contacts
au minimum. Ou, parce qu’elles ont déjà souffert, elles
érigent des murailles. Ou, parce qu’elles sont très
talentueuses, elles se consacrent exclusivement au travail.
C’est nécessaire, disent-elles, parce qu’elles ont une
vocation supérieure. Par exemple, Bouddha quitta sa femme
et son jeune fils sans même leur dire au revoir, parce que
l’éveil spirituel était plus important.

Oui, chaque individu devrait faire les choix de vie qui sont
bons pour lui. Pourtant, une existence solitaire a quelque
chose de profondément malavisé – et terriblement triste.

Il est vrai que les rapports humains prennent du temps. Ils


nous exposent et nous distraient, nous font souffrir et
coûtent de l’argent.

Mais sans eux, nous ne sommes rien.

Les mauvaises relations sont fréquentes et les bonnes


relations sont difficiles. Cela devrait-il nous surprendre ? Le
sentiment d’être proches des autres et liés à eux trouble
notre âme dans ses moindres recoins.

Surtout lorsque notre enfant intérieur est là et qu’il se


manifeste. Ou bien, parce que nous sommes attirés par le
désir. Ou parce que notre égoïsme laisse peu de place à une
autre personne.

Les tentations nous détournent du droit chemin et nos


humeurs blessent ceux que nous aimons.
De bonnes relations exigent que nous soyons vertueux,
fidèles, présents, empathiques, généreux, ouverts et prêts à
faire partie d’un tout. Cela exige que nous abdiquions afin
d’engendrer notre développement.

Personne ne dit que c’est facile.

Relever ce défi – ne serait-ce que tenter d’être à la


hauteur – nous transforme… si nous lui en laissons la
possibilité.

Tout le monde peut être riche ou célèbre. Vous seul pouvez


être père ou mère ou fille ou fils ou compagne ou
compagnon des personnes qui partagent votre vie.

Il existe de nombreuses formes de relations. Mentor.


Protégé. Parent. Enfant. Conjoint. Meilleur ami.

Et même si, comme certains l’ont dit, préserver ces


relations nuit à la réussite matérielle ou créative, le jeu n’en
vaut-il pas la chandelle ?

« Qui voudrait être entouré de toutes les richesses du


monde sans aimer ni être aimé de personne ? »
s’interrogeait Cicéron il y a deux mille ans. Cette question
qui est éternellement vraie continue à résonner en nous.

Même les parangons d’équanimité sont embarrassés par les


conséquences que peuvent avoir les liens et l’attachement
sur leur carrière. Marina Abramović accorda une interview
controversée, en 2016, dans laquelle elle expliqua son choix
de rester célibataire et de ne pas avoir d’enfants. Cela
aurait été désastreux pour son œuvre, dit-elle. « On n’a
qu’une énergie limitée dans son organisme et il m’aurait
fallu la répartir. »

Sottises.
Des sottises qui ont été reprises par d’innombrables
personnes motivées et ambitieuses.

Elles auraient mieux fait de jeter ne serait-ce qu’un rapide


coup d’œil à l’histoire et à la littérature. La chancelière
allemande Angela Merkel bénéficie du soutien sans faille de
son mari, un homme qu’elle décrit comme jouant un rôle
vital pour sa réussite et qu’elle consulte. Gertrude Stein
était elle aussi soutenue par sa compagne, Alice B. Toklas.
Marie Curie a longtemps été cynique au sujet de l’amour,
jusqu’à ce qu’elle rencontre Pierre, qu’elle épousa et avec
qui elle collabora et remporta même un prix Nobel. Qu’en
est-il de la dédicace de La Liberté, la plus grande œuvre de
John Stuart Mill, dans laquelle il déclare que sa femme est
« l’inspiratrice, et en partie l’auteur, de ce qu’il y a de mieux
dans [s]es ouvrages » ? Le rappeur J. Cole confia que la
meilleure chose qu’il avait faite en tant que musicien avait
été de devenir mari et père. « Je n’aurais jamais pu prendre
de meilleure décision, dit-il, que la discipline que je
m’impose en ayant des responsabilités, en étant redevable
à une autre être humain – ma femme. »

Mieux vaut ne pas rechercher l’équanimité seul. Et, comme


la réussite, elle est meilleure lorsqu’elle est partagée. Nous
avons tous besoin d’une personne qui nous comprend
mieux que nous ne nous comprenons nous-mêmes, ne
serait-ce que pour nous garder sur le droit chemin.

Les relations ne sont pas un frein à la productivité, même si


comprendre que l’amour et la famille ne sont pas
incompatibles avec une carrière est une grande avancée. Il
est vrai aussi que la meilleure décision que vous puissiez
prendre dans votre vie, professionnelle et privée, est de
trouver un partenaire qui vous complète et vous soutienne
et qui vous rende meilleur et à qui vous rendez la pareille.
En revanche, choisir des partenaires et des amis qui ont
l’effet contraire met en danger votre carrière et votre
bonheur.

Une vie sans rapports humains, uniquement focalisée sur la


réussite, n’a pas de sens, en plus d’être vide, précaire et
fragile. Une vie uniquement consacrée au travail et à
l’action est extrêmement déséquilibrée ; en effet, cela exige
d’être constamment en mouvement et actif pour l’empêcher
de se désagréger.

À la fin de sa vie, l’écrivain Philip Roth affirmait non sans


fierté vivre seul et n’avoir pas d’autre responsabilité ou
engagement que de répondre à ses propres besoins. Un
jour, il confia à un journaliste que son mode de vie
impliquait d’être constamment d’astreinte pour son travail,
de ne jamais avoir à attendre ou servir personne à part lui.
« Je suis comme un médecin dans une salle d’urgences, dit-
il. Et je suis l’urgence. »

Ce doit être la chose la plus triste qu’une personne a jamais


dite sans s’en rendre compte.

La religieuse catholique Dorothy Day évoquait les moments


de grande solitude que nous connaissons tous, comme une
forme de souffrance qui a pour seuls remèdes l’amour et les
relations. Et pourtant, certains se l’infligent
intentionnellement ! Ils se privent du paradis d’avoir une
personne dont prendre soin et qui prend soin de vous en
retour.

Le monde nous envoie tant de tempêtes. Ceux qui ont


décidé de traverser leur existence comme une île sont les
plus exposés et les plus ravagés par les ouragans et les
cyclones.

Le 11 septembre 2001, Brian Sweeney était l’un des


passagers pris au piège à bord du vol détourné United
Airlines 175, qui se dirigeait tout droit sur la tour sud du
World Trade Center. Il appela sa femme grâce au téléphone
fixé au dos du siège devant lui pour lui dire que la situation
ne prenait pas une bonne tournure. « Je veux simplement te
dire que je t’aime, que je ne souhaite que ton bonheur », lui
laissa-t-il comme message vocal. « Même chose pour mes
parents et nos amis. Je vous aime tous. Je te reverrai quand
tu me rejoindras. »

Imaginez l’horreur de cet instant. Pourtant, il n’y a pas la


moindre trace de peur dans sa voix. Le même calme serein
transparaît dans la dernière lettre écrite par le major
Sullivan Ballou, en 1861, dans les jours qui précédèrent
l’assaut par son régiment de l’armée de l’Union sur
Manassas, en Virginie, durant lequel il était certain de
mourir au combat. « Sarah, écrit-il, mon amour pour toi ne
mourra jamais, il semble m’attacher par de puissants liens,
que seule la toute-puissance de Dieu peut briser. Et
pourtant, l’amour de mon pays souffle sur moi comme un
vent puissant, et m’emporte irrésistiblement avec toutes
mes chaînes sur le champ de bataille. Tous les heureux
moments que j’ai passés avec toi me reviennent en
mémoire, et je n’en suis que plus reconnaissant envers Dieu
et envers toi d’en avoir profité aussi longtemps. »

Fiodor Dostoïevski décrivit sa femme, Anna, comme un roc


sur lequel il pouvait s’appuyer et se reposer, un mur qui ne
le ferait pas tomber et qui le protégerait du froid. Il n’y a pas
de plus belle description de l’amour, entre époux, amis,
parent et enfant, que celle-là. D’après Freud, l’amour est le
grand éducateur. Nous apprenons quand nous en donnons.
Nous apprenons quand nous en recevons. Nous nous
rapprochons de l’équanimité grâce à lui.

Comme toute bonne éducation, ce n’est pas facile. Pas


facile du tout.
On m’a dit, un jour, que le mot « amour » s’épelait T-E-M-P-
S. Il s’épelle aussi T-R-A-V-A-I-L et S-A-C-R-I-F-I-C-E et D-I-F-F-
I-C-U-L-T-É, E-N-G-A-G-E-M-E-N-T, et parfois F-O-L-I-E.

Mais il est toujours ponctué de R-É-C-O-M-P-E-N-S-E-S. Même


les histoires d’amour qui s’achèvent.

La quiétude de deux personnes assises sur une balancelle,


la sérénité d’un câlin, d’une dernière lettre, d’un souvenir,
d’un appel téléphonique avant que l’avion ne s’écrase, d’un
retour d’ascenseur, d’enseigner, d’apprendre, d’être
ensemble.

L’idée que l’isolement, cette totale focalisation sur soi, vous


procurera un état d’éveil suprême n’est pas seulement
fausse, mais elle passe à côté de l’essentiel : qui cela
intéresse-t-il que vous ayez accompli tout cela ? Votre
maison sera plus calme sans enfants et il sera plus facile de
travailler tard sans personne qui vous attend pour dîner,
mais c’est un silence creux et une facilité vide.

Passer ses journées à ne s’occuper que de soi ? Penser que


nous pouvons ou devons tout faire seuls ? Accéder à la
maîtrise ou au génie, à la richesse ou au pouvoir, seulement
pour son propre intérêt ? À quoi bon ?

Tout seuls, nous ne sommes qu’une fraction de ce que nous


pouvons être.

Tout seuls, nous manquons de quelque chose, et, pire


encore, nous le ressentons dans nos os.

C’est pourquoi la sérénité exige d’autres personnes ; en


effet, elle est pour les autres.
SURMONTEZ VOTRE COLÈRE

Celui qui est lent à la colère vaut mieux qu’un


héros. Et celui qui est maître de lui-même, que
celui qui prend des villes.
PROVERBES, 16:32

En 2009, Michael Jordan entra au Basketball Hall of Fame.


C’était le couronnement d’une magnifique carrière qui
incluait six championnats en NBA, quatorze sélections en
All-Star Game, deux médailles d’or olympiques et la
moyenne de points marqués la plus élevée dans l’histoire du
basket.

Quand il monta sur scène dans son costume argenté, avec


son anneau à l’oreille, Michael était en larmes. Il dit en
plaisantant qu’il avait prévu de se contenter d’accepter cet
honneur, de dire merci et de retourner s’asseoir. Mais il n’y
était pas arrivé.

Il avait quelque chose à dire.

Il s’ensuivit un étrange discours surréaliste durant lequel


Michael Jordan, un homme qui n’avait rien à prouver mais
avait tant de raisons de se montrer reconnaissant, passa
près d’une demi-heure à énumérer et dénoncer les
moindres affronts qui lui furent faits au cours de sa carrière.
Debout devant le pupitre, employant un ton qui se voulait
léger, mais qui trahissait une profonde colère, il se plaignit
de ses détracteurs dans les médias et de la façon dont son
coach en Caroline du Nord, Dean Smith, ne l’avait pas
présenté comme un joueur prometteur lors d’une interview,
en 1981, pour Sports Illustrated. Il signala également la
somme qu’il avait dû dépenser pour acheter des billets à
ses enfants pour la cérémonie.

Après quelques gentilles remarques sur sa famille, Jordan


désigna un homme assis dans le public qui s’appelait Leroy
Smith, qui avait joué à sa place trente et un ans plus tôt.
Jordan le savait : beaucoup de gens pensaient que son
exclusion au lycée était un mythe. « Leroy Smith est le gars
qui a pris ma place quand j’ai été exclu de l’équipe –
l’équipe universitaire – et il est là ce soir, expliqua Michael. Il
mesure toujours un bon deux mètres – pas plus –, son jeu
n’a probablement pas changé. Mais toute cette histoire a
commencé parce qu’au moment où il a été sélectionné et
pas moi, je voulais prouver, pas seulement à Leroy Smith,
pas seulement à moi, mais au coach qui choisit Leroy plutôt
que moi, je voulais m’assurer que vous compreniez que
vous aviez commis une erreur, mon gars. »

Cela donne un remarquable aperçu du mental de Michael


pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cela montre qu’il
transforma une décision prévisible en une atteinte majeure
à son estime de soi. Jordan n’avait été exclu d’aucune
équipe. Leroy et lui visaient tous les deux la même place
dans l’équipe universitaire. L’un d’eux la décrocha. Il ne
s’agit pas d’exclusion – il faut s’attendre à ce qu’un étudiant
de premier cycle n’entre pas dans l’équipe des joueurs
confirmés ! Cela ne remettait pas non plus en cause ses
capacités. Leroy mesurait 2,04 m, alors qu’à l’époque
Michael ne mesurait que 1,55 m. Cela montre aussi un
égoïsme très enfantin. Comme si Leroy et son coach
n’étaient pas dans le même camp que lui, un coéquipier
pour lequel il devrait être content, un mentor qui avait
beaucoup à lui apprendre.

Pourtant, pendant des décennies, Jordan choisit d’être en


colère à ce sujet.

Le malaise devenait de plus en plus palpable dans le public,


tandis que les reproches se faisaient de plus en plus
personnels et mesquins. À un moment, Michael mentionna
une remarque faite par Jerry Krause en 1997, censé avoir dit
que « les équipes gagnent les championnats », pas
seulement les joueurs individuels. Se moquant de cette
petite – mais authentique – remarque du directeur général
des Bulls, Michael expliqua qu’il avait fait exprès de ne pas
inviter Krause à la cérémonie en guise de représailles. Il
mentionna la fierté ressentie lorsqu’il avait viré Pat Riley,
coach des Lakers, des Knicks, puis du Heat, de sa suite à
Hawaï parce qu’il voulait séjourner dans cet hôtel.

Ses amis avaient compris que Michael avait eu l’intention de


faire un discours utile. Au lieu de prononcer quelques
platitudes, il voulait montrer comment on se forge une
mentalité de gagnant. À quel point c’était difficile. Les
sacrifices que cela demandait. Il voulait montrer que la
colère pouvait être productive – comment, en tant que
joueur, chaque fois qu’on lui faisait un coup bas, chaque fois
qu’il était sous-estimé, chaque fois qu’on ne faisait pas ce
qu’il voulait, il devenait un meilleur joueur.

Le problème est qu’il transmettait un message


diamétralement opposé ou presque 1. Oui, il avait montré
que la colère était un carburant puissant. Il avait aussi
montré qu’il pouvait vous exploser à la figure en vous
éclaboussant vous, ainsi que tous les gens autour de vous.
Il y a indubitablement eu des moments dans la carrière de
Jordan où le ressentiment a œuvré à son avantage et lui a
permis de mieux jouer. C’était aussi une forme de folie qui
lui fit du mal, ainsi qu’à ses coéquipiers (comme Steve Kerr,
Bill Cartwright et Kwame Brown, contre qui il se battit
physiquement ou qu’il insulta). Cela avait cruellement
ébranlé la confiance en soi d’adversaires comme Muggsy
Bogues (« Tire, espèce de nabot », dit-il au joueur de 1,60 m
au moment d’un lancer franc dans les play-offs de 1995).
Durant un stage de formation, en 1989, Jordan donna un
méchant coup de coude qui fit perdre connaissance à une
jeune recrue nommée Matt Brust, coupant court ainsi à sa
carrière en NBA.

Jordan jouait magnifiquement, mais sa conduite était


souvent déplorable.

La colère était-elle vraiment le secret de la réussite de


Michael Jordan ? (Est-ce la colère qui, l’année suivante, lui
permit d’obtenir la place tant convoitée dans l’équipe
universitaire… ou est-ce le fait d’avoir grandi de
10 centimètres ?) N’était-ce pas plutôt un parasite qui
l’empêchait de profiter de sa réussite ? (Tom Brady gagne
souvent sans être ni mesquin ni colérique.)

Si l’on en croit l’histoire, les dirigeants, artistes, généraux et


athlètes, qui sont essentiellement motivés par la colère,
n’ont pas seulement tendance à échouer sur le long terme,
mais ils sont aussi malheureux, même s’ils n’échouent pas.
C’est sans la moindre conscience de soi que Nixon – qui
détestait tous ceux qui sortaient des meilleures universités,
les journalistes, les juifs et bien d’autres – adressa ces
nobles paroles à son personnel fidèle durant ses dernières
heures à la Maison-Blanche : « Se rappeler toujours que
d’autres peuvent vous détester, mais ceux qui vous
détestent ne gagnent pas, à moins que vous les détestiez.
Et alors vous vous détruisez. »

Il avait raison. Sa propre chute le prouvera.

Les leaders que nous respectons sincèrement, qui sortent


du lot, ont été motivés par autre chose que la colère et la
haine. De Périclès à Martin Luther King Jr, nous trouvons des
grands hommes motivés par l’amour. La nation. La
compassion. Le destin. La réconciliation. La maîtrise.
L’idéalisme. La famille.

Même dans le cas de Jordan, ce n’était pas lorsqu’il essayait


de dominer quelqu’un qu’il était le plus inspirant, mais
c’était quand il jouait pour l’amour du jeu. Et il obtint toutes
ses bagues alors qu’il était coaché par Phil Jackson,
surnommé « Maître Zen ».

Il serait injuste de dire que Michael Jordan était aussi torturé


que Richard Nixon, ou qu’il n’était jamais heureux.
Néanmoins, son discours est frappant. Il avait accumulé tant
de colère et de douleur dans un placard de son âme qu’à un
moment donné, les portes se sont ouvertes et que tout s’est
déversé.

Sénèque affirme que la colère nous empêche d’atteindre le


but que nous nous sommes fixé. Même si cela peut
provisoirement nous aider à réussir dans le domaine que
nous avons choisi, elle est destructrice à long terme. À quoi
bon viser l’excellence si cela ne nous aide pas à être
satisfaits, heureux et comblés ? Pour gagner, comme
l’illustre Jordan, faut-il constamment repenser à l’époque où
l’on nous faisait sentir que l’on était un loser ? Faut-il garder
cette plaie béante ?

Et que penser des personnes dont la colère se manifeste


plus sous la forme d’une violente éruption que d’une lente
combustion ? Comme l’écrit Sénèque :

Certains vices sont simplement une folie ; la colère est


une maladie réelle. Plus pressante que quoi que ce soit,
s’étourdissant de sa violence même et de son propre
entraînement, plus arrogante après le succès, les
mécomptes accroissent sa démence ; repoussée, elle
n’est pas abattue ; que la fortune lui dérobe son
adversaire, elle se déchirera de ses mains.

La colère est contre-productive. Un coup de colère par-ci, un


éclat de rage face à l’incompétence de notre entourage par-
là – cela peut générer un moment de vive motivation, voire
un sentiment de soulagement, mais nous faisons rarement
le compte de la frustration que cela engendre au passage.
Même si nous nous excusons et si le bien que nous faisons
compense le mal causé, les dégâts perdurent – et les
conséquences suivent. La personne contre qui nous avons
crié devient un ennemi. Le tiroir que nous avons cassé dans
un accès de colère sera une constante source d’agacement.
La pression artérielle qui augmente, le rythme cardiaque qui
s’accélère nous rapprochent de l’attaque qui nous conduira
à l’hôpital ou à la tombe.

Nous pouvons prétendre n’avoir pas entendu ou vu quelque


chose qui était censé nous offenser. Nous pouvons avancer
lentement, donner aux fortes émotions le temps de se
dissiper. Nous pouvons éviter les situations et les personnes
(et même des villes entières) que nous savons être souvent
contrariantes. Quand nous sentons que la mauvaise humeur
commence à nous gagner, nous devons chercher des points
d’insertion (l’espace entre le stimulus et la réponse). Des
points où nous pouvons nous lever et partir. Où nous
pouvons dire : « Cela me contrarie et j’aimerais ne pas
perdre mon calme à ce sujet » ou « Ce n’est pas grave et je
vais laisser passer ». Nous pouvons même penser aux
paroles de la chanson de M. Rogers sur la colère :

It’s great to be able to stop / C’est formidable d’être


capable de s’arrêter
When you’ve planned a thing that’s wrong, / Quand on a
prévu quelque chose de mal,
And be able to do something else instead / Et de faire
autre chose à la place
And think this song / Et de penser à cette chanson

Même si ces paroles peuvent paraître idiotes sur le moment,


quand nous sommes sous le coup de la colère, sont-elles
pires qu’un adulte qui perd son sang-froid à cause d’un
désagrément mineur ? Sont-elles pires que de dire ou faire
quelque chose qui va nous hanter peut-être à tout jamais ?

Non pas que la gestion de nos humeurs ait pour but de


minimiser nos regrets, même si c’est un facteur important.
Le problème est que les personnes motivées par la colère
ne sont pas heureuses. Elles ne sont pas calmes. Elles
bloquent elles-mêmes leur route. Elles court-circuitent leurs
objectifs.

Les bouddhistes pensaient que la colère était une sorte de


tigre qui résidait en nous et dont les griffes déchiraient le
corps qui l’abritait. Pour avoir la chance d’accéder à
l’équanimité – et aux pensées claires et à la vision globale
qui la définissent –, nous devons apprivoiser ce tigre avant
qu’il ne nous tue. Nous devons nous méfier de nos désirs et
dominer notre colère, parce que la colère fait du mal non
seulement à nous, mais aussi à beaucoup d’autres
personnes. Même si les stoïciens sont souvent critiqués pour
leurs règles et leur discipline rigides, c’est vraiment ce qu’ils
recherchent : une dignité et une droiture intérieure qui les
protègent eux-mêmes et leurs proches contre les passions
dévastatrices.

Il est clair que le basket était un refuge pour Michael Jordan,


un sport qu’il aimait et qui lui apportait une grande
satisfaction. Mais dans sa quête de la victoire et de la
domination, il le transforma aussi en une sorte de plaie
ouverte, qui semblait ne jamais cesser de saigner ou de le
faire souffrir. Elle lui coûta probablement des années de
victoires supplémentaires et le priva du plaisir d’une soirée
en son honneur au Hall of Fame de Springfield, dans le
Massachusetts.

Cela ne peut pas être ce que vous voulez. Cela ne peut pas
être la personne que vous voulez être.

C’est pourquoi nous devons choisir d’expulser la colère et la


remplacer par l’amour et la gratitude – et par une raison
d’être. Notre quiétude dépend de notre capacité à ralentir et
à choisir de ne pas être en colère, de fonctionner avec un
autre carburant. Un carburant qui nous aide à gagner et à
construire, qui ne blesse pas les autres, qui ne nuit pas à
notre cause ou ne ruine pas nos chances de trouver la paix.
TOUT EST UN

Ce monde que tu vois, qui comprend le domaine


des dieux et des hommes, est un : nous
sommes les membres d’un grand corps.
SÉNÈQUE

En 1971, l’astronaute Edgar Mitchell s’envola dans l’espace.


À une altitude de 385 000 kilomètres, il regarda la
minuscule bille bleue qu’est notre planète et se sentit
submergé par « une conscience globale, une fraternité avec
tous les Terriens, un intense mécontentement quant à la
manière dont fonctionne le monde et à l’état de la Terre,
une envie d’agir et de changer les choses ».

À une telle distance, les broutilles terrestres paraissaient


insignifiantes. Les différences entre les nations et les races
s’estompaient, l’urgence trompeuse des problèmes
insignifiants disparaissait. Il ne restait qu’un sentiment
d’union et de compassion à l’égard de tout un chacun.

Tandis qu’il regardait notre planète depuis l’apesanteur de la


cabine paisible de son module spatial, Mitchell ne pensait
qu’à une chose, attraper tous les politiciens égoïstes par la
peau du cou pour les amener là-haut et leur dire :
« Regardez-moi ça ! »
Ce n’est pas qu’il était en colère. Au contraire, il n’avait
jamais été aussi calme et serein. Il voulait que les
dirigeants – ceux qui sont censés travailler pour leurs
concitoyens – aient la même prise de conscience que lui :
qu’ils se rendent compte que nous formons tous un même
tout, que nous sommes tous sur le même bateau et que
c’est la seule chose vraiment importante.

Le mot chrétien qui désigne cet état est agapé. C’est


l’extase de l’amour divin, celui d’une puissance supérieure,
la chance et la bonne fortune d’avoir été fait à cette image.
S’il vous a déjà été donné de voir la statue de sainte
Thérèse sculptée par Le Bernin, vous avez un aperçu de ce
sentiment dans sa forme physique. Le sourire attendri de
l’ange pointant sa flèche sur le cœur de sainte Thérèse. Les
rayons dorés du soleil qui descendent des cieux. Les yeux
clos de sainte Thérèse et sa bouche entrouverte, au
moment où elle saisit toute la profondeur de l’amour et du
lien qui existent envers elle.

Que cela nous soit révélé par un point de vue depuis


l’espace, une épiphanie ou dans le silence de la méditation,
savoir que nous sommes tous liés – que nous ne sommes
qu’un – est une expérience bouleversante.

Il s’ensuit un sentiment de paix si calme… de sérénité.

Ce sentiment nous fait perdre l’égoïsme et l’égocentrisme à


l’origine de bien des troubles de notre existence.

Les Grecs utilisaient le mot sympatheia pour désigner


l’interdépendance mutuelle et la parenté entre toutes
choses, passées, présentes et futures. Ils pensaient que
tous les habitants de cette planète avaient un rôle
important à jouer et qu’il fallait donc les respecter. John
Cage en vint à comprendre quelque chose de similaire en
inventant son propre style musical – comme ce morceau de
quatre minutes et trente-trois secondes de silence – au lieu
de s’efforcer d’être comme les autres. « Le fait de voir
l’espèce humaine comme un seul individu », écrit-il, chacun
de nous étant une partie d’un seul corps, « permet de voir
que l’originalité est nécessaire, car nul besoin pour l’œil de
faire ce que la main fait si bien. »

Du point de vue philosophique, non seulement l’originalité


est nécessaire, mais tout le monde est nécessaire. Même les
gens que vous n’aimez pas. Même ceux qui vous contrarient
beaucoup. Même ceux qui gâchent leur vie, qui trichent ou
qui ne respectent pas les règles font partie de la grande
équation. Nous pouvons les apprécier – ou au moins,
éprouver de la sympathie envers eux –plutôt que d’essayer
de lutter contre eux ou de les changer.

Dans son livre Les lois de la nature humaine, Robert Greene,


connu par son étude amorale du pouvoir et de la séduction,
évoque le besoin de pratiquer la mitfreude, la bienveillance
active à l’égard d’autrui, au lieu de la schadenfreude, la joie
malsaine face aux malheurs d’autrui. Nous pouvons
déployer activement des efforts pour pratiquer le pardon,
surtout envers ceux qui ont pu blesser l’enfant intérieur que
nous nous sommes efforcés de soigner. Nous pouvons nous
montrer compréhensifs envers ceux avec qui nous sommes
en désaccord. Tout comprendre, c’est tout pardonner. Tout
aimer, c’est être en paix avec tout un chacun, y compris
avec soi.

Prenez une chose à laquelle vous tenez profondément, un


bien que vous chérissez, une personne que vous aimez ou
une expérience qui signifie beaucoup pour vous. Puis,
prenez ce sentiment, cette chaleur rayonnante qui surgit
lorsque vous y pensez et dites-vous que tout le monde,
même les meurtriers dans le couloir de la mort, même
l’imbécile qui vous a bousculé au supermarché, a aussi ce
sentiment à propos de quelque chose dans son existence.
Ensemble, vous partagez cela. Vous le partagez non
seulement avec lui, mais aussi avec tous ceux qui ont vécu.
Cela vous lie à Cléopâtre, Napoléon et même à Frederick
Douglass.

Vous pouvez faire de même avec votre douleur. Aussi mal


que vous vous sentiez à un moment donné, c’est encore un
sentiment partagé, un lien avec les autres. L’homme qui
sort se promener après s’être disputé avec sa femme. La
mère qui s’inquiète à propos de son enfant qui semble
toujours s’attirer des ennuis. Le commerçant qui s’angoisse
parce que l’argent ne rentre pas : Comment vais-je pouvoir
continuer ? Des frères et sœurs qui ont perdu un parent. Le
citoyen ordinaire qui suit l’actualité, en espérant que son
pays va éviter une guerre vaine.

Dans la douleur ou dans la joie, nul n’est seul. Même si une


rue, un océan, une langue nous sépare, quelqu’un d’autre
éprouve exactement la même chose. Il en sera toujours
ainsi.

Vous pouvez même vous en servir pour vous connecter plus


profondément à vous-même et à votre propre vie. La lune
que vous regardez ce soir est la même que celle vous
regardiez lorsque vous étiez un petit garçon ou une petite
fille effrayée, c’est la même que vous regarderez quand
vous aurez vieilli – dans la douleur ou dans la joie – et c’est
la même que vos enfants regarderont à leur tour.

Lorsque vous prenez du recul par rapport à l’immensité de


votre propre expérience immédiate – quelle qu’elle soit –,
vous êtes capable de voir l’expérience d’autrui et de vous
connecter à lui ou d’amoindrir l’intensité de votre propre
douleur. Nous sommes tous des brins d’une longue corde
qui s’étire sur d’innombrables générations et relie chaque
personne dans tous les pays sur tous les continents. Nous
pensons et nous ressentons tous les mêmes choses, nous
sommes tous constitués et motivés par les mêmes choses.
Nous sommes tous de la poussière d’étoiles. Et nul n’a plus
besoin de comprendre cela que l’ambitieux ou le créatif,
puisqu’ils vivent tellement dans leur tête et dans leur bulle.

Déceler ce qu’il y a d’universel sur le plan personnel, et ce


qu’il y a de personnel sur le plan universel, n’est pas
seulement le secret de l’art et du commandement, voire de
l’entrepreneuriat, c’est le secret pour se centrer. Cela baisse
le volume du bruit du monde tout en nous mettant sur la
même longueur d’onde de sagesse que celle sur laquelle les
penseurs et les philosophes ont longtemps été.

L’interdépendance et l’universalité ne doivent pas s’arrêter


à nos concitoyens. La philosophe Martha Nussbaum a
évoqué récemment le narcissisme de cette obsession chez
l’homme de savoir ce que signifie d’être humain. Mieux
vaudrait pourtant se poser la question plus ouverte, plus
vulnérable, plus solidaire de savoir ce que signifie d’être
vivant, ou d’exister, point. Comme elle l’écrit :

Nous partageons la planète avec des milliards d’êtres


sensibles qui ont tous leurs façons d’être complexes,
quelles qu’elles soient. Toutes les autres créatures
animales, comme Aristote l’observa il y a longtemps,
s’efforcent de rester en vie et de perpétuer leur espèce.
Tous perçoivent. Tous désirent. Et la plupart se
déplacent pour assouvir leurs envies et leurs besoins.

Nous partageons une grande part de notre ADN avec ces


espèces, nous respirons le même air, nous foulons la même
terre et nageons dans les mêmes océans. Nous sommes
inextricablement liés les uns aux autres – comme l’est notre
destin.

Moins nous sommes convaincus de notre caractère


exceptionnel, plus nous avons la capacité de comprendre
notre environnement et d’y participer, moins nous sommes
guidés aveuglément par nos propres besoins, plus nous
pouvons apprécier clairement les besoins de notre
entourage, plus nous pouvons apprécier le vaste
écosystème auquel nous appartenons.

Nous trouverons la paix lorsque nous réaliserons que la


victoire et la défaite sont des points presque identiques sur
un large spectre. La paix, c’est ce qui nous permet de nous
réjouir de la réussite d’autrui et aux autres de se réjouir de
la nôtre. La paix, c’est ce qui motive quelqu’un à être bon, à
bien traiter tous les autres êtres vivants, parce que c’est un
moyen de bien se traiter soi-même.

Nous sommes un grand organisme collectif, engagé


ensemble dans un projet infini. Nous ne formons qu’un.

Nous sommes pareils.

Pourtant, nous l’oublions trop souvent et nous nous oublions


nous-mêmes en chemin.
ET APRÈS…

On s’égare rarement en s’imposant à soi-même


des règles sévères.
CONFUCIUS

L’essentiel est invisible pour les yeux.

Cette citation qui ornait le mur de Fred Rogers est extraite


du Petit Prince, magnifique et surréaliste livre de l’aviateur
français et héros de la Deuxième Guerre mondiale, Antoine
de Saint-Exupéry. Le renard dit au petit garçon : « Voici mon
secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur,
l’essentiel est invisible pour les yeux. »

On pense d’abord à la clarté mentale. Mais très vite, on


s’aperçoit que l’âme doit aussi être en bon ordre si l’on veut
parvenir à l’équanimité. En associant la clarté du mental et
celle de l’âme, on trouve à la fois l’excellence et une
tranquillité inébranlable. C’est avec le cœur et l’âme que
nous sommes capables de déceler les choses importantes
que l’œil a besoin de voir.

Vous trouverez qu’il n’est pas aussi facile d’examiner son


âme que de se vider la tête. Cela demande de se
débarrasser de ce que l’écrivain Mark Manson appelle
« l’oignon de la conscience de soi » et d’assumer la
responsabilité de ses propres émotions et pulsions. Tous
ceux qui l’ont fait peuvent vous dire que les larmes et les
oignons sont souvent indissociables.

Mais c’est précisément cette chose impalpable – entrer en


relation avec soi-même, trouver l’équilibre et du sens,
cultiver la vertu – qui a fait de la championne de volley Kerri
Walsh Jennings une telle tueuse sur le terrain.

Des traditions anciennes soutiennent que l’âme réside dans


le ventre, ce qui est pertinent pour deux raisons. Parce que
nous avons dû traverser le « ventre de la bête » pendant
une partie du voyage et parce qu’il nous dicte où nous irons
ensuite.

La sérénité n’est pas une simple abstraction – uniquement


quelque chose à laquelle nous pensons ou que nous
ressentons. Elle est aussi réelle. Elle est dans notre corps.
Sénèque nous déconseille de supposer que l’âme est en
paix quand le corps est immobile. Et vice versa. Pour Lao
Tseu, « le repos est le maître du mouvement ».

D’où le domaine ultime de la sérénité. La forme littérale que


nous prenons au fil de notre vie quotidienne. Notre corps
(où se situent le cœur et le cerveau, ne l’oublions pas).
L’environnement dans lequel nous plaçons ce corps. Les
habitudes auxquelles nous le soumettons.

Non seulement un corps surexploité ou maltraité n’est pas


calme, mais en plus il crée des turbulences qui se
répercutent tout au long de notre vie. Un être surmené est
exposé aux vices et à la corruption. Une existence gâchée
et paresseuse est la manifestation du vide spirituel. Nous
pouvons être actifs, en mouvement, tout en étant calmes.
En effet, nous devons être actifs pour que la sérénité ait un
sens.
La vie est dure. La fortune est fugace. Nous ne pouvons pas
nous permettre d’être faibles. Nous ne pouvons pas nous
permettre d’être fragiles. Nous devons renforcer notre corps
puisqu’il est le réceptacle physique de notre mental et de
notre esprit, qui est soumis aux caprices du monde
physique.

Nous en venons donc maintenant au dernier domaine de


l’équanimité – le corps – et à sa place dans le monde réel.
Dans la vie réelle.
PARTIE 3

MENTAL ESPRIT CORPS

Nous sommes tous des sculpteurs et des


peintres, et notre matériau est notre chair, notre
sang et nos os.
HENRY DAVID THOREAU
LE DOMAINE DU CORPS

Winston Churchill eut une vie bien remplie.

Il connut son premier combat à vingt et un ans et écrivit son


premier best-seller sur ce sujet peu de temps après. À vingt-
six ans, il fut élu pour la première fois et il allait occuper des
fonctions publiques pendant les six décennies et demie
suivantes. Il écrivit dix millions de mots et plus de quarante
livres, peignit plus de cinq cents tableaux et prononça vingt-
trois mille discours au cours de sa vie sur terre. Entre-
temps, il occupa les postes de ministre de la Défense, de
premier lord de l’Amirauté, de chancelier de l’Échiquier, et,
bien sûr, celui de Premier ministre, dans lequel il contribua à
sauver le monde de la menace nazie.

Puis, pour parachever le tout, il passa les dernières années


de sa vie à combattre la menace communiste totalitaire.
« C’est une époque qui demande des efforts », écrivit
Churchill à sa mère lorsqu’il était jeune, « et nous devons
nous démener autant que les autres. » Il est bien possible
que Winston Churchill soit celui qui se démena le plus de
toute l’histoire. Sa vie se déroula depuis la dernière charge
de cavalerie de l’Empire britannique, dont il fut témoin en
tant que jeune correspondant de guerre, en 1898, jusqu’à
l’époque du nucléaire et de la conquête de l’espace, qu’il
contribua l’un et l’autre à faire progresser. Il fit son premier
voyage en Amérique à bord d’un bateau à vapeur (pour être
accueilli sur scène par Mark Twain, ni plus ni moins) et son
dernier en Boeing 707, à 800 kilomètres à l’heure. Entre les
deux, il connut deux guerres mondiales, l’invention de la
voiture, de la radio et du rock’n’roll, et d’innombrables
épreuves et triomphes.

Y a-t-il de la sérénité dans tout ça ? Est-ce que quelqu’un


d’aussi actif, d’aussi herculéen dans son labeur, qui affronta
tant de stress et de conflits, peut être décrit comme étant
en paix ou ayant trouvé le repos ?

Étonnamment, oui.

Comme l’écrira Paul Johnson, l’un des meilleurs biographes


de Churchill : « L’équilibre qu’il préservait entre le travail
acharné et les loisirs créatifs et réparateurs vaut la peine
que ceux qui occupent des postes clés s’y attardent. » À
dix-sept ans, des années avant d’embrasser la carrière
d’écrivain, Johnson rencontra Churchill dans la rue et lui
cria : « Monsieur, à quoi attribuez-vous votre succès dans la
vie ? »

Immédiatement, Churchill répondit : « À l’économie


d’énergie. Ne jamais se lever quand on peut rester assis et
ne jamais s’asseoir quand on peut être couché. »

Churchill économisait son énergie de manière à ne jamais


esquiver une tâche ou reculer devant une difficulté. Malgré
tout le travail qu’il abattait, il ne s’épuisa jamais et jamais
ne s’éteignit l’étincelle de joie qui fait que la vie vaut la
peine d’être vécue (d’ailleurs, outre l’importance d’un
travailler acharné, voici les quatre leçons que Johnson retint
de la vie remarquable de Churchill : viser haut ; ne jamais se
laisser décourager par les erreurs et les critiques ; ne pas
gaspiller son énergie dans de vaines querelles ; et laisser
place à la joie). Même durant la guerre, Churchill ne se
départit jamais de son sens de l’humour, il ne perdit jamais
de vue la beauté du monde et jamais il ne devint blasé ou
cynique.

Différentes traditions offrent différentes prescriptions pour


une belle vie. Les stoïciens exhortent à la détermination et à
une volonté de fer. Les épicuriens prêchent la décontraction
et les plaisirs simples. Les chrétiens veulent sauver
l’humanité et glorifier Dieu. Les Français professent une
certaine « joie de vivre ». Les plus heureux et résilients
d’entre nous parviennent à intégrer un peu de chacune de
ces approches à leur existence et c’était certainement le
cas de Churchill. C’était un homme particulièrement
discipliné et passionné. C’était un soldat. Il aimait les livres,
croyait en la gloire et en l’honneur. C’était un homme d’État,
un authentique maçon et un peintre. Nous sommes tous des
vers, dit-il un jour à un ami en plaisantant. De simples
organismes qui mangent, défèquent, puis meurent, mais il
aimait penser qu’il était un « ver luisant ».

Outre ses aptitudes mentales et sa force spirituelle


impressionnante, Churchill était aussi un maître inattendu –
étant donné sa carrure – dans le troisième et dernier
domaine de la sérénité, le domaine physique.

Rares sont ceux qui auraient prédit qu’il se distinguerait


dans ce domaine. De constitution fragile à la naissance,
Churchill se plaignit étant jeune d’être « affligé d’un corps si
frêle » qu’il pouvait « à peine supporter la fatigue d’une
journée ». Pourtant, comme Theodore Roosevelt avant lui, il
cultiva dans son corps fragile une âme indomptable et un
mental déterminé qui parvinrent à surmonter ses limites
physiques.
C’est un équilibre auquel doivent parvenir tous ceux qui
aspirent à une paix intérieure durable. Mens sana in corpore
sano, « un esprit sain dans un corps sain ». Souvenez-vous
que lorsque l’on dit que quelqu’un y a « mis tout son
cœur », il ne s’agit pas d’émotion, mais de ténacité et de
détermination.

Le jeune Churchill adorait écrire, mais, s’écartant de la voie


habituelle pour un écrivain, il ne s’enfermait pas en
compagnie de livres dans une bibliothèque poussiéreuse. Il
mettait son corps en action. Ayant occupé des postes de
combat ou d’observation durant trois guerres, il se fit un
nom en chroniquant les exploits de l’Empire, d’abord en tant
que correspondant de guerre en Afrique du Sud, pendant la
guerre des Boers, où il fut fait prisonnier en 1899 et faillit
perdre la vie.

En 1900, il fut élu à son premier poste politique. À trente-


trois ans, réalisant que la grandeur était impossible à
atteindre seul, il épousa Clémentine, une jeune femme
brillante qui exerça sur lui une influence apaisante qui
compensa bon nombre de ses pires traits de caractère. Ce
fut l’un des grands mariages de l’époque – entre « cochon »
et « chat », comme ils se surnommaient –, une union
marquée par l’amour et une sincère affection. « Avoir su
persuader ma femme de m’épouser », dit-il, fut « sans
doute mon plus grand succès. […] Évidemment, il aurait été
impossible pour un homme ordinaire de subir ce que j’ai
subi en temps de paix, comme en temps de guerre, sans
l’aide dévouée de celle que l’on appelle, en Angleterre, ma
meilleure moitié. »

Aussi occupé et ambitieux qu’était Churchill – aussi


besogneux soit-il –, il était rarement agité et ne tolérait pas
le désordre. Cela gâche presque le plaisir de savoir que les
fameux bons mots de Churchill étaient minutieusement
préparés et répétés. Personne n’imaginait les efforts que
cela lui demandait, dit-il, ni ceux qu’il déployait pour créer
un faux-semblant d’absence d’efforts. « Tous les soirs, dit-il,
je me traduis moi-même en cour martiale pour savoir si j’ai
été efficace durant la journée. Ça ne veut pas seulement
dire gratter le sol – tout le monde peut le faire –, mais être
vraiment efficace. »

En tant qu’écrivain, il était incroyablement productif. Tout en


occupant un poste politique, Churchill parvint à publier sept
livres rien qu’entre 1898 et la fin de la Première Guerre
mondiale. Comment faisait-il ? Comme réussissait-il à
accomplir tant de choses ? La réponse est simple : grâce à
une routine physique.

Tous les matins, Churchill se levait à 8 heures et prenait son


premier bain à 37 degrés, qu’il faisait monter jusqu’à
40 degrés lorsqu’il était dans l’eau. Après s’être baigné, il
passait deux heures à lire. Puis il répondait à son courrier,
généralement en relation avec ses obligations politiques.
Vers midi, il passait saluer sa femme pour la première fois
de la journée – toute sa vie il fut convaincu que le secret
d’un mariage heureux était que les époux ne se voient pas
avant midi. Puis il travaillait à son projet d’écriture du
moment – le plus souvent un article, un discours ou un livre.
En début d’après-midi, il écrivait à une vitesse vertigineuse,
puis s’arrêtait brusquement pour déjeuner (c’est à ce
moment-là qu’il s’habillait enfin). Après le repas, il partait se
promener autour de Chartwell, son domaine dans la
campagne anglaise, et nourrissait ses cygnes et ses
poissons – le moment le plus important et le plus agréable
de la journée. Puis il s’asseyait sous le porche de sa maison
pour prendre l’air, réfléchir et méditer. Pour trouver
l’inspiration et la sérénité, il pouvait réciter de la poésie. À
15 heures, il était temps de faire une sieste de deux heures.
Ensuite, il passait du temps en famille, puis prenait un
deuxième bain avant de passer à table pour un dîner formel
(après 20 heures). Après le repas et les digestifs, il écrivait
encore avant d’aller se coucher.

Il ne dérogeait jamais à cette routine, même à Noël.

Churchill était un homme travailleur et discipliné – mais tout


comme nous, il n’était pas parfait. Il travaillait souvent plus
qu’il n’aurait dû, généralement parce qu’il dépensait plus
qu’il n’aurait dû (et cela aboutit à une quantité de livres
qu’il aurait mieux fait de ne pas publier). Churchill était
impétueux, il aimait jouer et avait tendance à se surcharger
de travail. Ce n’était pas l’inlassable exécution de son
devoir pendant la guerre qui l’inspira lorsqu’il se dessina
sous les traits d’un cochon portant un poids de 10 tonnes.
C’était le résultat de ses petits plaisirs.

Sa vie ne fut pas non plus une succession ininterrompue de


triomphes. Churchill commit de nombreuses erreurs,
généralement des erreurs de jugement dues au stress qui le
rongeait. Il sortit donc de la Première Guerre mondiale avec
un bilan mitigé. Ses mandats dans l’administration de
guerre avaient été marqués par des échecs majeurs, mais il
s’était racheté en démissionnant et en partant sur le front
avec les Royal Scots Fusiliers. Après la guerre, il fut rappelé
aux postes de secrétaire d’État à la Guerre et à l’Air, puis de
secrétaire d’État aux Colonies.

Au milieu des années 1920, Churchill devint chancelier de


l’Échiquier (poste auquel il était totalement dépassé), tout
en ayant signé un contrat pour produire un récit en six
volumes et trois mille pages sur la guerre, intitulé La Crise
mondiale. Si on l’avait laissé faire, il aurait sans doute tenté
d’abattre cette incroyable quantité de travail. Mais son
entourage vit le poids des responsabilités qui pesaient sur
ses épaules et, s’inquiétant qu’il ne craque, ses proches
l’incitèrent à trouver un passe-temps qui lui apporterait un
peu de plaisir, de joie et de repos. « Souvenez de ce que je
vous ai dit sur la nécessité de vous reposer », lui écrivit le
Premier ministre Stanley Baldwin. « Une grande année va
bientôt commencer et tout dépend de votre forme. »

À sa façon très churchillienne, il choisit un surprenant passe-


temps : la maçonnerie, que lui enseignèrent deux employés
de Chartwell. Il tomba immédiatement amoureux du lent
processus méthodique qui consistait à mélanger le mortier,
à l’appliquer à la truelle, puis à empiler les briques.
Contrairement à ses autres activités, l’écriture et la
politique, la maçonnerie n’épuisait pas son organisme. Au
contraire, cela le revigorait. Churchill pouvait poser jusqu’à
quatre-vingt-dix briques par heure. En 1927, il écrivit au
Premier ministre : « J’ai passé un mois très agréable à
construire un cottage et à dicter un livre : 200 briques et
2 000 mots par jour. » (Il consacrait aussi plusieurs heures
par jour à ses obligations ministérielles.) Un ami remarqua à
quel point cela faisait du bien à Churchill de revenir à la
terre. C’était aussi du temps qu’il passa avec sa plus jeune
fille, Sarah, qui portait consciencieusement les briques pour
son père, telle une adorable petite apprentie.

Une période sombre de la Première Guerre mondiale lui


inspira une autre marotte – la peinture à l’huile. C’est sa
belle-sœur qui l’initia à cette pratique. Ayant senti que
Churchill avait besoin d’évacuer le stress qui bouillonnait en
lui, elle lui tendit une petite boîte de tubes de peinture et de
pinceaux avec lesquels ses enfants aimaient jouer. Dans un
livre intitulé Painting as a Pastime, Churchill décrit avec
éloquence la nécessité de recourir à de nouvelles activités
qui mobilisent d’autres parties de notre corps et de notre
esprit pour soulager les domaines surexploités. « Cultiver un
loisir et de nouveaux centres d’intérêt est donc une pratique
de première importance pour un homme public, écrit-il. Pour
être vraiment heureux et bien portant, il faudrait avoir au
moins deux ou trois loisirs, qui doivent tous être
véritables. »

Churchill n’était pas particulièrement bon peintre (ses


ouvrages de maçonnerie étaient également souvent
corrigés par des professionnels), mais un simple coup d’œil
à ses tableaux révèle à quel point cette activité lui procurait
de plaisir. C’est palpable dans ses coups de pinceau. « Le
simple fait de peindre est très amusant, disait-il. Les
couleurs sont agréables à regarder et délicieuses à faire
sortir en pressant les tubes. » Un peintre connu conseilla à
Churchill de ne jamais hésiter devant la toile (c’est-à-dire de
ne pas trop réfléchir) et il prit ce conseil à cœur. Il n’était ni
intimidé ni découragé par son manque de talent (c’est la
seule explication au culot qu’il lui avait fallu pour oser
ajouter une souris sur un tableau hors de prix de Pierre Paul
Rubens, qui était accroché dans l’une des résidences du
Premier ministre). La peinture était l’expression de la joie
pour Churchill. C’était un passe-temps, pas du travail.

La peinture, comme tous les bons hobbies, apprend à son


adepte à être présent. « Ce sens exacerbé de l’observation
de la nature est l’un des grands plaisirs qui m’ont été
procurés quand je m’essayais à la peinture », écrit-il. Il avait
vécu quarante ans sur terre en se laissant consumer par son
travail et son ambition, mais grâce à la peinture, sa
perspective et sa perception s’affûtèrent. Contraint de
ralentir pour installer son chevalet, pour mélanger ses
couleurs, pour attendre que la peinture sèche, il vit des
choses sur lesquelles il ne se serait pas arrêté auparavant.

C’était un talent qu’il cultivait activement – en stimulant sa


prise de conscience mentale au moyen d’activités
physiques. Churchill se mit à visiter des musées pour
admirer des tableaux, puis, le lendemain, il essayait de les
reproduire de mémoire. Ou bien il essayait de restituer un
paysage qu’il avait vu (cela se rapprochait de son habitude
de réciter de la poésie à haute voix). « La peinture défiait
son intellect, séduisait son sens de la beauté et des
proportions, déchaînait ses pulsions créatives, et… lui
apportait la paix », remarqua son amie de longue date,
Violet Bonham Carter. C’était aussi la seule chose que
Churchill faisait en silence », ajouta-t-elle. Sa fille Mary
remarque que la peinture et le travail manuel « sont des
antidotes souverains à sa nature dépressive ». Churchill
était heureux parce qu’il mettait ainsi sa tête au repos et
son corps au travail.

Cela s’avéra particulièrement utile, parce qu’en 1929, sa


fabuleuse carrière politique sembla brusquement prendre
fin. Exclu de la vie politique, Churchill passa une décennie
en pseudo-exil à Chartwell, tandis que Neville Chamberlain
et une génération de politiciens britanniques apaisaient la
menace grandissante du fascisme qui pesait sur l’Europe.

La vie a ses façons de nous donner un bon coup de pied aux


fesses. Tout ce à quoi nous avons travaillé peut s’envoler.
Tous nos pouvoirs peuvent nous être retirés d’un
claquement de doigts. Il s’ensuit alors non seulement une
remise en question spirituelle ou mentale, mais un véritable
questionnement physique : Que faire de son temps ?
Comment gérer le stress du choc émotionnel ?

Voici le conseil que donne Marc Aurèle dans ces situations :


« Plais-toi au pauvre métier que tu as appris, et sache t’en
contenter et t’y tenir. » En 1915, écrasé par l’échec de la
bataille des Dardanelles, Churchill écrivit qu’il se sentait
comme un « monstre marin pêché dans les profondeurs ou
un plongeur remonté trop vite, les veines sur le point
d’éclater à cause de la baisse de pression. J’éprouvais une
grande anxiété et n’avais aucun moyen de la soulager ; je
nourrissais de véhémentes convictions et détenais peu de
pouvoir pour les mettre en application. » C’est à ce
moment-là qu’il se mit à peindre et quand, en 1929, il
traversa une période de pression similaire, il retourna à son
métier et à ses passe-temps pour y trouver du soulagement
et pour réfléchir.

Au milieu des années 1930, Churchill ne le savait pas, mais


se tenir à l’écart du pouvoir durant le réarmement de
l’Allemagne était la meilleure position à adopter. Il lui
faudrait de la force de caractère pour y rester, pour ne pas
tenter de se hisser jusqu’au pouvoir, car s’il l’avait fait, il
aurait été entaché par l’incompétence de ses pairs au
gouvernement. Churchill était probablement l’un des seuls
dirigeants britanniques à prendre le temps de lire et de
digérer Mein Kampf (si Chamberlain l’avait fait, peut-être
qu’Hitler aurait été arrêté plus tôt). Ce temps permit à
Churchill de poursuivre activement ses carrières dans
l’écriture et à la radio, ce qui le rendit célèbre en Amérique
(et prépara le pays à une éventuelle alliance avec
l’Angleterre). Il passa du temps avec son poisson rouge, ses
enfants et sa peinture à l’huile.

Il devait attendre. Pour la première fois de sa vie, hormis les


après-midi passés sous le porche, il n’avait rien à faire.

Aurait-il été l’outsider rappelé pour diriger l’Angleterre en


ces temps difficiles s’il avait autorisé l’indignité de son exil
politique à prendre le dessus sur son mental, à pénétrer
dans son âme et à l’obliger à regagner de haute lutte sa
place sous les feux de la rampe durant ces années-là ?
Aurait-il eu l’énergie et la force, à soixante-six ans, de porter
le pays sur son dos et de le diriger sans cette décennie
prétendument « perdue » s’il avait conservé ces cadences
infernales ?
Probablement pas.

Churchill écrirait que tout prophète devait affronter la vie


sauvage – pour y passer l’épreuve de la solitude, de la
privation, de la réflexion et de la méditation. C’est cette
épreuve physique qui permet de forger sa « dynamite
psychique ». Quand Churchill fut rappelé, il était prêt. Il était
reposé. Il voyait ce que nul autre ne pouvait voir. Tous les
autres tremblaient de peur face à Hitler, mais pas Churchill.

Au contraire, il se battit. Il résista seul. Comme il le déclara


devant la Chambre des communes :

Même si de grandes parties de l’Europe et de plusieurs


vieux et réputés États sont tombés ou risquent de
tomber sous l’emprise de la Gestapo et de tous les
autres instruments du régime nazi, nous ne faiblirons et
n’échouerons pas. Nous irons jusqu’au bout, nous nous
battrons en France, nous nous battrons sur les mers et
les océans, nous nous battrons avec toujours plus de
confiance ainsi qu’une force grandissante dans les airs,
nous défendrons notre Île, quel qu’en soit le coût, nous
nous battrons sur les plages, nous nous battrons sur les
terrains de débarquement, nous nous battrons dans les
champs et dans les rues, nous nous battrons dans les
collines ; nous ne nous rendrons jamais, et même si,
bien que je n’y croie pas un seul instant, cette Île ou une
grande partie de cette Île était asservie et affamée,
alors notre Empire au-delà des mers, armé et gardé par
la flotte britannique, continuerait de lutter, jusqu’à ce
que, quand Dieu le voudra, le Nouveau Monde, avec
tout son pouvoir et sa puissance, vienne secourir et
libérer l’Ancien.

Churchill exigea un égal courage de sa maisonnée. Lorsque


sa belle-fille lui demanda ce qu’ils pourraient faire si les
Allemands débarquaient en Angleterre, il répondit en
grognant : « Tu peux toujours avoir un couteau de cuisine
sur toi, n’est-ce pas ? »

L’Empire britannique avait été responsable d’abjectes


violations des droits de l’homme, mais Churchill savait
reconnaître le mal incarné lorsqu’il le voyait, comme c’était
le cas du nazisme. Les camps de concentration et le
génocide appartenaient encore au futur, mais Churchill
veilla à ce qu’aucun dirigeant qui se respecte, aucun pays
vertueux ne pactise avec Hitler. Même si c’était plus facile.
Quand bien même cela aurait pu protéger l’Angleterre
contre un débarquement. Au même moment, il veillait à
ménager les passions que la guerre suscitait. « Je ne déteste
personne à l’exception d’Hitler, déclara-t-il, et c’est
professionnel. »

Churchill fut un infatigable bourreau de travail, depuis le


jour où l’Angleterre déclara la guerre à l’Allemagne en 1939
jusqu’à la fin de la guerre en 1945. Pendant la guerre,
Clémentine conçut une tenue spéciale dans laquelle son
mari pouvait aussi dormir. C’était son « costume de
sirène » – même si le public britannique évoquait
affectueusement sa « barboteuse » –, qui lui faisait gagner
de précieuses minutes au moment de s’habiller et lui
permettait de s’offrir des siestes bien méritées.

Donc, oui, à cette époque, il avait perdu son équilibre,


travaillant 110 heures par semaine et ne tenant jamais en
place. Entre 1940 et 1943, on estime qu’il aurait parcouru
180 000 kilomètres dans les airs, en mer et sur les routes.
Pendant la guerre, on dit que Churchill « était encore moins
organisé qu’un feu de forêt et était moins en paix qu’un
ouragan ». Mais là encore, il s’était reposé en prévision de
ce moment – et lorsque c’était possible, il reprenait ses
habitudes, même lorsqu’il se terrait dans le bunker sous-
terrain des War Rooms. Il ne trouva pas beaucoup de temps
pour peindre pendant la guerre – ni beaucoup d’occasions
de se promener dans la nature –, mais lorsque c’était
possible, il le faisait (une magnifique peinture représente un
coucher de soleil en Afrique du Nord, pour lequel il fit un
détour de cinq heures après la conférence avec les grandes
puissances à Casablanca).

Il est peu probable qu’un seul individu en ait jamais fait plus
pour sauver ou promouvoir les notions sacrées pour la
civilisation orientale ou occidentale. Et comment Churchill
fut-il récompensé pour son labeur, pour tout ce qu’il avait
fait ?

En 1945, il fut évincé de son poste. Apprenant la nouvelle,


Clémentine tenta de le consoler en disant : « Peut-être est-
ce une bénédiction déguisée. » « Elle doit être très bien
déguisée, alors », répondit Churchill. Il avait tort. Elle avait
raison. Comme d’habitude.

Non seulement parce que cela permit à Churchill d’écrire la


suite de ses Mémoires, qui énoncent fermement les leçons
qui empêchèrent le monde de courir à sa perte, mais parce
que cela lui permit, une fois encore, de se reposer et de
retrouver son équilibre. Il existe des photos sur lesquelles on
le voit peindre à Marrakech, en 1948, ou dans le sud de la
France, dans les années 1950. Au total, il peindra
550 tableaux, dont 145 après la guerre.

Ce fut, au final, une vie de combats et de sacrifices, qui lui


valurent beaucoup d’ingratitude et d’incompréhension. Elle
fut productive, mais il lui en coûta personnellement
beaucoup. Les mêmes tâches et responsabilités auraient
épuisé une douzaine de personnes normales.
« Cela en valait-il la peine ? » demandait un héros fatigué
dans le seul roman de Churchill. « Le combat, le dur labeur,
l’afflux permanent d’affaires, le sacrifice de tant de choses
qui rendent la vie facile et agréable – à quoi bon ? » Il écrivit
ces lignes dans sa jeunesse, lorsqu’il était occupé et
ambitieux, et qu’il n’était pas encore profondément engagé
dans le service public. Il avait encore devant lui cinquante-
cinq ans au Parlement, trente et un en tant que ministre et
neuf comme Premier ministre. Les prochaines années lui
montreraient le véritable sens de la vie et ce que cela
impliquait de se battre pour des causes qui avaient de
l’importance. Il connut aussi bien les triomphes que les
désastres. Et, à la fin de sa vie, il sut que tout cela en valait
la peine – et il est certain que tous ceux qui sont vivants
aujourd’hui lui sont reconnaissants pour son dur labeur.

En effet, les derniers mots de Churchill en sont la


confirmation :

La vie ? Le voyage vaut la peine d’être fait une fois.

Épicure dit un jour que le sage réalisera trois choses dans la


vie : il laissera des œuvres écrites derrière lui, sera
financièrement prudent et prévoyant, et aimera la vie à la
campagne. C’est-à-dire que nous nous montrerons réfléchis,
responsables et modérés et nous trouverons le temps de
nous détendre dans la nature. On ne peut pas reprocher à
Churchill de ne pas avoir bien fait ces choses (même si, je
l’accorde, il se montrait dépensier quand il en avait les
moyens).

Comparons cette description aux trois mots qu’Aristote


employait pour décrire la vie des esclaves à son époque :
travail, épreuves et nourriture.
Desquels sommes-nous les plus proches dans le monde
moderne ? Lequel mène au bonheur et à la quiétude ?

Nul ne peut se permettre de négliger le dernier domaine du


chemin qui mène à la quiétude. Ce que nous faisons de
notre corps. Ce que nous y mettons. L’endroit où nous
résidons. Nos habitudes. Notre façon de nous détendre face
à la pression de l’existence. Si nous voulons être ne serait-
ce que deux fois moins productif que Churchill, tout en
réussissant à capturer la joie, la saveur et la quiétude qui
définissent sa vie, il y a des traits que nous devrons cultiver.
Chacun de nous devra :

• Dépasser ses limites physiques.


• Trouver des passe-temps qui reposent et ressourcent.
• Développer des habitudes fiables et disciplinées.
• Passer du temps à des activités extérieures.
• Privilégier la solitude et la mise en perspective.
• Apprendre à s’asseoir – à ne rien faire lorsque c’est
possible.
• Dormir suffisamment et maîtriser son addiction au travail.
• S’engager dans des causes qui nous dépassent.

Comme on dit, le corps n’oublie rien. Si nous ne prenons pas


soin de nous physiquement, si nous ne nous alignons pas
correctement, notre force mentale ou spirituelle n’a aucune
espèce d’importance.

Cela nous demandera des efforts. Parce que nous ne


trouverons pas le chemin de la paix en réfléchissant. Prier
ne sert à rien pour améliorer notre âme. Nous devons
bouger et vivre notre vie ici. C’est notre corps – nos
habitudes, nos actions, nos rites et nos bons soins – qui
amènera notre mental et notre esprit au bon endroit, tout
comme notre mental et notre esprit amènent notre corps au
bon endroit.
C’est une trinité. Sainte. Chaque élément étant dépendant
des autres.
DITES NON

Les avantages de la non-action.


Dans le monde, rares sont ceux qui les
atteignent.
LE DAO DE JING

Quand Fabius Maximus fut désigné pour mener les légions


romaines contre Hannibal, il ne fit rien. Il n’attaqua pas. Il ne
se précipita pas pour bouter le terrifiant envahisseur hors de
l’Italie et le renvoyer en Afrique.

Vous pourriez croire que c’est un signe de faiblesse – ce fut


certainement le cas de la majorité des Romains –, alors
qu’en réalité, cela faisait partie de la stratégie de Fabius.
Hannibal était loin de chez lui, il perdait des hommes à
cause des éléments et ne pouvait pas facilement les
remplacer. Fabius pensait que si Rome tenait bon et ne se
lançait pas dans de coûteuses batailles, ils pourraient
gagner.

Mais la foule ne comprenait pas cette sorte de retenue


délibérée. Nous sommes l’armée la plus forte du monde,
disaient les critiques. Nous ne restons pas là à ne rien faire
quand quelqu’un essaie de nous attaquer ! Donc, profitant
que Fabius était parti assister à une cérémonie religieuse, ils
firent pression sur le chef de la cavalerie Minucius pour qu’il
lance l’attaque.

Cela ne se passa pas bien. Il se précipita tout droit dans un


piège. Fabius dut courir à sa rescousse. Et malgré tout,
Minucius fut acclamé en héros parce qu’il avait agi, tandis
que Fabius fut traité de poltron pour l’avoir retenu. À la fin
de son mandat, les assemblées romaines votèrent pour
abandonner ce qui s’appelle désormais une « stratégie
fabienne », qui consiste à éviter le combat en épuisant
l’adversaire, au profit de plus d’agressivité et d’action.

Cela ne marcha pas. Ce n’est qu’après l’effroyable bain de


sang de la bataille de Cannes, durant laquelle les Romains
attaquèrent Hannibal et perdirent la quasi-totalité de leur
armée, que l’on commença à comprendre la sagesse de
Fabius. On pouvait désormais voir que ce qui avait semblé
un excès de précaution était en réalité une brillante
stratégie de combat. Il avait gagné du temps et donné à ses
adversaires l’occasion de se détruire. Maintenant – et pas
avant –, on était prêt à l’écouter.

Même si la plupart des Romains illustres se voyaient


décerner des titres honorifiques qui valorisaient leurs
grandes victoires ou prouesses dans de lointaines contrées,
Fabius s’en vit accorder un qui sort du lot : Fabius Cunctator.

Le Temporisateur.

C’est ce qu’il n’avait pas fait – ce qu’il attendait de faire –


qui le caractérisait et, depuis ce jour, en fit un exemple pour
tous les dirigeants. Notamment ceux qui étaient poussés
par eux-mêmes ou par leurs partisans à se montrer
audacieux ou à agir immédiatement.

Au baseball, on se fait un nom en visant haut et fort. Cela


vaut plus particulièrement pour les joueurs issus de pays
pauvres, car montrer des capacités de frappeur de circuit
permet d’être remarqué par les dénicheurs de talents et les
coachs. Comme on dit en République dominicaine : « Tu ne
quittes pas l’île en marchant », ce qui signifie que l’on
gagne son ticket de sortie en frappant.

C’est comme dans la vie. On ne peut pas profiter


d’opportunités que l’on n’essaye pas de saisir.

Cependant, le Dr Jonathan Fader, psychologue du sport qui


a passé près de dix années auprès des New York Mets, a
expliqué à quel point cette leçon est problématique pour les
jeunes recrues en majeurs. Ils se bâtissent une réputation,
et donc leur identité, en frappant dès qu’ils en ont
l’occasion… Puis, ils doivent affronter les meilleurs lanceurs
du monde. Soudain, ils découvrent que l’agressivité est une
faiblesse et non une force. Ils doivent jouer devant des
millions de personnes, ils gagnent des millions de dollars,
presque sans lever la batte. Ils n’ont qu’à attendre le lancer
parfait.

Ce qu’ils doivent apprendre, comme le grand frappeur


Sadaharu Oh l’apprit lui aussi dans une succession
d’exercices de tours de battes compliqués, imaginés par son
maître zen et coach, Hiroshi Arakawa, c’est le pouvoir de
l’attente, le pouvoir de la précision, le pouvoir du vide. Parce
que c’est ce qui fait un vrai pro. Certes, un vrai grand
frappeur – pas un simple swingueur – doit avoir des mains
rapides et des hanches puissantes, mais il doit aussi
posséder le pouvoir du wu wei, de la non-action.

Le wu wei est la capacité à retenir la batte – à attendre que


le batteur voit le lancer parfait. C’est le yogi en méditation.
Il est physiquement immobile pour pouvoir être actif sur le
plan mental et spirituel. Comme Kennedy pendant la crise
des missiles de Cuba. On aurait pu croire qu’il ne se
démenait pas assez – il ne se précipita pas pour écraser son
adversaire –, mais il se ménageait un créneau pour réfléchir
et il offrait la même possibilité aux Russes. Tiger Woods,
quant à lui, perdit la capacité de pratiquer le wu wei quand
ses addictions prirent le dessus.

Une action disciplinée, voilà ce que John Cage appelait ne


rien faire dans ses instructions pour les représentations de
4’33’’.

On ne sort pas d’un labyrinthe en courant en tous sens. Il


faut s’arrêter et réfléchir. Il faut marcher lentement et
prudemment, canaliser son énergie – sinon on se perd. Il en
va de même pour les problèmes auxquels nous sommes
confrontés durant notre existence.

Le feu vert est un puissant symbole dans notre culture.


Nous oublions ce que M. Rogers essayait de nous montrer –
que le feu orange et le feu rouge eux aussi sont importants.
Ralentissez. Arrêtez-vous. Une étude récente a révélé que
les personnes interrogées préféraient subir une décharge
électrique que de s’ennuyer ne serait-ce que quelques
minutes. Après, on s’étonne que les gens fassent tant de
choses stupides.

Dans une vidéo troublante de Joan Rivers, l’une des


comédiennes les plus accomplies, respectées et
talentueuses de tous les temps, on la voit à plus de
soixante-dix ans. Le journaliste lui demande pourquoi elle
continue à travailler, pourquoi elle est toujours sur les
routes. Évoquant la peur qui l’habite, elle brandit un
calendrier vide : « Si mon agenda ressemblait un jour à cela,
ça voudrait dire que plus personne ne veut de moi, que tout
ce que j’ai essayé de faire dans la vie n’a pas marché. Que
plus personne ne s’intéresse à moi et que j’ai été
complètement oubliée. »
Ce n’est pas seulement que rien n’était jamais assez pour
Joan. C’est que nous sommes capables du meilleur quand
nous prenons notre temps. Quand nous choisissons les bons
lancers.

Celui qui pense qu’il n’est rien et qu’il n’a pas d’importance
parce qu’il ne fait rien pendant ne serait-ce que quelques
jours se prive lui-même de quiétude, oui – mais il se ferme
aussi au niveau supérieur de performances qui en découle.

Spirituellement, c’est dur. Physiquement, c’est encore plus


dur. Il faut s’obliger à dire non. Il faut s’obliger à ne pas
monter sur scène.

Un Fabius plus faible n’aurait pas pu s’empêcher d’attaquer


Hannibal, et l’histoire aurait pris un cours différent. Un
coureur de fond qui ne parvient pas à trouver la cadence, un
gestionnaire de portefeuilles qui ne peut pas attendre que le
marché soit à la baisse… S’ils ne veulent pas apprendre l’art
du wu wei, ils ne réussiront pas dans leur profession. Si vous
n’y parvenez pas dans votre vie, vous pouvez oublier la
réussite, vous épuiserez votre organisme. Et vous n’en
aurez pas un second !

Nous devons regarder avec crainte, voire avec sympathie,


les personnes qui sont devenues esclaves de leur agenda,
qui ont besoin de dix assistants pour gérer tous les projets,
dont la vie ressemble à celle d’un fugitif. Là, il n’y a pas de
quiétude. C’est de la servitude.

Chacun de nous doit apprendre à dire non. Par exemple :


« Non, désolé, je ne suis pas disponible. » « Non, désolé, ça
semble bien, mais je ne préfère pas. » « Non, je préfère
attendre. » « Non, cette idée ne me plaît pas. » « Non, je
n’en ai pas besoin – je vais me servir de ce que j’ai déjà. »
« Non, parce que si je vous dis oui, je devrai dire oui à tout
le monde. »

Peut-être que dire « Non, désolé, je ne peux pas » n’est pas


la plus meilleure chose à dire alors que vous pouvez, mais
que vous n’en avez pas envie. Mais le pouvez-vous
vraiment ? Pouvez-vous vraiment vous permettre de le
faire ? Cela ne fait-il pas du tort à d’autres personnes si vous
êtes constamment à bout ?

Un pilote dit « Désolé, je suis d’astreinte » comme excuse


pour se sortir d’une situation compliquée. Les médecins,
pompiers et policiers disent qu’ils sont « de garde » pour se
protéger. Mais ne sommes-nous pas « de garde » dans notre
propre vie ? N’y a-t-il pas quelqu’un ou quelque chose pour
lequel nous préservons toutes nos capacités ? Notre corps
n’est-il pas de garde pour notre famille, notre
développement personnel, notre travail ?

Réfléchissez toujours à ce que l’on vous a vraiment


demandé de donner. Parce que la réponse est souvent un
morceau de votre vie, généralement en échange de quelque
chose dont vous ne voulez pas vraiment. Souvenez-vous
que c’est cela le temps. C’est votre vie, c’est votre chair et
votre sang que vous ne retrouverez jamais.

Dans chaque situation, demandez-vous :

• Qu’est-ce que c’est ?


• Pourquoi est-ce important ?
• Est-ce que j’en ai besoin ?
• Est-ce que je le veux ?
• Quels sont les coûts cachés ?
• Est-ce que, dans un lointain futur, je regarderai en arrière
et me dirai que je suis content de l’avoir fait ?
• Si je n’étais pas au courant – si la demande s’était perdue
dans le courrier, s’ils n’avaient pas réussi à me localiser –,
est-ce que j’aurais le sentiment d’avoir raté quelque
chose ?

Quand nous savons à quoi dire non, nous pouvons dire oui à
ce qui est important.
ALLEZ VOUS BALADER

Les seules idées valables viennent en marchant.


FRIEDRICH NIETZSCHE

Tous les après-midi, les habitants de Copenhague avaient


droit à l’étrange vision de Søren Kierkegaard marchant dans
les rues. L’irascible philosophe écrivait le matin à son
pupitre, puis, vers midi, il partait marcher dans les rues
animées de la ville.

Il marchait sur les trottoirs tout neufs qui avaient été


aménagés pour la promenade des habitants chics. Il se
promenait dans les parcs et le long des allées du cimetière
Assistens où, plus tard, il serait enterré. Parfois, il
franchissait les murs de la ville pour gagner la campagne.
Kierkegaard ne semblait jamais marcher droit devant lui – il
zigzaguait, traversait la rue sans prévenir, s’efforçant de
rester à l’ombre. Quand il était fatigué, qu’il avait résolu le
problème qu’il avait en tête, ou qu’il avait une bonne idée, il
faisait demi-tour et rentrait chez lui, où il recommençait à
écrire jusqu’à la fin de la journée.

Les habitants de Copenhague étaient surpris de voir


Kierkegaard se promener, parce que ses écrits, du moins,
donnaient l’impression qu’il était à fleur de peau. Et ce
n’était pas faux. Marcher lui permettait de se libérer de
l’anxiété et de l’irritation inévitablement engendrées par ses
recherches philosophiques.

Dans une magnifique lettre à sa belle-sœur, qui était


souvent alitée et déprimée, Kierkegaard évoque
l’importance de marcher. « Surtout, lui écrit-il en 1847, ne
perdez pas votre désir de marcher : chaque jour, grâce à la
marche, j’acquiers un sentiment de bien-être et j’écarte
toutes les maladies ; c’est la marche qui m’a donné mes
meilleures pensées et je ne connais aucune pensée
affligeante dont la marche ne vous débarrassera pas. »

Selon Kierkegaard, l’immobilité faisait le lit de la maladie. Il


considérait la marche – le mouvement – comme presque
sacrée. Cela purifie l’âme et vide la tête tout en
encourageant les investigations philosophiques. La vie est
un chemin sur lequel nous devons marcher, disait-il.

Et même si Kierkegaard était particulièrement éloquent


quand il écrivait sur la marche, il n’était pas le seul à
apprécier cette pratique – ni le seul à en tirer les bienfaits.
Nietzsche dit que les idées développées dans Ainsi parlait
Zarathoustra lui vinrent durant une longue promenade.
Nikola Tesla découvrit le champ magnétique tournant, une
avancée scientifique majeure, en se promenant dans un
parc, à Budapest, en 1882. Lorsqu’il habitait à Paris, Ernest
Hemingway faisait de longues promenades le long des quais
dès qu’il ressentait le besoin de s’éclaircir les idées. Le
train-train quotidien de Charles Darwin comptait plusieurs
marches, comme c’est aussi le cas pour Steve Jobs et les
pionniers de la psychologie, Amos Tversky et Daniel
Kahneman. Ce dernier écrit : « C’est au cours de mes
petites balades avec Amos que j’ai pu le mieux réfléchir. »
C’est l’activité physique du corps qui permettait au cerveau
de mieux fonctionner, affirmait-il.
Quand Martin Luther King Jr. était séminariste à Crozer, il
marchait une heure par jour dans les bois du campus pour
« communier avec la nature ». Walt Whitman et Ulysses S.
Grant se croisaient souvent lors de leurs promenades dans
Washington, qui leur permettaient de se vider la tête et les
aidaient à réfléchir. Peut-être était-ce cette expérience qui
inspira Whitman dans « Chanson de moi-même » (« Song of
myself ») :

Je flâne, j’invite mon âme à la flânerie,


Flânant, m’incline sur une tige d’herbe d’été que
j’observe à loisir.

Freud était connu pour ses promenades à un rythme


soutenu autour de la Ringstrasse de Vienne, après dîner. Le
compositeur Gustav Mahler marchait plus de quatre heures
par jour, profitant de ce temps pour approfondir sa réflexion
et creuser des idées. Ludwig van Beethoven emportait ses
partitions et de quoi écrire pendant ses promenades, pour la
même raison. Dorothy Day marcha toute sa vie, et c’est
pendant ses promenades au bord de la plage de Staten
Island, dans les années 1920, qu’elle entendit l’appel de
Dieu et emprunta un chemin qui la conduirait à la sainteté.
Ce n’est probablement pas une coïncidence si Jésus lui-
même était un marcheur – un voyageur – qui appréciait le
plaisir de poser un pied devant l’autre.

Comment la marche nous rapproche-t-elle de la quiétude ?


L’objectif du sujet qui nous préoccupe n’est-il pas de réduire
notre activité et non de la favoriser ? Oui, nous sommes en
mouvement quand nous marchons, mais ce n’est pas un
mouvement frénétique ni même un mouvement conscient –
c’est un mouvement répétitif, ritualisé. Il est délibéré. C’est
un exercice paisible.
Les bouddhistes pratiquent la « méditation en marchant »,
ou kinhin, car le mouvement après une longue période
assise, et notamment le mouvement dans un bel
environnement, est propice à une autre forme de sérénité
que la méditation traditionnelle. En effet, les bains de forêt –
les immersions dans la beauté de la nature – ne peuvent
être pris que si l’on sort de chez soi, du bureau ou de sa
voiture pour aller marcher dans les bois.

Pour que la marche soit bénéfique, il faut être pleinement


conscient. Être présent et ouvert à l’expérience. Rangez
votre téléphone. Écartez les problèmes urgents de votre vie
ou laissez- les se dissiper au fil de vos déambulations.
Regardez vos pieds. Que font-ils ? Voyez comme vous
marchez sans effort. Est-ce vous qui faites cela ? Ou
bougent-ils tout seuls ? Écoutez le bruit des feuilles qui
craquent sous vos pas. Sentez le sol qui vous repousse.

Inspirez. Expirez. Songez à celui qui a foulé ce sol des


siècles plus tôt. Songez à la personne qui posa les pavés sur
lesquels vous marchez. Que faisaient-ils ? Où sont-ils
maintenant ? Que pensaient-ils ? Quels problèmes avaient-
ils ?

Lorsque vous sentez peser le fardeau des responsabilités ou


que vous éprouvez le désir de vous tourner vers le monde
extérieur, poussez un peu plus loin. Si vous suivez un
chemin que vous avez déjà emprunté, tournez dans une rue
où vous n’êtes jamais allé. Découvrez la nouveauté de cet
environnement, savourez ce que vous n’avez encore jamais
goûté.

Perdez-vous. Soyez injoignable. Allez lentement.

C’est un luxe accessible à nous tous. Même le plus pauvre


des pauvres peut aller se promener – dans un parc ou un
parking vide.

Le but n’est pas de brûler des calories ou d’augmenter votre


fréquence cardiaque. Au contraire, il n’y a pas de but en soi.
Ce n’est qu’une manifestation, une incarnation des concepts
de présence, de détachement, pour se vider la tête, prêter
attention et apprécier la beauté du monde qui nous entoure.
Fuyez les pensées dont vous devez vous éloigner ; marchez
vers celles qui surgissent.

Pendant une bonne marche, la tête n’est pas complètement


vide. Elle ne peut pas l’être – sinon vous risqueriez de
trébucher sur une racine ou de vous faire renverser par une
voiture ou un cycliste. Contrairement à la méditation
traditionnelle, le but n’est pas de repousser toutes les
pensées et observations. Le but est de voir ce qu’il y a
autour de vous. Votre cerveau peut être actif à ce moment-
là, mais il est calme. C’est une forme de pensée différente,
une forme plus saine si vous le faites correctement. Une
étude réalisée par la New Mexico Highlands University est
arrivée à la conclusion que la force de nos pas peut
accroître l’irrigation sanguine de notre cerveau. Les
chercheurs de Stanford ont constaté que les marcheurs
réussissent mieux les tests qui mesurent la « pensée
divergente créative » pendant et après leurs marches. Une
étude de la Duke University a découvert ce que Kierkegaard
essayait de faire valoir à sa belle-sœur : la marche peut être
chez certains patients un traitement aussi efficace de la
dépression que la médication.

Le poète William Wordsworth parcourut 300 000 kilomètres


durant sa vie – soit une dizaine de kilomètres par jour en
moyenne depuis l’âge de ses cinq ans ! Il écrivait beaucoup
durant ses randonnées, généralement autour de Grasmere
ou Rydal Water, dans la région des lacs, en Angleterre.
Quand des vers lui venaient durant ces longues
promenades, il les répétait inlassablement puisqu’il lui fallait
parfois attendre des heures avant de pouvoir les écrire. Ses
biographes se sont posé de nombreuses questions : était-ce
le décor qui lui inspirait les images de ses poèmes ou était-
ce le mouvement qui stimulait ses pensées ? Tous ceux à
qui il est déjà arrivé d’avoir une révélation en marchant
savent que les deux forces agissent pareillement et
miraculeusement.

Dans notre propre quête du beau et du bon, nous ferions


bien de sortir prendre l’air. Nous ferions également mieux
de bouger pour tenter de libérer une zone plus profonde de
notre conscience, afin d’accéder à un niveau élevé de notre
esprit grâce à la stimulation de notre circulation sanguine.

Il peut nous arriver de nous laisser abattre par le stress et


les difficultés. Assis devant notre ordinateur, nous sommes
submergés par les informations, les e-mails, tout ce qui se
succède. Devons-nous rester assis là à les absorber ?
Devons-nous rester assis là même si cela nous rend
malades, au risque d’empirer les choses ? Non. Devons-nous
nous lever pour nous lancer dans un autre projet –
constructif, comme faire le ménage, ou cathartique, comme
nous disputer ? Non. Nous ne devons rien faire de tout cela.

Nous devons marcher.

Kierkegaard raconte qu’un matin, il fut poussé hors de chez


lui par un état de désespoir et de frustration – la maladie,
selon ses mots. Au bout d’une heure et demie, il avait
retrouvé la paix et était presque arrivé chez lui quand il
tomba sur un charmant monsieur qui lui parla de ses
problèmes. N’est-ce pas ainsi que cela se passe souvent ?

Ce n’est pas grave. « Il ne me restait qu’une chose à faire,


écrit Kierkegaard, au lieu de rentrer chez moi, je retournai
marcher. »

Et nous aussi.

Marchons.

Et marchons encore.
INSTALLEZ UNE ROUTINE

Si quelqu’un déploie ne serait-ce qu’une dose


d’effort pour suivre des rituels et les règles de
vertu, il y reviendra deux fois plus.
XUNZI

Tous les matins, Fred Rogers se levait à 5 heures pour


passer une heure tranquille à réfléchir et prier. Puis, il se
rendait au Pittsburgh Athletic Club, pour ses longueurs de
brasse matinales. Avant d’entrer dans l’eau, il se pesait – il
était important qu’il se maintienne à 65 kilos – puis, en
sautant dans le bassin, il chantait « Jubilate Deo ». Il sortait
de la piscine comme s’il avait été rebaptisé chaque jour,
écrivit l’un de ses amis, frais et dispos pour la journée de
travail qui l’attendait.

À son arrivée sur le plateau de son émission de télévision, la


partie suivante de ses rituels commençait, dont celui qui a
été enregistré pour la postérité de façon identique sur des
centaines d’épisodes, année après année. Le générique
démarre. Le feu orange clignote. La caméra vient se
braquer sur la porte d’entrée. M. Rogers entre en chantant
et descend les marches. Il retire sa veste et l’accroche
soigneusement dans le placard. Il enfile et ferme son
cardigan – celui que sa mère lui confectionna. Puis il retire
ses chaussures et enfile une paire confortable de tennis en
toile. C’est maintenant qu’il peut commencer à s’adresser à
son public préféré – les enfants de son voisinage.

Certains trouveront cela monotone. La même routine,


chaque jour, qui s’étend jusqu’au signal « Coupez ! » à la fin
de chaque émission, et se poursuit par une sieste, un dîner
en famille et un coucher à 21 h 30. Le même poids. La
même nourriture. La même introduction. Le même
déroulement de la journée. Ennuyeux ? En vérité, le train-
train quotidien est non seulement une source de grand
confort et de stabilité, mais aussi une base saine pour un
travail stimulant et épanouissant.

La routine, lorsqu’elle est appliquée suffisamment


longtemps et avec suffisamment d’application, devient plus
qu’un train-train. Cela devient un rituel – sacré.

Peut-être que M. Rogers n’est pas votre truc. Dans ce cas,


peut-être que vous préférez prendre comme modèle la star
incontestée du basket, Russell Westbrook, qui commence sa
propre routine exactement trois heures avant l’entre-deux.
Tout d’abord, il s’échauffe. Puis, une heure avant le match, il
se rend à la chapelle du stade. Ensuite, il mange un
sandwich au beurre de cacahouète et à la confiture
(toujours du pain blanc beurré, grillé, coupé en diagonale,
de la confiture de fraises et du beurre de cacahouète
Skippy). Précisément six minutes et dix-sept secondes avant
le début du match, il commence le dernier échauffement de
l’équipe. Il a une paire de baskets spéciales pour les matchs,
pour l’entraînement, pour les matchs en extérieur. Il fait la
même chose depuis le lycée, après avoir lancé un coup
franc, marchant à reculons derrière la ligne des trois points,
puis en avant pour tirer. À la salle d’entraînement, il a une
place de stationnement attitrée et il aime s’entraîner sur le
terrain n° 3. Il téléphone à ses parents tous les jours à la
même heure. Etc.
On trouve plein d’histoires comme celle de Westbrook dans
le sport. Elles concernent souvent des gardiens de but de
hockey, des lanceurs au baseball, des quarterbacks et des
placekickers au football américain – les postes les plus
cérébraux de ces sports. Les joueurs qui ont un tel
comportement sont qualifiés de bizarres et leurs routines
sont assimilées à de la superstition. Il nous paraît étrange
que ces personnes qui ont du succès, qui sont plus ou moins
leur propre patron et sont clairement pleines de talent,
semblent prisonnières de la stricte discipline de leur routine.
Le but de la réussite n’est-il pas de s’affranchir des règles
futiles ? De pouvoir faire ce que l’on veut ?

Ah, mais les grands savent que la totale liberté est un


cauchemar. Ils savent que l’ordre est un prérequis à
l’excellence et que dans un monde imprévisible, les bonnes
habitudes offrent le havre de paix de la certitude.

Eisenhower définit la liberté comme étant une opportunité


d’autodiscipline. En réalité, la liberté, le pouvoir et le succès
exigent de l’autodiscipline. Car, sans elle, le chaos et
l’autosatisfaction s’installent. Par conséquent, la discipline
nous permet de préserver cette liberté.

C’est également ainsi que nous avons suffisamment de


latitude pour faire notre travail. L’écrivain et marathonien
Haruki Murakami explique pourquoi il suit la même routine
quotidienne : « La répétition elle-même devient le plus
important, c’est une forme d’hypnose. Je m’hypnotise moi-
même pour atteindre un état d’esprit plus profond. »

Quand notre tête est vide et que notre corps est en roue
libre, nous fonctionnons au mieux.

Une routine peut être basée sur l’heure. Jack Dorsey,


fondateur et PDG de Twitter, se lève à 5 heures, sans faute.
L’ex-Navy Seal Jocko Willink se lève à 4 h 30 et publie une
photo de sa montre pour le prouver chaque matin. La reine
Victoria se levait à 8 heures, prenait son petit-déjeuner à
10 heures et se réunissait avec ses ministres de 11 heures à
11 h 30. Le poète John Milton se levait à 4 heures, pour lire
et réfléchir, et à 7 heures, il était prêt à être « pompé » par
l’écriture.

Une routine peut se focaliser sur l’ordre. Confucius insistait


pour que son tapis soit droit, sinon il ne s’y asseyait pas. Jim
Schlossnagle, le coach de baseball qui reprit l’équipe de la
TCU après une longue période de jeu médiocre, apprit à ses
joueurs à garder leurs casiers et leur abri toujours
immaculés et bien rangés (depuis l’équipe n’a pas perdu
une seule saison et a participé à quatre College World
Series). L’ordre est aussi important pour le grand joueur de
tennis Rafael Nadal, qui boit de l’eau et de une boisson
énergisante dans le même ordre, puis les pose à des
emplacements précis.

La routine peut être organisée autour d’un outil, d’un son ou


d’une odeur. Rilke avait deux crayons et deux sortes de
papier sur son bureau ; l’une servait à écrire, tandis que
l’autre était utilisée pour les factures, le courrier, et les
documents moins importants. Les moines sont appelés à la
méditation par le tintement de la cloche du monastère ; ils
se frottent les mains à l’encens zuko avant les cérémonies
et les méditations.

Une routine peut aussi être religieuse ou fondée sur la foi.


Confucius faisait toujours une offrande sacrificielle avant ses
repas, aussi anodin que soit le repas. Les Grecs consultaient
l’oracle de Delphes avant de prendre des décisions
majeures et faisaient des sacrifices avant les batailles. Les
juifs maintiennent le shabbat depuis des milliers d’années, a
déclaré Abad Ha’am, tout comme le shabbat conserve les
juifs.

Lorsqu’elle est appliquée un nombre de fois suffisant, avec


sincérité, la routine devient un rituel. Sa régularité – la
cadence journalière – engendre une expérience profonde et
significative. Pour l’un, s’occuper d’un cheval est une
corvée. Pour Simón Bolívar, c’était un élément sacré,
essentiel de la journée. Lorsque le corps est occupé à des
tâches familières, la tête peut se reposer. La monotonie
devient la mémoire musculaire. S’en écarter paraît
dangereux et mauvais. Comme si c’était la porte ouverte à
la faute.

Certains se moqueront de ce comportement


« superstitieux », mais ce n’est pas la bonne façon de
penser. Comme l’explique Rafael Nadal : « Si c’était de la
superstition, pourquoi est-ce que je continuerais à faire la
même chose, que je gagne ou que je perde ? C’est une
façon de me mettre dans le match, d’ordonner mon
environnement selon l’ordre que je cherche à mettre dans
ma tête. » Est-ce que les Grecs croyaient vraiment que
l’oracle de Delphes pouvait leur dire ce qu’ils devaient
faire ? Le but n’était-il pas l’acte même de consulter, de se
rendre au mont Parnasse ?

Les sociologues ont constaté que les tribus des îles avaient
davantage tendance à instaurer des rituels pour des
activités dans lesquelles la chance jouait un rôle, comme la
pêche en mer par rapport à la pêche dans un lagon. En
vérité, la chance joue toujours un rôle. C’est toujours un
facteur.

Le but des rituels n’est pas de se mettre les dieux dans la


poche (même si cela ne peut pas faire de mal !). C’est
d’apaiser notre corps (et notre mental) quand la chance est
notre adversaire de l’autre côté du filet.

La plupart des gens se réveillent et affrontent la journée


comme si c’était un déluge incessant de choix déroutants et
accablants. Qu’est-ce que je vais me mettre ? Qu’est-ce que
je vais manger ? Par quoi dois-je commencer ? Qu’est-ce
que je dois faire ensuite ? Qu’est-ce que je dois faire comme
travail ? Dois-je m’efforcer de régler ce problème ou me
précipiter pour éteindre cet incendie ?

Inutile de dire que c’est épuisant. C’est un tourbillon de


pulsions contradictoires, d’incitations, de penchants et
d’interruptions extérieures. Ce n’est pas la voie vers la
sérénité ni non plus le moyen de tirer le meilleur de soi-
même.

Le psychologue William James conseille de faire des


habitudes nos alliées plutôt que de les combattre. Nous
pouvons bâtir autour de nous une journée et une vie qui
soient morales, ordonnées et apaisées – et, ce faisant, nous
érigeons une sorte de fortification contre le chaos du monde
et nous libérons le meilleur de nous-mêmes pour le travail
que nous accomplissons.

Pour cela, nous devons faire automatiquement et par


habitude, le plus tôt possible, autant d’actions utiles que
possible, et nous prémunir contre le recours croissant à
des moyens qui risquent de nous être défavorables
comme nous devrions nous prémunir contre la peste.
Plus nous pouvons confier de détails de notre vie
quotidienne à la garde sans effort d’un automatisme,
plus nos pouvoirs supérieurs seront libérés pour leur
propre travail. Il n’y a pas d’être humain plus misérable
que celui chez qui rien n’est plus habituel que
l’indécision, et pour qui allumer chaque cigare, boire
chaque tasse, l’heure du lever et du coucher chaque
jour, et le début de chaque travail sont des sujets de
délibération volontaire et expresse.

Lorsque nous rendons automatiques et habituels les gestes


insignifiants de notre existence, mais que nous prenons
aussi automatiquement les bonnes décisions, nous libérons
des ressources pour des découvertes importantes et
significatives. Nous ménageons de la place pour la paix et la
sérénité, tout en rendant le bon travail et les bonnes
pensées accessibles et inévitables.

Pour que ce soit possible, vous devez mettre de l’ordre chez


vous sans tarder. Organisez votre journée. Limitez les
interruptions. Limitez le nombre de choix que vous devez
faire.

Si vous y parvenez, la passion et les perturbations vous


donneront moins de fil à retordre. Parce qu’elles seront
exclues.

Inspirez-vous des fleuristes japonais. Ordonnés. Calmes.


Concentrés. Propres. Frais. Réfléchis. Vous ne les verrez pas
en train de pratiquer leur art dans un café bruyant ou avoir
l’œil trouble à 3 heures du matin parce qu’ils se sont mal
organisés. Vous ne les verrez pas brandir leurs cisailles à
tort et à travers, ou se retrouver en sous-vêtements à parler
au téléphone à un vieil ami qui vient d’appeler. C’est bien
trop aléatoire, chaotique pour le véritable maître.

Un maître a le contrôle. Un maître a un système. Un maître


transforme l’ordinaire en sacré.

Et nous aussi.
DÉBARRASSEZ-VOUS DE CE QUI
VOUS ENCOMBRE

Car possession signifie pauvreté et angoisse ; ce


qu’il faut pour posséder sans peur, c’est avoir
possédé.
RAINER MARIA RILKE

Épictète était né esclave, mais il finit par être affranchi. Il


put apprécier les pièges d’une bonne vie – du moins dans
leur version stoïcienne. Des empereurs assistaient à ses
conférences, il forma de nombreux élèves et gagnait bien sa
vie. Avec son argent durement gagné, il acheta une belle
lampe en fer qu’il laissait brûler dans une petite alcôve.

Un soir, il entendit du bruit dans le couloir, près de sa porte


d’entrée. Se précipitant au rez-de-chaussée, il constata
qu’un voleur avait pris sa lampe. Comme toute personne qui
est attachée à ses biens, il fut déçu, surpris et meurtri.
Quelqu’un était entré chez lui pour lui voler un objet qui lui
appartenait.

Puis Épictète se reprit. Il se souvint de ses enseignements.

« Demain, mon ami, tu trouveras une lampe en terre cuite ;


car un homme ne peut perdre que ce qu’il a. » Jusqu’à la fin
de sa vie, il garda sa lampe en terre bon marché. À sa mort,
un admirateur, allant complètement à l’encontre du mépris
d’Épictète pour les biens matériels, l’acheta
3 000 drachmes.

L’une des plus belles métaphores de Sénèque est celle du


propriétaire d’esclaves qui appartient à ses esclaves, ou de
l’homme riche qui est écrasé par ses vastes propriétés.
Montaigne était assez perspicace pour se demander :
« Quand je joue avec mon chat, qui sait s’il ne s’amuse pas
plus de moi que je le fais de lui ? » On en trouve aussi une
version en Orient. Xunzi explique :

L’homme de bien fait des choses ses servantes.


L’homme de peu est le serviteur des choses.

En résumé, l’indépendance mentale et spirituelle a peu


d’importance si les biens que nous possédons dans le
monde physique finissent par nous posséder.

Les cyniques poussent cette idée encore plus loin. Quand


Diogène, qui était censé vivre dans un tonneau et se
promener à moitié nu, vit un enfant boire de l’eau d’un puits
à l’aide de ses mains, il cassa sa tasse puisqu’il comprit qu’il
s’était embarrassé d’un bien superflu.

Aujourd’hui, nous pourrions qualifier Diogène de clochard ou


de raté (ou de fou), et d’une certaine façon, il l’était. Mais
dans les rares occasions où il rencontra Alexandre le Grand,
l’homme le plus puissant de l’époque, c’est Diogène qui
impressionnait le plus les observateurs. Parce qu’Alexandre
avait beau essayer, il ne parvenait pas à amadouer Diogène
en lui accordant ses faveurs ou en le privant de quelque
chose dont il ne s’était pas déjà débarrassé lui-même de
son plein gré.

Il n’y avait qu’une chemise entre les stoïciens et les


cyniques, se moquait le poète Juvénal, sous-entendant que
les stoïciens étaient suffisamment censés pour porter des
vêtements (et éviter de faire étalage de leur corps en
public), contrairement aux cyniques. C’est une concession
plutôt sensée. Nous n’avons pas besoin de nous débarrasser
de toutes nos possessions, mais nous devons constamment
nous interroger sur ce que nous possédons, en nous
demandant pourquoi nous les avons et si nous ne pourrions
pas nous en passer.

Avez-vous déjà assisté à la démolition d’une maison ? Une


vie entière de revenus et d’économies, d’innombrables
heures consacrées à de la décoration et à l’accumulation
d’objets et de mobilier jusqu’à ce que tout soit disposé à la
perfection, un lieu plein de vie – et, pour finir, tout cela est
réduit à deux bennes pleines de débris. Même les êtres
immensément riches, même les chefs d’État inondés de
cadeaux toute leur vie, ne rempliraient que quelques
bennes supplémentaires.

Pourtant, combien d’entre nous collectionnent et achètent


comme si le tonnage de nos possessions était une unité de
mesure de notre valeur en tant qu’individus ? Comme tous
les entasseurs compulsifs qui finissent piégés par leurs
propres déchets, nous aussi nous sommes entravés par ce
que nous possédons. Chaque bijou luxueux s’accompagne
de sa facture d’assurance, chaque grande demeure a son
personnel d’entretien, chaque investissement a ses
obligations et relevés mensuels à analyser, chaque animal
ou plante exotique entraîne son lot de responsabilités.
F. Scott Fitzgerald disait que les riches sont différents de
nous. Dans ses romans, il les présente sous les traits de
personnages libres et insouciants.

Ce n’est pas tout à fait juste.


Plus d’argent, plus de problèmes, et aussi plus de choses,
donc moins de liberté.

John Boyd, sorte de moine guerrier qui révolutionna la


stratégie militaire occidentale dans la seconde moitié du XXe
siècle, refusait de se faire payer par l’industrie de
l’armement et vivait sciemment dans un petit appartement,
même s’il conseillait les présidents et les généraux. « Si un
homme peut réduire ses besoins à zéro, alors il est vraiment
libre : rien ne peut lui être enlevé et rien que l’on puisse
faire ne lui fera de mal », déclara-t-il. À cela nous
ajouterons : « Et il pourra aussi être serein. »

Quiconque est harcelé par des créanciers ne peut être libre.


Vivre au dessus de ses moyens – comme Churchill
l’attesterait – n’est pas très glamour. Si l’on creuse au-delà
des apparences, on s’aperçoit que c’est épuisant.

C’est aussi dangereux. Celui qui a peur de perdre ses biens,


celui dont l’identité est liée à ses possessions, donne prise à
ses ennemis. Il se rend particulièrement vulnérable.

Le dramaturge Tennessee Williams qualifiait le luxe de


« loup à la porte ». Ce n’étaient pas les possessions qui
étaient problématiques, d’après lui, mais la dépendance. Il
parlait de catastrophe de la réussite pour qualifier le fait que
moins nous sommes capables de faire de choses nous-
mêmes, moins nous pouvons nous passer d’un certain
niveau de service. Non seulement toutes vos affaires ne
sont pas rangées, mais en plus vous devez payer quelqu’un
pour les nettoyer.

Nous sommes aussi victimes d’un « besoin insidieux de


confort ». Nous sommes tellement habitués à un certain
degré d’avantages et de luxe que cela devient presque
inconcevable que nous ayons pu vivre sans cela. La notion
que nous avons de ce qui est « normal » évolue avec notre
richesse. Il y a quelques années, nous allions très bien sans
toute cette abondance. Cela ne nous posait aucun problème
de manger des pâtes ou de vivre entassés dans un petit
appartement. Mais aujourd’hui que nous avons plus de
possessions, nous commençons à nous mentir à nous-
mêmes. Il te faut ça. Méfie-toi de ne pas le perdre. Protège-
le. Ne partage pas.

C’est toxique et effrayant.

C’est pourquoi les philosophes nous ont toujours incités à


réduire nos besoins et à limiter nos possessions. Les moines
et les prêtres font vœu de pauvreté parce que cela limite les
distractions, tout en laissant plus de place (littéralement) à
la quête spirituelle dans laquelle ils se sont engagés. Nul ne
dit que nous devons aller aussi loin, mais plus nous
possédons, plus nous surveillons, moins nous avons la place
de bouger et, ironiquement, moins nous sommes sereins.

Commencez par faire le tour de votre intérieur pour remplir


des sacs-poubelle et des cartons avec tout ce que vous
n’utilisez pas. Dites-vous que vous libérez de l’espace pour
votre esprit et votre corps. Faites-vous de la place. Mettez
votre tête au repos. Voulez-vous avoir moins de sources de
contrariétés ? Moins de biens à convoiter ? Débarrassez-
vous de plus d’affaires.

La meilleure voiture n’est pas celle qui fait tourner le plus de


têtes, mais celle qui vous donne le moins de soucis. Les
meilleurs vêtements sont les plus confortables, qui exigent
que vous passiez le moins de temps à faire du shopping –
quoi qu’en disent les magazines. La meilleure maison pour
vous est celle dans laquelle vous vous sentez le plus chez
vous. N’utilisez pas votre argent pour acheter la solitude et
des maux de tête, ou de l’anxiété à cause de votre statut
social.

Votre grand-mère ne vous a pas donné cette broche pour


que vous vous inquiétiez en permanence de la perdre.
L’artiste qui réalisa le tableau accroché à votre mur n’a pas
travaillé dur pour que vous ayez peur qu’un jour, quelqu’un
l’endommage. Le souvenir de ce bel été dans les Caraïbes
n’est pas non plus attaché à cette statuette et l’amour que
vous portez à votre épouse ne se réduit pas non plus à une
photo de mariage. C’est le souvenir qui est important.
L’expérience elle-même, voilà ce qui compte. Vous y avez
accès quand vous voulez et aucun voleur ne peut vous en
priver.

Vous entendrez certains dire qu’ils n’ont pas de place pour


une relation amoureuse dans leur vie… et ils ont raison.
Leurs affaires prennent trop de place. Ils sont amoureux de
leurs biens plutôt que des personnes.

Les membres d’une famille qui ne se voient jamais parce


que les parents travaillent trop pour payer les chambres
supplémentaires qu’ils n’utilisent jamais ? La célébrité qui
oblige à être tout le temps sur la route au point de devenir
un étranger pour ses enfants ? La prétendue « technologie »
dont le fonctionnement est incompréhensible et qui est
toujours en panne ? Les biens fragiles que nous passons
notre temps à nettoyer, polir, protéger et que nous
essayons de mentionner furtivement dans les
conversations ?

Ce n’est pas une vie riche. Il n’y a pas de paix dans cela.

Passez à l’action. Sortez la tête de l’eau. Débarrassez-vous


de tout ce qui vous encombre. Débarrassez-vous de ce qui
ne vous sert à rien.
Nous sommes nés libres – libres de tout fardeau. Mais dès la
première seconde où l’on a mesuré votre corps minuscule
pour l’habiller, on vous a imposé un tas d’affaires. Et depuis,
vous avez vous-même ajouté des maillons aux chaînes qui
s’entassent.
CHERCHEZ LA SOLITUDE

Un monde surpeuplé pense que la solitude est


toujours solitaire et que la chercher est de la
perversion.
JOHN GRAVES

Léonard de Vinci avait l’habitude d’écrire de petites fables


dans ses carnets. L’une d’elles raconte l’histoire d’une
grosse pierre posée dans un joli bosquet, entourée de fleurs
et perchée au-dessus d’une route de campagne animée.
Malgré cette existence paisible, la pierre s’impatiente. « Que
fais-je au milieu de ces plantes ? se demande-t-elle. Je veux
vivre en compagnie d’autres pierres. »

Malheureuse et seule, la pierre réussit à rouler au bas de la


pente, jusqu’à la route, où elle serait entourée
d’innombrables autres pierres. Mais le changement ne fut
pas aussi merveilleux qu’elle l’avait imaginé. En bas, dans la
poussière, la pierre fut piétinée par les chevaux, se fit rouler
dessus par des chariots et marcher dessus par des
passants. Elle fut alternativement couverte de boue et
d’excréments, ébréchée, bousculée et déplacée – des
épreuves d’autant plus douloureuses qu’elle apercevait de
temps à autre son ancien séjour et la paix solitaire qu’elle
avait laissée derrière elle.
Non content d’en rester là, Léonard de Vinci se sent obligé
d’ajouter une morale à son histoire. « Ainsi advient-il de qui
veut abandonner la vie solitaire et contemplative pour venir
habiter en ville, parmi des gens d’une infinie malignité »,
écrit-il.

Évidemment, les biographes de l’artiste en tirèrent la


conclusion que l’auteur ne suivait pas toujours la morale de
cette fable. Il vécut presque toute sa vie à Florence, Milan et
Rome. Il peignait dans un atelier animé et se rendait à de
nombreux spectacles et réceptions. Il passa même ses
dernières années, non pas dans une retraite isolée, mais à
la cour du roi François Ier.

Son métier l’exigeait. Comme c’est le cas pour un grand


nombre d’entre nous.

Ce qui fait qu’il est d’autant plus essentiel de cultiver des


moments de solitude. De trouver la solitude, à la manière du
bouddhiste, selon Eugen Herrigel, « non pas dans des lieux
lointains et paisibles ; il la crée en lui-même, la répand
autour de lui où qu’il soit, parce qu’il l’apprécie ».

Pendant que Léonard de Vinci travaillait à La Cène, il se


levait tôt et arrivait au monastère avant ses assistants ou
ses spectateurs, afin de pouvoir être seul, dans le silence,
perdu dans ses pensées face au gigantesque défi créatif qui
l’attendait. Il était aussi connu pour aller faire de longues
promenades tout seul, en emportant un carnet, afin
d’observer ce qu’il se passait autour de lui. Ainsi aimait-il se
rendre à la ferme de son oncle pour y trouver l’inspiration et
la solitude.

C’est difficile de réfléchir correctement dans des salles


bondées. C’est difficile de se connaître si l’on n’est jamais
seul. C’est difficile d’avoir les idées claires si sa vie est une
fête incessante et son lieu de vie un chantier permanent.

On a parfois besoin de se déconnecter afin de mieux se


connecter à soi-même et à ceux que l’on sert et aime.

« Si je devais résumer le principal problème des hauts


dirigeants à l’ère de l’information, c’est le manque de
réflexion », déclara James Mattis, général quatre étoiles de
la marine et ex-secrétaire d’État à la Défense des États-
Unis. « La solitude vous permet de réfléchir alors que
d’autres se contentent de réagir. Nous avons besoin de
solitude pour nous recentrer sur la prise de décision
concernant l’avenir, au lieu de nous contenter de réagir aux
problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent. »

Les gens n’ont pas assez de silence dans leur vie parce
qu’ils n’ont pas assez de solitude. Et ils n’ont pas assez de
solitude parce qu’ils ne recherchent pas ou ne cultivent pas
le silence. C’est un cercle vicieux qui empêche de trouver la
sérénité et de réfléchir et, enfin, qui tue les bonnes idées
dans l’œuf puisqu’elles éclosent le plus souvent dans la
solitude.

Les révélations se produisent étonnamment souvent sous la


douche ou en randonnée. Où et quand ne se produisent-
elles pas ? Dans un bar bruyant. Au bout de trois heures
passées à regarder la télévision. Personne ne peut réaliser à
quel point il aime quelqu’un en passant son temps à
planifier des rendez-vous.

Si la solitude est l’école du génie, comme le dit l’historien


Edward Gibbon, alors le monde bruyant et animé est le
purgatoire de l’idiot.

Qui ne trouve pas plus calme le matin, en se levant avant


tout le monde, avant que le téléphone ne se mette à sonner
ou que la circulation ne commence ? Qui n’est pas mieux
armé pour saisir le sens du moment présent quand tout est
calme, quand son espace personnel est respecté ? Lorsque
l’on est seul, le temps ralentit. Et même si l’on peut trouver
que ce rythme lent est difficile à supporter dans un premier
temps, nous finirons par devenir fous sans ce répit dans
notre vie trépidante. Et même si l’on ne devient pas fou, on
rate certainement des choses.

La solitude n’est pas seulement pour les ermites, mais aussi


pour les personnes en pleine santé et activité. Encore que
les professionnels de la solitude auraient bien une chose ou
deux à nous apprendre.

En 1941, à tout juste vingt-six ans, Thomas Merton se rendit


à l’abbaye Notre-Dame de Gethsémani, à Bardstown, dans
le Kentucky, et entama le premier de ses nombreux voyages
dans la solitude monacale qu’il poursuivrait sous diverses
formes, durant les vingt-sept prochaines années. Sa solitude
n’avait rien d’un repos nonchalant. Au contraire, c’était une
exploration active de lui-même, de la religion, de la nature
humaine, puis des moyens de résoudre de graves
problèmes sociétaux, comme l’inégalité, la guerre et
l’injustice. Dans ses magnifiques journaux intimes, nous
trouvons des éclairages sur l’expérience humaine qui
auraient été impossibles si Merton avait passé son temps
dans une salle de rédaction ou sur un campus universitaire.

Il finirait par dire que la solitude était sa vocation :

Avoir la vocation de la solitude, c’est se livrer,


s’abandonner complètement, faire une totale confiance
au silence qui règne sur une vaste étendue de forêts et
de collines, d’eau ou de sable ; c’est rester assis,
parfaitement immobile, tandis que le soleil se lève sur
ce paysage et comble le silence de sa lumière. C’est
consacrer sa matinée au travail ou à la prière, son
après-midi au travail et au repos, avant d’aller se
rasseoir pour méditer lorsque vient le soir et que la nuit
tombe sur la terre et que le silence se remplit
d’obscurité et d’étoiles. C’est une vocation sincère et
très particulière. Rares sont ceux qui sont prêts à se
soumettre à un tel silence, à le laisser s’infiltrer jusque
dans leurs os, à ne respirer que par le silence, à se
nourrir de lui, et à transformer la substance même de
leur vie en un silence vivant et vigilant.

Dans une forme de retraite plus facile à imiter que celle de


Merton, le fondateur de Microsoft et philanthrope Bill Gates
prend deux fois par an ce qu’il appelle une semaine pour
réfléchir (« think week »). Il passe sept jours seul dans une
cabane dans les bois. En se coupant physiquement des
interruptions du quotidien, il peut vraiment réfléchir.

Il a beau y aller seul, il est rarement solitaire. Gates lit –


parfois des centaines de documents – en silence, pendant
des heures d’affilée, parfois sur papier, parfois sur des
écrans pour voir au-delà de l’eau. Il lit aussi des livres, dans
une bibliothèque décorée d’un portrait de Victor Hugo. Il
écrit de longs mémos aux gens de son entreprise. Il ne
s’accorde que quelques minutes de pause pour jouer au
bridge ou pour aller se promener. Pendant ces journées
solitaires dans sa cabane, Gates est l’illustration de la
phrase de Thomas a Kempis : In omnibus requiem quaesivi,
et nusquam inveni nisi in angulo cum libro – « J’ai partout
cherché le repos, et ne l’ai trouvé que dans un recoin, avec
un livre. »

Ce ne sont pas des vacances. Il abat beaucoup de travail –


les journées sont longues et il lui arrive de ne pas dormir. Il
se débat avec des sujets complexes, des idées
contradictoires et des concepts compliqués. Malgré ces
combats, Gates en ressort régénéré et recentré. Il voit plus
loin. Il connaît ses priorités, les tâches qu’il doit confier à
ses employés. Il rapporte la sérénité de la forêt dans le
monde compliqué où il doit évoluer en tant qu’homme
d’affaires et dirigeant philanthrope.

Chacun de nous doit se mettre physiquement en situation


de réaliser cette sorte de travail approfondi. Comme le dit
Virginia Woolf, nous devons donner à notre corps une
chambre à soi – ne serait-ce que pour quelques heures
volées – où nous pouvons réfléchir et trouver le calme et la
solitude. Bouddha éprouva le besoin de s’isoler dans sa
quête d’éveil spirituel. Il devait se mettre à l’écart du
monde, se retrouver seul pour méditer.

Ne pensez-vous pas que vous en tireriez aussi des


bienfaits ?

Ce n’est pas facile d’en trouver le temps. C’est difficile (et


cela coûte cher) de faire un break. Nous avons des
responsabilités. Mais notre disparition temporaire nous
rendra meilleurs. De cette solitude, nous rapporterons la
sérénité sous forme de patience, de compréhension, de
gratitude et de perspicacité.

Dans la fable de Léonard de Vinci, la pierre abandonna la


solitude paisible de la prairie pour la route et elle finit par le
regretter. Merton, quant à lui, en vint parfois à regretter sa
totale solitude. Ne pouvait-il pas en faire plus en tant
qu’homme du monde ? N’aurait-il pas plus d’influence s’il
abandonnait sa solitude ?

En effet, rares sont ceux qui sont prêts ou capables d’y


arriver durant toute leur vie. Ce n’est pas non plus
souhaitable. (La danseuse Twyla Tharp affirme que la
« solitude sans but » tue la créativité.) Même dans le cas de
Merton, son supérieur lui accorda le privilège de pouvoir
communiquer avec le monde extérieur par des lettres et des
publications. Il finirait par voyager et s’adresser à
d’immenses foules. Parce que son travail était trop
important et ses idées étaient trop essentielles pour rester
enfermés dans une petite maison de brique à l’orée des bois
dans le Kentucky.

Merton finit par comprendre qu’après avoir passé tant de


temps seul dans les bois, il possédait désormais la solitude
en lui – et il pouvait y accéder à son gré. Le sage et le
débordé apprennent aussi que la solitude et la sérénité sont
là, au fond de leur poche, s’ils savent l’y chercher. Quelques
minutes avant de monter sur scène pour faire un discours
ou assis dans une chambre d’hôtel avant la réunion. Ou tard
le soir, quand tout le monde s’est endormi.

Emparez-vous de ces moments. Programmez-les. Cultivez-


les.
SOYEZ UN ÊTRE HUMAIN

Le travail, même les chevaux en meurent. Tout


le monde devrait savoir ça.
ALEXANDRE SOLJENITSYNE

Comparé à la plupart des couples royaux, celui que


formaient la reine Victoria et le prince Albert de Saxe-
Cobourg-Gotha était exceptionnel. Ils s’aimaient et
prenaient très au sérieux leur travail de chefs d’État. Tout
allait pour le mieux.

Mais l’on pourrait aussi avancer que n’importe quelle


qualité – même celle d’être travailleur – qui tend à l’excès
devient un défaut.

Dans leur cas, celui d’un couple pour qui, en raison de la


nature même de leur fonction, l’idée même d’un « équilibre
entre le travail et la vie privée » était inconcevable, les
vertus de l’autodiscipline et du dévouement devinrent un
vice fatal.

Albert, prince bavarois qui entra par le mariage dans la


famille royale britannique, devint un travailleur acharné dès
le jour où il épousa Victoria. Il apporta l’ordre et la routine
qui manquaient cruellement dans la vie de la reine. Il
rationalisa les procédures et endossa une part du fardeau
qui reposait précédemment sur les épaules de Victoria. En
effet, une grande partie des caractéristiques de l’ère
victorienne lui sont dues. Il était discipliné, méticuleux,
ambitieux, conservateur.

Sous son influence, leur emploi du temps devint une


succession de réunions et de soirées mondaines. Albert, qui
était constamment occupé, ou presque, travaillait tant qu’il
lui arrivait de vomir à cause du stress. Ne fuyant jamais ses
responsabilités et ne manquant jamais une occasion, il se
chargea de la moindre parcelle de pouvoir que sa femme
était prête à partager, et en retour, ensemble, ils
s’accrochaient à toutes les bribes d’influence officielles et
officieuses dont disposait la monarchie dans l’Empire
britannique à l’époque. C’était un couple accro au travail et
fier de l’être.

Comme Albert l’écrivit à un conseiller, il passait des heures


tous les jours à lire les journaux en allemand, en français et
en anglais. « On ne peut rien laisser passer, dit-il, sinon on
risque de perdre le lien et d’aboutir à des conclusions
erronées. » Il avait raison ; les enjeux étaient élevés. Ses
connaissances approfondies de la géopolitique évitèrent
notamment à la Grande-Bretagne d’être happée dans la
guerre de Sécession.

Mais, en vérité, Albert s’investissait tout autant dans des


projets de bien moindre importance. L’organisation de
l’Exposition universelle de 1851, une manifestation qui dura
près de six mois et qui exhibait les fastes de l’Empire
britannique, lui coûta quelques années de sa vie. Quelques
jours avant son inauguration, il écrivit à sa belle-mère : « Je
suis plus mort que vif à cause du surmenage. » Certes, ce
fut un événement mémorable, mais sa santé ne s’en remit
jamais.
Par certains côtés, il ressemblait à Winston Churchill, à la
différence que son épouse et lui ne connaissaient pas la
modération et ne s’amusaient guère. « J’ai repris mon train-
train quotidien », dit Albert. Ce n’est pas une mauvaise
description de la vie épuisante et répétitive que Victoria et
lui menaient. À partir de 1840, Victoria donna naissance en
l’espace de dix-sept années à neuf enfants, dont quatre
naquirent à un an d’intervalle. À une époque où les femmes
mouraient encore en couches (un anesthésiant – le
chloroforme – ne lui fut proposé qu’à son neuvième
accouchement), Victoria, qui mesurait à peine 1,50 mètre,
était constamment enceinte. Même si elle disposait de toute
l’aide domestique dont elle avait besoin, elle portait un
épuisant fardeau physique en plus de ses devoirs de reine.
À sa mort, on découvrit qu’elle souffrait d’un prolapsus et
d’une hernie qui devaient lui causer de terribles douleurs.

Il n’y a rien de mal à avoir une famille nombreuse – le trône


avait besoin d’héritiers –, mais le couple ne semblait pas
avoir son mot à dire en la matière. « L’homme est une bête
de somme, écrit Albert à son frère, et il n’est heureux que
s’il doit porter son fardeau et s’il n’a guère de libre arbitre.
Mon expérience m’apprend tous les jours à comprendre de
mieux en mieux la vérité que cela recèle. » Par conséquent,
son existence et celle de Victoria n’étaient pas
particulièrement privilégiées, de détente ou de liberté. Au
contraire, c’était une spirale infernale d’obligations
accomplies à un rythme effréné, qu’ils s’infligeaient à tous
les deux.

Le fait que leur mariage y ait survécu témoigne de leur


affection mutuelle. Victoria avait au moins conscience des
effets délétères que le travail avait sur Albert. Elle se
plaignit des conséquences qu’avait son « amour excessif
pour les affaires » sur leurs relations, et elle remarqua aussi
que sa santé déclinait. Ses pensées le tenaient éveillé la
nuit, il avait des crampes d’estomac et sa peau s’affaissait.

Au lieu d’écouter ces signes avant-coureurs, il persévéra


envers et contre tout pendant des années, travaillant de
plus en plus dur, forçant son corps à suivre. Puis, soudain,
en 1861, son corps l’abandonna. Il était à bout de forces. Il
perdit la tête et, à 22 h 50, le 14 décembre, Albert rendit
son dernier souffle. La cause ? La maladie de Crohn,
exacerbée par un stress intense. Il avait littéralement donné
ses tripes.

La médecine moderne ne nous a pas sauvés de ces


tragédies. Les Japonais désignent par le mot karōshi la mort
occasionnée par le surmenage. En coréen, c’est gwarosa.

Est-ce là que vous voulez en arriver ? Une bête de somme


qui traîne son fardeau jusqu’à ce qu’elle s’effondre et
meure, les fers aux pieds et le harnais sur le dos ? Est-ce là
votre raison de vivre ?

Souvenez-vous que la principale cause de blessure chez les


athlètes de haut niveau n’est pas la chute. Ce n’est pas les
chocs. C’est l’excès. Les lanceurs et les quarterbacks se
fatiguent le bras. Les joueurs de basket s’usent les genoux.
D’autres s’épuisent tout simplement à cause des heures
d’entraînement et de la pression. Michael Phelps mit
prématurément fin à sa carrière de nageur à cause d’un
burn-out – malgré toutes ses médailles d’or, il ne voulut plus
retourner à la piscine. C’est difficile de lui en vouloir ; il avait
tout sacrifié, y compris sa santé mentale et physique, pour
être toujours plus rapide.

Pendant ce temps, Eliud Kipchoge, probablement le plus


grand coureur de fond au monde, s’efforce activement de
ne pas se surmener. À l’entraînement, il ne donne
sciemment pas tout ce qu’il a, s’économisant pour les
quelques courses auxquelles il participe chaque année. Il
préfère s’entraîner à 80 % de sa capacité – parfois à 90 % –
pour préserver sa longévité (et sa santé mentale) en tant
qu’athlète. Michael Phelps put revenir à la natation après sa
dépression de 2012 parce qu’il était prêt à aborder
l’entraînement de façon plus équilibrée.

En prenant de l’âge, les athlètes sont souvent contraints de


revoir le rythme qu’ils s’imposent, tandis que les jeunes
sportifs s’épuisent inutilement parce qu’ils pensent disposer
d’une énergie illimitée. Oui, il est beau et sensé de vouloir
donner le meilleur de soi dans ce que l’on fait – mais la vie
est bien plus un marathon qu’un sprint. D’une certaine
façon, c’est la distinction entre la confiance et l’ego. Pouvez-
vous vous faire confiance à vous-même et à vos capacités
pour garder des forces en réserve ? Pouvez-vous préserver
la sérénité et la paix intérieure nécessaires pour remporter
la longue course de la vie ?

C’était un infâme mensonge que les nazis inscrivirent au-


dessus des portes d’Auschwitz : Arbeit macht frei – « Le
travail rend libre. » 1

Non. Non. Et non !

Le proverbe russe est plus juste : Le travail vous fait courber


l’échine.

L’homme n’est pas une bête de somme. Oui, nous avons


des devoirs importants – envers notre pays, nos collègues,
notre famille.

Beaucoup d’entre nous ont des talents et des dons si


extraordinaires qu’ils se doivent de les exprimer et de les
accomplir. Mais nous ne pourrons le faire si nous ne prenons
pas soin de nous-mêmes ou si nous avons tant tiré sur la
corde qu’elle s’est cassée.

Les gens ne comprennent souvent pas la morale de


l’invraisemblable histoire de l’ouvrier du rail, John Henry, qui
défia le puissant marteau-pilon. Grâce à sa force et à sa
volonté, il parvient à le battre. C’est formidable et inspirant.
Sauf qu’il meurt à la fin ! D’épuisement ! « Dans la vraie vie,
observa George Orwell, c’est toujours l’enclume qui brise le
marteau. »

Le travail ne vous rendra pas libre. Il vous tuera si vous


n’êtes pas prudent. Les enfants du prince Albert auraient
été heureux d’échanger une Exposition universelle moins
fastueuse pour garder leur père auprès d’eux un peu plus
longtemps, tout comme la reine Victoria et le peuple
britannique.

Le message auquel vous pensez devoir répondre si


urgemment peut bien attendre. Vous n’avez pas besoin de
vous dépêcher en permanence et vous pouvez vous
ménager des pauses. La seule personne qui vous impose
réellement de passer la nuit au bureau, c’est vous. Vous
avez le droit de dire non. Vous avez le droit de refuser de
décrocher le téléphone ou de participer à ce voyage de
dernière minute.

Les bonnes décisions ne sont pas prises par ceux qui


tournent à vide. Quelle vie intérieure pouvez-vous bien
avoir, quelle réflexion pouvez-vous bien mener lorsque vous
êtes au bout du rouleau ? C’est un cercle vicieux : nous
finissons par avoir à travailler plus pour corriger les erreurs
que nous avons commises quand nous aurions mieux fait de
nous reposer. Nous devons apprendre à dire non sciemment
plutôt que oui par réflexe. Nous finissons par repousser les
bonnes personnes (et briser notre couple) tellement nous
sommes tendus et avons peu de patience.

Avez-vous envie d’être cet artiste qui perd tout plaisir à


réaliser son œuvre, qui a épuisé son âme au point qu’il n’a
plus rien à y puiser ? Vaut-il mieux brûler franchement que
s’éteindre à petit feu ? – c’est la question que se posait Kurt
Cobain avant de se suicider. Comment peut-on se poser la
question ?

Ce n’est pas pour rien si nous sommes des êtres humains,


et non des humains agissants.

Faire preuve de modération. Être présent. Connaître ses


limites.

Voilà le secret. Le corps que vous avez est un cadeau. Ne


l’épuisez pas à force de travail.

Prenez soin de ce cadeau.


ALLEZ VOUS COUCHER

Il y a un temps pour parler et un temps pour


dormir.
HOMÈRE, L’ODYSSÉE

La société milliardaire American Apparel fut un échec pour


plusieurs raisons. Elle emprunta trop d’argent. Elle avait une
culture d’entreprise toxique. Elle faisait l’objet de plusieurs
plaintes en justice. Elle ouvrit trop de boutiques. Cela fit
couler beaucoup d’encre au moment de sa dissolution
en 2014.

Mais l’une des causes de cet échec – l’une des raisons


majeures pour lesquelles plus de dix mille personnes
perdirent leur emploi tandis qu’une société de plus de
700 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel
disparaissait tout simplement – fut oubliée par de nombreux
observateurs extérieurs 1.

Lorsque Dov Charney fonda American Apparel, il voulait être


un patron totalement accessible. Même si l’entreprise, qui
avait démarré dans une chambre universitaire, devint l’un
des plus gros fabricants de vêtements du monde, avec des
boutiques dans le monde entier, il ne dérogea pas à la règle
qu’il s’était fixée. En réalité, cela comblait son ego que
d’être au cœur de tous les aspects de l’activité de
l’entreprise.

Il menait une véritable politique de la porte ouverte. Non


seulement la porte était toujours ouverte, mais son
téléphone était toujours allumé et il lisait tous ses
messages. Chaque employé, à tous les niveaux de
l’entreprise, de la couturière au vendeur, en passant par le
photographe, pouvait le contacter au moindre problème.
Pour faire bonne mesure, au cours de l’une des crises
concernant la communication de l’entreprise, Charney
donna son numéro de téléphone afin que les journalistes et
les clients puissent le joindre.

Au début, cette politique avait des avantages. Charney était


constamment au courant de ce qu’il se passait au sein de
l’entreprise et cela empêcha la bureaucratie de s’imposer et
d’étouffer tout le monde. Mais non seulement cet avantage
n’en fut plus un au fur et à mesure que l’activité se
développait, mais il commença aussi à peser lourd.

Imaginez ce qu’il se passa alors que la marque détenait


250 magasins dans 20 pays. En 2012, Charney dormait à
peine quelques heures par nuit. En 2014, il ne dormait plus.
Il y avait toujours quelqu’un qui avait un problème dans un
lointain fuseau horaire et qui prenait sa politique de la porte
ouverte au pied de la lettre. La réalité humaine du
vieillissement ne l’aida pas non plus.

Cet extrême manque de sommeil et son accumulation ont


causé l’échec catastrophique de la société. Des chercheurs
ont démontré qu’au bout d’une vingtaine d’heures sans
sommeil, nos capacités cognitives sont autant altérées que
celle d’une personne ivre. Notre cerveau réagit plus
lentement et notre jugement est considérablement diminué.
En 2014, lors d’une difficile transition entre des sites de
distribution, Charney emménagea dans un entrepôt après
avoir installé une douche et un canapé dans un petit
bureau. À ses yeux et à ceux de ses fidèles de la première
heure, c’était la preuve de son dévouement héroïque envers
la compagnie. En vérité, une erreur de jugement avait fait
rater la transition dès le départ, puis sa présence
permanente et sa micro-gestion sur place – qui devenait de
plus en plus incohérente avec le temps et le manque de
sommeil – ne firent qu’aggraver les difficultés 2.

Charney sombra dans la folie sous les yeux de ses


employés. Le poil hirsute, les yeux hagards. À la merci de
ses humeurs, privé du discernement ou du sens des
convenances les plus élémentaires. Émettant des ordres qui
contredisaient ceux qu’il avait donnés quelques minutes
plus tôt, il semblait presque voué à l’échec. Mais c’était lui
le patron. Qu’est-ce que les gens pouvaient y faire ?

Finalement, sa mère fut appelée pour le ramener à la raison,


pour l’inciter à prendre soin de lui avant qu’il ne soit trop
tard. Mais il avait dépassé le point de non-retour. Même
après être retourné dans son bureau habituel, il téléphonait
à ses employés tard le soir et parlait de travail, jusqu’à ce
qu’il s’endorme, épuisé. C’était la seule façon qu’il avait
trouvée pour dormir.

Dans les mois qui suivirent l’épisode de l’entrepôt, Dov


Charney était sur le point de perdre le contrôle de
l’entreprise. Un endettement massif l’avait rendu vulnérable
à un rachat qu’il accepta sans réfléchir aux conséquences.
Assis devant son comité de directeurs triés sur le volet, il fit
dissoudre une quantité impressionnante de sachets de
Nescafé dans de l’eau froide – absorbant de la caféine pour
rester réveillé. À la fin de la réunion, il n’avait plus de job.
Quelques mois plus tard, ses parts de l’entreprise ne
valaient plus rien. Les investisseurs et les créanciers ne
trouvèrent pas grand-chose à sauver. Charney possède
aujourd’hui un fonds spéculatif à 20 millions de dollars et ne
peut pas se payer un avocat.

Cette implosion épique avait suivi un scénario relativement


commun. La personne surmenée crée une crise qu’elle
essaye de résoudre en travaillant encore plus. De plus en
plus épuisée, elle accumule les erreurs. Plus elle se démène,
plus la situation empire et plus elle est en colère parce que
personne n’apprécie son sacrifice.

Les gens disent : « Je dormirai quand je serai mort », alors


qu’ils ne font que précipiter leur mort, au sens littéral
comme au sens figuré. Ils mettent en danger leur santé
pour quelques heures de travail supplémentaires. Ils
mettent en danger la viabilité à long terme de leur
entreprise ou leur carrière à cause de l’urgence d’une crise
temporaire.

Si nous traitons le sommeil comme un luxe, il sera le


premier à s’en aller lorsque nous serons débordés. Si le
sommeil ne vient qu’une fois que tout a été fait, le travail ou
autre chose empiétera constamment sur votre espace
personnel. Vous vous sentirez épuisé et exploité, comme
une machine que l’on n’entretient pas tout en s’imaginant
qu’elle continuera à fonctionner.

Le philosophe et écrivain Arthur Schopenhauer disait : « Le


som- meil est pour l’ensemble de l’homme ce que le
remontage est à la pendule », ou encore « Le sommeil est
un emprunt fait à la mort pour l’entretien de la vie ». Plus le
taux d’intérêt est élevé et plus il est payé régulièrement,
plus la date d’échéance est repoussée.
Arianna Huffington reprit conscience étendue sur le sol de
sa salle de bain, baignant dans son sang, la tête comme
prise dans un étau. Elle s’était évanouie de fatigue et s’était
cassé l’os de la pommette. Sa sœur, qui était dans
l’appartement à ce moment-là, se souvient du bruit sourd
que fit son corps en heurtant le carrelage. Ce fut
littéralement un vrai réveil pour elles deux. Ce n’était pas
un mode de vie. Il n’y avait aucun attrait à s’épuiser à la
tâche, à se priver de sommeil pour un énième coup de
téléphone, quelques minutes de plus devant la télévision ou
une réunion avec un VIP.

Ce n’est pas cela la réussite. C’est de la torture. Et aucun


être humain ne peut le supporter très longtemps. En effet,
votre tête et votre esprit sont incapables de trouver la paix
quand votre corps lutte pour survivre, lorsqu’il puise dans
ses réserves même pour ses besoins élémentaires. Le
bonheur ? La sérénité ? Profiter de la solitude ou de la
beauté dans votre environnement ? Inenvisageable pour
l’imbécile épuisé, surmené.

L’ingénieur aux yeux injectés de sang après l’absorption de


six canettes Red Bull n’a aucune chance de trouver la
sérénité. Ni la jeune – ou plus si jeune – diplômée qui
continue à faire la fête comme si elle était encore à
l’université. Ni l’écrivain qui a du mal à tenir les délais qu’il
s’est imposés et qui se promet de finir son livre dans un
sprint final de trois jours sans sommeil. Une étude réalisée
en 2017 constate que le manque de sommeil ne fait en
réalité qu’accroître la pensée répétitive négative. Quand
nous maltraitons notre corps, notre cerveau se maltraite lui-
même.

Le sommeil est l’autre facette du travail que nous


accomplissons – le sommeil permet de recharger les
batteries dans lesquelles nous puisons l’énergie nécessaire
pour faire notre travail. C’est une méditation. C’est la
sérénité. C’est un moment où nous débranchons. C’est
intégré à notre biologie, non sans raison.

Nous ne disposons que d’une réserve limitée d’énergie pour


notre travail, nos proches, nous-mêmes. Une personne
intelligente le comprend et la protège jalousement. Les
grands protègent leur sommeil parce que c’est de là que
vient leur meilleure réflexion. Ils savent dire non. Ils arrêtent
quand ils atteignent leurs limites. Ils ne laissent pas le
manque de sommeil nuire à leur capacité de jugement. Ils
savent que certaines personnes peuvent fonctionner sans
sommeil, mais ils sont aussi suffisamment intelligents et
conscients d’eux-mêmes pour savoir que tout le monde
fonctionne mieux lorsqu’il est suffisamment reposé.

Anders Ericsson, à l’origine de la fameuse étude des dix


mille heures, a constaté que les virtuoses du violon dorment
huit heures et demie par nuit en moyenne et font la sieste
presque tous les jours. (Un ami dit de Churchill : « Il fit une
découverte à Cuba qui se révélerait beaucoup plus
importante pour sa vie future que toute autre avancée dans
son expérience militaire, celle du pouvoir revigorant de la
sieste. ») Selon Ericsson, les grands violonistes font plus la
sieste que les moins grands.

Comment le maître zen Hakuin s’est-il préparé pour sa


conférence homérique ? Il dormit. Beaucoup. Il dormit tant
et si profondément que l’un de ses élèves remarqua que
« ses ronflements retentissaient à travers la maison comme
le grondement du tonnerre ». Cela dura plus d’un mois,
Hakuin ne se réveillant que pour recevoir un visiteur
occasionnel. Mais, le reste du temps, il était allongé et
dormait d’un profond sommeil.
Ses assistants, qui n’avaient pas encore appris à apprécier
le pouvoir du sommeil, finirent par s’inquiéter. Le jour de la
conférence approchait à grands pas. Le maître allait-il finir
par se mettre sérieusement au travail ? Ou allait-il continuer
à perdre son temps à dormir ? Ils l’enjoignirent de se mettre
au travail tant qu’il en avait encore le temps. Il se contentait
de se retourner pour replonger dans les bras de Morphée.
Finalement, la date tant attendue étant imminente, Hakuin
se leva sans se presser. Il appela ses assistants et
commença à leur dicter la conférence avec une grande
clarté.

Tout était là. C’était brillant.

C’était le fruit d’une tête reposée qui prenait soin de son


corps. Une âme saine qui pouvait dormir profondément. Et
l’écho retentit à travers les âges.

Si vous voulez la paix, il n’y a qu’une chose à faire. Si vous


voulez être au meilleur de votre forme, il n’y a qu’une chose
à faire.

Allez vous coucher.


TROUVEZ UN HOBBY

La nature elle-même nous demande non pas


seulement un louable emploi de notre activité,
mais aussi un noble emploi de nos loisirs.
ARISTOTE

William Gladstone, quatre fois Premier ministre d’Angleterre,


durant la période qui précéda Winston Churchill, avait un
loisir peu commun. Il adorait aller dans les bois près de chez
lui pour abattre des arbres.

Des arbres immenses. À la main.

En janvier 1876, il passa deux jours à travailler sur un orme


de cinq mètres de circonférence. D’après son journal, il se
rendit plus de mille fois dans les bois avec une hache,
souvent lors d’une sortie en famille. L’opération était si
éreintante qu’il n’avait pas le temps de penser à autre
chose qu’à l’emplacement de son prochain coup de hache.

De nombreux critiques, dont l’un était d’ailleurs le père de


Churchill, reprochèrent à ce hobby d’être destructeur. Ce
n’était pas le cas. Gladstone planta beaucoup d’arbres dans
sa vie, en tailla par centaines et protégea farouchement la
santé des forêts près de chez lui, parce que, selon lui,
l’élimination du bois mort ou pourrissant était un service
mineur, mais important. En réponse à certains critiques qui
lui demandèrent pour quelle raison il avait abattu un chêne
particulier, il expliqua que la suppression des membres
pourris de la forêt permettait d’apporter plus d’air et de
lumière aux bons arbres – comme en politique (ce bon mot
lui valut des applaudissements). Ses filles vendaient des
pièces de bois des arbres que leur père avait abattus
comme souvenirs, afin de récolter de l’argent pour les
bonnes œuvres.

Mais surtout, l’activité forestière de Gladstone était une


façon de reposer une tête bien fatiguée par la politique et le
stress de l’existence. Durant ces trois derniers mandats en
tant que Premier ministre, de 1880 au début des
années 1890, Gladstone alla inspecter la forêt et couper du
bois plus de trois cents fois. La hache n’était pas le seul outil
dont il se servait pour se détendre ou se concentrer.
Gladstone aimait aussi la randonnée et il pratiqua l’escalade
jusqu’à un âge avancé. La seule autre activité qui apparaît
dans son journal plus souvent que l’abattage des arbres est
la lecture (il rassembla et lut quelque vingt-cinq mille livres
durant sa vie). Ces activités lui permettaient d’évacuer la
pression de la vie politique. En outre, les efforts déployés
pour relever ces défis étaient toujours récompensés et ses
adversaires ne pouvaient pas intervenir.

Aurait-il été un si bon dirigeant s’il n’avait pas eu ces


soupapes ? Sans les leçons qu’il apprit dans ces bois – sur la
persévérance, la patience, le dépassement de soi,
l’importance de l’élan et de la gravité – aurait-il mené son
long combat pour les causes auxquelles il croyait ?

Non.

Pour la majorité d’entre nous, le mot « loisir » évoque la


paresse et l’inactivité. En réalité, c’est une déformation
d’une notion sacrée. En grec, « loisir » se dit scholé – c’est-
à-dire l’école. Historiquement, avoir du loisir signifiait
simplement être libéré du travail requis pour la survie, être
libre de mener d’autres activités intellectuelles ou créatives.
C’était l’apprentissage et l’étude, la quête d’une réalité
supérieure.

Tandis que la société se développait et que les métiers


devenaient de moins en moins physiques, mais plus
épuisants mentalement et spirituellement, les loisirs
commencèrent à englober des activités variées, allant de la
lecture au travail du bois. Jésus, par exemple, se reposait au
bord de l’eau en pêchant avec ses disciples. Sénèque écrit
que Socrate aimait jouer avec les enfants, Caton se
détendait en buvant du vin, Scipion était passionné de
musique. Et nous le savons parce que le propre passe-temps
de Sénèque, pour se changer les idées de la politique, était
d’écrire des lettres philosophiques à ses amis. John Cage
ramassait des champignons. Il observa que se promener en
forêt lui ouvrait l’esprit et encourageait les idées à « voler
dans sa tête comme des oiseaux ». Fred Rogers pratiquait la
natation. Sainte Thérèse d’Ávila aimait danser, tout comme
Mae Carol Jemison, la première femme d’origine afro-
américaine à être allée dans l’espace. Simón Bolívar trouvait
lui aussi que la danse était une activité utile pour le
soulager des affaires d’État et du fardeau de la révolution.
L’écrivain David Sedaris aimait marcher le long des routes
de la campagne anglaise pour ramasser des détritus,
souvent des heures durant. John Graves se consacrait à
l’entretien de son ranch au Texas, réparant les clôtures,
élevant le bétail et cultivant la terre. Herbert Hoover aimait
tant pêcher qu’il écrivit un livre sur le sujet. Son titre :
« Pêcher pour se divertir. Et pour laver son âme » (Fishing
for Fun: And to Wash Your Soul).
L’escrimeur Musashi, dont le travail était agressivement et
violemment physique, se mit à peindre à un âge avancé et
observa que toutes les formes d’art s’enrichissaient
mutuellement. En effet, l’art du bouquet, la calligraphie et la
poésie ont longtemps été appréciés des généraux et
guerriers japonais, merveilleuse association d’extrêmes –
force et douceur, sérénité et agressivité. Le maître zen
Hakuin, qui excellait en peinture et en calligraphie, produisit
des milliers d’œuvres de son vivant. Le champion de la NBA
Chris Bosh apprit la programmation. Einstein jouait du
violon, Pythagore de la lyre. William Osler, fondateur de
l’université Johns Hopkins, expliqua aux étudiants en
médecine que lorsque la chimie ou l’anatomie bouleversait
leur âme, ils devaient « chercher la paix auprès de
Shakespeare ».

Lire. Pratiquer la boxe. Collectionner des timbres. Peu


importe. Cela détend et apporte la paix.

Dans son essai sur le loisir, Josef Pieper écrit que la capacité
à être « en loisir » est l’un des pouvoirs fondamentaux de
l’âme humaine. Voilà tout son intérêt. C’est un état
physique – une action physique – qui alimente et renforce
l’âme. Le loisir n’est pas l’absence d’activité, c’est de
l’activité. Ce qui en est absent, c’est une quelconque
justification externe – vous ne pouvez pas être payé pour
vos loisirs, vous ne pouvez pas les pratiquer pour
impressionner les autres.

Vous devez le faire pour vous.

Mais la bonne nouvelle est qu’il peut s’agir de n’importe


quoi : couper des arbres ou apprendre une langue
étrangère. Camper ou restaurer des voitures anciennes.
Écrire de la poésie ou tricoter. Courir des marathons, monter
à cheval ou arpenter la plage avec un détecteur de métaux.
Cela peut être, comme pour Churchill, peindre ou poser des
briques.

D’après Pieper, le loisir ressemble à la prière que l’on récite


avant d’aller se coucher. Elle vous aide à vous endormir –
tout comme un loisir vous permet de mieux travailler –,
mais cela ne peut pas en être le but.

Beaucoup de gens trouvent du soulagement dans des


activités épuisantes. Certes, elles peuvent les rendre plus
endurants au travail, mais ce n’est pas leur but premier. Le
fait de mettre son corps en mouvement en concentrant ses
efforts mentaux sur le dépassement de ses limites
physiques a un effet méditatif. La répétition d’une longue
séance de natation, le défi de soulever de la fonte,
l’essoufflement du sprint – ce sont des expériences
purificatrices, même si elles s’accompagnent de
souffrances. C’est un sentiment merveilleux lorsque, juste
avant de se mettre à transpirer, on sent le stress remonter
depuis les tréfonds de son âme et de son esprit conscient
pour sortir du corps.

« Si une action fatigue votre corps, mais soulage votre


cœur, faites-la », dit Xunzi. Il y a bien une raison au fait que
les philosophes occidentaux pratiquaient la lutte et la boxe,
alors que leurs homologues orientaux préféraient les arts
martiaux. Ce ne sont pas des activités faciles, et si vous
n’êtes pas concentré quand vous les pratiquez, vous vous
faites botter les fesses.

Le but n’est pas simplement de passer le temps ou de se


distraire. C’est plutôt de s’engager dans une quête qui
stimule tout en détendant. Ses élèves remarquèrent que
pendant son temps libre, Confucius avait l’air « posé tout en
étant très détendu » (on dit qu’il était très doué pour les
tâches « ingrates »). C’est là l’idée. C’est l’occasion de
pratiquer et d’incarner la sérénité, mais dans un autre
contexte.

C’est dans ce loisir, remarqua Ovide, que « nous révélons le


genre de personnes que nous sommes ».

Assembler un puzzle, déchiffrer un morceau de guitare,


passer la matinée dans un affût de chasse, ajuster son fusil
ou son arc en attendant le chevreuil, servir la soupe dans un
refuge pour les sans-abri… Notre corps est occupé, mais
notre tête est ouverte. Notre cœur aussi.

Certes, le loisir peut facilement devenir une fuite, mais dès


que cela se produit, ce n’est plus un loisir. Lorsque nous
transformons une activité de détente en une compulsion, ce
n’est plus un loisir, puisque nous ne choisissons plus.

Il n’y a pas de sérénité en cela.

Même si nous ne voulons pas que notre loisir devienne du


travail, nous devons travailler pour avoir le temps de le
pratiquer. Comme Nixon l’écrit dans ses Mémoires : « Il
m’est souvent plus difficile de m’éloigner de mon travail que
de travailler. » Au bureau, nous sommes occupés. Nous
sommes utiles. Nous avons du pouvoir. Nous sommes
acceptés. Il y a des conflits et des urgences, ainsi qu’un flot
ininterrompu de distractions. Pour Nixon, la pression
permanente était « absolument nécessaire pour des
performances optimales ». Mais ses performances étaient-
elles vraiment optimales ? Ou était-ce bien là tout le
problème ?

Pendant nos loisirs, nous sommes livrés à nous-mêmes.


Nous sommes concentrés. Il n’y a que nous et la canne à
pêche et le son de la ligne qui frappe l’eau. Il n’y a que nous
et l’attente puisque nous renonçons au contrôle. Il n’y a que
nous et les cartes mémoire dans la langue que nous
apprenons. C’est l’humilité d’être mauvais parce que nous
débutons, mais nous avons confiance dans le processus.

Personne ne nous oblige à le faire. Nous pouvons


abandonner si nous avons trop de difficultés, nous pouvons
prendre des raccourcis et tricher (avec nous-mêmes) sans
crainte de représailles. Il n’y a pas d’argent en jeu pour nous
motiver, pas de récompenses ni de validation, à part
l’expérience. C’est difficile de bien pratiquer un loisir – être
présent, ouvert, vertueux, relié. Nous ne pouvons pas en
faire un travail, une autre chose à dominer qui nous sert à
dominer les autres.

Nous devons nous montrer disciplinés envers notre


discipline et modérés dans notre modération.

La vie est une question d’équilibre ; le but n’est pas de


passer d’une vie à une autre. Trop de gens alternent entre le
travail et les excès de télévision, de nourriture, de jeux
vidéo, à se demander pourquoi ils s’ennuient. Le chaos de
l’existence mène au chaos de l’organisation des vacances.

S’asseoir tranquillement devant une toile ? Un club de


lecture ? Une après-midi entière à faire du vélo ? À abattre
des arbres ? Qui en a le temps ?

Si Churchill l’avait, si Gladstone l’avait, alors vous aussi.

Mon travail ne risque-t-il pas d’en pâtir si je prends du


recul ?

Sénèque a souligné à quel point nous sommes prêts à


prendre des risques aux bénéfices incertains dans notre
carrière – mais nous avons peur de risquer de perdre ne
serait-ce qu’une minute de notre temps pour le loisir.
Il n’y a pas de raison de se sentir coupable d’être oisif. Ce
n’est pas dangereux. C’est un investissement. Nous nous
nourrissons de quêtes qui n’ont pas de but – c’est leur but.

Le loisir est aussi une récompense pour le travail accompli.


Quand nous pensons au « génie universel » idéal, nous
voyons une personne qui est active et occupée, certes, mais
aussi épanouie et équilibrée. Apprendre à se connaître est le
luxe des succès que vous avez eus. Vous avez mérité de
trouver l’épanouissement et la joie dans la quête d’une
réalité supérieure. Tout est là, vous n’avez qu’à le prendre.

Prenez le temps. Obligez-vous.

Vous le méritez. Vous en avez besoin.

Votre sérénité en dépend.


ATTENTION À LA FUITE

Ah ! moi, misérable ! Par quel chemin fuir la


colère infinie et l’infini désespoir ? Par quelque
chemin que je fuie, il aboutit à l’enfer.
JOHN MILTON

Après la cruelle déception de l’échec inattendu de son grand


roman Demande à la poussière, John Fante avait besoin de
s’évader. Il aurait aimé voyager, fuir la ville et la situation
qui lui avait brisé le cœur, mais c’était impossible. Soit
Fante était trop pauvre, soit il avait trop de succès en tant
que scénariste pour se permettre de quitter Hollywood. Et
peu de temps après, il se maria et eut trop d’enfants à
élever.

Au fil des années, il trouva diverses façons d’étouffer la


douleur qu’il ressentait. En jouant au flipper durant des
heures (son addiction était assez sévère pour être
immortalisée dans un personnage du Bar aux illusions de
William Saroyan). En passant des heures à boire dans les
bars d’Hollywood, en compagnie de F. Scott Fitzgerald et de
William Faulkner. En passant tant d’heures sur les parcours
de golf qu’il ne voyait plus sa femme, Joyce.

Cela n’apporta pas à Fante le soulagement qu’il cherchait,


ce n’était pas non plus un loisir, c’était une façon de fuir la
réalité.

Fante gaspilla des dizaines d’années de sa vie à jouer au


golf, à lire et à boire au lieu d’écrire. Parce que cela valait
mieux que d’être refusé, encore et encore. Parce que c’était
plus facile que d’être assis tout seul dans une pièce, à se
battre contre les démons qui faisaient toute la beauté de
son écriture.

Telle est la différence entre le loisir et la fuite. C’est


l’intention. Il est merveilleux de voyager, mais n’y a-t-il pas
quelque chose de triste dans l’histoire de la vie de Johnny
Cash, lorsque son premier mariage prit fin et que sa
musique devint plus conventionnelle et moins
épanouissante ? Après avoir atterri à Los Angeles à la fin
d’une longue tournée, au lieu de rentrer chez lui et de
retrouver sa famille, il se dirigea vers un comptoir et voulut
acheter un billet. Pour où ? « Là où le prochain avion
m’amènera », dit-il à l’hôtesse.

Le désespoir et l’impossibilité de rester en place vont


ensemble.

Le problème est que l’on ne peut pas fuir le désespoir. On


ne peut pas fuir, avec son corps, les problèmes qui résident
dans sa tête et son âme. Vous ne pouvez pas fuir vos
décisions – vous pouvez uniquement les corriger en en
prenant de meilleures.

Il n’y a rien de mal à prendre des vacances (surtout si le but


est la solitude et le calme) ou à faire un parcours de golf,
tout comme il n’y a pas de mal à boire une bière pour se
détendre. Il est certain que Churchill aimait voyager et
appréciait le champagne, même s’il était très mauvais au
golf.
Mais trop souvent, les acharnés et les malheureux pensent
que la fuite – littérale ou chimique – est un bien positif.
Certes, l’adrénaline du voyage, le plaisir du surf ou l’état
altéré procuré par une drogue psychédélique peuvent
soulager une partie de la tension qui s’accumule dans votre
vie. Peut-être en tirerez-vous quelques bonnes photos et
quelques réflexions pseudo-profondes qui impressionneront
vos amis.

Mais quand l’effet se sera dissipé, que restera-t-il ?

Nixon regarda près de cinq cents films pendant qu’il résidait


à la Maison-Blanche. Nous savons à quelles ténèbres il
tentait d’échapper. Il ne fait aucun doute que pour Tiger
Woods, ses addictions étaient en partie motivées par le
désir de fuir la douleur de son enfance. Mais chaque fois
qu’il embarquait à bord d’un avion pour Las Vegas au lieu de
se confier à sa femme (ou à son père lorsqu’il était en vie), il
se faisait encore plus de mal en fin de compte. Chaque fois
que John Fante partait jouer au golf au lieu de se mettre
devant sa machine à écrire, ou qu’il sortait boire au lieu de
rester chez lui, il éprouvait une impression fugace d’évasion,
mais il lui fallait en payer le prix.

Lorsque vous repoussez et retardez l’échéance, les intérêts


s’accumulent. La facture finit par arriver à échéance… et ce
sera alors encore plus difficile de la payer que ce ne l’est
aujourd’hui.

La seule chose à laquelle vous ne pouvez échapper dans


votre vie, c’est à vous-même.

Tous ceux qui ont voyagé le savent. Nous finissons par


comprendre que nous emportons plus de bagages avec
nous que notre valise ou notre sac à dos.
Emerson, qui voyagea en Angleterre, en Italie, en France, à
Malte et en Suisse (et à travers toute l’Amérique), affirme
que ceux qui bâtirent les points de vue et les merveilles que
les touristes admirent ne le firent pas en voyageant. On ne
peut pas réaliser quelque chose de grandiose en
papillonnant. Il faut rester immobile, comme l’axe de la
Terre. Ceux qui pensent trouver la solution à leurs
problèmes en partant loin de chez eux, en admirant le
Colysée ou une énorme statue de Bouddha couverte de
mousse, dit Emerson, apportent la ruine aux ruines. Où
qu’ils aillent, quoi qu’ils fassent, leur tristesse les suivra.

Un billet d’avion, un comprimé ou une plante médicinale


n’offrent pas d’issue. Ce que vous cherchez viendra
seulement si vous prenez le temps de faire le travail, si vous
vous sondez avec une réelle prise de conscience et de la
patience.

Vous devez être assez posé pour découvrir ce qu’il se passe.


Vous devez laisser l’eau boueuse décanter. Cela ne peut pas
se produire si vous changez constamment d’endroit, si vous
remplissez votre emploi du temps avec toutes les activités
possibles et imaginables afin d’éviter d’avoir à ne passer ne
serait-ce qu’un seul instant en compagnie de vos pensées.

Au IVe siècle avant J.-C., Mengzi nous dit que la Voie est
proche, mais que les gens la cherchent loin. Quelques
générations plus tard, Marc Aurèle nous prévient que nous
n’avons pas besoin de fuir tout cela. Nous avons juste
besoin de regarder en nous. « Nulle retraite n’est plus
tranquille ni moins troublée pour l’homme que celle qu’il
trouve en son âme », dit-il.

La prochaine fois que nous éprouverons le besoin impérieux


de fuir, de partir ou de nous plonger dans le travail ou une
activité, nous devons nous prendre sur le fait. Ne réservez
pas un voyage lointain – allez plutôt vous promener. Isolez-
vous, mettez-vous au calme. Ce sont des stratégies bien
plus faciles, bien plus accessibles, et beaucoup plus
durables pour accéder à notre sérénité innée. Voyagez dans
votre tête et dans votre cœur, et gardez votre corps
immobile. « Une visite rapide suffit à vous éloigner de tout
et vous permet de vous tenir prêt à affronter ce qui vous
attend », écrit Marc Aurèle.

Il ne sert à rien de vous déconnecter de vous-même. Au


contraire, connectez-vous.

Si vous cherchez la paix et la clarté – et vous les méritez –,


sachez que vous les trouverez tout près. Ne bougez pas.
Centrez-vous sur vous-même.

Mettez-vous devant la glace. À quoi ressemblez-vous ?

Vous avez reçu un corps à la naissance – n’essayez pas


d’être quelqu’un d’autre. Apprenez à vous connaître.

Construisez une vie que vous n’avez pas besoin de fuir.


SOYEZ COURAGEUX

Mes héros sont ceux qui remarquent un besoin


dans le monde et qui tentent d’y répondre.
FRED ROGERS

Dans le dernier roman de Camus, La Chute, le narrateur,


Clamence, marche seul lorsqu’il entend une femme tomber
à l’eau. Il n’est pas tout à fait certain de ce qu’il a entendu,
mais surtout, il n’a pas envie d’être dérangé après une
agréable soirée passée en compagnie de sa maîtresse. Il
passe donc son chemin.

Avocat respecté, jouissant d’une excellente réputation,


Clamence reprend le fil de son existence et s’efforce
d’oublier le bruit qu’il a entendu. Il continue de représenter
ses clients et de distraire ses amis lors de débats politiques,
comme il l’a toujours fait.

Pourtant, il commence à se sentir en décalage.

Un jour, après une plaidoirie triomphale au tribunal où il


défend un client aveugle, Clamence a le sentiment que des
inconnus se moquent de lui. Plus tard, abordant un
automobiliste arrêté à un croisement, il se fait insulter, puis
agresser. Ces mésaventures ne sont pas liées, mais elles
contribuent à dissiper les illusions qu’il a longtemps nourries
à son propre sujet.

Ce n’est pas une illumination ou un coup sur la tête qui lui


révèle la monstrueuse vérité de ce qu’il a fait. C’est une
lente et insidieuse prise de conscience qui change
irrévocablement la perception que Clamence a de lui-
même : ce soir-là au bord de la Seine, il n’a pas saisi sa
chance d’empêcher une personne de se suicider.

Cette prise de conscience qui provoque la chute de


Clamence est le thème principal du livre. Obligé d’affronter
la vacuité de ses prétentions et la honte de ses défauts, il
s’étiole. Il pensait être un homme bon, mais quand la
situation fait appel à sa bonté, il s’éclipse dans la nuit.

C’est une pensée qui le hante constamment. Tandis qu’il


marche dans les rues, le soir, le cri de cette femme – celui
qu’il ignora des années auparavant – ne cesse de le
tourmenter. Il se joue aussi de lui, car son seul espoir de
rédemption est de pouvoir l’entendre de nouveau dans la
vie réelle et de saisir l’occasion de plonger pour sauver
quelqu’un de la noyade.

C’est trop tard. Il a échoué. Il ne sera plus jamais en paix.

Cette histoire, qui a été écrite, et ce n’est pas une


coïncidence, au lendemain des effroyables fautes morales
commises en Europe durant la Deuxième Guerre mondiale,
a beau être une fiction, elle est profondément incisive. Le
message de Camus au lecteur nous transperce comme le cri
de la femme dans la mémoire de Clamence : les belles
pensées et le travail intérieur sont une chose, mais ce sont
nos actes qui importent. La santé de nos idéaux dépend de
ce que nous faisons de notre corps dans les moments de
vérité.
Les affres de l’agonie de Clamence valent la peine d’être
comparées avec un exemple plus récent d’un autre
philosophe français, Anne Dufourmantelle, qui mourut
en 2017, à cinquante-trois ans, après s’être jetée à l’eau
pour sauver un enfant, qui n’était pas le sien, de la noyade.
Dans son œuvre, Anne évoque souvent le risque – affirmant
qu’il est impossible de vivre sans prendre de risques et
qu’en réalité, la vie est risquée. C’est en présence du
danger, dira-t-elle dans une interview, que nous sommes
fortement poussés à l’action, à l’engagement et au
dépassement de soi.

Et quand, sur la plage de Saint-Tropez, elle fut confrontée au


danger et au risque, à une occasion de détourner la tête ou
de faire le bien, elle montra son dévouement envers ses
idéaux.

Que vaut-il mieux ? Vivre comme un lâche ou mourir en


héros ? Ne pas vous montrer à la hauteur de ce que vous
savez être juste ou tomber au champ d’honneur ? Qu’est-ce
qui est le plus naturel ? Refuser l’appel à l’aide de votre
semblable ou plonger vaillamment et l’aider quand il a
besoin de vous ?

La sérénité n’est pas une excuse pour se couper du monde.


Au contraire – c’est un outil pour faire plus de bien à
davantage de personnes.

Ni les bouddhistes ni les stoïciens ne croyaient en ce qui a


été appelé le « péché originel » – nous sommes une espèce
déchue, imparfaite, qui présente des failles. Au contraire, ils
pensent que nous sommes nés bons. Pour eux, « Sois
naturel » signifie « Fais ce qui est bon ». Pour Aristote, la
vertu n’est pas seulement contenue dans l’âme – c’est une
façon de vivre, de se comporter. Il l’appelle eudaimonia,
l’épanouissement humain.
Une personne qui fait des choix égoïstes ou qui va à
l’encontre de ce que lui dicte sa conscience ne sera jamais
en paix. Une personne qui reste les bras croisés pendant
que d’autres souffrent ne se sentira jamais bien ou n’aura
jamais le sentiment d’en faire assez, quoi qu’elle fasse ou
quelle que soit sa réputation.

Une personne qui fait régulièrement le bien se sentira bien.


Une personne qui apporte sa contribution à la communauté
aura le sentiment de lui appartenir. Une personne qui fait
bon usage de son corps – par le bénévolat, en protégeant
les autres et en les servant – n’aura pas besoin de le traiter
comme un parc d’attractions pour se procurer des
sensations fortes.

La vertu n’est pas une notion abstraite. Nous ne faisons pas


le vide dans notre tête en séparant l’essentiel de
l’inessentiel dans un tour de passe-passe. Le but n’est pas
non plus de nous améliorer afin de nous enrichir ou de
devenir plus puissants.

Nous le faisons pour vivre mieux et être mieux.

Toutes les personnes que nous rencontrons et toutes les


situations dans lesquelles nous nous trouvons sont autant
d’occasions de le prouver.

C’est le mot d’ordre des scouts : « Fais une bonne action


chaque jour. »

Les bonnes actions peuvent être grandes, comme sauver


une vie ou protéger l’environnement. Mais les bonnes
actions peuvent aussi être petites, explique-t-on aux scouts,
comme un geste gentil, tondre la pelouse du voisin, appeler
la police lorsque l’on voit quelque chose de louche, tenir
une porte ouverte, devenir l’ami d’un nouveau à l’école. Ce
sont les braves qui le font. C’est grâce à ceux qui le font
qu’il vaut la peine de vivre dans ce monde.

Marc Aurèle dit qu’il faut enchaîner les actions généreuses –


c’est à cette seule condition que nous trouverons le plaisir
et la sérénité. Dans la Bible, Matthieu (5:6) dit : « Heureux
ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront
rassasiés. » Trop de croyants semblent penser qu’il suffit de
croire. Combien de ceux qui se réclament de telle ou telle
religion, si on creuse bien, seraient jugés coupables de vivre
selon les principes de l’amour, de la charité et du service ?

L’important, c’est d’agir.

Décrochez votre téléphone et appelez quelqu’une qui


compte pour vous. Partagez votre richesse. Présentez-vous
aux élections. Ramassez les déchets que vous voyez par
terre. Intervenez lorsque quelqu’un se fait maltraiter.
Intervenez même si vous avez peur, même si vous risquez
d’être blessé. Dites la vérité. Tenez parole. Tendez la main à
celui qui est tombé.

Faites les bonnes actions difficiles. « Vous devez faire les


choses que vous vous croyez incapable de faire », disait
Eleanor Roosevelt.

Cela fait peur. Ce n’est pas toujours facile, mais sachez qu’à
l’autre bout de la bonté se trouve la vraie sérénité.

Songez à Dorothy Day, mais aussi à beaucoup d’autres


religieuses catholiques moins célèbres, qui s’épuisèrent à
aider les autres. Même si la fortune et les biens physiques
leur faisaient cruellement défaut, elles trouvaient un grand
réconfort à la vue des refuges qu’elles avaient ouverts et au
respect de soi qu’elles avaient redonné aux exclus de la
société. Comparons cela à l’anxiété des parents dits
hélicoptères qui ne pensent qu’à l’école où ils vont inscrire
leur chère progéniture, ou à celle de l’associé magouilleur
qui est à deux doigts de se faire prendre la main dans le
sac. Comparons cela à l’insécurité lancinante que nous
éprouvons en sachant que nous ne vivons pas comme nous
le devrions ou que nous n’en faisons pas assez pour les
autres.

Si vous voyez une imposture et que vous ne la dénoncez


pas, dit le philosophe Nassim Taleb, vous êtes vous-même
un imposteur. Pire, vous aurez le sentiment d’être un
imposteur. Et vous ne vous sentirez jamais fier, heureux ou
confiant.

Sommes-nous à la hauteur de nos propres attentes ? Non.


Inutile de nous flageller, comme le fit Clamence. Nous
devons seulement en tirer les leçons, comme de toutes nos
blessures.

C’est pourquoi les Alcooliques anonymes demandent à leurs


membres de rendre service comme une étape de leur
rétablissement. Non que les bonnes actions puissent
racheter les erreurs passées, mais elles nous aident à nous
tourner vers les autres et, ce faisant, à écrire le scénario
d’un avenir meilleur.

Si nous voulons être bien et nous sentir bien, nous devons


faire le bien.

Il n’y a pas d’échappatoire.

Plongez quand vous entendez l’appel à l’aide. Tendez la


main vers ceux qui en ont besoin. Faites le bien quand vous
en avez l’occasion.

Parce que vous devrez trouver le moyen de vivre avec vous-


même si vous ne le faites pas.
L’ACTE FINAL

De même qu’une journée bien employée


procure un heureux sommeil, une vie bien
remplie nous laisse mourir en paix.
LÉONARD DE VINCI

Nous sommes en l’an 161 après J.-C. et l’empereur Antonin


le Pieux sait qu’il va bientôt mourir. Il avait soixante-
quatorze ans et il sentait que la vie abandonnait son corps.
Une fièvre s’était emparée de lui et il avait mal eu ventre. Il
mobilisa les dernières forces qu’il lui restait pour convoquer
son fils adoptif Marc Aurèle et lui transmettre le pouvoir.
Une fois cette tâche accomplie, Antonin se tourna vers sa
cour et prononça son dernier mot – un mot qui résonnerait
non seulement à travers la vie de son fils, mais aussi à
travers l’histoire, jusqu’à nous aujourd’hui : aequanimitas.

Quelques centaines d’années plus tôt, vers l’an 400 avant J.-
C., Bouddha accepta avec la même équanimité que lui aussi
allait bientôt quitter ce monde. Il était à peine plus vieux
qu’Antonin, mais il n’avait pas désigné de successeur, car,
bien qu’il fût né prince, il avait renoncé à son héritage au
profit de l’éveil spirituel. Néanmoins, il pouvait dire que ses
élèves avaient peur de le perdre, de continuer leur voyage
sans ses conseils et son amour.
« Peut-être vous dites-vous que la parole du Professeur
appartient désormais au passé, que vous n’avez plus de
professeur, leur dit-il. Mais ce n’est pas ainsi que vous devez
le voir. Laissez la Dhamma et la Discipline que je vous ai
enseignées devenir votre Professeur lorsque je ne serai
plus. »

Puis, comme Antonin le fera, il prépara ses dernières


paroles. Sa dernière chance de transmettre la sagesse à son
peuple bien-aimé, au peuple qui, comme il le savait, devrait
affronter toutes les difficultés que la vie lui réservait. « Toute
chose s’estompe, dit-il. Efforcez-vous de vous en libérer. »

Puis Bouddha sombra dans un profond sommeil dont il ne se


réveilla jamais.

Comme il se doit, entre les morts de ces deux titans


apparaît Épicure, le philosophe dont le mode de vie unique
fait parfaitement, ou presque, le lien entre les courants
orientaux et occidentaux. En 270 avant J.-C., il eut, lui aussi,
conscience qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à
vivre. « C’est à l’heureux et dernier jour de ma vie que je
t’écris cette lettre », indiqua d’abord Épicure dans sa
dernière lettre. Malgré les terribles souffrances qui le
rongeaient, le corps perclus de douleurs dans les intestins et
la vessie, il évoquait la joie qui illuminait son cœur et les
souvenirs heureux qu’il gardait des conversations avec ses
amis. Puis il en vint au but de sa lettre – un ensemble
d’instructions pour prendre soin d’un élève prometteur. En
quelques heures et sans bruit, Épicure rejoindra Bouddha et
Antonin pour l’éternité, dans la mort.

Trois approches. Différentes, mais finalement identiques.

Claires.

Calmes.
Douces.

Sereines.

Chacun des domaines que nous avons étudiés est traité à sa


façon.

La tête.

L’âme.

Le corps.

Le mental. Le spirituel. Le physique.

Trois pieds d’un tabouret. Trois points sur un cercle parfait.

Aucun de nous n’est éternel. La mort nous guette tous au


tournant, que nous en ayons conscience ou non, que nous le
croyions ou non.

Demain, nous pourrions apprendre que nous avons un


cancer. Dans deux semaines, une grosse branche pourrait
tomber d’un arbre et nous tuer net. La fin est inéluctable
pour chacun de nous et elle l’est dès l’instant où nous
sommes nés. Notre cœur bat sans faillir pendant une
période indéterminée, puis, soudain, un jour, il s’arrête.

Memento mori.

C’est un fait qui, peut-être plus que tout autre, est


responsable d’incroyables quantités d’anxiété et de
malheur. C’est effrayant de penser que nous allons mourir.
Comme l’est le fait que nous ne pouvons pas être certains
de ce qu’il adviendra quand la mort viendra. Le paradis
existe-t-il ? Ou l’enfer ? La mort est-elle douloureuse ? Est-
ce le néant, un sombre abîme du temps ?
Sénèque se rappelle qu’avant notre naissance, nous étions
sereins et en paix, et que nous le serons également après
notre mort. Une lumière ne perd rien en étant éteinte, dit-il,
elle redevient simplement ce qu’elle était avant.

Le déni de cette simple et humble réalité – le déni de la


mort – est la raison pour laquelle nous tentons de construire
des monuments à notre propre grandeur, c’est la raison
pour laquelle nous nous inquiétons et discutons tant, c’est
la raison pour laquelle nous sommes à la poursuite du plaisir
et de la fortune et pour laquelle nous ne trouvons pas le
repos tant que nous sommes vivants. Il est ironique de
constater que nous passons autant de notre temps précieux
sur terre à nous battre sans succès contre la mort ou à
tenter futilement de ne pas y penser.

Cicéron dit que philosopher, c’est apprendre à mourir.

L’essentiel de ce livre traite de la question de mieux vivre.


Mais il est inévitable de se demander aussi comment mieux
mourir. Parce que cela revient au même. C’est dans la mort
que sont réunis les trois domaines que nous avons étudiés.

Nous devons apprendre à penser rationnellement et


clairement à notre propre sort.

Nous devons trouver un sens spirituel et la bonté tant que


nous sommes vivants.

Nous devons bien traiter le réceptacle que nous habitons


sur cette planète – ou nous serons forcés de l’abandonner
prématurément.

La mort met fin à tout, à notre esprit, notre âme et notre


corps, dans une quiétude finale et permanente.

C’est ainsi que s’achève ce livre.


POSTFACE

Le soir commence à tomber et il est temps que j’éteigne


mon ordinateur après avoir avancé sur le livre que vous
venez de lire. Il y a des années, j’ai quitté la ville pour venir
m’installer ici, avec ma famille, sur un lopin de terre, loin de
tout. Une photo d’Oliver Sacks tenant une pancarte sur
laquelle il est écrit « No ! » est accrochée au-dessus de mon
bureau. Maintenant que se termine ma journée d’écrivain,
ma journée de fermier commence – je dois nourrir les
poules, donner des carottes aux ânes, inspecter les clôtures.
Même si toute ressemblance avec le poème zen sur la
domestication du taureau est purement fortuite, une bête à
longues cornes de mon voisin erre dans ma propriété et je
dois la retrouver.

Mon jeune fils m’aide à charger des outils à l’arrière du


tracteur – « le tracteur, le twahkteur ! » s’exclame-t-il. Je le
serre dans mes bras, puis j’entame la descente et je
traverse le pré jusqu’au ruisseau. À cet endroit, la clôture a
été endommagée par les éléments et les explorations du
taureau fugueur. Je passe l’heure qui suit à poser des
attaches sur les poteaux pour le fil électrique. Cela consiste
à prendre une attache et à la placer autour du piquet, à
saisir les extrémités à l’aide d’une pince et à les entortiller
solidement autour du fil pour éviter qu’il ne se détache. Je
répète ces gestes à d’innombrables reprises.
Je ne réfléchis pas, j’agis.

On se met vite à transpirer au Texas, et à peine avais-je


commencé que mes gants en cuir se sont assombris. Mais la
clôture a été consolidée et je me dis que cela va tenir – du
moins, je l’espère. Ensuite, il faut amener le foin en faisant
avancer le tracteur jusqu’à la balle, l’attraper à l’aide de la
pince, lever la botte au-dessus de la cabine et prendre la
direction des prés. Lorsque j’arrive à l’endroit où je dois
déposer mon chargement, les vaches ont reconnu le bruit
du moteur et ont accouru. Je m’avance près du râtelier,
recule un peu et y fais tomber la botte de foin le plus
délicatement possible. À l’aide du couteau que j’ai toujours
dans la poche, je coupe le filet et je mets le toit de la
mangeoire en place pour éviter le gaspillage. Les vaches se
mettent à manger, meuglant de contentement, se
bousculant pour accéder au foin.

Maintenant qu’elles sont bien occupées, il est temps de me


mettre en quête du taureau. Je l’ai entendu pendant que je
travaillais et je le soupçonne d’être dans le coin le plus
éloigné du pré de devant. En effet, c’est là que je le trouve,
une tonne ou plus de muscles et de cornes. Je suis un peu
agacé. Ce n’est pas mon problème, mais mon voisin ne
semble pas trop perturbé par le fait que cela se reproduise
constamment. Je garde la bête à l’œil, mais je garde aussi
mes distances. Non seulement je n’ai pas envie d’être
encorné, mais en plus la fois précédente, en me précipitant
et en énervant le taureau, je l’avais poussé à travers une
clôture en fil barbelé – coûteux rappel des risques de
l’impatience.

Je dois réussir à le pousser gentiment dans la direction qu’il


doit prendre, en éliminant les autres échappatoires. Il doit
avoir le sentiment que c’est son idée. Sinon, il va s’affoler et
se mettre en colère. Et le problème ne fera que s’aggraver.
Je me tiens donc là, appuyé contre un arbre, regardant le
soleil qui descend vers l’horizon. À cet instant, je suis en
paix. Ce n’est pas grave si tout n’a pas été facile
récemment. Je ne me soucie pas de ce qu’il se passe dans le
reste du monde. Ma respiration ralentit. Il n’y a pas de
réseau ici. L’usine à scandales qu’est devenu le cycle de
l’actualité ne peut pas m’atteindre. Ni mes clients ni mes
associés – le signal ne passe pas dans ce lieu reculé. Je suis
loin de ce manuscrit auquel je travaille. Loin de mes
recherches et de mes notes, de mon bureau confortable et
de ce que j’aime. Et ici, loin de mon travail, l’histoire de
Shawn Green, que j’ai lue il y a des mois, et ce qu’elle nous
enseigne, surgit de mon subconscient et me vient à l’esprit.
Je comprends maintenant. Je sais ce qu’il cherchait.

Couper du bois, porter de l’eau. Réparer des clôtures,


transporter du foin, attraper le taureau.

Ma tête est vide. Mon cœur est plein. Mon corps est actif.

Attamen tranquillus.

Ryan Holiday
Austin, Texas
ET APRÈS ?

Tous les matins, j’écris une méditation inspirée par le


stoïcisme et d’autres philosophies antiques pour
DailyStoic.com. Vous pouvez rejoindre les deux cent mille
abonnés en vous inscrivant à l’adresse suivante :

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Ou bien, si vous voulez des recommandations de lectures –


des livres nourrissants, inspirants, qui bousculent les idées
reçues et qui vous apporteront la sagesse –, vous pouvez
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REMERCIEMENTS

L’une des portes d’accès les plus simples et les plus


accessibles à la sérénité est la gratitude. Celle d’être vivant,
celle pour les moments de bonheur que vous avez connus
et pour toutes les personnes qui vous ont aidé. Tous les
matins, j’essaie de prendre le temps de réfléchir à tout cela,
mais généralement, ces remerciements restent privés. Dans
ce petit espace qui m’est accordé ici, j’aimerais remercier
tous ceux qui ont rendu ce livre possible – ma femme,
Samantha, d’abord et surtout. Je lui suis reconnaissant pour
ses conseils et son soutien, sa sérénité naturelle, dont je tire
constamment des leçons. Mon fils, Clark, qui a fait de très
longues promenades avec moi pendant que j’écrivais ce
livre. Ma sœur, Amy, dont la force dans son combat contre
le cancer m’a profondément ému et touché. Je suis
reconnaissant envers mon agent et collaborateur, Steve
Hanselman, qui m’a aidé non seulement pour les
traductions, mais aussi pour la mise en forme de mes idées.
Nils Parker, avec qui je discute de mes projets d’écriture
depuis plus de dix ans, et Brent Underwood pour son aide
pour le marketing et la construction de ma plateforme.
Merci à Hristo Vassilev pour ses recherches importantes et
pour son travail de vérification. Niki Papadopoulos, ma
correctrice, et toute l’équipe de Portfolio chez Penguin
Random House – merci pour votre travail sur tous mes
livres. Au logos qui a permis de réunir toutes ces personnes
et ressources…

Je me dois aussi de remercier mes ânes, mes vaches et mes


chèvres (pour leurs leçons sur l’être, pas sur le faire), trop
nombreux pour que je les cite nommément. Je suis aussi
reconnaissant à Thought Catalog, Observer, Medium et
DailyStoic.com pour avoir pu proposer des ateliers sur de
nombreuses idées développées dans ce livre.

Mes derniers remerciements vont aux penseurs et


philosophes dont les idées constituent ce livre. Rien n’aurait
été possible sans eux, mais surtout, leurs points de vue et
leurs écrits ont rendu ma vie meilleure. Je suis aussi
reconnaissant envers les héros (et les méchants) des
histoires racontées dans ce livre, puisque leurs réussites et
leurs échecs parfaitement humains inspirent et mettent en
garde à la fois tous ceux qui sont en quête du bonheur, de
l’excellence et de la sérénité. Ma propre quête est loin
d’être terminée, mais leur exemple m’a aidé à progresser de
quelques centimètres dans un voyage qui – si Dieu le veut –
ne fait que commencer.
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

J’aimerais que ce livre soit aussi léger et transportable que


possible. Parce que la place est limitée et que je ne souhaite
pas omettre de précieuses sources, si vous souhaitez une
bibliographie, je vous invite à m’envoyer un message à
l’adresse suivante :

hello@stillnessisthekey.com

À ceux qui aimeraient consulter plus d’ouvrages sur la


philosophie orientale et occidentale, je recommande les
lectures suivantes :

Pensées pour moi-même de Marc Aurèle

Readings in Classical Chinese Philosophy de Philip J. Ivanhoe


et Bryan W. Van Norden (en anglais)

Lettres à Lucilius de Sénèque

La Bhagavad-Gita

Lettre sur le bonheur d’Épicure

La Naissance de la sagesse de Karen Armstrong


Les éditions Alisio, des livres pour réussir !

Merci d’avoir lu ce livre, l'équipe d'@EpubsFR espère qu’il


vous a plu.

Découvrez les autres titres des éditions Alisio sur notre


site. Vous pourrez également lire des extraits de tous nos
livres, recevoir notre lettre d’information et acheter
directement les livres qui vous intéressent, en papier et en
numérique !

Découvrez également toujours plus d’actualités et d’infos


autour des livres Alisio sur notre blog : http://alisio.fr et la
page Facebook « Alisio ».

Alisio est une marque des éditions Leduc.

Les éditions Leduc


10 place des Cinq-Martyrs-du-Lycée-Buffon
75015 Paris

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Notes

1. Lors des deux matchs suivants, Green marquera trois


autres coups de circuit. Il en était à 11 sur 13 en trois
matchs avec sept coups de circuit. Au dernier, il cassa sa
batte qui est désormais exposée au Temple de la renommée
du baseball.
▲ Retour au texte
1. Si vous souhaitez tenir un journal guidé, je ne saurais que
trop vous conseiller The Daily Stoic Journal, paru chez
Portfolio.
▲ Retour au texte
1. En 2015, lors d’une émission qui passait en deuxième
partie de soirée fut enregistrée une version jouée par un
chat.
▲ Retour au texte
1. Après le match, Steve Scott allait épouser son caddy et
couler des jours heureux.
▲ Retour au texte
1. Judd Apatow est l’un de ses enfants adoptifs qui ont le
mieux réussi.
▲ Retour au texte
1. Tiger Woods dit à son coach de golf : « J’ai compris. Voilà
ce qu’il faut pour être aussi bon que MJ. Il faut sans cesse
trouver de nouveaux moyens de continuer à avancer. »
C’est aussi en partie Jordan qui initia Woods à la vie de
joueur à Las Vegas.
▲ Retour au texte
1. Cela vaut la peine de souligner, avec une sombre ironie,
que la folie dans laquelle Hitler sombra à la fin de la
Deuxième Guerre mondiale était en grande partie due au
surmenage.
▲ Retour au texte
1. Dont moi-même.
2. UGFyIEBFcHVic0ZS.
▲ Retour au texte

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