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Georges Feydeau, Un fil à la patte, 1894, III, 8 (extrait)

Dans Un fil à la patte, pièce rangée dans la catégorie des vaudevilles, le personnage de Bois-d’Enghien a toutes les
difficultés du monde à rompre avec sa maîtresse Lucette, une vedette de la chanson (d’où le titre : Lucette est un « fil »
à sa « patte »). Or, il doit signer son contrat de fiançailles le jour même avec Viviane, jeune fille de la riche
aristocratie. C’est finalement dans la maison de la jeune fille que Lucette, venue pour y chanter sans savoir que c’était
pour la cérémonie de fiançailles de son amant, découvre le pot aux roses et que, désireuse de se venger, elle fait
scandale en s’arrangeant pour dénuder Bois-d’Enghien et faire croire, alors qu’il n’est plus qu’en gilet de flanelle, que
tous deux étaient en pleins ébats amoureux. Aussi Bois-d’Enghien doit-il fuir la maison de la baronne, mère de Viviane.
Pourtant, le lendemain matin, alors que par un concours de circonstances, Bois-d'Enghien s’e st retrouvé bloqué hors
de son appartement parce qu’il a laissé les clefs à l’intérieur, il reçoit la visite de Viviane, « un rouleau de musique à la
main », accompagnée de sa gouvernante anglaise, Miss Betting.
Les personnages présents dans cet extrait de la scène sont donc Bois-d’Enghien, Viviane, Miss Betting et des
domestiques.

VIVIANE, à Miss Betting. – (Présentant.) Mon institutrice : Miss Betting ! Mister Capoul !
BOIS-D'ENGHIEN, ahuri. – Hein ?
MISS BETTING, saluant de la tête Bois-d'Enghien et minaudant. – Oh ! yes ! I know Mister Capoul... Paol and
Vergéné1 !...
Tout ce qui suit doit être joué par Viviane, sans un geste, face au public, pour donner le change à l'institutrice.
BOIS-D'ENGHIEN, toujours ahuri, à Viviane. – Qu'est-ce que vous dites... « Monsieur Capoul » ?
VIVIANE, à mi-voix, mais avec énergie. – Mais oui ! vous pensez bien que si j'avais dit à Miss Betting que je voulais
aller chez vous, elle ne m'y aurait pas conduite ; alors, j'ai dit que nous allions chez mon professeur de chant.
BOIS-D'ENGHIEN. – Non ?... Mais elle va bien voir...
VIVIANE. – Mais non. Elle ne comprend pas le français !
BOIS-D'ENGHIEN, au public. – Ah ! ces petites filles !...
VIVIANE, romanesque. – Ah ! dites ? Vous avez donc eu beaucoup de femmes qui vous ont aimé ?
BOIS-D'ENGHIEN, protestant. – Mais...
VIVIANE. – Oh ! dites-moi que si... je ne vous en aimerai que mieux.
BOIS-D'ENGHIEN. – Ah ? Oh ! alors !... des masses !
VIVIANE, avec joie. – Oui ?... Et il y en a peut-être qui ont voulu se tuer pour vous.
BOIS-D'ENGHIEN, avec aplomb. – Quinze !... Tenez, pas plus tard que tout à l'heure, voilà un pistolet 2 que j'ai arraché
à l'une d'elles.
VIVIANE, avec transport. – Un pistolet ?... Et je n'aimerais pas un homme tant aimé !... Ah !...
BOIS-D'ENGHIEN, voulant la prendre dans ses bras. – Ah ! Viviane !
VIVIANE, vivement. – Chut !... pas de gestes !... pas de gestes...
BOIS-D'ENGHIEN. – Hein ?
Viviane, pour se donner une contenance, rit à Miss Betting, qui rit aussi sans comprendre. Bois-d'Enghien en fait
autant.
MISS BETTING, s'interrompant de rire. – But why do we stay on the stairs ?
VIVIANE, riant. – Ah ! c'est vrai, au fait !
BOIS-D'ENGHIEN, riant aussi. – Qu'est-ce qu'elle dit ?
VIVIANE. – Elle demande ce que nous faisons dans l'escalier. Entrons chez vous !
BOIS-D'ENGHIEN. – Oh ! impossible, ma porte est fermée. On est allé me chercher ma clé !
VIVIANE. – Cependant... pour ma leçon de chant...
BOIS-D'ENGHIEN, avec aplomb. – Eh bien ! dites-lui que c'est l'usage... que les grands artistes donnent toujours leurs
leçons de chant dans les escaliers... il y a plus d'espace.
VIVIANE, riant. – Bon ! (À Miss.) Mister Capoul always gives his singing lessons on the stairs.
MISS BETTING, étonnée. – No ?
VIVIANE, avec aplomb. – Si.
MISS BETTING, avec conviction. – Oh ! it is curious !
VIVIANE. – Sit down, Miss ! (Elle s'assied sur le tabouret de droite.) Là. (Puis, bien large.) Et maintenant, maman
peut arriver !
BOIS-D'ENGHIEN. – Votre maman ; mais qu'est-ce qu'elle dira?...
VIVIANE. – Oh ! tu ! tu ! tu ! tu ! il ne s'agit plus de parler maintenant.
BOIS-D'ENGHIEN. – Hein ?
VIVIANE, développant sa musique. – Nous sommes à ma leçon de chant ! Si vous avez quelque chose à me dire, dites-
le moi en chantant.
BOIS-D'ENGHIEN. – Comment... vous voulez ?...
VIVIANE. – Mais dame, sans ça, ça va éveiller les soupçons de Miss ! (Lui donnant une partie et en prenant une
autre.) Tenez, prenez ça ! (Après avoir donné un rouleau de musique à Miss Betting, revenant à Bois-d'Enghien.) Et
maintenant, vous disiez... ?
BOIS-D'ENGHIEN. – Eh bien ! je disais : « Mais votre maman, qu'est-ce qu'elle dira ? »
VIVIANE, vivement et bas. – En chantant !... en chantant !...
BOIS-D'ENGHIEN. – Oui ! Hum !
Chantant sur l'air de « Magali », de Mireille3.
Mais vot'maman, qu'est-ce qu'elle dira ?
Quand ell' saura, ell' voudra pas.
VIVIANE, même jeu.
Maman, j'y ai laissé un mot
Où j'lui dis : « Si tu veux me voir,
Tu m'trouv'ras chez M'sieur Bois-d'Enghien... ghien ! »
BOIS-D'ENGHIEN, même jeu.
Ah ! ah ! ah ! ah !
Ell' qui m'a flanqué à la porte
Hier au soir !
MISS BETTING, parlé. – Oh ! very nice ! very nice.
BOIS-D'ENGHIEN ET VIVIANE. – N'est-ce pas ?
MISS BETTING. – Oh ! Yes... (Voulant montrer qu'elle connaît le morceau.) Mirelle !
BOIS-D'ENGHIEN. – Parfaitement, « Mirelle ». (À Viviane, parlé.) Oui, mais tout ça, c'est très gentil...
VIVIANE. – En chantant... en chantant !...
BOIS-D'ENGHIEN, continuant l'air de Mireille à « Non, non, je me fais hirondelle ».
Oui, mais tout ça, c'est très gentil, ti, ti, ti !
Si vot'maman dans sa colère
M'envoi' prom'ner après tout ça ?
VIVIANE, chantant.
Allons donc ! Est-ce que c'est possible ?
Maman criera,
Mais comm' je me suis compromise
Ell' cédera.

Pendant ce qui précède, les domestiques de la maison, arrivant au bruit des chants, apparaissent successivement, les
uns d'en haut, les autres d'en bas.

BOIS-D'ENGHIEN, joyeux, parlé. – Oui ? (Chantant avec transport.)


Gais et contents4
Nous marchons triomphants,
Et nous allons gaîment
Le cœur à l'ai-ai-se.
TOUS LES DOMESTIQUES, en chœur.
Gais et contents
Car nous allons fêter
Voir et complimenter
L'armée françai-ai-se !

Tous les domestiques applaudissent en riant : ahurissement de Viviane, Miss Betting et Bois-d'Enghien.
TOUS. – Oh !
MISS BETTING. – What is that ?
BOIS-D’ENGHIEN. – Qu’est-ce qui vous demande quelque chose à vous ? Voulez-vous vous en aller !
LES DOMESTIQUES. – Oh !
BOIS-D’ENGHIEN. – Voulez-vous vous en aller !
Sortie des domestiques.
LA BARONNE, surgissant. – Viviane ! toi, ici… Malheureuse enfant !…
VIVIANE. – Maman !
BOIS-D’ENGHIEN, repoussant la baronne sans la reconnaître. – Voulez-vous vous en aller ?… (La reconnaissant.) La
baronne !
MISS BETTING, passant devant Viviane. – Oh ! Good morning, médème.
LA BARONNE. – Vous !… Vous n’avez pas honte, Miss, de vous faire le chaperon de ma fille ici !
MISS BETTING. – What does that mean ?
LA BARONNE. – Ah ! laissez-moi tranquille ! Avec son anglais, il n’y a pas moyen de l’attraper !...

1. Paul et Virginie est un opéra de 1876. Victor Capoul y chanta le rôle de Paul (ténor).
2. En fait, Bois-d’Enghien a récupéré le pistolet de Lucette qui le menaçait de se suicider… mais c’est un pistolet de théâtre d’où sort
un éventail si l’on appuie sur la gâchette.
3. Célèbre chant extrait de l’opéra comique de Gounod, Mireille (1864).
4. Paroles de la chanson « En revenant de la revue » (1886).
Entraînement au commentaire d’un texte théâtral

Texte : Georges Feydeau, Un fil à la patte (1894), III, 8


►Mise en scène de Jérôme Deschamps à la Comédie-Française : 2:06:20 / 2:10:40
https://www.youtube.com/watch?v=CRROmTdyaOs

Si pour certains, le XIXème siècle est avant tout le siècle du drame romantique, genre
théâtral qui prétend représenter la complexité de la vie dans son grotesque et son sublime, il
demeure également celui du vaudeville, qui y jouira de son heure de gloire. Cependant, les
intentions du vaudeville sont plus modestes : bien qu’il dresse souvent un tableau féroce de son
public, il doit avant tout divertir le spectateur bourgeois par sa légèreté. C’est ce qu’excelle à faire
Georges Feydeau, et notamment dans Un fil à la patte, publié en 1894. L’action serait trop longue à
rapporter ; rappelons donc simplement que Bois-d’Enghien s’y évertue à se séparer de Lucette, sa
maîtresse, afin de pouvoir se fiancer avec Viviane, jeune aristocrate fortunée… mais c’était sans
compter le fait que la première, ayant tout découvert, fait un scandale dans la maison de la future
belle-famille de son amant. Aussi est-ce avec surprise qu’à la scène 8 de l’acte III, Bois-d’Enghien
et le spectateur voient surgir Viviane dans l’immeuble de celui-là : accompagnée de sa gouvernante
à qui elle a fait croire qu’elle se rendait à son cours de chant, elle se déclare à lui, et tous deux
expriment leur joie en chanson en attendant l’arrivée de la baronne, mère de Viviane. Nous
observerons comment l’acte audacieux de la jeune femme donne lieu à un dénouement retentissant.
Nous étudierons ainsi comment Viviane est au centre de l’action, puis comment la scène se veut
éclatante de joie et de légèreté.

Bien que la pièce ait essentiellement mis en son centre le personnage de Bois-d’Enghien,
la fin cède une grande place au personnage de Viviane, qui mène ici la danse.
En premier lieu, Viviane est l’instigatrice de la rencontre ; elle en a intégralement planifié
le déroulement. Son accompagnatrice, Miss Betting, étant inapte à reconnaître Bois-d’Enghien, à le
comprendre, ou même à évaluer la qualité de sa musique, ce dernier pourra donc être le chanteur
d’opéra Victor Capoul à ses yeux : voici l’alibi de la sortie tout trouvé. Et ce n’est pas ce chaperon
bien ignorant qui empêchera la mère de les surprendre, d’autant que Viviane lui a laissé un mot dans
lequel elle a fixé le lieu de rendez-vous : « Si tu veux me voir, tu m’trouv’ras chez M’sieur Bois-
d’Enghien ». Elle a déjà considéré que sa mère la jugerait « compromise » et qu’elle serait
contrainte de céder au mariage. Les conséquences de cette sortie sont ainsi déterminées. En somme,
Viviane a fixé les rôles, les actions de chacun ; elle exige de Bois-d’Enghien qu’il incarne un ténor,
et il doit se contraindre à le faire, sans grande conviction pourtant : « Non ?… Mais elle va bien
voir... » Nous pouvons penser qu’il n’excellera pas dans son interprétation musicale. Ceci dit, elle
lui remet « un rouleau de musique » qui conférera un peu de vraisemblance à sa mise en scène.
Or, il se trouve que Miss Betting puis la baronne seront parfaitement trompées par la
jeune rusée, comme celle-ci l’avait prévu. Ainsi, la gouvernante croit rencontrer une vedette de
l’opéra. Elle rentre alors dans la peau d’une admiratrice émue : elle salue Bois-d’Enghien en
« minaudant » - en faisant des mines pour lui plaire, elle joue en quelque sorte de son visage comme
le ferait une comédienne. Puis, elle applaudit au chant de Bois-d’Enghien : « Oh ! very nice ! very
nice. » Complètement bernée mais voulant faire croire qu’elle est un public averti, elle signale
ensuite qu’elle connaît le morceau entonné par le couple. C’est une marionnette entre les mains de
Viviane.
Évidemment, le rôle que Viviane réserve à sa mère est d’une autre teneur. Celui-ci relève du drame.
Aussi, la baronne « surgi[t] » sur la scène, et l’on peut imaginer que son arrivée précipitée traduit
son angoisse et son empressement. Sa première réplique est celle, pathétique, d’un personnage
frappé par le malheur : « Viviane ! toi, ici… Malheureuse enfant !... » Elle accuse évidemment
vivement Miss Betting, qui n’a pas préservé la vertu de son enfant, et s’adresse à elle au moyen
d’un « vous » dénonciateur : « Vous !… Vous n’avez pas honte, Miss […] ! ». Cependant, le visage
d’incompréhension que lui oppose la naïve Miss Betting ne lui permet pas de poursuivre sur le
même registre, et c’est comme à distance de la scène, comme si elle s’adressait au public qu’elle
s’exclame : « Avec son anglais, il n’y a pas moyen de l’attraper ! » L’emploi familier du verbe
« attraper » est comique, car il évoque la mère de famille dépassée par sa polissonne de fille
soutenue par une dame de compagnie corrompue.
Mais pour quelle raison cette fille, que sa mère avait vouée à être mariée par
arrangement, prend-elle de telles initiatives au point de devenir une sorte de dramaturge à elle
seule ? C’est que, pour imaginer Viviane, Feydeau s’est figuré un personnage de jeune fille qui
serait à la fois ingénue et avertie, innocente et émancipée (très éloignée, alors, des codes, rigides, de
son milieu). Et c’est dans cette sorte de décalage que le caractère de Viviane s’exprime pleinement.
Elle décide ainsi de déclarer son amour en dépit de son genre féminin, et même en dépit du fait
qu’elle a découvert la veille que Bois-d’Enghien avait une amante – et même, ceci est un
encouragement à aimer : « Qu’importe ce qui s’est passé. Je n’ai vu qu’une chose : c’est que vous
étiez bien tel que j’avais rêvé mon mari. » De la sorte, elle est à la fois une jeune fille qui rêve d’un
futur mari et un être émancipé qui fantasme sur une situation non conventionnelle. De la même
façon, la didascalie indique qu’elle se montre « romanesque », ce qui est typique de la jeune fille –
songeons à Emma Bovary –, mais c’est pour demander à Bois-d’Enghien s’il a eu beaucoup
d’amantes. Feydeau joue de cette immoralité vaguement scandaleuse, et surtout risible parce qu’elle
est associée à des enfantillages. D’où l’aparté de Bois-d’Enghien à destination du public : « Ah ! ces
petites filles !... » Ceci incite davantage encore le spectateur à s’amuser du caractère de Viviane.
Pour autant, toute inexpérimentée qu’elle est, Viviane paraît avoir tout à fait assimiler l’idée que les
hommes désirent, par rivalité mimétique, ce que les autres désirent aussi (La Bruyère ne dirait pas le
contraire...) : « Et je n’aimerais pas un homme tant aimé !… Ah !... » Par les exclamatives et
l’interjection, elle exprime qu’il s’agit là pour elle d’une évidence. Le lecteur sent, derrière elle,
l’ombre de l’auteur connaisseur de l’âme humaine.

Pour toutes ces raisons, le personnage de Viviane domine la scène. Sa fraîcheur, sa


jeunesse et sa spontanéité participent également à l’ambiance légère et joyeuse de ce dénouement.
Toutefois, si la situation se veut désopilante, elle l’est en premier lieu du fait de la
présence de Miss Betting : grâce à ce personnage, Feydeau joue sur l’incompréhension : puisque
Viviane (encore elle) est seule à la comprendre, ni la gouvernante, ni Bois-d’Enghien, ni la baronne
ne peuvent saisir ce qui se dit : aussi l’expression de l’incompréhension est-elle courante : « I beg
your pardon. But who is it ? », « Qu’est-ce qu’elle dit ? ». Le plus comique étant la réaction de la
baronne qui, sans doute, est à l’image d’un public qui, en 1894, comprenait fort mal la langue
anglaise : tandis que Miss Betting lui parle en anglais ou avec un accent prononcé – ce qui suscite
un comique de mots - : « Oh ! good morning médème », celle-là l’invective en français – c’est donc
un dialogue de sourds, et le spectateur se divertit du fait qu’elle n’aura pas gain de cause.
De plus, Feydeau tire profit de l’écart culturel qu’on a si souvent souligné entre la France et la
Grande-Bretagne : aussi Bois-d’Enghien peut-il assurer « avec aplomb » « que c’est l’usage… que
les grands artistes donnent toujours leurs leçons de chant dans les escaliers » ; et, en somme, cela
paraîtra à Miss Betting aussi « curious » que le fait que les Français mangent des grenouilles.
Si l’institutrice, dans son rôle de dupe, alimente le comique de situation et de mots, Bois-
d’Enghien, mené par Viviane, nourrit, lui, le comique de caractère. En effet, sa vanité est ridicule :
l’aparté l.8 sous-entend qu’il se juge suffisamment séduisant « en gilet de flanelle » pour que cela
ait décidé Viviane à se fiancer à lui. Selon l’apparence du comédien incarnant Bois-d’Enghien, le
spectateur appréciera jusqu’où sa vanité l’aveugle. Par ailleurs, afin de se valoriser auprès de la
jeune femme, il recourt à deux hyperboles de manière à amplifier le nombre de ses conquêtes et
l’effet qu’il aurait eu sur elles : « des masses ! », « Quinze !… Tenez, pas plus tard que tout à
l’heure, voilà un pistolet que j’ai arraché à l’une d’elles. » La rapidité avec laquelle il a opéré son
revirement au moment où il a compris que Viviane l’aimerait davantage ainsi est également source
de comique (tout comme sa façon, plus bas, de se mettre à rire sans raison, simplement parce que
Viviane puis Miss Betting ont ri). Mais, en plus, le spectateur goûtera le décalage entre la scène
qu’il laisse imaginer à Viviane avec le pistolet – il l’aurait « arraché à l’une d’elles » dans une scène
que Viviane se figurera violente et pleine de tension dramatique – et celle qui a eu lieu, qui était
plutôt grotesque étant donné que le pistolet ne tirait pas des balles mais contenait… un éventail !
Par conséquent, il joue plus au séducteur qu’il n’en est un véritablement.
Au reste, la scène fait pleinement rentrer le déguisement et le spectacle dans l’action. Ce
n’est pas seulement que Bois-d’Enghien joue un chanteur – que, par conséquent, il se fasse passer
pour un autre. C’est aussi que Viviane fait croire à Miss Betting qu’elle est venue là pour son cours
de chant. Et, pour assurer le succès de la mystification, les deux futurs fiancés offrent un véritable
spectacle. Ils ont l’accessoire : le rouleau de musique. Ils ont la position : « Tout ce qui suit doit être
joué par Viviane, sans un geste, face au public ». Si Bois d’Enghien oublie son rôle, Viviane se
charge de le lui rappeler à plusieurs reprises (31, 50, 59, 74), comme le ferait un directeur d’acteur.
Surtout : en même temps qu’ils donnent un spectacle à Miss Betting qui croit admirer une vedette,
les comédiens qui incarnent ces personnages offrent une sorte d’opérette aux spectateurs : c’est, en
somme, un concert dans la pièce, un spectacle dans le spectacle, une mise en abyme. Cela devait
d’autant plus contribuer au plaisir du spectateur à l’époque, que Feydeau faisait référence à une
composition musicale de Gounod qui avait rencontré le succès. Étant donné le registre de langue
familier des répliques, qui participe à la décontraction de cette fin, et le rythme enlevé, il y a fort à
parier que la bonne humeur des personnages « joyeux », « chantant avec transport », « gais et
contents », « le cœur à l’ai-ai-se », se communique aux spectateurs, d’autant plus lorsque, tel un
public sur la scène, les domestiques font les chœurs, détournent le propos amoureux en le rendant
patriotique et applaudissent. Enfin, les spectateurs cultivés ont le plaisir de reconnaître l’inscription
de Feydeau dans une tradition, celle de la leçon de chant au théâtre, qu’ils auront pu déjà apprécier
chez Molière ou Beaumarchais. Mais la tradition, c’est aussi celle, comique, de l’heureux
dénouement : le dénouement en musique, et le dénouement avec mariage à la clef. C’est cette
précipitation à folle allure vers une fin heureuse qui concourt au caractère éclatant de la scène.

En somme, cette scène fait la part belle à un personnage féminin jeune et entraînant :
chanteuse, actrice, directrice de comédiens qui s’ignorent et metteur en scène, elle excelle en tout et
fait régner la bonne humeur et l’optimisme – ce qui devrait convaincre les spectateurs de quitter le
théâtre dans la joie. Son caractère naïf et audacieux séduit, et rend d’autant plus caricatural celui de
son futur fiancé, cantonné au rôle d’un vieux séducteur qui donne la réplique comme il peut à la
jeunesse. Miss Betting est là comme une sorte de spectatrice, mais une spectatrice dont la seule
appartenance à la nation anglaise permet d’insuffler du comique. En fait, nous sommes là face à un
théâtre qui se soucie grandement du plaisir du spectateur – le comique y est omniprésent, mais on
perçoit aussi une volonté de proximité avec le spectateur : dans les apartés comme dans le fait de lui
offrir, par le biais de la mise en abyme, une forme d’opérette. De plus, la scène révèle un auteur qui
exploite toutes les ressources du théâtre : rythme haletant, entrées et sorties, jeux sur les tonalités,
ou encore inscription dans une tradition dramatique. En un sens, Feydeau est bien l’héritier
d’auteurs comme Beaumarchais, chez qui les personnages expérimentaient déjà de « folle[s]
journée[s] ».

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