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Terrasse Henri. La vie d'un royaume berbère au XIe siècle espagnol : l'émirat Ziride de Grenade. In: Mélanges de la Casa de
Velázquez. Tome 1, 1965. pp. 73-85.
doi : 10.3406/casa.1965.927
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1965_num_1_1_927
LA VIE D'UN ROYAUME BERBÈRE DU XIe SIECLE
ESPAGNOL: L'ÉMIRAT ZIRIDE DE GRENADE
1 Sur les monuments zirides de Grenade cf. Henri Terrasse, Gharnata. Monuments
dans Encyclopédie de l'Islam. Nouvelle édition, pp. 1038-1039.
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Ses limites
Les émirs
Abd Allah désigne ses prédécesseurs par leur nom sans leur donner
de titres. Comme la plupart des reyes de taifas, ils ne prirent pas de titres
souverains, comme émir des musulmans (amir al-mouslimin), roi (malik)
ou sultan (soultan). Ils se contentèrent, comme la plupart de leurs voisins,
du titre de hajib qu'avaient porté les Amirides. Habbous se contenta
du titre de Saif ad-daoula. Mais les deux derniers souverains se parèrent
de surnoms honorifiques empruntés aux titulatures souveraines: Badis
porta le lakab d'Al-Mouzaffar, Abd Allah ceux d'Al-Mouzaffar et d'An-
Nasir. Les membres de la famille royale semblent avoir pris des titres
en daoula. Les Zirides se conformèrent ainsi aux usages de leur époque.
La succession fut toujours assurée à l'héritier désigné. Les princes
de la famille firent preuve, en général, de loyalisme. Toutefois Habbous
eut à faire face à la révolte d'un de ses neveux, et l'un des fils de Badis,
Maksan, se révolta à Jaén, mais finit par rentrer en grâce. Si les souve
rains n'étaient pas personnellement menacés par les leurs, ils devaient
se défendre sans cesse des intrigues de leurs vizirs, des gouverneurs de
villes ou de places fortes et aussi des femmes de leur famille ou de leur
harem. Les figures des quatre princes zirides ne peuvent s'esquisser
qu'en traits imprécis. Le fondateur Zawi semble avoir été un soldat hardi
et ambitieux. Toutefois, il sut être prudent et constituer son royaume
avec le minimum de risques. Jusqu'à la découverte des Mémoires, on
avait cru que son départ était dû à la crainte des dangers qui le menaç
aient en Andalousie; nous savons maintenant que c'est par ambition
qu'il se décida à revenir, pour sa perte, en Ifriqiya.
Habbous apparaît comme un homme prudent et sage: il s'appuya
sur ses contribules sanhajiens qui détenaient la plupart des commandem
ents militaires. Ce fut lui qui fit de ses états une sorte de fédération
de fiefs rangés sous son autorité proche ou lointaine. Cette décentralisa
tion du pouvoir eut sans doute le mérite de donner au royaume une solide
armature militaire qui lui assura le respect de ses voisins et lui permit,
en cas de conflit, d'avoir en fin de compte le dessus.
Malgré son long règne, il est difficile de tracer un portrait précis de
Badis. Lui aussi semble avoir été prudent et circonspect. Il n'apparaît
pas comme un homme de guerre: il ne montra d'acharnement à la lutte
que pour la reprise de Malaga à l'Abbadide. Mais il ramena l'ordre dans
son royaume en réprimant le brigandage. C'est dans son palais qu'il
semble avoir passé presque toute sa vie: II abandonna presque toujours
la conduite des affaires à ses vizirs: d'abord le Juif Samuel Ibn Nagralla»
puis son fils Yousof. Après le soulèvement populaire qui mit fin à cette
dynastie de vizirs israélites, un aventurier, An-Naya, fut ensuite l'homme
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La cour
peu près à son vizir la conduite des affaires: Ainsi en fut-il à la fin du
règne de Badis et pendant la minorité d'Abd Allah. A côté des vizirs se
trouvaient un ou plusieurs secrétaires. Une autre originalité du makhzen
ziride fut la place qu'y tinrent, vers la fin du règne d'Habbous et pendant
une partie du règne de Badis, de grands personnages juifs: Samuel ibn
Nagralla, à qui succéda, en 1055, son fils Yousof. Samuel n'était d'abord
qu'un collaborateur du secrétaire de Habbous, Aboul-Abbas: mais il
servit habilement Badis contre les intrigues d'Al-Yaddaïr. Il profita de
la jeunesse d'un secrétaire pour se pousser au premier plan. Il fut, sinon
par le titre, au moins en fait, un véritable vizir et son fils après lui. Ce
fait s'explique sans doute par la place que les Juifs tenaient à Grenade
et aussi parce que les B. Nagralla surent, avec l'aide de leur coreligion
naires collecteurs d'impôts, trouver de l'argent pour leurs souverains.
Par ailleurs, Badis ne pouvait avoir confiance ni en un Andalou, ni en
un Arabe.
Yousof ibn Nagralla semble avoir été, plus encore que son père,
le véritable maître du royaume. Il fit enlever Guadix à son gouverneur
pour la donner à un fils du sultan, Bologgin, qui lui en laissa la gérance;
il n'hésita pas un peu plus tard à faire empoisonner ce prince.
Mais Ibn Nagralla avait contre lui l'opinion populaire excitée par
les fouqaha qui considéraient comme un intolérable scandale de voir -un
état musulman gouverné et exploité par un Juif. Un aventurier arabe
qui avait fui la cour abbadide à la suite d'un complot manqué, avait
été bien accueilli par Badis. Il intrigua contre le vizir juif, aidé par les
femmes du palais. Ibn Nagralla se sentit perdu: il tenta de négocier avec
l'émir d'Almeria à qui il proposa, s'il voulait bien l'accueillir, de lui livrer
une partie du territoire ziride. Il envoya dans des commandements exté
rieurs les grands chefs sanhajiens, puis essaya d'associer d'autres chefs
de l'armée et les esclaves blancs à ses projets de trahison. Mais une émeute
éclata: les Juifs furent massacrés en grand nombre, leurs maisons pillées;
le vizir fut une des premières victimes.
An-Naya lui succéda au vizirat et exerça ses fonctions avec assez de
bonheur. Le royaume connut sous son autorité quelques années de calme
et de prospérité. Mais les chefs sanhajiens qui l'accusaient de favoriser
les Zénètes le firent assassiner lors d'un voyage à Guadix.
Abd Allah eut d'abord comme vizir Samaja, homme, brave et assez
austère qui proscrivit la vente du vin: il tenta de se réserver tout le
pouvoir en intriguant auprès des gouverneurs de places fortes et en
tentant de confiner le jeune souverain dans les plaisirs du harem. Un
prétendu complot dirigé contre lui, lui permit de faire exécuter plusieurs
de ses ennemis. Mais Abd Allah vit clair dans le jeu de son vizir, le déposa
et révoqua ses créatures. Toutefois il lui accorda son pardon, lui laissa
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L'organisation gouvernementale
riales avaient pour centre une ville ou un château; les chefs et leurs
troupes vivaient sur le pays.
Le grand souci des souverains était de ne pas mécontenter l'armée;
sans elle cette domination ziride en pays andalou n'aurait pas pu se
maintenir et elle était en fin de compte l'arbitre de la plupart des conflits
intérieurs, parfois même des intrigues du palais.
Après l'expédition de Guadix, Badis voulut agir contre un des chefs
de l'armée, Abd Allah Al-Qarawi, coupable de prévarication; mais il se
heurta à une réaction hostile des troupes sanhajiennes. Lorsque les
Sanhaja firent assassiner le vizir An-Naya qui avait favorisé les Zénètes
Béni Birzal, Badis n'osa pas sévir contre eux et dut accepter sans réagir
le meurtre d'un homme qui avait eu sa confiance. Et quand Abd Allah
renvoya le vizir Samaja, il ne fit rien contre les chefs sanhajiens qui
avaient comploté avec lui.
Dans l'ensemble, l'armée se montra d'une réelle fidélité au souverain
et Abd Allah, au plus fort de ses difficultés, avait confiance en elle. Les
révoltes de chefs militaires furent assez rares et toujours limitées. Un
général sanhajien, Yahya ibn Ifran pensait déposer Badis; mais il fut tué
lors de la reprise de Malaga par les Abbadides. Ce fut un autre chef
sanhajien qui soutint et organisa la dissidence de Maksan, fils de Badis,
à Jaén. Il dut s'enfuir et louer ses services et ceux de sa troupe dans
d'autres pays.
Sous Abd Allah, le gouverneur d'Antequera et d'Archidona, Kabbab
ibn Tamit, qui menait une politique indépendante et qui harcelait les
terres abbadides malgré la paix conclue entre les deux royaumes, se
révolta et, en même temps que lui, un commandant de château, frère
du préfet de la ville et poussé par celui-ci. Les uns et les autres se livrèrent
au brigandage. Les deux derniers durent être assiégés pendant six mois
et, après leur capture, crucifiés: Kabbab se soumit.
La divison en groupes ethniques différents, Sanhaja, Zénata, esclaves
blancs et noirs, évita sans doute des réactions massives de l'armée; mais
elle pouvait être source de complications. La politique de plusieurs vizirs
avait affaibli les Sanhaja et enrichi les Zénata. Abd Allah ordonna une
sorte de fusion des troupes berbères: les Zénata aisés prenaient à leur
charge quelques miliciens sanhajiens. L'opposition des Zénata fut vive
sans aller jusqu'à la révolte et Abd Allah finit par en avoir raison: Dans
cette affaire il lui sembla que les Zénètes avaient été poussés par les abid:
les esclaves blancs.
En face de leur armée qu'ils ne pouvaient s'aliéner, les émirs zirides
eurent à jouer de difficiles partie d'équilibre et maintes fois durent
éviter à tout prix le mécontentement de leurs miliciens.
b) Les châteaux. — Toute l'organisation militaire du pays s'appuyait
l'émirat ziride de grenade 83
sur des forteresses. Tout gouverneur ou maître d'une ville avait sa qasba
fortifiée, en général au contact de la ville commerçante et la dominant.
Des châteaux surveillaient des passages et des points stratégiques: ils
pouvaient alors être indépendants d'une agglomération. Les frontières
étaient gardées et maintenues par d'autres châteaux. Toutes ces forte
resses, nombreuses dans l'intérieur même du pays, servaient autant à
maintenir les Andalous dans l'obéissance qu'à assurer la sécurité du
royaume. Dans toutes les campagnes dont parle Abd Allah, il est sans
cesse question de châteaux pris, perdus ou assiégés. Parfois à la suite de
conflits de frontières, ils étaient échangés. Ces forteresses n'avaient de
valeur que si elles étaient munies d'une garnison, pourvues d'armes et
de vivres: on parle à plusieurs reprises dans les Mémoires de châteaux
mis en état, occupés, équipés et ravitaillés.
Ce qui frappe dans toute cette organisation militaire, c'est qu'elle
était toute entière constituée par des étrangers au pays. Abd Allah ne
parle jamais de troupes ou de garnisons andalouses. Une des raisons
données au départ de Zawi, c'est qu'il pensait se heurter toujours à
l'hostilité des Andalous. De fait, jamais ceux-ci ne soutinrent une dynastie
qui leur était étrangère et qui leur imposait, on le verra, une lourde fisca
lité. A la mort de Badis, bien des forteresses furent abandonnées par
leurs garnisons et, précise Abd Allah, occupées illégalement par les
habitants du territoire. Ce jugement du dernier prince ziride montre
comment, après tous les siens, il concevait sa domination. Sans doute les
textes ne rapportent aucune révolte des autochtones dans le domaine
ziride. Mais les masses andalouses, dans leur passivité résignée, ne furent
d'aucun secours aux souverains dans leurs luttes extérieures. Lorsque
les Chrétiens se fire nt menaçants, Abd Allah n'essaya pas de les entraîner
à la guerre sainte. Et elles se rallièrement aisément aux Almoravides qui
n'exigeaient que les impôts canoniques en supprimant toutes les contri
butions illégales.
c) Les cadres administratifs. — Les chefs de districts territoriaux
apparaissent tous comme des chefs militaires. Toutefois il est question
à Grenade d'un préfet de la ville (sahib al-madina). Il semble que les
premiers émirs aient laissé aux qadis le jugement de presque toutes les
affaires. Cependant les émirs et les gouverneurs, petits ou grands, durent
juger les causes criminelles et de police. Abd Allah ne mentionne pas
de séances de jugements d'appel (mazalim). Mais il ne dit rien de l'orga
nisation interne de son gouvernement: il parle surtout de ce qui troublait
la vie normale du pays: intrigues, révoltes ou guerres.
d) L'administration locale. — En dehors du préfet de la ville de
Grenade qui semble avoir été souvent un eunuque, les Mémoires ne parlent
guère des fonctionnaires locaux. Dans ce royaume qui était un agglomérat
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La vie du pays