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Henri Terrasse

La vie d'un royaume berbère au XIe siècle espagnol : l'émirat


Ziride de Grenade
In: Mélanges de la Casa de Velázquez. Tome 1, 1965. pp. 73-85.

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Terrasse Henri. La vie d'un royaume berbère au XIe siècle espagnol : l'émirat Ziride de Grenade. In: Mélanges de la Casa de
Velázquez. Tome 1, 1965. pp. 73-85.

doi : 10.3406/casa.1965.927

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1965_num_1_1_927
LA VIE D'UN ROYAUME BERBÈRE DU XIe SIECLE
ESPAGNOL: L'ÉMIRAT ZIRIDE DE GRENADE

Par Henri TERRASSE


de l'Institut

Les Mémoires du Ziride Abd Allah

S'il est presque toujours impossible de retracer la vie intérieure dej


royaumes de taifas ainsi que le détail des luttes qui les opposèrent, nous
disposons, par exception, pour écrire l'histoire des Zirides de Grenade,
d'une source de tout premier ordre: les Mémoires du quatrième et dernier
souverain de la dynastie, Abd Allah. Cinq fragments retrouvés à la mos
quée de la Qaraouiyn à Fès parmi un amas de manuscrits qui, à une
date inconnue, avaient été abandonnés en désordre dans une soupente,
ont été identifiés, publiés, analysés et traduits par E. Lévi-Provençal *.
Le commencement et la fin du texte manquent et il subsiste des lacunes
entre chaque fragment. Abd Allah rappelle rapidement le règne des deux
premiers souverains Zawi et Habbous. Il est plus explicite sur le règne
de son prédécesseur Badis et il narre en détail son propre règne; le récit
des difficultés qui précédèrent sa déposition par les Almoravides, bien
qu'il soit un plaidoyer, est une précieuse confidence. On sait combien
les Mémoires sont rares dans l'historiographie musulmane. Ceux d'Abd
Allah ont, à défaut de l'ordre et de la précision chronologique, une
simplicité et une clarté précieuses; ils paraissent dans l'ensemble d'une
remarquable objectivité.
Nous ne retracerons pas l'histoire du royaume ziride. Elle a été
écrite dans ses grandes lignes par R. Dozy dans sa classique Histoire

1 E. Lévi-Provençal, Un texte arabe inédit sur l'histoire de l'Espagne musulmane dans


la seconde moitié du XIe siècle: les Mémoires d'Abd Allah, dernier roi ziride de Grenade.
Fragments publiés d'après le manuscrit de la Bibliothèque d'Al Qaraouiyn à Fès
avec une introduction et une traduction française, Al Andalus, vol. III, pp. 233-344,
vol. IV, pp. 29-145.
E. Lévi-Provençal, Deux nouveaux fragments des «Mémoires» du roi ziride Abd Allah
de Grenade, Al-Andalus, vol. VI, 1941, 64. p.
74 H. TERRASSE

des Musulmans d'Espagne 1. Mon collègue et ami Roger Idris l'étudié,


avec tout le détail que permettent les sources, dans deux articles à l'im
pression dans Al-Andalus. Mais il est nécessaire de rappeler les condi
tions d'installation de ce royaume berbère en Andalousie car elles
expliquent bien des aspects de sa vie.

Les origines du royaume ziride

Les Zirides de Grenade appartenaient à la grande famille berbère


sanhajienne dont les chefs devinrent les vassaux des Fa timides de
Kairouan lorsque les califes chiites s'installèrent en Egypte et laissèrent
le commandement de leur domaine africain à Bologgin b. Ziri qui eut
pour successeur son fils Al-Mansour. Un autre fils de Bologgin, Hammad,
devait fonder au Maghrib central une autre dynastie à laquelle il donna
pour capitale une ville neuve, la Qalaa des Béni Hammad. Le troisième
fils de Bologgin, Maksan, se révolta contre Al-Mansour, mais il fut tué
avec deux de ses fils. Zawi, son oncle, qui était alors le chef du clan
vaincu, décida les siens à aller chercher fortune ailleurs. Le hajib, Abd
al-Malik al-Mouzaffar, qui, comme son père, Al-Mansour, recrutait des
mercenaires berbères, accueillit ces nouveaux miliciens, bien que les
Sanhaja fussent les ennemis de race des Zénètes qui formaient la majorité
des Berbères venus au Xe siècle en Espagne: Ziri, le père de Zawi,
avait été tué en combattant pour les Fatimides contre les Zénètes, alliés
des Oméiyades et sa tête avait été envoyée comme trophée à Cordoue.
Incorporés aux milices amirides, les Zirides jouèrent leur rôle
dans les troubles de la fitna. Ils soutinrent d'abord la cause des Amirides,
puis appuyèrent le chef du clan berbère Soulaïman Al-Moustaïn qu'ils
aidèrent à parvenir, en 1010, au califat. Lorsque Soulaïman récompensa
ses partisans berbères en leur octroyant des fiefs en Andalousie, les
Zirides reçurent le district d'Elvira, la vega du Haut-Genil avec les
massifs qui la bordent, c'est-à-dire, une bonne partie de l'Andalousie
orientale. La capitale du district était la ville d'Elvira auprès de la
sierra du même nom. Mais plus au Sud, près du confluent du Genil et du
Darro, sur une colline dominant une riche plaine et appuyée à la montagne,
Grenade, surtout peuplée de juifs, tendait à prendre le pas sur Elvira.
Zawi et son clan trouvaient à ce site toute sorte d'avantages: il com
mandait de riches campagnes qui leur assureraient de beaux et stables
revenus. La position de la ville et celle de la colline de la Sabika qui la

1 R. Dozy, Histoire des Musulmans d'Espagne. Edition E. Lévi- Provençal, Leyde,


1932, t. III.
l'émirat ziride de grenade 75

dominait sur l'autre rive du Darro la rendait difficile à investir et capable


de soutenir un siège. Tous ceux qui s'étaient attachés à la fortune de
Zawi, Berbères ou Andalous, se bâtirent des maisons. Grenade se déve
loppa rapidement au détriment d' Elvira qui tomba bientôt en ruine x.
Mais tandis que se bâtissaient les nouvelles demeures de Grenade,
d'autres bandes armées au service d'un prétendant oméiyade, Abd
ar-Rahman al-Mourtada, qui venait du Levant appuyé sur des affranchis
amirides et des Zénètes, arrivèrent devant Grenade et sommèrent les
Zirides de leur abandonner la ville. Ceux-ci refusèrent: attaquant leurs
adversaires, ils les mirent en déroute au premier choc et les poursuivirent
en recueillant un riche butin. Par cette rapide victoire l'installation des
Zirides à Grenade fut désormais consolidée. Il semble que Zawi, à la
faveur de son succès, agrandit son territoire, désormais indépendant des
califes fantômes qui apparaissaient et disparaissaient dans les troubles
de la fitna.
Mais Zawi ne se sentait pas en sécurité dans ce pays où les Sanhaja
ne pouvaient avoir l'appui des Andalous et risquaient à tout moment
d'être en butte à l'hostilité des Zénètes. A l'annonce que l'émir ziride
d'Ifriqiya, Badis b. Al-Mansour, venait de mourir, il décida, malgré l'oppo
sition de son fils, de partir pour l'Ifriqiya afin de s'assurer la succession
de Badis ou de s'associer au nouveau souverain. Il laissa le gouvernement
de l'émirat à son fils Habbous après s'être assuré de la fidélité de ses
contribules sanhajiens. Arrivé à Kairouan, Zawi ne tarda pas à être
empoisonné. Mais la principauté qu'il avait fondée à Grenade devait
durer, sous des princes de son sang, jusqu'en 1090. Ce royaume berbère,
un des plus anciens en date des états musulmans du XIe siècle, vécut
dans le même cadre et avec la même dynastie pendant trois quarts de
siècle.
Comme tous les émirats du XIe siècle, il dut souvent lutter pour
se maintenir contre les attaques de ses voisins, plus encore que pour
agrandir son territoire. Il enleva Malaga aux Hammoudides et la reprit
aux Abbadides de Seville qui avaient réussi à s'en emparer. La petite
principauté d'Almeria fut parfois vassale de Grenade. Les relations
avec le royaume de Tolède furent presque toujours bonnes. Ainsi
jusqu'en 1071, le royaume ziride vécut sans crise grave. Après la prise
de Tolède par Alphonse VI, en 1085, Abd Allah dut payer tribut au roi
chrétien. Il fut ensuite entraîné avec tous ses voisins dans la terrible
aventure que constitua pour l'Espagne musulmane l'intervention, puis

1 Sur les monuments zirides de Grenade cf. Henri Terrasse, Gharnata. Monuments
dans Encyclopédie de l'Islam. Nouvelle édition, pp. 1038-1039.
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la conquête almoravides. Comme Al-Motamid de Seville, Abd Allah fut


déposé en 1090 et exilé au Maroc. En quatre-vingt huit ans, quatre
souverains se succédèient à Grenade: Zawi b. Ziri (1012-1019), Habbous b.
Maksan (1019-1038), Badis b. Habbous (1038-1073), Abd Allah b. Badis
(1073-1090).

Ses limites

Les Mémoires ne permettent pas de tracer avec précision les limites


du royaume ziride: Abd Allah n'en parle guère que pour mentionner
leurs changements de détail à la suite de guerres heureuses ou malheur
euseset de dissidences.
Le cœur de l'émirat était constitué par la vega de Grenade et ses
dépendances immédiates, sans doute aussi par la masse de la Sierra
Nevada. A l'Ouest, face aux Abbadides qui finirent par conquérir toute
l'Andalousie occidentale, les places frontières étaient Priego, Cabra,
Castro del Rio et Martos. Mais Lucena dépendait encore de Grenade.
Au Nord, le domaine ziride englobait Jaén et sans doute Baeza qui dut-
être reprise sous Badis à l'émir de Dénia.
Sur la côte méditerranéenne, Abd Allah ne mentionne ni Tarifa,
ni Algeciras, ni Gibraltar. Le port de Grenade était Almunécar. Malaga
fut conquise en 1057 sur les Hammoudides. Mais les Abbadides s'en
emparèrent pour un certain temps, ce qui laisse supposer qu'ils tenaient
déjà les ports du Détroit. La ville et l'Ajarquia furent ensuite laissés en
fief par Abd Allali à son frère Tamim malgré une révolte de ce dernier.
La frontière entre les deux provinces se situait sans doute au Sud de Loja.
A l'Est, Guadix, qui dépendait des Zirides mais qui était parfois
disputée par les émirs d'Almeria et où Abd Allah dut réprimer une
révolte, échappa souvent aux Zirides.
Almeria, tombée grâce à Badis entre les mains d'Ibn Soumadih qui
l'enleva aux Amirides de Valence, fut quelque temps au moins, sous
la dépendance des émirs de Grenade: vassalité lointaine qui fit vite place
à une totale indépendance. Abd Allah parle d'un échange de châteaux,
sans doute dans la région de Baza. Mais les limites du royaume — il est
difficile de parler de véritables frontières pour des états musulmans du
Moyen-Age — se restreignirent souvent, surtout par l'effet de dissidences
internes. Suivant Abd Allah, à la fin du règne de Badis, le pays soumis
se réduisait aux régions de Grenade, Almunécar, Priego et Cabra. Malgré
ces variations et la séparation finale de Malaga, le royaume ziride fut
un des plus stables des états musulmans du XIe siècle espagnol.
l'émirat ziride de grenade 77

Les émirs

Abd Allah désigne ses prédécesseurs par leur nom sans leur donner
de titres. Comme la plupart des reyes de taifas, ils ne prirent pas de titres
souverains, comme émir des musulmans (amir al-mouslimin), roi (malik)
ou sultan (soultan). Ils se contentèrent, comme la plupart de leurs voisins,
du titre de hajib qu'avaient porté les Amirides. Habbous se contenta
du titre de Saif ad-daoula. Mais les deux derniers souverains se parèrent
de surnoms honorifiques empruntés aux titulatures souveraines: Badis
porta le lakab d'Al-Mouzaffar, Abd Allah ceux d'Al-Mouzaffar et d'An-
Nasir. Les membres de la famille royale semblent avoir pris des titres
en daoula. Les Zirides se conformèrent ainsi aux usages de leur époque.
La succession fut toujours assurée à l'héritier désigné. Les princes
de la famille firent preuve, en général, de loyalisme. Toutefois Habbous
eut à faire face à la révolte d'un de ses neveux, et l'un des fils de Badis,
Maksan, se révolta à Jaén, mais finit par rentrer en grâce. Si les souve
rains n'étaient pas personnellement menacés par les leurs, ils devaient
se défendre sans cesse des intrigues de leurs vizirs, des gouverneurs de
villes ou de places fortes et aussi des femmes de leur famille ou de leur
harem. Les figures des quatre princes zirides ne peuvent s'esquisser
qu'en traits imprécis. Le fondateur Zawi semble avoir été un soldat hardi
et ambitieux. Toutefois, il sut être prudent et constituer son royaume
avec le minimum de risques. Jusqu'à la découverte des Mémoires, on
avait cru que son départ était dû à la crainte des dangers qui le menaç
aient en Andalousie; nous savons maintenant que c'est par ambition
qu'il se décida à revenir, pour sa perte, en Ifriqiya.
Habbous apparaît comme un homme prudent et sage: il s'appuya
sur ses contribules sanhajiens qui détenaient la plupart des commandem
ents militaires. Ce fut lui qui fit de ses états une sorte de fédération
de fiefs rangés sous son autorité proche ou lointaine. Cette décentralisa
tion du pouvoir eut sans doute le mérite de donner au royaume une solide
armature militaire qui lui assura le respect de ses voisins et lui permit,
en cas de conflit, d'avoir en fin de compte le dessus.
Malgré son long règne, il est difficile de tracer un portrait précis de
Badis. Lui aussi semble avoir été prudent et circonspect. Il n'apparaît
pas comme un homme de guerre: il ne montra d'acharnement à la lutte
que pour la reprise de Malaga à l'Abbadide. Mais il ramena l'ordre dans
son royaume en réprimant le brigandage. C'est dans son palais qu'il
semble avoir passé presque toute sa vie: II abandonna presque toujours
la conduite des affaires à ses vizirs: d'abord le Juif Samuel Ibn Nagralla»
puis son fils Yousof. Après le soulèvement populaire qui mit fin à cette
dynastie de vizirs israélites, un aventurier, An-Naya, fut ensuite l'homme
78 H. TERRASSE

de confiance du prince. Le règne de Badis paraît avoir été une alternance


d'actes de volonté et d'abandon avec une solide défiance de son entourage
et une grande habileté pour suivre et déjouer les intrigues qui le me
naçaient.
Abd Allah qui fut porté au trône très jeune sous un régent sanhajien,
fit peu à peu — et parfois à ses dépens — l'apprentissage de son métier
de roi. A travers ses Mémoires, il apparaît comme un homme silencieux,
défiant, mais clairvoyant et habile. Il usa surtout de prudence et de
ménagements avec ses vizirs et ses voisins. Toutefois à la fin de sa vie, il
sut livrer avec décision une partie qu'il sentait perdue.
Les quatre souverains zirides ont eu le sentiment de leurs faiblesses;
ils ont joué avec souplesse et habileté une difficile partie d'équilibre.
Maintes fois ils surent pardonner et donner ainsi, dans cette rude époque,
une leçon d'humanité.

La cour

a) Les princes. — II arrivait que des princes de la famille royale


fussent poussés contre leur père et qu'ils eussent la faveur de grands
personnages. Ainsi on tenta de faire désigner comme héritier par Habbous
son neveu Yaddaïr ibn Habasa au lieu de son fils Badis. Mais ce dernier
se concilia les Sanhaja et déjoua l'intrigue. Plus tard Yaddaïr complota
en vain contre Badis.
Le fils aîné de Badis, Bologgin, qui essayait de se rendre populaire au
détriment de son père se laissa discréditer par le vizir juif qui finalement
l'empoisonna.
Badis, poussé par le vizir, exila quelque temps son fils Maksan qui
prit part à une révolte de Jaén. Il le rappela par la suite. Mais les mala
dresses de Maksan lui aliénèrent ses propres partisans.
S'il n'y eut pas à la cour ziride de grands drames familiaux, les souve
rains ne purent pas toujours compter sur la fidélité et le dévouement de
leurs propres fils, souvent entraînés dans les intrigues qui ne cessaient
de se tramer à la cour.
b) L'administration centrale. — L'organisation du gouvernement cen
tral des Zirides s'inspira, comme dans tous les royaumes de taifas, des
traditions califales. Un et parfois deux vizirs dirigèrent, avec l'adminis
trationcentrale, l'ensemble des affaires du pays. La majorité des vizirs
et des conseillers des princes étaient des Sanhaja. On a l'impression que
ce makhzen de type, hispanique avait gardé bien des traits des conseils
berbères: Abd Allah semble n'avoir rien décidé sans consulter cet état-
major sanhajien. Il arrivait souvent que le souverain abandonnait à
l'émirat ziride de grenade 79

peu près à son vizir la conduite des affaires: Ainsi en fut-il à la fin du
règne de Badis et pendant la minorité d'Abd Allah. A côté des vizirs se
trouvaient un ou plusieurs secrétaires. Une autre originalité du makhzen
ziride fut la place qu'y tinrent, vers la fin du règne d'Habbous et pendant
une partie du règne de Badis, de grands personnages juifs: Samuel ibn
Nagralla, à qui succéda, en 1055, son fils Yousof. Samuel n'était d'abord
qu'un collaborateur du secrétaire de Habbous, Aboul-Abbas: mais il
servit habilement Badis contre les intrigues d'Al-Yaddaïr. Il profita de
la jeunesse d'un secrétaire pour se pousser au premier plan. Il fut, sinon
par le titre, au moins en fait, un véritable vizir et son fils après lui. Ce
fait s'explique sans doute par la place que les Juifs tenaient à Grenade
et aussi parce que les B. Nagralla surent, avec l'aide de leur coreligion
naires collecteurs d'impôts, trouver de l'argent pour leurs souverains.
Par ailleurs, Badis ne pouvait avoir confiance ni en un Andalou, ni en
un Arabe.
Yousof ibn Nagralla semble avoir été, plus encore que son père,
le véritable maître du royaume. Il fit enlever Guadix à son gouverneur
pour la donner à un fils du sultan, Bologgin, qui lui en laissa la gérance;
il n'hésita pas un peu plus tard à faire empoisonner ce prince.
Mais Ibn Nagralla avait contre lui l'opinion populaire excitée par
les fouqaha qui considéraient comme un intolérable scandale de voir -un
état musulman gouverné et exploité par un Juif. Un aventurier arabe
qui avait fui la cour abbadide à la suite d'un complot manqué, avait
été bien accueilli par Badis. Il intrigua contre le vizir juif, aidé par les
femmes du palais. Ibn Nagralla se sentit perdu: il tenta de négocier avec
l'émir d'Almeria à qui il proposa, s'il voulait bien l'accueillir, de lui livrer
une partie du territoire ziride. Il envoya dans des commandements exté
rieurs les grands chefs sanhajiens, puis essaya d'associer d'autres chefs
de l'armée et les esclaves blancs à ses projets de trahison. Mais une émeute
éclata: les Juifs furent massacrés en grand nombre, leurs maisons pillées;
le vizir fut une des premières victimes.
An-Naya lui succéda au vizirat et exerça ses fonctions avec assez de
bonheur. Le royaume connut sous son autorité quelques années de calme
et de prospérité. Mais les chefs sanhajiens qui l'accusaient de favoriser
les Zénètes le firent assassiner lors d'un voyage à Guadix.
Abd Allah eut d'abord comme vizir Samaja, homme, brave et assez
austère qui proscrivit la vente du vin: il tenta de se réserver tout le
pouvoir en intriguant auprès des gouverneurs de places fortes et en
tentant de confiner le jeune souverain dans les plaisirs du harem. Un
prétendu complot dirigé contre lui, lui permit de faire exécuter plusieurs
de ses ennemis. Mais Abd Allah vit clair dans le jeu de son vizir, le déposa
et révoqua ses créatures. Toutefois il lui accorda son pardon, lui laissa
80 H. TERRASSE

ses richesses et lui permit de se rétirer à Almeria. Abd Allah se passa


désormais de vizir et gouverna lui même. Cette salutaire mesure venait
trop tard: au moins le dernier Ziride put-il tenter de manœuvrer entre
Alphonse VI et les Almora vides sans être trahi par les siens.
La plupart de ces vizirs semblent avoir été des hommes de valeur
dont l'action fut en fin de compte bénéfique au pays. Mais tous amassè
rent de grosses fortunes. Les Ibn Nagralla avaient mis des Juifs comme
collecteurs des impôts et tiraient bénéfice de ce système odieux aux
Musulmans: Abd Allah ne s'en étonne, ni s'en indigne.
On ne voit pas apparaître dans les Mémoires d'autres dignitaires du
gouvernement central. Aucun chambellan et aucun secrétaire ne sont
mentionnés. Sous Habbous, il est fait mention du conseil des grands
vassaux (hikm). Abd Allah qui ne parle plus dans l'histoire de son règne de
cette sorte de conseil du prince, continua de ménager les grands chefs
sanhajiens de qui l'émir tirait le meilleur de sa force.
Au palais des Zirides les femmes jouaient un très grand rôle et prenaient
une part active aux intrigues de la cour. Le choix de l'héritier désigné
importait beaucoup au harem. Abd Allah fut très clément envers son
frère Tamim afin de ne pas contrister leur mère. Les femmes intriguaient
avec les vizirs à qui elles demandaient souvent de l'argent. A côté des
femmes de la famille royale intervenaient dans les intrigues du palais
de simples servantes et même les épouses des Africains de la milice. La
cour des Zirides était restée sur ce point très berbère.
Ce qui frappe dans le récit d'Abd Allah, c'est le rôle que jouaient
les questions d'argent, non seulement dans les affaires militaires et la
politique, mais dans les intrigues et les complots: l'exercice du pouvoir
permettait de rapides et énormes fortunes.
Les souverains n'étaient pas moins cupides que leurs serviteurs.
Abd Allah raconte qu'en construisant sur ses ordres un rempart contigu
à l'Alhambra, les maçons trouvèrent un vase d'or qui contenait trois
mille mithqals. Il apprit que le trésor avait été trouvé sur l'emplacement
de la maison du trésorier juif de Badis. Il convoqua le fils de ce trésorier
qui était devenu le gendre de l'amin juif de Lucena, Ibn Maïmoun, afin
de lui faire dire où était enfoui le reste des richesses de son père, ce qui
déclencha la révolte d'Ibn Maïmoun.
Les souverains zirides eux mêmes avaient accumulé des sommes
considérables: Badis dépensa beaucoup pour reprendre Malaga; Abd
Allah put payer de sa cassette les tributs en retard qu'exigea de lui
Alphonse VI. Et les Almoravides lorsqu'ils s'emparèrent des palais
des Zirides furent étonnés des richesses qu'ils y trouvèrent.
A la cour des Zirides l'ivrognerie était courante. C'était dans l'Espagne
musulmane, où l'usage du vin s'était maintenu, en partie grâce à la
L'ÉMIRAT ZIRIDE DE GRENADE 81

présence des Mozarabes et des Juifs, chose ancienne et fréquente. Partager


les beuveries des princes était un des meilleurs moyens de se ménager
leur faveur; les vizirs — en dehors sans doute d'Ibn Samaja — ne s'en
firent pas faute. L'atmosphère de cette cour semble avoir été presque
toujours lourde: à tous les degrés la défiance régnait avec le sentiment
d'une constante instabilité.
Le souverain lui-même tiraillé entre les dignataires de son makhzen,
les clans militaires, surtout entre les Sanhaja et les Zénètes, les femmes
de sa famille et de son harem, devait se défier de presque tous et
manœuvrer avec circonspection.

L'organisation gouvernementale

a) L'armée. — Aux débuts du royaume ziride, l'armée semble avoir


été surtout sanhajienne: à ses chefs étaient confiés les grands command
ements territoriaux. Mais les Sanhaja, émigrés en Espagne avec Zawi,
ne formaient sans doute qu'une minorité: très vite l'armée régulière,
le jound, semble s'être composé en grande partie de Zénètes. On sait
que les Zénètes avaient formé la majorité des apports berbères du
Xe siècle: il était normal que des bandes de miliciens berbères, pendant la
fitna, s'attachassent à qui leur promettait une solde régulière et un
fructueux établissement. Certains chefs zénètes reçurent, eux-aussi,
des fiefs et de grands commandements.
Les vizirs qui étaient souvent en mauvais termes avec les grands
chefs sanhajiens, favorisèrent presque toujours les Zénètes. Les Sanhaja,
souvent réduits à des fiefs de faible rapport, se trouvaient, sous Abd Allah,
appauvris par rapport à leurs rivaux berbères.
L'armée, sous le règne d'Abd Allah, comportait encore deux autres
éléments, les esclaves blancs (abid) et les esclaves noirs (wousfana).
On ignore l'importance numérique de ces derniers contingents.
Tous les titulaires des commandements territoriaux devaient entre
tenir une troupe qu'ils recrutaient eux-mêmes. Les bandes armées ne
manquaient pas dans l'Espagne du XIe siècle où il était facile de
trouver des mercenaires. Certains — Abd Allah l'indique — exploitaient
le pays pour leur compte et se faisaient même coupeurs de routes: les
Zirides durent ainsi combattre le brigandage.
La plupart des gouverneurs ou caids jouissaient d'une large autono
mie: l'émirat ziride était un conglomérat de petites seigneuries à qui le
sultan grenadin ne demandait que le service militaire et des redevances.
Toutes ces troupes étaient coûteuses et peu sûres: l'anarchie militaire
pouvait toujours renaître à l'intérieur du royaume. Les divisions territo-
82 H. TERRASSE

riales avaient pour centre une ville ou un château; les chefs et leurs
troupes vivaient sur le pays.
Le grand souci des souverains était de ne pas mécontenter l'armée;
sans elle cette domination ziride en pays andalou n'aurait pas pu se
maintenir et elle était en fin de compte l'arbitre de la plupart des conflits
intérieurs, parfois même des intrigues du palais.
Après l'expédition de Guadix, Badis voulut agir contre un des chefs
de l'armée, Abd Allah Al-Qarawi, coupable de prévarication; mais il se
heurta à une réaction hostile des troupes sanhajiennes. Lorsque les
Sanhaja firent assassiner le vizir An-Naya qui avait favorisé les Zénètes
Béni Birzal, Badis n'osa pas sévir contre eux et dut accepter sans réagir
le meurtre d'un homme qui avait eu sa confiance. Et quand Abd Allah
renvoya le vizir Samaja, il ne fit rien contre les chefs sanhajiens qui
avaient comploté avec lui.
Dans l'ensemble, l'armée se montra d'une réelle fidélité au souverain
et Abd Allah, au plus fort de ses difficultés, avait confiance en elle. Les
révoltes de chefs militaires furent assez rares et toujours limitées. Un
général sanhajien, Yahya ibn Ifran pensait déposer Badis; mais il fut tué
lors de la reprise de Malaga par les Abbadides. Ce fut un autre chef
sanhajien qui soutint et organisa la dissidence de Maksan, fils de Badis,
à Jaén. Il dut s'enfuir et louer ses services et ceux de sa troupe dans
d'autres pays.
Sous Abd Allah, le gouverneur d'Antequera et d'Archidona, Kabbab
ibn Tamit, qui menait une politique indépendante et qui harcelait les
terres abbadides malgré la paix conclue entre les deux royaumes, se
révolta et, en même temps que lui, un commandant de château, frère
du préfet de la ville et poussé par celui-ci. Les uns et les autres se livrèrent
au brigandage. Les deux derniers durent être assiégés pendant six mois
et, après leur capture, crucifiés: Kabbab se soumit.
La divison en groupes ethniques différents, Sanhaja, Zénata, esclaves
blancs et noirs, évita sans doute des réactions massives de l'armée; mais
elle pouvait être source de complications. La politique de plusieurs vizirs
avait affaibli les Sanhaja et enrichi les Zénata. Abd Allah ordonna une
sorte de fusion des troupes berbères: les Zénata aisés prenaient à leur
charge quelques miliciens sanhajiens. L'opposition des Zénata fut vive
sans aller jusqu'à la révolte et Abd Allah finit par en avoir raison: Dans
cette affaire il lui sembla que les Zénètes avaient été poussés par les abid:
les esclaves blancs.
En face de leur armée qu'ils ne pouvaient s'aliéner, les émirs zirides
eurent à jouer de difficiles partie d'équilibre et maintes fois durent
éviter à tout prix le mécontentement de leurs miliciens.
b) Les châteaux. — Toute l'organisation militaire du pays s'appuyait
l'émirat ziride de grenade 83

sur des forteresses. Tout gouverneur ou maître d'une ville avait sa qasba
fortifiée, en général au contact de la ville commerçante et la dominant.
Des châteaux surveillaient des passages et des points stratégiques: ils
pouvaient alors être indépendants d'une agglomération. Les frontières
étaient gardées et maintenues par d'autres châteaux. Toutes ces forte
resses, nombreuses dans l'intérieur même du pays, servaient autant à
maintenir les Andalous dans l'obéissance qu'à assurer la sécurité du
royaume. Dans toutes les campagnes dont parle Abd Allah, il est sans
cesse question de châteaux pris, perdus ou assiégés. Parfois à la suite de
conflits de frontières, ils étaient échangés. Ces forteresses n'avaient de
valeur que si elles étaient munies d'une garnison, pourvues d'armes et
de vivres: on parle à plusieurs reprises dans les Mémoires de châteaux
mis en état, occupés, équipés et ravitaillés.
Ce qui frappe dans toute cette organisation militaire, c'est qu'elle
était toute entière constituée par des étrangers au pays. Abd Allah ne
parle jamais de troupes ou de garnisons andalouses. Une des raisons
données au départ de Zawi, c'est qu'il pensait se heurter toujours à
l'hostilité des Andalous. De fait, jamais ceux-ci ne soutinrent une dynastie
qui leur était étrangère et qui leur imposait, on le verra, une lourde fisca
lité. A la mort de Badis, bien des forteresses furent abandonnées par
leurs garnisons et, précise Abd Allah, occupées illégalement par les
habitants du territoire. Ce jugement du dernier prince ziride montre
comment, après tous les siens, il concevait sa domination. Sans doute les
textes ne rapportent aucune révolte des autochtones dans le domaine
ziride. Mais les masses andalouses, dans leur passivité résignée, ne furent
d'aucun secours aux souverains dans leurs luttes extérieures. Lorsque
les Chrétiens se fire nt menaçants, Abd Allah n'essaya pas de les entraîner
à la guerre sainte. Et elles se rallièrement aisément aux Almoravides qui
n'exigeaient que les impôts canoniques en supprimant toutes les contri
butions illégales.
c) Les cadres administratifs. — Les chefs de districts territoriaux
apparaissent tous comme des chefs militaires. Toutefois il est question
à Grenade d'un préfet de la ville (sahib al-madina). Il semble que les
premiers émirs aient laissé aux qadis le jugement de presque toutes les
affaires. Cependant les émirs et les gouverneurs, petits ou grands, durent
juger les causes criminelles et de police. Abd Allah ne mentionne pas
de séances de jugements d'appel (mazalim). Mais il ne dit rien de l'orga
nisation interne de son gouvernement: il parle surtout de ce qui troublait
la vie normale du pays: intrigues, révoltes ou guerres.
d) L'administration locale. — En dehors du préfet de la ville de
Grenade qui semble avoir été souvent un eunuque, les Mémoires ne parlent
guère des fonctionnaires locaux. Dans ce royaume qui était un agglomérat
84 H. TERRASSE

de fiefs militaires, il est probable que les gouverneurs de villes et de


châteaux détenaient tous les pouvoirs et choisissaient eux-mêmes leurs
auxiliaires.
Les seuls renseignements assez précis que donne Abd Allah concernent
la communauté juive de Lucena. Elle était gouvernée par un juif, Ibn
Maïmoun, désigné comme amin par le souverain. Mais Ibn Maïmoun
avait recruté une bande d'étrangers et opprimait ses coreligionnaires.
Les Juifs de Lucena, après la campagne d'Aledo, avaient dû payer une
contribution extraordinaire qui n'était pas prévue par leur droit coutu-
mier. Mais il est impossible de dire si cette coutume était une simple
application du statut des tributaires non-musulmans, la dhimma, ou s'il
existait une sorte de pacte entre la communauté de Lucena et le souver
ain. Ibn Maïmoun s'étant révolté, Abd Allah finit par le révoquer et
les Juifs de Lucena n'eurent plus d'intermédiaire entre le souverain et
leur communauté.
Tout fait penser que l'organisation, sommaire mais assez solide, de
l'administration locale qu'avait connue le califat s'était assez dégradée
dans le royaume ziride.
e) La fiscalité. — Le souverain ne percevait directement que le
revenu de ses propriétés: il y avait à Lucena un intendant des biens
royaux. Au moins lorsque le vizirat fut occupé par les Ibn Nagralla, les
collecteurs d'impôts à Grenade étaient juifs. Dans une bonne partie du
royaume, les . chefs locaux semblent avoir perçu les impôts pour leur
compte en versant un tribut au souverain.
Les Zirides avaient besoin de beaucoup d'argent: leur armée de mer
cenaires leur coûtait cher, surtout lorsqu'il fallait recruter et entretenir
des troupes pour une campagne assez longue. La cour était, elle aussi,
dispendieuse et les Zirides aimèrent à thésauriser. Ces dépenses s'aggra
vèrent, sous le règne d'Abd Allah, du tribut versé à Alphonse VI et des
cadeaux exigés par les chefs almoravides.
Ainsi aux impôts légaux de l'Islam, s'ajoutèrent diverses contribu
tions extraordinaires dont Abd Allah ne donne pas le détail mais que
les juristes malékites considéraient comme illégales. Les Almoravides qui
se limitaient à percevoir les impôts canoniques eurent dès leur arrivée,
la faveur des populations.
Les collecteurs d'impôts et les chefs locaux se ménageaient sans doute
de substantiels bénéfices: Abd Allah fait allusion aux malversations des
percepteurs juifs. Ces exactions, sans parler de celles des bandes armées
et des troupes en campagne, expliquent pour une part que les populations
andalouses n'aient manifesté aucun attachement pour cette • dynastie
berbère et se soient ralliées à ces autres Berbères et étrangers qu'étaient
les Almoravides.
l'émirat ziride de grenade 85

La vie du pays

Abd Allah ne dit rien de la vie du pays. En deux occasions seulement,


à la fin du règne de Badis et sous son propre règne, dans la paix que lui
valut le tribut versé à Alphonse VI, il signale que le royaume ziride
connut paix et prospérité. Il est certain que ce pays, qui subissait une
exploitation échelonnée, avait dû garder une solide vie paysanne et que
ses villes étaient restées des centres de production artisanale et de com
merce actifs. Mais les Mémoires ne nous apprennent rien de précis sur la
vie économique du Sud Andalou.

Ce petit royaume andalou, né d'une querelle de famille entre Sanha-


jiens d'Ifriqiya, disparaissait dans l'expansion de l'empire des Sanhaja
au voile, leurs frères de race. Mais, pour avoir trouvé son origine et sa
fin dans le monde berbère, il n'en donne pas moins, par nombre de ses
traits, une image de ce que furent les principautés des reyes de taifas.
Ces royaumes provinciaux aux limites changeantes, tantôt en expansion
tantôt en recul, eurent tous la même politique égoïste et à courte vue:
le plus souvent incapables de s'entendre entre eux, ils n'arrivèrent à
s'unir vraiment ni devant la menace chrétienne, ni devant le péril almo-
ravide. Mais ils voulurent être, dans la mesure de leurs moyens, les
héritiers du califat cordouan dont le glorieux souvenir les hantait. Même
lorsqu'ils se sentaient encore, au moins par la sourde hostilité de leurs
sujets et par les sources mêmes de leur force, des étrangers au pays, ils
étaient pleinement conquis par l'Andalousie et sa civilisation. A la
seconde ou à la troisième génération, ils étaient devenus, d'esprit et de
cœur, pleinement espagnols. Surtout dès leur installation, par leur vo
lonté d'embellir leur capitale et d'y établir une cour, ils se montrèrent
de dévoués serviteurs de la civilisation musulmane d'Espagne. Leur
mécénat, exempt de puritanisme et souvent exercé avec une grande
liberté d'esprit, reste la meilleure gloire de ces souverains au pouvoir
incertain dont les moyens militaires et l'œuvre politique restèrent limités.
Par là encore, ils se montrèrent les héritiers du califat de Cordoue qui
avait tiré le meilleur de sa gloire de l'éclat de sa civilisation.
Par ailleurs, le royaume ziride de Grenade préfigure ce que fut l'œuvre
des grands empires marocains des Almoravides et des Almohades: il fut
déjà, à une échelle très réduite, une force berbère au service de la civil
isation élaborée par l'Islam espagnol.

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