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Cahiers d’études africaines

248 | 2022
La classe en islam : entre piété et distinction

MBOUGAR SARR Mohamed. — Terre ceinte ; De purs


hommes ; La plus secrète mémoire des hommes
Jean-Paul Colleyn et Fabienne Samson

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesafricaines/40432
DOI : 10.4000/etudesafricaines.40432
ISSN : 1777-5353

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 2 décembre 2022
Pagination : 914-918
ISBN : 978-2-7132-2928-2
ISSN : 0008-0055

Référence électronique
Jean-Paul Colleyn et Fabienne Samson, « MBOUGAR SARR Mohamed. — Terre ceinte ; De purs hommes ; La
plus secrète mémoire des hommes », Cahiers d’études africaines [En ligne], 248 | 2022, mis en ligne le 02
décembre 2022, consulté le 28 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/
etudesafricaines/40432 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.40432

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Mbougar Sarr Mohamed. — Terre ceinte ; De purs hommes ; La plus secrète mémoi... 1

MBOUGAR SARR Mohamed. — Terre


ceinte ; De purs hommes ; La plus
secrète mémoire des hommes
Jean-Paul Colleyn et Fabienne Samson

RÉFÉRENCE
MBOUGAR SARR Mohamed. — Terre ceinte. Paris, Présence africaine, 2014, 354 p. ; De purs
hommes. Paris, Philippe Rey ; Dakar, Jimsaan, 2018, 189 p. ; La plus secrète mémoire des
hommes. Paris, Philippe Rey ; Dakar, Jimsaan, 2021, 462 p.

1 Le Prix Goncourt 2021, reçu par l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr pour son
ouvrage La plus secrète mémoire des hommes (2021), nous a donné envie de nous plonger
aussi dans ses précédents romans, De purs hommes (2018) et Terre ceinte (2014) 1, qui fut
couronné au Salon du livre de Genève 2015 du Prix Ahmadou-Kourouma. Ces deux
derniers livres portent sur l’Afrique de l’Ouest, le Sénégal, pour le premier, et un pays
imaginaire, pour le second, mais dont la tragédie rappelle fortement celle du nord du
Mali, même si des éléments sénégalais (des noms, des expressions wolofs) ponctuent
occasionnellement le récit.
2 De purs hommes traite du rejet social et quasi unanime de l’homosexualité dans le
Sénégal contemporain, tandis que Terre ceinte nous plonge au cœur de la violence
djihadiste, de manière plus éloquente, à vrai dire, que bien des analyses politistes. Tous
deux soulèvent, malgré des sujets a priori bien différents, des questions similaires et
essentielles à la vie des femmes et des hommes en société. La problématique
fondamentale et récurrente est celle du « peuple » — que l’on retrouve d’ailleurs une
fois encore dans La plus secrète mémoire des hommes (p. 47) — de sa composition, de sa
soumission et de sa capacité à s’émouvoir, à s’éveiller et à se révolter. Chacun des deux
ouvrages s’ouvre sur des scènes d’une extrême violence, presque cinématographiques
dans leur description, autour de la mort : celle, dans De purs hommes, d’un jeune homme

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qu’une foule hystérique déterre car il est soupçonné d’avoir été homosexuel (goor-jigen)
et ne mérite pas, à ce titre, de reposer dans un cimetière musulman ; celle de deux
jeunes amants de 20 ans, dans Terre ceinte, mis à mort devant — là-encore — une foule
déchaînée, pour s’être aimés en dehors du mariage. Ainsi, dans un style franc, parfois
cru, mais jamais dénué de grande poésie (« les regards qui s’accrochaient comme des
ronces », Terre ceinte, p. 99 ; « J’avais parlé par une bouche commune — telle une
fosse — où étaient enterrés — mais elles ressuscitaient toujours — les opinions
nationales », De purs hommes, p. 18) ni d’expressions philosophiques denses (« il est plus
facile de battre une femme que de l’aimer », Terre ceinte, p. 166 ; « Un deuil est un
labyrinthe ; et au cœur de ce labyrinthe, est tapi le Monstre, le Minotaure : l’être
perdu », De purs hommes, p. 128), ces deux romans parlent-ils du contrôle des
consciences, de la lâcheté ordinaire, de l’effort de survivre face à l’oppression, et de la
possibilité ou non de réagir, de sortir de la « masse » et de surmonter sa peur plutôt que
de se laisser écraser par elle. Pourquoi certains entrent-ils en lutte alors que la majorité
se complaît dans un « esclavage moral » (Terre ceinte, p. 183) et préfère s’assurer une
paix sociale, même précaire ? Dans les deux cas, un système religieux intransigeant,
rigide et particulièrement moralisateur s’impose, laissant croire qu’il est le sauveur, la
délivrance, celui qui va laver la société de sa souillure impie et forcément venue de cet
Occident immoral, où l’homosexualité est acceptée et où les règles démocratiques et
laïques dominent. Là est la question fondamentale : qu’est-ce qu’être un.e bon.ne
musulman.e et, par conséquent, un bon fils, un bon père, une bonne mère, un ou une
bon.ne citoyen.ne ?
3 Dans les comportements humains, il faut distinguer ceux qui adhèrent à l’idéologie
dominante de ceux qui y participent de peur de s’exclure socialement, préférant parfois
renier un fils plutôt que d’admettre l’absurdité et la violence ambiantes. La peur du
déshonneur prime souvent sur les convictions intimes. D’ailleurs, dans un
environnement social où l’histoire locale est réécrite, « purifiée » de toute déviance
potentielle, il devient facile de penser comme la masse ou plutôt de ne plus penser, afin
de ne pas s’attirer d’ennuis. Alors, dans De purs hommes, le discours récurrent des
moralistes laisse croire que l’homosexualité est un mal occidental dont les terres
africaines étaient vierges avant la colonisation (p. 132) et, dans Terre ceinte, ce sont les
livres et les manuscrits anciens que l’on brûle, pour imposer une idéologie nouvelle et
unique. Face à ce contrôle, qui peut affirmer pouvoir aller à contre-courant, au risque
d’un bannissement social ou de la mort ? Car, dans les deux ouvrages, le « peuple »
aussi participe à la violence, s’en nourrit et s’en délecte, comme une expiation de tous
les maux du quotidien : on dénonce son voisin, on refuse un enseignement sur Verlaine
à l’université, on accuse publiquement et sans preuve quelqu’un d’être homosexuel ou
d’être un mauvais croyant, juste par vengeance personnelle, par manœuvre politique,
ou pour montrer combien on se coule dans le moule. La rumeur est meurtrière dans les
ouvrages de Mohamed Mbougar Sarr, socialement et physiquement. Les régimes
intégristes, ainsi nommés par Angela dans De purs hommes (p. 83), permettent les
arrestations arbitraires, les lynchages publics, l’inquisition dans la vie privée des gens.
La question n’est pas, alors, seulement celle du courage nécessaire pour lutter contre la
folie collective ; elle est aussi celle de la responsabilité de chacun face aux conséquences
de ses actes. Dans Terre ceinte, Madjigueen préfère quitter la lutte plutôt que de faire
prendre des risques à la population. Elle ne peut supporter les représailles subies par
ceux qui n’ont rien demandé. À l’inverse, Ndéné Gueye, dans De purs hommes, se laisse
embarquer dans une quête de (re)connaissance de l’homosexualité, presque malgré lui,

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dans un élan qu’il ne maîtrise pas et qui lui fait peur. Comme envoûté — sa belle-mère
veut d’ailleurs l’amener voir les marabouts qui pourraient le soigner —, il se laisse
emporter dans le tourbillon de la rumeur, quitte à en subir les préjudices de manière
sacrificielle : la mort familiale, professionnelle, sociale, et peut-être même physique.
4 L’ensemble de l’œuvre de Mohamed Mbougar Sarr propose des personnages puissants
et volontaires, grâce à des séries de portraits saisissants. Les femmes sont souvent les
plus fortes. Dans De purs hommes comme dans Terre ceinte, elles souffrent bien plus que
les hommes, dans leur chair, de la perte d’un enfant, préfèrent l’amour filial à la folie
des hommes, militent contre l’ordre moral oppressif ou se résignent à vivre hors du
monde, incapables de collaborer. Cette figure de femme forte est à son apogée dans La
plus secrète mémoire des hommes, où Siga D., la scandaleuse, la « femme-araignée », est
toujours du côté de la vie mais porte en elle un trauma : « Je portais la mort de ma mère
en moi. […] je l’ai avalée pour pouvoir vivre » (p. 132). Réputée en proie à un appétit
sexuel ravageur, elle est en fait malade de son désir d’aimer et d’être aimée. La société
ne lui pardonne pas d’enfreindre les règles du masla, cette pudeur, cette bienséance au
nom de laquelle, au Sénégal, les dures vérités ne se disent pas (p. 209). C’est sur son lit
de mort que son père lui révèle ne lui avoir jamais prêté aucune attention à cause d’une
prédiction sue de lui seul. Siga D. connaîtra néanmoins, mais au prix de l’exil, une
forme de rédemption. Autre personnage féminin éclatant, Mossane, dont la beauté
faisait tourner les têtes. L’homme qu’elle choisit et le fils qu’ils eurent ensemble l’ont
tous deux abandonnée. Ils partageaient le même rêve : « devenir des savants dans la
culture qui a dominé et brutalisé la leur. […] Les Blancs sont arrivés, et certains de nos
concitoyens sont devenus fous. Fous à lier. Fous d’amour pour eux, leurs maîtres.
Assane et Élimane font partie de ces fous. Ils ont laissé Mossane, et elle a commencé à
devenir folle à son tour » (p. 181).
5 Mohamed Mbougar Sarr est incontestablement, à l’image de ses protagonistes
bousculant les normes, un écrivain engagé. Il s’expose. Le sujet de l’homosexualité
déteint sur celui qui l’aborde, dit-il dans De purs hommes. L’écrivain risque-t-il, lui aussi,
le bannissement social décrit dans ses ouvrages, où tous les esprits libres sont
contraints à l’exil ?2. À l’heure d’une « remoralisation » générale des sociétés, portée
par nombre de groupes religieux en Afrique comme ailleurs, dénoncer
l’embrigadement idéologique érigé en système totalitaire est non seulement salvateur
mais également signe d’un grand courage. En 2017, Mohamed Mbougar Sarr a
également publié (toujours chez Présence africaine) Silence du chœur, un livre consacré
au « drame des migrants », des mots galvaudés qui permettent à tout le monde de s’en
laver les mains, mais dont l’écrivain sénégalais ranime la dimension tragique à travers
des récits de vie astucieusement entrelacés. Comme ailleurs dans son œuvre, il évite le
ton moralisateur, il évoque des êtres humains de statuts et de vécus divers, avec leurs
qualités et leurs défauts, en proie aux grands thèmes de la condition humaine :
l’injustice, le sexe, l’exil, la violence, le fanatisme, la mort. L’œuvre de Mohamed
Mbougar Sarr dans sa globalité peut déjà être considérée comme une comédie humaine,
non pas balzacienne mais contemporaine et universelle, inscrite dans le nœud des
relations ambiguës entre l’Afrique, le monde arabe, l’Europe et l’Amérique latine.
6 À 32 ans, ce fils de médecin, aîné de sept frères, dont l’itinéraire passe par Djourbel, le
Prytanée militaire de Saint-Louis, le lycée Pierre-d’Ailly de Compiègne puis l’École des
hautes études en sciences sociales à Paris, est déjà à la tête d’une œuvre considérable. Il
est un écrivain dans l’âme, littéralement habité par l’écriture, au point d’apparaître

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comme une véritable torpille littéraire. Son style est époustouflant, enlevé, envoûtant,
rythmique et toujours arrimé au tragique. C’est dans La plus secrète mémoire des hommes
que la quête littéraire s’exprime le plus clairement, comme un enjeu vital en raison de
la double quête d’un jeune universitaire sénégalais qui raconte sa propre vocation sous
la forme de la recherche éperdue d’un écrivain disparu, T. C. Élimane, hanté et maudit
(« Élimane est un démon. Il possède. Mais il est lui-même possédé », p. 224).
Cet écrivain sénégalais disparu s’inspire fortement de la trajectoire dramatique de
l’écrivain malien Yambo Ouologuem (1940-2017), Prix Renaudot 1968 pour son ouvrage
Le devoir de violence3, d’abord encensé par la critique française, puis littéralement
détruit par celle-ci après des accusations de plagiat. Les pastiches, par Mohamed
Mbougar Sarr, de textes publiés sur Ouologuem par la critique de la fin des années 1960
sont absolument impayables4 ! Et si Ouologuem avait seulement poussé plus loin que de
coutume l’intertextualité, tout en étant indiscutablement un grand écrivain ? Et s’il
avait voulu rendre hommage à toute la littérature qui l’avait précédé ? Ce que
Mohamed Mbougar Sarr fait dire d’Élimane pourrait s’appliquer à lui-même : une seule
de ses pages suffit à nous donner la certitude que nous lisons un écrivain. Il s’inscrit
dans une tradition réaliste, mais dans un style très contemporain, notamment sur le
plan narratif, en distribuant avec beaucoup de talent une série de récits enchâssés les
uns dans les autres et en les confiant successivement à différents personnages qui se
substituent momentanément au narrateur. Ainsi, le lecteur retrouve page 349 un
personnage qu’il avait quitté page 92. L’auteur a su aussi s’écarter du cas Ouologuem
dont il s’est largement inspiré pour faire virevolter son roman, avec quelques
rebondissements à la Conan Doyle que nous ne dévoilerons pas ici.
7 Sur le plan rhétorique et dans l’ensemble de son œuvre, Mohamed Mbougar Sarr sait
alterner un ton parfois familier, parfois grave, avec de-ci, de-là des références savantes
ou des mots extrêmement recherchés. Sans lourdeur. Dans La plus secrète mémoire des
hommes, certaines phrases rappellent Georges Bataille : « Le fil aiguisé de l’horizon a
d’abord tranché l’iris du soleil à l’horizontal, en son milieu exactement, comme chez
Buñuel » (p. 427). Dans les filets du flux littéraire, nous pouvons ainsi repêcher
quelques motifs comme des « pages péléennes », des « ciels déhiscents », ou « à l’éclat
nivéen », « l’entéléchie », un « fauve au ressuis », un fauchage « à larges andains », « la
cantilène des corps jeunes et vigoureux », des « biographèmes », un « schibboleth » et
bien d’autres. Tout cela sans que jamais la lecture ne soit rebutante ou lourde :
presqu’un miracle ! D’ailleurs, l’écriture de Mohammed Mbougar Sarr ressemble
souvent à une pulsion : il sature ses phrases de désir, emporté par un « drive » ; l’énergie
érotique se transforme en littérature sensuelle, voire jouissive. Et si nous sommes tant
passionnés par ses livres c’est parce que l’auteur sait nous entraîner, nous ses lecteurs,
dans sa quête éperdue. Avec lui, nous comprenons que l’écrivain est un chercheur et
que la recherche est le principe même de l’écriture. On peut rechercher des faits, mais
on peut aussi être un enquêteur plus métaphysique : « Tous les vrais polars sont de
superbes traités de métaphysique », a-t-il ainsi déclaré dans un entretien 5.

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NOTES
1. Signalons également son roman Silence du chœur (Paris, Présence africaine, 2017).
2. Voir à ce sujet la polémique et la campagne de dénigrement subie par Mbougar Sarr
au Sénégal suite à la sortie de De purs hommes, racontées dans l’émission
« Bookmakers » d’Arte Radio, vers la 44’, <https://www.arteradio.com/son/61673760/
mohamed_mbougar_sarr_2_3>.
3. Y. OUOLOGUEM, Le devoir de violence, Paris, Éditions du Seuil, 1968.
4. Pour une étude minutieuse du cas Ouologuem, voir : J.-P. O RBAN, « Livre culte, livre
maudit : Histoire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem », Continents manuscrits,
2018, <http://journals.openedition.org/coma/1189> ; J.-P. O RBAN, « Yambo Ouologuem,
le devoir de transparence », propos recueillis par Valérie Marin La Meslée, Le Point, 29
mai 2018 ; C. WISE, « Qur’anic Hermeneutics, Sufism, and “Le Devoir de violence:”
Yambo Ouologuem as Marabout Novelist », Religion & Literature, 28 (1), 1996 : 85-112 ;
C. WISE, « Après l’Azawad : Le Devoir de violence, le djihad et l’idéologie chérifienne
dans le nord du Mali », Fabula Colloques : « L’œuvre de Yambo Ouologuem. Un carrefour
d’écritures (1968-2018) », <http://www.fabula.org/colloques/document5980.php>.
5. E. BERTHO, « Les migrations méditerranéennes. Entre enquête et polar. Entretien avec
Mohamed Mbougar Sarr », Multitudes, 3 (76), 2019, pp. 202-206.

AUTEURS
JEAN-PAUL COLLEYN
Institut des mondes africains (IMAF), EHESS, Paris, France

FABIENNE SAMSON
Institut des mondes africains (IMAF), IRD, Aubervilliers, France

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