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Le dernier survivant de la caravane : ouverture ou repli ?

Introduction

Le dernier survivant de la Caravane est une œuvre romanesque écrite par le romancier Centrafricain
Etienne Goyemide (1942-1997). Elle a été publiée en 1985 chez l’éditeur Hatier. Le roman constitue une
sorte d’écho des razzias esclavagistes qui, durant toute la première moitié du XIXe siècle, ont
douloureusement marqué l’Est de la République centrafricaine, l’ethnie banda en l’occurrence.

Etienne Goyemide introduit et conclut une histoire dont le narrateur principal est le vieux Ngalandji dit
Ngala, le patriarche du village Letrogo. Ce dernier raconte l’épopée des habitants de son village
séquestrés lors d’une razzia esclavagiste puis emportés en captivité dans un voyage sanglant et
extrêmement abominable. Il s’agit d’une méditation littéraire sur les comportements humains de tous
âges, méditation dont la profondeur est étayée par de nombreux contes et légendes banda. Ces derniers
constituent des « médiations nécessaires qui amènent les auditeurs du vieillard à deviner le
déroulement de l’histoire des villageois prisonniers et qui leur permettent en même temps de dépasser
cet événement dans sa singularité historique pour le situer au niveau général des comportements
humains. » (p. 6)

La succincte exégèse que nous envisageons d’élaborer de ce roman de la migration forcée vise à y faire
ressortir une certaine esthétique de la survie répondant à une interrogation existentielle, véritable
dilemme toujours actuel : s’ouvrir ou se replier, laquelle des deux attitudes est mortifère ou vitale ?

En effet, Le dernier survivant de la caravane constitue une sorte de mémorial au sens cultuel, un hymne
à la petitesse et enfin, au plan strictement littéraire, la mise en évidence de la complémentarité ou de
l’union féconde entre l’oralité et l’écriture.

1. Le mémorial : cette inhumanité qui ne meurt pas !

Cultuellement, le mémorial désigne un souvenir dont la célébration rend vivant, un fait du passé qui
recèle d’une étonnante actualité. La lecture du Dernier survivant de la caravane soulève forcément la
question de sa valeur historique : est-ce un décalque, un reportage fictif des razzias esclavagistes qui ont
causé le dépeuplement jusqu’aujourd’hui de l’Est de la République centrafricaine ?

On serait tenté de répondre non vu que la narration semble reposer sur une frise chronologique bien
postérieure à la période des razzias datant de la fin du XIXe siècle. L’odyssée que raconte Ngalandji
reflète davantage la période coloniale de l’histoire de la République centrafricaine. Néanmoins, l’œuvre
d’Etienne Goyemide semble avoir suffisamment considéré les écrits des premiers explorateurs
européens de l’Afrique centrale, Junker (1875-1886), Potagos (1885), Miani (1877) Piaggia (1887) et
surtout l’allemand Schweinfurth (1868-1871) qui, du fait, qu’il eut accompagné plusieurs caravanes
d’esclavagistes, décrit avec menus détails les pratiques de ces derniers. (p. 3-4)

Une remarque de Jean-Dominique Penel dans la préface du Dernier survivant de la Caravane sur le
rapport temps de la narration et temps de l’Histoire nous a permis de repérer une intéressante
spécificité du livre :

[…] - d’une part, parce que le récit du vieux Ngalandji correspond pleinement à l’histoire centrafricaine
passée : sur le fond son authenticité n’est pas discutable ; - d’autre part, parce qu’il s’adresse avec
autant de justesse à l’avenir des Centrafricains comme de tous les lecteurs : ce récit s’insère dans
l’histoire, mais en même temps il l’a domine, car au-delà de la restitution du passé il dessine et propose
des attitudes pour le présent et l’avenir du lecteur. Il part d’hier, puis il se met à parler au présent et au
futur. (p. 2)

Etienne Goyemide fait délibérément entourer son œuvre d’un mystère dont l’ultime manifestation en
est l’étonnante temporalité. La clef de voûte du mystère est le narrateur principal, Ngalandji dit
« Ngala ».

« Bambou de Chine » sempervirent

Le dernier survivant de la Caravane se présente sous la forme d’un récit enchâssé : Etienne Goyemide
introduit et conclut une narration dont l’intrigue principale est narrée par un personnage du roman, le
vieux Ngalandji dit Ngala, le patriarche du village Letrogo. C’est lui le dernier survivant de la caravane
dans laquelle fut brutalement embarqué les habitants de son village et, en cela, le seul dépositaire de la
sagesse et des « secrets » d’une époque révolue. De fait, Ngalandji était adolescent lorsque des
esclavagistes enturbannés survenus de nulle part, détruisirent son village et emportèrent en captivité,
afin de les commercialiser, tous les habitants. Il souffrit dans la chair le douloureux voyage vers
l’avilissement et fut témoin oculaire de l’issue héroïque de leur servage.

Le surnom que ses jeunes contemporains lui ont attribué dénote sa longevité. L’extrait suivant est celui
qui introduit Ngalandji dans la narration :

Tous étaient là, riant et chantant avec nous. Il y avait le chef en personne, mais surtout il y avait
Ngalandji, le patriarche de chez nous. Il a vu naître tous les gens du village. Il pourrait raconter à celui-ci
les circonstances exactes de la mort de son arrière grand-père, à celui-là la manière dont sa grand-mère
maternelle avait été dotée. C’était la mémoire de notre clan. […] Son maintient physique, qui jurait avec
son grand âge, lui avait valu le surnom de « Ngala », le bambou de Chine toujours solide, toujours vert
quelle que soit la saison. […] Quand vous lui demandiez son secret, il vous répondait en riant : « Buvez
de l’eau de source, plongez-vous dans la rosée du matin et les eaux des torrents. »
Ngalandji est un être étrange, au savoir immense, conteur passionné dont l’art de narrer est si vivant et
surtout un homme ayant conscience d’être situé dans un « à venir » belliqueux et triomphant :

Il (Ngalandji) se targuait d’être le seul survivant de la grande armée des Lindas levée par le chef Ippy
pour s’opposer à la pénétration française. Et il vous retraçait l’événement avec une sainte ferveur,
comme s’il venait tout juste d’avoir lieu. […] Il en avait vu de « toutes les couleurs », ce sacré Ngala qui
claudiquait légèrement et portait d’affreuses cicatrices sur le corps […] : il ne mangeait jamais le sel
importé. Et quand vous lui demandiez la raison de ce comportement bizarre, il vous répondait sans
détour que l’armée du chef Ippy n’était pas vaincue, que la longue trêve que nous vivions ne devait pas
être prise pour la fin de la guerre avec les Blancs, que manger les produits des Blancs signifiait conclure
avec eux un pacte de non-belligérance.

Il ressort de cet extrait que le vieux Ngala est plus conservateur que disposer à s’ouvrir à la modernité,
au mélange. Pour l’instant, intéressons-nous toujours au mystère de sa personne, cette fois à l’aspect
salutaire que recèle non seulement son intervention dans l’histoire que présente Etienne Goyemide et
de cela la fonction clinique de sa narration.

En effet, le contexte antérieur à sa prise de parole - un survol d’hibou jetant le trouble dans une soirée
dansante sous un ciel étoilée – indique qu’on recourut à lui pour être protégé :

Le silence, qui n’était pas encore total, avait quelque chose d’oppressant, de mystérieux, après le
tintamarre que nous venions de connaître. Là-haut, la lune ronde poursuivait sa nonchalante randonnée
dans le village des étoiles […] Soudain, un hibou passa en presque en rase-mottes au dessus de notre feu
et alla se poser dans le grand kapokier derrière la maison du chef. Quelques instants après, il entonna
son lugubre « hou-hou ». Un mouvement de frayeur se dessina dans le groupe des enfants.
Instinctivement, nous nous rapprochâmes tous de la chaise longue sur laquelle le vieillard reposait.
« Hou-hou », continua le hibou. Plus personne n’osait parler. Pourquoi ce messager de la mort était-il
venu chez nous ? Pour qui lançait-il ce dernier appel ? Oui, de qui ce sorcier était-il venu emporter
l’âme ? Nous étions complètement figés par la peur et regardions tous le vieux Ngala, comme si de lui
seul pouvait venir notre salut. « Hou-hou » lança encore l’oiseau des enfers. Sans mot dire, l’octogénaire
se leva, alla vers le brasier d’où il sortit un tison ardent qu’il envoya en direction du hibou.

[…] Ngala se replongea dans le silence, le regard fixé vers l’horizon étoilé. Le hibou s’envola pesamment
en lançant un dernier « hou-hou ». Ngala était incontestablement le vainqueur de cet étrange duel des
ombres qui venait de se dérouler sous nos yeux d’enfants…

Ngalandji intervient alors non seulement pour anéantir le sortilège du hibou mais surtout parce que son
art oratoire est vertueuse qui prévient de l’imminence de la mort :

Le vieillard commença alors à parler, non pas pour s’adresser à nous, mais comme s’il voulait se parler à
lui-même, comme s’il avait ardemment envie de se dire des confidences, ses propres confidences :
« Le cri du hibou qui arrête la joie des enfants dans la nuit limpide, demande à l’homme sage d’ouvrir les
yeux pour apercevoir la mort qui rode à la croisée des chemins. »

C’est en ces termes remplis de mystère que Ngalandji dit Ngala, le patriarche du village Létrogo, entama
sa longue histoire.

Un récit tourné vers le futur

En somme, Le dernier survivant de la Caravane rapporte le récit de son épopée pour prévenir la jeune
génération de la mort qui rode à la croisée des chemins. L’intérêt de ce petit livre a été rehaussé ces
dernières décennies qui ont vu le Centrafrique être plongé dans une longue guerre civile qui a souvent
failli dégénérés en conflit interreligieux. Ces conflits ont généré des vagues migratoires sans précédents
autant ad intra qu’ad extra. La fiction peut servir à expliquer cette sorte de psychose invétéré de
l’homme enturbanné et porteur du djellaba : il a souvent été d’emblée perçu comme l’homme violent,
sanguinaire, le potentiel « zaragina » (coupeur de route, bandit de grand chemin et pilleur). Etienne
Goyemide explique certainement aussi la peur légendaire de l’ouverture à la culture musulmane,
religion, langue et mœurs. Toutes les violences inouïes que rapportent le récit ne constituent-elles pas
des échos aux barbaries qui ont silencieusement émaillé l’histoire de la République centrafricaine et
celles que les derniers conflits militaro-politiques déploient encore et encore ?

Telle est peut-être la force de cette poétique qu’élabore Etienne Goyemide, de manifester la
transcendance de la littérature vis-à-vis du discours de l’histoire comme discipline scientifique ou
d’autres écrits ayant pour vocation de décrire le réel. La poétique goyemidienne a notamment permis
de mieux traduire et de suspendre dans le temps, de mieux faire éprouver le dard, la virulence des
tragédies d’hier que les autres disciplines ou instances narratives les ont parfois couvé, occulté en
faisant preuve d’une certaine pudeur ou en subissant la pression du jugement politique. Intéressons-
nous maintenant à cette poétique même qui nous plonge au cœur des drames de la caravane migratoire
de Ngalandji dit Ngala.

2. Le conte et les légendes pour survivre ?

Il est évident que le premier cri qui émerge d’une situation de migration, forcée surtout, est celui de la
survie, survie non seulement biologique mais encore anthropologique et culturelle. En effet, la
phagocytose de son identité constitue une peur profonde laquelle si elle se produisait peut être
assimilée à une certaine mort. On s’évertue alors à transporter certains us et coutumes par lesquels on
voudrait assurer la permanence de son identité.
Génération de l’oralité et de l’écriture

Dans Le dernier survivant de la Caravane, Ngalandji fait incontestablement office de dépositaire du récit
fondateur de son peuple et surtout de la sagesse dont ce dernier ne devrait pas se départir. Cette
dernière - religion, « science », savoirs empirique et médicinal, lois - est toute entière contenue dans les
contes et légendes que la narration du patriarche comporte. En effet, son récit est caractérisé par de
nombreuses mises en abyme : la narration de la progression de la caravane est régulièrement
suspendue par d’autres textes, chants, contes, légendes, récits et discours. En reprenant le jugement de
Jean-Dominique Penel : « On pourrait croire que ces textes interrompent sans raison la narration et
qu’ils forment comme des excroissances inutiles que l’auteur aurait peut-être rajoutées pour allonger
son livre et lui donner plus d’épaisseur. Il n’en est rien. »

L’auteur de la préface les assimile judicieusement à des « méditations littéraires ». En effet, sous forme
d’analepse ou de prolepse, les contes, chants, légendes et discours jouent plusieurs rôles. D’abord, ils
étayent la dimension « orale » du texte d’Etienne Goyemide. Plus que d’être lecteur, celui qui parcourt
l’ouvrage se sent « auditeur » d’une histoire où il est saisi par les bruits, les clameurs de la caravane. Ces
textes participent à densifier le suspens entourant le dénouement de l’intrigue. Ensuite, ils permettent
au lecteur de transcender le récit en en dépassant « la singularité historique » pour se situer dans une
situation plus générale : comme s’il s’agissait d’un long conte, les récits intermédiaires annoncent la
moralité d’une histoire qui s’avère au bout de l’intrigue. Par ailleurs, pour les premiers auditeurs du
récit, la jeune génération à qui le vieux Ngala s’adresse directement et finalement au peuple
centrafricain de tout temps, ces textes intermédiaires constituent les transports d’une tradition
ancestrale menacée de disparition. Etienne Goyemide s’évertue à affirmer la force, la saveur, la vigueur
de l’oralité qu’il faudrait sauvegarder en tant méthode efficace d’enseignement, sauver du péril
qu’instaurerait une culture trop écrite. En cela, il promeut une sorte de littérature orale, alliage de
l’écriture et de l’oralité. Tandis qu’on verrait en Ngalandji au symbole de l’oralité, Etienne Goyemide
ferait office du fils du mariage entre la culture ancienne et la culture nouvelle. Il réussit, par l’écrit, à
signifier la fonction cathartique de l’oralité. Enfin inhérent à cela, les récits intermédiaires développent
une profonde esthétique du faible.

Au petit, le dernier mot de l’histoire

Le texte d’Etienne Goyemide s’avère être au final une leçon de vie pour le Centrafrique d’aujourd’hui,
pour tous les lecteurs et auditeurs du récit. En effet, les chants (ceux de Djawéra, Koyapalo,
Ngangoualendo ), les discours (de la femme de Djawéra, de Koyapalo et d’Ebérékeu), les proverbes, les
contes (du roitelet et de l’éléphant, du lion et du lézard, du crapaud et du petit serpent), les légendes
(de la paix entre les Dakpa et les Linda ; de la vieille Ebérékeu contre le puissant sorcier Lassou), tous
montrent que le plus faible finit par triompher de l’arrogance ou de la tyrannie du prétendu plus fort. Ils
situent la force non pas au niveau de la brutalité, l’agressivité, l’oppression mais l’astuce, l’intelligence ;
ils disent surtout que la simplicité caractérisant une certaine « petitesse » symbolise la force même.

Reprenons à notre compte la longue conclusion suivante extraite de la préface de Jean-Dominique


Penel, pour exprimer la moralité du Dernier survivant de la Caravane et surtout l’extension temporelle
de la méditation d’Etienne Goyemide :

Ce livre évoque non seulement un fait du passé oubanguien, mais il est évident qu’il nous parle aussi au
présent et au futur. Ainsi, l’Histoire centrafricaine ne manque pas d’offrir des exemples de situations où
le poids effrayant de la tyrannie et de l’écrasement socio-économique semble nous faire douter à jamais
de la Justice et d’un quelconque sens positif de l’Histoire. Or la leçon de la littérature orale, si bien
transposée ici dans l’écriture, dément la pérennité de l’arbitraire insupportable et de la violence
inhumaine. Ce que les auditeurs du vieux Ngalandji ont compris avant la fin même de l’histoire de la
caravane, il nous apparaît à nous, les lecteurs de Goyemide, de le comprendre aussi. L’odyssée de ce
village est donc exemplaire. Elle rappelle le passé mais elle vaut tout autant pour maintenant et pour
demain. Elle est une leçon pour ne pas désespérer ni céder, une leçon de courage contre les caravanes
modernes.

Conclusion : Pour vivre, se replier ou s’ouvrir ?

Le dernier survivant de la Caravane ne mérite pas d’être lu comme une œuvre inculpant un peuple voire
une civilisation mais la violence et la barbarie. En effet, toute la haine et hantise que génère, dans le
récit de la Caravane, les agresseurs, enturbannés, inhumains, assimilés à des « fantômes » à la langue et
à la religion étrange pourrait faussement pousser à croire qu’Etienne Goyemide dirige son œuvre contre
un peuple.

Le dernier survivant de la Caravane soulève une question existentielle si nous souhaitons l’interpréter
par le prisme du phénomène de la migration : quelle attitude serait vitale entre se replier sur soi ou
accepter de s’ouvrir en digérant la nouvelle conjoncture ?

Dans cette fiction romanesque, la longue marche des habitants du village de Ngalandji aura abouti par
l’acception de s’installer sur une nouvelle terre. L’œuvre s’érige contre les migrations forcées et,
affirmons sous forme de parénèse littéraire, les politiques impérialistes et causant l’assujettissement
quelle que soit la forme en matière de migration risquent de servir la mort au lieu de la vie. De ceci, Le
dernier survivant de la Caravane est une œuvre favorable à l’ouverture ; il est un récit du refus de la
mort d’une génération, d’un peuple, d’une culture. Le peuple se meut avec sa mémoire, il entre dans les
temps nouveaux avec sa mémoire, avec son être. Les stratégies par la violence risquent d’engendrer une
sorte de « provincialisme » qu’une attitude « périphérique » si nous empruntons les terminologies de
Milan Kundara, Pereen et Stuit. La périphérie désigne la connectivité, la relation avec les centres et le
provincialisme, « l’incapacité (ou le refus) de voir sa culture dans un contexte large ».

En définitive, l’exégèse du Dernier survivant de la Caravane révèle que l’identité est une réalité en
mutation, mutation provoquée par les caravanes de la vie, celles même dans laquelle l’homme est
embarqué nonobstant qu’il jouisse d’une stabilité territoriale. La violence et l’impérialisme sous toutes
ses formes n’engendreraient que la mort. Il incombe à la littérature, dont la pouvoir permet de
remonter dans le temps et d’envisager l’avenir, d’assumer cette problématique de l’heure qu’est la
migration pour que, ainsi que conclut le vieux Ngalandji dit Ngala au terme de son récit, « La vie, une vie
simple, joyeuse et laborieuse » reprenne ses droits.

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