I N T E R V I EW A LIRE A VO IR A JOUER
« Churchill a refusé d’aider
le Bengale affamé »
Trois millions de morts. C’est le bilan effarant de la grande famine qui frappe le Bengale en 1943. En cause ?
Les intempéries, la crainte des Japonais, l’incompétence britannique… Mais aussi le racisme haineux
de Winston Churchill, pointe Madhusree Mukerjee dans son dernier ouvrage.
À Calcutta, métropole du
Bengale en 1943, un enfant
et son chien meurent
dans la rue. Le bilan de la
famine reste controversé.
Officiellement, Londres
avance 1,5 million de
morts. Mais les études
démographiques d’après
guerre évoquent plutôt
2,1 à 3,8 millions de morts,
le chiffre médian étant
généralement accepté.
CORBIS
92 • Guerres & Histoire N° 19
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Joanne Taaffe
G&H : De l’hiver 1942 à l’hiver 1943,
la famine qui sévit au Bengale a
probablement – le chiffre n’a jamais
été établi – causé 3 millions de
morts, soit 5 % de la population.
Votre livre Churchill’s Secret War
révèle à quel point la négligence et
l’incompétence des Britanniques ont
joué un rôle désastreux dans cette
affaire. Pourtant, les ressources
de l’Inde étaient capitales pour
l’Empire britannique en guerre.
M. Mukerjee : À part le Royaume-
Uni lui-même, l’Inde est en effet
la plus grande contributrice de
l’empire à l’effort de guerre. Toute la
production commerciale de bois, de
textiles de laine et de cuir, les trois
quarts de l’acier et du ciment y
passent. Si l’Inde bénéficie de la
loi prêt-bail et reçoit à ce titre des
équipements militaires américains,
c’est en échange de vêtements,
de services et de nourriture. De plus,
elle doit fournir abri et couvert aux
contingents chinois, britanniques,
africains et australiens sur son
sol, soit près d’un demi-million de
soldats au total. Après la chute de
la Birmanie [aux mains du Japon
en mai 1942, NDLR], l’Inde fournit
du riz aux régions de l’Empire qui
ne peuvent plus l’obtenir d’Asie du
Sud-Est. Enfin, elle offre un gros
réservoir de troupes. En 1942-
1943, l’armée des Indes [sous
commandement britannique, NDLR]
compte 900 000 hommes, dont
300 000 hors du pays. Les meilleurs :
Churchill, qui craint autant une
mutinerie qu’une menace extérieure,
n’a laissé sur place que des troupes
pauvrement armées, qui font de l’Inde
un pays mal défendu.
Le Bengale est touché par
un cyclone et trois raz de marée
en octobre 1942, ruinant la récolte
de riz. Quel est l’impact des
mesures britanniques sur la façon
de compenser les dégâts ?
Après la chute de Singapour
(le 15 février 1942), on pense que
les Japonais vont débarquer sur les
côtes du Bengale, où il serait impos-
sible de résister. Les soldats sur place
ne sont pas armés pour cela – et ils
pourraient même accueillir les enva-
hisseurs à bras ouverts. En fait, dès
le 14 novembre 1941, Churchill insiste
pour une politique de terre brûlée
impliquant des « destructions sans
merci dans tout territoire que nous
avons à céder ». Et c’est ce que
réclame en janvier 1942 le cabinet
de guerre de Londres pour les colo-
nies placées à la périphérie de
l’océan Indien. Le vice-roi des Indes
objecte alors : « Vu les populations
énormes qui résident dans les zones
menacées, toute politique de terre
brûlée va nous laisser sur les bras
des millions de gens qu’il sera impos-
sible de nourrir. » On limite donc
les mesures à la côte du Bengale,
où cette « politique du déni » (Denial
Policy) est appliquée aux moyens
de transports et à la nourriture. Tout
cela pervertit l’économie locale. Le riz
est détruit ou bien les grossistes des
autres provinces tentent de racheter
ce qu’ils peuvent, ce qui fait monter
les prix. Sur les 66 500 bateaux, aussi
essentiels pour le trafic de marchan-
dises que pour la pêche, les deux tiers
(ce qui comprend 9/10 des embar-
cations les plus grosses) sont mis
hors-service sur la côte du Bengale,
selon Leonard George Pinnell,
le secrétaire du vice-roi chargé
de mettre en œuvre la politique de
destruction. Ce qui reste est utilisé
en priorité pour transporter le jute,
dont le Bengale est une source princi-
pale et qui sert aux sacs de sable.
Les Britanniques auraient-ils pu
libérer des navires et des vivres
pour venir en aide au Bengale
sans remettre en cause la poursuite
de la guerre ?
Oui. En 1943, alors que la famine
fait rage, la bataille contre les sous-
marins allemands est gagnée et la
production navale américaine est en
pleine expansion ; les Alliés gagnent
1,5 million de tonnes de navires
en mai seulement, créant une situa-
tion de surcapacité. Mais Churchill
veut garder la nourriture pour
la Grande-Bretagne et l’Europe :
il compte accumuler des stocks pour
les revendre après guerre, sachant
que le pays sera dans une situation
difficile à cause de sa dette vis-à-vis
des États-Unis et
de l’Inde. Il faut
compren­dre aussi
que les Bengalis
« Churchill est un
ne sont pas consi- impérialiste, le plus
dérés comme une
« race martiale ». enragé des politiciens
En 1944, quand
le Penjab souffre britanniques
du manque de blé,
on trouve assez dans son attitude
vis-à-vis de l’Inde. »
de nourriture
à distribuer.
Votre livre cite maints exemples
du racisme exacerbé de Churchill.
Il confie par exemple à son
secrétaire en 1945 que les « hindous
sont une race infecte, protégés
par leur simple pullulation
de la ruine qu’ils méritent ».
Churchill est un impérialiste, le
plus enragé des politiciens britan-
niques dans son attitude vis-à-vis
de l’Inde. Il utilise la guerre pour
appliquer la politique qu’il a défendue
toute sa vie à son égard. Churchill
est également hostile parce que
l’Inde se montre rebelle [Gandhi
et Nehru, qui radicalisent le mouve-
ment indépendantiste, sont arrêtés
en août 1942, NDLR]. Les dossiers du
ministère des Transports de guerre
regorgent de décisions de refuser
l’assistance au Bengale. Mais il faut
dire que son conseiller scientifique,
Lord Cherwell, a aussi joué un rôle
clé. Chaque fois que le cabinet doit
évoquer la famine, Cherwell envoie
une note la veille à Churchill qui dit :
« N’envoyez pas de secours. »
Leo Amery [secrétaire d’État pour
l’Inde et la Birmanie, NDLR] écrit
par exemple : « Je me suis battu
durement et je me suis exprimé
très librement quant aux âneries
du Professeur Cherwell, que Winston
cite à tous propos, qui manifestement
n’entend rien à l’économie, mais qui,
comme Winston, déteste l’Inde. »
Pourtant, les Britanniques acceptent
de mener une enquête sur la famine
en 1944, alors que la guerre n’est
pas finie.
Le rapport de la commission est
publié le jour où la guerre se termine
et il s’agit clairement d’une entreprise Née en Inde,
de blanchissement des responsables. Madhusree
Amery ne voulait pas cette enquête Mukerjee
et il a envoyé des instructions au vice- étudie
roi pour limiter son périmètre : pas la physique
question d’évoquer les transports par à l’université
bateau ou chemin de fer, par exemple, de Chicago avant de devenir
ce que les rédacteurs du dossier journaliste scientifique
ne précisent pas. spécialiste des interactions
Leur examen, entre science et populations,
finalement, se
borne à l’intérieur
notamment pour le Scientific
de l’Inde et accuse
American et aujourd’hui
le Huffington Post.
la politique
et la corruption
Churchill’s Secret War est
son deuxième livre.
locales. L’ordre
d’appliquer Votée le 11 mars 1941, la
la terre brûlée
n’est pas consi-
loi prêt-bail (Lend Lease
Act) fournit du matériel
déré comme militaire américain sans
contrepartie aux pays dont
venant de Londres Washington estime qu’ils
mais comme une jouent un rôle vital pour
décision des officiels au Bengale. la défense des États-Unis.
Le rapport prétend en outre qu’il était Ces 50 milliards de dollars
impossible d’envoyer du secours. (soit environ 650 milliards
Mais si, cela était possible. On l’a envi- actuels) vont à 43 %
au Royaume-Uni. Inde et
sagé, mais on ne l’a pas fait. Chine en reçoivent 6,5 %.
À part son bilan humain effrayant, Le vice-roi et gouverneur
quelles ont été les conséquences général de l’Inde
historiques de la famine est nommé par la
du Bengale ? Couronne pour diriger
l’administration locale.
La première pourrait bien être la par- Le poste est tenu pendant
tition de l’Inde. Tous les soulèvements la famine par Victor Hope
et les massacres qui la rendent (Lord Linlithgow), jusqu’au
possible démarrent à l’est et le bain 1er octobre 1943.
de sang qui se produit au Bengale
découle de l’hostilité entre hindous Selon une théorie
développée dans l’armée
et musulmans exacerbée justement britannique au XIXe siècle,
par la famine. Pendant que la famine certains peuples
dure, la Ligue musulmane dirige – les races martiales – sont
le gouvernement provincial : sa pro- naturellement plus aptes
pagande en attribue la responsabilité à fournir de bons soldats,
aux propriétaires terriens hindous. comme les sikhs du Penjab
(voir G&H no 16, p. 82).
Certes, ils sont des exploiteurs, mais
pas les seuls coupables. —
Churchill’s Secret War
Madhusree Mukerjee
Basic Books, 332 p., 13 €.
Qui se souvient du calvaire des Bengalis
en 1943 ? Il n’apparaît pas dans la plupart
des bilans de la Seconde Guerre mondiale.
Et pourtant, la famine qui a ravagé ce pays
y a causé plus de morts que n’en a souffert
le Japon. Parue en 2010 aux États-Unis,
mais passée inaperçue en France (on regrette toujours
l’absence de traduction), cette remarquable enquête montre
pourtant que si le désastre dérive bien de causes naturelles,
il ne devient famine qu’à cause de la guerre. Le dossier est
accablant pour les Britanniques et surtout pour Churchill,
dont la crainte du mouvement nationaliste et la haine raciste
aggravent le crime d’indifférence et d’incompétence commis
par Londres. Édifiant et effrayant. — J. T.
DR
Guerres & Histoire N° 19 • 93